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French Pages [172] Year 2017
Gilbert Andrieu
A rès, le dieu mal aimé
Arès, le dieu mal aimé
Gilbert Andrieu
Arès, le dieu mal aimé
Du même auteur Aux éditions ACTİO L’homme et la force. 1988. L’éducation physique au XXe siècle. 1990. Enjeux et débats en E.P. 1992. À propos des finalités de l’éducation physique et sportive. 1994. La gymnastique au XIXe siècle. 1997. Du sport aristocratique au sport démocratique. 2002.
Aux PRESSES UNIVERSITAIRES DE BORDEAUX Force et beauté. Histoire de l’esthétique en éducation physique aux 19e et 20e siècles. 1992.
Aux éditions L’HARMATTAN Les Jeux Olympiques un mythe moderne. 2004. Sport et spiritualité. 2009. Sport et conquête de soi. 2009. L’enseignement caché de la mythologie. 2012. Au-delà des mots. 2012. Les demi-dieux. 2013. Au-delà de la pensée. 2013. Œdipe sans complexe. 2013. Le choix d’Ulysse : mortel ou immortel ? 2013. À la rencontre de Dionysos. 2014. Être, paraître, disparaître. 2014. La preuve par Zeus. 2014. Jason le guérisseur au service d’Héra. 2014. Pour comprendre la Théogonie d’Hésiode. 2014 Héra reine du ciel. Suivi d’un essai sur le divin. 2014 Héphaïstos, le dieu boiteux. 2015 Perséphone reine des Enfers. Suivi d’un essai sur la mort. 2015 Hermès pasteur de vie. 2016 Apollon l’Hyperboréen. 2016 Les deux Aphrodites. 2016
© L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-09288-1 EAN : 9782343092881
POURQUOI ?
Lorsque je replace cette divinité dans l’ensemble de la mythologie – il fait tout de même partie des Olympiens – je constate qu’Arès est effectivement un mal aimé, que ce soit par son père ou que ce soit par sa mère. Ne parlons pas de sa sœur Athéna qui personnifie la guerre intelligente, alors qu’Arès semble être dénué de toute forme de réflexion, et qui n’hésite pas à lui faire subir son orgueil de fille aînée. Comme Héra, qui passe pour être une femme jalouse, ce que nous pouvons comprendre en étudiant la vie mouvementée de son époux, Arès est souvent décrit comme un être totalement privé d’esprit. À Zeus nous donnons la ruse et l’intelligence, à Athéna la raison, mais à Arès, nous avons appris à ne lui donner qu’une force brutale, spontanée, naturelle, sans objectif et sans justification. Il aime la guerre et cela semble suffisant pour parler de lui ! Il est le dieu de la guerre et cela pourrait nous instruire sur l’idée que les aèdes grecs de l’Antiquité se font de celle-ci. Ne serions-nous pas prisonniers des légendes ? Ne ferions-nous pas trop confiance aux poètes1, surtout lorsque nous prenons les portraits qu’ils nous donnent pour des photographies qu’il ne faut surtout pas chercher à retoucher ? 1
J’utilise le pluriel bien que le premier à nous laisser une trace écrite soit Homère, parce que je pense que des aèdes ont existé longtemps avant lui. Les légendes dont nous parle le poète sont le reste d’un long processus d’imagination pour traduire sous forme de légendes ce que des humains plus instruits voulaient transmettre à leurs semblables. Arès, comme les autres divinités sont des dieux qui sont nés bien avant le poète !
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Les aèdes nous tromperaient-ils ? Mais pourquoi ? Ne chercheraient-ils pas davantage à nous instruire et à nous éclairer sur une réalité qui ne peut se concevoir sans certaines critiques ? Si j’émets quelques doutes sur de telles présentations, c’est parce que l’ensemble de la mythologie ne permet pas de les accréditer à tout instant. Homère nous parle d’Arès comme d’un être sans cervelle, mais n’est-ce pas voulu ? Si ce dieu apparaît comme le contraire même des autres divinités, n’est-ce pas pour nous inviter à chercher ce que nous cachent les légendes ? Parce qu’Arès est différent, ne mérite-t-il pas un peu plus d’attention de notre part ? À vrai dire, en dehors de Zeus, par principe, et d’Athéna, qui personnifie la raison, il est rarement fait allusion aux idées que pourraient avoir les autres dieux. Nous pouvons penser qu’Athéna et Arès forment un couple symbolique, un couple de forces contraires qui peuvent même se combattre. Cette opposition, qui est surtout imagée chez Homère, pourrait bien voiler une réalité plus profonde qui se rapporterait davantage à l’évolution de la pensée chez les Grecs au moment où les légendes commencent à se figer plus ou moins, grâce à l’écriture. Je crois aussi qu’il faudrait pouvoir tenir compte d’une différence qui n’est certainement pas quelconque entre un récit oral et un récit écrit. La spontanéité de la poésie déclamée, comme elle pouvait l’être chez Alkinoos lorsqu’Ulysse est reçu chez les Phéaciens, n’est plus aussi prégnante dans la poésie écrite d’Homère ou d’Hésiode. Elle ne fait plus pleurer pour les mêmes raisons ! Mais cette poésie qui peut être à l’origine de la philosophie, quel que soit l’avis que peut avoir Platon sur les récits d’Homère, n’est pas qu’une ébauche d’histoire sans preuve, un récit fondé sur des souvenirs plus ou moins estompés. En fait, les poètes appartiennent à un monde réel, un monde qui est le leur, mais aussi un monde contre lequel ils partent parfois en guerre comme Hésiode. Bien avant lui, des aèdes ont certainement supporté la vie de leur époque et tenté de la changer à partir de leurs idéaux. Pour ce faire, ils ne pouvaient pas livrer bataille, ils ne pouvaient qu’user de leur
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propre force qui était leur art de travestir la réalité à l’aide de mots et d’images, tout ce qu’ils souhaitaient transformer. Les descriptions qu’ils donnaient à leurs semblables ne pouvaient être qu’exagérées, maquillées, forcées afin d’attirer l’attention d’un auditoire. Il fallait que chaque héros, chaque divinité trouvent un écho dans la mémoire des simples mortels. Arès, comme les autres divinités est devenu un personnage, mais il est surtout devenu le prototype de la violence sans raison, de l’énergie que les hommes déploient lorsqu’ils sont contraints dans leur propre façon d’être. Il est le guerrier par excellence, mais celui d’avant, celui qu’Athéna ne guide pas vers une mort glorieuse. Or ce changement est un changement réel auquel les aèdes aspirent. Ce sont eux qui font un choix et qui rendent Arès presque méprisable. C’est l’avènement de l’esprit qui le condamne et, comme la philosophie ou l’éducation n’existent pas encore, les poètes ont donné aux valeurs opposées des modèles capables de guider les moins instruits. Chaque divinité est un exemple de ce qui peut être vécu ! Retenons, mais je le redirai souvent, que les aèdes ont donné des images qui correspondent à des choix logiques ou politiques, choix qui s’inscrivent dans une histoire qui n’est pas légendaire. La guerre a changé de nature avec les migrations doriennes et la guerre de Troie qui nous montre un Arès mal aimé n’est qu’une guerre de poète, le souvenir d’une guerre qui ne se fait plus. Sans entrer dans les détails pour le moment, ne peut-on pas noter que Zeus a passé le plus clair de sa vie à faire des enfants, à des déesses ou des mortelles, pour organiser le monde à sa façon, lui donner des lois et surtout des divinités qui peuvent l’aider avec des fonctions bien précises ? D’une certaine façon, nous pouvons dire qu’il passe l’essentiel de son temps à nommer des ministres2. Tandis qu’Apollon est chargé de surveiller l’oracle de Delphes à la place de Thémis, qu’Héphaïstos est chargé de surveiller le feu des Enfers, plus particulièrement les Cyclopes, Aphrodite a pour mission d’engendrer l’amour qui rend les 2
ANDRIEU G. La preuve par Zeus. Paris, L’Harmattan, 2014.
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hommes vulnérables, les enchaîne à la terre cultivée et leur fait oublier le Ciel. Il y aurait d’autres exemples, mais, déjà, nous pouvons dire que Zeus ne laisse rien au hasard. Pourquoi auraitil mis au monde un enfant dénué d’intelligence, inutile en apparence si ce n’est qu’il peut passer pour le modèle d’un combattant violent ou une sorte de monstre utilisant sa force ? Mais, si Arès combat pour son plus grand plaisir, soutenant les Troyens au lieu des Grecs, après avoir promis le contraire à sa mère, quel modèle peut-il bien représenter ? Métis personnifiait la Prudence – elle semble l’avoir perdue devant Zeus qui devait l’avaler en rusant – Nyx personnifiait la Nuit, Érèbe les Ténèbres infernales…, tous les dieux avaient soit un caractère particulier soit une fonction clairement définie. Mais ce bouquet légendaire de fonctions est pensé et ne fait que préciser l’ordre que Zeus s’efforce d’imposer. Certes, il s’agit d’abord d’une présentation poétique, mais l’effort d’Hésiode pour nous parler de la genèse des dieux est aussi un effort politiquement engagé comme il le montre dans Les travaux et les jours3, son second poème. Marie-Christine Leclerc nous le fait comprendre en montrant que le poète est un précurseur dans ce domaine : « Son esprit de système, acharné à envisager le monde des dieux dans sa totalité et à le faire coïncider avec le monde physique (Théogonie), à intégrer dans cet ensemble le monde des hommes (Travaux) et leurs origines mythiques (Catalogue des femmes), bref à dominer l’univers entier comme un tout, va dans le sens des explications globales que les philosophes rechercheront par la suite. » (p.17) Faut-il rappeler que la chronologie n’existe pas dans la mythologie, qu’il est difficile d’en établir un semblant, qu’il faut éviter de suivre les efforts des poètes qui lui ressemblent. Hésiode ne parle-t-il pas d’Arès avant qu’il ne vienne au monde ou que Zeus ne l’enfante ? Si la troisième race est vouée aux travaux d’Arès, et si elle est supprimée par un déluge, c’est probablement pour marquer les imaginations et souligner le 3
HÉSIODE La Théogonie. Les travaux et les Jours et autres poèmes. Traduction de Philippe Brunet. Commentaires de Marie-Christine Leclerc. Paris, Librairie Générale Française, 1999.
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besoin de faire la guerre autrement ! La troisième race déplaît à Zeus qui la remplace par la quatrième. Or la quatrième représente nos ancêtres directs et les demi-dieux doivent être pour nous des modèles. La gloire qu’ils obtiennent sur le champ de bataille, le sol des Troyens ou bien la conscience des guerriers, gloire qui leur assure une certaine immortalité, est en rapport avec notre propre mémoire et notre éducation. La mythologie n’est pas une suite d’histoires isolées, elle est surtout une longue histoire et je reste convaincu que les aèdes ont tissé des enseignements qu’il faut débusquer dans les symboles qui nous les cachent. Lorsqu’Hésiode écrit la Théogonie, il articule des fonctions divines plus que des noms ou des généalogies. Sa Théogonie, comme j’ai essayé de le montrer4, ne peut se comprendre que si elle donne du sens à l’actualité, celle des paysans dominés par des aristocrates dont la justice laisse à désirer. Autrement dit, le personnage que j’étudie ici ne peut se comprendre qu’en le replaçant dans un contexte politique autour du IXe et du VIIIe siècle avant notre ère et en le rapportant à des préoccupations idéologiques qui sont celles des poètes prenant la suite des aèdes. Plus que le fils de Zeus et d’Héra, Hadès est une force de destruction qui semble totalement aveugle quant aux conséquences de ses méfaits, mais il est surtout le reflet d’une guerre qui n’existe plus et qui a disparu avec les invasions doriennes essentiellement dès -1200. Étudier Arès en dehors des autres divinités, en dehors d’un contexte à la fois politique et religieux, même au sein de la population olympienne ne peut que nous laisser très éloignés de sa véritable personnalité. Parce qu’Arès est le fils de Zeus, le monarque du Ciel, il ne peut être qu’un personnage important et demande à être compris dans chacun de ses actes tout en le situant toujours au milieu des autres. Quelle est réellement cette force que les aèdes veulent nous faire voir et qui se cache sous une violence aveugle ?
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ANDRIEU G. Pour comprendre la Théogonie d’Hésiode. Paris, L’Harmattan, 2014.
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Depuis que j’étudie la mythologie grecque à partir de son enseignement caché, enseignement donné par l’intermédiaire des symboles, j’éprouve le besoin de dépasser les clichés, les images, surtout lorsqu’elles donnent l’impression d’être des effets poétiques ou artistiques comme nous pouvons encore le voir, aujourd’hui, avec nos spectacles de marionnettes et plus particulièrement le personnage de Guignol. Pour comprendre ce que le fils de Zeus et d’Héra nous apprend par son comportement, il faut échapper au portrait légendaire et s’efforcer de saisir ce qui se cache sous des apparences trompeuses, sans négliger, pour autant, l’image que les légendes nous en donnent bien entendu. Pour dépasser le portrait légendaire, il faut naviguer entre le mythe et l’histoire, la poésie et la politique, l’homme à la recherche du pouvoir et la morale qui vient peu à peu éclairer l’action. Or chaque génération a sa propre morale et les légendes ne peuvent être que reformulées ! Ce n’est qu’en agissant de la sorte que nous pourrons percevoir pourquoi une divinité aussi peu intéressante, aussi différente des autres, fait tout de même partie du cercle plutôt fermé des Olympiens. Lorsque Walter Otto étudie Les dieux de la Grèce5, il ne s’intéresse pas au fils de Zeus avec le même intérêt que celui qu’il accorde à Athéna, Apollon, Artémis, Aphrodite et Hermès. Il faudrait bien essayer de comprendre pourquoi ! D’autres vont jusqu’à dire qu’il est le seul enfant de Zeus et d’Héra, considérant probablement que les autres sont des abstractions, des puissances, et qu’Héphaïstos serait le fils d’Héra seule, sorte de riposte à la naissance d’Athéna par Zeus, sans l’aide de Métis ! La légende qui fait tomber Héphaïstos de l’Olympe et le fait remonter avec Dionysos sur un âne, qui transforme le feu violent en feu domestiqué, ne fait que confirmer le changement que les aèdes veulent promouvoir. Le plus intéressant dans l’analyse de Walter Otto réside dans sa volonté de ne pas tomber sous l’influence d’une culture actuelle et plus encore d’une religion qui n’était surtout pas celle des Grecs anciens. En observant finement la poésie 5
OTTO W. Les dieux de la Grèce. Préface de Marcel Detienne. Paris, Payot, 1993.
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d’Homère, il montre comment les dieux interviennent au bon moment, comment ils insufflent aux mortels le courage et la force : « Si nous examinons plus attentivement les circonstances de ces interventions divines, nous trouvons toujours un moment critique, pendant lequel la force humaine, comme électrisée, se concentre soudain pour voir, pour décider ou pour agir. Ces tournants décisifs, qui font partie – nous le savons tous – des expériences inhérentes à la vie active, sont, pour le Grec, manifestation de dieux. » (p.26) Or, si Arès se trouve dans cette position lorsqu’il veut venger son fils qui vient de mourir, il intervient rarement dans ces prises de conscience que nous trouvons tout au long de la guerre de Troie. D’ailleurs, sa réaction violente et irréfléchie permet à Homère d’accentuer le rôle d’Héra et d’Athéna, donc de l’esprit sur la violence. Suivre à la lettre toutes les légendes n’est pas toujours facile et peut nous entraîner fort loin. Par contre, croiser les légendes, car les légendes elles-mêmes nous y encouragent, conduit à s’interroger sur des liens qui ne sont pas toujours mis en évidence. Pourquoi, par exemple, Aphrodite est-elle mariée à Héphaïstos avec lequel elle n’a pas d’enfant alors qu’elle en a avec son amant qui n’est autre qu’Arès ? Pourquoi Arès et Aphrodite donnent-ils naissance à Harmonie qui deviendra la femme de Cadmos qui a tué préalablement un fils d’Arès qui gardait une source et pourquoi cet enfant était-il un dragon ? Il existe bien d’autres associations ! Le dragon, fils d’Arès, est-il là pour défendre une source ou pour préciser le caractère chtonien de ce fils de Zeus et montrer que pour construire une ville aux futurs héros, il faut échapper à l’influence d’Arès ? J’y reviendrai sur la fin de ma propre analyse. Les liens entre les légendes sont parfois des enchevêtrements qui nous semblent découler de la fantaisie des poètes, mais ils ne le sont que dans une approche superficielle de la mythologie. Certes, vouloir interpréter toutes les légendes, en recherchant l’enseignement qu’elles nous cachent, fait perdre
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le merveilleux du récit. Mais, c’est justement ce merveilleux qui nous cache l’essentiel, comme la graisse blanche posée par Prométhée sur des os dégarnis de viande lors du sacrifice de Mécôné. Parler de ruse à propos du sacrifice de Prométhée, du moins de la préparation des deux lots, un pour les dieux et un pour les mortels, est une formule d’aède pour nous faire comprendre que l’acte est accompagné d’une intention et que cette dernière a plus d’importance que l’acte lui-même. À tout moment nous découvrons un enseignement ! Il y a l’acte et l’intention, or Zeus, par l’intermédiaire de la ruse donne à l’acte une signification que l’acte lui-même ne pouvait pas avoir. Étudier Arès, c’est donc s’efforcer de le connaître, non tel que les poètes le présentent, mais tel qu’ils nous le cachent pour mieux nous éprouver ou nous inviter à le découvrir plus profondément afin de comprendre ce qu’il signifie pour les mortels les plus éveillés qui écoutent les aèdes. Ne nous parlent-ils pas de lui à cause de l’idée qu’ils se font de la guerre ? La guerre ne commence pas à exister seulement au moment où les Achéens mettent le siège devant Troie, soi-disant pour reprendre Hélène que Pâris a enlevée. Avec le développement des cités et les conflits qui se multiplient entre elles, nous pourrions penser qu’Arès sert à présenter adroitement une sorte de critique de l’esprit belliqueux qui dominait alors. Mais les légendes qui se rapportent à Arès ne sont pas nées avec la guerre de Troie, ni celles de Thèbes. D’ailleurs, si l’on suit Hésiode, plus particulièrement dans son second poème6 Les travaux et les jours, il nous fait comprendre que la guerre que vivent les demidieux, n’est pas la même que celle de la race précédente, la troisième qui était étroitement associée à Arès. « La troisième race des hommes de vie périssable, Zeus, de frêne, la fit de bronze, race distincte De la race d’argent, car terrible et puissante, séduite 6
HÉSIODE La Théogonie. Les travaux et les jours et autres poèmes. Traduction de Philippe Brunet. Commentaires de Marie-Christine Leclerc. Paris, Librairie Générale Française, 1990.
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Par Arès aux travaux violents. Ils vivaient sans connaître La farine. Leur cœur était d’un acier redoutable » (p.102) Pour Hésiode, tout ce qui concernait la troisième race était de bronze et leurs forces indomptables ce qui ne devait pas les empêcher de disparaître et d’habiter le royaume des morts. Ils étaient les intermédiaires entre les premiers hommes imaginés par Cronos et les futurs demi-dieux imaginés par Zeus, en réalité imaginés par les poètes. Les premiers disparaissent lors d’un déluge voulu par Zeus, les seconds disparaissent dans des guerres « intelligentes » qui mettent en lumière la raison en même temps qu’un courage nouveau, capable d’engendre la « belle mort » ou la « mort jeune » dont parle Jean-Pierre Vernant. N’oublions pas que Zeus, après les guerres qu’il a gagnées contre les dieux de première génération ou contre les dieux monstrueux a envoyé la guerre sur terre. Cela signifie que les hommes vont devoir se comporter comme lui et combattre en eux-mêmes ce qui peur paraître monstrueux. Comment ne pas y repenser en voyant se dérouler les guerres modernes ? Or, c’est bien Zeus qui aurait engendré cette race, après avoir mis fin à la seconde qui aurait succédé à la race d’or créée par Cronos. Il faudrait dépasser l’information et bénéficier d’une chronologie précise, mais elle n’existe ni pour les dieux ni pour les hommes en ce temps là, comme elle existe pour nous aujourd’hui ! Zeus avait certainement pris le pouvoir. Si nous faisons référence au premier poème La Théogonie, nous voyons clairement, toujours d’après Hésiode, que Zeus devient roi après les guerres contre les enfants de Gaia. Ce n’est qu’à partir de ce moment que le poète présente les épouses ou les concubines de Zeus ainsi que ses enfants. « Pour dernière épouse, il choisit Héra, florissante Mère d’Hébé, d’Arès, d’Ilithye, enfants qui naquirent De son union d’amour avec Zeus, roi des dieux et des hommes. » (p.60)
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Ne faut-il pas retenir ce qu’il nous dit juste après, à propos d’Athéna ? « Lui, de sa tête, enfanta la vierge aux yeux de chouette, Tritogénie, qui excite et qui pousse au combat, l’invincible Reine, à qui plaisent tant tumulte, luttes et guerres. » (p.60) Hésiode ne semble pas épouser les mêmes images que ses prédécesseurs. Ici, Arès n’apparaît pas très différent d’Athéna. Tritogénie deviendrait même la seule divinité à rechercher la guerre ! Mais pouvons-nous parler de la guerre de façon globale, comme s’il n’existait qu’un seul type de guerre, comme si la guerre n’avait pas changé de nature avec les siècles et même les millénaires ? Ils sont tous les deux des guerriers, mais la force qui les pousse à combattre n’est pas la même. Nous verrons que tout cela n’est pas aussi simple. Hésiode parle-t-il de la même guerre qu’Homère ? Si je reprends l’image de la destruction, ne peut-on pas dire qu’Athéna détruit les mauvaises idées alors qu’Arès est le dernier représentant d’une destruction purement matérielle, physique ? La mort que provoque la guerre d’Arès pourrait se rapporter à des individus, des mortels qui deviendraient des ombres, celle d’Athéna serait relative au monde des idées et entraînerait la mort des plus mauvaises d’entre elles, celles qui ne permettent pas d’atteindre l’Olympe, qu’il soit idéalisé ou vécu comme le dit W. Otto ! Ne faut-il pas se demander ce qu’est la guerre, non plus au sens propre, mais au sens symbolique ? Nous pourrions, dans le même temps, nous demander ce que représente la mort, dans l’esprit des aèdes qui devait différer du nôtre ? L’ennemi est-il systématiquement un adversaire observable ou bien peut-on imaginer qu’il s’agit d’un ennemi intérieur et que la guerre est un combat que l’individu doit mener en lui-même ? Les questions sont multiples, mais j’y reviendrai plus loin.
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N’oublions pas la nature du progrès, tel que les poètes l’imaginent et le matérialisent en confiant à Zeus la mise en place d’un ordre nouveau. Si Cronos a créé la première race d’hommes, Zeus prend en main l’évolution des hommes nouveaux et met un terme à l’existence des premiers pour faire naître ceux qui lui semblent dignes de son gouvernement. Nous pourrions reprendre la genèse des dieux pour mieux comprendre une évolution qui reste dominée par l’« idée ». Zeus veut imposer cette dernière et faire en sorte qu’elle domine les actes qui restent monstrueux, comme l’étaient ceux des Titans. Or, Arès est un dieu qui agit sans penser. Il n’est même pas semblable à Épiméthée, le frère de Prométhée, que l’on appelle aussi « pense après ». Arès ne pense pas ! Il fait la guerre par plaisir, naturellement ! Pourquoi Zeus a-t-il mis au monde un tel enfant ? Le regrette-t-il vraiment ? S’il aime tant sa fille Athéna, ne fait-elle pas, elle aussi, sa guerre par plaisir ? La plus grande différence ne viendrait-elle pas de sa naissance ? Athéna jaillit de sa tête comme une guerrière, mais quel est son véritable combat ? Les enfants de Zeus étant ses ministres, nous pouvons considérer qu’il a jugé bon de le faire naître, qui plus est avec Héra, ou renaître, afin de conduire ou de provoquer la guerre que les hommes doivent mener à leur tour. Il leur a montré comment on venait à bout des monstruosités divines, mais les hommes n’ont pas forcément compris le message. Arès va devoir les pousser à combattre et c’est sur le champ de bataille qu’Athéna interviendra pour guider les meilleurs en leur donnant la possibilité de devenir des modèles d’immortalité. Homère ne nous cache-t-il pas le plus important ? Athéna ne serait-elle pas en guerre essentiellement dans le monde des idées ? Nous verrons, en étudiant l’Iliade7, qu’Homère ne nous masque pas cette réalité, bien au contraire. Mais, pour elle comme pour les autres divinités, il faut
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HOMÈRE Iliade. Préface de Pierre Vidal-Naquet. Paris, Gallimard, 1975.
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comprendre qu’Athéna n’est pas une divinité extérieure à l’homme. Elle est logée en son for intérieur. Parce que nous sommes enfermés dans une conception très différente de la religiosité grecque antique, parce que pour nous les dieux nous observent, nous jugent, nous guident, nous retrouvons dans les légendes ce même comportement divin. Or, pour les Grecs anciens, les dieux appartiennent au monde, sont du monde, ne sont pas distincts ni des hommes ni de leur environnement. C’est en lui-même ou dans le monde que l’homme aperçoit la divinité avec laquelle il peut dialoguer comme nous le montre Homère. Les dieux se manifestent, mais dans l’acte ou dans l’idée qu’ils s’en font. Marcel Detienne qui préface le livre de Walter Otto sur Les dieux de la Grèce nous dit : « Les héros de l’Iliade et de l’Odyssée disposent pleinement d’un faire particulier, d’un agir, d’une liberté d’action, mais les dieux de l’épopée sont eux-mêmes la décision… » (p.12) Il ajoute cette autre remarque qu’il faudrait avoir sans cesse à l’esprit : « Avant que la liturgie ne se déploie dans l’espace du sanctuaire, entre l’autel, la statue et le temple, il y a une expérience de nature théorétique, donc du voir (car theôrein signifie contempler), où la présence au monde s’éprouve dans la relation immédiate avec la divinité. » (p.15) Le Grec ancien ne se fait pas une idée des dieux qui partagent le monde avec lui, il les expérimente tout au long de sa propre vie. Comment ne pas retrouver dans l’art grec ce que Marcel Detienne nous dit aussi : « Parler d’anthropomorphisme est une mésinterprétation, car il faut que le corps soit divinisé pour que les dieux s’incarnent dans les grandes statues cultuelles. » (p.17) Alors, comment faut-il aborder le personnage d’Arès sans être quelque peu méfiant vis-à-vis des présentations qui en sont faites ? Est-ce un dieu exclusivement violent, irréfléchi, à la limite de la monstruosité ? Ne serait-il pas l’image, renvoyée
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par le miroir de la vie, d’une façon d’être qui n’est plus souhaitée par ceux qui en parlent symboliquement ou poétiquement ? Le seul fait que son père le dénigre suffit à montrer qu’il est là pour une tâche précise : il sert à illustrer le dépassement de la mauvaise guerre, celle qui ne conduit pas à la mort glorieuse. Lorsque nous parcourrons l’ensemble de la mythologie, particulièrement les aventures de ce monarque tout puissant, nous comprenons que les légendes nous parlent de deux mondes différents, de deux époques différentes. Il y a les dieux de première génération et ceux de seconde génération. Il y a d’un côté des divinités monstrueuses, de l’autre des divinités policées qui pensent. Si elles combattent les unes contre les autres, c’est pour garder ou obtenir le pouvoir, peut-être aussi et surtout pour commander ou diriger les hommes. Il ne faut pas oublier que c’est que les deux sont immortels et que chacune des deux natures garde son importance même après la guerre. C’est le Tartare qui permet de les isoler. C’est là que les propos de W. Otto prennent tout leur sens. N’a-t-on pas oublié le pouvoir ? La guerre d’Homère semble oublier cette notion en la plaçant sous l’image de la justice Lorsque Zeus demande à son cousin Prométhée de faire un sacrifice qui permettra de différencier les hommes des dieux, il veut mettre un terme à une confusion regrettable. Non, les hommes ne sont pas des dieux ! Tous ses efforts vont consister à mettre de l’ordre entre ces deux populations et l’opposition entre les deux fils de Titans se situe bien autour de cette distinction. Les dieux qui ont gagné la guerre possèdent l’idée. Lorsque Prométhée la donne aux hommes, Zeus crée Pandore pour détourner les hommes d’un usage de l’idée qui leur rappellerait qu’ils sont aussi des dieux. Autrement dit, dès l’origine, avant même que l’on parle d’Aphrodite, l’amour, vulgaire pour Platon, devient l’obstacle que les héros doivent franchir pour devenir immortels. N’oublions pas que si Cronos a fait naître des hommes semblables aux dieux, donc aux Titans, il a donc fait naître des hommes monstrueux. Lorsque Zeus extermine la troisième race de mortels pour donner
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naissance à la quatrième, grâce au déluge, ils sont toujours monstrueux puisqu’ils sont des enfants de la Terre. Il est alors possible de se mettre à la place de Prométhée, qui aime les mortels, lorsqu’il vole le feu du Ciel pour le leur donner. La quatrième race, celle de demi-dieux, est donc une race qui possède le feu du Ciel. En se retrouvant en situation de guerre, donc de destruction, les mortels vont découvrir, en combattant, non plus l’art de détruire, mais celui de construire et d’atteindre la gloire qui seule immortalise. Il faudra revenir sur cette notion de reconstruction qui n’est pas évidente, il faut bien le reconnaître. La mythologie nous enseigne-t-elle l’art de vivre comme des dieux ? Les mortels élus, ou les meilleurs des demidieux ne reçoivent-ils pas un enseignement divin ? Mais alors pourquoi Zeus veut-il leur imposer des épreuves souvent insurmontables, enfin lui ou son épouse Héra ? L’accession au royaume des dieux qui pensent doit-il être un combat dont la valeur serait jugée par Zeus lui-même ? De telles interrogations relèvent de l’idée que nous avons des dieux aujourd’hui. En donnant à Zeus, une personnalité autonome, en faisant de lui un monarque, au premier degré, nous oublions que les combattants d’Homère sont essentiellement des hommes qui découvrent en eux un idéal et le personnifient. Les choix qui sont d’abord des choix humains deviennent chez les aèdes des choix guidés par Athéna ou par Arès. Ménélas est appelé constamment l’émule d’Arès et il n’est pas le seul ! Dans le récit, Zeus veut bien que les meilleurs puissent se servir de l’idée pour obtenir l’immortalité, mais les aèdes ne leur donnent-il pas le rôle qu’ils voudraient bien tenir euxmêmes ? La quatrième race d’Hésiode est celle qui peut s’en servir pour obtenir la gloire qui leur assurera la jeunesse éternelle ou l’équivalent de l’immortalité. Nous comprenons alors qu’elle est profondément différente de la troisième ! Pour les poètes qui cachent sous leurs propos l’idéal qu’ils veulent imposer, Héraclès apparaît alors comme le modèle d’homme accédant au Ciel ! Mais cela n’est pas aussi facile et aussi simple. La légende nous fait comprendre qu’Héraclès est un intermédiaire, que Zeus, par exemple, a levé la punition de son
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cousin ce qui se traduit par la mort de l’aigle atteint par une flèche de son fils. Mais, là encore, il ne faut pas aller trop vite ou s’en tenir à son mariage avec Hébé, la Jeunesse éternelle, pour cataloguer cet enfant presque monstrueux. Faire de Zeus le juge suprême c’est le penser à partir de nos instances juridiques modernes alors que chaque choix reste toujours un acte exclusivement humain. N’oublions pas que la hiérarchie des dieux est d’abord une construction poétique et qu’elle n’est que le reflet de celle que les hommes voudraient bien voir grandir dans la société qui est la leur. Comme j’ai pu l’écrire souvent, les aèdes ont inventé les divinités et pensé les légendes, celles des dieux et des héros. Sans eux, les dieux n’existeraient pas. Or ces aèdes vivent dans un monde réel, un monde qui connaît la guerre, mais aussi une politique qui ne cesse de transformer l’ordre qu’elle veut imposer. Les aèdes sont en réalité des hommes qui pensent mieux que les autres et se préoccupent d’organiser la vie de leurs semblables. Tout n’est pas gratuit et il est permis d’imaginer que les images des aèdes peuvent nous conduire à des choix politiques. Hésiode est un homme de son temps. Il réagit, comme on le voit clairement dans son second poème, devant les désagréments d’une mauvaise politique, d’une mauvaise justice. S’il nous parle des dieux, c’est pour donner plus de poids à ses propos, à ses espérances. Mais il n’est surtout pas le premier aède, même Homère qui le précède. Longtemps avant que les légendes ne soient écrites, elles furent déclamées, chantées, peut-être même avec accompagnement de lyre, elles furent dessinées sur les murs avec des symboles encore plus puissants. Elles le furent dans un monde réel qui évoluait lentement et connaissait des bouleversements aussi bien sur le plan politique que sur le plan religieux. Entre les tribus et les cités se sont écoulés des millénaires, l’homme s’est adapté physiquement et intellectuellement à son environnement, les artistes de tous les temps nous en ont laissé des traces qui nous permettent de mieux les connaître.
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Arès, autant qu’Athéna et toutes les autres divinités, est la personnification d’une idée ancienne. Il participe pleinement à la vision du monde que propose Hésiode et se trouve ainsi intégré à une approche plus politique et plus humaine de la vie. En effet, si nous voulons comprendre le pourquoi d’un tel personnage dans la mythologie, il faut aussi le replacer dans une histoire qui n’a rien de mythique. Elle ne commence pas au VIIIe siècle avant notre ère, bien entendu, et l’invention poétique de cinq races d’hommes nous fait comprendre que le poète s’efforce de ne pas oublier ceux qui l’ont précédé. Avant l’avènement des cités, avant la vie sédentaire, il y eut la vie nomade et les légendes n’oublient pas qu’avant de penser le progrès, il y eut des luttes titanesques ne serait-ce que pour survivre. Dédale est le prototype de l’inventeur à l’époque de la civilisation minoenne, il correspond à certaines qualités de la quatrième race. Il y eut fort probablement d’autres inventeurs avant lui ! Arès serait-il plus étroitement lié à celles de la troisième race qui sera engloutie pas le déluge ? Quelle différence faut-il envisager entre l’Arès de la troisième race et celui de la quatrième, celui que nous présente Homère dans l’Iliade ? Que penser maintenant de ce dieu qui a aussi le don de plaire et dont les amours ne semblent pas limitées ? Arès fréquente, aime, a des enfants divins et mortels, un peu comme son père pourrions-nous dire ! En étudiant les amours d’Arès, nous découvrirons un autre personnage ou d’autres traits de son caractère. Mais quels rapports peut-on établir entre la guerre et l’amour ? Pourquoi les aèdes trouvent-ils judicieux d’associer les compétences d’Aphrodite à celles d’Arès ? Tous les amours d’Aphrodite ne semblent pas répondre à des besoins politiques, mais pourquoi les légendes font-elles grand cas de la liaison entre les deux divinités ? Ils auront des enfants, mais ces enfants ne sont-ils pas liés à des idées de poètes ? Pourquoi cette liaison entre Arès et Aphrodite est-elle mise en rapport avec Héphaïstos, dont la vengeance est restée légendaire ? Arès et Aphrodite font-ils seulement l’amour pour leur plus grand plaisir ? Leur union n’est-elle pas symbolique ? Que
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penser d’Harmonie qui, dans la légende thébaine est bien la fille des deux amants ? La liaison entre Hermès et la fille de Zeus permet d’évoquer un tout autre problème et la légende d’Hermaphrodite pourrait servir de contre-exemple pour mieux comprendre les limites d’un amour que Platon qualifiera de « vulgaire ». Les légendes peuvent parfois surprendre et, lorsque l’on évoque les Amazones, on peut être surpris d’apprendre qu’elles sont les filles d’Arès et d’Harmonie ! Si tel est le cas, elles sont donc des déesses au même titre que leurs parents ! En évoquant Arès, il n’est pas possible d’oublier de parler d’elles, ces guerrières qui ne supportent pas le joug des hommes ! Héraclès, Bellérophon, Thésée, Achille auront à combattre contre elles ! Pourquoi les aèdes ont-ils éprouvé le besoin de les faire exister ? Ont-ils entendu parler de combats réels contre des armées de mortelles aussi vaillantes que des hommes aguerris ou ont-ils voulu montrer que l’homme doit aussi entreprendre un combat contre la femme surtout lorsqu’elle se montre redoutable ? Que signifie la ceinture de la reine Hippolyté que doit conquérir Héraclès ? Étudier Arès, c’est étudier l’ensemble de la mythologie à partir d’un axe qui ne cesse de la traverser : le combat. La vie est un combat et les hommes s’y préparent, reçoivent une éducation qui peut faire d’eux des guerriers intrépides autant qu’experts dans l’usage des armes. Cette éducation des héros chez le centaure Chiron évolue d’un siècle à l’autre, mais les légendes semblent nous faire connaître une éducation ancienne qui sera repensée entièrement par les Spartiates. Les légendes ne manquent pas de le rappeler et l’éducation des demi-dieux diffère peu de celle des athlètes qui participent aux jeux qu’ils soient olympiques, néméens, ou pythiques. Prenons un peu de recul. Ce qui complique singulièrement l’étude d’une divinité, dès lors que nous la considérons comme un objet observable, c’est la nature du regard que nous portons sur elle. Sans y prêter attention, nous projetons sur nos ancêtres des attitudes
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intellectuelles qui sont exclusivement les nôtres. Les aèdes antiques pensaient-ils comme nous ? C’est peu probable ! Alors ? Avant d’étudier une divinité olympienne, ne faudrait-il pas étudier notre façon de penser, tout ce qui nous semble évident et tout ce qui semble être le fruit de notre imagination ? L’évidence ne fut pas la même à toutes les époques ! Nous vivons dans un monde qu’il est devenu difficile de lire en dehors d’une relation duelle : l’observateur et l’objet observé. Nous raisonnons comme si nous étions distincts de tout ce qui nous entoure et de tout ce qui nous constitue. Lorsque nous parlons de l’homme, nous parlons d’un objet observable qu’il s’agisse de la matière qui le constitue ou de sa façon de penser. Nous évoquons le conscient et l’inconscient comme s’ils étaient des données évidentes. En nous efforçant de comprendre le fonctionnement de notre machine, nous n’avons fait que renforcer cette image et, depuis plus d’un siècle, nous n’avons fait que donner plus d’importance à la volonté que nous retrouvons au premier rang des préoccupations des psychologues. Les aèdes antiques avaient-ils de l’homme la même vision ? Connaissaient-ils le conscient et l’inconscient comme nous le connaissons ? Avaient-ils de la machine humaine la même conception ? La volonté jouait-elle un rôle identique au rôle que nous lui faisons endosser aujourd’hui ? Si nous ajoutons à cela que le christianisme a probablement permis cette évolution de l’esprit humain en isolant la divinité de l’homme en soi, nous devons prendre garde à ne pas confondre une divinité ancienne avec une divinité telle que nous l’imaginons maintenant ! Les Grecs d’il y a trois mille ans avaient-ils de la divinité la même idée que nous ? Car, c’est sur le plan de l’idée que se situe notre difficulté d’observation. Le dieu auquel nous pensons aujourd’hui est une idée et cette idée est associée à des révélations qui sont difficilement comparables à des expériences de laboratoire. En était-il de même jadis ? Le Grec du temps d’Homère était-il capable d’isoler l’homme de la divinité qui semblait le guider dans ses actes ou ses intentions ? Certaines images nous invitent à penser que les divinités sont extérieures à l’homme, d’autres qu’elles sont dans l’homme
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comme elles le sont dans la nature, dans la matière. La distance que nous avons cru bon de mettre entre les dieux et les hommes, en faisant référence à notre culture, n’est-elle pas une distance inconnue de nos ancêtres d’il y a trois mille ans ? Dans un petit livre édité en 1990, Jean Pierre Vernant nous invite à ne pas confondre la religion des Grecs anciens et la nôtre, ou les façons de penser qui les accompagnent. En couverture, il nous dit : « Ce que la religion laisse en dehors de son champ et que les courants sectaires et marginaux prennent en charge, la philosophie se l’appropriera : élaboration du concept de transcendance, réflexion sur l’âme, sa nature, son destin, recherche d’une union de soi et de dieu en purifiant l’âme de tout ce qui n’est pas en elle apparenté au divin. 8» Et, comme pour être plus précis, il nous donne cette interprétation qui clôture son analyse : « Pour l’oracle de Delphes, " Connais-toi toi-même " signifiait : sache que tu n’es pas dieu et ne commets pas la faute de prétendre le devenir. Pour le Socrate de Platon, qui reprend la formule à son compte, elle veut dire : connais le dieu qui, en toi, est toi-même. Efforce-toi de te rendre, autant qu’il est possible, semblable au dieu. » (p.113) Jean Pierre Vernant nous disait, dans un autre ouvrage, que nous avions tendance à assimiler les mythes à des efforts d’imagination considérés comme source d’erreur et de fausseté ou encore comme une approche maladroite de tout ce que la philosophie devait s’efforcer de préciser9. Il est probable que vouloir donner du sens aux mythes risque fort de conduire à une interprétation étroitement liée à ce que nous sommes, à ce que nous connaissons, à ce qui forge nos croyances. Vouloir trouver dans les symboles un enseignement caché n’est-ce pas vouloir comprendre comment les aèdes 8
VERNANT J. P. Mythe et religion en Grèce ancienne. Paris, Seuil, 1999. 9 VERNANT J. P. Mythe et société en Grèce ancienne. Paris, Maspero, 1974.
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envisageaient la façon d’agir sur les comportements humains, d’en chercher la perfection, tout en gardant en arrière-plan de notre conscience un souci de transcendance ? Reconnaissons qu’il est difficile de penser comme un Grec ancien, difficile aussi de ne pas trouver dans les légendes comme une volonté, de la part des aèdes, de nous faire vivre un effort d’élévation spirituelle. Un tel effort nous ferait percevoir les dieux comme distincts des hommes et les hommes comme épris d’immortalité. Que représenteraient les douze travaux d’Héraclès si nous ne les envisagions plus comme un long trajet vers l’Olympe où il pourra épouser Hébé, la fille de Zeus, la personnification de la jeunesse éternelle ? Nombreux sont les fils de Zeus qui ressemblent fortement à des exemples de comportement, mais, ce qui nous sauve, c’est que tous les héros ne se ressemblent pas et ne recherchent pas le même objectif. Une précision qui peut passer inaperçue nous fait savoir qu’Héraclès n’accompagne pas Jason jusqu’en Colchide ! La légende nous dit qu’il a été abandonné, que l’Argo a repris sa route avant qu’il ne revienne avec une rame neuve. Ne faut-il pas comprendre qu’ils sont deux héros très différents ? C’est dans les détails que nous commençons à prendre le recul nécessaire à toute interprétation des légendes. Le seul fait de concevoir les aèdes comme soucieux d’éducation suffit à rendre notre lecture des légendes difficile. Parce que les aèdes sont des hommes qui vivent une politique qui peut se comprendre, comme nous comprenons la nôtre aujourd’hui, il ne s’en suit pas qu’ils pensaient comme nous, qu’ils aimaient comme nous, qu’ils croyaient comme nous. Il est permis d’imaginer que les poètes antiques étaient aussi des guides, des pasteurs d’hommes, des guides éclairés et que pour conduire leurs semblables vers une vie meilleure ils ont imaginé de parler de leurs idéaux en les divinisant, en les symbolisant. La difficulté qui apparaît alors est que souvent nous interprétons les symboles à partir de ce que nous sommes devenus, à partir de connaissances scientifiques ou religieuses qui n’avaient probablement pas d’importance autrefois, à partir d’une sensibilité qui ne saurait être celle des aèdes.
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Il y a plus de quarante ans, dans Mythe et société en Grèce ancienne, Jean Pierre Vernant remarquait que le mythe avait retrouvé une importance qu’un positivisme borné lui avait enlevée. Il abordait alors l’importance des symboles et reconnaissait qu’ils étaient des fils directeurs. En opposant le signe et le symbole, il mettait l’accent sur une particularité de ce dernier que je partage entièrement. « Le signe fait référence à une réalité extérieure à lui, à laquelle il renvoie comme à un objet de connaissance (référent). Un signe n’a de valeur signifiante que par ses relations à d’autres, son inclusion dans un système général… Le symbole comporte au contraire un aspect « naturel » et « concret » ; il tient en partie à ce qu’il exprime… Il ne représente pas autre chose ; il se pose, il s’affirme lui-même. » (p.228) Ce qui rend difficile l’approche du symbole c’est qu’il est complexe, indéterminé, syncrétique et Jean Pierre Vernant disait encore : « À la délimitation précise des signes et des classes de signes, à leur fonction distinctive, à la régularité de leurs combinaisons, s’opposent la souplesse et la liberté des symboles… » (p.229) En permettant d’atteindre l’au-delà de ce qu’il exprime, le symbole devient l’expression du sacré, ce qui peut expliquer la permanence des mythes qui trouvent à chaque moment des interprétations nouvelles. Mais, en privilégiant une lecture immédiate et intuitive du mythe, on peut négliger une certaine prudence dans l’analyse. En s’abstenant de toute référence au contexte culturel, sociologique ou historique, on peut rapidement commettre des contresens, faire des interprétations de plus en plus privées de leur ancrage. En disant clairement que les aèdes sont des hommes de leur temps, qu’ils sont influencés par tout ce qui se passe autour d’eux, sur un plan sociologique ou politique et pas seulement cultuel, je tiens à ne pas échapper à une sorte de logique humaine qui veut que l’homme n’est pas une simple machine et que ce qu’il dit ou écrit, autrement dit ce qu’il pense, s’enracine dans ce qu’il vit. Les aèdes sont certainement des hommes qui
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réagissent intellectuellement, mais aussi affectivement à ce qui s’impose à eux. Que ce soit pour Homère ou pour Hésiode, les bouleversements apportés par le développement des cités sont, si l’on peut dire, le matériau à partir duquel ils envisagent de donner leurs propres sentiments. S’ils le font, plus ou moins de façon poétique et symbolique, c’est peut-être parce que la parole n’est pas encore totalement démocratisée. C’est encore Jean Pierre Vernant qui nous aide à comprendre ce moment délicat dans l’histoire de la Grèce ancienne. Il place l’avènement de la cité entre le VIIIe et le VIIe siècle, autrement dit presque après les poèmes d’Homère et d’Hésiode. Certes, tout ne s’est pas fait en un jour et les invasions doriennes, qui ont mis fin à la souveraineté de type mycénien, remontent au XIIe siècle. Ce que je retiendrai surtout dans son analyse c’est la prise de pouvoir progressive de la parole. « Ce qu’implique le système de la polis, c’est d’abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir. Elle devient l’outil politique par excellence, la clé de toute autorité dans l’État, le moyen de commandement et de domination sur autrui… La parole n’est plus le mot rituel, la formule juste, mais le débat contradictoire, la discussion, l’argumentation. 10» Comment ne pas percevoir ici comme une justification du poème d’Homère qui traite à la fois d’une guerre qui ne se fait plus et d’un langage qui ne devait pas être celui des guerriers mycéniens ? Les hommes qui possédaient un char et donc des chevaux, étaient des monarques et formaient une aristocratie guerrière, un monde à part et privilégié qui ne pouvait être confondu avec la population rurale. C’est cette aristocratie qui va prendre le pouvoir, mais quel rapport peut-on établir entre la réalité et la légende ? Les aristocrates d’Homère ne semblent pas dénués d’intelligence même s’ils semblent encore soumis à une autorité devenue archaïque ! Comment peut-on imaginer leurs dieux dans un tel contexte ? 10
VERNANT J. P. Les origines de la pensée grecque. Paris, PUF, 2012 (1ère édition 1962), p.56.
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Comment observer les divinités anciennes pour comprendre les hommes qui les percevaient et les respectaient ? Avant de chercher des réponses à toutes ces questions, je crois qu’il faut revenir au poème d’Homère qui est le réservoir de tout ce que l’on peut apprendre sur Arès et les autres divinités. Je voudrais commencer par étudier Arès comme cela peut se faire en suivant les légendes et amorcer une interprétation sans vouloir absolument éviter l’écueil d’un savoir qui n’est pas transférable. Je reviendrai ensuite sur cette interprétation pour en montrer les limites. Pourquoi ne pas commencer par concevoir Arès comme un personnage à part, monstrueux par sa taille et qui semble sortir tout droit du ventre de Gaia, comme s’il n’avait pas hérité des qualités de son père ? Pourquoi ne pas le regarder vivre comme les autres divinités et surtout en acceptant qu’il participe pleinement à cette guerre voulue par son père qui ne cesse pas d’observer les combattants des deux armées ? Commençons par le voir comme nous verrions de simples mortels élevés politiquement dans certaines fonctions.
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LE PORTRAIT D’HOMÈRE
Lorsque nous parlons de la guerre sur un plan mythique, on fait immédiatement référence à Homère et à son poème l’Iliade qui semble décrire la guerre de Troie, comme si nous y étions, comme si elle avait existé. Chaque mythologie a ses combats épiques, mais l’objectif n’est pas d’envisager ici une quelconque comparaison, même si, plus loin, j’éprouverai le besoin d’évoquer d’autres guerres symboliques. Ce que nous pouvons retenir, avant de lire Homère, c’est que le poète, comme Hésiode, est un homme de son temps. Il n’ignore rien des guerres qui ont été livrées bien avant qu’il ne vienne au monde et dont les plus importantes sont certainement dues aux invasions doriennes, celles aussi que se livrent plus souvent les cités et depuis beaucoup plus de temps. Bien qu’aveugle, Homère pouvait parler des guerriers et des armements comme s’il participait activement à toutes ces guerres. Mais il ne se comporte pas en historien soucieux de laisser une trace écrite des conflits. Il est d’abord un poète et son récit dépasse largement tout ce qui est anecdotique. En plaçant la guerre dans des temps anciens, celui de la civilisation mycénienne en particulier, il s’élève au-dessus des affrontements réels pour les rendre extraordinaires. Aussi, nous ne devons pas être uniquement attentifs aux faits de guerre, même s’ils représentent l’essentiel du poème. Homère a certainement voulu nous faire comprendre que le monde grec changeait profondément et souhaité nous instruire sur la différence entre l’ancien et le nouveau. La guerre serait alors un prétexte permettant d’imaginer une réalité plus politique.
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Hésiode agira de même et la poésie lui permettra d’aborder des problèmes de société qui restent utiles encore aujourd’hui pour comprendre les Grecs de son temps. La guerre de Troie, interprétée plus que racontée, est une guerre symbolique dans son ensemble. Les combattants ont des noms et des origines précises, leurs forces sont évaluées dès le début du récit, mais tout reste idéalisé, construit à partir d’une suite de légendes qui permettent de prendre en compte les hommes et les dieux. Si une apparente réalité s’impose avec un armement qui n’est pas celui qui se développe avec les phalanges et l’éducation des futurs hoplites, tous les combats se déroulent dans des affrontements individuels qui répondent mieux à l’enseignement que le lecteur doit pouvoir en tirer. Qu’il s’agisse des héros ou des simples soldats, la lance en bois de frêne, l’épée de bronze et le bouclier en bois ou en couches superposées de peaux de chèvres ou en bronze comme celui d’Achille montrent que le fer n’est pas encore utilisé, ce qui nous place bien dans l’âge du bronze récent, encore appelé période mycénienne. L’usage du char tiré par deux chevaux se rapporte également à cette époque dépassée qui comportait certaines valeurs humaines que le poète se plaît à retrouver plus peut-être dans la personne d’Arès que dans celle d’Athéna. Mais Athéna marque la césure et si la guerre est ancienne, la morale qui l’accompagne l’est moins. Si Homère appartient au IXe siècle avant notre ère, les invasions doriennes ont commencé vers 1200 av. J.-C., ce qui permet de comprendre la volonté du poète lorsqu’il décrit des situations archaïques en parlant des Achéens. Pierre Lévêque nous dit à propos de ce qui se passe socialement au temps d’Homère puis d’Hésiode : « Dans la première moitié du VIIIe siècle, se met en place une nouvelle forme politique : la polis ou cité État, caractérisée, sur le plan des institutions, par trois rouages, des magistrats, un conseil aristocratique, une assemblée du peuple…
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L’État est solidement tenu en main par les aristocrates qui monopolisent le pouvoir…11 » Ces quelques précisions montrent qu’Homère décrit une forme de société qui n’existe plus, ou qui disparaît, une société qui était alors dominée par des monarques. Le retour d’Ulysse à Ithaque ne fait que confirmer le souvenir d’une telle structure sociale. Les poèmes d’Hésiode nous parlent davantage des dieux et des paysans et semblent prendre davantage en compte la réalité du moment, surtout lorsqu’il fait la morale à son frère à propos de parts d’héritage. Il est probable qu’Hésiode a dû subir personnellement un tel changement. Si Hésiode a choisi de parler des paysans plus que des militaires, c’est peut-être parce que leur situation demande de plus en plus de considérations de la part de ceux qui gouvernent. C’est aussi le moment où la chose militaire échappe en partie aux aristocrates et où les nobles doivent s’adjoindre des paysans lourdement armés ; les hoplites. C’est également le moment où une éducation est envisagée pour préparer ces soldats. C’est alors que les palestres et les gymnases commencent à participer à cet effort de guerre que nous retrouvons chez Platon lorsqu’il s’agit d’éduquer les défenseurs de sa république. Notons aussi que de nombreux guerriers d’Homère sont les enfants de ceux qui combattirent devant Thèbes. La relation entre les deux villes est évoquée plusieurs fois dans l’Iliade ce qui montre qu’Homère n’ignorait rien de la ruine de Thèbes et des deux guerres qui devaient la faire disparaître. Diomède, fils de Tydée n’est pas le seul à mettre en lumière le passage d’une guerre à l’autre. N’oublions pas qu’Hésiode nous dit que les demi-dieux vont être exterminés devant Thèbes et devant Troie. Les demi-dieux, peut-être, mais pas les hommes en général aussi, ceux de la quatrième race ! Mais, nombre d’entre eux reviendront dans leur pays. Ne faudrait-il pas tenir compte de cette nuance pour comprendre que ces deux guerres exterminent non les hommes, mais certains d’entre eux, ou simplement certains comportements ?
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LÉVÊQUE P. Introduction aux premières religions. Bêtes, dieux et hommes. Paris, Librairie Générale Française, 1997, p.243.
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La distinction entre le présent et un passé mythique utilisé par les poètes est rendue difficile à cause de ce besoin qu’ont les aristocrates au pouvoir de se dire descendants de héros mythiques et de se donner des lignages divins. Les villes elles-mêmes sont souvent les descendantes de villes mythiques comme nous pourrions le voir avec Thèbes qui fut selon la légende créée par Cadmos. Nous faisons aujourd’hui la distinction entre les deux, mais les Grecs du temps d’Homère la faisaient-ils ? Il est facile de croire, en effet, que les deux sont étroitement liés. Nous pourrions parler aussi des Héraclides pour évoquer ce besoin de descendance héroïque. Ce mélange de passé et de présent, de mythe et d’histoire, nous berce tout au long du récit d’Homère et nous ne pensons plus, très rapidement, à faire la part du rêve et de la réalité. Achille est bien là, qui boude et joue de la lyre avant que son ami Patrocle ne meure et que sa mort ne le précipite dans la mêlée. C’est essentiellement la présence des dieux qui nous rappelle, fréquemment, que cette guerre n’est pas une guerre véritable. Le théâtre d’ombres où nous distinguons les dieux et les héros est un théâtre qui parle des hommes, de leurs décisions, de leurs craintes, de leurs traditions en nous transportant non pas sur le champ de bataille, mais surtout au plus profond des consciences. Mais alors, quel peut être le sens d’un tel récit s’il n’est pas historique et politique au sens large ? En rassemblant de nombreuses légendes qui n’ont pas de rapport immédiat avec l’issue de la guerre, nous pourrions penser qu’Homère a utilisé cette dernière pour les regrouper astucieusement en les intégrant ici ou là au bon moment. Les légendes éclairent les actes guerriers comme celle de Méléagre qui refusait de combattre. Mais l’ensemble est dominé par l’obtention de la gloire à l’issu d’un combat qui entraîne souvent la mort. Le héros de cette guerre est bien Achille et Achille sait qu’il va mourir peu après Hector. Il le sait depuis qu’il a choisi de conquérir la gloire plutôt que de vivre vieux et loin de tout affrontement. Il faudra revenir sur cette notion de combat pour comprendre ce que le poète veut nous faire entendre.
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Homère ne cache pas l’issue de la guerre, mais il faut noter que le poème ne s’achève pas sur la prise de Troie qui n’a qu’une valeur relative, il s’achève sur la mort d’Hector et le triomphe d’Achille. Tout le récit est organisé autour de cette gloire qui ne fait que précéder la mort. Certes, tous les héros ne meurent pas, Ulysse revient, comme Ménélas ! Les destins diffèrent et chacun a sa Moire. On se demande parfois si le destin n’est pas pour les anciens ce qu’est devenue notre loi de cause à effet que nous oublions souvent de prendre en considération. Si le poème ne conduit pas jusqu’à la libération d’Hélène, qui est l’objectif de la guerre, c’est bien parce que cette délivrance est sans valeur d’enseignement pour Homère. Ce qui compte, c’est la façon de se battre, d’affronter la mort, les armes à la main, mais en réfléchissant ! Nous le comprenons lorsqu’Hector s’adresse à Pâris au moment où il tente de se dissimuler alors que Ménélas vient vers lui sur son char : « Ah ! Pâris de malheur ! ah ! le bellâtre, coureur de femmes et suborneur ! Pourquoi donc es-tu né ? … Ah ! qu’ils doivent rire à cette heure tous les Achéens chevelus, eux qui se figuraient tel champion comme un preux, à voir la beauté de ses membres, alors qu’au fond de lui il n’est force ni vaillance… » (p.80) L’enseignement du poème reste la maîtrise de tout ce qui n’est pas acceptable pour celui qui recherche la gloire. Notons que l’arc, lorsqu’il n’est pas l’arc d’argent d’Apollon, est plus souvent une arme de lâche. La flèche peut donner la mort sans que l’archer ne puisse en tirer le moindre prestige. Nous savons qu’Achille meurt d’une flèche envoyée par Pâris, mais c’est Apollon qui la dirige au seul endroit mortel de son corps en le rendant immortel. Pâris n’est pas un héros, mais le héros reste tributaire des volontés divines. Nous le voyons très clairement lorsque Patrocle est sur le point de ravir la gloire à Achille. C’est une fois encore Apollon qui se charge de faire respecter les décisions divines. Alors que Patrocle ne cesse de massacrer les Troyens, Homère nous dit : « Mais, à ce moment, se lève pour toi Patrocle, le terme même de ta vie. Phœbos vient à toi, à travers la mêlée brutale. Il vient, terrible, et Patrocle ne le voit pas venir à
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travers le tumulte, car Apollon marche vers lui, couvert d’une épaisse vapeur. Il s’arrête derrière Patrocle ; il lui frappe le dos, les larges épaules, du plat de la main. Les yeux aussitôt lui chavirent. Phœbos fait choir alors son casque de la tête… » (p.347) Les dieux sont les véritables responsables de cette guerre. Ce sont eux qui dirigent les armées, décident des affrontements, distribuent la victoire ou la défaite. Mais, et c’est là que l’on comprend la différence entre Arès et Athéna, le plus important reste le dialogue intérieur que chaque héros tient devant la mort. Le poème d’Homère nous montre des hommes qui s’interrogent pour choisir la meilleure conduite à mener, celle qui fera d’eux des héros, des êtres d’exception qui laisseront des souvenirs de qualité dans la mémoire des hommes. Le second poème d’Homère, l’Odyssée12, semble nous faire comprendre que l’immortalité n’est pas véritablement ce qu'il y a de plus important pour tous les héros et Ulysse la refuse pour rester le monarque d’un autre temps, un monarque qui ne connaît qu’une justice sans juges, sans véritable agora. La divergence d’horizon entre ces deux poèmes pourrait bien servir la thèse qui n’accorde pas à Homère l’Odyssée ! Le rapport entre les hommes et les dieux est constant, mais, comme je l’ai dit, les dieux sont des inventions humaines et les poètes s’en servent pour attirer notre attention sur ce qu’il faut ou ne faut pas faire. Il est difficile de les oublier et rares sont les moments où les hommes se battent réellement entre eux, comme si le sens de la guerre restait la victoire d’une armée sur l’autre. Nous attendons la défaite des Troyens et le retour de Ménélas avec Hélène, mais là n’est pas l’essentiel du récit. Le plus important est le raisonnement des héros. Tout au long de cette histoire, nous apprenons à distinguer le comportement d’Arès et celui d’Athéna dont les oppositions doivent nous faire prendre conscience du sens de la guerre ou plutôt de chaque combat. Ils sont deux à pousser les hommes à se battre : 12
HOMÈRE Odyssée. Préface de Paul Claudel. Paris, Gallimard, 1955.
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« Des deux armées, l’une est poussée par Arès, l’autre par Athéna, la déesse aux yeux pers, par Crainte et Déroute, par Lutte aux fureurs sans mesure, la sœur et compagne d’Arès meurtrier, qui se dresse, petite d’abord, puis bientôt de son front s’en va heurter le ciel, tandis que ses pieds toujours touchent le sol. » (p.105) Un peu plus loin Homère fait parler Héra qui s’insurge contre Arès. « " Zeus Père ! n’es-tu donc pas indigné contre Arès de toutes ces horreurs ?...Te fâcheras-tu, si je frappe Arès un peu rudement, pour le chasser du combat ? " L’assembleur des nuées, Zeus, ainsi lui réplique : " Eh bien ! lance donc sur lui Athéna, la Ramasseuse de butin. Plus qu’une autre, elle est habituée à le mettre en contact avec les cruelles douleurs. " » (p.130) Il semble bien que parmi les dieux Arès soit une sorte de divinité isolée qui n’en fait qu’à sa tête et pour son seul plaisir. Ses parents ne l’apprécient pas et c’est Athéna qui le corrige le plus souvent. Au moment où il apprend la mort de son fils, il veut partir sur-le-champ pour le venger au risque de déplaire à son père. Pourtant Héra vient de s’adresser aux Olympiens : « Pauvres sots ! nous nous indignons contre Zeus : c’est bien perdre le sens... Il estime que, de tous les dieux immortels, il est nettement le premier par la force et la vigueur. Vous n’avez donc qu’à subir les malheurs qu’il envoie à chacun de vous. Je crains bien que dès aujourd’hui, l’épreuve ne soit pour Arès. Son fils est mort dans la bataille… » (p.306) Mais Arès, insensible à l’effet que peut provoquer son attitude réagit immédiatement ? Il demande à Terreur et Déroute d’atteler son char et se vêt lui-même, prêt à bondir sur les Achéens, méprisant la foudre de Zeus. C’est alors qu’Athéna le retient : « Fou furieux, tête brûlée ! tu perds le sens. Est-ce en vain que tu as des oreilles pour entendre ? Raison, vergogne sont donc mortes pour toi ? N’entends-tu donc pas ce que dit Héra, la déesse aux bras blancs… Préfères-tu épuiser mille maux, pour être, en dépit de ton déplaisir, forcé de rentrer
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ensuite dans l’Olympe, et attirer un désastre sur tous les autres ? » (p.306) La raison n’est pas ce qui guide le dieu de la guerre. Il faudra s’en souvenir, car si la guerre a un sens, il faudra aussi que la raison s’en empare pour la justifier ou pour justifier les comportements des hommes ! Zeus est tout puissant et les dieux le craignent. Ce sont eux qui gouvernent les hommes, mais tout en respectant les décisions qu’il a prises. Si Héra gouverne l’Olympe, ou du moins s’efforce d’y faire régner le calme, Athéna est la déesse qui s’oppose le plus souvent à la folie d’Arès. C’est elle qui enseigne l’art de raisonner tout au long des combats, c’est elle qui fait prendre conscience à Achille de ses fautes, mais c’est elle aussi qui s’oppose à Arès directement ou indirectement surtout au début de la guerre. Homère nous montre aussi Achille se lamenter et pleurer la disparition de son ami. Ses pleurs nous font comprendre ce qu’il y a d’humain dans la guerre et ce qu’il y a aussi de divin. Les deux sont inséparables, mais il faudra nous efforcer de comprendre pourquoi. « Ah ! qu’il périsse donc, chez les dieux comme chez les hommes, cet esprit de querelle, ce courroux, qui induit l’homme en fureur, pour raisonnable qu’il puisse être, et qui semble plus doux que le miel sur la langue, quand, dans une poitrine humaine, il monte comme une fumée !.... Aujourd’hui donc, j’irai, je rejoindrai celui qui a détruit la tête que j’aimais. » (p.376) Achille regrette de s’être emporté contre Agamemnon parce qu’il comprend qu’il est la cause de la mort de son ami surtout, et de nombreux autres Achéens. Il rappelle la faiblesse des hommes devant ce fléau que représente la colère, mais il parle comme quelqu’un qui ne peut plus reculer devant les conséquences de cette colère. Il affrontera Hector et attendra que les dieux lui donnent la mort, du moins Zeus qui décide de tout. Il sait que se sont les dieux qui agiront, mais ne va pas jusqu’à penser que ce sont aussi les dieux qui sont à l’origine de sa colère ! Les dieux ne seraient-ils capables que de donner aux
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hommes de bons ou de mauvais conseils ? En fait, dès le début du poème Achille affronte Agamemnon et c’est Athéna qui intervient pour éviter qu’il ne tire son épée contre lui. Si la querelle a éclaté entre les deux hommes n’a-t-elle pas été voulue par les dieux, tout particulièrement par Apollon qui ne semble pas apprécier Achille comme on peut le voir dans la suite du poème ? Dans la méditation d’Achille, il y a la reconnaissance d’une faiblesse humaine associée à la force des dieux qui décideront de sa mort le moment venu. Comment ne pas imaginer alors une sorte de soumission, même de la part d’un fils de déesse ? N’oublions pas que ce sont des hommes qui font parler ou agir les dieux. Les dieux sont des forces qui animent les hommes et tout le poème le montre, depuis la querelle entre Achille et Agamemnon jusqu’à la restitution du corps d’Hector à son père. Ils sont là pour nous instruire sur nos tendances, nos égarements, nos craintes, nos espérances, nos devoirs aussi. Ce sont les hommes qui se battent, mais ce sont les dieux qui les jugent, les évaluent, les couronnent ! Autrement dit, l’homme doit trouver en lui la force qui lui permettra de devenir glorieux, une force qui est jugée divine par les aèdes et qui est personnalisée par les Olympiens dans le cadre de cette guerre. Or, nous l’avons vu plus haut, ce sont bien les hommes qui, au moment de prendre des décisions ou lorsqu’ils sont conduits à réfléchir sur leur passé, découvrent en eux les causes de leurs souffrances et la possibilité d’agir pour les dépasser. D’une certaine façon, nous pourrions dire que les hommes se comportent comme les dieux, ou inversement, lorsque nous les regardons vivre entre eux surtout à la fin du récit. Peut-être serait-il plus juste de lire le poème en considérant les deux parties essentielles de l’homme à savoir le ventre et la poitrine, les viscères qui poussent à l’acte et le cœur dont l’intelligence particulière induit une sorte de recul indispensable, sorte d’antichambre de la pensée raisonnée ? Chaque étage de la machine humaine joue son rôle et ce que le poète tente de nous faire admettre pourrait bien être l’élévation progressive de la décision jusqu’au plan du mental !
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Je voudrais laisser à Homère le soin de nous présenter un peu plus Arès en même temps que d’autres divinités ou demi-dieux qui évoluent sous le regard de Zeus. Il est en effet un détail qui ne manque pas d’importance : Zeus décide de tout et gère les combats comme bon lui semble, du moins tel est le sentiment du poète. Commençons par retenir quelques passages du poème qui montrent bien que Zeus est le grand responsable de tout ce qui se passe devant les murailles de la ville. D’abord il obéit pour plaire à la mère d’Achille, Thétis, pour que son fils trouve dans cette guerre le maximum de gloire. Or, cette gloire dépend de celle d’Hector : plus Hector sera glorieux, plus Achille le deviendra à son tour en lui étant supérieur. Mais, la guerre ne se limite pas à ces deux hommes, et s’ils sont les deux héros de chaque armée, ce sont bien les hommes qui s’entretuent dans leur ensemble. La guerre n’a pas pour but, comme on pourrait le penser, de reprendre Hélène que Pâris a enlevée et conduite à Troie, pour la rendre à son époux Ménélas, mais de faire en sorte que tous les combattants des deux camps, qui méritent la gloire et l’immortalité qu’elle procure, puissent en faire la démonstration devant Zeus. Zeus regarde la guerre du haut du Ciel, de l’Ida surtout, et veille à ce que les victoires des uns ou des autres ne remettent pas en question une fin conçue d’avance. Thétis est claire lorsqu’elle plaide la cause de son fils bafoué par Agamemnon : « À toi de lui rendre hommage, ô sage Zeus Olympien : donne la victoire aux Troyens, jusqu’au jour où les Achéens rendront hommage à mon enfant et le feront croître en renom. » (p.49) N’oublions pas que Zeus était autrefois amoureux de Thétis et que leur mariage n’avait pas pu se faire parce qu’un oracle de Thémis avait averti Zeus qu’elle mettrait au monde un enfant qui le détrônerait. Ne pouvant l’épouser les dieux avaient tout fait pour qu’elle se marie avec un mortel et Pélée, conseillé par le centaure Chiron, était devenu son époux. Achille était donc d’origine divine par sa mère. Toutefois il lui restait à faire ses preuves et à se montrer digne d’une gloire que les divinités allaient tresser pour lui, pas seulement les Moires.
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Achille est donc un modèle de demi-dieu, autrement dit celui d’un homme qui possède déjà une parcelle de divinité et cherche à devenir un dieu à part entière. Ce sera le cas d’Héraclès comme chacun sait. Les légendes multiplient les exemples de ce double enfantement, mais ne faudrait-il pas y voir un symbole qui mettrait en lumière cette double nature des hommes : humaine et divine ? Nous percevons également, dès le début de l’histoire, que la gloire et l’honneur sont liés à la mémoire. Après leur mort, les Grecs se souviendront de leurs héros et les couvriront de louanges. Les poètes les chanteront et c’est ce que devaient faire les aèdes, longtemps avant que les légendes ne soient écrites. Nous trouvons la même recherche d’immortalité dans les Odes de Pindare qui honorent les vainqueurs olympiques, même si Jean-Paul Savignac établit une différence notable entre les deux poètes : « Quant à la langue que parle Pindare, elle s’oppose fondamentalement à celle d’Homère qu’il juge verbeuse et parfois mensongère »13. Laissons de côté l’opposition entre les deux hommes d’autant que plusieurs siècles les séparent et que Pindare était bien payé pour louer les champions. Homère, de temps en temps, nous rappelle que Zeus est celui qui décide de tout et surtout de la mort des plus glorieux. « Alors le Père des dieux déploie sa balance d’or ; il y place les deux déesses du trépas douloureux, celle des Troyens dompteurs de cavales, celle des Achéens à la cotte de bronze ; puis, la prenant par le milieu, il la soulève, et c’est le jour fatal des Achéens qui penche. Alors Zeus, du haut de l’Ida, fait entendre un fracas terrible et dépêche une lueur flamboyante vers l’armée des Achéens. » (p.167) Nous pourrions penser que Zeus se cache derrière le destin en manipulant sa balance d’or, mais il ne faut pas oublier qu’il a fait naître de nouvelles Moires avec sa seconde épouse 13
PINDARE Œuvres complètes. Traduites du grec et présentées par Jean-Paul Savignac. Paris, Editions de la Différence, 1990, p.14.
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Thémis. Comme j’ai pu le voir en étudiant son personnage Zeus s’est employé à tout régenter, à « mettre au monde » un complexe correspondant à sa conception de l’univers et de la justice. Il est frappant de voir qu’il a fait naître, ou renaître, des puissances que les premiers dieux avaient mises au monde. Il fallait que toutes les forces dépendent de ses choix, de ses idées que rien ne subsiste d’un ordre ancien, celui des Grandes Mères. C’était oublier que les dieux, qu’ils soient de première ou de seconde génération, étaient immortels ! Zeus se voulait maître du destin et pour cela a fait renaître des Moires qui pouvaient lui obéir. Sa balance d’or met seulement en lumière qu’il peut tout décider et que les filles de la Nuit n’ont plus d’autorité dans le Nouveau Monde qu’il a créé. Autre allusion au pouvoir du monarque divin. Lorsqu’Ulysse se sent encerclé et appelle à l’aide, Ménélas l’entend et demande à Ajax de lui apporter de l’aide. De son côté, Hector, se sentant éloigné des siens, décide de s’en rapprocher. Zeus qui voit tout intervient alors pour rétablir la situation et redonner l’avantage aux Troyens : « Zeus Père, assis sur les hauteurs, fait alors dans Ajax se lever l’épouvante. Il s’arrête, saisi de stupeur ; il rejette en arrière son bouclier à sept peaux ; il frissonne ; il jette sur la foule, en tournant la tête, le regard éperdu d’une bête traquée ; c’est à peine s’il meut un genou après l’autre. » (p.238) Un peu plus loin il oppose Zeus et Poséidon qui n’oublie pas le moment où il fut l’esclave de Laomédon et où il construisit les remparts de la ville. Homère en profite pour rappeler une fois encore le sens de la guerre. « Zeus veut la victoire des Troyens et d’Hector, afin de glorifier Achille aux pieds rapides ;… il souhaite seulement glorifier ensemble Thétis et son fils valeureux. Poséidon est venu, lui, stimuler les Argiens ; il a, sans se faire voir, émergé de la blanche mer. L’idée lui fait horreur qu’ils soient vaincus des Troyens : il en veut violemment à Zeus. » (p.273) Autant dire que le roi de l’Olympe intervient à tout moment sur les deux peuples comme sur les individus pris isolément. Ajoutons qu’il intervient de la même façon sur
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l’ensemble des dieux. N’oublions pas, tout de même, que des individus comptent davantage à ses yeux, tout particulièrement ceux qui peuvent prétendre à la gloire. Mais peut-être ne faudrait-il pas oublier que Zeus personnifie l’idée ? Pour comprendre le sens du récit, il faut sans cesse avoir à l’esprit que la guerre en soi est un symbole. Ce que l’on peut retenir, maintenant, c’est que tous les Olympiens sont engagés dans cette guerre et finalement en arrivent à combattre les uns contre les autres. Lorsqu’Achille entre en guerre, les dieux accordent leurs encouragements aux deux camps. « Héra se dirige vers le groupe des nefs ; de même Pallas Athéné et Poséidon, le Maître de la terre, et Hermès Bienfaisant, qui excelle en subtils pensers. Héphaïstos part aussi avec eux ... Vers les Troyens en revanche s’en vont Arès au casque étincelant et, avec lui, Phoebos, aux longs cheveux, et Artémis la Sagittaire, et Létô et le Xanthe, et Aphrodite qui aime les sourires. » (p.406) Puis, quand les dieux en viennent à se donner des coups, Zeus s’amuse énormément et c’est le moment où Homère nous montre le mieux la nature des rapports entre Arès et Athéna. Arès lève sa lance contre la déesse, mais préalablement lui tient ces propos : « " Pourquoi, mouche à chien, mets-tu donc encore les dieux en conflit, avec une audace folle, dès que ton grand cœur t’y pousse ? Aurais-tu oublié le jour où tu as poussé le fils de Tydée, Diomède, à me blesser, et où toi-même, ayant en main une pique visible à tous, tu l’as poussée droit sur moi, déchirant ma belle peau ? Aussi je crois bien qu’à ton tour, aujourd’hui, tu me vas payer ce que tu m’as fait. " » (p.432) Athéna est blessée, mais elle n’est pas vaincue et va infliger à son tour une cruelle déconvenue à Arès. Homère va même jusqu’à donner des forces extraordinaires à la fille de Zeus qui se saisit d’une pierre énorme pour en frapper Arès et lui rompre les membres de telle sorte qu’il tombe à terre
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recouvert de poussière. Elle éclate même de rire en le voyant et lui dit ; « "Pauvre sot ! tu n’as donc pas compris à quel point je puis me flatter d’être plus forte que toi, pour que tu ailles de la sorte mesurer ta fureur et la mienne ? Tu vas ainsi payer ta dette aux Érinyes de ta mère, qui t’en veut et médite ton malheur, parce que tu as abandonné les Achéens et que maintenant tu portes secours à ces Troyens arrogants. " » (p.432) Arès est un géant et Homère nous en donne la taille. Mais, si Athéna peut avoir le dessus sur un tel individu, qui plus est en brandissant une énorme pierre, il y a de fortes chances pour qu’elle soit, elle aussi, de même nature. En fait, les dieux sont toujours monstrueux et la maîtrise de l’idée ne change rien à leur corpulence mythique. Par contre, il faut noter, ce qui revient souvent, directement comme ici ou indirectement lorsque la déesse encourage Diomède à blesser Arès, l’opposition entre deux guerriers ou entre deux conceptions de la guerre. Arès peut se souvenir de la charge de Diomède. Ce qu’il ne dit pas c’est qu’Athéna, peu avant, avait rassuré Diomède qui ménageait les dieux parce qu’elle le lui avait conseillé. Diomède vient d’être blessé par une flèche. Elle l’exhorte à reprendre le combat et lui dit : « Fils de Tydée, Diomède cher à mon cœur, ne crains pas plus Arès qu’aucun autre Immortel : tant que je puis, moi, te prêter de l’aide. » (p.132) Coiffée du casque d’Hadès qui la rend invisible, elle accompagne alors Diomède dans un face à face avec Arès qui tourne à l’avantage de son protégé. Arès est alors blessé, mais c’est bien Athéna qui a enfoncé la lance dans sa belle peau. « Arès de bronze alors pousse un cri, pareil à celui que lancent au combat neuf ou dix mille hommes engagés dans la lutte guerrière. » (p.133) C’est à la suite de cet incident qu’Arès vient voir son père pour se plaindre. Homère en profite pour nous instruire sur les relations entre le père et le fils :
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« Ne viens pas, tête à l’évent, gémir ici à mes pieds. Tu m’es le plus odieux de tous les Immortels qui habitent l’Olympe. Ton plaisir toujours, c’est la querelle, la guerre et les combats. Ah ! tu as bien l’emportement intolérable, sans rémission, de ta mère, de cette Héré que j’ai tant de mal à dompter avec des mots. » (p.134) De telles descriptions nous font connaître à la fois les rapports entre Athéna et Arès, mais aussi entre Arès et son père. Toutefois, les oppositions qui sont évoquées par Homère sontelles uniquement des rapports de force, des querelles d’idées ? Au tout début du poème, au moment où commencent les combats, que les Achéens sont victorieux, Athéna invite Arès à se mettre à l’écart pour laisser Achéens et Troyens combattre tandis que Zeus décidera à qui il veut donner la gloire. Elle qualifie alors Arès de « fléau des hommes », de « buveur de sang » et d’« assailleur de remparts ». (p.110) Soulignons que c’est la façon dont Homère parle d’Arès. Homère le présente ainsi comme il présente Héra « aux bras blancs », Apollon le « Préservateur » ou Ulysse comme un mortel « industrieux ». En fait, elle est sur le point de soutenir Diomède, son préféré, comme l’était son père Tydée. Athéna sera, juste après, celle qui conduit Diomède à blesser Aphrodite et même Arès. Cela ne plaira pas à Apollon qui gronde contre Diomède et lui conseille de ne pas vouloir égaler les dieux qui appartiendront toujours à une race distincte de celle des hommes. Nous pouvons imaginer qu’Athéna est aussi rusée que son père et que la ruse prend facilement le pas sur la force brutale. Nous connaissons mieux cette qualité lorsqu’elle est associée à la ruse d’Ulysse. Mais tout cela n’est-il pas voulu, destiné à établir une gradation, un effort à l’échelle humaine pour dépasser des comportements ordinaires, plus instinctifs ou réactifs que réfléchis ? Autant dire que la guerre de Troie ne met pas en valeur ce combattant d’une autre époque, d’une époque où l’idée n’était pas encore maîtresse des comportements guerriers. Nous pourrions même penser qu’il était plus à sa place lors des deux guerres qui saccagèrent la ville de Thèbes ou au moment où les
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deux fils d’Œdipe s’entretuent. Arès est essentiellement le dieu qui pousse à combattre, qui transmet ce feu particulier qui anime chaque guerrier au moment où il s’élance et prend part à la bataille. Comment ne pas sentir la différence entre ce type de comportement guerrier et celui mis en place par les Spartiates et qui conduira à valoriser un comportement collectif et respectueux de règles tactiques plutôt qu’un comportement individuel guidé par le besoin de dépassement et de gloire ? En suivant le récit dans ce qu’il a d’épique, Arès apparaît comme une divinité à part, qui combat pour elle-même, tandis que les autres dieux encouragent les combattants des deux armées tout en suivant les directives de Zeus auxquelles Héra, Athéna et Poséidon n’adhèrent pas de gaîté de cœur. S’il se bat pour son plaisir, il est souvent rappelé que les hommes marchant au combat sont des « émules d’Arès » quel que soit leur camp. Il existe donc du plaisir à combattre ! Homère nous parle de lui au début de la guerre, mais l’oublie lorsqu’il s’agit de mettre en lumière de véritables héros, qu’il s’agisse de Patrocle, d’Hector et d’Achille, sans oublier Diomède ou les deux Ajax. L’objectif de la guerre reste dans l’Iliade de faire du combat final entre Hector et Achille une lutte à mort entre deux adversaires qui sont finalement les vrais champions de chaque camp. Mais, ils ne luttent plus pour défendre ou attaquer une ville, ils combattent pour la gloire tout en sachant que c’est le destin qui les y pousse. Si Arès a disparu, Athéna est là, toujours aussi prégnante, toujours aussi rusée et c’est elle qui trompe Hector pour qu’il donne, en mourant, la gloire à Achille. Lorsque je disais que nous étions plongés au cœur d’une véritable famille, cela se vérifie tout au long de la guerre de Troie. Zeus doit affronter en permanence Héra son épouse et sa fille Athéna tandis qu’il doit contrôler les bêtises de son fils Arès qu’il ne supporte pas ou les déboires de sa fille Aphrodite qui se mêle de ce qui ne la regarde pas. Enfin, disons directement, car indirectement c’est elle qui assure la poursuite
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d’un amour de plus en plus difficile entre Pâris et Hélène à cause de la guerre. Après être intervenue dans le face à face entre Pâris et Ménélas pour que son protégé ne meure pas, peut-être aussi pour que la guerre ne s’arrête pas si vite, Aphrodite a conduit Pâris dans sa chambre et s’empresse de demander à Hélène de le rejoindre. Hélène résiste et Aphrodite doit hausser le ton. Commençons par entendre Hélène : « Alors parce que Ménélas a aujourd’hui vaincu le divin Alexandre, et parce qu’il souhaite de ramener à son foyer la misérable que je suis, te voilà aujourd’hui encore à mes côtés, pleine de desseins perfides. Mais va donc t’installer chez lui… » (p.90) La riposte d’Aphrodite ne se fait pas attendre : « Ne me provoque pas, insolente, et prends garde que je ne me fâche et ne t’abandonne. Je t’aurai alors en haine autant qu’aujourd’hui je t’ai en prodigieuse affection. Je susciterai des haines sinistres parmi les deux peuples, Troyen, et Danaen, et tu périras d’une mort cruelle. » (p.91) N’oublions pas qu’Hélène a Tyndare pour père mortel et que sa mère Léda est également une mortelle. Aphrodite abuse de sa supériorité pour obliger Hélène à faire ce que bon lui semble et ce que son père lui demande certainement de contrôler, d’assurer. Si l’enlèvement d’Hélène est la cause mortelle de la guerre, la cause divine reste la volonté pour Zeus d’évaluer les demi-dieux dans des duels à mort tandis qu’il prendra plaisir à les regarder conquérir ou non la gloire qu’il est seul à distribuer. Il suffirait qu’Hélène abandonne Pâris, qu’elle revienne d’elle-même vers Ménélas, pour que la guerre cesse et que les affrontements attendus ne puissent plus avoir lieu. Nous comprenons alors le rôle d’Aphrodite ! La guerre est peut-être la dernière idée qu’il a mise à profit pour se distraire, mais aussi pour voir si certains mortels pouvaient mériter une gloire éternelle. En faisant naître la quatrième race de mortels, il a voulu voir comment les hommes se comporteraient en faisant la guerre différemment de leurs ancêtres, ceux de la troisième race. Désormais, les hommes possèdent l’idée, ils peuvent donc agir autrement. Nous
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pouvons penser que les hommes peuvent échapper à la folie d’Arès et c’est ce que nous contrôlons à la fin de cette guerre qui aura duré dix ans. Désormais les combattants sont capables de penser avant d’affronter la mort. Enfin les meilleurs, les héros ! Tout se passe comme s’ils s’engageaient dans la bataille comme des lions, des émules d’Arès et découvraient en combattant que la guerre a un autre sens que celui de vaincre pour faire justice. La guerre apparaît comme un moment, un endroit privilégié où l’homme découvre en lui-même des forces qu’il ne soupçonnait pas. Ces forces sont alors personnifiées par des divinités, le plus souvent par Athéna qui représente l’art d’utiliser ces forces. Ce n’est pas Zeus qui conduit les guerriers à raisonner, ni Apollon d’ailleurs, encore moins Arès, bien entendu. Dire que la guerre a duré dix ans n’est pas quelconque et nous devons rendre au chiffre sa dimension symbolique. Dans le Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier nous apprenons que le neuf, souvent utilisé par Homère a une valeur rituelle. Hésiode le reprend très souvent lui aussi. Étant le dernier de la série des chiffres, il annoncerait à la fois la fin d’un cycle et le recommencement d’un nouveau cycle, un achèvement et un renouveau. Le dix, pour sa part, étant la somme des quatre premiers chiffres représenterait une totalité, un achèvement, un retour à l’unité, le un représentant le principe de toute chose, l’être non encore manifesté, le divin. Le dix peut exprimer aussi bien la vie que la mort, ou mieux encore leur coexistence14. Nos deux poètes n’ont pas utilisé les chiffres au hasard. Ils les ont utilisés pour souligner certains aspects de leurs poèmes qui ne pouvaient être pris en considération qu’en échappant aux récits eux-mêmes. Le poème d’Homère commence avec la colère d’Apollon qui dure neuf jours. Le dixième Achille convoque les gens en assemblée. C’est à ce moment que le fils de Pélée se querelle avec Agamemnon et qu’il s’enferme dans une sorte de bouderie qui va permettre à la 14
CHEVALIER J., GHEERBRANT A. Dictionnaire des symboles. Paris, Robert Laffont, 1982, p.663 et 359.
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guerre de durer assez longtemps pour que Zeus puisse observer tous les mortels du sommet de l’Ida. La guerre va commencer vraiment et entraîner la prise de la ville. Comment ne pas associer ici la fin d’une cité qui sera pillée la dixième année ? Énée, qui s’enfuie pour fonder ailleurs une nouvelle ville avec ceux qui peuvent le suivre, ou les nombreux guerriers qui, pour les plus glorieux, vont commencer une nouvelle vie, bénéficiet-il d’une sorte d’immortalité pour les aèdes et pour les leurs ? La guerre devient alors le moyen de franchir un cap, comme Ulysse franchissant le cap Malée dans l’Odyssée, ou de passer sur une autre rive comme Jason portant Héra sur son dos, ou Héraclès traversant une rivière et laissant Déjanire sur l’autre rive. Ce cap peut être aussi la mort « qui tout achève » selon l’expression d’Homère. Nous découvrons avec ces deux chiffres que l’histoire mythique s’inscrit dans un souci d’enseignement, un souci qui ne peut être perçu que par des esprits déjà éclairés. Pythagore est largement postérieur à Homère et à Hésiode. La dimension sacrée des nombres ne sera développée que plus tard, mais il est permis de penser qu’un usage aussi fréquent des chiffres n’est pas sans raison et la seule explication acceptable de leur présence dans leurs poésies ne peut être que symbolique. Nous pouvons même penser que Pythagore n’a fait que reprendre des idées que des aèdes, avant lui, ont su utiliser. Cette guerre, telle que nous la présente Homère, n’est pas seulement une guerre ordinaire entre cités qui cherchent à se dominer ou à se piller. Elle ne relève pas du politique, mais au contraire du symbolique. Tout ici doit être compris à partir des images poétiques et la première qui vient à l’esprit est celle de la destruction. Les Achéens se sont regroupés pour détruire Troie et la raison que nous pourrions accepter est l’enlèvement d’Hélène. Un tel rassemblement de forces pourrait surprendre à moins que les Achéens n’aient apprécié préalablement la puissance de l’adversaire. Or la justification repose sur la ruse d’Ulysse vis-à-vis des prétendants et les conseils donnés à Tyndare, le père d’Hélène. Pour que l’enlèvement d’Hélène regroupe tant de guerriers, il fallait le serment des prétendants. Il ne s’agit pas de détruire le mal, mais de combattre au nom
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d’une justice qui est celle des monarques mycéniens, autrement dit d’un temps dépassé. Si nous suivons la légende, nous comprenons que Zeus, qui a fait naître cette race de demi-dieux, a tout organisé pour que cette guerre ait lieu et que chacun soit confronté à une autre destruction qui pourrait bien être celle de la matière avec ce qu’elle a de plus archaïque, de plus monstrueux. La troisième race était monstrueuse et faisait la guerre comme Arès, par plaisir si l’on veut, la quatrième va faire la guerre pour dépasser cette monstruosité. La présence d’Arès, meneur d’hommes, ne peut qu’accompagner les débuts de cette confrontation qu’Athéna s’efforce de rendre plus glorieuse.
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L’AMOUR, LA MORT, LA GLOIRE
Préalablement à tout effort d’interprétation, il faut revenir à la stratégie de Zeus qui conduit les demi-dieux à s’affronter devant la ville de Troie. Si je parle de stratégie, c’est pour rester sur le plan des légendes et trouver une explication qui soit en rapport avec la suprématie des divinités sur les hommes. Tout commence avec le jugement de Pâris voulu ou organisé par Zeus. Zeus et Poséidon aimaient Thétis et auraient bien fait de cette Titanide leur épouse, mais un oracle de Thémis leur avait appris que l’enfant qu’elle mettrait au monde serait plus puissant que son père. Cela signifiait une perte de pouvoir qu’ils ne pouvaient accepter. Les deux frères avaient donc abandonné l’idée d’une union qui leur serait fatale. Chiron qui avait appris la nouvelle s’était empressé de conseiller à son protégé Pélée d’épouser la déesse. Pour ce faire, Pélée avait dû subir le refus de la déesse qui s’était transformée successivement en feu, en eau, en vent, en arbre, en oiseau, en tigre, en lion, en serpent et même en sèche tandis que Pélée, averti par Chiron, la tenait fortement dans ses bras. Le mariage avait donc eu lieu sur le mont Pélion et tous les dieux y avaient assisté, Chiron offrant une lance de frêne et Poséidon une paire de chevaux immortels qui seront plus tard attelés au char d’Achille. Or, Éris, personnification de la Discorde, avait été oubliée dans les invitations et elle fit irruption au beau milieu des dieux, lançant une pomme d’or devant les convives et disant qu’elle serait accordée à plus belle des trois déesses : Athéna,
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Héra et Aphrodite. Déjà nous pouvons penser que les autres déesses ne sont pas belles ou bien qu’elles ne peuvent avoir d’utilité dans le projet de Zeus ! Nous comprenons facilement qu’il ne tenait pas à juger de cette beauté et, une fois encore, il décida d’avoir recours à un mortel. Il demanda à Hermès de conduire les trois déesses devant Pâris. Mis en confiance par le messager de Zeus, Pâris rendit son jugement. Or, ce qui pourrait surprendre, c’est qu’il ne fut point question de beauté ! Chaque déesse promit sa protection et des dons particuliers : Héra proposa de lui donner l’empire de l’Asie, Athéna la sagesse et la gloire dans tous ses combats, Aphrodite l’amour d’Hélène qui était l’épouse de Ménélas, le roi de Sparte. Pâris jugea qu’Aphrodite était la plus belle des trois déesses ! Disons qu’il choisit la proposition qui lui semblait la plus belle à ses yeux ! Zeus était le père divin d’Hélène et voulait qu’elle serve d’appât pour tous les demi-dieux à la recherche de la gloire. Ou bien les trois déesses étaient de connivence ou bien les aèdes nous invitent à penser que l’amour était une force supérieure à toute forme de gouvernement et de victoire. Hésiode nous dira, en parlant d’Éros, que l’amour rompt les membres, dompte le cœur et la sagesse ! Le jugement de Pâris ne peut que surprendre ! Ce jugement n’était qu’un volet de la stratégie ! Il n’était pas le premier, mais le second. Pourquoi Zeus a-t-il utilisé Pâris pour organiser une guerre entre les Grecs et les Troyens ? En tenant compte de toutes les légendes, il faut remonter plus avant dans les aventures qui opposent les dieux et les hommes. À l’origine des rapports entre Troie et l’Olympe nous pouvons placer l’enlèvement par Zeus de Ganymède qui représente la beauté à son stade ultime chez les hommes. Adolescent ; il gardait les troupeaux de son père sur les pentes boisées qui environnaient la ville de Troie. Zeus le vit et l’enleva. Il avait fait naître dans le cœur de Zeus un amour dont la force égalait la beauté du jeune homme. Les légendes diffèrent sur l’origine de ce bel adolescent et sur la nature de
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l’enlèvement, mais ce n’est pas ici le plus important. Ce que l’on peut retenir c’est qu’en compensation Zeus aurait offert à son père des chevaux divins. Or nous retrouvons la trace de ces chevaux lorsqu’Héraclès prendra pour la première fois la ville de Troie. Il faut se souvenir que Poséidon et Apollon, punis par Zeus, avaient construit les remparts de la ville alors que Laomédon, l’un des pères supposés de Ganymède, en était le roi. Laomédon était coutumier des parjures et il avait refusé aux deux divinités de leur payer ce qu’il leur devait. Poséidon en colère avait envoyé un monstre qui dévorait les habitants et l’oracle avait fait savoir que pour mettre un terme à ce fléau, Laomédon devait offrir sa fille en sacrifice au monstre marin. Hésioné, la fille de Laomédon, avait été attachée à un rocher pour que le monstre puisse la dévorer et c’est à ce moment qu’Héraclès, passant par là, en vérité poussé par un vent favorable à la demande d’Héra, avait offert de la délivrer à condition qu’en échange Laomédon lui donne les chevaux divins que Zeus lui avait offerts. Laomédon ayant refusé, encore une fois, de récompenser celui qui avait délivré sa fille, Héraclès était revenu plus tard et avait conquis la ville. Il avait donné Hésioné en mariage à Télamon qui avait pénétré le premier dans la ville et en guise de cadeau de mariage lui avait laissé choisir un prisonnier qui n’était autre que son frère Podarcès. Ce dernier prit alors le nom de Priam : celui qui a été vendu. C’est lui qui, avec Hécube, devait donner naissance à Pâris, un deuxième garçon après Hector. Déjà, ce premier élément de la stratégie montre la complexité du projet et les détours de la ruse de Zeus. Avant de provoquer les Achéens, il a tout simplement envoyé son fils pour contrôler le comportement de Laomédon en lui réclamant les juments divines qui signifiaient la sagesse divine. Tout cela mériterait une interprétation plus poussée des symboles, mais nous éloignerait du sujet. La naissance de Pâris avait été précédée d’un prodige. Sa mère avait rêvé qu’elle donnait le jour à une torche qui mettait le feu à la ville. Priam avait appris que cela voulait dire que Pâris serait à l’origine de la destruction de la ville, mais
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plus tôt que de tuer l’enfant il l’avait exposé. Il avait donc confié l’enfant au destin. Des bergers l’avaient élevé et il était devenu un très beau jeune homme. Parce qu’il protégeait les troupeaux des voleurs, on l’appelait Alexandre. Pour défendre le taureau qu’il gardait au sein de son troupeau et le reconquérir en participant à des jeux funèbres, il était revenu à la ville et, Cassandre l’ayant reconnu, Priam l’avait accueilli et lui avait rendu la place qu’il devait avoir au sein de sa famille. Alexandre s’était alors montré supérieur dans tous les jeux qui avaient été organisés par Priam. Bien entendu il faudrait aussi parler de Cassandre et de ses amours avec Apollon, mais, pour l’essentiel, Pâris était bien revenu à Troie. Le troisième volet de la stratégie de Zeus est sans conteste la ruse d’Ulysse. Athéna est-elle intervenue ? La légende ne le précise pas. Toujours est-il qu’Hélène était si belle que tous les fils de monarques ou les monarques euxmêmes voulaient l’épouser. Tyndare ne savait plus que faire. Ulysse qui était un prétendant modeste quant à ses origines et sa fortune, comprit qu’il n’avait pas de chance et préféra épouser la cousine d’Hélène : Pénélope. Pour aider Tyndare, il eut alors l’idée de faire prêter à tous les prétendants un serment qui consistait à laisser Hélène choisir son futur époux et les engageait à porter secours à l’heureux élu en cas de besoin. C’est ce serment qui devait permettre à Ménélas de rassembler tous les monarques mycéniens pour faire la guerre contre les Troyens. Ulysse étant le plus rusé des mortels et le préféré d’Athéna, nous pouvons nous demander s’il n’était-il guidé dans ses actes par les dieux ? On apprendra qu’il est aimé d’Athéna en suivant son retour à Ithaque, mais rien n’est dit si ce n’est que Tyndare l’aidera à épouser Pénélope en contrepartie du conseil qu’il lui avait donné. Un quatrième volet concerne Pâris et ses rapports avec Ménélas de même que le rôle d’Énée, peut-être aussi celui de Cassandre. Pour que l’enlèvement ait lieu, il fallait que le mariage fût célébré, mais aussi que Pâris soit mis en contact avec Ménélas. Comme souvent, les légendes sont nombreuses et
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permettent aux aèdes de varier leurs explications ou leurs logiques quant à l’enchaînement des événements. Retenons ici que Ménélas aurait provoqué une épidémie à Sparte et que l’oracle lui aurait appris qu’il devait se rendre à Troie pour faire des sacrifices sur les tombes des fils de Prométhée. C’est alors qu’il avait rencontré Pâris pour la première fois. À la suite d’un meurtre involontaire, Pâris avait dû quitter la ville et ce serait Ménélas qui l’aurait accueilli à Sparte pour le purifier. C’est à ce moment que se serait produit l’enlèvement. Ménélas était parti pour la Crète où il devait assister aux funérailles de l’un des fils de Minos. C’est pendant son absence que Pâris aurait enlevé Hélène. Il est dit aussi qu’Hélène était consentante et aurait même réuni un trésor avant de s’enfuir au milieu de la nuit, abandonnant sa fille Hermione âgée de neuf ans. Certaines légendes disent que Pâris était accompagné d’Énée. Rappelons qu’Énée était le fils d’Anchise et d’Aphrodite et que par son père il descendait de la race de Dardanos et donc de Zeus puisque Dardanos était le fils de Zeus et d’une fille d’Atlas. S’il n’était pas de la famille régnante, Aphrodite avait prévu pour lui et ses descendants un destin royal. Faut-il rappeler que Zeus avait demandé à Aphrodite de montrer son talent d’amoureuse en faisant la conquête d’Anchise ? Tout le monde connaît la fin tragique de la cité et la fuite d’Énée dans une ville en flamme. Il devait être avec Hector un glorieux combattant, un adversaire d’Achille, mais aussi un guerrier placé sous la surveillance toute maternelle d’Aphrodite. Si Aphrodite protégeait son fils contre les Achéens les plus illustres, souvent conseillés par Athéna, Apollon qui aurait pu en vouloir aux Troyens, surtout en souvenir de Laomédon, il est permis de penser qu’il gardait pour la sœur de Pâris quelque penchant amoureux. Au moment de la naissance de Cassandre et de son frère jumeau Hélénos, Priam et sa femme Hécube avaient donné une fête dans le temple d’Apollon et, à l’issue de la fête avaient oublié les jumeaux dans le temple. Le lendemain, en retrouvant les enfants, ils étaient endormis et protégés par deux serpents en train de les purifier avec leur langue. Ces deux
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enfants révélèrent par la suite un don de prophétie. Une légende nous laisse entendre que Cassandre était inspirée comme la Pythie lorsque le dieu prenait possession d’elle. Elle émettait alors des oracles. Une autre légende nous dit qu’Apollon lui aurait offert ce don en échange de son amour. Elle avait accepté l’amour de la divinité, mais au dernier moment s’était refusée à lui ce qui avait entraîné une réaction du fils de Dioné qui lui avait retiré, non pas le don lui-même, mais celui de la persuasion. Elle pouvait continuer à prévoir les malheurs que Pâris allait entraîner, mais elle n’était pas prise au sérieux. Apollon l’aimait-il encore au moment où la guerre fut déclarée ? Toujours est-il que le dieu restera tout au long des combats aux côtés des Troyens. Ce qui pourrait surprendre c’est que toute cette guerre aurait été livrée pour ramener en Grèce une nuée et non Hélène elle-même ! Dans l’Odyssée, Homère nous parle du voyage de Ménélas jusqu’en Égypte, mais la légende va plus loin. Lorsque Pâris avait enlevé Hélène, les dieux avaient remplacé la fille de Zeus par une nuée qui aurait été placée sous la protection de Protée qui était un roi. Hélène n’était plus responsable de quoi que ce soit et Ménélas, en revenant d’Égypte aurait ramené à Sparte la véritable Hélène. C’est la version qu’adopte Euripide. Si nous tenons compte des légendes et pas seulement de la poésie d’Homère, nous comprenons mieux que cette dernière puisse être un objectif divin. En étudiant le personnage de Zeus, j’ai constaté qu’il ne manquait pas d’idées. Lorsqu’il demande à Prométhée de faire un sacrifice pour départager les hommes des dieux, il veut surtout mettre un terme à la confusion introduite par Cronos. Hésiode va plus loin dans son second poème et la succession des races de mortels met en lumière un monarque soucieux de commander à une race moins semblable à celle des Titans, moins violente et plus raisonnable. N’aurait-il pas poussé indirectement Prométhée à donner le feu divin aux mortels afin de leur donner la possibilité de penser, eux aussi ? Les hommes sont devenus des êtres qui peuvent penser avant d’agir et c’est ce qu’Homère nous montre tout au long de cette
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guerre symbolique. Hésiode, avec la quatrième race, met les hommes sous le regard des dieux et ce sont les divinités qui décident de la gloire nécessaire à l’obtention d’une immortalité particulière. Il ne s’agit pas de redevenir des dieux, mais de leur ressembler en faisant de la mort une porte qui s’ouvre sur les Champs-Élysées. Comment ne pas évoquer ici le cas de Tydée, père de Diomède, qu’Athéna soutenait dans tous ses combats ? Envoyé en ambassade à Thèbes, Étéocle ayant refusé de l’entendre, Tydée avait alors défié les Thébains et les avait défaits l’un après l’autre en combat singulier. Il devait ensuite échapper à une embuscade. Mais, lorsque le combat décisif avait été engagé, l’adversaire de Tydée, Mélanippos, l’avait blessé mortellement. Athéna, qui se préparait à lui donner l’immortalité, découvrit alors la monstruosité de son protégé. Amphiaraos, qui savait qu’il trouverait la mort dans cette guerre et ne pardonnait pas à Tydée d’avoir tout fait pour qu’elle ait lieu, comprenant les intentions d’Athéna, coupa la tête de Mélanippos et l’apporta à Tydée qui s’empressa d’en manger la cervelle après avoir fendu son crâne. Devant cet acte barbare, Athéna n’avait pas donné l’immortalité au père de Diomède. À l’opposé d’une telle attitude, nous pouvons placer celle d’Hector au moment où il se prépare à franchir les murailles de la ville et répond à sa femme qui le traite de fou et cherche à le retenir. Hector lui dit, avant d’embrasser son fils : « J’ai appris à être brave en tout temps et à combattre aux premiers rangs des Troyens, pour gagner une immense gloire à mon père et à moi-même. Sans doute, je le sais en mon âme et mon cœur : un jour viendra où elle périra, la sage Ilion, et Priam, et le peuple de Priam, à la bonne pique. » (p.147) Mais le sort cruel qui lui est réservé l’est moins que celui que devra subir son épouse. Il se soucie moins des souffrances des Troyens, de son père ou de sa mère également, car il connaît le destin qui lui sera réservé le jour où un Achéen à la cotte de bronze l’emmènera en la privant de sa liberté. Il ne supporte pas cette image et lui dit ; « Ah ! que je meure donc, que la terre sur moi répandue me recouvre tout entier, avant d’entendre tes cris, de te voir traînée en servage » (p.147)
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Si Hector n’ignore rien des effets de la guerre et ne supporte pas de fuir le danger, il en va de même d’Ulysse qui se retrouvant seul au milieu des Troyens s’interroge : « Las ! que vais-je devenir ? Le mal est grand, si pris de peur, je fuis devant cette foule ; mais il est plus terrible encore si, restant seul, je suis tué. Le Cronide a mis en fuite tous les autres Danaens. – Mais qu’a besoin mon cœur de disputer ainsi ? Je sais que ce sont les lâches qui s’éloignent de la bataille. Celui qui est vraiment un héros au combat, celui-là doit tenir, et de toutes ses forces, qu’il blesse ou soit blessé. » (p.234) Il serait possible de multiplier ces monologues intérieurs qui sont en fait des dialogues entre le combattant et les sentiments qui l’animent. Homère nous livre cette alternance fréquente de désespoir et de confiance qui harcelle les guerriers devant la mort. Les moments sont rares où l’on perçoit une stratégie conduisant à la victoire. Ce qui domine est bien cette conscience de l’acte héroïque, de l’acte qui sera évalué par les divinités, mais aussi par les mortels qui échapperont au trépas. En essayant de retrouver la stratégie de Zeus pour amener les hommes à se montrer dignes d’une immortalité qui reste à mi-chemin entre la vie ordinaire et celle des Olympiens, nous comprenons mieux ce que cachent les légendes. Les aèdes ont-ils pensé l’ensemble avant de le découper en différentes étapes qui s’enchaînent ? Les demi-dieux doivent disparaître avant l’apparition de la cinquième race, la race de Fer, celle d’Hésiode ou d’Homère, la nôtre également. Ils vont s’entretuer devant Thèbes et devant Troie. Or ces guerres ne sont pas des guerres ordinaires, des guerres pour dominer des adversaires ou donner la suprématie à une cité sur une autre. Elles servent surtout à transformer les comportements des hommes qui découvrent que la gloire et la mort sont étroitement liées. La gloire ne peut que subvenir après la mort. Il est certain que la gloire est mieux perçue par les auditeurs des aèdes que l’excellence qui est une entité trop abstraite. Nous avons alors comme une sorte de révélation en ce sens que l’homme doit détruire en lui ce qui n’est pas digne de survivre après l’instant
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fatal. Le héros n’est pas seulement le contraire d’un lâche, il est celui qui découvre qu’il vaut mieux mourir dignement, en surmontant la peur de la mort. C’est celui qui construit son immortalité en dépassant toutes ses craintes. Si les dieux interviennent souvent pour encourager les héros, les aider aussi, ce sont les hommes qui découvrent en eux, au fond de leur poitrine, la force qui leur interdit de reculer. Ils avancent vers la mort de façon glorieuse ! Zeus, Héra, Athéna, Apollon, Aphrodite, Poséidon, Arès sont tous des dieux de seconde génération. Ils sont des dieux qui pensent, mais s’ils poussent les hommes à se battre, à ne pas reculer, ils ne cherchent jamais à les transformer en divinités. Les hommes restent des hommes ! Par contre ils apprennent sur le champ de bataille à faire des choix qui correspondent à des comportements qui ne sont plus ceux d’Arès ou de la troisième race. Chaque divinité, à sa façon, soutient l’acte héroïque ou même en rappelle les limites pour qu’il ne connaisse pas la démesure. Apollon ne demande-t-il pas à Diomède de ne pas chercher à égaler les dieux ? En prenant du recul à la fois par rapport à la poésie, à la fois par rapport aux légendes, nous voyons mieux que l’enseignement des aèdes est une sorte de constante. Ils s’efforcent de faire comprendre aux hommes qu’il ne suffit pas d’utiliser la force pour vaincre, encore faut-il la dépasser pour se connaître. La connaissance de soi est au cœur de la poésie, mais surtout de l’enseignement qu’elle transmet de façon imagée. Dans les légendes que récupèrent Homère puis Hésiode, nous avons cet enseignement sous forme symbolique. Ce n’est pas Zeus qui a tout organisé, mais ce sont les aèdes. Ils ont utilisé les dieux pour instruire les mortels. Peut-être qu’Homère et Hésiode regrettent le temps où les demi-dieux se faisaient face pour se mesurer sur le chemin de la gloire. Avec les guerres véritables, celles où les guerriers doivent d’abord obéir et où la force individuelle disparaît au sein d’une force collective, la gloire semble avoir disparu. Il n’est plus question d’immortalité, mais seulement de victoire et la victoire
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appartient essentiellement aux chefs. En simplifiant à outrance, ne peut-on pas dire que la gloire appartienne à l’histoire, l’immortalité à la légende ? Les légendes sont imaginées pour faire comprendre que tout combat a ses limites, qu’il doit aussi être pensé, qu’il peut avoir un sens qui ne se trouve pas dans la seule victoire. Le héros n’est pas uniquement celui qui gagne. Pâris, ou Alexandre, gagne toutes les épreuves aux jeux funèbres organisés par Priam, mais il n’est pas un véritable héros. Thésée, égalant les exploits d’Héraclès, ne l’est pas non plus. Nous pourrions même nous demander si Héraclès le fut luimême ! Le héros n’est pas celui qui vole de victoire en victoire, il est celui qui prend conscience de ce que la victoire représente. Elle doit devenir un chemin qui conduit à un idéal de vie et cet idéal de vie est le fruit d’une idée. Ce n’est pas l’acte qui fait le héros, mais le sens qui est surajouté à l’acte par celui qui le vit. Nous pourrions trouver une autre démonstration de cette évolution chez les hommes en étudiant les légendes qui concernent Héphaïstos. Il est un dieu qui tombe du ciel et qui y remonte une fois instruit par la divine Téthys qui l’accueille neuf ans sous la mer. Nous pourrions aussi le voir dans la légende d’Érichthonios, le fils d’Héphaïstos et de la Terre qu’Athéna éduquera en attendant qu’il devienne le monarque mythique d’Athènes. La guerre de Troie n’est pas la seule illustration d’un tel changement chez l’homme. Elle est la première qui soit écrite et témoigne d’une ébauche de philosophie. Lorsque le guerrier respecte la volonté des dieux, il ne fait que respecter ce qui, en lui, peut le conduire vers un comportement meilleur, digne de mémoire. Nous aurons, à partir de la même époque des athlètes qui seront couronnés dans des jeux et laisseront des souvenirs impérissables et dont le nom sera gravé dans le marbre. Sur le plan athlétique, nous retrouvons ce qui se passe sur le plan militaire. Ne parlons-nous pas de combat aujourd’hui encore en parlant de certaines pratiques athlétiques ?
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Mais alors quel est le sens qu’il faut accorder au jugement de Pâris ? Il semble bien qu’entre la possibilité de régner, la victoire dans toutes les batailles et l’amour de la plus belle femme du monde, Pâris n’hésite pas très longtemps. Est-ce à dire qu’il se montre comme un homme à la recherche du plaisir, un homme qui se donne à l’amour dont nous savons qu’il est contraire à la sagesse, à tout progrès spirituel ? Aphrodite est alors considérée comme la plus belle des trois déesses, mais cette beauté n’a pas le sens que nous lui attribuons ordinairement. Ce qui est cœur de la différence ce n’est pas la beauté charnelle, la morphologie, ni même l’expressivité. Les trois déesses s’opposent avec des promesses de grandeur. Héra propose un empire, Athéna la victoire au combat, Aphrodite l’amour de la plus jolie femme qui soit au monde. Or, cet amour va conduire les héros vers un combat qui vise l’obtention de l’immortalité ! Aphrodite est certainement la déesse la plus éloignée du monde des idées, mais la force qu’elle gouverne est une force prodigieuse, supérieure à la sagesse. Spontanément nous pensons à la passion de Pâris pour sa beauté, comme à celle des prétendants, mais c’est aussi Aphrodite qui provoque la rivalité et cette dernière se retrouve sur le plan des idées dans le récit d’Homère. Pâris représente ici l’homme dans ce qu’il a de plus originel. Il est dominé par l’amour, ou pour être plus précis par le désir d’être aimé. Il ne cherche ni la gloire ni le pouvoir. Disons qu’il représente, avec son jugement, l’homme ordinaire, ce que l’homme a de plus animal en lui et que l’instinct oriente rapidement vers une relation amoureuse. Nous le voyons confronté à son frère aîné Hector qui est le modèle de l’homme qui pense sa vie et ne succombe pas à l’amour qu’il place après le devoir et la gloire tout en étant conscient de l’immortalité qu’elle peut apporter. Parce que Pâris est enfermé dans son amour, il ne deviendra pas un immortel. Mais Pâris est un jouet dans les mains de Zeus et ne peut que jouer le rôle qu’il lui a donné. Il doit mourir sans gloire pour mieux valoriser la mort d’Hector.
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La discorde, en envoyant une pomme d’or entre les trois déesses représente cette force qui est en nous et qui demande que soient précisées nos intentions et nos choix d’actions, que soit médité chacun de nos comportements. Ce qu’elle demande, nous le retrouvons sous de multiples interprétations dans le poème d’Homère. Pâris a fait le plus mauvais choix qui soit aux yeux des dieux, tout particulièrement de Zeus. A-t-il réellement choisi ? Par contre, chacun à sa façon, chaque futur héros, troyen ou achéen, découvre la discorde qui n’est que l’incertitude à laquelle il est confronté avant de perdre la vie. C’est elle qui domine la guerre. Cette guerre, qui se trouve matérialisée grâce à l’enlèvement d’Hélène, n’est qu’un prétexte. Elle met en lumière différentes façons d’obtenir la gloire et une immortalité relative, la possibilité de laisser dans la mémoire des hommes des souvenirs impérissables de beauté, au sens surhumain du terme. Ce n’est plus le corps qui est beau, mais l’esprit, et c’est grâce à l’esprit que l’acte peut échapper à l’usure du temps. Nous ne sommes plus dans les guerres de succession entre Zeus et les Titans ou entre Zeus et les Géants, la guerre se déroule sur terre et la succession oppose les hommes qui agissent, souvent avec violence, et ceux qui pensent avant d’agir, comme Prométhée. Elle n’oppose plus des hommes, mais des idées et c’est probablement pourquoi les dieux peuvent intervenir. Les divinités sont là pour contrôler les idées, et accompagner les actes lorsque c’est nécessaire pour prolonger la méditation des guerriers. Ce qui était vrai au moment du jugement de Pâris, reste vrai tout au long de la guerre et nous voyons Pâris continuer à aimer Hélène comme si la guerre n’existait pas sauf lorsqu’il y est directement confronté. À côté de lui, son frère s’interroge, évalue, médite, choisit, quitte symboliquement son père, sa femme et son fils pour combattre. Pourtant Hector fuit devant Achille avant de se résoudre au face à face qu’Athéna a induit en le trompant. Hector n’est certainement pas un lâche, mais il fallait mettre en lumière la supériorité d’Achille pour qui les dieux ont voulu la plus grande gloire. Ce qu’ils n’avaient pas prévu, semble-t-il, c’est son attitude vis-à-vis du corps d’Hector
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qui pourrait bien passer pour de la démesure. Le héros est étouffé par son amour inconsolable pour Patrocle. D’ailleurs, les dieux devront intervenir pour lui imposer un peu de sagesse. Ce sont eux qui font des choix à sa place ! Nous retrouvons alors le rapport conflictuel entre l’amour et la sagesse !Enfin ! Telle est la version d’Homère. Il devient possible de mieux comprendre le rôle que joue Arès dans l’épopée. Arès est la seule divinité qui ne pense pas avant d’agir. Bien qu’Olympien il fait la guerre par plaisir. Zeus ne lui aurait-il pas donné naissance juste pour bien montrer la différence de comportement entre un Prométhée et un Épiméthée symboliques ? L’homme est à la fois les deux frères que l’on peut considérer comme des jumeaux. Il peut agir sans penser et peut aussi penser avant d’agir. Le plus important est de penser divinement et non stratégiquement. C’est dans le combat que l’homme de la quatrième race trouve l’usage du feu divin volé par Prométhée. Homère nous montre un exemple de pensée stratégique lorsque Diomède et Ulysse effectuent une mission nocturne. Alors que Diomède tue ses adversaires et répand le sang sur la poussière, Ulysse envisage le retour au camp des Achéens avec les chevaux volés ! « L’industrieux Ulysse suit : à chaque fois que le fils de Tydée s’approche de l’un d’eux et le frappe de son épée, Ulysse est là, qui saisit le mort par le pied et qui le tire en arrière. Il a son idée en tête : faciliter le passage des chevaux aux belles crinières qui risquent de s’effarer à escalader les cadavres : ils n’y sont pas habitués. » (p.218) Cette pensée échappe entièrement à Arès, et pourtant elle est la moins divine de toutes ! Ce n’est pas elle qui permet d’obtenir la gloire. Pour l’ensemble des combattants, l’esprit est ailleurs. Homère nous livre une pensée qui peut être celle de tout le monde, mais trouve dans la bouche de Sarpédon plus de force. N’oublions pas que Sarpédon est considéré comme un fils de Zeus et d’Europe. Il est le frère de Minos et de Rhadamanthe. Homère lui fait jouer un grand rôle dans l’attaque du camp
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achéen et de la muraille qui avait irrité Poséidon, avant qu’il ne soit tué par Patrocle. Il combat à la tête des Lyciens avec son ami Glaucos. Homère nous fait sentir tous les débats profonds que connaissent les guerriers dans leur âme au moment d’affronter la mort glorieuse, car il ne peut y avoir de mort honteuse. Il nous fait comprendre aussi que dans la bataille il y a les monarques, les chefs et les autres, les simples soldats. La mort les rapproche, mais l’exemple vient d’en haut, de ceux qui mangent bien, qui vivent bien et ne sont pas courbés par les travaux de la terre. Le devoir d’un chef, d’un privilégié si l’on veut, est de se tenir au premier rang dans la bataille. Ils doivent aussi être des « braves ». Mais, au-delà de cette réflexion d’ordre politique plus qu’humain, il y a aussi cette analyse de la mort qui semble hanter tous les combattants. Le guerrier n’ignore rien de ce qui l’attend. Il sait que la mort le guette en même temps que la gloire. Sarpédon peut alors dire à Glaucos : « Mais, puisqu’en fait et quoi qu’on fasse, les déesses du trépas sont là embusquées, innombrables, et qu’aucun mortel ne peut ni les fuir ni leur échapper, allons voir si nous donnerons la gloire à un autre, ou bien si c’est un autre qui nous la donnera à tous. » (p.257) Sarpédon traduit ici l’essentiel de l’état d’esprit qui anime chaque guerrier, les plus nobles, ceux que nous pouvons appeler les demi-dieux. La guerre est bien envisagée comme le moment où l’homme peut conquérir la gloire et, plus encore, l’immortalité. Peu importe qu’il soit le fils de Zeus ou le petitfils du premier Sarpédon, comme le suggère Diodore de Sicile. Il est bien un descendant de Zeus et se comporte comme tous les héros à la recherche d’une jeunesse éternelle, personnifiée par Hébé, la sœur cadette d’Arès. Un peu plus tard, Sarpédon va tomber sous les coups de Patrocle. Les deux guerriers sont animés du même désir de triompher et Zeus qui les voit du haut de l’Ida s’interroge pour savoir s’il va soustraire son fils au trépas. « Vais-je le ravir vivant au combat, source de pleurs, pour le déposer ensuite dans le gras pays de Lycie ? ou vais-je,
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à l’instant, l’abattre sous le bras du fils de Ménœtios ? » (p.337) Héra lui fait savoir que les autres dieux ne sont pas de son avis. Le plus important est ce qu’elle ajoute à sa critique. Après lui avoir fait remarquer qu’il n’est pas la seule divinité à avoir un fils qui combat et que son choix peut entraîner de nombreuses réactions, elle lui donne un conseil. « Si Sarpédon t’est cher, si ton cœur pour lui se désole, eh bien ! laisse-le tomber, au cours de la mêlée brutale, sous le bras de Patrocle, le fils de Ménœtios, puis, quand l’âme et la vie l’auront abandonné, charge Trépas, charge le doux Sommeil de l’emporter et d’aller avec lui jusqu’au pays de la vaste Lycie. » (p.337) C’est cet honneur qu’Achille commencera à donner à Patrocle en organisant son bûcher et des jeux funèbres avant que ses cendres ne soient emportées dans une urne d’or jusqu’en Grèce. Comment ne pas souligner ici qu’Arès et Hébé forment un couple de forces que Zeus a fait naître avec Héra ? Arès pousse les hommes à faire la guerre, à combattre jusqu’à la mort, à rechercher la plus grande gloire tandis qu’Hébé apporte le fruit de leurs efforts en donnant aux mortels glorieux une sorte d’éternité, une équivalence d’immortalité. Si nous en restions au mariage d’Héraclès et d’Hébé, nous ne comprendrions pas le symbole de la jeunesse éternelle. Les héros qui obtiennent sa main, ce n’est alors qu’une image, restent jeunes après leur mort et vivent comme des dieux. Les légendes les envoient vivre éternellement dans l’Ile des Bienheureux où se trouve également Cronos libéré de ses chaînes, ou bien dans les Champs-Élysées où ils semblent vivre en même temps que les plus belles mortelles, dont Hélène, Médée ou Iphigénie. Pierre Grimal dans son Dictionnaire de mythologie nous dit simplement : « Le souvenir d’Achille était resté bien vivant dans l’imaginaire populaire des Grecs, et son culte était très
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répandu dans les îles, aussi bien sur le continent asiatique, théâtre de ses exploits.15 » Hébé est une récompense. Or, cette jeunesse éternelle n’est que le souvenir durable laissé dans les mémoires par les exploits d’un héros. L’enseignement des aèdes consiste à montrer que la mort peut être dépassée grâce à cette mémoire des faits extraordinaires. Le travail, si bien fait soit-il, ne peut pas apporter la gloire et c’est la comparaison qui nous permet de comprendre que ce n’est pas l’acte qui confère cette reconnaissance, mais la mort elle-même. Bien entendu, il existe différentes façons de mourir, mais ici cette mort est acceptée, voulue même par ceux qui savent qu’il existe un au-delà qui assure une divinité méritée. Il ne s’agit pas d’une divinité de naissance et nous le comprenons en voyant mourir des fils de dieux. Sarpédon n’est pas seul à affronter le Trépas courageusement et en pleine conscience de ce qu’il lui réserve s’il ne faiblit pas.
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GRIMAL P. Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine. Paris, PUF, 1969, p.8.
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UN DIEU MOINS CONNU
En nous intéressant au dieu romain qui reprend l’essentiel de son caractère, nous avons l’impression de mieux connaître le fils de Zeus. Qu’il s’agisse d’Arès ou de Mars, nous sommes toujours devant une divinité qui gouverne la vie et la mort. Les Romains ont davantage accentué la vie en faisant de Mars un symbole du printemps, de la renaissance de la nature. Arès, comme Mars, symbolise le feu des désirs en même temps que la violence et si les légendes le marient avec Aphrodite c’est bien parce qu’il est à la fois attiré par la mort qu’engendre la guerre et la vie que l’on retrouve dans ses relations amoureuses et tout particulièrement sa relation avec la fille de Dioné. Il est passion et violence à la fois et c’est peut-être pourquoi on le dit sans cervelle. Il est la personnification de cette agressivité qui sommeille en chacun de nous et se réveille brutalement, sans effort de compréhension, dès qu’un événement quelconque la sollicite. N’oublions pas que les hommes ne sont pas les premiers à peupler la Terre et que, depuis leur origine, ils ont dû se battre pour survivre, pour lutter contre tous les êtres qui pouvaient s’en prendre à eux. N’oublions pas les forces de la nature contre lesquelles ils n’ont pas trouvé rapidement les parades nécessaires à la conservation de la vie. Il serait plus juste de dire que l’agressivité était indispensable pour vivre et qu’Arès a été certainement une divinité bien antérieure à toutes celles qui pensent, que ce soit Zeus, Apollon, Athéna ou même Hermès. Nous pourrions dire aussi que l’amour est une sorte de guerre ou conduit à la guerre et nous pourrions aller jusqu’à illustrer la compétition qui se déroule entre les spermatozoïdes avant de féconder l’ovule !
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Les dieux de nos anciens aèdes sont en rapport avec la vie des mortels, la survie d’abord, l’art de vivre mieux ensuite. Ce ne sont pas les dieux qui ont dicté leurs comportements aux mortels, ce sont les mortels qui ont traduit leurs observations et leurs choix en les divinisant. Il est évident que, dès les origines, la recherche de pouvoir fut précédée par cette force inconnue et le plus souvent incontrôlable. Ouranos a dominé Gaia pour lui faire des enfants, Cronos a castré son père pour avoir le pouvoir de même que Zeus a trompé son père avec la même intention, mais les aèdes se sont efforcés de nous faire comprendre que la violence a changé peu à peu de nature et nous font presque accepter celle de Zeus comme nécessaire à l’organisation d’un monde meilleur. Par contre, ils nous font oublier que Gaia est à l’origine de la naissance d’Ouranos et, dans le même temps, de cette force qui veut gouverner. Homère et Hésiode ne nous apprennent-ils pas que la vie et la mort forment un couple qui ne peut être désuni et que les forces qu’elles représentent sont propres à la matière et, par elle, à toutes ses manifestations ? Les détails de leurs poèmes ne font que nous montrer comment elles participent à la transformation des hommes. Si Arès est souvent dominé par Athéna, rabroué par son père, c’est pour nous apprendre que la force n’a pas tous les droits. Mais le droit n’existe pas encore tel que nous l’imaginons et Hésiode se plaint d’un manque de justice. La justice ne serait-elle devenue le contraire de la force que par l’intermédiaire de la raison ? En fait, faut-il parler d’opposition ? Ulysse n’utilise-t-il pas, simultanément, la force et le droit pour massacrer les prétendants ? À la différence de Ménélas, ou d’autres guerriers comme Diomède ou Ajax, Ulysse n’est pas véritablement un émule d’Arès. N’a-t-il pas simulé la folie pour ne pas accompagner Ménélas ? L’amour de la guerre est en réalité une qualité bien antérieure à celles des mortels de la quatrième race. Elle est une qualité de la matière et nous la retrouvons chez Cronos qui est le premier à prendre conscience des enjeux qui accompagnent le pouvoir. Ne pouvons-nous pas dire que son père lui a transmis cette force, mais aussi ajouter que Gaia en est l’origine ? En se dédoublant en mâle et femelle, elle a donné à son double
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Ouranos, l’amour de la vie qui s’est traduit par la mise au monde des premiers dieux. Mais cet amour de la vie ne pouvait qu’aller de pair avec l’amour du pouvoir et Cronos fut le premier à le comprendre. Les dieux étant immortels, il ne pouvait les tuer et dût les emprisonner dans le Tartare. Toutes les guerres entre les dieux devaient se solder de la même façon et les mortels furent les seuls à connaître la mort au lieu de l’emprisonnement. S’il est possible de considérer l’inconscient comme un Tartare mortel, il semble bien que les Achéens ce n’était pas le cas. L’homme ne pouvait que connaître la gloire ou la mort ordinaire et nous voyons que l’Enfer est le royaume de tous les morts. L’immortalité n’est que la trace laissée par les héros dans la mémoire collective. En envoyant le déluge sur la Terre pour exterminer la troisième race de mortels, Zeus cherche surtout à dominer cet amour originel qui conduit les hommes à se battre et à mourir. En permettant l’avènement de la race des demi-dieux, il rend possible le contrôle de la mort. Elle devient alors un préalable à l’immortalité, autrement dit un comportement glorieux qui perd en spontanéité et gagne en spiritualité. L’homme pense sa vie et sa mort comme un ensemble qu’il doit apprendre à maîtriser. Arès est toujours celui qui encourage les hommes à combattre et à affronter la mort, mais, désormais et malgré lui, il est associé à Athéna qui encourage les hommes à dominer leur mort. Ne chercher à connaître Arès qu’à travers l’Iliade serait une erreur. Arès n’est pas seulement un combattant sans cervelle ! Il est aussi une divinité qui a son charme et ses multiples aventures amoureuses le montrent. Il est certain que sa liaison incestueuse avec Aphrodite est la plus connue, mais elle cache nombre de détails instructifs. En tenant compte d’un ensemble de légendes, il est possible de dépasser l’anecdotique. Lorsqu’Héphaïstos revient dans l’Olympe accompagné par Dionysos, c’est pour délivrer sa mère qui s’est laissé piéger en s’asseyant sur le trône en or que son ingénieux fils lui avait
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offert. Ne pouvant plus se dégager de ce trône elle avait dû faire appel à celui qui l’avait construit et qui, seul, pouvait la délivrer. Il revenait donc dans l’Olympe, mais instruit par Téthys qui l’avait gardé neuf ans dans les profondeurs marines à la demande de sa mère. Zeus qui l’avait chassé de l’Olympe n’avait pu refuser son intervention et son séjour au milieu des Olympiens. C’est probablement à ce moment que Zeus a décidé de marier Héphaïstos et Aphrodite, le feu et l’amour, couple surprenant qui ne mettra au monde aucun enfant divin, comme s’ils représentaient deux forces opposées. Nous avons tendance à les opposer, mais le feu qui conduit au combat conduit aussi à la procréation et la procréation peut passer pour une forme d’immortalité. Héphaïstos et Aphrodite n’ont pas besoin de faire des enfants puisque chaque mortel porte en lui ces deux forces et qu’il n’est pas nécessaire de les accompagner comme feront les enfants d’Arès et d’Aphrodite que ce soit dans la bataille ou dans la relation amoureuse. Si nous considérons que tous les actes de Zeus sont calculés et conçus pour assurer la suprématie de la pensée, nous pouvons imaginer que Zeus, soucieux de contrôler la puissance du feu que personnifie Héphaïstos, a jugé opportun d’associer le feu et l’amour que personnifie Aphrodite. Or les deux divinités ne s’aiment pas, ne connaissent pas la « bonne entente » comme le dirait Hésiode. Leur mariage est symbolique et ne fait que souligner leur commune présence. C’est Arès qu’Aphrodite choisit pour faire l’amour et lui donner des enfants. Les poètes, Homère en premier s’il s’agit bien de lui, ont brodé sur leurs mésaventures. Dans l’Odyssée, nous trouvons au Chant VIII un récit concernant les amours d’Arès et d’Aphrodite qui peut n’être qu’une addition. Disons que la légende nous raconte que le Soleil qui voit tout aurait averti le mari trompé qui aurait piégé les amants en les enfermant dans un filet lorsqu’ils étaient au lit croyant le forgeron boiteux en voyage. Nous pourrions ajouter qu’Aphrodite n’avait pas plus de cervelle que son amant, car elle ne pouvait méconnaître l’aventure d’Héra et l’ingéniosité de son mari. Enfin !
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Le plus important ici est le fruit de ces amours. Il est dit qu’Aphrodite donnera à Arès plusieurs enfants. Pierre Grimal nous dit à ce propos : « Des amours d’Arès et d’Aphrodite naquirent Éros et Antéros, Déimos et Phobos (la Terreur et la Crainte), Harmonie (qui devint plus tard à Thèbes la femme de Cadmos), et parfois l’on ajoute à cette liste Priape, le dieu de Lampsaque, le protecteur des jardins … » (p.40) Dans l’Iliade, Homère nous parle pour sa part de Lutte qui serait la sœur et la compagne d’Arès (p.105). Si nous faisons appel à Hésiode et à la genèse des dieux, nous voyons que Lutte, ou Éris, est un enfant de Nyx, la Nuit, de même que Trépas, Thanatos, en même temps qu’une multitude d’autres puissances dont il nous donne comme à plaisir tous les noms : Moros, Lot-Fatal, Kère, Mort noire, Thanatos, Trépas, Hypnos, Sommeil, Sarcasme et Lamentations de souffrance, les Hespérides, les Destinées : Clothô, Lachèsis et Atropos, Némésis, Réprobation, Duperie Bonne entente, Vieillesse funeste, Lutte. Celle-ci enfanta à son tour Temps de peine et de souffrance, Force-d’Oubli, Famine et Souffrances en pleurs, Mêlées et Batailles, Meurtres et Tueries, Querelles et Mensonges, Discours et Discours-Doubles, Indiscipline, Erreur Désastreuse et Serment16. Homère n’a pas cru bon de nommer tout ce monde qui pour Hésiode a une valeur originelle puisque Nyx sort de Chaos comme Gaia dont elle est la sœur tandis qu’Érèbe, Ténèbres infernales, est son frère. Au moment où il écrit son poème, nous pouvons dire que les Grandes Mères ont perdu leur pouvoir au profit de Zeus et que tout semble recommencer avec ce monarque qui fait renaître à sa façon toutes les puissances anciennes pour mieux les contrôler. Pouvons-nous parler honnêtement d’Éros comme d’un fils d’Aphrodite ? Qu’est devenu le premier Éros, celui qui émerge de Chaos en même temps que Gaia ? Nous pourrions 16
HÉSIODE Théogonie. La naissance des dieux. Traduit du grec par Annie Bonnafé. Précédé d’un essai de Jean Pierre Vernant. Paris, Rivages poche, 1993, p.77.
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nous demander ce qu’est devenue également la première Aphrodite, née du sexe tranché d’Ouranos et de la mer dans laquelle Cronos l’a jeté ? Il est clair que les légendes écrites font la part belle à Zeus et aux Olympiens ce qui correspond mieux aux mentalités du VIIIe siècle avant notre ère. Il n’est pas difficile de comprendre qu’Arès soit accompagné sur le champ de bataille par tout un ensemble de forces qui sont ici nommées, mais qui représentent les divers sentiments que peuvent éprouver les guerriers. En fait, nous devons comprendre que toutes ces forces qui sont naturelles, originelles, dépendantes de la matière avant qu’elle ne prenne forme appartiennent à un temps révolu, du moins un temps que Zeus s’efforce de dépasser. La violence, la monstruosité, et tout ce qui peut en découler, comme nous le rappelle Hésiode en donnant tous ces enfants à la Nuit pernicieuse, dépendent de la matière, autrement dit de Gaia, la Terre. D’une certaine façon, Ouranos fut le premier à tenter de dominer la Terre, mais il n’a pu que faire naître des monstres aussi étrangers à l’esprit qu’il pouvait l’être lui-même. N’oublions pas qu’il n’était qu’un double de la Terre et que la Terre l’avait conçu. Autrement dit, toutes ces forces que Zeus veut contrôler appartiennent à la matière dont Gaia est la première manifestation. En créant son double Ouranos, qui est aussi de la matière, elle n’a pu que lui donner simultanément toutes ces forces. Elles seront transmises de générations divines en générations divines puis aux mortels de la quatrième race d’Hésiode puisqu’elle naîtra de la Terre, à la demande de Zeus d’ailleurs ! Arès peut être considéré comme un résidu de cette violence. Si Zeus l’a mis au monde avec Héra, c’est parce que lui-même, fils de Cronos le fourbe, il porte en lui cette violence qui correspond au feu de la Terre. Le feu que maîtrisent les Cyclopes est un feu destructeur, et Zeus ne peut le méconnaître. Il porte en lui le feu de la Terre et la bataille qu’il livre avec son fils Héphaïstos peut symboliser sa volonté de jeter hors de lui cette force qui le pousserait à faire la guerre, à détruire alors qu’il veut construire un monde nouveau en utilisant l’esprit,
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l’idée, la raison. Or, pour construire, il faut peut-être détruire préalablement. Zeus a besoin de cette force que représente Arès et c’est pourquoi il lui donne naissance avec Héra. Pour construire l’homme nouveau, il doit commencer par détruire l’homme ancien. Or cette transformation se situe intégralement au plus profond de l’homme. Tout le poème d’Homère nous en brosse les multiples facettes. La vie et la mort sont en l’homme et s’affrontent désormais à partir d’un idéal dont l’homme a pris conscience. L’adversaire ne fait que faciliter le débat interne qui se situe entre la vie et la mort dans la conscience des hommes. Les dieux ne font que sublimer ce combat. La prise en compte de la mort permet de dominer l’amour de la guerre. À l’opposé d’Arès, il a placé Aphrodite et Athéna. L’amour et la raison sont les deux forces nouvelles sur lesquelles il s’appuie pour maîtriser la violence de la matière. Nous le voyons chez Homère, mais aussi chez Hésiode. Arès ne cesse pas d’être dominé par Athéna qui souvent retourne sa violence contre lui ou par Aphrodite qui, en lui faisant l’amour, l’éloigne du carnage. La naissance d’Harmonie, ne serait-elle pas la personnification d’une association indispensable et préalable à l’art de raisonner ? N’oublions pas que le gouvernement de Zeus, sur les dieux, les hommes et les morts, dépend toujours de la matière. Sans elle, aucun de ces trois paramètres n’existerait. La domination de Zeus résulte d’un choix d’aède, elle ne fait que nous enseigner comment la raison doit l’emporter sur tous les combats que nous croyons devoir mener à leur terme. Notre vie est une guerre et Hésiode nous dit bien que Zeus a envoyé la guerre sur la terre, chez les humains. Mais, cette guerre, que les hommes connaissent bien puisqu’elle est une constante de leur monde réel, n’est pas une guerre qui fait systématiquement couler le sang. Elle est une guerre de tous les instants que l’homme doit livrer pour atteindre un idéal qu’il situera différemment d’un siècle à l’autre, d’une génération à l’autre. Elle est originellement la suite des guerres divines contre la monstruosité de la matière. Lorsque nous faisons un bilan de vie, lorsque nous essayons d’évaluer la trace que nous laisserons à notre mort,
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nous sommes dans la même situation que les héros d’Homère. Rien n’a véritablement changé quant au fond du problème. La liaison amoureuse entre Arès et Aphrodite conduit à deux types d’enfants. Les premiers semblent donner à l’amour une sorte de valeur guerrière, les seconds donnent à la guerre, une force accrue, une sorte de jouissance par l’intermédiaire de la destruction. Hésiode nous dit bien qu’Éros rompt les membres. L’amour détruit donc à sa façon et ressemble à la guerre. L’enseignement d’Homère ne conduit-il pas à opposer non pas la guerre et l’amour, mais deux façons d’aimer, l’amour de soi, si l’on veut, et la recherche d’un amour plus intellectuel, plus idéal qui culmine avec la gloire et l’immortalité ? Pour que l’homme change, il faut qu’il en ait le désir et c’est ce qu’apporte Aphrodite. La genèse des dieux ne fait qu’éclairer la genèse des hommes, leur évolution qu’Hésiode résume en retenant cinq races distinctes. Dans le cas précis d’Arès, les aèdes ne font que souligner le besoin d’une sorte de guerre sans laquelle le changement ne pourrait pas avoir lieu. Ce qui peut surprendre, par contre, c’est l’association. Pourquoi la Crainte et la Terreur sont des enfants d’Aphrodite aussi ? C’est probablement Phobos, la Peur, qui a le plus d’importance au moment de la bataille. Mais la Peur peut avoir au moins deux fonctions, celle de faire fuir le lâche ou celle de faire réfléchir l’homme courageux. Seul le futur héros est capable de surmonter sa peur devant la mort qui le guette. Ne pouvons-nous pas penser qu’Aphrodite soutient ici l’amour de la guerre, l’amour de la victoire, qu’elle donne au héros l’élan dont il a besoin pour affronter son adversaire ? Toute la fougue d’Arès est alors confortée par l’amour d’Aphrodite, une telle association conduisant les mortels à combattre jusqu’à la mort sans reculer, sans fuir devant l’ennemi. En ce sens, Hector peut être un héros qui manque plusieurs fois de cet amour qu’Athéna ne donne à aucun mortel. Athéna fait réfléchir, permet à chacun de bien choisir le meilleur, conduit vers une gloire posthume, mais uniquement sur le plan de la raison. Seule Aphrodite donne la force d’aimer la guerre et donc de lutter. Pierre Grimal
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nous rappelle que la Lutte peut avoir deux natures : l’une pernicieuse, fille de la Nuit, l’autre, fille de Zeus, apportant l’émulation. Nous avons bien là ces deux facettes de sa puissance et lorsqu’Hector fuit devant Achille en faisant le tour des remparts, il connaît la première. Lorsqu’il fait face, trompé par Athéna, il connaît la seconde. Que dire d’Harmonie ? Pour comprendre sa nature et son rôle, il suffit de la retrouver à Thèbes, lorsqu’elle épouse Cadmos. Rappelons brièvement quelques détails légendaires. Cadmos est le frère d’Europe. Lorsque Zeus a enlevé Europe en se transformant en taureau, Agénor, son père à demandé à ses enfants de partir à sa recherche. Les recherches restant vaines, les enfants se fixèrent en différents endroits. Après la mort de sa mère, Cadmos interroge l’oracle de Delphes qui lui demande de suivre une vache et de construire une ville là où elle tombera épuisée. La vache étant morte il voulut l’offrir en sacrifice à Athéna et demanda à ses compagnons d’aller chercher de l’eau à une source voisine qui s’appelait la Source d’Arès. Le dragon qui gardait la source ayant tué ses compagnons il le tua à son tour et c’est alors qu’Athéna lui demanda de semer les dents du dragon. De terre sortirent des hommes armés, et Cadmos en jetant des cailloux au milieu d’eux fit en sorte qu’ils s’exterminèrent sauf cinq qui participeront à l’histoire de Thèbes. Cadmos ayant commis un crime il dût être expié et devint l’esclave d’Arès pendant huit ans. – Comment ne pas sentir toute la dimension symbolique que les aèdes ont tissée autour de Thèbes – Il devint ensuite le roi de Thèbes et Zeus lui donna Harmonie en mariage. Tous les dieux assistèrent au mariage. Harmonie devait recevoir deux magnifiques cadeaux : une robe tissée par les Charites, ou les Grâces et un collier en or forgé par Héphaïstos. Ces deux cadeaux allaient jouer un rôle déterminant dans les deux guerres qui détruiront Thèbes, entraînant la mort de nombreux héros. Les légendes nous disent qu’ils avaient été plongés dans un philtre qui devait empoisonner la descendance d’Harmonie. Héphaïstos et Athéna n’aimaient pas Harmonie, fille d’Arès et d’Aphrodite. À la fin de leur vie, Cadmos et Harmonie auraient
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été transformés en serpents puis se seraient retrouvés aux Champs-Élysées. Nous connaissons tous le sens attribué à l’harmonie qui signifie la concorde, l’accord des sentiments entre plusieurs personnes et nous avons envie d’en déduire qu’elle est ici l’accord entre deux divinités que sont Arès et Aphrodite ou seulement deux attitudes proprement humaines. On peut alors se demander si cet accord ne symbolise pas les deux forces utiles à la guerre : le courage et l’amour de la victoire. L’harmonie porte sur l’ensemble et nos deux divinités représentent l’amour de la mort et l’amour de la vie si l’on admet qu’Aphrodite, mère du deuxième Éros, est responsable du désir qui conduit à la procréation. Toujours sur un plan symbolique, ne peut-on pas penser que l’amour d’Arès, violent et destructeur, est accordé avec celui d’Aphrodite, essentiellement centré sur la génération ? Ne pourrait-elle pas être responsable, sur le plan divin, de la naissance de l’homme nouveau que Zeus ne cesse pas de surveiller ? L’harmonie serait indispensable pour faciliter le travail d’Athéna qui s’efforce de le construire ! L’homme nouveau ne peut pas se contenter de tuer l’homme ancien, il doit le dominer. Le fait est que toutes les forces qui sont dans l’homme se combattent sans pouvoir se détruire entièrement. L’homme porte en lui son Tartare et c’est lui-même, et non Zeus, qui doit enfermer ce qu’il ne peut détruire dans cette partie de son être. Parce que nous objectivons ces forces, nous nous imaginons qu’elles peuvent être dissociées, mais c’est impossible et les aèdes le savaient. Les enfants d’Arès et d’Aphrodite sont des puissances auxquelles les aèdes ont donné des noms ! Il reste que la formule qui consiste à cacher l’ancien, à l’emprisonner dans le Tartare, derrière des portes de bronze n’est peut-être pas la meilleure. La violence doit disparaître or la raison, personnifiée par Athéna ne semble pas très efficace pour l’éviter et la déesse est aussi une guerrière farouche qui aime se battre. Ne porte-t-elle pas l’égide comme son père ? Certes, l’égide est une arme défensive, mais il suffit de l’agiter pour mettre un adversaire en déroute. Homère nous le
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montre dans l’Iliade. Zeus pour donner la victoire aux Troyens demande à Apollon : « Pour toi, prends dans tes mains l’égide frangée ; puis agite-la bien fort, pour mettre en déroute les héros achéens. » (p.309) Apollon ne se le fait pas dire deux fois. Homère nous le montre alors qu’il a rejoint les armées en guerre : « Tant que Pœbos Apollon garde l’égide immobile entre ses mains, les traits des deux côtés portent, et les hommes tombent. Mais, lorsqu’en face des Danaens aux prompts coursiers, les yeux fixés sur eux, il se met à l’agiter et, en même temps, pousse lui-même un très long cri, leur cœur en leur poitrine subit le sortilège ; ils oublient leur valeur ardente. » (p.312) L’égide doit-elle faire peur aux mauvaises pensées ? Homère nous en parle encore lorsqu’Athéna s’habille pour descendre près des combattants. « Athéné, cependant, fille de Zeus porte-égide, laisse couler sur le sol de son père la robe souple et brodée qu’elle a faite et ouvrée de ses mains. Puis, enfilant la tunique de Zeus, assembleur de nuées, elle revêt son armure pour le combat, source de pleurs. » (p.129) L’habitude d’envisager Athéna comme une déesse guerrière nous fait oublier qu’elle est aussi une femme très belle et excellente tisseuse de surcroît comme le montrerait la légende d’Arachné. Homère nous fait vivre le passage de l’une à l’autre, mais peut-être faudrait-il dépasser le cadre militaire ! « Autour de ses épaules, elle jette l’égide frangée, redoutable, où s’étalent en couronne Déroute, Querelle, Vaillance, Poursuite qui glace les cœurs, et la tête de Gorgô, l’effroyable monstre, terrible, affreuse, signe de Zeus porteégide. Sur son front elle pose un casque à deux cimiers, à quatre bossettes, casque d’or, qui s’orne des fantassins de cent cités. » (p.129) Bien entendu, elle possède un char comme chaque grande divinité, comme Apollon par exemple. « Elle monte enfin sur son char de flamme et saisit sa pique – la lourde, longue et forte pique sous laquelle elle abat
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les rangs des héros contre qui va sa colère de fille du ToutPuissant. » (p.129) À l’origine l’égide est une peau de chèvre. Pas n’importe quelle chèvre en vérité puisqu’il s’agit d’Amalthée, la chèvre qui devait nourrir Zeus lorsqu’il était en Crète, tout enfant. Chez Homère, elle est presque aussi offensive qu’une lance ou une épée, mais elle est surtout une arme psychologique, elle fait peur, elle ne pétrifie pas comme la tête de Méduse. Toutefois, la légende dit qu’Amalthée était une créature effrayante. Fille d’Hélios, elle faisait peur aux Titans qui avaient demandé à Gaia de la cacher dans une grotte en Crète. Lorsque Zeus lutta contre les Titans il se fit de sa peau une cuirasse qui devait les effrayer tout en le protégeant. La légende nous dit aussi qu’un jour en jouant avec la chèvre, il lui aurait cassé une corne et en aurait fait présent à la nymphe qui s’appelait Amalthée alors que la chèvre s’appelait Aïx. Zeus lui avait promis qu’elle se remplirait de tous les fruits qu’elle désirerait ! Elle devait devenir le symbole de la Corne d’Abondance. Athéna en portant l’égide ne pouvait qu’effrayer à son tour ses adversaires, mais nous pouvons penser que, symboliquement, elle servait également à écarter les mauvaises pensées. Ne faudrait-il pas s’interroger sur toutes les peaux qui sont utilisées dans les légendes, comme celle du lion de Némée par Héraclès. Il ne s’agit pas de revêtir la peau d’un animal, mais d’en prendre la partie la plus symbolique, de l’adopter, de devenir en fait l’animal auquel on a pris non pas sa forme, mais son caractère. Tous les animaux mythiques ont une nature particulière et lorsque les dieux ou les demi-dieux adoptent leurs comportements c’est souvent pour se protéger ou gravir quelque étape dans leur initiation. La déesse aux yeux pers ne se contente pas de convaincre les guerriers qui sont déjà sur le chemin de la gloire, elle peut aussi effrayer ceux qui ne veulent pas s’y aventurer courageusement. Dans ce cas, elle les raisonne. L’égide lui a surtout servi dans la guerre contre les Géants.
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Homère nous présente une déesse guerrière qui n’a rien à envier à Arès en matière de combat. Son costume est orné de toutes les puissances qui peuvent mettre en déroute ses ennemis, ceux qui ne combattent pas comme elle le souhaite. Homère nous la présente comme une excellente fileuse qui se change pour partir en guerre. Elle peut broder et manier la lance avec la même dextérité et nous pouvons comprendre que cette alternance n’est pas sans signification. Ne faut-il pas traduire ici la légende en disant que la raison est l’art de tisser les idées comme si elles étaient des fils, les mauvaises idées étant combattues par la lance, ou préalablement pétrifiées par le regard de Méduse ? L’art d’emprisonner ce qui n’est pas favorable au changement se retrouve tout au long de l’Iliade sous forme symbolique et même dans l’Odyssée. Zeus en enfermant ses adversaires dans le Tartare ne se comporte-t-il pas comme son fils Minos, enfermant le Minotaure dans un labyrinthe pour qu’il n’en ressorte pas ? Il est évident que nous sommes enclins à retrouver ici l’association entre le conscient et l’inconscient, mais n’oublions pas que les Grecs ne pensaient pas comme nous il y a trois mille ans ! La volonté de détruire, propre à Arès, n’est pas remise en cause. Elle sert à promouvoir mille et une idées que la mort prochaine fait surgir au grand jour et c’est alors Athéna qui intervient pour les classer, les corriger, les détruire en les rendant inefficaces. L’un des meilleurs exemples de cette intervention nous est donné par les dialogues que Diomède peut avoir avec Athéna. Alors que Lycaon le blesse d’une flèche qui se plante dans son épaule, Diomède demande à Sthénélos de la lui retirer puis implore Athéna : « Entends-moi, fille de Zeus qui tient l’égide… Accorde-moi de tuer cet homme et, pour ce fais qu’il vienne sous le jet de ma lance, lui qui m’a touché le premier… » (p.112) Athéna répond : « Maintenant, combat sans crainte les Troyens, Diomède ; je mets en ta poitrine la fougue de ton père, cette fougue intrépide qu’en brandissant son bouclier montrait
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Tydée, le bon meneur de chars. J’écarte aussi de tes yeux le nuage qui jusqu’ici les recouvrait. Tu sauras de la sorte distinguer un dieu d’un homme… » (p.112) Puis, lorsque Sthénélos lui demande de reculer lorsqu’il aperçoit Énée venir vers eux Diomède répond : « Ne parle pas de fuir : aussi bien j’imagine que je ne t’écouterai pas. Il n’est pas de mon sang de combattre en se dérobant, encore moins de se terrer ; ma fougue est toujours intacte… » (p.116) Poursuivant le combat, il finit par blesser l’ami d’Énée. Qui le tue en vérité : Diomède ou bien Athéna ? « Il dit et lance son trait ; Athéna le dirige vers le nez à côté de l’œil. Il passe les dents blanches : le bronze impitoyable tranche la base de la langue, et la pointe en ressort au plus bas du menton. » (p.117) Tout est dit pour nous maintenir au plus fort de la bataille, mais les guerriers sont seuls et si Homère nous fait voir une sorte d’association entre le combattant et la divinité, elle ne doit pas nous faire oublier que c’est l’homme lui-même qui ressent cette assistance et évalue sa fougue ou le résultat de ses coups. Le poète nous fait vivre non seulement les événements qui conduiront à la prise de Troie, mais il nous fait vivre plus encore dans la conscience des héros. Les dialogues qu’ils entretiennent avec les dieux, les interventions des divinités, comme celles d’Apollon, ne sont que des réflexions inconscientes que le poète perçoit et nous livre dans leur instantanéité. Nous avons bien les bonnes et les mauvaises idées : Diomède refuse de fuir, de se comporter comme un lâche. C’est lui seul qui choisit, mais l’aède nous fait comprendre, en faisant intervenir la déesse aux yeux pers, que Diomède se comporte en héros. Bien plus tard, Platon utilisera l’image de la marionnette pour nous faire admettre que l’homme est responsable des forces qui sont en lui et qui lui permettent de diriger sa vie. C’est un peu ce qu’Homère nous fait entendre, mais nous avons l’impression que ce sont les dieux qui décident de tout. C’est en acceptant de voir que les dieux ne sont pas
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extérieurs aux hommes, mais dans l’homme, comme dans le monde, que nous commençons à percevoir les apparentes oppositions entre les dieux. Les dieux d’Homère, comme certainement les dieux plus anciens, sont ces forces que l’homme doit apprendre à utiliser. Sa vie peut alors être considérée comme une guerre et nous voyons comment l’homme apprend à combattre en lisant l’Iliade, ou apprenait en écoutant les aèdes. En étudiant les légendes thébaines, nous voyons que de nombreux personnages mythiques lui sont rattachés, comme Héraclès, Œdipe ou Dionysos. Mais tout semble lié et les imbrications sont multiples. Peut-on dire que tout commence avec la mort du fils d’Arès, le dragon qui gardait la source dont Cadmos avait besoin pour faire son sacrifice avant de construire Cadmos, la future Thèbes ? Lorsque nous étudions les enfants d’Arès, nous sommes surpris de voir jusqu’où les légendes peuvent nous entraîner. Prenons le cas de Dryas qui passe pour être un fils d’Arès tout comme Méléagre, dans certaines légendes. Ces deux mortels nous font vivre la chasse de Calydon, qui pourrait bien être une autre guerre provoquée par les dieux et destinée, elle aussi, à mettre en lumière le courage des chasseurs. Or il s’agit ici d’un sanglier envoyé par Artémis pour punir le père de Méléagre qui l’aurait oubliée au moment où il offrait un sacrifice à tous les dieux. Notons au passage qu’il est toujours dangereux d’oublier l’une des divinités ce qui pourrait signifier qu’elles forment un tout cohérent ! Ce sanglier d’une puissance surnaturelle ravageait le territoire et pour en venir à bout, Méléagre avait invité de nombreux chasseurs pour l’aider et c’est cette chasse qu’Homère reprend dans l’Iliade lorsque le vieux Phénix essaye de faire comprendre à Achille qu’il doit reprendre le combat. Une fois encore, Homère se sert de son récit pour rassembler toutes les légendes qu’il connaît bien et que d’autres aèdes avant lui colportaient de ville en ville. Celle de la chasse au sanglier de Calydon en est une qui permet au poète de mettre en scène la position d’Achille refusant le combat. Méléagre
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avait agi de même avant lui et laissé les siens subir les affres de la guerre en restant intraitable malgré de nombreuses suppliques. Achille ne pouvait que saisir le lien entre sa propre attitude et celle du héros qu’Héraclès retrouvera en Enfer. « Tous avaient beau faire : ils ne persuadaient pas son cœur en sa poitrine… Cette fois ce fut sa femme même, sa femme à la belle ceinture, qui, sanglotant, implora Méléagre… Et le cœur du guerrier s’émut à ces horreurs. Il partit ; il se revêtit de ses armes étincelantes, et, ainsi, des Étoliens, il écarta le jour funeste. » (p.197) Homère ne reprend la légende que pour tenter de convaincre Achille : peine perdue. Il ne nous aide pas à comprendre en quoi cette chasse est décidée par les dieux pour mesurer la valeur des héros. Le plus souvent, Méléagre passe pour le fils d’Oenée, le roi de Calydon. Plus rarement, il est le fils d’Arès. Lorsqu’il avait sept jours, les Moires avaient averti sa mère que sa vie était liée à celle du tison qui brûlait dans la cheminée. Elle s’empressa alors de l’éteindre pour l’enfermer dans un coffre. Lorsque Méléagre entreprit de mettre à mort le sanglier d’Artémis, il avait regroupé autour de lui des guerriers dont Dryas qui était fils d’Arès, ses cousins Castor et Pollux, Thésée, Iphiclès le frère jumeau d’Héraclès, Admète, le protégé d’Apollon, Amphiaraos devin aimé de Zeus, Pélée, le futur père d’Achille et bien d’autres dont ses oncles. Atalante faisait aussi partie des chasseurs. La liste exhaustive des chasseurs permet de voir qu’il s’agit souvent de mortels à la recherche d’un exploit pouvant les rendre dignes du divin que représente l’immortalité. On retrouve de nombreux mortels aussi bien tout près de Calydon que sur l’Argo, avec Jason, en direction de la Colchide ! Atalante avait blessé la première le sanglier d’une flèche, puis Amphiaraos et c’est Méléagre qui lui avait porté le coup fatal en lui enfonçant un couteau dans le ventre. Il méritait les dépouilles de l’animal, mais avait voulu les offrir à Atalante. Ses oncles s’étaient indignés alors et, de rage, Méléagre les avait tués. Indignée, Althée, la mère de Méléagre avait alors jeté le tison dans le feu et entraîné la mort de son fils. Comprenant
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ce qu’elle avait fait, elle devait se pendre de même que Cléopâtre, la femme de Méléagre. Cette version n’intéressait pas Homère ! Le plus important était le refus de reprendre la guerre, ce qui est bien arrivé à Méléagre. Il serait mort en combattant, mais rien n’interdit de penser que les deux légendes sont liées et que sa mort est liée au feu du fameux tison, un autre symbole qu’il faut étudier. L’image du tison pourrait nous faire réfléchir sur la nature du combat livré par Méléagre. Un tison est un morceau de bois qui se consume sans faire de flamme. Il pourrait représenter ce feu intérieur qui anime le guerrier tout au long du combat et qui, ici, accompagne la mort du combattant en achevant de se consumer. C’est bien le feu de la Terre qui pousse au combat alors que le feu du Ciel pousse à la réflexion, à la méditation à l’effort qui consiste à trouver une autre forme d’action qui se veut non violente. Cet effort n’entraîne pas la mort de toutes les actions contraires, mais leur refoulement, le refus de les entendre, la volonté de ne pas leur prêter attention. Mais la combustion du tison peut se rapporter aussi à la reprise des combats par Méléagre dans cette autre version qui néglige l’arrêt de la guerre ! J’aimerais rappeler que le sanglier, ici monstrueux, est un animal très ancien qui symbolise l’autorité spirituelle, surtout lorsqu’il est seul ce qui est le cas. De plus il est envoyé par les dieux ! Le Dictionnaire des symboles nous dit, en parlant de la chasse au sanglier, qu’il s’agit du « spirituel traqué par le temporel » (p.844) La chasse de Calydon est une chasse qui amène les héros à se mesurer aux limites du temporel. Pour mettre à mort ce que représente l'animal, les chasseurs doivent risquer leur vie. Certains peuvent être tués par l’animal, donc être dominés par l’esprit, comme Adonis par exemple, d’autres blessés comme Ulysse qui a rencontré l’esprit sans perdre l’emprise du temporel. L’Odyssée pourrait se comprendre à partir de la blessure qui permet à la vieille servante de le reconnaître.
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Oenomaos était le fils d’Arès et de la fille du dieufleuve Asopos. On le connaît surtout par l’intermédiaire de sa fille Hippodamie. Soit qu’il était amoureux de sa fille, soit qu’il savait qu’il mourrait de la main de son gendre, il refusait systématiquement toutes les demandes en mariage qui lui étaient proposées. Il avait même imaginé une épreuve à cet effet. Possédant des chevaux divins qu’Arès lui avait donnés, il proposait une course de chars à chaque prétendant. La course avait lieu entre la ville de Pise, en Élide, et le temple de Poséidon à Corinthe. Le prétendant partait sur son char accompagné de sa future épouse et Oénomaos commençait par offrir un sacrifice à Poséidon avant de s’élancer sur ses traces. Lorsqu’il le rattrapait, il le mettait à mort. C’est alors que vint Pélops, aimé de Poséidon et à qui le dieu avait donné des chevaux divins. Les légendes laissent entendre que Pélops et Hippodamie avaient soudoyé le cocher d’Oenomaos et qu’il avait fait en sorte que son essieu se rompe l’entraînant à son tour dans la mort. Pélops était devenu l’époux d’Hippodamie et devait régner à la place de son père. La légende est plus complexe et met en lumière le poids de la malédiction qui pèsera plus tard sur les Atrides. Lorsque Pélops recevra Laïos, trop jeune pour régner à Thèbes et que ce dernier enlèvera son fils entraînant sa colère et sa malédiction, celle-ci pèsera sur Thèbes et plus particulièrement sur Œdipe. Avec Pyréné, Arès devait avoir trois fils violents et inhospitaliers, sortes de brigands qui arrêtaient les voyageurs : Cycnos, Diomède et Lycaon. Héraclès devait les tuer tous les trois. Cycnos était violent et sanguinaire. Il tuait les voyageurs et offrait leurs dépouilles à son père. Mais comme il sévissait surtout près de Delphes, s’attaquant aux pèlerins, il avait éveillé la colère d’Apollon qui avait demandé à Héraclès de mettre un terme à ses actes inacceptables. Une fois encore Arès fut blessé par Athéna. Se dressant contre Héraclès pour venger la mort de son fils, elle fit dévier sa lance et c’est lui qui fut blessé avant de prendre la fuite vers l’Olympe.
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Diomède, roi de Thrace, avait coutume de faire dévorer les étrangers par ses juments. Cette fois c’est Eurysthée qui avait demandé à Héraclès de faire cesser de tels actes. Plusieurs versions sont données pour cet exploit d’Héraclès. Soit Héraclès fit dévorer Diomède par ses juments avant de les ramener à Eurysthée pour les consacrer à Héra, soit Héraclès dut combattre et laissa la garde des juments à un fils d’Hermès du nom d’Abdère, qu’il aimait et qui l’accompagnait. Mais il fut dévoré avant qu’il ne reprenne la garde des juments. Enfin, laissées en liberté par Eurysthée, elles auraient été dévorées à leur tour sur le mont Olympe par des fauves. Lycaon n’a pas de légende propre. Il aurait défié Héraclès à la lutte et aurait trouvé la mort dans ce combat. La présentation des fils d’Arès met en évidence qu’ils n’étaient pas recommandables. Ils étaient violents, sanguinaires, brutaux et méritaient de disparaître. Comme dans les guerres contre les Géants, Héraclès intervient souvent pour les détruire. À l’opposé des fils d’Arès, Héraclès est un géant qui suit le cheminement des héros et combat pour imposer le spirituel tout en le cultivant pour lui-même. Faut-il parler d’Ixion ? Il passe parfois pour le fils d’Arès. Ce n’est pas un mortel honorable ! Sa légende le montre associant les parjures ou toutes sortes de démesure. Au lieu de tenir ses promesses vis-à-vis de son beau père, il le précipite dans une fosse remplie de charbons ardents. Son crime était si horrible que personne ne voulait le purifier. Seul Zeus y avait consenti et l’avait délivré de sa folie. En guise de récompense, il était devenu amoureux d’Héra et voulait lui faire violence. Zeus aurait alors façonné une nuée à laquelle le fils d’Arès se serait uni. De cette union serait née Centauros, le père des Centaures. Zeus punira finalement Ixion en le lançant dans les airs, attaché à une roue enflammée qui tournait sans cesse. Ayant bu du nectar qui rendait immortel, lorsque Zeus l’avait purifié, Ixion devait tourner éternellement dans les airs ! N’oublions pas qu’il passe aussi pour être le père de Pirithoos, l’ami de Thésée que d’autres légendes font naître de Zeus !
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Une mention particulière doit être attribuée aux Amazones. Penthésilée, fille d’Arès devait être tuée par Achille devant Troie. Pierre Grimal nous dit alors : « Après la mort d’Hector, Penthésilée était venue au secours de Priam à la tête d’un contingent d’Amazones… Devant Troie, elle se distingua par des exploits nombreux, mais bientôt, elle succomba, devant Achille, qui la blessa au sein droit. Mais en la voyant tomber, si belle, Achille devint amoureux de sa victime. » (p.357) Antiopé est-elle une fille d’Arès, cela reste possible puisqu’elle est une amazone. Lorsque Thésée avait abordé au pays des Amazones, il avait été bien accueilli et elles lui avaient même offert des présents. Antiopé, qui les lui apportait, ayant été invitée à monter à bord de son navire, Thésée avait mis traîtreusement à la voile. Les Amazones devaient alors attaquer Athènes après avoir soumis l’Attique. Bien que victorieuses en certains endroits, elles durent signer la paix. Une autre version de la guerre nous dit que les Amazones avaient attaqué Athènes parce que Thésée qui était marié avec Antiopé l’avait répudiée pour épouser Phèdre, la sœur d’Ariane. Les amazones avaient monté une expédition pour empêcher ce mariage, mais Antiopé qui la dirigeait était morte dans cette guerre. Hippolyté était aussi une reine chez les Amazones. Cette fille d’Arès devait trouver la mort devant Héraclès. À la demande de la fille d’Eurysthée, il devait rapporter la ceinture de cette reine ce qui nous place dans un contexte très symbolique. Il est dit que cette ceinture était celle d’Arès qui la lui avait donnée. Elle symbolisait son pouvoir. Hippolyté acceptant de la donner au fils de Zeus, Héra ne voulut pas de cet accord et, sous les traits d’une Amazone, fit en sorte qu’une querelle éclate et qu’Héraclès finisse par tuer cette reine dotée d’une beauté légendaire. N’oublions pas que cette épreuve se situe après celle des Écuries d'Augias, du Taureau de Crète et des Juments de Diomède. Elle précède la capture des troupeaux de Géryon et la possession des pommes d’or du jardin des dieux.
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Pour simplifier, disons que les Amazones sont toutes filles d’Arès, qu’elles habitent sur les pentes du Caucase et n’acceptent la présence des hommes qu’à titre de serviteurs. Elles s’accouplaient lorsqu’elles le voulaient et ne gardaient que les enfants de sexe féminin. Elles leur enlevaient un sein pour pouvoir tirer plus facilement à l’arc. Comme leur père, elles étaient passionnées de guerre. Elles étaient aussi de grandes chasseresses et honoraient particulièrement Artémis. Il n’est pas possible d’ignorer l’aventure d’Héraclès devant Hippolyté. Pour comprendre la réaction d’Héra qui ne veut pas qu’Héraclès obtienne cette ceinture sans combattre, du moins spirituellement, il faut tenir compte de son symbolisme. La ceinture n’est pas qu’un vêtement. Elle est aussi un obstacle qui protège et assure un pouvoir. Homère nous en parle à sa façon dans l’Iliade quand Poséidon accepte mal que les Achéens se soient entourés d’une sorte de rempart et le dit à Zeus : « Ne le vois-tu pas une fois de plus ? les Achéens chevelus viennent, pour leurs nefs, d’élever un mur et de l’entourer d’un fossé, cela sans avoir aux dieux offert d’illustres hécatombes. De ce mur la gloire ira aussi loin que s’épand l’aurore, tandis qu’on oubliera l’autre, celui que nous avons, Phoebos Apollon et moi, bâti ensemble, pour le héros Laomédon, en échange d’un salaire. » (p.163) Homère oublie ici que le salaire n’a pas été payé, que Laomédon est loin d’être un héros ! Ce que nous devons retenir, c’est cette ceinture autour des nefs qui doit les protéger et qui fera l’objet d’attaques répétées de la part des Troyens. Hésiode, dans la Théogonie, nous parle d’une autre enceinte. Il s’agit du rempart qui court de part et d’autre des portes de bronzes que Poséidon a placées pour séparer la Terre des Enfers. Ceindre, c’est mettre autour, mais c’est aussi délimiter, séparer. Le mur d’enceinte protège et met en lumière la force de ceux qui se trouvent à l’intérieur. Nous pourrions reprendre ici l’exemple de Thèbes et la légende d’Amphion et de Zéthos qui construiront les remparts de la ville avant qu’elle ne soit détruite par deux guerres, probablement voulues par Zeus pour éprouver les héros. Toutes les villes sont
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des places fortes. Elles sont sous la protection de leurs remparts et de leurs temples souvent érigés en bordure de fortifications. La ceinture de l’Amazone peut être comprise comme une enceinte qui protège la fille d’Arès et lui confère sa puissance. Lorsqu’Héraclès doit obtenir cette ceinture, il ne peut la conquérir qu’en détruisant ce qu’elle protège. Or, si elle semble protéger la nature belliqueuse de l’Amazone elle peut aussi protéger sa beauté son charme et tout ce qui peut paraître contraire à l’effort de guerre intérieure qu’Héraclès doit poursuivre. Parce qu’Héraclès doit dominer les forces de la nature, élever son esprit jusqu’au Ciel, il doit conquérir cette ceinture et donc tuer la force matérielle que manifeste la reine des Amazones, force non pas destructrice, mais force qu’il doit dépasser pour se reconstruire. Il est également possible de voir dans la mort d’Hippolyté la destruction d’une puissance essentiellement mortelle : celle du désir amoureux. Héraclès combattra des monstres toujours plus impressionnants, il n’arrivera pas à se défaire de cette dernière que surveille Aphrodite. Sa fin de vie sera due à la jalousie de sa femme Déjanire qui apprend que son mari a une concubine en la personne d’Iolé. L’association entre Arès et Aphrodite ne met-elle pas en évidence une complémentarité qui s’opposerait à l’idée et à la raison que Zeus veut imposer ? Lorsqu’Homère nous montre Athéna se déshabillant pour revêtir l’égide, elle laisse tomber au sol sa robe et ne semble pas défaire la moindre ceinture. Nous pouvons alors penser que la ceinture d’Hippolyté est essentiellement une ceinture de guerrière, qu’elle est en rapport avec l’art de combattre. Mais, toujours en faisant référence à Homère, les soldats ne semblent pas porter de ceinture ! Nous le comprenons lorsqu’Achille met les armes que sa mère a rapportées de la forge d’Héphaïstos. « À ses jambes d’abord il met ses jambières, ses belles jambières où s’adaptent les couvre- chevilles d’argent. Sur sa poitrine, il passe sa cuirasse. Autour de ses épaules, il jette son épée de bronze, à clous d’argent. Il prend ensuite son écu,
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grand et fort, d’où jaillit un éclat pareil à celui de la lune… Il prend ensuite et pose sur sa tête le casque puissant. » (p.401) Mais Homère nous parle aussi du ceinturon de Ménélas lorsqu’il reçoit la flèche qui aurait pu le tuer : « La flèche amère vient s’abattre sur le ceinturon ajusté ; elle traverse le ceinturon travaillé ; elle enfonce la cuirasse ouvragée, voire le couvre-ventre qu’on porte sur la peau afin de la défendre et d’en écarter les traits… » (p.96) Autant dire que la ceinture de l’Amazone est un élément de son habit guerrier. Mais, toujours chez H Il est clair qu’Homère ou Hésiode ne pouvaient pas utiliser cette image comme elle le sera plus tard dans le monde gréco-romain et plus tard encore bien entendu. Il est difficile de relier la ceinture à la chasteté et de penser qu’Héraclès doit ignorer Hippolyté pour se libérer de son charme ! C’est bien dans sa relation à Arès, le père des Amazones, que la ceinture d’Hippolyté doit être comprise. Le don de sa ceinture ne peut être accepté par Héraclès qui fait tout pour mériter l’immortalité telle que Zeus la conçoit. Que représente la tragique aventure d’Arès, enfermé par les Aloades dans un pot de bronze pendant treize mois avant qu’Hermès ne le libère ? Les Aloades étaient deux géants que Poséidon avait conçus avec Iphimédie qui était amoureuse du dieu. Ils n’étaient pas aimés des divinités et même leur faisaient peur, car ils projetaient de monter au Ciel en mettant des montagnes les unes sur les autres. Mais, en ce qui concerne Arès, ils l’avaient enfermé parce qu’ils prétendaient qu’il était à l’origine de la mort d’Adonis. Adonis préférait vivre avec Aphrodite plutôt que Perséphone et lors d’une chasse il avait été blessé à mort par un sanglier. Les Aloades considéraient qu’Arès avait agi par jalousie ! Avaient-ils pris position en faveur de Perséphone, la reine des Enfers ? Voulaient-ils exercer une justice qui n’était pas celle des Olympiens ? Il est difficile d’interpréter cette légende. N’oublions pas enfin le fils d’Arès mentionné par Homère et qui participe à la guerre de Troie. Ascalaphos, fils d’Arès, ne doit pas être confondu avec Ascalaphos fils de
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l’Achéron et d’une nymphe du Styx. Ce dernier aurait aperçu Perséphone mangeant de la grenade et l’aurait dénoncée ce qui aurait interdit à la fille de Déméter d’échapper à son enfermement en Enfer. Déméter l’aurait transformé en chouette ! Le fils d’Arès est le frère d’Ialménos. Pour Michael Grant et John Hazel ; « Les deux frères régnèrent ensemble sur Orchomène, en Béotie. Ils conduisirent un contingent à la guerre de Troie, emmenant trente navires.17» Dans l’Iliade, Homère est plus précis : « Les habitants d’Asplédon, comme ceux d’Orchomène la Minyenne, ont à leur tête Ascalaphe et Ialmène, fils d’Arès. Astyoché les a, au palais d’Actor l’Azéide, enfantés à Arès le Fort. La noble vierge était montée à l’étage, et Arès vint, furtif, s’étendre à ses côtés. » (p.67) Idoménée ayant appelé à l’aide d’autres guerriers dont Ascalaphe, Apharée, Déipyre… pour faire face à Énée, Déiphobe, Pâris, Agénor…, les combattants s’affrontent et au moment où Déiphobe lance sa pique contre Idoméné. « Mais, cette fois encore, il le manque, et sa pique va frapper Asclaphos, le fils d’Ényale ; la robuste lance traverse l’épaule. L’homme choit dans la poussière, agrippant le sol de ses mains. Mais Arès le Fort à la clameur bruyante ignore toujours que son fils est tombé dans la mêlée brutale. » (p.227) Arès n’imagine pas que son fils vient de perdre la vie et se tient éloigné des combats comme les autres divinités : « Au sommet de l’Olympe, sous les nuages d’or, il est assis, tenu par le vouloir de Zeus, aux lieux où tous les Immortels demeurent, comme lui, écartés du combat. » (p.277) Pour plus de précisions, nous pouvons faire référence à Pierre Grimal qui nous dit dans son Dictionnaire de Mythologie en parlant d’Ényo : « Déesse de la Guerre, figurant habituellement dans l’entourage d’Arès, dont elle passe le plus souvent pour la fille,
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GRANT M., HAZEL J. Le Who’s Who de la Mythologie. Les dieux, les héros, les légendes. Paris Seghers, 1975, p.69.
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parfois pour la mère ou la sœur. On la représente sanglante, dans des attitudes de violence. » (p.139) Arès n’apprendra que plus tard cette mort et nous avons rapporté ses intentions de vengeance en même temps que la réaction d’Athéna. Les noms ne nous aident pas toujours à retrouver les héros de la légende, d’une part parce qu’ils sont parfois plusieurs à les porter, ou bien parce qu’il est difficile de remonter jusqu’à ceux qui leur ont donné naissance. Astyoché, par exemple, passe pour être la fille du dieu-fleuve Simoïs, ou bien la fille de Priam ou encore celle de Phylas, roi des Thesprotes ! Actor, quant à lui, serait un roi de Phthie, un roi de Phocide ou bien encore le fils d’Augias ! L’Actor d’Orchomène serait un descendant de Phrixos. Phrixos qui était le fils d’Athamas et de Néphélé allait être sacrifié par son père ainsi que sa sœur Hellé lorsque Zeus leur avait envoyé un bélier à toison d’or. La légende nous conduit jusqu’au jardin d’Arès où Jason devait voler la Toison d’Or qui avait été clouée à un chêne du bois sacré de la divinité. Il n’est pas nécessaire de multiplier les détails légendaires pour voir que, très souvent, autour d’Arès, nous trouvons des puissances qui ne font que renforcer le portrait de la divinité. Ses enfants sont souvent des allusions à sa férocité guerrière, à sa fougue, à sa violence et nous comprenons que les aèdes, Homère en particulier, se soient plu à présenter Arès accompagné de tous ses caractères belliqueux personnifiés par des démons, certains d’entre eux étant aussi les enfants d’Aphrodite, ne l’oublions pas.
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AVANT HOMÈRE
La poésie d’Homère nous présente les dieux de l’Olympe et les rapports que les hommes et les dieux entretenaient de son temps. Parce que nous trouvons dans sa poésie l’essentiel de la mythologie grecque, nous avons tendance à penser qu’elle fut toujours la même et nous construisons nos interprétations à partir des descriptions ou des images qu’il nous en donne. Homère aurait vécu au IXe siècle avant notre ère, ce qui est relativement proche de nous si nous faisons référence aux archéologues ou aux historiens de la religion plutôt qu’aux poètes. Parce que nous avons pris l’habitude de distinguer les mythes de l’histoire, de les placer à bonne distance de l’objectivité telle que nous la considérons, nous avons progressivement opposé le vrai et le faux, le réel et l’objectif de notre quotidien avec l’imaginaire et le subjectif que nous apprécions dans les légendes surtout lorsque nous cherchons à nous distraire. Nous en avons fait des fables en oubliant le sens caché qu’elles pouvaient avoir. Sur ce point, nous n’avons guère changé depuis Platon qui, dans La République, partait en guère pour former une jeunesse digne de son nouveau modèle de société : « Ce sont, répondis-je, celles des deux conteurs Hésiode et Homère, et des autres poètes ; car ce sont eux qui ont composé ces fables mensongères qu’on a racontées et qu’on raconte encore aux hommes. 18» 18
PLATON La République. Introduction d’Auguste Diès. Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p.66.
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Il ajoutait pour préciser sa pensée : « C’est faire le plus grand des mensonges sur les êtres les plus augustes que de rapporter contre toute bienséance qu’Ouranos a commis les atrocités que lui prête Hésiode et comment Kronos en a tiré vengeance. Quand même la conduite de Kronos et la manière dont il fut traité par son fils seraient vraies, encore faudrait-il, à mon avis, éviter de les raconter à la légère, comme on le fait, à des êtres dépourvus de raison. » (p.66) Platon ne veut pas que les récits d’Homère soient enseignés aux enfants parce qu’ils ne sont pas capables de comprendre leurs allégories. Pour lui le plus important est l’apprentissage de la vertu et s’il faut user de fables, il faut retenir celles qui en font la promotion, non l’enchaînement d’Héra par son fils Héphaïstos, par exemple. Nous n’avons guère changé, car, même si nous avons tenté de comprendre les mythes, nous avons surtout cherché à les saisir par comparaison au reste de nos discours, de nos analyses enfermées de plus en plus dans le positivisme que proposait Auguste Comte dans son cours de philosophie positive, dès 1826. Parler des dieux ne pouvait pas être considéré comme sérieux et notre éducation de plus en plus superficielle quant au réel de la vie n’a pas permis de dépasser la notion de fable chère à Platon. Disons brièvement que nous avons construit une forme de vie à partir de nos laboratoires et de nos fantasmes plus qu’à partir de ce que nous sommes réellement, autrement dit de la matière. Notre monde se divise presque en deux : le monde des individus sérieux qui cherchent la vérité et le monde des individus qui ne le sont pas et qui inventent cette vérité de façon plus ou moins poétique en laissant libre cours à leur imagination ! Il est regrettable qu’une telle idée reçue soit née avec la philosophie ce qui, finalement, a pour conséquence de classer les hommes qui pensent en philosophes et en individus ordinaires, ceux qui ne font pas de philosophie officielle, au
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sens étriqué du mot. Or que veut dire philosopher si ce n’est raisonner sur un sujet quel qu’il soit ! Si raisonner c’est passer d’un jugement à un autre jusqu’à l’obtention d’une conclusion, nous pouvons ajouter que ce qui distingue un philosophe d’un non-philosophe réside essentiellement dans la méthode, dans les procédés conduisant à cette conclusion. Faut-il souligner qu’il n’existe pas de conclusion définitive et que l’on peut philosopher à l’infini ? Ajoutons aussi que raisonner sur un sujet c’est aussi prendre de la distance au risque d’oublier l’objet de notre analyse. Nous acceptons mieux aujourd’hui que l’objectivité ne soit pas ce que nous voulions en faire, et nous pouvons dire que notre objectivité n’est pas mieux adaptée à la connaissance du réel que la raison des aèdes alors émules de Zeus ! Peut-on affirmer que les aèdes des temps anciens n’étaient pas des philosophes ? Disons qu’ils n’utilisaient pas les mêmes procédés. Leurs argumentations n’étaient pas celles de Platon et de bien d’autres « sages » de plus en plus contemporains. Ce que nous oublions trop dans cette opposition stérile c’est que les mots ne sont pas les choses qu’ils remplacent et que les hommes ne cessent de voir les objets qu’ils observent différemment ! Pourquoi les aèdes n’auraient-ils pas utilisé des mots qui convenaient à leurs observations et à leurs récits ? Quelle différence faut-il faire concrètement entre un aède et un philosophe ? Ils enseignent ce qu’ils ont compris à propos de la nature, de l’homme, de la vie ! Ce qui change, avant tout, c’est le moment où ils construisent leur discours, c’est l’ancrage de ce discours dans l’histoire des hommes. Nous pourrions croire, en allant vite, qu’il y eut des hommes qui ne pensaient pas puis des hommes qui pensent. Disons simplement que les hommes ont toujours pensé, mais de façon différente et cela bien avant l’âge du Bronze.. Alors les mythes sont-ils des fables au sens de Platon ? Non, bien évidemment. Les mythes sont des récits qui datent d’une époque reculée qui précède largement, plusieurs millénaires au moins,
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les poésies d’Homère ou d’Hésiode. Leur écriture s’appuie sur un ensemble de faits anciens qui sont en rapport avec des modes de vie qui n’ont fait que se transformer. Il est compréhensible que dans un univers particulier, devant des organisations sociales différentes, des problèmes nouveaux, les légendes aient pu traduire des réalités qui nous sont étrangères. Nous avons du mal à les imaginer lorsqu’elles ne surgissent pas devant nous sous une forme concrète et il faut un véritable effort de recherche pour les replacer dans un monde différent du nôtre. Lorsque les hommes vivaient de chasse et de cueillette, ils ne pensaient pas comme les hommes qui vivront de façon sédentaire en cultivant des champs pour obtenir du blé, moudre le grain pour en faire de la farine puis du pain. En se rapportant à des modes de vie, ou de survie, qui ne cessaient pas de se transformer, les légendes n’ont pu que changer de nature. C’est notre ignorance du passé qui est à l’origine d’une sorte d’immobilisme intellectuel que nous attribuons aux aèdes. En prenant un tant soit peu de distance par rapport aux légendes, nous comprenons qu’elles ne se rapportent pas toutes à la même époque, aux mêmes hommes, qu’elles n’ont pas la même valeur éducative. Nous le percevons en les retrouvant évoquées par les tragiques plusieurs siècles après Homère et j’ai pu montrer que Freud avait fait ce que nous faisons souvent, en prenant le personnage d’Œdipe dans la tragédie de Sophocle sans tenir compte du sens que l’auteur donnait à la légende. Le langage des mythes est un langage imagé, symbolique. Chaque mythe doit être décrypté ce qui n’est pas toujours facile et surtout jamais définitif. Il faudrait le remettre dans son contexte ce qui n’est pas simple si l’on n’abandonne pas sa lecture, momentanément, pour s’instruire ailleurs. Gusdorf nous aidait, il n’y a pas si longtemps, à réfléchir, donc à philosopher, en traitant de la conscience mythique comme structure de l’être dans le monde19.
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GUSDORF Mythe et métaphysique. Introduction à la philosophie. Paris, Flammarion, 1984.
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Je retiendrai ici quelques affirmations qui peuvent nous permettre de dépasser ce qu’il y a de fabuleux dans chacun des mythes. « Le mythe est lié à la première connaissance que l’homme acquiert de lui-même et de son environnement ; davantage encore, il est la structure de cette connaissance. » (p.57) « Si le mythe correspond à une catégorie, la seule qui lui convienne serait celle de la totalité concrète, ou encore celle de l’identité radicale de l’unité ontologique. » (p.65) Gusdorf nous expliquait alors ce que finalement nous faisons sans y penser. « L’ontologie vécue dans le mythe est préalable à toute dissociation. L’homme moderne évolué est l’héritier d’une longue tradition qu’il a désintégré pour connaître. » (p.64) L’homme rationnel a pris de plus en plus de distances vis-à-vis du réel et la pensée mythique brouille les ordres de notre pensée structurée. Parce que le mythe ne se situe pas en dehors du réel sa traduction réfléchie ne perçoit pas l’essentiel de ce qu’i peut nous apprendre. Comment ne pas retrouver dans l’Iliade ces précisions apportées par Gusdorf ? « Le mythe fournit donc le prototype de l’efficience humaine. » (p.77) Ou encore : « Il faut considérer le sacré comme un horizon pour une compréhension toujours insuffisante, principe d’un perpétuel dépassement… » (p.94) Pour lui, les satisfactions de la pensée, l’art, les conquêtes techniques, ne peuvent donner l’intégralité du réel comme le fait la conscience mythique et, parce que nous avons déstructuré le réel, nous éprouvons d’énormes difficultés à penser comme nos ancêtres. Il nous est plus facile de leur attribuer nos propres règles de pensée que de tenter un dépaysement sans lequel le mythe devient une fable. En réfléchissant sur les mythes, je peux laisser croire que je prends volontairement le contrepied de la raison, si l’on considère qu’il y a opposition entre les deux, mais le mythe est le premier de
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nos raisonnements. Tous les héros mythiques ont pour origine des hommes réels et présentent une perfection toujours possible de l’homme, ce que l’histoire ne peut pas faire avec la même persuasion. L’histoire présente ce qui est, elle ne traite pas de ce qui peut être ou advenir. Alors, lorsque j’étudie Arès dans l’Iliade, je dois penser qu’il s’agit de la personnalisation d’un fait, d’une réalité que les hommes du temps d’Homère peuvent observer, d’une idée qu’ils s’en font et divinisent pour la présenter. Nous sommes bien au IXe siècle avant notre ère. Nous ne sommes ni aujourd’hui, ni plus avant dans l’histoire des hommes. Les Achéens représentent une époque et la guerre qu’ils livrent aux Troyens est une guerre qui prend racine dans une histoire à la fois politique, économique, sociale, culturelle et cultuelle. Toutes les divinités présentées par Homère le sont à partir d’un idéal qui n’est pas que poétique. Cet idéal est daté, il n’est pas hors du temps comme une simple fable pourrait nous le laisser penser. Il ne s’agit pas d’une guerre réelle qui aurait eu lieu bien avant, mais d’une guerre telle que le poète l’imagine à partir de ce qu’il est, des hommes de son temps et d’un mode de vie qui n’est certainement pas celui des Mycéniens. En nous focalisant sur les dieux grecs antiques, nous avons tendance à cautionner une guerre des religions qui n’a pas lieu d’être. Nos dieux actuels n’ont rien à voir avec les dieux anciens pour la simple raison qu’ils sont des produits de la pensée des hommes et qu’ils s’inscrivent dans des contextes sociopolitiques différents. Les dieux n’ont pas créé les hommes, par contre les hommes se sont donné des divinités pour traduire ce qui ne pouvait pas être compris à l’issu de simples observations. La vie apportant des zones d’ombre, des mystères, il fallait bien en tenir compte, les idéaux ne pouvant rester des abstractions. Les aèdes ont su leur donner une apparence matérielle et un début d’explication, mais il faut aussi comprendre que dans leur présentation, ils ont voulu éclairer leurs semblables, les hommes de leur temps. Les légendes qui sont le produit de leur pensée sont des traductions imagées de
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leurs raisonnements. Elles ont donc évolué d’une période à l’autre. Les aèdes sont des hommes. Ils voient le monde à partir de ce qu’ils sont et leur analyse, si elle n’est pas celle d’un laboratoire, reste un effort de compréhension du réel et de traduction sous forme poétique. Pourquoi ne pas dire qu’ils vulgarisent ce qu’ils perçoivent avec leur intelligence pour que le réel soit accessible au plus grand nombre ? Ce qui nous dérange probablement c’est la présence de divinités dans leur interprétation du réel. Parce que nous imaginons, autrement que nos ancêtres, la notion de dieu, nous éprouvons d’énormes difficultés à penser que les dieux présentés par Hésiode dans la Théogonie peuvent avoir une origine différente, des attributions différentes, des liens familiaux et même politiques. Ces divinités nous posent problème parce qu’elles nous conduisent vers un rapport homme-dieu difficilement acceptable aujourd’hui. Pour dépasser une sorte de blocage, purement intellectuel, il faut oublier un instant les légendes et les mythes pour s’interroger sur l’évolution de nos ancêtres. Ils n’ont pas toujours vécu de la même façon, et leur environnement n’a pas toujours été le même non plus. Si nous acceptons de ne plus confondre l’art de penser et l’accumulation des savoirs utiles, nous pouvons admettre que depuis l’origine de la vie, cet art fut à la racine de l’évolution des comportements et de l’adaptation au monde. Je considère que la faculté de penser est une propriété de la matière et qu’elle n’est pas une découverte des hommes qui seraient seuls à l’utiliser. Toute forme dotée de vie est en même temps dotée de cette capacité et l’adaptation des êtres quels qu’ils soient ne peut se concevoir sans un début d’observation, d’analyse, d’action et de mémorisation. Avant d’attribuer à notre néocortex des vertus particulières, une supériorité rassurante par rapport au cerveau reptilien, nos cellules devraient être prises en compte ! Cela pour dire que l’idée même de primitif n’est pas recevable et que nous limiter au développement de la raison, faire la part belle aux philosophes, c’est perdre de vue que l’homme a commencé à
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changer sans eux. D’ailleurs, les légendes ne nous font-elles pas imaginer au moins deux mondes : un monde qui raisonne à l’aide d’idées et un monde qui ne raisonnait pas de la même façon ou qui donnait l’impression de pouvoir se passer d’idées ? Il y aurait un avant et un après avec entre les deux une rupture qui serait symbolisée par le sacrifice de Prométhée effectué à la demande de Zeus ! Le problème c’est que nous nous situons sans attendre dans l’après et que nous avons d’énormes difficultés à nous imaginer dans l’avant. L’avant c’est la bestialité, la monstruosité, l’absence de réflexion, de recherche d’idéal, l’après c’est un développement continu de l’intelligence qui nous fait oublier que nous sommes, quoi que l’on fasse ou quoi que l’on pense, de la matière. Pourquoi les légendes mettent-elles des dieux aussi bien dans l’avant que dans l’après ? Pourquoi les dieux de l’après font-ils la guerre aux dieux de l’avant ? Pourquoi ces deux catégories de divinités proviennent-elles d’un moment zéro manifesté par Chaos chez Hésiode ? En fait il n’y a pas deux mondes distincts, mais un monde qui change en permanence. L’opposition des aèdes est une opposition de principe, un effet de présentation qui met en lumière un choix délibéré. Comment pouvons-nous comprendre ce que représente Arès, si nous ne dépassons pas le fait qu’il soit le fils de Zeus ? Pour aller plus loin, il faut abandonner les légendes ou leur interprétation. Il faut essayer de mieux connaître l’homme en général, l’homme confronté à son milieu et cherchant à survivre, bien longtemps avant de mieux vivre. Lorsque les aèdes nous racontent la chasse au sanglier monstrueux de Calydon, la chasse au lion de Némée ou même de Cithéron, ne feraient-ils pas allusion à des chasses durant lesquelles les hommes devaient affronter des bêtes monstrueuses, seuls ou à plusieurs ? Lorsqu’ils envoient Apollon chez les Hyperboréens sur son char tir&é par des cygnes, ne font-ils pas allusion à des migrations plus que millénaires ? De telles confrontations ne sont-elles pas à l’origine de comportements nouveaux qui font progresser les hommes ? Que représentent les Centaures, les Cyclopes, les Satyres, tous les êtres à la fois bêtes et hommes
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qui semblent précéder l’homo sapiens, que représente le combat livré par Héraclès, fils de Zeus, contre les Centaures ? Si les légendes sont des représentations imagées de ce qui fut, pourquoi ne pas rechercher en amont de l’écriture et même les légendes déclamées des traces de vie qui pourraient nous aider à interpréter la mythologie autrement qu’en la qualifiant de fable ? Pour m’aider à le faire je vais faire référence à Pierre Lévêque, membre de l’École d’Athènes, qui enseignait l’histoire ancienne. Deux livres me serviront de base : L’aventure grecque et Introduction aux premières religions20. Pierre Lévêque nous aide à comprendre ce qui peut être considéré comme cet avant que nos connaissances superficielles du temps présent ne nous permettent pas d’explorer. Comme je l’ai dit, les dieux des légendes nous sont étrangers lorsque nous les opposons à l’idée que nous nous faisons de Dieu aujourd’hui. Mais le Dieu que nous honorons aujourd’hui est-il vraiment différent des dieux auxquels les anciens Grecs faisaient des sacrifices ? Notre difficulté d’interprétation n’estelle pas due essentiellement à un choix purement intellectuel, à une idée différente ? N’est-ce pas notre façon de penser qui a changé et nous fait distinguer subjectivement, ou philosophiquement, une conception nouvelle d’une conception ancienne ? Dans Introduction aux premières religions, Pierre Lévêque nous invite à partir du paléolithique pour retrouver une évolution que nous négligeons trop souvent. Il y cherche les manifestations du surnaturel et des préoccupations idéologiques. Il commence ses observations avec les sépultures de l’homme de Neandertal. Il note les rites spécifiques qui concernent les crânes puis, comparant ces rites avec ceux des sociétés archaïques encore observables, il évoque la manducation de la cervelle pour en récupérer la force du mort. Comment ne pas se souvenir qu’Athéna a refusé l’immortalité à Tydée, le père de Diomède, parce qu’il avait mangé la cervelle de son adversaire lorsqu’Amphiaraos lui avait 20
LÉVÊQUE P L’aventure grecque. Paris, Armand Colin, 1964.
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apporté son crâne ? Les légendes écrasent la longue durée et nous situent dans une sorte d’instant qui donne toute sa force à l’action. Or, il est peu probable qu’au temps d’Homère, ou d’Hésiode, les anciens Grecs aient pu agir de la sorte. Je pencherais plutôt pour une allégorie qui met en lumière la différence d’attitude devant la mort et néglige les millénaires qui les séparent. Le comportement de Tydée n’est pas un comportement digne de la quatrième race d’Hésiode, mais il met en lumière ce qui a changé au sein des demi-dieux. Je retiendrai surtout ce que nous dit P. Lévêque à propos du cerveau : « Ces progrès du cerveau (il atteint sa taille actuelle) permettent à l’homme de mieux prendre en main son destin, en résistant au « défi glaciaire du Würm » par un large développement de la chasse volontaire qui caractérise l’époque du Neandertal et renforce une économie de groupe. (p.13) Il en note ensuite les conséquences : « L’homme s’intègre et se saisit davantage au sein de la communauté où il vit, il s’appréhende comme descendant d’ancêtres qui, d’une certaine manière, demeurent vivants… » (p.13) Il est un fait que le monde des vivants peut se connaître à partir du monde des morts ou, du moins, à partir des relations que les hommes établissent entre les deux. Il faudrait donc revenir 35000 ans en arrière pour commencer à comprendre l’imaginaire de nos ancêtres. Le cerveau qui évolue et prend sa taille presque actuelle devient à cette époque un véritable outil permettant d’associer les observations, de les analyser et d’interpréter la réalité. Conjointement, il permet alors le fonctionnement d’un langage qui rend possibles les échanges au sein du groupe et le développement des premiers raisonnements. Il est clair que le raisonnement des premiers penseurs de notre espèce et ceux d’Homère ou d’Hésiode ne donneront pas les mêmes conclusions, mais ils sont de même nature, l’organe lui-même n’étant qu’un outil. Ce qui doit être souligné, c’est la volonté permanente d’associer ce type de raisonnement et le milieu dans lequel vit cet homo sapiens. À cette époque, l’homme est confronté à des animaux de taille gigantesque qui représentent des forces
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nettement supérieures, incompréhensibles. Vivant dans la forêt, ces animaux accompagnent les forces de ce monde assez mystérieux. Or, la mythologie n’est pas qu’une affaire d’hommes ou de divinités. Nous trouvons fréquemment des animaux plus ou moins violents qui se dressent devant les hommes ou qui accompagnent les dieux. Arès est accompagné par des vautours, comme Zeus est accompagné par un aigle ! N’offre-t-on pas des loups en sacrifice à Apollon ? Cerbères est un chien monstrueux, tout comme Orthros, le chien de Géryon ! Que dire du dragon qui garde la source d’Arès et que Cadmos tue avant de construire Thèbes ou de celui qui garde la Toison d’Or ? Les animaux sont nombreux et représentent souvent des obstacles à l’évolution des hommes, des épreuves initiatiques aussi. Rien n’interdit de penser que dans l’enseignement des aèdes, de tels souvenirs puissent être utilisés et que des animaux monstrueux par leur nature ou simplement par leur taille puissent devenir des symboles d’un temps révolu. Ce retour au passé nous permet aussi de dépasser la simple opposition entre l’homme et l’animal. Le rapport entre la force de l’animal et la vie de tous les jours met en lumière des idées qui semblent survivre jusque dans les premières légendes écrites. S’appuyant sur les travaux de Leroi-Gourhan et après avoir montré l’importance des Grandes Mères que l’on retrouve dans des cavernes-sanctuaires et qui sont un principe de fécondité, il note l’importance de la sexualité et la présence d’un maître aux côtés des animaux représentés. Il note aussi des scènes qui figurent des unions charnelles entre la Grande Déesse et un animal. C’est ainsi qu’il retient dans les grottes de Dordogne ce type de figure : « Les plus signifiantes sont un os gravé de LaugerieBasse (Dordogne) avec la partie arrière d’un taureau audessus d’une femme nue, enceinte, couchée à terre et tendant la main dans un geste de prière, ou un bas-relief de la grotte de la Madeleine (Dordogne) représentant une femme avec un bison à ses pieds ». (p.23) Comment ne pas s’interroger ou simplement observer ? « Premières évocations – purement subjectives – des embrassements d’une Grande Mère et d’un dieu animal cornu, dont le Néolithique offrira tant d’exemples. » (p.23)
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Un peu plus loin, par rapport à l’Asie Mineure, Pierre Lévêque s’attarde sur ces amours des Mères avec les taureaux. Il fait référence aux découvertes de Çatal Höyuk en Turquie et nous dit : « En fait, la Mère est surtout représentée avec le taureau son compagnon hiérogamique qui est présent de manière lancinante sur les murs des sanctuaires, parfois symbolisés seulement par la tête et ses cornes. Dans certaines scènes, une déesse donne naissance à un petit taurillon. » (p.56) Il aborde aussi le Néolithique en mettant en lumière l’imaginaire sacré des premiers paysans au regard des progrès dans leur façon de vivre. Retenons ce qu’il écrit au tout début de ses observations : « La révolution néolithique apporte, sur des millénaires, des transformations en profondeur dans les conditions de vie : la sédentarisation, l’élevage des animaux domestiques, la céréaliculture contribuent à l’émergence de sociétés agropastorales qui inventent ensuite l’artisanat textile et la céramique » (p.43) La conclusion s’impose : « De tels bouleversements s’accompagnent de mutations importantes dans l’imaginaire des chasseurs devenus paysans. » (p.43) Le divin est toujours conçu sous forme animale, les forces de fécondité sont toujours honorées. Pierre Lévêque ajoute : « On est tenté (par comparaison avec l’Anatolie) de retenir que, dès le Néolithique ancien, les bovidés dominent et, eu égard à certaines représentations de taureaux dont la virilité est accusée, de faire l’hypothèse de l’incarnation dans cet animal du parèdre de la Grande Mère. » (p.51) Les sanctuaires de Turquie nous plongent dans cette période, plus exactement entre 6500 et 5700 avant notre ère ! Mais si des millénaires séparent la mythologie grecque de ces représentations, nous pouvons être surpris de trouver une résurgence dans la légende de Pasiphaé en Crète. Si Pasiphaé
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est la femme de Minos, fils d’Europe et de Zeus, elle est aussi la fille d’Hélios, le Soleil. Souvenons-nous de la légende. Minos pour montrer à ses frères que les dieux lui confient le pouvoir demande à Poséidon de lui envoyer un signe de la volonté des dieux et Poséidon fait sortir un magnifique taureau de la mer. Minos avait promis de le sacrifier au dieu, mais il préfère le garder dans son troupeau entraînant sa vengeance. C’est alors que Pasiphaé tombe amoureuse du taureau divin et demande à Dédale de lui trouver un subterfuge pour se faire aimer de l’animal. Dédale aurait alors fabriqué une sorte de génisse dans laquelle se serait glissée Pasiphaé afin de faire l’amour avec le taureau. De cette union devait naître le Minotaure que Minos enfermera dans le labyrinthe construit par Dédale. Tous les ans, ou tous les trois ans, ou neuf, selon les légendes, Minos donnait en pâture au monstre sept jeunes hommes et sept jeunes femmes, tribut qu’il avait imposé à Athènes. Cela devait durer jusqu’à la venue de Thésée. Ce que je retiens c’est, bien entendu, cette copulation qui apparaît comme monstrueuse à l’époque d’Homère ou d’Hésiode. La relation Grande Mère avec l’animal divinisé ne peut que surprendre et même horrifier. Nous soulignons rapidement la vengeance de Poséidon parce qu’elle nous semble compréhensible et correspond à nos façons de penser. Nous voyons en Pasiphaé l’épouse de Minos et nous oublions qu’elle est d’abord la fille d’Hélios. Il est possible de voir dans le Soleil la force prédominante à cette époque où l’agriculture dépend de sa lumière et de sa chaleur. D’ailleurs, pour Pierre Lévêque, le taureau joue un rôle qui peut être lié au culte du Soleil. Faut-il envisager dans la légende de Minos, un rappel de ce que furent les croyances antérieures de plusieurs millénaires ? Une fois encore, les aèdes pourraient bien rapporter ces vieilles croyances pour mettre en valeur les nouvelles et conduire les auditeurs, puis les lecteurs, sur la voie du progrès permis par la raison. Les comportements anciens apparaissent comme dénués de toute logique parce que les hommes ne vivent plus dans les mêmes conditions. Le monstrueux est alors relatif à l’absence de rapport significatif : l’homme du IXe siècle n’éprouve plus les mêmes besoins
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objectifs et subjectifs que ses ancêtres du Néolithique. Toujours est-il que le Minotaure manifeste la procréation dans ce qu’elle a de surnaturel. Le taureau représentant les forces de la nature, la Grande Mère s’unit non pas à l’animal, mais à ce qu’il représente. Le taureau manifeste la puissance génésique et, dans le mythe de Thésée nous pouvons penser que le Minotaure dévore ce qui dans l’homme est essentiellement tourné vers la reproduction. En tuant le Minotaure, Thésée semble promis à l’immortalité qu’il abandonnera en même temps qu’Ariane. Il a tué le désir, l’amour que lui inspirait la fille de Minos. Le reste de sa vie ne fait pas de lui le type de héros qui conquiert la gloire telle que Zeus veut l’observer chez les demi-dieux. Or, Thésée est un fils de Poséidon plus que d’Égée. Cette origine divine ne nous invite-t-elle pas à dire qu’il est un mortel encore sous influence divine ancienne ? Là encore les aèdes chercheraient-ils à nous faire comprendre que l’Ébranleur de la Terre, le mari de la Terre cultivée, doit céder la place au père d’Athéna ? Si nous partons davantage du réel, social, économique, politique, au lieu de partir des légendes, ou des dieux, nous percevons mieux l’évolution qui se produit dans l’imaginaire des hommes. Avec les débuts d’une vie sédentaire et d’une agriculture qui ne fait pas oublier la chasse pour autant, les hommes, qui restent soucieux des forces qui les dominent, attendent toujours l’aide de la Grande Mère qui était responsable de la fécondité et devient maintenant responsable de la fertilité. Comment ne pas voir que la faucille avec laquelle nos ancêtres ramassent les graminées est aussi la faucille qui servira à Cronos pour castrer son père ? La faucille serait alors liée à la fécondité nourricière. Peu à peu la Grande Mère s’identifie à la Terre, moyen de production. C’est ce que les légendes nous présentent sous forme d’une succession qui part de Gaia pour arriver à Déméter en passant par Rhéa. Ce qui pourrait surprendre est le fait que Gaia arme la main de Cronos. C’est elle qui lui donne la faucille pour émasculer Ouranos. Ce faisant, elle est à l’origine de la séparation entre la Terre et le Ciel. Or, cette séparation qui engendre le jour et la nuit, qui
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permet au Soleil d’éclairer et de chauffer le monde n’accompagne-t-elle pas les débuts d’une agriculture contrôlée par les hommes ? C’est Cronos qui, avec Rhéa, fille de Gaia, donnera naissance à Déméter, la Terre cultivée. Pour que Déméter puisse intervenir, il fallait bien que le Soleil éclaire la terre et que des hommes la cultivent. La séparation de la Terre et du Ciel, telle qu’elle est présentée par la légende, ne met-elle pas en valeur les débuts de la vie sédentaire et l’évolution d’un système de vie, comme le fera la légende d’Hermès à propos du bétail mal surveillé par Apollon ? La faucille précède l’araire qui sera en pierre avant d’être en bronze ! Remarquons que si Cronos émascule son père, le sexe tranché tombé dans la mer donnera naissance à une Aphrodite sans mère, qui est pour Pierre Lévêque « l’incarnation des puissances de fertilité et de fécondité, la fantasmatisation de l’élan vital qui est au cœur de l’hiérogamie. » (p.81) Comme la chasse, l’agriculture est alors considérée comme un acte sexuel : l’outil ouvre la terre comme le phallus ouvre le ventre de la femme. Cette conception de l’acte humain induit une réflexion sur la reproduction des espèces. Comme le note Pierre Lévêque : « L’hiérogamie suppose un partenaire mâle de la Grande Déesse. Nous avons vu qu’il demeure souvent animal… Les fouilles de Çatal Höyuk montrent la présence d’un parèdre masculin de la Mère dès le VIe millénaire sous forme soit d’un enfant/adolescent, soit d’un homme barbu assis sur son animal symbole, le taureau. » (p.68) Si Gaia fait naître le monde sans partenaire mâle, reconnaissons que pour donner naissance aux premiers dieux, elle s’en donne un en la personne d’Ouranos. Or Ouranos est son double parfait si ce n’est qu’il est dit du sexe opposé. Pour l’essentiel, la mythologie nous montre des dieux qui s’accouplent et ce n’est que dans de rares cas qu’elle nous présente des naissances sans partenaire. Ne pourrions-nous pas imaginer que ces cas particuliers représentent de véritables mutations dans l’évolution de l’espèce humaine, du moins dans
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l’esprit des aèdes ? Cela dit Athéna vient au monde alors que sa mère Métis est au fond du ventre de son père. Il y a bien eu rencontre des deux partenaires et Zeus n’assure que la fin de la gestation. Il agira de même avec Dionysos ! La mise au monde de ces deux divinités ne remet pas véritablement la tradition en question. La tradition s’appuie inévitablement sur la réalité la plus ancienne qui obtient plus de force avec la multiplication des individus qui trouvent dans la vie sédentaire une sécurité indispensable au développement de la société, mais aussi de la famille et de la lignée. Ce que retient Pierre Lévêque c’est l’apparition d’une structure nouvelle dans l’imaginaire des hommes, et parfois deux : la structure déesse/ dieu/enfant-divin, semblable à ce que l’homme peut observer journellement, et la structure deux déesses/enfant-divin. Dans cette dernière, nous avons l’association d’une déesse mûre et d’une déesse vierge, la mère et la fille que l’on retrouvera dans la légende de Déméter et Perséphone. Il voit dans la première structure une réplique du réel qui s’accompagne du mariage, alors que la seconde correspondrait à des sociétés où la déesse vierge pourrait manifester le besoin pour le groupe de garder des filles vierges pour des échanges entre groupes. Pierre Lévêque note que la seconde structure s’expliquerait par une faible présence de l’élément mâle dans la société et il précise : « Cette triade semble essentiellement localisée en Anatolie (où l’on peut estimer qu’elle survivra dans le groupement des Létoïdes : Léto, Artémis, Apollon) et dans les zones où s’est exercée une néolithisation d’origine anatolienne, Chypre, Crète, Grèce, Balkans… » (p.70) Nous pouvons dire que, des millénaires après, les légendes grecques s’appuient sur les structures du passé : la relation Déméter Perséphone mettant en lumière la mère et la fille, mais aussi le rapt qui semble l’accompagner. Or, cette structure se double d’une relation de plus en plus grande avec les cycles de la nature. L’enlèvement de la fille vierge est suivi d’un retour, l’ensemble enlèvement/retour correspondant aux
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difficultés annuelles du cycle végétatif sur lesquelles règnent les deux déesses associées, la mère et la fille. Après ces analyses, Pierre Lévêque aborde la place du mythe dans la société qui se transforme fondamentalement. Même si elles sont étalées sur des millénaires ces transformations vont conduire à des changements profonds dans la façon de penser l’existence et dans la façon de la gérer, qu’il s’agisse de mariage, de rapports domestiques, de travaux des champs, de répartition des biens et de tant d’autres choses encore. Les mythes qui se multiplient au Néolithique vont permettre aux hommes de maîtriser leur destin en même temps que toutes sortes d’inventions fondamentales. Pierre Lévêque dit alors : « Le mythe pouvait par excellence sécuriser le groupe en apportant des réponses globales aux questionnements des individus. Si l’on ne connaît évidemment pas directement les mythes néolithiques, on peut remonter à eux, parce qu’ils n’ont cessé d’organiser les sociétés de l’âge des métaux issues des communautés néolithiques, avec des similitudes structurelles qui sont signifiantes.» (p.73) Comment ne pas adhérer à cette vision de la légende ? Oui, le mythe est d’abord ce qui a permis d’expliquer la vie à ceux qui n’étaient pas assez éveillés pour la comprendre seuls. En symbolisant les faits quotidiens et surtout les changements les plus importants dans la façon de vivre, les mythes ont été une forme très utile d’enseignement populaire. Les hommes n’ont pas attendu que la raison sorte de la tête de Zeus pour peindre et sculpter l’essentiel d’une interprétation des rapports de force qui existaient entre eux et leur environnement. Nous comprenons, en suivant ce parcours qui n’est pas légendaire, que les mythes ne sont pas uniquement des fables, mais pour en comprendre le sens ancien, il nous faut reconstruire la société telle qu’elle pouvait être à des moments très anciens. Pierre Lévêque a étudié aussi les questionnements auxquels s’efforcent de répondre les mythes. Reprenons ces interrogations existentielles.
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Considérons, pour commencer, le cycle de la végétation. En se sédentarisant, les hommes ont dû s’adapter à une autre façon de gérer les problèmes alimentaires. En délaissant petit à petit la cueillette et la chasse, les hommes se sont tournés vers la culture de la terre et l’élevage. Il est évident que l’agriculture ne pouvait que les amener à s’interroger sur l’alternance d’une période hivernale où rien ne poussait et une période estivale où la terre donnait les produits attendus. Les grains qui étaient semés dans la terre disparaissaient puis réapparaissaient pour donner naissance à d’autres grains et cela a pu faire naître une prise de conscience du temps. Désormais il fallait attendre que le grain ressorte de terre avec tout ce que cela pouvait comporter d’inquiétudes diverses. En découvrant la disparition de la végétation et sa réapparition, les hommes ont éprouvé le besoin d’expliquer ce phénomène et Pierre Lévêque retient trois sortes d’explications : la colère de la Mère, l’enlèvement de la fille, la mort de l’enfant-dieu. La Mère qui était la manifestation de la Terre devait être en colère pour faire disparaître la végétation et sa colère passée, la végétation réapparaissait. La légende de Déméter et de Perséphone nous aide à comprendre les raisons de la colère de la Déesse Mère. C’est l’enlèvement de sa fille qui en est la cause. Déméter avait entendu le cri de sa fille au moment ou le frère de Zeus, Hadès l’enlève pour l’entraîner en Enfer, son royaume. Déméter, ne sachant pas où est sa fille la cherche pendant neuf jours et neuf nuits, sans boire et sans manger, avant que le Soleil, qui a tout vu, ne lui dise ce qui s’est passé. En colère, la déesse décide de ne plus assurer ses fonctions et abdique de son rôle en faveur de la fertilité, rendant le monde stérile. Il faut que Zeus intervienne et propose une solution, un compromis. Perséphone resterait en Enfer tout l’hiver et en sortirait au printemps, en même temps que les premières pousses, pour retrouver sa mère. À la fin de l’été, au moment des semailles, elle redescendrait sous terre pour vivre avec son époux. Pierre Lévêque dit à propos du mythe : « Par son arrachement à ses parents, Coré, finalement unie à son ravisseur par un contrat régulant son habitat, est
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donc doublement protectrice de la vie, patronne des céréales et patronne des morts. Ainsi l’efficience des déesses mère et fille s’étend non seulement au mode de reproduction et au mode de production, comme nous l’avons vu, mais au mode de surnaturalisation dans l’outre-tombe. » (p.77) Sexualité et fertilité sont liées. La mort de l’enfant-dieu est souvent exposée dans la mythologie. Déjà, Zeus est montré en Crète comme mourant et renaissant, mais il est plus intéressant de se retourner vers Dionysos, ou encore mieux Zagreus. L’enlèvement de Perséphone et la mort de Zagreus s’enchaînent et peuvent être considérés comme complémentaires. Zeus, changé en serpent, descend sous terre pour s’unir à sa fille afin de donner naissance à Zagreus. Or, de Zagreus, il ne restera que le cœur qui deviendra celui de Dionysos quand Zeus fera l’amour avec Sémélé une fille de Cadmos. Nous pouvons dire que Zagreus meurt, dévoré par les Titans, au moment où il s’est changé en taureau pour leur échapper. Athéna aurait alors sauvé le cœur de Zagreus avant que Zeus ne le fasse avaler à Sémélé. Dionysos serait né une première fois en Enfer, au royaume des morts, et serait sorti des Enfers pour connaître le monde des hommes baigné de lumière. Ce n’est que plus tard, après son initiation auprès de Cybèle et son voyage en Inde, qu’il aurait fait son entrée dans l’Olympe. Le cas d’Adonis est légèrement différent, mais nous retrouvons l’alternance, voulue par Zeus, entre Perséphone et Aphrodite. Nous pouvons retenir ce qu’en dit Pierre Grimal dans son Dictionnaire : « Cette première ébauche du mythe où l’on reconnaît le symbole du mystère de la végétation, dans cet enfant, né d’un arbre, qui passe un tiers de l’année sous la terre, et qui, le reste du temps, remonte au jour s’unir à la déesse du printemps et de l’amour, fut ensuite embellie et complétée. » (p.11) Si les hommes prennent conscience du cycle annuel, déjà ressenti pour la chasse, mais plus visible peut-être avec l’agriculture, ils semblent mettre le réel immédiatement observable en relation avec des réalités plus lointaines. Avec
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l’agriculture se développe l’observation des astres, la lune en particulier dont les différentes apparitions sont régulières. Les cycles de la lune s’ajoutent aux cycles de la végétation. Naissent alors des questionnements cosmogoniques. Comment ne pas noter l’importance accordée à l’union du Ciel et de la Terre, de Gaia et d’Ouranos, ainsi que leur séparation violente ? Que dire d’Hélios, le Soleil, qui disparaît tous les soirs pour renaître au matin avant de parcourir le ciel du Levant au Couchant ? Que se passe-t-il la nuit lorsque le Soleil n’est plus là pour observer le monde ? Il est également évident que les hommes du Néolithique sont à l’origine d’un bond technologique important que ce soit pour l’agriculture, l’élevage, le tissage ou la céramique. La faucille n’est certainement pas le premier outil utilisé pour la cueillette, mais son utilisation symbolique dans la légende montre qu’il est très ancien et précède de loin tous les outils indispensables aux sacrifices ou à la vie ordinaire. Mais le plus important est peut-être les spéculations sur la survie au sein d’une communauté qui ne connaît plus la même angoisse de mort qu’aux temps anciens. Pierre Lévêque écrit alors : « Il est normal, il est logique dans ce système de pensée que le cycle végétatif soit conçu comme une résurrection annuelle, qu’il devienne pour l’homme le gage de sa propre résurrection. Il est non moins normal et logique que l’homme se mette, pour sa survie personnelle, sous la protection de la Grande Mère, maîtresse des puissances végétales » (p.83) Cette Grande Mère lui apportera sa maîtrise des puissances végétales jusque dans l’au-delà en s’imposant comme la déesse de l’élan vital. Lorsqu’il est dit qu’Héraclès ne serait peut-être pas revenu de l’Enfer si, préalablement, il n’était pas passé par Éleusis, nous comprenons que les Mystères initiés par Déméter ont une place importante dans l’éducation des mortels. Or, associés aux Mystères, nous trouvons des institutions que l’on peut qualifier de religieuses, avec des prêtres qui ont un rapport privilégié avec les dieux. Il est évident que si ce sont les hommes qui ont inventé les dieux, ce sont aussi les hommes qui
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ont imaginé les prêtres en tant que représentants des dieux. Bien entendu les légendes ne peuvent considérer qu’une création divine de ce clergé et la légende de Déméter nous éclaire sur ces prémices. Alors qu’elle avait décidé de ne plus remonter au Ciel, Déméter décida de rester sur Terre. En se faisant passer pour une vielle femme, elle arriva à Éleusis. Après être restée assise sur une pierre, elle alla trouver le roi qui régnait sur le pays et s’appelait Céléos. Les vieilles femmes qui se trouvaient là l’invitèrent à s’asseoir et l’une d’entre elles la fit même sourire. C’était Iambé, la fille de Pan et de la nymphe Écho qui servait alors le roi. Déméter, toujours changée en vieille femme, se mit au service de l’épouse du roi comme nourrice. Est-ce Démophon ou Triptolème qui lui fut confié, le plus important est que Déméter cherchait à le rendre immortel en le plongeant dans le feu pour le dépouiller de tout ce qui était mortel en lui. Il grandissait merveilleusement ce qui intriguait sa mère jusqu’au moment où Déméter fut surprise. L’enfant ne devint pas immortel et Déméter se fit reconnaître. Déméter demanda alors qu’un temple fût construit pour qu’il lui serve de demeure et décida d’y fonder des Mystères initiatiques21. La survie est alors un retour au Grand tout dominé par les Grandes Mères. Elle est un retour à la terre que l’homme travaille toute sa vie et un « abandon » à la Mère qui est une divinité chtonienne. Les légendes n’ont pas oublié cette époque où l’homme retrouvait à sa mort le sein de la Terre et revenait à cette origine matérielle qui était aussi l’origine du monde, de la vie et de l’homme. Certes, il faut se faufiler entre les différents récits pour retrouver les éléments les plus anciens, mais il est plus qu’évident que les légendes écrites sont une somme autant qu’une vision nouvelle de la relation entre les hommes et les dieux. Pierre Lévêque souligne que le culte des morts connaît un essor considérable au moment où les hommes se 21
HOMÈRE Des héros et des dieux. (Hymnes) Traduit du grec et présenté par François Rosso. Paris, arléa, 1993.
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sédentarisent. Il observe de la fin du VIIIe à la fin du VIIe millénaire un usage curieux de double sépulture, la seconde intervenant lorsque la chair est décomposée. Il note que cette seconde inhumation se fait après un décharnement qui serait opéré par les vautours et nous dit : « On sait bien, au plan du réel comme à celui de l’imaginaire, le vautour est souvent intimement lié au sort des morts… Les vautours de Çatal Hoyük témoignent au mieux de la permanence des structures paléolithiques de compensation ; aidés peut-être par des prêtres, ils opèrent une sorte de sacrifice dont la finalité est bien de rétablir l’équilibre entre hommes et puissances. » (p.92) J’ai pu personnellement observer les tours du silence à Bombay qui sont encore utilisées par les Parsis qui ne veulent pas que la terre soit souillée par la chair en décomposition. Or l’animal qui accompagne Arès est bien le vautour ! Les Grandes Mères domineront longtemps dans la conscience des hommes et cela jusque dans la poésie d’Homère. Zeus cherche à s’imposer, mais il doit aussi composer avec Héra ou avec Athéna, il ne peut éviter de se laisser piéger par son épouse qui sait utiliser la magie d’Aphrodite. Homère nous offre un portrait des hommes qui n’est pas sans relation avec les millénaires passés. Si Zeus est le roi de l’Olympe, il semble bien que l’ordre qu’il veut imposer ne soit pas encore entièrement fixé. Pourquoi sa femme est-elle présentée avec une âme de guerrière ? Pourquoi les légendes en font une femme toujours jalouse ? Ne serait-elle pas opposée à sa façon de régner plus qu’à ses liaisons multiples ? Les héros qui combattent devant Troie s’interrogent, comme devaient s’interroger d’autres mortels avant eux lorsqu’ils partaient à la chasse ou lorsqu’ils devaient trouver des solutions à leurs problèmes agricoles. Il est vrai que devant la mort, plus que devant la gloire, l’homme est soucieux, cherche la meilleure parade à cette fin de vie qu’il refuse de plus en plus en découvrant une existence moins tourmentée. La guerre est un théâtre sur la scène duquel l’homme joue un rôle qui lui a été donné par les Moires. Il ne peut lui échapper, il ne peut
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seulement que se comporter le plus dignement possible pour laisser une trace glorieuse dans l’esprit de ses descendants. La mort, bien avant Thèbes ou Troie a pris de l’importance. Si elle n’est plus de même nature qu’au temps du Paléolithique, si elle est devenue l’objet d’un rituel dans les regroupements de cultivateurs ou de pasteurs, elle est restée liée à la terre et la terre c’est aussi la Mère. J’en suis arrivé à penser que dans son effort pour prendre le pouvoir, Zeus a voulu aussi contrôler les morts en envoyant ses fils juger leurs ombres. Zeus ne pouvait pas supporter que les morts appartiennent à la Terre Mère et qu’ils lui échappent. La mort apparaissait comme un retour à la Terre Mère, elle était un retour à la terre cultivée tout en restant sur le plan religieux un retour à la Terre Mère. Comment ne pas voir dans la condamnation d’Antigone par Créon, lorsqu’elle veut ensevelir son frère, le souvenir d’un acte voulu par les dieux, une attente de la Terre Mère qui veut retrouver son enfant ? Pour comprendre cette attente, il faut revenir au déluge et à la création de la quatrième race par Deucalion et Pyrrha. Les hommes de cette race sont des enfants de la Terre, issus des « os de la mère » ! Ils sont mortels, mais ils sont aussi immortels au sens chtonien du terme. Le plus bel exemple est certainement donné par la mort d’Œdipe telle qu’elle est présentée par Sophocle. Arrivé aux portes d’Athènes, il s’arrête sur le territoire des Érinyes et n’en partira que pour se diriger vers l’endroit qu’elles lui indiqueront pour retrouver les entrailles de la Terre Mère. Il s’est crevé les yeux et ne voit plus le monde comme le voit sa fille ou Thésée qui sera le seul mortel à assister à ce retour aux origines. Or il se dirige seul vers le lieu de sa mort qui n’est que l’instant du retour. La légende semble nous faire comprendre que cet instant est voulu par les dieux, que l’homme ne peut le repousser, faire attendre celle qui l’appelle par l’intermédiaire de ses filles. Les Érinyes sont bien les filles de Gaia ! Tout semble changer avec la royauté de Zeus. Héraclès devient immortel après être monté sur le bûcher qui le dépouille d’une tunique empoisonnée, Patrocle sera brûlé, mais avant de connaître une sépulture en son pays. Homère nous montre
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Patrocle mort, venant voir Achille qui n’a pas encore organisé sa crémation : « Tu avais souci du vivant, tu n’as nul souci du mort. Enseveli-moi au plus vite, afin que je passe les portes d’Hadès. Des âmes sont là, qui m’écartent, m’éloignent, ombres de défunts. Elles m’interdisent de franchir le fleuve et de les rejoindre, et je suis là à errer vainement à travers la demeure d’Hadès aux larges portes. » (p.457) Ce n’est plus la même conception de la mort et le retour à la Terre Mère n’a plus la même valeur. Désormais Minos, Rhadamanthe et Éaque représentent Zeus au royaume des ombres. Pour y accéder, l’homme doit avoir « sa part de feu », autrement dit le feu doit faire disparaître tout ce qui relève de la Terre Mère. Après ce sont ses cendres qui seront ensevelies. Lorsque Patrocle dit qu’il ne sortira plus du royaume d’Hadès, veut-il rassurer Achille en lui faisant comprendre qu’il ne l’importunera pas comme pourrait le faire un fantôme ? Ne retrouvons-nous pas une crainte que pouvaient avoir nos ancêtres sur le retour des morts parmi les vivants ? La promesse ou la conception du moment en ce qui concerne la résurrection des morts nous place dans une perspective nouvelle. Seuls, les mortels initiés peuvent descendre chez Hadès et en ressortir, comme Ulysse allant voir Tirésias. Ce qui pourrait surprendre c’est l’idée même de retour à la vie, tel qu’il est associé à la personnalité d’Asclépios, fils d’Apollon. Chiron lui aurait appris l’art de redonner la vie à des morts, et Zeus en aurait été ulcéré au point de le foudroyer. En redonnant la vie à des morts, Asclépios faisait de l’ombre au monarque suprême. Seul Zeus pouvait avoir ce privilège de redonner la vie. En ce sens nous pouvons penser qu’il cherche à s’attribuer les forces qu’avait la Terre Mère et à la dominer dans cette fonction. Pouvons-nous aller jusqu’à dire qu’au moment où Homère publie son poème, l’idée de renaissance disparaît, que la mort est devenue la fin d’un parcours imposé par le destin ? Je voudrais retenir ce que nous explique Pierre Lévêque comme dans une sorte de synthèse : « L’homme effectue dans l’imaginaire un procès de distanciation par rapport à la nature au sein de laquelle il
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exerce les activités de production et de reproduction auxquelles il doit sa survie : il en surnaturalise les énergies sous forme de puissances abstraites et transcendantes. » (p.96) L’imaginaire retient alors pour les morts une vie semblable à celle des vivants puisqu’ils ont leur royaume et leurs cités. De leurs côtés, le cycle de la végétation, celui des astres, l’idée d’une création du monde, des dieux et des hommes, les techniques matérielles ou religieuses viennent conforter une réalité qui se vit au quotidien. « Les mythes représentent une intersection permanente entre l’ensemble nature et l’ensemble surnature : ils prêtent aux puissances des aventures humaines, mais vécues dans des dimensions de surhumanité, pour rendre compte des réalités spécifiquement naturelles » (p.96) Lorsqu’Homère écrit ses poèmes, il ne remet pas en question une telle relation entre le naturel et le surnaturel. Il ne fait que l’adapter à son temps et les images qu’il utilise sont le reflet d’un état d’esprit particulier, comme ce sera le cas pour les tragiques ou les premiers philosophes. Ce qui prime à chaque époque c’est le besoin de traduire l’incompréhensible, de le rendre observable par la majorité des humains peut-être aussi de l’utiliser pour changer les comportements enfermés dans des coutumes ancestrales. L’explication du réel à partir d’allégories est bien un enseignement qui évolue de génération en génération, ou de siècle en siècle, ce qui n’en change pas le fond tout en modifiant la forme, autrement dit le récit. La mythologie, dans son ensemble, et telle que nous la découvrons avec l’écriture, peut passer pour un rassemblement de récits merveilleux qui n’ont aucun rapport avec le réel quotidien. Mais l’enchevêtrement des légendes ne cache que superficiellement les diverses intentions des aèdes et les informations qu’ils utilisent. Deux problèmes sont évoqués par les mythes : la création du monde et des dieux puis la création des hommes. Nous le percevons clairement chez Hésiode dans la Théogonie. La création du monde est une base, rapidement
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évoquée, au sein de laquelle les dieux trouvent leur place longtemps avant que les hommes n’apparaissent, grâce à la volonté de Cronos, le premier monarque baigné de lumière. Pour Hésiode, la création des hommes se fait par étapes. Si les premiers sont semblables aux dieux, race d’or et race d’argent, les hommes de la troisième race sont exterminés par Zeus qui les noie sauf Deucalion et Pyrrha et c’est cette race, dite des demi-dieux, qui va devenir distincte des dieux et connaître, grâce au feu divin volé par Prométhée, le sens de sa vie ! C’est à partir de cet instant que les légendes vont associer les hommes et les dieux non plus à partir d’un besoin inconscient de tutelle, mais à partir d’un véritable échange, de don et de contre-don que l’on trouve dans les sacrifices qui se feront après le sacrifice de Mécôné qui représente une véritable rupture entre l’avant et l’après. Il faut le second poème d’Hésiode Les travaux et les jours pour comprendre qu’au-delà du monde, des dieux et des hommes, existe le problème de la survie des mortels par l’intermédiaire du travail. L’histoire des inventions des hommes ne peut se comprendre qu’en complément de leurs rapports avec les dieux et le monde. C’est alors que nous avons des légendes qui traitent de l’héroïsme, autrement dit abordant les difficultés des mortels à redevenir des dieux ou à leur ressembler. Les héros luttent contre le monde, avec ou contre des dieux, ou contre des monstres auxquels les dieux délèguent leurs pouvoirs. Le héros est un mortel qui apprend à se dominer pour surmonter des épreuves et dans le meilleur des cas, comme celui d’Héraclès obtenir la jeunesse éternelle, le contraire de la mort. Mais, Homère s’efforce de nous le faire comprendre, la gloire acquise dans l’épreuve, dans le combat, ne fait que laisser dans l’esprit de ses descendants une image plus ou moins durable. Il en ira de même pour les vainqueurs olympiques qui auront pour les rendre éternels, les odes de Pindare ou des statues immortalisant leur victoire, ou encore des stèles sur lesquelles leur nom apparaît. Les légendes peuvent être considérées comme des récits destinés à immortaliser des faits héroïques et nous comprenons aisément qu’elles puissent porter aussi bien sur des hommes, souvent des monarques, que sur des villes.
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Pierre Lévêque rappelle que les légendes ont aussi pour effet de lutter contre le temps, je dirais l’usure du temps. « Tous les mythes répondent à l’implacable nécessité pour le groupe humain de dominer son histoire, celle du cosmos et celle de l’humanité, en s’assurant d’un début absolu – l’an zéro de la création du monde – et de se soustraire aux angoisses d’un temps qui échappe sans cesse, en fixant sa place dans le devenir. » (p.162) De l’observation de la nature, devait naître l’idée d’un éternel retour, que ce soit dans le lever quotidien du soleil, les phases de la lune, la réapparition du printemps et de la végétation et bien d’autres événements observables. Cet éternel retour ne pouvait que fournir à l’homme l’idée de renaissance et c’est peut-être ce qui semble disparaître dans le poème d’Homère. Patrocle ne renaît pas, il meurt et reste chez Hadès. C’est la mémoire de sa gloire qui sera conservée, comme sera conservée celle d’Achille et de tous les héros reconnus mémorables par les dieux. Si Œdipe revient vers la Terre, vers Gaia, Patrocle, Hector, Achille et tant d’autres guerriers reviendront vers ce que les aèdes semblent considérer comme une origine. Or le royaume de Zeus peut-il passer pour une origine ? Ne faut-il pas interpréter l’image de Pirithoos, immobilisé en Enfer par Hadès, alors qu’il voulait enlever Perséphone et qu’Héraclès ne peut faire revenir à la lumière du jour, en disant qu’il est le type de mortel, de demi-dieu puisqu’il est fils de Zeus, qui doit rester chez Hadès ? L’hypothèse est délicate, car Thésée, son ami, fils de Poséidon, peut sortir de l’Enfer. L’opposition entre les deux demi-dieux n’est pas facile, mais il faut se souvenir que Thésée est un demi-dieu partiellement initié puisqu’il a tué le Minotaure et qu’il est ressorti du labyrinthe. Les légendes nous laissent entendre qu’il aurait abandonné Ariane à la demande de Dionysos ce qui pourrait sous-entendre que son initiation prenait fin. Ce que l’on peut dire aussi c’est que sa mort ressemble à celle d’Œdipe et qu’il est aussi le type de mortel que la Terre Mère reçoit en son sein au moment de sa mort. Je retiendrai ici la légende qui dit qu’il serait mort en se promenant dans la montagne, un soir, probablement de nuit, et se serait tué accidentellement. Or, cette
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mort devait passer inaperçue ! La disparition de Thésée ne peutelle pas être interprétée comme un retour à la Terre Mère, au moment voulu par elle, et non une mort décidée et accomplie par la main des hommes ? La comparaison entre les deux héros ne mettrait-elle pas en lumière une autre opposition, entre Poséidon, Ébranleur de la Terre, mari de la Terre-Cultivée et Zeus, maître le l’idée, en même temps que deux formes de retour : le retour à la matière et le retour à l’esprit par la mémoire, comme si l’esprit pouvait être à l’origine de la vie ? Pour continuer cette analyse entre l’observable et l’inobservable, le réel et l’imaginaire, le naturel et le surnaturel, il faut traverser l’âge du Bronze, l’histoire de la Crète et des migrations grecques. Cela nous fait remonter au moins jusqu’en -2600 et nous plonge dans une histoire qui n’est pas légendaire et qui précède nettement les poésies d’Homère. Elle commence avec la domination de la Crète en mer Égée. C’est l’émergence d’un pouvoir d’État fort qui s’observe dans des palais gigantesques, mais aussi dans l’usage de l’écriture pour une bonne administration. Parlant de la Crète, Pierre Lévêque nous dit : « La Crète est en pointe, avec une brillante civilisation palatiale depuis le début du IIe millénaire : elle le doit à sa situation au cœur de la Méditerranée orientale, qui lui permet de profiter au maximum des avancées du Bronze et de multiplier les échanges, mais aussi au fait qu’elle échappe pendant des siècles aux migrateurs grecs et à la conquête achéenne. » (p.179) Pour lui, la Crète va garder plus longtemps l’héritage anatolien alors que sous l’empire mycénien s’opère un mélange de traditions méditerranéennes et d’influences indoeuropéennes. Il n’est pas inintéressant de voir que les légendes nous parlent de cette époque comme si elle était celle de la naissance de Zeus, de son enfance, mais aussi de ses amours avec Europe qui donnent naissance à Minos. Les minos sont en fait les individus qui règnent en Crète à Cnossos et les légendes en ont fait un nom propre, un héros. C’est probablement à cette époque que se développe en même temps que les palais, un
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besoin de défense et une gestion de plus en plus rationnelle de l’économie. Les rois de Cnossos dominent alors toutes les activités et bien entendu le surnaturel au sein duquel trône la Grande Mère. Zeus n’est pas encore le monarque de l’Olympe tel qu’Hésiode nous le présente. Pierre Lévêque ajoute que les dieux qui fécondent les Mères sont encore présentés sous formes animales et il précise : « Sous la forme du taureau, si souvent associé à la déesse, comme dans la caverne de Psychro où un dieu-taureau semble avoir pour desservants des prêtres portant un masque taurin. » (p.180) Inutile de revenir sur la légende de Pasiphaé, la femme de Minos. La Déesse Mère est souvent associée à un enfant-dieu, tout particulièrement dans la grotte de l’Ida, lieu de naissance mythique de Zeus. Pierre Lévêque précise alors : « C’est un ensemble complexe et malaisé à expliquer, du fait que Zeus a remplacé ici (sans doute à l’époque mycénienne) un enfant-dieu crétois, avec la difficulté que Zeus n’est pas le fils d’Héra, mais son parèdre. » (p.187) Les légendes associent souvent la mère et l’enfant, Zeus et Rhéa, et il est un autre fait non négligeable à savoir qu’à Olympie, Héra était honorée plus de deux siècles avant Zeus ! Héra et même sa fille Ilithye ont probablement représenté jusqu’au Ier millénaire les puissances de fécondation. On connaît les fonctions d’Héra et de sa fille en la matière et nous comprenons qu’elles restent liées aux attributions anciennes, dans les légendes que nous connaissons. Il en va de même de Déméter et de sa fille Perséphone qui porte un nom crétois. Pierre Lévêque note à propos de la théologie crétoise : « Au cœur de cette théologie est pleinement implantée la sainte famille de type anatolien. Elle n’a rien à voir avec la famille patriarcale des Indo-Européens : les pères sont vraiment effacés, ou monstrueux, comme Cronos, le père de Zeus… » (p.190) Il est possible de comprendre pourquoi la lecture des mythes grecs est parfois surprenante en associant ou en faisant succéder deux formes de rapports entre les hommes et les dieux.
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Il y a bien un avant et un après, mais s’il est facile de le lire à partir des récits légendaires, comme à partir de la Théogonie d’Hésiode, il est préférable de le lire à partir d’une histoire qui a laissé des traces objectives et nous rappelle que les aèdes n’ont pas tout inventé. Les récits légendaires sont très souvent un arrangement poétique de la réalité qui n’est peut-être pas vécue par l’aède, mais retenue de poète en poète à une époque où l’histoire se fait à partir des souvenirs les plus marquants. Il faudrait ici souligner que héros n’est que le masculin d’Héra et que si le terme héros, qui signifie « Le Seigneur », se rapporte d’abord à des morts de haut rang, protecteurs de la communauté, Héra qui signifie « La Maîtresse », « La Dame » se rapporte à la Grande Mère. Ce que l’on peut ajouter c’est que les légendes que nous avons conservées parlent surtout des héros en oubliant qu’un changement s’est produit en profondeur sous l’influence des Mycéniens en plaçant Zeus à la tête des dieux et en écartant la Grande Mère. Pour comprendre ce changement qu’il est difficile d’imaginer à partir de la poésie homérique, il faut tenir compte des migrations grecques, de l’évolution des mentalités qu’elles imposent. . Pierre Lévêque, dans L’Aventure grecque nous dit : « Que les premiers Grecs soient venus des steppes qui bordent la côte septentrionale de la mer Noire ou de la région carpatho-danubienne, il est bien certain qu’ils sont descendus en Grèce en traversant les Balkans » (p.32) Nous pourrions reprendre les légendes d’Héraclès qui cachent bien des expéditions en les attribuant au héros. Il est certain que les Crétois puis les Achéens ont connu des navigations mouvementées dans toute la Méditerranée avant que les aèdes n’en parlent. Pierre Lévêque nous le rappelle : « Le grand nombre d’objets mycéniens que les fouilles ont mis au jour sur les rives de la Méditerranée éclaire un aspect capital : l’expansion commerciale d’un monde en pleine vitalité… Les routes qu’ils ont suivies sont d’ailleurs le plus souvent celles qu’avaient pratiquées les marins crétois… » (A. G., p.88)
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Dans l’Histoire universelle des explorations22, nous trouvons des précisions qui nous permettent de comprendre comment la Grèce est devenue ce qu’elle est aujourd’hui et pourquoi Homère a pu parler des Achéens. Il faut considérer des successions d’invasions ou de conquêtes qui déferlèrent sur la Grèce à partir du deuxième millénaire avant notre ère. Jean Beaujeu qui traite de l’Antiquité parle de « coulées d’immigrants » (p.135). Il y aurait d’abord les Ioniens, puis les Achéens et enfin les Doriens. Ces Indo-Européens devaient imposer leur culture, leur langue, leurs structures sociales, leur force militaire et Jean Beaujeu nous dit : « Les derniers arrivants, les cavaliers de l’âge du fer, dont l’archéologie permet çà et là de suivre le cheminement sur les traces de leurs ancêtres de l’âge du bronze, semblent plus rudes et plus brutaux : il faudra quatre siècles à la Grèce pour civiliser les Doriens et retrouver son éclat antérieur. » (p.139) Lorsqu’Homère nous parle des Achéens, il participe à ce renouveau culturel puisque les invasions doriennes commencent en -1200. Ces immigrants n’ont pu s’installer définitivement qu’en s’imposant par la force et c’est un portrait des guerres continues qui fut immortalisé par Homère. Traitant de la royauté achéenne, Pierre Lévêque nous parle de palais fortifiés et d’une civilisation dont la nature militaire saute aux yeux. Pour lui les Achéens étaient « dévorés par un appétit de puissance » (A.G., p.71). Nous pouvons retenir alors une remarque qui en dit long sur l’image que les poètes nous donnent de leurs ancêtres. Comparant les Achéens et les Hittites vivant en Anatolie, il note qu’ils sont en retard sur ces derniers qui utilisent la métallurgie du fer et en gardent jalousement la propriété. Qu’il s’agisse de l’armement ou des outils agraires, les Achéens sont étroitement dépendants de l’utilisation du bronze et nous pouvons comprendre qu’Homère parle encore d’armures et d’armes de bronze pour tous les guerriers présents devant Troie. 22
PARIAS L. H. (Directeur de publication) Histoire Universelle des explorations. Préface de Lucien Febvre. Tome I « De la préhistoire à la fin du Moyen Age » Paris, Sant’Andréa, 1960.
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Ce qui peut aussi être retenu c’est cette observation en ce qui concerne les poèmes d’Homère l’Iliade et l’Odyssée. « Une réalité historique est sous-jacente au mythe, magnifiée bien entendu par l’épopée achéenne et profondément transformée et altérée par des siècles de tradition orale, qui ont précédé la " composition " définitive par Homère (IXe – VIIIe siècles) et la mise par écrit des textes homériques (VIe siècle). » (A.G., p.75) En fait, ce qui est vrai pour Homère l’est pour l’ensemble des aèdes qui l’ont précédé. Il n’est pas possible d’approcher la mythologie sans tenir compte d’une histoire qui la précède et la justifie. C’est bien parce que les hommes s’efforcent de comprendre ce qu’ils vivent, parfois douloureusement, qu’ils ont inventé des légendes avec des héros capables de leur montrer le chemin du changement et de leur rappeler, simultanément, les meilleurs moments d’une vie difficile. Ces héros ne pouvaient pas être de simples soldats, ou des guerriers assoiffés de butin. La guerre de Troie est certainement une expédition militaire plus qu’une guerre destinée à récupérer la belle Hélène. Pierre Lévêque souligne, à juste titre, qu’elle avait été préalablement enlevée par Thésée avant qu’il ne descende en Enfer avec son ami Pirithoos, ce qui nous replace dans la logique cultuelle, autrement dit le rapt de la fille vierge qui accompagne la Grande Mère. Il aurait été plus réaliste de dire que Troie était connue pour ses richesses et que les Achéens ont monté une expédition destinée à piller la ville, comme les légendes annexes le laissent penser. Ulysse ne se vante-t-il pas de répartir au mieux le butin entre ses hommes ? Par contre, si Homère ne décrit pas la vraie guerre, s’il nous montre des héros qui doutent, qui implorent les dieux, qui s’encouragent par la parole avant d’affronter la mort, c’est parce qu’au-delà des faits concrets il veut nous faire partager un art de vivre et parce qu’il cherche à nous instruire. Les légendes n’ont pas pour objectif de laisser une trace réaliste de ce qui s’est passé devant Troie, comment elle fut prise avant d’être pillée. Elles dépassent largement l’effort de l’historien dont Hérodote sera, plus tard, un premier exemple. Les aèdes se servent des faits pour nous enseigner une façon d’être, pour
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nous parler de ce qui se passe au plus profond de nous-mêmes. Ils sont davantage des psychologues précurseurs que des historiens soucieux d’exactitude. Nous pensons souvent que la psychologie est une science moderne, à peine plus que centenaire, nous découvrons, avec les aèdes, qu’avant d’être une science elle fut l’âme d’un enseignement. Pierre Lévêque écrit en parlant des Achéens : « La prise de Troie serait ainsi comme le chant du cygne de la puissance achéenne, la dernière expédition où ces hardis et vaillants pillards auraient conjugué leurs forces pour s’imposer et s’enrichir dans la Méditerranée orientale. » (A.G., p.78) L’image qu’Homère nous donne d’Arès peut paraître contradictoire avec cette hardiesse achéenne. Lorsque Zeus dénigre son fils, qui est tout de même le dieu de la guerre, il ne remet pas en question la guerre, mais la façon de la conduire. Dans la légende, les Achéens n’agissent pas pour piller, mais pour faire valoir des droits, pour rétablir la justice. Mieux encore, pour Homère, le plus important n’est pas la raison qui pousse à l’action : l’enlèvement d’Hélène, mais la recherche de la gloire. Si, au début de l’Iliade, nous découvrons l’ampleur du rassemblement militaire placé sous la conduite d’Agamemnon, très vite le poème nous présente des individus isolés prenant conscience de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vont devenir qu’ils soient vainqueurs ou vaincus. C’est à l’intérieur d’une action collective qui sert de cadre à leurs exploits qu’il nous montre des acteurs repliés sur eux-mêmes et découvrant dans leur for intérieur l’écho des puissances qui les guident. D’un autre côté, que faut-il penser de l’attitude d’Ulysse qui extermine les prétendants sans les juger et trouve ne Zeus un allié au moment où se révoltent leurs défenseurs ? De quelle justice nous parle donc Homère ? Il est certain que la guerre ne commence pas avec la civilisation mycénienne, la guerre de Troie serait même l’image d’une guerre qui disparaît dans sa forme devenue archaïque. Les cités telles qu’ont pu les connaître Homère ou Hésiode ne sont pas non plus les premières cités de l’histoire. Nous
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pouvons penser que la guerre n’était pas ignorée des premières villes et l’histoire de Thèbes, par exemple, nous permet de voir que le premier souci des villes fut très tôt celui de ses fortifications. Amphion et Zéthos lorsqu’ils construisent les murs de Thèbes nous font connaître une préoccupation qui devait être commune à toutes les villes qui voulaient se protéger contre de possibles envahisseurs et cela bien avant les migrations ioniennes, achéennes et doriennes. Ne serait-il pas possible de tenir compte de ce que nous dit Hésiode concernant les différentes races de mortels ? « La troisième race des hommes de vie périssable, Zeus, de frêne, la fit de bronze, race distincte De la race d’argent, car terrible et puissante, séduite Par Arès aux travaux violents. Ils vivaient sans connaître La farine… » (p.102) Hésiode va plus loin en nous les montrant comme il nous montrerait ses semblables. Non seulement ils ont un cœur d’acier, mais ils possèdent une force immense, des bras invincibles et chose plus incroyable ils habitent des maisons de bronze. Ce qui peut s’admettre plus volontiers c’est qu’ils possèdent des araires de bronze et des armes de bronze. Cette race de bronze est antérieure au déluge, à la naissance des demi-dieux et se trouve séduite par Arès qui personnifie la guerre à outrance, le plaisir de combattre. C’est presque l’ombre de cet Arès qui plane sur le sol troyen. Il correspond certainement aux premiers agriculteurs qui fabriquèrent des socs en bronze pour cultiver la terre, mais il est surprenant d’entendre Hésiode nous dire qu’ils ignoraient la farine ! À quoi servait l’araire ? En grattant la terre plus qu’en creusant un véritable sillon, elle ne permettait probablement pas d’enfouir le grain et donc de cultiver le blé comme cela deviendra possible avec la charrue ! Faut-il situer cette troisième race juste avant les migrations indo-européennes, autrement dit au début du second millénaire avant le passage du Bronze ancien au Bronze moyen ? Le Bronze récent qui précède les migrations doriennes correspondrait à la période
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achéenne. Or, dans la légende, lorsqu’Ulysse simule la folie pour ne pas partir à la guerre ne dit-on pas qu’il avait attelé à sa charrue un âne et un bœuf et cela pour semer du sel ? Palamède qui était venu le chercher avait trouvé le moyen de rendre la raison à Ulysse en plaçant le tout jeune Télémaque devant la charrue ! comment interpréter ce symbole que nous retrouverons des siècles après : le nouveau-né devant l’âne et le bœuf ? Nous pourrions envisager l’usage de la charrue pour la quatrième race et de l’araire pour la troisième ce qui nous aiderait à considérer Arès comme une divinité ancienne dont Zeus n’accepte plus la violence sans raison. Une telle différence est difficile à établir objectivement. Arès a-t-il joué un rôle important lors des guerres contre les enfants de Gaia, les Titans, les Géants ou Typhon ? En ce qui concerne la guerre contre Typhon, les dieux effrayés s’étaient enfuis et même cachés dans le désert égyptien sous des formes animales, Arès se changeant en poisson ! Peut-on dire, parce que le mythe renvoie à des rituels égyptiens, qu’Arès avait choisi le poisson pour ne pas être dévoré ni par Typhon ni par Gaia, la Grande Mère ? Il était interdit à tout être sacralisé, ici Typhon, de manger du poisson ! Contre les Géants, Arès ne semble pas être un combattant de premier plan par comparaison à Athéna ou même Héraclès. En ce qui concerne la guerre contre les Titans, Hésiode ne cite aucune divinité si ce n’est les enfants de Cronos et les Hécatonchires. Nous pourrions dire alors qu’Arès n’était pas encore né, faisant partie de la seconde génération des Olympiens, mais cela confirmerait que le mariage de Zeus et d’Héra est antérieur à la quatrième race de même qu’au déluge ! Je sais qu’évoquer la moindre chronologie dans les faits légendaires relève de l’inconscience, mais, à chaque croisement des légendes et si nous cherchons à saisir ce qu’elles cachent, nous sommes confrontés à ce besoin de situer chaque héros ou chaque divinité par rapport au temps, même s’il se chiffre en myriades d’années. En croisant les légendes nous percevons différentes étapes dans l’avènement de la royauté de l’idée, de Zeus si l’on veut. Le Zeus enfant de Crète qui meurt et renaît dans la grotte
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de l’Ida précède le Zeus devenu adulte qui vient délivrer ses frères et ses sœurs et doit combattre les Titans pour asseoir son pouvoir sur l’Olympe, puis vient le Zeus monarque intransigeant qui organise les trois mondes à sa façon en enlevant définitivement le pouvoir aux Déesses Mères. Son fils Arès intervient à la fin des guerres de succession et c’est au moment où Zeus veut imposer sa justice aux hommes que la guerre prend une nouvelle valeur. La rupture, qui ne peut être datée, du sacrifice de Mécôné ou de l’instant où Zeus ne veut plus de la confusion entre les dieux et les mortels, nous fait passer d’une guerre entre divinités, guerre dont les mortels sont exclus, en dehors d’Héraclès qui aurait été conçu essentiellement pour la guerre contre les Géants, à une guerre entre mortels surveillée par les dieux et par Zeus en particulier. Si les héros sont des émules d’Arès, dans la forme poétique, ils ne sont plus les guerriers de la troisième race d’Hésiode. Ils sont des demi-dieux, combattant pour obtenir la gloire, une gloire qui dépend à la fois de leur destin et de leur conscience. Arès n’est plus le dieu qui convient à ce type de guerre et si Homère le présente c’est essentiellement pour éclairer la différence entre deux formes de combat. Piller une ville relève de la première, celle qui peut revendiquer l’influence d’Arès, la seconde est ignorée des temps anciens. Elle est placée sous la tutelle d’Athéna, une divinité qui raisonne. La guerre n’est plus une simple pulsion, elle devient une action réfléchie, justifiée, maîtrisée. C’est bien l’enlèvement d’Hélène qui est à l’origine de tous les combats. Mais Homère va plus loin ! En montrant les guerriers devant la mort et la gloire qu’elle apporte en même temps que la victoire, il nous projette dans le futur, dans l’après, cet après qui est en rapport avec l’immortalité. Il est clair que le héros ne revient plus s’unir à la Grande Mère, il devient une ombre et ce sont ses successeurs qui sont chargés de sa gloire posthume. Homère nous le fait comprendre à la fin de son poème qui culmine presque avec la mort de Patrocle. Retenons quelques détails significatifs : « Ah ! point de doute, un je ne sais quoi vit encore chez Hadès, une âme, une ombre, mais où n’habite plus l’esprit. » (p.458)
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, Nous avons donc une séparation irréversible entraînée par la mort : l’esprit n’habite plus le mort qui devient une ombre. « Pour la tombe, j’entends qu’on la fasse pas très grande, mais convenable – rien de plus. Plus tard, les Achéens la lui dresseront large et haute – je veux dire : vous autres, vous qui resterez après moi sur les nefs bien garnies de rames. » (p.462) Achille sait qu’après la mort d’Hector la sienne viendra. Momentanément, il faut assurer une sépulture à Patrocle, du moins à ses cendres, mais c’est de retour au pays qu’il connaîtra la gloire véritable et l’immortalité qui accompagne les hauts faits guerriers. Ce n’est pas Achille qui chantera cette gloire, lui qui pourtant aurait pu le faire, connaissant l’usage de la lyre et de la poésie, ce sera l’œuvre des Achéens dans leur ensemble. Achille ne fait qu’assurer le rituel : le bûcher, les sacrifices, et les jeux qui seront organisés en mémoire du mort. La mort a changé de visage et, désormais, le mort doit son salut aux vivants qui gèrent son passage en Enfer d’où il ne sortira plus. Pour devenir véritablement une ombre, il doit subir le feu qui le réduit en cendres et sépare son corps de son esprit. Tout ce qui était matériel disparaît, mais on sait que l’ombre qui vit chez Hadès ressemble au vivant au point qu’Héraclès impressionnera encore par sa force. Le seul fait qu’Héraclès puisse avoir son ombre en Enfer et vivre dans l’Olympe aux côtés d’Hébé devrait nous aider à comprendre que le héros qui vit une jeunesse éternelle n’est plus le héros accomplissant ses exploits, mais l’idée que le poète s’en fait. Héraclès, le héros aux formes impressionnantes n’est plus, il est mort brûlé et son corps n’est pas honoré par une tombe construite par les vivants. En lisant l’Odyssée, nous voyons surtout qu’il est honoré par les dieux et nous pouvons dire que l’Olympe est ici l’équivalent d’un tombeau, que mort et immortalité se confondent. Achille n’a pas le même sort et lorsqu’Ulysse le rencontre en Enfer il a cette réplique restée célèbre : « Oh ! ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse !... J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand-chère, que de régner sur ces mortels, sur tout ce peuple éteint ! » (p.246)
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Une légende dit qu’Achille fut enlevé par Thétis dans l’Île Blanche, à l’embouchure du Danube, une autre qu’il se retrouva aux Champs-Élysées, toujours est-il que son ombre, un moment consciente grâce au sang du sacrifice d’Ulysse, ne nous brosse pas un monde merveilleux. Faut-il souligner que les morts, après avoir bu du sang, retrouvent l’esprit qui était le leur avant la mort ? Il y aurait donc, à cette époque, un rapport entre le sang et l’esprit, le combattant, comme Patrocle, souffrant de ne pas être encore brûlé et réclamant sa part de feu pour devenir une ombre se situe entre deux mondes. Son corps est mort, mais son esprit ne peut pas s’en échapper ! Il ne peut donc pas connaître le retour tel qu’il est alors imaginé. Tout ce qui précède semble indiquer qu’Arès est un dieu ancien, un dieu plus proche de la Grande Mère que de Zeus, ce qui se confirme dans les propos dédaigneux du monarque olympien. Cet Arès qui agit sans raisonner, spontanément, par plaisir si l’on veut, est un dieu qui ne fait que diviniser la force de la matière. À l’origine, la guerre, qui n’en était pas une, opposait l’homme aux forces de la nature qui cherchait à survivre en faisant confiance à la Grande Mère. En éprouvant les bienfaits de la vie sédentaire, les hommes ont aussi découvert l’art d'une guerre raisonnable, d’abord pour se défendre, ensuite pour attaquer. En amassant des biens, ils devenaient vulnérables et se jetaient les uns sur les autres comme des fauves se disputant une proie. L’avènement des cités ne pouvait que conduire au développement d’un art militaire. C’est probablement là qu’Arès aurait dû avoir le plus d’importance, mais les légendes semblent avoir gommé son influence divine pour la remplacer par une sorte de guerre intérieure, telle que nous la découvrons dans l’Iliade en même temps que l’ancienne forme de combat. La guerre changera encore de visage en devenant véritablement l’affaire de tous, mais les légendes semblent ignorer cette révolution. Arès apparaît donc comme un dieu nouveau, puisqu’il fait partie de la seconde génération des Olympiens, mais il apparaît comme un dieu ancien et donc immédiatement
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démodé. Pourquoi la légende le fait-elle naître de Zeus ? Il faut se méfier ici de ce qui ressemble à de la chronologie. Zeus, au IXe siècle, correspond à une façon de penser qui n’est plus celle des anciens aèdes. Il représente le règne de l’idée, de la raison et il ne semble plus possible de revenir en arrière. Toute la genèse des dieux part de cette nouvelle conception qui s’impose plusieurs siècles avant la philosophie de Socrate et de Platon. Un aède comme Hésiode vante les mérites de Zeus parce qu’il est de ceux qui font confiance à la raison pour retrouver plus de justice et une meilleure qualité de vie. Homère qui défend aussi la priorité de l’idée par rapport à l’action ne pouvait que donner de la guerre une image particulièrement subjective et faire passer le combat au second plan, loin derrière la réflexion des hommes qui sont aiguillonnés par Athéna ou par Apollon. Les premières légendes écrites correspondent donc à un changement important dans l’esprit, mais qui n’est pas en rapport avec la réalité. Le combat d’homme à homme permet la mise en évidence d’un effort de raisonnement qui prélude à ce que nous avons développé en parlant de prise de conscience. Peut-on dire qu’il s’agit du même ressort psychologique ? En fait, les héros d’Homère découvrent dans le combat autre chose que le plaisir de se battre, le besoin de vaincre, un acte instinctif qui pouvait exister plus logiquement lorsque les hommes étaient encore des chasseurs. N’oublions pas que les héros d’Homère ne sont pas de simples soldats, qu’ils sont des monarques et qu’ils sont probablement les plus instruits de leur génération. Ce sont eux qui réfléchissent et non les simples soldats qui les accompagnent. Les guerres qui suivront ne seront certainement pas le reflet de pareilles méditations ! Il suffirait de prendre pour modèle la ville de Sparte et sa conception de la guerre avec une éducation particulièrement adaptée pour saisir toute la différence qui existe entre une réalité politique et un rêve de poète. Pierre Lévêque nous le dit clairement : « C’était un lieu commun dès l’Antiquité de vanter l’austérité des Spartiates. Cette austérité, le citoyen l’apprend à ses dépens depuis l’enfance. À sa naissance, le nouveau-né est présenté aux vieillards de sa tribu, qui, s’il leur paraît mal
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conformé, ordonnent de le précipiter dans un ravin du Taygète. » (A.G., p.231) L’éducation devenait alors un véritable dressage et une préparation au service la cité. Il était enrégimenté à l’âge de huit ans et passait de catégorie en catégorie selon son âge ce qui conduit Pierre Lévêque à comparer l’éducation spartiate à l’Hitler-jugend plutôt qu’au scoutisme ! Cela dit, il faut tenir compte d’une véritable histoire et ne pas s’enfermer dans le IXe siècle avant notre ère. Les invasions doriennes sont nettement antérieures et les guerres de type mycénien les ont précédées de plusieurs siècles. L’épopée homérique existait bien avant qu’Homère ne nous en donne une image inoubliable. Chez les Achéens elle était déjà transmise par voie orale et il est possible de penser que le poète a voulu s’élever au-dessus des guerres qui n’avaient plus rien d’héroïque. Pour Pierre Lévêque « c’est jusqu’au XVe siècle au moins que pourraient remonter les premiers essais épiques » et « l’influence crétoise a pu être déterminante » (A.G., p.95). Si, en l’espace d’un siècle (-1200-1100), tous les établissements achéens du Péloponnèse sont détruits, il est compréhensible qu’une telle perte de civilisation ait pu rester dans les mémoires. Pierre Lévêque note que sur le plan religieux existe une différence profonde entre les deux populations. Si les divinités achéennes connaissaient une sorte d’équilibre entre les dieux et les déesses, avec les nouveaux arrivants, Zeus et Apollon prennent le pouvoir sur les Déesses Mères. Zeus détrône en quelque sorte Héra à Olympie et Apollon s’impose à Delphes. C’est aussi le moment où le rituel funéraire change et passe de l’inhumation habituelle à la crémation. Je crois qu’il faut retenir cette analyse de Pierre Lévêque pour comprendre la poésie d’Homère et lui redonner un sens que le récit épique nous fait oublier. « La langue des épopées " homériques " est une alliance unique de formes dialectales empruntées essentiellement à l’ionien, mais aussi à l’éolien et à l’arcadien. Il est certain qu’elles ont été " composées " dans le monde ionien, où tant d’immigrants, chassés de leur patrie par les
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invasions doriennes, aimaient à entendre chanter les exploits du passé glorieux des Achéens. » (A.G., p.135) Les poèmes d’Homère sont précédés par ce que l’on appelle les âges obscurs correspondant aux migrations doriennes avec destruction des palais mycéniens. Aussi, de 1200 à 800 lorsque l’on parle de Moyen Âge grec, on parle aussi de période homérique en considérant qu’Homère n’a pu que trouver son inspiration dans la société qui le précède directement et non la société mycénienne à son apogée. Mais Homère ne fait pas que regretter le temps passé, il montre ce qui fait la différence entre deux civilisations et Arès est un élément de cette démonstration. Si Arès compte peu pour Homère, c’est parce qu’il représente, en plus d’un passé révolu, un moment douloureux pendant lequel la guerre n’a fait que détruire pour assurer la domination des envahisseurs. L’opposition entre Arès et Athéna peut se lire en opposant deux formes de guerre vécues ou du moins mémorisées par les poètes. Lorsque Platon critique les poèmes d’Homère, il fait partie de ceux qui ne supportent pas ce qu’il y a d’hétéroclite en eux. Or les Grecs sont restés insensibles à la critique jusqu’à nos jours et l’Iliade comme l’Odyssée sont devenus des fondamentaux de la culture grecque. Nous comprenons mieux qu’Arès puisse être mal aimé, blâmé par son père, ridiculisé par sa sœur, négligé par sa mère, devienne presque un marginal au milieu des Olympiens. Il représente ce que Zeus, plus exactement les poètes ne veulent plus voir : une guerre à outrance qui tue pour s’imposer. Homère le cantonne à quelques rencontres qui ne tournent pas à son avantage. Il doit céder la place à Athéna ! Mais, peut-on en rester là en essayant d’interpréter les légendes ? Zeus est bien le fils de Cronos et en tant que tel possède en lui une part non négligeable de violence, de monstruosité même. Pour prendre le pouvoir, il a dû faire la guerre, une guerre semblable à celle des Doriens. La première guerre, celle contre les Titans, commence peu après la castration d’Ouranos. Elle résulte de l’opposition entre un père et un fils, une fois encore, et de la recherche du pouvoir. De deux adversaires, l’un
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doit être vainqueur l’autre vaincu. Ce qui diffère des guerres entre mortels, c’est que les dieux sont immortels et qu’aucun combat ne peut entraîner leur mort. Il faut à Zeus trois combats terribles pour venir à bout de ses adversaires. Or ces adversaires sont des enfants de Gaia, la Terre qui est la grand-mère de Zeus si l’on veut. De cette filiation, il est possible de déduire une autre filiation : Zeus est un produit de la matière que manifeste Gaia. Si Gaia a cru bon de donner naissance à un dieu mâle pour concevoir d’autres dieux, ils sont tous les deux des enfants de Chaos animés par la force que représente le premier Éros, lui aussi né de Chaos. Zeus est un produit de cette matière et il est animé, lui aussi, par la même force que nous percevons dans toutes ses unions. Or, depuis la naissance d’Ouranos, ce qui anime les dieux mâles c’est le désir de gouverner. Ce désir pousse les dieux mâles à combattre et nous pouvons penser qu’Arès est essentiellement le produit de ce désir. Zeus, qui est responsable d’un nouvel ordre et qui veut imposer la raison préalablement à chaque acte, ne peut pas offrir le même intérêt à son fils et à sa fille Athéna. S’il a fait naître Athéna seul et de sa tête, c’est pour imposer l’ordre nouveau. Or Athéna, en naissant de sa tête et sans passer par le ventre d’une mère, est le type même d’un enfant qui échappe à l’héritage des Grandes Mères, en particulier de Gaia et de Rhéa. Ses frères et ses sœurs, en naissant, pour la seconde fois, de la bouche d’un dieu mâle échappent à l’emprise de la Terre-Mère et c’est là que nous pouvons observer la plus grande différence entre les différentes générations divines ; celles qui héritent de la Terre et celles qui n’en héritent pas. Le problème, reste que Zeus est bien né d’un ventre de déesse et qu’il porte en lui l’héritage de Gaia et que tous ses efforts ne suffiront jamais à détruire cet héritage. Les légendes sont rarement associées par l’intermédiaire des sens qu’elles nous cachent. Lorsque Zeus se bat avec son fils Héphaïstos, nous pouvons penser qu’il combat une part de lui-même qu’il ne maîtrise pas toujours, celle du feu que possède la matière et qu’il possède par héritage. Il jette cette part de lui-même et elle revient transformée dans l’Olympe après un enseignement initiatique donné par Téthys (Dionysos reviendra après un
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enseignement initiatique donné par Cybèle). En dénigrant son fils Arès, nous pouvons penser qu’il agit de même qu’avec son fils boiteux. Il rejette d’une autre façon ce fils qui lui rappelle ce qu’il ne veut plus être et auquel il a donné naissance en faisant l’amour avec Héra. Mais si Héra est née de la bouche de Cronos, l’idée d’un héritage n’est pas acceptable. À moins que nous ne puissions imaginer deux Héra, comme il existe deux Aphrodite ou deux Éros ? Ne peut-on pas penser qu’Héra, épouse de Zeus, n’est pas la même Héra que celle qui le devance de deux siècles et demi à Olympie ? Si la stratégie de Zeus est de faire renaître les puissances anciennes afin de mieux les contrôler, comme les Moires par exemple, n’aurait-il pas fait renaître Héra de la bouche de Cronos pour mieux l’asservir ? Cela nous permettrait aussi de comprendre l’animosité quasi permanente qui règne entre Héra et Zeus ? Arès serait une sorte de dieu hybride, influencé pour moitié par Gaia, à travers Rhéa puis Héra, influencé pour moitié par Cronos. Mais l’explication la plus simple est que Zeus est bien un dieu qui veut imposer aux autres un ordre qu’il ne peut vivre pleinement lui-même. Arès est son fils, dont un héritier de la Terre, de la matière que manifeste Gaia. Il ne peut que subir sa critique, son dédain, son désamour. Idéologiquement il doit disparaître, laisser la place à une nouvelle forme de commandement, de prise de pouvoir. La seule qui peut incarner le nouvel ordre est bien Athéna. Même Apollon ne peut pas personnifier un tel pouvoir. L’association Héphaïstos-Aphrodite et l’association Arès-Aphrodite doivent répondre à cette politique divine ! Le mariage d’Héphaïstos et d’Aphrodite fut voulu par Zeus et il est permis de penser qu’il eut lieu lorsque le dieu boiteux revint dans l’Olympe accompagné par Dionysos. Aphrodite est la déesse de l’amour, or si elle a de nombreuses aventures et des enfants avec d’autres divinités ou même un mortel, elle ne semble pas connaître l’amour avec le fils de Zeus. Il me semble permis de penser que Zeus a surtout voulu unir le feu et l’amour, leur donner mutuellement plus de force. Il s’agit d’un mariage diplomatique, sans « bonne entente » comme le dira Hésiode. Mais Zeus, qui avait chassé son fils de l’Olympe, ne
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pouvait qu’avoir de l’inquiétude en le sachant revenu et il est possible qu’il ait voulu le faire surveiller par sa fille dont il connaît l’efficacité pour détourner l’attention des hommes et des dieux. L’amour est certainement la force la plus originelle avec celle du feu. Or l’instinct du combat est indispensable à la survie de la matière. Associer l’amour à cette pulsion irrépressible chez Arès c’est rechercher un idéal au sein de la matière. Cet idéal semble venir au monde avec la fille d’Arès et d’Aphrodite : Harmonie. La légende nous dit qu’Héphaïstos et Athéna lui avaient offert des cadeaux qui devaient empoisonner sa descendance parce qu’ils ne supportaient pas qu’elle soit la fille d’Arès. On pourrait comprendre qu’Héphaïstos soit jaloux, mais Athéna ? L’était-elle à cause du jugement de Pâris ? Ce qui est dit également c’est qu’à la fin de sa vie Harmonie aurait été transformée en serpent, comme Cadmos, et qu’elle serait allée aux Champs-Élysées. Elle aurait donc connu la fin traditionnelle réservée aux enfants de Gaia : le retour à la Terre. Tout cela était-il dans la tête d’Homère lorsqu’il écrivait l’Iliade ? C’est peu probable. Pourtant, si nous admettons que les aèdes puis les poètes écrivaient pour distraire, mais aussi pour éduquer, nous pouvons penser qu’Homère a caché sous des images saisissantes un enseignement qui était destiné aux hommes de son temps. Ne voulait-il pas qu’ils apprennent à se comporter autrement qu’en se battant jusqu’à la dernière goutte de sang ? Ne devaient-ils pas apprendre à raisonner et prendre conscience qu’après la mort, leur façon de combattre pouvait être évaluée par d’autres, par ceux qui justement assureraient leur immortalité dans la mémoire collective ? Arès ne pouvait pas aider les hommes à se dépasser, à se comporter en héros, à rechercher la gloire, à tenir compte du destin, à comprendre que les dieux qui vivaient en eux pouvaient les guider ! Arès est la manifestation d’une pulsion de guerre et cette pulsion nous la voyons à l’œuvre lorsqu’il veut descendre venger la mort de son fils et qu’Athéna le retient pour éviter que Zeus ne s’en prenne à l’ensemble des Olympiens. Il est un impulsif et Athéna manifeste tout le contraire d’une telle
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attitude. Homère n’a-t-il pas voulu nous faire comprendre qu’avant d’agir il fallait penser aux conséquences de nos actes ? Les exemples sont nombreux pour nous l’apprendre tout au long du poème, qu’il s’agisse d’Achille, de Diomède, d’Ulysse ou de Patrocle. Avec Homère commence à émerger l’idée de responsabilité. Les dieux ne sont pas des êtres extraordinaires qui observent les mortels, mais des forces profondes que les hommes portent en eux et qui s’éveillent en affrontant courageusement, mais aussi intellectuellement la mort. L’homme est ici responsable de sa vie. C’est lui qui médite les armes à la main. C’est lui qui décide, qui choisit et qui agit après une délibération qu’il est seul à connaître. Il voit la mort, il la pèse dans ses mains, il l’affronte en sachant qu’il ne gagnera pas toujours. Parce qu’Homère oppose Arès et Athéna, il se comporte en philosophe avant l’heure. Il précède de peu les orphiques qui iront plus loin sur le plan religieux en développant une poésie particulière et en prenant le contre pied.de la religion officielle. Nous sommes alors au VIe siècle avant notre ère. Pierre Lévêque rappelle alors : « L’âme est délivrée par la mort du corps, son tombeau, mais, après jugement porté par les dieux sur les actes commis pendant la vie, elle connaît une nouvelle incarnation jusqu’à ce que, complètement purifiée, elle accède à la félicité des Bienheureux. » (A.G., p.325) Comment interpréter l’« Hymne à Arès »23 qui ne saurait être d’Homère, comme l’ensemble des Hymnes ? Il commence en disant : « Écoute-moi, recours des humains, source de la bravoure et de la jeune vigueur ! Répands des hauteurs célestes ta douce clarté sur notre vie, et donne-nous la force martiale dont ta main tient le sceptre afin que je puisse éloigner de ma tête l’ignoble lâcheté et arracher de mon cœur l’impétuosité qui m’entraîne et m’égare en me trompant, afin que je contienne 23
HOMÈRE Des héros et des dieux (Hymnes). Traduit du grec et présenté par François Rosso. Paris, arléa, 1993.
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l’âpre violence de mon âme qui m’incite à me jeter dans la glaciale terreur des batailles ! » (p.137) Puis il ajoute une supplique qui met en lumièrela nouvelle façon de penser la guerre : « Mais donne-moi, aussi, dieu bienfaisant, la sagesse qui ne tremble ni ne ploie, pour que je sache m’enchaîner sous les lois inviolables de la paix : ainsi demeurerai-je étranger au brutal combat et ne combattrai-je point le destin d’une mort violente. » (p.137) François Rosso nous dit alors en note : « L’idée paradoxale de demander des vertus pacifiques au dieu de la Guerre apparaît très souvent dans les poèmes orphiques. Cet hymne serait donc, comme le troisième hymne à Dionysos, nettement influencé par l’orphisme. » (p.138) En essayant d’interpréter les mythes, nous perpétuons une démarche qui fut certainement celle de tous nos ancêtres, du moins de ceux qui ne se contentaient pas de regarder passer le soleil dans le ciel ou de cultiver le peu de terre arable qu’ils possédaient. L’évolution des hommes à l’intérieur des cités a certainement précipité certaines réactions à la fois politiques et religieuses. Cela dit, Arès au sein de la poésie d’Homère est une divinité qui met en lumière une différence entre l’avant et l’après, une distance entre le simple combat pour le plaisir de vaincre et le combat que l’homme doit livrer en lui-même pour agir de la meilleure façon qui soit. Walter Otto qui a étudié longuement Les dieux de la Grèce chez Homère nous donne une interprétation de sa poésie qui peut servir de base à toutes nos réflexions : « La première grande manifestation de l’esprit est la religion homérique, qui est en même temps la première grande manifestation de la nature. Dans la Grèce postérieure, l’esprit est toujours de nouveau apparu de façons diverses, mais jamais sous une figure aussi originellement authentique que dans la religion de l’esprit vivant. » (p.186) C’est dans cette présentation du rapport entre les hommes et les dieux que les générations suivantes chercheront une nouvelle explication de la vie pour ne pas dire une véritable
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ascèse capable de dépasser les mystères anciens. Arès est bien ce qui doit être dépassé et l’étonnement de François Rosso est le nôtre lorsque les Orphiques lui attribuent des valeurs qui sont à la fois surprenantes et contradictoires. Quelle peut-être l’âpre violence de l’âme qui pousse à combattre ? L’âme n’était pas aussi clairement mentionnée par Homère, mais peut-être allait-il plus loin que les Orphiques qui semblent vouloir se détacher du corps alors que sans lui l’âme ne peut être atteinte ?
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ALLONS PLUS LOIN !
L’étude que je viens de faire reste guidée par une recherche de sens que je tente de retrouver à propos de chaque divinité. Les aèdes s’efforçaient d’instruire leurs semblables et de leur faire partager un idéal qui devait être susceptible d’améliorer leur existence en les dotant de qualités humaines indispensables. Pour suivre leurs intentions, il faut sortir des récits légendaires afin de cerner les symboles qui se cachent sous des images souvent épiques ou des portraits de héros qui ne le sont que pour nous aider à nous identifier par simple comparaison. Si nous lisons bien la critique de Platon envers Homère, il met l’accent sur le récit légendaire et non sur le sens qu’il est permis d’attribuer aux symboles. D’ailleurs, lui-même use de symboles et construit ses propres mythes pour nous faire comprendre certains de ses idéaux. Comme je l’ai souvent souligné, ce sont les hommes qui ont imaginé les dieux et qui les ont fait vivre, comme des hommes, pour mieux nous conduire au-dessus des traditions, des simples adaptations à l’environnement, des préoccupations ordinaires ou des règles de vie probablement plus changeantes que la nature elle-même. Au moment où Homère et Hésiode écrivent leurs poèmes, les regroupements humains ont engendré depuis longtemps des villes qui se font la guerre et c’est bien dans une situation nouvelle, politique autant qu’économique, que l’homme ordinaire pouvait entendre leurs récits. Je dis bien entendre parce que les poèmes écrits furent certainement contés bien longtemps avant d’être lus, tout particulièrement durant la
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vie d’Homère lui-même. Hésiode ne nous parle-t-il pas d’un concours au cours duquel il aurait fait connaître son poème oralement ? Que penser des concours poétiques qui étaient organisés à Delphes, certainement bien avant que des jeux athlétiques ne s’y déroulent ? Il est clair que notre lecture d’Homère ou d’Hésiode, comme celle plus tard de Platon, est filtrée par nos connaissances qui ne sont plus celles des Grecs anciens. Reconnaissons que nous ne lisons pas des mots, mais des idées et que nous interprétons celles du passé à partir de celles que nous sommes capables de propager aujourd’hui. Spontanément, nous les lisons à partir de ce que nous sommes devenus, grâce à une éducation qui n’est plus celle des petits spartiates, il y a trois mille ans au moins. Il ne s’agit surtout pas de savoir quelle était la meilleure des formations, entre Sparte et Athènes, mais de comprendre que nous ne pouvons pas revenir au passé sans un effort intellectuel, peut-être aussi affectif, pour ne pas dire profondément humain. Il est même permis de penser qu’Héraclès ne fut pas le même héros à travers de nombreuses générations d’auditeurs et qu’il fut imaginé différemment à chaque époque. Nos sociétés modernes cherchent toujours à enseigner des idéaux et à instruire les jeunes générations pour les conformer à ce que leurs aînés ont pu imaginer. À côté des apprentissages indispensables pour s’adapter à un mode de vie, qui nous précède à la naissance, il y a tout un ensemble d’informations qui ne sont pas utilitaires, mais forgent des comportements qu’il s’agisse de patriotisme, de citoyenneté ou simplement de morale. Il suffirait de se replonger dans ce que l’on appelle la première Troisième République pour le comprendre. Il est probable que l’appartenance à une cité a dû poser problème il y a bien longtemps et nous savons que l’exil était une punition redoutée dans l’Antiquité, peut-être davantage sous les tragiques que plusieurs siècles avant. L’homme n’est pas seulement un cerveau qui médite, il est aussi un être qui agit ou réagit, qui ressent, qui aime ou qui déteste, qui œuvre pour lui-même ou pour le bien de tous, mais
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qui fait aussi la guerre au sens le plus ordinaire qui soit. Il n’a pas attendu nos descriptions scientifiques pour être conscient de ce qu’il vivait ou pouvait vivre et c’est pour cela qu’il était possible de le guider dans ses choix d’activité ou de réactivité. Comme les responsables de la Troisième République l’avaient compris, la morale s’apprend avec le cœur bien plus qu’avec la raison, et les aèdes antiques agissaient de même en faveur de l’évolution des comportements humains. Ils ne parlaient pas aux cerveaux, mais aux cœurs et leurs auditeurs réagissaient certainement comme Ulysse pleurant et se voilant la face dans l’Odyssée. Lorsque nous parlons d’Arès, de ce dieu ancien, fils de Zeus dans la Théogonie d’Hésiode, nous sommes rapidement confrontés aux images que les légendes nous en donnent et à l’idée que nous nous faisons de la guerre. Nos observations ne sont pas neutres ! Avant même de comprendre quelle est sa nature, donnée par les aèdes bien entendu, nous l’aimons ou la détestons en prenant position pour ou contre la guerre ou l’agressivité qui se trouvent en amont, en adhérant plus ou moins aux descriptions que nous en donnent les poètes. Qui, aujourd'hui, peut penser spontanément que la guerre peut aussi être un acte nécessaire et complémentaire de la vie, qu’il faut détruire pour construire, qu’il faut effacer avant de dessiner une nouvelle forme d’être ? Par moment, je me demande si nous ne nous comportons pas encore comme Zeus qui enferma les dieux de première génération dans le Tartare ou Minos qui enferma le Minotaure dans un labyrinthe. Aujourd’hui, nous refoulons ce qui nous déplaît et notre guerre consiste à détruire ou à cacher tout ce qui n’a pas le droit d’exister ! Je devrais dire à qui nous ne donnons pas le droit d’exister ! On parlera de défense sans tenir compte qu’elle n’est qu’un masque pour permettre d’attaquer. Peut-être faudrait-il, pour en faciliter l’approche, se situer non plus sur un champ de bataille, mais sur un terrain de sport où la mort n’est plus que symbolique. Tout y ressemble à la guerre et le combattant ne pense qu’à la victoire. Le noble art n’a rien perdu de la violence du pugilat ancien et en dehors de
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la morale que lui accorde Maurice Genevoix dans Vaincre à Olympie24, l’agressivité ne devait pas être très différente de celle d’Arès devant Troie. Que dire du vocabulaire utilisé pour parler des sports collectifs ? Si le mot sport a remplacé le mot athlétisme, il n’en demeure pas moins vrai que les rencontres sportives sont toujours des combats dans lesquels les règles ont remplacé l’honneur ancien. La guerre étant associée à la mort, nous la refusons probablement plus que nous ne l’imaginons parce que nous rejetons l’idée de mettre un terme à la vie. Or toute la mythologie nous apprend que mort et renaissance vont ensemble, le mythe de Perséphone et les Mystères d’Éleusis sont là pour nous inviter à penser autrement la fin de l’existence. Héraclès ne sortirait pas de l’Enfer s’il n’avait pas été initié préalablement ! Hélas, chaque jour qui passe nous montre notre incapacité à avancer naturellement, autrement dit à faire disparaître l’ivraie pour ne garder que le bon grain. Notre aveuglement empreint d’amour inutile nous conduit à refuser d’annihiler toutes sortes de tricheries qui font finalement de la vie un calvaire pour la majorité silencieuse d’entre nous. Qu’il s’agisse de politique, d’économie, de culture, d’art de vivre, nous sommes des agneaux qui marchent vers le sacrifice tout en refusant cette guerre que nous décrions pour nous donner bonne conscience. Nous oublions que la guerre n’est pas faite uniquement avec des armes, mais qu’elle peut employer tous les ressorts de l’imagination humaine. Sans y penser de façon obsessionnelle, nous passons notre vie à combattre contre les autres ou contre nous. Nous sommes tous, plus ou moins, des tailleurs de pierre et nous nous escrimons à donner à notre personne la forme et la nature que nous pensons être la bonne. Or cet idéal que nous nous efforçons de construire en détruisant ce qui nous dérange dépend des idéaux que les autres ont élaborés que ce soit sur le plan esthétique, moral ou religieux. Il est évident que le problème soulevé par les stoïciens existait bien avant eux et 24
GENEVOIX M. Vaincre à Olympie. Paris, Stock, 1977.
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perdurera longtemps encore. Alors, faire la guerre à tout ce qui nous dérange, chez nous ou chez les autres dépend d’une appréciation dont la fragilité saute aux yeux. Le guerrier d’Homère, n’est qu’un guerrier qui correspond à une conception de la vie. S’il recherche la gloire, il est aussi attiré par le butin comme Ulysse qui le distribue équitablement ou par des enlèvements de jeunes femmes comme Héraclès ou Achille et Agamemnon, autrement dit l’acquisition de concubines ! Je me demnde ce qui a changé de nos jours ! À l’époque d’Arès, il semblerait que les guerres faisaient surtout intervenir des armes de bronze et nous savons que l’âge du fer ne s’en est pas contenté. Que dire depuis trois mille ans sur la guerre si ce n’est qu’elle est le lieu par excellence où l’homme fait preuve d’une imagination fertile et garde au fond de lui le désir de soumettre ceux qui ne pensent pas comme lui, ne vivent pas comme lui, n’adorent pas les mêmes dieux que lui, ne s’habillent pas comme lui, ne mangent pas comme lui, et tant d’autres raisons toutes aussi inhumaines au sens véritablement humaniste du terme ? Arès est un monstre, mais lorsque nous le considérons comme tel, c’est nous que nous qualifions, c’est nous qui sommes ce monstre puisque nous le reconnaissons, puisqu’il nous parle, nous fait réagir : nous ne voulons pas être lui parce que nous le sommes au plus profond de nous-mêmes, nous refusons l’image qu’il nous renvoie de nous comme le ferait un miroir. Nous préférons nous comporter comme son père, mais n’a-t-il pas fait la guerre, d’abord comme lui, pire que lui, ensuite avec des idées, comme nous aujourd’hui ? Ne partons pas en guerre contre Arès avant d’essayer de le connaître, avant de comprendre ce que les aèdes cherchaient à nous faire entendre. Je crois que nous avons, sans toujours le vouloir ou le savoir, tiré un trait entre un avant et un après que j’ai situé au moment du sacrifice de Mécôné, le sacrifice organisé par Prométhée à la demande de Zeus. Si ce sacrifice répond d’abord à la volonté de distinguer les hommes des dieux, il permet aussi
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de distinguer les dieux qui pensent et les dieux qui ne pensaient pas, un peu comme les deux frères nous le montrent : Prométhée ou pense avant est opposé dans la légende à Épiméthée ou pense après. C’est à Épiméthée que Zeus fait envoyer Pandore ! Les Olympiens seraient des dieux qui pensent, les Titans des dieux qui ne pensaient pas ! Si Zeus leur fait la guerre, c’est essentiellement parce que les aèdes, conscients de leur propre intelligence et de son utilité, cherchent à imposer de nouveaux comportements et c’est bien ce qu’Homère s’efforce de traduire en images épiques tout au long de l’Iliade. Les dieux ne sont que des images données par les aèdes pour aider les hommes de leur temps à vivre un changement et surtout à le comprendre. Simultanément, nous découvrons que les mortels sont aussi confrontés à un avant et un après. Hésiode n’en parle pas dans la Théogonie, mais l’association de ses deux poèmes permet de comprendre que les hommes sont aussi invités à vivre autrement, à se comporter comme des dieux intelligents. Homère nous présente les héros comme des demi-dieux qui pensent et ceux qui écoutaient les récits d’un poète ne pouvaient que penser à leur tour en découvrant les interrogations répétées des mortels qui leur ressemblaient. Nous ne sommes pas encore au sein d’une agora véritable, si tant est qu’elle puisse un jour fonctionner démocratiquement. La fable de l’épervier et du rossignol d’Hésiode nous place devant une justice plutôt expéditive, comme celle d’Ulysse revenant à Ithaque. Reste que les dieux, tels qu’ils accompagnent les hommes dans l’Iliade, peuvent induire l’idée qu’ils ont le dernier mot, qu’ils sont les dispensateurs de la gloire au-delà de la mort, qu’ils sont seuls capables de juger du progrès et de l’immortalité qui devient une récompense. En fait, ils sont des personnifications diverses de l’excellence. Arès ne pourrait-il pas être celui qui représente une forme d’excellence ? Là encore, il faut éviter de s’en tenir aux images et je crois que nous sommes piégés, aujourd’hui plus qu’hier, par cette capacité à faire naître des idées. Nous admettons souvent qu’une force surnaturelle nous guide et nous permet de trouver des solutions à nos problèmes
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existentiels. Nous voulons être responsables de tout et nous abdiquons sur tout en admettant qu’une divinité nous surveille, nous aide, nous corrige, nous éveille et nous permette de trouver une vérité qui n’existe que par notre volonté de tout savoir. N’oublions pas que pour être responsable il faut d’abord être libre ! Par l’intermédiaire d’un enseignement essentiellement affectif, les aèdes inculquaient aux mortels ce qu’ils considéraient comme un comportement divin, excellent ou seulement meilleur. Il faudrait étudier la démesure telle qu’elle apparaît dans les légendes pour comprendre que notre éducation moderne ne partage pas les mêmes références et que notre l’excellence n’est plus celle d’hier ! Comme si c’était le plus important, nous nous précipitons vers une opposition fondamentale entre notre Dieu unique et le panthéon grec bien antérieur à la poésie d’Homère. Nous refusons de voir que si les divinités changent elles relèvent du même besoin d’élever le débat, de dépasser l’humaine condition, de servir de modèle à ceux qui ne sont pas capables de la chercher en eux-mêmes. Je reste confondu devant ce besoin de tous les temps de placer au-dessus de soi une puissance immortelle et garante de l’idéal que nous reformulons de génération en génération en oubliant que nous sommes mortels. En étudiant la mythologie, j’ai compris que ce besoin de tous les temps était un besoin naturel dont l’homme prenait conscience grâce à ses propres limites, ses incapacités ou ses incompétences existentielles. La mort est la plus immortelle de toutes si nous acceptons ce jeu de mots. Parce que l’homme ne peut pas se soustraire à la mort, quelle qu’en soit la nature, il a inventé l’immortalité qui est son contraire et la renaissance ou la réincarnation qui sont ses compléments. À côté de la souffrance, souvent intolérable, la mort représente une fin inacceptable, une sortie de scène que l’homme s’efforce d’envisager comme un acteur qui vient saluer lorsque le rideau s’ouvre de nouveau après la fin du spectacle. Il a bien joué sa mort, il pourra recommencer au prochain spectacle ! Or, la vie n’est pas un spectacle et les dieux, comme on peut l’imaginer en lisant l’Iliade, ne nous regardent pas simplement vivre ni mourir. Ils nous invitent à faire des efforts !
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Bien entendu c’est l’homme lui-même qui s’invite à se dépasser, qui aspire à une sorte de puissance hors limite comme nous l’avons banalisé dans des jeux qui font la fortune de ceux qui ont su capter ce besoin. Les dieux de l’Antiquité étaient des forces que l’homme percevait en lui ou autour de lui et qui l’aidaient à surmonter ses angoisses, sa peur de l’inconnu, la monstruosité d’un adversaire animal ou humain. Comme le dit très clairement Jean-Pierre Vernant, ils étaient en lui, ils faisaient partie de sa nature, ils appartenaient au monde. C’est d’ailleurs parce que nous avons pris l’habitude de placer les dieux à une certaine distance des hommes que nous ne pouvons pas comprendre l’esprit des Grecs anciens, cet esprit que Walter Otto cherche à connaître. Si nous partons de la mythologie, au lieu de partir d’une lecture qui traduit nos désirs, nous voyons que les hommes sont d’abord des enfants de Gaia, autrement dit la Terre, que nous pouvons aussi appeler la matière. Lorsque Zeus veut avoir à ses côtés des hommes capables de se transformer et qu’il fait naître la quatrième race après le déluge, il demande bien à Deucalion et Pyrrha de jeter des cailloux par-dessus leurs épaules et c’est à ces hommes qu’il fera donner l’usage des idées en rusant avec son cousin Prométhée. Depuis cette époque qui pourrait bien remonter à l’apparition de l’homme sur terre, les hommes sont des êtres qui pensent. Nous sommes leurs descendants. Cette affirmation sommaire ne signifie pas que seuls les hommes pensent ! En fait, les légendes opposent surtout deux façons de penser comme deux façons de vaincre, de dominer, tout en faisant l’éloge de la raison. La mythologie nous laisse croire que l’homme est fait de deux éléments distincts : une forme, le corps qui aurait la Terre pour origine, et l’intelligence qui aurait été volée au Ciel. Or le Ciel, en dehors de sa nature objective est aussi une invention des aèdes, d’abord limité à l’Olympe dont ils ne voyaient pas le sommet et qui était toujours enneigé, ensuite, peut-être après l’attaque de Typhon, réservé à un espace plus immatériel. Ouranos, devenu le Ciel ou le royaume des dieux, est le double viril de Gaia parce que pour donner naissance aux premiers dieux il fallait, comme sur terre, un couple pour les
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concevoir. Si je continue ma réflexion, Gaia est la matière qui se manifestera sous de multiples formes, en engendrant le cosmos pour commencer. Ouranos est aussi de la matière et c’est la matière qui possède les deux sexes nécessaires à la reproduction. Il est évident que nos observations et surtout notre volonté de puissance nous ont éloignés de la matière que nous tentons de dominer à l’aide de la pensée. Il est regrettable que l’homme n’ait pas encore compris qu’il ne dominera jamais la matière, même avec l’aide des dieux ! Parce qu’il est essentiellement de la matière, il devra composer avec elle autrement qu’en la combattant. Dans ce contexte totalement matériel, Arès est à son tour de la matière et ce qui le distingue des autres dieux c’est le caractère que les aèdes lui ont donné. En divinisant les forces qu’ils observaient ou qu’ils distinguaient en eux-mêmes, les aèdes en sont arrivés à donner naissance, sur le plan des idées, à une multitude de dieux nécessaires à la représentation de tous les caractères proprement humains. Si Zeus se trouve au sommet de la pyramide des dieux, c’est essentiellement parce qu’il représente ce que les aèdes conçoivent comme le plus élevé de tous leurs caractères. C’est parce qu’il est la personnification de l’idée qu’il est devenu monarque. Arès ne pouvait lui ravir le trône puisqu’il manquait totalement d’idées ! Mais Arès, comme les autres dieux, doit être pensé comme le représentant, la personnification d’un caractère humain et non divin, une force qui existe en tout homme parce que cette force appartient à la matière, lui a appartenu longtemps avant qu’elle ne se manifeste sous forme humaine. Nous pourrions trouver sur ce plan une multitude d’observations scientifiques qui ne contrediraient pas cette remarque. Toutes les espèces vivantes, avant les hommes, se sont fait la guerre pour survivre au sein d’un territoire ! Il faudrait relire les travaux de K. Lorenz pour prolonger le débat. Mais cela ne suffit pas, Arès n’est pas qu’une caractéristique de la matière et il faut l’associer aux autres
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divinités, donc aux autres caractères humains, pour en saisir l’importance réelle. C’est dans sa relation à l’ensemble des Olympiens qu’il faut nous en faire une idée pour qu’elle soit conforme à celle des aèdes antiques. Pourquoi Homère nous le présente comme un dieu qui prend plaisir à faire la guerre, nous pourrions dire sans but, sauf lorsqu’il veut venger la mort de son fils ? Pourquoi nous le montre-t-il toujours inférieur à Athéna qui indirectement ou directement lui inflige des blessures que son père ne prend pas en considération ? Pourquoi rappelle-t-il les amours d’Arès et d’Aphrodite qui permet à Héphaïstos de le ridiculiser devant les autres divinités ? Pourquoi la légende fait-elle souvent de ses enfants de véritables monstres comme les dragons que Cadmos ou Jason doivent affronter ? Tout cela nous permet de mieux saisir à la fois sa nature, mais aussi son rôle dans les comportements humains qu’il s’agisse ou non de guerre au sens guerrier du terme. Si Arès est la personnification d’une force qui entraîne la mort ou la destruction de la vie, la remise en question d’un état particulier, n’est-il pas nécessaire à la vie, ce qui pourrait se révéler dans ses amours avec Aphrodite ? Leur fille Harmonie ne serait-elle pas la personnification d’une telle association ? En percevant cette association autrement, ne peut-on pas dire qu’Arès est indispensable à la transformation des demidieux en héros et, après leur mort glorieuse, en immortels ? Sans lui, sans ce besoin de combat, les demi-dieux ne rencontreraient pas l’angoisse de la mort et ne trouveraient pas la possibilité de vaincre cette angoisse pour dépasser ce qui est proprement humain en eux, de trouver l’excellence. Avant de se reconstruire, le héros doit souhaiter combattre. C’est Arès qui le conduit sur le champ de bataille, qui lui donne la force de lutter, mieux encore le désir de vaincre. Sans lui, tout le reste n’existerait pas, Athéna ne pourrait pas instruire les héros comme elle le fait. Si Homère nous montre ces deux divinités opposées, comme si elles étaient en guerre elles-mêmes, et s’il nous montre toujours Athéna victorieuse, c’est bien parce que la raison doit l’emporter sur la violence ou, du moins, que le besoin de combattre soit utile à l’homme en soi.
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C’est alors l’idée que se font les hommes de cette époque, de ce qu’il est préférable de vivre et nous avons hérité de leur choix. Nous avons cru dépasser le stade de la matière, mais l’avons-nous vraiment dépassé ? Le XXe siècle est probablement le siècle où la guerre a pris ses dimensions les plus monstrueuses comme si nous étions revenus à l’ère des dieux de première génération. Nous pourrions dire qu’Arès a dominé tous les autres dieux et imposé ses lois à Athéna à moins qu’Athéna, guerrière intelligente, soit devenue pire qu’Arès en guidant les hommes vers des combats qui n’ont plus la raison pour fondation, mais le plaisir raffiné de la dislocation de la matière ? N’oublions pas que les dieux ne sont que la transcription des pulsions humaines et que les dieux n’ont rien voulu. Seuls les hommes sont responsables de leur folie ou mieux encore la matière qui leur assure leur existence. Si folie il y a, ne faut-il pas l’attribuer à la matière ? L’homme manquerait-il de raison ou d’intelligence pour dominer les effets dévastateurs de la matière ? Comment ne pas opposer l’intelligence de la matière, que nous ignorons trop souvent, et celle de notre double que nous avons construite avec des mots ? Dans la vie ordinaire, sans que notre volonté intervienne, nos cellules font la guerre à tout ce qui pourrait les anéantir et c’est pourquoi nous vivons. Cette guerre est bien celle de la matière ! Par contre, la guerre que nous justifions et qui dépend de notre volonté, que nous avons attribuée à Arès, est une guerre qui échappe à la matière, qui se sert a posteriori de la matière, et qui met en lumière la faiblesse de la raison. Les aèdes ont misé sur Zeus, ils lui ont donné Athéna pour assurer leur choix, mais ils n’ont pas compris qu’Aphrodite et Arès ne seraient jamais maîtrisés. Ce que nous observons avec la mythologie c’est que l’homme n’a pas cessé d’imaginer que son intelligence lui permettrait de dominer la matière ou même lui passer le collier. Or sa plus grande erreur fut de suivre l’enseignement des aèdes
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qui furent les premiers à la faire éclater en une multitude de caractères au lieu de la penser comme un tout harmonieux. L’émiettement de la matière ne date pas d’aujourd’hui ! Harmonie, comme le dit la légende aura une descendance malheureuse parce qu’Héphaïstos et Athéna l’ont voulu ! Le feu de la Terre et la raison, qui doit être confondue avec le feu du Ciel, ne voulaient pas que le désir de combattre puisse guider l’homme vers un idéal qui ferait d’eux des divinités à part entière sans être métamorphosé en profondeur. N’oublions pas que la quatrième race est encore, symboliquement, liée à la Terre et que les héros devront s’affronter d’abord devant Thèbes avant de s’affronter devant Troie. Comment ne pas rappeler les débuts du poème d’Homère et les paroles d’Achille : « Tu le sais ; à quoi bon te dire ce qui t’est connu ? Nous nous en sommes allés à Thèbes, la ville sainte d’Eétion, et, après l’avoir détruite, nous en avons tout emmené. Les fils des Achéens se sont ensuite, ainsi qu’il convenait, partagé le butin, et ils ont mis à part, pour le fils d’Atrée, la jolie Chryséis… » (p.45) Tout cela rappelle les dimensions ordinaires de la guerre : destruction et pillage. Mais Hésiode nous fait comprendre que ces deux villes furent surtout le théâtre de l’anéantissement de cette race particulière. Or cette race n’est pas exterminée à la fin de la guerre. Ce qu’il faut comprendre c’est que les demi-dieux, tels que Zeus les a conçus, ne le seront pas. Seuls les héros peuvent prétendre à l’immortalité. Or, pour mener à bien son projet, Zeus avait besoin d’Arès. Qu’il ne l’aime pas ne suffit pas à le dédouaner. Il fallait que l’effort de transcendance, imaginé par les aèdes, mythiquement voulu par Zeus, trouve dans l’ensemble des dieux les forces nécessaires et, parmi ces forces, Arès était la plus originelle, la première dans l’ordre d’intervention, peut-être en même temps qu’Aphrodite. Ce n’est pas sans une arrière-pensée, certainement, que Platon a jugé bon de soulever le problème d’Éros et d’Aphrodite en distinguant un niveau virtuel et idéal, véritablement divin, et un niveau plus ordinaire, typiquement
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mortel et perturbateur à l’extrême. Arès fait-il l’amour à l’Aphrodite vulgaire ou bien à l’autre Aphrodite ? L’homme est mû fondamentalement par ces deux forces que sont le désir de combattre pour vaincre et le désir d’aimer pour procréer. Ces deux forces, dont la matière avait besoin pour subsister, devinrent probablement moins prioritaires au moment où les hommes trouvèrent dans la sédentarité une sorte de tranquillité qui dissipait leurs angoisses. L’amour à probablement pris le pas sur la guerre à ce moment-là. C’est cet amour qui sera l’obstacle à toute démarche vers la victoire olympique, aussi bien jadis que de nos jours. Aphrodite a séduit Arès qui ne pouvait imaginer la puissance de la jalousie et a dû subir l’ingéniosité d’Héphaïstos. Ce n’est pas le fils boiteux jeté par Zeus de l’Olympe qui inflige le ridicule à Arès, c’est le dieu du feu divin qui peut s’associer avec Athéna pour empoisonner les enfants d’Harmonie. Ces deux divinités n’ont pas de descendance, elles n’en ont pas besoin parce qu’elles sont le fruit de deux naissances sans bonne entente. Si l’on connaît bien la naissance d’Athéna par la tête de Zeus on peut évoquer la naissance d’Héphaïstos par Héra seule, et son dépit d’avoir fait naître un enfant boiteux d’où son rejet de l’Olympe et l’accueil de ce fils infirme chez son amie Thétis qui transformera le dieu du feu en orfèvre. Mais, si nous poursuivons nos interprétations, Athéna, la raison, est un produit de l’idée, de la tête de Zeus alors qu’Héphaïstos, le feu divin, est un produit de la matière, du ventre d’Héra qui est une transformation de la Terre comme l’était Rhéa après Gaia, une matière portée à dimension supérieure grâce à Thétis, une divinité de la première génération, la plus célèbre des Néréides. La guerre de Troie, peinte par Homère, nous fait vivre le changement que souhaitaient les aèdes. Arès perd de son importance tout en étant constamment nommé, les héros étant ses émules, Aphrodite n’a qu’un rôle mineur en conservant son influence sur Hélène. Par contre, Athéna, plus qu’Apollon, directement alors qu’Héra s’agite indirectement, intervient dans les combats en dirigeant les lances ou les flèches, en provoquant
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la mort ou en sauvant ses préférés contre les dieux eux-mêmes, ce que l’on voit clairement avec Diomède. C’est la raison qui domine le récit et ce dernier montre comment les héros peuvent obtenir la gloire et l’immortalité, autrement dit le souvenir de leurs hauts faits guerriers dans l’esprit des Grecs qui seront appelés à les vénérer comme des dieux. Ce que nous négligeons peut-être c’est ce qui est dit à la fin du récit à propos de Patrocle. La mort qui est ici le fruit attendu de la guerre, en ce sens qu’elle permet d’obtenir la gloire et l’immortalité, n’est plus pensée comme avant. Certes, les héros savent qu’ils vont mourir. Ils parlent du destin, mais aussi des dieux qui donnent la mort. Faut-il souligner que le destin, chez Homère, c’est-à-dire la Moire ou les Moires, est une enfant de Zeus et de Thémis, qui représente la loi ? Autrement dit, c’est bien Zeus qui décide d’une mort glorieuse lorsque le moment est venu. Or, ce n’est pas lui qui décide de celle de Patrocle, mais Apollon qui ne supporte plus l’enchaînement des victoires de l’ami d’Achille. Patrocle semble sur le point de rompre les dernières résistances des Troyens, Apollon du haut des remparts le repousse, le « gourmande » dit Homère et refuse que la ville soit prise par sa lance, ni même par celle d’Achille. Puis Apollon encourage Hector, mais Patrocle poursuit le combat sans relâche et Homère précise : « Trois fois il s’élance, émule de l’ardent Arès, en poussant des cris effroyables : trois fois il tue neuf hommes. Une quatrième fois encore, il bondit, pareil à un dieu. Mais, à ce moment, se lève pour toi, Patrocle, le terme même de ta vie. Phœbos vient à toi, à travers la mêlée brutale. » (p.346) Comme bien d’autres images, celle-ci nous laisse croire que les dieux décident et que les interrogations qui naissent dans la conscience des hommes ne sont que leurs propres intentions. Comment comprendre alors l’intervention d’Apollon ? Patrocle, qui a revêtu les armes de son ami Achille, semble emporté par une sorte de folie meurtrière. Il est peut-être l’exemple du guerrier irréfléchi, dominé par le désir de combattre et le plaisir de vaincre. Apollon met un terme à sa folie qui fait de lui une reproduction d’Arès, mais humaine.
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Nous pouvons penser qu’il retient Patrocle pour qu’il ne détruise pas la ville alors que cet acte glorieux doit être laissé à Achille. Mais, plus tard, après qu’Achille l’ait indisposé en maltraitant le corps d’Hector, nous voyons qu’il n’hésite pas à guider la flèche de Pâris pour mettre fin à la vie du fils de Thétis. Apollon est aussi un dieu guerrier, mais son arc d’argent est un symbole et ses flèches donnent la mort qui peut être douce et rapide comme le précise la légende. Autant dire qu’il s’agit d’une mort là encore symbolique. Autant dire que la mort provoquée par la démesure d’Arès ne donne pas l’immortalité alors que celle d’Apollon peut l’offrir. Peut-on dire qu’Apollon agit ici à la demande de Zeus ? Cela ne semble pas s’imposer. Rappelons que Zeus a bien failli envoyer son fils dans le Tartare lorsqu’il a donné la mort aux Cyclopes afin de venger la mort de son fils Asclépios que Zeus avait foudroyé ! Le père et le fils ne mèneraient-ils pas deux politiques légèrement différentes ? Que faudrait-il penser également de Dionysos ? Patrocle ne représenterait-il pas l’homme incapable de s’élever au-dessus de sa dimension humaine, au-dessus de sa nature matérielle ? Il est la personnification d’Arès, autrement dit le héros dont le poète ne veut plus ! Apollon, contrairement à Arès, est le dieu de la guerre tel que les aèdes voudraient le percevoir chez l’homme. Homère nous le rappelle à sa façon : « … Vous préférez donc, dieux, prêter aide à Achille, à l’exécrable Achille, alors que celui-ci n’a ni raison ni cœur qui se laisse fléchir au fond de sa poitrine et qu’il ne connaît que pensers féroces. On dirait un lion qui, docile à l’appel de sa vigueur puissante et de son cœur superbe, vient se jeter sur les brebis des hommes, pour s’en faire un festin. Achille a, comme lui, quitté toute pitié, et il ignore le respect… » (p.482) Encore une fois, le récit légendaire nous invite à penser que la force brutale doit être dominée, de même que le plaisir qu’elle fait naître dans le cœur de l’homme. Un véritable héros ne peut se comporter comme un lion au milieu d’un troupeau de moutons !
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Mais les aèdes ont décidé pour nous et leur choix est favorable à la raison. La force doit être maîtrisée ! Nous ne cesserons plus jamais de le penser et de nous écarter d’une véritable réflexion sur cette qualité de la matière que nous réservons aux dieux monstrueux et aux humains qui leur ressemblent. Être l’émule d’Arès est nécessaire pour partir au combat, mais il faut aussi percevoir dans l’acte le sens que la raison peut lui donner. N’avons-nous pas oublié que la matière ne peut pas être dominée par la raison ? Elle ne peut-être que mise en prison ! Or les prisons sont des constructions de notre intelligence et nous en avons changé de façon continue, non pour dominer la guerre, mais pour la justifier en enfermant dans nos geôles ceux qui étaient opposés à notre conception de la vie et de la mort. En opposant deux attitudes jugées contradictoires, en faisant la guerre à celle qui n’est pas la bonne, selon notre conscience ou notre volonté de puissance, nous menons une guerre qui nous semble toujours juste. Nous oublions, ou refusons d’admettre, que l’homme, aussi intelligent soit-il, aussi raisonnable soit-il, est animé inconsciemment par un besoin de détruire tout ce qui l’empêche d’être ou de devenir comme il le souhaite. Nous avons opté pour que l’inconscient devienne une prison et que notre raison puisse justifier la mort, lorsque nous décidons de la donner, et nous préférons nous croire supérieurs à la matière. Quelle différence faisons-nous entre la mort que nous distribuons en période de guerre et la mort telle que la matière nous l’impose pour de multiples raisons qui lui sont propres et que nous ne comprenons que rarement ? Seule la seconde nous pose problème alors que la première relève de notre intelligence ! Qu’il me soit permis de douter de l’intelligence qui donne la mort, d’une intelligence que je ne peux pas cautionner, même en faisant appel à la mythologie et aux discours des aèdes. Une intelligence qui justifie la mort ne peut être que le fruit vicié d’une raison désorientée. Car, si la raison s’appelle Athéna, elle ne peut être qu’une entité indépendante de la matière, le fruit d’une idée sortant de la tête de Zeus ! Si l’image s’est imposée depuis bien longtemps, a-t-on oublié que Zeus, fils de Gronos, petit-fils de Gaia, est aussi de la matière ?
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Il ne pouvait donner naissance qu’à une idée, personnifiée par Athéna, ou bien nous devons admettre qu’Athéna est aussi de la matière, de la matière qui engendre l’idée ! L’image que nous donnent les aèdes est trompeuse parce qu’elle induit un enchaînement ambigu. Athéna sort de la tête de Zeus, nous pouvons dire qu’elle est une idée. Mais Athéna apparaît aussi tout armée, prête au combat et pousse un cri terrible. L’idée s’est-elle matérialisée ? Ne faut-il pas y voir un symbole qui demande de percevoir la raison comme une guerrière farouche, l’arme divine qui s’associe à l’idée et finit par s’imposer ? La raison appartient au monde des idées et nous le percevons clairement en lisant l’Odyssée. En coupant l’homme en deux, les aèdes qui ont imaginé la déesse aux yeux pers sont à l’origine d’une discrimination qui pèsera inlassablement sur la vie et sur la mort. En demandant à la raison de rendre l’homme divin, immortel, ils ont commis l’erreur la plus dramatique qui soit pour l’espèce humaine. Je dis souvent, par boutade, que Gaia est aussi responsable de tout ! En donnant la faucille à Cronos, elle a tenté de mettre un terme au pouvoir d’Ouranos, elle n’a fait que le renforcer en laissant Cronos s’en saisir. Le passage de Cronos à Zeus n’a rien changé quant à la volonté de dominer le cosmos, les dieux, les hommes et les morts. C’est Gaia qui a imaginé la première violence faite à la matière, mais les aèdes nous disent qu’elle n’a fait que se défendre contre la violence de son époux qui était aussi son fils, son double doté du sexe que Cronos est invité à trancher. Or ce sexe ne sera jamais tranché, ni sur le plan de la procréation ni sur celui du pouvoir. Ne pourrionsnous pas nous demander si ce n’est pas le sexe d’Ouranos qui continue à ruiner les prétentions de la raison ? Or, pour Hésiode, c’est bien ce sexe qui donne naissance à Aphrodite, la déesse de l’amour né de l’écume de la mer ! Pourquoi ce sexe donne-t-il naissance à Aphrodite ? Pour Hésiode, il semble qu’il n’y ait qu’une seule Aphrodite, celle qui rompt les membres et enlève toute forme de sagesse lorsqu’elle fait intervenir son fils Éros. L’homme qui fait la guerre ne serait-il pas dominé préalablement pas cette force
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personnalisée par Aphrodite ? Autant dire que l’expression : « Faites l’amour ne faites pas la guerre » est une erreur fondamentale ! Si le premier instinct d’une espèce, quelle qu’elle soit, est de se reproduire, l’amour lui-même, comme certaines espèces le montrent, ne serait-il pas la force qui induit la guerre ou qui la légitime pour procréer ? Comment ne pas entrevoir ici que l’amour qui dispense la vie est à l’origine de la mort et que la mort dépend de la naissance, ce que nous oublions trop souvent ? C’est parce que l’individu vient au monde qu’il doit s’attendre à le quitter. Il n’a voulu ni l’un ni l’autre, sa volonté se situe uniquement entre ces deux moments qui jalonnent ce que nous appelons la vie. La mort n’est pas, comme nous le disons souvent, le contraire de la vie, mais de la naissance et les aèdes avaient probablement perçu cette vérité lorsqu’ils ont imaginé Pandore pour ruiner les désirs d’immortalité chez les hommes. Tout cela devrait nous amener à repenser l’idée que nous nous faisons d’Arès en le considérant comme une sorte de monstre assoiffé de violence, donnant la mort sans réfléchir et incapable de toute forme de raisonnement. L’homme d’aujourd’hui ne serait-il pas malade de vouloir devenir Zeus lui-même ? Pourquoi ne chercherait-il pas à devenir un homme tout simplement ? Quand donc comprendra-t-il que ses ancêtres ont donné aux dieux la place qu’ils voulaient lui donner, autrement dit qu’ils cherchaient eux-mêmes ? Ne nous trompons pas ! En dénigrant Arès, en faisant de lui un dieu qui ne doit plus être que secondaire, les aèdes, Homère après eux, ont voulu signifier que la guerre et le plaisir sont deux choses distinctes. Or l’une ne va pas sans l’autre et tout raisonnement n’empêchera pas qu’ils restent utiles au sein de la matière. Or l’homme, qu’il raisonne ou pas, est d’abord de la matière !
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TABLE DES MATIÈRES
p. 5 p. 29 p. 49 p. 65 p. 91 p. 139 p. 157
Pourquoi Le portrait d’Homère L’amour, la mort, la gloire Un dieu moins connu Avant Homère Allons plus loin ! Bibliographie
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L’histoire aux éditions L’Harmattan
Dernières parutions
L’espace dans l’Antiquité
Sous la direction de Patrick Voisin et Marielle de Béchillon
L’espace est un thème permanent de la littérature antique, d’Homère au Ve siècle ap. J.-C. Il s’impose comme une préoccupation partagée, de l’habitant le plus humble à l’intellectuel le plus illustre. Les écrits antiques s’intéressent aux expériences et aux représentations de l’espace et nous invitent à un voyage au sein des mentalités antiques : c’est d’une ouverture de nature anthropologique dont il sera question, l’espace révélant également les valeurs, le mode de vie, les croyances ou les besoins de ces différentes civilisations. (Coll. Kubaba, 38.00 euros, 378 p.) ISBN : 978-2-343-05822-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-37353-9 Héphaïstos le Dieu boiteux
Andrieu Gilbert
Presque toutes les mythologies possèdent un dieu boiteux, souvent forgeron : le cas d’Héphaïstos n’est pas unique et doit correspondre à un signe particulier qu’il faut trouver. Pourquoi ce dieu est-il si différent des autres et que représente cette singularité ? La singularité de cette divinité, qui semble à la fois immortelle et cependant particulière au point d’être presque rejetée, interroge. Homère nous en donne une image assez réductrice qu’il faut dépasser si l’on veut comprendre ce que les aèdes cachaient derrière leurs légendes. (17.00 euros, 170 p.) ISBN : 978-2-343-05974-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-37490-1 Pourquoi ? Les Lumières à l’origine de l’Holocauste
Valdman Edouard
Et si la grande tentation pour les Juifs était d’oublier leur identité ? Et si l’assimilation faisait le lit de l’antisémitisme ? Et si la laïcité exacerbait les antagonismes religieux ? Et si les origines de l’Holocauste étaient à chercher aussi du côté des Lumières ? La réflexion de l’auteur, loin des préjugés bien pensants, est une contribution essentielle dans un contexte de résurgence de l’antisémitisme en Europe et dans le monde. (10.50 euros, 78 p.) ISBN : 978-2-343-04928-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36942-6
Les tondues Un carnaval moche
Brossat Alain Préface de Geneviève Fraisse
La tonte de milliers de femmes soupçonnées de «collaboration horizontale» avec l’ennemi est un phénomène qui a longtemps filé entre les doigts des historiens professionnels. Partant de cet embarras, l’auteur tente de saisir ces violences comme un phénomène «total» dont chaque facette ne s’éclaire qu’au prix de la mobilisation des savoirs et d’hypothèses infiniment variées. Le développement tardif, mais désormais bien ancré, en France, des études de genre souligne l’intérêt de la réédition de ce livre paru la première fois en 1992. (Téraèdre, Coll. [Ré]édition, 36.00 euros, 348 p.) ISBN : 978-2-36085-060-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-37022-4 Un «malgré-nous» dans l’engrenage nazi Les sacrifiés de l’Histoire
Cantinho Pereira Pedro
Ce livre constitue un humble hommage aux Alsaciens et Mosellans incorporés de force dans les armées allemandes lors de la Seconde Guerre mondiale et qui vivent dans l’ambiguïté de leur destin. Dans ce cataclysme, les agresseurs ont souvent été victimes de leurs propres actes. En racontant l’histoire vraie de Paul Freundlich, jeune Alsacien dont la vie a été bouleversée par la Seconde Guerre mondiale, le narrateur revient sur son propre passé. (Coll. Mémoires du XXe siècle, série Seconde Guerre mondiale, 21.50 euros, 216 p.) ISBN : 978-2-343-05059-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36992-1 troupes (Les) coloniales d’Ancien Régime Fidelitate per Mare et Terras
Lesueur Boris Préface de Michel Vergé-Franceschi
«Le désavantage des colonies qui perdent la liberté de commerce est visiblement compensé par la protection de la Métropole qui les défend par ses armes ou les maintient par ses lois». Cette phrase de Montesquieu résume les liens compliqués entre une métropole et ses colonies sous l’Ancien Régime. La prospérité apportée par les colonies devait être souvent défendue avec acharnement. Des compagnies détachées aux régiments coloniaux, l’aventure des soldats au temps de la NouvelleFrance et des Iles demeure singulière et mal connue. (SPM, Coll. Kronos, 45.00 euros, 534 p.) ISBN : 978-2-917232-28-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36549-7 droit (Le) des Noirs en France au temps de l’esclavage Textes choisis et commentés
Boulle Pierre H., Peabody Sue
En France entre le XVIe siècle et le XIXe siècle, la vision de l’individu doté d’une liberté formelle fut confrontée à l’existence de l’esclavage aux colonies, en particulier lorsqu’à partir de 1716 une exception au principe du sol libre fut octroyée aux planteurs qui souhaitaient amener en métropole leurs esclaves domestiques. Tout un appareil juridique dut être créé pour accommoder cette
exception. Le présent ouvrage cherche à illustrer les différentes étapes que prit cette recherche d’un équilibre entre liberté et esclavage. (Coll. Autrement Mêmes, 29.00 euros, 291 p.) ISBN : 978-2-343-04823-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36295-3 âges (Les) de l’humanité Essai sur l’histoire du monde et la fin des temps
Bolton Robert
Comment, quand et pourquoi le monde a-t-il commencé ? Et quand toucherat-il à son terme ? Les deux mille dernières années sont analysées en termes de cosmologie traditionnelle, à l’aide de la science des nombres afin de permettre le calcul de la position de notre époque dans l’ère à laquelle elle appartient. L’auteur arrive à la conclusion qu’il y a de fortes probabilités pour que son terme coïncide avec la fin des temps. (Coll. Théôria, 28.00 euros, 272 p.) ISBN : 978-2-343-03921-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36288-5 divination (La) dans la Rome antique Études lexicales
François Guillaumont et Sophie Roesch (éds.)
Les Romains vivaient dans un monde peuplé de signes de la volonté des dieux. Savoir lire ces signes, par le biais de la divination, permettait aux hommes de s’assurer le succès de leurs entreprises. L’objet de ce recueil est de compléter par une approche lexicale les nombreuses publications déjà consacrées à ce domaine de la religion antique, afin de mieux définir les croyances et les pratiques divinatoires des Romains. (Coll. Kubaba, 15.50 euros, 150 p.) ISBN : 978-2-343-04273-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-36431-5 disparition (La) du Dieu dans la Bible et les mythes hittites Essai anthropologique
Nutkowicz Hélène, Mazoyer Michel
Drames et tragédies se succèdent qui voient les destructions de la nature, de l’homme et du cosmos dans les royaumes tant hatti que judéen, témoins de la rupture entre le monde terrestre et le monde divin. Quelles explications les peuples touchés par ces situations de crises apportent-ils ? Quels sont les points partagés et les divergences développées par ces deux peuples ? (Coll. Kubaba, série Antiquité, 22.00 euros, 214 p.) ISBN : 978-2-343-04876-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-36434-6 échanges (Les) maritimes et commerciaux de l’Antiquité à nos jours (2 volumes)
Sous la direction de Philippe Sturmel
Tous les peuples, ou presque, ont voulu faire de la mer et des océans leur terrain de jeu, de chasse, d’échanges ou d’aventures. A l’aube de l’époque moderne, la navigation commerciale connaît un essor spectaculaire et les terres apparaissent comme un obstacle à son développement. La mer, enfin, comme lieu de toutes
les spéculations, intellectuelles, philosophiques ou utopiques. C’est cette grande histoire que les communications rassemblées dans cet ouvrage ont l’ambition de raconter. (Volume 1, Coll. Méditerranées, 31.00 euros, 300 p.) ISBN : 978-2-343-03509-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36383-7 (Volume 2, Coll. Méditerranées, 30.00 euros, 294 p.) ISBN : 978-2-336-30724-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36382-0 Mensonges de l’Histoire (Tome 2)
Monteil Pierre
Avec simplicité, esprit critique et objectivité, l’auteur s’attaque, dans ce second tome, à de nouveaux «mensonges de l’Histoire» : ainsi, saviez-vous que l’Enfer est une conception médiévale ? Que les chiffres arabes sont en réalité indiens ? Que Gutenberg n’a pas inventé l’imprimerie ? Qu’Abraham Lincoln était raciste ? Que l’Allemagne nazie fut le premier pays dans l’espace ? (Coll. Rue des écoles, 30.00 euros, 300 p.) ISBN : 978-2-343-04362-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36119-2 Les Voyageuses d’Albert Kahn (1905-1930) Vingt-sept femmes à la découverte du monde
Arasa Yaelle
Entre 1905 et 1930, Albert Kahn, riche banquier autodidacte, crée en France, une bourse féminine Autour du monde, octroyée aux plus brillantes des jeunes femmes titulaires de l’agrégation. Les lauréates se nourrissent, durant une année, d’un quotidien nomade, se frottant aux traditions les plus anciennes et à la modernité la plus échevelée. Courriers, rapports et carnets de bord narrent les changements de paysage, du monde, de la société, de l’enseignement féminin et de la vie des femmes durant un quart de siècle. (38.00 euros, 382 p.) ISBN : 978-2-343-04419-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36174-1 mythe (Le) indo-européen du guerrier impie
Blaive Frédéric, Sterckx Claude
Cet ouvrage s’appuie sur les travaux de comparatisme indo-européen initié par Georges Dumézil et plus particulièrement d’un mythème de «guerrier impie» s’attaquant obstinément à tous les niveaux du sacré, du droit et du juste, repoussant dédaigneusement les avertissements divins et s’obstinant dans sa démesure jusqu’à succomber. Ces enquêtes rendent compte des formes et des motivations propres à chaque culture du guerrier impie (tels que les Grecs Achille et Bellérophon, les Romains César et Julien l’Apostat, l’Irlandais Cuchulainn, le Scandinave Harald l’impitoyable, voire l’Anglais Richard III). (Coll. Kubaba, série Antiquité, 22.00 euros, 224 p.) ISBN : 978-2-336-30260-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-35479-8
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Arès, le dieu mal aimé Zeus n’aime pas Arès. Il est pourtant son fils ! Ne serait-il pas son contraire, ou celui d’Athéna, une force se plaisant à faire la guerre ? Ce dieu est passionné, violent, spontané dans ses élans guerriers, tout l’opposé d’un comportement héroïque. Mais il est aussi l’amant d’Aphrodite, la fille de Zeus ! Ce couple incestueux n’est-il pas symbolique et ne montre-t-il pas qu’il faut aimer la guerre ? Si Arès domine la troisième race divine définie par Hésiode, il ne disparaît pas avec le Déluge et encourage les héros de la quatrième en les laissant passer sous le contrôle d’Athéna. Notre race, la cinquième, a-t-elle pris en compte sa véritable personnalité ?
Professeur honoraire, Gilbert Andrieu continue à cerner les caractéristiques des dieux de l’Olympe. Les légendes ne sont pas seulement le fruit de l’imagination des aèdes. Au-delà du politique, il ne faut pas oublier la dimension spirituelle qui se cache sous les images et la volonté d’éduquer des aèdes. Pour se reconstruire, l’homme ne doit-il pas d’abord se détruire ?
Illustration de couverture : Tête d’Arès, in Reinach S., Recueil de têtes antiques, Paris, Gazette des Beaux-Arts, 1893.
ISBN : 978-2-343-09288-1
18 €