Alfred Loisy cent ans après autour d'un petit livre 9782503523422, 2503523420


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Alfred Loisy cent ans après autour d'un petit livre
 9782503523422, 2503523420

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AUTOUR D’UN PETIT LIVRE

ALFRED LOISY CENT ANS APRÈS

Bibliothèque de l’école des hautes études sciences religieuses

Volume

131

Série Histoire et prosopographie de la section des sciences religieuses sous la responsabilité de Mohammad Ali Amir-Moezzi N° 4

AUTOUR D’UN PETIT LIVRE

ALFRED LOISY CENT ANS APRÈS

Actes du colloque international tenu à Paris, les 23-24 mai 2003 Publiés sous la direction de François Laplanche, Ilaria Biagioli, Claude Langlois

La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent-vingt volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités...).

Directeur de la collection : Gilbert Dahan Secrétaire de rédaction : Francis Gautier Comité de rédaction : Mohammad Ali Amir-Moezzi, Jean-Robert Armogathe, Jean-Daniel Dubois, Michael Houseman, Alain Le Boulluec, Marie-Joseph Pierre, Jean-Noël Robert

© 2007 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2007/0095/30 ISBN 978-2-503-52342-2 Printed in the E.U. on acid-free paper

À la mémoire d’Émile Goichot

PRÉface Claude Langlois La France aime beaucoup commémorer et si possible dans le consensus, ainsi en fut-il pour la loi de 1901 sur les associations et plus encore en est-il pour celle de 1905 qui a instauré la séparation des Cultes et de l’État et fondé par là-même, nous dit-on, la laïcité à la française. Voire. La loi d’exception de 1904, contre les congrégations, trop embarrassante parce qu’elle montrait une République répressive qui mettait à mal les libertés élémentaires, fut de ce fait abandonnée aux Universitaires. Il en alla de même du Modernisme, dont personne aujourd’hui, ni l’Église catholique ni l’État laïque, n’entend assumer la postérité. Ajoutons encore que le Modernisme offre la particularité de s’identifier immédiatement à un homme, prêtre érudit et digne, homme discret sans charisme, poursuivi par Rome comme générateur d’une hérésie largement diffusée. Dans cette perspective, c’est sa répression dans toutes ses phases ascendantes – le décret Lamentabili du 3 juillet 1907, l’encyclique Pascendi du 9 décembre 1907, et enfin l’excommunication de Loisy, le 7 mars 1908 – qui fournit les repères les plus spectaculaires de son histoire. On comprendra aisément qu’il était souhaitable de faire le point, collectivement, par un colloque international. Loisy cent ans après : son sous-titre dit la distance qui permet à la fois de faire le bilan de l’œuvre exégétique et de mieux apprécier les intentions réformatrices, tout en restituant la constellation des amitiés intellectuelles nouées dans toute l’Europe, qui ont constitué, à travers ses épreuves, des relais fidèles et des appuis précieux. Le titre qu’on a proposé pour ce colloque – Autour d’un petit livre – ne surprendra pas ceux qui connaissent l’histoire du Modernisme. Il reste utile de rappeler les raisons d’un choix, et le choix du titre du second des quatre petits livres publiés alors coup sur coup par Loisy. L’abbé Loisy, faut-il le rappeler, est le premier exégète catholique ayant une compétence scientifique reconnue parmi les savants qui depuis plusieurs décennies sont présents sur le terrain des sciences de la Bible. Nommé professeur d’hébreu à l’Institut catholique en 1881, il passe bientôt de la philologie à l’exégèse, donc inévitablement alors à la théologie et à l’apologétique, et ses hardiesses produisent une première crise qui l’oblige en 1892 à quitter l’Institut catholique de Paris. Loisy, pendant dix ans, n’eut plus aucune activité d’enseignement, seulement de recherche, mieux, d’érudition. Il développa aussi d’amples réflexions et vécut des amitiés qui se sont nouées autour de lui. En 1902, il croit avoir trouvé l’occasion de reprendre la main en présentant, contre le protestant Harnack, le point de vue d’une exégèse catholique, scientifiquement crédible. Ce fut L’Évangile et l’Église. Et la polémique, prévisible, prévue, de nouveau enfla. Plutôt que de rééditer l’ouvrage controversé en s’expliquant sur les points litigieux, Loisy préféra écrire un nouveau livre où sa méthode était présentée sous la fiction d’une série de lettres à divers correspondants qui, pour être anonymes, n’étaient point imaginaires. Ainsi parut en octobre 1903, Autour d’un petit livre, en même temps que la réédition de L’Évangile et l’Église. L’histoire bascule alors puisque ces ouvrages sont mis à l’Index, avec une surprenante rapidité, dès la fin de 1903. Mais la mise à l’Index n’arrêtait rien des débats de fond, Loisy réplique encore deux fois. L’intellectuel pugnace, pour la hiérarchie de son Église, était à lui seul, le nouveau foyer d’erreurs multiformes. Dans le climat de délation qui sévissait alors, 

on fut vite accusé de Loysisme comme, deux siècles et demi plus tôt, de Jansénisme. Puis les erreurs diverses, laborieusement, furent identifiées. En 1907, le Saint Office publia la liste de 66 propositions condamnables (Lamentabili) mais surtout Pie x, dans l’encyclique Pascendi cernait toutes les formes que pouvaient revêtir les erreurs des “modernistes”. Le mot devenait officiel. Le 7 mars 1908, Loisy était excommunié. Vitandus. Condamnation du prêtre, de l’homme, après celle des idées. Et l’on ne dit rien ici des travaux de la Commission biblique qui, de 1905 à 1914, verrouille systématiquement tout ce qui fait problème dans l’exégèse biblique. Ce colloque, qui a rassemblé les spécialistes de Loisy et du Modernisme, a associé l’École Pratique des Hautes Études où Loisy se forma et le Collège de France où il termina sa carrière, puisque dès 1909 il y était élu. Premier titulaire de la chaire d’histoire – et de sociologie – du catholicisme contemporain à la Section des Sciences religieuses de l’E.P.H.E., je me devais de faire en sorte que, cent ans après, le Modernisme soit l’objet d’un colloque international. Le Collège de France, notamment en la personne de Michel Tardieu, s’est justement associé à cette célébration. Parmi ceux qui ont œuvré pour que ces échanges soient fructueux, toutes et tous méritent remerciement, à commencer par Ilaria Biagioli qui a patiemment rassemblé et revu tous ces textes. On me permettra toutefois de nommer plus spécialement trois historiens, chers à des titres divers : Pierre Colin, qui a heureusement cédé voilà quelques années à d’amicales pressions, et qui nous a donné une remarquable synthèse, renouvelant notre connaissance du Modernisme. François Laplanche, depuis longtemps associé et ami, mais surtout infatigable historien de l’exégèse : ce colloque se situait à la jointure de deux de ses ouvrages, l’un paru, l’autre à paraître ; il a été et l’initiateur et le concepteur de ce colloque. Émile Goichot enfin : son Alfred Loisy et ses amis est un ouvrage lumineux, subtil, plénier. Ce grand spécialiste de Bremond ouvrit notre colloque comme lui seul pouvait le faire, avec tact et intelligence. Quelques semaines plus tard, il nous quittait. Ces actes sont dédiés à sa mémoire.



Introduction François Laplanche et Ilaria Biagioli Cent ans après : n’est-ce pas une bonne distance pour l’historien ? Placé à bonne distance de l’objet observé, il se trouve porté par cet éloignement à étudier les discours des modernistes et de leurs censeurs comme des systèmes de représentations, explicables à l’intérieur de l’espace, différent du sien, que configurent leurs corrélations internes et leurs interactions externes. Dans ce cas, l’effort à accomplir se recommande d’autant plus que les prises de parole autour de ce centenaire sont souvent engagées et qu’elles s’arrachent mal à la tentation de conduire des procès en révision rétrospectifs ou de justifier les iniquités de la répression antimoderniste par le salut de l’institution-Église. La visée de ce colloque fut donc d’abord de replacer Loisy en son temps, ce qui impliquait de situer ses prises de position par rapport à l’évolution de l’herméneutique protestante au xixe siècle (François Laplanche), à la philosophie de l’action développée par Maurice Blondel dans le climat du néo-kantisme français (Rosanna Ciappa), aux normes de l’orthodoxie catholique régissant l’exégèse de la Bible (Francesco Beretta et Claus Arnold). Auparavant, prend place une large introduction, due à Émile Goichot, malheureusement disparu peu de temps après l’avoir prononcée, et dont nous devons le texte à Madame Goichot et à son fils. Expert en psychologie religieuse, notre ami si regretté ne se contente pas, pour autant, de nous introduire à un itinéraire personnel, celui que poursuivit Loisy de la foi catholique à un panmysticisme aussi rebelle au scientisme que distinct de la religion de l’humanité. En fait, cette démarche personnelle du solitaire de Ceffonds communie à une large quête du spirituel, allergique à tout dogmatisme, qui habite beaucoup de consciences avant, mais encore plus après 1914. Le destin singulier de Loisy n’est pas isolable des recherches et des drames d’une époque tourmentée. Le temps de Loisy est celui où l’histoire des religions s’est solidement implantée en France, avec une chaire au Collège de France confiée au protestant libéral Albert Réville à partir de 1880, une revue actuellement plus que centenaire, la Revue de l’histoire des religions (1880) et une section vacante de l’École Pratique des Hautes Études affectée aux sciences religieuses en 1886. La mort prématurée de Jean Réville successeur de son père au Collège de France, permet aux amis influents de Loisy d’obtenir qu’il soit candidat à la chaire brusquement privée de son titulaire. Dans cette haute fonction, qu’il occupe de 1909 à 1932, Loisy se préoccupe d’acquérir de vastes connaissances en histoire des religions à la fois par ses lectures et par des correspondances amicales et curieuses, entretenues avec Franz Cumont, Nathan Söderblom et Raffaele Pettazzoni. Après avoir consacré plusieurs années de cours à ces sujets, cours publiés dans des articles de la Revue d’histoire et de littérature religieuses, ensuite souvent édités en volume, Loisy revient à l’exégèse du Nouveau Testament et à l’histoire des origines chrétiennes. Son apport est célébré en 1927 par un congrès savant organisé à l’occasion de son 70e anniversaire. Plusieurs communications se sont proposé de condenser le bilan de cet apport, en examinant quelques thèmes majeurs de l’œuvre de Loisy : son étude du sacrifice, le rite religieux par excellence (Renée Koch-Piettre) ; sa vision de l’histoire d’Israël et du milieu juif au temps de Jésus (Arnaud Sérandour et André Lemaire) ; enfin le volume de synthèse dans lequel il résume sa conception de la naissance du christianisme (Simon Mimouni). 

François Laplanche et Ilaria Biagioli Replacer Loisy en son temps, c’était aussi porter attention à la vie et à l’œuvre de ses contemporains. Émile Goichot a excellemment intitulé sa courte et pénétrante biographie de Loisy, écrite elle aussi à l’occasion du centenaire de L’Évangile et l’Église : Alfred Loisy et ses amis (Cerf, Paris 2002). Évidemment, le colloque n’a pas entendu refaire ce beau livre, mais évoquer un certain nombre de personnages liés à Loisy par des liens cordiaux, ou en tous cas respectueux de son œuvre et de sa personne. Cette évocation est sélective, dans la mesure où divers personnages ont été l’objet de thèses ou d’ouvrages récents, auxquels le colloque voulait faire écho. Les auteurs de ces diverses recherches autour de Loisy sont venus présenter leurs résultats au cours de la deuxième matinée du colloque. Vu le nombre des communications, cette présentation eut lieu en sessions parallèles : d’une part, évocation des liens entre Loisy et Goyau (Jérôme Grondeux), puis avec Mgr Lacroix (Christian Sorrel), Mgr Mignot (LouisPierre Sardella), Guillaume Pouget (Erminio Antonello) ; d’autre part, étude de la réception de son œuvre par des personnages ou des milieux étrangers à la France : Ernesto Buonaiuti (Rocco Cerrato), Franz Cumont (Corinne Bonnet), Maude Petre (Ilaria Biagioli), l’Espagne (Alfonso Botti), l’Allemagne (Otto Weiss). Marquée par son temps, l’œuvre de Loisy en dépasse pourtant les limites, et l’onde de choc qu’elle a produite voici un siècle est venue jusqu’à nous. Elle s’insérait en effet dans un ample mouvement d’affrontement entre l’Église catholique et la modernité, qui n’était pas localisé dans l’espace français ou limité au temps court qui s’achève par l’excommunication de l’exégète. De cet affrontement prévisible, elle expliquait les motifs en même temps qu’elle prévoyait la détente, à certaines conditions. Elle débordait ainsi les prises de position d’un érudit et devenait l’appel d’un réformateur à d’immenses changements dans les modes de gouvernement de l’Église et à des virages prononcés dans les rapports de celle-ci avec la culture et avec la société. Cette volonté réformatrice se lit singulièrement dans le choix opéré par Loisy de ne pas prendre l’initiative de la rupture avec l’Église catholique, en évitant de se séculariser de son plein gré, et en tenant jusqu’à la plus extrême tension le pari de faire accepter par les autorités romaines sa distinction entre le point de vue de l’histoire et celui de la foi. Jusqu’où Loisy a-t-il conduit les conséquences de ce choix et comment s’est-il situé dans les discussions de son époque sur la religion, qu’il a toujours voulu soustraire au projet hégémonique de la science ? L’exploration de ce problème a été conduite par Pierre Colin, au cours de la seconde après-midi du colloque. Pierre Gibert et Bernard Montagnes ont étudié les réponses données aux questions de Loisy par cette école exégétique qui s’appela elle-même “l’école progressiste”, et qui ne se voulait ni fermée à la méthode historique, ni prête à accepter la déstabilisation que la science de Loisy imposait à la théologie catholique de la Révélation. Ce “troisième homme” est incarné par le personnage de Lagrange, fondateur de l’École biblique de Jérusalem et de la Revue biblique, elle aussi plus que centenaire. Bernard Montagnes s’est chargé d’analyser les réactions de Lagrange à l’exégèse de Loisy, tandis que Pierre Gibert a cherché comment les Recherches de science religieuse, fondées en 1910, avaient recueilli les questions des modernistes, en pratiquant un pas de côté par rapport aux jésuites romains choqués de la modération de Léonce de Grandmaison vis-à-vis de Loisy. Christoph Theobald s’est élevé à une vision plus globale, et plus distanciée, en cherchant à mesurer l’évolution de la théologie de la Révélation dans l’Église catholique, de Vatican I à Vatican II, sous l’effet des question posées par Loisy. La conclusion d’Émile Poulat s’offre comme un “panoramique” sur le “cas Loisy”. Ce n’est pas seulement parce que son itinéraire offre des affinités avec celui 10

Introduction de bien d’autres contemporains que la singularité du personnage doit être dépassée. Mais, par la considération, beaucoup plus ample, du choc frontal entre l’explication des textes religieux par l’inspiration divine “surnaturelle” et celle qui a recours à la production humaine des dits textes, selon un processus naturel. Commencée au xviie siècle par la confrontation entre le discours des “mathématiciens” (selon le terme de Galilée) et celui du Saint Office, cette difficile rencontre s’est étendue aux champs des sciences de la terre et de la vie (au xviiie siècle), puis à celui de l’histoire et des sciences sociales (xixe-xxe siècles). Nous voici donc, à propos de Loisy, devant un grand sujet d’étude socio-historique. Qu’il soit désormais bien entendu que la “crise moderniste” fut tout autre chose qu’une simple affaire de clercs (Lucien Febvre) ou qu’un rhume des foins (Maritain) : il s’agit d’une histoire topique pour la confrontation entre deux types de discours et deux conceptions du rapport du religieux et du social. Sur l’œuvre de Loisy lui-même, tout n’a pas été dit et beaucoup de recherches restent à faire, par exemple dans la collection de la Revue d’histoire et de littérature religieuse pour laquelle il écrivit de nombreux articles et comptes rendus, ainsi que dans les volumes de la correspondance passive conservée à la Bibliothèque nationale de France. D’autres pistes que celles suivies ici ont été prises dans deux colloques tenus la même année : celui de l’Institut catholique de Paris le jeudi 22 mai 2003 et celui de la Société internationale d’études sur Alfred Loisy, qui s’est déroulé à Châlonsen-Champagne les 3 et 4 octobre 2003. Les actes de l’un et l’autre seront publiés et le lecteur trouvera dans ces publications d’utiles compléments au présent volume. Par ailleurs, puisque « Loisy n’est pas seul », comme nous l’ont dit en convergence Émile Goichot et Émile Poulat, il faut bien supposer que son œuvre a été précédée par un mouvement de renouveau dans la science catholique et a produit dans les eaux tranquilles de celle-ci, à peine remuées par les hardiesses de d’Hulst et de Lagrange, des effets contrastés, en chaîne interminable. De ce mouvement et de cette onde de choc, la description est insuffisamment connue. Non qu’elle n’ait pas déjà produit de fructueuses études sur les développements de l’histoire des religions et de l’exégèse biblique en Allemagne, en Angleterre, en France, en Italie, aux États-Unis, aux xixe et xxe siècles. Mais l’ensemble de ces recherches ne parvient pas dans notre pays à forcer l’attention des spécialistes de l’histoire “intellectuelle” ou des sociologues, faute d’avoir su s’exprimer en prenant le langage en usage dans les lieux de pouvoir culturel influents, ou d’avoir obtenu d’entrer dans de grandes collections de synthèse historique (sauf de rares exceptions). Le second échec peut et doit s’expliquer par les timidités de l’historien français à aborder en profondeur les sujets théologiques ou philosophiques qui relèvent du champ culturel qu’il étudie. Le premier échec provient du cloisonnement des disciplines, heureusement remis en question par les récentes interrogations des Annales sur le devenir de la science historique. Dire que l’histoire des religions ou celle de l’exégèse biblique n’ont pas su prendre le langage des lieux influents de pouvoir culturel ne connote pas une distance ironique par rapport à de nouvelles conceptualisations des pratiques de l’histoire : il s’agit plutôt de constater un retard, que de nouvelles générations d’historiens sont en train de combler. En conclusion, nos remerciements vont aux personnels de l’EPHE, du Collège de France et de la Sorbonne, à Rodica Chelcea et Antoinette Guise, dont l’aide a été précieuse avant, durant et après le colloque.

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Loisy. Une ouverture Émile Goichot Université de Strasbourg

L’honneur d’ouvrir ce colloque savant, je le dois sans doute à un petit livre paru l’an dernier. Travail de commande, dans une collection destinée à un assez large public, il laissait volontairement de côté bon nombre de questions fondamentales, sur le plan de la critique historique comme sur celui de la doctrine, qui n’étaient ni dans mon contrat ni de ma compétence. Ces questions, je les ai aperçues en quelque sorte de biais, en marge de la rédaction de cette biographie. Je voudrais simplement, d’entrée de jeu, en énoncer quelques-unes. Choix à l’évidence limité et subjectif, mais précisément elles me restent, sinon sur le cœur, du moins dans l’esprit et je voudrais profiter de l’occasion exceptionnelle qu’offre cette confluence de spécialistes venus de différents horizons. Une émission de vulgarisation scientifique invitait, en même temps que des spécialistes patentés, un profane chargé de jouer le rôle de Candide par ses interrogations naïves. C’est d’une certaine façon ce rôle que je voudrais reprendre. Candide bien sûr est moins innocent qu’il y paraît et il a vu un peu de pays. Le nombre, la diversité, la qualité des participants montrent d’ailleurs que les questions soulevées par le cas Loisy, si elles ont heureusement dépassé le stade de l’anathème ou de l’apologie, restent toujours ouvertes. Question préjudicielle – un état de la question justement –, la situation de Loisy dans l’histoire de la critique et de l’exégèse. Vous savez les positions extrêmes. – Ce n’était qu’un vulgarisateur des travaux d’autrui, il a copié la critique protestante et « libérale » : « Il sait l’allemand » (comme le berceau de l’humanité selon l’abbé Breuil, le mot a beaucoup circulé) –. À l’opposé, certains enthousiasmes récents : « le grand critique moderne du Nouveau Testament », celui qui aurait pu faire gagner un siècle à l’exégèse catholique. Encore une fois, ce n’est pas ma partie, mais ces jugements péremptoires me paraissent relever d’une conception très « littéraire », sinon romantique, de ces disciplines, qui privilégierait l’originalité, l’invention, l’écart personnel, plutôt que l’entreprise collective, et en quelque sorte cumulative, d’une communauté savante, où ne manquent d’ailleurs pas les divergences et les débats d’écoles. On songe d’abord aujourd’hui à la critique néo-testamentaire, au cœur des premiers « petits livres rouges ». Mais, hébraïsant de métier, ses travaux ont porté d’abord sur l’Ancien Testament et le terrain paraît avoir été alors au moins aussi brûlant : Lagrange fut contraint d’abandonner l’exégèse de l’Ancien Testament pour se consacrer aux commentaires du Nouveau. Il faudrait situer aussi l’historien, historien d’Israël, des origines chrétiennes et, avant même le Collège de France, historien des religions. Ou plutôt de la Religion : qu’en est-il aujourd’hui de cette perspective d’une unité substantielle et évolutive ? Mais, à l’évidence, le cœur du débat se situe à l’articulation du travail critique et de la pensée religieuse, le discours cohérent qu’il entend substituer à un système traditionnel déjà bien ébranlé et sur le point de s’effondrer, à partir de ce qu’il considère comme des évidences critiques. Discours qui va d’ailleurs progressivement s’infléchir. Au même moment, sur des bases voisines, d’autres en tiraient des conséquences différentes – disons, d’un côté Houtin, de l’autre Lagrange ou Blondel – ou s’abste13

Émile Goichot naient prudemment d’en tirer, Duchesne par exemple. Ce qui entraîne une question subsidiaire : tout était-il joué au départ, disons dès 1883, et le processus dès lors irréversible, ou les choses se seraient-elles passées autrement si on l’avait traité avec plus de doigté ? Quelle part faut-il faire au processus de l’exclusion – bien connu aussi dans le domaine politique – qui durcit et radicalise les positions ? À mon sens – mais d’autres sans doute rectifieront ou nuanceront –, cela n’a pu agir que sur un aspect, essentiel il est vrai, la foi qu’il voulait mettre en l’Église. Entre « rationalistes » et « progressistes », pour reprendre les termes de l’époque, il se distingue sur deux points fondamentaux, la christologie et la théologie. Car il y a bien une christologie et une théologie de Loisy, si rudimentaire ou laconique que paraisse celle-ci. La distinction, classique, entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi n’est pas réductible à une esquive tactique. À ses yeux, le Jésus historique devient Christ parce qu’il représente à la fois l’aboutissement de l’espérance d’Israël et du message des Prophètes et le point de départ de la mission de l’Église. Pour le « Grand Être », l’apophatisme pratique de Loisy est sans doute un apophatisme philosophique. Il n’a, sur le plan philosophique, ni les moyens ni le goût pour affronter deux problèmes périlleux : rejeter les conceptions anthropomorphiques d’un Dieu personnel (« une personne comme nous »), est-ce nécessairement tomber dans le panthéisme ? En quel sens entendre « le Dieu qui se fait » : construction progressive dans et par l’évolution de la conscience humaine, ou prise de conscience, de moins en moins imparfaite, par l’humanité, d’une Réalité indépendante et transcendante ? Mais qu’en est-il finalement de cette religion, de son contenu, de sa nature ? Les explications réitérées de Loisy ont peut-être dissipé le malentendu, entretenu à plaisir, sur la religion de l’Humanité : il n’a cessé de répéter qu’il ne divinise pas celle-ci, qu’il n’en fait pas l’objet de son culte. Encore pourrait-on se demander si ce qui reste de substantiel, ce n’est pas l’évolution religieuse de l’humanité et si, au terme, provisoire, de cette évolution, la religion n’est pas réduite à une morale humanitaire, dans un style « Troisième République », puis « Société des Nations ». Le style me semble en effet en cause, à plusieurs titres : au sens le plus étroit d’abord, une écriture qui emprunte naturellement au vocabulaire de la morale plutôt qu’à celui de la métaphysique ou de la théologie ; dans le style même de sa personne et de son mode de vie ; enfin parce que Loisy a toujours été attentif à son temps. Mais il faut ici revenir sur le débat avec Bergson : Deux Sources ou source unique ? L’essentiel à vrai dire n’est pas dans le différend sur le thème bergsonien de l’opposition radicale du clos et de l’ouvert, du statique et du dynamique. Mais surtout dans l’affirmation de l’unicité de la source de la religion comme de la morale et qu’en dernière instance toute morale est d’essence religieuse. Ce qui, après tout, rejoint la doctrine traditionnelle et constante, même après que les Lumières osèrent la question provocante : « un athée peut-il être honnête homme ? » Ce principe commun ne repose pas sur une Révélation ou sur un Dieu-gendarme, mais sur le sacrifice de soi, le pur amour ; autrement dit, il est d’essence mystique. « Ceux qui ont cru que je n’étais pas mystique par nature se sont lourdement trompés », notait Loisy au soir de sa vie. Il ne s’agit pas ici de son tempérament personnel, et l’on sait d’ailleurs les équivoques à cet égard. Notre problème, c’est plutôt l’affirmation, souvent reprise, que « le mysticisme est l’âme de la religion et de la morale ». Thème tardif, dont deux jalons permettent de repérer l’émergence : la leçon d’ouverture de décembre 1920, « L’illusion mystique et la vérité humaine », celle de décembre 1923 sur le mysticisme. Le moment a son importance : le choc de la guerre, les espérances et les désillusions de la paix. Mais aussi les harmoniques, les affinités : 14

Loisy. Une ouverture s’il fait allusion, pour prendre ses distances, aux psychiatres et aux ethnologues, il se situe plutôt entre Bremond en amont, Baruzi en aval, et plus près, à l’évidence, du panmysticisme du premier. En fait, on peut pointer assez précisément le sens dans lequel il prend ce terme fourre-tout : ni extase ni sentiment océanique, mais ce mouvement, quasi imperceptible parfois, par lequel l’homme décolle de l’amour-propre, de l’intérêt égoïste, par le sacrifice de soi à autrui, à la famille, au groupe, à une cause. C’est en ce point, à partir d’une perspective toute différente, qu’il rejoint Bremond magnifiant le pur amour. Ce qui nous éloigne, en apparence, de L’Évangile et l’Église et de la période autour de laquelle s’organise ce colloque. Mais cela peut-être contribuerait à en éclairer le sens. S’agit-il d’une ultime construction, sinon d’un bricolage, pour sauver quelque chose de « religieux » dans l’effondrement des certitudes et la faillite des institutions, ou d’une constante, longtemps offusquée par les polémiques et dont la sérénité retrouvée permet de prendre une plus nette conscience ? Enfin la réception. Amis, adversaires, tiers-parti : les communications de demain en proposeront un panorama très ouvert et documenté. Je suggérerais volontiers une perspective complémentaire, ce que j’appellerais la vie posthume de Loisy. Vie posthume / vie cachée car, pour l’opinion catholique cultivée, elle commence avec l’excommunication. Plus difficile à fixer le terminus ad quem : les publications du P. de Lubac à la fin des années cinquante, mais ce n’est qu’un frémissement ; plus sûrement la thèse d’Émile Poulat. Tout ce temps, il reste bien vitandus ; quelques anathèmes rituels parfois, mais le plus souvent on l’ignore. Certains, parmi les ecclésiastiques les plus âgés, peuvent lui maintenir une secrète estime, les spécialistes savent que les problèmes demeurent, mais les laïcs en général font l’impasse et s’en remettent les yeux fermés à l’exégèse édifiante. Ce que révèlent certaines surprises tardives, l’émotion soulevée par exemple par le Jésus de Duquesne ou la découverte de ces problèmes par Henri Guillemin au soir de sa vie. On pourrait aborder la réflexion par un autre biais. Deux thèses s’opposent concernant l’impact de la crise moderniste sur le développement de la recherche dans le catholicisme : frein ou aiguillon ? L’opposition d’ailleurs n’est peut-être pas aussi radicale qu’il y paraît et on la traduirait aussi bien sur un registre voisin : compression puis explosion. Succombons pour terminer à l’histoire–fiction : que se serait-il passé si Loisy n’avait pas existé ou s’il avait déroulé une carrière paisible dans des paroisses rurales du diocèse de Châlons ? Les analyses d’Émile Poulat, entre autres, montrent bien que les données et les enjeux de la crise dépassaient largement, non seulement sa personne, mais les problèmes qu’il soulevait, que ce catalyseur n’était pas nécessaire, qu’elle a jailli et qu’elle aurait de toute façon jailli en d’autres points et avec d’autres acteurs. Mais l’histoire aurait-elle été tout à fait la même ?

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PremiÈre section

Histoire, exÉgÈse et thÉologie

LE PROJET CATHOLIQUE DE LOISY François Laplanche CNRS, Paris

Dans une lettre qu’il adresse à Loisy en août 1912, Franz Cumont lui transmet ce jugement de Nathan Söderblom, historien des religions et pionnier de l’œcuménisme, « L’Évangile et l’Église est la plus puissante apologie du catholicisme publiée depuis Newman ». Le destinataire de la lettre ne pouvait que se réjouir de l’appréciation. Le 1er février 1903, il écrivait à Maurice Blondel : Je ne crois pas plus que vous aux sciences étanches. Ma vie aurait été bien moins surmenée si j’y avais cru, ou si je m’étais comporté comme y croyant. Je ne vois pas que beaucoup de gens aient eu l’idée d’une apologie historique de la religion. Or cette idée a été la folie de mon existence. Elle dépassait mes forces ; mais si j’y renonce pratiquement, c’est qu’on m’y contraint et que je ne me crois pas obligé de courir toujours à de nouveaux revers.

Comme Lamennais voulait réconcilier l’Église catholique et la société née de la Révolution française, Loisy veut réconcilier l’Église et la science. Ce projet contient une révolution dans la manière de présenter l’apologétique catholique, qui consistait jusque-là à interroger les témoins des faits bibliques, sélectionnés pour la qualité de leur information et la sincérité de leur déposition. Pascal avait pratiqué cet interrogatoire, en une plus belle langue que celle des manuels des séminaires du xixe siècle, mais selon un identique recours aux témoins autorisés. Loisy, quittant cette voie barrée par les conquêtes de la science historique, conçoit un vaste remaniement de l’apologétique, dont le projet s’expose et se réalise à la fois dans les textes publiés jusqu’aux condamnations de 1903, principalement les Études évangéliques, L’Évangile et l’Église et son complément Autour d’un petit livre, tous ces textes devant être éclairés par le volumineux manuscrit intitulé Essais d’histoire et de philosophie religieuses demeuré inédit et dont Loisy a utilisé maint passage dans les textes publiés. Jugeant ce texte dans ses Mémoires, Loisy le trouve plus conservateur en exégèse que les petits livres rouges, plus âpre et plus abondant dans la dénonciation des maux de l’Église, plus équilibré dans la présentation de son projet d’apologétique catholique. Catholique, qu’est-ce à dire ? Déjà connu, depuis le iie siècle, sous la forme d’un qualificatif apposé à Église, le terme de catholique, au cours du xviie siècle, perd la signification originaire d’universel, pour désigner au contraire l’appartenance à un groupe particulier, celui des fidèles de l’Église romaine post-tridentine. Cette Église, avec l’ensemble de ses pratiques institutionnelles et culturelles, voilà ce que désigne un mot nouveau, apparu dans notre langue à la fin du xviie siècle : le catholicisme. Il se définit par ce dont il s’écarte : le protestantisme. Or Loisy entre pleinement

. Lettre de Cumont à Loisy du 4 août 1912. Bibliothèque nationale de France (BnF), Naf 15651, f. 121. . Au cœur de la crise moderniste. Le dossier inédit d’une controverse, lettres présentées par R. Marlé, Aubier, Paris 1960, p. 82. . A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, É. Nourry, Paris 1930-1931, 3 vol., vol I, p. 448, 456, 460, 462-465.

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François Laplanche dans cette perspective polémique. Présenter le projet apologétique de Loisy revient d’abord à le caractériser comme catholique, au sens qui vient d’être dit. Mais ce n’est pas tout : Loisy souffre d’un manque de mémoire, quand il constate l’absence d’une apologie historique de la religion. Le projet a été celui de Lamennais, de Gerbet et de leurs épigones moins doués et Loisy est l’héritier d’un traditionalisme modéré dont il ne nie pas les certitudes fondamentales. Il appartient donc, selon certains traits à définir dans la seconde partie de cette communication, au néo-catholicisme du xixe siècle, bien différent de celui de l’Ancien Régime. Cependant, si Loisy dispute vivement contre les protestants libéraux, n’est-ce pas sur le fond d’une conception psychologique de l’histoire des religions, qui fait l’unité de l’œuvre, à travers une vie marquée par des ruptures ? L’esquisse d’une réponse à la question sera tentée dans la troisième partie de la communication. I. Loisy, apologiste catholique, et la définition de la religion Loisy vise en fait une trinité de personnages, désignée dès l’introduction des Essais : d’abord le Français Auguste Sabatier, professeur de théologie à la Faculté de Strasbourg, demeuré sur place après l’annexion, puis bientôt expulsé et devenu l’un des hommes marquants de la Faculté ouverte à Paris en 1877, auteur d’une Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire ; puis deux Allemands, Adolf Harnack, professeur à Berlin, auteur d’un Handbuch der Dogmengeschichte (1886-1890) et de l’Essence du christianisme (traduction française de 1902 des cours professés à Berlin au cours de l’hiver 1899-1900), et Heinrich Julius Holtzmann, auteur d’un Lehrbuch der neutestamentlicher Theologie (1897). La conception commune du christianisme que Loisy leur attribue, non sans raison, s’enracine dans une décision herméneutique vieille déjà d’un siècle. 1. La question herméneutique Comment interpréter l’Écriture, tâche nécessaire puisque son texte n’est exempt ni d’obscurités ni de contradictions ? Spinoza, faisant sienne la question au chapitre vii du Traité théologico-politique, répond que l’Écriture doit être interprétée par elle-même ; ce qui veut dire : sans vouloir y mettre les dogmes des théologiens ou les métaphores d’opinions philosophiques. « Car nous nous occupons ici, décide-t-il, du sens des textes et non de leur vérité ». Dans la perspective ainsi ouverte, l’étrangeté de l’Ancien Testament, déjà perçue au xviie siècle, aussi bien que la saveur juive du Nouveau Testament, soulignée par les déistes anglais au début du xviiie, poussent à abandonner les textes bibliques à l’étude philologico-historique. Elle établira le sens vrai du texte, sans souci pour la vérité de la chose. Cette impression d’étrangeté ou d’altérité culturelle se dégage aussi des monuments littéraires de l’antiquité classique et la place qu’ils occupent dans l’éducation et la culture est en question depuis la querelle française des Anciens et des Modernes. Que faire, donc, de tout cet héritage de l’homme d’Occident ? Une solution est proposée, dans les cercles du romantisme allemand, vers la fin du xviiie siècle, qui consiste à réanimer de l’intérieur les textes morts, en considérant les signes comme l’expression d’une subjectivité créatrice, celle du génie, du mystique, du héros : sur le trajet qui va ainsi du sujet qui lit au sujet créateur du texte, s’ouvre une dimension intérieure de la compréhension, qui aide à surmonter le caractère hermétique des signes. Bien entendu, dans ce milieu de philologues avertis, cette compréhension n’est pas divination, elle s’effectue dans et par 20

Le projet catholique de Loisy le déchiffrement objectif des signes, avec tous les secours de la grammaire et des informations historiques, la langue maternelle étant ce qui est le plus commun dans un milieu culturel donné, mais son usage, ce qui est le plus personnel. Dans le passage de cette herméneutique générale au problème spécial de l’interprétation du Nouveau Testament, le pasteur et théologien réformé Friedrich Schleiermacher (1768-1834) semble donner la priorité à l’intériorité sur l’extériorité, à l’expérience sur le langage. En tout cas, telle est l’impression que laisse la lecture de son œuvre la plus populaire au xixe siècle, les Discours sur la religion à ceux de ses contempteurs qui sont des esprits cultivés (1799). Essayant de présenter la religion à l’homme sceptique des Lumières comme un phénomène spécifique, délié de tout effort de construction métaphysique ou d’action selon la loi morale, Schleiermacher décrit l’attitude religieuse comme une mise en présence de l’infini, à travers la conscience de soi, car celle-ci s’éprouve à la fois comme autonome et comme radicalement dépendante d’un grand Autre. Héritier des « chrétiens sans Église » de la fin du xviie siècle à travers son éducation chez les Frères moraves, Schleiermacher a des mots très forts sur le primat de l’expérience, au point qu’on pourrait oser, en visant sa période romantique, le terme de « chrétien sans Écriture ». Cette célèbre phrase des Discours sur la religion est souvent citée : « Toute écriture sainte n’est qu’un mausolée de la religion, un monument attestant qu’un grand esprit a été là, qui n’y est plus ». Schleiermacher avait même d’abord continué ainsi : « Ce n’est pas celui qui croit à une sainte écriture qui a de la religion, mais seulement celui qui n’en a pas besoin, et même serait capable d’en produire une lui-même ». Ensuite il a atténué la formule, car, demeurant un pasteur en charge d’âmes et en responsabilité de prédicateur, Schleiermacher s’est assagi et il affirme clairement dans la synthèse théologique publiée en 1810-1811 sous le titre Die christliche Glaube nach den Gründsätzen der evangelischen Kirche Zusammenhang dargestellet que la dogmatique est en rapport avec l’Église chrétienne, dont elle présente la Confession de foi de manière construite et non sans s’assurer de la fidélité de ce texte à l’Écriture : « La dogmatique est la science qui présente l’ensemble de la doctrine d’une Église chrétienne à un moment donné de son existence ». Dans la pensée de Schleiermacher parvenue à sa maturité, il faut donc soigneusement noter l’équilibre entre deux affirmations : celle qui pose le sentiment de dépendance comme essence de l’attitude religieuse, celle qui maintient le fait chrétien, dans sa positivité, comme lieu privilégié où s’exprime ce sentiment ; ce qui souligne à la fois la nécessité de prendre en considération les textes bibliques et de les soumettre à l’interprétation.

. Sur le climat romantique où est née la pensée de Schleiermacher, voir la préface de L.-J. Rouge aux Discours (titre de l’ouvrage n. 6) et R. Ayrault, La genèse du romantisme allemand. Situation spirituelle de l’Allemagne dans la deuxième moitié du xviiie siècle, 2 vol., Aubier, Paris 1961. . Expressions caractéristiques de mysticisme a-scripturaire dans A. Silesius (Johannes Scheffler 16241677), Die Schrift ist Schrift, sonst nichts, cité par L. Kolakowski, Chrétiens sans Église, NRF, Paris 1969, p. 612. De manière plus adoucie, J.-P. de Caussade, L’abandon à la divine Providence, M. Olphe-Galliard éd. (“Christus”, 22), Desclée de Brouwer, Paris 1991, tout le livre III. . F. Schleiermacher, Discours sur la religion, à ceux de ses contempteurs qui sont des esprits cultivés, Aubier-Montaigne, Paris 1944 (trad. fr. par L.-J. Rouge de Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Verächtern), p. 198. Voir aussi p. 319. . Ibidem. . F. Schleiermacher, La foi chrétienne d’après les principes de la Réforme, adaptée par D. Tissot, de Boccard, Paris 1939, p. 37, (§ 19). Commentaire de D. Thouard, « Schleiermacher et le langage religieux », Recherches de Science Religieuse 82 (1994), p. 335-360.

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François Laplanche Ainsi Schleiermacher écrit-il à son ami le Docteur Lücke, en 1829, en se défendant contre les incompréhensions dont il a été l’objet : Il faut l’imprimer en grosses lettres : je pars de cette conscience de Dieu que tous, sous l’influence du Christ et de l’Église, nous portons en nous ; j’en étudie les phénomènes et recueille ce qu’ils me livrent.

Les nuances de ces propos indiquent les difficultés qui attendent l’interprète de Schleiermacher10. Quoi qu’il en soit, les théologiens protestants français du xixe siècle ont adopté avec résolution la philosophie de la religion du théologien berlinois, telle qu’ils la comprenaient, et c’est à celle-ci que Loisy va s’en prendre, comme on le dira plus loin. L’Encyclopédie des sciences religieuses dirigée par Frédéric Lichtenberger, monument de la pensée du protestantisme français dans le dernier quart du xixe siècle, consacre cinq pages à Hegel, autant à Schelling, neuf à Kant et vingt-cinq à Schleiermacher. Pourquoi cette dévotion ? L’homme avait écrit dans la Kurze Darstellung des theologisches Studium (1811) une phrase enchanteresse : « La théologie est une science positive ; en d’autres termes, elle ne s’appuie que sur les faits et l’expérience »11. En de nombreux articles ou discours, dont les thèmes sont repris et développés dans le volume posthume de 1904, Les religions d’autorité et la religion de l’esprit, Auguste Sabatier, doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris de 1895 à sa mort en 1901, développe les harmonies entre l’étude historico-critique des Écritures et la théologie de l’expérience. La théologie catholique ne peut prétendre au titre de science, car elle se limite à spéculer sur des énoncés qui échappent aussi bien à la raison qu’à l’expérience. Pour se préserver, elle a donc édifié des institutions séparées, les Instituts catholiques. La théologie protestante, elle, n’a rien à craindre de l’Université laïque et de la science des religions, car elle s’identifie à cette dernière. En effet, elle ne se construit qu’à partir de faits d’observation : la psychologie du sentiment religieux et l’histoire de ses expressions dogmatiques. Tant et si bien que dans Les religions d’autorité, Sabatier passera insensiblement de l’expression « la théologie protestante » à celle de « science des religions »12. Cette épistémologie de la science théologique selon Sabatier et ses amis mérite considération, car elle seule rend compte de la forte présence des savants protestants parmi les premiers directeurs d’étude de l’École Pratique des Hautes Études et parmi les rédacteurs de la Revue de l’Histoire des Religions13. Très précisément, voilà ce qui indispose l’abbé Loisy, qui a conscience des possibilités de vraie science détenues par les érudits catholiques, si la liberté de la recherche leur était laissée. Il est visiblement irrité par l’alliance objective que pratiquent à Paris les représentants de la théologie protestante et les pionniers de l’histoire des religions. Il s’indigne de ce que la République, qui a fermé hypocri-

. F. Schleiermacher, La foi chrétienne, op. cit., p. xix. 10. La plus récente encyclopédie de théologie allemande, Theologisches Realencyclopädie, à l’entrée « Schleiermacher », ne contient pas moins de six pages de bibliographie, en caractères serrés. 11. F. Schleiermacher, La foi chrétienne, op. cit., p. 1 n. 1. 12. A. Sabatier, Les religions d’autorité et la religion de l’esprit, Fischbacher, Paris 1904, p. 522-533. 13. F. Laplanche, « Critique historique et expérience religieuse selon les théologiens protestants français du xixe siècle », dans Christianisme et science, Études réunies par l’Association française d’Histoire religieuse contemporaine, Paris-Lyon 1989, p. 5-20 ; notices biographiques Pressensé, Reuss, Sabatier, etc. dans Dictionnaire des sciences religieuses, Beauchesne, Paris 1996 ; J.-M. Mayeur et Y.-M. Hilaire dir., Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, vol. 9 ; P. Cabanel, « L’institutionnalisation des ‘Sciences religieuses’ en France (1879-1908). Une entreprise protestante », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français 140/1 (1994), p. 33-80.

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Le projet catholique de Loisy tement la Faculté de théologie de la Sorbonne en la rayant du budget, continue de subventionner la Faculté de théologie protestante. Au moins eût-il fallu inscrire son budget à la charge du ministère des cultes14. Il déplore la faible mobilisation de l’épiscopat français pour la défense des Facultés de théologie admises dans l’Université. Le maintien de leur présence aurait été bénéfique à tous et aurait assuré à la recherche des savants catholiques une liberté que le contrôle de Rome sur les Instituts catholiques leur ôte15. Dans son indignation, Loisy ne s’aperçoit pas, d’ailleurs, que la théologie de l’expérience est en usage même chez les protestants évangéliques, comme Edmond de Pressensé, auteur d’une étude sur Jésus dirigée contre celle de Renan16. D’ailleurs, Sabatier lui-même avait été marqué dans sa jeunesse par la théologie du Réveil et avait été présenté à la faculté de théologie de Strasbourg comme candidat opposé à un libéral17. 2. Désaccord fondamental sur la religion Loisy va s’attaquer au protestantisme libéral de Sabatier, dans les longs développements des Essais qu’utilise la série des articles publiés dans la Revue du Clergé français sous le pseudonyme de Firmin. La cible principale est l’Esquisse d’une philosophie de la religion, car le volume Les Religions de l’autorité et la religion de l’Esprit ne paraîtra qu’en 1904, après le décès de l’auteur. Dans l’Esquisse, Sabatier prend clairement le relais de Schleiermacher en déclarant : « Le sentiment de notre dépendance est celui de la présence mystérieuse de Dieu en nous »18. Mais il estime devoir équilibrer la passivité inhérente à ce sentiment en insistant sur l’initiative du sujet religieux dans la prière, qui est pour lui « la religion en acte ». Il suggère qu’une histoire de la prière serait peut-être la meilleure histoire du développement religieux de l’humanité19. Au sommet de cette histoire, serait la prière de Jésus, car elle exprime sans écran l’intimité de sa conscience. Veut-on chercher une essence du christianisme, cette essence, répond Sabatier, nous l’avons trouvée dans une expérience religieuse, dans une révélation intime de Dieu qui s’est faite pour la première fois dans l’âme de Jésus de Nazareth, mais qui se vérifie et se répète, moins lumineuse sans doute, mais non méconnaissable, dans l’âme de tous ses disciples20.

Sans doute la lecture de Schleiermacher par Sabatier est-elle un peu rabattue sur la psychologie religieuse, assez en deçà des spéculations de l’idéalisme allemand sur

14. A. Loisy, Essais, op. cit., BnF, Naf 15638, f. 335 sqq. ; dans la Revue critique du 3 janvier 1898, Loisy proteste contre l’affirmation de Sabatier, au cours d’une conférence prononcée au Congrès des sciences religieuses de Stockholm et publiée en brochure, selon laquelle la théologie catholique ne peut faire œuvre de vraie science (Mémoires, op. cit., vol. I, p. 482). 15. Ibidem, f. 358-363. À noter que Sabatier déplorait de son côté la fermeture des Facultés de théologie catholiques de l’Université : A. Sabatier, « Les Facultés de théologie protestantes et les études scientifiques dans les Universités », Revue internationale de l’enseignement xxvi (1898), p. 416. 16. F. Laplanche, « Critique historique », op. cit., p. 10-11. 17. Voir Ch. Th. Gerold, La Faculté de Théologie et le séminaire protestant de Strasbourg (1803-1872) (“Études d’histoire et de philosophie religieuses publiées par la Faculté de Théologie protestante de l’Université de Strasbourg”, 7) Strasbourg-Paris 1923, p. 272-282. 18. A. Sabatier, Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, Fischbacher, Paris 18974, p. 319. 19. Ibidem, p. 24-25. 20. Ibidem, p. 187-188.

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François Laplanche les rapports du fini et de l’infini. Et elle tient assez peu compte de l’insertion ecclésiale de la dogmatique chère au théologien berlinois, fort logiquement, d’ailleurs, si la théologie s’identifie à la science des religions. Mais Loisy dispute avec Sabatier, non avec Schleiermacher. Pour Sabatier, donc, loin que l’Écriture, considérée dans sa lettre comme une autorité infaillible, légitime la foi au Christ, c’est cette foi qui donne autorité à l’Écriture, comme le savaient bien Luther et Calvin. Les Écritures ne sont que la première expression, toute relative au temps où elle furent rédigées, d’une expérience religieuse qui s’arrache au temps21. Celle-ci connaîtra d’autres expressions, qu’il faut mesurer à celles de l’Écriture, mais en se rappelant que, pour un protestant, l’interprétation de celle-ci est tout à fait libre : le critère de la valeur des expressions nouvelles se mesure, en fin de compte, à leur efficacité à stimuler ou à renouveler l’expérience religieuse fondamentale. Comme il n’y a pas de pensée qui ne s’exprime dans un langage, que le sentiment religieux intense est de soi communicatif, les groupes de croyants qui se forment à partir d’une expérience identique sont obligés de se donner un langage qui pourra prendre l’allure officielle d’une confession ou symbole de foi. Mais il faut y prêter attention : la genèse de la religion toujours s’accomplit selon un trajet qui va de l’intérieur vers l’extérieur. Le principe de toute religion est dans la piété – écrit Sabatier – de la même manière que le principe du langage est dans la pensée, sans qu’il nous soit possible aujourd’hui de les concevoir isolément22.

C’est-à-dire : le langage tient le devant de la scène, parce qu’il monopolise les signes, mais l’essentiel demeure ce qui ne se voit pas : l’extérieur est la profération de l’intérieur. Un lieu privilégié du découplage entre l’essence du christianisme et son expression relative aux circonstances, selon le protestantisme libéral, s’aperçoit dans l’eschatologie de Jésus, telle qu’elle se dit dans les évangiles synoptiques. Pour Sabatier comme pour Harnack, le message de Jésus se résume bien à la prédication du royaume, mais il s’agit d’un royaume de Dieu tout intérieur, qui se réalise quand l’auditeur accepte de se convertir et de mettre toute sa vie à la disposition de Dieu. L’annonce de la catastrophe imminente qui va s’abattre sur le monde correspond à l’emploi de la métaphore dans le langage prophétique : il faut se garder de la prendre au pied de la lettre. Sabatier oppose le “corps” de la doctrine du royaume, qui est juif, et “l’âme”, qui est toute nouvelle23. Harnack écrit de son côté, en commentant le rôle du pardon des péchés dans l’annonce du royaume : Maintenant seulement on voit que tout ce qui était extérieur ou exclusivement à venir se trouve éliminé : c’est l’individu qui est sauvé, non le peuple ou l’État ; ce sont des hommes nouveaux qui vont naître et le royaume de Dieu est à la fois la force qui les anime et la fin à laquelle ils tendent24.

Cette exégèse irrite profondément Loisy. Pour lui, elle projette la théologie du protestantisme libéral sur l’évangile, au détriment de la science historique. Cette critique n’est pas spécifiquement catholique et Loisy se range contre la théologie libérale,

21. A. Sabatier, Les religions d’autorité et la religion de l’esprit, Fischbacher, Paris 1904, p. 274 sqq. 22. A. Sabatier, Esquisse d’une philosophie de la religion, op. cit., p. 266. 23. Ibidem, p. 222 ; p. 226-232. 24. A. Harnack, L’essence du christianisme, traduction entièrement nouvelle, Fischbacher, Paris 1907, p. 80-81.

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Le projet catholique de Loisy que représentait en Allemagne Albrecht Ritschl, aux côtés de Johannes Weiss, dont le livre Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes date de 1892. Toutefois, la lecture des Essais montre que les objections de l’historien Loisy s’alimentent à une conception théorique de la religion directement opposée à l’individualisme qui, pour lui, caractérise le protestantisme libéral. Pour Loisy, le phénomène religieux est social, institué à la fois par des rites et des croyances. Visible dans l’histoire, il ne peut échapper aux vicissitudes de celles-ci, et, de ce fait son expression ne cesse d’évoluer, point sur lequel on va revenir. La réduction du royaume prêché par Jésus à l’action invisible de Dieu dans l’individu méconnaît deux caractères du royaume. D’abord son aspect eschatologique : il est non-réalisé, encore à venir ; ensuite, son aspect visible et social : conformément aux espérances juives de son temps, Jésus attend et annonce un grand bouleversement du monde et l’installation triomphale du règne de Dieu. Tout ce que Sabatier et Harnack donnaient comme signes de la présence du royaume (les exorcismes, les guérisons, les actes de pardon), tout cela signifie seulement son imminence25. Dans ce royaume et dans sa phase préparatoire ultime, Jésus s’attribue une place éminente. Certes, les formules christologiques de Paul et de Jean, a-fortiori les dogmes des conciles des ive et ve siècles ne se trouvent pas dans la prédication de Jésus. Mais Loisy est ferme sur ce point : Jésus dit quelque chose de lui et dès le temps de sa propre prédication, il a demandé la foi en lui. Il (le critique) ne s’avisera pas de nier que l’idée du Christ soit essentielle au christianisme ; car le christianisme, à toutes les époques, et dès sa première apparition dans l’Évangile de Jésus, lui apparaîtra comme établi sur la foi au Christ26.

Ou encore : La question de la christologie ne se confond nullement avec la foi au Christ. Si Jésus n’a pas enseigné de doctrine christologique, il ne s’en suit pas que sa prédication et la foi qu’on y pouvait avoir n’eussent aucun rapport avec la foi à sa personne27.

Mais quel est le contenu de cette foi ? Réponse de Loisy : Selon la logique de la foi, si l’idée du royaume céleste est réelle, l’Évangile est divin, et Dieu lui-même se révèle dans le Christ. Selon la logique de la raison, si l’idée du royaume st inconsistante, l’Évangile tombe en tant que révélation divine28.

Pour Loisy, comme pour Sabatier et Harnack, les textes évangéliques imposent donc de reconnaître une révélation de Dieu dans la personne du Christ. Mais elle ne prend pas la même forme selon le premier et selon les seconds. La conscience de Jésus se montre à Loisy comme la conscience d’une fonction, d’une tâche à accomplir, pour laquelle Dieu l’a prédestiné : celle de l’annonce et de la préparation d’un royaume où lui-même tiendra la première place, réservée par la tradition juive au Messie d’Israël29. Au lieu d’aller de l’intérieur vers l’extérieur, comme Sabatier et Harnack, Loisy va de l’extérieur, la représentation juive du royaume, vers l’intérieur : la vision eschatologique de Jésus, germe de tous les développements futurs. Le germe : Loisy a une visible affection pour cette métaphore, et reproche vivement à Harnack de vou-

25. Cette affirmation est moins nette dans les Essais que dans L’Évangile et l’Église. 26. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, É. Nourry, Paris 19295, p. 31. 27. Ibidem, p. 97. 28. Ibidem, p. 101. 29. Ibidem, p. 31-32.

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François Laplanche loir séparer l’essence du christianisme, la religion du Dieu-Père, de son revêtement juif, comme le noyau de l’écorce (c’est-à-dire l’essence du christianisme de son habit juif). Le terme de germe, à connotation biologique, permet en effet de concevoir l’histoire des religions et en particulier celle du christianisme comme une succession de mutations enrichissantes. II. Le néo-catholicisme de Loisy La plus ancienne compétition entre protestantisme et catholicisme s’est livrée sur le terrain de l’antiquité des croyances, chacune des deux confessions rivales s’estimant l’héritière du christianisme le plus antique. La controverse catholique post-tridentine a accepté cette définition du champ de bataille et cherché à démontrer que ses croyances avaient le bénéfice de la plus haute antiquité : d’où la production d’une montagne d’érudition, où apparaissent les premières pratiques de la science historique selon Paul Veyne30. Fascinés par l’Église ancienne, les théologiens de l’ancienne France, gallicans ou jansénistes, quand ils n’étaient pas les deux à la fois, ont constamment défendu la « perpétuité de la foi », sauf à concéder, comme le fait Bossuet dans sa correspondance avec Leibniz, que la déclaration solennelle de l’Église donne plus de clarté ou d’autorité à une doctrine déjà reçue dans la foi commune. La théologie du xixe siècle marque un décisif changement de cap. La marée montante de la piété mariale exigeant de nouvelles définitions, le progrès de l’ultramontanisme, effet-boomerang de l’ignorance ou de l’inélégance avec laquelle la papauté avait été traitée au temps de la Révolution et de l’Empire, ces récentes aspirations catholiques devaient s’arranger avec l’histoire des dogmes, qui mettait en relief l’aspect insolite de ces croyances : singularité de Marie au sein de l’humanité pécheresse, supériorité du pape sur le concile. Il fallut renouveler la réflexion sur le développement du dogme, renouveau illustré par les noms de Möhler et de Newman. Tout se passe comme s’ils avaient eu le génie de conférer le baptême chrétien à la découverte du Volkgeist par le romantisme allemand. Introduisant l’Allemagne dans la République des lettres européennes grâce à la promotion de sa littérature populaire, la célébration du Volksgeist faisait tache d’huile et contribuait à la mise en valeur de la créativité des humbles. Ce phénomène existait et avait toujours existé dans le peuple chrétien et à côté du rôle des hiérarques, sentinelles vigilantes de la vérité ; il fallait, selon Möhler et Newman, admettre le sens chrétien et même catholique de l’homme des rues, des usines et des champs. Autour de ces deux grands témoins du renouveau de la théologie catholique de l’Église, souvent indépendamment les uns des autres, fleurissent des auteurs de moindre génie. En France, particulièrement, la puissance du courant mennaisien, un peu assagi et endigué par des textes romains, a favorisé l’idée du développement doctrinal, en lui prêtant l’appui de la fameuse distinction entre l’ordre de foi (ce que tous croient et doivent croire, au moins implicitement) et l’ordre de conception (ouvert à la recherche individuelle). Le premier définit les normes ou les barrières, il dit la loi, le second autorise le jeu de la liberté31.

30. P. Veyne, « Foucault révolutionne l’histoire », texte inédit, publié dans l’édition de Comment on écrit l’histoire (“Points”), Seuil, Paris 1979, p. 230. 31. R. Derre, Lamennais, ses amis et le mouvement des idées à l’époque romantique 1824-1834, Klincksieck, Paris 1962, p. 307-310.

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Le projet catholique de Loisy Cette distinction a été mise en avant par un prêtre professeur à l’Institut catholique de Paris, Paul de Broglie, ami et conseiller de Mgr d’Hulst, qui fut choqué par la destitution de Loisy en 1893 et lui garda son estime et son amitié32. Il avait expliqué dans un article des Annales de philosophie chrétienne, en février 1886, que l’apologétique catholique, au lieu de reculer à pas lents devant les progrès de la science, devait effectuer sa recherche librement, avec d’autant plus d’assurance que cette recherche était régulée, en dernière instance, par un magistère infaillible : « À l’idée du développement, écrivait-il, correspond celle de la fixation de la doctrine par une autorité vivante »33. La conception de l’autorité de l’Église, comme simple conservation d’un donné, cédait la place à celle d’une évolution régulée par le Magistère suprême de l’Église. L’extension du champ offert à l’ordre de conception était compensée par le renforcement de la protection due à l’ordre de foi. Loisy a connu l’article de Paul de Broglie, mais s’est principalement inspiré de l’Essai sur le développement, de Newman, ouvrage qui met en théorie le passage du savant fellow d’Oriel College au catholicisme romain. Cet ouvrage sert bien le propos de Loisy, qui combat vigoureusement l’idée protestante selon laquelle le catholicisme représente une déviance par rapport au christianisme originaire. Très vieux reproche, mais, depuis le temps des Réformes, la science protestante a varié sur la date d’apparition des déviations catholiques, en leur conférant une date de plus en plus haute. Pour Harnack, la déviation est déjà rampante dans le corpus paulinien, où se discernent les traces d’un Urkatholizismus. Loisy oppose au protestantisme une théorie de la survie des religions. Le protestantisme orthodoxe reste fidèle à son origine, mais au prix de la mort de l’intelligence, car il vénère comme un fossile la lettre des Écritures. Le protestantisme libéral, étant dogmatiquement inconsistant, n’offre pas de visage social et il est donc destiné à disparaître de l’histoire. Le catholicisme seul résiste à l’usure du temps, car il est capable de demeurer fidèle à son principe tout en évoluant. Le passage du christianisme d’expression juive au christianisme d’expression hellénistique effectué par Paul et Jean se reproduit incessamment dans l’histoire et, à chaque moment, l’Église devient ce qu’elle doit être pour durer. Ceci se remarque et dans l’évolution des expressions dogmatiques et dans les transformations dont l’institution s’est toujours montrée capable. Même les définitions ecclésiologiques de Vatican I trouvent grâce devant Loisy, car la centralisation du pouvoir à Rome fut une réaction de santé contre la menace des nationalismes qui s’étendait sur l’Europe. En matière de recherche, Loisy demande la liberté et pronostique que les progrès des sciences historiques amèneront de profonds remaniements de la théologie. Mais la sauvegarde du principe catholique suppose l’autorité de l’Église : Une Église infaillible peut seule maintenir l’équilibre entre la tradition qui sauvegarde l’héritage de la vérité acquise et l’effort permanent, inévitable, utile en soi, de la raison humaine pour adapter la vérité ancienne aux états nouveaux de la pensée philosophique. Un tel effort ne peut être réalisé tout entier par chaque individu. Il est évident que tous ont besoin de s’y aider mutuellement et que les résultats généraux n’en peuvent être

32. A. Loisy, Mémoires, op. cit., vol. I, p. 385. 33. P. de Broglie, Les progrès de l’apologétique. Leur nécessité et leurs conditions, Paris 1886 (brochure formant un tiré-à-part de l’article des Annales de philosophie chrétienne, numérotée de p. 1 à p. 36), p. 27 ; voir encore p. 34.

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François Laplanche garantis que par une autorité reconnue de tous, présidant au développement du dogme et à l’enseignement chrétien34.

Dans L’Évangile et l’Église, les formules des Essais sont atténuées : Le pape reste le père des fidèles et le chef des Églises. On peut prévoir que son action ne s’exercera plus jamais dans les formes où elle s’exerçait au moyen âge. Mais ce pouvoir importe toujours à la conservation de l’Église et à la conservation de l’Évangile dans l’Église35.

Ce que Loisy conteste avec amertume est l’exercice actuel du pouvoir pontifical et l’autorité excessive que s’arrogent les administrations romaines en matière de foi ou de discipline. Cette tyrannie intellectuelle sera balayée : à toutes les époques de l’Église, la tradition a été invoquée contre le progrès, mais celui-ci a été vainqueur. Toutefois, cette critique souvent âpre n’est qu’un moyen de défendre la vision catholique de Loisy. Pour lui, la continuité de l’Évangile et de l’Église ne constitue pas un problème, si l’on veut bien être attentif à ce qu’il appelle tour à tour « le fond », « le principe » ou « la substance » de l’évangile du royaume. Qu’a fait en effet l’Église, sinon attendre et annoncer, dans une veille à la fois contemplative et active, la venue du royaume de Dieu ? L’Évangile avant la mort de Jésus, c’est l’Église telle qu’elle pouvait alors exister ; l’Église depuis la mort et la résurrection de Jésus, c’est l’Évangile tel qu’il a dû être pour atteindre sa propre fin, la préparation du royaume. L’identité essentielle du but garantit celle des moyens employés pour y arriver, et celle ci ne laisse pas d’être facile à constater, pourvu que l’on fasse la part des circonstances diverses à travers lesquelles l’Église a dû se perpétuer et du développement nécessaire que ces circonstances ont amené36.

Ces phrases claires sont tirées des Essais mais il en est d’autres tout aussi claires, dans L’Évangile et l’Église, et il a fallu beaucoup de paresse intellectuelle ou de hâte à la plupart des lecteurs pour résumer la pensée de Loisy dans les quelques mots célèbres : « Jésus annonçait le royaume et c’est l’Église qui est venue ». Car il fallait lire la phrase qui suit immédiatement : « Elle est venue en élargissant la forme de l’Évangile, qui était impossible à garder telle quelle dès que le ministère de Jésus eut été clos par la passion »37. Sous la plume de Loisy, à l’époque et dans le contexte où il l’écrit, la phrase n’ouvre pas une polémique contre le principe du catholicisme, la continuité substantielle de l’Évangile et de l’Église, mais contre Harnack et ses semblables qui nient cette continuité. L’affirmation de la continuité suppose une opération de discernement entre la substance du message évangélique et ses expressions changeantes au cours des âges, ce changement étant la condition même de la survie de la substance, ou fond, ou principe. Le terme opposé à ces derniers et que préfère Loisy est celui de « symbole » : les expressions de la substance sont toujours, selon lui, des « symboles ». Le terme n’est jamais défini précisément, mais l’on comprend qu’il veut dire « expression inadéquate » de la vérité, vraie d’une vérité seulement relative, en tant que conditionnée par le temps qui l’a vu naître. Pour Loisy, l’argument de la condition temporelle de

34. A. Loisy, Essais, op. cit., BnF, Naf 15637, f. 263-264. 35. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, op. cit., p. 152 36. A. Loisy, Essais, op. cit., BnF, Naf 15637, f. 111-112. 37. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, op. cit., p. 153.

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Le projet catholique de Loisy l’homme s’ajoute à la considération du caractère transcendant et ineffable du divin. Mais l’affirmation de la relativité des expressions de la foi catholique est incontournable, si l’on veut préserver le principe de continuité (ou la continuité du principe !). Loisy fournit d’intéressants exemples historiques, pour démontrer que même les décisions solennelles des conciles ou des papes n’échappent pas à la loi de la relativité. Ainsi, les différents conciles des ive et ve siècles ont dû ajuster successivement le dogme christologique, chaque nouvelle formulation, sans effacer la précédente, venant l’équilibrer ou la nuancer. Une dernière observation s’impose pour compléter le portrait intellectuel de Loisy en son temps. Les passages des Essais et de L’Évangile et l’Église où il traite de l’Écriture et de la Tradition prennent un tour singulier, pour nous, par un effet de distance. En effet, le problème qui agite les théologiens et anime les controverses depuis le xvie siècle est celui des rapports entre Écriture et Tradition. Le concile de Trente n’a pas voulu distinguer entre deux lots de vérités révélées, les unes par l’Écriture, les autres par la Tradition. Mais, usant d’un pluriel, « les traditions », le concile déclare les recevoir et les vénérer, quand elles concernant la foi et les mœurs, « avec le même sentiment de piété et le même respect que les livres saints eux-mêmes »38. Dans les catéchismes, dérivés de celui de saint Pierre Canisius, et chez les controversistes, même les plus grands comme Bellarmin, s’installe une dichotomie entre deux sources de la Révélation et ces problèmes seront repris, au cours d’âpres débats, par les évêques et les théologiens du concile Vatican II. Or Loisy se place de côté par rapport au problème de l’autorité respective de l’Écriture et de la Tradition, qui ne l’intéresse absolument pas. En vertu de son attachement à distinguer la substance et les formulations du message évangélique, il s’emploie seulement à montrer que l’Écriture comme la Tradition n’ont qu’une autorité relative : Nous ne croyons pas que la vérité divine soit tout entière dans l’Écriture ; nous ne croyons pas qu’elle soit tout entière dans la tradition du passé ni dans la tradition du présent ; nous croyons que cette vérité, pour autant que nous y avons part, se fait toujours et ne cessera jamais de se faire actuellement par l’Église avec le secours de l’Écriture et de la Tradition. Les formules anciennes ou nouvelles ne sont que le véhicule de la vérité. L’Église en a besoin et elle s’en sert en les transformant lentement, en les adaptant perpétuellement aux conditions de la science et de la vie contemporaine. S’il fallait attribuer aux formules une valeur absolue, une perfection durable, une immobilité constante, on n’aurait que faire de l’Église ou de l’infaillibilité ; on aurait assez d’un livre contenant les définitions jusqu’à présent édictées par les conciles et les Pères, complétées par l’ordre de les apprendre fidèlement par cœur sans y rien ajouter ni retrancher39.

Pour Loisy, c’est clair, le christianisme sous sa forme catholique n’est pas et ne doit pas être une religion du livre. Le problème n’est pas pour lui celui de l’autorité respective des textes de l’Écriture et de la Tradition, mais celui de leur non autorité, à savoir de leur relation à l’interprétation vivante de l’Église, laquelle est perfectible, comme tout ce qui vit. Dans L’Évangile et l’Église, la polémique contre Harnack aiguise encore le propos. L’objet du litige entre théologiens catholiques et protestants est le suivant :

38. Session IV (8 avril 1546), Dz 783. 39. A. Loisy, Essais, op. cit., BnF, Naf 15638, f. 162.

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François Laplanche L’Évangile de Jésus est-il en principe, individualiste ou collectiviste ? La question qui semblait au premier plan dans les siècles passés, à savoir si l’objet de la foi est à déterminer par l’Écriture seule ou par la tradition avec l’Écriture, rentre dans la précédente ; car, en dépit des apparences, il ne s’agit pas de savoir si l’Écriture contient ou non la plénitude de la Révélation, mais s’il appartient au chrétien d’édifier luimême sa propre foi et toute sa religion, avec l’aide de l’Écriture, ou bien si la foi et la religion chrétiennes ne doivent pas être et ne sont pas comme une œuvre perpétuelle et universelle dont chacun bénéficie et à laquelle il contribue40.

Il apparaît difficile d’être plus catholique. Livre plus catholique que chrétien, dit Goyau de L’Évangile et l’Église41. III. Et pourtant ? Cette dernière partie de la communication ne veut pas insinuer que Loisy ne serait à y bien regarder qu’un protestant qui s’ignore, insinuation qui l’aurait horrifié. Elle s’interroge sur les bases épistémologiques sur lesquelles il édifie son histoire des religions, car la philosophie de la religion de Schleiermacher a interpellé toutes les confessions chrétiennes. La validité de l’hypothèse selon laquelle un rapprochement est possible entre la pensée de Loisy et celle du protestantisme libéral trouve une confirmation dans le fait que, vers la fin du xxe siècle, les exégètes du Nouveau Testament renonceront de manière ferme à tout essai de pénétrer la conscience du Christ. Toutefois, il importe, avant d’esquisser les lignes de ce rapprochement, d’en marquer nettement les limites. L’exégèse actuelle reproche à ses devanciers de projeter leur propre sentiment religieux dans la conscience du Christ, et c’est bien ce qui se produit dans l’affrontement entre Sabatier et Harnack, d’une part, Loisy, de l’autre : pour les deux premiers, se dégage une relation pure de Jésus à Dieu, qui ne doit rien au temps ou à l’histoire (« projection » de type protestant). Pour le second, la conscience de Jésus est affectée d’un contenu messianique, d’un projet historique (« projection » marquée par le catholicisme). De plus, Sabatier est moins l’homme des textes que Loisy, qui ne voit pas comment éliminer de ceux-ci le message eschatologique (et donc social) du royaume. Et pourtant, dans la grande continuité de la tradition catholique, qu’est-ce qui est transmis ? En opposant sans cesse l’absolu au relatif, la substance aux formules symboliques, le germe à sa végétation historique, de quoi parle Loisy et peut-on, par les textes, le déterminer plus précisément ? Oui, en se servant des Essais pour éclairer les synthèses des deux petits livres rouges. Au chapitre vi, « L’Église et le dogme chrétien », Loisy exprime ainsi le lien sans rupture du dogme à l’évangile galiléen : Tous les dogmes ont leur origine dans la prédication et le ministère du Christ, dans les expériences de l’Église primitive. Le dogme christologique n’est pas seulement esquissé dans saint Paul et dans saint Jean, il existe en principe dans l’évangile galiléen. Peu importe que le Christ ne se soit pas formellement identifié à Dieu dans ses discours authentiques ; ce n’est pas comme Dieu qu’il apparaissait dans le monde. Peu importe qu’il ait encore moins réclamé l’adoration de ses disciples ; il ne venait pas chercher pour lui-même l’adoration des hommes, dont il fallait élever les cœurs vers le Dieu

40. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, op. cit., p. 198-199. 41. Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 113

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Le projet catholique de Loisy invisible Père de tous et de Jésus lui-même. Mais il s’était senti et montré tellement uni au Père céleste par le fond de son être que l’Église apostolique n’hésita pas à reconnaître la divinité de sa personne42.

Plus loin, au chapitre x des Essais, « La raison et la foi », Loisy prend le problème de la christologie du côté de la foi. Celle-ci consiste-t-elle fondamen-talement à adhérer aux formules christologiques déterminées par les conciles, distribuées par les catéchismes ? Non, le Christ de la foi est « le Christ réel », qui n’est ni celui de la science historique, ni celui des formules dogmatiques. Ces deux Christ-là seraient changeants, et l’objet réel de la foi ne change pas. On est obligé de croire au Christ dès que l’on a reconnu la transcendante vérité de l’expérience religieuse qui se traduit dans les discours du Sauveur, dans ses actes et dans sa mort. Cette réalité consiste dans la présence intime de Dieu à l’humanité, présence qui s’est réalisée en Jésus d’une manière ineffable déjà pour lui, et qui l’est bien davantage encore pour nous. Jésus nous révèle cette présence divine ; on peut dire que lui seul l’a révélée et la révèle encore aux hommes. Et comme le sentiment vivant de cette présence est le véritable principe du salut, la source unique de la confiance en Dieu, condition de tout relèvement et de tout progrès moral, Jésus est à la fois le seul révélateur et le seul sauveur43.

La foi, selon Loisy, consiste donc à reconnaître « la transcendante vérité de l’expérience religieuse » qui se traduit dans les actes et les paroles de Jésus. Cette réalité, qui est le règne parfait de Dieu en lui, Jésus veut qu’elle devienne le bien de l’humanité et c’est cela qui a pris en son temps le nom de royaume de Dieu. En dernière instance, le germe du christianisme est donc cette réalité divine donnée à l’expérience religieuse de Jésus. Cette interprétation des textes bibliques s’inscrit dans la perspective de l’herméneutique romantique/piétiste qui privilégie le héros, le génie créateur et qui progresse du sentiment religieux à son expression. Le contenu de la conscience de Jésus est déterminé autrement que par Harnack et Sabatier, mais la philosophie religieuse de Loisy s’inscrit dans le tournant herméneutique imposé aux interprètes du christianisme par la philosophie des Lumières. Le dernier représentant de ce type d’interprétation sera Maurice Goguel, professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris44. Tous ces auteurs sont préoccupés d’éclairer l’histoire des religions par la psychologie et de fournir à leur psychologie de la religion des échantillons historiques. Le procès de positivisme ou d’historicisme qui leur a été fait ne serait exact que dans le cas de Guignebert, préoccupé d’appliquer à l’histoire des origines chrétiennes les stricts critères de vérification imposés à la connaissance du passé par l’école historique française. Ce que Loisy récuse d’emblée pour opérer un vrai travail d’historien, c’est l’interprétation de l’histoire par la dogmatique catholique. Mais ce refus n’équivaut nullement au déni de tout travail d’interprétation. Bien au contraire, Loisy, après avoir montré, au début de L’Évangile et l’Église, comment l’hypothèse des deux sources de Mathieu et de Luc, à savoir Marc et les Logia, est à la fois nécessaire et insuffisante, car elle n’est qu’un découpage dans un tissu bien plus complexe, ajoute ceci, qui est clair :

42. A. Loisy, Essais, op. cit., BnF, Naf 15637, f. 248-249. 43. A. Loisy, Essais, op. cit., BnF, Naf 15638, f. 250-251. Comparer Autour d’un petit livre, op. cit., p. 195. 44. Voir É. Cuvillier, « Jésus historique dans l’exégèse francophone », dans Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme, D. Marguerat, E. Norelli, J.-M. Poffet dir., Labor et Fides, Genève 1998, p. 72-82.

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François Laplanche Il est permis de penser que ces résultats du travail critique seraient assez maigres, si on ne devait les considérer comme les préliminaires indispensables d’une considération plus approfondie, qui remontera des mots aux choses et qui expliquera l’histoire de la littérature évangélique par celle du mouvement religieux dont cette littérature a été l’expression partielle45.

Dans un texte ultérieur, écrit en 1922, Loisy est encore plus explicite sur les voies de cette remontée des mots aux choses : considérant l’état de la critique à la fin du xixe siècle, il lui trouve un aspect négatif et finalement décevant. Le découpage des textes en éléments non-coordonnés aboutit à une impasse. Après avoir coupé, il faut recoudre : En fait, il reste encore presque tout à comprendre, parce qu’il s’agit de témoignages humains qui sont encore des lettres mortes ; car leur âme est encore sous les lettres, toujours vivante. C’est cette vie humaine des témoignages qu’il est besoin de sentir et de se représenter ; on n’y arrivera point par la seule analyse grammaticale, logique, littéraire des textes; il faudra éclairer le contenu de ceux-ci par la comparaison, le pénétrer par une intelligence indéfiniment progressive de son objet, intelligence qui ne consiste pas à résoudre cet objet en abstraction mais à le réaliser pour ainsi dire dans sa vie initiale, dans la vie sociale et individuelle de ceux qui ont conçu et réalisé les documents46.

Le privilège ainsi accordé à la psychologie dans l’étude des religions, rejeton de l’herméneutique romantique, se trouve au centre des débats entre Loisy et ses opposants catholiques : pas seulement la hiérarchie de l’Église, l’archevêque d’Albi excepté, mais aussi une très grande partie des théologiens, philosophes et exégètes catholiques. Loisy isolait le germe du christianisme en pénétrant, avec les seules ressources de la psychologie et de l’histoire, la conscience du Christ. Mais il se heurtait ainsi de manière frontale avec la déduction traditionnelle de la psychologie du Christ à partir du dogme de l’union hypostatique. On sait que le désaccord sur la science du Christ fut le point de cristallisation du conflit entre Loisy et ses adversaires catholiques, notamment Maurice Blondel47. Le privilège accordé au sentiment explique aussi comment Loisy unifie l’histoire des religions. Son élection au Collège de France le plaça devant un problème général d’interprétation des faits religieux, puisque elle l’installa dans la chaire tenue par les deux Réville, père et fils, et non dans la chaire d’études sémitiques, alors occupée par Philippe Berger. Cette nouvelle charge élargit le champ d’enquête de Loisy sans modifier sa perception de la religion comme affect déterminant la conscience de l’individu humain au sein du monde naturel et social. Pour montrer que la révélation n’est pas l’apparition d’un extraterrestre, mais se produit dans une conscience d’homme, Loisy a besoin de décrire le fait religieux comme un phénomène culturel

45. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, op. cit., p. 5-6. 46. A. Loisy, « Chronique bibliographique », Revue d’histoire et de littérature religieuse 1922, p. 573 ; il s’agit du compte-rendu, très critique, que Loisy donne du tome III de l’Introduction au Nouveau Testament, de Goguel. Le volume est consacré au livre des Actes et rejette les prises de position de Loisy sur la composition du livre. 47. É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Casterman, Paris 19792 ; index thématique à « Science et conscience du Christ », p. 691. Voir la correspondance Blondel - Loisy dans Au cœur de la crise moderniste, op. cit.

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Le projet catholique de Loisy d’ordre universel. Il ose même dans les Essais une description qu’il déclare lui-même an-historique, mais spéculative, de la révélation primitive. Au point de vue philosophique et théologique, on peut admettre chez nos plus lointains ancêtres une idée très simple, presque sensible de la divinité, avec le sentiment d’une dépendance absolue à son égard, celui du péché et de l’expiation, sans abstraction ni raisonnement conscient, avec l’intensité que l’impression des phénomènes naturels devait donner aux perceptions d’intelligences toutes neuves et naïves dont on peut dire qu’elles s’ouvraient à une demi-réflexion sans se refermer sur elles-mêmes par la spéculation48.

Il est donc possible de dire que nos ancêtres avaient d’authentiques intuitions religieuses sous des symboles grossiers. La conviction de Loisy sur l’unité fondamentale du phénomène religieux s’expose dans son livre intitulé La Religion, publié en 1917 mais réédité en 1924 avec d’importants compléments sur le mysticisme, défini comme le sentiment intuitif d’un au-delà présent, d’un infini où s’absorbe momentanément la conscience du moi pour se retrouver ensuite agrandie, affermie, meilleure. Il est principe et fondement de la religion, c’est la religion même49.

Cette conviction explique la sévérité avec laquelle Loisy s’est opposé à Durkheim, puis à Bergson. Le premier, construisant une science des religions sur les formes élémentaires de celle-ci, manifeste la superbe indifférence de la sociologie, et par rapport à l’histoire, qui constate partout du mouvement et non la fixité des structures sociales, et par rapport à la psychologie, car il existe non seulement des institutions et des rites qualifiés de sacrés, mais un sentiment du sacré capable d’affecter toutes les formes institutionnelles, même les plus récentes, comme la République française50. Dans le conflit épistémologique entre comparatistes et historiens qui traverse la science française des religions, Loisy cherche à occuper une position conciliatrice. L’histoire n’est féconde que par la comparaison, celle-ci ne pouvant mettre en vedette des différences ou des évolutions que sur un fond d’identité présupposé : celui de la permanence du sentiment religieux à travers les mutations de son expression. Contre Bergson, le vieux Loisy au terme de sa vie et de sa carrière, défendra donc l’unité de source des diverses expressions historiques de la religion et de la morale. La séparation radicale thématisée par Spinoza entre le sens vrai du texte et la vérité de la chose pose le fondement de l’histoire positive des religions, à la création de laquelle s’attachèrent, dans la seconde moitié du xixe siècle, et le Collège de France et l’École Pratique des Hautes Études51. Mais un homme aussi profondément religieux que Loisy ne pouvait se satisfaire de cette coupure radicale. Pour franchir cette brèche, il s’efforce de comprendre les textes du passé, dans leur étrangeté par rapport à l’homme moderne, comme les multiples expressions du sentiment religieux et, sur le fond de cette philosophie de la religion, il construit son projet apologétique. Projet catholique, parce qu’il considère l’Église romaine comme le cordon sanitaire le plus apte à protéger l’authentique sentiment religieux de ses maladies dégénératives et

48. A. Loisy, Essais, op. cit., BnF, Naf 15636, f. 215. 49. A. Loisy, La religion, Paris 1924, p. 37 et p. 39. 50. A. Loisy, Essais, op. cit., BnF, Naf 15636, f. 215. 51. L. Brunschvig, « Spinoza », dans La Grande Encyclopédie, M. Berthelot et alii dir., H. Lamirault, Paris 1885-1901, vol. 30, p. 397.

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François Laplanche à lui donner vie, vigueur et croissance. Projet apologétique, mais qui se coule et se moule dans une philosophie de la religion, qui réclame d’être aussi une philosophie de la culture. L’œuvre de Loisy possède donc deux faces, l’une qui intéresse l’histoire de l’exégèse et de la dogmatique catholique, l’autre qui concerne l’épistémologie des sciences dites religieuses. Privilégiant l’histoire et la psychologie, Loisy a concédé quelques vérités à la sociologie, comme la priorité du rite sur le mythe, et son épistémologie n’apparaît pas toujours totalement cohérente. Au moment de l’élection au Collège de France, les partisans de Mauss déclarent même que l’œuvre de Loisy est dépourvue de mérite scientifique52. Mais, aux yeux de qui la lit après un siècle écoulé, elle demande quelque indulgence car les progrès de la réflexion du xxe siècle sur la fonction symbolique ont permis de réorienter la réflexion philosophique sur la religion vers le domaine de la connaissance. En effet, le symbole, à l’un de ses niveaux, est saisi comme puissance de signifier (ce que n’est pas le sentiment), puissance à la fois inépuisable et vide, fonction pure, et à un autre niveau, il est perçu comme élément à l’intérieur d’un réseau de signes institués, ce qui le rend susceptible d’une description scientifique sans intervention du sujet interprétant. Ce progrès de la réflexion a retenti dans les enceintes théologiques et il est permis de considérer, comme Blondel l’écrivit à Loisy, que le malheur de celui dont nous faisons mémoire est d’être venu trop tôt.

52. M. Fournier, Marcel Mauss, Fayard, Paris 1994, p. 331.

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Rivelazione e storia. Loisy e blondel Rosanna Ciappa Université Federico ii, Naples

I. Definizione del tema Vorrei circoscrivere l’ambito di questa comunicazione. Il tema proposto, rivelazione e storia, è il nodo teorico più denso che emerge nel breve carteggio intercorso tra A. Loisy e M. Blondel nel febbraio-marzo 1903, a distanza di pochi mesi dalla pubblicazione dell’Évangile et l’Église (novembre 1902), e subito prima della replica di Autour d’un petit livre (ottobre 1903). Sollecitato ad intervenire dai problemi posti dall’Évangile et l’Église, Blondel solleva alcune radicali obiezioni, sia sul piano del metodo, che dei contenuti, un’anticipazione di quella vera e propria valanga di critiche che avrebbe investito Loisy, costringendolo, in qualche modo, alla formulazione più netta e radicale che è caratteristica della replica di Autour d’un petit livre. Le obiezioni toccano infatti i punti nodali sui quali è costruito lo straordinario equilibrio critico del “piccolo libro”, lungamente preparato dal suo autore, ed ambiziosamente costruito, per essere quella

. Cfr. la scelta di lettere curata da R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste. Le dossier inédit d’une controverse, Aubier, Paris 1960, p. 70-113. Il carteggio risulta di quattro lettere di Blondel (del 6, del 15, del 27 febbraio e del 7 marzo) e di tre risposte di Loisy (dell’11, del 22 febbraio e del 2 marzo). Può essere utilmente integrato con : Correspondance Blondel-Wehrlé, H. de Lubac éd., Aubier, Paris 1969 ; Correspondance Blondel-Valensin, Aubier, Paris 1957. Nella letteratura abbastanza ampia sul rapporto tra Blondel e Loisy, anche attraverso il carteggio, cfr. in particolare : É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Casterman, Tournai-Paris 1962 ; H. Bernard-Maître, « Un épisode significatif du modernisme. “Histoire et dogme” d’après les papiers inédits d’Alfred Loisy (1897-1905) », Recherches de science religieuse 57 (1969), p. 49-74 ; P. Fontan, « Maurice Blondel et la crise moderniste d’après la correspondance du philosophe », Bulletin de littérature ecclésiastique 78 (1977), p. 107 sqq. ; P. Gauthier, Newman et Blondel. Tradition et développement du dogme, Cerf, Paris 1988 (soprattutto il cap. x : Blondel et Loisy, p. 209-236) ; G. Forni, L’“Essenza del cristianesimo”. Il problema ermeneutico nella discussione protestante e modernista (1897-1904), Il Mulino, Bologna 1992, p. 113-129. . L’idea è che il vero e proprio punto di svolta, l’emergere di un diverso e più radicale orientamento critico in Loisy debba situarsi non tanto nell’Évangile et l’Église, ma tra L’Évangile et l’Église e Autour d’un petit livre, sotto la pressione delle critiche e delle polemiche seguite alla pubblicazione del primo saggio. Il carteggio sembra confermare questa ipotesi. È possibile che proprio le obiezioni sollevate da Blondel abbiano costretto Loisy ad una considerazione più attenta del problema ed abbiano avuto una qualche ricaduta nella formulazione più radicale che è propria del saggio del 1903, cfr. R. Ciappa, Storia e teologia, Liguori, Napoli 1993, p. 178-184. Sulla posizione di Loisy dopo la pubblicazione dei livres rouges, cfr. anche le acute osservazioni di R. Aubert, « La position de Loisy au moment de sa controverse avec M. Blondel », in Journées d’études 9-10 novembre 1974. Blondel - Bergson - Maritain - Loisy, Peeters, Louvain 1977, p. 7590 : le formulazioni ambigue dei petits livres dissimulano un pensiero già fondamentalmente eterodosso, oppure si tratta di un’interpretazione innovatrice, ma sostanzialmente ortodossa, anzi in qualche modo liberatoria rispetto alle reali difficoltà sorte con il progresso della critica storica e della filosofia religiosa ? L’autore propende per la seconda ipotesi e ritiene che Loisy fosse sincero quando continuava ad affermare di non voler rompere con la Chiesa cattolica, e che le sue posizioni non avevano nulla di incompatibile « con una fede tradizionale ben compresa », p. 81-82.

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Rosanna Ciappa solida apologia del cristianesimo in chiave storica che ne doveva produrre la modernizzazione. Ma la continuità tra il Vangelo e la Chiesa è dimostrata o dimostrabile, ed è un’“evidenza” storicamente apprezzabile, nel senso di una esplicitazione lineare e progressiva ? E, più in generale, le insufficienze, le “lacune” sperimentate dell’apologetica storica, non aprono forse all’esperienza di vie alternative al sapere storico, alla sperimentazione interiore della molteplicità e della ricchezza delle fonti della vita spirituale ? Queste obiezioni anticipano nel carteggio i termini essenziali del complesso discorso sulla tradizione che Blondel svilupperà poco più tardi nell’ottica sistematica d’Histoire et dogme. Da parte sua, Alfred Loisy non ha mai nutrito ambizioni teoriche o filosofiche. È sempre stato, o si è considerato, essenzialmente un esegeta ed uno storico delle origini cristiane, non sufficientemente interessato, o forse restio, a rendere in forma sistematica il suo pensiero : « Je ne suis qu’un pauvre déchiffreur de textes » – dichiarava nel suo stile amabilmente ironico – « et la philosophie n’est pas mon fait ». Questo non toglie che sia possibile rintracciare nei suoi lavori le linee di sviluppo di un pensiero duttile, formulato e riformulato nel corso del tempo con acume sottile, fatto di oscillazioni, ritorni, sviluppi, progressi. E può essere utile un breve richiamo ai presupposti teorici su cui è fondata l’idea di rivelazione, come risulta già negli scritti pubblicati per la Revue du clergé français negli anni ‘98-1900, perché vi si colgono spunti problematici ripresi poi nella corrispondenza con Blondel. Nello sviluppare la critica al liberalismo teologico protestante e a quelli che egli definisce i « sistemi individualisti della religione », Loisy perviene ad una nozione obiettiva, storica e dinamica della rivelazione, di cui si segnalano alcuni aspetti. Vi è in primo luogo un motivo ricorrente, recepito attraverso il Saggio sullo sviluppo della dottrina cristiana di J. H. Newman, ed è la percezione di una tensione, di una polarità esistente tra vita e dottrina, tra esperienza religiosa e formulazione dogmatica, tra “rivelazione vivente” e “teoria rivelata”. Contro ogni forma di ortodossia che assolutizzi come immutabili e definitivamente adeguate le espressioni dottrinali e dogmatiche della fede, Loisy propone un’idea di rivelazione come realtà vivente, come un dato concreto di esperienza che, fino dall’origine, dovette presentarsi come la auto-coscienza, la « conscience acquise » di un rapporto personale e vitale sperimentato tra l’uomo e Dio.

. « Histoire et dogme. Les lacunes philosophiques de l’exégèse moderne », La Quinzaine 1904, pubblicato in Les premiers écrits de M. Blondel, PUF, Paris 1956, p. 149-228. Cfr. Storia e dogma, edizione italiana a cura di G. Forni, Queriniana, Brescia 1992. . R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 72. . Tra il dicembre 1898 e l’ottobre 1900, Loisy pubblica con lo pseudonimo di A.(lfred) Firmin sei articoli centrati intorno al tema della rivelazione e delle forme storiche che essa ha assunto attraverso l’ebraismo, fino alla religione cristiana. . Cfr. « La théorie individualiste de la religion », Revue du clergé français, 1er janvier 1899, p. 204-214. La critica di Loisy è rivolta al protestantesimo liberale come sistema dottrinale complessivo, di matrice sia tedesca che francese. I riferimenti più frequenti sono da A. Sabatier, Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, Fischbacher, Paris 1897 e da A. Harnack, Lehrbuch der neutestamentlichen Theologie, J. C. B. Mohr, Freiburg 1896. . J. H. Newman, An Essay on the Development of Christian Doctrine, Longmans : Green & Co., London 1845. Cfr. A. Loisy, « Le développement chrétien d’après le Cardinal Newman », Revue du clergé français, 1er décembre 1898, p. 5-20. . Cfr. « L’idée de la Révélation », Revue du clergé français, 1er janvier 1900, p. 250-271 : « La religion est une réalité, avant d’être une théorie ; c’est un esprit avant d’être une idée ; c’est une vie avant d’être une

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Rivelazione e storia. Loisy e Blondel Questa polarità tra esperienza vitale e formulazione dottrinale non è tuttavia in Loisy la tendenza ad una pura e semplice riduzione o relativizzazione della formula dogmatica (come nell’analoga tendenza riduttivista del protestantesimo liberale), ma è invece l’espressione di una tensione implicita nel rapporto storia-rivelazione, di uno squilibrio, di un dislivello non colmabile tra verità rivelata e sue mediazioni storiche : l’espressione intellettuale o verbale della rivelazione, non copre né interamente esaurisce il suo oggetto a cui risulta perennemente inadeguata ; il principio scolastico dell’« adaequatio dell’intelligence et de la chose » si esprime in una linea di tendenziale approssimazione e si vale di metafore e simboli che sono cifre stenografiche misteriosamente allusive, « notations algébriques représentant des quantités ineffables »10. La formula dogmatica muta e si sviluppa proprio per essere una perenne approssimazione, insieme necessaria quanto provvisoria. E la conseguenza immediata è che tra verità rivelata e sue interpretazioni storiche, tra dato e significato, si stabilisce un nesso analogico-proporzionale, in cui la continuità è assicurata non da rapporti di uguaglianza formale, ma da relazioni di equivalenza dinamica o di « perenne corrispondenza », la cui immagine è quella di un’« equazione » che la teologia cristiana, fin dal primo secolo, ha cercato di stabilire tra la formulazione antica e le successive determinazioni storiche11. II. Dal Vangelo alla Chiesa : la continuità storica Dimostrare la permanenza del Vangelo nella Chiesa è un’operazione di segno fortemente apologetico12 che manifesta la vitalità storica del cristianesimo, ed è

formule ; et la théorie ne montre qu’une face de la réalité, l’idée n’est qu’une expression imparfaite de l’esprit, la formule une manifestation inadéquate de la vie » (ibidem, p. 270). . Si è spesso pensato ad una convergenza, se non addirittura dipendenza, più volte segnalata ed apparsa singolare, del modernismo dal protestantesimo liberale, di cui il modernismo avrebbe condiviso la relativizzazione delle formule dogmatiche, nonché delle espressioni storiche o istituzionali della fede ; la quale si risolverebbe pertanto nella “purezza” del sentimento religioso, irriducibile ad una grandezza di ordine logico. Se per Harnack l’« essenza » del cristianesimo risiede nella assolutezza del sentimento religioso, le formulazioni dogmatiche, le manifestazioni istituzionali della fede le sono accessorie, e non le appartengono. Ma nel quadro variegato del modernismo cattolico, la posizione di Loisy appare alquanto originale, in una certa misura convergente con la analoga critica dell’ortodossia e del tradizionalismo biblico sviluppata dal protestantesimo liberale, ma profondamente divergente da esso, non solo per l’esigenza di mantenere un contenuto intellettuale e dottrinale della rivelazione, sia pure come una manifestazione inadeguata e provvisoria della realtà divina, ma nel concepire la fede come realtà totale e istituzionale, non solo come principio vitale di rigenerazione interiore. Cfr. R. Ciappa, Storia e teologia. L’itinerario intellettuale di A. Loisy (1883-1903), Liguori, Napoli 1993, p. 170-171. 10. « L’idée de la révélation », op. cit., p. 267. 11. « Le développement chrétien », op. cit., p. 19. 12. Loisy riconosce di essere stato tra quei pochi che hanno avuto l’idea di un’apologia storica della religione : « Or, cette idée a été la folie de mon existence » ; Loisy a Blondel, 11 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 82. Se è vero che L’Évangile et l’Église nasce in una chiave polemica, per confutare le tesi contenute nel noto saggio di A. Harnack sull’Essenza del Cristianesimo, pubblicato nel 1900, va anche detto che in questo lavoro Loisy raccoglie e ricapitola le linee direttrici già tracciate in precedenza in lavori di ampio respiro storico o esegetico, soprattutto in quegli Essais d’histoire et de philosophie religieuses, un ampio scritto apologetico redatto in due stesure successive tra il 1897 e il 1898 e rimasto parzialmente inedito, che, nella sezione centrale dei capitoli iv-vii, costituisce la premessa, e contiene la sostanza dell’Évangile et l’Église.

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Rosanna Ciappa l’obiettivo centrale del piccolo libro13. Si comprende come l’obiezione di Blondel più direttamente rivolta all’Évangile et l’Église, sia costituita, nel carteggio, dalla critica al concetto di continuità. Qual è il nesso che lega il Vangelo alla Chiesa ? c’è un criterio per distinguere lo sviluppo cristiano autentico dalla semplice connessione causale della evoluzione storica ? Le metafore biologiche di evoluzione e di sviluppo che entrambi, Loisy come Blondel, assumono da Newman, sono strumenti concettuali duttili, che descrivono l’identità nella differenza, la continuità nel mutamento, sono un modo di « penser le même dans l’autre »14. Ma non sono concetti equivalenti né indifferenti. Il modello biologico dell’evoluzione storica, che procede attraverso trasformazioni regolari, analogiche, e proporzionali alla forma originaria, descrive soltanto una connessione esteriore dei fenomeni che ha l’evidenza di un banale “truisme” (« il presente viene dal passato »), ed è il frutto di un intreccio di influenze incrociate che potrebbe produrre qualunque esito15 ; l’attenzione di Blondel è volta invece alle forze che guidano dall’interno il processo e qualificano la continuità spirituale dello sviluppo cristiano come ispirato ad un’idea direttrice16, ad un impulso originariamente ricevuto, un “punctum movens” che persegue, nel quadro della storia, l’unità del progetto ed attiene ad una finalità predefinita. È questo lo sviluppo cristiano, cioè lo sviluppo autentico che garantisce la presenza del soprannaturale, la permanenza di quella che Blondel definisce l’« Eternità Identica », eternamente presente nelle fluttuazioni del tempo17, un « dono » che totum simul et ubique18 si dispiega lungo tutto l’arco del suo divenire19. Il secondo equivoco della posizione storicista che Blondel individua è la pretesa di isolare, con un metodo puramente « analitico e regressivo », lo strato primitivo della tradizione, la « source » originaria, la prima e più semplice espressione della verità cristiana non ancora coinvolta nei successivi sviluppi, teologici e dogmatici : il Gesù storico rispetto al Cristo della fede, lo strato storico dei Sinottici, rispetto a quello ritenuto interpretativo del Vangelo di Giovanni. La « forma iniziale e concreta », per quanto la si supponga vicina ai fatti, non è che un « abbozzo » rudimentale, fedele nella sua sintetica definizione, ma sicuramente meno decifrabile ed assai più

13. « Mon livre ne contient qu’une thèse : L’Église est l’Évangile continué ; le développement chrétien n’est pas exérieur ni étranger à l’Évangile. Cela peut se prouver par une considération sérieuse de l’histoire, en faisant abstraction de la divinité de l’Évangile et de celle de l’Église » : Loisy a Blondel, 11 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 84-85. 14. Sull’idea di tradizione-evoluzione e tradizione-sviluppo, cfr. H. Gouhier, « Tradition et développement à l’époque du modernisme », in Herméneutique et Tradition, Actes du colloque international, Rome, 10-11 janvier, (“Archivio di Filosofia”), Cedam, Padova 1963, p. 75-103. 15. Blondel a Loisy, 6 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 74. 16. Storia e dogma, op. cit., p. 90. 17. Blondel a Loisy, 15 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 91-92 (93). 18. Formula comune del linguaggio filosofico nella manualistica scolastica della “theologia naturalis”, plasmata sulla definizione boeziana dell’« Eternità ». 19. Blondel, Storia e dogma, op. cit., p. 90-91, denunzia l’equivoco storicista che si richiama ad una continuità naturale, ad una necessità di fatto, come se lo sviluppo coerente, la sequenza organica dei fatti nella storia possano rappresentare in se stessi un’apologia. Ma la continuità di fatto non è la continuità di diritto, la continuità naturale non rende ragione della continuità spirituale né basta a determinarla ; anzi, come « aeronauta trascinato dal vento », lo storico, totalmente immerso nel divenire, trascinato dal fieri, risulta incapace di giudicare l’esse, e finisce per convincersi che la verità del cristianesimo sia un’apprezzabile evidenza storica, possa dimostrarsi con i soli dati della storia. È questa l’impasse di ogni forma di apologetica storica, e insieme l’equivoco su cui è costruito il piccolo libro.

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Rivelazione e storia. Loisy e Blondel enigmatico degli sviluppi ulteriori. Ha la stessa fissità di un «ritratto» che non è la realtà, ma è solo posto accanto alla realtà « comme une notation morte, comme une abstraction figée ». La verità sta invece nella veduta dell’insieme, nell’« unità vivente nella diversità » che impedisce di estrarre un qualunque aspetto parziale, locale o temporale, scambiandolo per il sostituto della realtà20. Se non si coglie il soprannaturale nell’intero processo, lo si esclude irrimediabilmente. Le due obiezioni colgono indubbiamente aspetti sensibili del modo di intendere la realtà storica e la storicità da parte di Loisy. Sono due aspetti in parziale tensione : l’esigenza di una legittima « astrazione metodica » del passato storico (il Vangelo nella sua forma « iniziale e concreta ») senza sovrapporvi il diaframma di lettura del presente (la Chiesa nei suoi sviluppi dogmatici), implica la critica permanente di ogni forzatura o proiezione retrospettiva, quella critica del retrospettivo che l’intenzionalità storica esige ; d’altra parte, accanto a questa astrazione metodica che è propria del sapere storico, Loisy introduce la nozione di virtuale-virtualità, che postula invece uno stretto nesso causale tra presente e passato, reintroduce la sovrapposizione retrospettiva dell’uno sull’altro : il Vangelo è virtualmente la Chiesa : si tratta di esplicitare ciò che è implicito ed è già « virtuellement contenu dans le germe », ciò che « era là senza essere visto né visibile », verificando la continuità del processo, la coerenza dell’impulso iniziale21. Storicità e virtualità, dimensioni tendenzialmente oppositive, concorrono insieme a fondare lo straordinario equilibrio critico su cui è costruito L’Évangile et l’Église : la ricerca di uno strato primitivo della tradizione, necessaria per evitare di « perdere l’appoggio della realtà », non esclude né compromette i livelli complessivi dell’indagine storica nella prospettiva della circolarità ermeneutica : il Vangelo è virtualmente la Chiesa22. Il ricorso alla nozione di virtualità permette di approfondire l’obiezione sulla continuità storica dal Vangelo alla Chiesa. La concezione deterministica dello sviluppo (historicisme) che Blondel attribuisce a Loisy appare non del tutto fondata. Già nel saggio del ‘98 dedicato a Newman, è presente l’idea di un modello di sviluppo organico non deterministico, concepito come « intimo, vitale, reale », che implica, nelle forme analogico-proporzionali della continuità storica, « l’identità dell’essere attraverso le trasformazioni che si operano in esso secondo la legge della sua istituzione »23. Se per Blondel lo sviluppo è sostenuto da un’idea direttrice che orienta il processo secondo opzioni teologiche e filosofiche, per Loisy c’è una “legge”, una norma che ne regola la direzione secondo l’impulso originariamente ricevuto [la sua istituzione]. Ed è questa l’apertura virtuale su una realtà non conclusa nell’autosufficienza della spiegazione deterministica, ma che suppone e lascia intravedere un “al di là” dei fe-

20. Blondel a Loisy, 15 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 92. 21. H. Gouhier, « Tradition et développement... », op. cit., p. 97. 22. Dunque, è vero che anche i Sinottici sono virtualmente Giovanni : essi producono un ritratto sostanzialmente fedele, « costruito secondo le proporzioni esteriori dell’originale », che contiene virtuellement tutto l’avvenire, « ivi compreso il iv Vangelo » : Loisy a Blondel, 11 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 81. Anche la nozione del Messia giudaico, sfrondata di ogni aspetto nazionalistico, fornisce una base virtualmente sufficiente all’affermazione della divinità del Cristo, ibidem, p. 82-83. 23. « [...] le développement chrétien ne se réduit pas à un simple perfectionnement du language ecclésiastique, à un travail de déduction logique, à une multiplication de pratiques similaires, mais [...] doit être concu comme intime, vitale, réel, aussi considerable dans son ordre que celui de la vie animale depuis la naissance jusqu’à l’état adulte [...] » : « Le développement », op. cit., p. 18-19.

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Rosanna Ciappa nomeni. La spiegazione storica è virtualmente aperta su una realtà trascendente, non chiusa nel determinismo dello storicismo. Loisy distingue tra « fenomeni » storici e « fondo delle cose », una distinzione che appare simile a quella tra « storia-scienza » e « storia-realtà » che Blondel introdurrà in Histoire et dogme. Ma mentre per Blondel i due livelli risultano incomunicabili, sicché tra queste due storie, quella che è una scienza e quella che è una vita, quella che procede da un metodo fenomenologico e quella che tende a rappresentare una realtà sostanziale, resta un abisso da colmare24 ; in Loisy appare attivato un nesso profondo tra « fenomeni » e « fondo » : la spiegazione storica, per quanto autonoma nella sua specificità, termina nella coscienza della propria inadeguatezza e nella tensione allusiva ad una realtà che infinitamente la trascende. Il divino è un fondo oscuro ed inesprimibile, ma è destinato, e come necessitato, ad esprimersi nella forma di una qualche mediazione storica che parzialmente e provvisoriamente lo traduca25. Nella tensione non risolta tra dover dire e non poter esprimere, tra inadeguatezza e mediazione, si risolve il nesso tra fenomeni e fondo, tra storia e trascendenza : sicché l’« inaccessibile », « inesprimibile » fondo delle cose si manifesta attraverso un universo di apparenze, che sono, non l’espressione adeguata e definitiva della verità cristiana, ma sintesi storiche approssimate, tanto provvisorie quanto necessarie. Si potrebbe dire che se per Blondel il soprannaturale è calato nei fatti (il fondamento del reale è nel suo sostrato cristologico) e deve esprimersi in essi “totum simul et ubique”, nel pensiero di Loisy, ed è un’intuizione di straordinaria modernità, la relazione tra fenomeni e fondo si restituisce nella cifra problematica di una perenne approssimazione, di sempre nuove formulazioni storiche funzionali a diversi contesti culturali, insieme appropriate ma provvisorie, perché infinitamente superate da un oggetto inesauribile26. III. Esegesi e teologia : “torturare” i Sinottici per accordarli con Giovanni Un secondo aspetto della discussione riguarda il problema metodologico dell’uso delle fonti evangeliche. La prima, notevole evidenza critica che Loisy segnala nel

24. Storia e dogma, op. cit., p. 65. 25. La necessità di una mediazione storica si applica per Loisy alla stessa rivelazione originaria, alla predicazione di Gesù, segnata visibilmente dalla sua appartenenza giudaica e da quelle categorie storiche che ne hanno insieme condizionato e consentito l’intelligenza, permanendo tuttavia in essa un margine irriducibile di non espresso : « Les formules dogmatiques sont toujours en rapport avec la science du temps qui les voit naître. Sans doute on fixe la formule dogmatique en se réglant à la fois sur la tradition ancienne du christianisme et sur la science du temps présent. Mais la tradition elle-même n’était déjà que l’interpretation de la foi dans le langage et selon la culture intellectuelle d’un temps et d’un milieu donnés. C’est donc une rélativité qui se greffe sur une autre rélativité, et il n’y a d’absolu que le fond indescrittible, l’objet ineffable de la perception intime que les prophètes, Jésus, les Apôtres ont exprimés les premiers », Essais d’histoire et de philosophie religieuses, op. cit., Bibliothèque nationale de France (BnF), Papiers Loisy, Naf 15638, f. 121. 26. In quest’ottica sembra anche potersi ridimensionare il principale rilievo critico di Blondel, quello di astrarre ed isolare nella stratificazione successiva il livello primitivo della tradizione, per essere questo non la forma definitiva, ma la sintesi storica più approssimata, del resto l’unica possibile, anche se imperfetta e provvisoria. Il Gesù sinottico è certamente un « raccourci », un compendio abbreviato, ma « proporzionato » alle dimensioni dell’originale, che non tralascia una porzione della tradizione, ma contiene virtuellement tutto l’avvenire, « ivi compreso il quarto Vangelo » : Loisy a Blondel, 11 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 81.

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Rivelazione e storia. Loisy e Blondel carteggio è l’incompatibilità27 del quadro storico di Giovanni con il quadro delineato nei Sinottici : « ... si le iv Évangile était histoire par rapport à Jésus, la tradition synoptique serait radicalment fausse, ce qui aboutirait à effacer Jésus de l’histoire »28. Prioritario è il problema dell’uso delle fonti : se si tratta di determinare la fisionomia storica del Cristo, non c’è ragione di trattare i vangeli diversamente da qualunque altra fonte, e dunque, « da un libro che non è storico – come Giovanni – lo storico non potrà desumere informazioni per la storia »29. Altra cosa è rappresentare il Cristo dal punto di vista della fede. La cristologia giovannea è non solo legittima, ma rappresenta uno sviluppo dogmatico imposto dalla fede, che pertanto si è operato in essa e non le è estraneo. Nella valutazione delle fonti evangeliche, Loisy insiste su una distinzione alquanto rigida tra fatti e idee, tra lettura storica e prospettiva teologica, tra racconto e interpretazione. I Sinottici offrirebbero nell’insieme garanzie di storicità difficilmente reperibili in Giovanni : « Mi valgo dei primi tre Vangeli per raccontare del Salvatore, del quarto per spiegarlo »30. Appare singolare questa valutazione della sostanziale “affidabilità” storica del quadro sinottico, proprio negli anni in cui W. Wrede31 era giunto alla contestazione radicale della storicità dello stesso Vangelo di Marco, la cui dimensione teologica si esprimeva nella categoria del « segreto messianico », un’idea consapevolmente introdotta per spiegare il carattere non apertamente messianico della vita terrena di Gesù prima della resurrezione. Se Loisy ha ben visto il valore teologico e mistico, non storico, del quarto Vangelo, non ha invece sostanzialmente condiviso la destoricizzazione del quadro di Marco operata da Wrede, né la tesi del « segreto messianico »32. Per questo nel carteggio egli segnala i limiti di quella che gli appare una sorta di operazione concordistica – « torturare i Sinottici » per ritrovarvi ciò che è in Giovanni33 – finalizzata ad ottenere l’armonia e l’unità del quadro evangelico al prezzo di un’esegesi forzata e di ipotesi

27. La riflessione critica di Loisy sul quarto vangelo risale ad alcuni anni prima, alla pubblicazione, a partire dal 1897, sulla Revue d’Histoire et de Littérature religieuses di alcuni contributi esegetici ai capitoli iniziali di Giovanni, che costituiscono il nucleo originario di quello che diverrà Le quatrième Évangile, il grande commentario che si segnala per la radicalità della sua tesi sul carattere teologico e mistico, non storico, del quarto Vangelo. Questa tesi è già anticipata, peraltro, nella prefazione alle Études bibliques, che Loisy invia a Blondel in lettura riservata come contributo alla discussione : Loisy a Blondel, 2 marzo 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 103. La tesi dell’incompatibilità del quadro storico di Giovanni con il quadro delineato dai Sinottici, precocemente segnalata in epoca critica, fu formulata per la prima volta nei termini di un’alternativa radicale (o Giovanni, o i Sinottici) da alcuni dei più noti esponenti della “Scuola di Tubinga”, come D. F. Strauss, B. Bauer, e F. C. Baur. 28. Loisy a Blondel, 11 febbraio 1903, R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 83. 29. Ibidem, p. 98. 30. Autour d’un petit livre, Picard, Paris 1903. Cfr. l’edizione italiana : Il Vangelo e la Chiesa e Intorno a un piccolo libro, saggio introduttivo di L. Bedeschi, Astrolabio-Ubaldini, Roma 1975, p. 249. 31. Das Messiasgeheimnis in den Evangelien, Göttingen 1901. 32. Loisy tende a spiegare il « segreto messianico » nel quadro della sua concezione escatologica del « messia designato », come una riserva da parte di Gesù a rivelare un ruolo che egli era soltanto « destinato » a ricoprire. Cfr. la recensione al lavoro di Wrede in Revue d’Histoire et de Littérature religieuses 8 (1903), p. 294-297. 33. « Vous en venez tout simplement à supprimer les Évangiles comme livres historiques, et vous ne vous apercevez pas que vous voulez, comme les autres théologiens, m’obliger à retrouver dans les textes ce qu’il n’y a pas, me contraindre à torturer les Synoptiques pour leur faire dire ce qui est dans Saint Jean ; et vous prétendez, comme les autres, que, en prenant les Synoptiques selon leur sens historique, je nie la légitimité johannique... » : Loisy a Blondel, 22 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 97.

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Rosanna Ciappa congetturali ; mentre è vero che una considerazione dei testi rispettosa del loro senso storico non nega implicitamente il soprannaturale, né la legittimità degli sviluppi dogmatici intervenuti. Anzi, per quanto importanti essi siano stati nel rivelare le infinite potenzialità contenute nel “germe”, l’interesse dello storico è volto specialmente ad un’operazione regressiva di recupero della « forma iniziale e concreta » di questo processo, che non può farsi se non « attraverso i testi che riflettono immediatamente l’insegnamento e l’azione del Salvatore »34. In questa prospettiva storiografica, un particolare rilievo assume la figura dell’inizio, la forma nascente che ha dato luogo al processo e che in una certa misura ne garantisce la consistenza e la durata nella storia. L’idea di una regressione diretta ed immediata agli strati primitivi della tradizione in quanto storicamente significativi perché non ancora coinvolti negli sviluppi teologici o ecclesiastici, esprime una sorta di singolare riallineamento di Loisy con lo Harnack dell’Essenza del cristianesimo, da cui tuttavia egli resta distante per la valenza storico-scientifica, non etica o normativa, che attribuisce alla ricerca di quel che è primitivo35 ed originario. L’argomento di Blondel tende a spezzare la rigidezza dell’impianto loisista che distingue « fatti » e « idee », attribuendo a ciascuno uno specifico terreno di competenza : i fatti, alla storia, le idee, alla teologia36. Anche sul piano testuale, non sembra esserci una linea di demarcazione netta tra « fatto sinottico » e « idea giovannea ». I fatti non sono solo « il di fuori, l’espresso, il rappresentato», la storia-scienza. C’è fatto e fatto ; c’è storia e storia. Il quarto vangelo, nel suo linguaggio simbolico e mistico rimanda ad altro ordine di realtà, perché traduce altri fatti che sono il di dentro, la vita soggettiva, il fatto intimo intraducibile da qualunque sia pur solida testimonianza storica37. È questa la storia-realtà, la metafisica in atto che è la stessa vita umana. La figura storica del Cristo non si esaurisce nel ritratto sia pure fedele dei Sinottici. C’è una densità della sua persona ed un suo specifico spessore che non ne permette la riduzione a « quel che se ne è visto, immaginato, concepito », ovvero

34. Ibidem, p. 98. 35. Sul cosiddetto “primitivismo” di Loisy e sul suo rapporto con Harnack, cfr. G. Forni, L’ “Essenza del cristianesimo”, op. cit., p. 105. Loisy oscillerebbe tra due ipotesi, « quella continuista, evoluzionista, per cui l’essenza del cristianesimo è quella che si offre nell’intero sviluppo della chiesa cattolica, e quella “primitivista” di stampo harnackiano, che privilegia uno strato originario del cristianesimo, messo in luce recentemente dalla indagine storica, rispetto alle costruzioni successive ». La prima ipotesi lo rende fortemente distante da Harnack. Tuttavia, in parziale contrasto con questa ipotesi, talvolta Loisy convergerebbe paradossalmente con Harnack nell’ipotesi “primitivista”, nella ricerca di uno strato storico primitivo : « pur respingendo la distinzione harnackiana tra “vangelo di Gesù” e “vangelo su Gesù” (perché la predicazione primitiva non è isolabile o separabile dalla testimonianza degli apostoli, degli evangelisti, nonché dalle esigenze delle prime comunità) ; tuttavia come Harnack va in cerca di uno strato primitivo non ancora coinvolto nel processo di idealizzazione-divinizzazione ». Cfr. Id., « Blondel e la controversia cristologica », Annali di storia dell’esegesi 11/1 (1994), p. 239-240. 36. È la critica di Blondel a quella che viene definita la « distribuzione loisista del sapere » : gli eventi storici concreti affidati alla storiografia ; le idee, la costruzione speculativa affidate alla teologia. Questa semplificazione appare inadeguata, perché la ricerca storica possiede essa stessa idee, non prescinde da presupposti teorici, e l’elaborazione teologica si richiama agli eventi storici di una « Storia Santa » e li garantisce con l’autorità della fede. G. Forni, Blondel e la controversia, op. cit., p. 253 e p. 244. 37. Blondel a Loisy, 27 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 100. Allo scopo di contestare la distinzione loisista tra fatto sinottico e idea giovannea, Blondel sembra più attento a rivalutare la storicicità di Giovanni, che non il carattere teologico dei Sinottici, peraltro già segnalato in quegli anni dall’esegesi critica (W. Wrede, M. Kähler).

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Rivelazione e storia. Loisy e Blondel alla comprensione che ne hanno avuta i suoi primi interpreti38. L’uso esclusivo dei Sinottici produce una sorta di restringimento della prospettiva storiografica, di riduzione del Cristo ad una pura apparenza fenomenica che fonda una cristologia del limite. È qui l’obiezione più seria di Blondel : una umanizzazione completa ed esclusiva del Cristo, che non avrebbe coscienza della sua divinità e sarebbe ignorante della sua missione e del futuro che gli si prepara. Legato alla dimensione messianica della sua identità giudaica, Gesù non avrebbe saputo di essere Dio e si sarebbe limitato alla previsione della parusia imminente. Un uso spinto del metodo storico produce insieme una riduzione cristologica ed escatologica39. Loisy si rifugia nello spazio esclusivo della sua competenza disciplinare : stando ai testi, « en s’en tenant aux textes », per determinare la coscienza storica di Cristo come appare dalla testimonianza evangelica, non si può affermare altro che l’idea del Messia, non quella del Figlio di Dio : « L’idea che Cristo avrebbe avuto coscienza di essere personalmente Dio dall’istante del suo concepimento non è per lo storico che un puro romanzo »40. Questa coscienza così recuperata appare sottoposta a tutti i limiti di conoscenza ed autocomprensione propri della condizione umana. Il problema dello storico è piuttosto di stabilire se c’è coerenza, continuità [virtualità] tra la forma originaria accertata su base esegetica e il successivo sviluppo dogmatico, se c’è equivalenza tra l’idea del Messia e la divinità di Cristo. Loisy ne è convinto41. La cristologia del limite pone insieme il problema dell’identità profonda di Gesù. Come era, veramente, Gesù ? si può sciogliere il mistero della sua persona ? Stando ai testi, il Gesù della storia come appare dai Sinottici era semplice e niente affatto misterioso, o quantomeno « non è apparso tale ai suoi uditori »42. Nei vangeli non c’è metafisica greca, e gli sviluppi cristologici intervengono con la teologia di Paolo e del quarto Vangelo, di cui è evidente il carattere non storico43. Diversamente impostato è il problema in Blondel. la cui complessa cristologia, il pancristismo, dovrebbe restituire il Cristo della fede, teologicamente denso e consa-

38. Blondel a Loisy, 27 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 99-100. 39. Blondel coglie due aspetti rilevanti della posizione di Loisy. La riduzione cristologica risponde ad una più generale tendenza alla umanizzazione della figura di Gesù che Loisy condivide con il protestantesimo liberale del secondo Ottocento, in particolare con Harnack e con A. Sabatier, inserendosi in un orientamento che tende a sostituire « le categorie metafisiche e teologiche con categorie psicologiche e storiche » : Blondel e la controversia, op. cit., p. 229 ; la riduzione escatologica è invece propria dell’orientamento esegetico di Loisy che in quegli anni sostiene insieme con Schweitzer, le tesi dell’escatologia conseguente. 40. Loisy a Blondel, 11 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 83. 41. Ibidem. 42. Loisy a Blondel, 22 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 98. Il Cristo di Loisy appare, per così dire, « indenne da cristologia » ; emerge, dal lavoro di ricostruzione degli storici, in una luce di straordinaria grandezza e semplicità : X. Tilliette, M. Blondel et la controverse christologique, in Aa.Vv., Le modernisme, Beauchesne, Paris 1980, p. 143-144. In effetti la debolezza principale della posizione di Loisy nel carteggio sta nella netta contrapposizione dei Sinottici, come testi storici, a Giovanni, ma soprattutto in quella che appare una insufficiente considerazione del carattere « dogmatico », e quindi non semplice, dei Sinottici, tesi già largamente sostenuta, contro la scuola liberale, da autori come Wrede e Kähler. Ma va detto che questa singolare insistenza sulla semplicità del Cristo storico deve attribuirsi anche al carattere polemico ed occasionale del carteggio, perché invece nei lavori esegetici di più ampio respiro, fin dall’epoca del primo Commento ai Sinottici del 1894, Loisy sembra ben consapevole della natura complessa di queste opere letterarie, che non sono un semplice resoconto storico, ma già frutto della catechesi e della predicazione delle prime generazioni cristiane. 43. Loisy a Blondel, 2 marzo 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 104.

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Rosanna Ciappa pevole, non incosciente, piuttosto “ipercosciente” della sua divinità ; un Cristo la cui umanità non si restituisce nella dimensione del puro limite, della “minimizzazione”, ma in una dilatazione o “massimizzazione”44 della sua coscienza che si fa carico di ogni tipo di esperienza umana ; dunque un Cristo la cui identità non è affatto semplice ; è piuttosto misteriosa45, sfuggente, enigmatica ; l’impressione è quella di un perenne sottrarsi, di un Gesù esoterico, di una riserva inesauribile di suggestioni che saranno pienamente rivelate per opera dello Spirito. L’enigmaticità risponde ad un residuo non risolto della rivelazione che eccede la capacità di portarne il peso : « Non potestis portare modo » [Io. 16,12]46. La pienezza della verità non risiede all’inizio, negli strati primitivi della tradizione, ma alla fine, quando lo Spirito ne avrà rivelato tutte le implicazioni. Paradossalmente Giovanni è più storico dei Sinottici, pieno come è di un surplus di comprensione della coscienza profonda del Cristo. IV. Storia e teologia : « historiquer à l’aise » La prospettiva si allarga ad una sollecitazione più ampia sulla pratica storica e sullo statuto di fondazione del metodo. A ben vedere, le obiezioni finora esposte convergono in un’unica riserva, relativa alla possibilità di una astrazione metodica, di una sospensione del giudizio (sia pure provvisoria e cautelativa) sul fondamento (« le fond des choses »), sul sostrato profondo della realtà, che Loisy rivendica a garanzia della propria autonomia scientifica47, Blondel contesta nel nome ed in difesa di una non prescindibile dimensione metafisica48. Di qui l’interrogazione critica sul ruolo dello storico e dell’esegeta : è legittima la pretesa di considerarsi soltanto un « povero decifratore di testi », un esegeta semplice che non attinge il livello ermeneutico ? È lecito rifugiarsi nei testi e nei fatti prescindendo dal soprannaturale, come se la me-

44. Ad una « cristologia del limite », che applica metodologie riduttrici e minimizzanti, Blondel contrappone una cristologia « majorante », che esplicita e valorizza la ricchezza inesauribile della coscienza del Cristo (non riducibile alla coscienza che ne hanno avuto i suoi primi interpreti), alla quale si perviene con una modalità di accesso mistica e spirituale, un attraversamento interiore dello spazio e del tempo che permetta il contatto diretto dell’anima con Cristo : Blondel a Loisy, 15 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 89. Loisy ironizza non poco sul preteso « mezzo extra-storico » che Blondel avrebbe per conoscere storicamente la coscienza del Cristo, e che dal suo punto di vista si riduce a pura psicologia individuale, come tale non pertinente al dominio della storia : Loisy a Blondel, 2 marzo 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 103. 45. Gli accenni frequenti di Blondel al « mistero » della persona di Cristo (il ne livre son mystère qu’à ceux qui y sont préparés) lasciano supporre che Blondel abbia potuto conoscere, o anche riferirsi, al dibattito sul « segreto messianico » sollevato in quegli anni dal libro di W. Wrede. Tuttavia non se ne hanno riscontri. Blondel affronta la discussione piuttosto sul terreno teologico filosofico, che esegetico. 46. Non solo nel carteggio, ma più diffusamente in Histoire et dogme, Blondel si serve di questo dato esegetico per esprimere il carattere progressivo dell’esperienza della verità, che non si comunica soltanto, o si esaurisce, nella fissità elementare della testimonianza scritta, ma si affida ai diversi modi di « suggestione » dello Spirito che illumina retrospettivamente il passato portandolo alla piena luce della coscienza : Storia e dogma, op. cit., p. 116-117. 47. La rivendicazione dell’autonomia della scienza critica sembra a Loisy necessaria per sottrarsi al controllo « tirannico » di una teologia « che crede di sapere tutto prima di avere esaminato qualunque cosa », ed obbliga per questo lo studioso a « rifugiarsi in quel che è materia dei testi e dei fatti » ; Loisy a Blondel, 11 febbraio 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 81-82. 48. L’astensione sistematica dal soprannaturale, sostiene Blondel, finisce per attribuire ugualmente alla storia una « sufficienza metafisica », una « autarkeia » che la rende di fatto una ontologia « et même un matérialisme » ; Blondel a Loisy, 15 febbraio 1903, ibidem, p. 94.

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Rivelazione e storia. Loisy e Blondel tafisica e la teologia non fossero esse stesse alla base del lavoro esegetico (« dans les substructions de l’édifice ») ? E la metafisica e la teologia sono solo i piani superiori di un edificio ai quali si ha il diritto di non accedere per essere liberi di « historiquer à l’aise » senza nemmeno preoccuparsi di conservare il posto per la scala49 ? Le metafore dell’« edificio », della « scala », dei « piani superiori » descrivono l’impasse del doppio passaggio dalla storia al dogma e dal dogma alla storia ed esprimono la critica dello storicismo, come Blondel la propone nel carteggio, dopo l’Action e subito prima di Histoire et dogme. Il pensiero di Blondel appare strutturato in forma seccamente dualistica : interno-esterno ; superficie-fondo ; spiegazione determinista-spiegazione realista. I fatti, in quanto tali, non sono che fatti, una serie opaca di senso e scarsamente permeabile ; e la storia-scienza che su di essi si costruisce resta al livello del fenomeno, non produce né evidenzia il loro senso religioso50. A partire dal metodo dell’immanenza, un punto di vista che permette di cogliere il « problema umano » nella sua interezza e indivisibilità, Blondel rivendica insieme la struttura unitaria del sapere, la concorrenza e la solidarietà di tutte le scienze a fornire i dati del problema metafisico, l’impossibilità di isolare la storia come un’astrazione autosufficiente [autarkeia]51. La ricomposizione avviene al livello della storia-realtà, una dimensione che ripristina il senso intimo ed autentico dei fatti perché è essenzialmente connessa ai problemi morali, metafisici e religiosi, ed inseparabile da essi52 : è una nuova forma di storicità antipositivistica, che problematicamente prospetta una fattualità storica altra e diversa da quella elaborata dalle scienze moderne, e si traduce in una « Storia Santa, inserita nel cuore della storia comune, ed incarnante le idee nei fatti »53. La critica dello storicismo si sviluppa lungo due linee direttrici : non solo la realtà storica non è la realtà tutta intera, ma la conoscenza storica non è il solo mezzo di conoscenza, e nemmeno il più efficace. Il cristianesimo è irriducibile ai suoi testi letterari, ad una « religione di pergamene e di scribi »54. L’argomento anti-intellettualistico, da una parte richiama la molteplicità delle fonti della vita spirituale – la tradizione della chiesa, l’esperienza credente –, modalità di accesso non razionali, alternative alla conoscenza storica55 ; dall’altra segnala i limiti e gli equivoci in cui incorre ogni forma di apologetica cristiana che si voglia fondata esclusivamente sulla storia. Anche sotto questo profilo, la discussione si apre ad una tematizzazione ermeneutica della cristologia. Nel “pancristismo” di Blondel tutta la realtà è sostenuta e radicata nel mistero cristologico della sua origine e della sua destinazione funzionale. Ma il « mistero »

49. Blondel a Loisy, 6 febbraio 1903, ibidem, p. 75. 50. Blondel a Wehrlé, 6 gennaio 1903, ibidem, p. 56-57 : « Jamais l’histoire pure ne fournira rien du dogme ». 51. La tesi del carattere subordinato di tutte le scienze parziali, ed in particolare della scienza storica, è esposta diffusamente nella parte iniziale di Histoire et dogme, cfr. Storia e dogma, op. cit. p. 56 sqq. 52. Un fatto non è soltanto un fatto o tutto il fatto : « ad ogni anello come a tutta la catena sono sospesi problemi psicologici e morali implicati dalla minima azione e dalla minima testimonianza » e questo perché la storia reale è fatta di vita, e la vita umana è « metafisica in atto » (ibidem, p. 62-63). 53. Ibidem, p. 43. 54. Ibidem, p. 79. 55. Il richiamo centrale sembra essere ad una conoscenza dei fatti che non è storica né oggettiva nel senso ordinario, ma consiste nella loro sperimentazione interiore. La storia è una prospettiva ancora parziale, insufficiente, non esaurisce la ricchezza della vita religiosa né copre « i problemi dell’anima » che allo storico « sfuggono in parte », benché egli non possa sfuggirvi : Blondel a Loisy, 7 marzo 1903, in R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, op. cit., p. 108.

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Rosanna Ciappa della coscienza di Cristo non è riducibile ad oggettività storica. Accanto, e forse contro, la testimonianza storica, altre vie danno accesso alla più vera realtà del Cristo : la mistica, la pietà, la devozione. Nella prospettiva della storia degli effetti, la sequenza delle interpretazioni coglie e realizza a pieno la realtà totale del Cristo, sicché tutti gli « accrescimenti della cristologia sono compossibili »56. Su questo sfondo problematico Loisy persiste ancora nel difendere un ambito scientifico di autonomia critica : la praticabile distinzione tra « fenomeni » e « fondo » gli permette di mantenere quella « astrazione metodica » dal soprannaturale che è la condizione stessa del lavoro scientifico. Lo storico, infatti, non incontra che i fenomeni, non incrocia mai direttamente il fondo delle cose ; ma solo attraverso una serie di mediazioni registra i segni, le tracce del soprannaturale, quegli aspetti che implicano o rimandano ad altro ordine di realtà. Lo storico non è mai in presenza dell’oggetto religioso. I fatti religiosi sono percepiti entro i limiti della loro forma sensibile, non nella loro causa profonda57. Il linguaggio della storia non esclude il soprannaturale, ma nemmeno lo include direttamente nell’orizzonte della sua osservazione. Il dislivello semantico tra linguaggi che non sono destinati ad incontrarsi perché non hanno lo stesso oggetto58, crea quella asimmetria tra la storia e la fede che è lo spazio utile entro cui si costituisce l’esercizio autonomo della pratica storica. Il carteggio si chiude in una impasse59. L’apparente inconcludenza formale non inganni sugli esiti, che illustrano adeguatamente le posizioni rispettive degli interlocutori. Come essi concepiscono il rapporto tra fatti e dogmi, tra fenomeni e fondo, più in generale, tra storia e rivelazione ? Si potrà osservare che mentre per Blondel la ricomposizione tra fatti e dogmi avviene al livello di una nuova forma di storicità, una problematica « Storia Santa » dall’incerto statuto epistemologico, che appare piuttosto una duplicazione (santa) della storia profana, che una reale apertura ermeneutica della scienza storica ; in Loisy la dinamica mai risolta, e sempre tendenzialmente prossima al limite, tra fenomeni e fondo, crea uno squilibrio vitale, uno spazio umanamente più laico ed autonomo, tuttavia non sottratto al suo legame costitutivo, ma terreno praticabile di sperimentazione storica.

56. « Chaque siècle travaille à l’atteindre, à le peindre, à le “réaliser” plus exactement. Mais les ébauches successives, les intermédiaires franchis, ne doivent pas être rejetés ou reniés ; volontiers je résumerai la foi en ceci : il faut croire que les accrues de la Christologie, par le travail séculaire de la science et de la piété chrétienne sont toutes compossibles, et que, contrairement à l’évolution des choses naturelles, le point ultime joindra le point initial : c’est l’απαξ du Christianisme » : Blondel a Loisy, 15 febbraio 1903, ibidem, p. 95-96. 57. Intorno a un piccolo libro, op. cit., p. 210. 58. Il dislivello tra « fenomeni storici » e « fondo delle cose » è in qualche modo simile al dualismo blondelliano tra storia-scienza e storia-realtà. Ma mentre Blondel ne tenta il superamento in una Storia Santa, per Loisy il dislivello resta attivo ed operante : i fenomeni implicano il fondo, ne sono una perenne approssimazione, obliqua ed imperfetta, e sono misteriosamente allusivi di una realtà che li trascende. 59. È stato osservato che si trattò di un « deludente dialogo tra sordi » [É. Poulat]. L’apparente inconcludenza degli esiti sembra tuttavia doversi attribuire alla profonda disparità delle rispettive collocazioni di partenza, al dislivello delle rispettive specificità disciplinari – lo storico, il filosofo – che rende problematica la stessa comunicazione.

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La doctrine romaine de l’inspiration de LÉon XIII À BenoÎt XV (1893-1920) : la production d’une nouvelle orthodoxie Francesco Beretta CNRS, Lyon

Dans la conclusion de son ouvrage fondateur pour l’histoire critique du modernisme catholique, Émile Poulat soulève le problème de l’insertion de l’œuvre d’Alfred Loisy à l’intérieur de la « transformation mentale collective » qu’elle a elle-même contribué à produire. L’intention des ouvrages de Loisy, de ses « petits livres », est celle d’« occuper des positions différentes des positions traditionnelles, de découvrir les voies nouvelles dans lesquelles l’orthodoxie pourrait se reconnaître ». Expression d’une différence radicale d’idées, plus encore de « manières de penser » et de pratiques savantes, cette transformation pose le problème de la définition de l’orthodoxie, de la « doctrine-étalon » par rapport à laquelle il s’agit de prendre la mesure des positions de Loisy, ou de celles de tout autre auteur à une époque donnée. Comment cerner l’orthodoxie en vigueur ? Dans quels textes en trouver l’expression ? Quelle signification attribuer à la doctrine propre à ces textes : s’agit-il d’une position traditionnelle ou d’une nouvelle orthodoxie ? Et encore : l’orthodoxie de 1903 est-elle encore en vigueur aujourd’hui ? La « transformation mentale collective » inaugurée à l’époque de l’activité intellectuelle de Loisy n’a-t-elle pas amené, à travers un siècle, à la production d’une nouvelle orthodoxie ? Il s’agit d’un problème de taille, dont il faut être conscient si on veut déjouer un piège classique en histoire intellectuelle, surtout pour la période contemporaine : utiliser ses propres représentations, souvent inconscientes, comme mesure de l’orthodoxie des conceptions doctrinales qu’on se propose d’étudier. « Chacun suit son idée pour la faire avérer ». Tel est le cas, par exemple, du long article du Dictionnaire de théologie catholique consacré par Eugène Mangenot à la question de la nature et des effets de l’inspiration biblique – comme on disait à l’époque –, dont le principal serait l’inerrance. Dans ce texte, rédigé au début des années 1920, l’auteur présente en détail les débats qui ont eu lieu au sujet de la vérité biblique au cours des quatre décennies qui précèdent. Les positions des différents exégètes et théologiens sont mesurées, voire reconstituées à la lumière de la doctrine des deux principales interventions du magistère pontifical à ce sujet : les encycliques Providentissimus Deus de Léon XIII, en 1893, et Spiritus paraclitus de Benoît XV, en 1920.

. É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, 3e éd., Albin Michel, Paris 1996, p. 616618. Cf. « Avant-propos à la 3e édition », en particulier p. xxxiv-xlix. . Ibidem, p. 620. . Ibidem. . E. Mangenot, « Inspiration de l’Écriture », Dictionnaire de théologie catholique, t. 7, 2e partie, Letouzey et Ané, Paris 1923, col. 2068-2266. . Pour le texte des encycliques, voir Enchiridion biblicum (EB), Edizioni Dehoniane, Bologna 1993, respectivement n. 81-134 et 440-495.

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Francesco Beretta Tel est également le cas d’études plus récentes, et notamment de celles publiées à l’occasion du centenaire de la publication de l’encyclique Providentissimus Deus. Ces études semblent considérer que l’orthodoxie en matière d’inerrance biblique a été fixée par Léon XIII, alors que la doctrine de Vatican II à ce sujet, mais surtout les orientations actuelles en matière de vérité biblique, se situent en position antinomique par rapport à celle de l’encyclique de 1893. Quelle est donc l’orthodoxie catholique en matière d’inerrance biblique ? Tout en laissant aux théologiens la réponse théorique à cette question, j’aimerais proposer ici – dans le prolongement de l’analyse critique d’Émile Poulat – quelques jalons en vue d’une reconstitution des mécanismes de production d’orthodoxie dans l’espace intellectuel catholique au tournant du xxe siècle, dont on trouvera de plus amples développements dans un ouvrage à paraître prochainement. À cette fin, j’étudierai la fonction des deux encycliques de 1893 et de 1920 en tant qu’instruments de production d’une nouvelle orthodoxie en matière d’exégèse, grâce à l’imposition officielle d’une doctrine particulière de l’inspiration et de la vérité intégrale de la Bible. Je montrerai en même temps pourquoi la doctrine de l’inspiration et, surtout, celle de l’inerrance biblique est décisive pour la question de l’historicité, et donc de l’interprétation des premiers chapitres de la Genèse. L’orthodoxie de la méthode exégétique est indissociablement liée, à l’époque en question, à l’orthodoxie de la doctrine de l’inspiration. I. Champ théologique et production d’orthodoxie Quelques considérations préalables s’imposent en vue d’expliciter la problématique utilisée dans la construction de l’objet retenu ici. J’appliquerai l’analyse des champs de production culturelle développée par Pierre Bourdieu, et en particulier celle du champ scientifique, à la reconstitution du fonctionnement du champ théologique. Cette approche permet d’historiciser le problème de la production de l’orthodoxie catholique et d’éviter les pièges indiqués ci-dessus, dont le principal consiste à croire – en adoptant ainsi le point de vue des agents du champ étudié – qu’il existe une continuité de fond dans l’orthodoxie et que celle-ci est définissable dans l’abstrait. Du point de vue de l’historien, l’orthodoxie est, à une époque donnée, le produit des rapports de forces et des luttes à l’intérieur du champ théologique. Elle est le résultat de la concurrence entre agents qui soutiennent des positions différentes, parfois antinomiques et irréductibles, et qui s’efforcent de diffuser leurs positions, voire de les imposer aux autres agents. L’orthodoxie n’est donc pas présupposée, elle est un produit ; elle n’est pas une et uniforme, mais complexe et soumise à un processus continuel d’évolution et de transformation. Comme l’orthodoxie n’est rien d’autre

. Pour une analyse plus développée de cette question, voir mon étude « De l’inerrance absolue à la vérité salvifique de l’Écriture : l’encyclique Providentissimus Deus (1893) entre Vatican I et Vatican II », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie XLVI (1999), p. 461-501, et, pour la discussion contemporaine, H. Gabel, Inspirationsverständnis im Wandel, Mainz, Grünewald, 1991 et F. Martin, Pour une théologie de la lettre, Cerf, Paris 1996. . F. Beretta, Le combat pour une nouvelle orthodoxie, à paraître aux éditions Les Belles Lettres. . Cf. É. Poulat, Histoire, dogme et critique..., op. cit., p. lvii-lix. . Pour une synthèse des éléments essentiels de l’analyse du champ scientifique, voir P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Éditions Raisons d’agir, Paris 2001. Cf. L. Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Albin Michel, Paris 1998.

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La doctrine romaine de l’inspiration de Léon XIII à Benoît XV que ce que les agents considèrent, à un moment donné, comme étant orthodoxe, elle est l’expression de la configuration du champ théologique à ce moment-là. Une telle approche soulève le problème de l’articulation entre champ théologique et champ religieux, le deuxième étant à bien distinguer du premier. Aussi, se pose la question de la situation de ces champs par rapport à l’espace social, car l’orthodoxie n’existe pas indépendamment de la société ou du groupe social, dont elle forge et exprime les représentations. Mais ces considérations sont trop complexes pour être abordées dans ce cadre. Retenons seulement que ce qui est en jeu dans la production d’orthodoxie telle qu’elle est envisagée ici, ce ne sont pas les croyances qui fondent la vie sociale mais les stratégies d’argumentation rationnelle, de construction méthodique d’objets, de validation de la connaissance qui fondent la conception de la théologie comme science. Un autre problème concerne la réalité dont s’occupe cette science, la Révélation chrétienne, dont la nature est différente de celle des objets propres aux disciplines qualifiées, à notre époque, de sciences : le monde physique, biologique et social. Toutefois, l’historien ne s’intéresse pas – à la différence du théologien ou du philosophe – à la discussion du postulat ontologique qui fonde l’objet de la science théologique, mais il se propose d’étudier les règles de cette rationalité réfléchie, ses institutions de production et de régulation intellectuelle, les pratiques savantes et les conflits entre dominants et dominés qu’elle engendre. On reconnaît ainsi une homologie entre champ scientifique et champ théologique qui permet d’appliquer au deuxième les outils développés pour l’analyse du premier et qui se fonde sur l’autonomie – inévitablement relative mais non moins effective – du champ théologique. Cette autonomie se construit autour de la figure du théologien, formé et reconnu comme tel par ses pairs, qui dispose donc d’un habitus disciplinaire qui le distingue structurellement des autres agents du champ religieux, et notamment des évêques10. À ce sujet, il faut relever une particularité du champ théologique. Si seuls les théologiens appartiennent, légitimement, au champ, la réalité qui est objet de leur science, la Révélation chrétienne, est un discours fixé à la fois par leur propre science et par des instances de régulation intellectuelle qui interviennent d’autorité : les Conciles et le pape ou, dans une moindre mesure, les évêques et les supérieurs d’Ordres religieux. L’orthodoxie, entendue au sens large d’opinion droite, se situe donc à l’intersection entre champ théologique et champ religieux, elle doit être recevable par le groupe social de référence – la communauté croyante – et elle est indispensable pour appartenir aux deux champs. Les instances de régulation intellectuelle, et notamment les deux principales que sont les Conciles et le Siège apostolique, ne sont toutefois pas purement externes au champ théologique, car les experts qui produisent conceptuellement les prises de position officielles en matière doctrinale sont eux-mêmes des agents du champ théologique. Ils peuvent donc profiter du pouvoir dont ils disposent à l’intérieur des

10. P. Bourdieu et M. de Saint-Martin, « La Sainte Famille. L’épiscopat français dans le champ du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales 44-45 (1982), p. 2-53 (23-29). Cf. E. Dianteill, « Pierre Bourdieu et la religion. Synthèse critique d’une synthèse critique », Archives de sciences sociales des religions, XLVII (118), 2002, p. 5-19.

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Francesco Beretta institutions de régulation intellectuelle pour affirmer leurs propres conceptions11. Le champ théologique se structure ainsi autour des institutions de production intellectuelle – séminaires, Facultés de théologie, cercles savants, congrès catholiques – et des institutions de régulation intellectuelle – le pape et les Congrégations romaines, les Conciles, à certaines époques les Facultés elles-mêmes. Pour étudier les mécanismes de production d’orthodoxie, il est donc indispensable de reconstituer le fonctionnement du champ théologique et de situer les agents, et leurs positions, à l’intérieur de celui-ci12. Dans l’espace intellectuel catholique de la fin du xixe et du début du xxe siècle, les encycliques revêtent une importance particulière dans la production d’orthodoxie en raison de la très grande valeur que la quasi-totalité des agents attribuent à ces documents, indépendamment de leur propre situation intellectuelle par rapport aux positions exprimées par ces textes. À ce propos il faut distinguer un double phénomène de production d’orthodoxie. D’une part, il y a production d’orthodoxie lors de la rédaction des encycliques. Pour saisir la signification de ces textes, il faut analyser leur visée doctrinale précise en étudiant les écrits des experts qui les ont rédigés, ainsi que les commentaires officieux que ces mêmes experts font paraître après la publication des encycliques pour en expliquer le sens. En même temps, il faut étudier comment la doctrine propre aux experts, et que la caution pontificale transforme en doctrine officielle, se situe par rapport aux autres positions présentes dans le champ, et qui se distinguent, ou s’opposent à la première. Mais, d’autre part, la production d’orthodoxie se fait aussi, peut-être même principalement, par la réception des textes des encycliques. L’interprétation de leur doctrine peut être conforme aux intentions des rédacteurs, mais elle peut aussi aller jusqu’à en détourner complètement le sens. Ceci s’explique par la nécessité de la part des agents qui soutiennent des positions antinomiques par rapport à celles des rédacteurs, de se soumettre formellement aux directives pontificales – condition indispensable à l’appartenance au champ théologique – mais, en même temps, à la volonté d’affirmer, dans la mesure du possible, des positions différentes. Les agents appartenant au camp qui a produit la doctrine officielle, et qui contrôlent les institutions de régulation intellectuelle dans le champ, interviendront pour rectifier et préciser l’interprétation de ces textes fondateurs d’orthodoxie. Passons maintenant à l’analyse de la production d’une nouvelle orthodoxie par les deux encycliques en question, en matière d’inerrance biblique et d’interprétation de l’Écriture sainte. Pour saisir la signification de l’encyclique Providentissimus Deus, il est indispensable de remonter au texte qui la précède en tant que document fondateur d’orthodoxie, c’est-à-dire à la constitution Dei Filius du Concile Vatican I. En effet, comme nous le verrons, l’encyclique de 1893 représente une interprétation officielle du deuxième chapitre de la constitution Dei Filius, promulguée en 1870 et consacrée à la “Foi catholique”, chapitre qui concerne la Révélation et, plus particulièrement, l’inspiration et l’interprétation de l’Écriture.

11. P. Colin, L’audace et le soupçon, Desclée de Brouwer, Paris 1997, a bien mis en évidence ce phénomène, cf. en particulier p. 508. 12. Cf. F. Beretta, « La Congrégation de l’Inquisition et la censure doctrinale : affermissement du pouvoir d’une institution de régulation intellectuelle », dans G. Audisio éd., Inquisition et Pouvoir, Presses Universitaires de l’Université de Provence, Aix-en-Provence 2004, p. 41-54.

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La doctrine romaine de l’inspiration de Léon XIII à Benoît XV II. La doctrine de Vatican I et sa réception Comme l’indiquent les annotations du schéma préparatoire révisé par la commission doctrinale, Vatican I se limite à proposer l’enseignement concernant l’inspiration qu’on trouve déjà dans les décrets des Conciles de Florence et de Trente : « L’Église tient [les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament] pour [sacrés et canoniques] […] parce que écrits sous l’inspiration du Saint-Esprit, ils ont Dieu pour auteur et ont été transmis comme tels à l’Église »13. Le texte promulgué par le Concile se trouve en retrait par rapport à la doctrine qu’avait formulée dans le schéma préparatoire le célèbre théologien jésuite Jean-Baptiste Franzelin, l’un des principaux représentants de l’école théologique des jésuites qui enseignent à l’Université Grégorienne et que, pour simplifier, nous appellerons l’École romaine14. Quant à la nature de l’inspiration, Franzelin adopte la doctrine dite de l’inspiration réelle. Il pense donc que l’inspiration concerne non pas les mots de l’Écriture, comme le veut la doctrine de l’inspiration verbale, mais les assertions qui se trouvent dans la Bible, les “res et sententiæ”. Quant à l’étendue de l’inspiration, le théologien jésuite pense que toutes les assertions de l’hagiographe sont à considérer comme divinement inspirées, mêmes celles qui concernent l’histoire ou le détail des récits. De cette conception, qui insiste sur la causalité efficiente de l’inspiration découle l’inerrance intégrale de la Bible, car Dieu, vérité première, ne peut pas mentir. Dans le schéma préparatoire, Franzelin parle donc d’une autorité littéraire de Dieu, attribuant à Dieu lui-même, en premier lieu, la rédaction de l’Écriture15. Les interventions des Pères de la minorité à Vatican I – les évêques Dupanloup, Ginoulhiac, Ketteler et surtout Meignan, évêque de Châlons-sur-Marne – amèneront à la révision du texte qui reprend la formulation plus sobre des Conciles précédents en parlant de Dieu simplement comme auteur de l’Écriture, sans préciser la modalité de cette autorité divine dont la définition est laissée explicitement à la libre discussion des écoles théologiques. À ce propos, il faut remarquer que les évêques de la minorité se sont opposés à plusieurs reprises à la tentative des jésuites de l’École romaine de faire entrer leur propre doctrine dans les textes du Concile en la présentant comme celle de la Tradition. Ainsi, l’évêque de Mayence Ketteler souligne qu’il est de coutume dans l’Église de condamner les hérésies et non pas de trancher les questions d’école. La formulation retenue dans la constitution Dei Filius évite donc explicitement de trancher la question de la nature et de l’étendue de l’inspiration, en la laissant à la discussion des écoles théologiques16. Les problèmes posés à l’exégèse traditionnelle par le développement, surtout dès le milieu du xixe siècle, de la critique biblique, de l’orientalisme et de l’histoire comparée des religions, amèneront plusieurs auteurs catholiques à chercher une nouvelle

13. Les Conciles œcuméniques, t. II/2 : Les décrets. Trente à Vatican II, Cerf, Paris 1994, p. 1639 (souligné par moi). 14. Cf. K. H. Neufeld, « La scuola romana », dans Storia della teologia, R. Fisichella dir., t. 3, Roma - Bologna, Edizioni Dehoniane, 1996, p. 267-283. 15. Cf. F. Beretta, « De l’inerrance absolue », op. cit., p. 464-467. 16. Ibidem, p. 471-476.

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Francesco Beretta définition de l’inerrance de l’Écriture17. L’analyse des débats et des polémiques au cours des années 1880 montre qu’il s’agit d’un combat pour l’interprétation orthodoxe de la formule retenue dans le texte promulgué au concile Vatican I ; et que ce combat voit s’opposer d’une part les théologiens intransigeants, avec l’appui de quelques exégètes appartenant à la même école – tel le sulpicien Vigouroux, auteur d’un Manuel biblique classique, dont nous reparlerons –, et d’autre part les exégètes et théologiens catholiques ouverts à l’application à la Bible des nouvelles méthodes développées pour l’étude des textes de l’Antiquité. III. La “Question biblique” Lorsque le recteur de l’Institut catholique de Paris, Mgr d’Hulst, dans son célèbre article de 1893 publié dans Le Correspondant18, parle de l’opposition entre une « école étroite » et une « école large »19, il ne fait que tenter de s’opposer à la pression croissante exercée par les tenants de l’École romaine – représentée en France en particulier par le jésuite Joseph Brucker – en invoquant le principe traditionnel de la liberté de discussion entre écoles théologiques. Comme Mgr d’Hulst l’écrit en 1892, dans une note qui lui servira de base pour rédiger le célèbre article, la position de l’école étroite est claire : Dieu est « rendu responsable de la vérité intrinsèque de tout ce qui est affirmé dans la Bible, chaque fois qu’il n’est pas possible de prêter à l’auteur sacré une intention allégorique ». Cette conception – qui est celle du cardinal Franzelin – est défendue au nom de la Tradition dont les théologiens affirment être les témoins20. De l’autre côté, continue Mgr d’Hulst, les « exégètes et critiques catholiques » maintiennent le fait de l’inspiration de l’Écriture, défini par les Conciles, mais ils reconnaissent en même temps l’« inexactitude » au point de vue historique de certains passages de la Bible. Ils ne croient donc plus possible de soutenir « la doctrine de l’inerrance absolue en matière historique, de l’inerrance qui devrait exclure jusqu’aux lapsus de mémoire, jusqu’aux anachronismes » et ils demandent qu’on entende « plus largement les effets de l’inspiration »21. D’où le nom d’école large. Cette conception avait déjà été soutenue par Mgr Meignan, dans un ouvrage publié en 1864 lorsqu’il était professeur d’Écriture sainte à la Faculté de théologie de la Sorbonne22. Elle est formulée encore plus clairement, en 1880, dans Les Origines de l’histoire de François Lenormant, orientaliste catholique élu à l’Académie des Inscriptions en 1881. Dans son ouvrage, Lenormant étudie les relations qui existent entre le récit biblique et ceux issus des littératures de l’Orient ancien, dont les éditions

17. À ce sujet, voir F. Laplanche, La Bible en France entre mythe et critique (xvie-xixe siècle), Albin Michel, Paris 1994, p. 187-206 et Id., « La question biblique au temps de Monseigneur d’Hulst », dans Monseigneur d’Hulst fondateur de l’Institut catholique de Paris, C. Bressolette dir., Beauchesne, Paris 1998, p. 137-156, ainsi que J. Beumer, Die katholische Inspirationslehre zwischen Vatikanum i und ii, Verlag Katholisches Bibelwerk, Stuttgart 1967 et J. T. Burtchaell, Catholic Theories of Biblical Inspiration since 1810. A Review and Critique, Cambridge UP, Cambridge 1969. 18. M. d’Hulst, « La question biblique », Le Correspondant CLXX (1893), p. 201-251. 19. L’usage de ces termes s’établit dès le milieu des annés 1880 comme le montre, entre autres, un article de J. Brucker publié en janvier 1888, « Questions actuelles d’exégèse et d’apologie biblique », Études XXV (1888), p. 85 sq. 20. F. Beretta, Monseigneur d’Hulst et la science chrétienne, Beauchesne, Paris 1996, p. 376 sq. 21. Ibidem, p. 377-381 (souligné par moi). 22. F. Beretta, « De l’inerrance absolue », op. cit., p. 468.

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La doctrine romaine de l’inspiration de Léon XIII à Benoît XV se multiplient dès le milieu du xixe siècle. Dans une démarche qui relève de l’histoire comparée des religions, Lenormant reconnaît l’origine légendaire, voire mythologique des récits qu’on trouve dans les premiers chapitres de la Genèse et qui retracent les origines de l’humanité. Ceux-ci ne relèvent pas, selon lui, du genre historique, comme l’avaient soutenu jusque-là les exégètes catholiques. En vertu de l’inspiration divine, ces récits repris des littératures de l’Orient ancien auraient été purifiés des éléments polythéistes pour les adapter aux croyances religieuses du peuple hébreu23. Le principe commun à des auteurs comme Meignan et Lenormant, et qui sera également formulé par le cardinal Newman dans un article publié, en traduction, dans Le Correspondant de 1884, est formulé avec clarté par un confrère du P. Brucker qui, en décembre 1883, rapporte à ce dernier les doctrines dont il a entendu parler à Paris, probablement de la bouche même du recteur de l’Institut catholique d’Hulst : pour savoir ce qui est proprement inspiré, il faut consulter le but que Dieu avait en vue, le salut des hommes : de là tout ce qui ne se rapporte pas directement à la foi et aux mœurs, nécessaires au salut, est en dehors de l’inspiration24.

Brucker publiera plusieurs articles pour réfuter ces opinions et réaffirmer la doctrine de son école qu’il considère, à la suite du cardinal Franzelin, comme appartenant à la Tradition. À ce stade de ma reconstitution, il importe de relever deux éléments. Premièrement, les positions de l’école étroite et celles de l’école large sont irréductibles. Car si Franzelin et ses partisans définissent l’inerrance de l’Écriture à partir de la causalité efficiente de l’inspiration, en faisant de Dieu l’auteur de toutes les assertions de l’hagiographe, leurs adversaires conçoivent l’inspiration à partir de la cause finale : ce qui compte est le but qu’avait Dieu en inspirant l’hagiographe, ce but étant le Salut chrétien. Toutes les assertions bibliques qui se rapportent à cette fin – la cause finale – sont vraies, les autres sont humaines, donc elles peuvent être inexactes. Deuxièmement, la fonction de ces deux conceptions irréductibles de l’inerrance biblique est celle de légitimer deux pratiques radicalement différentes de l’exégèse. Pour les tenants de l’école étroite, il s’agit de défendre une lecture littéraliste de la Bible et, tout particulièrement, celle des premiers chapitres de la Genèse. Car sur cette lecture, centrée sur la véracité historique du récit de la création d’Adam et d’Ève, et de leur péché, se construit tout l’édifice de la théologie scolastique25. En revanche, pour les tenants de l’école large, qu’ils soient exégètes, orientalistes ou théologiens ouverts aux acquis de ces disciplines, l’acceptation des résultats de la méthode critique et de l’histoire des religions – qui invitent à considérer que le récit de la Création n’appartient pas au genre littéraire historique – implique une redéfinition de la doctrine de l’inspiration et, en réalité, une refondation de la théologie elle-même, car le sens de l’Écriture produit par les nouvelles disciplines n’est pas le même que celui de la méthode scolastique.

23. F. Lenormant, Les origines de l’histoire d’après la Bible et les traditions des peuples orientaux, t. 1, Maisonneuve, Paris 1880, p. xviii sq. Ces principes sont fomulés de façon encore plus explicite dans la première partie du deuxième tome, Maisonneuve, Paris 1882 e, p. 265-269, note 1. 24. F. Beretta, Monseigneur d’Hulst, op. cit., p. 378, note 1. 25. Voir, par exemple, le traité de théologie dogmatique du secrétaire de la Commission biblique L. Janssens, Summa theologica ad modum commentarii in Aquiinatis summam præsentis ævi studiis aptatam, t. 8, Typis Polyglottis Vaticanis, Roma 1909, p. 1 et 388.

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Francesco Beretta Un témoignage très lucide sur cette situation nous est donné dans la leçon d’ouverture du cours d’Écriture sainte de 1892, que tient à l’Institut catholique de Paris un jeune exégète très prometteur. Choisi par son évêque, Mgr Meignan, pour continuer les études, il est protégé par le recteur d’Hulst pour en faire « l’exégète de la maison »26. Il s’agit, évidemment, d’Alfred Loisy. Dans le texte de son cours, publié dans son éphémère revue L’enseignement biblique, Loisy fait la distinction entre un « sens doctrinal » de l’Écriture, « établi par l’autorité de l’Église ou l’enseignement unanime des Pères », et un « sens historique », produit par une interprétation « purement historique et critique des Livres saints ». Loisy souligne la différence importante qui subsiste entre ces deux sens de l’Écriture, produits par deux méthodes radicalement différentes. Car si les « théologiens scolastiques » tirent du troisième chapitre de la Genèse une théorie du péché originel et de la rédemption aussi complète […] que celle du concile de Trente », l’exégète « critique » « n’est pas tenu de trouver [dans le sens vu par l’auteur biblique] toute l’ampleur du commentaire traditionnel »27. Quant à la doctrine de l’inspiration, Loisy semble évoluer, à cette époque, d’une position concernant la vérité de l’Écriture proche de celle de Lenormant – admettant une transformation, dans un sens monothéiste, des récits mythologiques de l’Orient ancien – vers la conception de la vérité de l’Écriture relative ou “proportionnée” au temps de sa rédaction et au progrès doctrinal, qui lui sera propre28. L’affrontement se fait donc sur des positions irréductibles tant au point de vue de la méthode exégétique qu’à celui de la doctrine de l’inspiration et de l’inerrance, la deuxième étant appelée à fournir sa légitimation théorique à la première. La crise est aiguë au début de 1893, car le supérieur de Saint-Sulpice, Monsieur Icard, a jeté l’interdit sur le cours de Loisy et les tenants de l’école étroite ne cessent de l’attaquer plus ou moins ouvertement. D’Hulst décide de mettre en jeu son autorité de recteur et publie dans Le Correspondant, en janvier 1893, son célèbre article intitulé « La question biblique », dans lequel il va jusqu’à défier l’autorité des Congrégations romaines en citant longuement le livre de Lenormant qui a été mis à l’Index en 188729. Retenons de cet article deux éléments essentiels. Premièrement, le fait de parler de deux écoles représente une prise de position claire – et percevable comme telle à l’époque – en faveur de la liberté de discussion. Toutefois, les champions de l’école étroite refuseront d’admettre cette liberté et ils profiteront de leur pouvoir croissant dans la Curie romaine pour obtenir du pape Léon XIII une condamnation formelle de la doctrine de l’“école large”, telle qu’elle est exposée par le recteur de l’Institut catholique de Paris dans son article30. Deuxièmement, cette doctrine se rapproche davantage de celle de Lenormant et de Loisy, que de celle de Newman, et elle n’est pas sans originalité. Ce qui est restreint, selon d’Hulst, ce n’est pas l’inspiration, mais

26. A. Loisy, Mémoires, vol. I, É. Nourry, Paris 1930, p. 179. 27. A. Loisy, « De la critique biblique », L’Enseignement biblique I (1892), fascicule séparé, p. 13 sq. 28. A. Loisy, Compte rendu d’un ouvrage de P. Dausch, L’Enseignement biblique I (3), 1892, p. 5-14. Cf. É. Poulat, Histoire, dogme et critique..., op. cit., p. 81-83, 169, et R. Ciappa, Storia e teologia. L’itinerario intellettuale di Alfred Loisy (1883-1903), Napoli, Liguori 1993, p. 17-30, 72-80 et 167-171. 29. M. d’Hulst, « La question biblique », op. cit., p. 228-231. Cf. F. Beretta, Dalla messa all’Indice di Lenormant all’enciclica Providentissimus Deus (1887-1893) : il magistero romano di fronte alla Question biblique, dans L’Inquisizione e gli storici : un cantiere aperto, Accademia nazionale dei Lincei, Roma 2000, p. 245-260 (252-254). 30. F. Beretta, Monseigneur d’Hulst, op. cit., p. 118-122.

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La doctrine romaine de l’inspiration de Léon XIII à Benoît XV uniquement l’inerrance : tout est inspiré, même la lettre, mais seulement à un certain point de vue, le point de vue religieux. Ce qui ne se rapporte pas à cette fin de l’inspiration ne relève que de l’auteur humain et, de ce fait, il peut y avoir des « énoncés inexacts dans la Bible ». L’inerrance absolue, même dans les détails historiques, n’est plus soutenable31. IV. L’encyclique de Léon XIII et sa réception La doctrine exposée dans l’article de Mgr d’Hulst sera condamnée formellement par l’encyclique Providentissimus Deus, publiée fin novembre 1893. Une version préparatoire, rédigée par l’exégète jésuite Cornély, a été substantiellement transformée au point de vue doctrinal, sous l’influence du cardinal jésuite Mazzella, représentant très puissant de l’École romaine. Voici le passage essentiel de l’encyclique de Léon XIII : mais il sera toujours absolument interdit, soit de restreindre l’inspiration à certaines parties seulement de la sainte Écriture, soit de concéder que l’auteur sacré lui-même s’est trompé. On ne saurait, en effet, tolérer le système de ceux qui, pour échapper à ces difficultés, ne craignent pas d’admettre que l’inspiration divine s’applique aux choses de la foi et des mœurs, mais à rien de plus, parce qu’ils croient faussement que s’il s’agit de la vérité des textes, on ne doit pas tant rechercher ce que Dieu a dit, qu’examiner pour quel motif il l’a dit32. La conception de la causalité finale de la vérité biblique, soutenue sous différentes formes par l’école large, a été ainsi formellement réprouvée par l’encyclique et déclarée même comme étant incompatible avec la foi33. En effet, selon Léon XIII, la vraie doctrine catholique de l’inspiration est celle de la causalité efficiente, qui attribue à Dieu l’autorité de toutes les assertions de l’hagiographe. Le pape affirme ainsi l’inerrance absolue de l’Écriture, même en matière historique34. De plus, l’encyclique de 1893 impose aux catholiques de pratiquer la méthode scolastique : dans la recherche du sens de l’Écriture, l’exégète est ainsi tenu d’utiliser principalement le texte latin de la Vulgate, et non pas les versions originales hébraïque et grecque, et d’« établir par son enseignement, que seule l’interprétation [fixée par l’Église] peut être justifiée par les lois d’une saine herméneutique »35. L’encyclique Providentissimus Deus représente donc un moment important de production d’orthodoxie. Les tenants de l’école étroite, qui, pour des raisons politiques et intellectuelles, contrôlent non seulement les Congrégations romaines, mais encore la parole pontificale elle-même, imposent leur propre position en la présentant comme la foi de l’Église. Ils arrivent ainsi à obtenir, dans l’encyclique de 1893, une victoire qu’ils n’avaient même pas pu espérer à Vatican I, en produisant, grâce à cette prise de position pontificale, un nouveau cadre doctrinal officiel de l’activité des exégètes catholiques. Mais cette victoire devait être consolidée. Car si les tenants de la position adverse s’étaient soumis formellement, en 1893, aux indications pontificales, ils avaient conti-

31. M. d’Hulst, « La question biblique », op. cit., p. 220-233. 32. Traduction publiée dans les Études LXI (1894), p. 18 sq. (souligné par moi). Cf. EB, n. 124. 33. EB, n. 125. 34. EB, nn. 124-127. Cf. n. 131. 35. Études LX (1893), p. 553. Cf. EB, n. 109.

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Francesco Beretta nué à pratiquer une méthode exégétique incompatible avec celle de la scolastique. De plus, pour légitimer leur pratique d’exégètes, ils s’étaient efforcés d’introduire des principes herméneutiques respectant, en apparence, l’enseignement de Providentissimus Deus. On les voit ainsi formuler les théories des citations implicites, des apparences historiques, de la vérité relative de l’Écriture, des genres littéraires. Certes, ces auteurs se distinguent entre eux, tel un Loisy, un Lagrange, un Prat, un Hummelauer, par une diversité de méthodes et de positions, mais ils pratiquent tous l’exégèse critique, et ils appartiennent donc tous, du point de vue des gardiens de l’orthodoxie officielle, à l’école large. D’où la longue série d’interventions du Saint-Office, de l’Index, de la Commission biblique, de la Consistoriale – les organismes de la Curie romaine étant contrôlés par les tenants de l’école étroite sous le pontificat de Pie X – qui tentent d’endiguer, voire de supprimer toute remise en question de l’exégèse scolastique et de ses principes directeurs, notamment en matière d’inerrance36. C’est un vrai « Combat pour la vérité de l’Écriture »37, pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’un des coryphées du camp intransigeant, le jésuite Fonck, fondateur de l’Institut biblique pontifical en 1909, combat dont on trouvera une présentation synthétique dans l’article rédigé par Mangenot pour le Dictionnaire de théologie catholique38, ou dans les différentes entrées du Supplément du Dictionnaire de la Bible consacrées aux principes herméneutiques mentionnés ci-dessus. Mais on se souviendra que – comme nous l’avons indiqué au début – ces textes ont été rédigés après la publication, en 1920, de l’encyclique de Benoît XV et que leur reconstitution des positions des auteurs engagés dans le combat dépend de l’orthodoxie fixée par Spiritus Paraclitus. V. L’encyclique Spiritus paraclitus Après la pause imposée par la première guerre mondiale et dans le climat de détente qui marque le début du pontificat de Benoît XV, l’offensive antimoderniste, guidée en particulier par les cardinaux Merry del Val, secrétaire du Saint-Office, et van Rossum, président de la Commission biblique, reprend à la fin des années 1910, pour se prolonger dans les premières années du pontificat de Pie xi39. La conjoncture favorable aux tenants de l’école étroite semble leur avoir suggéré que l’heure était venue pour conclure définitivement le combat en leur faveur. L’opération, menée concrètement par le jésuite Alberto Vaccari, professeur d’Écriture sainte à l’Institut biblique pontifical, se fit en trois étapes : dénonciation publique des erreurs de l’“école large”, en 1919 ; proscription officielle dans l’encyclique Spiritus paraclitus, en 1920 ; élimination de l’un des principaux véhicules des opinions proscrites avec la mise à l’Index, en décembre 1923, de l’édition révisée par le sulpicien Brassac du Manuel biblique de Vigouroux.

36. On trouvera la plupart de ces textes dans l’EB. Voir également les ouvrages de Beumer et de Burtchaell cités ci-dessus. 37. L. Fonck, Der Kampf um die Wahrheit der H. Schrift seit 25 Jahren, Felizian Rauch, Innsbruck 1905. 38. E. Mangenot, « Inspiration de l’Écriture », op. cit., en particulier col. 2237-2265. 39. É. Fouilloux, « Un regain d’antimodernisme ? », dans Intellectuels chrétiens et esprit des années Vingt, P. Colin éd., Cerf, Paris 1997, p. 83-114, et, Id., Une Église en quête de liberté, Desclée de Brouwer, Paris 1998, p. 15-26.

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La doctrine romaine de l’inspiration de Léon XIII à Benoît XV Il est à relever qu’à l’enjeu théorique s’ajoute une rivalité entre centres de production intellectuelle : l’École biblique de Jérusalem, fondée et dirigée par le dominicain Lagrange, et l’Institut biblique pontifical, qui songe à ouvrir une succursale à Jérusalem, selon un projet du P. Fonck remontant à 1910, qui se réalisera en 192740. L’entretien du P. Lagrange avec le cardinal van Rossum à ce sujet, en octobre 1918, montre bien l’irréductibilité des positions : car si, pour le cardinal, la Revue biblique n’adhère pas suffisamment à l’esprit des décrets du Saint-Siège, le dominicain refuse d’accepter les positions du “conservatorismo” en matière d’exégèse. D’où la réplique de van Rossum qui coupe court et salue la fondation de la succursale de l’Institut biblique à Jérusalem, comme institution qui suivra “la direction que donne l’Église”41. Le feu est ouvert lors de la séance académique tenue en novembre 1918 à l’Institut biblique, lorsque l’orateur officiel, le P. Fonseca, s’en prend au modernisme, en incriminant également l’École biblique42. Bien plus important est le long article publié dans la Civiltà cattolica, entre novembre 1918 et février 1919, dans lequel Vaccari célèbre le 25e anniversaire de la publication de Providentissimus Deus, en rappelant toute l’importance de cette encyclique pour la formulation de la vraie doctrine catholique en matière d’inerrance biblique. Après avoir passé en revue les efforts entrepris par les catholiques en matière d’exégèse, le professeur de l’Institut biblique stigmatise toute une série de théories herméneutiques, déjà proscrites par différents décrets de la Commission biblique, mais que leurs auteurs s’efforcent de défendre grâce à une interprétation détournée de l’encyclique de Léon XIII. Vaccari identifie l’École biblique de Jérusalem comme centre du « parti qui s’efforce de concilier les enseignements de Léon XIII avec la critique moderne »43. Le P. Lagrange, avec sa tentative, proposée dès la Méthode historique, d’étendre àl’histoire le critère exégétique des apparences appliqué par l’encyclique de Léon XIII au domaine scientifique – ce qu’on appelait le critère des apparences historiques – est l’une des principales cibles de l’article. Tout aussi inacceptable est la théorie des genres littéraires inaugurée – selon Vaccari – par Lenormant et développée par Lagrange et par l’exégète jésuite Hummelauer, théorie dont le principe fondateur, le fait de chercher le but de l’inspiration, et donc de l’enseignement de l’écrivain sacré, s’oppose formellement à l’enseignement de Providentissimus Deus. La doctrine de Loisy concernant la vérité relative de la Bible est également discutée mais son cas, en 1919, est déjà réglé44. Dans un article de la Revue biblique de l’été 1919, Lagrange répond avec ce qu’il appellera une rétractation de son interprétation de Léon XIII45. Mais la prise de position officielle du magistère pontifical se préparait déjà. En transmettant un pro-

40. B. Montagnes, « Les séquelles de la crise moderniste : l’École biblique au lendemain de la Grande Guerre », Revue thomiste XC (1990), p. 245-270, cité d’après le recueil d’études du même auteur, Le serviteur de Dieu Marie-Joseph Lagrange OP (1855-1939). Biographie critique, Rome 1999, p. 279-295. 41. Entretien publié par F. Turvasi, Giovanni Genocchi e la controversia modernista, Edizioni di storia e letteratura, Roma 1974, p. 363-365, note 1. 42. B. Montagnes, Le serviteur, op. cit., p. 277. 43. [A. Vaccari], « Venticinque anni dopo l’enciclica Providentissimus », La Civiltà cattolica t. 4 (1918), p. 361-374 (367). 44. [A. Vaccari], « Venticinque anni dopo l’enciclica Providentissimus », La Civiltà cattolica t. 1 (1919), p. 369 sq. 45. M.-J. Lagrange, « Addenda et notanda », Revue Biblique XVI/3-4 (1919), p. 593-600 (598). Cf. B. Montagnes, Le serviteur, op. cit., p. 280.

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Francesco Beretta jet d’encyclique au cardinal van Rossum, en décembre 1919, le P. Fonck se plaint de la diffusion d’opinions contraires à Providentissimus Deus et aux décrets de la Commission biblique46. L’encyclique Spiritus paraclitus de Benoît XV, qui célèbre le 15e centenaire de la mort de saint Jérôme, est publiée fin septembre 1920. La partie doctrinale de l’encyclique a été probablement rédigée par Fonck, peut-être avec la collaboration de Vaccari47. Dans tous les cas, les cinq pages de commentaire que ce dernier publie dans la Civiltà cattolica, immédiatement à la suite du texte de l’encyclique, pour en présenter les éléments essentiels, illustrent bien la dynamique de production d’orthodoxie formulée ci-dessus. Selon Vaccari, Benoît XV a voulu expliquer la pensée de Léon XIII en matière d’inerrance et rectifier les interprétations fausses qu’en donnaient de nombreux catholiques. Sont ainsi condamnés la distinction entre élément primaire et secondaire de l’Écriture, l’affirmation de sa vérité relative, le critère des apparences historiques, celui des citations implicites, celui des genres littéraires, c’est-à-dire tous les principes herméneutiques qui mettent en question « la stricte historicité des livres sacrés »48. Ces critères sont désormais à considérer comme proscrits et ne doivent plus être enseignés dans les écoles. VI. L’affaire Brassac Après la dénonciation des erreurs et leur proscription officielle, restait la troisième étape, celle de l’application des disposition pontificales. Elle sera réalisée par la mise à l’Index de la quatorzième édition du Manuel biblique de Vigouroux, publiée dès 1917 par l’exégète sulpicien Brassac49. Pour expliquer cette mesure, qui devait susciter une grande surprise étant donné qu’elle frappait un ouvrage très prudent, le cardinal Merry del Val souligne, dans une lettre adressée au supérieur général de Saint-Sulpice, que l’ouvrage est en contradiction pour ce qui concerne « l’inspiration de la Sainte Écriture et son inerrance, surtout en matière historique », avec les Conciles, les documents romains récents et « la tradition catholique tout entière »50. La longue série de citations que contient la lettre du cardinal secrétaire du SaintOffice est ouverte par celle du passage décisif de l’encyclique de Léon XIII – cité ci-dessus – qui condamne le principe doctrinal fondateur des théories herméneutiques réunies, surtout après l’article de Mgr d’Hulst, sous l’appellation d’école large : la causalité finale de l’inspiration biblique51. Merry del Val reproche à Brassac de « pencher vers les opinions de l’école large », de « détourner la signification [des documents du

46. Lettre citée par F. Turvasi, Giovanni Genocchi..., op. cit., p. 363, note 1. 47. J. Beumer, Die katholische Inspirationslehre ..., op. cit., p. 46. Dans les archives de la secrétairerie des lettres pontificales, on conserve quatre projets anonymes de l’encyclique, dont deux manuscrits et deux tapés à la machine, Archivio segreto vaticano, Epistolæ ad principes, Positiones et minutæ 164, dossier 1920, fascicule “Encyclica in Centenario S. Hieronymi”. 48. [A. Vaccari], « L’enciclica per il centenario di S. Girolamo », La Civiltà cattolica t. 4 (1920), p. 42. Ce que soulignent également les “Observanda” qui précédent l’un des projets d’encyclique, tapé à la machine : « 3. Capita doctrinæ quæ post Litteras Providentissimus Deus magis impugnata fuerunt, hæc sunt, quæ in schemate pluribus evolvuntur : a) Restrictio inerrantiæ ad res religiosas. b) Omnimoda veritas historica narrationum biblicarum. c) Compositio Evangeliorum, præsertim quarti », Archivio segreto vaticano, loc. cit. 49. Cf. É. Fouilloux, « Un regain d’antimodernisme ? », op. cit. 50. La Documentation catholique XI (1924), col. 324. 51. Ibidem.

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La doctrine romaine de l’inspiration de Léon XIII à Benoît XV magistère ecclésiastique] dans le sens qui lui plaît personnellement », et d’avoir « complètement changé l’excellent esprit de l’ouvrage primitif de M. Vigouroux »52. De son côté, le P. Lagrange reconnaissait que les volumes de l’édition Brassac concernant l’Ancien Testament « ne ressemblaient guère à Vigouroux », et qu’il avait évité de publier l’analyse des différences pour ne pas compromettre l’ouvrage53. Des explications plus développées seront formulées dans la Civiltà Cattolica, en juin 1924, de nouveau par Vaccari qui, à la même époque, est promu vice-recteur de l’Institut biblique et consulteur du Saint-Office. L’article de l’exégète jésuite illustre bien, une fois encore, le lien étroit qui subsiste entre doctrine de l’inspiration et interprétation de l’Écriture. Selon Vaccari, en dépit de la prétendue allégeance de Brassac au dogme de l’inspiration et de l’inerrance biblique, le sulpicien minimise l’enseignement de Léon XIII, « magistralement interprété » par Benoît XV54. Non seulement les critères exégétiques qu’il adopte – distinction entre substance du récit et éléments accessoires, genres littéraires, apparences historiques – ont déjà été proscrits, mais encore « il est un principe qui forme la clef de voûte de tout le système, à savoir que le but religieux visé par l’auteur inspiré limite en proportion la valeur de ses affirmations. Les auteurs sacrés ne veulent rien enseigner que la vérité religieuse »55. Or ce principe a été réprouvé par les encycliques de Léon XIII et de Benoît XV56. Vaccari conclut à la nécessaire proscription d’un manuel « où se trouvaient professées les théories spéciales à l’école large et à la nouvelle exégèse de certains catholiques »57. L’allusion au P. Lagrange, confirmée par le renvoi en note à l’article de la Civiltà cattolica de 1919, est transparente. De fait, on était conscient à l’époque que, derrière Brassac, c’était le P. Lagrange qui était visé, le sulpicien étant considéré comme « un disciple de l’École biblique ». Toutefois, grâce à la protection du Maître de l’Ordre et à l’intervention d’autres personnages influents, aucune mesure disciplinaire ne frappera l’institution dominicaine d’études bibliques58. Une circulaire adressée par le Saint-Office aux supérieurs religieux, en mai 1924, impose aux professeurs d’exégèse de suivre les normes édictées par le Saint-Siège, en particulier dans les encycliques de Léon XIII et Benoît XV, et de s’y conformer dans le choix des manuels59. Vaccari et ses collègues de l’Institut biblique devaient bientôt publier un nouveau manuel d’exégèse en latin60, réédité plusieurs fois jusqu’au milieu du xxe siècle et destiné sans doute, dans leurs intentions, à prendre la place du Manuel biblique de Vigouroux et à affirmer définitivement leur conception de l’orthodoxie en matière d’exégèse. Dans l’introduction du premier volume, un collectif dirigé par Vaccari, l’exégète jésuite indique que ce manuel a été rédigé à la demande de la Congrégation des Études pour servir de base à la formation dans les séminaires61.

52. Ibidem, col. 326 sq. 53. Lettre du 25 janvier 1924, citée dans B. Montagnes, Le serviteur, op. cit., p. 291. 54. Traduction dans La Documentation catholique XIII (1925), col. 420-430 (422). 55. Ibidem, col. 426. 56. Ibidem, col. 428. 57. Ibidem, col. 430 (souligné dans l’original). 58. B. Montagnes, Le serviteur, op. cit., p. 291-293. 59. Analecta Sacri Ordinis Fratrum Prædicatorum XXXII/4 1924, p. 459-461. Cf. B. Montagnes, Le serviteur, op. cit., p. 294. 60. Institutiones biblicæ scholis accomodatæ, Institut biblique pontifical, Rome 1925 ss., 5e éd., Institut biblique pontifical, Rome 1937 sqq. 61. Institutiones …, op. cit., t. I, Institut biblique pontifical, Rome 1925, p. iii.

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Francesco Beretta En fin observateur de la situation, Alfred Loisy écrivait à ce sujet, en 1925 : Le livre [de Brassac], comme tel, au point de vue de la simple et stricte orthodoxie, n’a d’autre défaut que son honnêteté. […] mais, pour détourner de Saint-Sulpice la clientèle d’élite qu’il avait su conserver, on a voulu ruiner son prestige en le rendant suspect d’hétérodoxie sur un point délicat […] : l’interprétation des Écritures. Saint-Sulpice n’avait pas su garder comme il faut la source de la foi ! À qui s’adresser maintenant ? À la capitale infaillible de l’orthodoxie. C’est vers Rome évidemment que les clercs soucieux de la bonne théologie, et aussi de leur avenir en ce monde, devront se diriger : là […] ils seront initiés à la saine doctrine en suivant les cours des jésuites au Collège romain62.

Analyse lucide de la situation du champ théologique, et des luttes pour l’appropriation du capital symbolique, après la deuxième intervention importante du magistère pontifical en matière d’inspiration et d’herméneutique biblique. Conclusion Arrivés à ce point, il faudrait étudier la réception de cette nouvelle orthodoxie, de même que les détours inaugurés par les agents appartenant au camp adverse pour continuer à pratiquer l’exégèse critique. Mais ce n’est pas le lieu ici. Je reviens donc à ma question du départ : comment mesurer l’orthodoxie d’un auteur ? Loisy était-il orthodoxe ? Pouvait-il l’être étant donné l’imposition de la nouvelle orthodoxie par les encycliques de Léon XIII et Benoît XV ? La réponse à ces questions est, évidemment, négative, et elle vaut d’ailleurs tout autant pour Loisy, que pour Lagrange et Brassac. Ce n’est que l’insoumission des auteurs de l’école large, dans leur pratique exégétique, à l’orthodoxie imposée officiellement par l’école romaine qui permettra la modernisation de l’exégèse catholique et une reconfiguration du champ théologique qui sera officiellement reconnue, non sans combats, au Concile Vatican II63. Pour Alfred Loisy, on le sait, le chemin fut différent. En conclusion, c’est à lui que je laisserai la parole, en citant un récit autobiographique rédigé en 1936. En retraçant les débuts de son parcours intellectuel, Loisy écrit : Renan m’apprit à discuter scientifiquement les textes de la Bible, et ce que j’inférai de ses leçons fut que le commentaire scientifique de l’Écriture était à refondre entièrement dans l’Église catholique pour s’adapter aux conditions réelles de la culture de notre temps. Je ne m’avisais pas d’abord que cette conclusion ruinait en principe toute l’économie de la tradition théologique dans l’Église romaine, et qu’elle compromettait à fond certains dogmes ; […] Il était impossible que je ne prisse pas bientôt moi-même une conscience nette de la radicale incompatibilité de mes conclusions générales, fondées sur l’expérience critique, avec l’orthodoxie romaine64.

62. A. Loisy, L’Église et la France, É. Nourry, Paris 1925, p. 156-157. Je remercie Pierre Colin d’avoir attiré mon attention sur cet ouvrage. 63. R. Burigana, La Bibbia nel Concilio, Il Mulino, Bologna 1998. 64. Texte publié par É. Poulat, Critique et mystique, Le Centurion, Paris 1984, p. 14-43 (19-20).

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Loisy, la CongrÉgation de l’Index et le Saint-Office (1900-1908) Claus Arnold Université de Francfort

Depuis la condamnation de cinq de mes ouvrages par la Congrégation romaine du Saint-Office, en décembre 1903, il avait été souvent parlé d’un Syllabus où seraient énumérées les principales erreurs que l’on disait contenues dans ces livres. La S. Congrégation n’était sans doute pas très pressée de réprouver les erreurs en question, puisqu’elle a attendu près de quatre ans pour le faire…,

c’est par ces mots que Loisy commence ses Simples Réflexions. Déjà avant la mise à l’Index en 1903, les milieux intransigeants s’étonnaient du retard du verdict romain. Jusqu’en 1998, et respectivement jusqu’en 2001, un voile de mystère recouvrait, au moins partiellement, les affaires internes qui s’étaient passées dans des institutions que Alfred Loisy appelait généralement « Rome ». L’ouverture des Archives de la Congrégation Romaine pour la Doctrine de la Foi jusqu’en 1922 nous permet d’en avoir une idée plus précise. Étant donné notre manque de temps, je me contenterai d’une reconstruction du cas « Loisy » dans ses grandes lignes en me limitant à ces actes. Le caractère de ce récit sera forcément plutôt positiviste, mais, comme le dit Loisy dans les Choses Passées : « Le lecteur impartial mérite seul qu’on pense à lui, et il a le droit de tout connaître ». I. 1900-1903 : La Congrégation de l’Index Dans les années qui vont de 1900 à 1903, les procédés de la Congrégation de l’Index reflètent de manière assez exacte le climat d’hésitation qui régnait sous Léon XIII à propos de la question de l’interprétation biblique. La première dénonciation de Loisy, c’est-à-dire les articles de A. Firmin et d’Isidor Despres, par le cardinal Richard en Novembre 1900 échoua déjà avant la procédure régulière de la congrégation : le dominicain Thomas Esser, secrétaire de la Congrégation de l’Index, chargea le jésuite Enrico Gismondi d’établir une première expertise avec l’accord du cardinal Steinhuber, préfet de la congrégation. Gismondi avait la réputation d’être un exégète ouvert, et fut même, plus tard, appelé « ami »

. A. Loisy, Simples réflexions sur le décret du Saint-Office Lamentabili sane exitu et sur l’encyclique Pascendi dominici gregis, Chez l’auteur, Ceffonds 19082, p. 5. La communication présente est un résumé en langue française de mes recherches actuelles. Pour un traitement plus détaillé je dois renvoyer aux publications suivantes : C. Arnold, « Die Römische Indexkongregation und Alfred Loisy am Anfang der Modernismuskrise (1893-1903). Mit besonderer Berücksichtigung von P. Thomas Esser O.P. und einem Gutachten von P. Louis Billot S.J. », Römische Quartalschrift XCVI/3-4 (2001), p. 290-332 ; Id., « Lamentabili sane exitu (1907). Das Römische Lehramt und die Exegese Alfred Loisys », Zeitschrift für Neuere Theologiegeschichte XI/1 (2004), p. 24-51. Pour la traduction française de la communication originale, donnée le 23 mai 2003, je remercie Mme F. Cabaret, Université de Münster. . A. Loisy, Choses passées, É. Nourry, Paris 1913, p. x. . Cf. C. Arnold, Indexkongregation, op. cit.

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Claus Arnold par Loisy. Certes, Gismondi constata de vraies difficultés dans son expertise qu’il proposa d’ailleurs non point de résoudre par une mise à l’Index, mais plutôt par une discussion scientifique plus profonde. En juin 1901, Richard dénonça de nouveau La Religion d’Israël ; cette fois-ci fut initiée une procédure régulière, mais longue et laborieuse. Ce n’est que le 31 mars 1902 que le franciscain David Fleming, qu’on avait fait assermenter spécialement pour cette occasion, présenta son vote. La raison de ce retard est la suivante : la Commission biblique pontificale s’était déjà non officiellement constituée le 30 août 1901. Fleming en était le secrétaire, et Esser et Gismondi faisaient partie de ses 12 premiers consulteurs. Le fait que Fleming ait été choisi comme consulteur extraordinaire peut être alors considéré comme un compromis institutionnel entre la Congrégation et la Commission. Comme l’avait fait auparavant Gismondi, Fleming ne commença pas la discussion difficile sur l’historicité du Pentateuque, mais se limita à une discussion exégétique fondamentale. Le 15 avril 1902, le bénédictin Laurentius Janssens OSB de San Anselmo se vit chargé d’une deuxième expertise qu’il présenta six mois plus tard. Contrairement à Fleming, il demanda la mise à l’Index, mais sans qu’elle soit publiée. Janssens fit remarquer que Loisy niait plus ou moins la révélation primitive et qu’il serait bon « de verser un peu d’eau fraîche sur l’enthousiasme grandissant» des exégètes. Mais entre-temps, L’Évangile et l’Église avait été publié et les chances de pouvoir discuter les questions bibliques dans le cadre de la Congrégation s’étaient amenuisées. L’indignation gagna les milieux rigoristes de la Congrégation. Le 12 janvier 1903, Louis Billot S.J., qui deviendra plus tard l’un des intégristes les plus connus, dénonça de vive voix la nouvelle œuvre de Loisy chez son frère religieux Steinhuber. Celui-ci fit en sorte que Billot, même s’il n’était pas consulteur, fut assermenté et chargé par Esser d’une expertise. Évidemment, Esser n’était pas satisfait de cette procédure au cours de laquelle le dénonciateur était également devenu un expert d’exception. Il fit remarquer : Comme il s’agit d’un auteur que l’on soupçonne être à la tête de toute une école, on a décidé de passer cette même œuvre à un autre consulteur qui, lui, se montrera mieux disposé envers l’auteur.

Ce deuxième expert devait être Gismondi. En quatre jours seulement, Billot se livra à une polémique brillante contre L’Évangile et l’Église qui annonçait le contenu et la forme du décret Lamentabili. Esser fit connaître ce rapport à Gismondi, lequel commença aussitôt la rédaction d’une contre-expertise comprenant 136 pages qui insistait surtout sur le caractère historique et apologétique de L’Évangile et l’Église.

. Archivum Congregationis pro Doctrina Fidei (ACDF), Indice Protocolli 1903-1905 (IIa.137) n. 41, p. 15 : « Quindi la censura dello studio del Loisy sulla religione d’Israele farebbe l’effetto di un po’ d’acqua fredda opportunissimamente buttata su questo crescente entusiasmo ». . ACDF, Indice Diarii 1894-1907 (I.22), p. 126. (12 janvier 1903) : « Rev. P. Ludovicus Billot S.J. in Universitate Gregoriana theologiae professor, apud Emum Card. Praefectum voce denuntiavit opus Revi Di Alfredi Loisy, L’Évangile et l’Église, Paris, Alphonse Picard et Fils 1902. Card. Praefectus voluit, ut ipsi Pi Billot, quamvis non sit Consultor, pro Voto traderetur. Quod a P. Secretario rogatus, iuramento praestito, acceptavit. Cum tamen agatur de auctore qui a plurimis tanquam caput scholae suspiciatur, quemque non pauci gravissimorum errorum suspicentur, in consilium itum est tradendi idem opus simul et alteri consultori, auctori magis faventi. Quare Rmo P. Gismondi S.J. eiusdem Universitatis Gregorianae S. Scripturae professori pro altero voto traditum est ».

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Loisy, la Congrégation de l’Index et le Saint-Office Mais cela ne servait plus à rien. Esser n’éprouvait plus de sympathie envers Gismondi, et Billot et Janssens avaient trouvé leur soutien auprès du jeune consulteur Merry del Val qui, seulement en l’espace de deux jours, avait rédigé une troisième expertise agressive sur La Religion d’Israël et qui reprochait à Loisy de nier entièrement l’idée d’une révélation surnaturelle. Pendant la réunion décisive de la congrégation des cardinaux du 10 juin 1903, les cardinaux Cassetta et Satolli intervinrent certes en faveur de Loisy, mais les autres (parmi lesquels figuraient Pierotti et Vives y Tuto) se prononcèrent pour sa condamnation. Loisy profita une dernière fois encore de la procédure judiciaire de la Congrégation de l’Index, car le préfet Steinhuber était d’avis que la troisième expertise qu’avait livrée si précipitamment Merry del Val était insuffisante et qu’il fallait encore une autre expertise sur La Religion d’Israël. Dix jours plus tard, Léon XIII mourut. II. 1903-1904 : De l’Index à la Suprême Le 1er novembre 1903, le cardinal Richard présenta au nouveau pape un Syllabus Propositionum des œuvres de Loisy, que Roger Aubert a publié déjà en 1961. Peu de temps après, Pie x retira le cas de la Congrégation de l’Index et le remit à la Suprême, à l’Inquisition ; c’est donc là-bas que parvinrent les expertises de la Congrégation de l’Index. Un homme qui, par la suite, jouera un rôle décisif parmi les consulteurs de l’Inquisition jusqu’en 1908 : le Capucin Pie de Langogne (alias Pierre-Armand Sabadel), fut chargé d’établir un rapport sommaire sur les cinq œuvres qui étaient désormais incriminées. Le Père Pie s’était lié d’amitié avec son frère capucin Vives y Tuto et le Pape lui-même l’appelait par le diminutif « Piosino ». Pie de Langogne était, par sa qualification, plutôt canoniste et, de manière générale, il se distinguait surtout de par ses connaissances de l’histoire de la spiritualité. En conséquence de quoi, son rapport suivait également les argumentations de Billot et de Janssens. En somme, il qualifiait les pensées de Loisy de « rationalismus theologicus » et termina son jugement par un nouveau pathos intransigeant : ne sinatis, augustissimi principes, quod in miserrima Gallia, Scriptor sacerdotali dignitate commendatus, ideoque minus excusabilis, parvulis Sanctuarii [...] qui panem petunt vivificum, diutius et impune det lapides, aut, pro divino Pisce, serpentem porrigat mortiferum.

Le 16 décembre 1903, les cardinaux satisfirent à cette demande.

. Cf. C. Arnold, Lamentabili, op. cit. . R. Aubert, « Aux origines de la réaction antimoderniste. Deux documents inédits », Ephemerides Theologicae Lovanienses XXXVII (1961), p. 557-578. . À propos de Pie de Langogne cf. F. Raurell, L’Antimodernisme i el Cardenal Vives i Tutó, Edicions de la Facultat de Teologia de Catalunya, Barcelona 2000, passim. . ACDF, S.O. St. St. S 5-o, fol. 250v-251r.

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Claus Arnold III. 1904-1907 : Elenchus unicus ou la longue route jusqu’au Lamentabili Je me permets de passer sous silence l’histoire mouvementée de la soumission de Loisy à la mise à l’Index, puisque la plus grande partie est connue10. Je voudrais seulement mentionner que dans cette affaire, les cardinaux du Saint-Office se rencontrèrent même une fois un dimanche pour une congrégation extraordinaire (le 17 janvier 1904) et qu’ils jugèrent aussi la troisième soumission de Loisy insuffisante11. Ils voulurent cependant se taire jusqu’à ce que fût établi l’Elenchus Errorum, dont la mise au point avait, à Noël, été confiée aux consulteurs Pie de Langogne et Domenico Palmieri, adversaire public de Loisy. Les propositions de cet Elenchus devaient être formulées non d’après l’un ou l’autre texte, mais d’après le sens. Mais le silence des cardinaux dura plus longtemps que prévu. Dès le mois d’avril 1904, Palmieri présenta son expertise intitulée « Osservazioni sulle opere di Alfredo Loisy » qui comprenait une centaine de pages ; elle fut imprimée en juin 1904 pour les cardinaux12. Dans l’introduction, en plus de l’évolutionisme théologique de Loisy, il mettait en évidence la distinction entre la foi et l’histoire et affirmait que Loisy souhaitait poursuivre l’acte de destruction de Kant dans le domaine exégétique. À la suite de cela, il présenta 93 propositions latines qui étaient toutes appuyées d’une citation française de Loisy. Palmieri avait également adjoint une qualification doctrinale, qui la plupart du temps résonnait comme accusation d’hérésie. Alors que l’œuvre de Palmieri était inspirée d’une lecture autonome des travaux de Loisy, l’« Elenchus complectens praecipuos hodierni rationalismi theologici errores » de Pie de Langogne, qui avait été imprimé en janvier 190513, était plutôt un potpourri de la critique des adversaires de Loisy – Billot, Janssens, Le Camus, Perraud et Lagrange. En plus du Syllabus de Richard et des votes de l’Index, Pie utilisa un bref Elenchus de l’intégriste Albert Maria Weiß qui, indirectement, était parvenu au Saint-Office. Pie essaya de présenter son Elenchus comme un antidote, non seulement contre Loisy, mais – par ordre du cardinal-sécretaire Serafino Vannutelli et du Pape  lui-même14 ! – également aussi contre toute « l’école large » de l’exégèse, notamment

10. Cf. par exemple É. Poulat, Alfred Loisy. Sa vie - son œuvre, par Albert Houtin et Félix Sartiaux. Manuscrit annoté et publié avec une bibliographie Loisy et un index bio-bibliographique, CNRS, Paris 1960, p. 118-127. 11. ACDF, S. O. Decreta 1904, p. 73 (7 avril 1904) : « Attentis omnibus novam retractationis formulam a Sac. Alfredo Loisy exhibitam haud sufficientem aestimari nec dignam ut de ea ratio habeatur ; silendum tamen interea super ea et instandum penes Rmos PP. Consultores, quibus munus demandatum est, ut absolvant quamprimum examen operum et exhibeant elenchum errorum, ut decretum iam antea fuit ». 12. ACDF, S.O. St. St. S 5-o, fol. 279-331. 13. Ibidem, fol. 118-182. 14. Ibidem, fol. 119 : « Ad conficiendum praesentem elenchum, norma generalis praestabilita fuit a DD. Adsessore Huius Supremae, sub hisce terminis : “compilare un elenco degli errori che si contengono nelle opere dell’abbate Loisy, tenendosi però più al senso che alle parole”. Hanc normam Eminentissimus Secretarius oretenus ampliavit praecisiusque determinavit (et Sanctissimus Dominus Noster confirmare dignatus est) sequenti modo : A. – Propositiones excerpendae veniunt non solum ex operibus sacerdotis A. Loisy, sed etiam aliorum Scriptorum qui laxiori vel strictiori nexu Loisynianis placitis (venia sit verbo) devinciuntur. Equidem dictus Loisy praecentor habendus est, ut revera conclamatur, scholae quae seipsam libenter vocitat scholam latam, scholam progressivam, scholam exegeseos scientificae et independentis, ac proinde dicto Loisy desumerentur, ansa forte praeberetur neotericis nostris cavillandi quod scilicet errores in sensu tantum sacerdotis Loisy, non autem in sensu Scholae, censeri debeant reprobatae ».

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Loisy, la Congrégation de l’Index et le Saint-Office Denis, Houtin, Naudet et Mignot. Il s’était donné pour mission relative à ses propositions d’en expliciter le sens antidogmatique que Loisy ne faisait qu’insinuer. La perspective hérésiologique qu’il prend est particulièrement intéressante : Loisy et son « école » sont des « Neoterici », comme le furent les réformateurs ; il faut s’opposer à eux, comme Bossuet le fit dans l’affaire Richard Simon, leur rationalisme nous rappelle le xixe siècle et le spectre de Döllinger est invoqué. Après cette introduction de son expertise qui comprend 128 pages, Pie présente 119 propositions, mais il ne les qualifie point, contrairement à ce qu’avait fait Palmieri. Dans la mesure où ils sont indiqués, les passages justificatifs de Loisy se rapportent la plupart du temps à Autour d’un petit livre et plus rarement à L’Évangile et l’Église. Il y a aussi quelques propositions qui sont fondées seulement sur les œuvres de Mignot et de Houtin. Les deux Elenchi ne semblent pas avoir été discutés de manière détaillée ; les cardinaux du Saint-Office décidèrent plutôt le 5 avril 1905, qu’un seul Elenchus devrait désormais être établi, et ceci par Palmieri, Pie de Langogne et le consulteur Willem van Rossum. Avant de se mettre au travail, ces trois personnes interrogèrent leurs collègues, consulteurs, et reçurent expressément l’ordre de qualifier également aussi les propositions. C’est au début de l’été 1905 que l’impression de l’Elenchus unicus avec ses 96 propositions fut achevée15. Sa structure correspondait pour l’essentiel au décret Lamentabili qui sera publié plus tard. Pour ce qui est du contenu, il se rapprochait plutôt du projet de Pie de Langogne. Mais, le 19 juin 1905, pendant les préliminaires de l’Elenchus lors de la congrégation des consulteurs, la feria secunda, le projet s’enlisa. Une lettre de Pie de Langogne adressée au cardinal-sécretaire de l’Inquisition, Serafino Vannutelli, écrite le lendemain de la réunion, en rapporte les faits16. Les consulteurs avaient décidé de faire “dilata”, parce que la chose en soi n’était pas encore mûre. Ils renvoyèrent à la tradition du Saint-Office qui avait souvent permis de livrer un examen très approfondi, comme ce fut par exemple le cas chez Fénélon et Quesnel, tandis qu’on ne disposait, dans le cas présent, quasiment que d’un seul vote. En outre, on se formalisait de la qualification des propositions. Si l’on qualifiait une proposition d’hérétique, on définissait en quelque sorte le contraire du dogme. Mais ceci n’appartient qu’au domaine du pape. En fin de compte, l’Allemagne et les États-Unis étaient également contaminés par des doctrines semblables et on était alors obligé d’étendre l’examen de ces choses en consultant les livres de ces pays. Langogne répondit qu’il n’avait pas voulu la qualification, que le Saint-Office se faisait de toute façon le porte-parole du pape, lequel n’avait fait qu’ordonner le seul établissement d’un Elenchus Loisy. Finalement, seuls les évêques français avaient demandé son aide à Rome. La solution au problème se présenta de telle sorte que les consulteurs, après quelques hésitations, acceptèrent de reprendre la discussion sur l’Elenchus, au cours de laquelle la qualification des propositions fut abandonnée. Le résultat de cette discussion ne fut imprimé qu’en mars 190617. Ce document révèle également qui était l’antagoniste de Pie de Langogne parmi les consulteurs : c’était le dominicain Alberto Lepidi, le maître du Sacré Palais en personne. Lepidi est connu pour sa modération sur le plan antimoderniste. Cependant, il avait déjà suggéré contre Loisy qu’on établisse un Elenchus Errorum de ses œuvres pendant le procès de l’Index. Mais l’orientation

15. Ibidem, fol. 183-193. 16. Ibidem, fol. 335-341v. 17. Ibidem, fol. 534-554v.

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Claus Arnold que prenait la procédure lui déplaisait. Comme il avait lui-même enseigné en Belgique et en France, il pouvait également s’opposer à Pie qui était le soit-disant spécialiste de la France. Lepidi formula une critique fondamentale du Syllabus : on avait besoin de plus de temps, les propositions étaient trop insuffisamment justifiées, elles ne prenaient pas en considération la différence entre la « critique » et la « foi » et, en fin de compte, il serait plus judicieux de ne juger que trois ou quatre propositions fondamentales. Pie répondit d’une manière acerbe, comme on le voit par exemple à cette dernière remarque : Anzi, basterebbe, in rigore, una sola proposizione fondamentale, quella cioè che condannerebbe l’evoluzionismo teologico. Ma allora, che buon riparto contro la fiumana delle proposizioni temerarie ed novatori18 !

Lepidi n’avait pas remporté de grand succès, mais cette discussion sur les propositions mena à une certaine atténuation19. Le nombre des propositions diminua puisqu’on en supprima certaines et qu’on en regroupa d’autres. Dans un appendice qui fut, lui aussi, imprimé en mars 1906, Pie de Langogne donne une sorte de “up date” de la discussion qui eut lieu en France et formula une autre proposition tirée de Qu’est-ce qu’un dogme ? d’Édouard Leroy20, laquelle fut adoptée de manière un peu modifiée par les consulteurs. Les cardinaux du Saint-Office durent désormais se charger des documents et ce fut à ce moment-là qu’intervint le secrétariat d’État. Le 26 mars 1906, Merry Del Val informa Giovanni Battista Lugari, l’assesseur du Saint-Office, que le Saint-Père souhaitait que le travail de l’Inquisition s’accélère parce qu’énormément de plaintes étaient arrivées de France21. À vrai dire, les cardinaux ne se laissèrent guère décontenancer par cette nouvelle. Le 25 avril 1906, lors de leur congrégation du mercredi, ils décidèrent de mettre désormais à profit la première heure de cette séance hebdomadaire pour l’Elenchus, ce qu’ils firent jusqu’au 22 août 1906. Ils discutèrent toutes les propositions, proposant quelques amendements mais confirmant la plupart du temps le résultat de ce qui avait été voté par les consulteurs. Chaque jeudi, Pie x confirma de son côté la décision des cardinaux. Le résultat de la discussion des cardinaux fut de nouveau présenté dans sa version imprimée aux

18. Ibidem, fol. 534v. 19. Cf. par exemple ibidem, fol. 550r-v (Elenchus unicus, Prop. 77) : « Ecclesia Romana non ex voluntate Christi, sed ex politicis conditionibus caput omnium ecclesiarum effecta est. P. Lottini ait : quae in propositione habentur, adnexa sunt questioni : utrum de iure divino sit Ecclesiam Romanam esse Ecclesiarum caput : et propositio uti exhibetur ambigua illi videtur, proindeque hanc formulam proponit : Ecclesia Romana neque ex divina potestate neque ex potestate divinitus constituta sed ex meris politicis conditionibus caput omnium Ecclesiarum effecta est. – P. Bracco verbis “ex voluntate Christi” sufficienda verba censet : ex divina ordinatione, quae nedum specialem erga Ecclesiam, sed etiam generalem ordinem divinae providentiae complectuntur. P. Stagni in voto P. Bracco. P. Van Rossum ita reformat propositionem : Successores S. Petri non ex voluntate Christi, sed ex politicis conditionibus urbis Romae primatum in Ecclesia obtinuerunt : quae formula placuit Lugari. – P. Lepidi atque R.P.D. Cepetelli delendam censent propositionem, quae ambigua illis videtur : etenim certo politicae conditiones influxum in re habuisse negari non potest. Si Magisterium Ecclesiae in propositione intelligitur, damnanda est propositio ; sed si cathedra, non ita ». Cf. Lamentabili, Prop. 56 : « Ecclesia Romana non ex divinae providentiae ordinatione, sed ex mere politicis condicionibus caput omnium ecclesiarum effecta est ». 20. « De propositionibus reprobandis Appendix altera Revmi P. Pii a Langogne, Mense Martio 1906 », ibidem, fol. 494-504v. 21. ACDF, S.O. St. St. S 5-n, fol. 589.

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Loisy, la Congrégation de l’Index et le Saint-Office consulteurs, qui n’avaient plus qu’à apporter leurs ultimes corrections22. Lepidi utilisa ce procédé de correction pour intervenir une dernière fois : ses arguments : il fallait également présenter le Syllabus à la Commission biblique, car « Critici a Criticis sunt iudicandi ». Ce Syllabus avait été composé de telle sorte qu’il se prêtait à une équivoque : les propositions, presque toutes extraites des œuvres de Loisy, avaient été considérées de manière absolue et doctrinale, alors qu’elles avaient été formulées par Loisy, qui conservait sa foi, de manière purement historique et exposées par lui de manière hypothétique. Un autre consulteur, le général dominicain Cormier, exigea un classement des propositions par matières. Le franciscain Fleming demanda de diminuer encore le nombre des propositions dans la mesure du possible et d’abandonner les points concernant l’inspiration et l’innérance de la Bible qui renvoyaient à l’encyclique Providentissimus. La critique fondamentale des consulteurs ainsi que les corrections des propositions furent de nouveau présentées dans leur version imprimée aux cardinaux23. Manifestement, les objections de Lepidi n’eurent pas d’écho, les quelques corrections nécessaires furent apportées et le résultat fut imprimé en tant que « Propositiones damnandae »24. À partir de l’automne 1906, on ne peut hélas plus suivre le déroulement exact des discussions internes. Mais de toute évidence, les cardinaux de l’Inquisition n’étaient pas encore entièrement satisfaits. Ils chargèrent un vieux théologien de leur milieu, le jésuite Steinhuber, de livrer une dernière étude du Syllabus. Non seulement il participa à la rédaction de l’introduction du décret Lamentabili, mais il enleva aussi quelques propositions25. Elles concernaient par exemple la constatation que, chez les synoptiques, contrairement à St Jean, on ne trouvait pas de christologie du verbe incarné, et que dans la théologie de la Trinité, on avait longtemps hésité entre le modalisme et le subordinationisme, exactement comme on avait rencontré des difficultés à trouver le juste milieu entre le nestorianisme et le monophysitisme en christologie. Il est intéressant de constater qu’on était plus prudent dans les questions qui concernaient l’histoire des dogmes que dans celles qui faisaient partie du domaine exégétique. Le 3 juillet 1907, les cardinaux confirmèrent le travail de Steinhuber, le pape le fit le lendemain. IV. L’excommunication de 190826 Je me permets d’évoquer encore brièvement le dernier acte des événements avant de terminer par quelques thèses. Après la parution du Lamentabili, ce fut surtout Merry del Val qui fit pression sur le Saint-Office dans le but d’accélérer le processus d’excommunication de Loisy. Le 18 juillet 1907, il envoya au Saint-Office une lettre de Loisy adressée à l’évêque de Périgueux, accompagnée d’autres pièces à conviction. Le trio Pie de Langogne, Palmieri et van Rossum fut de nouveau chargé de l’expertise. Pie était d’avis que Loisy avait dix fois mérité son excommunication, mais il adhéra toutefois au vote de van Rossum, selon lequel les lettres de Loisy ne constituaient pas un élément suffisant, mais qui réclamait encore une fois expressément la

22. ACDF, S.O. St. St. S 5-o, fol. 613-638 : « De Propositionibus damnandis. Monita ». 23. ACDF, S.O. St. St. S 5-p, fol. 253-271 : « Animadversiones DD.CC. De prop. damnandis. Monita » (placards, incomplet ; ébauches manuscrits dans ACDF S.O. St. St. S 5-o, fol. 613-638). 24. ACDF, S.O. St. St. S 5-o, fol. 662-669. 25. « Propositiones Damnandae iuxta votum Eminentissimi Steinhuber », ACDF S.O. St. St. S 5-o, fol. 32-36. (cf. ibidem, St. St. S 5-p, fol. 283-290). 26. Cf. ACDF, S. O. St. St. S 5-o, fol. 49-113.

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Claus Arnold soumission de Loisy au Lamentabili, au Praestantia et à Pascendi. Pius X approuva ce vote le 5 décembre 1907 lors d’une séance de l’Inquisition à laquelle il participa exceptionnellement personnellement. La suite est connue. Les cardinaux de l’Inquisition furent assez sûrs d’eux-mêmes pour retirer ce passage du brouillon du décret de l’excommunication, préparé par le trio : « Ne igitur ex legitimae Auctoritatis silentio scandalum fideles ultra patiantur »27. Ils pensaient manifestement s’être tus aussi longtemps qu’il le fallait. Thèses Les procédures des Congrégations de l’Index et de l’Inquisition empêchèrent en tout et pour tout la condamnation rapide de Loisy et d’autres, comme l’avaient souhaité les antimodernistes dans la curie romaine et à l’extérieur. En guise d’illustration : en 1905 encore, le secrétaire de l’Index, Esser, résistait à la pression de Pie x qui voulait mettre Il Santo de Fogazzaro à l’Index sans passer par expertise28. Même si le nouveau type d’intransigeance antimoderniste, représenté par Merry del Val, Billot et Pie de Langogne, entra au premier plan à partir de 1902, il se heurta à des forces modérées à l’intérieur des deux congrégations. Cela eut également des répercussions sur le nouveau Syllabus : Si par exemple l’authenticité de la Vulgate avait été conservée, comme le projet de Palmieri l’avait prévu – c’est à dire comme authenticité textuelle et non point seulement juridique29, la déclaration de Pie xii datant de l’année 1943 aurait été peut-être impossible30. Le décret Lamentabili vise en premier lieu la France et est, à part la proposition contre Le Roy, dirigé contre les écrits de Loisy et parfois contre sa prétendue école. Les idées d’autres auteurs (comme Newman31) ne sont parvenues dans le Syllabus que par le biais de Loisy ou de la polémique dirigée contre lui. Lamentabili a sa propre histoire et s’est établi, au moins d’un point de vue formel, indépendamment de Pascendi. Bien sûr, les rédacteurs de Pascendi pouvaient revenir à des informations précises relatives à la constitution du Lamentabili, qui ont été transmises par Merry del Val, Vives y Tuto et probablement par Pie de Langogne. Peut-être la genèse difficile de Lamentabili a-t-elle inspiré la formulation de Pascendi comme un projet purement antimoderniste, réalisé en dehors du Saint-Office32.

27. Ibidem, fol. 111. 28. Cf. C. Arnold, Indexkongregation, op. cit., p. 322f. 29. ACDF, St. St. S 5-o, fol. 330 : « Versio latina est authentica, non quatenus est conformis textibus originalibus, sed quatenus est textus ab Ecclesia sollemniter receptus (§13) – Quatenus supponit potuisse Ecclesiam declarare authenticum textum non conformem quoad substantiam originalibus et quatenus dubium inducit de hac conformitate vulgatae cum originalibus Falsa, favens Haereticis ». 30. Cf. Encyclique Divino afflante spiritu, Denzinger-Schönmetzer 3825. 31. Lamentabili, Prop. 25 ; cf. A. Loisy, Simples réflexions, p. 69 : « L’assentiment de foi s’appuie en définitive sur une accumulation de probabilités. – C’était la doctrine de Newman. Je l’ai reproduite dans un article sur les preuves et l’économie de la révélation, qu’a publié la Revue du Clergé français (15 mars 1900). Je doute que la S. Congrégation soit remontée jusqu’à cet article ». Mais c’est exactement ce que Pie de Langogne avait fait dans son Elenchus : ACDF S. O. St. St. S 5-o, fol. 148v-149r. Pie cite l’article de « Firmin », mais il conteste l’interprétation « moderniste » de Newman : « [...] circa dictam congeriem probabilitatum, Neoterici nostri libenter ac saepissime Cardinalem Newman invocant [...] sed ea reticent quae in textu praecedunt ac sequuntur, e quibus clare satis apparet Cardinalem Newman intimas tantum suas dispositiones in id temporis exponere, minime vero theologicam fidei certitudinem definire intendisse ». 32. Cf. maintenant C. Arnold, « Absage an die Moderne ? Pius X und die Entstehung der Enzyklika Pascendi (1907) », Theologie und Philosophie LXXX/2 (2005), p. 201-224

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deuxiÈme section

Les principaux chantiers de loisy

Loisy et ses Études sur le sacrifice Renée Koch-Piettre École Pratique des Hautes Études, Paris

Quand, le 3 mai 1909, Alfred Loisy prononce sa conférence inaugurale au Collège de France, le programme qu’il expose écarte l’exhaustivité d’un parcours diachronique pour y substituer le pactole encore neuf du savoir anthropologique, en auxiliaire de la méthode historique à laquelle se limitait son devancier Albert Réville. Salomon Reinach vient de publier avec Orpheus une synthèse de l’histoire des religions ; Foucart, ex-concurrent à la chaire d’Histoire des religions, proposait à l’occasion de cette candidature une méthode comparative, et Marcel Mauss, autre concurrent, vient de fonder la méthode sociologique. Face à ces nouveautés, lui-même a le geste plein de panache de les accepter toutes, mais pour les dépasser au nom de la sagesse puisée dans la dimension historique : Écoutons donc la sociologie, comme nous écoutons l’anthropologie, comme nous écoutons la philologie, comme nous écoutons toute autre science qui peut nous renseigner sur l’objet de nos études. Mais ne nous inféodons à aucune de ces sciences. Nous sommes l’histoire, et ce n’est pas pour rien. La méthode qui convient ici est une méthode historique indéfiniment compréhensive, s’aidant de toutes les contributions que lui fournissent les sciences de l’humanité, traitant tous ces apports comme des témoignages, et les utilisant avec une sage critique.

Cependant, en revenant dans ses Mémoires sur cette leçon inaugurale, Alfred Loisy ne se rappelle avoir affiché que la prudence, la modestie et le pragmatisme : il s’en tiendrait aux faits (« les réalités »), aux infinies variations des phénomènes attestés ou observés dans les religions du monde, et capables de rendre compte de ce qu’il appelle vie, c’est-à-dire du cœur de l’homme, de sa vie intérieure et spirituelle, telle que simultanément elle se révèle et se déploie dans la vie sociale, et qui est la vraie matière à ses yeux de la religion, au singulier :

. Jean Réville, successeur de son père Albert Réville, titulaire de la chaire en 1907, avait déclaré la même ambition d’exploiter toutes les disciplines auxiliaires (cf. Annuaire du Collège de France 7), mais il mourut trop tôt pour y donner sa mesure. . L’« abbé Loisy » traite le spirituel Reinach avec une condescendance irritée, lui reprochant en particulier sa définition de la religion comme « un ensemble de scrupules qui font obstacle au libre exercice de nos facultés ». . Dès la leçon du 15 décembre 1915, Loisy confesse avoir renoncé à son ambition initiale : « Si nous avons conservé à ces leçons le titre d’histoire générale du sacrifice, c’est pour la splendeur de l’affiche. En réalité, dans l’état actuel de nos informations, cette histoire ne peut pas être faite. Notre objet est plus modeste, il s’agit seulement d’un essai d’explication philosophique, psychologique et en même temps historique sur l’origine et le développement des sacrifices ». Cf. É. Poulat, Alfred Loisy, sa vie, son œuvre, Éd. du CNRS, Paris 1960, p. 173. . Il y reviendra par ex. en conclusion à son propre jubilé, cf. P.-L. Couchoud dir., Congrès d’histoire du Christianisme, III, Rieder, Paris-Amsterdam 1928, p. 247 sq. : « Toutes les méthodes sont bonnes, à condition de n’être pas exclusives et de ne pas dégénérer en système dogmatique dont les conclusions se déroulent d’après une logique abstraite en perdant le contact des faits ».

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Renée Koch-Piettre C’était presque une nouveauté de ne produire, avant l’examen des faits religieux, aucune théorie qui fût censée contenir le dernier mot de l’histoire que j’avais à explorer. […] Ce qui pouvait manquer le plus […] était la directe et pleine intelligence des réalités qui constituent la vie des religions et de la religion.

Ce programme comportait en effet un axe qui s’est révélé après coup : au geste consistant à ramasser la diversité des religions pour la conduire vers l’essence de la religion et la vie intérieure, correspondait la thèse d’une évolution depuis le stade infantile de l’humanité, encore observable par les ethnologues, jusqu’au christianisme, lieu historique de spiritualisation et d’humanisation du lien social, et, au-delà, à une religion débarrassée de toute « magie », une religion de la morale humaine dont luimême se voulut simultanément la cheville ouvrière, le porte-flambeau et le martyr. Concrètement, selon cette reformulation a posteriori, il se sera agi pour Loisy, dans son enseignement au Collège de France, de quitter d’abord son lieu d’investigation propre, l’étude des origines chrétiennes, pour replacer cet objet dans son contexte global, avant de revenir mieux armé à cette transition essentielle qu’est dans l’histoire la naissance d’une religion universelle du salut. Un écart, une « excursion », comme il l’écrit, vers les réalités ou les phénomènes, pour étayer un retour à l’Esprit dont sa propre position de témoin garantirait la « directe et pleine intelligence ». Et parmi ces réalités qu’il énumère, « le sacrifice, la divination et la prophétie, la prière, la morale religieuse, les croyances, les sacerdoces, les initiatives réformatrices d’où proviennent les religions qu’on dit universelles, par opposition aux cultes de tribus ou de peuples », c’est le premier terme qu’il élit comme champ premier de son exploration, les sacrifices. Dans sa leçon inaugurale, A. Loisy se proposait d’aborder terme après terme toutes les étapes listées. Dans la leçon d’ouverture de l’année 1921-1922, consécutive à l’échec de son livre-somme, l’Essai sur le sacrifice, il justifie l’inachèvement de ce programme en arguant de la richesse même de son parcours des sacrifices, et de la publication anticipée de sa « philosophie religieuse » dans le petit volume La religion (1917). Enfin, dans ses Mémoires, il escamote les étapes annoncées et les remplace par le programme dont la réalisation fut effective. On peut désormais à ses yeux quasiment résumer sous l’appellation de sacrifice, – qu’il a toujours défini comme l’« action sacrée » par excellence (sacri-ficio) –, le champ entier des rites, par où un culte se laisse saisir de l’extérieur comme une expression matérielle de « l’esprit de chaque religion ». S’il m’était donné d’achever mon étude sur le sacrifice, qui m’aurait introduit au cœur de la plupart des religions, je discuterais à nouveau la genèse du christianisme, l’origine, la qualité, le sens des écrits du Nouveau Testament, la métamorphose de l’Évangile prêché par Jésus en une religion qui n’était ni le judaïsme ni le paganisme, mais qui avait emprunté à l’un et à l’autre.

Tout un cheminement est retracé dans cette phrase post eventum : il nous mène de la prise en compte des apports de l’anthropologie et de la sociologie, à une focalisation vers la transition que représentent aux yeux d’Alfred Loisy les religions à mystère

. A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, 3 vol., 1930-1931, p. 101. . Ibidem, p. 101-102. . « De la méthode en histoire des religions », Revue d’Histoire et de Littérature Religieuses [RHLR] 8/1 (1922), p. 25. . A. Loisy, Mémoires, op. cit., ibidem.

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Loisy et ses études sur le sacrifice de l’Antiquité païenne et le mystère chrétien du sacrifice eucharistique. Gigantesque effort de synthèse qui dénonce désormais sa limite : l’excursion n’aura pas conduit Loisy à prendre le risque de cette révolution copernicienne qui, partout en Europe, remettait alors en cause l’unité et la centralité du sujet occidental. Le retour au centre aura été programmé d’avance, il ne se sera agi dès 1909, à la veille de la première guerre mondiale, que de mieux le motiver, et la tourmente de l’histoire n’aura jamais fait vaciller Loisy de cette position dont il ne cessa de reprendre la justification. Nous examinons ici, pour commencer, les premières années de l’enseignement d’Alfred Loisy sur le sacrifice au Collège de France, et les travaux qui y conduisirent ou l’étayèrent. Nous nous attardons ensuite sur l’aboutissement que représente, en 1920, la monographie intitulée Essai historique sur le sacrifice. Nous évaluons enfin, par l’examen des travaux ultérieurs d’Alfred Loisy, les fruits véritables d’un essai qui sans doute, en lui-même, fut manqué : ces fruits se révèlent dans un retour quasi obsessionnel à la question de l’eucharistie chrétienne, et dans une réponse au défi lancé par la sociologie, sous la forme d’une religion de l’humanité qui ne doit pourtant rien à Auguste Comte. I. La recherche et l’enseignement d’Alfred Loisy sur le sacrifice L’Annuaire du Collège de France synthétise le contenu des cours successifs. La Revue d’Histoire et de Littérature Religieuses reçoit à mesure les recensions préparatoires et la matière des leçons. Loisy commence par ce qu’il connaît le mieux, l’antiquité israélite, publiant en 1910 un article sur « La notion du sacrifice dans l’antiquité israélite », et deux articles sur « Le sacrifice humain dans l’antiquité israélite ». En 1911 (fasc. 4), un article sur « Les arrhéphores d’Athéna » fait seul écho à une série de leçons sur le sacrifice en Grèce ancienne, dont Sartiaux, auditeur de Loisy, n’aura pas perdu une miette. Mais deux questions retiennent le savant : le totémisme, et les mystères. De 1911 au premier cahier de l’année 1913, huit livraisons de la Revue fournissent les étapes d’une étude sur « Le totémisme et l’exogamie ». Le premier cahier de 1913 présente en outre, sous le titre « Sociologie et religion », une critique des Formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, de Durkheim. Cette critique paraît si essentielle qu’elle occupe un article à part entière, relayant la première livraison de 1912, qui était déjà exclusivement consacrée à un article de G. Chatterton-Hill, « L’étude sociologique des religions », accompagné d’une longue « note » de Marcel Hébert et de copieuses « Remarques » de Loisy. Chatterton-Hill s’appuyait sur la fameuse proposition « Les Bororo sont des araras » pour dégager la loi de participation mystique expliquant cette « identité essentielle ». Évoquant ensuite l’exemple védique d’après l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice de Hubert et Mauss, il insistait sur la participation mystique que le sacrifice permet d’établir, par la contagion du sacré, entre sacrifiant, sacrificateur, victime et divinité destinataire. « Tout le schéma du sacrifice se déroule […] dans un cercle de participations […] Si le sacrifiant est réellement dieu, il est aussi la victime, laquelle, à son tour, est dieu »10. Loisy proteste, dans ses « Remarques », au nom de

. É. Poulat, Alfred Loisy, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 190, n. 3. 10. RHLR 1 (1912), p. 33. Alfred Loisy reviendra dans RHLR (1920) sur « Les rites totémiques des naturels australiens », et il y présente en 1921 (p. 141-144) un ouvrage de van Gennep sur L’état actuel du problème totémique, Paris 1920.

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Renée Koch-Piettre l’évolution des religions, où le sacrifice n’a pas toujours correspondu à une seule et même réalité de participation mystique : son institution suppose la pratique du don rituel, le système des rites consécratoires, lustrations et purifications, la personnification du sacré dans les esprits divins que concerne le sacrifice. Mais si toute une évolution précède l’institution du sacrifice tel qu’on le conçoit, pourquoi ce sacrifice une fois constitué subsisterait-il immuable dans les religions où il a été adopté ? (p. 67)

Néanmoins, en dépit de sa perspective évolutionniste, Loisy venait de trouver un lien entre la question du totémisme et celle des mystères, à travers la thèse de la participation mystique (dans la communion totémique d’une part, mystérique d’autre part) : la communion chrétienne n’est pas loin. Simultanément en effet, en 1913, paraissent une série d’articles consacrés aux cultes à mystères dans l’Antiquité païenne : « Les mystères païens et le mystère chrétien », « Dionysos et Orphée », « Les mystères d’Éleusis », « Cybèle et Attis », « Isis et Osiris », « Mithra »11. Le mystère chrétien ne diffère guère en son origine du mystère païen, et c’est bien ce que Loisy entend démontrer. Il faut croire que le sujet l’intéresse de plus près encore que les rites australiens, puisque le volume entier, Les mystères païens et le mystère chrétien, paraît en 1919 avant l’Essai sur le sacrifice. Loisy se défend pourtant d’avoir quitté la question du sacrifice : selon lui ces mystères « puisent dans le plus vieux fond » de ce qu’il appelle les religions nationales, ce fond étant le culte des dieux morts et ressuscités tels que les a décrits Frazer (mort et résurrection de l’Esprit du blé mises en scène dans les premiers sacrifices de l’humanité). D’autre part les mystères païens conduisent au mystère eucharistique, et forment la transition du sacrifice grec au sacrifice chrétien12. Au-delà du christianisme, l’évolution historique dessine la perspective du nécessaire renoncement à l’eucharistie, vers une forme nouvelle de participation « mystique » au social : vers la religion, au singulier13. La guerre, ensuite, interrompt la publication de la revue14. L’Annuaire du Collège de France nous restitue cependant le parcours complet : les leçons se distribuent en conférences de synthèse et études sur documents. La méthode est d’abord celle de la critique historique et philologique, qui cependant n’est pratiquée de première main que pour les textes bibliques et leur environnement15. « Sur le sacrifice, il manquait d’assurance : on eût dit qu’il prévoyait des objections, craignait un contradicteur. Son langage trahissait souvent de la gêne et de l’embar-

11. On peut ranger sous la même rubrique des mystères un article de la troisième livraison de 1913, « De quelques arguments contre l’historicité de la passion », et un article de P. Sayntives, « Les origines liturgiques du miracle de l’eau changée en vin ». 12. RHLR 4/1 (1913), p. 18 : « Nous ne quitterons pas d’ailleurs le thème du sacrifice. […] Tous ces mythes sont des théories du salut, et ils sont coordonnés aux rites par lesquels le salut s’opère. Les mystères nous apprendront beaucoup de choses touchant le sacrifice et les idées qui s’y rapportent ». 13. La Revue bleue du 7 février 1914 publie un article de synthèse récapitulative : « Le régime du sacrifice dans les différentes religions ». 14. En 1920, la RHLR accueillera un article de Robert Lawson, « L’eucharistie dans saint Augustin » ; en 1921, L. Coulange y publie « Réaction contre le ‘consubstantiel’ », p. 481-512. 15. Cf. le tiède jugement de F. Sartiaux sur les leçons de religion grecque (dans Alfred Loisy, sa vie, son œuvre, p. 196) : « M. Loisy avait pris sa documentation dans les meilleures ouvrages des spécialistes […], dont il avait tiré des résumés clairs et concis, neufs parfois dans l’interprétation de quelques détails. Mais peu au fait de la littérature grecque, qu’il abordait pour la première fois dans des lectures de seconde main... ».

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Loisy et ses études sur le sacrifice ras. Il ne retrouvait son ancienne facilité de parole que sur le terrain chrétien »16. Les années 1909 et 1910 furent consacrées à la religion d’Israël, avant puis après la charnière de la réforme de Josias et de la captivité de Babylone ; puis vint l’étude du sacrifice chez les autres peuples sémitiques (Phéniciens, Carthaginois, Arabes antéislamiques et Musulmans), enfin en Babylonie, en Assyrie et en Égypte. Durant l’année 1911, Loisy se penche sur les sacrifices des peuples réputés aryens, Perses, Grecs anciens, puis Rome l’année suivante. La question des mystères païens et du mystère chrétien est abordée dès cette même année 1912 ; elle est suivie, pour l’année 1913, d’une excursion vers l’Inde védique et la Chine, que Loisy étudie d’après des traductions récentes de documents originaux, distinguant différentes sortes de sacrifices et « leur objet primitif », notamment « sacrifices conjuratoires ». « Attention spéciale a été donnée à l’économie de cette religion [chinoise], où l’organisation civile et politique, la vie de la nature et le culte religieux sont étroitement unis ». Les deux années suivantes (1914 et 1915) traduisent la grande plongée dans l’inconnu, c’està-dire l’abandon de la critique philologique ou du travail sur documents originaux, fussent-ils traduits, et l’exploration de la littérature ethnographique ; elles élargissent encore le cercle, vers les « anciens peuples de l’Amérique et chez les non-civilisés » que sont notamment les Arunta d’Australie, auprès de qui on ne trouve à distinguer que des « rites totémiques, rites d’initiation, rites funéraires ». « Il ne se rencontre parmi ces rites aucun sacrifice proprement dit, mais des pratiques qui, dans une religion plus évoluée, pourraient acquérir la forme et la signification de sacrifices ». Cette exclusion présuppose une définition : presque à son insu, Alfred Loisy n’a jamais abandonné l’idée, fondée sur l’usage de la langue, que le sacrifice est un don et qu’il présuppose un destinataire, sinon divin, du moins surnaturel, plus ou moins personnifié. Les contours d’un « vrai sacrifice » sont en effet dégagés plus nettement, ensuite, chez d’autres « primitifs » un peu plus avancés, en Mélanésie ou en Afrique Noire17. Enfin les auditeurs sont conviés à ce feu d’artifice de l’économie sacrificielle que sont les rituels du Mexique précolombien : Loisy y aura sans doute retrouvé, aussi, le support des textes interrogés comme tels. Ici s’arrête le tour du monde du sacrifice. Les années 1915 et 1916 comprennent simultanément deux séries de leçons, la première offrant une synthèse de l’« histoire générale du sacrifice », la seconde bifurquant vers les origines chrétiennes18. L’histoire générale du sacrifice prendra place dans les premiers chapitres de l’Essai historique. II. L’Essai historique sur le sacrifice Cet épais volume, qui paraît chez Nourry en 1920, n’eut aucun succès. « Ce pourrait bien être de tous mes livres celui qui m’a coûté le plus de recherche et de soins. C’est aussi bien l’un de ceux dont on a le moins parlé »19. Une recension élogieuse mais plutôt brève paraît certes en 1921, sous la plume de Prosper Alfaric, dans la Revue d’histoire et de littérature religieuses. Goblet d’Alviella en procure une autre

16. É. Poulat, Alfred Loisy, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 173. 17. Dans le « culte des esprits et des morts dans les îles de la Mélanésie », dans le « totémisme » des Fân ou Pahouins au Congo, dans les rites des afa, confrérie médico-divinatoire des Ewe (Togo), dans la religion des Baganda en Ouganda. 18. À partir de la Lettre aux Galates et des Actes des apôtres (19.21-28). 19. A. Loisy, Mémoires, vol. III, op. cit., p. 393.

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Renée Koch-Piettre à la Revue de l’Histoire des Religions, dès 1920. Mais Loisy eut surtout affaire aux critiques et, pire, au silence. Dans ses Mémoires, il ne se souvient plus que d’un mot élogieux de G. Glotz qui en 1928 évoqua son ouvrage pour l’attribution d’un des prix de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et d’une analyse « assez exacte et même approfondie au point de vue philosophique », émanant d’une revue catholique et s’indignant de la thèse d’une « survivance du magisme jusque dans le sacrifice chrétien »20, c’est-à-dire pointant précisément ce qui avait été pour l’auteur un cheval de bataille. Mais pour l’heure, en 1921, dans un compte-rendu de l’ouvrage de van Gennep sur L’état actuel du problème totémique (Paris, 1920), Loisy se défend d’avoir voulu être (en vérité dès un article de 1914 sur « La cosmogonie des Arunta ») « l’auteur d’une ‘théorie localiste, ancestrale, économique et magique’ du totémisme ». Sa conférence d’introduction pour l’année 1921-22, « De la méthode en histoire des religions »21, tient également lieu d’apologie : on lui reproche l’absence de méthode, une information hâtive et de seconde main, la réduction des faits sacrificiels à une essence, un comparatisme téméraire, une synthèse prématurée où l’histoire entière des religions, et de la pluralité des sacrifices, aurait été étendue sur le « lit de Procuste » de l’« histoire générale du sacrifice ». Les blessures se découvrent à vif dans l’euphémisme et la litote : Et puis, si grande réserve qui s’impose à nous dans l’appréciation de notre œuvre, si cette œuvre a paru de nul intérêt à certaines personnes qui ne s’étaient peut-être pas donné la peine de nous lire, nous avons, en la préparant, appris un assez grand nombre de choses que d’autres ne nous ont point enseignées. Nous avons cultivé ce terrain assez longtemps pour avoir un certain droit de le considérer comme nôtre, et nous ne nous y sentons nullement étrangers. Nous pensons même, à part nous, n’avoir pas seulement étiqueté dans un classement plus ou moins logique les matériaux qui nous ont été fournis de diverses parts, en y ajoutant, pour finir, quelques conclusions morales : il nous semble que notre essai historique ne manque pas tout à fait de réalité vivante ni de philosophie, et que même nos moralités se dégagent assez naturellement de l’histoire pour qu’on ne les puisse accuser d’y être surajoutées.

Qu’en est-il exactement ? À lire F. Sartiaux, l’Essai historique serait pour l’essentiel, de même que les articles sur la religion d’Israël et sur les Mystères, rédigé à partir des notes de cours que lui-même avait prises et mises au net. Sartiaux regrette même que Loisy ait expurgé de ses saillies orales, alourdi de digressions une si fidèle transcription de sa parole. Néanmoins, nous devons accueillir son jugement avec prudence : il a manqué, semble-t-il, la plupart des leçons sur les sacrifices exotiques, et ne paraît pas avoir mesuré, à partir de l’enquête complète, la nouveauté de l’entreprise. Reprochant par exemple à Loisy de s’être surtout attaché, en abordant le sacrifice grec, aux rites les plus primitifs, et d’être resté insensible à l’élévation mystique de certaines philosophies anciennes22, il méconnaît l’usage que l’auteur sut faire des apports de l’anthropologie, et ne voit que sécheresse positive dans son effort de distanciation. Il reste, en somme, muré dans les préjugés de sa culture classique et chrétienne, alors que Loisy n’a pas craint d’aller respirer l’air du large. Mais ces

20. Ibidem. 21. RHLR (1922), p. 13-37. 22. É. Poulat, Alfred Loisy, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 196 sq.

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Loisy et ses études sur le sacrifice réticences n’empêchent pas Sartiaux de reconnaître l’envergure de la synthèse.23 Nous avons affaire en effet à une monographie très abondante, nourrie d’une foule de descriptions concrètes et procédant (à la mode de Frazer) par juxtaposition de traits semblables dans des cultures différentes, réunies chaque fois sous l’angle d’un type particulier de sacrifice. On trouve même aujourd’hui le plus grand profit à s’instruire dans cette somme qui sera restée unique dans les annales de l’histoire des religions : généreuse, attentive au détail des gestes rituels, et ne connaissant pas encore les entraves de l’incomparable. Considérons le plan de l’ouvrage : la monographie s’ouvre sur trois chapitres généraux, où nous avons déjà noté que le sacrifice est devenu, par jeu sur l’étymologie latine du mot, l’« action sacrée », c’est-à-dire en somme la religion tout entière telle qu’elle est observable à travers les gestes qui la constituent, et qui ne seraient que la projection, la représentation figurée (autrement dit symbolique) de la vie intérieure des individus conduits à se représenter les relations sociales dont se tisse leur existence. Il faut avouer que cette définition trop englobante (« Le sacrifice n’est pas une espèce, c’est un genre de rites qui comprend un grand nombre d’espèces ») procède d’un double escamotage : d’abord, Loisy ne semble pas reconnaître, ou même n’est pas conscient qu’il se limite en vérité fort souvent à l’usage commun du mot sacrifice, où sacrifice égale don (don de soi notamment) ; d’autre part, il semble oublier en cours d’ouvrage la définition subsidiaire qui apparaît en page 5 : « … on peut dire que le sacrifice est une action rituelle, – la destruction d’un objet sensible, doué de vie ou qui est censé contenir de la vie [nous soulignons] – moyennant laquelle on a pensé influencer les forces invisibles, soit pour se dérober à leur atteinte lorsqu’on les a supposées nuisibles ou dangereuses, soit afin de promouvoir leur œuvre, de leur procurer satisfaction et hommage, d’entrer en communication et même en communion avec elles ». Le sacrifice, implicitement don, ne saurait, selon cette dernière définition, se confondre avec une simple offrande inanimée. Il serait toujours abandon d’une vie. D’où sans doute l’intérêt de Loisy pour la « communion totémique » : l’aliment (sous la forme à vrai dire pré-sacrificielle d’un partage collectif) y est vie à laquelle l’individu est amené à participer. Mais le don de vie est simultanément, dans la double finalité du sacrifice, accroissement de vie : ou bien il écarte un danger (purification, expiation), ou bien son orientation positive rapproche le sacrifiant des puissances pourvoyeuses de vie (consécration, initiation, hommage). Autre limite de l’ouvrage : malgré le sérieux de la documentation (la variété des cultures abordées cachant la relative pauvreté de la documentation afférente à chacune, et les sources, sauf en ce qui se rapporte au judaïsme, au christianisme et aux mystères, n’étant jamais critiquées en elles-mêmes, mais toujours tenues pour une information valide), malgré aussi une dévotion à Frazer, dont la Revue d’histoire et de littérature religieuses examine fidèlement les amplifications ou traductions successives du Rameau d’or, la perspective historiographique d’Alfred Loisy reste largement franco-française. Il s’enthousiasme à l’occasion de retrouver chez un auteur germanophone ses propres idées24 ; mais, en-dehors du protestantisme kantien de quelques

23. Ibidem, p. 197 : « Cette vaste construction, d’une belle ordonnance, très riche de matière et d’idées, est le plus bel effort de synthèse de M. Loisy. Elle témoigne de l’étendue, de la liberté, de la précision de sa pensée, lorsqu’elle poursuit sans passion ni préventions un objet positif ». 24. Cf. la découverte de Reitzenstein et de son approche des mystères antiques, É. Poulat, Alfred Loisy, sa vie, son œuvre, p. 205 sqq. Plus tard, la découverte de W. Schmidt (ibidem, p. 210).

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Renée Koch-Piettre Allemands, ce qu’il critique (p. 110 n. 1), c’est par exemple la généralisation du totémisme opérée par Salomon Reinach25 ; ou bien la thèse de Hubert et Mauss sur le sacrifice comme « procédé » de communication entre monde profane et monde sacré : ce mot « procédé » serait de trop, car la communication existe, selon Loisy, non simplement par l’opération sacrificielle, mais de manière permanente ; l’opération sacrificielle est « mystique », c’est-à-dire figurée, elle transpose dans une action singulière des relations que « la pensée religieuse postule dans l’univers ». De même, Loisy critique Durkheim, dont (p. 95 n. 2) la reconnaissance de « ce fait important » que « l’action sacrée […] est un sacrement effectif et conservateur de l’unité sociale » l’a pourtant vivement intéressé : la religion à ses yeux ne procède pas mécaniquement de la réalité sociale, elle procède d’un « effort pour s’affermir dans la vie » qui est d’abord moralement présent en chaque individu. Mais de grands devanciers paraissent quasi ignorés, non qu’ils l’aient été en effet, mais ils ne sont ni discutés ni même cités, comme si la nécessité de les aborder en langue étrangère les avait constitués en documentation première : il semble que Loisy ne connaisse, par exemple, l’ouvrage essentiel de Robertson Smith sur la religion des Sémites qu’à travers Wellhausen, des encyclopédies (il cite abondamment Hastings)… et les propres détracteurs de son Essai, après la publication de l’ouvrage26. Peut-être ce grand devancier ne lui aurat-il servi qu’à privilégier hardiment le rite ou, subsidiairement, à faire de l’islam une continuation des religions païennes de l’Arabie (p. 107) et à l’écarter, par là même, de l’évolution historique (en quoi Loisy se range à l’avis de beaucoup de ses collègues d’alors) : l’approche des monothéismes en général se réduit d’ailleurs quasiment, sauf au dernier chapitre, à la recherche des survivances païennes jusqu’à l’intérieur du judéo-christianisme. Quant à Sigmund Freud, Alfred Loisy ne paraît pas avoir noté son Totem et tabou, contemporain des Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim (1912), et ce sont d’autres théoriciens allemands de la psychologie religieuse qui le retiennent27. La typologie des sacrifices (chap. iv à xi) mériterait commentaire. Dans sa leçon sur la « Méthode », Loisy explique qu’il entendait procéder du plus simple au plus complexe. Entendons plutôt qu’il montre progressivement réunis les ingrédients nécessaires à un sacrifice : d’abord, un destinataire, mort que l’on continue à nourrir, puis ancêtre (chap. iv), puis esprit (chap. v), puis dieu (chap. x), enfin l’humanité (le Christ se sacrifie pour lui procurer la vie éternelle) ; au plan fondé sur l’évolution de l’ingrédient « destinataire » se superpose un second plan qui se distribue en diverses formes de recherche d’une maîtrise « magique » sur les forces de vie (divination, alliance, fondation, initiation enfin qui introduit notamment aux mystères de l’immortalité). Mais ce plan composite n’est pas bien clair28. C’est dire que le moteur véritable est à chercher ailleurs.

25. Lorsque, dans « Le culte des Halae et le druidisme », Revue archéologique II (1913), p. 95 et p. 114, il fait succéder au totémisme les sacrifices humains des sociétés agricoles (la sacralité des animaux n’étant plus qu’un souvenir, on leur substitue des hommes, qui conservent cette sacralité). 26. RHLR (1921), p. 141-144 : « J’ai essayé de voir ce que signifiait au juste le chameau de saint Nil, dont la bosse prestigieuse étendait naguère une ombre inquiétante sur toute l’histoire des religions ». 27. J. H. Leuba, A psychological study of religion, Macmillan, New York 1912, cf. RHLR V (1914), p. 9496. 28. Dans son compte-rendu de la RHLR (1921), Prosper Alfaric établit assez péniblement des liens d’un chapitre à l’autre, à coup de « on ne saurait classer […] seulement décrire […] dans l’ordre de leur apparition […] », etc.

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Loisy et ses études sur le sacrifice Le moteur, c’est la perspective évolutionniste en général. Citons Goblet d’Alviella, qui dans son compte-rendu29 entre nettement dans les vues de Loisy : il voit dans l’Essai « presque un traité complet de l’évolution religieuse »30. Au vrai, l’exposé de cet évolutionnisme est d’une répétitivité et d’une insistance fastidieuses, comme une sorte de doublure du plan typologique. Pas un chapitre, pas un sous-chapitre – nous exagérons à peine – où le propos ne nous mène des « naturels » australiens, chez qui le sacrifice n’existe qu’en ébauche puisqu’il n’y a pas encore de destinataire divin, aux rites de saison, puis aux religions nationales, puis aux mystères païens, enfin à l’eucharistie chrétienne, laquelle, en nombre de pages, se taille souvent la part du lion. Le dernier chapitre enfin reprend cette évolution en la compliquant d’une autre manière : il isole en effet, après les religions relevant de la littérature ethnographique, d’une part les religions des empires périphériques (par rapport à l’Europe), d’autre part les religions que nous appellerons, grosso modo, aryennes, enfin les religions sémitiques qui permirent de dépasser la magie. Il faut enfin reprocher à Loisy, et simultanément admirer, l’optimisme rationaliste de sa conclusion. Le sacrifice est stigmatisé comme « un gaspillage insensé de biens et de vies », une « illusion tenace », qui n’est pas devenue plus vraie pour avoir évolué : Car, note Goblet d’Alviella, il y a tout autant de magie à prétendre émouvoir la divinité par une prière, obtenir l’immortalité bienheureuse et entrer dans la communion de l’Être suprême par le moyen d’un sacrement, qu’à vouloir produire un phénomène naturel par la vertu d’une incantation et d’une mimique quelconque.

Pourtant, aux yeux de Loisy le sacrifice ne doit pas être condamné, parce qu’il a permis la confiance dans la vie : il est seulement destiné à disparaître avec les progrès de la raison. « Que restera-t-il alors de la religion ? », interroge encore Goblet d’Alviella. « Cette disparition entraînera celle des religions elles-mêmes, en tant que fondées sur l’admission du surnaturel » mais la religion survivra, en tant que confiance dans la vie, lien social, lieu du dévouement. « Ici l’auteur […] passe directement de l’étude objective des phénomènes religieux à un acte de foi dans l’avenir de la religion ramenée au rôle de facteur social » : « la religion est la conscience que les sociétés ont prises d’elles-mêmes […] le respect du droit […] le respect de l’humanité ». III. De l’eucharistie à la religion de l’humanité Nous sommes alors en 1920. Loisy a publié, en 1919, une petite plaquette saluant « La Société des Nations et la religion de l’humanité » dont les principes viennent d’être posés par le président Wilson. Cet optimisme évolutionniste s’appuie désormais sur les deux violons d’Ingres que Loisy aura conservés de son excursion parmi les religions du monde : l’étude du sacrifice eucharistique, et l’apologie du sacrifice de soi dans la religion de l’humanité. Ces deux questions sont solidaires, la première est contenue dans la seconde et en constitue le noyau religieux.

29. RHLR 82 (1920). 30. Selon Goblet d’Alviella ce trait marquerait un grand progrès par rapport à Tylor, Lubbock, A. Réville. « Le sacrifice magique est devenu le service des dieux », « les fêtes saisonnières se rattachent aux sacrifices destinés à seconder ou à provoquer les opérations de la nature », « la poursuite d’avantages matériels dans les initiations des mystères antiques est devenue une économie de salut et une garantie d’immortalité », bref « l’évolution du sacrifice est en rapport avec celle des êtres surhumains ».

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Renée Koch-Piettre Le sacrifice eucharistique, auquel aboutissaient la plupart des sections de l’Essai, est l’objet d’une approche érudite et pénétrante notamment dans La naissance du christianisme, paru en 1933. Il nous importe de voir ce qu’Alfred Loisy tâche de démontrer : il semble que son souci soit d’établir que la conception « magique » de la transsubstantiation effective (et la magie est, pour Loisy, aux antipodes de la religion dans l’évolution de l’humanité) n’affecta pas d’emblée le sens de la communion eucharistique31, et que d’ailleurs il y eut des chrétiens pour ne pas s’engager dans cette voie : ceux peut-être qui suivirent ou auraient pu suivre l’évangile de Jean. Dans ce dernier en effet, le récit du dernier repas (Jn 17) traite l’eucharistie, selon le sens premier du mot, en prière d’action de grâces, où Jésus officie en souverain mystagogue qui, ayant réalisé lui-même l’œuvre du salut, loue Dieu pour cet accomplissement […] mais ne dit mot du pain et du vin, ni de la commémoration à faire (p. 301).

L’assimilation du pain et du vin à la chair et au sang de la passion se situe ailleurs dans cet évangile, après le discours sur le pain de vie, sous forme d’un commentaire à l’usage des disciples (Jn 6, 51b-58) : Et le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde. Si vous ne mangez la chair du Fils de l’Homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous-même. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle.

Loisy commente à son tour : [Le pain et la coupe eucharistique] sont cela vraiment, mais il le faut entendre mystiquement, spirituellement : ce n’est pas chair qu’on mange ni sang qu’on boit, en commémorant dans la cène la mort du Christ, c’est à l’esprit de Dieu et du Christ que l’on participe. Grande leçon que les théologiens de l’âge de fer ont cessé de comprendre.

Cette eucharistie de reconnaissance et de communion adoucit par l’effusion dans l’amour ce que l’offrande a pu présenter souvent de sacrifice, précisément, c’est-àdire d’effort sur soi et de renoncement. Nous retrouvons l’amour dans la religion de l’humanité. La réflexion sur l’avenir de la religion ou la religion de l’avenir paraît commencer à l’occasion de la Grande guerre. Loisy y médite sur le sacrifice à la patrie, qui réunit dans la même mort croyants et athées, seul reste de religion pour beaucoup, et sur sa version satanique, « une idolâtrie, une autolâtrie, qui est toute prête à sacrifier à sa

31. « La prière eucharistique a été, dans les premiers temps, une effusion de reconnaissance, à l’occasion d’un repas commun, pour le don du salut, qui était la participation au prochain règne de Dieu, don qui s’ajoute au bienfait de la Création ; le Christ était censé être présent en esprit au simple appel des siens, et le repas était sacré, les éléments en étant comme consacrés par la prière d’actions de grâces. Puis l’idée naquit spontanément, sous l’influence générale des cultes de mystère, d’une communion mystique au Christ dans les éléments de la cène, et cette communion s’entendit par rapport au Christ mourant pour la justification des hommes, afin de ressusciter pour leur glorification : le repas se réduit alors à un acte tout rituel et symbolique, autour duquel se développe une véritable liturgie. Finalement l’idée de la communion sacrificielle aboutit, vers la fin du second siècle, à faire considérer les éléments de la cène comme une oblation que l’on priait Dieu de rendre pleine de vertu spirituelle moyennant l’assimilation au corps et au sang de Jésus. Mais le rituel de la cène ainsi agrandi restait, encore et toujours, essentiellement une action de grâces prononcée sur le pain et sur la coupe, si bien que, nonobstant l’évolution de la foi mystique et de la doctrine théologique, il tient encore à son point de départ, les prières juives d’actions de grâces sur le pain et le vin » : A. Loisy, La naissance du christianisme, É. Nourry, Paris 1933, p. 314.

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Loisy et ses études sur le sacrifice propre gloire, à l’accroissement de sa puissance, tout le reste de l’humanité … la religion de la patrie allemande »32. Critiquant un roman de Bourget, Le sens de la mort, il fustige la conception d’un « sacrifice qui est presque un jeu de société » par rapport au dévouement vrai, qui ne cherche pas la récompense de l’immortalité, mais qui obéit au sentiment d’un devoir excluant l’intérêt propre, d’une espérance qui concerne le bien public, le salut de la communauté33. Et cette réflexion le ramène, avec La religion (1917), à ce singulier essentiel qui, intégrant la raison, lui tient lieu du fil blanc de la science appelé selon Frazer à supplanter progressivement, dans le tressage de l’évolution humaine, le fil rouge de la religion et le fil noir de la magie. Il faudrait citer ici tout entières deux pages (62-64) sur le sacrifice dans la religion : Ce n’est pas sans raison que le langage moderne emploie, pour désigner ce don de soi dans l’accomplissement du devoir, le mot dont la religion se servait pour signifier l’acte central et souverainement efficace du culte, l’offrande moyennant laquelle était censée garantie la sécurité de tous et de chacun par la protection de divinités satisfaites […] L’âme du sacrifice est l’amour, par lequel sont rendus possibles et même relativement faciles tous les renoncements nécessaires.

À la veille de la seconde guerre mondiale, qu’il eut le bonheur de n’avoir pas à vivre, Alfred Loisy revint avec moins d’optimisme sur le même idéal : « Nous parlons du don de soi comme la forme autant dire naturelle et nécessaire de la vie en l’Esprit, la lutte contre l’égoïsme se définissant en une véritable abnégation de soi […] Contrainte de l’animalité avec ses appétits, pour que l’Esprit règne dans l’humanité : tel est le sacrifice dont nous parlons ». Or il existe désormais un contre-modèle, une sorte d’inversion terrifiante de ce dévouement idéal : « Au prix de quels sacrifices de tout ordre, y compris l’ordre de la raison, mais à commencer par l’ordre matériel de l’existence, les régimes hitlérien, fasciste et soviétique ne vendent-ils pas le salut – fort aléatoire et discutable – qu’ils promettent ? » (La crise morale du temps présent et l’éducation humaine, Paris, 1937). Et déjà, de sa propre attitude, la critique lui renvoie une image caricaturale, lui reprochant une « doctrine de caractère mystique, supra-intellectuelle, supra-scientifique, qui s’achève par une apologie du sacrifice, ‘pain quotidien de la vie sociale’, qui peut seul garantir l’avenir des sociétés et de l’humanité ». Mais il n’en démord pas : « Le sacrifice est la loi fondamentale des sociétés humaines, et la perfection du sacrifice n’est réalisable que dans la religion parfaite ». « L’amour-dévouement […] seul est immortel »34. Conclusion Il doit exister un lien, qu’il faudrait pouvoir établir dans le détail des témoignages, entre l’Essai historique sur le sacrifice et l’Essai sur le don de Marcel Mauss (paru en 1923-1924). La grande erreur de Loisy aura sans doute été son obstination à étendre les données anthropologiques, parmi lesquelles il avait exploité surtout l’idée de participation, sur le « lit de Procuste » d’un sacrifice-don, un sacrifice dévouement à l’intérêt collectif, directement hérité de la passion du Christ et de l’eucharistie. Cette erreur fut magistralement démontrée par l’essai de Mauss, qui opérait le décentre-

32. A. Loisy, Guerre et religion, É. Nourry, Paris 1915, p. 90. 33. A. Loisy, Mors et vita, É. Nourry, Paris 1917. 34. A. Loisy, Autres mythes. À propos de la religion, É. Nourry, Paris 1938, p. 109.

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Renée Koch-Piettre ment nécessaire à l’approche ethnographique jusque sur cette notion moralisée et déritualisée du don. La pugnacité d’Alfred Loisy s’est concentrée sur son approche historique du catholicisme comme religion encore entachée de « magisme » en son cœur eucharistique, et appelée à être dépassée dans une religion de l’humanité. Le rite sacrificiel n’était à ses yeux qu’une survivance : n’avait-il pas entièrement disparu de la religion juive ? Il devait se résoudre en dévouement. Mais nous pouvons créditer l’excommunié de sa dévotion optimiste à l’humanité : et sur ce plan on ne saurait nier qu’il est resté, à sa manière, “catholique”.

DOCUMENT ANNEXE Ce n’est pas sans raison que le langage moderne emploie, pour désigner ce don de soi dans l’accomplissement du devoir, le mot dont la religion se servait pour signifier l’acte central et souverainement efficace du culte, l’offrande moyennant laquelle était censée garantie la sécurité de tous et de chacun par la protection de divinités satisfaites. […] La part des dieux dans le sacrifice rituel était déjà constituée par une sorte de renoncement, et l’on sait que cette part a souvent compris l’immolation de victimes humaines, censée requise pour le bien commun. Aberrations couvertes du voile sacré de la religion, dons superflus et privations sans utilité véritable : le motif de ces coûteuses folies était la propitiation des puissances dont était supposé dépendre le destin de leurs adorateurs ; par conséquent c’était l’intérêt de la collectivité, religieusement compris, et que l’on pensait assurer religieusement. Morale encore trouble et basse, mais morale pourtant […]. De là vient que, dans nos sociétés plus ou moins dégagées du mécanisme rituel, le nom de l’action proprement sacrée, de l’offrande vouée aux dieux, […], s’est appliquée au don de soi […]. Ce sacrifice moral s’est en quelque façon substitué au sacrifice rituel, désormais relégué au second plan, s’il n’a complètement disparu. Le dévouement est la véritable action sacrée, et ce sacrifice-là ne sera jamais abrogé, parce qu’il est la forme essentielle du devoir social, la condition sans laquelle aucune société humaine ne pourrait subsister, et qui devient plus profondément indispensable à mesure que la société veut réaliser un idéal plus parfait. […] Le sacrifice de soi demeure l’acte religieux par excellence […]. L’âme du sacrifice est l’amour, par lequel sont rendus possibles et même relativement faciles tous les renoncements nécessaires. L’amour dont il est question est un sentiment religieux. [...] Le dernier mot de l’idéal humain est l’amour35.

35. A. Loisy, La religion, É. Nourry, Paris 1917, p. 62-64 et 68.

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LOISY ET L’ÉTUDE DU MILIEU JUIF AU TEMPS DE JÉSUS André Lemaire École Pratique des Hautes Études, Paris

Pour ceux qui connaissent la bibliographie d’Alfed Loisy, le titre de cette conférence est quelque peu surprenant. En effet, celui dont nous célébrons la mémoire n’a pas consacré de livre spécial, de synthèse structurée, à l’étude du milieu juif au temps de Jésus. Cependant ce thème de recherche ne lui est pas étranger : outre de nombreuses remarques plus ou moins développées dans ses commentaires bibliques, ainsi que dans ses articles, c’est surtout dans son livre La religion d’Israël, principalement dans sa troisième édition « revue et augmentée » de 1933, plus précisément dans les chapitres vii à ix, avec les titres « Le judaïsme légal », « Le messianisme » et « La crise messianique », qu’il nous présente sa vision synthétique du milieu juif vers le tournant de notre ère. Dans un premier temps, nous allons essayer de caractériser l’approche de Loisy en recherchant les sources anciennes qu’il a exploitées, les études contemporaines qu’il a utilisées et en comparant son approche à celle de son contemporain, M.-J. Lagrange. Ensuite, nous comparerons cette approche et cette synthèse aux recherches actuelles caractérisées à la fois par de nouveaux documents et par une appréciation différente de certaines sources anciennes. I. L’approche de Loisy Avant toute recherche détaillée des sources utilisées concrètement par Loisy, il importe d’être attentif à ce qu’il dit lui-même pour caractériser son approche dans l’avant-propos de la troisième édition de La religion d’Israël. Il y met essentiellement en valeur trois aspects : 1. D’abord, son approche de l’histoire est essentiellement religieuse. Il réagit contre ce qu’il appelle « une interprétation exagérée du rôle de la science dans le développement humain » (p. 9). Pour lui, même si « les religions sont les bégaiements de l’idéal humain », « cet idéal, en tant qu’il comporte sincérité, respect, bonté, admiration, est religieux, comme l’est aussi bien toute connaissance assez approfondie pour prendre conscience de ses limites et pressentir l’au-delà qui la domine » (p. 9). Il n’est visiblement que très peu intéressé par l’histoire politique, sociale ou économique. S’il s’y réfère de temps à autre, parce que le texte biblique ou le thème abordé l’y oblige en quelque sorte, il ne s’y attarde point. Cela est particulièrement vrai pour les références au monde juif du tournant de notre ère. 2. Sa recherche historique sur la religion d’Israël se caractérise par « sa coordination réfléchie et directe à une étude sur les origines du mouvement chrétien, dont

. Cf. É. Poulat, Alfred Loisy, sa vie, son œuvre, par Albert Houtin et Félix Sartiaux, CNRS, Paris 1960, p. 304-324. . Cf., par exemple, A. Loisy, La religion d’Israël, É. Nourry, Paris 19333, p. 279-280, 297-298, 306-310.

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André Lemaire elle sera comme le préambule » (p. 6). Pour lui, même si « le christianisme n’est pas une simple suite du judaïsme », « l’histoire du judaïsme supporte en quelque façon l’histoire des origines chrétiennes » (p. 6) ; même si « assurément le judaïsme est, pour l’historien, autre chose que la préface du christianisme », « l’histoire de la religion israélite fait introduction à celle des origines chrétiennes » (p. 6). Il n’est donc pas étonnant, dès lors, que son étude du milieu juif au temps de Jésus ait été, en quelque sorte, à la fois soutenue et limitée par ses recherches sur les origines du christianisme. 3. Enfin, au point de vue de la méthode, on pourrait dire que Loisy est un historien « classique » mais « ouvert » : il réaffirme dans sa troisième édition ce qu’il avait déjà écrit dans la deuxième : « aucune science ne peut suppléer au défaut de ce qui est la matière de l’histoire, à savoir les témoignages et les faits attestés » (p. 10). Cependant, face aux « méthodes récentes qui seraient désormais à suivre dans les recherches d’histoire religieuse : méthode comparative, méthode anthropologique, méthode sociologique, méthode psychologique […] il importe de n’ériger pas en système absolu telle ou telle de ces méthodes particulières […]. Elles sont à employer toutes, simultanément ou alternativement selon les occurrences » (p. 10-11). En fait, ses commentaires semblent surtout refléter la bonne « vieille méthode de critique littéraire » (p. 10) basée sur une étude détaillée des textes. Ces trois aspects conscients de l’approche d’Alfred Loisy doivent être confrontés à ce que nous lisons dans ses écrits concernant le milieu juif au temps de Jésus. 1. Quelles sont les sources anciennes utilisées par Loisy ? Il n’est pas toujours facile de répondre à cette question car un certain nombre de publications de Loisy ne comportent pas de références bibliographiques précises tandis que, dans d’autres, elles restent limitées. Bien que Loisy lui-même semble avoir considéré son étude sur La religion d’Israël comme une « œuvre de vulgarisation » (p. 5), cette dernière comporte, heureusement pour nous, un nombre non négligeable de références bibliographiques en bas de page, références qui nous aident à saisir comment il a travaillé. Les sources primaires auxquelles se réfère Loisy sont toutes des textes. Il ne semble y avoir aucune référence à l’archéologie matérielle. Ces textes de référence peuvent être regroupés en plusieurs catégories : 1. Il y a d’abord, comme c’est normal, les nombreuses références aux livres de la Bible hébraïque, en particulier dans le chapitre vii : « Le judaïsme légal », avec de nombreuses références au Pentateuque. 2. Il y a ensuite les références classiques aux deutéro-canoniques : Tobie (p. 246, 267, 293-294), Ecclésiastique (p. 256 ; 291 ; 297 ; 304), Sagesse (p. 257 ; 286-287), Judith (p. 267), i et ii Maccabées (p. 286-287 ; 299 ; 311). 3. Il y a aussi, comme on pouvait s’y attendre surtout pour le premier siècle, de nombreuses références au Nouveau Testament, en particulier, à l’Apocalypse (nombreuses références), aux Actes des Apôtres, aux évangiles, aux épîtres de Jacques, de Pierre et de Jude. Sauf 1 Corinthiens 15 (p. 176-177 ; 288) et 2 Corinthiens 12 (p. 287), ainsi que Colossiens 1 (p. 291, n. 2), le corpus paulinien paraît peu utilisé. 4. La littérature chrétienne postérieure est aussi mentionnée plusieurs fois, aussi bien sous des formes considérées souvent comme marginales comme le roman Clémentin (p. 277, n. 3), ou Elchasaï (p. 318), que pour Origène (p. 299) ou Eusèbe de Césarée (p. 294).

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Loisy et l’étude du milieu juif au temps de Jésus 5. En ce qui concerne le tournant de notre ère, on a d’assez nombreuses références à ce qu’on appelle conventionnellement la littérature intertestamentaire, en particulier les livres d’Hénoch (p. 245, n. 1 ; 267-269 ; 275-277 ; 285-288), le martyre d’Isaïe (p. 267), iv Esdras (p. 277 ; 287-288), les Psaumes de Salomon (p. 277-278), l’Assomption de Moïse (p. 287) et l’Apocalypse grecque de Baruk (p. 287). 6. On a aussi, bien sûr, de très nombreuses références à Flavius Josèphe (p. 238, 239, 279-280...) et, plus sporadiquement, à Philon (p. 257, n. 6 ; 295, n. 2 ; 316-317 ; 319). La plupart des autres écrits juifs du tournant de notre ère (pseudo-Aristée, pseudoHécatée, pseudo-Aristobule, pseudo-Phocydide, oracles sibyllins) ne sont présentés qu’une seule fois (p. 305-306), en insistant sur leur caractère pseudépigraphique. 7. Loisy renvoie plusieurs fois aux auteurs classiques et à leur présentation du judaïsme. Ainsi, Plutarque (p. 237, n. 1), Valerius Maximus (p. 294, n. 6), Juvénal (p. 303-304), Tacite (p. 303-304), Marc-Aurèle (p. 304) sont-ils cités, auxquels il faut ajouter Celse, Porphyre et Julien (p. 306). 8. L’épigraphie, au sens large, n’apparaît que sous la forme de quelques très prudentes allusions aux textes, alors tout récemment découverts, de Ras Shamra/Ougarit (p. 254-255, n. 4 ; 273, n. 3), ainsi qu’à la lettre de Claude aux Alexandrins (p. 295). 9. Enfin, la littérature rabbinique ne semble mentionnée que deux fois : une citation de la Mishnah, plus précisément des Pirqé Abot, probablement due à BoussetGressmann, p. 136 (p. 301, n. 1 où il faut corriger 13 en 136) et une référence aux Abot de-rabbi Natan (p. 313, n. 1), visiblement due à Hölscher, p. 221, n. 9. On notera que, bien que Loisy renvoie assez souvent à l’influence iranienne, aucune référence précise à des textes indo-iraniens n’est offerte en notes, seulement des références à la littérature secondaire avec, p. 257, les noms de Bousset, Reitzenstein (cf. aussi p. 277, n. 3 ; 296, n. 1) et Bultmann ainsi qu’Hölscher (p. 257, n. 7 ; 267, n. 2) ou Bousset-Gressmann (p. 318). 2. Travaux contemporains utilisés par Loisy Même s’il reconnaît s’être grandement limité dans les indications bibliographiques, Loisy précise, à la note 1 de la page 6, ses principaux ouvrages de référence où l’on peut facilement distinguer deux groupes : - le plus important est composé de livres allemands, avec les auteurs classiques : R. Smend, B. Stade, E. Meyer, W. Bousset, H. Gressmann, E. Schürer, P. Volz, R. Kittel, G. Hölscher, et H. Gunkel, ainsi que H. Schmidt, M. Haller, W. Staerk ; - le second groupe, beaucoup plus limité, est composé d’auteurs français : Lagrange, A. Lods, ainsi que Kreglinger et C. Toussaint. Ces simples références bibliographiques générales révèlent à quel point Loisy se rattache à ce qu’on appelait la « science allemande » qui dominait alors nettement

. Bien qu’il ne le précise pas, Loisy a pu utiliser Th. Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme, PUF, Paris 1895, p. 143, 165-169, 203-210, 258-259, 292, 308-309, 352-353. . À la note 2, il faut apparemment corriger « adorant » en « intellegunt» : cf. H. Goelzer, Tacite, Histoires II, Les Belles Lettres, Paris 1965, p. 297. . W. Bousset et H. Gressmann, Die Religion des Judentums im späthellenistischen Zeitalter, Tübingen 1926. . G. Hölscher, Geschichte der israelitischen und jüdischen Religion, Giessen 1922.

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André Lemaire l’exégèse biblique et l’histoire des religions. Cette domination est d’autant plus nette que Loisy lui-même ne renvoie à aucune publication en anglais. Bien qu’avec des références bibliographiques encore plus sélectives, cette domination de la référence aux savants allemands est confirmée si l’on examine les références bibliographiques détaillées au bas des pages des chapitres vii à ix. - Du côté allemand, les références à Hölscher dominent clairement aux chapitres vii et viii, avec une référence à Gressmann (p. 243) et plusieurs à Mowinckel (p. 250251, 272, 273, 274) tandis qu’au chapitre ix, les références à Hölscher, toujours aussi nombreuses, côtoient parfois celles à Bousset-Gressmann (cf. aussi auparavant, p. 277, n. 3), ainsi qu’une référence à E. Meyer (p. 311, n. 2). - Les références aux auteurs français sont beaucoup plus rares et offrent quelque surprise : on voit apparaître les noms de Dussaud (p. 235, note 2 ; 273, n. 3), Causse (p. 293), Renan (p. 294, n. 2), S. Reinach et F. Cumont (p. 295, n. 3), ainsi que celui d’Isidore Lévy (p. 316, n. 1). On remarquera aussi que, sans le nommer, Loisy prend implicitement quelque distance par rapport à Renan lorsqu’il conclut qu’« il n’est pas possible de comprendre le christianisme primitif comme une simple variété de l’essénisme » (p. 319). En effet, à la suite de Frédéric ii, il était bien connu que Renan pensait que le christianisme était un essénisme qui avait réussi. Cependant il faut ajouter qu’il s’agit de nuances : Renan lui-même avait utilisé à dessein l’article indéfini « un » (et non l’article défini « le ») pour marquer le lien entre essénisme et christianisme tandis que, de son côté, Loisy, ne niait pas l’importance de l’essénisme pour comprendre le mouvement chrétien (p. 320, cf. infra). En fait, dans cette littérature secondaire, du côté allemand, on est étonné de la totale absence de référence détaillée à l’ouvrage monumental d’Emil Schürer, Geschichte des jüdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi. Cette absence est probablement significative du centre d’intérêt de Loisy qui n’est pas attiré par l’histoire générale, politique, économique et culturelle, mais plus précisément et presque uniquement par l’histoire religieuse. Plutôt que le livre fondamental d’histoire générale, y compris des institutions et des idées, de Schürer10, Loisy préfère utiliser comme référence essentielle le livre de Hölscher, clairement centré sur la religion, ainsi que, occasionnellement, celui de Bousset-Gressmann11, tous deux ayant aussi l’avantage d’être plus récents. Cette référence aux savants allemands a parfois été mal interprétée. Cependant dans le contexte de l’époque, elle était tout à fait naturelle comme le reconnaît un autre grand exégète de cette époque, M.-J. Lagrange, dont je ne résiste pas au plaisir de lire le début d’une longue note de son livre M. Loisy et le modernisme12 :

. Par compraison, la bibliographie de M.-J. Lagrange, Le judaïsme avant Jésus-Christ, Gabalda, Paris 19312, p. xx-xxiii, est plus importante et comprend quelques publications anglaises. Cependant la domination de la science allemande y est tout aussi évidente avec l’insistance sur le caractère irremplaçable de la synthèse de Schürer, une présentation élogieuse de Bousset-Gressmann et aussi la mention de Hölscher. . Cf. A. Dupont-Sommer, Les écrits esséniens découverts près de la mer Morte, Payot, Paris 19643, p. 2223 ; S. Wagner, Die Essenerforschung im 19. Jahrhundert, Leipzig 1957. . Leipzig 1898-19013, 19094. 10. Cela n’empêche pas Loisy d’avoir une très haute opinion des volumes de Schürer dans lesquels il reconnaît un « ouvrage capital » : A. Loisy, Les évangile synoptiques I, Ceffonds 1907, p. 203, n. 1. 11. Die Religion des Judentums, Tübingen 1926. 12. Paris 1932, p. 236-237, n. 2.

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Loisy et l’étude du milieu juif au temps de Jésus C’est une question tout à fait accessoire que celle de savoir ce que M. Loisy doit aux Allemands. Je commence par déclarer que ma propre dette est grande, mais je crois pouvoir dire que je ne me suis jamais laissé remorquer par leur dernier bateau. C’est ce qu’on reprochait à M. Loisy, un peu à tort et à travers, et il en a été visiblement très agacé, surtout quand l’insinuation venait d’un Duchesne, car c’est de lui qu’il interprète l’ana de Mgr Baudrillart : « M. Loisy sait beaucoup de choses, et en cela c’est un savant. Mais est-ce un savant original ? À cela je pourrais vous faire la réponse qu’un grand savant, à qui on posait la même question sur le même personnage, s’obstina à faire sans vouloir en démordre : M. Loisy sait très bien l’allemand » (iii, 84). Duchesne est censé avoir parlé par dépit, espérant que Loisy n’arriverait pas au Collège de France. Si l’on entendait cette méchanceté dans ce sens que Loisy n’est qu’un vulgarisateur de la critique allemande, rien ne serait plus faux. Sa pénétration intellectuelle s’est exercée directement sur les problèmes, il s’est rendu compte de tout, a proposé nombre de solutions personnelles qui témoignent d’une subtilité originale...13

Du coté de la littérature secondaire française, on reste très étonné de l’absence totale de référence détaillée, ne serait-ce que pour le discuter, aux ouvrages de Lagrange. En effet, si son livre Études sur les religions sémitiques14 est bien mentionné au début de la bibliographie de l’introduction (p. 6, n. 1), son influence semble avoir été pratiquement nulle. Surtout pour les périodes plus récentes du milieu juif au tournant de notre ère, Loisy, dont les chapitres viii et ix s’intitulent « Le Messianisme » et « La crise messanique » aurait pu au moins citer le livre de Lagrange Le messianisme chez les Juifs (150 av. J.-C. à 200 ap. J.-C.)15 ainsi que l’ouvrage qui l’a ensuite, en partie, remplacé16, Le judaïsme avant Jésus-Christ, dont la deuxième édition date de 1931. Il faut dire que, de son côté, Lagrange évite volontairement de citer Loisy17 et qu’il vient de publier, en 1932, un volume intitulé Loisy et le modernisme18 qui en dit long sur son opposition systématique à son collègue du Collège de France. Ce phénomène est à première vue très étonnant du point de vue strictement scientifique mais B. Montagnes nous aidera probablement à le replacer dans son contexte historique. Indépendamment des relations fort difficiles et fort complexes de ces deux grandes figures de l’exégèse française du début du xxe siècle avec la hiérarchie catholique, cette constatation nous invite à esquisser la différence de leur méthode et de leur approche scientifique en ce qui concerne l’étude du milieu juif au temps de Jésus. 3. Les approches différentes de Loisy et de Lagrange En mentionnant les deux livres que Lagrange a consacré au milieu juif du tournant de notre ère, il apparaît tout de suite que, dans ce domaine, les publications de Lagrange sont plus importantes, plus volumineuses, que celles de Loisy. Il se pourrait d’ailleurs que Lagrange ait d’autant plus développé cet aspect de ses recherches que la hiérarchie catholique le considérait comme moins sensible que des commentaires sur les livres bibliques. À l’inverse, n’étant plus soumis aux réactions de cette même

13. La suite du texte est plus polémique. 14. Lecoffre, Paris 19052. 15. Gabalda, Paris 1909. 16. Cf. M.-J. Lagrange, Le judaïsme avant Jésus-Christ, Gabalda, Paris 19312, p. xxi, n. 1. 17. Ainsi Loisy est-il absent de la table alphabétique des matières dans Le judaïsme..., op. cit., p. 609. 18. Paris 1932.

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André Lemaire hiérarchie, Loisy a, semble-t-il, préféré se concentrer sur les commentaires du texte du Nouveau Testament. Bien plus, alors que les recherches de Loisy restent apparemment centrées sur le « messianisme » au sens large du terme, avec quelques ouvertures sur d’autres thèmes, l’approche de Lagrange apparaît avoir été généralement plus large, plus historique, en particulier dans son livre Le judaïsme avant Jésus-Christ19 où plus d’une centaine de pages (p. 131 à 236, en plus de 47 à 61, 91 à 108) est consacrée à l’histoire politique de la Palestine. Cette différence d’accent apparaît aussi en ce qui concerne la littérature intertestamentaire ; chez Lagrange, celle-ci est davantage présentée pour elle-même et comporte des livres que Loisy n’évoque pas, ainsi le livre des Jubilés ou les Testaments des Douze Patriarches20. Surtout, Lagrange semble accorder plus de place au judaïsme rabbinique, ce qu’il appelle le « pharisaïsme rabbinique », dans Le Messianisme (p. 137-266) ou « les gens du Livre » dans le Judaïsme (p. 279-301), n’hésitant pas à entrer dans l’analyse des différences d’opinion des divers rabbis21. De manière plus précise, dans sa présentation des sources M.-J. Lagrange place « les écrits rabbiniques » en deuxième position, aussitôt après Flavius Josèphe22. Même si, à la suite de Flavius Josèphe, les deux auteurs insistent à juste titre sur le rôle des « sectes »23, les Pharisiens, les Sadducéens et les Esséniens, l’approche du judaïsme, chez Lagrange, semble nettement plus concrète et détaillée. Cela pourrait être, au moins partiellement, dû au fait qu’il vit à Jérusalem et qu’il est directement confronté à un judaïsme bien vivant sous des formes diverses ; cela est peut-être aussi dû, plus simplement, au fait qu’il avait étudié l’hébreu talmudique à Vienne24. Dans le cas de Loisy, l’absence pratique de l’utilisation de l’épigraphie et de l’archéologie comme moyen d’accès à la connaissance du judaïsme vers le tournant de notre ère pourrait s’expliquer, en partie, par le fait que, sauf erreur de ma part, il n’a jamais été en Terre Sainte. Chez Lagrange, dont on sait pourtant l’intérêt pour l’archéologie, celle-ci n’occupe toujours qu’une place minime. Elle est surtout évoquée par le biais de l’épigraphie25 et lors de l’évocation des synagogues et des écoles26. Enfin, la lecture des œuvres scientifiques de Loisy et de Lagrange laisse transparaître deux attitudes d’esprit différents. Lagrange semble plus positif tourné vers un travail de rassemblement, j’allais presque dire, de compilation des données dont nous disposons, très soucieux d’indiquer ses sources, fournissant un énorme travail d’érudition toujours resitué dans le cadre d’un catholicisme militant27 et s’adressant visiblement, d’abord, à des lecteurs catholiques28.

19. Paris 19312. 20. Le Judaïsme…, op. cit., p. 109-130 ; cf. aussi Le Messianisme, op. cit., p. 66-83. 21. Cf. spécialement Le Messianisme, op. cit., p. 224-227, 251-252, 268, 270... 22. Le Judaïsme..., op. cit., p. xv-xx. 23. Loisy reconnaît à juste titre que ce mot est impropre, comme d’ailleurs celui de « parti ». 24. Cf. L. H. Vincent, « Lagrange », Supplément au Dictionnaire de la Bible, V, Letouzey, Paris 1957, col. 232. 25. Cf. références dans Le judaïsme..., op. cit., p. 606. 26. Le judaïsme..., op. cit., p. 279-284. 27. Cf., par exemple, Le judaïsme..., op. cit., p. ix : « C’est en effet la prédication de l’évangile que nous avons toujours en vue » ; cf. aussi la « Conclusion générale », p. 587-589. 28. Il y a probablement une part de vrai dans l’appréciation de Loisy selon laquelle Lagrange aurait « passé le meilleur de sa vie à étendre sur les textes bibliques une couche d’érudition assez épaisse pour qu’on ne

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Loisy et l’étude du milieu juif au temps de Jésus Loisy apparaît plus à l’aise dans la synthèse lui permettant de dégager de grandes idées générales : chez lui, l’histoire des religions débouche presque naturellement sur une philosophie de la religion comme cela est particulièrement sensible dans l’avant-propos et dans les dernières pages de La religion d’Israël. Non seulement s’efforce-t-il de présenter des réflexions générales sur les rapports entre le christianisme et le judaïsme – ainsi « C’est par le christianisme que la religion d’Israël a conquis le monde romain » (p. 320) ou « Le christianisme dut sa fortune à sa séparation d’avec le judaïsme, qui le traitait en hérésie » (p. 321) – mais encore sur les religions en général – ainsi « Rien ne peut faire qu’une forme de religion qui satisfait encore la plupart de ses adhérents, tout en courant le risque prochain de les perdre, devienne subitement autre chose que ce qu’elle est » (p. 321) ou encore « le phénomène religieux n’est pas réductible à une autre forme d’activité humaine, ni explicable par les seules raisons d’ordre économique et matériellement social, mais exprime, dans ses plus pures manifestations, un effort pour atteindre, au-delà du réel tangible, un idéal ou un réel transcendant, conçu comme principe ou terme supérieur de la vie morale dans l’humanité » (p. 320). II. L’approche de Loisy et les recherches actuelles Dans les quelque quatre-vingts ans qui nous séparent de la présentation du milieu juif du tournant de notre ère par Loisy, nos connaissances ont été assez profondément transformées, d’une part, par de nombreuses découvertes épigraphiques et archéologiques, d’autre part, par une approche renouvelée des sources anciennes. 1. Nouvelles découvertes L’importance des nouvelles découvertes est particulièrement évidente avec la grande découverte du xxe siècle que constituent les manuscrits de la mer Morte, plus particulièrement ceux de Qoumrân. Depuis la découverte accidentelle des premiers manuscrits en 1947, ces nouveaux documents n’ont cessé d’attirer les recherches des spécialistes et de susciter l’intérêt du grand public. Après plus de cinquante ans29, ils sont maintenant pratiquement tous publiés, essentiellement dans la quarantaine de volumes de la prestigieuse collection des Discoveries in the Judaean Desert (DJD), qui nous révèlent d’ailleurs qu’un certain nombre de manuscrits, en particulier de la grotte iv, restent malheureusement si fragmentaires qu’on peut douter qu’ils puissent beaucoup apporter à notre connaissance de la littérature et des idées religieuses de cette époque. Même si la publication des derniers fragments a probablement fait disparaître certaines illusions, cette importante documentation contemporaine a profondément renouvelé notre approche de la critique textuelle biblique, de la littérature du milieu juif vers le tournant de notre ère et, particulièrement, de notre interprétation du mouvement essénien. Sur ce dernier point, il nous est possible d’aller plus loin que

vît pas les difficultés qu’ils suscitent à la théologie officielle » : A. Loisy, Mémoires II, É. Nourry, Paris 1931, p. 99. 29. Cf., par exemple, E.-M. Laperrousaz dir., Qoumrân et les manuscrits de la mer Morte, un cinquantenaire, Cerf, Paris 1997 ; L. H. Schiffman et alii dir., The Dead Sea Scrolls Fifty Years after their Discovery, Jerusalem 2000.

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André Lemaire les conclusions, prudentes et sages, de Loisy : « l’essénisme peut aider grandement à comprendre le mouvement chrétien […] il a dû exercer sur celui-ci une influence assez importante, bien que l’insuffisance de nos renseignements, tant sur l’essénisme que sur le point de départ du christianisme, ne permette pas de la définir exactement » (p. 320). Maintenant que tous les manuscrits de Qoumrân sont pratiquement publiés, même si les recherches sont loin d’être terminées, il est possible de mieux voir quelles étaient les positions originales de ce mouvement essénien et ses différences avec les autres mouvement juifs contemporains où le problème de l’interprétation des Écritures jouait un rôle considérable30. En fait, cette découverte souligne à la fois l’unité du peuple juif autour des Écritures mais aussi sa diversité, pour ne pas dire ses divisions internes, et sa complexité au ier siècle de notre ère, avant 70. Les autres documents des bords de la mer Morte nous révèlent surtout divers aspects de la vie politique, économique, juridique et sociale du ier et du début du iie siècle de notre ère31. Ils peuvent être complétés par un certain nombre d’inscriptions funéraires, dont plusieurs centaines d’inscriptions araméennes, hébraïques et grecques sur ossuaire32, sans compter les découvertes plus occasionnelles de nouvelles inscriptions monumentales telles que l’inscription latine de Césarée mentionnant le préfet Pontius Pilatus33. Toutes ces nouvelles inscriptions de la Palestine à l’époque hellénistique et romaine devraient être reprises prochainement dans un grand corpus actuellement en préparation. Si ces découvertes épigraphiques se sont multipliées c’est, en partie, dû au développement des fouilles archéologiques et à leur meilleure qualité. L’archéologie du milieu juif du tournant de notre ère a été profondément marquée par de nombreuses fouilles à Jérusalem même, en particulier dans le quartier juif avec la découverte du quartier hérodien et aux pieds de l’esplanade du temple qui a permis de mieux comprendre le temple d’Hérode. Mais il faut aussi citer ici au moins les fouilles de Qoumrân, de Massada, de l’Hérodium, de Jéricho, ainsi que de certains sites de Galilée comme Capharnaüm, Gamla, Bethsaïda, Yotapata et Sepphoris34. Ces fouilles archéologiques ont profondément renouvelé notre connaissance du milieu juif du tournant de

30. Cf. par exemple, pour les relations avec le Nouveau Testament, E. Puech, « Les manuscrits de la mer Morte et le Nouveau Testament », dans Qoumrân et les manuscrits …, op. cit., p. 253-313 ; pour les relations avec le christianisme et le judaïsme rabbinique : P. W. Flint et J.-C. Vanderkam dir., The Dead Sea Scrolls After Fifty Years II, Brill, Leiden 1999, p. 485-648. 31. Cf., par exemple, Y. Yadin, J.-C. Greenfield, A. Yardeni, B. A. Levine, The Documents from the Bar Kokhba Period in the Cave of Letters, Hebrew, Aramaic and Nabataean-Aramaic Papyri, Judean Desert Series 3, Jérusalem 2002. 32. Cf., par exemple, L. Y. Rahmani, A Catalogue of Jewish Ossuaries in the Collections of the State of Israel, Jérusalem 1994 ; cf. aussi C. A. Evans, Jesus and the Ossuaries, Waco (Texas) 2003 ; A. Lemaire, « Trois inscriptions araméennes sur ossuaire et leur intérêt historique », Comptes Rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2003, p. 301-317. 33. Cf., par exemple, J.-P. Lémonon, Pilate et le gouvernement de la Judée. Textes et monuments, Gabalda, Paris 1981. 34. Cf., par exemple, les essais de E. Meyers, « Jesus and his World. Sepphoris and the Quest for the Historical Jesus », dans Saxa loquentur. Studien zur Archäologie Palästinas/Israels, Festschrift für Volkmar Fritz, C. G. den Hertog et alii dir., AOAT 302, Münster 2003, p. 185-197 ; J. Zangenberg et G. Fassbeck, « ‘Jesus am See von Galiläa’ (Mt 4,18). Eine Skizze zur archäologischen Forschung am See Gennesaret und zur regionalen Verankerung der frühen Jesusbewegung », ibidem, p. 291-310.

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Loisy et l’étude du milieu juif au temps de Jésus notre ère mettant, par exemple, en évidence l’architecture des synagogues d’avant 7035 ou le développement de l’industrie des vases en pierre des environs de Jérusalem36, probablement en lien avec le souci de respecter les règles de pureté rituelle. Certaines de ces fouilles archéologiques ont amené à une nouvelle confrontation entre leurs résultats et la tradition littéraire historiographique de Flavius Josèphe, confrontation dont les fouilles de Massada ont révélé tout l’intérêt. 2. Études renouvelées des sources anciennes Les nombreuses fouilles concernant la Palestine du ier siècle de notre ère ont naturellement conduit à une nouvelle lecture de Flavius Josèphe et de son intérêt pour l’histoire de cette époque. Depuis une vingtaine d’années, les études sur cet écrivain juif incontournable du ier siècle se sont mutipliées37 et ont conduit à plusieurs projets d’étude systématique du texte38 et de publication de nouvelles traductions avec un commentaire étendu, aussi bien en anglais39 qu’en allemand40. Un colloque européen se tenant à tour de rôle dans différentes villes universitaires41 et des sessions spéciales de la Society of Biblical Literature réunissent régulièrement les spécialistes de ce domaine. Parallèlement, Philon a fait l’objet d’un regain d’intérêt, spécialement en France42, avec l’édition bilingue de ses œuvres en 36 volumes dans une série spéciale parallèle à celle des sources chrétiennes et intitulée « Les œuvres de Philon d’Alexandrie » (1961 à 1992). De manière plus générale, la littérature intertestamentaire a fait l’objet de nombreuses études en lien avec la découverte de fragments de cette littérature à Qoumrân. C’est le cas, en particulier, du livre d’Hénoch, des Jubilés, des Testaments...43 Ces nouvelles découvertes et cette nouvelle approche des sources anciennes peuvent amener à revoir certains détails de la présentation de Loisy. Ainsi, l’authenticité des lettres araméennes du livre d’Esdras et des documents concernant les Juifs dans l’empire romain, mise en doute par Loisy à la suite de Hölscher et de BoussetGressmann (p. 305-306, n. 1) est, certes, toujours discutée mais de plus en plus largment admise à la suite d’une comparaison avec les documents épigraphiques parallèles44 et on hésiterait à dire aujourd’hui que les Esséniens sont une secte baptiste où « les ablutions et bains multipliés auraient un caractère sacramentel » (p. 317). De

35. Cf., par exemple, « Synagogue », dans Supplément au Dictionnaire de la Bible, fasc. 74, Letouzey, Paris 2003, col. 653-768. 36. Cf., par exemple, Y. Magen, The Stone Vessel Industry in the Second Temple Period. Excavations at Hizma and the Jerusalem Temple Mount, Jérusalem 2002. 37. Cf., par exemple, en France, M. Hadas-Lebel, Flavius Josèphe. Le Juif de Rome, Fayard, Paris 1989. 38. Cf. E. Nodet éd., Flavius Josèphe, Les Antiquités juives (I-VII), t. I-III, Cerf, Paris 1990-2001. 39. Cf., par exemple, S. Mason, Life of Josephus (“Flavius Josephus, Translation and Commentary” 9), Brill, Leiden 2001. 40. Cf., par exemple, F. Siegert et alii, Flavius Josephus. Aus meinem Leben (Vita), Tübingen 2001. 41. Cf., par exemple, F. Siegert et J. U. Kalms dir., Internationales Josephus-Kolloqium, Paris 2001, (“Münsteraner Judaistische Studien”, 12), Münster 2001. 42. Cf. M. Hadas-Lebel, Philon d’Alexandrie, un penseur en diaspora, Fayard, Paris 2003. 43. Cf., par exemple, J. H. Charlesworth éd., The Old Testament Pseudepigrapha 1-2, Londres 1983-1985, et la série « Jüdische Schriften aus hellenistisch-römischer Zeit », Gütersloh 1973 sqq. 44. Cf., par exemple, M. Pucci Ben Zeev, Jewish Rights in the Roman World (“Text and Studies in Ancient Judaism”, 74), Tübingen 1998.

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André Lemaire même aussi, serait-on moins enclin aujourd’hui à le suivre lorsqu’il rejette en bloc le testimonium flavianum45. D’un autre côté, bon nombre d’intuitions de Loisy sont assez largement admises aujourd’hui ou, au moins, paraissent plus vraisemblables. Il en est ainsi, par exemple, de la sugestion que Jésus ait pu voir été en partie instruit par un hazzan46, ce qui pouvait surprendre puisque le hazzan n’était attesté que dans la littérature rabbinique ou dans des inscriptions plus tardives. Aujourd’hui, le terme est attesté deux fois sur un ossuaire d’avant 7047. Au-delà de la littérature intertestamentaire et de Qoumrân, la recherche sur le milieu juif du temps de Jésus a été profondément marquée par un renouveau de l’exploitation des sources rabbiniques. En fait, ce renouveau avait commencé en Allemagne à l’époque de Loisy48 dont on reste quelque peu étonné qu’il n’ait pas utilisé apparemment les premiers volumes de l’œuvre monumentale de Strack-Billerbeck49. Dans ce contexte, le milieu juif au temps de Jésus apparaît de plus en plus concret et de plus en plus complexe. La richesse de la documentation en fait une spécialité de recherche. Comme le reconnaissait déjà Loisy, « Assurément le judaïsme est, pour l’historien, autre chose que la préface du christianisme » (p. 6). Cependant il soulignait aussi que, pour lui, « l’intérêt de son histoire consiste pour une bonne part dans cette préparation » du christianisme (p. 6). La dialectique entre les recherches sur le judaïsme du ier siècle et celles sur les origines du christianisme est toujours d’actualité comme nous le montrera probablement Simon Mimouni. Simplement ces deux axes de recherche sont de plus en plus inséparables car le mouvement « nazoréen » n’est qu’un des aspects de la richesse du judaïsme diversifié et complexe d’avant 70.

45. A. Loisy, Le mandéisme et les origines chrétiennes, É. Nourry, Paris 1934, p. 167, que l’on pourra comparer, par exemple, à S. Bardet, Le testimonium flavianum. Examen historique, considérations historiographiques, Cerf, Paris 2002. 46. A. Loisy, Les évangiles synoptiques, vol. I, chez l’auteur, Ceffonds 1907, p. 206. 47. Cf. A. Lemaire, « Trois inscriptions araméennes sur ossuaire et leur intérêt historique », op. cit. 48. Son article sur « Les Pharisiens », repris dans Morceaux d’exégèse, Picard, Paris 1906, p. 183-215, reste surprenant car il ne semble les présenter que d’après le Nouveau Testament. 49. H. L. Strack et P. Billerbeck, Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrash I-VI, München 1924-1961.

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Les sources des Évangiles synoptiques de Loisy À la recherche actuelle Frédéric Amsler Université de Genève

I. Introduction Pour évoquer la place particulière qu’occupe Alfred Loisy dans l’histoire de l’exégèse biblique, nous nous concentrerons sur le problème synoptique, parce qu’il a été au cœur de la « question biblique », puis nous évoquerons sa controverse avec Adolf Harnack, au travers de laquelle il acquerra sa célébrité en portant à la connaissance d’un très large public ses options exégétiques critiques. Le repérage des sources des évangiles, qui a connu son heure de gloire à la fin du xviiie siècle et au xixe siècle, a franchi actuellement une nouvelle étape pour se muer en une analyse des sources mises au jour, considérées désormais comme des documents autonomes. Le questionnaire diachronique pratiqué depuis deux bons siècles traverse en effet une phase de désintérêt relatif qui s’explique principalement par l’important consensus régnant dans le domaine synoptique et peut-être aussi par une certaine lassitude à emprunter sempiternellement les mêmes sentiers méthodologiques. Nul ne contestera que l’écrasante majorité des commentaires des évangiles synoptiques, dans laquelle figure en bonne place celui de Loisy, se fondent sur l’hypothèse dite « des deux sources », à savoir que Matthieu et Luc s’appuient sur Marc et une collection perdue de sentences de Jésus, la Source Q. La découverte de l’Évangile de Thomas en 1945 a d’ailleurs joué un rôle décisif dans cette problématique, même si certains cercles aux États-Unis et surtout en France demeurent attachés au modèle traditionnel et à l’antériorité de l’Évangile de Matthieu. Quoi qu’il en soit, la discussion autour du problème synoptique n’est pas close et il n’est pas inimaginable que le regain d’intérêt actuel pour la figure et l’œuvre d’Alfred Loisy puisse influencer indirectement les études d’exégèse évangélique. Le débat exégétique présent pourra développer l’analyse des sources des évangiles d’autant plus fructueusement qu’il aura mis entre parenthèses la question de leur existence et de leur nombre. La recherche a pour ainsi dire changé de sens. Après être remontée dans l’histoire rédactionnelle des textes à la découverte de sources, elle amorce actuellement un mouvement inverse en traitant d’abord les sources repérées comme des documents à part entière, puis en étudiant en aval leur réécriture ou leur intégration dans des ensembles littéraires plus vastes. Concrètement, la seconde source de Matthieu et de Luc, la Source Q, dont Loisy postulait l’existence, est devenue un objet d’étude autonome. Au risque de schématiser à l’excès, le problème synoptique est une vieille question dont l’origine est plus ou moins liée à la constitution du canon du Nouveau Testament. Dès lors que plusieurs évangiles sont réunis pour former un corpus normatif, il est inévitable que s’enclenche un processus de comparaison qui oblige à penser les différences. C’était en effet un jeu d’enfant pour les adversaires du christianisme dans l’Antiquité de tourner en contradiction les différences entre les évangiles de manière à en ruiner la crédibilité. Et nous connaissons le laborieux effort apologétique d’Augustin dans le De consensu evangelistarum pour résoudre une à une toutes 93

Frédéric Amsler les contradictions et proposer un modèle généalogique des évangiles qui combine certaines données de la tradition et certaines de ses observations philologiques. Cristallisé pour des siècles dans sa solution augustinienne de type harmonisant, le problème synoptique a refait surface à l’époque moderne. La question des sources des Évangiles va devenir le point nodal du conflit entre foi et histoire en modernité. La critique grammaticale devient le bras de levier de la question historique, perçue unanimement comme une menace de l’édifice doctrinal construit par l’Église dans ses différentes expressions confessionnelles. Dans le domaine du Nouveau Testament, il y a lieu – semble-t-il – de distinguer critique historique et critique synoptique, de type plutôt philologique, car toutes deux vont poursuivre curieusement des objectifs distincts sans vraiment entrer en interaction. La critique historique se focalisera sur la figure de Jésus sans toujours se poser la question des dépendances littéraires entre les évangiles, la seconde s’épanouira dans la mise au point d’hypothèses sur la composition des évangiles sans s’interroger sur les conséquences que tel ou tel modèle présente pour la reconstitution de la figure du Jésus de l’histoire. À cet égard, il est significatif que la fameuse Vie de Jésus de David Friedrich Strauss et la première formulation de l’hypothèse des deux sources par Christian Hermann Weisse soient contemporaines, mais que la piété romantique européenne préféra se nourrir des vies romancées de Jésus. En 1835-36, Strauss démontre, en effet, s’appuyant sur une critique historique et rationaliste massive, qu’il est impossible de retracer le cursus de vie de Jésus. Et en 1838, sur la base des observations du philologue Karl Lachmann à propos de l’antériorité probable de Marc, Weisse émet l’hypothèse de l’existence d’une collection de paroles de Jésus comme seconde source à disposition de Luc et de Matthieu, à côté de Marc, ce qui renversait le modèle traditionnel. L’hypothèse des deux sources énoncée par Weisse aurait pu déboucher sur l’idée que Marc n’était pas nécessairement le témoignage le plus ancien sur Jésus, puisqu’il fallait désormais tenir compte de la seconde source. Ainsi donc, à la fin des années 1830, les conditions étaient réunies pour que la recherche sur Jésus se centre non sur le déroulement de son ministère mais sur son enseignement en exploitant la seconde source, comme cela se pratique aujourd’hui. Mais personne n’était alors intellectuellement prêt à donner raison à Strauss, un jeunet de 23 ans, et à suivre un professeur de philosophie et de théologie de Leipzig piqué de philologie. Le premier théologien à tirer véritablement les conséquences de l’objection straussienne et de l’hypothèse de Weisse est Adolf Harnack dans L’essence du christianisme, pu-

. D. F. Strauss, Das Leben Jesu, kritisch bearbeitet, 2 vol., C. F. Osiander, Tübingen 1835-1836. Traduction française : D. F. Strauss, Vie de Jésus, ou examen critique de son histoire, trad. de l’allemand sur la troisième édition par É. Littré, 2 vol., Ladrange, Paris 1839-1840. . Chr. H. Weisse, Die evangelische Geschichte kritisch und philosophisch bearbeitet, 2 vol., Breitkopf & Härtel, Leipzig 1838. . K. Lachmann, « De ordine narrationum in evangeliis synopticis », Theologische Studien und Kritiken 8 (1835), p. 570-590, repris dans Novum Testamentum Graece et Latine, t. 2, Berlin 1850, p. xiii-xxv. Voir aussi W. R. Farmer, « The Lachmann Fallacy », New Testament Studies 14 (1967-1968), p. 441-443 ; N. H. Palmer, « Lachmann’s Argument », New Testament Studies 13 (1966-1967), p. 368-378. . A. von Harnack, Das Wesen des Christentums, Hinrichs’sche Buchhandlung, Leipzig 1900 ; dernière réédition critique de la 1ère édition que nous citerons A. von Harnack, Das Wesen des Christentums, hrsg. und kommentiert von T. Rendtorff, Ch. Kaiser, Gütersloh 1999 ; dernière réédition critique de la dernière édition révisée par Harnack lui-même et parue en 1929, A. von Harnack, Das Wesen des Christentums. Sechzehn Vorlesungen vor Studierenden aller Fakultäten im Wintersemester 1899/1900 an der Universität

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Les sources des évangiles synoptiques de Loisy à la recherche actuelle bliée en 1900, ouvrage emblématique du libéralisme théologique allemand auquel Alfred Loisy va répondre par L’Évangile et l’Église en 1902. Parce qu’il intervient dans un débat ouvert depuis longtemps, Loisy ne représente pas une figure fondatrice en exégèse biblique. Lorsqu’il se met au travail, l’hypothèse des deux sources a plus de quarante ans et s’est trouvé popularisée par l’ouvrage de Julius Holtzmann, Die synoptischen Evangelien. Ihr Ursprung und geschichtlicher Charakter. Aux yeux de la critique allemande, l’ancien professeur du Collège de France ne marque même pas une étape de l’histoire de l’exégèse. Les histoires de la recherche allemandes laisseraient même entendre par leur silence que l’apport de l’exégèse française et plus largement francophone a été insignifiant. Les quelques pointages auxquels nous nous sommes livrés ne nous ont guère permis de corriger ce jugement, si ce n’est ceux opérés dans l’œuvre de Loisy. Son étincelante réponse à L’essence du christianisme d’Adolf Harnack marque certainement une avancée. Mais alors que Loisy et Harnack croisaient leur plume, était née en Allemagne l’école formiste (Formgeschichtliche Schule) inaugurée par le célèbre ouvrage Schöpfung und Chaos in Urzeit und Endzeit d’Hermann Gunkel, lequel sera relayé par Rudolf Bultmann pour le Nouveau Testament. En quelques années, dans le monde protestant, la Formgeschichtliche Methode va balayer l’exégèse historiciste libérale, sonnant le glas des recherches sur le Jésus historique et sur la seconde source de Matthieu et de Luc. Il est inutile d’insister sur le fait que, dans le monde catholique romain, la condamnation de l’abbé Loisy a stoppé net toute avancée en ces domaines. La recherche exégétique a timidement renoué avec les problématiques libérales au sortir de la deuxième guerre mondiale et, ironie de l’histoire, les meilleurs spécialistes actuels de la Source Q sont de confession catholique romaine. Avec le formidable regain d’intérêt pour la question du Jésus historique dans ce qu’il est convenu d’appeler de manière un peu réductrice « la troisième quête », il semble que l’œuvre de Loisy retrouve une certaine actualité. II. La naissance d’un bibliste critique À la lecture de L’Évangile et l’Église, on ne peut manquer d’être frappé par la sûreté de jugement pour ne pas dire la parfaite maîtrise exégétique d’Alfred Loisy, alors que ce petit livre rouge a été composé en deux mois. Comme l’a rappelé le regretté Émile Goichot, Loisy avait composé entre juillet 1897 et mai 1898 un ouvrage resté inédit et intitulé La Crise de la foi dans le temps présent. Essais d’histoire et de philosophie religieuses. « Loisy en extraira la substance de la série d’articles et des deux ouvrages, L’Évangile et l’Église et Autour d’un petit livre ».

Berlin gehalten von A. von Harnack, hrsg. von Claus-Dieter Osthövener, Mohr Siebeck, Tübingen 2005. La meilleure des deux traductions françaises sur laquelle nous nous appuyerons est A. Harnack, L’essence du christianisme. Seize conférences prononcées à l’Université de Berlin devant les Etudiants de toutes les Facultés en 1899-1900, Fischbacher, Paris 1907. . A. Loisy, L’Évangile et l’Église, A. Picard et fils, Paris 1902. . J. Holtzmann, Die synoptischen Evangelien. Ihr Ursprung und geschichtlicher Charakter, Engelmann, Leipzig 1863. . H. Gunkel, Schöpfung und Chaos in Urzeit und Endzeit, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen 1895. . Ce manuscrit m’est resté inaccessible. . E. Goichot, Alfred Loisy et ses amis, Cerf, Paris 2002, p. 42.

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Frédéric Amsler Reste maintenant à déterminer à quand remonte l’adhésion d’Alfred Loisy à l’hypothèse des deux sources. Il est aisé de découvrir dans Choses passées10 ou dans les Mémoires11 que Loisy s’était attelé à l’étude des évangiles synoptiques dès 1893 en leur consacrant notamment un dernier cours à l’Institut catholique de Paris au printemps de cette année12. Il est permis de supposer que l’audacieux exégète devait privilégier les hypothèses critiques. En 1886, Loisy avait en effet consulté la Bible annotée d’Edouard Reuss13. Il s’intéressait certes à l’Ancien Testament, mais, quoiqu’il n’en dise rien, on ne peut exclure qu’il ait jeté un œil sur l’introduction du volume consacré aux évangiles synoptiques, daté de 1876, où figure une longue démonstration de l’hypothèse des deux sources14. L’épisode décisif a lieu plus tôt encore, en été 1881. Le jeune prêtre champenois qui venait d’être admis à l’Institut catholique, consulte le volume des Évangiles de la grande édition critique du Nouveau Testament de Tischendorf15 que lui avait prêtée son maître Louis Duchesne. Il écrit dans Choses passées : Quand nous nous [Duchesne] séparâmes pour les vacances de 1881, il m’avait prêté le volume des Évangiles dans la grande édition du Nouveau Testament de Tischendorf, pour que je prisse quelque idée de la critique textuelle, et j’avais outrepassé le programme ; je ne m’étais pas contenté d’observer les variantes des manuscrits, mais j’avais comparé entre eux les récits des Évangiles. J’étais étonné, à mesure que j’avançais, de n’en avoir pas remarqué plus tôt les contradictions. Il m’était apparu fort clairement, comme il apparaît à tout homme qui ne se défend pas de voir, que ces livres avaient besoin d’être aussi librement composés. On ne peut pas traiter comme rigoureusement historiques des textes qui ne le sont pas. Ma témérité, si témérité il y avait, n’allait point encore à contester la réalité substantielle des faits, surtout de ceux qui figurent dans les symboles de l’Église. Par exemple, je voyais bien que les récits de la naissance du Christ, dans Matthieu et dans Luc, proviennent de traditions disparates et sont inconciliables entre eux, qu’il n’ont pas de consistance d’histoire ; mais je n’en venais pas encore à nier ce qui, dans ces récits, est matière de foi catholique, à savoir la conception virginale du Sauveur16.

10. A. Loisy, Choses passées, É. Nourry, Paris 1913, p. 163 : « C’est pendant les années 1893-1900 que je rédigeai les premières ébauches de mes travaux sur les Évangiles qui furent publiés en 1903 [Le quatrième Évangile] et en 1908 [Les Évangiles synoptiques] ». 11. Cf. A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, vol. 1, 1857-1900, É. Nourry, Paris 1930, p. 242. 12. Ce cours, s’il est encore disponible, nous est resté inaccessible. 13. A. Loisy, Choses passées, op. cit., p. 77. 14. E. Reuss, La Bible. Traduction nouvelle avec introductions et commentaires. Nouveau Testament, t. 1, Histoire évangélique. Synopse des trois premiers Évangiles, Sandoz et Fischbacher, Paris 1876, p. 67-78 ; 88-90. 15. Bien que les renseignements fournis par Loisy ne permettent pas de savoir avec certitude de laquelle des éditions du Nouveau Testament de Tischendorf il est ici question, il doit s’agir vraisemblablement de la plus classique d’entre elles : Novum Testamentum graece, ad antiquissimos testes denuo recensuit, apparatum criticum omni studio perfectum apposuit, commentationem isagogicam praetexuit Constantinus Tischendorf. Editio octava critica maior, 2 vol., Giesecke & Devrient, Leipzig 1869-1872. Le premier volume de 1869 contient les quatre évangiles, le deuxième, de 1872, le reste du Nouveau Testament. Le volume III contenant l’introduction est postérieur (Novum Testamentum graece, ad antiquissimos testes denuo recensuit, apparatum criticum apposuit Constantinus Tischendorf, vol. 3, Prolegomena scripsit Casparus Renatus Gregory, additis curis †Ezrae Abbot, J. C. Hinrichs, Leipzig 1894). 16. A. Loisy, Choses passées, op. cit., p. 56. ; cf. É. Goichot, Alfred Loisy et ses amis, op. cit., p. 17-18.

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Les sources des évangiles synoptiques de Loisy à la recherche actuelle Si au soir de sa vie, Loisy oublie l’importance de cette lecture dans ses Mémoires, car en 1931 son combat réformiste appartient au passé, il demeure clair que durant cet été 1881 se produit un profond bouleversement de sa compréhension des évangiles, de la Bible et de la foi chrétienne. À l’encontre de ses adversaires, tel le cardinal Richard, archevêque de Paris, qui l’accusent d’avoir « lu les Allemands », Loisy répond : « J’avoue n’avoir pas réussi à lui faire entendre que mes opinions provenaient surtout de ce que j’avais lu la Bible »17 et « que l’apologétique de M. Vigouroux avait plus fait pour me détourner des opinions dites traditionelles que tous les “Allemands” ensemble »18. L’accusation d’être sous influence néfaste méconnaît non seulement le caractère foncièrement indépendant de l’abbé Loisy mais aussi et surtout cette prise de conscience qu’à l’instar des plus grands théologiens le jeune prêtre a faite seul au contact du texte biblique. D’une certaine façon, le malaise provoqué par l’allergie de Loisy aux spéculations théologiques s’est ainsi dissipé, il a trouvé le terrain qui lui convenait et s’est assigné dès lors une mission : fonder la science de la Bible dans l’Église catholique19.

III. L’Évangile et l’Église 1. La naissance du petit livre rouge Dans une lettre du 18 mai 1902 au baron Friedrich von Hügel, alors qu’il est en train d’étudier Mt 11,25-3020, Alfred Loisy expose l’origine de sa réplique à L’essence du christianisme d’Adolf von Harnack : J’ai presque envie de jouer un tour à Harnack, en montrant que le texte qui porte tout son système, – idée du Dieu-père et conscience filiale de Jésus, – ne présente pas plus de garanties que les textes de Jean. Comme on vient de traduire en français son Essence du christianisme, cela me ferait une belle occasion. J’hésite un peu, parce qu’une critique générale de ce livre me prendrait du temps, et je voudrais bien ne pas mourir avant d’avoir fini les Synoptiques21.

Après avoir cité sa lettre, Loisy la commente brièvement dans ses Mémoires en écrivant à propos du passage de Matthieu en discussion : Il m’apparaît que le texte est secondaire dans la tradition évangélique ; voilà donc le système de Harnack fondé sur la tradition chrétienne, non sur un enseignement personnel de Jésus ; la base du système, de ce néo-protestantisme, est ainsi, sans que l’auteur s’en soit douté, presque catholique puisque traditionnelle, et non évangélique au sens protestant du mot. Il y aurait quelque chose à construire là-dessus22.

17. A. Loisy, Choses passées, op. cit., p. 151. 18. Ibidem, p. 223. 19. É. Goichot, Alfred Loisy et ses amis, op. cit., p. 18. 20. « En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit : “Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père, c’est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance. Tout m’a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler” » (Traduction de la TOB). Texte parallèle en Lc 10,21-22. 21. A. Loisy, Mémoires…, vol. II, op. cit., É. Nourry, Paris 1931, p. 121. 22. Ibidem, p. 121.

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Frédéric Amsler Comme il le reconnaîtra23, son temps d’hésitation ne fut pas très long. Il se sent parfaitement prêt et armé pour répondre à Harnack. Son arsenal d’arguments est déjà prêt dans « La Crise de la foi dans le temps présent » et deux mois plus tard, en août 1902 le manuscrit de L’Évangile et l’Église est terminé24. 2. L’essence du christianisme d’Adolf von Harnack Pour jauger la pertinence exégétique de la réponse de Loisy, il convient de rappeler très sommairement les lignes de force de L’essence du christianisme d’Adolf von Harnack. La comparaison des deux auteurs, faut-il le préciser, ne s’étendra pas sur leur traitement du rapport entre Jésus et l’Église – rapport de discontinuité chez Harnack et de continuité substantielle chez Loisy25 – mais se limitera aux procédures exégétiques mises en œuvre dans leur reconstruction du message de Jésus, « l’essence du christianisme » selon Harnack, « l’évangile » selon Loisy. En se proposant de décrire l’essence du christianisme « d’un point de vue strictement historique »26, Harnack va développer l’idée que la religion chrétienne se définit non par ses dogmes (christologie, Trinité, etc.) ou par ses institutions (Église, ministères, etc.) ou encore par le sentiment religieux, mais par un principe actif et permanent qu’il s’agit de retrouver. L’étude conjointe des origines chrétiennes puis de toute l’histoire du christianisme permet de remonter dans le processus de mise en forme dogmatique et d’institutionnalisation de l’Évangile qui sont les principaux facteurs d’obscurcissement de ce principe actif et permanent, aux yeux de l’historien berlinois. Le résultat de l’enquête n’est pas une biographie de Jésus, à l’instar des Vies de Jésus qui foisonnaient alors27. L’essence du christianisme, le pur Évangile, selon Harnack, ce n’est pas la foi en Christ, c’est d’abord la prédication de Jésus de Nazareth qui, outre l’annonce de la venue du Royaume de Dieu, est « la connaissance et l’adoration de Dieu comme Notre Père, la certitude du Salut, l’humilité et la joie en Dieu, la force morale et l’amour fraternel »28.

23. Ibidem, p. 121. 24. « Le livre n’aurait pas pu être terminé avant le 10 août, s’il n’avait été, pour ainsi dire, écrit d’avance, ou tout au moins largement préparé, dans les Essais d’histoire et de philosophie religieuses, composés avant la publication de l’Essence du christianisme, mais en regard de l’Histoire des dogmes, où la même philosophie religieuse était développée. Sans ce travail préalable, la rédaction de L’Évangile et l’Église n’aurait pas pu être un amusement » ; A. Loisy, Mémoires…, vol. II, op. cit., É. Nourry, Paris 1931, p. 125. 25. Voir R. Ciappa, Storia e teologia. L’itinerario intellettuale di Alfred Loisy (1883-1903) (“Pubblicazioni del Dipartimento di discipline storiche”), Liguori, Naples 1993, p. 153-192 ; J.-M. Mayeur, Ch. (†) L. Pietri, A. Vauchez, M. Venard dir., Histoire du christianisme des origines à nos jours, t. 14, Anamnèsis, sous la responsabilité de Fr. Laplanche, Desclée, Paris 2001, p. 47. 26. A. von Harnack, L’essence du christianisme, op. cit., p. 13. L’original (Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 56, p. 4 de la 1ère édition) porte : « lediglich im historischen Sinn ».. 27. En 1874, pour la soutenance de sa thèse d’habilitation intitulée De Apelis Gnosi monarchia, Harnack a dû soumettre des thèses à une dispute publique, dont celle-ci : «  Il n’est pas possible d’écrire une vie de Jésus » (vita Jesus scribi nequit). 28. A. von Harnack, L’essence du christianisme, op. cit., p. 355. L’original (Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 260, p. 187 de la 1ère édition) porte « das Evangelium sei die Erkenntnis und Anerkennung Gottes als des Vaters, die Gewissheit der Erlösung, die Demut und Freude in Gott, die Tatkraft und die Bruderliebe ».

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Les sources des évangiles synoptiques de Loisy à la recherche actuelle Pour retrouver le pur évangile, Adolf Harnack va donc remonter le plus haut possible dans l’histoire de la tradition évangélique en s’appuyant sur les résultats de la critique des sources. Il tient Matthieu et Luc pour secondaires, puisqu’ils s’appuient sur des sources, notamment deux, l’Évangile selon Marc et une autre source29. L’historien de Berlin se range donc clairement dans le camp des partisans de l’hypothèse des deux sources. Mais curieusement, il ne fournit aucune précision sur cette seconde source hypothétique commune à Matthieu et à Luc. Il serait naturel d’en conclure que Harnack va privilégier Marc. Or, le savant professeur ne cite presque jamais Marc dans sa reconstitution de la prédication de Jésus, mais Matthieu et Luc. Quoiqu’il ne soit jamais commode d’interpréter les silences d’un auteur, il semble cependant permis de penser que Harnack prend sérieusement en compte la Source des paroles de Jésus, Q, car il ne paraît pas douter qu’elle donne accès au Jésus de l’histoire, donc au pur Évangile. Parce que la Source ne contient ni récit de la Passion, ni récit de la résurrection, ni récits d’apparitions du ressuscité, ni même le terme Christ, elle offre une image de Jésus indépendante de la tradition kérygmatique paulinienne, susceptible en raison de son caractère sapiential d’être plus archaïque que l’interprétation christologique de la figure du Nazaréen, d’où son intérêt pour le professeur berlinois. Mais tenter de retrouver avec précision sur quels textes se fonde Harnack n’est pas une entreprise très aisée, car il procède davantage par allusions que par citations explicites et quand il cite, il lui arrive de citer librement et sans jamais donner de références, car il les suppose connues du lecteur. Un examen attentif des citations et allusions bibliques de L’essence du christianisme révèle que l’auteur ne procède pas de manière parfaitement rigoureuse, car il panache son emploi de la Source (la tradition double Matthieu-Luc) avec des passages en tradition simple ou triple. Le critère de sélection mis en œuvre est moins d’ordre littéraire qu’historique. Harnack fait une confiance absolue à la critique historique pour dépister et écarter les retouches apportées par la tradition au pur enseignement de Jésus : Toutes ces déformations n’atteignent pas le fond des récits ; bon nombre d’entre elles se corrigent aisément à l’observation, soit par voie de comparaison entre les Évangiles, soit par le simple bon sens et l’habitude des études historiques30.

29. « Une chose encore mérite d’être relevée dans son Évangile [Luc] : il assure, dans la préface, qu’il a “tout exactement recherché ”, et examiné de nombreuses relations. Or l’étude de ses sources nous amène à reconnaître qu’il s’en est tenu à deux documents principaux : l’Évangile de Marc, et une source qui se retrouve dans l’Évangile de Matthieu. Parmi la foule des écrits consultés, ce respectable historiographe a donc jugé ces deux-là les meilleurs ; c’est pour eux une précieuse garantie. » A. von Harnack, L’essence du christianisme, op. cit., p. 35. L’original (Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 67-68, p. 15 de la 1ère édition) porte : « Aber noch etwas ist uns in seinem Evangelium bemerkenswert : er versichert im Eingang, dass er ‘allem genau’ nachgegangen sei und viele Darstellungen eingesehen habe. Prüfen wir ihn aber auf seine Quellen, so finden wir, dass er sich hauptsächlich an das Marcusevangelium und an eine Quelle, die wir auch im Matthäusevangelium wieder finden, gehalten hat. Diese beiden Schriften schienen ihm, dem respektablen Geschichtschreiber, als die vorzüglichsten in der Menge der übrigen. Das bietet eine gute Gewähr für sie.  » 30. A. von Harnack, L’essence du christianisme, op. cit., p. 37. L’original (Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 68, p. 16 de la 1ère édition) porte : « Alle diese Trübungen reichen nicht bis in das Innerste der Berichte hinein ; nicht wenige von ihnen korrigieren sich für den Betrachtenden leicht, teils durch Vergleichung der Evangelien untereinander, teils durch das gesunde, an geschichtlichem Studium gereifte Urteil. »

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Frédéric Amsler Il faut être assurément au faîte de la gloire pour oser accorder tant de crédit à son expérience et à son bon sens, pour tout dire à son propre flair d’historien. Harnack ouvre lui-même la porte qu’il avait fermée en écartant « toute considération apologétique ou philosophique »31. Loisy, avec toute la critique, ne va d’ailleurs pas se gêner de l’épingler sur ce point. 3. L’Évangile selon Alfred Loisy L’auteur de L’Évangile et l’Église va non seulement se placer sur le même terrain que son collègue, l’histoire, mais lui faire la leçon, comme nous l’avons vu. Loisy note d’emblée que son collègue allemand ne se tient guère à son principe dans sa reconstruction de l’histoire du christianisme. « La définition du christianisme, d’après Harnack, est-elle d’un historien, ou seulement d’un théologien qui prend dans l’histoire ce qui convient à sa théologie ? »32 La réponse de l’exégète français est cinglante : Si l’on veut déterminer historiquement l’essence de l’Évangile, les règles d’une saine critique ne permettent pas qu’on soit résolu d’avance à considérer comme essentiel ce que l’on est porté maintenant à juger incertain ou inacceptable. Ce qui a été essentiel à l’Évangile de Jésus est ce qui tient la première place, et la plus considérable, dans son enseignement authentique, les idées pour lesquelles il a lutté et pour lesquelles il est mort, non celles-là seulement que l’on croit encore vivantes aujourd’hui33.

Dans le chapitre sur les sources évangéliques, ajouté dès la 2nde édition34, Loisy reste assez prudent sur l’hypothèse des deux sources. Quoiqu’il ne veuille pas restreindre l’enseignement de Jésus à cette deuxième source, il admet son existence et c’est donc sur la base de la même hypothèse exégétique qu’il réplique à Harnack. Il partage avec son interlocuteur l’idée que la Source donne accès au Jésus de l’histoire. Mais l’interprétation qu’il donnera de l’enseignement de Jésus va profondément différer de celle de l’historien allemand, comme en témoignent trois exemples. Tout d’abord, l’un et l’autre accordent une importance centrale au Notre Père. Mais tandis que le théologien luthérien valorise le point de vue moral de la réconciliation avec Dieu dans la prédication de Jésus, l’exégète catholique place tous les enseignements du Nazaréen sous le slogan « que ton règne arrive »35 et insiste sur la composante eschatologique du maître de Nazareth. Dans les premières pages de son petit livre rouge (p. 1-11), Loisy insiste sur le caractère futur de la réalisation du royaume qui est néanmoins déjà préfiguré par le ministère terrestre de Jésus. Deuxièmement, Loisy conteste l’idée de l’intériorité du royaume défendue par son collègue luthérien, car elle repose sur une base textuelle trop fragile. À propos du verset disant « car voyez-vous, le Royaume de Dieu est en vous » (Lc 17, 20), il observe que « cette déclaration ne se lit que dans Luc et fait partie d’un préambule

31. A. von Harnack, L’essence du christianisme, op. cit., p. 13. L’original (Das Wesen des Christentums, op. cit., p. 56, p. 4 de la 1ère édition) porte : « Damit ist die apologetische und die religionsphilosophische Betrachtung ausgeschlossen. » 32. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, op. cit., p. ix. 33. Ibidem, p. xiv. 34. Cf. A. Loisy, Mémoires…, vol. II, op. cit., É. Nourry, Paris 1931, p. 134. 35. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, op. cit., p. 1.

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Les sources des évangiles synoptiques de Loisy à la recherche actuelle que l’auteur a rédigé pour un discours eschatologique dont la substance a été retenue par Matthieu »36. Loisy ajoute enfin qu’au caractère futur du royaume se rattache le renoncement. À l’absolu de l’espérance concernant le prochain avènement du royaume des cieux correspondent l’absolu du renoncement exigé pour y être admis, et l’absolu de la confiance dans celui qui nourrit les oiseaux du ciel, et qui doit subvenir à la nécessité des hommes, ses enfants37.

Avec le verset sur les moineaux (Lc 12, 6-7 ; Mt 10, 29-31)38, Loisy conclut son chapitre sur le royaume des cieux par des lignes que ne renierait pas la critique contemporaine. Comme l’Évangile était approprié au milieu très spécial où il a vu le jour, il a fallu d’abord le dégager de ses attaches primitives, qui n’étaient point avec les préoccupations de la vie réelle, le souci d’améliorer la condition humaine dans le présent, le droit social et politique, les progrès de la culture, mais avec une sorte d’état violent et anarchique, en dehors de la civilisation alors existante. L’Évangile n’est pas entré dans le monde comme un absolu inconditionné, se résumant en une vérité unique et immuable, mais comme une croyance vivante, concrète et complexe, dont l’évolution procède sans doute de la force intime qui l’a faite durable, mais n’en a pas moins été nécessairement influencée en tout, et dès le principe, par le milieu où elle s’est produite et où elle a grandi39.

Tandis que Harnack propose, à l’image de sa conception de Jésus, un christianisme purement moral, intérieur et individuel, Loisy souligne à travers un Jésus “apocalypticien” la dimension collective et eschatologique de la foi chrétienne, ce qui permet de le rattacher à la ligne interprétative de « l’eschatologie conséquente » que son plus célèbre représentant Albert Schweitzer définit de la manière suivante : Une époque, donc, n’entretient avec Jésus une relation efficiente et vivante que dans la mesure où à travers son appareil idéologique, historiquement déterminé, elle sait développer une pensée éthico-eschatologique et introduire dans sa conception du monde une volonté et une espérance équivalentes aux siennes40.

La perspective de « l’eschatologie conséquente » avait pour mission chez Albert Schweitzer de ruiner la théologie historiciste libérale comme en témoigne la fameuse considération finale de son ouvrage Von Reimarus zu Wrede. Eine Geschichte der Leben Jesu Forschung41 de 1906 : Le Jésus de Nazareth qui s’est présenté comme le Messie, qui a annoncé l’avènement d’un royaume moral, la réalisation du Royaume des cieux sur terre et qui est mort sur la croix pour en quelque sorte consacrer son œuvre, ce Jésus n’a jamais existé. Ce

36. Ibidem, p. 20. 37. Ibidem, p. 25-26. 38. « Est-ce que l’on ne vend pas cinq moineaux pour deux sous ? Pourtant pas un d’entre eux n’est oublié de Dieu. Bien plus, même vos cheveux sont tous comptés. Soyez sans crainte, vous valez mieux que tous les moineaux ». (Traduction de la TOB). 39. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, op. cit., p. 37-38. 40. A. Schweitzer, « Histoire des recherches sur la vie de Jésus. Considération finale », trad. J.-P. Sorg, Études théologiques et religieuses 69 (1994), p. 159. 41. A. Schweitzer, Von Reimarus zu Wrede. Eine Geschichte der Leben Jesu Forschung, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), Tübingen 1906.

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Frédéric Amsler n’est qu’une figure projetée par le rationalisme du xviiie siècle, animée ensuite par le libéralisme et revêtue d’un costume d’époque par la théologie moderne. [...] Misère de la théologie moderne : elle n’a cessé de mêler l’histoire à son enseignement et ne se montre ensuite que trop fière de la virtuosité avec laquelle elle retrouve son présent dans le passé42.

À la différence d’Albert Schweitzer qui amalgame recherche de la figure historique de Jésus et dérive moraliste, Loisy montre qu’il est possible de rechercher l’enseignement historique de Jésus sans tomber dans le travers du moralisme ; qu’il est possible d’articuler la critique biblique la plus radicale sans ruiner la théologie. C’est là que réside l’originalité et, faut-il le préciser, l’actualité de sa démarche exégétique et théologique. 4. Épilogue Harnack n’a pas répliqué à Loisy, sans doute parce qu’il a immédiatement perçu que par delà la même méthode d’investigation historique un abîme théologique infranchissable les séparait. L’exégète catholique français n’était d’ailleurs pas moins conscient du problème. Commentant dans ses Simples réflexions la soixante-cinquième et dernière proposition rejetée du décret du Saint-Office Lamentabili sane exitu, selon laquelle le catholicisme ne peut se concilier avec la science que s’il se transforme en protestantisme libéral, Loisy cite un passage d’Autour d’un petit livre qu’il vaut la peine de reproduire : Pour ce qui est de l’objet à croire, le protestantisme orthodoxe, même celui de M. Harnack, consiste dans l’adhésion de la foi à un théorème absolu, qui est censé contenir la substance immuable de l’Évangile ; le catholicisme, au contraire, consiste à recevoir, comme émanant d’une autorité divinement établie, l’interprétation que l’Église donne actuellement de l’Évangile. Qui dit protestantisme affirme implicitement la suffisance et l’immutabilité absolues de la révélation évangélique. Qui dit catholicisme nie implicitement cette suffisance et cette immutabilité absolues43.

Loisy ajoute un second lieu de divergence profonde : Le Christ a-t-il voulu fonder une religion individualiste, ou bien “la société des justes et le service universel du salut” ? (Autour d’un petit livre, p. 173). À cette double question, j’ai toujours répondu : la religion est un fait social ; la religion chrétienne est une société universelle, qui tient du Christ le principe de son institution et de sa foi. Rien n’est moins protestant44.

Sur le plan doctrinal, la discussion n’avait assurément guère de chances d’être constructive. Pourtant, le débat entre les deux hommes s’est comme prolongé à distance. Par coïncidence, Alfred Loisy et Adolf Harnack ont fait paraître simul-

42. A. Schweitzer, « Histoire des recherches… », op. cit., p. 153 et 155. 43. A. Loisy, Autour d’un petit livre, A. Picard, Paris 1903, p. 205-206, citées dans A. Loisy, Simples réflexions sur le décret du décret du Saint-Office Lamentabili sane exitu et sur l’encyclique Pascendi dominici gregis, chez l’auteur, Ceffonds 1908, p. 114. 44. Ibidem, p. 114.

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Les sources des évangiles synoptiques de Loisy à la recherche actuelle tanément le premier son commentaire des Évangiles synoptiques45 et le second son édition critique de la Source des paroles de Jésus46. Après s’être aventuré sur le terrain de la philosophie, voire de la théologie de l’histoire avec L’essence du christianisme, qui n’est, rappelons-le, qu’un cours public, Harnack revient à sa spécialité, l’ecdotique. Son édition critique du texte grec de la Source des paroles de Jésus restera tout au long du xxe siècle l’unique reconstitution disponible, avant d’être supplantée par la monumentale édition de l’International Q Project47. Quant à Loisy, son commentaire conjoint des trois évangiles synoptiques rappelle les harmonies évangéliques. Certes, l’exégète se place dans une perspective nettement littéraire. Il ne cherche pas à harmoniser les données divergentes des évangiles. Au contraire. Fondé sur une synopse, son commentaire relève les différences entre les évangiles et les explique à la lumière de l’art d’écrire et de la visée théologique propres à chacun des auteurs évangéliques. Les chapitres d’introduction relatifs aux trois synoptiques constituent à cet égard de remarquables synthèses. Mais le chapitre sept traitant de la carrière de Jésus surprend48, car, contrairement à son collègue allemand, Loisy n’a pas fait le deuil de l’écriture d’une vie de Jésus et continue d’imaginer –  ce à quoi la lecture de L’Évangile et l’Église ne nous avait pas préparé – qu’il est possible d’établir une chronologie du ministère de Jésus sur la base des évangiles synoptiques. IV. Remarques conclusives En guise de conclusion, nous signalerons quelques avancées de la recherche récente par rapport au débat entre Adolf Harnack et Alfred Loisy. Tout d’abord, il y a lieu de rappeler que L’essence du christianisme d’Adolf Harnack et L’Évangile et l’Église d’Alfred Loisy ont été parallèlement des succès de librairie et des échecs apologétiques. Malgré ses multiples rééditions et ses traductions dans de nombreuses langues L’essence du christianisme reste une impasse théologique. Harnack a bel et bien trouvé un fondement historique stable au christianisme pour lui assurer sa crédibilité, mais il n’en défend pas moins une forme déconstruite de foi chrétienne en rupture avec la doctrine de l’Église et même en décalage avec le témoignage du Nouveau Testament, ce dont la théologie protestante n’a pas voulu. Si Loisy n’avait pas stoppé la réédition de L’Évangile et l’Église, nul doute que le succès de son petit livre rouge aurait avoisiné celui du cours public de son interlocuteur. Et même si Loisy a astucieusement épinglé Harnack et reçu un préavis très favorable de l’archévêque d’Albi Mgr Mignot49 sur la recevabilité de sa thèse, ce qui montre qu’il ne pouvait guère être tenu pour un protestant libéral, il n’a pas réussi à convaincre sa hiérarchie,

45. A. Loisy, Les Évangiles synoptiques, 2 vol., chez l’auteur, Ceffonds 1907-1908. 46. A. von Harnack, Sprüche und Reden Jesu. Die zweite Quelle des Matthäus und Lukas, (“Beiträge zur Einleitung in das Neue Testament”, 2), J. C. Hinrichs’sche Buchhandlung, Leipzig 1907. 47. J. M. Robinson, P. Hoffmann, et J. S. Kloppenborg dir., The Critical Edition of Q. Synopsis including the Gospels of Matthew and Luke, Mark and Thomas with English, German, and French Translations of Q and Thomas, Managing Editor M. C. Moreland, Fortress Press - Peeters, Minneapolis - Leuven 2000. Traduction française seule dans F. Amsler, L’évangile inconnu. La source des paroles de Jésus, traduction, introduction et annotations (“Essais bibliques”, 30), Labor et Fides, Genève 2001. 48. A. Loisy, Les Évangiles synoptiques, vol. I, op. cit., p. 203-224. 49. Cf. A. Loisy, Mémoires…, vol. II, op. cit., É. Nourry, Paris 1931, p. 133-134.

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Frédéric Amsler loin s’en faut, que son ouvrage était une apologie de la foi catholique romaine. En protestantisme autant qu’en catholicisme romain, la sanction a été sévère et le libéralisme théologique a été pour ainsi dire enterré. La rencontre d’Alfred Loisy et d’Adolf Harnack a marqué cependant une étape significative de l’histoire de la critique des sources des évangiles synoptiques, car elle représente une première tentative d’écriture des origines chrétiennes qui prend pour point de départ non une vie ou une psychologie de Jésus reconstruite à partir des évangiles, mais l’enseignement de Jésus reconstitué sur la base d’une collection hypothétique de paroles du Nazaréen. L’essence du christianisme et L’Évangile et l’Église sont deux essais foncièrement novateurs en ce qu’ils prennent pour base de départ le point d’arrivée de la critique des sources des évangiles, la Source Q. Comme nous le savons, cette manière de procéder restera sans suite avant la fin du xxe siècle. Le retour en force des études sur la Source Q et le problème du Jésus historique dans les années ‘80 s’inscrit à la fois en continuité et en rupture par rapport au début du siècle. Sur le plan exégétique, la critique a franchi un pas supplémentaire par rapport à Harnack et Loisy en démontrant que la Source Q ne transmettait des paroles de Jésus qu’en partie authentiques, car la composition de ce document reconstitué avait elle-même une histoire50. Par ailleurs, la critique actuelle a fait son profit d’un nouveau modèle historiographique du christianisme ancien. Sous une forme différente, Harnack et Loisy conçoivent l’histoire du christianisme de manière foncièrement unitaire. Qu’elle passe par le souffle de l’Esprit ou l’Église, la fidélité à Jésus est nécessairement une et exclusive. Une telle option, de nature théologique, laisse totalement de côté l’apport de la Tendenzkritik développée par Ferdinand Christian Baur51 et l’école de Tübingen. La critique de tendance a mis en évidence la pluralité des réceptions du message de Jésus selon les différentes options théologiques de ceux qui ont transmis et diffusé l’Évangile. Or l’idée d’une réception plurielle de l’Évangile a été relancée en 1934 par la célèbre thèse de Walter Bauer52, selon laquelle le premier christianisme se caractérise par une pluralité de partis, l’orthodoxie se réduisant à la réussite d’un de ces multiples courants. Le modèle historiographique ouvert de Bauer a été enfin réactualisé par James MacConkey Robinson et Helmut Koester53 qui ont introduit le terme de trajectoires pour décrire l’éventail des réceptions de l’Évangile. Le point de vue des exégètes et des historiens n’est plus de mettre en exergue la vérité chrétienne pure ni de plaquer une théologie ou une philosophie de l’histoire sur le premier christianisme, mais de rendre compte aussi fidèlement que possible de son foisonnement.

50. Voir J. Kloppenborg, The formation of Q. Trajectories in ancient wisdom collections, Fortress Press, Philadelphia 1987. 51. Dans la très riche bibliographie de Baur, l’ouvrage le plus marquant et le plus synthétique est : F. Chr. Baur, Das Christenthum und die christliche Kirche der drei ersten Jahrhunderte, L. Fr. Fues, Tübingen 1853. 52. W. Bauer, Rechtgläubigkeit und Ketzerei im ältesten Christentum (“Beiträge zur historischen Theologie”, 10), J. C. B. Mohr, Tübingen 1934. 53. Pour la version anglaise J. M. Robinson et H. Koester, Trajectories through Early Christianity, Fortress Press, Philadelphia 1971 et des mêmes pour la version allemande Entwicklungslinien durch die Welt des frühen Christentums, J. C. B. Mohr (P. Siebeck), Tübingen 1971.

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Les sources des évangiles synoptiques de Loisy à la recherche actuelle Retrouver le Jésus de l’histoire à partir de son héritage éclaté devient une entreprise presque illusoire. Harnack avait développé le portrait d’un Jésus sapiential et Loisy celui d’un Jésus “apocalypticien”. Alors qu’un des grands mérites de l’école formiste et de la théologie dialectique a été de surmonter ce clivage, les premiers travaux sur l’histoire rédactionnelle de la Source Q et sur le Jésus historique sont positionnés sur cette ancienne ligne de démarcation, comme si les éléments sapientiels concernant Jésus étaient nécessairement plus anciens et plus authentiques que les autres. La recherche la plus récente a réagi en élargissant ses perspectives. Devenue aussi plus consciente de l’aspect construit de toute œuvre littéraire, elle se montre plus prudente sur la fidélité des textes à l’histoire et a pour ainsi dire abandonné l’idée que la Source Q reflète l’enseignement historique de Jésus. Malgré ces écueils, l’enquête sur le Jésus de l’histoire connaît un formidable essor. De manière générale, la « troisième quête » relativise considérablement le caractère novateur de la prédication de Jésus au sein du judaïsme de son époque et souligne donc la continuité entre le judaïsme et Jésus. Jésus est né juif et il est mort juif. Tout au plus a-t-il voulu réformer le judaïsme et ce sont ses successeurs qui ont instauré une nouvelle religion. Enfin, le clivage confessionnel qui a si lourdement pesé sur la controverse entre Alfred Loisy et Adolf Harnack a totalement disparu. La recherche exégétique actuelle est profondément déconfessionnalisée. Cela résulte non seulement de l’essor de l’œcuménisme qui a marqué le christianisme au xxe siècle, mais aussi peut-être d’une sorte de cloisonnement croissant entre les disciplines normatives de la théologie et l’exégèse biblique.

. Voir à ce propos l’utile état de la question de D. Marguerat, « La “troisième quête” du Jésus de l’histoire », Recherches de Science Religieuse 87 (1999), p. 397-421, repris dans Le cas Jésus Christ. Exégètes, historiens et théologiens en confrontation, P. Gibert et Ch. Theobald dir., Bayard, Paris 2002, p. 105-139.

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LOISY FACE À L’HISTOIRE D’ISRAËL Arnaud SÉRANDOUR Collège de France, Paris

En fait, Alfred Loisy ne s’intéresse à l’histoire d’Israël que dans la perspective de la religion d’Israël. Au vrai, c’est le texte du Vieux et du Nouveau Testament qui retient son attention de philologue. Doté d’une bonne formation classique, A. Loisy est aussi un orientaliste rompu à l’étude des langues sémitiques anciennes, à commencer par l’hébreu et l’araméen. Dès 1881, tandis qu’il prépare à l’Institut catholique de Paris, alors récemment fondé, le lectorat de théologie, A. Loisy est chargé des fonctions de répétiteur d’hébreu auprès de ses condisciples, en remplacement, pour cause de maladie, de M. Martin, professeur d’Écriture sainte et d’hébreu. En vue d’occuper ultérieurement cette chaire, et tout en continuant d’enseigner l’hébreu et de prendre ses grades de théologie, Loisy consacre les années suivantes à l’étude des langues orientales anciennes. Il suit les cours de l’École des Hautes Études en assyriologie, en égyptologie, ainsi qu’en éthiopien ; au Collège de France, l’enseignement de Renan, « le meilleur cours d’hébreu qui fût alors à Paris », écrira-t-il. En réalité, A. Loisy éprouve peu de goût pour les spéculations théologiques. Avant même d’avoir noué contact avec la critique protestante ou rationaliste, au terme d’une première lecture critique des évangiles dans la grande édition critique du Nouveau Testament de Tischendorf, sa formation philologique l’a déjà convaincu, que « la conception tradition­nelle de la vérité biblique n’est pas défendable ». En 1884, alors qu’un cours d’exégèse sur le texte hébreu s’est ajouté à son enseignement de la langue, A. Loisy présente, en vue du doctorat de théologie, une étude sur l’inspiration des Saintes Écritures où il laissait entendre que l’exégèse pratiquée par les rédacteurs du Nouveau Testament sur ceux de l’Ancien est purement arbitraire et indéfendable comme explication véritable. D’une manière générale, sur l’ensemble de ses publications de jeunesse, deux points concentrent l’essentiel des critiques des défenseurs de la tradition : l’un d’autorité, Moïse était-il, comme l’affirme la tradition, l’auteur du Pentateuque ? ; l’autre de doctrine : quelle est la nature et l’étendue de l’inspiration des Écritures, concernant des faits qui semblent contredits par la science ou l’histoire ? Dès lors, et sans peut-être s’en apercevoir distinctement sur l’instant, A. Loisy est plus proche de Renan que des tenants de l’orthodoxie catholique. La thèse est refusée. Toutefois, les éléments libéraux de l’Institut catholique, tels le P. Duchesne ou le recteur, Mgr d’Hulst, protègent pour l’heure Loisy. Son enseignement est maintenu. Il finit par obtenir, en mars 1890, le titre de docteur en théologie, avec une thèse sur « l’histoire du canon de l’Ancien Testament ». L’inéluctable épreuve de force intervient en 1893. A. Loisy publie une étude sur la question biblique et l’inspiration des Écritures, reprenant les thèses de son mémoire de 1884. Contraint de démissionner de son enseignement en novembre 1893 et d’interrompre la publication de L’Enseignement biblique, la revue qu’il avait créée pour diffuser ses cours et sa pensée, il est bientôt relégué dans les fonctions d’aumônier des Dominicaines de Neuilly. Le 18 novembre, le pape Léon xiii publie l’encyclique Providentissimus Deus, la première du genre, sur l’étude de l’Écriture sainte. Le sou-

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Arnaud Sérandour verain pontife y tranche les questions posées par la critique concernant la théorie de l’inspiration et de l’inerrance de l’Écriture. Sa modeste charge laisse à Loisy le temps de nombreuses lectures qui débordent le champ de ses spécialités. Il fonde, en 1896, la Revue d’histoire et de littérature religieuses, qui se présente comme « purement historique et critique ». Du fond de sa retraite solitaire, il médite de nouvelles audaces. Le 15 septembre 1896, il annonce à son ami le baron von Hügel l’idée d’« une exposition générale de la doctrine catholique à l’usage de cette fin de siècle, quelque chose de sensé pour tout le monde et de réconciliant pour les gens du dehors ». Rédigé entre juillet 1897 et mai 1899, le livre, intitulé La crise de la foi dans le temps présent. Essais d’histoire et de philosophie religieuses, englobe dans une vaste synthèse tous les aspects du problème religieux, depuis les fondements épistémologiques jusqu’à la situation contempo­raine du catholicisme romain. Tel quel, il restera inédit, mais A. Loisy y puise la matière de la série d’articles puis des deux ouvrages, L’Évangile et l’Église et Autour d’un petit livre, qui provoqueront la crise. C’est surtout le troisième chapitre sur « la religion d’Israël » qui lui attire de sérieux ennuis. Le début paraît sous le pseudonyme Firmin dans le numéro du 15 octobre 1900 de la Revue du clergé français. L’auteur y rappelle que les données de la science infirment la chronologie biblique traditionnelle et l’historicité des onze premiers chapitres de la Genèse. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le gamin qui récitait son catéchisme, à l’époque, était tenu de dire que le monde a été créé quatre mille ans av. J.-C. En même temps, il apprenait, à l’école primaire, qu’il n’en était rien en réalité. Le divorce entre foi et science était patent mais pendant. Le cardinal Richard, archevêque de Paris, interdit la publication de l’article de A. Loisy, qui le fait tirer en brochure hors commerce, à laquelle il adjoint, au début de 1901, deux autres articles, qui en constituent la suite. Adressée au clergé, une préface tente d’accorder les conclusions de la critique avec les principes de la théologie catholique. Devant la réaction du cardinal Richard, Loisy renonce à la petite pension que lui avait allouée l’archevêché après sa démission de Neuilly, en septembre 1899, pour raisons de santé. Soucieux de garantir son indépendance intellectuelle et financière, A. Loisy obtient de donner un cours libre à la section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, ainsi qu’une collaboration technique au Corpus des inscriptions sémitiques sous l’autorité de Philippe Berger, successeur de Renan à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Ses premières leçons de l’année 19001901 portent sur les mythes babyloniens et le premier chapitre de la Genèse. Loisy publie une seconde édition de la Religion d’Israël en 1908, l’année de son excom­mu­nication par Pie x. Il en renforce l’exposé historique et en retranche les déve­loppe­ments apologétiques, ainsi que ceux soucieux de réconcilier la foi de l’Église romaine et la science. Dans sa préface à la seconde édition, A. Loisy présente un « modeste travail ». Ce n’est plus le cas de la troisième édition, entièrement revue et augmentée, que l’auteur publie en 1933, la première année de son départ à la retraite du Collège de France, trente ans après la condam­nation de L’Évangile et l’Église et vingt-cinq ans après son excommunication. Il a alors soixante-seize ans. Il a revu la conception d’ensemble de l’ouvrage, en vue de l’éditer en préambule à La Naissance du christianisme. Il y synthétise tous ses travaux et y rassemble les conclusions d’une vie de recherche d’histoire religieuse. Loisy distingue deux moments de l’histoire de la religion d’Israël : d’une part, une phase formative du judaïsme légal aux confins de l’époque perse achéménide, celle des Darius et des Xerxès, protagonistes des guerres appelées médiques par les historiens grecs, et de l’époque hellénistique qui s’ouvre avec la conquête d’Alexandre le Grand en Orient, autour de 333 avant notre ère. 108

Loisy face à l’histoire d’Israël I. La Religion d’Israël, des origines au judaïsme légal Tenant de la méthode philologique historico-critique, l’auteur recherche d’abord les sources de l’histoire de la religion d’Israël principalement dans le corpus littéraire de la Bible hébraïque, tout en reconnaissant que ces textes ne recèlent pas qu’une stricte documentation de l’histoire du judaïsme. C’est à la critique de déterminer la valeur historique des éléments traditionnels qui y sont conservés. « Les données de la préhistoire, de l’archéologie, de l’épigraphie, écrit-il, aident à en critiquer les parties mythiques ou légendaires ». Les parties mythiques désignent en premier lieu les onze premiers chapitres du livre de la Genèse ; les légendes visent au premier chef les récits concernant les patriarches. De même, une bonne partie de la légende de Moïse est classée comme purement mythique. Loisy commence par présenter les résultats de la critique des sources et des processus de rédaction qui ont présidé aux collections des textes bibliques qui sont parvenues jusqu’à nous. À la suite des exégètes contemporains, principalement allemands, Loisy se représente un yahwisme primitif fruste et tout imprégné de magie, selon l’image qu’en donne le récit des douze plaies infligées à l’Égypte par Moïse au moyen d’une baguette magique. Emprunté aux Madianites, issus du patriarche Caïn, établis au sanctuaire de Qadesh, dans la péninsule du Sinaï, cet ancien culte de Yahwé n’avait rien d’original. Ce n’était pas une monolâtrie, moins encore une religion monothéiste, et nul génie religieux n’a été nécessaire pour en enseigner les règles. Le sort brillant qui attendait le dieu de la Bible n’est pas à porter au compte de ceux qui le servaient dans ces premiers temps. Ainsi Loisy met-il en cause la valeur historique du yahwisme comme religion révélée. L’occupation de Canaan par les tribus israélites n’a pas non plus résulté d’une seule migration qui aurait été menée d’Égypte au Jourdain par un seul homme en peu d’années, poursuit A. Loisy, c’est l’œuvre de plusieurs siècles, et l’Exode n’est qu’un mythe reflétant des contacts ultérieurs avec les Égyptiens, impossibles à dater et à définir dans le détail. Enfin, jamais les tribus n’ont été toutes rassemblées autour de Moïse à Qadesh ni ailleurs. Le pacte solennellement contracté au désert entre les tribus et Yahwé, pacte qui anticipe l’unité nationale, appartient au mythe et non à l’histoire, estime Loisy. Quant à Moïse, historiquement parlant, il est la raison sociale du sacerdoce lévitique touchant le culte de Yahwé au sanctuaire de Qadesh. Loisy admet derrière cette figure une personnalité réelle dont le rôle n’a cessé de grandir dans la légende mythique où se reflète l’histoire du yahwisme, jusqu’à l’élaboration définitive de la Loi. Loisy estime impossible de reconstituer l’histoire du culte depuis l’époque de la vie nomade jusqu’après la captivité. La législation cultuelle qui se lit dans les livres dits mosaïques reflète le régime des sacrifices dans le judaïsme depuis la fin de la période perse jusqu’à la destruction du Temple par Titus. Or les réformes de la période perse ont modifié assez profondément l’organisation ancienne du culte. Alfred Loisy accorde une certaine importance à la divination par les sorts, qu’il juge ancienne, car, explique-t-il, elle nous ramène à un niveau inférieur de la pensée religieuse puisqu’il s’agit, en somme, d’un jeu de dés, mystiquement interprété en oracle divin. Dès l’époque ancienne, cette divination aurait été aux mains des prêtres de Lévi, au sanctuaire de Qadesh. La Loi de Yahwé aurait été, à ses débuts, un oracle de sorts. Les prêtres lévites auraient eu la haute main sur toutes les affaires de la vie courante, tant en matière de rite et de pratique religieuse que de droit, de coutume et de mœurs. Mais ils rencontraient la concurrence d’autres devins professionnels, qui opéraient à titre privé, et se réclamaient de Yahwé ou d’autres dieux. Avant la 109

Arnaud Sérandour royauté, le conseil des anciens de chaque ville ou bourgade était juge ordinaire en matière de droit privé. La monarchie aurait limité les prérogatives des prêtres lévites, le métier de roi étant de juger et ses décisions n’étant pas soumises au contrôle des prêtres. D’après Loisy, la fonction sacerdotale est d’abord de garder le sanctuaire et de délivrer l’oracle. Les prêtres n’étaient pas nombreux dans les anciens temps, il n’y en avait que dans les sanctuaires assez importants pour avoir un oracle. La tribu de Lévi n’était pas la seule à exercer le sacerdoce. Elle semble même assez indépendante des liens de famille et non fondée sur un principe ferme de succession généalogique. Loisy en conclut que le nom s’étant identifié à la fonction, les prêtres qui n’étaient pas lévites d’origine ont fini par se rattacher à la tribu sainte. Depuis le règne de David à Jérusalem, Yahwé réside dans la citadelle royale, dans l’arche, sorte de chaise à porteur utilisée pour les processions du dieu, et qui serait un emprunt du culte de Yahwé aux dieux de Canaan. À partir de la construction du temple par Salomon, l’arche quitte de moins en moins le sanctuaire pour accompagner l’armée du roi. Loisy emprunte cependant à Mowinckel et à l’école scandinave l’idée selon laquelle la grande fête d’automne comportait une liturgie d’intronisation de Yahwé au cours de laquelle l’arche était emmenée en procession par le roi, qui représente le règne de Yahwé sur le pays. Cette fête aurait été imitée par les divers sanctuaires, notamment ceux du Nord et, à la mort de Salomon, lors de la division des royaumes d’Israël et de Juda, Béthel, la capitale religieuse du royaume du Nord, n’aurait pas voulu être en reste avec Jérusalem. Loisy se refuse, d’ailleurs, à voir dans le schisme des deux royaumes une révolution du culte yahwiste. Au sein de ce yahwisme ancien, Loisy entreprend de mettre en valeur le caractère particulier du phénomène prophétique israélite. Il entend retracer l’évolution qui a mené du voyant devin et sorcier, de l’enthousiaste délirant, au prophète des derniers temps de la monarchie, juge des rois, défenseur des pauvres, prédicateur de justice, coordonnant ses prédictions à un enseignement moral. Pour Loisy comme pour Renan qui suivait certains exégètes allemands d’obédience libérale, le monothéisme biblique trouve son origine dans le prophétisme. Loisy rattache l’origine du phénomène au pouvoir magique de la parole. Dans leurs pratiques, les prophètes du yahwisme ancien ne se démarquaient pas de ceux de Baal que ridiculise la légende du prophète Élie. La principale spécificité des prophètes israélites, que ne relève d’ailleurs pas Alfred Loisy, est le nationalisme religieux que leur prêtent les livres bibliques et leur hostilité grandissante vis à vis des cultes des dieux étrangers. Cette exclusive peut apparemment les amener à soutenir une usurpation dynas­tique. C’est le cas d’Élisée qui se détourne des Omrides pour favoriser le roi Jéhu et sa maison après le meurtre, par Jéhu, du dernier représentant de la dynastie omride. Par le fait de Jéhu, note Loisy, la religion yahwiste s’associe aux meurtres les plus odieux. De même à Jérusalem, c’est, semble-t-il, par nationalisme religieux et haine des cultes étrangers qu’est rétablie la dynastie de David après l’usurpation d’Athalie. Les prophètes du viiie siècle poursuivent dans cette voie : les prophètes s’opposent à la royauté chaque fois que celle-ci cherche à satisfaire ses intérêts immédiats et à conclure des alliances avec les étrangers et font obstacle à l’œuvre normale d’une « monarchie séculière », comme le dit Loisy. Dans la seconde moitié du siècle, l’expansionnisme assyrien broie un à un les petits royaumes de Syrie-Palestine et finit par balayer celui d’Israël en 622. Le petit royaume de Juda parvient à lui survivre quelque 35 ans mais succombe sous les coups de l’impérialisme babylonien en 587. Loisy voit dans ces événements les conditions qui ont permis aux prophètes d’élargir leur conception du monde et de l’humanité, et par conséquent de Dieu et du gouvernement divin du monde. Le dieu 110

Loisy face à l’histoire d’Israël d’Israël devient peu à peu le maître de l’univers et le juge des peuples. Ainsi, Loisy attribue à ce moment d’histoire la naissance d’un monothéisme moral à partir de la tradition religieuse d’un dieu puissant et juste, bien supérieur aux baals qu’il avait supplantés et aux divinités qu’invoquaient les rois assyriens et babyloniens. Selon eux, c’est Yahwé qui suscite l’ennemi et lui donne la victoire, non les dieux étrangers, et c’est la décision de Yahwé de punir son peuple qui permet aux étrangers de dominer Israël. Ce monothéisme moral ne fait pas encore de Yahwé un dieu unique et absolu ; il n’est encore que le dieu d’Israël. Mais l’originalité des prophètes d’Israël, explique Loisy, est le caractère moral et spirituel de leur religion et de leur dieu. Ces prophètes, poursuit Loisy, ébauchent une religion spirituelle, comme s’ils avaient, avec le pressentiment d’une humanité meilleure que celle de leur milieu et de leur temps, le sens d’une force invisible qui tend à réaliser cette humanité, qui la veut, et qui par eux la prépare. Ce sont, conclut-il, « de forcenés idéalistes ». Même s’ils n’ont pas conscience d’être novateurs, même s’ils prétendent se rattacher aux origines, en réprouvant un état religieux, politique et social dont on s’était accommodé, les prophètes ont renouvelé le contenu de l’antique foi en Yahwé. Le dieu a changé de caractère et ses exigences, au lieu d’être principalement d’ordre extérieur et cultuel, sont devenues d’ordre moral et moralement social. Elles s’inspirent d’un idéal absolu de justice. Loisy insiste sur le caractère humain des prophètes et de leurs prophéties. Il réserve l’aspect divin de leur inspiration à la poursuite opiniâtre et à l’effort invincible déployé afin de réaliser cet idéal moral. L’épreuve de l’exil constitue aux yeux de Loisy, une autre étape importante dans l’évolution du yahwisme. Issus d’une nation qui n’est plus maîtresse d’elle-même, les prophètes regardent désormais les événements qui se produisent dans le monde et la répercussion que ces faits pourraient avoir sur l’avenir d’Israël. Ils se prennent à attendre une intervention prochaine de Dieu pour le salut de son peuple. Ainsi naît, aux yeux de Loisy, l’eschatologie prophétique. C’est surtout en référence à l’auteur anonyme des chapitres 40 à 66 du livre d’Isaïe et que la critique a surnommé le Second Isaïe que Loisy définit l’eschatologie prophétique. Cet auteur a déjà une doctrine eschatologique nettement dessinée avec la notion de deux âges : l’un, présent, mauvais, qui va finir, et l’âge futur, heureux, qui va commencer et durera éternellement. Il est le héraut de l’espérance. C’est au sein de son œuvre que se rencontre la formule du monothéisme absolu : Yahwé seul a fait le monde et gouverne l’histoire ; lui seul est dieu. Les dieux étrangers sont un pur néant. De même que le Second Isaïe s’est forgé l’idée du Dieu unique et universel, il s’est fait de la vocation d’Israël une conception plus haute que ses devanciers. Le Dieu unique est le Dieu d’Israël, mais il est aussi celui de toutes les nations. Pour la réalisation de cette éventualité, écrit Loisy, Israël lui est un serviteur prédestiné. D’abord choisi pour être le témoin de Yahwé aux yeux des nations, Israël a été châtié au double en raison de sa longue indocilité. Par là même, il se trouve avoir satisfait aussi pour l’infidélité de tous les hommes. Il a été livré à une mort honteuse, mais il se relèvera et sa résurrection sera pour le salut des nations. Avec ce prophète se clôt l’ère de la grande prophétie. Ce jugement laudatif du Second Isaïe, que Loisy partage avec la plupart de ses contemporains, doit à l’évidence davantage à l’apologétique chrétienne et à la tradition théologique qu’à l’histoire. De même, le portrait que fait Loisy des derniers prophètes canoniques suit un schéma apologétique traditionnel, déjà développé par Hegel dans le domaine de la philosophie. Préoccupés de reconstruire la Judée et le temple, l’horizon des prophètes de la restauration lui paraît limité et particulariste. Ces prophètes se conforment à l’esprit du temps plus qu’ils n’y contredisent. Loisy explique cette sorte de déchéance 111

Arnaud Sérandour de la prophétie par le heurt de l’idéalisme à la réalité. Son jugement est toutefois tempéré en raison de l’espérance messianique à laquelle ceux qu’il appelle, avec bien d’autres exégètes, les « épigones de la prophétie » donnent corps. Incapable de penser le rapport entre le messianisme eschatologique et le culte du Temple, Loisy ne peut résoudre la tension entre universalisme et particularisme qu’il constate. Il résume ainsi le rôle historique qu’a joué pour lui le prophétisme : On dit souvent que la religion des prophètes a été matérialisée, rétrécie et abaissée dans la Loi. À proprement parler, il n’exista jamais de religion des prophètes, – pas plus qu’il n’y eut une religion de Jésus – mais un grand effort pour élever le culte d’Israël vers un idéal plus parfait de croyance religieuse, de conscience morale et de justice sociale. Jamais les prophètes n’eurent un programme bien défini de réforme cultuelle. En tant que leur effort tendait à se dégager de toute institution et à ne reconnaître d’autre loi que l’inspiration individuelle, on pourrait dire qu’il s’est perdu et ne pouvait que se perdre dans le vide, faute d’attache suffisante à la réalité. Aussi bien l’inspiration a-telle assez promptement tari, et la prophétie de métier a disparu sans aucun dommage pour la religion. Amos, Osée, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, le Second Isaïe représentent le pur esprit du yahwisme prophétique : c’est la Loi écrite, dont ils avaient dédaigné les observances, qui a sauvé de leur rêve généreux ce que le temps en pouvait utiliser.

Pour Loisy, comme pour beaucoup d’exégètes d’aujourd’hui, Israël a survécu à l’anéan­tissement par sa religion. C’est ainsi que Loisy explique que le relèvement du Temple à l’époque de Darius le Grand ait été un événement essentiel. Le Temple est en effet devenu le centre de la vie nationale et le gage de l’espérance juive. Désormais le yahwisme va s’incarner, écrit Loisy, dans une loi rituelle. Du coup, l’espérance messianique s’entretiendra en marge de la religion, croit-il. Loisy retrace à grands traits l’histoire des rapports entre la loi et le temple à l’époque monarchique et présente les recueils de préceptes et de lois que la critique permet d’attribuer aux rois. Il s’agissait de règles de droit, d’une part, le plus souvent empruntées aux Cananéens, et, d’autre part, des lois sacerdotales, principalement cultuelles et rituelles, qui se présentaient sous forme de listes d’interdits parmi lesquelles avaient fini par se glisser des fautes contre la morale. Loisy les imagine sur le mode du Décalogue. Le Décalogue traditionnel ne lui paraît pas antérieur à l’exil en raison de la prohibition des images et du commandement de l’observance du sabbat hebdomadaire qui ne semble pas avoir été connu des Juifs avant la captivité. Il relève dans le Décalogue qu’il restitue cinq préceptes religieux, y compris le respect des parents, qui fait partie de la religion, cinq préceptes de morale sociale et l’absence de prescription rituelle, si ce n’est le respect du caractère sacré du sabbat. Dans le courant ordinaire de la vie, conclut Loisy, le Juif du commun peut n’avoir, en fait de culte, d’autre obligation extérieure que celle du repos sabbatique, point de vue qui ne conviendrait pas, estime-t-il, à l’époque ayant précédé l’exil. On voit combien l’utilisation des critères historiques laisse place à la subjectivité du critique car le jugement repose sur l’idée que se fait l’exégète de la vie religieuse à telle ou telle époque. Quant aux recueils de lois à proprement parler, le plus ancien est celui que la critique a convenu d’appeler le Livre ou Code de l’Alliance qui est un recueil de lois plus anciennes. Il a été mis sous l’autorité de Moïse, mais droit civil, droit pénal et législation cultuelle qu’il comporte sont en rapport avec les conditions de la vie sédentaire en Canaan. Le Deutéronome est une concaténation à l’histoire complexe en raison des nombreuses additions apportées par diverses mains, conçues dans l’esprit de la rédaction d’un noyau primitif. Aux nombreux exégètes qui rapportent ce noyau à 112

Loisy face à l’histoire d’Israël l’époque des rois de Juda, et principalement de Josias, Loisy fait finement remarquer que l’un des traits caractéristiques de cette législation singulière est la subordination des tribunaux des petites villes à la juridiction supérieure des prêtres de Jérusalem qui correspond, dans le domaine juridique, à la concentration du culte au même temple de Jérusalem. Cette idée, dit Loisy, n’a pu naître qu’en un temps où Jérusalem n’était plus la capitale politique d’un royaume, mais la capitale religieuse d’un peuple dispersé. Loisy proposait en conséquence de dater vers 500 la rédaction primitive du noyau de cette Loi et de localiser à Babylone le lieu de conception de cette législation destinée à régir la petite communauté de Judée, en l’aménageant de façon qu’elle détermine aussi bien les obligations religieuses de tous les Juifs dispersés. L’esprit de réforme qui va désormais dominer l’histoire du judaïsme et aboutir au règne de la Loi, dit Loisy, s’est d’abord manifesté dans le Deutéronome, il poursuit son œuvre par l’élaboration du Deutéronome lui-même, par celle des livres dits historiques du canon hébraïque, par celle des livres prophétiques tels que Jérémie, dont la rédaction est tout entière influencée par le style et les idées du Deutéronome. Plusieurs psaumes et prières insérées dans certains livres portent également la trace de l’influence littéraire du Deutéronome. Pour Loisy, cette influence est le signe de l’influence réelle de l’école de cette obédience sur le développement du judaïsme à l’époque perse. En étroite affinité et en accord de fond avec l’œuvre de cette école, insiste Loisy, s’élaborent d’autres lois qui, visant la pureté rituelle comme condition de la faveur divine, émanent à l’évidence d’une école plus sacerdotale que le Deutéronome. C’est le cas, en particulier, du recueil nommé Loi de sainteté par la critique. Loisy attribue les préoccupations de pureté rituelle qui s’y font jour à l’influence de la religion des mages de Perse qui, dit-il, était bien davantage dominée par les concepts de pur et d’impur, de saint et de profane que le yahwisme ne l’avait été avant l’exil. Loisy date de la première moitié du ve siècle la composition de cette loi. Ensuite et durant tout le ive siècle, estime Loisy, sera constituée d’abord l’Histoire sacerdotale puis un ensemble de lois rituelles dénommé Code sacerdotal et finalement aussi la compilation deutéronomiste. Loisy estime que le la composition du Pentateuque s’achève vers la fin du ive siècle. C’est l’époque du judaïsme légal, qui coïncide à peu près avec l’arrivée d’Alexandre et de l’hellénisme en Orient. Loisy tient la thèse selon laquelle la Loi biblique définit le judaïsme comme une religion autorisée dans le cadre de l’empire perse, au milieu de groupes ethniques pratiquant d’autres cultes dans des conditions analogues. Loisy considère l’histoire sainte ou sacerdotale comme l’une des dernières étapes de ce processus de définition du judaïsme. Cette légende liturgique des origines humaines et israélites est une fiction théologique qui permet à l’hagiographe de relier mystiquement, dit Loisy, l’origine du sabbat à la création du monde, la prohibition alimentaire du sang au Déluge, la circoncision à Abraham, comme il rattachait la Pâque à l’Exode, l’institution du Tabernacle et du culte sacrificiel à la théophanie du Sinaï, la conquête et le partage de la Terre promise à Josué. Loisy conclut : « Historiquement, c’était fantaisie pure, théologiquement, la construction était merveilleuse ». L’historien sacerdotal met avant tout ses complaisances en Moïse, aux miracles de l’Exode, à l’institution du culte et à la hiérarchie sacerdotale. Aaron est pour lui le type du souverain pontificat, réalisé à Jérusalem à l’époque de la domination perse puis hellénis­tique. Par cette hagiographie et par le Code sacerdotal qui en procède en quelque manière, cet esprit d’« idéalisme ritualiste », comme l’appelle Loisy, a empreint le Pentateuque tout entier, en même temps qu’il déterminait la forme traditionnelle du judaïsme. C’est dans l’histoire et le Code sacerdotaux que sont précisément et dé113

Arnaud Sérandour finitivement fixées les notions de l’élection et de la vocation incomparable du peuple des sujets de Yahwé, qui ressortissent aux lois de ce dieu transcendant, seigneur de la terre qu’il a assignée aux enfants de Jacob, et qui réside au temple de Jérusalem, seul endroit de la terre où le Dieu se rend présent pour jouir de son culte et recevoir les offrandes qui lui sont dues. C’est dans ces textes sacerdotaux, composés en dernier lieu et insérés au sein du Pentateuque, que sont décrits le sabbat et le système sabbatique, la réglementation des sacrifices et de tous les éléments du culte, ainsi que les obligations pour chacune des trois catégories sociales qui composent l’assemblée cultuelle : les laïques, les lévites et les prêtres. Loisy remarque que la réglementation du sacerdoce n’était d’abord qu’une pièce maîtresse du système qui organisa théocratiquement la vie de la communauté israélite. Initialement, elle ne prévoyait pas l’importance politique qu’allait prendre historiquement le souverain pontificat. Par sa fonction, le grand prêtre était le chef du culte, non un maître universel de la doctrine, ni le guide spirituel de la communauté dispersée. Le système sacerdotal est fait presque entièrement de matériaux anciens quelque peu transformés pour les adapter aux nécessités du temps. Il est nouveau par l’esprit qui anime l’ensemble et qui donne signification à chacune de ses parties. Nouvelle est aussi l’idée divine qui s’en dégage. Loisy l’attribue à une spiritualisation de Yahwé, intervenue à la faveur de la ruine du premier temple et de la suppression temporaire des sacrifices, qui auraient contribué à purifier la conception de la divinité et du monde divin. Yahwé n’est plus seulement le dieu d’Israël, il est le Dieu unique universel. La religion s’universalise d’autant, et la philosophie de la révélation a changé. De ce que le Dieu universel s’est révélé à Israël, on a promptement déduit que la religion d’Israël deviendrait un jour la religion du monde. Le monde divin est également perçu différemment. Le nom personnel du dieu d’Israël se transforme bientôt en nom ineffable, la cour céleste est désormais conçue sur le mode de la cour des rois perses puis hellénistiques. Le relief donné aux anges dans la dernière prophétie et dans la littérature apocalyptique trahit l’influence du syncrétisme païen qui se concilie à la résurgence de vieilles croyances populaires. Les anges, héritiers de ces croyances et de ces emprunts, veillent à tout, à l’instruction et à la conduite de l’humanité comme à la manœuvre des événements. Dieu ne se charge plus lui-même de la correction ni de la protection des individus, il confie à ces ministres toutes les affaires du monde inférieur. Il existe des anges de malheur et de châtiment, comme des anges gardiens et protecteurs. Ainsi les anciens dieux et une partie des anciens esprits en viennent à constituer un corps de puissances célestes, gouvernées par Dieu, certaines restant affectées à des ministères de châtiment. D’autre part, dans le monde inférieur, aux confins de la sphère où s’exercent les influences d’en haut, s’agitent encore les esprits de la terre, ceux qui se plaisent dans les lieux désertés, comme Azazel, à qui l’on expédie tous les ans le bouc émissaire ; aussi les esprits des maladies qui affligent l’homme : troupe innombrable, comme celle des anges, toute prête à former l’armée de Satan, dit Loisy. Ce personnage, qui apparaît d’abord comme procureur céleste et finit par devenir chef de tous les mauvais esprits, Loisy le considère comme le pendant d’Ahriman chez les mazdéistes iraniens. Lilith, Azazel, Asmodée appartiennent davantage à la mythologie populaire, estime Loisy. Il note que l’on se protège par des moyens magiques contre ces démons malfaisants : l’archange Raphaël indique luimême au jeune Tobie les recettes efficaces contre Asmodée. Contre l’apologétique chrétienne, Loisy estime qu’à son heure, la Loi sacerdotale, loin d’être un recul, est plutôt l’indice d’un progrès notable dans l’évolution du judaïsme. Au bout du compte, aux yeux de Loisy, la réforme religieuse prônée par le 114

Loisy face à l’histoire d’Israël judaïsme légal a consisté à éliminer ce qui était en contradiction flagrante avec la foi monothéiste, les pratiques trop visiblement entachées d’idolâtrie et de superstitions étrangères, ce qui avait trait à la divination et au culte des morts. De tout le reste, dit Loisy, on fit un cycle d’observances minutieusement étudiées, où l’on pensait reconnaître, par un service perpétuel d’hommage et de propitiation, la souveraineté de Dieu et sa justice. La législation lévitique a permis d’inventorier l’héritage du passé, en neutralisant la signification primitive, plus ou moins naturaliste, des rites anciens. Elle a procuré au monothéisme, défini désormais comme croyance, l’armature extérieure dont il avait besoin pour s’enraciner dans la vie du peuple juif. Moins enfermée dans la Loi, explique-t-il, la communauté juive aurait été plus facilement détournée de ce qui a été son œuvre dans l’histoire religieuse de l’humanité. De manière très intéressante et en grande partie neuve, à la différence de ceux qui voient la Loi comme une antithèse de la prophétie, Loisy estime que l’esprit qui animait les rédacteurs de la Loi s’exprime librement dans la paraphrase eschatologique par laquelle s’achève la littérature prophétique dans les derniers temps de la domination perse. On y reconnaît, dit Loisy, le rêve de restauration nationale qu’avait fait naître la fin de l’exil et qui se perpétuait par le défaut de sa réalisation. L’élément essentiel de ce rêve est l’attente d’une régénération universelle qui aboutira à la création d’un monde nouveau, plus parfait que le monde actuel. Empruntant les images du mythe cosmogonique, la description anticipée de ce monde à venir ressemble à un recommencement. Puissances et génies du chaos primitif deviennent des ennemis de Dieu qui seront exterminés pour l’instauration du nouveau règne, de même que le combat et le triomphe suprême s’expriment par des emprunts à l’ancienne prophétie qui en réinterprètent le contenu. Grâce aux compléments qu’elles ont reçus et à la perspective où les mettent les livres d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel et des Douze Petits Prophètes, les prophéties contre les voisins d’Israël offrent un panorama du jugement que Dieu exercera sur tous les peuples à la fin des temps. Toutefois, écrit Loisy, le développement de cette eschatologie ne s’achève pas dans le canon prophétique. II. Le messianisme Loisy part du constat suivant. Depuis la chute de Jérusalem aux mains de Nabucho­do­nosor, en 586, Juda n’existe plus comme nation. C’est la religion juive qui a conservé Juda dans un monde où il ne jouait qu’un rôle politique insignifiant. La courte indépendance dont le pays a joui pendant l’épisode des Maccabées n’a été qu’un intermède dans l’histoire d’un développement avant tout religieux. Malgré tout, se maintient l’espoir d’une restauration de la nation, voire d’une résurrection des justes défunts, juifs ou non, au moyen de la religion qui sert désormais de lien au reste du peuple. « Rêve grandiose et contradictoire, écrit Loisy, oscillant entre la perspective d’un brillant réveil de la nation et l’idéal d’une religion universelle, d’une économie de salut où le Dieu unique accueillerait toutes les âmes de bonne volonté ». C’est de ce rêve, en tant que songe d’une religion universelle, qu’est sorti le christianisme. L’idée messianique, dit Loisy, est en germe dans le sentiment de confiance qui inspire la prière ; elle s’identifie à l’espérance de protection supérieure qui est au fond de tous les cultes rendus à des dieux personnels. L’attente de glorieuses destinées pour Israël correspond à l’idée que ses fidèles se faisaient de Yahwé. L’idée messianique a eu son évolution comme l’idée de Dieu, et en coordination avec celle-ci. En tant que règne de Dieu sur la terre, la condition préliminaire est une suprême victoire 115

Arnaud Sérandour de Yahwé sur les puissances adverses. Pour Loisy, la fête du Nouvel An, au temps des rois, comportait en germe tous les éléments que l’eschatologie, sous l’influence iranienne directe ou indirecte, a grandis et sublimés, à savoir un renouveau de gloire et de félicité par élimination des fléaux naturels et assujettissement des peuples ennemis grâce à la puissance du dieu vainqueur et sa fidèle assistance au roi, son vicaire. Yahwé avait toujours été un guerrier redoutable et un combattant glorieux ; il demeure tel après être devenu le Dieu de l’univers. Dès l’origine du monde, il a remporté une victoire qu’il poursuit encore chaque jour, celle qui se manifeste dans l’ordre de la nature, car, comme on sait, l’ordre cosmique est conçu comme une victoire remportée sur les forces du chaos. L’harmonie cosmique témoigne ainsi du règne de Dieu dans l’ordre naturel. Loisy entreprend de retracer, au fil des textes, le développement et la variété des modalités de l’espérance messianique, selon les milieux. À l’époque perse, la place que ménagent au roi messianique les programmes du Deutéronome et celui du prophète Ézéchiel demeure assez modeste. Ces livres, remarque Loisy, envisagent un royaume de félicité liturgique dont la Loi essaie de procurer l’avènement. Mieux que la plupart des exégètes de son temps, Loisy sent le lien qui unit l’idée messianique au culte du temple rebâti. Au début de l’époque hellénistique, où Loisy place Zacharie 9, 9-10, en lien avec d’autres du livre d’Isaïe, il n’est pas question du Messie au sens absolu du mot. Seule est envisagée la restauration de l’antique monarchie sous des traits mythologiques qui rappellent la gloire du premier homme sur la terre. Associés aux mythes cosmogoniques et anthropogoniques, avant d’entrer dans l’eschatologie, Loisy rapporte ces éléments à la fête du Nouvel An qui célébrait le renouveau de la royauté nationale à l’époque monarchique. Un pas de plus dans la définition des traits du Messie est fait un peu plus loin dans le livre de Zacharie, au sein de la fameuse allégorie des pasteurs. Il s’agit de la notion du bon pasteur injustement mis à mort, dont le martyre apporte le salut d’Israël et du monde. Emprunté aux passages du second Isaïe évoquant le Serviteur souffrant, cet élément n’était pas lié jusque-là à l’idée du Messie. Il la supplantera dans la tradition chrétienne. À l’époque des Maccabées, dans le livre de Daniel, la personnalité du roi messianique s’efface devant le mythe du Fils d’homme, qui est interprété comme le symbole du règne des saints. Loisy rapproche cette évocation messianique du livre des Paraboles d’Hénoch, qu’il date des derniers princes de la dynastie asmonéenne, entre vers 100 et 63 av. notre ère. Procédant de la même source mythique, le passage d’Hénoch montre que le Messie dont il s’agit n’est pas un membre de l’humanité, dit Loisy. C’est « l’homme céleste » créé par Dieu dès l’éternité, gardé au ciel jusqu’à sa manifestation à la fin des temps. Au jour de la résurrection, cet Élu ressuscitera les justes et les saints. Loisy rattache cette notion à un mythe d’Homme céleste, originairement identique à l’Homme primitif, roi du Paradis, gardé en réserve en vue de sa fonction eschatologique. Curieusement, Loisy ne semble pas avoir pensé, du moins pas explicitement, à une figure sacerdotale idéalisant la fonction des rois-prêtres asmonéens, alors maîtres de la Judée. Le Messie du Psaume dit de Salomon 17, que Loisy hésite à dater du milieu du ier siècle av. notre ère ou du début du règne d’Hérode, et donc vers 37 avant notre ère, décrit un roi guerrier qui extermine les pécheurs et chasse les étrangers. Ce roi-Messie n’hérite pas de la promesse d’un règne sans fin. Sans doute aura-t-il des successeurs, bien que le règne de Dieu ne doive pas finir. L’historien Josèphe témoigne aussi de la variété de l’idée messianique et de sa vitalité, en particulier en Galilée, centre le plus ardent de l’hostilité à la domination romaine. Ézéchias, père de Judas le Galiléen, mène en Galilée une violente opposition contre Hérode, en 116

Loisy face à l’histoire d’Israël 47-46 ; après la mort d’Hérode, son fils provoque une révolte à l’occasion du recensement de Quirinius, en l’an 6 de notre ère, puis récidive après la mort d’Hérode, à Sepphoris. Un des fils de Judas, Menahem, était chef des zélotes lors du soulèvement de l’an 66, sous Néron. Pendant le siège de Jérusalem par Titus, on attendait du ciel une intervention pour sauver la ville et le temple. Au temps d’Adrien, le chef de la révolte, Bar Kosiba, surnommé Bar Kochba, se fit reconnaître comme le Messie et fut salué comme tel par Akiba, un des plus grands rabbins de l’époque. L’espérance messianique qui jeta les Juifs contre les Romains fut déçue. D’après Loisy, le christianisme a eu meilleure chance en faisant prévaloir l’élément spirituel et moral de cette espérance sur le triomphe temporel d’Israël sur les nations. Malgré la faillite des espoirs temporels, un Pseudo-Daniel témoigne encore d’un enthousiasme apocalyptique. Réinterprétant les anciennes prophéties de Jérémie, le livre de Daniel s’efforce d’apporter à Israël la consolation, comme en son temps la seconde partie d’Isaïe ou certains chapitres de Jérémie. Plus tragique est le moment, plus imminente doit être l’intervention divine salutaire. La prise de Babylone par les Perses, la mort d’Antiochos Épiphane devaient amener le règne de Dieu... qui n’est pas encore venu. Loisy constate comment l’expérience du passé a servi à élargir l’horizon prophé­tique. Au lieu de décrire la situation présente, l’auteur revient sur l’histoire passée en se faisant contemporain de Nabuchodonosor, spécule sur le passé qu’il présente comme futur et dépeint l’histoire universelle sous les traits de quatre empires : le chaldéen, le mède, le perse, le grec, qui se seraient succédés en s’absorbant l’un l’autre et dont le dernier a été pire que les autres. Au vrai, parmi ces quatre empires, deux étaient contemporains. Dans l’enchaînement de l’histoire, les quatre n’en forment qu’un : l’em­pire idolâtrique livré aux puissances des ténèbres par Yahwé pour châtier et purifier son peuple. Cet empire du monde, qui désigne celui d’Antiochos Épiphane, va succomber pour faire place au cinquième empire, celui de Dieu. À vouloir le réaliser aux dépens de l’empire romain, Israël s’y brisera. Loisy étudie la genèse et le développement de la croyance à la résurrection des vivants et des morts. Il les rapporte à la situation de la persécution subie par les Juifs sous d’Antiochos Épiphane et à ses conséquences. Il y a maintenant des martyres et des apostats. Qui oserait dire que les premiers n’auront pas de part au règne de Dieu qui va venir ? Et comment les seconds, qui ont renié la religion de leurs pères et aidé les ennemis à opprimer leurs frères, pourraient-ils échapper au châtiment qu’ils ont mérité ? Une autre étape sera franchie lorsqu’on parlera de jugement et de résurrection pour tout le genre humain. Ce sera en les rattachant à la fin du monde et à l’idée d’une régénération cosmique ultime. Il y faudra quelque réflexion, dit Loisy, et l’influence spéciale d’une doctrine étrangère, d’origine iranienne, véhiculée au sein des religions hellénisées de l’Orient par les cultes à mystères. En contrepartie, la foi en la résurrection implique toute une évolution des anciennes croyances touchant les morts et l’idée même de Dieu. L’imagination s’exaltait sur les circonstances providentielles du grand jugement, qui étaient arrêtées dans le ciel, et dont on cherchait l’indication prophétique dans les Écritures, au moyen d’exégèses diverses. Élie, qui avait été enlevé au ciel, devait revenir et plusieurs livres bibliques lui attribuent un ministère spécifique avant le jour du jugement. Ailleurs, c’est un ange qui introduit le règne de Dieu : Michaël, l’ange du peuple élu, dans Daniel. Dans l’esprit de Loisy, ces manifestations se substituent au roi-Messie. Ce n’est pas si sûr, d’ailleurs, Loisy remarque que la tradition apocalyptique chrétienne trouvera moyen de les coordonner. Les manuscrits de la mer Morte

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Arnaud Sérandour ont, depuis, livré des textes qui montrent que l’on pouvait attendre à la fois un messie royal, le messie de David ou d’Israël, et un messie sacerdotal, le messie d’Aaron. La diffusion des croyances du judaïsme a été facilitée par la dispersion de celui-ci dans tout le monde méditerranéen, principalement à l’orient. Le judaïsme exerçait autour de lui une propagande active, qui n’avait pas été sans succès. Pourtant, il est resté la religion des Juifs et n’est pas devenu, en réalité, une religion cosmopolite, tandis que le christianisme, secte juive par son origine, s’est institué religion universelle en rompant avec le judaïsme. La révolte des Maccabées a donné un nouvel essor au judaïsme non seulement en lui rendant un centre politique assez fort pendant un temps, mais aussi en encourageant le prosélytisme. À la faveur de l’indépendance nationale retrouvée, les pontifes asmonéens, dont certains parviennent à prendre le titre de roi, soumettent la presque intégralité de la Palestine, sauf les villes de la côte méditerranéenne, et imposent la Loi aux territoires conquis. Les populations mêlées de l’Idumée et de la Galilée sont contraintes à la circoncision. Le crédit, l’influence et l’activité prosélytique des Juifs est également attestée par les historiens classiques. Le NT témoigne à son tour, de manière indirecte, de la présence de « craignant Dieu » au voisinage des synagogues, sortes de catéchumènes avant la lettre, issus du paganisme, qui pratiquaient certaines observances de la Loi. Loisy explique par deux courants contradictoires, l’un universaliste, l’autre particulariste, l’échec du judaïsme à devenir une religion universelle. Sur le sol palestinien, Loisy dénonce le fanatisme intransigeant qui est à l’origine de ce qu’il est convenu d’appeler le schisme samaritain. Une fois de plus, sur cette question, le jugement de Loisy est d’une rare clairvoyance : contre la tradition qui situe le schisme au temps de la partition des royaumes d’Israël et de Juda, et contre les critiques qui, pour la plupart, le rapportaient à l’époque de Néhémie (autour de 445), Loisy assigne le schisme à la destruction du temple du Garizim par Jean Hyrcan, comme il paraît acquis aujourd’hui. Il fustige également la rupture avec les normes communes et l’exclusivisme religieux et national. Pourtant, note Loisy, le judaïsme avait profité d’abord du prestige des religions orientales dans le monde romain. Il avait, en outre, sur les autres religions de l’Orient l’avantage d’une doctrine plus haute, une vraie moralité, et une organisation plus forte et plus étendue. Tous les groupements juifs dispersés dans l’empire et au-delà du limes, avaient leur synagogue où l’on se rassemblait pour la prière, la même prière ; où on lisait le même livre sacré, le texte vénéré de la Loi. Toutes les synagogues, même les plus ouvertes aux païens, avaient le zèle de cette loi divine. Toutes entretenaient des liens étroits avec Jérusalem. Un esprit de fraternité unissait les communautés éparses en une société puissante et vivante. « Le judaïsme, conclut Loisy, était vraiment une grande Église ». Toutefois, explique-t-il, « À l’heure où naquit le christianisme, écrit Loisy, la religion qui se réclamait de Moïse et des prophètes avait atteint son point de maturité, si même elle ne l’avait pas dépassé : tout progrès devenait impossible sous le joug de la Loi [...]. Pour grandir encore, poursuit Loisy, cette religion avait besoin de rompre son enveloppe traditionnelle, comme le germe qui veut croître fait éclater le grain qu’il contient. C’est par le christianisme que la religion d’Israël a conquis le monde romain ». À présent, se comprend pleinement le projet qu’avait Loisy en aménageant la Religion d’Israël comme introduction à la Naissance du christianisme. Loisy voit l’Église comme une régé­né­ration de la Synagogue. Celle-ci accomplit la vocation de celle-là. On reconnaît dans cet aboutissement le projet d’ouvrage que Loisy avait annoncé à von Hügel depuis sa retraite de Neuilly en 1896. Il était question d’un exposé 118

Loisy face à l’histoire d’Israël général de la doctrine catholique à la fin du xixe siècle, quelque chose de sensé pour tout le monde et de réconciliant pour les gens du dehors. Que retenir de Loisy aujourd’hui ? Son livre a reçu un accueil glacial en son temps. Pas ou peu recensé dans les revues spécialisées, il a été boudé, voire étrillé à voix basse par tous. Aujourd’hui, à l’heure où vole en éclats le consensus que réunissaient pratiquement toutes les grandes hypothèses, telles la théorie documentaire du Pentateuque, l’hypothèse de l’œuvre historiographique issue de la mouvance du Deutéro­nome, ou encore celle de l’œuvre du chroniste, il faut reconnaître que la confiance d’un Loisy dans la critique triomphante de son époque n’est plus de mise. Mais en réalité, ce sont les textes qui y ont gagné contre l’interprétation systématique et comme acquise d’avance. C’est aussi le moment pour la critique de se remettre en cause. Loisy, par son expertise a montré la voie. D’une part, sa méthode est fondamentalement bonne et sa pratique, soucieuse de croiser le plus grand nombre possible de méthodes, n’est pas seulement à imiter mais à méditer et à approfondir. D’autre part, Loisy se fondait sur la critique des sources et sur la critique litté­raire stricte, que les exégètes appellent aujourd’hui, à l’allemande, la Literarkritik. Pourtant, le caractère historiciste de ses enquêtes, que l’on peut reprocher à toute sa génération, le pousse parfois à privilégier la critique historique en sorte que cette dernière corrige plus d’une fois l’impression qu’a pu donner la critique littéraire. Cette pratique donne des résultats remarquables s’agissant de rendre compte de l’histoire des relations entre Juifs et Samaritains. Elle paraît prometteuse dans le cas de l’étude du Deutéronome. Les exégèses contemporaines partaient de considérations essen­tiel­le­ment littéraires. Loisy, lui, fonde son raisonnement sur ce qu’il constate du fonctionnement institutionnel de la loi. Il en infère l’époque et la visée première. Cet exemple est à poursuivre résolument. Loisy n’a pas raison en tout dans ses conclusions, mais sa méthode est indubitablement fructueuse. La critique de demain devra, pour assurer ses acquis, rechercher toujours plus de critères externes, de manière à valider le classement chronologique des textes suggéré par la critique littéraire. Au-delà du plan méthodologique, Loisy s’est efforcé de mettre en perspective judaïsme et chris­tia­nisme davantage qu’on ne l’avait fait avant lui. Il a contribué à faire progresser les études vétéro-testamentaires dans ce sens. Cet effort en vue de mettre en valeur la cohérence entre des phénomènes religieux manifestement apparentés doit être prolongé et approfondi. Loisy montre la direction d’une exégèse qui, épurée de toute apologétique polémique, libérée du problème doctrinal de l’inerrance des Écritures, saura rendre compte du passé sans faire injure aux réalités du temps. La publication en voie d’achèvement des manuscrits de la mer Morte permet aujourd’hui de renouveler l’intelligence des mentalités et des idées religieuses que regroupait le judaïsme au temps de Jésus et à l’époque de la naissance du christianisme. L’enrichissement substantiel de notre documentation invite à prolonger le sillon tracé par Loisy afin de confronter les récits, contes et légendes de la Bible aux données de l’histoire. Loisy a compté parmi les pionniers de la conquête de la Bible par la méthode historique en matière de philologie. Or, dans l’exercice de la philologie, la critique littéraire, ou critique interne des textes, conditionne en grande partie l’interprétation. Or on a surévalué, par le passé, le caractère objectif des critères mis en œuvre dans cette opération de critique interne des textes. Il est désormais d’une importance primordiale de pondérer la subjectivité des critères littéraires par les données historiques les plus objectives qu’il soit donné d’observer. Il convient donc à l’avenir de poursuivre le mouvement initié par les grands anciens, dont Loisy est un 119

Arnaud Sérandour éminent représentant, en approfondissant toujours davantage la valeur historique de l’étude de ces textes. C’est à ce prix que la critique biblique gagnera ses lettres de noblesse et se fera une place digne de ce nom parmi les sciences de l’Antiquité.

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Alfred Loisy ET « la naissance du christianisme » Simon C. Mimouni École Pratique des Hautes Études, Paris

En 1933, A. Loisy fait paraître La naissance du christianisme où il exprime ses perspectives historiques sur les origines du christianisme. Ce livre est une synthèse qui résume des travaux antérieurs, d’ordre plutôt exégétique, publiés par Loisy durant de nombreuses années – il représente par conséquent l’ensemble des problèmes qui n’ont cessé de l’occuper tout au long sa carrière. Une des idées forces de Loisy dans son œuvre, ce n’est pas la moindre, est de chercher à sauvegarder une certaine continuité historique entre ce qu’il appelle la « Religion d’Israël » et le « christianisme primitif ». C’est pourquoi son livre, La religion d’Israël, est orienté vers l’étude des origines chrétiennes – Loisy le considérant d’ailleurs comme une introduction à La naissance du christianisme. De ce point de vue, l’influence de E. Renan est manifeste : lui aussi, lors de la publication de son Histoire du peuple d’Israël a établi une continuité entre Jésus et les prophètes – contrairement à ce qu’il a fait auparavant dans son Histoire des origines du christianisme. L’ouvrage de Loisy dont il sera question ici a été l’objet de nombreuses recensions dans les revues catholiques et protestantes : une des plus importantes et des plus critiques d’entre elles a été celle que M. Goguel a donnée, en 1934, dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuses. Cette étude, procédera en plusieurs moments : dans un premier, on mettra en contexte la publication de cet ouvrage ; dans un deuxième, on donnera une description du contenu de cet ouvrage ; dans un troisième, on se penchera sur le traitement de l’histoire de Jésus. Une observation préliminaire s’impose : n’étant pas un spécialiste de Loisy et encore moins de la crise du modernisme à laquelle cet auteur a pris part, l’approche proposée sera celle d’un historien du christianisme des origines voulant rendre compte de ce que peut lui apporter encore le livre dont il va être question ici. I. Contextualisation de l’ouvrage de Loisy Pour comprendre l’environnement intellectuel de l’époque de la publication de l’ouvrage sur La naissance du christianisme, il faut prendre en considération le fait Couchoud. Paul-Louis Couchoud, dont l’ouvrage sur Jésus paraît en 1924, défend

. À propos de l’œuvre exégétique de Loisy, cf. P. Klein, Alfred Loisy als Historiker des Urchristentums (Grundzüge seiner neutestamentlichen Arbeit), Bonn 1977 (Dissertation). . A. Loisy, La religion d’Israël, Paris 19333. Il convient d’observer que les première et deuxième éditions, qui remontent respectivement à 1900-1901 et à 1908, sont radicalement différentes de la dernière : la seule qui mérite d’être considérée comme une introduction à La naissance du christianisme. . M. Goguel, « La naissance du christianisme d’après M. Loisy », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 14 (1934), p. 155-186. . P. L. Couchoud, Le mystère de Jésus, Paris 1924.

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Simon C. Mimouni en France la thèse mythique : ainsi, pour lui, l’histoire rapportée dans les évangiles ne serait que la mise en forme d’un récit du mythe juif du Dieu-Sauveur. Ce point de vue est exposé dans deux ouvrages : le premier, sous le titre Le mystère de Jésus, a été publié en 1924 ; le second, sous le titre Jésus le Dieu fait homme, l’a été en 1937. Loisy, comme d’ailleurs Goguel et Guignebert, mais sur un ton sévère et quelque peu méprisant, s’oppose aux travaux du Docteur Couchoud. Pour Loisy, la thèse des mythologues relative à l’inexistence de Jésus fait partie d’un système philosophique, « à moins qu’elle ne procède d’une intention polémique avouée ou discrètement voilée » (p. 6). L’auteur admet cependant qu’il y a une part de mythe dans la tradition chrétienne, car c’est sur un mythe, celui de Jésus-Dieu, que repose le christianisme, mais ce mythe n’a pas préexisté au christianisme : il s’est formé et a grandi avec lui. II. Description de l’ouvrage de Loisy L’ouvrage est composé en dix chapitres qui couvrent, outre les sources, une période allant de Jésus à l’Église. On va relever les pointes saillantes de l’étude sans apporter aucune note critique ou corrective – l’objet de la lecture proposée est simplement de montrer les éventuels apports de Loisy aux recherches actuelles. Dans un Chapitre i, sont examinées toutes les sources littéraires qui permettent de reconstruire l’histoire du mouvement des disciples de Jésus aux deux premiers siècles. Loisy observe de manière appropriée qu’il s’agit de textes qui assurément reflètent l’histoire de ce mouvement mais qui n’ont pas été conçus ni rédigés pour la raconter, et il constate que si à partir de l’an 180 environ cette histoire n’a plus de grandes obscurités, pour la période antérieure force est d’avouer que l’information est très incomplète. Sont alors passés en revue tous les documents canoniques et non canoniques classés d’après leur nature, et non pas leur genre littéraire : ceux qui affectent plus ou moins la forme épistolaire, ceux de forme apocalyptique, ceux qui représentent « la légende sacrée de Jésus et des apôtres » (il s’agit des Évangiles et des Actes), enfin le groupe des apologistes du iie siècle. Relevons que l’Évangile selon les Nazoréens et l’Évangile selon les Hébreux ne sont pas distingués : ils constituent pour Loisy un seul et même texte, même si pour lui la question est encore discutée. Aucun texte connu de son époque n’est ignoré : Loisy, plusieurs fois, regrette la disparition des textes gnostiques dont il semble subodorer l’intérêt pour la connaissance de sa matière – il aurait été ravi, sans nul doute, de la découverte de Nag-Hammadi ! Dans le Chapitre ii, intitulé « L’Évangile de Jésus », Loisy retrace le parcours de Jésus jusqu’à sa mort. Tout d’abord, sont présentés et analysés les témoignages de Tacite et de Pline le Jeune touchant la façon dont le christianisme est entré dans l’histoire. Il est souligné que l’opinion officielle des fonctionnaires et des intellectuels romains au début du iie siècle est que le christianisme, secte issue du judaïsme au temps de Tibère, a été fondé par un agitateur que Pilate a fait périr et que ses adhérents n’ont pas tardé à honorer de leur culte : les chrétiens sont donc entrés dans l’histoire en se réclamant de Jésus dit Christ, qui a été crucifié sous Ponce Pilate, et ceux qui se sont opposés à leur propagande ont admis, comme eux, le fait de Jésus. Loisy relève que la difficulté, pour l’historien, n’est pas de savoir si Jésus a existé mais de distinguer ce qu’ont été, dans la réalité, ses actions et ses paroles, et commemt ces actions et ces paroles ont 122

Alfred Loisy et « La naissance du christianisme » préparé le mouvement qui est sorti de lui – pour le dire autrement et de manière plus actuelle : Qui a été Jésus ? Dans une première section, il est question de Jean le Baptiste et des mouvements baptistes de Palestine pour lesquels il n’est que la figure la plus marquante car la mieux attestée dans la documentation dont la caractéristique est d’être exclusivement chrétienne. Pour Loisy, Jean n’a pas été le précurseur de Jésus et n’a pas désigné ce dernier comme le Messie attendu – il ne s’agit là que d’une fiction conçue par l’apologétique chrétienne pour atténuer ou dissimuler la dépendance originelle du mouvement chrétien à l’égard du groupe johannite, notamment à travers la personne de Jésus qui a dû être quelque temps attaché à Jean ou à son groupe. Dans les deuxième et troisième sections de ce même chapitre, toute la vie de Jésus est rapportée et examinée en considérant que son historicité ne saurait être mise en doute, même si, pour Loisy, « Jésus a vécu dans le mythe, et que le mythe l’a porté au sommet de l’histoire » (p. 83) – expression célèbre dont l’ambiguïté lui a porté nombre de reproches et de préjudices dans les milieux catholiques. Pour Loisy, il est impossible de savoir où Jésus est né, si ce n’est qu’il a été originaire de Galilée : si on « l’a fait naître à Bethléem et de la famille de David… c’est pour l’accomplissement de prophéties arbitrairement interprétées » (p. 83). Il convient d’observer que, de manière générale, Loisy est d’un extrême scepticisme en ce qui concerne tous les événements touchant à la vie et à la mort de Jésus : ainsi, « la relation du baptême de Jésus par Jean n’est qu’un mythe d’institution du baptême chrétien » (p. 85) ; de même, « il ne pouvait être question de Messie, puisque le Messie était le prince du grand règne et qu’il ne pouvait y avoir Messie que dans le Règne de Dieu » (p. 97). Ce scepticisme trouve son origine dans le fait que la plus ancienne tradition touchant à la naissance, au ministère et à la mort de Jésus est, pour lui, « une légende liturgique » qui a un « caractère rituel compliqué de préoccupations apologétiques » (p.108 ). Par ailleurs, Jésus, selon Loisy, n’a été qu’un « Envoyé de Dieu », et n’a jamais eu l’intention de créer une religion : le but de cet « Envoyé de Dieu » a été l’annonce du « Règne de Dieu » et de son imminente installation. Dans le Chapitre iii, intitulé « Jésus le Christ », est retracé le parcours des disciples de Jésus après sa mort et la formation de la communauté de Jérusalem, en distinguant, comme le fait le Livre des Actes, Pierre et les Douze d’Étienne et les Sept. Loisy commence par se pencher sur la réaction des disciples à la mort de Jésus pour exprimer un total agnosticisme vis-à-vis des sources évangéliques à un point tel que pour l’illustrer une longue citation est nécessaire : Toutes les combinaisons échafaudées pour faire entrer dans l’histoire évangélique le mythe de la résurrection et y ajuster les origines de la prédication chrétienne ont abouti, écrit-il, à obscurcir, si ce n’est à rendre tout à fait indiscernable, la suite réelle des faits intervenus entre le supplice de Jésus et les premières manifestations de l’activité apostolique à Jérusalem (p. 119).

C’est la raison pour laquelle, précise-t-il, « la tradition scripturaire a créé, sans s’en apercevoir, dans son propre témoignage, l’irréductible hiatus à la faveur duquel se produit de nos jours l’hypothèse des mythologues » (p. 119). Ainsi, la croyance à la résurrection de Jésus est, selon Loisy, le résultat du « travail intime de la foi » par « ceux qui d’abord avaient cru en lui » (p. 120) : considérant que « ceux qui les premiers se firent les témoins de Jésus ressuscité se flattaient de l’avoir vu vivant », précisant cependant qu’« ils ne racontaient pas comme un fait matériel constaté la résurrection de leur Maître » (p. 123). Par la même occasion, est 123

Simon C. Mimouni donnée une définition assez caractéristique de « la foi religieuse » qui « n’est pas », pour notre auteur, « autre chose qu’un effort de l’esprit, imagination, intelligence et volonté, pour rompre le cadre naturel, apparemment mécanique et fatal, de l’existence » (p. 122). Il convient d’observer qu’une chronologie courte est adoptée : 26 ou 27, mort de Jésus ; 28 ou 29, mort d’Étienne ; vers 30, conversion de Paul ; vers 40, assemblée de Jérusalem ; vers 44, mort de Jean fils de Zébédée. Dans le Chapitre iv, intitulé « La propagande apostolique », il est traité de la diffusion du christianisme en dehors de la Palestine. Loisy observe que ce n’est ni Pierre ni Paul qui ont été les premiers initiateurs de la prédication aux païens – considérant que les récits les présentant comme tels ne sont que des légendes étiologiques, en particulier le récit de la conversion de Corneille par Pierre. De ce fait, il est accordé un grand intérêt à Ac 11, 19-21, où il est rapporté que ce sont les disciples d’Étienne qui on répandu la croyance messianique en Phénicie, à Chypre et à Antioche en s’adressant aux Juifs dans un premier temps et aux Grecs dans un second temps – ce sont eux les premiers initiateurs de la prédication en milieu païen. Loisy en profite pour minimiser le rôle de Paul dans « la fondation de l’hellénochristianisme » : ce sont « les circonstances qui, au cours du second siècle, ont pourvu Paul d’un dossier épistolaire assez important, recueilli dans le Nouveau Testament » ainsi que « la combinaison qui, dans les Actes, a fait donner aux missions de Paul une place considérable » qui « ont permis de construire un schéma des origines chrétiennes qui est, par rapport à la réalité, trop simplifié et en partie faussé » (p. 150-151). Paul, pour notre auteur, a été influencé par les disciples d’Étienne, notamment à travers Ananie et la communauté de Damas, imprégnés de l’esprit d’Étienne, qui ont tenu un rôle important dans sa conversion. Dans ce chapitre, il est question des origines des communautés chrétiennes d’Alexandrie et de Rome : même si la documentation manque en la matière, leur évangélisation est cependant attribuée plutôt à la mission des Hellénistes qu’à celle des Hébreux. De toute façon, pour Loisy, la mission « hellénochrétienne » a précédé la mission « judéochrétienne », qui pourrait bien n’avoir été suscitée que par la première – pour lui, cette mission « hellénochrétienne » est celle qui a été fondée par les disciples d’Étienne après la mort de ce dernier : elle est donc par conséquent également juive, mais originaire de Diaspora et non pas de Palestine. Par ailleurs, il est intéressant de relever que, pour Loisy, il est certain que les missionnaires chrétiens issus du groupe des Hellénistes se sont adressés dans un premier temps aux Juifs avant d’atteindre des « païens amis du judaïsme » (p. 169), c’est-à-dire des sympathisants – situation qui n’a pas provoqué de rupture entre eux et les autorités synagogales. Ainsi il est précisé que ce ne sont pas les Juifs d’Antioche qui ont protesté contre la propagande chrétienne auprès des Gentils sans l’exigence de la circoncision, mais des croyants judaïsants qui étaient venus de Jérusalem (p. 169).

Manifestement, pour Loisy, les Actes des Apôtres sont plus précieux, sur le plan historique, que les Épîtres de Paul, en particulier l’Épître aux Galates dont il conteste en permanence les données. Le conflit d’Antioche et l’assemblée de Jérusalem retiennent longuement l’attention de l’auteur pour qui cette dernière précède la fuite de Pierre de Jérusalem à la suite de son arrestation en 44, et donc son conflit avec Paul à Antioche, où il a trouvé refuge.

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Alfred Loisy et « La naissance du christianisme » Le Chapitre v est consacré à Paul de Tarse dont Loisy, il faut le souligner, ne paraît pas apprécier outre mesure la place qu’on lui a donnée dans la tradition chrétienne postérieure. De fait, il est question uniquement de Paul après sa rupture avec Barnabé et son départ en Asie Mineure avec Silas. Ainsi, sont racontées, dans le détail, les pérégrinations de Paul d’Antioche, son point départ, à Rome, son point d’arrivée, en passant par Corinthe, Éphèse et Jérusalem. Les Actes des Apôtres servent de canevas à la narration, avec une approche relativement peu critique – il faut dire que Loisy a écrit un long commentaire de ce document, publié en 1920, auquel il renvoie en permanence. Les Épîtres de Paul sont peu ou pas utilisées : manifestement les Actes des Apôtres, dont les renseignements semblent pourtant de seconde main, sont favorisés. Paul, chez Loisy, on l’a déjà dit, ne paraît pas bénéficier d’un a priori favorable : c’est, selon lui, « une personnalité difficile à saisir et à comprendre pour l’historien critique » (p. 188) au caractère qui, par certains côtés ou traits, a pu lasser des collaborations de bonne volonté. Paul est cependant, pour notre auteur, d’un intérêt majeur : les renseignements rapportés à son propos permettent de se faire quelque idée de la façon dont le christianisme s’est répandu, entre l’an 30 et l’an 60, depuis l’Orient jusqu’à l’Occident, répudié en naissant par le judaïsme, et progressant partout grâce au judaïsme, malgré le judaïsme et à ses dépens (p. 229).

Avec le Chapitre vi, intitulé « Les premières persécutions », on passe des années 60 aux années 180, de l’époque de Néron à celle de Marc Aurèle. Après avoir rappelé la répression des autorités juives de Jérusalem dont ont été victimes Étienne, Jean et Jacques fils de Zébédée ainsi que Pierre et Paul, Loisy se demande quelle a été, à partir de 64, la situation du christianisme à l’égard de la législation et de l’institution romaine et pourquoi l’empire a « persécuté » les croyants se réclamant de Jésus. Son approche de la question des persécutions, qu’il relie à la question des apologètes, est certes celle de son temps, mais avec beaucoup de mesure et de retenue : Loisy, par exemple, considère que « rien n’invite à penser qu’une persécution générale ait été alors organisée » (p. 238) – autrement dit, pour l’époque traitée dans ce chapitre, entre 60 et 180 –, même si, ajoute-t-il, « le principe non licet christianos esse » (p. 238) est dans l’air du temps. De fait, dans ce chapitre, Loisy retrace l’histoire des relations entre les chrétiens et les autorités romaines – relations qui ont été parfois mais pas toujours difficiles et tendues, pour ne pas dire conflictuelles. Pour l’époque entre Néron et Domitien, sont relevés les cas de notables romains qui ont été chrétiens : celui de Pomponia Graecina, celui d’Acilius Glabrio et celui de Flavius Clemens. L’attention est aussi portée sur la correspondance entre Pline et Trajan, ainsi que sur les rescrits d’Hadrien et d’Antonin, dont les mesures ne s’inspirent pas d’un sentiment de bienveillance à l’égard des chrétiens mais uniquement d’un souci d’ordre. Ce que l’on peut comprendre d’autant mieux qu’il est relevé que, dans certains milieux chrétiens d’Asie, reflétés notamment dans l’Apocalypse de Jean, souffle un vent de révolte à l’égard des autorités romaines – il en est de même dans la 1ère Épître de Pierre. Pour Loisy, le rapport au pouvoir politique dans la plupart des milieux chrétiens de l’époque n’est pas clair, d’autant que pour lui Rm 13, 1-7, qui est une instruction pour l’attitude à tenir vis-à-vis des autorités romaines, est un passage apocryphe qui ne remonte pas au ier siècle.

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Simon C. Mimouni Les quatre derniers chapitres sont consacrés aux rites (vii), aux doctrines (viii), à la crise gnostique (ix) et à l’Église. Bien que loin d’être dénués d’intérêt, il n’est cependant pas possible de les examiner en détail dans le cadre de cette courte étude. Loisy ne donne pas vraiment une conclusion à son ouvrage, mai il propose une assez brève « réflexion générale sur l’évolution du christianisme primitif » (p. 442443) – selon sa propre expression. Pour lui, la période des origines du christianisme correspond à « la préhistoire du christianisme ». Son résumé d’une concision brillante mérite d’être repris : Ainsi […] l’initiative d’un prédicateur galiléen qui voulait le règne de Dieu et qui avait été crucifié comme rebelle, aboutissait, en moins de deux siècles, à une puissante institution établie dans tout l’empire romain (p. 442).

Pour Loisy, le succès du christianisme a été préparé par la diffusion du judaïsme, mais, précise-t-il : le christianisme a réalisé une conquête que le judaïsme, qui l’avait commencée, se montrait impuissant à poursuivre, parce qu’il tenait captive dans les formes d’un nationalisme étroit une notion d’humanité universelle.

Ainsi, ce serait l’universalisme qui a provoqué la victoire du christianisme et le particularisme la défaite du judaïsme – on peut évidemment se demander si c’est en ces termes que la question doit être posée, autrement dit : Est-ce si simple ? III. Jésus dans l’ouvrage de Loisy Des trois grands historiens français du christianisme des origines de la première moitié du xxe siècle, Alfred Loisy est le seul à n’avoir pas commis une « Vie de Jésus ». En effet, les deux autres, Maurice Goguel et Charles Guignebert se sont risqués, comme on sait, à cet exercice. Loisy, cependant, dans sa très longue introduction aux évangiles synoptiques, publiée en 1907, a déjà consacré une vingtaine de pages à retracer la carrière de Jésus et une trentaine à exposer son enseignement. Dans La naissance du christianisme, il s’est employé à retracer, de manière plus réduite, la carrière et le message de Jésus, non sans exercer un scepticisme extrême sur les données fournies par les documents évangéliques. A. Loisy souligne, avec une certaine acribie, que L. Duchesne, auteur d’une Histoire ancienne de l’Église remarquable pour l’époque, a laissé délibérément en dehors de son cadre la question de Jésus. D’emblée, il convient de pointer que Goguel a été relativement critique à propos du traitement de Jésus par Loisy, l’estimant comme trop partiel mais aussi comme trop sévère en ce qui concerne la critique des sources. Tandis que Guignebert, pour sa part, s’est pratiquement aligné au point de vue de Loisy – du moins à celui exprimé en 1907 qui en substance est le même que celui exprimé en 1933, puisque Loisy et Guignebert ont publié leur ouvrage la même année à quelques mois d’intervalle.

. Cf. M. Goguel, La Vie de Jésus, Paris 1932 et C. Guignebert, Jésus, Paris 1933. . Cf. A. Loisy, Les évangiles synoptiques, t. I, Paris 1907, p. 203-224 (« La carrière de Jésus d’après les Évangiles synoptiques ») et p. 225-253 (« L’enseignement de Jésus d’après les Évangiles synoptiques »). . Cf. L. Duchesne, Histoire ancienne de l’Église, t. I, Paris 1905, qui commence effectivement avec l’histoire de la communauté de Jérusalem.

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Alfred Loisy et « La naissance du christianisme » Toutefois, en raffinant quelque peu l’analyse, on se rend compte que Loisy, Goguel et Guignebert sont d’accords pour penser que le problème de Jésus et des origines du christianisme ne peut être traité que par les méthodes de l’histoire et non pas par celles de la théologie. Il convient de constater, en effet, que l’accord entre ces trois auteurs est bien plus étendu qu’il ne paraît à première vue. Il y a évidemment des désaccords entre eux : tantôt Loisy et Guignebert défendent des solutions différentes de celles adoptées par Goguel ; tantôt au contraire les conclusions de Guignebert s’opposent à celles auxquelles se rallient Loisy et Goguel ; tantôt enfin Guignebert et Goguel sont d’un avis différent de celui de Loisy. Quelques exemples suffiront à montrer l’ampleur, parfois importante, des différends entre ces trois auteurs. Le premier exemple porte sur le récit de la Passion de Jésus rapporté dans les Évangiles : Guignebert et Loisy pensent que ce récit est un simple développement liturgique du fait de la condamnation et de l’exécution de Jésus ; Goguel, au contraire, estime qu’on peut en extraire des éléments d’information historique. Autre exemple : Guignebert nie toute conscience messianique de Jésus, alors que Goguel et Loisy pensent que le développement du christianisme suppose que Jésus ne s’est pas seulement considéré comme le porteur d’un message divin, mais qu’il s’est cru appelé à jouer un rôle dans l’établissement du Règne de Dieu. Enfin dernier exemple : Loisy conçoit le paulinisme comme s’étant lentement constitué par une série d’additions faites successivement aux lettres de Paul, ce qui n’est nullement le cas pour Goguel et Guignebert. Concernant l’appréciation par Loisy des sources sur Jésus, de son contexte et de son message, les limites de cette communication ne nous permettent que les quelques remarques suivantes. 1. De l’appréciation des sources sur Jésus Loisy considère les Évangiles non pas comme des documents d’histoire mais comme « des catéchèses liturgiques qui renferment la légende cultuelle du Seigneur Jésus-Christ ». Il adopte une position similaire vis-à-vis des Actes des Apôtres qui, selon lui, ne rapportent nullement l’histoire mais plutôt « la légende et, à certains égards, le mythe du premier âge chrétien ». Ainsi, pour Loisy, la perspective générale de ces documents est très artificielle et rend difficile la construction historique. Toutefois, Loisy ne renonce pas pour autant à esquisser l’histoire de la naissance du christianisme à partir de la documentation canonique : considérant que l’on peut à partir de ces catéchèses et de ces légendes dégager des éléments d’information historique. Même si elle ne concerne pas spécifiquement le problème de Jésus, l’appréciation du corpus paulinien par Loisy mérite attention : ainsi les lettres de Paul sont considérées comme ayant fait l’objet d’un travail rédactionnel : autrement exprimé, il distingue, dans les lettres, ce qui est de Paul et ce qui est de l’ordre de l’ajout. À ce propos, il est utile de relever que la critique de Loisy repose sur deux principes : le premier est qu’il faut suspecter dans les épîtres pauliniennes tout ce qui ne s’enchaîne pas d’une manière logique ; le second est que le développement du christianisme en mystère de rédemption, comme le dit Paul, est une évolution qui a réclamé un certain temps et qu’il est impossible de ce fait de considérer comme remontant à Paul la tradition sur l’eucharistie dans la 1ère Épître aux Corinthiens ou la doctrine de la justification par la foi dans l’Épître aux Romains.

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Simon C. Mimouni Pour Goguel, la critique des lettres de Paul par Loisy « est trop subjective et par conséquent arbitraire », d’autant qu’elle est fondée sur des impressions. Goguel pense que Loisy a cherché à « comprendre la paulinisme comme une doctrine alors que », selon lui, « il faut l’interpréter en fonction de la psychologie de Paul et de son expérience religieuse » . 2. De l’appréciation du contexte de Jésus Loisy estime que l’espérance chrétienne est restée longtemps ardemment révolutionnaire et qu’elle l’a été encore vers la fin du ier siècle au temps où a été composée l’Apocalypse de Jean, reprenant de la sorte les thèses de Robert Eisler dont le volumineux ouvrage en deux tomes a été édité en 1929 et 193010 – de fait, il y a eu dans les communautés chrétiennes du ier siècle une condamnation absolue du monde présent, mais non, et pas même dans l’Apocalypse de Jean, d’appel à la violence pour le détruire et le remplacer par autre chose. Pour Loisy, la spiritualisation de l’espérance chrétienne est due à l’écrasement du nationalisme judéen – ce qui n’est pas tout à fait exact car on l’a trouvé à l’œuvre déjà chez Paul, bien avant les années 66-74. 3. De l’appréciation du message de Jésus Loisy estime que vouloir retrouver le message de Jésus est une entreprise vaine, du moins si l’on souhaite distribuer en un ordre plus ou moins logique les discours et les sentences qui sont éparpillés dans les Évangiles synoptiques : ainsi, il ne pense pas possible de discerner, dans la catéchèse primitive reflétée par les Synoptiques, ce qui remonte à Jésus et ce qui doit être attribué à un enseignement encore pénétré assez directement de son esprit. Il conclut en considérant qu’il faut se résigner à ne savoir que fort peu de chose sur l’histoire de Jésus – sur ce point, les positions de Guignebert se rapprochent de celles de Loisy. Loisy pense que Jésus a probablement pratiqué le baptême et comme possible que les repas qu’il a pris avec ses disciples aient eu un caractère religieux. Par ailleurs, et sur ce point il y a accord entre Loisy et Goguel, la naissance du christianisme est difficilement compréhensible si l’on n’accepte pas l’existence d’un groupement, une communauté, de disciples autour de Jésus – rien ne prouve cependant que ce soit par le rite baptismal que ce groupement se soit constitué. Loisy pense que Jésus a eu du Royaume de Dieu une conception réaliste et estime qu’il s’est attribué à lui-même une place et un rôle dans ce Royaume : considérant alors qu’il convient de « se garder de confondre l’Évangile de Jésus avec ce que l’expérience de dix-neuf siècles de christianisme conduit à y trouver ceux qui y cherchent leur propre idéal religieux ». Pour clôturer ces remarques, une longue citation relative à la perception de la conscience messianique de Jésus par Loisy s’impose :

. Cf. M. Goguel, « La naissance du christianisme... », op. cit., p. 184. . Cf. Ibidem, p. 185. 10. Cf. R. Eisler, Die messianische Unabhängigkeitsbewegung vom Auftreten Johannes des Täufers bis zum Untergang Jakobs des Gerechten nach der neuerschlossenen Eroberung von Jerusalem des Flavius Josephus und christlicher Quellen, Heidelberg 1929-1930 ; cf. aussi la recension de M. Goguel « Jésus et le messianisme politique. Examen de la théorie de M. Robert Eisler », Revue historique 162 (1929), p. 217-267.

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Alfred Loisy et « La naissance du christianisme » Jésus ne s’est pas présenté à ses contemporains comme un sage et un moraliste, mais comme un envoyé de Dieu et non comme un simple prophète. Il affectait, quant au grand événement, une mission spéciale et unique quoique non définie peut-être avec précision et qui, dans notre langage, équivaudrait aux mots de ‘Grand Envoyé’. Jésus a sûrement affecté, avant sa fin, comme héraut du prochain règne, le rôle qu’il fallait pour devenir, après sa mort, le Messie qui viendrait avec le règne et c’est tout ce qui importe pour que sa carrière mortelle suffise à expliquer son immortelle destinée (p. 96-97).

Il y a évidemment, sur ce point, affinité de pensée entre Loisy et Goguel, qui se séparent radicalement de l’agnosticisme historique de Guignebert. La question se pose toujours de savoir s’il faut inclure ou non Jésus dans une histoire des origines du christianisme : autrement dit, faut-il traiter ou pas à part la question de Jésus ? De fait, la question de Jésus est devenue actuellement si complexe qu’elle mérite un traitement particulier : les ouvrages les plus récents le montrent assez. Il convient cependant de ne pas dissocier Jésus des origines du christianisme, car sans la référence à Jésus l’histoire du mouvement chrétien au ier siècle devient totalement incompréhensible. IV. Conclusion En guise de conclusion, il est nécessaire de constater le scepticisme extrême de Loisy qui n’est pas un signe d’incroyance de sa part – bien au contraire. Loisy a compris que les Évangiles ont été rédigés pour une finalité liturgique et il en a tiré les conséquences – se refusant pour une grande part à les utiliser comme sources à des fins historiques. On peut se demander, au regard des nombreuses publications qui se donnent pour historiques et qui utilisent dans tous les sens possibles et imaginables les documents évangéliques, s’il n’a pas eu raison : de toute façon le caractère amphibologique de ces textes les rend forcément et fatalement d’un usage délicat et difficile pour l’historien comme d’ailleurs pour le théologien – même si ce dernier a, en principe, plus de liberté que le premier. En revanche, pour Loisy, dans une certaine mesure, les Actes des Apôtres représentent un document plus fiable. La critique que l’on pourrait faire à l’ouvrage d’Alfred Loisy est que seules les sources canoniques chrétiennes sont utilisées, à l’exclusion des sources apocryphes chrétiennes dont il n’est tenu aucun compte – on doit s’en étonner, d’autant que, dans son chapitre sur les sources, il prend la peine de les présenter. Le résultat en est que tout un pan du christianisme des origines est absent de ce livre, à savoir : ce que l’on appelle pour faire bref le judéo-christianisme – lequel, à l’époque de Loisy, a déjà été bien étudié non pas en France mais en Allemagne ou en Angleterre dans des publications que l’on doit notamment à A. Hilgenfeld, G. Honnicke et F. J. A. Hort11. On a l’impression que Loisy se refuse d’utiliser les résultats de la critique protestante allemande alors qu’il la connaît parfaitement, R. Bultmann notamment. On peut même penser que, s’il a un a priori à l’égard de Paul, c’est à cause du fait que la figure a été reprise par les protestants qui le considèrent, selon sa propre expression, comme un « père » – bref, Loisy se comporte comme un excellent catholique français de son

11. À ce propos, cf. S. C. Mimouni, Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris 1998, p. 453474.

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Simon C. Mimouni temps, mais à la différence de la plupart il n’est pas ignorant de la critique allemande dans son domaine. Loisy ne méconnaît pas le paramètre du judaïsme dans la diffusion du christianisme, il le rappelle souvent, mais il paraît vouloir le minorer : en tout cas, il s’intéresse moins à Jacques le Juste et aux communautés se réclamant de lui qu’à Pierre ou à Paul. De fait, ce qui intéresse Loisy c’est l’Église catholique et la manière dont elle a émergé vers la fin du iie siècle à travers le magma des diverses communautés. Pour lui, c’est indéniablement la crise gnostique (y compris Marcion rangé parmi les gnostiques) qui a permis à l’Église de préciser sa doctrine et d’affermir son organisation. Observons que cette perspective est tout à fait exacte, mais elle est quelque peu insuffisante car l’Église catholique a émergé vers la fin du iie siècle face non seulement aux « tendances gnosticisantes » mais également face aux « tendances judaïsantes », sans compter la crise marcionite qui a joué un rôle majeur dans nombre de définitions doctrinales relatives au canon et à l’hérésie. Pour Loisy, Jésus n’est pas le fondateur du christianisme : le plan de son ouvrage le prouve assez – il commence sur Jésus (ii) et s’achève sur l’Église (x). L’Église, pour Loisy, est le fruit d’une longue évolution : elle est le résultat des nombreuses crises des ier-iie siècles qui ont traversé les communautés chrétiennes. Il faut reconnaître que le point de vue de Loisy rejoint celui de nombre de critiques actuels, de la plupart d’entre eux. À sa lecture, on n’éprouve pas vraiment l’impression que le livre de Loisy a vieilli, même s’il est nécessairement dépassé à cause des nouvelles découvertes et des nouvelles problématiques. Concernant Jésus, nombre des hypothèses de Loisy se retrouvent dans les publications actuelles, comme par exemple le fait qu’il ne soit pas né à Bethléem mais quelque part en Galilée ou le fait que la présentation de Jean comme précurseur de Jésus est une fiction de l’apologétique des chrétiens face aux johannites. En tout cas, malgré des tournures parfois polémiques et donc désagréables pour les uns et les autres12, je n’ai pas eu l’impression de perdre mon temps à le lire et c’est bien là l’essentiel… Si l’on voulait finir sur une note moins positive mais sans doute plus réaliste, on pourrait ou on devrait faire remarquer que Loisy, tout grand savant qu’il a été, n’a pas su ou n’a pas pu échapper aux travers de certains milieux catholiques de son temps : l’antijudaïsme d’une part et l’antiprotestantisme d’autre part – contrairement à Goguel pour l’antijudaïsme et à Guignebert pour l’antijudaïsme et l’antiprotestantisme.

12. Cf. par exemple p. 232-233, la manière méprisante dont il s’exprime à propos « de ce dieu d’un peuple infime » qui « affectait d’être Dieu tout seul », même s’il a été « très régulièrement vaincu », notamment par « les conquérants occidentaux, qui le vainquirent également, sans grand effort ».

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troisiÈme section

Loisy et ses contemporains

Georges Goyau et le modernisme Jérôme Grondeux Université de Paris iv-Sorbonne

Historien catholique social, Georges Goyau n’est pas classé parmi les modernistes. Certes, ce chaud partisan de la politique de Léon xiii, qui fut un des théoriciens les plus en vue de ce qu’on a appelé la « seconde démocratie chrétienne », ne fait pas partie des « satisfaits » du pontificat de Pie x. Si on le présente parfois comme libéral, jamais on ne fait de lui un moderniste. Il fait partie de ces personnages qu’il est délicat de situer : est-il catholique intransigeant, celui qui, au moment de la Séparation des Églises et de l’État, signera la fameuse supplique aux évêques leur demandant d’accepter d’entrer dans le cadre de la loi, ce « cardinal vert » ? Ce partisan du Bloc National après la première guerre mondiale ? Est-il libéral, celui qui en 1894, dans un article de la Quinzaine, définit le catholicisme social comme un « catholicisme intégral » ? Qui brocarde incessamment les « immortels principes » de 1789 et se fait l’inlassable avocat de la papauté, au point d’être surnommé « gasparruche » par Léon Daudet sous Pie xi ? On peut proposer bien des dénominations. On peut lui appliquer celle de « léonien », utilisée par Régis Ladous dans sa biographie de Père Portal. On peut également voir en lui, comme nous le proposons, un de ces hommes qui, avec des adaptations, ont maintenu le projet de l’ultramontanisme libéral d’avant 1832, dans la lignée d’un Lacordaire. Ses rapports avec Loisy sont de toute manière éclairants pour le situer ; mais nous le verrons également intervenir en faveur de Blondel, et souffrir, d’une manière particulière, de la répression antimoderniste. I. Goyau et Loisy Goyau est intervenu en faveur de Loisy en 1893, alors qu’il se trouve à Rome. Cette année a vu paraître le 25 janvier dans Le Correspondant le fameux article de Mgr d’Hulst sur la Question biblique, pour défendre, en recteur de l’Institut catholique, son jeune professeur, Alfred Loisy, dont le supérieur de Saint-Sulpice, M. Icard, a interdit à ses élèves de suivre le cours d’exégèse. « Je ne vous ai pas nommé bien que j’aie toujours eu la tête pleine de vous », écrit-il à celui dont il veut être le protecteur. D’Hulst reprend les idées du cardinal Newman en matière d’exégèse biblique, qui estimait que la Bible était infaillible à la manière dont l’Église (et, depuis 1870, le pape sous certains conditions et comme par délégation) l’était, c’est-à-dire simplement en ce qui concernait la foi et les mœurs ; Newman est bien toujours la référence de ceux

. R. Ladous, Monsieur Portal et les siens. 1855-1926, Cerf, Paris 1985. . Cf. J. Grondeux, « Lacordaire et Lamennais », à paraître dans les Mémoires de l’Académie de Bourgogne, « Georges Goyau, un publiciste entre catholicisme intransigeant et catholicisme libéral », à paraître dans Revue Suisse d’histoire religieuse contemporaine. . Cf. A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, vol. I, 1857-1900, É. Nourry, Paris 1930, p. 235.

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Jérôme Grondeux qui tendent au libéralisme. Cet article valut à d’Hulst des difficultés, il dut à Pâques 1893 se rendre à Rome pour se justifier. Or, comme Goyau l’écrira, d’Hulst est surtout mal vu pour ses options politiques. Il « avait fort mécontenté Léon xiii et le cardinal Rampolla en refusant de se constituer en France le porte-parole du Saint-Siège » pour la politique du Ralliement. D’Hulst achève là de comprendre qu’il ne pourra pas soutenir Loisy après avoir bien involontairement porté jusqu’à Rome la polémique à son sujet. Dès lors, Loisy, privé d’un soutien qui s’est avéré être plutôt aux yeux de Rome un handicap supplémentaire, a contre lui le cardinal Mazella, chef de la congrégation de l’Indexqui prendra, au fur et à mesure que Léon xiii vieillira, une influence de plus en plus grande. Le 10 novembre, Loisy fait paraître dans sa revue l’Enseignement biblique l’article « la question biblique » où il précise ses idées, en particulier par rapport la présentation que d’Hulst en a faite. La position du recteur est en effet critiquée. Ceux qui contestent l’inhérence absolue des Écritures supposent que l’inspiration divine a pour conséquence nécessaire la vérité absolue de la parole inspirée. Comme d’autre part ils croient découvrir dans la Bible beaucoup de choses qui ne sont pas vraies, ils sont amenés à limiter l’inspiration, à distinguer dans les livres saints ce que Dieu a fait faire, ce dont il est l’auteur direct, et ce qu’il a laissé faire, ce qui est imputable à l’initiative personnelle des écrivains sacrés.

Position intenable pour Loisy, car « en partant des données traditionnelles, il n’y a pas d’erreur dans la Bible ». Loisy renverse le problème : Il ne s’agit plus de savoir si la Bible contient des erreurs, mais bien de savoir ce que la Bible contient de vérité, puisque le message biblique a été élaboré dans un contexte historique précis. Tous les livres [dits] historiques de l’Écriture, même ceux du Nouveau Testament, ont été rédigés selon les procédés plus libres que ceux de l’historiographie moderne, et une certaine liberté dans l’interprétation est la conséquence légitime de la liberté qui règne dans la composition. L’histoire de la doctrine religieuse contenue dans la Bible accuse un développement réel [nous retrouvons cette notion clef commune à Goyau et aux modernistes, topos de la théologie avancée de l’époque] de cette doctrine dans tous les éléments qui la constituent : notion de Dieu, de la destinée humaine, des lois morales10.

. Cf. F. Beretta, Monseigneur d’Hulst et la science chrétienne. Portrait d’un intellectuel, Beauchesne, Paris 1996, p. 99-123. . A. Loisy, Mémoires..., op. cit., p. 243 ; et A. Baudrillart, Vie de Mgr d’Hulst, t. II, Paris, J. de Gigord, 1914, p. 158-159. . Pour la rentrée 1893, d’Hulst décide de cantonner Loisy dans l’enseignement des langues hébraïques et assyriennes et de lui retirer l’enseignement d’exégèse biblique. La lettre circulaire qu’il adresse en août aux évêques et dans laquelle d’Hulst annonce cette mesure se clôt par les mots : « Enfin, s’il est vrai que le Saint-Siège doive prochainement intervenir, nous aurons d’avance donné des gages de prudence et d’orthodoxie ». Cité par A. Loisy, Mémoires..., op. cit., p. 256. . Ainsi Duchesne, dans une lettre du 29 décembre 1898, écrit-il à Loisy : « En ce moment, le pape n’existant plus que pour ses médecins et ses domestiques [Léon xiii a quatre-vingt-huit ans], chacun est maître chez soi, Rampolla dans la politique, [...] Mazella dans la théologie et l’inquisition », ibidem, p. 515. . Cité par A. Loisy, Mémoires..., op. cit., p. 60. . Ibidem. 10. Ibidem, p. 261.

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Georges Goyau et le modernisme Cette historicisation radicale des textes sacrés est beaucoup plus problématique pour la théologie traditionnelle, parce que porteuse de relativisme, que le distinguo de d’Hulst. Pourtant, Loisy à cette époque, il le dit lui-même, ne veut que « réinterpréter » les dogmes, tenter un dépassement, une réponse catholique au défi de la critique11. Déjà, Loisy esquisse la solution qu’il adoptera dans l’Évangile et l’Église, solution dans laquelle l’Église est actualisatrice du message divin, comme dans la théologie calvinienne de la double inspiration, où c’est la lecture dans la foi, la lecture priante qui joue ce rôle. « La Bible est vraie, mais l’Église est infaillible ». Newman est ici radicalisé mais présent. Ce que le progrès de la science scripturaire paraît enlever au prestige de l’Écriture manifeste la nécessité du magistère ecclésiastique. La critique fait ainsi l’apologie de l’Église contre les sectes [le protestantisme] fondées sur l’autorité de l’Écriture seule12.

Ainsi, malgré l’historicisation radicale de la Bible13, la pensée de Loisy peut encore à cette date être acceptée par un Goyau, parce que cette pensée peut se présenter comme la poussée à son terme de la tradition catholique, comme une conséquence logique du primat traditionnel, comme un contraire exact du protestantisme. N’oublions pas que L’Évangile et l’Église se voudra une réponse à Harnack. Dans la mesure où Loisy semble digérer la critique biblique protestante et rationaliste pour imposer un point de vue catholique, répondre aux protestants orthodoxes et libéraux et aux disciples de Renan sur leur propre terrain, il peut être vu par un Lorin, par un Goyau, par un Victor Giraud14 qui de plus ne sont pas spécialistes d’exégèse, comme un soldat de la reconquête catholique, comme l’un des tenants d’une « nouvelle apologétique »15, accomplissant dans le domaine exégétique la même tâche qu’euxmêmes accomplissaient dans le domaine social ou d’autres domaines intellectuels16, participant à la grande contre-offensive lancée par Léon xiii.

11. « Il ne saurait être question pour nous d’accepter sans contrôle les conclusions, même les plus vraisemblables, de la critique moderne, mais bien de reprendre en les étudiant dans l’esprit de la véritable tradition catholique, tous les problèmes dont une étude plus approfondie de la Bible doit fournir la solution », ibidem, p. 262. 12. Ibidem. 13. « Un livre absolument vrai pour tous les temps serait, s’il pouvait exister, intelligible pour tous les temps », ibidem, p. 262. 14. Il y a dans les papiers Loisy de la Bibliothèque Nationale de France (BnF) des lettres de Victor Giraud (Naf 15654, t. XXXI, ff. 93-101) qui montrent jusqu’au tournant du siècle une grande sympathie pour l’effort intellectuel de Loisy. Mais Giraud finit par reprocher à celui-ci sa dureté envers les exégètes « non‑scientifiques » de la Bible. Il semble percevoir de cette façon le moment où Loisy s’éloigne/est éloigné de l’Église catholique. 15. Selon l’expression d’Albert Houtin. Le chapitre III de son Histoire du Modernisme catholique, chez l’auteur, Paris 1913, est intitulé « Une nouvelle apologétique », p. 27-46. 16. À ce soutien, on peut ajouter pour les mêmes raisons celui que Mgr Ireland avait manifesté pour Loisy en lui écrivant : « J’ai lu avec le plus vif intérêt chaque page de chaque numéro de la revue, et j’en suis charmé. La question biblique a pris dernièrement une grande importance en Amérique parmi les protestants, et sans l’aide que j’ai reçue de vos écrits, je n’aurais su où me tourner. Au bout du compte, un catholique est obligé aujourd’hui de prendre connaissance de toutes les controverses qui se produisent autour de la Bible, et, pour ce qui me regarde, je dis ouvertement qu’avec nos vieilles idées scripturaires nous ne pouvons soutenir l’autorité des livres saints », Lettre du 14 juin 1893.

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Jérôme Grondeux Loisy perd son poste ; le 18 novembre 1893 paraît l’Encyclique de Léon xiii, Providentissimus Deus. Le 1er décembre, le cardinal Richard enjoint Loisy de suspendre la publication de sa revue l’Enseignement biblique. On sait que l’Encylique tente de défendre une voie moyenne : l’exégèse biblique est légitime, elle n’est pas condamnable en tant que telle, mais elle doit se développer dans le cadre des interprétations traditionnelles. La critique reste servante de la théologie, ce qui est logique dans un cadre néothomiste, le néothomisme voulant maintenir l’unité du savoir et la hiérarchisation des disciplines intellectuelles. Il ne peut pas y avoir d’erreur dans la Bible, tout au plus les auteurs sacrés ont-ils usé d’un langage symbolique. À l’époque, cependant, Loisy pense, selon ses propres termes, « possible de tirer l’Encyclique dans un sens raisonnable »17. C’est à ce moment qu’intervient Henri Lorin. Nous sommes le 7 décembre 1893. Mon ami Joiniot, raconte Loisy, qui depuis l’année précédente était vicaire général de Meaux18, vint me voir à la rue d’Assas avec M. Henri Lorin, démocrate catholique, ami de MM. Georges Goyau et Jean Brunhes, qui étaient aussi, comme chacun sait, des fervents de ce grand pape. Il nous parut sage de saisir directement Léon xiii de mon affaire, sans passer par l’intermédiaire du cardinal Richard. Nous décidâmes que j’écrirais une lettre au pape pour témoigner de ma soumission à son encyclique, aussi pour l’informer de ce qui s’était passé à mon sujet dans la réunion des évêques, et que je joindrais à la lettre un mémoire sur la question biblique telle qu’elle m’apparaissait d’après la récente encyclique19.

Le projet de Lorin est visiblement de préparer à Rome une contre-offensive via Goyau. Il aide Loisy à préparer sa lettre, lui fournissant la « phraséologie dévotieuse, suppliante à l’orientale, qu’il convient de prendre lorsqu’on s’adresse au Souverain Pontife, et à laquelle je n’étais pas accoutumé »20. La lettre proclame une soumission entière21. Le 12 décembre 1893, Lorin écrit à Goyau : J’ai promis à l’abbé Loisy que vous remettriez au cardinal [Rampolla] sa lettre, en lui expliquant la situation, plaidant sa cause et défendant celle du mouvement du travail. Faites remarquer que l’abbé n’avait pas, comme d’Hulst, nié l’inspiration totale, au contraire. Du reste, ses idées sont expliquées dans son mémoire, mais sous une forme harmonique avec l’Encyclique.

Pour Lorin, Loisy fait partie du mouvement de renouveau, d’expansion du catholicisme :

17. Ibidem, p. 313. 18. Loisy avait connu Alfred Joiniot à la fin de 1882, au séminaire de l’Institut catholique. Sulpicien, condisciple de Mgr Battifol, partisan de l’ouverture intellectuelle, il mourut de la tuberculose en 1901, à quarante et un ans, ibidem, p. 129-130. 19. Ibidem, p. 311. 20. Ibidem, p. 311-312. 21. Elle débute ainsi : « Humblement prosterné aux pieds de Votre Sainteté, je La supplie d’agréer le témoignage profondément respectueux et sincère que, dans les circonstances présentes, je crois devoir Lui rendre de ma fidélité aux enseignements de l’Église, et spécialement à ceux qui sont contenus dans l’Encyclique De Studiis Scripturae Sacrae ». « J’éprouve, y écrit Loisy, une grande consolation à venir aujourd’hui, dans la simplicité de mon âme, attester au Vicaire de Jésus Christ ma soumission la plus entière à la doctrine qu’Il a promulguée dans l’Encyclique sur l’étude de la Sainte Écriture », ibidem, p. 312.

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Georges Goyau et le modernisme Il importe, poursuit-il, que les tenants du vieil esprit ne triomphent pas de ce document et ne lui donnent pas une interprétation qui décourage les bonnes volontés laborieuses. C’est ce point de vue là qui me frappe et qu’il faut faire valoir. Ce qui serait à désirer, c’est que d’une manière ou d’une autre on fît savoir à l’archevêque de Paris que Loisy n’est pas un personnage compromis et compromettant. [...] En avant pour Loisy et Joiniot son ami, il faut les soutenir énergiquement22.

De Rome, Goyau met Félix Klein au courant du projet, ce qui montre encore la solidarité qui existe (d’autant plus que l’abbé Klein enseigne à l’Institut catholique de Paris) entre ceux qui ont le sentiment, sur des terrains divers, de participer à la grande contre-offensive/rénovation catholique, dès avant le reflux : J’arrive à la question de la Bible. L’Encyclique appelle des commentaires ; qui les fera ? qui distinguera soigneusement ce qu’elle commande, ce qu’elle permet et ce qu’elle défend ?

Comme pour Rerum novarum, il y a un travail d’interprétation à mener. Étant donné le découragement dans lequel elle [l’encyclique] a jeté la jeune école, je crains fort que les interprétations qui nous seront présentées s’attachent surtout à développer la troisième partie de ce programme. Et ce sera désastreux. Il faudrait qu’un des champions de la jeune école, compétent en théologie et en critique biblique, prît les devants et préparât un commentaire qu’il ne publierait qu’avec l’approbation formelle de Rome.

Arrêtons-nous sur ce point : le Mémoire de Loisy qui est demeuré inédit23, Lorin et Goyau avaient l’intention de le publier comme Le pape, les catholiques et la question sociale24, commentaire de Rerum Novarum, l’avait été et de tenter là encore d’obtenir l’approbation de Rome25. Ce projet de publication, dont nous n’avons plus d’autres nouvelles, semble bel et bien avoir tourné court, ce qui n’est pas surprenant au vu de la puissance croissante de Mazella, qui diminue d’autant les possibilités d’intervention de Lorin. À la date où Goyau écrit, il peut encore penser qu’il aura lui-même un bref de félicitation pour son ouvrage de 1893, rêver même du double encouragement de la « sociologie » catholique et de la jeune exégèse par Léon xiii. Alors, poursuit Goyau, on ne pourrait pas dire, systématiquement, que l’Encyclique est une condamnation radicale de la jeune école ; et les interprétations données par ce commentateur avec l’approbation de Rome témoigneraient au contraire qu’entre Rome et la jeune école il y a un terrain d’entente.

Les illusions de Georges Goyau qui connaît pourtant bien les milieux romains ne sont pas le fruit du hasard ou de l’inattention : elles sont à relier à sa théorie de l’autorité pontificale. Goyau défend l’idée selon laquelle la papauté est une puissance d’équilibre au sein de la tradition, d’équilibre entre la croissance indispensable, organique de l’Église sous l’action de l’Esprit-Saint, qui ne peut se faire que par de hardis novateurs, et les revendications légitimes d’identité qui existent au sein de cette tradition. Il en vient à penser que Rome va rééquilibrer, après avoir rassuré les craintifs, son message en direction de Loisy.

22. Lettre d’Henri Lorin à Georges Goyau, le 12 décembre 1894, BnF, Naf 16818, ff. 3-4. 23. Il en existe une copie à la Bibliohèque nationale de France, Papiers Goyau, t. XXI, ff. 622‑634. 24. Le pape, les catholiques et la question sociale, (par Léon Grégoire), Perrin, Paris 1893. 25. De même, Brunetière aura le projet de publier un mémoire sur le catholicisme américain. Cf. P. Blasina, « La Revue des Deux Mondes e l’americanismo », Cristianesimo nella storia VIII/8 (1987), p. 521-555.

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Jérôme Grondeux Le commentateur ne peut être M. d’Hulst, objet de rancunes politiques implacables ; mais pourquoi ne serait-ce pas M. Loisy ? Sa situation en serait raffermie. Ajoutez que, lorsque Rome connaîtra bien l’émotion des esprits, il ne déplaira pas à l’opportunisme romain de faire un demi-pas vers la nouvelle école après avoir fait un pas vers la vieille26.

Goyau présente fort rapidement le Mémoire de Loisy au cardinal Rampolla. Le 2 janvier 1894, Goyau écrit à l’abbé Joiniot une lettre qui, si elle est relativement optimiste, sonne le glas, à notre sens, du projet de publication : J’ai demandé si le Mémoire avait agréé au Saint-Père. Le cardinal [Rampolla] m’a répondu : “oui, dans l’ensemble, et le pape bénit M. Loisy pour sa soumission”. De cette réponse, et de la façon dont elle était faite, je crois pouvoir induire : - que certains points du mémoire sont considérés comme discutables. - mais que l’impression produite par l’envoi même de ce mémoire, et par l’ensemble du document, est favorable à M. Loisy27.

Plus d’illusions donc, mais encore quelques espoirs. Il n’y a pas de correspondance entre le cardinal Richard et le Vatican : c’est Goyau qui a appris à Rampolla que « Loisy avait dû quitter l’institut catholique »28. Je persiste à croire que si les idées de M. Loisy n’avaient pas été vulgarisées par une personnalité politique [Mgr d’Hulst] qui est l’objet d’inimitiés implacables, nous n’aurions pas à déplorer ces incidents. L’Encyclique sur la question biblique était préparée de longue date ; voilà deux ans que le pape a dit à M. le chanoine Le Camus qu’il y travaillait. M. le chanoine Le Camus m’a dit, à Pâques de 1893, qu’il attendait de cette encyclique une renaissance des études bibliques. Mais les polémiques suscitées plutôt encore par le nom de Mgr d’Hulst que par le contenu de son article ont peutêtre induit le pape à faire entrer dans son encyclique certains développements qui n’y étaient pas prévus29.

À partir de cela, Goyau ne se préoccupe plus que du sort de l’abbé Loisy en tant que personne particulière. Les réticences de Rampolla l’ont convaincu de l’excès d’optimisme dont il avait fait preuve quelques jours auparavant. Il ne peut plus jouer, pour adoucir le sort de Loisy, que du fait que Rome n’était pas à l’origine de la sanction qui frappe le jeune professeur et de l’affirmation que l’ire pontificale qui a durci Providentissimus était surtout dirigée contre d’Hulst. Le 4 janvier 1893, Loisy avait reçu une lettre de Rampolla, disant que : ayant en considération les faits advenus, sa Sainteté croirait plus opportun et en plus avantageux pour vous que, suivant votre généreuse disposition à employer vos talents à la Gloire de Dieu et à l’avantage du prochain, vous les appliquiez à cultiver plus particulièrement quelque autre branche de la Science30.

De cette lettre, Goyau avait demandé communication. Il est à nouveau reçu par Rampolla et lui fait lire l’avis où Loisy annonçait la fin de l’Enseignement biblique. Le 16 janvier, il écrit à Loisy « qu’il ne serait pas opportun d’entreprendre une discussion

26. Lettre à Félix Klein, Rome, 16 décembre 1893, BnF, Papiers Goyau, t. XXXI, f. 72. 27. Lettre à l’abbé Joiniot, vicaire général de Meaux, Rome, 2 janvier 1894, BnF, Papiers Loisy, Naf 15654 (t. XXXI), ff. 123-123v. 28. Ibidem, f. 123v. 29. Ibidem, ff. 123v-124. 30. Cité par A. Loisy, Mémoires..., op. cit., p. 317.

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Georges Goyau et le modernisme ou de demander des explications » sur le conseil que Rampolla lui a donné, mais que l’avis produit par son mémoire est « extrêmement favorable ». Goyau poursuit : J’ai mis sous les yeux du cardinal Rampolla l’avis imprimé annonçant la suppression de l’enseignement biblique, il l’a lu devant moi, avec une grande attention, et m’a dit : “C’est très bien qu’il se recueille. Nous savons que M. Loisy a de l’habileté (sic), du talent ; c’est un homme de valeur ; il pourra rendre des services à l’Église, mais pour l’instant, qu’il se recueille”31.

L’atténuation est sensible, mais bel et bien, il ne s’agit plus pour Goyau que de ménager l’avenir. Un autre cardinal papabile [nous supposons que c’était le cardinal Parocchi] avait tenu des propos analogues, écrit Loisy dans ses Mémoires, et même il avait laissé un prélat dire tout haut devant lui que c’était chose singulière de me voir frappé quand Mgr d’Hulst n’était pas touché. Le même prélat, redisant ces faits à M. Goyau, ajoutait que je ferais bien de venir à Rome, et il offrait son appui pour le cas où je souhaiterais devenir chapelain à Saint-Louis-des-Français32. Après deux ans de prédication à Notre-Dame, concluait Goyau dans sa lettre, Lacordaire, convié à se recueillir, vint séjourner à Rome : le prélat dont je vous parle me citait cet exemple comme digne de vous être proposé33.

Par la suite, Goyau suggérera à Loisy d’écrire à Rampolla pour retrouver une place34. Il est difficile de mesurer l’effet de l’intervention de Goyau et de Lorin, d’autant plus que Loisy ne s’est jamais rendu à Rome. Peut-être fut-il en effet « protégé » relativement durant le pontificat de Léon xiii, dans la mesure où Rampolla ne lui est pas systématiquement hostile35. D’un autre côté, Loisy n’est-il pas maintenant un peu trop célèbre à Rome ? Son nom a été prononcé et il est probablement devenu l’objet de luttes intestines et de prises de positions théologiques par rapport à l’exégèse. Il y avait pourtant, écrit Loisy lui-même, au tableau une certaine ombre qui devait grandir, et à laquelle nous ne prîmes pas garde en ce temps là [...]. Il semble que le pape eût communiqué le mémoire à son conseiller théologique, le cardinal Mazzella, qui avait rédigé, dit-on, la partie doctrinale de l’Encyclique Providentissimus, et que ce cardinal, en défiance contre l’école large [selon la terminologie de d’Hulst], eût flairé dans mon œuvre quelque soupçon de rationalisme36.

31. Lettre de Goyau à Loisy, Rome, 16 janvier 1894, BnF, Papiers Loisy, Naf 15654 (t. XXXI), ff. 125125v. 32. A. Loisy, Mémoires..., op. cit., note de la p. 16. 33. Lettre citée, f. 126v. 34. Lettre de Goyau à Loisy, Rome, 9 mai 1894, BnF, Papiers Loisy, Naf 15654. 35. Quelques temps après, le Père Portal, sur les conseils du baron von Hügel, demanda lors d’une entrevue avec le cardinal Rampolla que l’abbé Loisy puisse revenir à l’Institut catholique comme professeur de sanscrit, ou avec un autre enseignement « peu sensible » ; le Père Portal raconte : « Je fis la démarche à la première occasion. “L’abbé Loisy, qui est‑ce ? me demanda le cardinal. — Mais ce professeur d’Écriture sainte... — Ah ! ce professeur rationaliste”. Le cardinal coupa court et la conversation changea de sujet ». Cité par R. Ladous, Monsieur Portal et les siens (1855-1926), Cerf, Paris 1985, p. 99. 36. Ibidem, p. 319-320.

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Jérôme Grondeux Le bilan de l’opération Goyau‑Lorin reste donc bien difficile à dresser, mais, audelà de cette péripétie, il n’en reste pas moins que l’adhésion de ces deux hommes à l’idée de défendre Loisy peut, en retour, nous apprendre quelque chose sur l’inscription de Loisy dans le paysage catholique français. En effet, l’auteur des volumineux Mémoires est surtout (il écrit en 1930) préoccupé de montrer qu’il y a une continuité absolue dans sa pensée, qu’il était dès le départ rationaliste (le « soupçon de rationalisme » qu’il pensait décelable dans son mémoire). Loisy en vient à occulter son projet de départ, celui qui lui a valu l’amitié du mystique von Hügel, le soutien de Goyau et de Lorin, et ce projet n’est pas, comme chez Renan, lié à une absolutisation de la raison, mais bel et bien à une contre-offensive catholique sur le terrain de la critique historique de la Bible. Les déboires et les persécutions ont extrémisé Loisy en l’acculant au choix suprême entre critique et catholicisme. Il ne faut cependant pas confondre le Loisy de 1930 et celui de 1893, d’avant l’Index. L’effet des persécutions se doublera d’une difficulté à gérer la critique historique, entre la réduction historique du Livre et la quête du sens à la racine de l’expérience spirituelle. Mais en 1893-1894, il s’agissait bel et bien d’un projet de reconquête, d’une tentative de réappropriation/dépassement de la critique rationaliste et protestante-libérale par le catholicisme, problématique encore présente dans l’Évangile et l’Église37. De là à penser que le projet critique de Loisy est comparable au projet historiographique de Goyau, il n’y a qu’un pas, d’autant plus que leurs deux apologétiques reposent sur une intégration de la notion de processus historique telle que la philosophie du siècle l’a dégagée, avec le fondement newmanien commun. II. Goyau et Blondel Entre Goyau et Blondel, il y a de même des points communs. Il ne s’agit plus là de l’intégration de la notion de processus historique, mais tout d’abord de la commune référence à la pensée d’un maître, Léon Ollé-Laprune, dont Goyau suivait les cours à l’École Normale Supérieure. En 1893, Maurice Blondel a soutenu en Sorbonne sa thèse sur l’Action, qui a failli lui fermer l’accès à l’Université, et où il édifie une apologétique (dans les détails de laquelle nous n’entrerons pas) fondée sur l’étude de la vie intérieure, une apologétique comparable à celle d’un autre « moderniste », le Père Laberthonnière. Blondel et Goyau se connaissent, et le jeune historien fait découvrir à Henri Lorin le jeune philosophe. Lorin a du mal à en comprendre le langage philosophique, il l’avoue, mais comprend par contre « qu’il [Blondel] nous donne dans l’ordre philosophique la note vraiment chrétienne »38. Alors que Blondel commence à être attaqué, Henri Lorin, pour la même raison et avec la même confiance que dans le cas de Loisy, essaie de la protéger en recourant directement au cardinal er Rampolla. Il écrit ainsi au Secrétaire d’État le 1 décembre 1896 ; après avoir exprimé ses meilleurs vœux de Noël à Rampolla et au souverain pontife, il argumente en faveur de Blondel :

37. Cf. É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Casterman, Paris 1962, surtout le chapitre ier consacré à l’analyse de cet ouvrage. 38. Lettre à Georges Goyau, le 8 septembre 1896, Naf  16818, f. 136.

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Georges Goyau et le modernisme Oserais-je dans une telle occasion lui signaler [au Saint-Père] les agitations et les inquiétudes des catholiques militants de la pensée et de la plume, du monde des Goyau, Ollé-Laprune, etc... Un de nos amis, M. Blondel a été reçu il y a quelques mois [en fait plus, depuis 1893] docteur en Sorbonne à la suite d’une thèse philosophique qui a fait grand bruit, parce qu’elle était une affirmation péremptoire de catholicisme plein dans l’ordre de la pensée. Les matérialistes et les sceptiques les plus déterminés ont dû reconnaître la valeur [...]39 de cette thèse portée et soutenue avec des arguments susceptibles de frapper les esprits pénétrés des idées modernes [...].

En même temps qu’une publication de Blondel « paraissait le Journal d’un évêque de Fonsegrive et un article de Brunetière dans la Revue des Deux Mondes sur le livre anglais de Balfour, Les bases de la croyance... ». Suit une présentation des oppositions rencontrées : Lorin est prêt à reconnaître que chez Blondel, dans sa Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique et sur la méthode de la philosophie dans l’étude du problème religieux (1896), il se trouve des incorrections, certaines traces de l’ardeur tranchante de la jeunesse, quelques expressions susceptibles de prêter à des fautes d’interprétation, si elles sont isolées du contexte, mais ces hommes [les nouveaux apologistes] n’ont pas la prétention de fixer la doctrine, ils cherchent, les uns à faire justice des fausses idoles régnantes comme la science, les autres à montrer le port de la foi comme seul capable de satisfaire les justes aspirations de la pensée. Au lieu de les encourager, de profiter de leur talent, de leurs connaissances, de leur valeur, en faisant au besoin les réserves et les remarques préalables, on les dispute, on les menace, on leur fait des procès de tendance. Dans tous les domaines, il s’agit de poursuivre, d’arrêter le courant jeune, le courant de rénovation. Aujourd’hui, c’est une condamnation qu’on raconte devant être portée par l’Index. Ce serait lamentable, surtout alors que les esprits sont encore mal remis des obscurités jetées sur les directions politiques40.

Lorin veut que Léon xiii tolère les novateurs – tolère seulement – ; il n’hésite pas à se montrer compréhensif envers ceux qui critiquent Blondel, dont ce qu’on appellera l’« immanentisme » inquiète. Il a la même vision que Goyau de la politique pontificale, de ce qu’elle doit être, ministère d’unité d’une tradition vivante, faisant la transaction entre novation et besoin d’identité. Goyau lui-même se situe donc, et voudrait que Rome se situe, dans une sorte de juste milieu, attitude liée à tout ce qu’il attend de l’autorité pontificale. Il voit la philosophie de l’immanence comme un instrument de reconquête des incroyants. En 1898, en hommage à Léon Ollé-Laprune, il insiste sur le fait qu’à côté de l’apologétique classique, plus spécialement déductive et transcendante, qui fait descendre la vérité vers l’homme et la propose au cerveau humain, il y a place, efficacement pour une sorte de demi-apologétique, inductive, celle-là, se qualifiant volontiers d’immanente.

Goyau se préoccupe ensuite de rassurer les inquiets en montrant que cette apologétique est bien sûr plus floue, mais qu’elle est une sorte de faubourg de la doctrine,

39. Illisible. Peut-être : propre. 40. Lettre de Lorin au cardinal Rampolla, Arch. secr. Vat., rubr. 248, année 1900, fasc. 9, ff. 86-88v. Les « obscurités » sont sans doute liées à la crise de l’américanisme.

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Jérôme Grondeux un lieu d’échange, un outil tout relatif de conversion, dont la légitimation n’est pas intrinsèque, mais extrinsèque, car elle est méthode propédeutique, régie par le seul critère d’efficacité ayant peu de prétentions à la rigueur et se consolant, par les succès mêmes qu’elle remporte, de son caractère d’approximation, sur lequel elle n’aspire pas à donner le change ; elle fait monter l’homme vers la vérité et livre à cette vérité l’âme humaine tout entière41.

Pour achever de délivrer un rassurant message, pour écarter le spectre du renanisme, Goyau met en avant la spécificité du contexte fin de siècle propice à l’offensive, la science étant, selon l’expression de Brunetière, en faillite partielle : Nous ne sommes plus au temps où l’on avait à défendre la foi contre la raison, et où la raison demandait superbement à la foi : “quels sont tes titres ?” Aujourd’hui, la raison, se niant elle-même, flottante, oscillante, accepterait volontiers la foi comme la porte de sortie du scepticisme, et volontiers elle dirait à cette foi jadis évincée : “je ne te demande plus quels sont tes titres, retrouve les miens”42.

Goyau se plaît à envisager tous les rapprochements possibles entre cette science, dans ses aspects conciliants, et le catholicisme. Ainsi dans la longue méditation sur les Béatitudes qui constitue l’épilogue du troisième volume d’Autour du catholicisme social43, écrit-il à propos d’« heureux les miséricordieux parce qu’ils obtiendront miséricorde » : Ne jugez point si vous ne voulez point être jugé, nous dit l’Évangile ; le positivisme actuel nous dit : ne jugez point. L’indulgence est devenu la forme suprême de l’intelligence44.

Comme pour la démocratie chrétienne, telle que Goyau l’avait présentée en 1895 dans l’Association catholique, alors qu’il s’adressait aux catholiques sociaux « traditionnels » comme La Tour du Pin et même de Mun, la légitimation stratégique est liée au libéralisme d’attitude. Il faut tolérer les nouveaux apologistes comme il faut tolérer les démocrates chrétiens en leur laissant une grande marge de manœuvre, car ils n’engagent pas dans le contact qu’ils ont avec la société moderne (dans ses aspects sociopolitiques ou intellectuels) le cœur dogmatique du christianisme. Et non seulement ils ne l’engagent pas et ne le mettent pas en péril, mais ils ouvrent des avenues à son expansion, des possibilités nouvelles d’emprise sur les âmes pour le « catholicisme intégral ». Nouveaux apologistes et démocrates chrétiens sont des instances nouvelles de diffusion d’un fond dogmatique intact. Ils ne sont que des instruments. Ne pas se servir d’eux serait suicidaire, car seuls ils opèrent avec efficacité sur le terrain contemporain. Goyau souligne : l’impuissance fréquente de l’apologétique qui fait appel à la raison raisonnante [scolastique, en fait] : il n’y a pas de terrain commun entre les représentants de cette apologétique et les nombreux incroyants qui sont déchus du haut de l’exaltation rationaliste jusqu’à la dépression du subjectivisme45.

41. Autour du catholicisme social (deuxième série), Perrin, Paris 1901, p. 182-183. 42. Ibidem, p. 183-184. 43. Autour du catholicisme social (troisième série), Perrin, Paris 1907, p. 297-319. 44. Ibidem, p. 310. 45. Autour du catholicisme social (deuxième série), op. cit., p. 184.

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Georges Goyau et le modernisme Le risque vaut d’être pris, puisque seul le résultat compte : “Tous les chemins mènent à Rome”, disait le proverbe. À l’origine du chemin, souvent abrupt en ses pentes, rétréci parfois entre deux fossés, mais sûr en son tracé, pourtant, et ferme en ses assises, qu’ont prolongé, par un commun travail et sous leur responsabilité propre M. Maurice Blondel et M. Georges Fonsegrive, le R. P. Laberthonnière et le R. P. Bremond, M. l’abbé de Broglie et M. l’abbé Denis, c’est M. Ollé-Laprune qui, par son livre de la Certitude morale a planté le poteau indicateur46.

Les nouveaux apologistes se servent les uns des autres dans une entreprise de reconquête intellectuelle. Le 7 avril 1906, quand Goyau apprend que la brochure du juriste Paul Viollet (professeur à l’École des Chartes, collaborateur de la Quinzaine), l’Infaillibilité du pape et le syllabus, les Essais de philosophie religieuse, et Le réalisme chrétien et l’idéalisme grec du Père Laberthonnière, le roman Il Santo d’Antonio Fogazzaro sont mis à l’Index, il écrit dans son journal : Que de fois nous avons recommandé la brochure Viollet aux libertins qui disaient des sottises sur le Syllabus ! [...] Que de fois aussi j’ai prêté les livres de Laberthonnière et... les cinq derniers numéros des Annales de philosophie chrétienne, qu’il dirige depuis cinq mois. Je prévois d’atroces découragements. Nous apercevions dans ces livres des armes nouvelles pour l’apostolat : les voilà brisées47.

Il ne faut pas surestimer cependant la convergence nouveaux apologistes/catholiques sociaux. Si Ollé-Laprune semble avoir joué un rôle dans les deux cas, comme pionnier des théories de l’immanence et propagateur d’une doctrine d’action aboutissant à l’engagement social des catholiques, la convergence, surtout stratégique, laisse place à nombre de dissonances, en particulier entre Brunetière, mentor politique de Goyau, et devenu défenseur du christianisme social, et l’abbé Loisy. III. Apologétiques « objective » et « subjective » En 1895, Goyau avait signalé favorablement l’abbé Loisy à Brunetière48. Brunetière rencontre Loisy chez le journaliste et historien Paul Thureau-Dangin, en juillet 1900, après donc sa conversion proclamée au catholicisme. Loisy raconte l’entrevue le 22 juillet dans une lettre à von Hügel : L’entrevue avait été ménagée par l’abbé Klein et M. Thureau[-Dangin]49, Brunetière n’a parlé que du travail de l’abbé Margival sur Richard Simon50. Vous aurez une idée suffisante de son état d’esprit par l’objection qu’il a développée pendant une demi-

46. Ibidem. 47. P. Lesourd éd., Journal, op. cit., p. 308. 48. « L’abbé, écrivait-il, m’a dit à plusieurs reprises et il a fait savoir à Rome que ses théories bibliques avaient été mal exposées, d’une façon inexacte et compromettante dans l’article du Correspondant [« la question biblique » de Mgr d’Hulst] ; et que ce n’est pas dans le résumé de Mgr d’Hulst qu’on doit chercher la vraie doctrine de M. Loisy ». Lettre à Brunetière, Munich, 28 mai 1895, BnF, Papiers Brunetière, Naf 25039, ff. 324-324v. 49. On voit encore deux personnalités de « contact » entre catholiques libéraux, catholiques sociaux et « modernistes ». Rappelons que Paul Thureau-Dangin est un grand diffuseur de la pensée de Newman en France, en particulier par son Histoire de la renaissance catholique en Angleterre (1899-1906). 50. L’abbé réhabilitait Richard Simon face à Bossuet – point de vue évidemment favorable à la critique moderne d’un Loisy, dont il était proche.

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Jérôme Grondeux heure : la Vulgate est le texte authentique de l’Écriture sainte, et il ne peut y avoir d’erreur dans la Vulgate, surtout en matière de foi : par conséquent Richard Simon méritait d’être fouetté pour avoir soutenu que la leçon “in quo omnes peccaterent” n’était pas bonne et que le grec signifiait : “parce que tous ont péché”51. Il me souvient que Brunetière parla aussi du fameux “Comma Johanneum” et de son authenticité52, se flattant d’avoir lu sur ce sujet le cardinal Franzelin, en son savant traité De scriptura sacra et traditione. Par grand malheur, il n’avait guère lu autre chose53.

Le jugement sévère de Loisy sur l’insuffisance de la culture théologique de Brunetière ne lui est pas strictement personnel. Ainsi Duchesne qui avait fait tout son possible pour défendre Blondel, ayant eu une conversation avec Brunetière sur les problèmes rencontrés par les nouveaux apologistes, écrivait à Goyau le 24 novembre 1897 : Je constate avec regret qu’il n’a pas, en fait de théologie, toute l’expérience qui serait désirable chez un homme comme lui, une colonne de l’Église,

et critique son invocation des positions périmées de Franzelin54. Mais Brunetière est venu au catholicisme guidé par l’étude des écrivains du xviie siècle, en particulier de Bossuet, qu’il a peut-être fait apprécier à Goyau. Le plus rigoureux des théologiens professionnels, écrit Loisy, aurait été moins étroit et moins outrecuidant que ce glorieux néophyte. Il avait l’air de croire qu’il me pulvérisait par sa faconde et le fait est qu’il ne me laissa pas la liberté de placer quatre mots de réplique. [...] J’eus tout juste le temps de le scandaliser en lui disant très nettement que je n’admettais pas ce genre de preuves [...]. Il croit encore pouvoir débiter certaines pages du Discours sur l’histoire universelle où Bossuet dit que toutes les minuties de la critique n’empêchent pas l’histoire de la religion de subsister avec le même Dieu et le même Christ, les mêmes prophéties et les mêmes miracles depuis le commencement [...]. En comparaison de cette diatribe assommante, les homélies orthodoxes du cardinal Richard auraient été un baume apaisant55.

On le voit, il n’y a pas de terrain commun entre un Loisy et un Brunetière, un Brunetière auquel Goyau est si attaché qu’il le cite à partir de 1896 et jusqu’à la mort du Directeur de la Revue des Deux Mondes dans chacune de ses préfaces, un Brunetière qui sera (avec Henri Lorin) le témoin de son mariage en 1903. Duchesne attendait beaucoup de Brunetière pour la défense de la jeune science et de la jeune philosophie catholiques. À propos des difficultés de Blondel, mentionnant les démarches qu’il avait faites auprès de Mgr Mourey et du cardinal Perraud, il écrivait à Goyau, en 1897 : « Dans le royaume des ombres on tient le plus grand compte des ju-

51. Rom. 5.12. La traduction de Simon est proche de celle des protestants par l’affirmation absolue du péché originel. 52. Il s’agit de I Jean 5.7. « Ils sont trois qui donnent témoignage au ciel, le Père, le Verbe, et l’Esprit, et ces trois sont un » (dans la Vulgate) qui est un ajout tardif. « L’Église des martyrs et des Pères, même des Pères latins, jusqu’à Grégoire le Grand inclusivement, ne l’a pas connu », A. Loisy, Mémoires..., op. cit., p. 436. Aujourd’hui dans la traduction œcuménique de la Bible, ce verset est restitué dans sa version primitive : « c’est qu’ils sont trois à rendre témoignage », enchaîné sur le verset 8 : « L’Esprit, l’eau et le sang ». Sous Pie ix, le cardinal Franzelin a voulu établir l’authenticité primitive de la version défendue par la Vulgate. 53. Cité par A. Loisy, Mémoires..., op. cit., p. 557-558. 54. Cité par P. Lesourd éd., Journal, op. cit., p. 19.Voir note 2 de cette page. 55. A. Loisy, Mémoires..., op. cit., p. 558.

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Georges Goyau et le modernisme gements bulosophiques56 [néologisme forgé par Duchesne à partir du nom de Buloz, fondateur de la Revue des Deux Mondes] ». En 1897, Goyau a envoyé à Brunetière un compte-rendu sur l’ouvrage de Blondel (la Lettre sur l’apologétique) à la Revue des Deux Mondes57. Nous n’en avons pas retrouvé la trace. Fut-il publié ? Cependant Goyau soutiendra Blondel dans l’article de la Quinzaine sur Léon Ollé-Laprune que nous avons cité plus haut. Quoi qu’il en soit, Brunetière reste insensible à la nouvelle apologétique, car ce qui l’a attiré dans le catholicisme est qu’il est selon lui le seul remède à la « banqueroute de la science », qu’il est le remède au doute, l’autorité suprême rassurante. Von Hügel analyse ainsi, écrivant à Loisy le 16 septembre 1900, la position de Brunetière par rapport au catholicisme : Il me fait l’impression d’un homme plein de bonne foi, mais de la bonne foi non pas seulement d’un politicien, mais d’un chef de police. Et c’est bien là le côté le plus fâcheux de la situation intérieure et intellectuelle de l’Église, que non seulement ce type-là n’y soit déjà que trop prépondérant, mais que selon la loi [de l’attraction] universelle, nous ne savons guère attirer et retenir que des hommes encore de ce même type [...]. Comme tout le concept lui-même provient d’une façon extérieure, mécanique, militaire, d’envisager cette réalité si intérieure, vive, dynamique, complexe et libre que nous appelons la religion, Brunetière ne peut s’empêcher tout de suite de l’ériger en norme absolue et d’ignorer ou de jeter le soupçon sur tout ce qui s’est fait ou se fait encore pour toujours rajeunir l’extérieur par l’intérieur, et toujours user du premier pour le second58.

Ce contraste entre la façon d’envisager le catholicisme qui est celle d’un Brunetière et celle des nouveaux apologistes, ce heurt entre deux sensibilités engage profondément Goyau. Tout d’abord parce que celui-ci a joué un rôle dans le processus qui a mené le Brunetière admirateur extérieur du catholicisme qui écrivait « Après une visite au Vatican », au Brunetière qui annonce sa conversion au congrès de Besançon en 1898 ; nous savons que Georges Goyau est un homme de contact, qui sait s’attirer des sympathies, et qu’il noua avec Brunetière des relations chaleureuses ; de plus, les motivations qui ont amené au catholicisme le directeur de la Revue des Deux Mondes sont clairement celles que Goyau a indiquées en 1896 dans la Quinzaine de Fonsegrive, quand il opposait le catholicisme social (« catholicisme intégral ») aux contours flous du néo-catholicisme, expliquant que c’était l’« apparence de bloc » du catholicisme, son « homogénéité provocante » qui lui valait « l’avide et déférente attention des dissidents »59. L’admiration devant la totalité « harmonique » (pour employer l’expression de Goyau) du catholicisme est pour Goyau un puissant outil de conversion. Ce n’est pas une valorisation de l’intériorité, du sentiment ou de la conscience religieuse qui est la base de l’apologétique de Goyau. Goyau n’est pas comme Bremond, historien du « sentiment religieux ». Pour simplifier, ce que nous sentons au travers de l’opposition Brunetière-Hügel, c’est l’opposition entre une apologétique « objective », reposant sur des manifestations extérieures, les conséquences sociales du phénomène religieux, qui est aussi celle de Goyau, et une apologétique « subjective », mettant

56. Cité par P. Lesourd éd., Journal, op. cit., p. 19. 57. BnF, Papiers Brunetière, Naf. 25039, Lettre de Goyau du 24 décembre 1897. 58. Cité par A. Loisy, Mémoires..., op. cit., p. 560. 59. Cf. Autour du catholicisme social (première série), p. 1 sqq.

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Jérôme Grondeux l’accent sur le rôle de la conscience collective (Loisy) ou de la conscience individuelle (Blondel) dans le développement ou la justification de la croyance chrétienne. Entre l’apologétique « objective » et l’apologétique « subjective » entre apologistes « subjectifs » ou « objectifs », s’il y a une différence d’optique qui peut aboutir à de fortes divergences, il y a cependant un point commun dans la manière d’opérer. Tous utilisent le langage des sciences humaines : Loisy celui de la philologie, Blondel celui de la philosophie60, Goyau celui de l’historiographie, Brunetière celui de la critique (et de l’histoire, les deux genres ne sont alors pas séparés) littéraire. C’est l’utilisation des langages séculiers qui est mise en question. Tous travaillent dans la même zone de contact théologie/sciences séculières. Bien évidemment, les conclusions auxquelles ces penseurs arrivent ne sont pas automatiquement convergentes. Mais aucun d’entre eux ne peut se désolidariser des autres, dans la mesure où avec et en chacun d’entre eux peut se trouver condamnée la situation que tous ont en commun. Il y a donc une dialectique solidarité/divergence extrêmement prégnante, structurant les rapports que Goyau entretient avec le modernisme61. Sa propre apologétique n’est pas automatiquement en phase avec celle d’un Loisy dans l’Évangile et l’Église ou avec celle des théoriciens de l’immanence. Elle aura avec eux quelques traits communs nés de la similitude de sa situation d’apologiste avec la leur, cette situation étant liée au projet de reconquête catholique que nous avons déjà évoquée plus haut. En effet, les sciences humaines du tournant du siècle sont tributaires du climat intellectuel de l’époque. Si Goyau comme Loisy sont des adeptes du « développement dogmatique » de Newman, si Brunetière promeut Bossuet après avoir édifié une théorie de l’évolution des genres littéraires, si Maurice Blondel marque le primat de l’action sur la pure rationalité, c’est tout simplement qu’au sein de toute prétention à la scientificité il y a une idée que toute époque se fait de « la science » et qu’à cette époque où l’on se prépare à sortir de la logique newtonienne, la science modèle n’est plus la physique mécaniste mais la science de la vie. L’attention aux phénomènes vitaux, le refus du fixisme, traduit par le primat de la vie sur la logique, ou plutôt par le primat de la logique du vivant sur la logique formelle est à la base de tous les systèmes des nouveaux apologistes, que leur approche soit « objective » ou « subjective ». Ainsi Laberthonnière remarque-t-il des convergences entre l’œuvre de Goyau et celle de Blondel : Je comprends que vous ayez été particulièrement frappé de ce que M. Blondel, par sa méthode que j’ai cherché à introduire auprès de nos théologiens, restaure la notion de vie dans l’étude du problème religieux. C’est que vous faites exactement la même chose dans l’étude du problème social. J’allais dire que son œuvre et la vôtre sont analogues. Mais n’est-ce pas plutôt la même œuvre sous des aspects différents62 ?

La communauté de situation théorique de tous les nouveaux apologistes ne saurait demeurer sans implications politiques. En effet, à partir du moment où il y a acceptation des langages scientifiques séculiers et volonté de poursuivre une en-

60. Léon Brunschvicg, lui-même incroyant, a défendu la pertinence formelle des thèses philosophiques de Blondel (Encyclopédie Universalis, art. « Blondel »). 61. H. Maier parle de « ces tensions permanentes avec le catholicisme culturel, qui se sont manifestées en France dans l’hostilité réciproque du “renouveau catholique” littéraire et aussi artistique et du “mouvement social catholique” », L’Église et la démocratie. Une histoire de l’Europe politique, Critérion, Paris 1992, p. 20. 62. Lettre de Laberthonnière à Georges Goyau, Paris, 9 juin 1897, BnF, Papiers Goyau, t. xx, ff. 3-3v.

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Georges Goyau et le modernisme treprise intellectuelle doublement légitime, légitime doctrinalement ou du moins acceptable aux yeux de l’Église catholique et formellement acceptable aux yeux des communautés scientifiques et des « légitimes exigences intellectuelles de l’époque », pour parler le langage de celle-ci, cette volonté intellectuelle s’inscrit dans une logique d’intégration des élites intellectuelles catholiques à la société démocratique. La tradition catholique est mise en forme pour être proposée dans un espace de libre discussion. Cela suppose bien évidemment, puisqu’il y a terrain commun, l’acceptation des règles du jeu. Dans la mesure où, même s’il y a reconquête catholique, celle-ci n’est envisageable qu’à long terme63, l’acceptation de la règle du jeu démocratique est bien plus que temporaire. Le découplage long terme/court terme ne joue pas son rôle protecteur vis‑à‑vis des inquiétudes conservatrices. Aussi ne faut-il pas s’étonner de l’amalgame fait durant la crise moderniste. La crise est liée à la difficulté pour les élites catholiques, en particulier les plus jeunes, de s’adapter à la société démo-libérale qui se met en place, tout en sauvegardant leur identité confessionnelle. C’est dans cette logique de situation qu’il faut considérer le rôle d’un journal comme la Vérité dont la ligne politique est exclusivement définie par le refus de tout ce qui pourrait apparaître comme une concession à la modernité démocratique, en un réflexe exclusivement identitaire. C’est ainsi que le journaliste Charles Maignen, qui se trouve en première ligne dans le combat contre « l’américanisme », est également en première ligne dans le combat contre l’abbé Loisy. Les 3 et 10 juillet 1899, il rédige dans la Vérité deux articles sur la « théologie nouvelle » Il y critique un article signé Firmin (en fait Loisy) paru dans la Revue du clergé sur « le développement chrétien d’après le cardinal Newman ». Loisy note avec malice dans ses mémoires que Maignen lui impute, pour la rejeter, une formule qui en fait est du cardinal Newman : « Vivre, c’est changer »64. À partir de là, c’est l’idée même du développement dogmatique qui est attaqué, alors même dans l’œuvre historique de Goyau s’appuie pour beaucoup sur la théologie développementale de Newman et Möhler. Il est intéressant d’observer que la répression très large qui s’abattra sur tous les « modernismes », aussi bien sociaux que théologiques, sous Pie x, est comme préparée sous Léon xiii par les divisions nettes entre deux camps des élites catholiques françaises. Comment interpréter l’intervention de Goyau dans les querelles qui préparent les années « antimodernistes » ? Nous le voyons ici, comme au sein du catholicisme social, préoccupé de concilier tradition et novation, de les lier par une sorte de contrat dont le but serait la reconquête catholique, d’éviter les agressions réciproques, d’obtenir pour les novateurs occupant le relatif mais réel terrain moderne une certaine latitude pour l’action, proposant à l’Église un investissement, puisque les apologistes

63. « C’est sous l’enchevêtrement des plantes parasites [...] que grandit la fleur d’avenir. Nous ne la verrons pas, mais soyons certains de sa venue et de sa durée. Pour le présent, luttons. Dieu nous a déjà récompensés en tirant des résultats visibles qui s’accentuent. » Lettre de Lorin à Goyau, 5 décembre 1896, BnF, Naf. 16818, f. 148v. Goyau écrit dans un article à propos du congrès de Besançon de 1898 : « Ozanam écrivait en 1832 : “Je crois à une guerre civile imminente, et l’Europe entière, enlacée dans les filets de la franc-maçonnerie, en sera le théâtre. Mais cette crise redoutable sera problablement décisive, et, sur les ruines des vieilles nations brisées, une nouvelle Europe s’élèvera ; alors le catholicisme sera compris, alors il sera donné de porter la civilisation dans le vieil Orient ; ce sera une ère magnifique, nous ne la verrons pas”, et nous non plus, arrière-neveux d’Ozanam, nous ne la verrons pas, l’ère magnifique, mais tout comme le professeur de Sorbonne qui doit rester notre modèle, collaborons à la préparer », Autour du catholicisme social (deuxième série), p. 263-264. 64. A. Loisy, Mémoires, vol. I, op. cit., p. 524-525.

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Jérôme Grondeux audacieux doivent être jugés au résultat ; d’obtenir aussi pour les « conservateurs » la garantie que l’orthodoxie n’est, soit pas engagée par des démarches toutes personnelles, soit manifeste (et quel manifestation aurait pu être plus éclatante qu’une approbation pontificale au commentaire de Providentissimus Deus par Loisy ?) En fait Goyau essaie de jouer lui-même le rôle de maintien tout à la fois du mouvement et de l’unité qu’il avait assigné à la papauté. Alors qu’il est lui aussi un de ceux que nous nous sommes plu à appeler « les nouveaux apologistes », sa vision politique de l’Église le convie à jouer ce rôle de médiateur et à être parmi eux celui – encore une fois, nous trouvons là une pré-explication de sa prudence proverbiale – qui, de par son projet propre, accorde le plus de poids à l’entente avec les représentants de la tradition catholique. IV. Goyau face à la répression antimoderniste. Intervenir pour d’autres et pour soi. Homme de relations, Goyau fera toujours tout son possible pour s’entremettre et aider ceux qui sont frappés par la répression antimoderniste. Déjà, lors de l’affaire de l’« Américanisme », en 1899, il avait demandé à Mgr Bonnefoy d’écrire une lettre à Rampolla en faveur de Fonsegrive65. Il faut dire qu’à cette époque, Goyau apparaissait lui-même à certains comme « américaniste »66. Le 11 juillet 1903, Laberthonnière, à l’occasion de ses fiançailles avec Lucie Faure, lui écrit : « au milieu de la tempête que nous traversons, vous êtes de ceux sur qui nous pouvons compter »67. En 1905, il participe à des réunions avec celui-ci et Le Roy68. En 1906, sitôt que les livres de Laberthonnière sont mis à l’index, Goyau court, avec sa femme, lui apporter son soutien69. En 1908, Goyau réconforte ainsi l’abbé Klein qui vient de perdre son enseignement : Surtout, ne vous éloignez pas de Paris. Vos amis multiplient, pour accroître votre action apostolique sur les jeunes gens, toutes les occasions compatibles avec votre santé. Au lieu de copies souvent mauvaises, on vous donnera des auditoires, on vous donnera des âmes froissées ou rebutées par certaines tendances, et que le sacerdoce représenté par vous saura reconquérir. Et ce sera votre consolation. Nul ne désire plus vivement vous la ménager – sa propre prière aidant – que votre fidèle Goyau70.

En 1911, c’est à Goyau que Duchesne conte ses déboires71. Un temps, Goyau craindra pour lui-même ; les bruits venus de Rome indiquent que son livre sur Ketteler72 y serait examiné. Plus d’une trentaine de lettres73 témoi-

65. Lettre de Mgr Bonnefoy à G. Goyau, 16 mai 1899, BnF, Papiers Goyau, carton n. 3. 66. Tel est du moins l’avis de Houtin, qui nomme parmi les chefs d’un « américanisme français » qui est selon lui « reprise de l’ancien libéralisme mennaisien », avec les abbés Klein et Lemire, Goyau et Fonsegrive, L’Américanisme, É. Nourry, Paris 1904, p. 288. 67. Lettre à G. Goyau, BnF, Papiers Goyau, t. xx, f. 21v. 68. Ibidem, lettre du 6 février 1905, t. xx, ff. 26-27. 69. P. Lesourd éd., Journal, op. cit., p. 309. 70. Lettre de Goyau à l’abbé Klein, 19 septembre 1908, BnF, Papiers Klein, Naf 15677, ff. 27-28. 71. Cf. A. Blanchet, Histoire d’une mise à l’index. La Sainte-Chantal de l’abbé Bremond, AubierMontaigne, Paris 1967, p. 103-104. 72. Ketteler (choix de textes avec introduction), Bloud, Paris 1907. 73. BnF, Papiers Goyau, t. XXXI, ff. 401-459.

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Georges Goyau et le modernisme gnent des interrogations angoissées de Goyau, en cette période où les condamnations vont de plus en plus vite74. De Mgr Coullié lui viendra finalement la réponse apaisante. Il n’est pas question de mise à l’index ; il est toujours un homme digne de confiance. Mais il est désormais sur ses gardes. Dès 1908 il a demandé à Mgr Sébastien Herscher, évêque de Langres75, une note portant sur son article de la Revue des Deux Mondes concernant la naissance du dogme de l’Immaculée conception, article pour lequel il a utilisé, comme il en a l’habitude, la théorie, issue de Newman et de Möhler, du développement dogmatique. Et cette appréciation sévère dut l’inciter à la prudence : Y a-t-il bien loin, écrivait Mgr Herscher, de cette façon d’entendre la genèse d’un dogme à la doctrine moderniste, qui fait de la foi un produit du besoin de croire, une poussée du sentiment, de l’amour, et du dogme une expression symbolique de cette foi ? Assurément oui, si l’on se tient à l’intention de l’auteur. Mais il est regrettable qu’il n’ait pu emprunter à la théologie sa langue pour traduire une pensée qu’il a voulu sans doute exacte. La théologie est placée à l’arrière-plan, tandis que le premier est donné au phénomène vital, qui ne peut être qu’un phénomène de sentiment, une “intuition de l’amour”76.

Cette précaution de Goyau n’était pas inutile : l’époque de la crise moderniste n’est pas favorable à l’idée de développement dogmatique, que l’on pourrait en forçant un peu juger concernée par la proposition suivante du serment antimoderniste de 1910 : « je rejette absolument l’invention hérétique de l’évolution des dogmes ». Prudence toujours : dans le fonds Goyau de la Bibliothèque Nationale se trouvent des cartes de Mgr Benigni et d’Henri Delassus, protonotaire apostolique et directeur de la Semaine religieuse de Cambrai, le remerciant pour l’envoi de ses volumes sur le Kulturkampf77. Le soutien personnel apporté aux victimes de la crise, les contacts avec Laberthonnière ne doivent pas faire oublier que les relations de Goyau catholique social avec le modernisme intellectuel ne sont pas simples, et que la tension déjà signalée plus haut entre la valorisation de l’autorité (façon Brunetière) et celle de l’initiative s’exprime dans la vision que Goyau, par son œuvre, donne de la liberté intellectuelle du catholique. Lorsque la répression s’abat sur les « modernistes », la distinction entre une pensée conservatrice autoritaire et la promotion d’un libéralisme stratégique se fait douloureuse. Et ce non pas seulement pour des questions de chapelle, mais parce que la querelle, en particulier dès lors qu’il s’agit du modernisme exégétique, porte sur le fondement même de la foi. La situation, au-delà de réelles considérations tactiques, amène chacun, parmi les intellectuels catholiques, à s’interroger sur ce qu’il croit vraiment. Sur ce point, il n’y a pas d’ambiguïté chez Goyau. Comme Mauriac l’écrit en 1945 : « Georges Goyau, chrétien authentique, croyait que “c’est arrivé”

74. Voir A. Blanchet, Histoire d’une mise à l’index..., op. cit. 75. Mgr Herscher fit partie des évêques « fort engagés dans le système concordaire et dans la politique de conciliation avec l’État » qui démissionnèrent sous Pie x, quelques années après la séparation. Cf. G. Cholvy et Y.-M. Hilaire dir., Histoire religieuse de la France contemporaine, t. II, 1880/1930, p. 119. 76. Lettre de Mgr Sébastien Herscher, Langres, le 11 avril 1908. 77. BnF, Papiers Goyau, t. XXXI, f. 460 sqq.

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Jérôme Grondeux (j’entends : “la Rédemption”), [...] il n’avait jamais cet air de vous pousser du coude, cet imperceptible clignement de l’œil de tels intrépides défenseurs de la foi »78. Si l’idée de développement dogmatique lui est non seulement familière, mais participe du cœur théorique de son écriture historique, et si cette idée est reprise et poussée par Loisy jusque dans ses conséquences les plus extrêmes, jamais l’auteur de l’Allemagne religieuse n’a exprimé de doutes sur ce qu’il voulait défendre par son apologétique. Reprenant, via Joseph de Maistre, mais aussi par un recours direct au texte de Bossuet, auquel Brunetière était extrêmement attaché au point de ne pas hésiter à le défendre face à Loisy, l’idée, véritable topos débordant largement le catholicisme intransigeant79, selon laquelle l’abandon de l’autorité de Rome et de la tradition conduit inévitablement à l’errance dogmatique ; ayant ainsi adopté un point de vue des plus traditionnels face à l’exégèse protestante-libérale du xixe siècle, chargeant allègrement Kant et Hegel, comment Goyau accepterait-il de voir tomber en poussière entre ses mains les compréhensions traditionnelles de l’Incarnation et de la Résurrection du Christ ? La crise moderniste, cela n’a pas été seulement pour Goyau voir en difficulté certains de ses amis, que par ailleurs il soutient et réconforte, comme Blondel et l’abbé Klein, et qui le jugent proche d’eux, mais aussi bel et bien sentir un péril, d’être donc pleinement soumis à l’autorité qui condamnait, tout en étant conscient des abus, de la ressentir comme sauvegarde, et la soumission nécessaire non seulement comme vertu chrétienne, mais comme manière de contribuer à ce qu’un dépôt soit sauvegardé. Nous touchons ici au cœur de la spiritualité catholique de Goyau. S’il reste discret sur ses questions, nous ne pouvons éviter un rapprochement, qui sera peutêtre éclairant, avec ce qu’écrivit, bien plus tard, Henri-Irénée Marrou dans Esprit au moment d’Humani generis (1950), encyclique de Pie xii marquant un certain raidissement doctrinal : À la sollicitude du Père commun, tous les fidèles doivent répondre par autre chose qu’un déférence de pure discipline, mais bien par une adhésion intime de l’être entier. L’Église Romaine n’est pas l’équivalent d’un Parti de type totalitaire, un “Parti de Dieu” dont le Vatican serait le Politbiouro. Il y a là une nuance que je désespère de faire saisir au lecteur non-catholique […] Ce que l’Église lui expose aujourd’hui explicitement, avec précision, (le catholique) s’aperçoit qu’en gros il le savait déjà, et surtout en vivait. Sinon, c’est qu’il y avait, dans sa foi, quelque chose d’imparfait ou de malsain, et ce doit être l’occasion d’un retour sur lui-même, pour saisir le mal en sa racine profonde et y remédier ; car si ma foi n’est pas la foi de l’Église, ce n’est plus la Foi. C’est pourquoi ceux à qui l’encyclique Humani generis sera le plus utile, ceux à qui elle profitera vraiment, ne seront pas ceux qui s’en réjouiront d’emblée, mais ceux qui, d’abord, en auront souffert80.

Cette spiritualité intime répondant à un acte du magistère ressenti comme engageant toute l’Église répond chez Marrou à une conception de l’Église comme communion, avec une ecclésiologie très différente de cette de Vehementer nos ; On

78. F. Mauriac, La rencontre avec Barrès. Œuvres autobiographiques, Gallimard, Paris 1990, p. 176-177. 79. Cf. É. Fouilloux, « Catholiques libéraux et chrétientés non romaines : l’exemple du “Correspondant” (1878-1903) », dans Les catholiques libéraux au xixe siècle, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble 1974, p. 527-547. 80. H.-I. Marrou, Humani generis : du bon usage d’une encyclique, reproduit dans Henri-Irénée Marrou. Crise de notre temps et réflexion chrétienne, Beauchesne, Paris 1978, p. 333-334.

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Georges Goyau et le modernisme peut se demander s’il n’y eut pas ainsi, jusqu’à l’embellie des années d’après guerre, un point d’équilibre spirituel des militants laïcs dans le catholicisme. Lire les lignes qui précèdent nous montrent aussi à quel point il était exigeant, quelle intensité de vie intérieure il supposait pour surmonter de douloureuses tensions. Si ce parallèle n’est pas trompeur on ne s’étonne pas de voir Goyau écrire, dans un article rédigé en 1908 et repris dans le quatrième volume de l’Allemagne religieuse, que la théologie, qui avait semblé trôner à Munich comme une souveraine aventureuse [il y a eu dans cette ville en 1863 un congrès des théologiens allemands], réapprenait de Pie x que, sous le contrôle de la hiérarchie, elle était avant tout une écolière et une héritière81 « aventureuse »...

On se souvient de la part que Goyau faisait à l’initiative laïque. Les chercheurs laïques, ou même ecclésiastiques comme Loisy, devaient, pour lui, être laissés libres de spéculer. En échange, la sanction (au sens neutre du terme) de l’autorité demeurait indispensable. À cela correspondait la tentative de faire apprécier le Mémoire de Loisy. Mais en cas de conflit, Goyau devait choisir finalement l’autorité, ou du moins la soumission, parce que sa pensée est fondamentalement anti‑individualiste, et que les spéculations individuelles n’ont de valeur pour la collectivité que celle que leur confère le seul absolutisme légitime, celui de l’Église. Cela se lit parfaitement dans la critique de Schleiermacher qu’il avait écrite alors même que les nuages de la répression antimoderniste étaient bien lointains et que l’on pouvait rêver de voir la « collaboration sous magistère » se mettre en place dans le domaine de la théologie. Il se peut faire qu’homme du commun je ne discerne pas en moi le retentissement de l’expérience religieuse de la communauté ; de deux choses l’une, alors : ou bien je veux être pieux, et je suis forcé de me référer, passivement, au principe d’autorité, d’accepter aveuglément ce qu’on me dit être cette expérience ; ou bien la stérilité de ma propre religiosité m’est un sujet de découragement, et je cesse d’être pieux. Consulter, dans sa propre conscience, les échos de la conscience religieuse de la communauté, pour en tirer sa religion : c’est ce qu’on peut faire lorsqu’on est Schleiermacher, mais que feront les simples d’esprit82 ?

Il est certain également que l’extrémisation des propos de Loisy, donna peu à Goyau l’envie de le soutenir ; le libre hommage de la raison à la foi dont il rêve implique un mouvement qui va de l’audace au respect, justifiant seul la prise de risque, celui-là même qu’il lit dans l’évolution de la faculté de Tubingue (Tübingen), à partir de 1818. L’atmosphère un peu lourde du rationalisme ambiant pesait encore sur ces professeurs lorsqu’ils furent appelés à enseigner la vérité religieuse ; il leur manquait même, peut‑être, et la pleine conscience de leurs croyances, et la vraie maîtrise de leurs opinions ; et quelques années d’érudition les amenèrent à donner l’exemple périlleux mais décisif d’un acte de foi dans lequel il entrait autant de travail critique que de besoin de soumission, et qui, sanctionnant leur étude analytique des sources, était comme la dernière étape de leur libre science83.

Au fond, Goyau reste tout-à-fait orthodoxe ; le schéma de la « liberté concédée », qui conduit à la soumission au catholicisme, qu’il aurait souhaité voir l’exégèse mo-

81. L’Allemagne religieuse. Le catholicisme, vol. IV, Perrin, Paris 1908, p. 262. 82. L’Allemagne religieuse. Le protestantisme, Perrin, Paris 1897, p. 95. 83. L’Allemagne religieuse. Le catholicisme, vol. II, p. 21.

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Jérôme Grondeux derne emprunter, s’il correspond à celui de l’initiative laïque, est aussi à la base de la vision du romantisme de Goyau. Celui-ci n’a pas de valeur en lui-même, mais intéresse notre auteur comme propédeutique au renouveau catholique dans l’opinion allemande : Comment les romantiques disposèrent l’opinion publique en faveur des théologiens ; comment des littérateurs laïques dont la conscience même gardait le plus souvent des attaches protestantes, se trouvèrent être les précurseurs de la rentrée du catholicisme dans la pensée germanique : c’est là une surprise de l’histoire, – jeu du hasard, diront les uns ; jeu de la grâce, diront les autres84.

On ne sait pas ce qui peut servir le catholicisme ; aussi importe-t-il de laisser la laisse longue aux théologiens qui peuvent choisir leurs alliances intellectuelles. Mais Goyau n’envisage jamais qu’on la lâche. De lui-même, le romantisme ne menait qu’au syncrétisme religieux, et il a fallu que le catholicisme l’intègre et le violente quelque peu pour le confessionnaliser : Le romantisme avait incliné vers une certaine religiosité catholique les imaginations et les cœurs. Mais entre l’état d’esprit d’un romantique et celui d’un théologien, un abîme subsistait. Vague par instinct, et vague, aussi, de propos délibéré, la pensée romantique rêvait d’un syncrétisme religieux, qui voilerait d’un nuage mystique les arètes d’un dogme importun, et dans lequel toutes les confessions communieraient85.

Jamais l’intellectuel, d’autre part, ne peut prétendre à imposer une définition de la foi dont l’Église en tant que groupe est dépositaire. En Allemagne, malgré les errances théologiques et théologico‑politiques du xviiie siècle, malgré le rationalisme, le fébronianisme, le joséphisme, les masses catholiques gardaient un sens religieux assez sûr et assez intact pour résister aux caprices fugitifs de leurs chefs spirituels, une foi correcte que rien ne pouvait fléchir, une piété ardente que rien ne pouvait attiédir. Il y avait là, dans la conscience populaire, une sorte d’assise86...

Il n’y a donc pas d’« intellectualisme » chez Goyau. Sa position de transaction entre l’autorité et la liberté s’exprime par le rappel de la tâche de maintien de l’équilibre qu’il estime être celle de la papauté ; il mentionne chaque fois qu’il le peut la tradition romaine défendant que l’on discrédite par trop la raison. Ainsi, quand il traite, dans le volume de l’Allemagne religieuse réunissant des articles rédigés en pleine répression moderniste, de la condamnation de l’apologétique rationaliste du théologien Günther, qui pensait que le dogme pouvait être « redécouvert » et donc en quelque sorte démontré par la raison ; C’est l’habitude séculaire de Rome, lorsqu’on lui propose des armes nouvelles, d’avoir moins égard à ce qu’elles ont d’efficace ou d’opportun qu’à leur légitimité et à leur aloi. Peu d’années auparavant, Rome, combattue par le rationalisme, avait eu l’apparente bonne fortune de voir accourir vers elle des traditionalistes, des fidéistes [Bautain, le premier Lamennais], qui se targuaient d’humilier jusqu’à l’anéantissement l’insolente

84. L’Allemagne religieuse. le catholicisme, vol. I, p. 167. 85. Cette vision de Goyau est confirmée par les analyses de Georges Gusdorf, pour lequel la religiosité romantique se définit par l’idée d’une « surabondance du sens » et un dépassement des diverses confessions. Les sciences humaines et la pensée occidentale X. Du néant à Dieu dans le savoir romantique, Payot, Paris 1983. 86. Ibidem, p. 80.

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Georges Goyau et le modernisme raison, et le Saint-Siège, écartant cette chance comme un péril, avait défendu contre ces alliés trop empressés la valeur de l’esprit humain. Voilà qu’aux antipodes, Günther survenait, et présentait comme le propre fruit de la raison ces mystères révélés que le rationalisme attaquait : il offrait à l’Église des présents imprévus. Elle les examinait, inquiète, et bientôt les repoussait87.

N’oublions cependant pas que Goyau a souffert de voir l’Action française devenir un acteur influent de la « chasse aux modernistes ». S’il rappelle ce qu’il définit comme l’attitude traditionnelle de la papauté, c’est aussi pour la montrer bien plus modérée que la meute des laïcs intégristes. De l’amertume qui fut la sienne durant ces années, témoigne la longue citation qu’il fait des propos du cardinal Mercier, à la gloire duquel il écrivit une biographie dans le cadre des activités du Comité catholique de Propagande française à l’étranger, durant la première guerre mondiale : Nous ne nierons pas qu’en certains pays catholiques, en Italie et en France notamment, l’antimodernisme avait lancé certains tempéraments impétueux, plus puissants d’ailleurs en paroles qu’en actes, dans des polémiques âpres, insidieuses, personnelles. Il semblait que la profession de foi catholique ne suffît plus à ces chevaliers improvisés de l’orthodoxie, et que, pour obéir plus humblement au pape, il fallût braver l’autorité des évêques. Brochuriers ou journalistes sans mandats, ils excommuniaient tous ceux qui ne passaient pas de bonne grâce sous les fourches caudines de leur “intégrisme”. Le malaise commençait à travailler les âmes droites ; les consciences les plus honnêtes souffraient en silence88...

« Souffraient en silence »... On comprend que Goyau ait été touché par ces propos et ait ajouté à leur suite : « Tous les mots ici portent, et ils soulagent comme une revanche de la justice ». Autorité indispensable, autorité concédant un espace de liberté ; telle est la conviction, tel est le souhait de Goyau dans ces années antimodernistes. Est-il un libéral ou un autoritaire, celui qui écrit à propos de Vatican I, mis en rapport avec les débats intellectuels allemands : C’est grâce au concile que les crises intellectuelles dont nous avons tracé l’épineux récit purent avoir un terme. L’Allemagne catholique redoutait le concile89 ; mais en fait, le concile la sauva ; et le concile, l’ayant sauvée, méritait bien qu’ensuite elle souffrit à cause de lui. Jamais n’apparut avec plus de relief la souveraineté pacificatrice de l’autorité religieuse90 ?

Cette vision des répercussions de Vatican i dans la nouvelle Allemagne laisse rêveur. N’oublions pas que si le schisme de Döllinger et des Vieux-Catholiques n’a pas pris l’ampleur que souhaitaient ses partisans, le Kulturkampf qui pour une bonne part découla de l’infaillibilité pontificale, s’il renforça le Zentrum catholique, se solda, après les négociations entre le chancelier et Léon xiii, par un contrôle accru, comparé au statut qui était celui des catholiques prussiens avant l’unité, de l’État sur l’enseignement catholique, et par l’instauration du mariage civil.

87. L’Allemagne religieuse. Le catholicisme, vol. IV, p. 206. 88. Le cardinal Mercier, Perrin et Cie, Paris 1918, p. 68. 89. Goyau a fort honnêtement signalé peu auparavant les réticences de Ketteler, pourtant son modèle. 90. L’Allemagne religieuse. le catholicisme, vol. IV, op. cit., p. 290.

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Jérôme Grondeux Mais Goyau voit l’autorité comme instrument de pacification. À cause de cela même, il ne pouvait approuver une répression excessive, qui menaçait même des adversaires de Loisy comme le Père Lagrange. Aussi, quand Jean Guitton rédigea, sur la suggestion du cardinal Tisserant, un mémoire « pour aider le Père Lagrange à faire paraître son livre sur la Genèse », intitulé Supplique au Vatican, qui fut signé par de nombreux académiciens et membres de l’Institut, Goyau lui écrivit-il, comme il l’avait écrit à Brunetière en 1906 pour la fameuse Supplique aux évêques : « Je signe des deux mains »91.

91. J. Guitton, Un siècle, une vie, Laffont, Paris 1988, p. 194.

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Lucien Lacroix et Alfred Loisy : un plaidoyer pour la libertÉ de la science Christian Sorrel Université de Savoie

Mgr Lacroix n’a joué qu’un rôle secondaire dans l’aventure moderniste, et à peine pourrait-on le compter, dans les derniers temps, parmi les organisateurs de la déroute. Mais si le jugement que Houtin porte sur lui n’est pas dénué de quelque fondement, il est empreint d’exagération et de malveillance. Avec une assez grande ouverture d’esprit et de bonnes intentions, même un courage réel, l’évêque était quelque peu brouillon, changeant et autoritaire. Il n’y a pas lieu toutefois de le maudire parce qu’il n’avait pas la monomanie de la diffamation. Il avait une large culture, au moins littéraire, un certain sens de l’histoire, et il fut, au demeurant, assez ami de la vérité.

Ainsi s’exprime Loisy dans ses Mémoires à propos de celui qui fut évêque de Tarentaise de 1901 à 1907 puis, après une démission remarquée, professeur d’histoire de l’Église « près » l’École Pratique des Hautes Études de 1908 à 1922. Les deux hommes, que leur parcours et leur tempérament séparent, sinon opposent, ne furent jamais des intimes, mais leurs échanges n’en sont pas moins révélateurs des positionnements suscités à l’aube du xxe siècle par le débat sur le statut de la recherche et le rapport de l’homme de science au magistère dans une Église confrontée à une crise intellectuelle majeure. La première rencontre entre Lacroix et Loisy, qui appartiennent à la même génération – le premier est né en 1855, le second en 1857 –, se déroule en décembre 1900, au lendemain de la censure prononcée par le cardinal Richard contre les articles publiés sous le nom de « Firmin » par la Revue du clergé français, fondée en 1894 par le futur évêque et dirigée désormais par l’abbé Bricout. L’initiative vient de Lacroix, toujours préoccupé de nouer des relations dans la sphère intellectuelle. Docteur ès lettres avec une thèse sur Richelieu, aumônier du lycée Michelet de Vanves, proche du milieu de La Quinzaine animé par George Fonsegrive, ami des abbés Naudet et Lemire, membre de la commission d’initiative des congrès de Reims et de Bourges, il entend réconcilier l’Église et la République, l’Église et l’Université, le catholicisme et la société moderne en encourageant un changement de mentalité des clercs, dont l’action pastorale est entravée par l’enfermement dans le passé et le défaut de science. Ambitieux, sinon carriériste, il croit pouvoir agir efficacement en accédant à l’épiscopat grâce à Waldeck-Rousseau, qui l’impose au nonce Lorenzelli, peu enthousiaste, par le jeu des nominations groupées, avec le projet de susciter un

. A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, vol. III, É. Nourry, Paris 1931, p. 110. Loisy fait référence aux mémoires d’Albert Houtin, règlement de comptes contre ses compagnons de route, Une vie de prêtre. Mon expérience 1867-1912, Rieder, Paris 1926. . Lacroix, secrétaire de rédaction de la Revue du clergé français de 1894 à 1898, semble n’avoir jamais sollicité la collaboration de Loisy, sans doute par prudence ; il s’en remet d’ailleurs pour les questions sensibles aux membres du comité de direction, parmi lesquels l’abbé Battifol, réservé à l’égard de Loisy. . Bibliothèque nationale de France (BnF), Nouvelles acquisitions françaises (Naf) 15 568, f. 5.

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Christian Sorrel noyau de prélats républicains. Le sacre de celui qui se présente comme l’« évêque du congrès [de Bourges] » prend dès lors l’allure d’une manifestation des suspects, abbés démocrates et intellectuels progressistes, à l’heure où Léon xiii adresse des critiques au « nouveau clergé », cible des adversaires du Ralliement. Et, sur le terrain, Lacroix entend démontrer son originalité (réforme des séminaires, renouveau de la prédication, censure des choix politiques des catholiques, refus de signer la pétition des évêques en faveur des congrégations, etc.), sans toujours éviter la complaisance pour le pouvoir, surtout dans le contexte du combisme, peu confortable pour les catholiques républicains. Il n’est donc pas étonnant que le prélat se donne pour mission de défendre Loisy dont les amis l’ont approché lors de sa première visite ad limina, en novembre 1901. Il accepte de plaider la cause de l’exégète, en même temps que celle de ses amis démocrates chrétiens, auprès du Père Lepidi, maître du Sacré Palais, un modéré qui lui demande de mettre ses réflexions par écrit. Il le fait en avançant des arguments d’opportunité comme l’archevêque d’Albi Mignot l’avait fait en mai 1901 dans une lettre au pape dont le baron von Hügel lui a sans doute révélé la teneur : Ce prêtre jouit de l’estime et de la considération de tous ses confrères par la dignité et la correction de sa vie. Je ne suis pas assez compétent pour me prononcer sur la valeur de ses théories en matière d’exégèse. Mais, étant donné que son crédit est considérable dans le monde scientifique, peut-être conviendrait-il de ne le censurer qu’après avoir démontré clairement que ses thèses sont absolument fausses. Dans un pays d’opinion comme le nôtre, et dans un siècle de critique à outrance, rien ne serait plus préjudiciable aux intérêts religieux qu’une condamnation non motivée par des erreurs manifestes. Un excès d’indulgence présenterait à coup sûr moins d’inconvénients qu’une mesure de rigueur qui aurait infailliblement pour effet de froisser et d’aliéner tous les savants. Du reste, en s’adressant à M. Loisy lui-même et en le traitant avec tous les égards que méritent son talent et son caractère, je suis intimement persuadé qu’on obtiendra de meilleurs résultats et que, de lui-même, il corrigera les points qui lui auront été signalés comme défectueux.

L’intéressé n’est pourtant pas rassuré par la démarche de Lacroix, « bien intentionné, mais un peu turbulent », car elle débouche sur une invitation à se rendre à Rome, ce qu’il exclut pour ne pas cautionner une censure éventuelle : Je tiens beaucoup plus à ma liberté qu’à ma réputation d’orthodoxie, qui n’est plus à perdre […]. Il est certain d’avance que la condamnation ne me fera aucun tort dans l’esprit des honnêtes gens, et je ne tiens pas énormément à la considération des imbéciles […]. Je ne suis pas obligé vraiment d’exposer ma vie pour empêcher les Sacrées Congrégations de faire une gaffe. Et je n’ai pas qualité non plus pour leur dire qu’elles se feront plus de tort qu’elles ne peuvent m’en faire.

. C. Sorrel, Libéralisme et modernisme. Mgr Lacroix (1855-1922). Enquête sur un suspect, Cerf, Paris 2003. . Quelques semaines plus tôt, Loisy avait averti Lacroix de l’échec de sa candidature à l’École Pratique des Hautes Études, où il assurait un cours libre : « On me promettait que je serais titularisé le plus tôt possible. Mais il semblerait presque maintenant qu’on espérait que je me serais sécularisé », BnF, Naf 24 401, f. 190, lettre du 16 septembre 1901. . BnF, Naf 24 401, f. 206-207, lettre du 30 novembre 1901. . A. Loisy, Mémoires..., op. cit., vol. II, p. 71-74.

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Lucien Lacroix et Alfred Loisy Il renvoie en conséquence les évêques à leurs responsabilités en les invitant à « opposer leur témoignage à celui de ce cadavre intellectuel qu’est le cardinal Richard » : Je m’octroie la liberté dont j’ai besoin pour mes exercices scientifiques, et je me passe de situation […]. Si l’intérêt de l’Église est engagé dans ce qu’on fera pour ou contre moi, je n’en suis pas juge. Spiritus Sanctus posuit vos episcopos regere Ecclesiam Dei. Assistez le Saint-Siège de vos lumières et de vos conseils. Si j’osais, j’ajouterais, ne l’assistez pas de trop longs mémoires écrits, qui peuvent traîner dans les archives et se retrouver en temps inopportun.

Lacroix ne s’avoue pas vaincu et va jusqu’à suggérer au prince Albert Ier, qu’il rencontre par l’intermédiaire du journaliste Jules Cornély, de proposer Loisy pour le siège épiscopal de Monaco, même si son intention première n’est pas de rendre service à l’exégète, son inspirateur involontaire, mais à Louis Pichot, un prêtre creusois réfugié dans la principauté pour cause de dreyfusisme : Pour faire agréer cette candidature, il suffirait de l’encadrer de deux noms qui seraient certainement repoussés par la Cour de Rome, tels que M. Loisy, le savant exégète professeur de l’École des Hautes Études, et M. Naudet, le brillant orateur de la démocratie chrétienne. La peur qu’inspireraient des noms si éclatants tournerait au profit du troisième candidat10,

explique-t-il au prince qui dispose d’un droit de présentation et retient la suggestion, mais en substituant le nom de Félix Klein, partisan de l’« américanisme », à celui de Naudet11. Ces manœuvres, auxquelles Loisy se prête12, deviennent toutefois peu crédibles dans le climat d’affrontement consécutif à la publication, en novembre 1902, de L’Évangile et l’Église. Lacroix, mal informé des questions soulevées par la prétention de l’auteur à rester sur le terrain de l’histoire et troublé, comme bien des lecteurs, par une pensée subtile, garde d’abord le silence. Puis, fidèle à ses principes, il réagit à la censure du cardinal Richard le 17 janvier 1903, alors que le pape s’en remet à la Commission biblique, créée en août 1901 et officialisée en octobre 190213 : J’ai reçu en son temps votre volume sur L’Évangile et l’Église. Je mentirais si je vous disais que tout m’en a plu, mais, si je ne vous ai pas exprimé plus tôt mon sentiment, c’est tout simplement que je me reconnaissais incompétent dans ces sortes de matières. Aujourd’hui que vous êtes frappé durement, inopportunément à mon sens, puisque l’affaire était pendante à Rome, je tiens à vous dire que, malgré ce coup de crosse, qui n’est peut-être que le prélude d’une violente réaction, je vous garde toute mon estime et toute mon affection. Malgré mes nombreux défauts, je ne veux pas du moins encourir

. BnF, Naf 24 401, f. 208-209, lettre du 1er décembre 1901. . Dans ses Mémoires, Loisy évoque le rôle de Lacroix et oublie le post-scriptum de sa missive du 1er décembre 1901 : « Votre lettre m’a causé une très vive déception ; voyant le timbre de Monaco, j’avais cru que le prince régnant m’écrivait pour me proposer le siège patriarcal de son Empire ». 10. Archives du Palais de Monaco, C 686, lettre du 14 décembre 1901. 11. Mgr Lacroix est étranger à un autre projet épiscopal, imaginé par l’abbé Rousselot, professeur à l’Institut catholique de Paris, qui aurait fait de Loisy son voisin sur le siège de Maurienne, A. Loisy, Mémoires..., op. cit., vol. II, p. 142-144. 12. É. Goichot, Alfred Loisy et ses amis, Cerf, Paris 2002, p. 56-57. 13. C. Arnold, « Die Römische Indexkongregation und Alfred Loisy am Anfang der Modernismuskrise (1893-1903) », Römische Quartalschrift 96 (2002), p. 290-332.

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Christian Sorrel le reproche de lâcher mes amis quand ils sont attaqués. Soyez donc certain qu’il y aura au moins un évêque qui ne vous tournera pas le dos14.

Loisy s’emploie à le tranquilliser en minimisant « l’incident », résultat d’une « cabale », avec ses « personnages décoratifs » (Battifol, Le Camus, Gayraud) derrière lesquels avance « un petit groupe de personnes qui visent tout simplement à [le] pousser hors de l’Église ou à [le] réduire au silence » : « Quant à la première alternative, je viens de commander une soutane neuve au Bon Marché, ce qui peut rassurer mes amis. Pour la seconde, on ne réussira pas non plus trop facilement »15, conclut-il. Mignot, dont Lacroix devient un familier, agit de même : M. Loisy peut aller trop loin, avoir le tort de ne pas assez expliquer sa pensée, de ne pas se faire apologiste de sa foi sacerdotale […]. Mais il n’en est pas moins vrai que la vérité est du côté des critiques sages et modérés […]. Il n’y a que des hardiesses dans son livre qui se concilie très bien à la croyance à la divinité de Notre Seigneur et à l’institution divine de l’Église […]. Pourquoi le pousser à bout au risque d’amener un conflit qui sera lamentable pour tout le monde ? On ne manquera pas de redire avec Clemenceau que l’Église est incompatible avec la liberté, avec les recherches scientifiques, ou qu’elle ne vit qu’à force d’anathèmes16.

Lacroix n’hésite donc pas à entrer dans la mêlée à l’heure où le changement de pontificat rend probable l’intervention souhaitée par Richard et où Loisy déclenche une tempête en répondant à ses détracteurs (Autour d’un petit livre). Le prélat n’attend pas d’avoir achevé la lecture du volume pour féliciter son auteur, « polémiste redoutable » dont la préface « est superbe d’ironie, de fierté et de logique », et tente de prévenir sa condamnation, en lien avec le pasteur Sabatier, qui devient l’un de ses compagnons de route à l’automne 190317 et auquel il demande de « mettre ses amis en campagne »18. Il intervient auprès du Père Genocchi, membre de la Commission biblique19, tente de mobiliser l’opinion en encourageant le journaliste lyonnais Pierre Jay à évoquer le cas de l’exégète dans Le Salut public et convainc Waldeck-Rousseau de provoquer une démarche diplomatique afin d’alerter la curie sur « la pitoyable impression que ferait en France [la] condamnation et l’influence indirecte que cela pourrait avoir sur la politique actuelle »20. Lacroix donne également un témoignage public au suspect en conservant la référence à ses travaux dans la traduction commentée du Sermon sur la montagne (Mt, 4, 23-7, 27) publiée sous son nom, mais préparée par l’abbé Ploquin, aumônier à Tours, et surtout en la justifiant dans une introduction datée du 3 décembre et insérée dans

14. BnF, Naf 15 658, f. 8, lettre du 21 janvier 1903. 15. BnF, Naf 24 401, f. 370, lettre du 23 janvier 1903. 16. BnF, Naf 24 404, f. 13-14, lettre du 17 mars 1903. 17. C. Sorrel, « Paul Sabatier et Lucien Lacroix : une amitié, un combat au cœur de la crise moderniste », Franciscana. Bollettino della Società internazionale di studi francescani 4 (2002), p. 1-29. 18. Fondazione Romolo Murri - Centro studi per la storia del modernismo cattolico (CSM), Urbino, Carte Sabatier (CS), b. 24, fasc. 5, lettre du 2 novembre 1903. Le pasteur charge le prélat d’envoyer au Père Fleming, secrétaire de la Commission biblique, la lettre qu’il lui écrit dans le but d’attirer son attention sur les risques d’une condamnation pour l’avenir des relations entre l’Église catholique et la science. 19. Il lui suggère même, sans beaucoup de réalisme, de faire entrer Loisy à la Commission biblique : « Un tel acte de l’autorité romaine dissiperait les amertumes et les ressentiments de notre ami et, en même temps, accroîtrait son prestige, sans compter que la Commission elle-même bénéficierait de ses lumières et serait vue de meilleur œil par le monde savant », ibidem. 20. BnF, Naf 15 658, f. 11-12, lettre à Loisy du 26 décembre 1903.

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Lucien Lacroix et Alfred Loisy le Bulletin religieux du diocèse de Tarentaise du 15, alors que les bruits romains sont inquiétants : Les notes empruntées à M. Loisy sont extraites de son savant commentaire du Discours sur la montagne publié cette année, lequel n’a été l’objet d’aucune censure ecclésiastique. On peut contester certaines théories et même être déconcerté par certaines hardiesses du docte professeur. Mais il n’est personne de ceux qui le connaissent qui ne soit prêt à rendre hommage aussi bien à sa piété et à la parfaite correction de sa vie qu’à sa vaste érudition et à son immense labeur21.

L’annonce de la mise à l’Index de cinq livres de Loisy, décidée le 16 décembre, ne fait pas reculer Lacroix, pas plus que les sommations du recteur de l’Institut catholique de Paris Péchenard ou les charges des journaux royalistes, tels Le Soleil et La Gazette de France22. Il exprime sa sympathie au condamné et lui suggère de faire acte de soumission devant l’opinion, tout en avouant son embarras pour le conseiller23. Puis il enregistre la censure dans la livraison du 1er janvier 1904 de la revue du diocèse, non sans redire que « les notes empruntées à M. Loisy sont de tout point irréprochables » et « qu’il ne suffit pas qu’un écrivain soit déféré à l’Index ou même condamné par cette congrégation pour que, du même coup, il devienne un objet de réprobation et qu’il ne soit plus possible de le citer, ni même de rendre justice à son talent, à sa science ou à sa valeur personnelle ». Il prend en exemple Fénelon, dont les amis « se seraient considérés comme déshonorés s’ils avaient abandonné dans la disgrâce et l’infortune un homme qui avait pu se tromper, mais dont les intentions étaient parfaitement pures », et s’appuie sur un article de Fonsegrive paru dans La Quinzaine du 15 décembre 1903 pour inviter les catholiques à l’exercice de la charité : « Cela est tout à fait généreux et digne », atteste Loisy24. Et quinze jours plus tard, l’évêque reproduit de larges extraits de l’article « sensationnel » du Correspondant du 10 janvier 1904 dans lequel Mignot se porte garant du loyalisme de l’exégète. Lacroix joint ainsi ses efforts à ceux de ses amis, tels Lemire et Naudet, pour entourer le condamné dans la période d’hésitations qui sépare la notification de la censure de la soumission sans condition de Loisy (janvier-mars 1904). Il apporte notamment une contribution au débat ouvert par Il Giornale d’Italia en rédigeant, à l’invitation de Sabatier, une chronique qui paraît le 18 mars et « fait sensation » aux dires du bénéficiaire. Il retrace d’abord les déboires du savant depuis sa destitution

21. Le Discours de Jésus sur la montagne. Traduction avec commentaires, Lethielleux, Paris 1904. Loisy voisine avec Ginoulhiac, Bossuet, Gratry, Fouard, Genocchi, Bougaud et Fillion : « La référence à Loisy est un véritable trésor », juge le Père Semeria, BnF, Naf 24 401, f. 444, lettre du 25 décembre1903. 22. Il est vrai que le 30 décembre, le cardinal Merry del Val le remercie, au nom du pape, pour l’envoi de la brochure – l’avait-on lue attentivement à la Secrétairerie d’État ? –, mais cela ne suffit pas à désarmer les adversaires, qui ne cesseront de faire grief à Lacroix de ces notes infra-paginales, de Henri Delassus (Le Problème de l’heure présente, Desclée, Lille 1904) à la Revue augustinienne (novembre 1904). 23. BnF, Naf 15 658, f. 11-12, lettre du 26 décembre 1903. Klein, familier de l’exégète, rassure Lacroix : « M. Loisy restera dans l’Église, non pour l’agrément qu’on lui ménage, mais simplement parce qu’il a la foi. Ce n’est pas à dire qu’il fera de grandes démonstrations de docilité, et je crois plutôt qu’il les réduira à ce qui est compatible avec le devoir de sincérité ; mais ses amis peuvent être bien sûrs de le voir rester excellent prêtre », CSM, CS, b. 24, fasc. 6, lettre du 15 décembre 1903. L’intéressé confirme ces dispositions : « J’écrirai une lettre honnête où j’accepterai la condamnation de mes livres et où je ferai les réserves que ma conscience d’homme et mon honneur d’homme de science m’imposent », BnF, Naf 24 401, f. 445, lettre du 28 décembre 1903. 24. BnF, Naf 24 401, f. 453, lettre du 3 janvier 1904.

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Christian Sorrel de l’Institut catholique de Paris. Puis il critique les procédés contraires « aux lois de l’humanité et de la justice » des congrégations romaines qui condamnent un accusé sans l’entendre et donnent ainsi l’impression de céder devant les « pressions de la partie intransigeante et rétrograde du catholicisme français ». Il rend enfin hommage à « l’âme d’enfant », au « cœur tendre et délicat » et au « caractère noble » du « pieux » Loisy, attaché à « une haute idée du sacerdoce » comme aux « droits imprescriptibles de la science », pour inviter le Saint-Siège à se montrer « raisonnable et conciliant » et à ne pas le transformer en nouveau Döllinger, c’est-à-dire un savant que l’on entend pousser de force, à tout prix, hors du sanctuaire, jusqu’au seuil de l’Église, et qui demeure, sur ce seuil, comme la preuve vivante que la hiérarchie catholique reste toujours, quoi qu’on en dise, l’ennemie de la science et de la recherche libre25.

Ces propos rendent d’autant plus étonnante la mise en garde contre « les abus d’une critique téméraire » que Lacroix adresse à son clergé le 31 mars 1904 en lui offrant des exemplaires de l’étude publiée par l’abbé Frémont contre le système loisyste : « J’ai voulu que vous eussiez sous la main un petit livre précis, lumineux et courtois qui vous aidât à démêler le vrai du faux, l’essentiel de l’accessoire, le certain de l’hypothétique »26. Le prélat, qui n’ignore pas la fragilité de sa position, aggravée par ses imprudences verbales, et s’apprête à partir pour Rome, entend adresser un signal rassurant à la curie, au risque de décevoir les radicaux, tel Houtin27 : la réponse tardive de la Congrégation du concile à son rapport sur l’état du diocèse de 1901, centrée sur la formation des clercs, prend valeur d’avertissement en stigmatisant la complaisance pour les « nouveautés » ou les « erreurs » et la « science qui remplit d’orgueil et conduit à la perdition »28. Lacroix, en recommandant un livre « peut-être assez médiocre pour le fond », mais « courtois dans la forme »29, espère en fait concilier une réaffirmation doctrinale tactique avec sa fidélité au savant. Il croit même pouvoir instaurer des conditions propices à une intervention en sa faveur comme il le lui propose le 2 avril. Mais Loisy se dérobe devant un zèle risqué : Tout ce que je souhaite est qu’on me donne la paix sans me tourmenter encore pour m’arracher des déclarations contraires à ma conscience […]. J’oserai vous demander d’être extrêmement circonspect en tout ce que vous pourrez avoir l’occasion de dire à mon sujet. Il convient de compter avec toutes les chances que vous aurez de rencontrer

25. Spes, « La storia della lotta contro l’abate Loisy. I conservatori contro i progressisti cattolici », Il Giornale d’Italia, 18 mars 1904. Voir CSM, CS, b. 25, fasc. 3 (correspondance Lacroix-Sabatier, mars 1904), BnF, Naf 24 401, f. 472 et Naf 15 658, f. 13-14 (correspondance Lacroix-Loisy, avril 1904) et M. Guasco, Alfred Loisy in Italia, Giappichelli, Turin 1975, p. 84-85. 26. Circulaire au clergé, 31 mars 1904. La revue du diocèse avait publié une note bibliographique favorable au livre de Frémont dès le 1er mars 1904. 27. Il écrit à Sabatier le 14 avril : « Mgr de Tarentaise, qui avait défendu M. Loisy trop généreusement, en se compromettant lui-même, vient de le lâcher […]. C’est, à mon humble avis, tomber d’un excès dans un autre et se déconsidérer », É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Albin Michel, Paris 19963, p. 266. 28. BnF, Naf 24 401, f. 463-464 (25 février 1904). Les notes préparatoires, plus directes, évoquent le « péril de la foi » dans un diocèse dont le pasteur a fait l’éloge de Loisy, Archivio segreto vaticano, Fonds de la Congrégation du concile, relationes 781. 29. CSM, CS, b. 25, fasc. 1, lettre à Sabatier du 25 janvier 1904.

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Lucien Lacroix et Alfred Loisy des personnes dont le siège est fait et qui vous accorderaient seulement les apparences de l’attention et de la bienveillance30.

Mignot abonde en ce sens : « Ce qu’il faut dire à Rome ? Le moins possible. Précisément parce que vous êtes des suspects, on épluchera, grossira, dénaturera ce que vous direz »31. Lacroix est d’ailleurs obligé d’admettre son impuissance dès son arrivée dans la Ville Éternelle, où Genocchi avait préparé « les indications dont il pourrait avoir besoin pour ne pas se tromper dans sa manière de parler »32 : « Personne ne m’a soufflé mot de notre ami de Bellevue. Son affaire est comme évanouie dans l’animosité contre la France »33. Ainsi prend fin la brève campagne de l’évêque de Tarentaise, porté par un tempérament fougueux qui le conduit à s’illusionner sur son influence et à confondre l’action et l’agitation. Tandis que l’instruction du dossier Loisy se poursuit à Rome, Lacroix est absorbé par la Séparation, vécue comme un drame personnel, de la tentative désespérée pour sauver le concordat à la lutte non moins désespérée pour faire « l’essai loyal » du nouveau régime en créant une association qui, sans être tout à fait cultuelle, évoque fortement le modèle rejeté par le Saint-Siège. Suspect aux yeux de Pie x dès 1904, il le devient chaque jour davantage et sa démission, le 12 octobre 1907, satisfait le pape qui s’apprêtait sans doute à le destituer comme le suggère un épais dossier d’enquête où figure en bonne place, à l’heure du décret Lamentabili et de l’encyclique Pascendi, le grief de « loisysme »34. Et alors que Loisy, bientôt élu au Collège de France, est excommunié et déclaré vitandus, Lacroix, privé de titre épiscopal jusqu’en 1921, mais jamais condamné, rejoint l’Université grâce à Aristide Briand, son interlocuteur dans la crise de la Séparation – l’État crée une chaire hors cadres à l’École Pratique des Hautes Études –, tout en soutenant la tentative d’agitation des modernistes dont il se présente désormais, en privé, comme l’évêque35. Une commune marginalisation ne suffit pourtant pas à rapprocher les deux hommes. Lacroix ne parvient pas à rencontrer Loisy qui se fait un devoir « de n’aller pas chez les ecclésiastiques habitant Paris » pour ne pas les compromettre et refuse en 1921 encore de voir son interlocuteur, en quête de documents pour une biographie de Mignot36. Il n’hésite pourtant pas à lui donner des conseils que l’intéressé se garde bien de suivre. « Mon avis très net […] est que vous devriez dire votre messe chez vous et satisfaire en cela votre piété, sans vous soucier aucunement des défenses de Rome », écrit-il fin 190737. Vous avez été diffamé par ordre dans les églises du diocèse de Langres. L’archevêque de Paris vous a pareillement cloué au pilori. N’estimez-vous pas qu’il y aurait lieu de faire examiner par les tribunaux la question de savoir si on n’a pas porté préjudice à vos intérêts et si vous n’avez pas droit à une indemnité. C’est la question de principe

30. BnF, Naf 15 658, f. 13-14 et Naf 24 401, f. 472, correspondance Lacroix-Loisy, avril 1904. 31. BnF, Naf 24 404, f. 21-22, lettre du 1er avril 1904. 32. BnF, Naf 15 654, f. 76, lettre à Loisy du 16 avril 1904. 33. CSM, CS, b. 25, fasc. 4, lettre à Sabatier du 16 avril 1904. 34. Archivio della Sacra Congregazione degli Affari ecclesiastici straordinari, Francia, fasc. 265 (nuova collocazione pos. 1130). 35. « Je ne suis pas un évêque démissionnaire, mais un évêque missionnaire […], l’évêque des modernistes », Bibliothèque publique et universitaire de Genève, manuscrit 2950, journal de Loyson, 15 novembre 1907. 36. A. Loisy, Mémoires..., op. cit., vol. III, p. 109 ; BnF, Naf 15 658, f. 45, lettre de Lacroix à Loisy du 8 avril 1921. 37. BnF, Naf 15 658, f. 17-18, lettre du 5 novembre 1907.

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Christian Sorrel surtout qu’il faudrait faire trancher. Il faut qu’on sache une bonne fois si les évêques ont le droit de mettre des livres et des auteurs à l’Index et si ces condamnations, qui iront en se multipliant, ne tombent pas sous le coup de la loi,

ajoute-t-il en 190838. Avec le temps cependant vient un relatif apaisement, et Lacroix, qui entend rester évêque de l’Église catholique, quelles soient ses convictions intimes, ne se dévoile pas totalement à Loisy, tout en saluant ses livres, tels La Religion d’Israël, dont il apprécie le chapitre sur les sources – une « véritable révélation » –, ou Choses passées, dont il partage la blessure exprimée en des pages « tristes infiniment », mais non sans préciser : Je n’entre pas dans la question de fond, c’est-à-dire la question biblique, d’abord parce que je m’y reconnais incompétent, et ensuite parce que je me fais une loi invariable de garder pour moi seul mon opinion personnelle sur ces points délicats39.

Il n’est donc pas étonnant qu’il cherche à gommer son rôle dans la diffusion, en 1912, de Ce qu’on a fait de l’Église en qualifiant le livre de « séditieux et triste »40, ce qui ne l’empêche pas d’affirmer sa solidarité avec Loisy pour la « postérité », appelée à valider ses thèses et à condamner ceux qui l’ont « jeté dehors avec une brutalité dont on n’eût pas usé pour les prêtres les plus tarés »41. « J’entends que l’on sache plus tard que nous n’étions pas étrangers l’un à l’autre », écrit-il en 1909 en sollicitant une dédicace sur l’exemplaire de La Religion d’Israël que l’exégète lui avait adressé : Loisy reste à ses yeux, fût-ce à son corps défendant, le symbole de la crise du catholicisme liée au régime intellectuel imposé par le centre romain42. L’évêque-professeur est en effet convaincu que l’avenir de l’Église dans la société moderne se joue pour une part dans sa capacité à accueillir les requêtes nouvelles de la science et à respecter la liberté de ceux qui sont, en son sein, les porteurs de démarches novatrices. Il s’agit là d’une position de principe hostile à toutes les intransigeances déjà illustrée, avec prudence, mais aussi fermeté, par le secrétaire de rédaction de la Revue du clergé français, dans la filiation du catholicisme libéral, prévenu contre la centralisation romaine et le dogmatisme hérité de l’âge absolutiste43 : Nous recherchons par-dessus tout la vérité, et nous sommes résolus à la défendre de notre mieux. Mais nous ne pensons pas que, pour rester orthodoxes, il faille commencer par être injustes envers nos contradicteurs […]. Ceci n’est pas du scepticisme, mais simplement de la tolérance intellectuelle, de cette tolérance permise par la vieille maxime In dubiis libertas. Par là, nous ne rejetons pas les principes ; nous nous contentons de ne pas ériger en principes nos idées personnelles44.

Lacroix privilégie en conséquence, on l’a noté, l’argument de l’inopportunité des censures en un siècle où les questions religieuses sont traitées sur la place publique et s’indigne du non-respect des droits de l’homme, spécialement dans la procédure de

38. BnF, Naf 15 658, f. 24-29, lettre du 26 juin 1908. 39. BnF, Naf 15 658, f. 38-39 et 43-44, lettres des 1er juillet 1909 et 4 mai 1913. 40. BnF, Naf 15 658, f. 40-41, lettre du 25 septembre 1912. 41. BnF, Naf 15 658, f. 43-44, lettre du 4 mai 1913 42. BnF, Naf 15 658, f. 38-39, lettre du 1er juillet 1909. 43. J. Gadille et J.-M. Mayeur, « Les milieux catholiques libéraux en France : continuité et diversité d’une tradition », dans Les Catholiques libéraux en France, Presses universitaires, Grenoble 1974, p. 203-204. 44. « À nos lecteurs », Revue du clergé français, 1er novembre 1895, n. 23, p. 389-391.

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Lucien Lacroix et Alfred Loisy la Congrégation de l’Index, réformée par la constitution Officiorum ac munerum du 27 janvier 1897 : Au sujet des sentences de l’Index, je suis convaincu que ces décisions s’imposeraient avec plus d’autorité si elles étaient précédées de l’exposé des motifs qui ont déterminé les juges à inscrire un livre au catalogue de l’Index. De plus, quand il s’agit d’un prêtre ou d’un catholique bien connu comme tel, j’estime qu’avant de le condamner, il serait à la fois plus conforme à la justice et à la charité chrétienne de lui signaler secrètement les erreurs qu’il a commises et de l’inviter à les corriger dans une nouvelle édition,

précise-t-il au Père Lepidi45. Mais en privé, Lacroix va bien au-delà et développe un violent « complexe antiromain »46 conforté par les choix de Pie x dans l’affaire de la Séparation, qui procèdent à ses yeux de la même logique que la sentence contre Loisy, et encore amplifié par le raidissement doctrinal et disciplinaire consécutif à la publication de Pascendi. L’évêque n’a de cesse, dès lors, que de fustiger le « mouvement rétrograde », le « régime de compression » et de « réaction », la « terreur blanche » que la curie impose à l’Église de France, dans le domaine politique comme dans la vie intellectuelle, et que la hiérarchie et les fidèles acceptent trop facilement en un temps où l’infaillibilité est l’objet d’extensions infinies, comme l’archevêque d’Albi le lui répète à l’envi dans ses lettres47. « Ce à quoi l’on tend, c’est l’ordre, comme à Varsovie, ou le silence, comme en Turquie », confie Lacroix à Maurice Blondel dès 190448. « Chacun paraît avoir peur de ses propres idées. Par crainte de sortir de l’orthodoxie, on renonce à user de sa propre raison et à faire œuvre critique. Pour chaque chose, on s’en remet à l’autorité. Elle seule est chargée de penser pour le troupeau d’esclaves qu’elle a mission de conduire », précise-t-il à Paul Desjardins49. L’on rêve de faire du peuple catholique un peuple de moujiks qui ne pense pas, ne parle pas, ne discute pas, ne raisonne pas. Cela, ce n’est plus la vie telle que l’avait voulue le Christ, c’est la torpeur sœur de la mort,

reprend-il pour Pierre Imbart de La Tour50. « Aujourd’hui comme alors », ajoutet-il après avoir lu la lettre par laquelle le Père Hyacinthe Loyson avait annoncé sa rupture avec le Carmel à la veille du premier concile du Vatican, « c’est, en haut, le même souci de domination et d’impérialisme, la même compression des esprits et des consciences et, en bas, la même aptitude à l’asservissement »51. Et Lacroix de prophé-

45. BnF, Naf 24 401, f. 206-207, lettre du 30 novembre 1901. L’argument avait déjà été mis en avant par des évêques à la veille du premier concile du Vatican, F. Jankowiak, L’Évolution des structures de la curie romaine de l’avènement de Pie ix à la fin du pontificat de Pie x. Du gouvernement de l’Église et de ses États à celui de l’Église universelle 1846-1914, thèse, Université de Paris XI, 2002, p. 583-585. 46. H. Urs von Balthasar, Le Complexe antiromain. Essai sur les structures ecclésiales, Apostolat des éditions et Éditions paulines, Paris-Montréal 1976. 47. CSM, CS, b. 25, fasc. 2, b. 30, fasc. 1 et b. 34, fasc. 4, lettres à Sabatier des 28 février 1904, 25 août 1905 et 12 août 1908. 48. Université catholique de Louvain, papiers Blondel, CCXXXIX/26, lettre du 14 mars 1904. 49. Lettre de 1905 publiée par É. Poulat, Modernistica. Horizons, physionomies, débats, Nouvelles éditions latines, Paris 1982, p. 130-131. 50. Bibliothèque de l’Institut de France, manuscrit 4157, lettre du 31 octobre 1906. 51. Lettre du 24 septembre 1906 publiée par A. Houtin, Le Père Hyacinthe prêtre solitaire 1893-1912, É. Nourry, Paris 1924, p. 326-327.

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Christian Sorrel tiser un « 89 religieux »52 qui sera peut-être, à terme, propice aux « champions de la liberté au sein du catholicisme », tels les animateurs de la revue Il Rinnovamento menacés par le cardinal-archevêque de Milan Ferrari53, mais qui, pour l’heure, accumule les ruines et éloigne de l’Église un nombre croissant de fidèles. La censure portée contre Loisy ancre ainsi le prélat, mal informé des enjeux de l’exégèse historico-critique, mais guidé par une perception angoissée du divorce entre la vie chrétienne et le développement intellectuel, dans une approche critique de la réalité catholique. Il identifie le conservatisme à l’autorité, spécialement en son centre romain, tenté de superposer la soumission absolue à la hiérarchie et la dépendance ontologique à Dieu, et valorise le changement dans l’Église pour faciliter sa rencontre avec le monde moderne et éviter le discrédit d’une foi enfermée dans des schémas passéistes – au risque de concessions à sens unique en faveur des thèses de l’adversaire, crédité d’un a priori favorable où s’entremêlent un complexe d’infériorité confessionnelle et une radicalisation des convictions personnelles. Il pose, au nom de la science, le principe de la liberté intellectuelle vis-à-vis de l’autorité, définie en termes sociologiques et non référée à un besoin vital de la communauté ecclésiale, et invite l’Église à opérer une transformation interne en acceptant les instances de la conscience moderne, conçue comme une force de progrès. Et parce qu’il croit au poids décisif de l’opinion publique, il n’hésite pas à alimenter des campagnes de presse pour peser sur la hiérarchie et à rêver d’un front des « intellectuels » contre les absolutismes. La crise de 1903-1904 lui inspire en effet le projet d’une Société des amis de la science destinée à « grouper sur le terrain de la liberté et de la défense de la pensée les esprits cultivés de tous les partis et de toutes les confessions »54. Il charge Houtin de la rédaction de ses statuts en assignant pour objectifs à l’organisation de mettre en relation les savants de tous les pays, de leur procurer des instruments de travail, d’aider leurs publications et de les protéger contre les « procédés de terreur » des « orthodoxies religieuses et politiques »55. Évêque, il ne peut toutefois pas apparaître en première ligne et est obligé de compter avec Houtin et Sabatier qui s’entendent pour réorienter la démarche vers la création d’un Office international de presse et d’informations sur les questions religieuses, doté d’un bulletin hebdomadaire, d’un service de renseignements et d’un cabinet de lecture ouvert en particulier aux intellectuels étrangers de passage à Paris. Il n’en prend pas moins l’initiative, en novembre 1904, de convoquer au presbytère de Saint-Augustin des intellectuels d’horizons opposés (Fonsegrive, Klein, Lemire, Viollet, Réville, Reinach, Desjardins) pour débattre du projet. La réunion suscite aussitôt une levée de boucliers : « Je veux bien causer et m’entendre avec des gens qui me croient dans l’erreur, et que je crois dans l’erreur, mais non pas avec des gens qui, me regardant a priori comme un infirme, ne peuvent pas me mettre avec eux sur un pied d’égalité », explique Fonsegrive56 ; « je comprends ce que me disait Mgr Bouquet de Mgr Lacroix. Il est remuant, plein de bonne vo-

52. BnF, Naf, papiers Goyau, carton n. 15, lettre du 16 janvier 1903. 53. Biblioteca ambrosiana, Milan, lettre à Tomaso Gallarati Scotti du 5 juin 1907. 54. CSM, CS, b. 26, fasc. 2, lettres à Sabatier des 26 juin et 31 juillet 1904. 55. A. Houtin, Ma vie laïque 1912-1926. Documents et souvenirs, Rieder, Paris 1928, p. 263-273. Félix Sartiaux, éditeur du deuxième volume – inachevé – des mémoires de Houtin, a regroupé des notes qui procurent le texte des statuts, mais donnent une idée erronée de l’entreprise. 56. BnF, Naf 24 401, f. 535-540, lettre du 1er décembre 1904.

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Lucien Lacroix et Alfred Loisy lonté, mais il dépasse la mesure. Il faut être charitable avec les adversaires ; il est ami, c’est trop », ajoute Lemire57. L’évêque ne renonce toutefois pas au projet, mais il se heurte au manque d’argent et ne peut pas prendre appui sur une personnalité incontestée pour le gérer publiquement, tandis que la Séparation l’oriente vers d’autres priorités. Il tente pourtant de relancer l’entreprise après la publication de Pascendi : Les victimes sont devenues singulièrement plus nombreuses, et l’effort des adversaires bien autrement énergique. Aujourd’hui, c’est une lutte à fond ; c’est, pour la science et la liberté, une question de vie ou de mort […]. Il faut, coûte que coûte, mettre sur pied une société ayant pour but de sauvegarder les droits de la pensée et de protéger les savants,

explique-t-il à Sabatier, inspirateur ou médiateur de ses activités souterraines58. Mais, une nouvelle fois, il abandonne son dessein qui s’identifie à un projet de revue (La Critique religieuse ou Le Mouvement religieux) et qui achoppe sur une cohabitation impossible, à l’heure où le magistère romain constitue le modernisme en hérésie59, entre les réformistes et les modernistes, les modernistes modérés et les modernistes radicaux, les progressistes et les rationalistes : Lacroix, préoccupé de rester évêque tout en prenant possession de sa chaire universitaire, ne veut pas courir le risque de tomber sous le coup d’une censure en patronnant « une publication agressive pour l’Église et les croyances catholiques »60. Le prélat, qui a traité jusqu’alors l’affaire Loisy surtout sous l’angle du conflit entre la liberté et l’autorité, l’autonomie de la recherche et l’exercice du magistère, les Églises particulières et le centre romain61, semble ainsi mesurer la radicalisation d’une fraction de la sphère moderniste disposée à accepter une rupture avec l’Église catholique et une dissolution du christianisme qu’il exclut pour sa part, malgré l’ambiguïté de certains propos tenus à Houtin : « L’histoire m’a enseigné », explique-t-il au journaliste Jean Bernard en 1911, « qu’à tout fléchissement des croyances religieuses correspond un fléchissement dans les mœurs et qu’il faut laisser à une nation son idéal chrétien si l’on ne veut pas qu’elle s’enlise dans le matérialisme le plus abject »62. Il n’en est pas moins évident qu’il admet, au moins implicitement, la nécessité de reformuler la foi catholique, malmenée par la science moderne, ne serait-ce que pour répondre aux inquiétudes des fidèles ébranlés par les thèses modernistes63. Il s’en ouvre d’ailleurs à Loisy en 1908 après la communication d’une lettre adressée à l’un de ses anciens secrétaires par son beau-frère, un architecte de Cherbourg troublé par

57. Archives municipales d’Hazebrouck, carnets Lemire, XXIV, 10 novembre 1904. 58. CSM, CS, b. 41, fasc. 5, lettre à Sabatier du 16 février 1908. 59. P. Colin, L’Audace et le soupçon. La crise du modernisme dans le catholicisme français 1893-1914, Desclée de Brouwer, Paris 1997. 60. CSM, CS, b. 42, fasc. 2, lettre à Sabatier du 22 avril 1908. 61. « Comme dit Bossuet, c’est toujours la France qui écope ! », CSM, CS, b. 25, fasc. 3, lettre à Sabatier, 4 mars 1904. 62. Propos repris dans L’Éclair du 5 février 1922. 63. Lacroix évoque l’enjeu dès 1905 : « Trop de problèmes religieux ont été agités dans la presse quotidienne pour que nos fidèles n’éprouvent pas le besoin d’être instruits sur les sources de nos livres saints, sur leur valeur historique et sur les principaux épisodes de la vie du Sauveur », BnF, Naf 24 402, f. 66-67, lettre au cardinal Perraud du 15 octobre 1905.

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Christian Sorrel Lendemains d’encyclique, le livre de l’abbé Grosjean dont Lacroix avait favorisé l’édition sous pseudonyme64 : Elle pose une question qui est posée par une foule de braves gens qui nous disent « Vous avez démoli. Qu’allez-vous mettre à la place ? ». Vous êtes plus qualifié que personne pour faire la réponse demandée. Je voudrais vous voir écrire un petit livre très clair, très simple, et pourtant substantiel, qui aurait pour titre Ce que je crois et ce que je ne crois pas. Ce petit livre est absolument indispensable, et je crois qu’il est de votre devoir de le faire. Beaucoup d’âmes ont été troublées par les travaux de l’école moderniste – je parle de ces universitaires, de ces avocats, de ces médecins que le catéchisme diocésain n’a jamais satisfaits et qui cependant répugnent au nihilisme religieux –. Pensez à ces esprits curieux, réfléchis, animés d’un sincère bon vouloir, et faites pour eux le petit travail que je vous demande, et qu’ils attendent de vous65.

Une telle requête révèle sans doute chez Lacroix, préoccupé de sauvegarder le « christianisme d’inspiration évangélique » qu’il juge indispensable à la cohésion de la société66, une incompréhension profonde des positions de Loisy, homme de science qui ne peut ni ne veut élaborer une profession de foi, fût-elle « moderniste », et cela quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur sa rupture avec le catholicisme67. Mais elle suggère en même temps l’une des clés d’interprétation possibles de l’échec rapide après 1907 de l’entreprise moderniste, trop éloignée de la demande religieuse des fidèles pour offrir au grand nombre une alternative convaincante entre la négation du catholicisme, disqualifié en apparence par la science laïque, et l’expression traditionnelle de la foi, maintenue en dépit d’un certain inconfort intellectuel. Entre Loisy, l’homme de cabinet, solitaire et discret, et Lacroix, l’homme de la place publique, fougueux et démonstratif, la rencontre ne pouvait être que superficielle, d’autant qu’elle contournait les questions essentielles posées par la confrontation entre la théologie et l’histoire. Il n’empêche que Loisy, souvent sévère dans ses juge-

64. « Ne crois-tu pas que les modernistes qui, dans ce petit ouvrage de vulgarisation, aux chapitres iv et v, s’étendent suffisamment à décrire la disparition des fondements de l’orthodoxie, soit pour l’Écriture, soit pour la philosophie et la métaphysique, ont le devoir d’apporter aussi dans des ouvrages du même niveau intellectuel une œuvre positive […]. Il me semble qu’à des hommes non habitués au sanctuaire, il faudrait leur faire une nouvelle Somme philosophique et doctrinale, sinon parfaite bien entendu, puisque c’est le caractère du modernisme de faire comme la science en suivant les phénomènes et chercher un langage, mais enfin d’ouvrir une route, d’indiquer un chemin. Nous avons le droit de dire à ces savants “Conduiseznous. Nous voyons bien ce qu’il faut abandonner, ou du moins vous nous le dites, mais instruisez-nous et ne faites pas ce que vous reprochez au pape Pie x, des affirmations d’autorité […]”. L’esprit a besoin de raisons positives et, lorsque j’ai démoli moi-même une vieille maison, j’ai hâte de remonter l’autre. Le moment où les moellons sont par terre, au milieu des gravats, est pénible ; quand la nouvelle construction remonte, l’homme est satisfait. Il n’est pas nécessaire que la construction soit complète, mais l’on sait où l’on va », BnF, Naf 24 403, f. 32-33, lettre de René Lévesque du 14 juillet 1908. 65. BnF, Naf 24 403, f. 30-31, lettre du 24 juillet 1908. Quelques mois plus tôt, Lacroix estimait pourtant, en réponse à Loyson, frappé par le caractère destructeur de l’entreprise moderniste, que le temps seul permettrait une redéfinition de la foi : « À mon sens, ce ne sera que lorsque la paix sera faite et que la hiérarchie se montrera accueillante aux idées nouvelles qu’il sera possible de présenter au public un ensemble de vérités dont chacune sera, pour ainsi dire, accompagnée de ses preuves », lettre du 18 mars 1908 publiée par A. Houtin, Le Père Hyacinthe…, op. cit., p. 330-331. 66. Lettre à Roger Duguet publiée par L’Univers du 9 janvier 1912. 67. Mignot juge la rupture totale : « M. Loisy est désormais un pur rationaliste » ; « il est moins chrétien que Renan » ; « il s’enfonce de plus en plus dans la négation », BnF, Naf 24 404, f. 109-110, 161 et 203-204, lettres des 18 mai 1909, 20 décembre 1910 et 20 janvier 1913.

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Lucien Lacroix et Alfred Loisy ments sur ses interlocuteurs, a su apprécier à sa juste valeur, par-delà ses maladresses et ses gesticulations, l’engagement en sa faveur d’un évêque prêt à se compromettre pour lui. Lacroix, pour sa part, a vu en Loisy, comme bien des contemporains, le symbole de la situation faite à l’intelligence par la hiérarchie dans un catholicisme confronté aux défis de la science. L’exégète a joué dès lors pour l’évêque, préoccupé dès sa jeunesse sacerdotale de promouvoir une transaction entre l’Église et la modernité et profondément blessé par la gestion romaine de la Séparation, également stigmatisée par Loisy (L’Église et la France), un rôle de « passeur » vers une position « moderniste » qui se reconnaît dans la figure du « réformiste » de l’encyclique Pascendi, « désireux d’agir dans l’Église et sur l’Église pour la transformer en fonction des exigences de la société moderne », fût-ce au prix d’une formulation radicalement modifiée de la foi68. En ce sens, les deux hommes restent, par-delà leurs différences profondes, des témoins privilégiés de la crise religieuse des années 1890-1914.

68. P. Colin, L’Audace et le soupçon..., op. cit., p. 266.

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Alfred Loisy et Mgr Mignot. Une amitiÉ paradoxale ? Louis-Pierre Sardella Centre André Latreille, Lyon

De toutes les amitiés nouées par Alfred Loisy, celle de Mgr Mignot est sans doute celle qui a suscité les sentiments et les interprétations les plus contradictoires. Pour Alfred Loisy, incontestablement, amitié heureuse, bienheureuse presque. La manière dont cet homme réservé et pudique évoque, lors de son Jubilé, la mémoire de l’archevêque d’Albi : « l’ange d’une église » qui a veillé sur lui « comme ma mère avait veillé sur mon berceau », témoigne à la fois du lien profond qui les a unis et de la dette dont il se sent redevable envers un des hommes qu’il dit avoir le plus aimés. Pour Mgr Mignot, amitié douloureuse et impuissante : Je n’ai pas à dissimuler les sentiments d’affection que j’ai eus pour l’abbé Loisy et que je lui conserve. Je pourrais dire de lui ce que mon vieux maître M. Le Hir disait à propos de son élève et ami : “M. Renan sait que je ne le hais point”. […]   La brochure [Choses passées] qu’il a publiée pour exposer ses raisons de ne pas croire est d’une lecture douloureuse. Il faut lire ce petit livre pour se rendre compte de la désaffection de cette belle cathédrale ! J’ai assisté avec tristesse à cette régression continue.

Amitié compromettante aux yeux de M. Vigouroux qui n’aura de cesse, dès 1896, de demander à Mgr Mignot de prendre ses distances vis-à-vis de l’exégète. Pour le P. Lagrange, amitié Janus. Du côté de Mgr Mignot amitié aveugle qui seule peut expliquer les encouragements qu’il n’a cessé de prodiguer à Alfred Loisy ; amitié trahie du côté de Loisy, qui n’a pas hésité à « immoler à son moi Mgr Duchesne et Mgr Mignot, cet ami incomparable ».  Enfin, pour ceux qui se sont institués les gardiens de la mémoire de l’archevêque, amitié choquante qui « ne peut manquer de paraître aujourd’hui (1933) paradoxale, déconcertante, pour ne pas dire plus [et qui] risque d’être exploitée par les adversaires du nom chrétien ». Il ne faut sans doute pas tenter de réduire à l’unité ces différentes facettes, mais les accepter pour ce qu’elles sont, la diffraction, au prisme de regards croisés, non seulement de la complexité de toute relation humaine, mais des différentes réactions des uns et des autres dans l’effervescence intellectuelle de la crise moderniste et de ses suites, face à des enjeux complexes qui exigeaient de prendre position tout en tâchant de concilier des contraintes antinomiques. Je voudrais montrer ici que l’explication de cette amitié n’est pas à chercher, comme l’ont tenté ceux qu’elle plongeait dans la perplexité, dans la résolution de l’alternative « dupe ou complice », mais dans l’acceptation du paradoxe au sens d’opinion contraire à l’opinion communément ad-

. « Une théorie nouvelle de M. Loisy », 14 avril 1916, Archives diocésaines d’Albi (désormais ADA), fonds Mignot, 4e Registre, 1 D 5-21. . Lettre à B. de Solages, citée par ce dernier dans une lettre à l’abbé Birot, 27 mai 1931, ADA, 1 D 5-13. . L. de Lacger, « Mgr Mignot et M. Loisy », Revue d’histoire de l’Église de France, t. XIX, n. 83, janvieravril 1933, p. 166.

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Louis-Pierre Sardella mise, qu’elle manifeste, à savoir le fait de se conduire, pour reprendre le mot d’Henri Bremond, « comme si l’orthodoxie n’était pas tabou ». I. Une amitié construite 1. Contre les préventions d’Alfred Loisy 17 novembre 1893 : Alfred Loisy est contraint de présenter sa démission de l’Institut catholique. 22 novembre 1893 : première rencontre de Mgr Mignot avec le baron Friedrich von Hügel. C’est l’exégète qui a suggéré au baron, alors en villégiature sur la Côte d’Azur, de se présenter à l’évêque de Fréjus qui sera « peut-être une relation plus agréable que les directeurs de grand séminaire ». Loisy écrit dans ses Mémoires : « Ce jour est mémorable dans l’histoire du modernisme catholique ; je serais bien tenté d’y voir une des dates que l’on pourrait assigner à son commencement ». Peut-être, mais alors de façon symbolique, car sur le moment, il estime qu’il n’y a rien à attendre de Mgr Mignot. En effet, Loisy est, pour l’évêque de Fréjus, l’exégète qu’il appelle de ses vœux depuis longtemps et pour lequel il éprouve une sincère admiration comme en témoignent les premières cartes conservées de la correspondance. Il déplore donc très profondément sa mise à l’écart de l’Institut catholique, mais il considère que Loisy aurait dû faire preuve de plus de prudence et il ne voit rien d’autre à faire qu’attendre que le calme revienne. Cette attitude de temporisation exaspère Alfred Loisy et nourrit sa méfiance pour plusieurs années. C’est ainsi qu’il manifeste une irritation croissante devant l’insistance de Mgr Mignot pour qu’il accepte la proposition d’être nommé chapelain à Saint-Louis des Français. Au fond, écrit-il au baron, l’évêque, Mgr d’Hulst, M. Captier sont embarrassés de leur dévouement à ma cause, et ils offrent n’importe quoi, n’osant entreprendre rien de sérieux. Ce sont des politiques, et je soupçonne, entre nous, qu’ils se croient habiles.

C’est ainsi qu’il est agacé par l’autocensure  que l’évêque s’impose dans la préface qu’il donne au Dictionnaire de la Bible dirigé par M. Vigouroux : Toute cette politique ne mène à rien, écrit Loisy au baron. Je ne vois pas bien pourquoi on se permet de parler contre sa pensée lorsqu’on a même pas l’excuse de la nécessité.

Ce grief, pour lui capital, justifie la méfiance qu’il conserve à l’égard de l’évêque de Fréjus :

. S. Leblanc [Henri Bremond], Un clerc qui n’a pas trahi, É. Nourry, Paris 1931, p. 17. . Lettre du 18 novembre 1893, BnF, Fonds Loisy, Naf 15644, f. 336. . A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, É. Nourry, Paris 1930-1931, vol. I, p. 293. . Selon le baron von Hügel, c’est à l’abbé Loisy que songe l’évêque quand il écrit dans sa préface au Dictionnaire biblique : « Le rêve de l’exégète moderne […] est d’étudier les écrivains sacrés, non comme […] des instruments passifs sous la pression mécanique et irrésistible du Saint-Esprit ; mais comme des auteurs ayant des pensées propres, des préoccupations doctrinales, morales ou politiques particulières, ayant pu comme d’autres subir les préjugés de la race et des temps ». En fait Mgr Mignot applique à Loisy un propos écrit dès 1885. . Par la première, Mgr Mignot s’abonne à L’enseignement biblique qui « ne sera pas moins utile aux maîtres qu’aux étudiants, quoi qu’en pense votre modestie », écrit-il. Dans la seconde il « envoie à l’auteur ses meilleures félicitations après avoir lu « avec le plus vif intérêt la leçon d’ouverture » du 21 octobre 1892 : « De la critique biblique », l’Enseignement biblique 6 (1892), p. 1-16. . Abbé Loisy au baron von Hügel, 11 juin 1895, BnF, Fonds Loisy, Naf 15644, f. 403.

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Alfred Loisy et Mgr Mignot. Une amitié paradoxale ? Pensez-vous, poursuit-il, que Mgr Mignot ferait plus que le cardinal Richard ? Non. Il me donnerait une situation tout aussi obscure et me ferait travailler pour lui. Voilà toute la différence. Avec de tels auxiliaires, il n’y a rien à faire10.

Relisant cette lettre en décembre 1926, Alfred Loisy note en marge : Cette lettre est trop dure pour Mgr Mignot dont j’ai pu apprécier plus tard le dévouement réel, courageux même et désintéressé ; mais l’attitude prise par lui et la situation qui était la sienne dans cette affaire du Dictionnaire Vigouroux méritaient la critique sévère que j’en fais.

Dans ses Mémoires, il estime toutefois s’être trompé de cible : J’aurais montré, dès ce temps-là, plus de bon sens et d’équité, si je m’en étais pris à l’insupportable régime de l’Église romaine et à la tyrannie pontificale, au lieu d’incriminer des gens qui, sous ce régime et sous cette tyrannie, montraient déjà beaucoup de courage en ne m’abandonnant pas tout à fait : c’était, dans une certaine mesure, le cas de Mgr d’Hulst ; c’était surtout le cas de Mgr Mignot11.

Les dernières préventions de l’abbé Loisy tombent fin 1896, quand Mgr Mignot se charge de rédiger à l’intention de Léon xiii, un mémoire sur la question biblique et qu’il s’entoure pour ce faire des conseils de Mgr Duchesne et de l’abbé Loisy. Ce dernier adresse à l’évêque, un texte écrit fin 1895 ou début 1896 dans lequel il analysait la difficile situation des exégètes catholiques coincés entre les « progrès accomplis par l’exégèse indépendante et [les] déclarations promulguées par l’encyclique Providentissimus »12. Au fond, écrit Loisy dans ses Mémoires, l’évêque s’efforçait d’ajuster, comme je l’avais essayé moi-même, la liberté de la recherche critique aux directives énoncées dans Providentissimus. Son mémoire était un excellent catéchisme théologico-critique ad usum pontificis13.

S’il reste sceptique sur l’utilité d’un tel mémoire, la démarche lui fait prendre conscience que Mgr Mignot se fait son avocat et tente de faire admettre la légitimité de la critique biblique par conviction intime et de façon totalement désintéressée. Il en vient même à craindre que l’évêque ne se soit compromis en vain. Il écrit au baron von Hügel : Je crains qu’il n’en reste dans l’esprit du pape une impression défavorable pour l’auteur […]. Ce n’est pas cela qui aidera ce bon évêque de Fréjus à devenir archevêque. Je n’en rends pas moins justice au dévouement de Mgr Mignot. Son intérêt personnel lui recommandait de se taire…, il serait infiniment regrettable que cette démarche lui causât le moindre tort14.

L’estime réciproque qui va désormais sceller leur amitié est renforcée par le fait qu’elle se fonde sur d’incontestables affinités intellectuelles et un ensemble de convictions communes.

10. Abbé Loisy au baron von Hügel, 21 mars 1894. 11. A. Loisy, Mémoires..., vol. I, op. cit., p. 326. 12. Ibidem, p. 420. 13. Ibidem, p. 423. 14. Lettre du 26 décembre 1896, BnF, fonds Loisy, Naf 15659, f. 436.

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Louis-Pierre Sardella  2. Affinités intellectuelles et convictions communes Alfred Loisy s’est toujours agacé de ce que le baron von Hügel lui cherche des influences philosophiques : Dans la mesure où l’on peut parler d’influences philosophiques exercées sur L’Évangile et l’Église et sur Autour d’un petit livre, deux influences très réelles, historiquement attestées, Renan et Newman, auraient été plutôt à considérer15.

Renan et Newman, deux influences également majeures pour Mg Mignot. Il était séminariste à Saint-Sulpice quand parut La vie de Jésus que M. Le Hir l’autorisa à lire. Il dira plus tard au Père Hyacinthe16 le choc qu’avait été pour lui la découverte de la dimension humaine du Christ et combien il avait été troublé de lire par exemple que Jésus ne savait pas le grec. D’un coup la question des limites de la science du Christ s’ouvrait devant lui. Elle ne l’abandonnera plus17. C’est aussi à Saint-Sulpice que Mgr Mignot a été introduit, par M. Hogan, à l’œuvre de Newman. « L’impression causée par cette lecture fut si profonde qu’elle est encore aussi vivante en moi qu’au premier jour » écrit-il en 1906, et il ajoute : J’y trouvais surtout une théorie merveilleuse […] qui répondait à nos préoccupations intellectuelles, nous faisait mieux comprendre le sens de la parabole de la petite semence qui devient un grand arbre18.

Renan et Newman les amènent à penser l’un et l’autre que d’une part, l’on a tout à gagner à distinguer le plan de l’histoire de celui de la théologie et que c’était à l’orthodoxie de s’arranger avec la vérité, comme M. Huvelin le disait au baron von Hügel19, et d’autre part, que la preuve du caractère divin du christianisme est à chercher non pas dans son immutabilité, mais au contraire dans sa capacité à évoluer, à s’adapter à tous les temps et à tous les lieux. À cela s’ajoute leur commune conviction que la recherche biblique, en tant qu’elle met en œuvre une méthode scientifique, n’a pas à se soumettre à d’autres critères que ceux de toute recherche scientifique et qu’il est donc urgent que Rome accepte l’expression publique de la diversité des opinions. C’est ce que retient Loisy. Évoquant la mémoire du baron et celle de l’archevêque, lors du Congrès organisé pour son Jubilé, il déclare : Ils se comportèrent […] comme s’ils avaient d’abord prêté le serment de protéger et de défendre contre toute menace ou attaque la liberté de mon travail scientifique »20.

C’est ce que le P. Lagrange reprochera à Mgr Mignot qui a seulement compris, mais cela nettement et obstinément, qu’il fallait laisser libres les personnes compétentes. Loisy était par excellence le savant compétent, il fallait le laisser tout dire21.

15. A. Loisy, Mémoires..., vol. II, op. cit., p. 560-561. 16. Dans une conversation à Moutiers chez Mgr Lacroix le 24 mai 1906, A. Houtin, Le Père Hyacinthe, t. III, É. Nourry, Paris 1924, p. 297. 17. « Du progrès en Jésus-Christ », Annales de philosophie chrétienne, janvier 1907, p. 337-363, signé J. H. 18. J. Newman, Le développement du dogme chrétien, trad. H. Bremond, Bloud et Cie, Paris 1906, p. v-vi. 19. Propos rapportés par A. Loisy, Mémoires..., vol. I, op. cit., p. 286. 20. Congrès d’histoire du Christianisme, vol. III, Rieder, Paris 1928, p. 241-242 ; p. 241-242. 21. P. Lagrange à l’abbé L. de Lacger, lettre du 11 août 1932, ADA, 1 D 5-05.

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Alfred Loisy et Mgr Mignot. Une amitié paradoxale ? Mgr Mignot plaide aussi pour qu’on laisse à la discussion le temps de faire son œuvre dans le cadre d’un vrai débat scientifique. À propos de la décision du SaintOffice sur l’authenticité du verset dit des Trois Témoins, il note  qu’il devient de plus en plus difficile de disculper l’Église de l’accusation d’avoir « une aversion très réelle, quoique dissimulée, pour la science » et il ajoute : C’est là l’un des grands dangers du catholicisme et surtout de l’esprit de la Curie qui, si l’on en juge par quelques incidents récents organise un immense système de compression, de terrorisme sur les faibles et les crédules. On pouvait régner par la science et on régnera par la terreur22.

Il déplore que Rome s’emploie systématiquement à brider toute vie intellectuelle, ce qui n’est conforme ni à la tradition de l’Église ni à sa constitution : Les socialistes font le rêve absurde de tout centraliser dans l’État. Voudrait-on centraliser dans les Congrégations toute la vie intellectuelle de l’Église ? établir au Vatican un bureau téléphonique universel qui chaque matin communiquerait à tous les évêques la vérité officielle du jour en histoire, en philosophie, en critique, en archéologie, en géologie, en astronomie, etc. Inutile de penser, d’autres penseraient pour nous23.

Ce « système de l’anonymat, de l’irresponsabilité romaine », est une pratique d’autant plus dangereuse qu’elle « semble faire partie […] d’un nouveau système de gouvernement. » Ceci n’est plus l’Église de Jésus Christ : C’est l’introduction, dans le régime de l’Église des procédés humains de gouvernement ; c’est la voie ouverte, nous ne le voyons que trop, à toutes les passions, rancunes, jalousies, influences de toutes sortes, intrigues, cabales, dénonciations…, tout cela coloré de noms pompeux : gloire de l’Église, salut des âmes, etc., etc. On n’est jamais embarrassé24.

C’est ce contexte qu’il faut avoir présent à l’esprit pour apprécier la réception de L’Évangile et l’Église par Mgr Mignot. Deux faits sont à l’origine de la publication de ce livre : une suggestion de l’archevêque et une découverte exégétique de Loisy. II. La Réception de L’Évangile et l’Église 1. Archéologie du texte En septembre 1901, Mgr Mignot, qui n’ignore pas que Loisy a rédigé à Neuilly un essai d’histoire et de philosophie religieuses25, évoque incidemment, dans une de ses lettres, l’intérêt qu’il y aurait de disposer pour le public cultivé d’une « histoire du développement de la doctrine chrétienne »26. Alfred Loisy lui répond :

22. Notes sur l’apologie, Analyse d’articles de Mivart, janvier 1900, ADA, 1 D 5 11-02. 23. 5e Reg, Varia, 30 avril 1916, ADA, 1 D 5 21. Même remarque à Mgr Lacroix : « Nous n’avons plus besoin de penser par nous mêmes : nous ne devons plus être que des phonographes. C’est commode. Un Benigni quelconque téléphonera tous les matins la pensée de la Curie et l’univers entier répondra Amen. Pourrait-on imaginer une tyrannie plus grande ? », Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 5 mars 1911. 24. Journal, 23 juillet 1909. 25. Loisy lui avait écrit : « Je vous avouerai, Monseigneur, que je fais un catéchisme de persévérance fondé sur cette idée du développement comme condition normale du christianisme catholique et preuve de sa vitalité surnaturelle. C’est une preuve qui aurait besoin d’être corroborée dans le présent par un sérieux effort », lettre du 17 novembre 1898. 26. Mgr Mignot à l’abbé Loisy, 4 septembre 1901.

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Louis-Pierre Sardella Ce que vous m’avez dit dans votre avant-dernière lettre sur le développement de la doctrine chrétienne m’a fait relire les chapitres de mon catéchisme intitulés : L’Évangile et l’Église, l’Évangile et le dogme, l’Évangile et le culte catholique. Je me demandais si on ne pourrait pas les publier séparément, en un volume […]. Mais ce serait difficile. […]. Le moment n’est pas opportun. Et puis notre public a une façon d’entendre ce qu’on lui dit qui ne favorise pas les confidences27.

L’idée ressurgit en mai 1902. Loisy fait part à Mgr Mignot d’une « petite découverte » sur le rapport entre un passage de l’évangile de Matthieu (11, 25-30) et le cantique final de l’Ecclésiastique qui utilisent tous les deux la métaphore du joug qui l’amène à considérer que le passage sur lequel se fondaient […] Harnack, pour établir que la conscience filiale avait précédé chez le Sauveur la conscience messianique ne peut plus servir à prouver sa thèse28.

Il annonce à Mgr Mignot qu’il a bien l’intention de dévisser Harnack, en montrant que sa théorie de la connaissance du Dieu Père, essence du christianisme et fondement de la conscience messianique, ne repose sur rien du tout. […] Je me placerai sur le terrain de l’histoire, où Harnack ne s’est pas mis en réalité29.

On sait que Loisy communiqua à l’archevêque son manuscrit et que Mgr Mignot considéra que Loisy n’avait « encore écrit rien d’aussi complet ni d’aussi objectif » et qu’il serait regrettable que « cette étude, qui est tout autre chose qu’une réfutation d’Harnack, ne fût pas publiée ». S’il ne voit pas matière à condamnation il estime que les théologiens ne manqueront pas de répliquer au critique, car « malgré la précision de (la) pensée, certaines expressions paraîtront excessives, parce que insuffisamment expliquées ». Les neuf observations qu’il formule « ne sont que des vétilles ». L’une est une boutade ironique, presque irrévérencieuse : Peut-être le culte de Marie paraîtra-t-il faible dans notre temps de congrès en l’honneur de Marie ? Il est vrai que vous rassurez votre monde avec saint Antoine de Padoue !

Quatre portent sur des précisions de vocabulaire. Les quatre dernières ont des implications théologiques plus importantes, en particulier les deux qui concernent le lien entre Jésus et l’Église. L’archevêque craint que des affirmations vraies d’un point de vue historique paraissent ambiguës d’un point de vue théologique. Ainsi, par exemple, lorsque Loisy écrit : Il est certain que Jésus n’avait pas réglé d’avance la constitution de l’Église comme celle d’un gouvernement établi sur la terre et destiné à s’y perpétuer pendant une longue série de siècles.

Le « Il est certain » semble trop absolu à l’archevêque30. Enfin, Mgr Mignot souhaite, qu’en conclusion du chapitre sur le dogme, Loisy explique « en quelques lignes

27. L’abbé Loisy à Mgr Mignot, 16 septembre 1901. 28. L’abbé Loisy à Mgr Mignot, 4 mai 1902. 29. L’abbé Loisy à Mgr Mignot, 11 mai 1902. 30. Il écrit : « La perpétuité de l’Église n’a-t-elle pas été dans la pensée de Jésus ? On confondra la forme gouvernementale de l’Église avec sa perpétuité ; on vous accusera d’aller contre le Usque in cons[ummatione] saeculi ».

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Alfred Loisy et Mgr Mignot. Une amitié paradoxale ? pour quelles raisons l’orthodoxie a pris une attitude de raideur défensive et d’intellectualisme intransigeant »31. Loisy accepte de faire les corrections demandées sauf celle sur l’excès de tutelle intellectuelle dans l’Église. Ce serait, écrit-il, anticiper sur le volume suivant que j’annonce discrètement dans ma conclusion, et dont le premier chapitre traitera précisément du régime intellectuel de l’Église catholique. C’est un sujet difficile à résumer en peu de mots, et il y a peut-être déjà assez de choses hardies dans mon élucubration32.

2. L’interprétation Mgr Mignot a-t-il ou non compris L’Évangile et l’Église ? C’est en ces termes que ceux qui estimeront devoir écarter de sa mémoire le soupçon de modernisme ont posé la question et ils ont répondu par la négative : « Ce qu’il ne faut pas laisser dire, c’est que l’archevêque a pleinement entendu le “petit livre” » car c’est « un fait étrange et quelque peu inquiétant que celui d’un chef d’église se trouvant avoir lu et approuvé un livre, qui, depuis, est apparu comme la somme du “modernisme” » 33. Mais poser la question en ces termes et répondre par la négative, c’est admettre qu’il n’y a qu’une interprétation possible du livre de Loisy, celle faite par le magistère ecclésiastique, à Paris d’abord, à Rome ensuite. Telle n’a pas été la lecture de Mgr Mignot. En accusant réception de L’Évangile et l’Église, il écrit à Loisy : Ceux qui ne vous ont jamais lu et ne vous connaissent que par vos adversaires, qui sont effrayés de vos hardiesses et ne voient en vous qu’un démolisseur – selon l’idée charitable qu’ont leur a donné de vous – seront surpris, s’ils vous comprennent, de trouver en vous un défenseur de leur foi. Ce sera pour beaucoup une révélation […] surtout si on a l’équité de tenir compte des observations et réserves que vous présentez dans la préface34.

Mgr Mignot accepte donc de lire le livre de l’abbé Loisy dans le cadre défini par l’auteur, sans vouloir y trouver ce qui ne s’y trouve pas. À plusieurs endroit dans ses Mémoires, Loisy confirme cette interprétation. Il affirme que ceux qui prétendent que l’archevêque d’Albi l’a approuvé sans réserve parce qu’il ne l’avait pas compris, sont dans l’erreur. Mgr Mignot a compris le livre à fond, mais sans y chercher ce qui n’y était pas, et en le prenant pour ce qu’il était réellement : un exposé historique du développement chrétien d’où se dégageaient certaines conclusions favorables au catholicisme, défavorables au protestantisme. Rien de plus, rien de moins.

L’Évangile et l’Église n’était pas une « apologie du catholicisme existant », c’était « l’apologie du catholicisme tel qu’il devrait être, et la critique discrète du catholicisme officiel et réel »35. Mais ce n’était pas pour autant « une machine de guerre habilement camouflée pour préparer la ruine du catholicisme » et si « la nécessité de réformes y était impliquée », aucun « programme de réformes n’y était pas dogmati-

31. Toutes le citations de Mgr Mignot sont extraites de sa lettre du 17 septembre 1902. 32. L’abbé Loisy à Mgr Mignot, 21 septembre 1902. 33. L. de Lacger, « Mgr Mignot et M. Loisy », op. cit., p. 180. 34. Mgr Mignot à l’abbé Loisy, 10 novembre 1902. 35. A. Loisy, Mémoires..., vol. II, op. cit., p. 321.

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Louis-Pierre Sardella quement tracé. » Loisy maintient donc que livre n’était qu’un essai historique qui ne cachait aucun parti pris théologique implicite, en sorte que ce n’est pas Mgr Mignot qui n’a pas compris, « mais […] ceux […] qui ont accusé [Loisy] de “mystification” »36. Ailleurs, il affirme, incluant dans son commentaire Autour d’un petit livre : Au fond des deux petits livres il y avait cette simple idée : que le catholicisme réel, perfectible dans le passé, l’est encore dans le présent, qu’il doit prendre conscience de cette perfectibilité pour s’adapter aux besoins des temps, comme il s’y est plus ou moins adapté durant les périodes antérieures de son histoire37.

Il n’y a rien là que de très orthodoxe, rien qui ne puisse en tout cas ne pas être approuvé par Mgr Mignot. Certes, le problème se complique un peu parce qu’en d’autres passages, Loisy s’étonne du fait que l’archevêque semble n’avoir pas perçu qu’il ne pourrait témoigner de son « entière adhésion à la doctrine de l’Église » que sous le bénéfice de « l’interprétation large » qui était suggérée dans le petit livre : Il est surprenant qu’un esprit aussi ouvert et aussi averti n’ait pas aperçu dans les deux premiers livres rouges, surtout dans Autour d’un petit livre, l’idée d’une transposition et d’une interprétation des dogmes qui dispenserait d’attacher à ceux-ci un sens immuable, justifié par la tradition quand l’Écriture n’y suffit pas38.

Mais cet élargissement progressif relèvent de relectures a posteriori qui témoignent de l’évolution personnelle de Loisy. Ces lectures secondes n’invalident pas la première. C’est ainsi que l’ancien vicaire général de Mgr Mignot présente les choses, dès 1918, à Mgr Lacroix. Le chanoine Birot exclut l’hypothèse que l’exégète ait « tendu un piège » à l’archevêque qui a lu L’Évangile et l’Église en « n’y voyant qu’une œuvre de vigoureuse apologétique, […] la réfutation historique, à caractère très positif » de la thèse de Harnack, puisque Loisy y démontrait, en s’appuyant sur les données textuelles et par la seule force des faits, « à l’exclusion de tout raisonnement théologique à proprement dit », que l’organisation de l’Église était « étroitement unie dans l’Évangile à l’établissement du règne de Dieu » en sorte qu’il était désormais impossible de soutenir « qu’il y eut entre le christianisme historique et la pensée de Jésus l’opposition radicale qu’y voulait voir M. Harnack ». C’est ainsi que fut lu et compris le livre de M. Loisy par tous ceux qui d’abord l’abordèrent sans préjugés. La vigueur et l’évidence victorieuse de cette thèse couvrait à leurs yeux l’imprécision de certains aspects de la doctrine, dont on pouvait penser qu’ils étaient seulement en dehors du cadre de l’auteur, et étrangers à la méthode positive et purement historique à laquelle il s’était astreint […]. C’est sous l’empire de ces impressions que Mgr M. lut le manuscrit de M. Loisy ; il n’eut pas plus que beaucoup d’autres esprits éminents, le moindre soupçon d’une hétérodoxie latente, encore moins voulue […]. Ce fut plus tard, et quand M. Loisy ne permit plus d’avoir sur ses propres intentions aucune illusion, que l’on put interpréter L’Évangile et l’Église d’après les écrits postérieurs du même auteur et y découvrir l’amorce des excès théologiques qu’on lui a justement reprochés39.

On comprend, dans ces conditions, que Mgr Mignot se soit dépensé sans compter, durant l’année 1903, pour éviter que la condamnation parisienne soit confirmée par

36. Ibidem, p. 133-134. 37. Ibidem, p. 499. 38. Ibidem, p. 621. 39. Fonds Lacroix, BnF, Naf 24404, f. 546-549-543.

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Alfred Loisy et Mgr Mignot. Une amitié paradoxale ? Rome. Loisy se charge d’ailleurs de lui fournir un argumentaire40. Il s’est résolu à écrire ce livre parce qu’il était navré de la façon pitoyable dont nos théologiens répondaient à Harnack ; […] qu’il s’est placé sur le terrain de l’histoire où Harnack prétendait se mettre ; qu’il a combattu Harnack en lui opposant une vue historique du développement chrétien, et non un système théologique ou philosophique ; […] que c’est sur votre conseil formel […] qu’il a cru pouvoir le faire imprimer ; que, par conséquent, les circonstances morales de la publication ne laissent rien à désirer ; […] que, dans l’Église même, beaucoup d’ecclésiastiques et de laïques y ont trouvé la paix et non le trouble de la conscience ; que ce n’est pas l’auteur, mais les problèmes qu’il touche, et qu’il n’a pas inventés, qui peuvent donner de l’inquiétude aux âmes ; […] qu’un blâme public infligé à l’auteur n’avancerait aucunement les questions et ne contribuerait pas à la pacification des esprits41.

Les choses prennent une tournure inquiétante à partir du 1er janvier, avec la série d’articles que l’abbé Gayraud publie dans l’Univers contre le livre de Loisy42. Aussitôt, Mgr Mignot demande à Loisy de préciser sa pensée : L’on a besoin de savoir que le développement du dogme n’est pas une évolution naturelle comme celle de Sabatier. Quelques notes explicatives suffiront je l’espère, mais elles sont nécessaires. Je vous écris ces deux mots après lecture de l’article Gayraud dans l’Univers. Je vous en prie, faites cela, car je crains qu’on ne vous condamne, ce qu’il faut éviter43.

A. Loisy,  qui ne veut pas « gâter » son livre par des « notes théologiques », annonce à l’archevêque qu’il a l’intention de publier un second livre dans lequel il justifierait sa démarche44. Mgr Mignot approuve ce projet. Peu lui importe la forme. Ce à quoi il tient absolument c’est à l’explication. Il est en effet convaincu que Loisy est victime d’une erreur d’appréciation et que ses « critiques ont rendu le théologien responsable des constatations de l’historien ». Il lui faut éloigner tout motif de suspicion : Il s’agit moins dans ma pensée de votre personne, lui écrit-il, que de la nécessité qui s’impose de ne point compromettre votre autorité scientifique aux yeux du public catholique45.

40. « On feint d’être très inquiet de mon livre, qui va faire perdre la foi à beaucoup d’ecclésiastiques (à cet égard, M. V[igouroux] n’a rien à reprocher à qui que ce soit, car il dégoûterait de la foi Abraham luimême) ; on dit qu’il est plein (mon volume – et M. V[igouroux] aussi) de sous-entendus ; que l’apparence en est presque irréprochable, mais le sens pernicieux ; Mgr Batiffol, qui paraît-il, se réserve un grand rôle dans cette affaire, a dit que l’ouvrage était “fortement conçu, mais effrayant” ; et l’on sait, peut-être bien par lui, que je me suis décidé sur votre conseil à faire cette publication », abbé Loisy à Mgr Mignot, 21 décembre 1902. 41. L’abbé Loisy à Mgr Mignot, 21 décembre 1902. 42. L’Univers 1er, 2, 4, 9 et 10 janvier 1903, voir É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Casterman, Tournai-Paris 1962, p.125-129. À propos de ces articles, Maurice Blondel écrit à l’abbé Wehrlé : « J’ai souffert, autant que vous, quand j’ai ouvert l’Univers du 1er janvier, là où ex cathedra, sans réplique possible, devant un public mal préparé... l’Hercule de foire a commencé ses exercices de Béotiens », R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste. Le dossier inédit d’une controverse, Aubier, Paris 1960, p. 55. 43. Mgr Mignot à l’abbé Loisy, 1er janvier 1903. 44. L’abbé Loisy à Mgr Mignot, 4 janvier 1903. 45. Mgr Mignot à l’abbé Loisy, 2 janvier 1903.

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Louis-Pierre Sardella La publication simultanée d’Autour d’un petit livre, d’une nouvelle édition de L’Évangile et l’Église et surtout du commentaire de L’Évangile de saint Jean ne contribue pas à apaiser les craintes de l’archevêque. Elle provoque même chez Mgr Mignot un certain malaise. En accusant réception des ouvrages, il écrit à l’abbé Loisy : « Certes, on ne vous reprochera plus de manquer de clarté, ni de ne pas dire tout ce que vous pensez ! Ce qui ne veut pas dire que vous contenterez tous vos lecteurs ! ». Manière discrète de dire que lui-même n’est pas contenté ? Sans doute et Loisy en a été conscient : Je n’ai pu satisfaire le savant prélat qui aurait souhaité une démonstration de la divinité du Christ par le témoignage des Évangiles, avec profession de foi explicite au dogme traditionnel. J’exposais plutôt en raccourci comment s’était formée et fixée la christologie orthodoxe, à partir de la foi à Jésus, Messie dans un sens juif, par une sorte d’adaptation de cette foi à la mentalité des croyants venus du paganisme. Thème périlleux entre tous. […] Ces propositions n’étaient pas compatibles avec la conception scolastique des dogmes, avec la divinité absolue et strictement personnelle de Jésus ; elles n’étaient soutenables que dans une théorie relativiste de la croyance religieuse et de l’immanence de Dieu dans l’humanité46.

Pour Mgr Mignot, Loisy s’expose à un triple reproche. D’abord ses affirmations risquent de provoquer un scandale auprès des « fidèles qui croiront que tout va s’écrouler ». Ensuite Loisy s’expose à ce qu’on lui objecte que l’histoire n’est qu’une science conjecturale, que ses affirmations sont « le résultat de sa mentalité propre, de sa philosophie à lui, que là où il ne voit qu’un symbole les autres ont de bonnes raisons aussi pour y voir un fait réel ». Enfin – et c’est là le regret personnel de Mgr Mignot – même si Loisy n’avait pas à parler de la tradition, il aurait pu en dire un mot afin de ne pas effaroucher inutilement bien des gens. Il lui paraît désormais à peu près certain que Loisy n’échappera pas à une condamnation. Du moins espère-t-il que Rome se contentera de censurer une série de propositions et ne s’engagera pas sur le fond. Il le dit à Loisy : En tout cas, si on vous condamne, – ce qui n’est pas impossible –, il sera difficile de vous réfuter […] car, ce qu’il faudrait condamner, c’est votre méthode critique. Or il me semble qu’on y regardera à deux fois – à moins qu’on ne choisisse, par-ci par-là quelques affirmations plus hardies et plus stupéfiantes que les autres, qu’on les isole de leur contexte et qu’on ne les condamne. […] Que vous donniez trop de place à la raison développante, et trop peu à l’action révélante de Dieu, c’est ce que vos adversaires, qui ne sont pas tous de bonne foi, comme l’archevêque à qui vous faites l’honneur d’adresser la quatrième lettre ne manqueront pas de dire47.

La mise à l’Index est pour Mgr Mignot un coup d’autant plus rude que Pie x lui avait laissé entendre qu’il n’y aurait pas de condamnation nominative. Mais, tout bien pesé cependant, c’est une décision qui, tout en donnant satisfaction au cardinal Richard, laisse la porte entrouverte car elle évite de s’engager au plan doctrinal. C’est l’hypothèse qu’il formule dans une lettre au baron : D’après ce que m’avait dit le Saint-Père le nom de M. L[oisy] ne devait pas être prononcé ; le Saint-Office devait extraire des livres incriminés un certain nombre de

46. A. Loisy, Mémoires, vol. II, op. cit., p. 251-252. 47. Mgr Mignot à l’abbé Loisy, 10 octobre 1903.

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Alfred Loisy et Mgr Mignot. Une amitié paradoxale ? propositions qu’il devait censurer ! S’est-on aperçu que cela était assez difficile et a-t-on trouvé qu’il était plus facile de condamner en bloc48 ?

C’est également l’analyse du baron qui interprète la décision romaine comme un compromis obtenu par les PP. Lagrange et Fleming, qui, persuadés qu’une censure précise de propositions « les asphyxieraient tous tant qu’ils sont », en seraient venus à penser que le sacrifice, du moins temporaire et partiel, d’un homme qui les compromettait, comme ils le pensaient, était un prix, le prix à payer, et ils l’ont payé. Car ils n’avaient pas assez de pouvoir pour empêcher quelque condamnation ; mais ils en avaient assez pour empêcher qu’elle soit précise : et les vieux et très noirs et fort ignorants, montés surtout contre un homme, auront volontiers accepté cette semonce oratoire et si vive de M. L[oisy], au lieu d’une sèche liste de pâles propositions censurées49.

Mgr Mignot qui supporte mal qu’on lui reproche son silence, interprété comme une approbation tacite de l’abbé50, avait informé Loisy de son intention d’écrire un article, dès le mois de novembre 1903 : De tous côtés on me demande de parler, de mettre les choses au point, de rassurer la foi des fidèles ; on s’étonne de mon silence qu’on regarde comme une approbation de tout ce que vous écrivez. […] Je crois qu’il serait utile de mettre les choses au point et de monter que vous n’êtes pas un hérétique. Peut-être pourrais-je publier un article sur le développement du dogme dans le sens de Newman pour montrer que le développement n’est pas transformation au sens de Sabatier. J’en profiterais pour dire quelques mots sur la critique historique et montrerais que l’Église n’a son origine ni dans les Évangiles ni même dans S. Paul, mais qu’elle existe d’une vie propre que lui donne N. S. bien avant la rédaction des Synoptiques51.

Commentant cette décision Loisy écrit dans ses Mémoires : Ainsi, cet homme, si calme par tempérament, si modéré par réflexion, était dans l’occasion, courageux jusqu’à la témérité. Peut-être croyait-il trop à la puissance de l’intelligence auprès de gens qui, intelligents ou non, ne songeaient qu’à la domination… L’idée de cet article, même avec les tempéraments qu’il y voulait apporter, était aussi fort audacieuse52.

Publié dans Le Correspondant du 10 janvier 190453, l’article intitulé « Critique et tradition » replace la crise religieuse que traverse l’Église et dont la question biblique est l’un des symptômes, dans le cadre général des « exigences intellectuelles » de la culture moderne qui ne touchent pour l’instant que « les générations nouvelles du monde intellectuel » et celui des « catholiques instruits », mais qui sont pas pour autant un épiphénomène passager. Elles témoignent au contraire que l’on est en présence « d’un tournant de l’histoire ». Il est vain de vouloir résister à ce « mouvement

48. Mgr Mignot au baron von Hügel, 11 janvier 1904. 49. Baron von Hügel à Mgr Mignot, 20 janvier 1904. 50. « On me reproche en ce moment de soutenir l’abbé Loisy ! Et quand cela serait ? M. Loisy peut aller trop loin, avoir le tort de ne pas assez expliquer sa pensée, de ne pas se faire apologiste de sa foi sacerdotale – il ne croit pas avoir à la défendre – au lieu de rester le pur critique. Mais il n’en est pas moins vrai que la vérité est du côté des critiques sages et modérés », Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 17 mars 1903. 51. Lettre du 21 novembre 1903, BnF, Naf 16565, f. 196-197. 52. Mémoires..., vol. II, op. cit., p. 274. 53. Repris dans L’Église et la critique, Librairie Victor Lecoffre, Paris 1910, p. 91-144.

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Louis-Pierre Sardella des idées » et dangereux de prétendre l’ignorer. Ce serait aller au devant d’une « faillite intellectuelle » grave pour l’Église. Or, la foi  ne repose pas d’abord sur l’Écriture, mais sur le témoignage de l’Église. Mgr Mignot s’emploie donc à démontrer, sans avoir recours à aucune citation de l’Écriture, que la foi en la divinité du Christ a toujours été la foi de l’Église. Et que dès lors que « l’Église existe indépendamment de l’histoire évangélique qui la raconte »,  les conclusions de la critique, si déconcertantes qu’elles puissent paraître, ne sont pas de nature à atteindre la foi. Et Mgr Mignot qui cite à plusieurs reprises L’Évangile et l’Église entend montrer que la prétention de Loisy n’est pas de donner le fin mot de la vérité à partir de la seule l’interprétation des textes qu’il étudie : M. Loisy n’ignore aucune des sources de la vérité, bien qu’il n’ait puisé qu’à quelquesunes. S’il ne trouve pas dans les synoptiques tout ce qu’on y a mis, il sait que ce qu’on y a mis se trouve quelque part et possède une réalité objective ; c’est l’ensemble des vérités chrétiennes. Il ne les trouve pas où on les place quelquefois ; il les retrouve ailleurs sans qu’il en manque une seule. Il sait que si la critique a des droits – et elle en a beaucoup –, la pensée chrétienne incarnée dans la tradition vivante a aussi les siens54.

L’exégète a explicitement dit dans son introduction qu’on ne connaît le Christ que par la tradition et que c’est tenter « une entreprise à demi réalisable » que de vouloir définir l’essence du christianisme « d’après le pur évangile de Jésus en dehors de la tradition. » C’est donc lui chercher une mauvaise querelle que de lui reprocher de n’en avoir pas tenu compte dans son livre, qui ne vise qu’à réfuter Harnack en se plaçant sur le même terrain. La « réserve méthodique » à laquelle s’astreint un critique sérieux, son « agnosticisme provisoire » n’établit pas de cloison étanche entre sa science et sa foi, d’abord parce que le critique catholique n’exclut pas a priori, comme les critiques rationalistes, l’existence du surnaturel, ensuite parce pour « sortir de l’impasse prétendue » il existe une issue, celle de la théorie du développement de la révélation. Même s’il s’agit encore d’une hypothèse, Mgr Mignot se dit convaincu, à titre personnel, que ce sera « la vérité de demain ». La publication de cet article au lendemain de la mise à l’Index des livres de Loisy, montre que Mgr Mignot dissocie, dans la décision romaine, l’aspect disciplinaire de l’aspect doctrinal. Loisy commente : Cet article […] est courageux et modéré […]. L’archevêque osait citer L’Évangile et l’Église, et il en marquait l’objet particulier. Au fond, il voulait concilier des choses que Rome voulait déclarer inconciliables55.

III. Les limites de l’orthodoxie La mise à l’Index des livres de Loisy marque un tournant pour l’un et pour l’autre, mais de façon différente. Pour Loisy c’est la preuve définitive que la libre recherche est incompatible avec la prétention de l’Église à détenir la vérité. Pour Loisy, l’affaire

54. Ce passage, qui introduisait une citation de L’Évangile et L’Église, n’a pas été repris dans L’Église et la critique. Il est remplacé par le constat : « M. Loisy, dont la pensée s’est, hélas ! depuis, séparée de la nôtre… ». 55. A. Loisy, Mémoires..., vol. II, op. cit. p. 294.

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Alfred Loisy et Mgr Mignot. Une amitié paradoxale ? est entendue : « Il arriva aussi ce qui devait arriver. J’ai contribué seulement à faire proclamer par l’autorité pontificale l’incompatibilité de l’orthodoxie romaine avec le liberté de la recherche scientifique, au fond avec toute liberté de quelque ordre qu’elle soit »56. Pour Mgr Mignot, l’enjeu de la crise dépasse la situation d’un homme, si éminent soit-il. Ce qui est en jeu à ses yeux c’est, ad intra la manière dont est traitée le débat théologique et, ad extra, la crédibilité du discours de l’Église. « Nous restons des géocentristes sinon en astronomie, du moins en bien des choses, et alors on nous tourne le dos », écrit-il à Mgr Lacroix57. L’évocation de la géocentrie n’est pas fortuite. Mgr Mignot a une conscience aiguë du fait que l’Église se trouve devant une nouvelle révolution copernicienne et qu’elle n’y échappera pas. « J’espère, écrit-il au baron, que cette condamnation ne sera qu’un orage passager, et que la critique historique pourra continuer son œuvre à la condition de ne pas tomber dans de blâmables excès »58. Il revient sur la même dans la lettre suivante : « Ce que veulent les adversaires, c’est moins la condamnation de la personne de M. Loisy, que la condamnation en sa personne, de la critique biblique ». Dès lors, même s’il estime que Rome fait preuve d’une dureté inutile, des concessions sont nécessaires, car si le combat est perdu ce n’est que provisoirement, il ne doutait pas que l’avenir leur donnerait raison : « dans quelques années, nos idées seront celles de l’Église, acceptées par tout le monde, mais en attendant c’est nous qui recevons les coups ! »59, écrit-il au baron von Hügel. A. Loisy commente : « il était de ceux, qui escomptent sans impatience le triomphe de la vérité »60. Cette divergence d’appréciation provient de leur divergence quant à l’orthodoxie, « cette chimère des gens qui n’ont jamais pensé »61, disait Loisy et de ses limites. Nous sommes là au cœur du paradoxe que cette amitié a représenté. Si il n’y a pas d’équivoque sur le but à atteindre : faire prendre en compte par l’Église les questions posées par les avancées de la science et par l’évolution des mentalités autrement que par des décrets du Saint-Office, la différence essentielle entre eux, « pourrait bien avoir été, écrit Loisy, que je ne me suis jamais fixé de point d’arrêt dans le travail de ma pensée »62, en particulier quant aux rapports entre la critique, la théologie et le dogme. Commentant la demande de l’archevêque d’un livre d’explications Loisy écrit : En somme, l’archevêque, avec toute sa prudence pastorale, était un esprit très hardi, très entreprenant ; mais il voulait encore se persuader que le dogme traditionnel, le dogme défini, ne serait pas atteint par nos témérités, dont souffriraient seulement certaines théories théologiques63. 

56. Ibidem, p. 218-219. 57. Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 17 mars 1903. 58. Mgr Mignot au baron von Hügel, 11 janvier 1904. 59. Mgr Mignot au baron von Hügel, 3 janvier 1903. 60. A. Loisy, Mémoires..., vol. III, op. cit., p. 354. 61. A. Loisy, Choses passées, É. Nourry, Paris 1913, p. 308. 62. A. Loisy, Mémoires..., vol. III, op. cit., p. 361. 63. A. Loisy, Mémoires..., vol. II, op. cit., p. 232-233.

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Louis-Pierre Sardella À propos du second mémoire envoyé par l’archevêque à Léon xiii en 1901, il note : La pensée de l’archevêque était plus près de l’orthodoxie que celle des critiques dont il se constituait le défenseur ; car il était impossible que l’interprétation des dogmes ne fût pas modifiée, de manière ou d’autre, par celle des textes bibliques64. 

Pour Loisy la distinction entre le plan de l’histoire et celui de la théologie n’est pas, comme le maintient Mgr Mignot une simple distinction méthodologique qui trouve sa résolution dans la tradition, mais « sous une forme subtile, l’aveu de l’opposition irréductible entre le point de vue théologique et le point de vue historique »65. C’est pourquoi l’insistance de Mgr Mignot le laisse dubitatif : Mais comment pouvait-il penser que mes explications seraient jugées satisfaisantes par les théologiens orthodoxes […] ? Croyait-il donc pouvoir délimiter dans la doctrine de l’Église la part de l’immuable et les accroissements dus à l’évolution ? Trop de questions n’étaient-elles pas soulevées pour qu’une simple brochure pût calmer le scandale d’ignorants, au premier rang desquels se plaçaient les plus hautes autorités de l’Église et la plupart de théologiens66 ?

En effet Mgr Mignot posait le problème en termes de distinction « entre l’essentiel et l’accessoire de la doctrine traditionnelle ». Il estimait qu’à en juger d’après les Évangiles, « il paraît certain que le symbole des premiers chrétiens était aussi léger que possible et que rien ne ressemblait à un credo explicite ». De ce fait, Mgr Mignot, et ceci est assez originale, se refuse à trouver une erreur doctrinale plus grave en soi qu’une faute morale. Dès lors, « faut-il être plus sévère en dogme qu’en morale ? Faut-il se montrer plus exigeant à l’égard d’un symbole incomplet que d’une conduite morale défectueuse ? ». Mgr Mignot est enclin à répondre non, car « il est aussi difficile le plus souvent de penser juste que de bien agir ou de sentir juste »67. Cette conviction ancienne est fondée sur l’idée que le travail intellectuel ne va pas « sans danger, ni sans peine ». On ne sait pas apprécier combien il en coûte pour trouver la vérité ! […] Sachons être plein d’indulgence pour ceux qui tombent en chemin, car c’est une entreprise pleine de hasards, de difficultés que connaissent seuls ceux qui les ont éprouvés. Il n’est pas si aisé de trouver la vérité et l’on est pas si impardonnable de la perdre68.

C’est pourquoi il n’a cessé de plaider pour que l’Église accorde aux savants chrétiens « le respect et la considération qui leur sont indispensables pour mener à bien leur entreprise » et pour qu’on leur reconnaisse « le droit très humain de se tromper quelquefois »69.

64. Il ajoute : « Mais, abstraction faite de ce détail, d’ailleurs important, la thèse tenait fort bien dans son ensemble. Son unique défaut, – à moins que ce ne fût, dans la circonstance, un avantage –, était, nonobstant sa réelle clarté, de n’être qu’à moitié intelligible pour des lecteurs complètement dépourvus d’esprit scientifique et critique », ibidem, p. 35-36. 65. Ibidem, p. 365. 66. Ibidem, p. 205-206. 67. « Ce que ne comprennent pas les immaculés de l’orthodoxie ! », écrit-il à l’abbé Naudet à la mort du P. Hyacinthe, 15 février 1912, Bulletin de Littérature Ecclésiastique 1973, p. 96. 68. Études sur les évangiles, 1880, f. 58, ADA, 1 D 5-04. 69. Les citations de ce paragraphe sont extraites de « La méthode de la théologie », Lettres sur les Études Ecclésiastiques, Librairie Lecoffre, Paris 1908, p. 317-320.

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Alfred Loisy et Mgr Mignot. Une amitié paradoxale ? On comprend maintenant mieux pourquoi l’amitié de Mgr Mignot et d’Alfred Loisy a pu être considérée comme totalement inconvenante. Dans le cadre interprétatif de Pascendi, la responsabilité la crise moderniste incombait à ceux qui, à partir de domaines de recherches divers (exégèse, philosophie, théologie), amenaient le catholicisme à s’aligner sur le protestantisme. Si le coup d’arrêt a été brutal et sans nuance, il s’imposait impérativement et il ne pouvait y avoir de tiers parti : « qui n’est pas avec moi est contre moi ». Comme le note Lucien Febvre,  entre hérésie, orthodoxie et adaptation, Rome s’emploie « d’instinct, à réduire les trois termes à deux » pour mieux réduire au silence ceux qui demandent un effort pour réajuster les croyances traditionnelles aux nécessités de l’heure, ou si l’on trouve la formule trop opportuniste, aux besoins profonds et nouveaux de l’époque70.

En conservant son amitié à A. Loisy, Mgr Mignot semblait avoir choisi contre Rome. Mais la situation n’était pas plus facile dans le cadre d’une interprétation mettant en avant une responsabilité partagée entre ceux qui, sensibles à la perte du crédit intellectuel de l’Église, avaient pris des initiatives plus ou moins audacieuses pour tenter de réduire la fracture entre le catholicisme et la modernité, d’une part, et le magistère qui n’avait pas su, pas pu, pas voulu organiser les chantiers du discernement qui s’imposaient et n’avait opposé à ces recherches que des arguments d’autorité, d’autre part. Rome avait ainsi fait entrer l’Église dans l’ère du soupçon, de la dissimulation et de la délation. L’amitié de Mgr Mignot et de Loisy manifestait qu’une autre voie aurait été possible, mais cela ne pouvait se dire que mezza voce comme par exemple l’abbé Amann qui, dans sa recension du livre de l’abbé Rivière sur L’histoire du modernisme écrit : « Dirai-je que je n’aime pas beaucoup le mot de “dupe” que prononce à cette occasion M. Rivière ? Pas davantage celui de “victime” »71, ou de manière anonyme comme Sylvain Leblanc, alias abbé Henri Bremond : Ces deux grands esprits, digne l’un de l’autre, si loin, et tout ensemble si prés l’un de l’autre, dominent également l’atmosphère de bassesse, d’inhumanité, surtout de mensonge où Pie x a voulu que se déroulât le drame moderniste. […] L’Église de Jésus Christ n’est manifestement pas celle de Pie x, pourquoi ne serait-elle pas celle de Mgr Mignot72 ?

70. L. Febvre, « Du modernisme de Loisy à l’Erasmisme », Revue de synthèse I (1931), p. 357-376 (p. 363), repris dans Id., Au cœur religieux du xvie siècle, Paris 1957, p. 123-136. 71. « Chronique d’histoire de la théologie contemporaine », Revue des sciences religieuses octobre (1930), p. 684. 72. S. Leblanc, Un clerc qui n’a pas trahi, op. cit., p. 95-98.

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MONSIEUR POUGET FACE À LOISY Erminio Antonello Casa della Missione, Torino

Lorsque Loisy publie ses petits livres rouges, Pouget est un lazariste à peu près inconnu, enseignant aux étudiants en théologie de sa congrégation parisienne. Quelques années plus tard, en 1905, la cécité et son éloignement de l’enseignement confirment définitivement la méconnaissance du personnage. Relégué dans une petite pièce de la maison mère, seule l’amitié de quelques jeunes étudiants lui conserva un contact avec le monde extérieur (parmi ceux-ci Jacques Chevalier et Jean Guitton). Le “face à face” entre Loisy et Pouget est donc une rencontre à distance. Loisy, dans ses Mémoires, cite le Père Pouget en deux passages. Il a de lui un souvenir assez vague, au point qu’il n’en garde même pas le nom. Il le cite sous le sigle P. X. « Le P. X., Lazariste à qui on avait enlevé sa chaire d’Écriture Sainte, parce qu’il avait publié une lettre pour ma défense ». En dehors de cette mention, il n’y a aucune information sur cette lettre : les lettres qui nous restent de Pouget sont peu nombreuses et il n’y a pas de traces de prise de position publique en faveur de Loisy à l’époque de la controverse moderniste. En tout cas, la mention démontre que Loisy estime Pouget favorable à sa propre position, ainsi qu’un autre passage des Mémoires le laisse voir : « ... le P. X., un bon vieux Lazariste, qui vers la soixantaine, s’est mis à la critique biblique et en admet les résultats ». Ici aussi, aucune exactitude car le Portrait fait remonter le passage de Pouget à la critique historique à 1889 ; et à l’époque Pouget avait 42 ans. Et de plus le premier travail de méthode historico-critique publié par Pouget date de ses 50 ans. I. La première sympathie de Pouget envers Loisy L’attention de Pouget envers Loisy est, par contre, bien plus marquée. Les publications de Loisy l’intéressaient, il les lisait et montrait envers elles une sympathie sincère. En témoigne une lettre inédite de 1903. C’est une lettre particulière, à usage

. J. Guitton, Portrait de Monsieur Pouget, Paris 1941 ; P. Pouget, Logia, propos et enseignements, présentés par J. Chevalier, Grasset, Paris 1955 ; E. Antonello, Guillaume Pouget testimone del rinnovamento teologico all’inizio del secolo xx, GLOSSA, Milano 1995.. . A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, É. Nourry, 3 vol., Paris 1930-1931, vol. II, p. 517. . Ibidem, p. 399. . « J’étais conservateur et nec plus ultra. Vigouroux était mon homme. J’étais pour la concordance de la géologie avec les récits bibliques. En 1889, j’avais lu certains remarques de Loisy, pourtant bien inoffensives, et qui m’avaient fait sursauter. Je n’avais pas de guide. Ce fut Duchesne qui m’ouvrit l’esprit. J’allais suivre son cours sur les Actes : d’abord je grinçai des dents et je n’y revins pas. Vous comprenez : j’avais lu la Bible, je ne sais combien de fois, mais pourquoi ? Pour y chercher de la géologie. Je lus Duchesne, je vérifiai les textes ; je me dis : il n’y a pas beaucoup de preuves, mais elles sont bonnes » : J. Guitton, Portrait de Monsieur Pouget, op. cit., p. 30-31. . G. Pouget, La mosaïcité du Pentateuque d’après les données de l’histoire et les enseignements de l’Église, Paris 1897.

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Erminio Antonello interne de la Congrégation. C’est une réponse à une interpellation du Père Général, qui souhaitait connaître sa pensée au sujet de L’Évangile et l’Église, car le Père Pouget, faisant fi des critères protectionnistes de l’époque, en avait fait placer un exemplaire dans la bibliothèque des étudiants en théologie : Comme vous m’avez demandé autres fois – écrit le Père Pouget – du livre L’Évangile et l’Église de l’abbé Loisy, voici ce que j’en pensais alors : je faisais les réserves les plus expresses sur les deux premiers chapitres (Le royaume de Dieu - Le fils de Dieu) ; sur le dernier, en particulier, je supposais qu’il admettait la valeur traditionnelle des preuves et n’attaquait que leur forme ; aujourd’hui, à cause de nouveaux écrits, je ne crois pas pouvoir être aussi charitable et je me demande comment il peut raisonner sa foi à la divinité du Sauveur. Dans le même chapitre, je trouvais naïf ce qu’il disait de la conscience messianique et voulais des corrections au sujet de la rédemption et surtout de la résurrection. Pour les trois derniers chapitres (L’Église, le Dogme, le Culte) je les jugerais comme les a jugés l’Évêque de la Rochelle qui disait de ces chapitres qu’ils étaient enlevés. C’est en effet ce que m’avait plu dans ce livre... Vous le voyez, mon Père, j’apercevais bien les points faibles de ce livre et, sur d’autres, j’étais peut-être trop charitable dans mes suppositions ; mais je ne puis pas condamner avant l’autorité compétente.

Le jugement, bien que critique, comporte une certaine bienveillance, presque une tendance à excuser Loisy, certainement pas à le refuser. Pouget est dans la mouvance des penseurs qui se rattachent à La Justice sociale, L’Observateur et, en particulier, dans le cadre des éditions ecclésiales, à la Revue du Clergé français qui, tout en mettant en relief les difficultés dogmatiques encourues par le petit livre, tendait à une certaine confiance et sympathie envers Loisy pour l’ensemble de ses recherches. Bien au-delà des réserves objectives de type dogmatique, minimisées toutefois à la lumière de cette bienveillance, cette sympathie mettait en évidence le besoin de défendre la méthode critique, par qui Pouget avait été conquis. II. Les réserves de Pouget sur certaines thèses de L’Évangile et l’Église Le point sur lequel Pouget nourrissait les plus grandes réserves était constitué par les thèses sur la filiation divine de Jésus, particulièrement là où Loisy soutenait que « la filiation divine de Jésus, c’est une déduction de théologien, non l’expression d’une doctrine ou d’un sentiment que Jésus lui-même aurait formulé ». Pouget, au contraire, est convaincu que, partant de la foi constante de l’Église qui reconnaît en Jésus le fils consubstantiel du Père, il serait possible de retrouver dans les textes les plus anciens des origines chrétiennes, le fondement historique d’un tel dogme, ainsi que Jésus l’a fait pressentir aux Apôtres. Cette conviction est à l’origine d’un article

. Le Père Pouget était soupçonné d’adhésion à des positions hétérodoxes à cause de sa conversion à la critique historique. Déjà à partir de 1897 il avait du se défendre auprès du Père Général, et au lendemain de la publication des petits livres rouges, la contestation de son enseignement devint plus rude. Comme le Père Général était un peu sourd, Pouget lui adressa quelques lettres pour éviter des malentendus et pour manifester avec exactitude sa propre position vis-à-vis de la critique biblique. . Lettre du 25 juillet 1903, Archives Maison Mère, Paris, Dossier Pouget. . É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Castermann, Paris 1962, trad. it. Morcelliana, Brescia 1967, p. 156-160. . A. Loisy, L’Évangile et l’Église, Picard, Paris 1902, p. 41-42. Pour la position de Loisy : É. Poulat, Storia, dogma e critica..., op. cit., p. 58-60 ; 103-104 ; 175-179.

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Monsieur Pouget face à Loisy de Pouget10 publié dans la Rivista storico-critica delle scienze teologiche11, dans lequel il élabore une critique indirecte à Loisy en soutenant que la foi en la divinité du Christ n’est pas le fruit de la créativité théologique de la communauté des croyants à partir de la notion de Messie. C’est plutôt une vérité dévoilée par Jésus lui-même aux Apôtres lentement, en un langage sémitique, à travers son enseignement et ses gestes, sans négliger le développement déjà réalisé dans l’Église primitive elle-même et manifesté clairement par les textes du N. T. À l’époque même de cet article le Père Pouget déjà déchargé de l’enseignement (1905) car ayant désormais perdu la vue presque totalement, commença à se servir du jeune Jacques Chevalier pour communiquer avec Loisy. D’après le Journal de Chevalier, nous apprenons que certains échanges épistolaires avec Loisy avaient été effectués et nous en avons confirmation dans les Mémoires. Pouget craint que Loisy, pour certaines de ses positions, puisse se détacher de la foi de l’Église12. Il en est attristé. Entre 1906 et 1907, Chevalier et Pouget exhortent à plusieurs reprises Loisy à se soumettre à l’Église en revoyant ses propres positions13. Mais Loisy a désormais fixé sa position et demeure inflexible, qualifiant celle de Pouget-Chevalier de « fidéisme ecclésiastique »14. Pouget accueille avec amertume cette inflexibilité à cause de la véritable estime qu’il éprouvait envers lui. C’est à partir de ce moment que Pouget s’écarte de Loisy en prenant ses distances, moins sur la méthode historico-critique que sur la façon “autonomiste” de l’appliquer à l’Écriture. Selon Pouget, l’exégèse historico-critique pratiquée par Loisy brisait le rapport délicat et nécessaire avec la tradition de foi. Pouget le répétera souvent pendant ces mois : « Pour Loisy le catholicisme n’est guère que la première des religions naturelles. Il a perdu le sens de la tradition »15. « Loisy manque du sens de la tradition »16. « Un des disciples de M. Loisy me dit : “De la manière dont M. Loisy l’explique, l’idée que se faisait Jésus de sa mission est plus na-

10. Gutope [anagramme de Pouget], « La fede nella divinità del Cristo durante l’età apostolica », dans Rivista Storico-Critica delle Scienze Teologiche 11 (1906), p. 813-831 ; 1 (1907), p. 1-12 ; 2  (1907), p. 8190 ; 4 (1907), p. 249-282. Le texte a été traduit en italien par le comité de rédaction de la revue. L’original français est gardé dans les Archives personnelles M. Vansteenkiste, Paris. 11. Cette revue est définie par l’historiographie « la face catholique, officielle » d’Ernesto Buonaiuti. 12. « Je crains bien que M. Loisy n’ait perdu la foi » : J. Chevalier, Logia..., op. cit., p. 19. 13. « De Cérilly j’écris à l’abbé Loisy sur sa condamnation, le sens qu’elle revêt à nos yeux, le devoir d’acceptation : une lettre dont je fait part au P. Pouget qui l’approuve, et à la quelle Loisy demeure étrangement insensible » : J. Chevalier, Logia..., op. cit., p. 6, 18 avril 1906. 14.  « J. Chevalier et quelques autres commençaient à trouver que j’allais un peu loin et ils se flattaient d’organiser des meilleurs accommodements avec l’orthodoxie. Je n’aperçois pas qu’ils y aient eu grand succès jusqu’à présent », A. Loisy, Mémoires..., vol. II, op. cit., p. 522 (9 mai 1907) ; « Des catholiques tels que J. Chevalier avaient mieux compris que Sabatier et même que von Hügel la position que j’avais prise dans mes derniers livres, mais ils la jugeaient d’un point de vue que je ne pouvais pas accepter. Chevalier m’écrivait le 4 mars 1908 : “Une œuvre religieuse qui ne se fait point dans l’Église est, tôt ou tard, condamnée à la déchéance, alors même que tout ce qu’elle construit de fort et de fécond doive être repris dans l’Église par les générations à venir. Il y a là une réalité inéluctable, plus inéluctable encore que les difficultés angoissantes auxquelles une personne est aux prises, et pas toujours par sa faute”. Ceci est du fidéisme ecclésiastique, et il me semble parfaitement inutile d’en discuter les prémisses : le catholicisme romain n’a pas toujours existé, il n’existera pas toujours, et il est tout autre chose qu’un absolu vivant, qu’un absolu de vérité, qu’un absolu de sainteté » : Ibidem, vol. III, op. cit., p. 28-29 (4 mars 1908). 15. J. Chevalier, Logia..., op. cit., p. 20 (12 février 1908). 16. Ibidem, p. 21 (29 février 1908).

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Erminio Antonello turelle”. – Elle l’est trop, Monsieur, lui répondis-je »17. « Dans la vie religieuse, parce qu’elle est une vie, les idées c’est énorme, mais ce n’est pas tout. Dans la vérité, il y a une question d’opportunité ; il faut tenir compte des âmes ; c’est pour elles que l’autorité a été constituée. Il faut obéir à l’autorité ; laisser faire le temps : petit à petit les idées passent chez les hommes ; l’humanité ne peut les saisir d’un coup. Et elles ne passeront pas toutes »18. L’occasion qui permet à Pouget d’approfondir et élaborer sa critique de Loisy lui est offerte par la publication des commentaires aux Évangiles Synoptiques19, au cours des derniers mois qui précédèrent l’excommunication de Loisy20. Sa lecture attentive, qui avance lentement car elle dépend de la bienveillance de quelqu’un qui la lui ferait, renforce la conviction de Pouget que malheureusement Loisy a abouti à une limite rationaliste. Enfin aux premiers mois de 1909 il fait publier sur les Annales de Philosophie Chrétienne l’article « Les Évangiles Synoptiques de M. Loisy »21. III. L’article de Pouget sur les Évangiles Synoptiques L’article démontre l’incohérence méthodologique de l’enquête sur les Évangiles menée par Loisy. Celui-ci, en effet, se pliant uniquement à la méthode historique dans l’intention de reconstruire l’histoire et l’œuvre de Jésus22, amplifie en réalité tellement l’action créativo-interprétative de la communauté primitive qu’il la rend responsable d’une manipulation substantielle des faits évangéliques23.

17. Ibidem, p. 17 (15 janvier 1908). 18. Ibidem, p. 17. 19. A. Loisy, Les Évangiles Synoptiques, chez l’auteur, Ceffonds, Paris 1907. Les Évangiles Synoptique déjà achevés en mars 1907, ont paru seulement en janvier 1908 ; des morceaux de ce commentaire ont été publiés en avant-première dans la Revue d’histoire et littérature religieuses ; cf. J. Chevalier, Logia..., op. cit., p. 19. 20. Le 14 février 1908, Loisy reçoit l’excommunication générale par l’archevêque de Paris ; le 7 mars, Rome administre l’excommunication nominale et personnelle par laquelle Loisy est déclaré “vitandus”. 21. G. P. B. [Guillaume Pouget Besse] et J. Chevalier, « Les Évangiles Synoptiques de M. Loisy », Annales de Philosophie Chrétienne, 1 (1909), p. 337-366. L’article est le résultat d’une collaboration : J. Chevalier est chargé de la rédaction finale fondée sur les notes des conversations avec Pouget entre le 19 mars et le 17 septembre 1908. Ces notes manuscrites sont aux Archives personnelles J. Chevalier, Cérilly, Lot Pouget n. 7. 22. « C’est proprement en historien et en savant que M. Loisy a entrepris cette tâche : il a voulu... s’essayer à reconstituer, avec ses seules ressources, l’histoire et l’œuvre de Jésus. Nous le suivrons sur son propre terrain pour voir s’il est sûr. [...] Nous voudrions simplement, en nous plaçant à l’origine même de la tentative de M. Loisy, rechercher si la tâche qu’il a entreprise est une tâche dont on peut s’acquitter avec les seules forces dont dispose la critique ; s’il ne faut pas, pour la simple interprétation correcte des données évangéliques, faire appel à d’autres ressources ; si, en fait M. Loisy lui-même, sans s’en rendre compte, n’a pas agi de la sorte, et s’il n’est demeuré qu’historien et critique », G. Pouget et J. Chevalier, « Les Évangiles Synoptiques de M. Loisy », op. cit., p. 338-339. 23. « M. Loisy connaît trop bien le lien entre les textes évangéliques avec l’œuvre de Jésus, avec la tradition vivante dont ils ont été l’expression partielle à un moment donné ; il avait prouvé avec trop de force, contre Harnack, que l’étude de l’Évangile n’est pas à séparer de l’étude de l’Église naissante ; et, dans les premières pages de son grand ouvrage, il a trop bien posé l’union intime du problème littéraire et du problème historique, pour qu’on puisse craindre de trouver dans sa critique un jeux ingénieux de textes, ou une reconstruction personnelle à partir d’idées préconçues, inspirée par une certaine représentation systématique de l’œuvre de Jésus et de ses disciples. Et cependant, lorsqu’on lit lentement ses deux volumes, on ne peut se défendre d’une crainte de ce genre ; et la crainte va grandissant à mesure qu’on avance. Cette tradition historique, dans laquelle M. Loisy, en bon historien prétend replacer les textes, qu’est-elle pour lui ?

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Monsieur Pouget face à Loisy L’insuffisance herméneutique de Loisy découle du fait que, voulant se tenir unilatéralement du côté de la critique historique, il finit par appliquer au texte la perspective du rationalisme. En fait, dans l’exégèse, une fois posé le principe de l’autonomie radicale de la critique vis-à-vis de la foi, entre l’exégète et les documents historiques s’interpose « un petit nombre d’a priori, plus ou moins avoués » – comme dit Pouget – qui, remplaçant subrepticement l’horizon interprétatif de la foi, donne non pas une exégèse libre et neutre telle que Loisy la souhaiterait, mais une exégèse contaminée justement par les a priori qui dirigent l’interprétation. Les principaux a priori critiqués par Pouget sont : - l’exaltation de la créativité de la communauté primitive poussée jusqu’a l’invention des faits racontés dans les évangiles24 ; - la réduction des événements, exposés dans les évangiles, à de simples symboles sans réalité historique, parce que leur genre littéraire est de type prophétique et allégorique25 ;

D’un bout à l’autre de son livre, M. Loisy apparaît surtout préoccupé de montrer le rôle qu’a joué, dans la formation de la tradition apostolique, “l’élaboration constante et progressive des impressions reçues et des souvenirs gardés” (I, 175) ; il recherche les éléments qui ont pu concourir à l’amplification des données primitives, les conditions psychologiques qui rendent intelligible, pour nous, un “entassement progressif d’idées disparates, dont le succès nous paraît d’autant plus extraordinaire que la base rationnelle en est plus fragile” (I, 195) [...] Pour M. Loisy il y a eu altération et transfiguration constantes de faits réels », ibidem, p. 339-340. 24. « Quoi qu’en puisse penser M. Loisy, la science religieuse générale, ou science des religions, en est encore à ses débuts ; il serait même hasardé de prétendre qu’elle soit née : car on ne voit pas qu’elle soit en possession de sa méthode ni de son objet. Nous ignorons à peu près complètement ce que M. Loisy suppose si bien connu : la manière dont un mouvement religieux se répand dans un milieu donné, le rôle de l’imagination et de la foi dans l’élaboration des faits ; et d’autre part, le minimum de réalité objective requise pour ce travail. L’illusion collective, la suggestion, le subconscient ne sont en bien de cas que de mots commodes et spécieux, dont on couvre une réalité qu’on ne veut point congédier sans raisons ni explication. C’est ce vague qui permet d’ériger en cause du fait religieux ce qui en est un simple accompagnement, qui réagit sur lui, mais ne le crée ni n’en rend compte », G. Pouget et J. Chevalier, « Les Évangiles Synoptiques de M. Loisy », op. cit., p. 343. 25. « Il ne semble pas que M. Loisy ait une idée bien nette de la différence qu’il y a entre la réalité et son vêtement, entre un fait et la formule qu’on en donne à une époque », ibidem, p. 348. « Pour les Juifs et pour les générations apostoliques, le sens allégorique de l’Écriture n’en détruisait pas le sens littéral : on aimait à retrouver dans le passé une figure et une préformation du présent : la prophétie confirmait l’histoire ; l’allégorie rendait l’histoire plus propre à être enseignée : elle n’oblitérait nullement la réalité du fait même. [...] La part du symbole, dans la tradition évangélique est incontestable : toute la question est de savoir si nous avons affaire à des symboles pleins ou à des figures vides de réalité. [...] Ici et là nous avons un schéma d’histoire. Il ne faut pas presser de tels textes. Le critique n’a pas le droit d’en tirer objections contre l’historicité, dans leur ensemble et pour le fond, des faits qu’ils relatent », ibidem, p. 346-347. « Si M. Loisy avait eu présent à l’esprit, pour ce qui touche aux faits de l’histoire évangélique, cette distinction élémentaire et fondamentale, entre le fait et la formule du fait, il aurait vu, et nous aurait fait voir, que les faits évangéliques ont pu être élaborés, dans leur formule, et pour leur signification, par la mentalité des Apôtres sous l’influence de l’A.T., des besoins de l’apologétique, et de leurs croyances propres, mais que forger de toute pièce ces faits n’était, et ne pouvait être, de la part des homme apostoliques, l’effet d’une suggestion ou de l’enthousiasme, mais simplement, une mensonge », ibidem, p. 348. « Par une contradiction singulière et sans doute inaperçue, M. Loisy, qui retrouve partout dans les Synoptiques les traces d’une élaboration légendaire, traite ces mêmes textes comme s’ils étaient, ce qui ne le sont point comme une histoire rigoureuse et se donnant comme telle. Ses arguments vaudraient contre une histoire de ce genre : appliqués aux Synoptiques, ils ne portent point. Ce qui, en tout cela, a le plus manqué au célèbre critique, c’est, dirons-nous, le sens historique », ibidem, p. 347.

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Erminio Antonello - la conception rationnelle-naturaliste qui nie préalablement toute possibilité pour le surnaturel de se manifester dans l’histoire, en sorte que la façon évangélique de raconter les miracles ou la résurrection même de Jésus ne serait autre que la forme littéraire par laquelle les disciples expriment l’idée de la transcendance divine de Jésus, idée fondée dans la foi en lui26. D’après l’ensemble de l’article, Pouget est convaincu que cette querelle ne concerne pas simplement les questions d’exégèse, qui pourraient être modifiées par les progrès de la science biblique, mais qui menacent directement le fondement même de la foi27. En effet les a priori de Loisy ôtent toute consistance historique à la foi chrétienne la réduisant à « un pur sentiment » ou à « une bonne religion naturelle, la meilleure peut-être que nous ayons ; mais diminuée du caractère surnaturel »28. S’il était vrai, ainsi que Loisy semble le soutenir, que la foi des apôtres s’auto-constitue uniquement

26. « Un des a priori dont s’inspire la “méthode purement scientifique” de Loisy, c’est la négation du miracle. Et cette négation s’appuie sur un autre a priori : lorsqu’un fait représente une idée, il y a chance que le fait ait été inventé pour l’idée. En somme, M. Loisy se fonde sur la signification du fait pour en nier l’historicité », ibidem, p. 353. « L’histoire n’a pas à expliquer, elle constate : la vraisemblance n’est pas la mensure du vrai ; et d’ailleurs, tout fait historique, pris du point de vue moral, c’est à dire proprement historique, est, au sens fort du mot, un fait unique, et qu’on ne reverra pas. Il n’y a pas de différence de nature, en histoire, entre un miracle et un fait ordinaire. L’historien, comme historien, ne connaît que de faits plus ou moins constatés. Le miracle n’est pas le fait comme tel, mais une conclusion tirée d’un fait : et c’est pourquoi l’historien ne connaît pas des miracles. Pour tirer cette conclusion, est requise une certaine mentalité. Quant au fait lui-même, fait inouï, extraordinaire, s’il est bien constaté, l’historien n’a pas le droit de le nier : il me suffit de savoir qu’il y a de la contingence dans la nature, que les lois de la nature ne sont pas inflexibles, pour que je n’aie pas le droit de repousser a priori un fait bien constaté, si peu habituel qu’il soit », ibidem, p. 355-356. « Lorsqu’il s’agit de faits extraordinaires, non habituels, et qui présentent pour nous, en plus, un intérêt primordial (comme la résurrection du Christ), l’histoire ne suffit pas à produire la certitude, elle ne peut la détruire non plus ; mais enfin, il nous faut, pour affirmer, une bonne mentalité intellectuelle et morale. Et cela même n’est pas suffisante : il nous faut la grâce de Dieu », ibidem, p. 353. « Si le Christ n’est pas ressuscité, la formation de la croyance en la résurrection nous devient inintelligible. Malgré la psychologie de M. Loisy, son explication nous satisfait rationnellement beaucoup moins que les faits tout simples de la donnée évangélique. Si la foi des apôtres à la résurrection n’est pas née de la résurrection, on se demande d’où cette foi a bien pu tirer son assurance, et la force de conviction qu’elle eut dès l’abord. [...] En vérité ce serait un bien plus grand miracle que tout ceci ait pu se produire sans miracle. [...] Nous devons admettre le témoignage des apôtres, sans quoi il nous faut admettre qu’ils ont été dupes, qu’il y a eu hallucination d’un bout à l’autre de l’histoire apostolique : mais une hallucination suivie d’une fait colossal, qui n’est pas une hallucination, et qui est constatable ! », ibidem, p. 351 ; « Que signifie pour Loisy : “Je crois en la résurrection du Christ” ? Ceci, sans doute : “Je crois que le Christ a survécu dans la croyance de ses apôtres”. Pour nous, nous nous en tenons au sens qu’y donnèrent les apôtres et qu’en donne l’Église : “Je crois que le Christ est ressuscité”. En réalité, la valeur religieuse d’un fait comme la résurrection – qui est (M. Loisy ne le conteste pas) la clef de voûte de toute la tradition chrétienne – réside non pas uniquement dans l’interprétation spirituelle qu’on en donne, mais d’abord, et avant tout, dans le fait lui-même. C’est sur le fait de la résurrection que se fonde l’espérance de rédemption de l’humanité. [...] En repoussant le témoignage des apôtres, en niant le fait de la résurrection, et les circonstances importantes qui y ont rapport – lorsqu’il écrit, par exemple (I, 223) : “On peut supposer que les soldats détachèrent le corps de la croix avant le soir et le mirent dans quelque fosse commune, où l’on jetait pêle-mêle les restes des suppliciés” –, M. Loisy a décidément outrepassé les droits de l’histoire », ibidem, p. 352. 27.  « Il ne s’agit plus ici de conflit sur un terrain mitoyen, entre le prolongements de la foi, ou sa formule d’une époque, et les résultats, d’ailleurs sujets à révision, de la science. Il s’agit d’un conflit sur des points vitaux, et d’un conflit plus grave même qu’un conflit d’idées, car notre logique craque toujours par quelque endroit, tandis que là, en histoire, les résultats obtenus ont une apparence d’objectivité : il faut que la foi les nie ou s’en arrange », ibidem, p. 362. 28. Ibidem, p. 362-365.

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Monsieur Pouget face à Loisy par leur perception subjective dégagée de l’objectivité des faits de la vie du Christ, le témoignage des apôtres et la foi se dégageraient du lien historique avec la Christ. C’est dans cette direction que Loisy exerce son exégèse lorsqu’il soutient que Jésus « n’est pas, à proprement à parler, le fondateur de l’Église, ni même de l’Évangile. Il n’en a été que l’occasion : ... tel est le sens de la phrase chère à Loisy on attendait le Royaume, c’est l’Église qui est venue »29. Si l’issue de l’exégèse de Loisy est la dissolution de la foi chrétienne dans sa caractéristique essentielle d’être fondée sur l’histoire singulière de Jésus, Pouget toutefois ne veut pas refuser l’exégèse historico-critique, mais soutient qu’elle doit suivre un autre chemin, c’est-à-dire, non celui d’une “exégèse séparée” entre histoire et foi, mais celui d’une exégèse critique “co-ordonnée” avec la foi et sa Tradition ; à savoir qu’elle ait comme compréhension préalable le cadre vital dans lequel ont été générés les documents examinés. Ce n’est pas pour cela que Pouget adhérait à l’idée d’un passage direct et immédiat des faits de l’histoire à la foi, en sorte que la simple apologie de l’histoire conduise obligatoirement à la foi, mais il montrait que l’indissociabilité de la foi de l’histoire évangélique est une singularité de la révélation chrétienne. Cette voie d’une exégèse de textes évangéliques à l’intérieur de la Tradition – constatait Pouget – est d’ailleurs plus cohérente au développement historique dont ils sont issus : en effet ils prennent corps et sont reçus par la communauté croyante comme « le témoignage de la rencontre et de l’expérience des apôtres avec le Christ », et c’est vrai que les évangélistes ont exprimé le témoignage des apôtres sous forme de catéchèse, utilisant donc des genres littéraires propres à la tradition synoptique, mais on ne doit pas en déduire qu’ils ont déformé, ou pire, inventé, les événements historiques en fonction de leur enseignement30. En dernière analyse, ce que Pouget n’accepte pas chez Loisy c’est l’affaiblissement de la foi chrétienne dans son rapport avec l’histoire et la réalité des faits évangéliques. IV. G. Pouget s’éloigne de Loisy dans le contexte du modernisme biblique Dans la confrontation Pouget - Loisy, alors que Loisy a été un acteur dans les affaires de la question biblique du début du xxe siècle, Pouget a abordé ces problématiques seulement à distance et en sourdine comme simple témoin. Le centre du débat

29. Ibidem, p. 364-365. 30. « La foi des apôtres s’appuie sur des faits. Nous devons accepter d’eux ces faits, si nous n’avons pas de raison décisive de nier leur témoignage, parce que l’histoire n’expérimente pas, et que, aujourd’hui, nous ne pouvons voir, ni constater. Leur foi, il est vrai, s’est exprimée dans des documents. Mais que sont les documents ? Matière à conjecture. Les documents, s’ils étaient seuls, nous laisseraient plus dans le doute qu’ils n’autoriseraient l’affirmation. Mais derrière les documents, il y a la société vivante qui les a produits et qui les a acceptés. Les documents évangéliques appartiennent à une société qui n’aurait pas tergiversé sur ce qu’elle croyait être le devoir religieux : c’est à dire d’honorer le Christ comme il devait. Cela est notre gage. Les évangélistes ont fait des catéchèses historiques, donc des livres d’enseignement. Mais ontils inventé, ou même déformé simplement l’histoire, pour les besoins de l’enseignement ? Il faudrait le prouver : et le témoignage des apôtres est difficilement contestable. Assurément, le critique est en devoir de dégager ce qu’on croyait au temps où les synoptiques ont été rédigés. Ils n’ont pas été rédigés par les apôtres, mais ils plongeaient leurs racines dans l’époque immédiatement antérieure, qui est celle de l’activité même des apôtres », ibidem, p. 362-363.

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Erminio Antonello était la possibilité d’introduire des connaissances historico-critiques en exégèse et en théologie. Pouget y avait été favorable, mais, vérifiant la méthode exégétique de Loisy, il s’en éloignait car il exigeait que cela se fasse sous certaines conditions. En particulier, l’exégèse historico-critique devait respecter la nature propre des écrits sur lesquels on enquêtait, car il ne s’agissait pas de simples textes de littérature, mais de documents issus de la tradition de foi de l’Église. Sur ce point surgit la différence avec Loisy. 1. Dans la défense-clarification de L’Évangile et l’Église exprimée dans Autour d’un petit livre, Loisy soutenait avec conviction que les perspectives historiques et théologiques devaient être comprises en termes d’indépendance réciproque : l’exégèse pouvait « se développer seulement par la méthode critique »31 ; et l’Église était incompétente pour donner des « indications pour l’analyse historique des textes sacrés »32. Cette séparation des méthodes paraissait décisive à Loisy pour résoudre le désaccord entre dogme et critique, puisque par leur exclusion réciproque on pourrait éviter tout autre conflit possible. Pour Pouget cette voie était inadéquate, car s’il était juste de garder une distinction de méthode, celle ci ne devait pas se transformer en séparation ou pire en rupture. Mais Pouget n’arrivait pas à cette conclusion, ainsi que le faisaient les conservateurs, en défendant simplement les « droits » du dogme, mais pour avoir constaté l’impasse à laquelle conduisait la méthode de « l’exégèse séparée » de Loisy. Il remarquait justement que la mise entre parenthèses du dogme dans l’exégèse ne sauvegardait pas la neutralité présumée du chercheur, mais introduisait en fait subrepticement des principes rationalistes qui désagrégeaient l’exégèse historique elle-même. La méthode historique de Loisy dénaturait, en effet, les textes « inspirés » les réduisant a de simples documents d’archéologie scripturale : Loisy traite les textes – lui reprochait Pouget – comme des fragments totalement désarticulés du contexte. Mais en réalité ils constituent un ensemble dans un mouvement ininterrompu de vie, au sein d’une communauté, l’Église qui a ses propres lois psychologiques recueillies à travers la Tradition. Loisy est privé du sens de la Tradition33.

Pouget, donc, opposait à Loisy l’interprétation de l’histoire comme « science morale » pour laquelle on ne pouvait se passer d’un certain postulat interprétatif :

31. « L’exégèse théologique et pastorale, et l’exégèse scientifique et historique, sont donc deux choses très différentes, qui ne peuvent être réglées par une loi unique. Bien que la matière en paraisse identique, l’objet n’en est pas réellement le même. La loi de l’exégèse ecclésiastique qui est d’enseigner, au moyen de la Bible, la foi et la morale catholiques, ne saurait être la loi de l’exégèse simplement historique ; et réciproquement la loi de l’exégèse historique, qui est la détermination des faits et du sens primitif des textes, ne saurait être la loi de l’exégèse ecclésiastique. Celle-ci, en imposant ses conclusions à celle-là, comme si c’étaient des faits ou des opinions du passé, l’étoufferait ; et l’exégèse historique, en imposant les siennes à l’exégèse ecclésiastique, comme des dogmes à croire maintenant, la ruinerait. [...] Que le critique reste sur son terrain ; qu’il n’empiète pas sur le domaine de la foi et de son interprétation dogmatique. Ce n’est pas à l’historien, s’il est seulement historien, qu’il appartient de se prononcer sur le fond de la religion et sur l’objet de la révélation. [...] Que le théologien, de son côté, cesse d’identifier l’histoire avec la théologie et de considérer ses spéculations comme la forme unique, adéquate et immuable, de la connaissance religieuse et de la science de la religion », A. Loisy, Autour d’un petit livre, op. cit., p. 51-53. 32. Ibid., p. 50. 33. J. Chevalier, Logia..., op. cit., p. 2.

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Monsieur Pouget face à Loisy « L’Église en a un – écrivait-il –, et elle le reconnaît ; Monsieur Loisy en a un aussi, et nous serions bien portés à ne lui en faire grief, mais il ne semble pas le reconnaître »34. Ainsi la position de l’exégète catholique qui se conforme à la pré-compréhension ou mentalité, comme Pouget l’appelait, de la Tradition de l’Église, semblait plus cohérente avec la nature des textes examinés. Elle seule, en fait, pouvait sauvegarder le continuum herméneutique entre les faits de l’histoire et la foi témoignée par ces textes, puisque ils étaient issus comme son expression de la catéchèse apostolique. En d’autres termes, la contestation de la méthode exégétique de Loisy se basait sur la constatation que les textes soumis à l’exégèse étaient des textes de foi, déjà interprétés par la Tradition vivante de l’Église, et non de simples textes historiques, en sorte que l’on ne pouvait faire abstraction du contexte herméneutique de la foi ecclésiale dans l’exégèse historico-critique. 2. Dans la différenciation d’avec Loisy, Pouget se trouva à l’unisson avec un bon nombre de chercheurs catholiques qui empruntèrent une voie intermédiaire dans la contestation de Loisy. Non pas l’opposition de ceux qui réagirent sur une base émotionnelle et défensive, mais de ceux qui, critiquement plus avisés, comme le Père Lagrange ou Maurice Blondel, contestèrent l’insuffisance de la méthode historico-exégétique proposée. Si l’historiographie du modernisme a partagé, un peu schématiquement et à la va-vite, en deux camps opposés, les favorables et les opposants à l’application à la critique historique, et si elle a réduit en même temps les positions intermédiaires à de simples “positions de compromis”, en vérité cette ligne historiographique ne tient pas compte de la complexité du débat35. Sous-estimer l’originalité des positions intermédiaires a parfois permis même d’établir, trop superficiellement, une filiation-dérivation directe entre modernisme et Vatican ii. Mais en réalité, c’est justement a ces positions intermédiaires – non encore suffisamment étudiées – qu’il faut reconnaître la fonction irremplaçable d’avoir assuré un lien entre ancien et nouveau, presque une toile de fond grâce à laquelle, les polémiques étant apaisées, on a pu lentement effectuer une réflexion sur la méthode historico-critique en exégèse et formuler autrement la méthode de la connaissance en théologie. Pouget doit être placé sur ce front. Pour soutenir cette thèse, on peut citer un épisode singulier. Selon le témoignage de Loris Capovilla, son secrétaire, Jean xxiii a extrait de sa méditation personnelle du « Portrait de M. Pouget »36 le critère herméneutique voulant que l’on distingue le « dépôt des vérités de foi » du « langage dans lequel elles sont exprimées », critère proclamé dans le discours d’ouverture du Concile Vatican : Gaudet Mater Ecclesia, auquel l’historiographie reconnaît d’être « le punctum saliens de l’esprit du Concile pour marquer le passage de l’Église à une nouvelle époque historique »37.

34. G. Pouget et J. Chevalier, « Les Évangiles Synoptiques de M. Loisy », op. cit., p. 353. 35. J. Bellamy, La théologie catholique au xixe siècle, Beauchesne, Paris 1904, p. 193 ; É. Hocedez, Histoire de la Théologie au xixe siècle, op. cit., p. 124-125 ; Ch. Théobald, L’entrée de l’histoire dans l’univers religieux et théologique au moment de la crise moderniste, Beauchesne, Paris 1973, p. 13. 36. Cf. J. Guitton, Une siècle, une vie, Laffont, Paris 1988, p. 180-181. 37. Collectif, Storia dei Concilii ecumenici, Queriniana, Brescia 1990, p. 406-407. Dans ce discours (Gaudet Mater Ecclesia, 11 octobre 1962) on lit : « Est enim aliud ipsum depositum Fidei, seu veritates quae veneranda doctrina nostra continentur, aliud modus, quo eadem enuntiantur, eodem tamen sensu eademque sententia ». Le texte critique du discours, établi sur les diverses rédactions de la main du pape, se trouve dans G. Alberigo et A. Melloni, Fede Tradizione Profezia. Studi su Giovanni xxiii e sul Vaticano ii, Queriniana, Brescia 1984, p. 185-283.

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Erminio Antonello L’épisode illustre comment une position de second plan, en l’occurence celle du Père Pouget, a pu jouer un rôle aussi important dans le développement de la compréhension de la foi.

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Ernesto Buonaiuti e Alfredo Loisy Rocco Cerrato Université Carlo Bo, Urbino

Il rapporto con Loisy costituisce uno dei nodi centrali della formazione di Buonaiuti. L’attenzione verso lo studioso francese percorre tutta la vita del modernista romano. La produzione dell’esegeta è seguita puntigliosamente e gli scritti vengono letti e chiosati con regolarità. Il confronto fra i due è inoltre utile al fine di precisare la loro collocazione all’interno del movimento religioso di inizio secolo poiché la relazione aiuta a definire le peculiarità di temperamento e la diversa connotazione di studiosi distinguendoli e qualificandoli. Il loro rapporto si sviluppa in vari periodi ai quali corrispondono modalità che è utile conoscere e qualificare, differenziandole. Sono diversi per il temperamento, per la lunga biografia intellettuale che li distingue e per il modo di articolare il rapporto con la Chiesa istituzionale. In un colloquio con Vidler del 9 settembre 1931 Loisy afferma che Buonaiuti ha un carattere « cangiante ». Tanto lo studioso francese è razionale e lucido nel vivere e raccontare la propria esperienza quanto l’altro è sempre emotivamente coinvolto. Il primo si qualifica come esegeta biblico, specialista nella minuziosa e puntuale interpretazione dei testi ; il secondo ha la formazione e la preoccupazione prospettica dello storico. L’uno ha vissuto la relazione con l’autorità ecclesiastica in maniera lucida e fredda accogliendo con un senso di liberazione la condanna che la gerarchia gli commina. L’altro soffre sempre la lacerazione che la scomunica comporta e per questo ricorre anche a forme di comportamento e di testimonianza a volte contraddittorie pur di non lacerare il vincolo ecclesiastico che sente essenziale per la sua esperienza cristiana. Prima però di inoltrarci nel valutare i vari momenti che scandiscono i rapporti fra i due è necessario soffermarci brevemente su una premessa relativa al problema delle fonti. Siamo infatti di fronte ad una tipologia molteplice e tale diversità deve essere valutata di volta in volta quando si cerca di delineare e precisare il loro rapporto. È un dato ed una modalità che del resto compare sempre quando si discute il rapporto fra i vari protagonisti della crisi modernista. Incontriamo anzitutto i carteggi diretti o indiretti. La loro funzionalità incide sulla costruzione formale dei testi e il loro carattere privato apre l’accesso ad informazioni ed atteggiamenti nei quali inevitabile è la prevalenza del momento soggettivo. Seguono poi, soprattutto per Buonaiuti, i vari saggi nei quali lo studioso romano affronta l’interpretazione e la valutazione critica delle opere studiate. Si aggiungono gli scritti autobiografici e la loro peculiare composizione. È noto che, nella crisi modernista soprattutto per i protagonisti di maggior rilievo, quali appunto Loisy, Tyrrell, Buonaiuti, essi hanno una rilevanza particolare.

. A. Vidler, A Variety of Catholic Modernists, University Press, Cambridge 1970, p. 6. . L. Bedeschi, Saggio introduttivo, in A. Loisy, Il Vangelo e la Chiesa e Intorno a un Piccolo Libro, Ubaldini Editore, Roma 1975, p. 7-65 ; M. Guasco, Alfred Loisy in Italia, Edizioni Giappichelli, Torino 1975.

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Rocco Cerrato I. Buonaiuti e Loisy negli anni della crisi modernista Nel novembre 1902, Loisy pubblica L’Évangile et l’Église e gli Études évangéliques. Nella raccolta degli studi esegetici Buonaiuti annota che quattro di questi saggi sono consacrati al vangelo giovanneo, con la preoccupazione prevalente di dimostrarne il predominante carattere simbolico. La quinta dissertazione ha per argomento le parabole evangeliche e, sulle orme di Jülicher, vengono sottilmente indagate « la natura primitiva, i rifacimenti e le conflazioni successive, sotto l’efficacia della esperienza cristiana evolventesi ». Come si sa, è però il primo dei due volumi citati quello che, essendo di carattere più generale e meno tecnico, attirerà l’attenzione e le controversie del mondo religioso. Ad esso, fra l’altro, Buonaiuti è debitore per alcune delle idee centrali che struttureranno la sua formazione religiosa e teologica. Il 7 ottobre 1903, dopo circa un anno, Loisy mette in vendita il libretto Autour d’un petit livre, un volume di commento al Quatrième Évangile e una seconda edizione dell’Évangile. Quest’ultima contiene un capitolo in più sulle fonti evangeliche e un maggior numero di pagine sul “Figlio di Dio”. Con un primo decreto in data del 4 dicembre 1903 l’Indice, e con un altro dell’Inquisizione in data 16 del medesimo mese, vengono solennemente condannati La Religion d’Israël, Études évangéliques, Le Quatrième Évangile, L’Évangile et l’Église, Autour d’un petit livre. Buonaiuti sottolinea che Leone XIII si era mostrato sempre reticente a proporre una qualsiasi condanna. Pio x invece, a pochi mesi dall’elezione, caratterizzando subito in modo autoritario la propria gestione del servizio papale, sceglie di pronunciarsi su Loisy e sul movimento modernista senza eccessive prudenze e senza alcuna preoccupazione per le conseguenze dei gravissimi atti. Mentre si sviluppano questi avvenimenti, Buonaiuti è « chierico vivente in famiglia » ed insegna filosofia nella scuola di Propaganda Fide e storia dei dogmi all’Apollinare. Il suo primo intervento sistematico nella redazione di una rivista avviene per il periodico che Giovanni Sforzini pubblica a Macerata. Recensendo per la rivista un volume di Bonaccorsi sulla questione sinottica fa trapelare chiaramente l’attenzione e la conoscenza dell’opera esegetica di Loisy. Utilizza infatti i saggi sui vangeli ed alcuni altri testi di critica biblica che Loisy ha pubblicato negli anni precedenti.

. E. Buonaiuti, Alfred Loisy, A. F. Formìggini, Roma 1925, p. 17. . In una lettera al cardinale di Parigi, Merry del Val scriveva : « Gli errori principali che abbondano in questi volumi, riguardano la rivelazione primitiva, l’autenticità dei fatti e degli insegnamenti evangelici, la divinità e la scienza del Cristo, la risurrezione, l’istituzione divina della Chiesa, i sacramenti » ; « Alfred Loisy », Nova et Vetera I (1908), p. 84. Sull’argomento la stessa rivista pubblica successivamente anche un articolo di M. Rossi, accompagnato da una nota redazionale : B. Nelli, « Armi vecchie e coscienza nuova (Dopo la scomunica di A. Loisy) », ivi, p. 183-189. . E. Buonaiuti, Pellegrino di Roma La generazione dell’esodo, Laterza, Bari 1964, p. 42-45. . R. Cerrato ed., « Giovanni Sforzini e la sua rivista », Fonti e Documenti 25-27 (1996-1998), p. 26-30. . G. Bonaccorsi, I tre primi Vangeli e la critica letteraria, ossia la questione sinottica, Monza 1904 ; e Rivista delle riviste II (1904), p. 304-310. . A. Loisy, Histoire du Canon du Nouveau Testament, Maisonneuve, Paris 1891 ; Les Évangiles synoptiques, Imp. Rousseau-Leroy, Amiens 1893 e 1896 ; Études bibliques, Picard, Paris 1901.

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Ernesto Buonaiuti e Alfredo Loisy Lo stesso quadro informativo si riscontra nelle recensioni a volumi di Le Camus e Billot. Nel 1903, quando il dibattito si allarga, Buonaiuti ne è subito coinvolto e vi partecipa in maniera avvertita, ma anche apertamente empatica. Successivamente, nel 1906, Buonaiuti si reca con Gerardo Meloni a Garnay (Dreux) per conoscere di persona Loisy10. L’incontro è ricordato in una lettera, datata 17 febbraio 1907 e pubblicata nel 1908, prima nella rivista Nova et Vetera e successivamente nelle Lettere di un prete modernista11. Il colloquio dura più di quattro ore. Buonaiuti, ricostruendolo, cerca di definire la figura e il ruolo culturale dell’esegeta. Il Loisy mi sembrò uno di quei rarissimi uomini il cui prestigio intellettuale non scapita se osservato da vicino : la cui profondità di pensiero è ugualmente visibile in un’opera voluminosa e in una frase di conversazione ; infine l’uomo che in quest’ora solenne di transizione, ha saputo nella sua anima concepire la più salda alleanza del passato con l’avvenire, la più bella armonia fra le esigenze della fede immutabile e gli ideali religiosi e politici, che premono d’ogni parte la nostra attività12.

È equiparato a una di quelle vecchie figure della storia cristiana, come Tertulliano, come Origene. Il giudizio sul suo ruolo e sul significato storico della sua opera è preciso : Il Loisy non è come altre figure del movimento neo-cattolico, una coscienza ondeggiante fra poli opposti di pensiero e atteggiamenti contradditori di psicologia. Egli, da una parte, segue con la più solidale simpatia il movimento ascensionale dei partiti democratici : egli è, col suo governo, nella lotta per la verità e la giustizia. Dall’altra, egli vede lucidamente come il Vangelo, puro spirito di fratellanza e di fiducia, vive ancora, nella nostra società, la cui religiosità purificata può benissimo riannodarsi a tutta la tradizione migliore del cattolicismo13.

. E. Le Camus, Fausse exégèse mauvaise théologie, Oudin, Paris 1904 ; L. Billot, De sacra traditione : contra novam haeresim evolutionismi, Apud Aedes Universitatis Gregorianae, Roma 1904 ; Rivista delle riviste II (1904), p. 482-487. È da ricordare la testimonianza che sempre Nova et Vetera dedica all’attenzione di Billot per Loisy : « Ma venne il 2o anno di teologia, e con l’avvento al pontificato di Pio x, uscì pure alla luce Autour d’un petit livre. Le polemiche si riaccesero fragorose : l’eresia era dichiarata ai quattro venti. Mons. Rettore veniva nelle camerate e profondamente costernato ci annunziava dei casi di qualche giovane sacerdote che dopo la lettura dei libri di Loisy aveva perduto la fede e si era fatto protestante. Con le feste di Natale sei libri dell’esegeta furono iscritti all’Indice con decreto del S. Uffizio. Col nuovo anno tornato a scuola ecco il p. Billot che, montato in cattedra, invece di continuare le sue lezioni, premettendo che le idee del Loisy erano contrarie alla dottrina della Chiesa, manifestò la necessità di metterci in guardia contro di esse dandocene una breve e sistematica esposizione. Ho la sventura di non conservarla ; ma mi ricordo che durò tre giorni, e di averla trovata leggermente modificata nell’esposizione delle dottrine dei modernisti presentata dall’Enciclica Pascendi ». « Una lezione dell’abate Loisy », Nova et Vetera I, 3-4 (1908), p. 121122. Loisy annota : « N’oublions pas que ce jésuite (Mazzella) était le Billot de Léon xiii, comme Billot fut le Mazzella de Pie x », A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, É. Nourry, Paris 1930, vol. I, p. 291 ; A. Cozzi, La centralità di Cristo nella teologia di L. Billot (1846-1931), Edizioni Glossa, Milano 1999, p. 28-39. 10. I. Biagioli ed., « Coscienza religiosa e riformismo in Gerardo Meloni », Fonti e Documenti 25-27 (19961998), p. 289-326. 11. « Una visita ad A. Loisy », Nova et Vetera I (1908), p. 113-116 ; Lettere di un prete modernista, Universale di Roma, Roma 1908, p. 95-97. 12. « Una visita », op. cit., p. 114-115. 13. Ivi, p. 115-116.

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Rocco Cerrato Viene poi sottolineato il ruolo che Loisy ha nella formazione del clero italiano. Io non so precisamente quanto credito abbiano le idee del dottissimo abate parigino in mezzo al clero francese, e quanta solidarietà d’affetti raccolga la sua persona. Ma ti posso dire che il clero italiano non ha dinanzi a sé una figura che più della sua cerchi di seguire, nell’ardimento consapevole delle idee e nella rettitudine operosa della vita. E sebbene io ti parli solo del cattolicismo italico, non posso fare a meno di intrattenerti un po’ sul Loisy, che gode fra noi tanta popolarità e ha offerto un contenuto scientifico alle nostre migliori aspirazioni14.

Un giudizio che Buonaiuti conferma in una lettera a Loisy stesso : D’altra parte, i suoi libri avranno per se stessi un’eco immensa in Italia. Io credo sinceramente che lei abbia più seguaci in Italia che in Francia15.

Questa presenza di Loisy nel proprio paese sta particolarmente a cuore a Buonaiuti perché è vista in collegamento all’esigenza e alla possibilità di un’azione riformatrice che deve crescere in Italia. Commentando il volumetto sul decreto Lamentabili e sull’enciclica Pascendi scriverà poco dopo : L’avrei voluto alla fine, meno pessimista : non sulla probabilità che l’attuale Chiesa sia pronta alla conciliazione con la società, ma di fronte alla possibilità prossima che una spiritualità religiosa nuova si sprigioni da questa Chiesa, come l’aspettazione del Regno uscì dai fianchi della moralità farisaica16.

Intendendo il modernismo come il movimento che nel tempo contemporaneo pone il problema della riforma della Chiesa egli riconosce apertamente : La sua lunga preparazione esegetica gli aveva mostrato quanto il Cristo della storia fosse diverso del Cristo che la fede adora ; quanto le definizioni conciliari sull’origine dei riti e delle istituzioni ecclesiastiche si diversificassero dalla genuina testimonianza della storia ; quanto poco il concetto tradizionale della rivelazione e del dogma corrispondesse alla realtà psicologica e filosofica. Ma sotto lo stimolo della critica dissolvitrice, la sua anima di prete resistette ostinatamente ; anzi sentì nascere più profonda l’esigenza e la ragionevolezza della fede, quanto più caduche gli si rivelarono le sue basi e i suoi sostegni razionali. Loisy è stato il primo e più acuto dei modernisti : perché il modernismo è nato appunto in quel giorno nel quale un’anima sacerdotale, accogliendo tutti i risultati della critica più radicale, non ha disertato l’ovile cattolico, come Renan, ma ha più fermamente ancora aderito alla fede religiosa, come un’esplicazione naturale ed inevitabile dello spirito cristiano.

Giudizi che, come si vede, collocano Loisy al centro della crisi modernista e lo legano perfino al ruolo del prete nella comunità credente. Valutazioni inoltre che mettono in luce i diversi aspetti che la nuova teologia cerca di affrontare. Pur essendo un testo molto tardivo occorre segnalare un brano del Pellegrino di Roma perché contiene un’affermazione che deve essere subito riferita, in quanto conferma il ruolo decisivo che Loisy ha avuto nella formazione culturale e religiosa di Buonaiuti. La testimonianza è nitida e contribuisce a stabilire in maniera indiscu-

14. Ivi, p. 113-114. 15. M. Guasco ed., « Carteggio Buonaiuti - Loisy », Fonti e Documenti 1 (1972), p. 366. 16. Ibidem ; A. Loisy, Simples réflexions sur le Décret du Saint Office « Lamentabili sane exitu » et sur l’Encyclique « Pascendi dominici gregis », chez l’auteur, Ceffonds 1908.

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Ernesto Buonaiuti e Alfredo Loisy tibile il ruolo decisivo di Loisy nella sua formazione. Il modernista romano anche in momenti di maggior distanza fra i due non rinnega questo dato e vive la disistima di Loisy come una ingiusta incomprensione rispetto ad una riconoscenza sempre sincera. Io debbo al Loisy la prima, chiara e dominante comprensione della importanza capitale che l’annuncio del Regno, la visione inconcussa della sua alba veniente, rivestono nella predicazione neotestamentaria, e poiché questo apprendimento e questa assimilazione dei fattori escatologici, dei fattori cioè che riguardano gli ultimi eventi della vita dell’uomo e del mondo, propri dell’atteggiamento cristiano, sono diventati l’asse stesso costitutivo della mia esperienza e della mia opera di propaganda, non potrei in alcuna maniera disconoscere il mio cospicuo debito di gratitudine alla produzione grandiosa e scientificamente poderosa dell’ex-abate francese, professore al Collegio di Francia17.

Tutto questo a conferma che L’Évangile et l’Église costituisce un nodo centrale della formazione di Buonaiuti. Il confronto è riproposto giustamente da Buonaiuti anche per i problemi relativi alla critica storica, alla sua natura e alla correlazione fra discorso storico e discorso teologico. Il punto basilare e il criterio direttivo che guidano la risposta di Loisy ad Harnack trovano Buonaiuti perfettamente consenziente, tanto più che era rimasto profondamente deluso dalle conferenze del professore berlinese, poiché sentiva nitidissimamente che la storia del cristianesimo aveva un suo inappellabile valore normativo18. Occorre inoltre sottolineare che, nell’interpretazione di Buonaiuti, Loisy pone con forza al centro della riflessione religiosa e cristiana, come uno dei nuclei decisivi, la questione di Gesù. Scrivendogli, proprio nell’anno della condanna, afferma : In quanto ai Sinottici, io le dirò, amatissimo amico, che le pagine dedicate alla carriera di Gesù e al suo insegnamento, mi hanno dato brividi di commozione intensissima. Naturalmente non entro nelle questioni esegetiche, a cui mi pare, salvo dettagli, che lei dia una soluzione più che plausibile. Ma la sua interpretazione della psicologia di Gesù, la penetrazione nei coefficienti del suo apostolato, sono meravigliosamente lucide. Lei ha contribuito così più di ogni altro alla rinascita cristiana : perché un Gesù predicatore del regno e saturo di speranza e di aspettazione escatologica è il Gesù destinato a sollevare nei nostri spiriti una nuova fioritura religiosa19.

Parlando de L’Évangile e l’Église più tardi Buonaiuti sottolineerà ancora : Il Loisy non poté assistere a questa stolida esaltazione, da parte cattolica, di un pensiero religioso, saturo di spirito protestante (quello di Harnack), e poiché aveva già dato forma alla sintesi ricostruttiva dell’apologia cattolica che era venuta lentamente delineandosi nel suo spirito, ne trasse alcuni capitoli su Gesù e il regno dei cieli, sulla

17. E. Buonaiuti, Pellegrino di Roma, op. cit., p. 62-63. 18. « Nulla fin da allora mi appariva più innaturale, più antistorico, più arbitrario e in fondo più orgoglioso, che cavalcare a piè pari secoli e secoli di esperienza associata cristiana per darsi a credere di poter recuperare valori evangelici che potessero essere applicati senza cautela e e senza discrezione alla nostra vita presente », ivi, p. 38. 19. « Carteggio Buonaiuti – Loisy », op. cit., p. 366 sq.

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Rocco Cerrato chiesa, sul dogma cristiano, sul culto cattolico, vi giunse dei preamboli polemici e li pubblicò in un volumetto, dalla copertina fiammante20.

Questa prima fase del rapporto fra i due trova una indiretta conferma nel lavoro culturale che Buonaiuti compie in quegli anni. Dal 1905 è coinvolto in un impegno editoriale, fra i più rilevanti della sua carriera intellettuale. Fin dalla sua uscita collabora poi, dopo le dimissioni di p. Bonaccorsi, dirige direttamente la Rivista storico-critica delle Scienze Teologiche. Nel secondo fascicolo, ad esempio, recensisce il volume di Bonaccorsi sulle polemiche Harnack e Loisy, scrivendo, fra l’altro, che « il pensiero teologico dell’Harnack e del Loisy viene nettamente rivelandosi, frammento a frammento, nelle sue basi critiche ed esegetiche » e che Bonaccorsi ha potuto « seguire l’esagerazioni dell’Harnack e del Loisy ed abbatterli con argomenti sempre scientifici, mai aprioristici ». Nel fascicolo decimo, recensendo un’opera di Maggioni che sostiene che il Vangelo è stato un annunzio escatologico ed una perfetta identità tra le aspettazioni messianiche e la rivelazione del Nuovo Testamento, annota : Non è il caso qui di riprendere in discussione queste idee... noi rimandiamo i lettori alle opere, non scarse, dove queste, che sono state le opinioni difese, dopo il Weiss, dal Loisy, hanno trovato un ampio e sereno esame. Notiamo solo come il costringere il pensiero di Gesù in una formula nudamente escatologica, sembra esaurirne la fecondità, e costringe in pratica a ipotesi arrischiate sulla redazione degli attuali Vangeli canonici.

Il bilancio della relazione fra i due in questa prima fase deve tener presente le posizioni che qualificano e descrivono alcuni aspetti teologici del modernismo radicale. Questo soprattutto in relazione alla storia dei dogmi e al ruolo che la rottura esercita in essa, superando, di conseguenza, la rigida continuità formulata dalla teoria dell’eodem modo eademque sententia avanzata da Vincenzo da Lerino. Nel 1908 esce Nova et Vetera. La rivista è opera prevalente di Buonaiuti che scrive la maggior parte degli interventi21. È dunque significativo che il terzo numero sia doppio e tutto dedicato all’abate francese. il prossimo numero di « Nova et Vetera » sarà tutto dedicato al grande avvenimento scientifico e religioso che le sue ultimissime pubblicazioni rappresentano.

Per ciò che attiene l’esegesi neotestamentaria, Loisy ha già pubblicato nel 1903 Le Quatrième Évangile e la terza edizione di Études bibliques. Alla fine di gennaio dello stesso anno completa la pubblicazione dell’opera monumentale sui Vangeli sinottici e scrive la sua presa di posizione rispetto ai documenti pontifici che condannano il modernismo22. Questo riferimento alle opere pubblicate recentemente invita a ritenere che anche i primi tre saggi del numero siano stati scritti dallo stesso Buonaiuti, che ha ben presente la problematica più complessiva che i nuovi lavori dell’esegeta francese introducono anche rispetto ai primi due libretti rossi.

20. E. Buonaiuti, Alfredo Loisy, op. cit., p. 16. 21. Buonaiuti scrivendo proprio a Loisy elenca i collaboratori : « Con questa lettera, io spero che il Nova et Vetera non abbia più alcun aspetto misterioso per lei. Credevo che non l’avesse né pure prima, e per questo non era stato fatto nulla per svelarlo. Siamo, principalmente, quattro preti, tutti romani, tranne uno, che redigono il periodico : oltre il sottoscritto, un vice-curato in una parrocchia di Roma, M. Rossi, un professore della Propaganda Fide, N. Turchi, un antico discepolo di Fracassini, L. Piastrelli » ; « Carteggio Buonaiuti – Loisy », op. cit., p. 369. 22.A. Loisy, Les Évangiles synoptiques, chez l’auteur, Ceffonds 1907-1908 ; Id., Simples réflexions, op. cit.

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Ernesto Buonaiuti e Alfredo Loisy In essi, facendo riferimento ad una fonte vaticana, vengono raccontati i rapporti di Loisy con mons. Herscher, vescovo di Langres, le richieste di sottomissione al decreto Lamentabili e all’enciclica Pascendi e le valutazioni di Loisy rispetto a questi testi vaticani. Viene inoltre tratteggiato un confronto fra Tyrrell e l’abate francese che contiene una valutazione pertinente su uno dei nodi teorici centrali della crisi modernista. Si tratta del punto di vista per il quale critica storica e immanentismo mistico appaiono come indirizzi complementari. Anche Tyrrell, del resto, sostiene che « in fondo, le tendenze critiche, mistiche e filosofiche del modernismo, differiscono non già come opposte, ma parallele, anzi convergenti ». Ritorna dunque il tema della pluralità delle componenti moderniste e della loro armonizzazione : argomento dibattuto anche nelle 64 lettere loisyane contenute nel volume recensito e nelle quali ritorna con insistenza anche l’argomento del significato e ruolo della coscienza religiosa nella coeva crisi culturale e politica della modernità. Gli interventi su Nova et Vetera segnano, a mio avviso, uno sviluppo nel rapporto fra Buonaiuti e Loisy. Mentre la prima fase è incentrata prevalentemente sul dibattito circa l’Évangile et L’Église, ora il centro dell’attenzione si sposta. Oggetto diretto dello studio è costituito da una parte dal poderoso lavoro esegetico di Loisy e dall’altra dalle prese di posizione dell’autorità vaticana rispetto alla crisi modernista. Alla penna di Buonaiuti sono dovuti i lunghi articoli sui volumi pubblicati e i vari commenti relativi alle vicende di Loisy23. Commentando il testo sui sinottici ne esalta il lavoro di sintesi vedendo in esso quasi un approdo naturale di tutto un processo storico. Con questo commentario, in cui il Loisy raccoglie il frutto di tutta la sua vita di lavoro, l’esegeta illustre e perseguitato ha elevato alla sua fama di scienziato il più mirabile monumento. I due volumi resteranno come la più rigorosa ricostruzione dell’ambiente in cui i tre vangeli nacquero e acquistarono credito ; come la più umana e più oggettiva ricostruzione del programma messianico che Cristo predicò nella Galilea e nella Giudea : come la più psicologicamente esatta introspezione della sua coscienza religiosa. Più di un secolo di critica ci sembra che metta capo a quest’opera, come innumerevoli sforzi mal destri e timorosi mettono capo a una potente affermazione di vita. E forse nell’opera serena del Loisy bisogna scorgere un frutto di una quantità di tendenze del nostro tempo : non sarebbe stato mai possibile forse rintracciare l’autentica predicazione del rabbi di Nazareth, se nei nostri spiriti non ci fosse qualcosa di quella febbrile speranza messianica che egli volle comunicare agli ebrei del suo tempo24.

Più tardi aggiungerà : Il commento ai Sinottici era invece ed è rimasto il monumento più insigne dell’operosità scientifica loisiana25.

La valutazione della situazione ecclesiastica invece è chiara e lapidaria ad un tempo. Riferendosi alle Simples réflexions mette in luce il diverso riferimento polemico dei primi due libri rispetto al terzo.

23. « Loisy al Collegio di Francia », Nova et Vetera I (1908), p. 47-48 ; « Perché fu scomunicato A. Loisy » ; « Tyrrell e Loisy », ivi, p. 207-209 ; « I Libri di A. Loisy » ; « Quelques lettres sur des questions actuelles et sur des événements récents », ivi, p. 228-230 ; « Tyrrell e Loisy (Frottole di giornali clericali) », ivi, p. 237238. 24. « I Vangeli Sinottici », ivi, p. 87. 25. E. Buonaiuti, Alfredo Loisy, op. cit., p. 34.

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Rocco Cerrato Sicché questo terzo libretto rosso riassume e chiarisce le posizioni scientifiche ed apologetiche dei primi due : sempre per uno scopo polemico, non più però con A. Harnack, bensì con Pio x. Il duello è di quelli che fanno epoca nella storia26.

La pubblicazione della Pascendi può dunque essere assunta come punto di riferimento per periodizzare, in un certo senso, lo sviluppo del movimento modernista e leggerne una polarizzazione eterogenea delle correnti. Al di là di questa ipotesi è certo che Loisy in Francia si allontana a poco a poco dall’interesse per l’istituzione ecclesiastica e per la valutazione della sua pedagogia. Sappiamo che il decreto curiale lo ha fatto trasalire di gaudio e di compiacimento, nella consapevolezza ormai della sua prioritaria appartenenza alla comunità e alla patria francese27. Sappiamo anche che tale reazione è letta da Buonaiuti come una conseguenza della sua mentalità « nazionalista ». Alle propensioni indotte da questo nazionalismo viene ricondotto il limite manifestato nel sottovalutare « il lato drammatico della storia europea che si andava misteriosamente preparando, in mezzo a tanto euforico tripudio per le presunte conquiste della scienza e della sociologia democratica, ad un vero e proprio sfacelo della sua assise millenaria »28. Aspetti molteplici che finiscono inevitabilmente per influenzare i comportamenti degli anni successivi. II. Buonaiuti e Loisy negli anni Venti In Europa, dopo la prima guerra mondiale, si sviluppa una crisi motivata fondamentalmente dall’incapacità dimostrata dalle nazioni a far maturare nuovi equilibri continentali. Per di più, in Italia, i Patti Lateranensi segnano una grave involuzione nel processo di laicizzazione e contribuiscono pesantemente ad adeguare il Vaticano al tipo di Stato monarchico e assolutista. Buonaiuti è interprete e soggetto dolorante di questo periodo, anche se proprio a lui, erroneamente, Loisy attribuisce l’idea guida della soluzione concordataria29. I rapporti fra gli intellettuali del tempo sono segnati da questa congiuntura. Anche la relazione con l’esegeta francese, a poco a poco, viene a configurarsi in base alla diversa sensibilità che distingue i nostri due studiosi e subisce una naturale decantazione. Superato il naturale confronto che si era instaurato fra due protagonisti di un processo culturale in atto, affiora ormai una consapevolezza che, per quanto riguarda Buonaiuti, tende ad alimentare una riflessione più ampia, volta a storicizzare l’esperienza modernista e a precisarne la specificità. Da questo momento in poi, la modalità che si dispiega nel confronto cerca di collocare il significato della loro relazione nelle vicende più ampie del cattolicesimo contemporaneo. Nel 1921 Buonaiuti ripropone il tema classico del dibattito fra Harnack e Loisy tenendo a Roma alcune conferenze sull’essenza del Cristianesimo, pubblicate poi in volume l’anno seguente30. Nel successivo racconto autobiografico il saggio viene pre-

26. « Semplici riflessioni sul decreto Lamentabili e sull’enciclica Pascendi », Nova et Vetera I (1908), p. 103. 27. E. Buonaiuti, Pellegrino di Roma, op. cit., p. 527, n. 49. 28. Ivi, p. 112. « L’algida freddezza di uno spirito disseccato come quello di Alfredo Loisy può acconciarsi a riscontrare tracce di inautenticità nel capitolo xiii della I lettera di Paolo ai Corinti », ivi, p. 101. 29. A. Loisy, Mémoires, op. cit., vol. III, p. 417. 30. E. Buonaiuti, L’Essenza del Cristianesimo, Tipografia del Senato, Roma 1922 ; Id., Pellegrino di Roma, op. cit., p. 180. R. Cerrato, « Ernesto Buonaiuti e l’essenza del Cristianesimo », Filosofia e Teologia V/1 (1991), p. 58-68.

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Ernesto Buonaiuti e Alfredo Loisy sentato come un documento di crisi personale ed epocale, cifra della più complessa realtà culturale nazionale. È forte quindi la propensione per l’attualizzazione tanto più che ora è suffragata da una dettagliata conoscenza della Leben Jesu Forschung i cui sviluppi rendono ancor più datata la controversia d’inizio secolo. Infatti nel 1926, fra i primi in Italia, presenta Bultmann e lo studio condotto, negli stessi anni, sull’opera di Otto lo indirizza verso le piste che il pensiero religioso europeo sta ormai percorrendo31. Nel 1925, in occasione del settantesimo compleanno di Loisy, esce il volumetto da Formìggini32. La stesura è sollecitata dall’anniversario e la trama del testo con i giudizi espressi vanno ormai collocati nel nuovo clima europeo, maturato dopo la prima grande guerra. Col crollo dei quattro imperi il quadro sociale e politico dell’Europa e del Medio Oriente sta cambiando profondamente. La Conferenza di Parigi, il trattato di Versailles, la nascita della Società delle Nazioni, la particolare crisi che si va abbattendo sull’Italia, il sorgere infine del movimento fascista sono tutti elementi che inducono nuovi processi. Essi fanno da contesto all’esperienza di Buonaiuti che sta attraversando un momento tutto particolare e partecipa all’iniziativa amendoliana de Il mondo facendosi sempre più coinvolgere nell’esperienza giornalistica. È il segnale questo di un suo sempre più vivo coinvolgimento nella situazione politica italiana e del suo progressivo schierarsi contro il regime fascista. Anche il rapporto con l’autorità vaticana conosce momenti particolari di rottura. Rispetto a Loisy poi ha sempre più diversificato l’ambito e i prodotti della propria ricerca. Mentre nella prima decade del secolo, come storico aveva affrontato lo studio dei primi secoli cristiani con particolare attenzione allo gnosticismo, ora ha allargato le ricerche, portando l’impegno nello studio della prima e seconda riforma, per usare la sua terminologia33. La stessa valutazione della discussione Harnack – Loisy risente degli studi condotti proprio in questi anni ; quelli in particolare su Lutero e sul problema della riforma religiosa. Alla fase di un primo confronto, palesatosi come espressione di una comune partecipazione ad una spinta riformista presente nel mondo cattolico subentra ora una marcata divaricazione nella quale Loisy è sempre meno interessato ad un progetto di trasformazione ecclesiastica e Buonaiuti vive la percezione acuta della crisi cattolica intrecciata a quella italiana e manifesta una chiara propensione a storicizzare i processi. Nel volumetto pubblicato, viene avanzato subito un giudizio che acquista anche un significato periodizzante. L’esperienza scientifica e spirituale di Loisy se non ha proprio i caratteri di un epilogo segna comunque una posizione ormai esaurientemente definita. Disegnarne la traiettoria può riuscire istruttivo perché in tal modo si

31. La recensione di Jesus, di Bultmann, compare in Ricerche religiose II (1926), p. 463-465. Nello stesso anno pubblica da Zanichelli, a Bologna, la traduzione del Das Heilige di Otto. Un tardivo articolo, « Il problema della vita di Cristo », Nuova Rivista Storica XXV (1941), p. 533-537 dimostra il particolare significato che per Buonaiuti ha avuto il volume Reich Gottes und Menschensohn del 1934 nel dare forma sistematica e canonizzata all’escatologia neo-testamentaria. 32. E. Buonaiuti, Alfredo Loisy, op. cit. ; R. Cerrato, « Buonaiuti e Formìggini : un incontro fra storiografia religiosa e nuova editoria », Fonti e Documenti 13 (1984), p. 129-134. 33. E. Buonaiuti, Lo Gnosticismo. Storia di antiche lotte religiose, Libreria editrice Francesco Ferrari, Roma 1907. Per il secondo periodo : Il Cristianesimo medievale, S. Lapi, Città di Castello 1914 ; Lutero e la riforma in Germania, Zanichelli, Bologna 1926.

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Rocco Cerrato finisce per indicare il percorso e lo sbocco della crisi intellettuale e religiosa che il metodo critico applicato alla rivelazione biblica ha sottilmente suscitato in molte zone della cultura cattolica. Nell’opera di Loisy viene individuata la sintesi più coerente dei risultati cui è pervenuta la scienza storica applicata alle narrazioni evangeliche. Vengono esposti gli anni e gli insegnamenti iniziali all’Istituto cattolico di Parigi, si accenna al ruolo esercitato, in quel connubio fra autorità e cultura, da mons. D’Hulst e dall’enciclica leonina Provvidentissimus Deus, ancora una volta, è ripercorso l’emblematico confronto con il testo harnackiano sull’essenza del cristianesimo. Il giudizio che ora Buonaiuti esprime su L’Évangile et l’Église è meno entusiasta rispetto a quello del periodo modernista. La diversità è motivata da un giudizio sulla storia dello sviluppo cristiano e dalla valutazione circa il senso di questa trasformazione. Emerge una comprensione più complessa dei dogmi e della loro storia estesa anche ad una diversa valutazione della relazione fra storia dello sviluppo cristiano e racconto delle origini cristiane. La posizione adottata qui da Alfredo Loisy, se rappresentava l’attitudine nettamente antitetica al metodo seguito da Adolfo Harnack nella sua ricerca dell’essenza cristiana, costituiva però in pari tempo una così generica e indiscriminata sanzione di tutti i rivolgimenti e le alterazioni subiti dalla predicazione evangelica nel flusso della storia, da impedire il passo ad ogni giudizio di valore e ad ogni cernita di elementi. A. Harnack aveva cercato di riguadagnare faticosamente la sostanza vitale del cristianesimo quale si è venuto elaborando nei secoli, compiendo si direbbe, la sezione di un organismo in decomposizione. Alfredo Loisy imboccava risolutamente la via diametralmente contraria e si dava a seguire, con animo di patrocinatore, la disseminazione e l’accrescimento spontanei del messaggio cristiano. Ai suoi occhi è arbitrario e intrinsecamente contraddittorio darsi a credere, in nome della critica storica, che la storia del cristianesimo costituisca una ininterrotta degenerazione del primitivo ed essenziale messaggio. Tutto quello che l’evoluzione millenaria ha dato a tale messaggio per impinguarlo ed enuclearlo, nel dominio della fede e della pratica rituale, era necessario ed indispensabile perché l’impulso iniziale si conservasse integro e fedele a se stesso. Nulla si è sostanzialmente mosso e pur tutto si è mosso nel processo secolare della maturazione cristiana : poiché tutti i nuovi acquisti e tutte le rinnovate forme hanno sempre rappresentato il soddisfacimento di una esigenza dialettica immanente dell’originario messaggio di salvezza nella speranza e nella conversione. In contrapposizione pertanto al globale verdetto di condanna che Adolfo Harnack sembrava pronunciare su due millenni di storia cristiana, Alfredo Loisy levava la sua audace canonizzazione di tutta la storia, considerata come il veicolo salutare e inviolabile del movimento scaturito dal Vangelo34.

Il testo pone il problema della storia e discute il ruolo e la funzione della tradizione nella teologia e nella vita della Chiesa cattolica. Nell’interpretazione buonaiutiana, Loisy, di fatto, abbandona uno dei cardini della prospettiva escatologica : quella del giudizio e della conseguente valutazione critica dei processi storici per approdare ad

34. E. Buonaiuti, Alfredo Loisy, op. cit., p. 21-23 ; E. B., « Il nuovo messaggio di Harnack », Ricerche Religiose III (1927), p. 182. Facendo riferimento a Die Entstehung der christlichen Theologie und der kirchlichen Dogmas (Klotz, Gotha 1927) Buonaiuti annota : « Harnack riprende oggi a ventisette anni di distanza il problema della genesi della dogmatica cristiana, e risolvendola con un senso sottile delle esigenze e delle leggi della spiritualità associata, sembra stranamente arieggiare più d’uno dei postulati de L’Évangile et l’Église ».

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Ernesto Buonaiuti e Alfredo Loisy un certo giustificazionismo che sembra presiedere la lettura del costituirsi e del definirsi della nozione di tradizione e del suo ruolo35. È noto che nel frattempo, fra i due, si è radicalmente diversificato anche il modo di rapportarsi all’autorità vaticana. Loisy vive da prima della guerra mondiale un atteggiamento di distacco e di separazione senza rimpianti. Il secondo conosce invece, dopo la crisi bellica, un momento di ancor più difficile confronto. È il tempo nel quale il Vaticano commina la condanna definitiva e impone la separazione dall’istituzione ecclesiastica ; esperienze vissute entrambe da Buonaiuti in maniera lacerante. Due anni dopo, nel 1927, esce in francese il saggio sul modernismo e lo stesso tema è riproposto in interventi pubblicati sulla rivista che dirige36. I momenti e le prospettive individuate sono ormai lette con una preoccupazione storicizzante. Parlando del modernismo francese recupera la discussione Loisy - Harnack ed utilizza le stesse parole dell’abate francese per descrivere la situazione di crisi che il modernismo significa nella storia della Chiesa cattolica individuandone la radice nel confronto fra Cristianesimo e modernità37. Sempre nel 1927 viene organizzato a Parigi al Collège de France il Congresso di Storia del Cristianesimo, proposto da Paul Louis Couchoud per celebrare i settant’anni di Loisy. Come si sa, fu causa di vari malintesi, fra i quali anche quello di aver invitato Buonaiuti che non può partecipare perché il regime gli rifiuta il passaporto. I Mémoires invece raccontano : À cette liste Couchoud ajouta, sans m’avoir consulté, le nom d’Ernesto Buonaiuti. Je lui en témoignait mon regret, parce que je ne voulais pas que le congrès parût être une manifestation anticatholique. Mais Buonaiuti se trouva, d’une façon qui justifiait mon pressentiment, tout en me libérant d’inquiétude, empêché de venir38.

Le informazioni sono inesatte. Loisy non coglie le serie difficoltà che il regime fascista oppone al magistero di Buonaiuti e riconduce ad una bega intraecclesiale quello che è ormai un piccolo, ma significativo aspetto della repressione che il potere fascista esercita in Italia. III. I testi autobiografici Negli anni 1930-31 escono i Mémoires. Una quindicina di anni dopo uscirà il Pellegrino di Roma.

35. Y. Congar, La Tradition et les traditions. Essai historique, Fayard, Paris 1960 ; Id., La Tradition et la vie de l’Église, Les Éditions du Cerf, Paris 1964. 36. E. Buonaiuti, Le Modernisme catholique, Rieder, Paris 1927. S. N., « Commemorazioni : I. Il sillabo “Lamentabili sane” », Ricerche religiose III (1927), p. 279-281 ; « II. L’enciclica “Pascendi dominici gregis” », ivi, p. 379-381 ; « Il Convegno di Molveno », ivi, p. 475-76 ; « Discussioni. Tipi di modernismo cristiano », ivi, p. 356-361 ; « Modernismo anglicano e modernismo cattolico », ivi, p. 481-488. 37. « Il est vrai que, par suite de l’évolution politique, intellectuelle, économique, du monde contemporain, par suite de ce qu’on appelle d’un mot l’esprit moderne, une grande crise religieuse, qui atteint les Églises, les orthodoxies et les formes du culte, s’est produite un peu partout », E. Buonaiuti, Le Modernisme, op. cit., p. 78. 38. A. Loisy, Mémoires, op. cit., vol. III, p. 491 ; M. Guasco ed., « Il gruppo radicale romano », op. cit., p. 373. H. Goetz, Il giuramento rifiutato. I docenti universitari e il regime fascista, La Nuova Italia, Firenze 2000 ; G. Boatti, Preferirei di no. Le storie di dodici professori che si opposero a Mussolini, Einaudi, Torino 2001.

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Rocco Cerrato Due opere che ripropongono anzitutto il problema delle fonti e della loro natura. Occorre tener presente che siamo di fronte a testi autobiografici. Un genere letterario che colora con una particolare tonalità la fonte storica. L’autobiografia consegna al narrare non tanto il compito di ricostruire un’impossibile verità quanto quello di esplorare la memoria e il tempo dal punto di vista del soggetto. L’Io si colloca al centro della vicenda raccontata e, nell’atto di rappresentarsi, si manifesta, a volte, frammentario e perfino contraddittorio. Questo narrare risulta in parte un atto costitutivamente ambiguo, nel quale l’interpretazione soggettiva e la verità si mescolano e diventano indivisibili. I testi in questione implicano quindi la valutazione della loro validità, ma soprattutto del loro tono al fine di interpretare la presenza dei due protagonisti nella storia della crisi modernista. Nei ricordi di Loisy, Buonaiuti viene citato più volte. Anzitutto l’incontro di Garnay. Per questo primo episodio abbiamo la possibilità di confrontare le due testimonianze. Loisy non lo registra come un momento particolarmente significativo, coglie anzi l’occasione per presentare ironicamente Buonaiuti in quanto incapace di ammirare la bellezza dei polli neri « de la Flèche »39. Buonaiuti a posteriori reagisce alquanto divertito : all’osservazione marginale circa la bellezza degli animali domestici (« in realtà a me parvero bruttissimi ») aggiunge soprattutto e testimonia il significato ed il ruolo decisivo che ebbe questo incontro per la formazione e le scelte risultate poi definitive nella sua vita. Si ha la sensazione che Loisy, o a motivo di un’antipatia istintiva o al fine di ridimensionare la statura e il ruolo dell’interlocutore, voglia declassare l’incontro. A comprova di questa lettura si può segnalare che la freddezza dell’abate emerge ulteriormente dai Mémoires e trova conferma nel carteggio intercorso fra i due40. Nei ricordi di Loisy viene successivamente riferita la testimonianza di Buonaiuti relativa al fatto che le proposizioni condannate dal decreto Lamentabili sono estrapolate indiscriminatamente dai libri rossi e risultano quindi avulse dal contesto, assumendo spesso un significato o parzialmente o del tutto diverso da quello che hanno nello scritto originale41. La sua presenza è confermata al convegno di Molveno, l’unico gesto collettivo del modernismo europeo. Con una voluta intenzionalità, viene infine sottolineato che Buonaiuti, non è mai stato fatto oggetto, durante la crisi modernista, di alcuna condanna ecclesiastica, intendendo forse in tal modo additare una certa ambiguità di comportamento42. Un dato che è certo sintomatico al fine di valutare il suo carattere, ma che non può essere segnalato senza tener presente il significato che ha per lui l’essere sacerdote romano. Il riferimento successivo verte su una lettera di Buonaiuti « qui m’offrait de traduire en italien les deux petits volumes que je tenais prêts »43. Dell’esistenza dei due nuovi testi si era parlato a Molveno, segnalati da una lettera di Loisy a von Hügel e letta dal barone al convegno. Loisy aveva poi deplorato tutta questa fuga di notizie.

39. A. Loisy, Mémoires, op. cit., vol. II, p. 407. 40. M. Guasco ed., « Il gruppo radicale romano e Loisy », op. cit., p. 356-374 ; M. Guasco, Alfred Loisy, op. cit., p. 257-260 ; 263-265 ; 284-289. 41. A. Loisy, Mémoires, op. cit., vol. II, p. 555. 42. Ivi, p. 558. 43. Ivi, p. 572.

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Ernesto Buonaiuti e Alfredo Loisy Buonaiuti ricompare in una lettera sempre di von Hügel a Clément Webb del 1910 circa il tema dell’immanenza e la questione della teodicea44. È ancora citato : À la vérité, le baron trouve toujours, et non sans quelque raison, que Houtin voit seulement un seul aspect des choses, mais il estime, et encore à bon droit, son attitude meilleure que celle des preti modernisti italiens « sans doute Buonaiuti et son groupe » qui venaient d’envoyer au préfet de Rome, Nathan, pour un discours anticlérical, une adresse de félicitations où ils tournaient en ridicule le dogme de l’incarnation45.

Viene citato fra gli autori che von Hügel critica nel suo saggio Religione e Illusione, pubblicato in italiano nella traduzione di Angelo Crespi46. Ricompare inoltre quando Loisy racconta le vicende del processo Verdesi - Bricarelli47. Sono due i riferimenti espliciti, legati alle conclusioni che Loisy tira quando annota : On peut dire aussi que le procès Verdesi marque la fin du modernisme italien et que cette fin manque de grandeur ; mais il est vrai plutôt que la fin était acquise auparavant et que le procès Verdesi a été presque une évocation de morts. À qui objecterait que Buonaiuti a survécu à la catastrophe et qu’il prétend même y avoir survécu en tant que moderniste, il est permis de répondre que sa carrière ondoyante, panachée d’excommunications et de réconciliations, n’a fourni au modernisme italien qu’une survivance des plus précaires, si tant est qu’elle soit réelle en dehors de l’activité scientifique, très appréciable, de l’école que Buonaiuti lui-même a su former.

Il giudizio è polemico e, a mio avviso, preconcetto. Più che fare riferimento alle reali valenze moderniste del pensiero buonaiutiano ne giudica la portata sottolineando gli atteggiamenti ondivaghi rispetto all’autorità quasi che il valore e la portata delle scelte teologiche fossero negate o valorizzate dall’atteggiamento più o meno obedienziale di chi le propone. Dopo l’accenno all’invito per il convegno del 1927, del quale si è già parlato, si passa al riferimento nel quale Loisy commenta la situazione disciplinare di Buonaiuti sotto il pontificato di Pio xi e, in particolare, al momento della Conciliazione. Già precedentemente, parlando della benevolenza di Benedetto XV rivolta agli ex-modernisti, aveva annotato rapidamente : « Ainsi le cas du moderniste Buonaiuti n’est devenu désespéré que sous Pie xi »48. È il testo dove si fa un bilancio delle varie sanzioni inflitte dal Vaticano a Buonaiuti. La fonte è ancora una volta Houtin : Buonaiuti « a publié, dans Il Tempo un article anonyme réclamant pour le Saint-Siège la possession du Vatican et d’un territoire adjacent ». Loisy commenta : « N’y avait-il pas là de quoi rassurer le gardiens de l’orthodoxie »49. Già discutendo un precedente intervento vaticano aveva però riconosciuto che era stato causato da alcune pubblicazioni « où des idées modernistes étaient rééditées »50. Con tutta probabilità si tratta dell’intervista fatta da Buonaiuti al card. Gasparri e comparsa sul Secolo e sul Messaggero e nella quale il Segretario di Stato reclamava al Vaticano, per la soluzione della questione romana, « un pos-

44. Ivi, vol. III, p. 170. 45. Ivi, p. 210. 46. Ivi, p. 219. F. von Hügel, « Religione e Illusione », Coenobium V (1911), n. 1-2, p. 5-59. 47. A. Loisy, Mémoires, op. cit., vol. III, p. 220-228. 48. Ivi, p. 330. 49. Ivi, vol. III, p. 409. 50. Ivi, p. 455.

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Rocco Cerrato sesso territoriale, di qualsiasi proporzione »51. Lo scambio sull’autore della richiesta rimane significativo. Certo, nell’interpretare la presenza di Buonaiuti nelle vicende e nelle valutazioni di Loisy occorre tener presente l’ulteriore problema determinato dal ruolo di Albert Houtin quale informatore di Loisy e mediatore nella relazione di quest’ultimo con l’ambiente italiano e con Buonaiuti in particolare. Non è l’unica fonte di informazione, ma certamente la prima e la più ascoltata. È sua la notizia che il Sant’Uffizio, anche durante la prima guerra mondiale, non ha interrotto la propria attività, sospendendo fra l’altro i quattro ecclesiastici che collaboravano alla Rivista di scienza delle religioni, fondata da Buonaiuti52. Sua ancora la segnalazione di un articolo comparso sulla Nuova Antologia nel quale, parlando dell’esperienza religiosa – nodo centrale della crisi modernista – viene discusso il volume di Loisy sulla religione53. Loisy cita troppo rapidamente un brano del testo e conclude in maniera lapidaria « Laissons Buonaiuti se voiler la face et curver son indignation ». In tal modo l’estrapolazione finisce per falsare l’atteggiamento di Buonaiuti che viene liquidato troppo rapidamente. Non è infatti valutata sufficientemente la ricerca complessiva che Buonaiuti realizza sul tema e, in particolare, il dibattito e il confronto che, negli stessi anni, lo coinvolge in una Italia, egemonizzata dal pensiero neoidealista di Croce e Gentile. Non è casuale che ben diversa sia la prospettiva proposta da Buonaiuti quando parla di questo volume con Houtin54. All’uscita del testo autobiografico di Loisy, una lettera di Buonaiuti e un successivo intervento nelle Ricerche Religiose, commentano sinteticamente i punti che lo riguardano55. I due testi hanno la preoccupazione di precisare puntigliosamente i vari riferimenti. Ne esce un quadro nel quale vengono rimarcate più che nel passato, le differenze di situazioni e di interpretazione sia delle vicende personali che di quelle più generali della storia religiosa del novecento. Un’ulteriore lettera del 1938 ad Arturo Carlo Jemolo ci fa conoscere le valutazioni di Buonaiuti sugli ultimi lavori dell’esegeta francese : Loisy è sempre vivo. Ha l’età di mia mamma perché è nato nel 1857 e scrive ancora, ma i più favorevoli a lui debbono riconoscere che la facoltà ricercatrice si è annacquata e la sua sensibilità religiosa si è fatta straordinariamente bolsa56.

Le lettere di Buonaiuti a Salvatorelli ripropongono il problema57. Lo stesso Salvatorelli aveva già affrontato il loro confronto con particolare lucidità.

51. L’intervista, come è noto, viene riportata in E. Buonaiuti, Pellegrino di Roma, op. cit., p. 189-194. 52. Ivi, p. 327. 53. Ivi, p. 380. Il saggio di Buonaiuti è « L’esperienza religiosa nel pensiero e nella vita », Nuova Antologia, 16 dicembre 1918, p. 381-386. 54. Lettera di Buonaiuti ad Houtin, 4 settembre 1917, Fonti Documenti 1 (1972), p. 152-53. 55. Lettera di Buonaiuti a Loisy, 29 aprile 1931, Fonti e Documenti 1 (1972), p. 370-374 e ancora : « L’incubo di Alfredo Loisy », Ricerche Religiose VII (1931), p. 260-263. 56. Lettere di Ernesto Buonaiuti ad Arturo Carlo Jemolo 1921-1941, a cura di C. Fantappiè, Ministero per i beni culturali e ambientali, Roma 1997, p. 233. 57. D. Cesarini, « Buonaiuti “esoterico” nelle lettere inedite a Luigi Salvatorelli », Convivium Assisiense IV (2002), p. 61-168 (105-131).

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Ernesto Buonaiuti e Alfredo Loisy I temperamenti dei due (Loisy e Buonaiuti) – in tanta somiglianza di idee, di aspirazioni, di azione, di vicende – erano assai diversi. Tanto era compatta la struttura dell’uno, rigido il carattere, freddo il comportamento, quanto fluida, espansiva, calda la natura dell’altro. Essi non si sono amati, non si sono compresi... L’uno non ha inteso l’altro appunto per mancanza di reciproca simpatia58.

È però una lettera di Buonaiuti, scritta il 4 gennaio 1941 in occasione della morte di Loisy, che costituisce una traccia di particolare significato. Buonaiuti parte dall’amara constatazione che la morte dell’esegeta francese è trascorsa nella silenziosa indifferenza quando al tempo del modernismo egli era stato « una diana così irresistibile ». Passa poi a sottolineare come alla grandezza fenomenale dell’acume dello scomparso non ha sempre corrisposto il largo palpito del cuore. Ciò è dovuto al fatto che gli mancarono le vere amarezze : nessuno infatti lo strappò alla cattedra e nessuno gli soffocò nelle mani la rivista alla quale sentì ripetute volte il bisogno d’affidare il frequente sforzo delle sue indagini. È trasparente il ricorso che Buonaiuti fa alle vicende personali e alla situazione nella quale si è venuto a trovare durante il regime fascista per interpretare la vita di Loisy. Lettura ardita ed affrettata che presuppone una facile equiparazione fra fascismo e regime ecclesiastico, dimenticando le differenze ragguardevoli di tempo e di situazione sociale che intercorrono fra il periodo dei regimi totalitari e quello della crisi modernista. Buonaiuti fa risalire all’algida freddezza anche l’esaltazione di Loisy per la discussione circa la formalizzazione sistematica della politica internazionale. Il temporaneo cedimento della Francia di fronte all’invasione nazista è letta da Buonaiuti come una amara smentita della religiosità nazional-francese di Loisy. Così facendo, Buonaiuti individua opportunamente nell’intreccio fra teologia e critica storica da una parte e fra teologia e politica dall’altra uno dei nodi centrali della esperienza loisyana ma più in generale del pensiero cristiano rispetto alla modernità. Anche questa lettera tardiva manifesta alcune costanti del loro rapporto. Riemergono le diversità temperamentali e altrettanto chiare sono le differenze che contraddistinguono il loro lavoro intellettuale. Nella fase conclusiva poi affiorano diversità nella maniera di valutare il confronto fra cristianesimo e modernità, soprattutto in relazione al rapporto fede e politica. Quando, nel 1945, uscirà l’autobiografia di Buonaiuti, Loisy è già morto e l’ambiente sia politico che religioso è cambiato. Ne abbiamo, volta a volta, discusse le precisazioni e i dovuti riconoscimenti. Ma ormai sono nuovi i problemi e nuova è la configurazione storica : lo sviluppo dei regimi totalitari e la seconda guerra mondiale sono dati che hanno stravolto lo scacchiere europeo. La teologia e il pensiero religioso sono ormai chiamati ad affrontare i temi della crisi e delle responsabilità che si addensano sulla cristianità.

58. L. Salvatorelli, « Buonajuti e Loisy », Il Messaggero, 28 maggio 1952 ; Id., « Alfred Loisy », Nuova Rivista Storica XXIV (1940), p. 405-412.

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Le « Saint-PiÈge » : les milieux romains dans la correspondance de Franz Cumont, en particulier avec Alfred Loisy Corinne Bonnet Université de Toulouse II

Alfred Loisy était, selon les termes d’É. Goichot, « très sensible à l’amitié et difficile en amitié ». Or, l’amitié fut au cœur de son rapport avec Franz Cumont (18681947). Dans le chapitre final de son ouvrage, É. Goichot cite une des dernières lettres écrites par Loisy à Cumont, le 8 janvier 1940, alors que sa vie ne tenait plus « qu’à un petit fil ». Loisy, épuisé par la maladie et par une vie qu’il qualifie d’« aventureuse », souligne ses limites, son « infirmité », son « impuissance » d’être à la fois apôtre et savant ; il se montre critique vis-à-vis de lui-même (« j’ai toujours été contesté ; mais les gens ne se doutaient pas que je me contestais moi-même tout le premier, et en meilleure connaissance de cause »), mais « incapable désormais de rétraction ». Et il ajoute : « Et donc, réglant tous mes comptes, je tiens à vous dire le prix que j’ai toujours attaché à votre amitié, et je m’engage à mourir dans ce sentiment ». Loisy était si conscient de l’importance et de la valeur de sa correspondance avec Cumont qu’il la rassembla en liasse et écrivit sur la première page : « Franz Cumont. Dossiers de première importance, à mettre en ordre. Tout garder ». Ces documents sont aujourd’hui conservés à la Bibliothèque Nationale de Paris, de même que les lettres de Loisy à Cumont que Louis Canet, auteur de la Préface de Lux Perpetua et ami de longue date des deux hommes, reçut du savant belge en juillet 1947, un mois avant sa mort. Seuls quelques exemplaires ont échappé à l’œil vigilant de Cumont, puisqu’une dizaine de lettres de Loisy figurent dans la correspondance scientifique de Cumont conservés à l’Academia Belgica de Rome. Seule ma longue fréquentation de Cumont et de sa correspondance scientifique justifie de ma part une incursion dans le champ du modernisme. C’est un témoignage que j’apporte ici, le témoignage d’un savant, Franz Cumont, qui n’a pas directement pris part au mouvement moderniste, puisqu’il est philologue classique et historien de l’Antiquité, mais qui l’a suivi de très près, qui a manifesté à son égard d’évidentes

. É. Goichot, Alfred Loisy et ses amis, Cerf, Paris 2002, p. 9. . Sur Cumont, je renvoie au premier volume de sa correspondance scientifique, précédé d’une introduction biographique : C. Bonnet, La correspondance scientifique de Franz Cumont conservée à l’Academia Belgica de Rome, Bruxelles-Rome 1997. Depuis ce colloque, un second volume, relatif aux principales correspondances allemandes jusque dans les années ‘20 (Mommsen, Diels, Usener, Hirschfeld et Wilamowitz), est paru sous le titre : « Le grand atelier de la science ». Franz Cumont et l’Altertumswissenschaft, Bruxelles - Rome 2005. . É. Goichot, Alfred Loisy et ses amis, op. cit., p. 189-190. . Loisy parle de Canet dans une lettre à Cumont du 15 mars 1915 : « Vous devez rencontrer chez Duchesne un certain Louis Canet, qui est un peu des amis. Il ferait le voyage de Rome à mon village natal rien que pour assister à mon enterrement, et il n’est pas capable de m’écrire une lettre au cours d’une année, tant l’absorbe la critique du texte de la version des Septante ». . Cf. la base de données consultable sur Internet : www.academiabelgica.it.

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Corinne Bonnet sympathies et qui en a subi les conséquences, comme on va le rappeler ci-dessous. Cumont et Loisy partageaient un même souci de pratiquer une science critique, rationnelle et objective, libre de tout conditionnement idéologique. Ils étaient tous deux convaincus de la nécessité de remédier au « sous-développement culturel » des sciences ecclésiastiques et d’œuvrer pour l’éclosion d’une nouvelle consicence intellectuelle moderne. Une conviction qui pouvait coûter cher... Ceci ne les empêchait nullement de cultiver, en leur for intérieur, une dimension spirituelle, certes plus évidente et intense chez Loisy, mais également sensible chez Cumont. Voici ce qu’écrit Loisy à Cumont le 12 janvier 1916 : C’est un fait que certain laïcisme laisse un vide qui induit [...] des individus non vulgaires à se jeter dans les bras de l’Église pour trouver un peu d’idéal. Les anticléricaux étroits ne sentent pas cela ni la nécessité d’autre chose que leur prétendue connaissance scientifique de l’univers et de la vie.

Sur le plan caractériel, la distance entre les deux hommes est assez considérable : Cumont n’est guère porté aux coups d’éclat ; c’est un savant amoureux de la recherche, magnanime et courtois, qui a toujours évité les polémiques et les attaques frontales. Il semble éprouver une sorte d’allergie envers les écoles, les courants, les chapelles de tout poil. C’est pourquoi il ne fut qu’exceptionnellement en première file dans les combats idéologiques de son époque. Il parle plutôt par le biais de ses écrits, par sa science, par son exemple quotidien d’historien indépendant. Dans les pages qui suivent, je me propose d’utiliser la correspondance scientifique de Cumont comme un « observatoire » susceptible d’éclairer deux facettes du thème qui nous a réunis : d’une part, la personnalité de Loisy, d’autre part, le milieu romain. Sous cette appellation, on entendra d’abord le Vatican – que Loisy appelle le «Saint-Piège», dans une lettre de 1920 –, c’est-à-dire les Papes et la puissante curie romaine, donc le cœur de la réaction anti-moderniste, mais aussi les modernistes italiens ou vivant à Rome. À partir de 1913, Cumont résida une bonne partie de l’année à Rome, où il avait effectué, dans les années précédentes, de nombreux séjours. Il s’intéressait vivement à la politique du Vatican et au destin des hommes qui furent au cœur de la tourmente. Il fréquentait les salons de l’aristocratie romaine – Borghese, Lovatelli, Caetani –, des milieux où il faisait circuler les écrits de Loisy. C’était aussi un habitué du Palais Farnèse, le domaine de Monseigneur Duchesne dont il avait été l’élève à Paris. Rome fut enfin l’occasion de rencontrer des personnalités comme Buonaiuti, Turchi, Semeria, Salvatorelli (qui traduisit en italien ses Religions orientales). Cumont était donc remarquablement informé. L’ensemble de sa correspondance passive comprend plus de 12.000 lettres, entre 1885 et 1947. Elles ont fait l’objet, par mes soins, d’une base de données disponible sur le site Internet de l’Academia Belgica. Cet ensemble épistolaire extraordinaire fournit une sorte de cartographie de l’univers scientifique de la fin du xixe et de la première moitié du xxe siècle et permet donc de s’orienter dans les réseaux intellectuels qui animèrent les grands débats et définirent les principaux enjeux scientifiques de l’époque. Le modernisme n’est naturellement qu’un des aspects qui se trouvent éclairés par ce corpus.

. Cf. une lettre de Loisy du 29 septembre 1913 : « On devrait bien vous faire cardinal puisque vous aimez tant ce pays-là ».

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Le « Saint-Piège » : les milieux romains La correspondance bilatérale entre Loisy et Cumont, qui retiendra tout spécialement mon attention, comprend un nombre assez substantiel de documents : 232 lettres ou cartes postales de Cumont à Loisy, 161 lettres de Loisy à Cumont, plus les 11 lettres conservées à Rome, soit 172 pièces. On dispose donc, dans l’ensemble, de plus de 400 courriers qui portent sur un arc chronologique de plus de 30 ans : de 1908 à la mort de Loisy en 1940. C’est beaucoup trop pour une seule étude. A. Rousselle, qui a déjà proposé un intéressant aperçu préliminaire de ce dossier, en prépare la publication intégrale. Je limiterai ici mon champ d’enquête à la période qui va jusqu’à la première Guerre Mondiale : c’est l’époque des Livres rouges, de l’encyclique Pascendi dominici gregis (8.9.1907), de l’élection de Loisy au Collège de France, de la mort de Pie x. Il serait méthodologiquement erroné d’isoler la correspondance Loisy - Cumont des ensembles auxquels elle appartient, car la géographie des rapports intellectuels est complexe et tout autre linéaire. Le segment Cumont - Loisy n’est qu’une micro-unité au sein d’une riche constellation de rapports, en partie communs aux deux hommes, en partie spécifiques à chacun d’eux. Tout savant tissait en effet sa toile, avec de multiples ramifications, et les réseaux s’entrecroisaient parfois ou se superposaient partiellement, pour diverger ailleurs. C’est la vie même, avec son tissu d’affinités et d’incompatibilités, qu’il faut s’efforcer de restituer au départ de ces lettres, textes subjectifs s’il en est, non exempts de conventions, parfois très sensibles dans le ton et dans l’usage de formules, mais susceptibles, malgré tout, davantage sans doute que les œuvres « officielles », de nous livrer un point de vue spontané, une analyse libre des faits. Dans le terrible climat moderniste où chaque scripteur disposait d’une pléthore de masques, où le jeu des rôles dominait une scène incandescente sur laquelle se jouait le destin et l’équilibre psychologique des acteurs, de même que le futur de la science et de l’Église, le dialogue entre Cumont et Loisy respire la franchise ; il est direct, sincère, parfois humoristique ou potache, voire caustique ; il nous permet de découvrir certains aspects méconnus de la personnalité des deux hommes. Le dialogue s’engage en 1908 avec l’envoi par Cumont de ses Recherches sur le manichéisme. Pie x guide alors l’Église et pratique une répression sévère du modernisme, amplifiée par l’intégrisme. On ne conserve que les remerciements de Loisy à Cumont, qui portent la date du 8 mai 1908, soit deux mois après son excommunication du 7 mars. Cumont a-t-il de la sorte voulu lui manifester sa solidarité ? En tant qu’élève et ami de Duchesne, Cumont n’ignorait pas les dégâts que les décisions du Vatican pouvaient provoquer. La solidarité implicite et hypothétique de son geste serait en accord avec le propre parcours de Cumont. Historien de l’Antiquité, et non pas exégète, Cumont ne manifeste qu’un intérêt indirect pour l’Église et l’histoire de ses débuts. Éduqué dans la foi catholique par sa mère, il s’en était émancipé vers vingt ans, comme beaucoup de jeunes intellectuels. Il adhéra aux idées libérales de son père – un industriel du textile –, ce qui contribua à lui faire prendre les distances par rapport à une Église qui s’identifiait trop souvent,

. A. Rousselle, « Cumont, Loisy et la Revue d’histoire et de littérature religieuse », dans Franz Cumont et la science de son temps (“MEFRIM”, 111), Ead. dir., École Française de Rome, Rome 1999, p. 577-598. . Sur l’affaire de Gand, dont il va être question, voir C. Bonnet, « Franz Cumont et les risques du métier d’historien des religions », Hieros 5 (2000), p. 12-29.

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Corinne Bonnet à ses yeux, avec un cléricalisme conservateur et obscurantiste. Bien qu’il ait été en rapport étroit avec divers francs-maçons, comme Eugène Goblet d’Alviella, on ne dispose d’aucun élément indiquant que Cumont l’ait été lui-même. Après des études à Gand, Cumont se perfectionna en Allemagne, en Autriche et à Paris. En 1892, il fut engagé comme professeur à Gand où, comme dans toute la Belgique, les catholiques et les libéraux s’affrontaient. Entre 1894 et 1900, Cumont publia sa somme intitulée Textes et monuments relatifs aux mystères de Mithra, gagnant par ce biais l’estime du monde scientifique international. Dans les années qui suivirent, il élargit son champ d’enquête aux religions orientales en général et à leur pénétration dans le paganisme romain. Tel fut le thème des conférences qu’il donna en 1905 au Collège de France, d’où naquirent Les religions orientales dans le paganisme romain (1906), un volume qui le consacra comme spécialiste de la délicate question de la transition entre paganisme et christianisme, une transition dans laquelle, selon la vision de Cumont, les religions orientales jouèrent un rôle déterminant, en introduisant une sorte de révolution morale et spirituelle dont le christianisme retira les fruits. Le succès de ce volume, traduit en anglais, en allemand et en italien – il fut recensé en 1913 par Mussolini lui-même10 –, marqua le début des tracasseries pour Cumont. Les milieux cléricaux lui reprochèrent d’avoir placé le christianisme dans une perspective historique qui avait pour conséquence de sous-estimer, voire de nier sa singularité et sa supériorité. Cumont fut pratiquement présenté comme un esprit subversif, auquel il n’était guère opportun d’offrir une trop vaste tribune universitaire. Le Père Lagrange lui-même publia, en 1910, un compte rendu qui reconnaissait certes les mérites scientifiques des Religions orientales, mais qui dénonçait surtout une série de distorsions11, en particulier le fait qu’« on retire de sa synthèse l’impression que le paganisme s’était haussé au niveau du christianisme ». Pour Lagrange, les religions orientales étaient simplement une aberration, sans aucun rapport avec le christianisme. Ces prises de position font écho au climat anti-moderniste : l’étude scientifique de l’histoire du christianisme, même indirectement – car Cumont se défend, dans son Introduction, de vouloir en traiter – est très mal vue. L’histoire des religions est considérée comme un cheval de Troie qui menace la théologie12. Sans être un véritable moderniste, Cumont paya donc chèrement son engagement d’historien des religions non confessionnel et ses amitiés modernistes, notamment son rapport avec Loisy et sa participation à la Revue d’histoire et de littérature religieuses. Concrètement, en 1910, tandis que sa Faculté l’avait unaniment désigné pour prendre la succession du cours d’Histoire romaine, le très catholique Ministre belge de l’éducation lui refusa cette chaire, ce qui entraîna sa démission. Deux ans plus tard, il choisit de vivre entre

. Dans une lettre à la Marquise Arconati-Visconti, du 3 août 1912, à propos d’une affaire de corruption, il écrit : « On se sentait embourbé dans le marécage clérical, et c’était comme un égout nauséabond dont on aurait écumé la fange ». 10. Cf. C. Bonnet, « “Noi ora conosciamo il male di cui morirono gli dei della vecchia Roma” : la réception des “Religions orientales dans le paganisme romain” de Franz Cumont », Hormos 3-4 (2001-2002), p. 247300. 11. Cf. M.-J. Lagrange, « Les religions orientales et les origines du christianisme, à propos de livres récents », Le Correspondant, 25 juillet 1910, repris dans les Mélanges d’histoire religieuse, Paris 1915, p. 69130. 12. Cf. F. Cumont, « L’histoire des religions », Le Flambeau 18 (1935), p. 291-294 ; voir aussi « Message de Franz Cumont », L’Antiquité classique 16 (1947), p. 22-26.

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Le « Saint-Piège » : les milieux romains Paris et Rome et, dans une lettre à Loisy du 16 juin 1913, il se définit comme « l’épave d’un naufrage ». En quoi la corrrespondance entre ces deux hommes éclaire-t-elle le milieu romain ? Il y est fréquemment question de l’attitude du Vatican, du Pape envers la science et les questions politiques. Cumont et Loisy partagent une évaluation très négative du pontificat de Pie x. C’est pourquoi, lorsque Loisy, déjà excommunié, est nommé au Collège de France, en mai 1909, Cumont s’empresse de le féliciter, puis de le remercier pour l’envoi de sa leçon inaugurale13. Il tient à souligner la convergence entre leurs pensées. Permettez-moi de vous féliciter de vous être nettement dégagé dès ce début de tous les systèmes préconçus et de tous les exclusivismes qui menacent de dévoyer l’histoire des religions. J’ai particulièrement apprécié les idées directrices que vous formulez en termes excellents dans votre paragraphe iii. Elles s’accordent trop avec les miennes pour que je ne me sois pas réjoui de les voir exposer avec tant de force, de précision et d’élégance.

Dans le chapitre iii de son exposé, Loisy s’interroge sur le rapport entre science et foi : faut-il croire à une religion, ou y avoir cru pour la comprendre et donc en traiter ? « Vous avez le droit de savoir aujourd’hui quelle est ma pensée sur ces grands sujets », concède Loisy à son auditoire. Il ne peut être question d’indifférence ou de mépris : l’histoire des religions n’est pas « le récit des aberrations humaines en fait de croyances et de pratiques religieuses », ce n’est pas « une pure chimère » : c’est plus justement, « encore et toujours, l’aspiration de l’humanité vers un idéal, vaguement perçu et voulu, de société bonne et de conscience satisfaite ». « Elle rend témoignage à la réalité du bien moral, à ce que j’oserai appeler la signification morale de l’univers ». Ce qui anime le spécialiste des religions, c’est donc la sympathie envers tout ce qui est humain, sans exception, sans échelle de valeur. « Au fond, la science des religions ne peut servir aucune théologie particulière, et les théologies particulières sont incompatibles avec la science des religions ». À la même époque, Loisy s’efforce de relancer la Revue d’histoire et de littérature religieuse, qui doit être « une revue purement scientifique et historique »14 (31 juillet 1909). Il poursuit : Rien n’est plus loin de ma pensée que d’en faire, pour si peu que ce soit, un organe du modernisme catholique. Ce qui se passe actuellement dans l’Église n’intéresse la Revue que comme matière de fait. Et, pour mon compte personnel, je suis bien décidé à ne pas écrire un mot sur ce que pourrait être maintenant une réforme intelligente du catholicisme.

Il prend donc « ostensiblement la direction de la revue » et demande à Cumont d’y collaborer, ce qu’il accepte « de grand cœur », le 7 août 1909 : « sous votre direction et avec le programme que vous m’esquissez, elle introduira certainement dans les études d’histoire religieuse un esprit scientifique qui y fait trop souvent défaut »15.

13. A. Loisy, Leçon d’ouverture du cours d’histoire des religions au Collège de France, le 24 avril 1909, Paris 1909. 14. Concept rappelé dans la lettre du 11 septembre 1909 : « organe purement historique et critique – et large place aux cultes non chrétiens ». 15. Cf. la lettre de Cumont du 3 août 1912 à la Marquise Arconati Visconti : « Comme il se tue à soutenir ce périodique frappé de la malédiction du Saint Père, je ne veux pas causer sa mort en lui manquant de parole ».

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Corinne Bonnet En 1910, tandis que Cumont et Loisy discourent des travaux de Toutain, Wissowa et Reinach, l’affaire de Gand éclate. « C’est moi qui ai actuellement des difficultés avec mes supérieurs hiérarchiques», écrit Cumont le 20 février, établissant ainsi un parallèle entre ses propres vicissitudes et celles de Loisy. La solidarité de Loisy le touche : « solamen miseris socios habuisse malorum » et, le 1er août 1911, il s’exprime sur l’attitude de Lagrange : Lagrange est sans doute tenu actuellement de faire montre d’orthodoxie, même aux dépens d’autrui. C’est là un défaut de caractère, mais il a aussi une tare intellectuelle : c’est le manque de précision dans l’esprit et de logique dans les idées. Le seul volume de lui que j’ai lu d’un peu près est celui sur les cultes sémitiques. Il y règne une confusion exaspérante.

Et de conclure : « il est oiseux de combattre des idées fausses : l’important c’est d’en proposer de meilleures ». Le dialogue entre les deux hommes se nourrit des échanges de publications. Le 16 janvier 1911, Cumont réagit à l’envoi par Loisy de Jésus et la tradition évangélique : Cet ouvrage, nul mieux que vous ne pouvait l’écrire. Il sera pour le vingtième siècle – avec une érudition plus précise – ce que la Vie de Jésus a été pour le xixe. Ce que j’ai pu en lire jusqu’ici m’a passionnément intéressé.

Cumont ne cache pas le plaisir intense qu’il éprouve à lire Loisy : sa littérature est tour à tour qualifiée d’amusante, de profonde, de précise, de passionnante. L’entente est à ce point profonde qu’ils décident d’échanger leur portrait, une pratique singulière, mais qui n’était pas rare dans le monde scientifique. Loisy songe même à Cumont pour une chaire au Collège de France, ce qui l’honore, mais est impossible en raison de sa nationalité belge à laquelle il ne veut pas renoncer16. Pendant ce temps, Monseigneur Duchesne est menacé par le Vatican : Je ne pense pas que Duchesne prendrait légèrement une condamnation. Il m’a parlé à l’Institut de la nouvelle campagne dirigée contre lui et en paraissait fort ému.

La condamnation tombe cependant et Cumont la commente le 29 juillet 1911 : Je n’ai reçu aucun renseignement précis sur la condamnation qui a frappé l’Histoire de l’Église et les explications contradictoires des journaux ne sont pas de nature à éclairer beaucoup ma conscience. Je ne vois pas qu’il me soit interdit, à moi qui ne suis pas séminariste, de consulter cet ouvrage, et, si l’on s’en tient là, Duchesne s’en tirera somme toute à son avantage. Seulement Pie x s’en tiendra-t-il là ? S’il n’était pas dans un état de démence caractérisé (folie mystique combinée avec le délire des persécutions), il faudrait répondre oui sans hésiter, car une chose est certaine, c’est qu’une condamnation nuira surtout et toujours à ses auteurs.

Il renchérit le 20 février 1913 : Je suis d’avis que la condamnation de Duchesne fera beaucoup plus de tort à Rome qu’à lui-même. L’Église perd tout le bénéfice moral qu’elle pouvait retirer de la présence dans son sein d’un historien dont l’autorité était reconnue même par les mécréants. Elle proclame une fois de plus l’incompatibilité de la théologie et de la science.

En avril 1913, Pie x semble moribond :

16. La question reviendra sur le tapis en 1923, suite à la mort de Clermont-Ganneau, mais Cumont déclinera : « Je ne suis qu’un demi Clermont-Ganneau ».

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Le « Saint-Piège » : les milieux romains Duchesne ne sera pas le seul à se réjouir de la disparition de l’Unique qui, cette fois, semble bien être moribond. Il a fait peser sur l’Église une domination si rude et a nui si aveuglément à la science que son départ sera salué de toutes parts par un cri de soulagement.

La situation de Loisy n’est guère plus confortable. Voici ce que lui écrit Cumont le 4 août 1912 : Vous avez raison de ne pas laisser vos ennemis dénaturer les faits. Votre conflit avec Rome appartient à l’histoire. Ce n’est pas seulement votre personne qui est en cause ce sont des principes dont le conflit fait la grandeur de la lutte. Le pape actuel a commis, je crois, une faute énorme en n’utilisant pas vos services au profit de l’Église au lieu de vous en exclure. Je vous ai répété, je pense, le mot que me disait Söderblom à Upsal17 : L’Évangile et l’Église est la plus puissante apologie du catholicisme qui ait paru depuis Newman.

En mai 1913, Cumont reçoit un exemplaire des Choses passées : Je suis heureux de le posséder et pour lui-même et parce qu’il me vient de vous. “Farà un bel chiasso” me disait un Italien. Peut-être. Mais certainement c’est un livre qui passionnera et qui durera parce qu’il est éminement représentatif. Les hommes n’ont en général ni votre science ni votre religion, mais le drame poignant que vous leur montrez est celui de tous les catholiques à qui l’étude a fait perdre la foi de leur enfance.

Cumont parlait en connaissance de cause : Je n’ai point passé comme vous “par les labeurs, les coups, les prisons et les morts”, mais j’ai traversé, comme bien d’autres, une crise morale qui fut assez cruelle à un jeune homme de vingt ans affamé de certitude. Vous pouvez vous dire que vous n’avez pas souffert en vain pour votre idéal. Des luttes comme celles que vous avez soutenues, ne sont jamais inutiles, et en affirmant et maintenant malgré toutes les pressions et tous les déchirements, les droits de la recherche historique vous aurez contribué à leur triomphe. La vieille théologie, dont l’aveuglement dans votre récit apparaît presque comique, finira-t-elle par s’apercevoir que sa position est intenable ? Le régime d’oppression intellectuelle qui règne aujourd’hui dans l’Église la réduirait à l’impuissance. Que fait le grand Institut Biblique créé par Pie x et dirigé par les Jésuites ? Il travaille autour de la Bible parce que s’il faisait autre chose sa critique se heurterait imméditament à une tradition sacro-sainte. Mais même si l’Église romaine comme la grecque s’ossifiait irrémédiablement, le mouvement de rénovation que vous avez largement contribué à provoquer s’achèverait, de même que votre propre vie, en dehors d’elle. Le modernisme a été étouffé en Italie : mais les études d’histoire religieuse sont véritablement nées de lui. C’est ce que montre bien Salvatorelli dans un article de la Cultura Contemporanea que je lisais hier18. Le résultat le plus certain d’exclusions comme celle dont vous avez été frappé, c’est de renforcer l’armée grossissante des incrédules ; et j’appliquerais volontiers à Pie x le mot : l’homme s’agite et Dieu le mène – c’est-à-dire le mène droit où il ne voudrait pas aller.

17. Sur Söderblom, cf. C. Bonnet, Correspondance, op. cit., p. 521-522 ; sur le voyage de Cumont en Suède en 1911, cf. F. Cumont, Astrologie et religion chez les Grecs et les Romains, édition préparée par I. Tassignon, Bruxelles-Rome 2000, p. 5-15. 18. Cf. L. Salvatorelli, « Gli studi religiosi in Italia e l’opera di Baldassare Labanca », La Cultura contemporanea 5 (1913), p. 65-104, repris dans Saggi di storia politica e religiosa, Città di Castello 1914, p. 227-265. Sur L. Salvatorelli, cf. mon étude citée à la note 12, avec toute la bibliographie le concernant.

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Corinne Bonnet Sur le débat relatif au christianisme contemporain se greffe une réflexion sur le christianisme primitif. Cumont et Loisy réfléchissent ensemble sur l’apport des religions dites à mystères : la question est au fond celle de la continuité ou de la rupture entre paganisme et christianisme, entre l’Orient de Mithra et l’Occident chrétien. Voici comment Cumont raisonne à ce sujet en juin 1913 : Cher ami, Vous avez bien raison. Le christianisme n’a pas imité les mystères, il a prétendu les dépasser. Il a eu la volonté plus ou moins consciente d’opposer à leurs rites de salut d’autres rites, semblables mais plus efficaces. Il n’y a pas eu reproduction, mais transposition. Vous rendrez service en formulant nettement vos idées : même les théologiens allemends finiront peut-être par les comprendre.

En juillet 1914, Cumont explicite sa démarche : L’essentiel est de faire pénétrer dans les cerveaux des théologiens l’idée que les cultes païens ont agi sur le christianisme dès l’âge apostolique. L’inspiration divine, qui fait parler le mystique de Tarse était-elle réelle ou illusoire, c’est là une question de foi ou de métaphysique qui pour les historiens, que préoccupent les faits terrestres, n’a qu’une importance secondaire. Que les dévôts croient pourvu qu’ils écoutent.

Comme l’a bien souligné A. Rousselle19, en matière de mystères et de sacrifices gréco-orientaux, Loisy considère Cumont comme sa référence. Il ne cesse de confronter ses idées avec les siennes, y compris sur l’apport des études ethnographiques et des travaux de Durkheim qui laissent Cumont franchement perplexe. Les sociologues, à ses yeux, ne comprennent rien à l’histoire. Çà et là, Loisy s’informe, sur un ton badin et ironique, de la situation au Vatican : « Vous me donnerez des nouvelles du pape. On dirait que son activité intellectuelle est des plus réduites, bien qu’il soit en bonne santé » (7 juillet 1913). « Comment va le Saint-Père ? Aurez-vous bientôt le divertissement d’un conclave ? Il me semble que l’Église s’ennuie, et qu’un changement de pape ne lui ferait pas de mal » (16 novembre 1914). C’est le moment où éclate l’affaire Delehaye, avec l’interdiction des Légendes hagiographiques dans les Séminaires, un épisode que B. Joassart a bien analysé20. Cumont suit l’affaire de très près : Je vous ai déjà exprimé comme Père des Pètes de Mithra mon opinion favorable sur votre théologie, mais j’ai omis de vous donner des nouvelles de mon collègue du Vatican. Il ne semble pas disposé pour l’instant à nous offrir la distraction d’un conclave, car il préside à de pompeuses cérémonies et continue de faire une guerre vigoureuse à tout ce qui a le foetor modernicus. Vous aurez vu dans le journal officiel du St Siège la condamnation subreptice du Père Delehaye (18 novembre 1913).

Cumont précise les dessous de l’affaire : La Compagnie de Jésus tout entière frémit d’indignation, mais la consigne donnée est le silence. Ce qu’il y a de plus piquant c’est que Delehaye est précisément candidat à l’Académie de Belgique. Son élection paraît certaine le 1er décembre, et des francs maçons vengeront ainsi les injures faites à Rome à un jésuite. Ce petit incident doit plutôt ennuyer le cardinal Mercier qui est directeur, cette année, de l’Académie et qui prépare sa candidature au prochain conclave. Et voilà le dernier potin de la Ville éternelle.

19. A. Rousselle, « Cumont, Loisy... », op. cit., p. 577-598. 20. B. Joassart, Hippolyte Delehaye. Hagiographie critique et modernisme, Bruxelles 2000.

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Le « Saint-Piège » : les milieux romains La guerre est aux portes, mais la répression ne faiblit pas. Loisy écrit à Cumont le 11 janvier 1914 : Renan a dit quelque part que l’Église, quand elle se verrait tout à fait menacée, deviendrait enragée. On pourrait supposer que cela commence. Et ce n’est probablement pas prêt de finir, quel que soit le successeur de Pie x.

C’est pourquoi il est important de continuer à résister, notamment avec la Revue : « Je ferai durer cette machine tant que je pourrai, quoi qu’il m’en coûte », prometil. En mai 1914, il est question des tracasseries que subit Dom Cabrol ; Cumont les attribue à « une camarilla qui gouverne au nom d’un pape ramolli ». Les Romains, sceptiques et indolents, attendent donc patiemment le conclave « qui amènera une réaction libérale ». De même, les Jésuites commencent à s’opposer nettement aux intégraux. Ils sentent le péril de l’obscurantisme [...] et se préparent à être, avec le nouveau pape, pour la science et contre la délation. Mais, disent les traditionnalistes impénitents, dès qu’on relâchera du principe d’autorité et de la rigueur doctrinale, l’esprit moderne bouleversera tout et ce sera, selon la prophétie, le pontificat de l’ecclesia depopulata.

En 1914, le dialogue entre les deux hommes se focalise sur Paul, qui occupe Loisy et que Cumont redécouvre à travers lui. « Votre pénétrante analyse de la doctrine paulinienne me l’a fait pour la première fois comprendre », écrit-il le 11 mai. Il loue « la grandeur mystique d’une puissante conception du salut qui dépasse de beaucoup celle de toutes les sectes païennes », sans jamais se défaire des réflexes de l’historien qui l’induisent à reprocher à Loisy de ne pas tenir suffisamment compte de la diachronie : « vous considérez la doctrine de Paul comme un tout une fois donné »21. Loisy n’accepte pas cette critique et décrit Paul en ces termes : « Cet homme était la tête la moins logique du monde. Quand il a l’air de raisonner, ce sont seulement des idées ou des mots qui se battent dans son cerveau ! » (24 mai 1914) et il conclut très lucidement à propos de Paul et de Jésus : « Ils appartiennent à l’histoire en entrant dans leur mission ; et on ne sait pas très bien d’où ils arrivent ». La publication, en 1916, de son commentaire aux Galates, est l’occasion d’évoquer Renan, dans une lettre du 15 juillet : Je suis stupéfait de trouver Renan si timide. C’est un conservateur méconnu. L’Église aurait dû lui ériger des statues. [...] Sa critique des textes est presque enfantine. Ce fait n’est pas aussi consolant qu’on pourrait croire. Car si quarante ans ont suffi pour user Renan, il n’en faudra pas tant pour vieillir mes petites histoires22.

Ce à quoi Cumont répond, sur une carte non datée : « Soyez sûr que votre exégèse durera plus que celle de Renan. Il a construit dans les airs et vous sur le roc ». Benoît xv succède à Pie x en 1914. De son observatoire romain, le 5 février 1915, Cumont porte un premier jugement sur le nouveau pontife et son attitude face aux envahisseurs allemands : On n’est pas content du pape en France, on n’en est pas plus satisfait en Belgique. Il n’a pas trouvé les paroles qui vont au cœur, affirmé la haute indépendance de l’Église comme puissance morale, flétri les crimes que ne peuvent excuser aucune nécessité

21. Cf. A. Rousselle, « Cumont, Loisy... », op. cit., p. 597. 22. Cela dit, en 1923, Loisy l’appelle « saint Renan ».

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Corinne Bonnet politique, aucun dessein militaire [...]. Il a préféré s’asseoir dans une loge pour écouter les acteurs. Nous le lui pardonnerons difficilement, dévôts comme mécréants.

Loisy partage substantiellement ce point de vue, dans sa réponse du 9 février : Vous savez ce que je pense de Benoît XV. En se proclamant neutre il a montré que la papauté n’est plus qu’un débris de pouvoir politique et n’est plus à compter comme une autorité morale [...]. Il s’est avéré que le pape n’est rien eu égard à l’essentiel de notre bien spirituel, disons de notre religion. Ainsi soit-il [...]. Au fond, la curie romaine n’a ni le sens profond du droit ni l’idée vraie de l’humanité ; c’est pourquoi le pape est incapable de représenter l’un et l’autre.

Cumont revient sur le sujet le 13 avril : Voila les préoccupations qui semblent guider la curie romaine, dans un conflit où tout l’avenir du monde est en jeu, qui n’est pas seulement la lutte contre l’hégémonie d’une race mais contre une conception anti-chrétienne du droit et de la justice. Tous ceux qui approchent le nouveau pape et sont capables d’un jugement critique, sont d’avis que c’est un esprit médiocre, que ses vues sont courtes et qu’il ne voit guère au delà de l’horizon diplomatique.

Dans une lettre du 31 juillet, Loisy renchérit : Sans doute est-il écrit quelque part que le pape doit apparaître jusqu’à la fin comme inférieur à la situation. Je crois bien qu’il ne faut pas s’en prendre à lui et que c’est l’institution même de la papauté qui apparaît simplement ce qu’elle est, au-dessous de toutes les exigences actuelles de l’humanité. La crise présente fait ressortir cette infériorité, mais elle ne l’a point créée. Même un pape de génie serait aussi impuissant que Benoît xv, à moins de révolutionner la papauté. Mais la papauté peut-elle être révolutionnée sans cesser d’être ? [...] Le Siège de Pierre est désormais vide bien qu’un fantôme de souverain sans État fasse mine de s’y asseoir de temps en temps pour prononcer des paroles mortes.

La guerre bat son plein et Loisy, à Ceffonds, risque d’« être englobé dans la bataille de la Marne ». L’horizon romain devient moins prégnant et l’attention se déplace du modernisme vers la lutte contre les prétentions hégémoniques de la Kultur allemande. Une lutte à laquelle Loisy apporte sa contribution avec Guerre et religion, (deux éditions en 1915). Il redoute un effort du cléricalisme et de la réaction sous couleur de nationalisme anti-allemand. On a déjà dénoncé çà et là tant le modernisme que la critique biblique comme des infiltrations allemandes. Je n’aurais pas été fâché de voir se former une petite armée de savants français qui n’auraient répudié les travers du germanisme que pour se mieux camper sur le terrain de la vérité (15 mars 1915).

Sur le front catholique, Cumont prévoit, le 9 mars 1915, de grands changements : « le pape devra bientôt compter avec les successeurs de Photius réinstallés à Sainte Sophie », une argumentation qui ne convainc toutefois pas Loisy, comme en témoigne sa réponse du 15 mars : « Il est de moins en moins probable que cette guerre finisse en victoire catholique. La chute de l’Islam que les papes ont si longtemps souhaitée, ne profitera qu’aux schismatiques » ; quant aux Italiens, «prétendus héritiers de tout l’empire [romain] », ils « ont surtout des prétentions sans limites, et un appétit de domination que ne soutiennent pas, tant s’en faut, les qualités de la Rome antique [...]. Il ne faut pas les aider à se rendre insupportables ; ils le sont déjà suffisamment, et par eux-mêmes et par ce qui subsiste de la papauté ».

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Le « Saint-Piège » : les milieux romains Qu’en est-il en revanche des adversaires de la Papauté en Italie ? Les sciences religieuses y ont connu un développement plus lent et plus difficile qu’ailleurs. L. Salvatorelli l’avait déjà souligné en 191423 ; N. Spineto l’a rappelé récemment24. Ce retard tient aux rapports particuliers que l’Italie a toujours entretenu avec le Vatican et à la difficile séparation entre l’État et l’Église. Tous les enseignements religieux étaient initialement dispensés dans les Facultés de théologie, mais, après leur abolition en 1873, ces cours émigrèrent vers les Facultés de philosophie et lettres, un transfert qui n’était pas obligatoire, de sorte que deux chaires de sciences religieuses, seulement, furent instituées, à Naples et Rome. Les pouvoirs politiques se méfiaient unanimement de l’histoire des religions. Le courant moderniste se trouva donc, en Italie, face à un sous-développement culturel encore plus grave que dans le reste de l’Europe. Les regards de ses représentants – Minocchi, Fracassini, Genocchi, Murri, Turchi, Semeria, Buonaiuti25 – se tournèrent donc vers la France et l’Allemagne. Les idées de Loisy notamment suscitèrent un vif enthousiasme, l’exégèse traditionnelle n’étant nullement armée pour contre-argumenter. Mais la chape de plomb vaticane était à ce point sensible en Italie que le modernisme y devint, plus encore qu’ailleurs, une « réalité étouffée et en partie secrète [...] pour éviter la marginalisation et la répression curiale »26. Or, Cumont était en correspondance avec trois importants modernistes italiens : Turchi, Semeria et Buonaiuti, une correspondance modeste dans ses proportions et sa portée27. On conserve à Rome 14 lettres de Buonaiuti, entre 1916 et 1932 ; 2 lettres de Turchi, de 1929 et 1930 ; et 4 de Semeria, en 1912 et 1913. À l’époque, Semeria (1867-1931), un barnabite lié d’amitié avec Loisy, Minocchi, Murri et von Hügel, qui avait publié des ouvrages sur l’Église primitive et sur Paul, vivait en exil à Bruxelles (1912-14) où Cumont l’avait introduit dans les salons aristocratiques et lui envoyait des livres. Les rapports avec Turchi et Buonaiuti concernent essentiellement la Rivista di scienza delle religioni, née en 1916, sans l’approbation ecclésiastique, mais il est aussi question du Manuale di storia delle religioni publié par Turchi en 1912 et réédité en 1922, dont Cumont fit un compte rendu dans la Revue belge de philologie et d’histoire28. Comme il avait jadis soutenu la RHLR de Loisy, Cumont apporta sa prestigieuse contribution à la Rivista de Buonaiuti, avec un article dans le second fascicule29. Le 12 avril 1916, la revue fut cependant condamnée et ses quatre rédacteurs furent suspendus a divinis. Cette mesure ne fut levée que le 13 juillet, après qu’ils eurent prêté

23. L. Salvatorelli, « Gli studi religiosi... », op. cit., p. 65-104. 24. N. Spineto, « L’histoire des religions en Italie entre la fin du xixe siècle et et le début du xxe siècle », dans Franz Cumont et la science de son temps, A. Rousselle éd., op. cit., p. 599-609. 25. Sur Buonaiuti, figure de proue du modernisme italien, cf. F. Parente, « Buonaiuti, Ernesto », Dizionario biografico italiano, 15, 1972, p. 112-122 ; Giordano B. Guerri, Eretico e profeta. Ernesto Buonaiuti, un prete contro la Chiesa, Milan 2001 ; voir aussi D. Cesarini, « Buonaiuti “esoterico” nelle lettere inedite a Luigi Salvatorelli », Convivium Assisiense IV (2002), p. 61 sqq. ; sur la correspondance avec Loisy, M. Guasco, Alfred Loisy in Italia, Turin 1975. 26. A. Riccardi, « Émile Poulat, le catholicisme italien et Rome », dans Un objet de science, le catholicisme. Réflexions autour de l’œuvre d’Émile Poulat (en Sorbonne, 22-23 octobre 1999), V. Zuber dir., Paris 2001, p. 180-191, en part. p. 181. 27. Il faut cependant tenir compte du fait que ces personnes pouvaient se rencontrer puisque Cumont habitait à Rome. 28. Cf. RBPh (1922), p. 563. 29. F. Cumont, « Il culto dell’Eufrate nell’epoca romana », Rivista di scienza delle religioni (1916), p. 9399.

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Corinne Bonnet le serment anti-moderniste. En 1919, Buonaiuti fonda une nouvelle revue, Religio, dont Turchi était le directeur, avec l’approbation des autorités ecclésiatiques. Mais elle s’interrompit dès 1920, après que Buonaiuti eut publié un article sur Paul – encore lui ! – qui lui valut, le 14 janvier 1921, d’être excommunié et suspendu a divinis, mesure à nouveau révoquée quelques mois plus tard. Le couperet finit par tomber en 1923, lorsque toutes ses œuvres furent mises à l’Index. Buonaiuti lança néanmoins une nouvelle revue en 1925 : Ricerche religiose, qui fut immédiatement condamnée. Finalement, en décembre 1926, l’auteur des Lettere di un prete modernista fut excommunié et déclaré vitandus, comme l’avait été Loisy seize ans plus tôt. En dépit des vicissitudes de Buonaiuti et de celles de ses “créatures” par trop mortelles, on peut considérer que celles-ci apportèrent une contribution significative, voire décisive au progrès des disciplines historico-religieuses en Italie. Elles furent une tribune et simultanément la manifestation concrète de la maturation d’un secteur de la vie intellectuelle trop longtemps négligé. On n’oubliera pourtant pas que le monde laïc, avec notamment Croce et Gentile, manifesta une nette opposition au modernisme et même à l’histoire des religions30. Les lettres de Buonaiuti à Cumont montrent avec quelle sollicitude Cumont s’efforça de mettre sa réputation au service de la « bonne cause ». Buonaiuti mêle aux expressions de gratitude quelques épanchements sur le destin malheureux de ses revues, sur la déception que génère la condamnation du Vatican, le tout dans un climat de guerre dont il est aussi question. Par une lettre du 14 juin 1916, nous apprenons que Cumont a tenu à mettre Loisy au courant des difficultés que rencontre Buonaiuti, ce qui a valu à Buonaiuti une lettre de soutien de Loisy. Fort de tels appuis, Buonaiuti poursuit son combat : il voudrait prouver au Vatican que la science des religions a sa place dans la culture moderne et il travaille à ce projet avec Salvatorelli et Pettazzoni. Il est pour sa part convaincu qu’une action au sein même de l’Église sera plus utile que du dehors. Si, dans la correspondance Cumont – Loisy, du moins jusqu’à la Première Guerre Mondiale, il n’est guère question de Buonaiuti, on sait par les Mémoires de Loisy que son jugement sur les modernistes italiens était assez cinglant31. Un mot, enfin, de Monseigneur L. Duchesne (1843-1924), le « mentor des débuts » de Loisy et le maître de Cumont, qui légua à l’Academia Belgica de Rome son masque funéraire. Les quelques lettres de Duchesne à Cumont concernent exclusivement le projet de corpus épigraphique grec chrétien, dans la dernière décennie du xixe siècle, puis elles s’interrompent totalement. Est-ce parce que les deux hommes se rencontraient à Rome et Paris ? On pourrait aussi penser que, comme pour Loisy et pour la Marquise Arconati Visconti, Cumont a retiré et peut-être détruit ces lettres. On aurait aimé pouvoir mieux comprendre en quoi consistait les « deux butoirs mobiles » – selon l’expression d’Émile Poulat32 – qui empêchèrent Duchesne d’aller « au bout de sa science ». Une attitude que Loisy a maintes fois dénoncée dans ses Mémoires, mais dont on aurait voulu savoir comment Cumont la percevait.

30. À ce propos, cf. l’article cité à la note 10, avec toute la bibliographie et une analyse approfondie de cette situation. 31. A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, 3 vol., É. Nourry, Paris 1930-1933, vol. II, p. 407 ; vol. III, p. 234, 380, 519-520. 32. É. Poulat, Modernistica, horizons, physionomies ; débats, Nouvelles Éditions Latines, Paris 1982, p. 149.

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Le « Saint-Piège » : les milieux romains Cela dit, il est souvent question de Duchesne dans le reste de la correspondance de Cumont, notamment dans les lettres d’une cousine éloignée, Cécile Le Covec, bretonne comme Duchesne, qui nourrissait pour le prélat une grande admiration et une profonde affection, au point d’en rédiger une brève biographie. On conserve d’elle 118 lettres à Cumont, entre 1906 et 1927, date de sa mort. Il y est pratiquement toujours question de Duchesne. Quant à la Marquise Arconati Visconti, elle était la fille d’Alphonse Peyrat, grand journaliste et homme politique de la iiie République. Restée veuve d’un Marquis italien, elle tint plusieurs salons à Paris et Gaesbeek, un château situé aux portes de Bruxelles33. L’intelligentzia libérale et anti-cléricale s’y réunissait régulièrement, notamment Morel-Fatio, Joseph Reinach, Lefranc, Monod, Pirenne, Loisy et Cumont. Dreyfusarde acharnée, amie des lettres et de la raison critique, la Marquise considérait Cumont comme son fils. Or, on conserve à Paris d’une part, à Gaesbeek de l’autre, des centaines et des centaines de lettres, souvent brillantes, qui fournissent un témoignage très intéressant sur le monde politique et intellectuel de l’époque, notamment sur le Vatican, sur Duchesne et sur Loisy, qui entretint lui-même une correspondance dense avec la Marquise. Il semble même que Cumont et Loisy se soient rencontrés pour la première fois chez elle. Cumont traite souvent, dans ces lettres, de la répression romaine contre Loisy, Duchesne, Lagrange ; il met en parallèle Renan et Loisy, Loisy et Voltaire ; il fait part des réactions de Duchesne, des projets d’Houtin ; il évoque les malheurs des modernistes italiens et de leurs revues. Il est « criminel d’écrire pour un recueil qui prétendait placer sur le même pied les superstitions des sauvages et la religion catholique », conclut Cumont (lettre non datée ; 1916) qui s’amuse à raconter à la Marquise « des histoires romaines », mais « pas celle que j’étudie officiellement », précise-t-il (7 mai 1913). Plus encore que dans la correspondance avec Loisy, davantage scientifique, il est question de la curie, des rapports entre le Vatican et le monde politique italien, des personnes que le pape rencontre, de sa santé, des perspectives de conclave. Lorsque Duchesne est condamné, Cumont se montre très affecté par les conséquences de ce jugement (lettre non datée ; 1912) : Il voit s’effondrer dans sa vieillesse les illusions de toute sa vie. Il a cru pouvoir réconcilier la critique historique avec la théologie romaine. On lui signifie brutalement qu’il s’est trompé. L’orthodoxie médiévale n’admet aucune concession à l’esprit moderne. Comme je l’écrivais à Duchesne, la sentence qui proscrit son œuvre nuira beaucoup plus à Rome qu’à lui-même. Mais ceci n’est pas pour le consoler, car ce qu’il a tenté, c’est précisément de servir l’Église en purifiant son esprit de quelques-unes de ses tares traditionnelles. On a méconnu ses intentions, attaqué sa méthode, diffamé son caractère et cette vieille bête de Pie x a frappé comme un sourd le “moderniste” suspect de rébellion – ce pape fera toujours la joie de ses ennemis –. Maintenant que décidera Duchesne ? Si on ne lui demande qu’une soumission vague, une renonciation en bloc aux erreurs que contient son livre, il y souscrira certainement. Cela ne l’engagera à

33. Sur la Marquise Arconati cf. notamment G. Baal, « Jaurès et les salons », dans Jaurès et les intellectuels, M. Rebérioux et G. Candar éd., Paris, 1995, p. 91-118 (avec bibliographie antérieure) ; S. Gola, Un demisiècle de relations culturelles entre l’Italie et la Belgique, t. 1, Bruxelles-Rome 1999, p. 28-85 (sur la présence de la famille Arconati Visconti en Belgique) ; J. Stengers, « Une intellectuelle misogyne, la marquise Arconati Visconti », dans Femmes de cultures et de pouvoir. Liber Amicorum Andrée Despy, Bruxelles 2000, p. 211-225.

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Corinne Bonnet rien. Mais si l’on exige une rétraction de certaines affirmations particulières, je ne crois pas qu’il y consente. Parmi ses ennemis, beaucoup certainement espèrent le mettre hors de l’Église, dont il est l’enfant terrible, mais ce serait une faute si éclatante, dont le retentissement serait si fâcheux que même l’entourage du pape doit en apercevoir les dangers.

Bref, « en mettant Duchesne à l’index le pape s’est mis l’index dans l’œil». Intéressante aussi la lettre que, le 17 octobre 1909, Loisy écrit à la marquise à propos de Salomon Reinach qui insiste à l’appeler « Monsieur l’abbé » : Je lui ai expliqué très nettement ma situation, disant que je n’avais pas du tout la prétention assez ridicule d’être catholique et prêtre malgré le Pape, et que je restais où Pie x m’avait mis, hors de l’Église.

Et il ajoute : je lui remontrai tout simplement que je ne suis pas dans le cas d’un officier en disponibilité ; que ce n’est pas par une soumission illogique à la condamnation romaine que je ne prétends pas retenir la qualité de prêtre, mais parce que ma place n’est pas dans le catholicisme tel qu’il est et tel qu’il restera ; enfin que l’on n’est pas ministre d’une Église malgré elle et malgré soi.

Loisy fournit enfin une explication intéressante de l’animosité de Reinach à son égard : Il n’a pas encore digéré ma nomination [au Collège de France] et il aurait continué à me décerner les plus grands éloges si j’avais bien voulu me poser en chef du modernisme catholique, menant directement campagne contre le catholicisme officiel, au lieu de venir au Collège de France en savant indépendant. Mais je n’ai jamais fait profession de réformateur ; j’ai fait pour l’Église ce que j’ai pu tant que je lui ai appartenu, elle m’a remercié un peu vivement de mes services, et je ne lui dois plus rien. Personne ne hait l’Église plus profondément que S.R.

Bien d’autres noms présents dans la correspondance Cumont pourraient encore être évoqués, comme celui de Paul Lejay – 26 lettres entre 1896 et 1920 –, figure insigne du modernisme français, qui a vécu un peu dans l’ombre de Loisy et contre lequel l’Église s’est littéralement acharnéee, même longtemps après sa mort, comme en témoignent les carnets Baudrillart, récemment publiés34. Mais l’essentiel était d’indiquer des pistes qui, par le biais des correspondances scientifiques et privées, permettent d’approfondir notre connaissance des réactions des milieux intellectuels face au modernisme.

34. Cf. Les carnets du Cardinal Alfred Baudrillart, édités par P. Christophe, 9 vol., Cerf, Paris 1994-2003.

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Histoire d’une amitiÉ : Maude Petre et Alfred Loisy Ilaria Biagioli École Pratique des Hautes Études, Paris

Émile Poulat a écrit que le « mouvement moderniste n’a vraiment compté qu’une seule femme, Miss Petre », qui devait, « sans défaillance jusqu’à sa mort – survenue en 1942, à l’âge de 79 ans –, demeurer fidèle à ses espérances modernistes ». Seule femme ou pas dans cette expérience, elle a eu un rôle important dans le mouvement, même si ce rôle a parfois été joué en coulisses. Elle a été à la fois confidente et témoin de grands protagonistes, qui ont vécu le drame de la crise moderniste. Ensuite, elle est devenue l’historienne et le dépositaire d’une mémoire qu’elle n’a jamais cessé de transmettre, car le modernisme (ce terme qu’elle emploie avec « a sense of inner protest, because it has been given a denominational character which it never possessed ») ou plutôt, ces hommes très différents qui ont pris part au mouvement, ont eu une qualité en commun : it was the common quality of hope; hope that the Church would not repudiate the truths of science and history; hope that their own labours might conduce to this cause ; hope, more than hope, that the spiritual essence of dogma would survive all assaults of unbelieving criticism ; hope in the indestructibility of faith and its capacity for the absorption of all human truth and knowledge.

Espoir, foi et connaissance, mots clés pour Miss Petre qui a cherché jusqu’à la fin de ses jours à les réconcilier. Nœud d’un réseau intellectuel qui se déroule à travers l’Europe et au delà des frontières du catholicisme, elle connaît très bien, entre autres, Buonaiuti, Fogazzaro, Sabatier, von Hügel, Lilley, Bremond, et évidemment Tyrrell. Elle trouve en Loisy l’un de ses interlocuteurs privilégiés, un maître et un confident dont elle suit, en y participant activement, les succès et chutes, comme l’attestent ses écrits privés et publics : les lettres qu’elle lui écrit, son journal intime, les sujets de certaines de ses publications, les comptes rendus de ses ouvrages, la place qu’elle lui réserve à la fin de sa vie dans le volume Alfred Loisy. His Religious Significance.

. É. Poulat, Critique et mystique. Autour de Loisy ou la conscience catholique et l’esprit moderne, Le Centurion, Paris 1984, p. 96. Cette communication est le résultat provisoire d’une recherche en cours. . Pour sa participation à la controverse moderniste, je me permets de renvoyer à ma communication, « Petre versus Peter : la crisi modernista di una cattolica credente », dans Il modernismo tra cristianità e secolarizzazione, A. Botti et R. Cerrato dir., QuattroVenti, Urbino 2000, p. 487-509 et aux deux monographies : C. F. Crews, English Catholic Modernism. Maude Petre’s Way of Faith, University of Notre Dame Press - Burns & Oates, Notre Dame (Ind.) 1984 ; E. Leonard, Unresting transformation. The Theology and Spirituality of Maude Petre, University Press of America, Lanham (Mic.) 1991. . M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious Significance, Cambridge University Press, Cambridge 1944, p. 40. .  Ibidem. . M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious..., op. cit.

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Ilaria Biagioli I. Printemps et hiver du modernisme Miss Petre connaît les écrits de Loisy par l’intermédiaire de Tyrrell et surtout par le baron von Hügel, qui la conseillait dans ses lectures en partageant ses découvertes intellectuelles. Plus tard, elle dira que Loisy avait exercé sur von Hügel une grande influence dans les premiers jours du mouvement moderniste et comme le baron « appliquait toujours sa dernière conviction comme pierre de touche aux autres esprits » par conséquent la foi en Loisy était devenue « la pierre de touche » pour ses plus proches amis, et pour elle-même. Loisy est pour elle une révélation : « Loisy nous livre tout ce qu’on voudrait dans la Bible », est son commentaire à La religion d’Israël10. Elle lit attentivement L’Évangile et l’Église11 : « I have been reading again carefully – dit-elle à Bremond –, L’Évangile et l’Église. Most of it is very convincing, though not quite all. I want to get at the radical distinction between his view of development and that of Newman, for I think there is one, but am not yet clear as to its nature »12. En 1902, Miss Petre écrit plusieurs études inspirées par ses lectures de Newman, qui soulignent la nécessité d’un questionnement à l’intérieur de l’Église. La lecture des livres de Loisy bouleverse ses idées et l’historien des religions devient le porteur principal des espérances de ce questionnement. Pour elle, c’est de plus en plus clair que distinguer ce qui est temporaire de ce qui est éternel dans la tradition religieuse chrétienne n’est pas un danger pour l’Église, c’est plutôt un moyen qui pourrait réconcilier la foi avec l’histoire et la théologie à travers le travail de bons ministres13. Un de ces ministres est évidemment Loisy. Il mérite d’assumer un rôle de premier plan dans la formation de nouvelles consciences. L’affaire Loisy est une occasion à saisir pour l’Église, mais le chemin ne paraît pas sans embûches. Loisy est déjà considéré un “danger” et Miss Petre descend pour la première fois dans l’arène : les « vrais ennemis » de la vérité spirituelle sont ceux « qui étouffent toute tentative de renouvellement [...] ceux qui aiment la tradition ne sont pas ceux qui la mettent à l’abri du dernier souffle de critique»14.

. George Tyrrell débute sa correspondance avec Loisy en le remerciant de L’Évangile et l’Église à la fin de 1902. . Cf. J. J. Kelly éd., The Letters of Baron Friedrich von Hügel and Maude D. Petre. The Modernist Movement in England, Peters, Leuven-Paris-Dudley 2003. . M. D. Petre, G. Tyrrell et F. von Hügel. Un modernisme de croyants catholiques, dans Congrès d’histoire du christianisme III, P.-L. Couchoud dir., Rieder-van Holkema & Warendorf, Paris-Amsterdam 1928, p. 234. Dès le début, le baron von Hügel tient au courant le P. Tyrrell et Miss Petre des malheurs de Loisy ; British Library (BL), Maude Petre’s Diaries, Add. Mss. 52373, 1er février 1903. . C. F. Crews, English Catholic Modernism..., op. cit., p. 115. 10. A. Loisy, La religion d’Israël, Letouzey et Ané, Paris 1901. 11. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, Picard, Paris 1902. 12. Bibliothèque nationale de France, Fonds Henry Bremond, don 34889, M. D. Petre à H. Bremond, 11 avril 1903. 13. M. D. Petre, « Unum Necessarium », Monthly Register septembre 1902, pp. 224-226 ; repris dans Ead., Catholicism and Independence. Being Studies in Spiritual Liberty, Longmans Green, London 1907. 14. M. D. Petre, « Human Love and Divin Love », Catholic World 74 (1902), p. 442. Elle ne se fait pas d’illusions : « Great trouble about “L’Évangile et l’Église” and fear that Loisy will be condemned », BL, Maude Petre’s Diaries, Add. Mss. 52373, 12 février 1903.

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Histoire d’une amitié : Maude Petre et Alfred Loisy L’espoir de Miss Petre est partagé. Un article de Demain, la revue moderniste de Lyon, remarque l’intérêt et l’attente suscités en Angleterre par l’attitude de la Curie romaine vis-à-vis de l’abbé Loisy : Il n’y a dans l’histoire aucun événement qui ait mieux fait voir sous quel angle le peuple anglais considère la méthode scientifique et la pensée religieuse à une période particulière de son développement. [...] L’Église romaine se trouve en procès devant le tribunal de la science et sa puissance de traiter avec le monde moderne doit être éprouvée par sa puissance de traiter avec l’abbé Loisy. On prétend que la faute d’avoir tardé si longtemps à reconnaître la méthode scientifique signifie en réalité que l’Église romaine a prouvé ainsi son entière impuissance et qu’elle a détruit pour toujours son prestige et son autorité dans la personne de ses représentants officiels. [...] On s’attendait donc naturellement, après l’erreur de l’Église anglicane dans le cas de Colenso, à ce que l’Église romaine saisît l’occasion de prouver qu’elle pouvait réussir dans le cas de l’abbé Loisy et qu’elle était capable de concilier avec la même dignité et la même précision les prétentions de la science et celles de la religion15.

À ce moment Maude Petre est encore, mais déjà avec quelques tensions, supérieure provinciale des Filles de Marie pour l’Angleterre et l’Irlande16. Elle craint que ses idées puissent scandaliser ses consœurs et songe à quitter son poste. Elle accueille chez elle Tyrrell et d’autres modernistes ce qui commence à faire du bruit et est à l’origine de premières dénonciations. À coté de son travail “d’écrivain catholique” – comme elle aimait le définir – Miss Petre se démène pour que les livres de Loisy soient connus en Angleterre. Elle en fait des comptes rendus et les utilise dans ses propres écrits, en proposant aussi, à plusieurs reprises, à l’auteur, des traductions de ses ouvrages en anglais, même si Loisy est plutôt réticent craignant de mauvaises traductions17. Miss Petre réfléchit sur les livres de Loisy et estime son travail scientifique, mais elle suit aussi de près, avec émotion, son cheminement de « devout Catholic priest » qui cherche à réconcilier ses convictions de savant avec celles de catholique malgré l’opposition de son Église18. Ce double plan, scientifique et personnel, caractérise l’attitude de Miss Petre envers Loisy tout au long de leur amitié et c’est le miroir de ce qu’ils vivent chacun de leur côté. Miss Petre a désormais de sérieux problèmes avec ses supérieurs. Au début de 1905, elle songe sérieusement à démissionner de ses charges auprès des Filles de Marie, elle en parle à Bremond, elle revient sur ses décisions, mais sa vie de religieuse ne durera plus longtemps. Peu après la publication de Catholicism and Independence19, elle rompt avec les Filles de Marie et débute une réflexion plus sereine sur le rôle de l’autorité religieuse et la liberté de conscience des catholiques. Un changement qui, même dans les moments les plus durs de la répression antimoderniste, lui fera apercevoir la possibilité de rester dans le catholicisme – qu’elle différencie de plus en plus de l’orthodoxie romaine – tout en gardant son indépendance de jugement. Elle passe

15. W.-J. Williams, « L’affaire Loisy et la situation religieuse en Angleterre », Demain 1 (1905), p. 6-7 ; Id., Newman, Pascal, Loisy and the Catholic Church, Griffiths, London 1906. 16. Supérieure locale de Londres (1896-1900), provinciale (1900-1905). 17. Bibliothèque nationale de France (BnF), Paris, fonds A. Loisy, Naf 15660, ff. 1-210, M. D. Petre à A. Loisy, 15 avril 1914 et 29 avril 1914. 18. M. D. Petre, Modernism, its failure and its fruits, T. C. and E. C. Jack, London 1918, p. 46. 19. M. D. Petre, Catholicism and Independence..., op. cit.

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Ilaria Biagioli de la nécessité d’être dans l’orthodoxie au besoin de la vérité et de la liberté de la recherche scientifique. Elle vit son départ de la communauté religieuse comme un douloureux chemin de libération de sa vie spirituelle. L’excommunication, qui arrive en 1910, en est un signe très douloureux. Elle s’en souvient dans son autobiographie spirituelle, elle l’avoue dans ses lettres aux amis. Mais, désormais, c’est un passage obligé. Loisy est un peu son modèle : c’est surtout la lucidité de sa conduite vis-à-vis de ses supérieurs après l’excommunication, qui font prendre à Miss Petre sa « first resolution to take a definite line even in external matters in regards to Church authority »20. Elle accepte d’être « martyrisée »21 tout en restant dans le catholicisme. Elle écrit pour la première fois à Loisy en février 1908. Elle lui avoue la grande importance qu’il tient dans sa vie intellectuelle et dans sa vie de croyante : Depuis longtemps, Monsieur, quoiqu’en silence, je suis fidèlement les étapes de votre vie de pensée, une vie si entièrement consacrée à la poursuite de la vérité, et qui a, pour cette raison, mérité tant d’épreuves et de persécutions. Je ne suis pas – et je ne serai jamais – une savante ; je suis, au contraire extrêmement ignorante ; mais j’ai l’amour de la vérité, et la ferme intention de l’accepter partout, et quoiqu’elle coûte. Moi j’ai pu me rendre compte, de par vos livres [...]. J’ai vu que les compromis étaient inutiles, et qu’il fallait savoir accepter tout – les vérités les plus pénibles – car, je vous avouerai franchement Monsieur, que ce sont ces vérités de pur fait historique, d’exégèse biblique, qui, pour moi ont été les plus bouleversantes et les plus pénibles. Un changement dans la conception des dogmes ne m’a jamais effrayée – quoique d’esprit j’ai toujours eu une certaine indépendance et quelque pouvoir de réfléchir – mais un changement dans la valeur et dans l’interprétation des faits mêmes d’Écriture Sainte sur lesquels on s’était appuyé, et qui avaient en partie, inspiré sa vie de prière, est bien autrement bouleversant. C’est vrai – n’est-ce pas ? – que vous autres exégètes vous nous faites bien souffrir, quoique nous ne vous en voulons pas, et, qu’au contraire, cela ne nous donne que plus de sympathie pour vos souffrances à vous. Aussi, depuis vos premiers troubles, que j’ai suivis de loin, je me suis dit, et j’ai pris la résolution, de ne plus m’arrêter, et de faire, dans mon petit domaine, ce que je pourrais faire sans craindre des condamnations. Et pour l’autre question – celle qui regarde l’attitude religieuse de son esprit à l’égard du Christ et de l’Évangile – il me semble que l’unique remède est la patience jusqu’à ce qu’on puisse s’orienter de nouveau – et si l’on reste fidèle à la vérité on ne pourra jamais craindre qu’elle nous rendra la vie finalement plus pauvre – mais le contraire. Comme nous payons chèrement les fantaisies et les inventions des autres. Je n’ai pas à vous dire, Monsieur, comme je suis en pleine sympathie avec vous dans votre critique des malentendus de l’encyclique22.

Et le 16 mars, quelques jours après l’excommunication de Loisy, elle lui exprime à nouveau ses sentiments : Il faut que je vous écrive un mot pour vous assurer de ma sympathie et de mon respect dans la nouvelle heure que vous subissez. Vous y étiez préparé, et heureusement de nos jours ces sentences restent plus au moins vides de signification. On avait fait tout ce qu’on pouvait vous faire, et nous ne sommes plus au Moyen Âge, où on pouvait y ajouter les conséquences pratiques. Dieu Merci. Enfin, Monsieur l’Abbé, je ne veux pas

20. M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious..., op. cit., p. x sq. 21. M. D. Petre, My Way of Faith, Dent, London 1937, p. 269. 22. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, 21 février 1908.

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Histoire d’une amitié : Maude Petre et Alfred Loisy employer beaucoup de mots, mais simplement ajouter une voix de plus à celles qui vous disent que le vitandus d’un certain monde est le venerandus d’un autre23.

L’admiration et l’estime sont réciproques. Dans ses Mémoires, Loisy se souvient d’avoir entendu parler pour la première fois de « cette femme d’une intelligence tout ouverte et de sens psychologique très pénétrant »24 en 1901. Précisément c’est dans une lettre de soutien de Loisy, que von Hügel avait écrit au Père Lepidi, qu’elle est cité entre les témoignages de plusieurs personnalités religieuses en faveur de ses travaux : Dom Butler, le P. Tyrrell, le P. Bremond. Loisy remarque : « Saluons bien respectueusement le nom de Miss Petre, c’est la première fois que nous la rencontrons, ce n’est pas la dernière »25. En effet, son nom revient dans les pages des Mémoires, et toujours avec une nuance de respect et d’estime26. Loisy rappelle l’affaire de la mort de Tyrrell, avec toutes ses conséquences, comme la première fois où elle s’expose ouvertement dans le champ moderniste. Mais c’est surtout lorsque l’évêque de Southwark demande à Miss Petre une déclaration de soumission, l’acceptation sans réserve de Lamentabili et Pascendi, que Loisy montre ses sentiments de respect et d’admiration qui ne seront jamais mis en discussion. Il juge qu’on lui avait demandé la soumission à Pascendi pour l’empêcher d’écrire son livre sur Tyrrell. Miss Petre réplique à son évêque : D’abord je ne vois pas pourquoi on me demande, à moi femme et laïque, d’exprimer une opinion sur ces documents, quand je n’en ai ni parlé ni écrit. Pourquoi me demande-ton de faire ce qu’on ne demande pas aux autres ? [...] il n’y a pour moi-même qu’une manière de faire une telle déclaration, et c’est de déclarer que j’accepte ces documents, et les accepte effectivement, intérieurement et extérieurement, dans leur esprit comme dans leur lettre, de la première ligne à la dernière. Ce serait une action solennelle, et avant de donner à Votre Seigneurie ma réponse, qui sera sincère et vraie, j’espère que je puis, sans présomption, pose une question, à savoir : Votre Seigneurie m’assurera-t-elle, sous son autorité épiscopale, que chaque condamnation ou proposition contenue dans ces deux documents, sans une seule exception, est maintenue de fide et sera toujours, au même sens, de fide27 ?

Cette riposte fait conclure à Loisy : Voilà ce qui est parler. C’était même si bien parler que nulle réponse fut donnée à Miss Petre28 [...] Si tous ceux que l’on contraignait à prêter le serment antimoderniste avaient été capables de tenir un pareil langage, Rome eût été bien forcée d’en suspendre

23. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, 16 mars 1908. 24. A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, 3 vol., É. Nourry, Paris 1930-1931, vol. III, p. 128. 25. La lettre date du décembre 1901, ibidem, p. 78. 26. Il prend aussi la défense de Miss Petre à l’occasion de sa communication au Congrès d’histoire du christianisme, jubilée Alfred Loisy, en 1927, qui suscita des critiques dans Les Lettres : « il a osé caricaturer, dans sa prose, cette femme respectable entre toutes et universellement respectée» ; A. Loisy, Mémoires..., op. cit., vol. III, p. 542. 27. Ibidem, p. 208-209. Cf. « Une lettre ouverte di Miss Petre », Revue moderniste internationale 11 (1910), p. 411-415 et 12 (1910), p. 445-450. 28. Une réponse à Miss Petre dans « Il giuramento contro gli errori del modernismo », Civiltà Cattolica, 4 février 1911, p. 257-272 ; 18 février 1911, p. 419-432 ; 18 mars 1911, p. 656-669.

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Ilaria Biagioli l’application. Mais le catholicisme romain ne forme pas les consciences à un si grand respect d’elles-mêmes29.

Les Décades de Pontigny de l’été 1911, organisées par Paul Desjardins30, sont l’occasion pour Miss Petre et Loisy de se rencontrer personnellement. Loisy, faisant partie du comité d’organisation, avait invité Miss Petre à parler de Tyrrell, déjà lors de la première Décade, en 1910, consacrée aux crises de la conscience religieuse. Mais elle n’avait pas pu s’y rendre, étant entièrement dévouée à préparer l’autobiographie de Tyrrell31. Pontigny ouvre à Miss Petre, qui est déjà dans sa cinquantaine, une nouvelle saison “française”. L’amitié avec Loisy devient plus étroite, et elle se lie à Louis Canet et à la famille Desjardins32, qu’elle rejoindra presque tout les ans à l’occasion des Décades ou d’autres initiatives bénévoles. À la sortie de Choses passées33, Miss Petre écrit une longue et émouvante lettre à Loisy, pour lui confirmer toute son admiration et pour lui dire que ce n’est pas sans douleur qu’elle vit la séparation de ses amis “modernistes” de l’Église catholique : vous avez raison, bien raison, de raconter votre histoire, que d’autres sont si prêts à raconter de leur point de vue, et vous êtes, Monsieur, de ceux qui peuvent parler d’eux-mêmes sans parti pris et sans passions. [...] Vous avez bien pu deviner comme je reste attachée (malgré ma position ambiguë, et la résolution que j’ai formée depuis si longtemps de ne m’arrêter devant aucune condamnation), à la foi que j’ai nourrie des ma première enfance ; une foi qui a cohabité, aussi dès ma première enfance, avec un fonds de scepticisme toujours alerte. Donc, tout en respectant les actions et les motifs de ceux qui finissent par se séparer de conviction de la (cette) foi, cela m’est toujours, en même temps, comme une perte personnelle. [...] Cependant si j’en parle dans ce moment, ce n’est pas pour faire mon histoire, mais pour vous expliquer l’impression que je m’attends à recevoir de la lecture de vos souvenirs – impression mêlée d’admiration, d’entendement, de tristesse. Ah ! L’Église ! Qu’a-t-elle donc fait des meilleurs de ses enfants. Qu’a-t-elle fait de ce monde qui lui demandait secours dans ses besoins religieux et moraux ? L’Église et le Peuple me semblent comme deux grands Etres également coupables d’inspirer les dévouements et de victimiser ceux qui se dévouent – de prendre tout ce qu’on peut donner et puis de porter les donateurs à ses pieds34.

Malgré les tensions, l’Église est son berceau et Miss Petre y reste attachée, mais elle ne renoncera pas à raconter l’histoire de son point de vue, témoin privilégié de la crise religieuse de son temps.

29. A. Loisy, Mémoires..., op. cit., vol. III, p. 209-210. 30. Sur les décades de Pontigny et l’engagement culturel des organisateurs, Paul Desjardins et sa femme, A. Heurgon-Desjardins, Paul Desjardins et les Décades de Pontigny. Études, témoignages et documents inédits, PUF, Paris 1964 ; et plus récemment F. Chaubet, Paul Desjardins et les décades de Pontigny, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq 2000. 31. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, 6 mai 1910. Cf. A. Loisy, Mémoires..., op. cit., vol. III, p. 174, 190 sqq. 32. M. D. Petre, My Way of Faith, op. cit., p. 309 sqq. 33. A. Loisy, Choses passées, É. Nourry, Paris 1913. 34. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, [été 1913].

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Histoire d’une amitié : Maude Petre et Alfred Loisy II. D’une guerre à l’autre Déjà avant la guerre Miss Petre avait achevé son étude Modernism, its failure its fruits – qui ne sortira qu’en 1918 –, et demande à Loisy de relire le manuscrit car une large place lui est réservée au sujet de sa participation au printemps et à « l’hiver du modernisme »35. Dans le chapitre « Conscious Modernism », Miss Petre explique que le point de départ de Loisy est différent de celui de Tyrrell ou de l’école philosophique de Le Roy : « he did not, like them, begin with an effort to revivify religious thought within the Church, and thus open her gates to the fresh knowledge and ideas of the day; he began where they ended, and went on where they began »36. Loisy est avant tout un savant et lorsque ses convictions de savant s’opposent à ses convictions de foi, il cherche un moyen de réconcilier les deux exigences. De longues citations de livres de Loisy jalonnent le chapitre « History and Christology » où elle remarque les caractéristiques du modernisme de celui-ci. Elle partage l’acceptation des hypothèses de la critique scientifique « with their measure of probability » et admire son criticisme radical, à savoir son retour à la racine des problèmes, aux textes originaires, à la détermination de leur première et plus simple signification. Elle juge que les travaux de Loisy sont une apologie du christianisme. Ils ne cherchent pas à détruire, mais il veulent aider à comprendre. Malheureusement il ne s’est pas arrêté à montrer les besoins de l’histoire par rapport à la théologie, mais il a défendu à la fois la réalité de la révélation et les vérités de l’histoire en condamnant sa carrière d’apologiste catholique37. Pourtant, pour Miss Petre, l’apologie de Loisy reste une apologie catholique, où il faut toujours prendre en compte l’effort pour expliquer le culte catholique et pour trouver sa fondation dans la plus incontestable réalité de l’évangile et dans les besoins les plus intimes de la religion. Malheureusement, l’Église a refusé cette « défense de la religion » et au lieu de chercher une solution a nié le problème. L’apologétique de Loisy a quand même établis deux faits pour toujours : the recognition, by history and criticism, of the Christian religion as a fact, whose course, as known to history, is marked by strong and persistent vitality, and whose inner meaning is no way disproved by any, even the most destructive, achievements of criticism; secondly, the lesson that no religion, be we as certain, by faith, of the divinity of its origin, as we are certain, by our senses, of the rising of the sun, can touch history, or use history, or depend on history, without, in so far, becoming subject to the laws of history38.

Pendant la guerre Miss Petre se rend souvent en France pour aider les Desjardins dans l’hôpital pour blessés à Pontigny. « On a presque peur, dans ces jours, de demander des nouvelles de ses amis », écrit-t-elle à Loisy, et même si « les grands intérêts intellectuels et spirituels sont suspendus ou, plutôt, absorbés dans le tissu de la vie humaine » elle partage avec lui le sentiment qu’après « ce sera un grand moment, grand pour les prophètes de l’avenir, grand aussi, si nous n’y faisons pas garde, pour les réactionnaires ». Elle croit que Loisy sera l’un de ces prophètes. Elle critique la position de Benoît xv au sujet de la guerre : « Pourrait-on lire un document plus

35. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, 9 janvier 1913. 36. M. D. Petre, Modernism..., op. cit., p. 46. 37. Ibidem, p. 47 sqq. 38. M. D. Petre, Modernism..., op. cit., p. 54.

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Ilaria Biagioli banal et [...]39 que l’encyclique ? et maintenant cette profession de neutralité, avec une réprimande occulte pour Mercier ! non que le pape puisse se prononcer contre l’Allemagne, mais il pourrait se prononcer contre bien des choses ! »40. Dans ses Reflexions of a non-combattant41, suscitées par les événements, son travail de volontaire et la lecture des Entretiens des non-combattants durant la guerre édités par l’Union pour la vérité42, elle expose ses propres théories sur la barbarie de la guerre43. Après avoir lu la première édition de Guerre et religion44, Miss Petre écrit à Loisy ses remarques : Si vous avez eu encore le temps de regarder mon petit volume [Reflexions of a noncombattant], que je vous ai fait envoyer, vous aurez vu qu’il y a, entre nous, sur certains points, une profonde entente, sur d’autres une divergence de vue. Nous sommes d’accord que la guerre n’a qu’à faire avec le Christianisme, mais nous en tirons des conclusions différentes. Puis aussi mon livre est plus fort dans sa dénonciation de la guerre en ellemême, dans son pessimisme à l’égard des efforts pour humaniser ce qui me semble, en soi, foncièrement inhumain, dans sa déclaration que le péché fondamental est le désir, qu’a eu l’Allemagne, de faire la guerre, et son esprit militariste plutôt, que dans son moyen de la faire, que n’est le vôtre, qui insiste si fortement sur le crime de négliger conventions et traités dans la façon de faire la guerre. Puis chez vous le patriotisme est un motif plus ultime et suprême qu’il ne l’est chez moi, qui cherche tout le temps à trouver ses plus profondes racines dans l’amour universel. Vous avez écrit, si j’ose vous le dire, quelques pages qui méritent d’être immortelles, notamment les magnifiques pages 79-84. Je vous trouve, je l’avoue, un peu dur dans votre résumé du christianisme comme une “religion d’élus”, et il me semble, à moi, que nous sommes encore loin d’avoir atteint l’hauteur de l’humanité qui nous est proposée par le véritable christianisme. Mais je n’ai pas besoin de vous dire combien je suis avec vous en ne croyant pas que la religion qui doit prendre nouvelles forces de cette guerre sera une religion de charnière45.

Loisy reprend les réflexions de Miss Petre dans le chapitre « Deux philosophies de la guerre » de la deuxième édition augmentée de Guerre et religion46, où il critique Der Krieg und die Religion47, du théologien et historien du christianisme allemand Adolf Deissmann, comparé au livre de Miss Petre. Deissman voit dans la guerre allemande une guerre sainte, « le plus parfait accomplissement de l’Évangile qui se puisse rêver »48. Dieu est un guerrier, il n’est pas neutre, « il est franchement allemand et dieu des allemands »49. Miss Petre, considère la guerre comme « un moyen brutal de résoudre des conflits », foncièrement inhumain, qui n’a rien à voir avec l’Évangile. Dieu n’est pas un dieu de guerre. Le dieu évoqué par Miss Petre est neutre, car il ne peut pas être le dieu d’une nation plutôt que d’une autre sans que les chrétiens trahissent leur foi ou leurs sentiments patriotiques. Mais

39. Le mot est illisible. 40. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, 31 janvier 1915. 41. M. D. Petre, Reflections of a Non-Combatant, Longmans, Green and Co., London 1915. 42. Entretiens des non-combattants durant la guerre, vol. I (1914-1915). 43. Pour son expérience pendant la guerre cf. M. D. Petre, My Way of Faith, op. cit., p. 300-308. 44. A. Loisy, Guerre et religion, É. Nourry, Paris 1915. 45. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, 17 juin 1915. 46. É. Nourry, Paris 1915. Avec trois chapitres additionnels par rapport à la première édition. 47. Berlin 1914. 48. A. Loisy, Guerre et religion, op. cit., p. 134-135. 49. Ibidem, p. 137.

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Histoire d’une amitié : Maude Petre et Alfred Loisy pour Loisy, « proclamer la neutralité de Dieu est aussi bien l’annuler dans son action sur les choses de ce monde »50. Le discours de Miss Petre est très idéal, spéculatif, elle parle de la guerre en tant que telle. Loisy, par contre, veut transférer le discours sur un plan plus concret. Il reconnaît au droit international, « religion universelle »51, le pouvoir de fonder et de garantir, parmi des traités équitables, la paix et la justice internationales. Miss Petre souligne que la suppression définitive des guerres repose sur d’autre moyens, sur la transformation de la société et l’évolution du concept de patriotisme en fraternité humaine. L’intérêt matériel est la réalité de la guerre mais la guerre ne fait pas les intérêts de l’humanité, donc, même si ce n’est pas possible d’abolir la guerre, il faut viser à la transformation « of the social and political and international conditions that render war inevitable »52 et à la diffusion du principe de la fraternité humaine. Principe trop éthéré – répond Loisy – pour supporter le massif édifice de l’humanité nouvelle. Le défaut de Miss Petre est, d’après Loisy, de voir les choses d’un point de vue trop absolu et trop abstrait, en négligeant certaines réalités qui méritent un jugement plus sévère et voudraient des remèdes plus précis. Le christianisme, par exemple, sort vaincu de la guerre, car il a proclamé la fraternité de tous les hommes sans distinction de nationalité, mais pourtant les nations prétendues chrétiennes s’exterminent sans pitié : que fait cependant le dieu des chrétiens ? Chefs et peuples se conduisent comme s’ils ne le connaissaient pas. Mais la terre est encore pleine des représentants officiels, et sans doute n’auront-il pu rester muets devant la crise présente, le plus formidable démenti qui ait été porté à leur foi depuis qu’elle existe53.

Loisy semble convaincu que le christianisme va finir et conclut que c’est l’humanité qu’il faut aider dans son effort vers un meilleur destin à travers « l’amélioration de ce qui actuellement existe, non un lointain idéal qui ne saurait guider notre action tant qu’il reste impossible à définir en fait »54. Loisy suggère à Miss Petre des nuances qu’elle n’est pas vraiment prête à accepter55. Elle lui écrit ses doutes en le suivant dans son parcours vers la définition d’une nouvelle humanité et d’une nouvelle religion, qui devraient surgir de la guerre. C’est la notion d’humanité universelle et de religion de l’humanité qui est à la base de la réflexion des deux amis dans les années qui suivent. Pour Loisy, le futur est une société des nations qui a pour « âme la religion de l’humanité, c’est-à-dire une religion qui aura l’humanité même pour objet de sa foi et de son service », l’humanité réellement existante (une humanité qui n’existe pas encore mais qui grandit dans l’ordre de l’esprit par le perfectionnement de son idéal moral) et son idéal supérieur auquel elle doit être élevée56. Les religions sont le moyen pour éduquer à la religion de l’humanité et c’est pour cette nouvelle Jérusalem que

50. Ibidem. 51. Ibidem, p. 166. 52. M. D. Petre, Reflections of a Non-Combatant, op. cit., p. 142. 53. A. Loisy, Guerre et religion, op. cit., p. 50. 54. Ibidem, p. 196. 55. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, 7 août 1917. 56. A. Loisy, La paix des nations et la religion de l’avenir, É. Nourry, Paris 1919, p. 21, leçon d’ouverture au Collège de France pour l’année 1918-1919. Après La Religion, É. Nourry, Paris 1917, le sujet est repris dans De la Discipline intellectuelle, É. Nourry, Paris 1919 ; La morale humaine, É Nourry, Paris 1923 ; L’Église et la France, É. Nourry, Paris 1925 ; Religion et humanité, É. Nourry, Paris 1926 ; La crise morale du temps présent et l’éducation humaine, É. Nourry, Paris 1937.

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Ilaria Biagioli chacun, Loisy in primis, doit travailler. Après une longue réflexion sur La religion Miss Petre lui écrit : Mais votre livre est encore plus un essai constructif qu’il n’est une œuvre critique; et c’est surtout là que nous tous qui soupirons après un idéal religieux pour l’humanité entière nous vous rencontrons. C’est très beau comme vous faites voir le besoin absolu d’une religion encore plus vraie, plus idéale, plus altruiste que la chrétienté, si la perte de celle-ci ne doit pas terminer en désordre pour l’humanité. Mais je suis à me demander si cette religion se trouvera sans une foi plus précise dans ce monde de réalités spirituelles que vous nous indiquez, et si l’humanité, comme l’individu, n’est pas perdue sans le sens vivant de quelqu’un, quelque chose, au-delà d’elle même. Je me demande s’il ne vous faut pas, non seulement la transcendance dans votre idéal, ou votre Dieu, car l’idée de transcendance se trouve dans votre livre, mais aussi le sentiment de quelque chose autre que vous et que l’humanité, otherness. Mais combien je voudrais que nous puissions sans attendre les réponses à ces questions, élaborer quelques moyens de semer et entretenir un idéal religieux indépendamment de toutes les croyances et de toutes les Églises57.

L’année suivante, dans Divine and Human Faith58, elle explicite ses difficultés à accepter le modèle de religion humaine proposé par Loisy. Au delà de la transcendance elle admet l’existence d’un Être plus grand que l’humanité qui « justifies the existence of Humanity », elle ne renonce pas à l’idée de révélation « that is the belief that somehow it comes to us and is not made by us » et à l’importance de l’expérience mystique59 : The Churches – conclut-elle – may be too narrow, but it is only by crowding into them that Humanity can burst their walls asunder. And, meanwhile, what colour and strength can be found in feasts of human commemoration compared with the passionate and intense life of prayer and liturgy in the Christian Churches ? Perhaps, then, the best lesson that M. Loisy has taught us is not so much how to do without the Church, as how to make the right use of it. The Sabbath was made for man and not man for the Sabbath; the Church was made for Humanity and not Humanity for the Church60.

Loisy s’en souvient dans ses Mémoires : Elle ne croit pas, pour son propre compte, pouvoir renoncer au Dieu transcendant, et, comme l’a fait aussi Bergson mais non pas en partant de la nécessité du transcendant, elle allègue l’expérience mystique ; elle observe, avec juste raison, que sans écarter absolument la métaphysique, à l’instar de Comte, je ne m’en sers pas pour fonder ni pour orienter la morale humaine, et que si j’ai bien fait de ne pas imiter les constructions rituelles de Comte, je n’ai proposé, pour la religion de l’humanité que des commémorations insuffisantes61.

57. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, 20 septembre 1917. 58. M. D. Petre, « Divine and Human Faith », The Nineteenth Century 500 (1918), p. 642-659. 59. Ibidem, p. 655 et 656. 60. Ibidem, p. 659. 61. A. Loisy, Mémoires..., op. cit., vol. III, p. 344 ; BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, 17 septembre 1917 et 20 octobre 1917. La réponse de Loisy du 23 octobre 1917 dans M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious..., op. cit., p. 117-118.

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Histoire d’une amitié : Maude Petre et Alfred Loisy En 1918 paraît Democracy at the cross road, où Miss Petre reprend la question et pose le problème de la religion en démocratie62. Ce n’est pas la question du besoin d’une Église, mais du besoin d’idéaux spirituels, et du respect réciproque que démocratie et Églises doivent maintenir. Le commentaire de Loisy dans ses Mémoires : « Miss Petre nous supplée auprès de l’humanité nouvelle. J’ai beaucoup aimé son dernier livre. [...] Ce n’est que lumière et sagesse »63. Cette humanité nouvelle qui porterait une nouvelle religion, c’est l’idée qui poursuit Loisy pendant les années qui lui restent à vivre, convaincu que « the world is in labour with a new religion »64. Après la guerre, les contacts entre Miss Petre et Loisy se font plus fréquents. Elle lui rend visite plusieurs fois et commence une œuvre systématique de divulgation de ses œuvres en écrivant plusieurs comptes-rendus, cherchant en elles inspiration pour ce qu’elle appelle “ses petites études”. Les illusions que la fin de la guerre porterait à la fin de la crise sont bientôt dissipées : la guerre n’a été que l’aube de la crise, et même si Miss Petre reste convaincue qu’il faut espérer, il ne le faut pas « par l’entremise des politiciens »65. Assez idéaliste, Miss Petre songe toujours à l’action de “prophètes de l’avenir” qui devraient influer sur les politiciens et sur les masses. En 1919, en collaboration avec James Walker, elle écrit State, Morality, and a League of Nation66 où elle explique ses idées sur la Société des Nations, vue dans la perspective wilsonienne de “mandat de l’humanité” avec toutes les difficultés qui s’opposent à son fonctionnement. Pour elle, comme pour Loisy, la condition nécessaire d’une Ligue des Nations est une humanité et une discipline encore à faire67. Humanité et discipline qui ne sont pas celles auxquelles prétendent les nouveaux régimes totalitaires qui s’installent en Europe68. Miss Petre les considère comme de vraies religions, « a very terrific type of religion »69, sans dieux transcendants, mais bâties sur l’idée de sacrifice et de service imposés par la violence70. Le sujet ne laisse pas indifférent Loisy qui le reprend de manière diffuse dans La crise morale du temps présent et l’éducation humaine71. L’illusion d’une société internationale vivant en paix et en liberté n’avait pas duré longtemps. Toute la correspondance témoigne d’un franc échange intellectuel avec remarques, critiques, explications sur leurs publications et sur l’évolution internationale,

62. M. D. Petre, Democracy at the Cross-road, T. Fisher Unwin, London 1918, part. p. 78-90 ; cf. Ead., The Two Cities of Statecraft and Idealism, Longmans Green, London 1925. 63. A. Loisy, Mémoires..., op. cit., vol. III, p. 380. Il reprend le sujet dans L’Église et la France, op. cit. 64. A. Loisy à M. D. Petre, 12 août 1931, dans M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious..., op. cit., p. 125. Les lettres de Loisy à Miss Petre ne sont pas parmi les papiers M. D. Petre à la British Library. Donc nous ne pouvons que nous référer aux extraits qu’elle utilise ici – avec toutes les précautions nécessaires –. 65. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, 29 décembre 1919. 66. J. Walker et M. D. Petre, State, Morality, and a League of Nation, T. Fisher Unwin, London 1919. 67. A. Loisy à M. D. Petre, 5 janvier 1919, dans M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious..., op. cit., p. 120121. 68. M. D. Petre, « Fascism in its Relations to Freedom », The Nineteenth Century 608 (1927), p. 479493. Le mouvement fasciste avait au début donné des espoirs à Miss Petre. Mussolini semblait être le leader politique capable de réunir l’amour pour sa nation avec l’amour pour l’humanité. Elle avait traduit P. Gorgolini, The Fascist Movement in Italian Life, T. Fischer Unwin LTD, London 1923 ; cf. son Introduction au volume. 69. M. D. Petre, « Bolshevik Mentality », The Dublin Review 377 (1931), p. 314. 70. M. D. Petre, « Bolshevist Ideals and the “Brave New World” », The Hibbert Journal 1 (1932), p. 61‑71. 71. É. Nourry, Paris 1937.

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Ilaria Biagioli l’Angleterre, la France, Wilson, la Société des Nations, les affaires irlandaises, mais aussi des sentiments plus personnels, comme à la mort de Duchesne : « La mort du grand Duchesne a dû vous frapper de chagrin. On se sent comme si une des grandes montagnes du monde, sublime et silencieuse, mais solide et imposante, fût partie »72, la maladie et la mort de von Hügel, les tensions avec Houtin, l’absence pour “délicatesse” à la réception de Bremond à l’Académie française, sa mort, les problèmes de Buonaiuti avec le fascisme, les activités des Desjardins, les projets futurs : « I am very busy with my Memoirs, and I may never get through them. If I am alive at the end of this year I will put a final touch to the Memoirs and return to Christian Origins »73. À chaque nouvelle sortie, Miss Petre présente les œuvres de Loisy au public anglais74. Dans le compte rendu de 1931 des Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps75, elle définit Loisy trop « logical » ce qui ne permet pas d’estimer correctement : the religious attitude of minds which are more swayed by the pressure of life and its needs than by the force of pure reason. It is possible, as it was to Duchesne and as it is to many lesser people, to leave certain contradictions side by side, in the belief that life is wide enough to contain them all and provide their ultimate reconciliation76.

Ce jugement suscite la réaction de Loisy – même si elle s’était pressée d’ajouter que la logique n’était pas son guide suprême – dans une lettre qui suit de peu la sortie du compte-rendu : If I had followed abstract logical reasoning, I should have left the Church in 1885, or 1893, or, above all, in 1904. I left the Church when it became impossible to survive in it spiritually, and that is why I shall never return to it. In reality, the Roman Church is being transformed into a barracks, with intellectual and moral mobilization. Life can admit of many contradictions, but religious life cannot admit of them in the domain of morality. And the authority of the Church has become profoundly immoral. You quote Duchesne as a man who understood, etc. I know well what Duchesne understood. I knew Duchesne better than any of his recent panegyrists, von Hügel included. Duchesne did not count on life to resolve the contradictions of which you speak. Duchesne was in the midst of them. We are caught between the necessity and the impossibility of a solution, and I fear that we shall not find it. Let us leave Duchesne in peace in his tomb. He was a great savant and rather a great man, but not a man of great faith nor a religious philosopher. It is waste a time to offer him to me as an example. And you regret, for me the loss of the Church, for the Church the loss of me. It seems to me that the Church cares little for this loss, and she is right, because I was certainly not the man she needed. She would only have done better to say it sooner. As to my own loss, I do not believe in it77.

Tout au long des années Trente, Miss Petre consacre une part de ses efforts à la mémoire de ses amis (modernistes ou non), qui avaient eu quelque chose d’important

72. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, 9 mai 1922. 73. A. Loisy à M. D. Petre, 11 juin 1929, dans M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious..., op. cit., p. 124. 74. Par ex. : M. D. Petre, « The Moral Factor in Society », The Modern Churchman 3 (1924), p. 114-121 ; Ead., « La Consolation d’Israël », The Hibbert Journal 1 (1927), p. 181-185 ; Ead., « Autres Mythes à Propos de la Religion », The Hibbert Journal 2 (1939), p. 345-346 ; Ead., « Un Mythe Apologétique », The Journal of Theological Studies 163-4 (1940), p. 340-341. 75. M. D. Petre, « M. Loisy’s Autobiography », The Hibbert Journal 4 (1931), p. 655-666. 76. Ibidem, p. 664. 77. A. Loisy à M. D. Petre, 12 août 1931, dans M. D. Petre, Alfred Loisy..., op. cit., p. 124-125.

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Histoire d’une amitié : Maude Petre et Alfred Loisy à dire à leurs contemporains et dont elle estime qu’ils pourraient être utiles même aux générations à venir. Ces hommes sont toujours présentés par le biais de la signification religieuse qui a émané de leur vie et de leurs œuvres, et son propos est de montrer que, au-delà des choix personnels, chacun a eu un message à délivrer aux croyants. C’est une façon de préparer son propre départ de cette vie et elle veut absolument que rien ne soit perdu : elle écrit encore sur Tyrrell, von Hügel, Desjardins, Bremond78. Comme d’habitude, à la sortie de My Way of Faith79 Loisy écrit à Miss Petre ses impressions : Naturally, I first turned to the section concerning von Hügel, Bremond and Tyrrell. Your judgement on von Hügel seems to me definitive; I should add, for his last years, a somewhat morbid fixed idea, a consequence also of his temperament. As to Brémond, you tell us a good deal, especially about the crisis through which he passed before leaving the Society of Jesus... What impresses me most is the perfect sincerity of your literary approach. That is, perhaps, what will disconcert your orthodox readers; I personally am edified by it80.

Loisy aussi songe à son départ en classant sa correspondance. Il commence par Bremond qui lui donne l’idée de préparer un volume sur le vrai caractère de relations de celui-ci avec Tyrrell, leurs idées, les liens et les divergences avec sa propre pensée81.  Miss Petre partage les mots de congé de Loisy peu avant sa mort : « Never have I realized so clearly how little a weak man, whose pen is his only weapon, can do »82, mais la plume a toujours été leur seule arme. La seule qui reste à Miss Petre dans ses toutes dernières années pour lui rendre justice à sa façon : à la mort de l’exégète, elle en fait un portrait dans The Hibbert Journal83, mais c’est surtout par un livre of a Catholic, a member of the Church from which Alfred Loisy was excluded, but of one who believes that, in spite of the vicissitudes of his religious life, he had a message of religious significance to deliver to mankind from which Christianity, and even Catholicism, can draw profit84.

Le volume, Alfred Loisy. His religious significance, paraîtra deux ans après la mort de Miss Petre, en 1944. Loin d’être une biographie, c’est plutôt la présentation des

78. M. D. Petre, « Friedrich Von Hügel. Personal Thoughts and Reminiscences », The Hibbert Journal 24 (1925), p. 77-87 ; Ead., « George Tyrrell et Friedrich on Hügel in their Relation to Catholic Modernism », The Modern Churchman 3 (1927), p. 143-154 ; Ead., « G. Tyrrell et F. von Hügel. Un modernisme de croyants catholiques », op. cit. ; Ead., « The Creative Elements of George Tyrrell’s Religious Thought », The Modern Churchman 12 (1929), p. 695-703 ; Ead., « George Tyrrell and Alfred Fawkes », The Modern Churchman 9 (1930), p. 542-543 ; Ead., « I miei rapporti con Friedrich von Hügel », Ricerche religiose 3 (1931), p. 202-213 ; Ead., « Von Hügel and the Great Question », The Modern Churchman 9 (1931) ; Ead., Von Hügel and Tyrrell: the Story of a Friendship, Dent and Sons, London 1937 ; Ead., My Way of Faith, op. cit. ; Ead., « Paul Desjardins. A Personal Reminescence », The Hibbert Journal 152 (1940), p. 505-510 ; Ead., « Alfred Loisy (1857-1940) », Theology 243 (1940), p. 132-140 ; Ead., « Alfred Loisy », The Hibbert Journal 153 (1940), p. 5-14 ; Ead., Alfred Loisy. His Religious..., op. cit. 79. M. D. Petre, My Way of Faith, op. cit. 80. M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious..., op. cit., p. 127. 81. A. Loisy à M. D. Petre, 19 août 1936, dans M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious..., op. cit., p. 126127. A. Loisy, George Tyrrell et Henri Bremond, É. Nourry, Paris 1936. 82. A. Loisy à M. D. Petre, dimanche de Pâques 1940, dans M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious..., op. cit., p. 129. 83. M. D. Petre, « Alfred Loisy, 1857-1940 », The Hibbert Journal 153 (1940), p. 5-14. 84. M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious..., op. cit., p. 1.

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Ilaria Biagioli aspects religieux de l’enseignement de Loisy. Elle le définit comme « a war work » car écrit sous la pression de la guerre – et aussi de l’âge –, « a work of friendship », le livre « of an English writer on a distinguished Frenchman » : his name was such that, in other times, his death would have been a world event, in so far as the world of religious history and science is concerned85.

L’intérêt principal de Loisy pour elle n’est pas scientifique, mais surtout religieux : c’est-à-dire que c’est la religion qui l’occupe toute sa vie, la religion dans son évolution historique, jusqu’à la situation actuelle du christianisme et l’évolution religieuse de l’humanité. La soif de vérité qui était en Loisy l’a poussé vers une plus grande rigueur scientifique, à laquelle il a sacrifié son bonheur personnel, comme le vrai croyant qui ne se sacrifie pas précisément en vue de la récompense éternelle ; il se sacrifie, comme ont fait tous les gens de bien et tous les hommes de quelque moralité depuis qu’il y en a, par le sentiment de ce qui lui paraît être le devoir. Le sacrifice, le vrai, exclut l’intérêt propre ; on est sacrifié, l’on se dévoue à un intérêt général et collectif86.

Tout est dirigé par cet esprit de sacrifice. Le fait que Loisy décide d’écrire les petits livres rouges pour un public plus large que celui des spécialistes est très apprécié par Miss Petre. En effet, elle y voit la preuve de la mission religieuse que Loisy s’est proposé au début dans l’Église, et en suite au dehors d’elle, mais tout en demeurant fidèle à sa perspective de lecture du monde dans un sens religieux. Dans ses écrits, un esprit religieux est à l’œuvre. Et cet esprit pousse Loisy à passer de l’apologie chrétienne à la défense de l’actualité historique de Jésus Christ. C’est un esprit qui peut guider les gens vers un chemin de liberté, qu’elle voit toujours comme liberté de conscience. Ce qu’elle regrette c’est le détachement de Loisy de l’Église87. Mais elle ne pense pas que son parcours soit incohérent. Au contraire, chaque nouveau livre, chaque nouvel intérêt, lui donne confirmation que son chemin est un cercle qui se referme tout près du lieu où il avait commencé. La foi de Loisy à la fin de sa vie – d’après Miss Petre – est très proche de la foi du fils du cultivateur, qui a travaillé sa spiritualité, sûr « que la terre a ses déceptions, mais elle ne trompe pas autant que les systèmes ; tout comme les chiens ne trompent pas si souvent que les soi-disant amis »88. Il fut religieux comme un catholique et il n’a jamais cessé d’être religieux89 et en défendant les droits de l’histoire, il a toujours défendu les droits de la foi90 : In his early religious duties, as in his scientific labours, and as now in his new constructive efforts, M. Loisy preserves the highest type of the Catholic priesthood, in its spirit of sobriety, purity, industry and self-devotion to a great cause91;

et il est passé de foi en foi en aidant l’histoire à faire son cours.

85. Ibidem. 86. A. Loisy, Mors et vita, É. Nourry, Paris 1916, p. 25. 87. M. D. Petre, « M. Loisy’s Autobiography », op. cit., p. 666. 88. BnF, fonds Loisy, M. D. Petre à A. Loisy, [été] 1913. 89. M. D. Petre, Alfred Loisy. His Religious..., op. cit., p. 61. 90. Ibidem, p. 64. 91. M. D. Petre, « Divine and Human Faith », op. cit., p. 649.

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Fortune diverse d’Alfred Loisy en Allemagne* Otto Weiss Istituto Storico Redentorista, Rome Alfred Loisy se serait certainement réjoui s’il avait pu, cinquante ans après la parution en Allemagne de son ouvrage L’Évangile et l’Église, écouter une conférence théologique. L’exégèse de Loisy était parvenue jusque dans les auditoires allemands mais lui, on ne le connaissait que comme « l’hérétique ». En 1987 encore, une thèse de doctorat fut consacrée à « l’hérétique » Loisy, dans laquelle l’auteur constate une « Historisation totale de la foi et de l’Église ». Sont totalement ignorés dans cette thèse les efforts de Loisy pour, précisément, montrer que la conviction de foi transhistorique de l’Église au milieu des changements historiques est intouchable, alors que les sciences historiques semblent arriver à d’autres conclusions. Il y a cependant en Allemagne d’autres interprétations concernant Loisy. Ainsi dans un ouvrage conçu sous l’influence de Vatican ii, l’auteur, Oskar Köhler, dans une lettre fictive à Loisy, fait remarquer : Vous écriviez que Dieu est partout dans l’Histoire, mais Il est aussi peu un personnage de l’Histoire qu’un élément du monde physique. On aurait pu penser que les responsables du magistère de l’Église s’empareraient de vos phrases pour lutter contre le Positivisme : « Dieu ne se trouve pas au bout du télescope d’un astronome ; le géologue ne va pas le déterrer lors de ses fouilles ; le chimiste ne le découvrira pas au fond de son alambic ». On aurait pu se servir de ces paroles, si lors de votre mise à l’Index, de telles distinctions eussent été possibles.

Longtemps, de telles prises de position furent l’exception. La raison en est à chercher dans l’accueil fluctuant que l’œuvre de Loisy reçut au début du xxe siècle dans les milieux allemands, catholiques ou non. C’est l’objet des réflexions qui suivent. I. Premiers contacts et rencontres : Franz Xaver Kraus et Joseph Sauer La théologie catholique allemande au début du xxe siècle n’arrivait pas à la hauteur de la recherche scientifique. Les préjugés contre la théologie universitaire se maintenaient à travers le magistère romain. De là émergeait une théologie devenue fort peu autonome. L’exégèse surtout vivait continuellement dans l’angoisse d’être taxée d’hérésie. Ce qui explique qu’elle fut dépassée non seulement par l’exégèse protestante allemande mais également par l’exégèse catholique française et italienne. En 1911, l’historien des dogmes munichois Joseph Schnitzer, écrivait : « Face à Duchêne, Loisy, Turmel, Lagrange, la théologie [catholique] allemande ne soutient pas la

* Texte traduit de l’allemand par le P. Jean Beco. . I. Böhm, Dogma und Geschichte. Systematische Überlegungen zum Problem der Dogmenentwicklung in der Auseinandersetzung zwischen Alfred Loisy und dem Lehramt der katholischen Kirche, Bock et Herchen, Bad Honnef 1987. . O. Köhler, Bewusstseinsstörungen im Katholizismus, Knecht, Franfurt a. M., 1972. Sur Loisy : Extra Ecclesiam nulla salus – oder von den Chancen einer Trennung. Brief an Alfred Loisy. Ibidem, p. 149-164.

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Otto Weiss comparaison ». Même les représentants du Reformkatholizismus ne faisaient pas exception. Il s’agissait pour eux de réforme au sein de l’Église et non d’exégèse biblique historique et critique, c’est pourquoi ils furent taxés. non sans raison, d’Américanistes allemands. On ne peut nier qu’ici et là en Allemagne, il y eut des ouvertures vers une exégèse biblique plus scientifique, mais elles restaient fort timides relativement à l’exégèse critique qui existait déjà dans les milieux francophones. Parmi les premiers qui se sont intéressés à Loisy, il nous faut citer François Xavier Kraus. Dans ses fameuses Spectatorbriefe parues en 1899, il en vint à parler de l’éclosion des études bibliques en France sous la conduite de Loisy et regrettait profondément que celui-ci ait perdu sa chaire d’ecclésiologie. L’année suivante, à Paris, eut lieu la rencontre personnelle entre Loisy et Joseph Sauer, élève de Kraus et plus tard professeur d’archéologie chrétienne, rencontre qui donna lieu à un échange de correspondance ininterrompu jusqu’en 1906. Sauer était fasciné par Loisy, car il trouvait chez cet érudit français ce qu’il cherchait en vain en Allemagne. Il y trouvait un théologien catholique qui prônait une exégèse rigoureuse et critique. En 1902 il écrit : « [Loisy] a bien raison de jeter un regard de mépris sur l’Allemagne. Car dans aucun domaine des sciences exactes en théologie nous n’avons été des précurseurs ». Si cette phrase est un compliment envers Loisy, elle montre aussi clairement que son succès en Allemagne avait ses limites. Pour que Loisy soit vraiment pris en considération en Allemagne, il devait se passer quelque chose hors du commun. C’est ce qui se produisit lorsque Loisy entreprit de discuter avec le Théologien de cour protestant allemand Adolf von Harnack.

. J. Schnitzer, « Der Katholische Modernismus », Zeitschrift für Politik 5 (1911), p. 1-218 (p. 130). . Cf. H. H. Schwedt, « Alte Welt gegen neue Welt. Der Papst und der katholische Amerikanismus », dans Antimodernismus und Modernismus in der katholischen Kirche, Beiträge zum theologiegeschichtlichen Vorfeld des II. Vatikanums, H. Wolf éd., Schöningh, Paderborn e.a. 1998, p. 143-161 (p. 155) ; K. Hausberger, Herman Schell (1805-1906). Ein Theologenschicksal im Bann der Modernismuskontroverse (“Quellen und Studien zur neueren Theologiegeschichte”, 3), Pustet, Regensburg 1999, p. 449-459. . [F. X. Kraus], « Professor Schell und der römische Index », Allgemeine Zeitung 61 (1899), 2 mars, journal du soir, repris dans : C. Weber, Liberaler Katholizismus. Biographische und kirchenhistorische Essays von Franz Xaver Kraus (“Bibliothèque de l’Institut Historique allemand à Rome”, 57), Max Niemeyer, Tübingen 1983, p. 248-253 (p. 249 sq.). . H. Schiel, « Briefe Joseph Sauers an Franz Xaver Kraus », Römische Quartalschrift 68 (1973), p. 147-206, surtout p. 181-189. Cf. C. Weber, Kirchengeschichte, Zensur und Selbstzensur (“Kölner Veröffentlichun-gen zur Religionsgeschichte”, 4), Böhlau, Köln-Wien, p. 52 note 112. . Les lettres de Loisy se trouvent dans les Papiers Sauer à l’Université de Freiburg-en-Brisgau ; les lettres de Sauer à la Bibliothèque nationale de France (BnF), Naf 15661. Cf. C. Arnold, Katholizismus als Kulturmacht. Der Freiburger Theologe Joseph Sauer (1872-1949) und das Erbe des Franz Xaver Kraus (“Veröffentlichungen der Kommission für Zeitgeschichte”. Reihe B : Forschungen 86), Schöningh, Paderborn e.a. 1999, p. 185 note 35. . Sauer à Augusta von Eichthal, le 11 octobre 1902, cité par C. Arnold, Katholizismus…, op. cit., p. 185. Sur Augusta von Eichthal et son cercle : C. Arnold, « Frauen und Modernisten. Ein Kreis um Augusta von Eichthal », dans H. Wolf éd., Antimodernismus und Modernismus..., op. cit., p. 241-265. . Sur lui, récemment, G. Wenz, « Adolf von Harnack. Herzensfrömmigkeit und Wissenschaftsmanagement », dans Theologen des 20. Jahrhunderts. Eine Einführung, P. Neuner et G. Wenz dir., Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 2002, p. 33-52 ; Harnack est le représentant typique du “Protestantisme culturel”. Cf. F. W. Graf, « Kulturprotestantismus », TRE 20 (1990), p. 230-243. Du même : « Alter Geist und neuer Mensch. Religiöse Zukunftserwartungen um 1900 », dans Das Neue Jahrhundert. Europäische Zeitdiagnosen und Zukunftsentwürfe um 1900, U. Frevert dir. (“Geschichte

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Fortune diverse d’Alfred Loisy en Allemagne II. L’Évangile et l’Église. Réactions en Allemagne. En 1902 parut le premier « livre rouge » de Loisy, intitulé L’Évangile et l’Église10. Même si des passages déterminants de l’ouvrage avaient été rédigés dès les années 1898-9911, on put comprendre que le livre était la réponse catholique à l’ouvrage d’Adolf von Harnack qui fit alors sensation et portait le titre Das Wesen des Christentums. Depuis sa parution en 1900, l’œuvre connut diverses éditions, et dès 1902, une traduction française. Harnack s’y livre à une condamnation destructrice de l’Église catholique, considérée comme un « État de droit et de pouvoir », comme un « Royaume politique » qui n’a rien à voir avec le « Royaume de Dieu » annoncé par le Christ, royaume spirituel planté au cœur des hommes12. La réponse de Loisy – basée sur une exégèse critique et moderne – était une brillante défense de l’Église catholique en tant que communauté visible qui, à partir du noyau évangélique, s’était développée avec son sacerdoce, sa hiérarchie, ses dogmes, ses sacrements et sa liturgie. Réponse qui reçut en Allemagne un écho multiple, mais un écho qui s’avéra un peu différent de ce à quoi Loisy aurait pu s’attendre. 1. Les théologiens protestants Parmi les théologiens protestants, on nommera en premier lieu celui que Loisy visait, à savoir : Harnack qui, contre son habitude, réagit avec réserve. Harnack considérait l’ouvrage L’Évangile et l’Église comme une exposition critique et libre du Christianisme quant à l’origine, l’essence et l’histoire13. En revanche l’intention apologétique de Loisy, s’efforçant de montrer l’Église catholique comme étant l’expansion du Royaume de Dieu, est à peine prise en compte par Harnack14. Quelque peu différent est le jugement émis par Heinrich Julius Holtzmann (18321910), qui passe pour être un des plus radicaux exégètes protestant dits « libéraux »15. Par trois fois Holtzmann s’est exprimé sur Loisy, reconnaissant pleinement ses qualités scientifiques. Autant soulignait-il le fait que Loisy était à cent pour cent catholique, autant était-il convaincu qu’avec Loisy la théologie catholique était enfin arrivée à

und Gesellschaft. Zeitschrift für historische Sozialwissenschaft”, Numéro spécial 18), Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen 2000, p. 185-228 (p. 193 sq.). 10. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, Picard, Paris 1902, chez l’auteur, Bellevue 19032. 11. Cf. A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, 3 vol., É. Nourry, Paris 19301931, vol. I, p. 362 ; également É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Albin Michel, Paris 19963, p. 74-88 ; F. Heiler, Der Vater des katholischen Modernismus, Alfred Loisy (18571940), Erasmus, München 1947, p. 46-48 ; P. Neuner, Religiöse Erfahrung und geschichtliche Offenbarung. Friedrich von Hügels Grundlegung der Theologie (“Beiträge zur ökumenischen Theologie”, 15), Schöningh, Paderborn u.a. 1977, p. 228. 12. A. von Harnack, Das Wesen des Christentums. Sechzehn Vorlesungen vor Studierenden aller Facultäten im Wintersemester an der Universität Berlin gehalten, J. C. Hinrich, Akademische Ausgabe, Leipzig 1902. 13. A. von Harnack, Rezension von Alfred Loisy, Evangelium und Kirche [deutsche Übersetzung], Kirchheim, München 1904, dans Theologische Literaturzeitung 29 (1904), p. 59 sq. 14. Cf. M. Weitlauff, “Catholica non leguntur ?” A. von Harnack und die katholische Kirchengeschichtschreibung, dans Id., Kirche zwischen Aufbruch und Verweigerung. Ausgewählte Beiträge zur Kirchen und Theologiegeschichte des 19. und frühen 20. Jahrhundert, Kohlhammer, Stuttgart 2002, p. 316-387 (p. 368370). 15. Sur Holtzmann, voir O. Merk, RGG3 3 (2000), p. 1872.

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Otto Weiss la hauteur de la recherche scientifique16. Cependant il regrettait profondément que l’Église catholique, en condamnant l’ouvrage L’Évangile et l’Église, empêchait toute tentative de solution apportée par Loisy face au conflit supposé entre dogme et histoire17. Lorsqu’en 1908, peu après l’excommunication de Loisy, parut son grand ouvrage sur les Synoptiques, Holtzmann écrivit : « Ce livre vaudra à son auteur un grand titre de gloire, malgré son excommunication »18. Ajoutons trois autres voix protestantes venues d’Allemagne. Quoique un peu postérieures, elles reflètent encore l’étonnement qui a salué le premier « livre rouge ». Ainsi l’historien de l’Église Karl Holl (1866-1926)19 voyait en Loisy un homme qui, dans L’Évangile et l’Église, « tout en restant sincèrement attaché à son Église lui a ouvert les portes ». Un homme qui, en reprenant l’idée newmanienne d’évolution, a montré comment l’Église était « la continuation légitime de l’œuvre du Christ à travers toutes les vicissitudes de l’Histoire »20. Le second que nous devons nommer est Ernst Trœltsch (1865-1923)21, qui sut se lier d’amitié avec Friedrich von Hügel et qui suivait avec intérêt les efforts réformateurs de l’Église romaine. Comme pas un avant lui, il a interprété l’œuvre de Loisy comme ce qu’elle voulait être – du moins à première vue – à savoir une réponse à la conception de Harnack concernant « l’essence du Christianisme ». Les efforts de Loisy signifiaient pour Trœltsch une rupture avec le « biblicisme » fondamental qui – en voyant « l’essence du Christianisme » unilatéralement réalisé dans le Christianisme des débuts et en considérant tout développement ultérieur comme erroné ou décadent – est encore plus restrictif que le vieux biblicisme et conduit à des contre-sens encore plus violents »22. Concluons avec l’historien du modernisme, le Protestant Johannes Kübel qui considérait Loisy comme un savant « explorant la Bible et l’histoire du Christianisme

16. Cf. H. J. Holtzmann, « Das Urchristentum und der Reformkatholizismus », Protestantische Monatshefte 7 (1903), p. 165-195. 17. Id., « Der Fall Loisy », Protestantische Monatshefte 9 (1905), p. 1-22. 18. Id., « Les évangiles synoptiques », Das Zwanzigste Jahrhundert 8 (1908), p. 205-208. 19. Sur Holl : H. Assel, RGG3 3 (2000), p. 1843. 20. K. Holl, Der Modernismus. Conférence tenue le 27 avril 1908 à Dahme (“Religionsgeschichtliche Volksbücher für die deutsche christliche Gegenwart”, 4. Reihe, 7. Heft), Mohr (Siebeck), Tübingen 19252, p. 19-22. 21. Sur Trœltsch, récemment : F. W. Graf, « Theologie als Kulturwissenschaft des Historismus », dans Theologen..., op. cit., p. 53-69 (Bibl.). Sur la perception du modernisme catholique par Trœltsch : E. Trœltsch, Briefe an Friedrich von Hügel 1901-1923, K.-E. Apfelbacher et P. Neuner éd., Paderborn 1974 ; K.‑E. Apfelbacher, Frömmigkeit u. Wissenschaft. Ernst Trœltsch u. sein theol. Programm, München-Paderborn-Wien, Schöningh 1978 ; K. H. Neufeld, « Der Sinn des Katholischen. Ernst Trœltsch und der Modernismus », dans Fides quaerens intellectum. Beiträge zur Fundamentaltheologie, M. Kessler, W. Pannenberg, H. J. Pottmeyer éd., (Festschrift Max Seckler), Niemeyer, Tübingen 1992, p. 237-250 ; R. Mengus, « Ernst Trœltsch entre la théologie et la philosophie. D’après les lettres de Trœltsch au baron von Hügel », dans Penser la Foi. Recherches en théologie aujourd’hui. Mélanges offerts à Joseph Moingt, J. Doré et Ch. Theobald dir., Cerf, Paris 1993, p. 671-680 ; P. Boschini, « Harnack e Trœltsch. Interpreti del modernismo », dans Il modernismo tra cristianità e secolarizzazione, A. Botti et R. Cerrato éd., Atti del Convegno Internazionale di Urbino 1-4 ottobre 1997, QuattroVenti, Urbino 2000, p. 343355. 22. E. Trœltsch, Was heißt Wesen des Christentums ?, dans E. Trœltsch, Gesammelte Schriften 2, Mohr (Siebeck), Tübingen 19222, p. 389.

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Fortune diverse d’Alfred Loisy en Allemagne des débuts avec une impartialité critique » et qui cependant « ne voulait rien d’autre que d’être et rester » un prêtre catholique croyant23. 2. Les théologiens catholiques Que les théologiens catholiques allemands fidèles à Rome rejettent les idées de Loisy est chose évidente. Parmi eux certains surent cependant fort bien faire la différence entre les diverses publications. Ainsi trouvons-nous une lettre de l’exégète ultramontain Augustin Rösler24, dans laquelle celui-ci approuve sans réserve la mise à l’Index de Loisy, tout en croyant devoir ajouter que les « splendides pensées » de Loisy dans ses Commentaires sur St Jean lui ont causé une joie sincère25. Les représentants du vrai Reformkatholizismus allemand considéraient Loisy avec réserve, voire hostilité. Tout comme l’évêque italien progressiste Bonomelli (18311914)26, ils voyaient leurs propres efforts de réforme mis en danger, car Loisy pour eux allait beaucoup « trop loin ». La position de Herman Schell est typique : La condamnation de Loisy est regrettable, bien qu’il se soit trop laissé influencer par Kant et son principe particulier de cognition et de foi, c’est-à-dire considérer les choses surnaturelles comme étant insaisissables ni historiquement, ni empiriquement27.

Pour autant, même s’il rejette la méthode critico-historique de Loisy28, Schell ne veut pas abattre Loisy complètement, on en veut pour preuve son intervention à l’égard du « Confesseur de la Foi durement éprouvé » dans le Türmer-Jahrbuch de 190429. L’inventeur du Reformkatholizismus allemand, Josef Müller (1855-1942) se révéla comme un opposant particulièrement farouche envers Loisy. Il condamna fermement « la dangereuse distinction » que Loisy fait « entre méthode historique et méthode théologique […], cette partition entre Science et Foi […] menée jusqu’à la contradiction ». Tout comme Lessing avant lui – écrit Müller – Loisy ne passe pas des « vérités historiques » à la Révélation surnaturelle. Le « large fossé » qui sépare Histoire et Dogme ne peut être franchi, selon lui, que par une foi courageuse. Loisy a beaucoup

23. J. Kübel, Geschichte des katholischen Modernismus, Mohr (Siebeck), Tübingen 1909, p. 110-113. 24. Sur Rösler : M. Benzerath, Dictionnaire de Spiritualité 13 (1988), p. 866 sq. ; O. Weiss, BBKL 8 (1994), p. 534-537. 25. Augustin Rösler au Consulteur Général Carl Dilgskron le 21 janvier 1903. Papiers Rösler aux Archives Provinciales des Rédemptoristes à Vienne. La joie de Rösler se comprend dans la mesure où Loisy était à ce moment-là – ce qu’on oublie souvent – redevable non seulement à la critique biblique moderne, mais dans son ouvrage Le Quatrième évangile (Picard, Paris 1903), il pratiquait une théologie biblique dans un style tout à fait conservateur dans la ligne des Pères de l’Église. 26. Sur Bonomelli cf. G. Gallina, Il problema religioso nel Risorgimento e il pensiero di Geremia Bonomelli (“Miscelanea Historiæ Pontificiæ”, 35), Rome 1974. 27. Schell à Anton von Henle du 31 décembre 1903, imprimé par K. Hausberger, « Anton von Henle et Herman Schell. Ein Briefwechsel im Vorfeld der “Modernismus”-Kontroverse », dans Papsttum und Kirchenreform. Historische Beiträge, M. Weitlauff et K. Hausberger éd. (Festschrift Georg Schwaiger), Eos, St. Ottilien 1990, p. 699-743 (p. 725 sq.). 28. « Römischer Wochenbrief », Luzerner Vaterland, 23 février 1904. Cf. aussi « La condanna dell’abate Loisy e il prof. Schell », L’Osservatore Romano, 6 mars 1904. 29. H. Schell, « Am Webstuhle der Zeit. Katholische Kirche », Türmerjahrbuch 1904, p. 289-294 ; Cf. la réimpression (adoucie) dans Id., Kleinere Schriften, édités par K. Hennemann, Schöningh, Paderborn 1908, p. 463-470. Cf. aussi H. Schell, Briefe an einen jungen Theologen, édité et commenté par J. Hasenfuss, Schöningh, München - Paderborn - Wien 1974, p. 199.

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Otto Weiss nui au mouvement de réforme dans l’Église catholique « par ses positions extrêmes »30. On voit par ces mots le fossé profond qui existait entre le Reformkatholizismus de Müller et l’exégèse et la philosophie des religions de l’école moderne française de ces années31. Cependant, il ne manquait pas, parmi les Catholiques allemands, de voix qui se prononçaient plus ou moins pour Loisy. Mais le seul qui le fit nommément – et encore avec beaucoup de prudence – fut l’exégète et dogmaticien de Tübingen, Paul von Schanz32. De même, mais en cachette !, Joseph Sauer à qui Friedrich von Hügel, en novembre 1902, avait envoyé « le magnifique ouvrage de Loisy rédigé contre Harnack et intitulé L’Évangile et l’Église »33. Sauer voyait dans cet écrit la victoire « de la recherche pure et simple »34 et il fit en sorte de faire paraître une traduction allemande avec « la meilleure recommandation ». Dès le 5 novembre 1903, il pouvait signaler à Loisy qu’était parue l’édition allemande de cette œuvre « pleine de lumière et de vie, d’ingéniosité, d’esprit, de grandioses perspectives, tout en étant fondée sur les lois solides de l’histoire et sur les résultats inébranlés de l’expérience »35. Grâce à l’impression que l’ouvrage était censé produire sur les protestants allemands par son caractère scientifique, Loisy et Sauer espéraient influencer les censeurs de Rome. Vain espoir ! Et ce n’est pas le long article que Sauer publia anonymement dans le libéral Allgemeine Zeitung qui fit changer les choses – article qui s’efforçait de montrer que, par les deux écrits L’Évangile et l’Église et Autour d’un petit livre, l’Église catholique adhérait aussi au « principe de progrès » en matière théologique36. Il n’eut pas plus de succès, le petit groupe de théologiens allemands réunis autour de la revue Das Zwanzigste Jahrhundert qui se laissèrent complètement guider par les recherches de Loisy et qui se nommaient eux-mêmes à bon droit les « modernistes allemands ». Ils avaient nettement pris leurs distances d’avec Schell et Müller37 et avaient – comme l’un d’eux le dira plus tard – ressenti dans « les crises profondes et douloureuses » le souffle de « l’esprit “moderniste” » issu de France38, qui mettait mal

30. [J. Müller], « Alfred Loisy », Renaissance 5 (1904) p. 151-164. 31. Cf. également [J. Müller], « Die Evangelien », Renaissance 7 (1906) p. 236-238. 32. P. von Schanz, « Abbé Loisy », Literarische Beilage der Kölnischen Volkszeitung, 14 janvier 1904, n. 2, p. 9-11. Cf. La Vérité Française, 21 janvier 1904. 33. Nous suivons ici l’exposé détaillé de C. Arnold, Katholizismus..., op. cit., p. 184-201. 34. Sauer à Maria von Waldburg-Wurzach, 28 janvier 1903, Papiers Sauer, Université Freiburg i.B. ; C. Arnold, Katholizismus..., op. cit., p. 187. Cf. Sauer à Augusta von Eichthal, [janvier] 1903, Papiers Eichthal ; ibidem. 35. En français dans le texte. Sauer à Loisy, 5 novembre 1903, BnF, Fonds Loisy, Naf 15661, f. 358-359. Cf. aussi Loisy à Sauer, le 4 novembre 1903, Papiers Sauer, Université Freiburg i.B.. 36. [J. Sauer], « Evangelium und Kirche », Beilage zur Allgemeinen Zeitung 1903, n. 286 et 287, p. 16-17. Décembre 1903, p. 513-515, 522-525. Cf. C. Arnold, Katholizismus, op. cit., p. 192-195. 37. La distinction établie entre les Reformkatholiken allemands (Schell, Kraus, Müller) et les modernistes allemands n’est pas une distinction a posteriori. Les intéressés la ressentaient déjà. Ainsi le moderniste Herman Héfélé en 1910 distinguait entre le « Reformkatholizismus de la vieille école qui encore aujourd’hui joue un rôle en Allemagne », et dont il voit les représentants en Schell et Kraus, et d’autre part le modernisme théologique que lui-même représente à la suite de Tyrrell, Loisy et Schnitzer. Cf. H. Hefele, « Autorität und Freiheit », Das Neue Jahrhundert 2 (1910), p. 253-257 (p. 256 sq.). 38. P. Funk, « Vom Gang des geistigen Lebens », dans Wiederbegegnung von Kirche und Kultur. Eine Gabe für Karl Muth, München, Kösel & Pustet, 1927, p. 77-126 (p. 103-105).

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Fortune diverse d’Alfred Loisy en Allemagne à l’aise les jeunes théologiens, et pas seulement au point de contact entre la théologie allemande et française, à savoir à l’université de Fribourg en Suisse39. Pour le savant bénédictin munichois et archiviste Odilo Rottmanner40, il était certain que « Loisy était l’exégète catholique le plus pénétrant du moment »41. Rottmanner était persuadé qu’« un jour viendrait où on rendrait justice à de tels esprits. La vérité se fraye toujours un chemin, lentement mais sûrement »42. Le curé Otto Rudolphi43, qui avait de nombreux contacts avec les Modernistes chez lui et à l’étranger, entra en 1903 en correspondance avec Loisy qui, en novembre de cette année-là, lui envoya sa défense intitulée Autour d’un petit livre44. Dès octobre 1903, il avait publié dans le Zwanzigste Jahrhundert un assez long article sur Loisy45 qu’il lui envoya avec cette remarque : « Vous en verrez comme on pense dans le monde savant allemand de vos livres »46. Après la mise à l’Index de Loisy, Rudolphi publia anonymement une ample prise de position dans le libéral Münchener Neuesten Nachrichten. Il y écrivait : « Rome a parlé, mais l’affaire Loisy est loin d’être close. On ne tue pas les idées à coups de bâton […] disait Loisy lui-même »47. La rencontre entre Rudolphi et Loisy revêtit un accent particulier à cause des contacts simultanés qu’entretenait Loisy avec l’évêque réformateur du Nord de l’Italie, Bonomelli. On vit alors le fossé qui séparait Loisy de Bonomelli, mais non Loisy de Rudolphi. Bonomelli était d’avis « qu’un critique, un historien, un exégète du genre de Loisy ne pouvait pas être catholique, pas même chrétien. J’admets une évolution, mais non une transformation »48.

39. « Ici aussi à Fribourg Loisy avait de bons amis », écrivait Albert Maria Weiß un peu avant sa mort, cf. G. M. Häfele, « P. Albert M. Weiß », Theologisch-praktische Quartalschrift 79 (1926), p. 281-296, 552-567, 774-784 (p. 782). Cf. aussi Caspar Decurtins à Georges Python, 5 octobre 1904 : « À Rome on sait fort bien que les doctrines de Rose et de Zapletal comme la philosophie de l’histoire de Mandonnet s’écartent peu des vues de Loisy ». D. Barthelemy, Idéologie et fondation. Études et documents sur l’histoire de l’Université de Fribourg/Suisse, Études 1, Éditions Universitaires, Fribourg (Suisse) 1991, p. 89-92. Sur les Professeurs Vincent Rose, Vincenz Zapletal et Pierre-Marie Mandonnet, cf. O. Weiss, Modernismus und Antimodernismus im Dominikanerorden. Zugleich ein Beitrag zum « Sodalitium Pianum » (“Quellen und Studien zur neueren Theologiegeschichte”, 2), Pustet, Regensburg 1998, passim. 40. Sur Rottmanner, voir O. Weiss, BBKL 8 (1995) p. 753-757 (bibl.). 41. Odilo Rottmanner à la Comtesse Marie Waldburg-Zeil-Wurzach, fragment de lettre du 15 février 1903, Papiers Rottmanner aux archives de l’abbaye de St Boniface à Munich. 42. Rottmanner à la Comtesse Marie Waldburg-Zeil-Wurzach, fragment de lettre du 5 mars 1903, ibidem. 43. Sur Rudolphi, cf. O. Weiss, BBKL 8 (1995), p. 929-931 ; Id., Der Modernismus in Deutschland. Ein Beitrag zur Theologiegeschichte, Pustet, Regensburg 1995, p. 209-225 ; Id., Modernismus und Antimodernismus, op. cit., p. 272 sq. note 45. Rudolphi qui sur le plan théologique concordait avec Loisy fut dans la « Gewerkschaftstreit, c’est-à-dire l’affaire dite des syndicats » un adversaire de la « tendance de Cologne » (du « Modernisme social »). On attend avec impatience une édition critique de sa vaste correspondance (malheureusement partiellement conservée), correspondance avec e. a. Herman Schell, Geremia Bonomelli, Joseph Schnitzer, Umberto Benigni. 44. Cf. Rudolphi à Loisy, 26 novembre 1903. BnF, Naf 15733. 45. Sincerus [Otto Rudolphi], « Bischof Bonomelli über Loisy », Das Zwanzigste Jahrhundert 3 (1903), p. 590-594. 46. En français dans le texte. Rudolphi à Loisy le 26 novembre 1903. 47. [O. Rudolphi], « Abbé Loisy auf dem Index », Münchner Neueste Nachrichten 56 (1903), n. 610. Cf. A. Loisy, Autour d’un petit livre, Picard, Paris 1903, p. xxi. 48. Bonomelli à Rudolphi, 18 novembre 1903, Freie Deutsche Blätter 15 (1915), p. 500.

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Otto Weiss Rudolphi au contraire défendit Loisy contre Bonomelli, en particulier sa conception méta-historique de la Résurrection de Jésus49. En septembre 1902, Rudolphi attira l’attention de son ami de jeunesse et à présent professeur à Munich, l’historien des Dogmes Joseph Schnitzer, sur l’ouvrage de Loisy L’Évangile et l’Église50. Schnitzer se rangea aussitôt derrière Loisy. Le 17 juillet 1903, il écrit dans son journal : « Occupé à présent avec le livre de Loisy L’Évangile et l’Église. Il repose entièrement sur la critique moderne et est l’œuvre d’un esprit extraordinairement pénétrant, audacieux, intrépide. Tout ici est magistralement démontré, tout ce que j’ai moi-même déjà exposé, sans le connaître »51. Plus tard il écrira : Alfred Loisy fut le premier qui, lorsqu’il traitait des récits évangéliques, se plaçait de façon conséquente et décidée sur un terrain solide, car il le faisait sans dogmatisme, se basant uniquement sur des considérations scientifiques52.

Il qualifiait de providentiel le fait que Loisy ait rendu accessible aux peuples latins « les résultats et les acquis d’avant-garde de l’école critique allemande protestante »53. Quoique ce jugement relativise un peu sa contribution scientifique, il ne diminue en rien l’estime que Schnitzer a toujours portée à Loisy. Philipp Funk54, qui longtemps édita la revue moderniste allemande Das Neue Jahrhundert, semble être à première vue le moderniste allemand qui au moins eut à faire avec Loisy. Ce profond mystique auteur du petit livre Von der Kirche des Geistes – hommage à Joachim de Flore55 – semble pencher non pas vers Tyrrell, mais plutôt vers Antonio Fogazzaro56 dont le roman Il Santo l’avait fort impressionné57. Mais la première impression trompe. « L’idée de Révélation » qu’il avait conçue « après une longue réflexion et étude »58 avait beaucoup à faire avec Loisy. Funk fut renvoyé du

49. Bonomelli à Rudolphi, 25 novembre 1903, ibidem, p. 500 sq. ; cf. Rudolphi à Loisy, 26 novembre 1903. 50. « Toi aussi, tu as étudié Loisy ? » demande Rudolphi à Schnitzer le 18 septembre 1902. Schnitzeriana (Supplementum II), Staatbibliothek München, Hss. Abt. ; du même au même le 17 juin 1909, ibidem. 51. Journal de Schnitzer, au 17 juillet 1903. J. Schnitzer, « Aus dem Tagebuch eines deutschen Modernisten. Auf­zeichnungen des Münchener Dogmenhistorikers Joseph Schnitzer aus den Jahren 1901-1913 », édité, introduit et expliqué par N. Trippen avec la collaboration de Alois Schnitzer, dans Aufbruch ins 20. Jahrhundert. Zum Streit um den Reformkatholizismus und Modernismus, G. Schwaiger éd. (“Studien zur Theologie und Geistesgeschichte des 19. Jahrhunderts”, 23), Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen 1976, p. 140-222 (p. 151). 52. J. Schnitzer, Hat Jesus das Papsttum gestiftet ? [Jésus a-t-il fondé la papauté ?], Lampart, Augsburg 19102, p. 18 sq. 53. J. Schnitzer, « Der katholische Modernismus », op. cit., p. 68 sq. 54. Sur Funk, cf. R. Engelhart, « Wir schlugen unter Kämpfen und Opfern dem Neuen Bresche ». Philipp Funk (1884-1937) Leben und Werk (“Europäische Hochschulschriften, Reihe III : Geschichte und ihre Hilfswissenschaften”, 695), Peter Lang, Frankfurt am Main u.a. 1996 ; O. Weiss, Der Modernismus in Deutschland, op. cit., p. 348-376. 55. P. Funk, Von der Kirche des Geistes. Religiöse Essays im Sinne eines modernen Katholizismus, Verlag der Krausgesellschaft, München 1913. 56. Cf. P. Marangon, Il modernismo di Antonio Fogazzaro, il Mulino, Bologna 1998. 57. « La condamnation au printemps de Il Santo de Fogazzaro a été une de mes plus douloureuses déceptions. […] Il Santo à l’Index ! Mon programme réformateur que Il Santo représentait […] était condamné […], cette mystique géniale que l’on ne comprend pas, que l’on craint et hait. Le Catholicisme s’aplatit de plus en plus ». [P. Funk], « Aus den Papieren eines Modernisten », Das Neue Jahrhundert 2 (1910), p. 5-7 (p. 5). 58. Ibidem.

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Fortune diverse d’Alfred Loisy en Allemagne Grand Séminaire en 1908 surtout à cause de ses liens avec Loisy59. Il voyait en Loisy ni plus ni moins « le Thomas d’Aquin du Modernisme »60. Il était convaincu que ce n’était pas des présupposés philosophiques qui avaient conduit Loisy à ses conclusions mais uniquement la lecture critique de la Bible61. Aucun autre théologien allemand n’a osé, du moins momentanément, être en accord si complet avec Loisy que Thaddäus Engert (1875-1945)62, lequel, par ses études bibliques, fut amené logiquement du « Reformkatholizismus » au « Modernisme ». Engert, comme Funk, rédacteur temporaire de la revue moderniste Das Neue Jahrhundert, était un élève de Herman Schell. Il en vint bientôt à penser que « la transfiguration du Catholicisme par Schell nous conduisait à ne plus voir les rides de la “fiancée du Christ” »63. De là il se mit à suivre les traces des théologiens évangélistes issus de l’école de l’histoire des Religions. Son ouvrage paru en 1905 sous le titre Das Ehe- und Familienrecht der Hebräer64 suscita l’intérêt de Loisy qui le déclara « un exposé suffisamment érudit et exact »65. Loisy salua aussi « le point de vue décidément scientifique »66 du livre de Engert Die Urzeit der Bibel67. Engert pour sa part saluait en Loisy le « maître » dont les ouvrages lui avaient donné la force de « reconnaître clairement et de manifester au grand jour ce qu’il portait en lui depuis longtemps, fût-ce dans le doute »68. Toutefois, Engert souligna par après qu’en fin de compte l’idée du développement ne le satisfaisait pas, alors même que Loisy s’en servait pour justifier le rôle de « l’histoire, de l’histoire des dogmes, de l’exégèse, tout en adhérant encore à l’Église »69. Dès la fin de 1908, il écrivait qu’il n’avait jamais pu s’enthousiasmer à la pensée que l’esprit divin rend les hommes capables au cours des siècles de tirer de la Bible des pensées de plus en plus profondes. Un tel « compromis » ne lui semblait pas convaincant « car finalement toutes les Églises prétendent la même chose à propos de leurs livres sacrés »70. III. Réactions en Allemagne après l’excommunication de Loisy En Allemagne, l’excommunication de Loisy et sa séparation d’avec l’Église furent commentées de façons fort diverses. Depuis les Décrets romains Lamentabili et Pascendi contre le Modernisme qui, de facto, visaient en premier lieu Loisy, celui-

59. Cf. R. Engelhart, « Wir schlugen unter Kämpfen..., op. cit., p. 43 et passim. 60. Ainsi, Funk le 19 juillet 1913 au Congrès moderniste de Paris. Cf. J. Schnitzer, son journal à la date du 21 juillet 1913, J. Schnitzer, « Aus dem Tagebuch », op. cit., p. 191. Cf. P. Funk, Das Neue Jahrhundert 6 (1914), p. 191 sq. 61. Ibidem, p. 137. 62. Sur Engert, cf. K. Hausberger, Thaddäus Engert 1875-1945. Leben und Streben eines deutschen « Modernisten » (“Quellen und Studien zur neueren Theologiegeschichte”, 1), Regenburg, Pustet, 1996. 63. T. Engert, « Abschied », Das Zwanzigste Jahrhundert 8 (1908), p. 613-615 (p. 613). 64. T. Engert, Ehe-und Familienrecht der Hebräer (“Studien zur alttestamentlichen Einleitung und Geschichte”, Heft 3), Carl Holzhey éd., Lentner, München 1905. 65. A. Loisy, dans Revue critique, 1906 (citè dans T. Engert, Die Urzeit der Bibel, Anzeige der Lentnerschen Buchhandlung). 66. Revue Historique 94 (1907), p. 214 ; cité par K. Hausberger, Thaddäus Engert, op. cit., p. 44 sq. 67. T. Engert, Die Urzeit der Bibel I, Lentner, München 1907. 68. Thaddäus Engert à Alfred Loisy, 8 février 1908. BnF, Naf 15731. 69. T. Engert, Vom konservativen katholischen Priester zum liberalen Protestanten. Der Lebensweg eines deutschen Modernisten, édité par W. Engert, s. l. [1986], p. 9. 70. T. Engert, « Abschied », op. cit., p. 614.

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Otto Weiss ci apparut en Allemagne, tant chez ses amis que chez ses ennemis comme la « tête du Modernisme » et son représentant le plus « à gauche », tandis que le Schell du Reformkatholizismus, les philosophes des religions Blondel et Laberthonnière étaient rangés à l’extrême droite71. 1. Le monde protestant Du côté protestant, on mit en avant le travail de pionnier de Loisy, aussi bien après comme avant l’excommunication72. On ne manquait pas non plus d’admirer le fait qu’il ne se laissa pas intimider par les mesures prises par les autorités romaines pour entreprendre une « défense vigoureuse de la Vérité ». Ainsi le philosophe Rudolph Eucken (1846-1926) lui exprima-t-il son « estime et sa sympathie » après l’excommunication pour avoir suivi sa conscience. Conserver sa « personnalité morale » était bien plus important qu’appartenir « extérieurement à la communauté ecclésiale » sur la base « d’une dévotion aveugle »73. Beaucoup de Protestants étaient d’avis que Loisy avait tenté l’impossible et donc devait échouer. Car pour les Catholiques ce ne sont ni la science ni l’histoire qui constituent la norme ultime, mais par-dessus tout le dogme et la hiérarchie. Par ses recherches, Loisy a fait vaciller ces colonnes, bien que personnellement il voulût rester un bon catholique. L’historien de l’Église Albert Hauck trouvait naturel « que Pie x ait vu dans les considérations de Loisy un danger pour le catholicisme »74. Karl Holl en jugeait de même. L’idée de Loisy selon laquelle « le dogme sera toujours un effort imparfait et conditionné par le contexte historique de dire l’Indicible » n’est pas compatible avec la conception catholique. Par sa méthode historique, Loisy a revu « les concepts fondamentaux sur Dieu, la Création, la Rédemption, l’autorité de l’Église » et par conséquent il a entamé « en profondeur les principes de l’Église catholique »75. 2. Le Catholicisme conservateur Du côté intégriste, on jugea Loisy de la même manière. Ainsi s’exprimait Alfons Bellesheim (1875-1921)76 en visant Loisy : les plus sûrs appuis de la foi ancienne, les miracles, sont sans valeur pour les modernistes […]. La critique moderniste se débarrasse de toutes les preuves historiques de la divinité

71. J. Schnitzer, « Der katholische Modernismus », op. cit., p. 208. 72. H. J. Holtzmann, « Les évangiles synoptiques », Das Zwanzigste Jahrhundert 8 (1908), p. 205-208. 73. Eucken à Loisy, Jena, 9 avril 1908. BnF, Fonds Loisy, Naf 15732. Eucken, poussé par Frierich von Hügel, s’était vivement intéressé au modernisme catholique. Cf. J. J. Heany, The Modernist Crisis. Von Hügel, Geoffrey Chapman, London - Dublin - Melbourne 1969, p. 83. Cf. G. Zorzi, Auf der Suche nach der verlorenen Katholizität. Die Briefe Friedrich von Hügels an Giovanni Semeria (“Tübinger Studien zur Theologie und Philosophie”, 3), 2 vol., Grünewald, Mainz 1991, vol. II, p. 332 sq. ; P. Neuner, Religiöse Erfahrung, op. cit., passim ; R. Eucken, Lebenserinnerungen. Ein Stück deutschen Lebens, K. F. Koehler, Leipzig 19222, p. 120. 74. A. Hauck, « Internationale Wochenschrift für Wissenschaft », Kunst und Technik 3/2 (1908), p. 36. 75. K. Holl, Der Modernismus..., op. cit., p. 22. 76. Alfons Bellesheim, en 1865, vicaire à la Cathédrale de Cologne ; en 1886, chanoine capitulaire ; depuis 1895, prévôt à Aix-la-Chapelle. Historien de l’Église compétent (travaux sur le catholicisme irlandais et écossais), mais d’une intransigeance imbattable. Cf. C. Weber, Liberaler Katholizismus, op. cit., p. 61 note 169.

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Fortune diverse d’Alfred Loisy en Allemagne du Christ […]. La foi seule peut découvrir le divin en Lui. Il tente d’ôter aux dogmes toute valeur de vérité, tout contenu intellectuel et conceptuel77.

Un autre écrira : Loisy s’est démasqué « comme élève de Renan », comme « exégète rationaliste », comme propagateur d’« erreurs sous une forme apparemment catholique »78. On soulignera aussi la « préférence de Loisy pour les rationalistes protestants allemands d’extrême gauche »79 qu’il a même dépassés : Jésus n’est pour lui qu’un homme, sa Résurrection échappe à toute preuve. Ici se cache son agnosticisme, il se défait des miracles et prophéties comme étant inaccessibles à la recherche historique et il élimine des Écritures des « textes absolument certifiés ». Les dogmes de l’Église sont pour lui des formules mouvantes. Ce qu’il nomme foi, ce n’est que pur sentiment, fondé sur l’intuition et l’expérience à la manière de Kant. D’où il ressort que ce ne sont ni la critique ni l’histoire qui le guident, comme il le prétend, mais les trois fondements du modernisme : « agnosticisme, immanentisme et évolutionnisme »80. L’interprétation que des dogmaticiens catholiques germanophones ont donné de Loisy dans les dernières années du xxe siècle81 est issue du « spécialiste en modernisme » Anton Gisler. Certes celui-ci a reconnu les efforts apologétiques de Loisy, mais pour mieux l’éreinter ensuite. Pour lui, Loisy est la tête de file des modernistes82 et Gisler souligne que Loisy a rejeté « avec une logique supérieure et non sans ironie » la thèse de Harnack sur l’essence du Christianisme et il a démontré le côté essentiellement social de celui-ci83. Mais là se termine leur connivence. Pour Gisler, Loisy est un scientifique areligieux, chez qui on chercherait en vain le « cri de la foi ». Cet « orgueilleux persifleur avec une tête de Voltaire » n’a rien d’un mystique, pas même « d’un croyant ou d’homme religieux ». Pour être un vrai réformateur, il lui manque le zèle religieux. Ses seuls outils sont ceux de l’historien. Aussi n’est-il qu’un « destructeur » et un « copieur des Protestants (allemands) »84. Finalement Gisler reprendra de vieux stéréotypes allemands pour les appliquer à Loisy : « Sa langue est sombre comme la brume allemande flottant sur la Forêt Noire »85. On retrouve même chez Gisler le vieux reproche selon lequel Loisy représenterait une double vérité : L’historien Loisy […] nie les miracles bibliques et la divinité du Christ. Il ignore ou nie tout surnaturel […]. L’abbé Loisy admet tout miracle et également la divinité du Christ86.

3. Les «théologiens modernistes» allemands Après l’excommunication de Loisy, comment se sont comportés face à leur grand modèle les quelques théologiens allemands que l’on pourrait qualifier de « vrais théo-

77. [A. Bellesheim], « Betrachtungen über die Enzyklika Pascendi. Allgemeine Bemerkungen », Historischpolitische Blätter 142 (1908), p. 570-586 (p. 585). 78. [U. Zurburg], « Zu Alfred Loisys Selbstbekenntnissen » [Alfred Loisy, Choses passées, É. Nourry, Paris 1913], Historisch-politische Blätter 154 (1914), p. 685-703. 79. J. Bessmer, Theologie und Philosophie des Modernismus, Herder, Freiburg i.B. 1912, p. 7. 80. Ibidem, p. 27-37. 81. Cf. I. Böhm, Dogma, op. cit., passim. 82. A. Gisler, Der Modernismus, Einsiedeln 19134, p. 645. 83. Ibidem, p. 612. 84. Ibidem, p. 624 sq. 85. Ibidem, p. 625. 86. Ibidem, p. 612.

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Otto Weiss logiens modernistes » pour les distinguer du courant principal du Reformkatholizismus allemand ? Leur réactions furent très différentes. Pour Thaddäus Engert, qui fut excommunié à cause de ses écrits exégétiques et perdit sa chaire d’enseignement, il n’y avait qu’un problème : apprendre de Loisy personnellement si la rumeur répandue en Allemagne selon laquelle Loisy s’était soumis à la condamnation romaine était vraie. En même temps, il lui demandait de lui envoyer ses deux dernières publications Les Évangiles synoptiques et les Simples réflexions, ses remarques sur l’encyclique Pascendi. Il promettait d’écrire une recension de ces deux ouvrages dans le Zwanzigste Jahrhundert. Il prévoyait en outre une traduction allemande des Simples réflexions, en collaboration avec Schnitzer87. Loisy répondit à Engert par retour de courrier pour le rassurer. Dès le 17 février 1908, il signale l’expédition des deux ouvrages. Concernant les Simples réflexions il fait remarquer : De ce dernier ouvrage je crois que vous pourrez utiliser la préface, puis choisir vousmême quelques morceaux, par exemple certaines propositions du décret Lamentabili, où ma pensée a été le plus gravement altérée, et dans le commentaire de l’Encyclique la rectification des plus graves erreurs qui ont été imputées aux modernistes88.

Le 1er mars, Engert fit paraître dans le Zwanzigste Jahrhundert la première partie de l’introduction des Simples réflexions en allemand. La deuxième partie suivit de peu89, ainsi que des fragments de Les Évangiles Synoptiques90. Puis Engert perdit tout contact avec Loisy. On peut en saisir la cause dans le fait que Engert, sous la guidance de son « bon ami » Holtzmann, abandonna le point de vue catholique de Loisy, se sépara de ses compagnons de lutte modernistes du Neuen Jahrhundert91 et passa à l’Église protestante. La dernière chose que Loisy apprit de Engert dut être la communication de Rudolphi : « [...] le pauvre Dr. Th. Engert doit mourir de faim. La bonne mère Église a une méthode très efficace de tenir dans son giron ses enfants ! »92. Rudolphi reprit en mai 1909 le contact interrompu avec Loisy93. Le même mois, il l’invita dans sa paroisse de Gestraz pour y passer quelques jours de repos94. À la différence de ses amis Schnitzer et Funk, il partageait l’avis de Loisy, à savoir que, après les condamnations de l’encyclique Pascendi, les chances de réformer l’Église – spécialement pour la méthode historico-critique en exégèse – étaient perdues, en Allemagne beaucoup plus encore qu’en France. Il croyait qu’en France, à la longue, l’influence de Loisy auprès du jeune clergé ne pourrait être étouffée. Mais il en sera autrement en Allemagne, comme il l’écrivait à Loisy : Chez nous en Allemagne toute vie scientifique est étouffée par l’Encyclique et la plupart, la grand majorité du clergé ne connaît pas les problèmes de l’exégèse moderne et de la critique biblique, ni ne veut savoir rien, craignant que les choses si allassent comme en

87. Engert à Loisy, le 8 février 1908. BnF, Naf 15731. 88. Hausberger, Thaddäus Engert, op. cit., 246. 89. T. Engert, « Abbé Loisy », Das Zwanzigste Jahrhundert 8 (1908), p. 97-99, 115-118. 90. « Die Lehre Jesu nach den synoptischen Evangelien. Les Évangiles Synoptiques », ibidem, p. 485-497, 506 sq. 91. Cf. T. Engert, « Abschied », op. cit. 92. Rudolphi à Loisy, 31 juin 1909. BnF, Naf 15733. 93. « Il y a quelques années que j’ai eu l´honneur d’entrer en correspondance avec Vous. Vous me pardonnerez si j’ose vous molester encore une fois ». Rudolphi à Loisy, le 10 mai 1909, ibidem. 94. Rudolphi à Loisy (Sur une carte postale représentant la tombe de Herman Schell), mai 1909, ibidem.

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Fortune diverse d’Alfred Loisy en Allemagne France, et vous savez bien que l’Allemand est toujours obéissant et soumis, c’est son caractère d’être plein de respect vers l’autorité. Je n’ose pas même disputer avec mes confrères de peur de n’être pas compris95.

Joseph Schnitzer qui considérait Loisy – « le vrai mentor du modernisme moderne »96 – comme une « brillante lumière » se sentait malgré tout lié à lui97. Curieusement, à part deux lettres après l’excommunication du Loisy et plus tard quelques lettres de Schnitzer concernant Albert Houtin, il n’y eut jamais de correspondance intensive entre Schnitzer et Loisy98. Schnitzer est néanmoins souvent mentionné dans les lettres de Loisy à divers correspondants allemands. Ainsi le 18 février 1908, Loisy écrit à Engert : J’ai reçu hier, au même temps que votre lettre, deux brochures ou articles du Professeur Schnitzer. Comme je n’ai pas son adresse, je vous prie de lui transmettre mes remerciements et de lui dire aussi la part que je prends aux désagréments que lui a valus son courage99.

On comprend mal pourquoi les contacts entre Loisy et Schnitzer ne furent pas plus intensifs malgré leur estime réciproque, alors que d’autre part Schnitzer entretint pendant près de trois décennies une intense et amicale correspondance avec le moderniste français Houtin. La raison en est peut être précisément dans les liens étroits existants entre Schnitzer et Houtin qui, lui, n’était pas pleinement en accord avec Loisy100. Quoi qu’il en soit, après la condamnation de Loisy, Schnitzer – sous le pseudonyme d’Albert Schäffler – prit dans le Zwanzigste Jahrhundert la défense de Loisy. Déjà dans son essai Die Antwort der französichen Modernisten auf die Enzyklika101, il défendait Loisy contre le point de vue de Pascendi : « Le philosophe ouvre la marche, l’historien suit ». En fait c’est le contraire que pensait Pie x : le théologien ouvre la marche, l’historien doit suivre la théologie. Plus tard Schnitzer publia un choix des Quelques lettres de Loisy102. Il écrit dans l’introduction : Jadis plein d’admiration on a donné à Origène le titre de Adamantius, “l’homme d’acier”. Loisy aurait droit au même titre de gloire, si le préjugé aveugle, qui depuis son exil emprisonne de larges couches de l’Église, ne rendait impossible une juste appréciation de ses mérites. […] C’est une vraie tragédie qu’un homme comme Loisy qui depuis des décennies, avec un zèle infatigable, travaille et cherche, un homme qui

95. En français dans le texte. Rudolphi à Loisy, le 10 mai 1909, ibidem. 96. Ainsi Engert nommait-il son ami Schnitzer. T. Engert, Vom konservativen katholischen Priester..., op. cit., p. 22. 97. Cf. Schnitzer à Houtin, le 15 décembre 1911 : « Je vous prie de vouloir bien me recommander à M. Loisy que je vénère chaleureusement et sincèrement », BnF, Naf 15733. 98. Schnitzer à Loisy, le 17 et le 28 mars 1908, Papiers Schnitzer (cf. N. Trippen, Theologie und Lehramt im Konflikt. Die kirchlichen Maßnahmen gegen den Modernismus im Jahre 1907 und ihre Auswirkungen in Deutschland, Herder, Freiburg i. B.-Basel-Wien 1977, p. 318 sq.) ; cf. aussi Schnitzer à Houtin, le 14 janvier 1921. Les lettres de Schnitzer parvenues à Loisy grâce à Houtin semblent avoir disparu. 99. En français dans le texte. Loisy à Engert, le 17 février 1908, K. Hausberger, Thaddäus Engert, op. cit., p. 246. 100. Cf. C. Weber, Kirchengeschichte, op. cit., p. 142. 101. A. Schäffler [J. Schnitzer], « Die Antwort der französischen Modernisten auf die Enzyklika », Das Zwanzigste Jahrhundert 8 (1908), p. 85-89. 102. [J. Schnitzer], « Loisys Briefe », Das Zwanzigste Jahrhundert 8 (1908), p. 185 sq. ; [Id.], « Quelques lettres », ibidem, p. 191-193 ; [Id.], « Loisy über Gott, Jesus und Dogmen », ibidem, p. 464-466.

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Otto Weiss ne voulait travailler et créer que pour le bien de l’Église tant aimée, soit damné et rejeté par cette même Église. C’est une punition qui ne serait même pas infligée au plus commun, au plus dangereux des délinquants qui aurait horriblement compromis l’Église à la face du monde […]103.

N’oublions pas malgré tout que Schnitzer – ici en accord avec Gisler – a toujours souligné, que, pour lui, Loisy fut le premier catholique qui a repris sans réserve et mené plus loin la méthode historico-critique de l’exégèse allemande libérale, « pour être de suite marqué au fer rouge et taxé de modernisme ». Sa condamnation était aussi celle de l’exégèse protestante allemande104, point de vue que Schnitzer n’a cessé de défendre, par exemple lorsqu’il écrit : « Dans les milieux luthériens orthodoxes » – Schnitzer pense à la Cour berlinoise et à l’Impératrice Augusta Viktoria – « on était fort content de l’encyclique [Pascendi] car elle semblait dirigée contre l’école critique protestante libérale. Ce n’est pas Loisy seul qui était condamné, mais aussi Harnack, Holtzmann et Wellhausen »105. Le 19 novembre 1911 eut enfin lieu à Paris la rencontre si longtemps projetée entre Schnitzer et Loisy106. Venu en compagnie de son ami Houtin rendre visite à Loisy, Schnitzer fut impressionné par cet « homme frêle aux traits fins, plein d’esprit » qui prenait des nouvelles de Kraus, Schell et Rottmanner, qui considérait les Vieux-Catholiques comme réactionnaires et ne montrait aucune sympathie pour le protestantisme « qui n’avait aucune racine dans le peuple et ne faisait rien pour la science ». Loisy en vint à parler aussi de Harnack « qui devenait de plus en plus réactionnaire, sous l’influence de l’Empereur, comme il l’admettait ». Lors d’une seconde rencontre, toujours en compagnie de Houtin le 26 novembre 1911, Loisy et Schnitzer débattirent sur la question suivante : « Sommes-nous des chrétiens modernistes ? » Loisy fit cette réponse : Nous le sommes dans la mesure où nous sommes des hommes religieux dans le sens de la religiosité de Jésus et des Prophètes. En ce sens les Vaticanistes tout à fait sécularisés et politisés ne sont pas chrétiens.

On était aussi d’accord sur le fait que Jésus n’était pas catholique car « Il ne croyait ni à Rome, ni à un pape, ni à sa propre divinité »107. Une fois encore, en été 1913, Schnitzer se rendit à Paris, cette fois avec Rudolphi et Funk, pour prendre part à un Congrès international moderniste. Il furent déçus. « Houtin, Loisy, Laberthonnière, bref tous les modernistes français, même le “Protestant catholique” Sabatier, brillaient par leur absence »108.

103. Ibidem, p. 191. 104. J. Schnitzer, Hat Jesus das Papsttum gestiftet ?, op. cit., p. 18. 105. Schnitzer à Houtin, 9 novembre 1911. BnF, Naf 15733. 106. « En hiver ou dans le printemps prochain moi et l’ami prof. Dr. Schnitzer nous partirons pour Paris pour faire Votre connaissance et pour suivre quelques vos leçons […] ». Rudolphi à Loisy, 31 juin 1909. BnF, Naf 15733. 107. J. Schnitzer, Aus dem Tagebuch, op. cit., p. 183. 108. Rudolphi à Albert Ehrhard, 23 août 1913, Papiers Ehrhard, Archives de l’Institut byzantin, Kloster Scheyern ; cf. Rudolphi à Houtin, 4 août 1913, BnF, Fonds Houtin, Naf 15733 (ff. 121-122).

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Fortune diverse d’Alfred Loisy en Allemagne IV. La réception de Loisy en Allemagne depuis le début de la première guerre mondiale. À la veille de la première guerre mondiale, Loisy était presque oublié en Allemagne. Pour les théologiens fidèles à Rome, l’affaire était close. Quant aux modernistes allemands, chacun suivait son chemin propre. Thaddäus Engert était allé au bout de la route menant au protestantisme. Rudolphi et Funk recherchaient à nouveau, chacun à sa façon, leur patrie spirituelle dans l’Église catholique109. Rudolphi avait cessé de croire au succès du modernisme et était revenu au Reformkatholizismus des Kraus et Schell – qu’il avait tant admirés jadis – pour vivre dans l’Église une vie religieuse sans « bigoterie », sans « sacramentalisme », sans « mécanique » ni représentations « magiques »110. Funk était sur le point de surmonter la douloureuse tension qu’il avait vécue entre le Jésus historique et le Christ de la foi, entre l’exégèse historico-critique et l’enseignement de l’Église catholique, et cela grâce au partage de la foi pascale des Disciples et de la communauté chrétienne primitive. Au plus proche de Loisy se plaçait Schnitzer qui, après sa condamnation, pouvait vivre de son enseignement universitaire111. La science était restée pour lui la norme ultime. Il s’était éloigné des dogmes essentiels de l’Église, et la mystique d’un Georges Tyrrell ou d’un Philipp Funk n’était pas sa tasse de thé. Par contre, il continuait d’apprécier le sobre travail de Loisy, tout en ne partageant pas ses convictions philosophico-religieuses, car manifestement il n’attendait pas grand-chose des efforts de Loisy tendant à réconcilier exégèse critique et enseignement de l’Église112. Il est certain en tout cas qu’à la veille de la première Guerre Mondiale, Loisy était beaucoup moins considéré en Allemagne qu’avant sa séparation d’avec l’Église catholique. On pouvait encore trouver son nom dans la revue qui se définissait ellemême comme la « revue du modernisme allemand ». En revenant au nom des origines Freie Deutsche Blätter sous la direction de Philipp Funk, la revue voulait aussi procéder à un changement de cap, créer un mouvement réformateur au sein de l’Église ou – si l’on veut – retourner au Reformkatholizismus allemand113. Ce changement de cap – que Schnitzer n’a jamais pris – ne s’aperçoit pas dans le jugement que Funk, son ancien admirateur avec lequel le fossé se creusait depuis la première guerre mondiale, portait alors sur Loisy. Dès avant le commencement de cette guerre, poussé par Houtin, Funk écrivait à l’occasion de la parution de l’autobiographie de Loisy Choses passées sur l’évolution de « l’historien Loisy » : Rome l’a chassé, et comme il arrive dans les peuples latins, Loisy a évolué vers un monisme et positivisme radical. Que l’on n’ait pas pris en considération son intéressante autobiographie […], c’est dommage, mais compréhensible. Car les Catholiques, dont s’était détaché Loisy (ce qui n’aurait pas été nécessaire après son excommunication) maintenant l’ignorent précisément à cause de son côté radical ; pour les autres, les radicaux que Loisy surpasse, il reste le catholique et le théologien, sans être pleinement admis par eux, quoiqu’ils apprécient hautement son activité scientifique. […] Le fait que Loisy ne soit pas pris en considération n’est […] nullement une preuve de la fin

109. Cf. O. Weiss, Der Modernismus, op. cit., passim. 110. Cf. Rudolphi à Schnitzer, 20 janvier 1910, Schnitzeriana. Staatsbibliothek München, Hss. Abt. 111. « L’ami Dr. Schnitzer ne n’est pas soumis, mais pour lui, ce n’était pas dangereux, parce que, comme professeur d’Université, il est sûr de son traitement de 6000 M. », ibidem. 112. En tout cas c’est le ton général de ses lettres à Houtin. 113. Cf. O. Weiss, Der Modernismus, op. cit., p. 361-368.

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Otto Weiss du mouvement que Loisy représentait autrefois et qu’il considère des choses passées pour lui, mais c’est simplement une nouvelle preuve que l’on est personnellement isolé et spirituellement mort dès que l’on sort de ce qui jusque là faisait votre raison de vivre114.

S’il est un endroit où l’on s’intéresse encore au Loisy d’autrefois, c’est bien l’Allemagne où le modernisme est encore très vivant, du moins le modernisme au sens d’un mouvement catholique interne qui veut rester dans l’Église115. Pendant la première guerre mondiale, lorsque les préjugés nationalistes faussaient le jugement de part et d’autre du Rhin, Funk semble s’être adressé à Loisy pour la dernière fois. En 1915 Loisy avait publié son écrit Guerre et Religion116 où il avait des paroles dures contre l’ennemi allemand et concernant l’amitié supposée du pape Benoît xv envers l’Allemagne. D’où cette prise de position de Funk dans les Freie Deutschen Blätter : « Il ne revient pas à Loisy, dès lors qu’il a rompu avec le pape, de lancer l’excommunication contre l’Allemagne »117. Rudolphi également se détourna de Loisy118. Dans une long commentaire sur l’écrit de guerre de Loisy, Rudolphi fait remarquer non sans une ironie mordante que c’est précisément Loisy qui prend maintenant un ton haineux, Loisy qui doit tellement à la science allemande et à propos duquel son ami Duchesne avait eu ce trait ironique : il sait très bien l’allemand. C’est le côté tragique dans la vie des grands hommes. Pire encore pour Rudolphi, le célèbre théologien et le critique pénétrant, influencé par la vision du monde [Weltanschauung] ambiante matérialiste et mécaniste est tombé des hauteurs de l’Idéalisme dans les bas-fonds du Positivisme le plus plat. Il est significatif que Rudolphi ait employé à l’encontre de Loisy les paroles du théologien réformateur allemand Schell : Le progrès ne vient jamais par la guerre, mais bien grâce à l’acquisition de la paix dans un travail culturel commun entre les peuples qui, ce faisant, doivent abandonner une part de leur souveraineté, si nécessaire119.

Si pour Funk et Rudolphi, Loisy, après sa séparation d’avec l’Église, a été trop loin, pour Schnitzer par contre, il n’allait pas assez loin. Après son ouvrage Der Katholische Modernismus (1911) et son anthologie du Modernisme (1912)120, le professeur munichois souligna encore par deux fois l’importance de Loisy pour la

114. Cf. Funk à Houtin, 25 avril 1914. Le moment décisif fut l’écrit de Houtin Histoire du modernisme Catholique, Chez l’auteur, Paris 1913. Houtin y défend l’idée que, depuis l’excommunication de Loisy, la période du modernisme est passée. Ce que contestait Funk (en accord avec Schnitzer). Avis différent de Rudolphi, qui avec Houtin et Loisy, était convaincu dès 1911 de la fin du modernisme. Cela ressort de la correspondance des intéressés. O. Weiss, Der Modernismus, op. cit., passim. 115. P. Funk, Das Neue Jahrhundert 6 (1914), p. 191 sq. 116. A. Loisy, Guerre et Religion, É. Nourry, Paris 1915. 117. [P. Funk ?], « Eine Kriegsschrift von Loisy », Freie Deutsche Blätter 16 (1916), p. 113 sq. 118. Eremita [Otto Rudolphi], « Alfred Loisy über Krieg und Frieden », Freie Deutsche Blätter 16 (1916), p. 404-416. Concernant l’identité de l’auteur, on peut conclure qu’il s’agit bien de Rudolphi et non de Funk, non seulement à cause du style, de la présentation, mais aussi du pseudonyme choisi Eremita, qui se trouve déjà en 1908 dans Das Zwanzigste Jahrhundert (p. 35, 43, 375). Non seulement la forme fait penser à Rudolphi, mais surtout le fait qu’il se sentait comme un ermite à Gestraz, et que dans ses lettres il appelait sa demeure son ermitage. 119. Ibidem, p. 404 sq. 120. J. Schnitzer, Der katholische Modernismus (“Die Klassiker der Religion”, 3), Protestantischer Schriftenvertrieb, Berlin 1912.

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Fortune diverse d’Alfred Loisy en Allemagne réforme dans l’Église et la théologie. Mais à partir de 1912, à part quelques courtes recensions, il ne prit plus officiellement parti pour le savant français, tout en suivant quand même avec intérêt ses activités, qui feront l’objet de sa correspondance avec Houtin. Ainsi écrit-il à ce dernier le 12 novembre 1919 : « Avec grand intérêt j’attends le dernier ouvrage de mon toujours vénéré maître Loisy sur le Sacrifice »121. Et le 30 juin 1920 : Grâce à É[mile] Nour[r]y122 j’ai reçu le n. 1 de la Revue d’Hist. et de Litt. Religieuses, ainsi que le grand ouvrage de Loisy Le Sacrifice. J’aimerais ne pas traîner pour exprimer mon plus grand remerciement à l’auteur pour son envoi qui m’est excessivement précieux […] Aussi fais-je appel à ta bonté et te prie de bien vouloir faire parvenir la lettre ci-jointe à M. Loisy […]123.

Au 14 janvier 1921, nous lisons : M. Loisy a eu l’amabilité de m’envoyer son grand ouvrage sur les Actes des Apôtres, ce qui m’a fait énormément plaisir. Comme malheureusement je ne connais plus son adresse à Paris, je vous prie de bien vouloir lui faire parvenir la lettre de remerciement ci-jointe. En même temps je vous remercie vous aussi, car je sais fort bien ce que je dois à votre aimable entremise, si ce grand savant que je vénère profondément et sincèrement se souvient de moi si chaleureusement124.

Mais Schnitzer n’était pas toujours d’accord avec Loisy, et en premier lieu il ne pouvait accepter l’idée de celui-ci concernant une « nouvelle religion » de l’humanité. Comme Houtin125, Schnitzer y voyait un dépassement des bornes inadmissible et qui ne convenait pas à un savant sérieux. Le mystique Loisy aurait-il finalement pris le pas sur le savant et le critique ? « Je m’étonne énormément » écrit Schnitzer « que lui, l’homme sobre et sérieux, en soit arrivé à des pensées aussi exaltées ». Mais il restait encore plein d’admiration pour l’énorme puissance de travail de Loisy et pour sa « fécondité » qui égalait celle de Harnack126. Schnitzer semble avoir été seul dans son « admiration », car, dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, Loisy était encore à peine considéré. Même les membres du cercle réformateur de Rhénanie – qui visaient, dans l’Église et la théologie, à une réforme basée en partie sur un retour conscient vers des positions « modernistes » – se référaient, dans leur premier écrit réformiste de 1937, à George Tyrrell, et non à Loisy127. Par contre, dans le deuxième écrit réformateur de 1940, on trouve une explication détaillée de l’ouvrage de Loisy L’Évangile et l’Église, due à la plume d’Oskar Schrœders et où les idées de cet ouvrage étaient reprises sans restriction128. Que Loisy, l’année de sa mort, fût encore une référence centrale pour ces auteurs, peut s’expliquer par le fait qu’un homme commençait à s’intéresser davantage à lui,

121. Schnitzer à Houtin, 12 novembre 1919. BnF, Naf 15733. 122. Nourry était l’éditeur de Loisy. 123. Schnitzer à Houtin, 30 juin 1920. BnF, Naf 15733. 124. Du même au même, 14 janvier 1921, ibidem. 125. Cf. C. Weber, Kirchengeschichte, op. cit., p. 142. 126. Schnitzer à Houtin, 22 avril1922. BnF, Naf 15733. 127. Der Katholizismus. Sein Stirb und Werde, Von katholischen Theologen und Laien, G. Mensching, J. C. Hinrich éd., Leipzig 1937. Par ailleurs la condamnation de « l’exégèse moderne » contenue dans le Décret Lamentabili visait également, quoique indirectement, Loisy, cf. Ibidem, p. 53. 128. Der Katholizismus der Zukunft. Aufbau und kritische Abwehr. Von katholischen Theologen und Laien, H. Mulert éd., Leopold Klotz, Leipzig 1940, p. 36-38.

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Otto Weiss un homme qui avait des contacts étroits avec ce cercle, à savoir le « moderniste d’après le Déluge »129 : Friedrich Heiler. Ce dernier avait été, dans sa jeunesse, un élève de Joseph Schnitzer et s’était enthousiasmé pour Tyrrell et Friedrich von Hügel. Stimulé par la rencontre avec Nathan Söderblom, Heiler, le spécialiste en herbe des sciences religieuses avait quitté son catholicisme héréditaire, puis était devenu protestant pour se tourner vers l’idéal de la « catholicité évangélique » et finalement vers un œcuménisme des religions130. Pour Schnitzer, Heiler était le prototype d’un moderniste qui, par sa conversion au protestantisme, avait abandonné l’idée de base des catholiques modernistes, à savoir rester des réformateurs au sein de l’Église catholique131. Il est mentionné plusieurs fois dans la correspondance entre Schnitzer et Houtin132, surtout après qu’il se soit fait un nom grâce à son livre sur la prière133. Schnitzer voulait savoir de Houtin ce que Loisy pensait de Heiler. Loisy, tout comme Schnitzer, était d’avis que Heiler aurait pu passer pour un moderniste typique, quoique tardif, s’il n’était pas passé au protestantisme134. Par ailleurs Schnitzer n’était pas tout à fait d’accord avec le modernisme de Heiler. En 1924 il écrit à Houtin : Concernant le catholicisme de Heiler, je partage parfaitement votre opinion, il s’est laissé trop dominer par sa préférence affichée pour Tyrrell, ce que je lui aussi dit oralement. En matière de modernisme, il y a deux tendances : l’une qui met en avant la contribution française au modernisme, l’autre donne la préférence aux Anglais ; Heiler rend hommage aux derniers135.

En fait, Heiler était encore après 1920 un admirateur enthousiaste de Tyrrell. Loisy – que Heiler plus tard encore nommera avec complaisance un « exégète rationaliste »136 – ne le tenait pas pour un vrai moderniste, car ce qui le conduisait n’était pas l’inquiétude religieuse ni la mystique, mais le sobre travail scientifique. Dans son grand ouvrage sur le catholicisme, Heiler consacra une seule note de bas de page à Loisy, dont le contenu est assez significatif : Alfred Loisy, exégète pénétrant et érudit, historien des religions à la production étonnante, à présent professeur au Collège de France à Paris, a certes exercé une forte

129. Ainsi Loisy définissait-il Heiler, car il croyait encore au modernisme. Cf. Loisy à Houtin, le 7 août 1923, cité dans É. Poulat, Histoire, op. cit., p. 101. 130. Cf. O. Weiss, Der Modernismus, op. cit., p. 503-514. 131. « Heiler aurait été, comme Loisy le fit remarquer justement. le chef des modernistes s’il n’était pas passé au protestantisme ; d’ailleurs sa pensée reste plus catholique que protestante, et même de plus en plus moderniste, tout en ne voulant pas être considéré comme tel ». Schnitzer à Houtin, 29 mars 1924, BnF, Naf 15733 ; cf. le même au même, 18 janvier 1924, ibidem. 132. « Il s’agissait de savoir si la prière, comme Heiler le croit, ou le sacrifice, comme l’affirme Loisy, est la pulsation et le centre de toute vie religieuse de l’humanité ». Cf. Schnitzer à Houtin, 12 novembre 1919, BnF, Naf 15733. 133. F. Heiler, Das Gebet. Eine religionsgeschichtliche und religionspsychologische Untersuchung, Reinhardt, München 1918, 19232. 134. Voir les notes 129 et 131. 135. Schnitzer à Houtin, 18 janvier 1924, BnF, Naf 15733. 136. F. Heiler, Erzbischof Nathan Söderblom, Religionsforscher und Herold christlicher Einheit, dans ÖE I/I (1948) p. 69-102 (p. 82). À l’occasion de son décès en 1940, Heiler nomme Loisy « une nature critico-rationaliste » ; Friedrich Heiler à Joseph Bernhart, 3 août 1940, Papiers Bernhart, Staatsbibliothek München, Hss. Abt. Ana 383. Cf. A. Klement, Versöhnung des Verschiedenen. Friedrich Heilers Ringen um die eine Kirche im Spiegel seiner Korrespondenz mit katholischen Theologen (“Beiträge zur Kirchen und Kulturgeschichte”, 4), Peter Lang, Frankfurt am Main u.a., 1997, p. 28.

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Fortune diverse d’Alfred Loisy en Allemagne influence sur le mouvement moderniste grâce à son ouvrage L’Évangile et l’Église (1902) dirigé contre le Wesen des Christentums de Harnack. Cependant il ne peut pas être mis au rang des vrais champions du modernisme, car il lui manque la force religieuse et la passion. Le livre susmentionné est celui d’un historien et d’un critique froid. En fait l’évolution ultérieure de Loisy vers un agnosticisme et un positivisme total137 montre qu’il ne s’est jamais engagé à fond dans le mouvement du modernisme138.

Plus Heiler avançait en âge, plus il commençait à s’éloigner de cette position. Finalement dans son livre paru en 1947 sur Loisy, il reconnaît l’exégète français comme étant le père du modernisme139, non seulement parce que ses œuvres furent la cause principale des mesures antimodernistes prises à Rome en 1907, mais parce que Loisy, dans ses écrits philosophico-religieux, s’était révélé comme un vrai moderniste. L’ouvrage de Loisy sur « la crise morale des temps présents et la formation humaine » était pour Heiler la preuve que le savant français n’était pas un positiviste à la suite de Comte, mais qu’il acceptait « la réalité du Transcendant tout à fait dans le sens des mystiques chrétiens ». Sa « religion de l’humanité » devient finalement la « religion de l’amour » comme fondement de toute moralité. Heiler y voyait une approche de sa propre position, même si lui-même attendait davantage des vérités valables pour tous et des exigences éthiques véhiculées dans des religions à l’existence bien réelle, plus que d’une abstraite religion d’amour. Par ailleurs Heiler, devenu plus sobre avec l’âge, trouva aussi accès au travail exégétique de Loisy dont il considérait la victoire sur l’Église catholique dans l’encyclique Divino afflante spiritu (1943)140. Quoi que l’on pense du revirement de Heiler, passé d’une position critique envers Loisy vers une attitude d’admiration, cet intérêt renouvelé pour Loisy, après des années d’oubli, fut à l’origine d’un nouvel intérêt pour l’exégèse français. Mais était-ce bien un nouvel intérêt, différent de celui des années 1902-1908 ? Il est certain qu’Oskar Schrœder pouvait, dans son Aufbruch und Mißverständnis, exalter le travail de pionnier de Loisy sans susciter de contradiction141. Il est certain que les exégètes allemands ont bien évidemment appris ce que Loisy avait exposé dans ses livres rouges. Il est certain qu’un professeur de dogmatique allemand comme Peter Neuner s’exprima différemment sur les mérites de Loisy, ainsi lorsqu’il perçoit les connexions de Loisy avec Friedrich von Hügel142, ou lorsqu’il est d’avis que Loisy, dans L’Évangile et l’Église, a négligé un point, à savoir la légitimité de certains développements dans l’Église, laquelle a connu des erreurs aussi dans son évolution143. Il est certain aussi

137. Cf. A. Loisy, La religion, É. Nourry, Paris 1917 ; A. Loisy, Essai historique sur le sacrifice, É. Nourry, Paris 1920. 138. F. Heiler, Das Wesen des Katholizismus, Reinhardt, München 1923, p. 648 note 69. 139. F. Heiler, Der Vater des katholischen Modernismus : Alfred Loisy (1857-1940), Erasmus, München 1947, passim. La citation est tirée de Friedrich Heiler, « Alfred Loisy », dans Tendenzen der Theologie im 20. Jahrhundert. Eine Geschichte in Porträts, J. Schulz éd., Kreuz - Walter - Olten, Stuttgart - Berlin - Freiburg i.B. 1966, p. 61-68 (p. 64). 140. Ibidem, p. 66 sq. 141. O. Schrœder, Aufbruch und Mißverständnis. Zur Geschichte der reformkatholischen Bewegung, Styria, Graz 1969, p. 47-102. 142. P. Neuner, Religiöse Erfahrung (n. 11), p. 40-47, 57-72, 361 (index) ; cf. aussi : Id., « Alfred Loisy (1857-1940) », dans H. Fries et G. Kretschmar, Klassiker der Theologie 2, Beck, München 1983, p. 221240. 143. P. Neuner, « Einleitung », dans Theologen des 20. Jahrhunderts, op. cit., p. 13-15.

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Otto Weiss que Friedrich Heiler en 1966 a pu, sans être contredit, appliquer à Loisy le mot de Renan : « Les excommuniés d’une Église sont toujours son élite. Ils précèdent leur temps. L’hérétique d’aujourd’hui est l’orthodoxe de demain »144. D’autre part, dans la perception allemande plus tardive de Loisy, les opposants qui argumentent dans le sens de l’encyclique Pascendi se rencontrent avec les partisans de Loisy. Il y a en outre un troisième groupe de commentateurs qui, encore aujourd’hui, partagent l’avis de Thaddäus Engert et Joseph Schnitzer, à savoir que le jeune Loisy a recherché l’impossible, car il est désormais impossible de concilier foi ecclésiale et exégèse critique. Tôt ou tard, le savant catholique doit se décider et, sans compromis, aller au bout de sa route145. Il y a pourtant une autre possibilité qui va parfaitement dans le sens de Loisy. Lorsque l’on voit que le critique français est finalement parvenu dans les auditoires des théologiens catholiques, cela signifie que l’Église – comme Église en maturation – est passée par un processus d’apprentissage. Et qui peut dire que le terme du chemin ait été atteint ? Quel aspect prendra une réponse honnête, réponse qui devrait venir de l’ouvrage L’Évangile et l’Église. Là-dessus nous avons une observation digne de réflexion de Friedrich Heiler qui, dès 1942, écrivait : En m’occupant de Loisy […], j’ai affronté très intensément les problèmes d’exégèse critique. Tout ceci m’a démontré qu’il n’était pas possible d’accorder les acquisitions des sciences historiques critiques avec les prétentions des systèmes dogmatiques chrétiens (aussi bien romains que protestants) et que l’on devait emprunter une autre voie. Si Loisy a été beaucoup trop loin, partant d’un christianisme ecclésial pour aboutir à une religion universelle, avec son regard pénétrant, il a cependant vu que critique historique et dogmes de l’Église ne pouvaient pas se laisser réconcilier simplement en appliquant les principes de continuité historique et de développement, comme il a essayé de le faire dans L’Évangile et l’Église. Le système dogmatique romain, tout comme l’institution ecclésiale romaine, se laisse aussi peu appréhender comme grandeur absolue dans la forme parvenue jusqu’à nous, que n’importe quelle autre système dogmatique chrétien146.

Les réflexions de Peters Neuner à propos de L’Évangile et l’Église sur de possibles erreurs dans le développement pourraient être utiles.

144. F. Heiler, « Alfred Loisy », op. cit., p. 68. 145. Cf. C. Weber, Kirchengeschichte, op. cit. 146. Heiler à Wilhelm Lenzen, 3 août 1942, dans Der Rheinische Reformkreis. Dokumente zu Modernismus und Reformkatholizismus 1942-1955, H. Wolf et C. Arnold éd., 2 vol., Schöningh, Paderborn u.a. 2001, vol. II, p. 124 (p. 125).

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Loisy e i cattolici spagnoli Alfonso Botti Université Carlo Bo, Urbino

I. Modernismo in Spagna e stato degli studi È noto che la Spagna non fu coinvolta dalla vicenda modernista. Così come lo è altrettanto che fu nella polemica antimodernista che il paese iberico eccelse. In loco e altrove, schierando truppe d’assalto (i gesuiti, in particolare) e porporati (Vives i Tutó, su tutti), contro un nemico inesistente, è stato scritto, esagerando forse un poco. Negli anni a cavallo tra Otto e Novecento, dunque, tra il clero e gli intellettuali cattolici non vi furono modernisti in senso proprio. Alcuni religiosi, prima che la Pascendi si abbattesse sul movimento di riforma, manifestarono qualche curiosità e attenzione per quanto andava increspando le acque stagnanti del cattolicesimo coevo e della Chiesa. Ma dopo il settembre 1907 rientrarono nei ranghi e non vi furono più neppure isolate manifestazioni di simpatia verso le personalità e le opere colpite dalla condanna. Tanto che Ortega y Gasset per trovare un modernista fu costretto a inventarlo, come fece nella recensione a Il Santo di Fogazzaro, dando vita all’immaginaria figura di Rubín de Cendoya. Questi i risultati di una ricerca compiuta oltre quindici anni or sono, sostanzialmente confermati dai pochi lavori di altri studiosi e di recente ribaditi in un saggio di messa a punto storico-storiografica. II. L’errore di Juan Ramón Jimenez Il poeta modernista Juan Ramón Jiménez, in un’intervista al quotidiano madrileno La Voz del 18 marzo 1935, aveva avanzato l’idea che il modernismo fosse non solo una tendenza letteraria ma una tendenza più generale, proveniente dalla Germania,

. E. Vilanova, Historia de la teologia cristiana, Herder, Barcelona 1992. . A. Botti, La Spagna e la crisi modernista. Cultura, società civile e religiosa tra Otto e Novecento, Morcelliana, Brescia 1987. . J. L. Abellán, Historia del pensamiento español, V, La crisis contemporánea, II, Fin de siglo, modernismo y generación de 98 (1898-1913), Espasa Calpe, Madrid 1989 ; J. M. Laboa, « El modernismo en España », in Homenaje a Pedro Sainz Rodríguez, vol. III, Fundación Universitaria Española, Madrid 1986, p. 381-398 ; L. de Llera, Religión y literatura en el modernismo español, 1902-1914, Actas, Madrid 1994 ; F. Montero, « El eco de la crisis modernista en el catolicismo social español: las denuncias del “modernismo social” », in Il Modernismo tra cristianità e secolarizzazione, A. Botti e R. Cerrato dir., QuattroVenti, Urbino 2000, p. 411-442 ; M. Suárez Cortina, El gorro frigio. Liberalismo, Democracia y Republicanesimo en la Restauración, Biblioteca Nueva, Madrid 2000, p. 218-228. . A. Botti, « Istanze di riforma religiosa e fermenti modernisti in Spagna. Una messa a punto storica e storiografica », in Il Modernismo tra cristianità e secolarizzazione, op. cit., p. 357-410.

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Alfonso Botti dove c’era un movimento riformatore animato da preti chiamati modernisti. Quasi vent’anni dopo, nel 1953, riprendeva e approfondiva il discorso nell’ambito di un alcune lezioni tenute all’Università di Puerto Rico, che ci sono pervenute attraverso la trascrizione delle registrazioni, assieme agli appunti di un’allieva. Negli appunti si legge : « Cuando yo tenía 19 años, leí la palabra [modernismo] aplicada a Nietzsche, a Ibsen, a Bergson, por ejemplo, y leí, en casa del doctor Simarro, el libro de Alfred Loisy a los católicos franceses ». Nel corso di una lezione, Juan Ramón Jimenez ricordava che il movimento modernista, iniziato a suo giudizio in Germania alla metà del xix secolo, caratterizzato dall’idea di unire i dogmi cattolici con le scoperte scientifiche, colpito dall’enciclica Pascendi Gregis (sic), era passato poi ad opera dei teologi in Francia e, si legge, hay un famoso teólogo francés, el Padre Loisy, Alfred Loisy, el Abate Loisy, que fue también excumulgado, y de ahi pasó a los Estados Unidos. En los Estados Unidos dio lugar a otro movimiento paralelo y contrario llamando el Fundamentalismo, que sostenía los dogmas por encima de todo.

Più avanti, in un’altra lezione sullo stesso argomento (la precedente dovrebbe essere del gennaio 1953, quella che segue dell’agosto dello stesso anno) il poeta aggiungeva e precisava : En Francia el clero modernista tiene una extraordinaria resonancia. Hay un abate, el abate Alfred, Alfredo Loisy, que no hay que confundir, porque a veces yo he dado una clase y alguien se ha levantado y me ha dicho: ese era el Padre Loison, Jacinto Loison; no, por Dios, no confundamos el abate Alfred Loisy, L-o-i-s-y, con la i latina y al final y griega, con el abate Jacinto Loison, que eso es otra cosa. [...] Este abate publicó, allá por el año 1903, un libro que yo tuve en mis manos y leí en esa época, en Madrid, y el mismo movimiento se propagó por Francia e Italia. Entonces el Papa Pio x escribió la Encíclica contra el modernismo teológico que pueden ustedes ver en la Biblioteca... [...] Eso pasa luego a los Estados Unidos. [...] Yo voy buscando por donde entra el nombre en Hispanoamérica. En los Estados Unidos entra también el modernismo teológico, y hay, se funda otra escuela, otra doctrina, llamada el fundamentalismo, contra el modernismo. De modo que en los Estado Unidos la cosa toma más amplitud. No solamente hay un modernismo, sino que hay un contra-modernismo que se llma el fundamentalismo, que quiere los dogmas, los dogmas, prescindiendo de la ciencia moderna. Ese movimiento se desarrolló en Tennessee; hubo un grupo famoso de fundamentalistas de Tennessee, teológicos.

Era in questo modo, spiegava nelle righe successive, che i poeti, i critici e i politici ispanoamericani che vivevano negli Stati Uniti erano venuti a conoscenza del termine « modernismo ». Ora, nonostante la preoccupazione di Juan Ramón Jiménez di non confondere Loisy con Loison, non è da escludere che il poeta facesse confusione o che l’abbia fatta chi trascrisse i nastri delle conferenze. Di Loison aveva scritto Unamuno nell’Agonia del cristianesimo a partire dai volumi biografici di Houtin. Loison, poi, aveva effettivamente viaggiato nell’ultima parte della sua vita negli Stati Uniti, elo-

. Proel, « El poeta Juan Ramón Jiménez », La Voz, 18 marzo 1935. . J. R. Jiménez, El modernismo. Notas de un curso (1953), Aguilar, Madrid - México - Buenos Aires 1962, p. 53. . Ivi, p. 223. . Ivi, p. 250-251.

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Loisy e i cattolici spagnoli giando (come ricordano sia Houtin che Unamuno) i mormoni che credevano nella resurrezione della carne. Neppure è da escludere che Jiménez confondesse i mormoni con i fondamentalisti, o che attribuisse la qualifica di fondamentalisti ai mormoni. Mentre lascia perplessi il riferimento al Tennessee, dal momento che, stando a una prima verifica, non pare che i mormoni abbiano avuto particolari relazioni con questo Stato della confederazione. Ciò che va detto, concludendo su questo punto, è che critici e storici della letteratura come Federico de Onís e Gilbert Azam hanno per alcuni versi accreditato la fantasiosa ricostruzione di Jiménez senza prendersi neppure la briga di verificare se Loisy fosse davvero stato negli Stati Uniti e fosse davvero diventato fondamentalista. III. La Spagna nell’opera di Loisy Loisy non fa cenno alla Spagna né in Choses passées10 e neppure nei Mémoires11 dove accenna alle traduzioni de L’Évangile et l’Église senza nominare l’edizione spagnola e senza mai citare autori o personalità del paese iberico, fatta eccezione per il cardinale Vives i Tutó. Tra i suoi corrispondenti, stando alle lettere conservate nelle carte Alfred Loisy nel dipartimento manoscritti della Bibliothèque Nationale de France, non risultano né il traduttore, né l’editore spagnolo. Della guerra civile spagnola Loisy scriverà ne La crise morale du temps présent et l’Éducation Humaine12 nel 1937. A questo proposito è da rilevare che si tratta di pagine molto critiche della condotta ecclesiastica e assai prossime, nel giudizio, alle posizioni espresse negli stessi mesi da don Sturzo, Maritain, Mounier, Mendizábal e altri esponenti del cattolicesimo liberale e democratico europeo. Non meno interessante è constatare che si tratta di pagine che non vengono mai segnalate o anche solo citate da chi si è occupato dell’opinione cattolica e della Chiesa durante il conflitto spagnolo del 1936-39. Una conferma per un verso dell’isolamento dell’ultimo Loisy, per altro verso di quanto la memoria stessa del suo nome sia stata cancellata dagli ambienti intellettuali europei. 1. La fortuna di Loisy in Spagna fino al 1910 : gli amici e gli antimodernisti Tornando agli anni d’inizio Novecento, Unamuno venne a conoscenza dell’esistenza di Loisy tramite l’amico Pedro Jiménez Llundain nei primi mesi del 1904. « Del Abbé Loisy no conocía ni el nombre, e ignoraba totalmente cuanto de él me cuenta, y que es interesante », scrive Unamuno in una lettera a Jiménez Llundain dell’8 febbraio 1904. Ricevuti i libri dell’esegeta francese, in una successiva lettera a Jiménez Llundáin del 18 aprile 1904, Unamuno osserva Los ejemplares de Loisy, que tuvo la bontad de enviarme, están corriendo aquí de mano de curas jóvenes, entre los que tengo algunos amigos [...] me acusan de haber pervertido incluso a curas [...]. El Loisy es interesantísmo, y su doctrina la única exposición racional

. F. Onís, España en América: Estudios, ensyos y discursos sobre temas españoles e hispanoamericanos, [Río Piedras], Edición de la Universidad de Puerto Rico, Puerto Rico 1955, p. 625 ; G. Azam, « La crise moderniste en Espagne », Bulletin de littérature ecclésiastique 3 (1979), p. 195-212. 10. A. Loisy, Choses passées, É. Nourry, Paris 1913. 11. A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, 3 vol., É. Nourry, Paris 19301931. 12. A. Loisy, La crise morale du temps présent et l’Éducation Humaine, É. Nourry, Paris 1937, p. 105-124.

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Alfonso Botti del catolicismo, hasta para los menos católicos nos sintamos. Lo de considerarar a la Iglesia como una Institución social en que se desarrolla el germe evangélico y se aunan y conciertan las distintas corrientes, admitiendo mística alejandrina, filosofía aristotélica, etc., es realmente lo más hondamente católico. La Iglesia no lo quiere entender así y se suicida. El fecundísimo principio de la evolución entra con Loisy en la teología católica, cerrada a él, cuando ya la protestante lo aplicaba. La estúpida pretensión de que el Evangelio encierra la actual dogmática matará a la Iglesia. Lo de Loisy es un chipazo de la Reforma francesa latinizada13.

Sempre nel 1904, di Loisy si occupava Edmundo González Blanco (1868-1938) in un saggio sull’abate francese e l’esegesi biblica che appare sulla rivista Nuestro Tiempo14. Dopo Unamuno, González Blanco è l’autore che più mostra interesse per le questioni religiose nella Spagna dei primi anni del secolo. Nel 1902 aveva pubblicato su La España moderna una serie di articoli nei quali aveva difeso la politica anticlericale del governo spagnolo e allo stesso tempo distinto il cattolicesimo dal clericalismo15. Nel primo di una serie di articoli sul barcellonese El Diluvio dedicati alla « teologia socialista » al cui interno veniva collocato il modernismo religioso, un altro intellettuale destinato a grande notorietà dalla seconda metà degli anni Venti alla morte (1936), Ramiro de Maeztu, presentava Loisy con queste parole : El más insigne de los teólogos inovadores es el francés Loisy. Se trata de un abate muy docto, que escribe muy bien, casi tan bien como Renan, y que además es un espíritu sinceramente religioso, a pesar de la osadía de sus interpretaciones. Ya dijo Anatole France que hacía falta mucha fe para ser hereje. Pero Loisy es hombre de erudición y gabinete. Se consagra tranquilamente a lo que se llama el “alto criticismo” en Inglaterra. Es un exegeta, pero no un apostol. No se sabe que tenga veleidades políticas, ni ha nacido para agitador de muchedumbres16.

A tradurre El Evangelio y la Iglesia fu Alberto Giménez Fraud (1883-1964), intellettuale andaluso all’epoca ventisettenne, legato alla Institución de Libre Enseñanza, più tardi autore di una storia dell’Università spagnola17. In un recente studio di Manuel Suárez Cortina, si legge che la traduzione risale al 1922 e che avvenne sulla quarta edizione francese18. A suo tempo, nella bibliografia che accompagna l’edizione di Alfred Loisy, Sa vie - Son œuvre19, Émile Poulat aveva fatto risalire al 1910 la versione spagnola dell’opera. Nel più volte citato La Spagna e la crisi modernista è scritto che l’edizione non può essere successiva al 191120 dal momento che ad essa fa

13. H. Benítez, El drama religioso de Unamuno, Instituto de Publicaciones, Buenos Aires 1949, p. 388, 393. 14. E. González Blanco, « El Abate Loisy y la exégesis bíblica », Nuestro Tiempo 40 (1904), p. 44-73. 15. Sul personaggio, cfr. A. Botti, La Spagna e la crisi modernista, op. cit., p. 226-230. 16. R. De Maeztu, « La teología socialista », El Diluvio 11 dicembre 1907. Tutti gli articoli successivi erano comunque dedicati a reverendo R. J. Campbell pastore del City-Temple. 17. A. Jiménez Fraud, Historia de la Universidad española, Alianza, Madrid 1971. Non esiste praticamente letteratura sul personaggio, fatta eccezione per un breve studio di J. Caro Baroja sulla Revista de Occidente (1964), p. 103-109 e per i testi raccolti nell’Homenaje a Alberto Jiménez Fraud en el centenario de su nacimiento, 1883-1983, Ministerio de Educación y Ciencia, Madrid 1983. 18. M. Suárez Cortina, El gorro frigio..., op. cit., p. 220. 19. A. Houtin, F. Sartiaux, Alfred Loisy, Sa vie - Son œuvre, publié par É. Poulat, Éditions du Centre National de la Recherche scientifique, Paris 1960, p. 306. 20. A. Botti, La Spagna e la crisi modernista, op. cit., p. 238.

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Loisy e i cattolici spagnoli Pérez Goyena, sulla rivista Razón y fe, in un articolo del 1911 sui frutti del modernismo spagnolo, con queste parole : « Dos eran los libros modernistas divulgados hasta aquí por España en nuestro idioma: El Santo, novela de Fogazzaro, traducida por Ramón M. Tenreiro, y El Evangelio y la iglesia de Loisy, que puso en castellano Alberto Jiménez »21. È stata successivamente rinvenuta, tra le Carte Murri depositate presso la Fondazione Romolo Murri di Urbino una lettera di José Sánchez Rojas a Murri del 2 settembre 1910 nella quale si legge il passo seguente : « Una casa editrice di Madrid, quella del Sig. Francesco Beltrán [la lettera è in italiano, con qualche errore, ma in italiano], Principe 14, vuol fare una biblioteca coi libri più conosciuti sulla questione religiosa. Si hanno pubblicato (sic) già El Santo di Fogazzaro, i sermoni e le conferenze di Mons. Ireland sulla Chiesa e il Secolo e, recentissimo, il volume di Alfredo Loisy El Evangelio y la Iglesia »22. E, in effetti, risultano sia la pubblicazione della traduzione de Il Santo23 sia del libro di Ireland, quest’ultimo presso Beltrán24. Anche in considerazione del fatto che la quarta edizione francese de L’Évangile et l’Église è del 190825, si è quindi nelle condizioni di stabilire in modo definitivo che l’edizione spagnola dell’opera risale al 1910. Lasciando da parte il rapido cenno che l’agostiniano Pedro Martínez y Vélez dedicava a Loisy nel 1906, che con ogni probabilità non scaturiva da una conoscenza diretta dell’opera dell’esegeta francese26, nel 1907 sulla rivista agostiniana España y América compariva un articolo sull’esegesi biblica e la critica moderna a firma M. Coco. In esso si stigmatizzavano alcune affermazioni di Loisy sulle Annales de Philosophie chretienne circa il ruolo della psicologia religiosa che, secondo il francese, avrebbe aperto nuovi orizzonti. Da cui la necessità, sempre secondo Loisy di tener conto della peculiare psicologia religiosa semitica dei redattori dei Sinottici che avevano intercalato le loro narrazioni con apprezzamenti personali, con racconti e tradizioni che circolavano presso i fedeli, con abbellimenti e poetizzazioni27. Coco trova le affermazioni di Loisy tanto gratuite quanto eretiche, perché negavano la divina ispirazione dei libri santi28. Coperto dallo pseudonimo di José María, il cardinale Vives i Tutó, pubblicava dodici Cartas a un director de Seminario che uscivano come supplemento alla rivista interna dei Seminari spagnoli Correo josefino di Tortosa tra il giugno e il dicembre del

21. A. Pérez Goyena, « Frutos del modernismo español », Razón y fe X (1911), t. XXX, p. 308. 22. Lettera di José Sánchez Rojas a Murri, 2 settembre 1910, Fondazione Romolo Murri, Urbino, Carte Murri. 23. A. Fogazzaro, El Santo, Impr. Artistica de José Blan i Cía, Madrid s.a. [1910]. 24. J. Ireland, La Iglesia y el siglo: conferencias y discursos, con un prefacio del abate Felix Klein, traducción y páginas preliminares de Baldomero Argente, Librería de Francisco Beltrán, Madrid 1910. 25. Le edizioni francesi dell’opera sono nell’ordine : 1ª : Picard, Paris 1902 ; 2ª : Chez l’auteur, Bellevue 1903 ; 3ª : Chez l’auteur, Bellevue (S et O) ; 4ª : Chez l’auteur, Ceffonds 1908 ; 5ª : É. Nourry, Paris 1930. Alcuni cataloghi francesi segnalano altre due edizioni più dubbiose : una nel 1904 di Fischbacher (S.I.) e un’altra nel 1916 a Parigi, presso A. Picard et fils. Ovviamente entrambe senza il riferimento al numero di edizione. 26. A. Botti, La Spagna e la crisi modernista, op. cit., p. 135, 158. 27. Probabilmente : A. Loisy, « L’Idéalisation des Synoptiques », Annales de Philosophie chrétienne, gennaio 1905, p. 381-382. 28. M. Coco, « La exégesis biblica y la crítica moderna », España y América XVI (1907), p. 481-492.

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Alfonso Botti 190729. Si è a suo tempo avanzato il sospetto che se per le prime sette lettere l’attribuzione non presenta problemi, alcuni dubbi sussistono sulla paternità delle ultime cinque30. Non è comunque problema che interessa in questa sede, dal momento che di Loisy si parla nella sesta lettera. In essa si legge: Sin duda ya sabrá que el indomable orgullo y obstinada rebeldía del abate francés A. Loisy ha obligado a nuestro bondadosisimo Padre Pio x a separarlo del gremio de la Iglesia católica mediante la tremenda censura por la que ha sido declarado nominatim et personaliter excomunicatus vitandus.

L’autore della lettera proseguiva scrivendo di aver provato « profundísima tristeza » all’annuncio e trascriveva il decreto apparso sull’Osservatore romano dell’8 marzo 1907. Osservava di seguito che l’ex professore dell’Istituto Cattolico di Parigi, vittima della propria superbia, non aveva saputo distinguere, sviato dall’incenso di amici falsi e perfidi, la verità dalla menzogna. Trasmetteva poi la traduzione castigliana dell’articolo comparso il 27 febbraio su La Croix a firma Pierre l’Ermite in cui si tracciava « con mano maestra el recorrido hecho por Loisy hasta ahogarse en el inmenso oceano de sus groseras impiedades y errores ». Al quale seguiva l’articolo dal titolo Loisy y los modernistas juzgados por el Messidor apparso sempre sull’Osservatore romano del 23 febbraio. Messidor era, com’è noto, un giornale anticlericale francese e l’articolo su Loisy era di Gerult-Richard. L’Osservatore asseriva che non si poteva negare che le argomentazioni con le quali il foglio anticlericale francese attaccava i modernisti fossero di una logica schiacciante e che era sembrato opportuno copiarle senza nulla togliere alla natura rude e alla forma brutale della sua esposizione, affinché i modernisti vedessero come venivano giudicate le loro opere e la loro condotta da parte di giudici che certamente non potevano essere sospettati di deferenza nei riguardi della Chiesa e della religione. Riportava poi un articolo pubblicato su L’Univers di Parigi del 6 marzo su come Loisy era giudicato dai protestanti ortodossi. Un Renan degenerato, era una delle definizioni che appariva nell’articolo. Citava infine una breve nota apparsa in data 11 maggio, sempre su L’Univers, in cui si parlava delle critiche che Loisy aveva ricevuto in Inghilterra dagli anglicani31. 2. … e dopo il 1910 : Unamuno e Pío Baroja Quando Coenobium riprendeva da The Hibbert Journal dell’aprile 1910, l’articolo di Loisy su Jésus ou le Christ32, occasionato dal volume-inchiesta del pastore protestante R. Roberts, Unamuno era tra quanti intervenivano nel dibattito aperto dalla rivista ticinese. Il pensatore spagnolo esordiva affermando che Loisy « n’a peut-être pas encore soumis à une critique assez pénétrante sa propre conception de l’histoire ». Scriveva poi che il « Jésus de l’histoire est déjà une idée flottante d’humanité, un mythe, [...] que Jésus vivant sous le règne d’Auguste est le germe du Christ aujourd’hui vivant, que c’est le même Christ ». Mentre per Loisy, secondo Unamuno, l’esistenza storica di Gesù era un’altra cosa dall’esistenza ideale di Cristo, per lo scrittore spa-

29. Gliele attribuisce il suo biografo p. M. de Barcelona, El Cardenal Vives i Tutó, de la Orden de Frailes Menores Capuchinos, Librería Católica Internacional Luis Gili, Barcelona 1916, p. 262-284. 30. A. Botti, La Spagna e la crisi modernista, op. cit., p. 248-249. 31. J. M. [Vives i Tutó], Carta sexta, op. cit., p. 61-70. 32. A. Loisy, « Jésus ou le Christ », Cœnobium (1910), p. 1-12. Sulla pubblicazione ticinese si veda Cœnobium, 1906-1919  : un’antologia, a cura di A. Cavaglion, Edizioni Alice, Comano 1992.

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Loisy e i cattolici spagnoli gnolo non appena Gesù « commença sa mission publique, commença aussi, avec lui et avec elle, le processus idéal, gnostique, autour de lui et autour d’elle »33. Quando, qualche tempo dopo, raccoglieva con il titolo Del sentimento trágico de la vida (1913) alcuni articoli pubblicati su La España moderna nel 1911 e 1912, Unamuno citava un passo tratto da Autour d’un petit livre nel quale Loisy scriveva che la Chiesa e la teologia non avevano favorito il movimento scientifico e che la teologia si era comportata come se non avesse nulla da apprendere dalle scienze moderne, della natura o della storia. Così dev’essere, osservava Unamuno, che proseguiva con queste parole : La lucha reciente contra el modernismo kantiano y fideista es una lucha por la vida. ¿Puede acaso la vida, la vida que busca seguridad de la supervivencia, tolerar que un Loisy, sacerdote católico, afirme que la resurreción del Salvador no es un hecho de orden histórico, demostrable y demostrado por el solo testimonio de la historia? Leed, por otra parte, en la excelente obra de Le Roy, Dogme et crtitique, su exposición del dogma central, el de la resurreción de Jesús, y decidme si queda algo sólido en que apoyar nuestra esperanza34.

Infine, ne La agonia del cristianismo (1925) lo scrittore spagnolo tornava a riferirsi a Loisy esortando questa volta a leggere Choses passées per trovarvi un’agonia simile35. Ma era, come si sa, più che su altri, sulla figura di Hyacinthe Loison che Unamuno esemplificava la propria concezione agonizzante del cristianesimo36. C’è un ultimo autore da segnalare in questa breve rassegna sulla fortuna di Loisy in terra iberica ed è lo scrittore basco Pío Baroja. Nel romanzo El cura de Monleón, pubblicato nei primi mesi del 1936, Baroja narra la storia e la crisi religiosa di un prete basco, Javier Olarán37. Nella seconda parte del romanzo, quella in cui si tratta in modo più ravvicinato della crisi religiosa del sacerdote, essa viene ricondotta al travaglio intellettuale provocato da alcune letture. Loisy è tra gli autori citati. Lo è a proposito del Vangelo di Giovanni che Loisy trova incompatibile con gli altri. A proposito del passo in cui l’esegeta francese, difendendo l’esistenza di Gesù Cristo come figura umana e storica, scrive che Gesú crede nella prossima fine del mondo, nell’instaurazione di un regno di giustizia e a tal fine si attribuisce un ruolo. A questo proposito Olarán osserva che « Esta opinión de un cura es de las que más efecto me han hecho ». E conclude : Realmente, cuando estábamos en el Seminario ninguno de nosotros había leído ni había pensado en los Evangelios. Veíamos la figura de Cristo no de una manera mística ni de una manera histórica, sino de un modo retórico. Nuestro Cristo era un Cristo jesuítico, de pelo rizado y de capilla churrigueresca38.

33. Cœnobium 3 (1910), p. 26-31. 34. M. Unamuno, Del sentimento trágico de la vida, Espasa Calpe, Madrid 1982, p. 81. 35. Com’è noto il volume uscì prima in Francia, nella traduzione di Jean Cassou, con il titolo L’agonie du Christianisme, F. Rieder, Paris 1925. Utilizzo qui la seguente edizione : M. Unamuno, La agonia del crisianismo, Espasa Calpe, Madrid 1980, p. 48. 36. Ivi, p. 121-134. 37. P. Baroja, El cura de Monleón, Caro Raggio, Madrid 1975. Sulla nouvelle vague che con notevole quanto ingiustificata forzatura ha interpretato l’opera come romanzo modernista, cfr. A. Botti, « Le interpretazioni de El Cura de Monleón di Pío Baroja », Spagna contemporanea 18 (2000), p. 141-153. 38. P. Baroja, El cura de Monleón, op. cit., p. 327.

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Alfonso Botti Poi, la citazione di un breve passo tratto dalle Simples réflexions39, sul concepimento verginale. E niente altro da segnalare, in terra iberica, né a proposito di Baroja né a proposito di Loisy.

39. Ivi, p. 341.

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quatriÈme section

l’effet loisy

AprÈs Loisy : une nouvelle position du problÈme de la RÉvÉlation dans le catholicisme Christoph Theobald Centre Sèvres, Paris

Revenir, cent ans après la parution des deux premiers livres rouges d’Alfred Loisy, au problème de la Révélation tel qu’il s’est posé à lui, exégète et apologiste dans sa période catholique, c’est se donner pour objectif de mesurer l’écart qui nous en sépare. Certes, Loisy a dû affronter la question radicale de la singularité du christianisme, voire du catholicisme, fondée d’après la théologie de l’école sur une intervention « sur-naturelle » de Dieu à un point unique de l’histoire ; et en un sens, cette question est encore la nôtre. Mais les présupposés sur lesquels il s’appuyait pour la résoudre en refondant les trois traités classiques de l’apologétique catholique – la demonstratio religiosa, la demonstratio christiana et la demonstratio catholica – ne nous sont plus immédiatement accessibles aujourd’hui. Avec beaucoup d’historiens de son époque, surtout protestants, Loisy pouvait en effet compter sur une certaine plausibilité de l’idée de « religion révélée » et aborder l’histoire des religions et du christianisme dans une perspective de « révélation progressive », accréditée par la philosophie de l’Esprit de l’idéalisme allemand et reprise par l’apologiste, après sa lecture de Newman, dans une théorie de l’évolution historique. Aujourd’hui un tel présupposé n’est plus guère monnaie courante. Les sciences humaines sont, davantage encore, conscientes de leur statut herméneutique et donc enclines à distinguer plus rigoureusement entre une histoire des religions et du chris-

. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, Picard, Paris 1902 ; A. Loisy, Autour d’un petit livre, Picard, Paris 1903. . Voici comment, en 1897, Loisy résume ces trois arguments de l’apologétique catholique : « En vertu du postulat théologique, on admet que les idées religieuses fondamentales, à commencer par l’idée de Dieu, ont été essentiellement invariables, au moins dans une portion choisie de l’humanité, depuis l’origine du monde jusqu’à nos jours. En vertu du postulat messianique, on admet que Jésus et l’Église ont été l’objet de prédictions formelles et claires dans l’Ancien Testament, prédictions qui ont été confirmées et renouvelées dans le Nouveau Testament par rapport à l’Église. En vertu du postulat ecclésiastique, on admet que l’Église, avec les degrés essentiels de sa hiérarchie, ses dogmes fondamentaux et les sacrements de son culte, a été directement instituée par le Christ. Or ces trois postulats, sur lesquels repose tout l’édifice de la croyance et du système catholique, ne sont pas seulement, si on les prend dans toute leur rigueur, indémontrables, ils sont démontrés faux par l’histoire ». A. Loisy, Mémoires pour servir l’histoire religieuse de notre temps, vol. I (1857-1900), É. Nourry, Paris 1930, p. 448-449. . A. Loisy, « Le développement chrétien d’après le Cardinal Newman », dans Revue du clergé français (RCF) 17 (1899), p. 12 sq. : « Pour donner à la théorie du développement toute l’ampleur qu’elle comporte, en élargissant la base historique dont elle ne saurait se passer, on devrait en étendre plus expressément le principe et l’appliquer plus en détail que n’a fait Newman lui-même à toute l’histoire de la religion depuis les origines de l’humanité ». Cf. aussi Id., « La définition de la religion », dans RCF 18 (1899), p. 204 sq. : « Le caractère universel de la religion est la preuve de sa réalité substantielle, de sa vérité foncière. La religion est quelque chose d’aussi essentiel à l’homme que la raison et que la conscience du devoir. […]. Les athées qui le sont vraiment ne forment qu’une exception minime dans l’ensemble de l’humanité […] ».

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Christoph Theobald tianisme et une théologie de la Révélation. Cette nouvelle donne épistémologique n’est d’ailleurs que l’envers d’une prise de conscience du caractère euro- ou christiano -centré de la recherche historique des temps modernes. L’actuelle mondialisation et le pluralisme radical des cultures rendraient inconcevable l’idée même d’une seule économie de Révélation au sein des religions et sociétés. À ce premier point de débat s’ajoutent immédiatement deux autres. Premièrement : la difficulté de situer l’unicité du Nazaréen par rapport au judaïsme de son époque. Nous croisons ici les interrogations de la soit-disant « troisième quête » du Jésus historique, davantage sensible aux continuités entre lui et son environnement socioculturel à l’époque du second Temple que ne l’étaient les historiens-théologiens libéraux du xixe siècle et leurs opposants protestants ou catholiques, tous d’emblée acquis, sous une forme ou une autre, non seulement à l’unicité du Nazaréen mais aussi à la supériorité du christianisme sorti de lui ; c’est par le biais de ce questionnement plus circonscrit que se rejoue le débat sur la singularité christologique de la Révélation. Deuxièmement : la difficulté confessionnelle ou œcuménique qui consiste à affronter la pluralité interne du christianisme, mais aussi sa crise en Europe ; ce qui rend plus difficile le discours d’un Loisy et d’autres apologistes sur l’Église comme organe institutionnelle de la Révélation. Le modernisme n’était-il donc qu’« un modeste rhume des foins », comme l’écrivit Jacques Maritain en 1966 dans le Paysan de la Garonne ? Je ne le pense pas, parce que l’interrogation d’un Loisy sur la singularité de la Révélation chrétienne sous sa forme catholique contient déjà in nuce nos questionnements actuels. La théologie fondamentale – à l’époque de Loisy on parlait d’« apologétique » – a donc grand intérêt à revenir à ses développements très finement pensés ; c’est ce que je ferai dans la première partie de mon intervention, quitte à relire Loisy à la lumière des évolutions ultérieures de la théologie de la Révélation. Il y a en effet un autre écart, proprement théologique, à enregistrer entre Loisy et nous, et qui porte sur le concept même de Révélation. Dans sa période catholique, l’apologiste a tenté de garder un certain contact avec l’idée dogmatique d’une « communication divine de vérités concernant le salut », pensée par S. Thomas et codifiée par le concile Vatican i (1870). Tout en avançant dans les traces de Trente et de Vatican i, le concile Vatican ii (1965) a adopté un nouveau concept de Révélation, marqué par l’expérience de communication et de dialogue, sans être strictement lié à la notion de religion ou de religion catholique. Après une longue période postconciliaire de latence, les discussions entre théologiens catholiques et ceux d’autres confessions ont repris, ces dernières années, mais désormais dans le contexte nouveau de la mondialisation et du pluralisme religieux, évoqué à l’instant. Après avoir esquissé, dans une deuxième partie, ces déplacements internes à la théologie aux prises avec un contexte nouveau, il me restera, pour finir, à en indiquer quelques enjeux. Le nouveau concept de Révélation, mis en place par Vatican ii, est-il plus apte à affronter les difficultés évoquées ci-dessus ? Si l’on répond par l’affirmative, le choc produit en 1902-1903 par les deux petits livres rouges de Loisy serait donc à mettre, pour une part non négligeable, sur le compte d’une conception

. D. Marguerat, « La troisième quête du Jésus de l’histoire », dans Le cas de Jésus Christ. Exégètes, historiens et théologiens en confrontation, P. Gibert et C. Theobald dir., Bayard, Paris 2002, p. 105-139. . J. Maritain, Le paysan de la Garonne. Un vieux laïc s’interroge à propos du temps présent, DDB, Paris 1966, p. 16.

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Après Loisy : une nouvelle position du problème de la Révélation insuffisante de la Révélation, dépassée aujourd’hui. La théologie, voire le magistère conciliaire, auraient donc appris quelque chose de celui qu’ils ont excommunié en 1908 ? Peut-être ! Mais il faut alors se demander quelle signification sa réflexion sur la Révélation peut garder encore pour nous aujourd’hui. I. La conception de la Révélation chez Alfred Loisy Loisy a traité longuement de la question de la Révélation dans le second chapitre de son livre encore inédit Essais d’histoire et de philosophie religieuse, composé – après une version antérieure – entre le 30 juillet 1898 et le 4 mai 1899. L’auteur donne une analyse sommaire de l’ouvrage dans ses Mémoires ; mais du chapitre intitulé Religion et révélation, nous pouvons nous faire une idée très précise grâce à la publication qu’il en a fait sous le pseudonyme A. Firmin dans trois d’une série de six articles de la Revue du Clergé Français : « La définition de la religion » (1er juin 1899), « L’idée de révélation » (1er janvier 1900) et « Les preuves et l’économie de la révélation » (15 mars 1900). C’est surtout sur le deuxième de ces trois textes, repris et aménagé une dernière fois en 1903 dans Autour d’un petit livre, que j’appuierai ma réflexion, tout en regrettant de ne pas pouvoir prendre ici la mesure de la totalité de son apologétique historique. L’interprétation de la pensée de Loisy pose cependant quelques difficultés, notées dès 1962 par Émile Poulat. Ses articles sont dirigés en priorité contre la théorie individualiste de la religion, telle qu’on la trouve chez A. von Harnack et A. Sabatier ; mais à regarder de près leur stratégie argumentative, on découvre qu’ils visent surtout à défendre le catholicisme contre le reproche que lui font les théologiens libéraux de s’appuyer sur une « conception mythique » de la Révélation. De manière très subtile, Loisy invite donc les théologiens catholiques à ne pas prêter le flanc à cette critique, leur proposant une autre conception de la révélation qu’il appuie sur l’autorité de S. Thomas et du Concile Vatican i. En niant que la révélation fût « comme l’introduction violente et imprévue d’idées toutes faites dans une intelligence humaine et un cerveau humain », il produit l’onde de choc qu’on connaît. Je reprends son raisonnement et tente d’évaluer sa nouveauté au sein même de la théologie catholique de l’époque et dans la lumière des avancées ultérieures. 1. Religion et révélation Le point de départ critique et philosophique que Loisy partage avec ses collègues historiens est de poser la question de la révélation sur le terrain de la Religion et de l’histoire des religions. Son débat avec Harnack et Sabatier se jouerait entièrement dans l’enceinte de la critique historique s’il ne s’agissait que de contester l’a priori individualiste ou psychologique de ses adversaires et de « placer le caractère d’institution sociale dans la définition de la religion ». Cette pré-compréhension – comme on dit aujourd’hui – est selon Loisy marquée par l’appartenance confessionnelle de ses

. É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste (1962), Albin Michel, Paris 19963, p. 7488. . C’est lui-même qui reconnaît la difficulté d’interprétation de ses textes dans les Mémoires..., vol. I, op. cit., p. 454 sq. . RCF 18 (1899), p. 200.

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Christoph Theobald interlocuteurs ; elle joue par ailleurs en défaveur de la révélation dans son acception la plus commune. Pour ces raisons épistémologiques, tout en restant historique, le débat doit être mené aussi sur le terrain de la théologie. À ces deux raisons s’ajoute d’après Loisy une troisième, à savoir que, de part et d’autre, la question de la vérité, voire de la « vraie religion » ne peut être éludée. Aussi sa propre approche présuppose-t-elle la distinction entre religion et révélation, toutes les religions ne pouvant être vraies ou exemptes d’imperfections, seule celle qui est révélée ayant le droit de revendiquer ces prérogatives. Loisy commence donc par opposer à Sabatier le principe de cette distinction : « Si la révélation est, par un côté, lorsqu’on la considère dans l’homme, la conscience que l’homme prend de Dieu […], d’autre part, et considérée en elle-même, dans sa cause et dans son but, la révélation n’est pas autre chose que la manifestation de Dieu à l’homme ». Cette déclaration de principe qui affirme l’immanence de Dieu en l’homme tout en maintenant sa transcendance est suivie d’un long argumentaire en quatre parties, chacune apportant une nouvelle précision à la définition même de la révélation, la troisième étant de loin la plus importante. Nous en voulons pour preuve que le deuxième petit livre rouge de 1903 reprend précisément ce point en le développant de manière significative. C’est en effet ici que Loisy s’affronte directement à l’idée d’une « introduction violente et imprévue d’idées toutes faites dans une intelligence humaine ». Mais parcourrons d’abord les deux premières parties du texte pour en dégager les deux vecteurs essentiels de son propre concept de révélation. 1. Dans la première partie de son article, l’exégète apologiste établit le principe de son argumentation : la distinction entre « vérité » et « doctrine ». Je reviendrai sur ce point tout à fait essentiel qui soulèvera beaucoup de résistance jusqu’à ce qu’il soit adopté par Jean xxiii et la majorité du concile Vatican ii. Dans une brève analyse historique, Loisy repère donc plusieurs phases de développement entre la profession baptismale des premiers chrétiens et la doctrine sanctionnée officiellement par l’Église, seules les assertions de foi, impliquées dans la profession baptismale, pouvant réclamer le statut de révélation. La formulation de sa thèse est nuancée : « Les vérités de la révélation, écrit-il, sont vivantes dans les assertions de la foi avant d’être analysées dans les spéculations de la doctrine ; leur forme native est une intuition surnaturelle et une affirmation de la foi… »10. Dans cette alliance native entre l’acte de foi baptismal et la révélation, appelée ici intuition surnaturelle, l’élément intellectuel est d’emblée présent, faute de quoi il serait impossible de rendre compte des différentes étapes du développement doctrinal qui en découle, ni d’honorer ce qui est essentiel à la foi catholique, son « besoin de s’accorder avec la connaissance scientifique (de l’univers, de l’homme et de la vie) »11, voire avec le « développement historique » de la raison humaine. C’est précisément le point où Loisy prend sa distance par rapport à la théologie libérale qui réduit la foi à un sentiment, et où il opte pour la définition catholique de la foi et de la révélation. D’après lui, le lien entre foi et révélation s’établit plutôt dans ce qu’il appelle, à la suite de Newman, une intuition surnaturelle : les assertions dont il était question à l’instant, les notions et jugements simples qui sont impliqués dans la foi de « ceux que Dieu a choisis particulièrement pour être les organes de sa manifestation à l’humani-

. RCF 21 (1900), p. 251 (je souligne). 10. Ibidem, p. 254. 11. Ibidem, p. 254.

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Après Loisy : une nouvelle position du problème de la Révélation té », ces notions et jugements « ne sont pas d’ordre scientifique, abstrait et analytique, mais comme intuitifs, réels et synthétiques ». Du côté de ces prophètes, ils prennent la forme d’un concept humain que Loisy aborde ici pour la première fois en terme de « symbole de la vérité éternelle qui dépasse infiniment toute intelligence créée » ; du côté de la révélation, « une lumière supérieure à ce symbole même le pénètre en quelque façon pour le rendre divinement clair et efficace »12. Nous voilà donc avec une première définition très subtile de la révélation, portée, nous allons le voir, par la doctrine de Vatican i. 2. Dans la deuxième partie de son article, Loisy élargit son terrain d’enquête à la totalité de l’histoire des religions, tout en précisant le concept de révélation, toujours en opposition à l’individualisme religieux qu’il accuse précisément de procéder à « une séparation dans l’activité de nos facultés religieuses »13. Le raisonnement se concentre donc autour d’une définition en quelque sorte minimale que l’auteur juge suffisante « pour sauvegarder l’idée vraiment traditionnelle de la révélation » : « Si l’on admet, écrit-il, que du fond de l’âme religieuse, au contact du divin, jaillit pour l’intelligence une lumière vivante, communicable à d’autres âmes » – jusque-là rien de neuf par rapport au concept proposé dans la première partie –, « on admet que la révélation est la production, divinement effectuée, d’une vérité substantiellement divine, quoique toujours humainement perçue et formulée »14. L’accent est déplacé ici vers la réception de la révélation, au point de pouvoir dire que celle-ci « n’existe pas tant que la vérité révélée n’est pas devenue intelligible à l’homme et ne s’est comme réalisée en lui »15. C’est là le déplacement nécessaire pour considérer la révélation au sein même de l’histoire des religions. Loisy avait déjà observé que toutes les religions se donnent pour des « religions révélées » : « L’humanité, qui est essentiellement religieuse, n’a pas conscience d’avoir créé la religion, mais plutôt de l’avoir reçue et gardée »16. Mais dès lors comment éviter que « l’erreur et l’abus en matière de religion » soient simplement niés ou mis sur le compte même de la révélation divine, ce qui serait une manière subtile d’annuler celle-ci ? La question de la vérité ou de la vraie religion est donc inexpugnable. On a déjà compris pourquoi Loisy refuse la solution du libéralisme qui situe la vérité en quelque sorte « hors religion » ou hors « mythe », dans l’intériorité absolue de Jésus. Il propose donc un autre critère de vérité, adapté à sa propre conception de la révélation : au cœur même de sa réception, il insiste sur l’interaction historique et progressive entre l’illumination native dans l’homme inspiré, d’un côté, et sa ré-interprétation intellectuelle et doctrinale dans des contextes nouveaux, de l’autre, ces deux pôles de l’histoire d’une même révélation restant toujours médiatisés par leur commune finalité qui est la « réalisation » – morale – de la révélation en tout homme : « La vraie (religion) est celle qui a pour loi de son existence un progrès continu dans la connaissance de Dieu et l’éducation morale de l’homme »17. Ce critère de vérité d’ordre herméneutique et éthique – pourrait-on dire – étant établi, Loisy avance un discernement théologique qui annonce les grandes formula-

12. Ibidem, p. 255. 13. Ibidem, p. 257 sqq. 14. Ibidem, p. 258. 15. Ibidem, p. 258. 16. Ibidem, p. 255. 17. Ibidem, p. 259.

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Christoph Theobald tions « inclusivistes » de Vatican ii. Qu’on juge sur pièce : « Que néanmoins toutes les religions aient tenu et tiennent de la révélation ce qu’il peut y avoir en elles de vrai et de sanctifiant, affirme Loisy, c’est ce que les anciens Pères ont admis à leur manière […] »18. La déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes Nostra Aetate de Vatican ii dira : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes ». Et la déclaration de continuer : « Toutefois, (l’Église) annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse le Christ qui est “la voie, la vérité et la vie” (Jn 14, 6), dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses »19. Le schéma de base de « l’inclusivisme », qui distingue entre éléments de vérité et de sainteté, d’un côté, et perfection ou plénitude de la révélation, de l’autre, est le même dans les deux cas. Comparée à la dernière affirmation de Vatican ii sur le Christ, la conclusion de Loisy, qui refuse d’ailleurs de considérer l’hypothèse de « plusieurs économies de révélation et de salut », paraît brutale : La vraie religion est là, écrit-il, où Dieu est complètement manifesté, où le salut ne s’attache pas à un débris de tradition que rien ne protège, mais à une institution qui est par elle-même la réalisation du salut, qui en est le service régulièrement et providentiellement organisé, en dehors de laquelle il n’y a réellement pas de salut, parce qu’elle conserve la vraie religion, parce qu’elle est, cette vraie religion, la seule qui ait pour élément essentiel la lumière et la vie, pour principe fondamental le progrès dans la lumière et dans la vie. Les autres religions s’offrent à l’observateur comme des organismes pétrifiés ou en voie de dissolution. Il peut y subsister quelque fibre vivante ou susceptible d’être animée par l’Esprit divin, mais c’est ailleurs que l’Esprit a le siège normal de son action ; c’est ailleurs qu’il a son véritable organe, unique et universel, nécessaire et permanent, le seul qui apporte aux hommes la religion, la révélation20.

Comment comprendre le caractère massif d’une telle formulation ? À première vue, elle reflète simplement l’a priori inconscient, partagé par Loisy et ses adversaires, selon lequel le christianisme de Jésus se substitue au judaïsme ; elle présuppose en plus l’ecclésio-centrisme de Vatican i, selon lequel seule l’Église catholique bénéficie du titre de vraie religion. Mais, à regarder de plus près, on s’aperçoit que ces affirmations sont portées par l’idée d’une évolution historique et progressive de la révélation qui joue en deux sens différents. Elle appuie ici la thèse catholique ; mais elle y introduit en même temps une nuance décisive : la spécificité chrétienne et catholique – la perfection de la révélation par rapport aux éléments de vérités dans les autres religions – est comprise comme différence graduelle et donc réduite au « degré

18. Il continue ainsi : « c’est encore ce que les apologistes modernes font entendre par ce grand symbole de la révélation primitive […] ; c’est ce que reconnaissent aussi indirectement les théologiens quand ils affirment que Dieu agit surnaturellement dans toutes les âmes depuis le commencement, fournissant à chacune des secours suffisants pour qu’elle puisse arriver au salut […] » ; ibidem, p. 259. 19. Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes Nostra Aetate, 2 dans Les conciles œcuméniques, G. Alberigo dir., Les Décrets : de Trente à Vatican II, vol. II/2, Cerf, Paris 1994, p. 1966 sq. ; cf. aussi les formulations de la Constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium, 16. Ibidem, p. 1750 sq. 20. RCF 21 (1900), p. 260.

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Après Loisy : une nouvelle position du problème de la Révélation de lumière surnaturelle » et à « l’étendue de l’objet qui est ainsi éclairé par la foi », « la qualité de la lumière et la substance de cet objet demeurant identique » dans la masse de l’humanité, dans les hommes inspirés et dans le Christ21. Comme Loisy quitte ici le cadre de Vatican i, il faut mesurer maintenant la distance prise et le lieu exact qu’il occupe sur l’échiquier théologique de son époque. 2. Avec les secours de S. Thomas et du concile Vatican i C’est en effet dans la troisième partie de l’article que Loisy se positionne plus explicitement par rapport à la théologie catholique de la révélation, s’opposant à l’extrinsécisme qui la caractérise ou, comme il dit, à l’idée d’une « introduction violente et imprévue d’idées toutes faites dans une intelligence humaine et dans un cerveau humain »22. Nous entrons ici dans le problème épineux et complexe de l’interprétation de la constitution Dei Filius de Vatican i, déjà plusieurs fois mentionnée. 1. Il faut noter d’abord que Loisy rencontre l’intention fondamentale de ce texte conciliaire dans sa double opposition au rationalisme et au traditionalisme. Ce dernier – Loisy le rappelle au début de la troisième partie de son article – « fait remonter à une révélation unique les idées, le langage, la religion de l’humanité »23. Mais tandis que Vatican i s’oppose au traditionalisme parce que celui-ci affirme la nécessité de la révélation, voire la nécessité de la révélation chrétienne pour connaître l’existence de Dieu, l’exégète et l’apologiste lui reproche son « idée trop mécanique », nous dirions fondamentaliste, de la révélation ; conception qui, pense l’exégète, est encore celle de l’apologétique la plus officielle. Loisy rejoint-il pour autant le camp de l’école romaine24 qui, au concile Vatican i, défend – avec S. Thomas et contre le traditionalisme – la distinction entre une connaissance naturelle de Dieu – sorte d’ouverture transcendantale de l’être humain à l’Absolu – et la révélation proprement dite ? Je ne le pense pas. Il est tout à fait significatif qu’il ne cite pas l’article 1 de la première question de la Somme, qui établit cette distinction reprise dans le célèbre chapitre ii de Dei Filius25. Il se réfère plutôt au De prophetia du Docteur angélique (IIa IIae, q 171-174) qui analyse les visions et apparitions dont parlent prophètes et apôtres : la révélation ne réside pas dans leur caractère anormal ou extraordinaire mais dans le jugement qui, sous la lumière divine et la faisant jaillir, assemble leur matériau imaginatif et les idées qui y sont associées26. Dans la 6e lettre de Autour d’un petit livre (1903), Loisy est encore plus explicite : La théologie, écrit-il, distingue deux formes de la connaissance religieuse, la connaissance naturelle, ou de raison, et la connaissance surnaturelle, ou de révélation. Cette distinction […] n’a guère d’application dans la réalité de l’histoire. La démonstration philosophique de l’existence de Dieu n’a joué qu’un rôle très restreint et tardif dans le développement de la religion et de la foi en Dieu. La priorité logique de cette démonstration rationnelle, dans le schéma officiel de la théologie catholique,

21. Ibidem. 22. Ibidem, p. 261. 23. Ibidem, p. 261. 24. Joannes Perrone (1794-1876), Carlo Passaglia (1812-1887), Clemens Schrader (1820-1875) et Johannes Baptist Franzelin (1816-1876) ; cf. W. Kasper, Die Lehre von der Tradition in der Römischen Schule, Herder, Freiburg 1962. 25. Les conciles œcuméniques, vol. II/2, op. cit., p. 1638 sq. 26. RCF 21 (1900), p. 263 sqq.

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Christoph Theobald ne correspond à aucune priorité réelle, et la connaissance religieuse de Dieu est autre chose que cette métaphysique de la Divinité27.

C’est exactement la position du traditionalisme modéré, défendu pendant le concile Vatican i en particulier par le Cardinal Dechamps, qui n’affirme pas la nécessité de la foi chrétienne pour connaître l’existence de Dieu mais seulement l’exigence historique d’une référence à une tradition. On retrouve cette position modérée entre le traditionalisme et l’école romaine chez Léon Ollé-Laprune et Maurice Blondel et plus tard dans la Nouvelle théologie28. La quatrième partie de l’article de la RCF semble d’ailleurs confirmer cette position spécifique, dans la mesure où elle insiste surtout sur la différence entre doctrine et vie : L’évidence de la révélation résulte […] de ce que la révélation n’est pas une théorie révélée, mais une manifestation de vie, une vie révélée, un principe de régénération surnaturelle. […] Jamais la révélation formulée en langage humain n’a été image adéquate de la révélation vivante, du mystère divin qui se réalise perpétuellement dans l’humanité par la seule religion29.

Cela dit, cette dernière formule marque aussi le décrochage par rapport au cadre doctrinal du concile Vatican i. Dans Autour d’un petit livre, Loisy réaffirmera l’inadéquation et donc la relativité historique, non seulement métaphysique – comme chez les anciens –, entre toutes les représentations de la foi et ce qu’elles désignent30. Sur ce fond d’agnosticisme, il propose dans la troisième partie de son article, une formule des plus audacieuses et probablement inaudible pour la majorité de ses lecteurs : Le divin en soi est pour nous l’inaccessible et l’ineffable. La révélation n’est et ne peut être que du divin humanisé, on pourrait presque dire humainement personnifié, les progrès notables de la révélation portant, en quelque façon, la marque individuelle de ceux qui en ont été les instruments providentiels. Un rapport d’ordre surnaturel a été profondément senti dans une âme qui l’a réalisé en elle-même, et ce rapport a été exprimé dans un symbole assez vivant pour provoquer en d’autres âmes la perception du même rapport sous une forme semblable, qui participe à la vie divine répandue dans le symbole primitif31.

3. Évaluation Avant de resituer cette pensée plus explicitement dans le cadre des évolutions ultérieures de la théologie de la révélation, ressaisissons brièvement les points essentiels. 1. Loisy tente de penser réellement la spécificité du christianisme et du christianisme catholique dans l’espace moderne de la critique et de l’histoire des religions. C’est ce qui le rapproche en 1900 de la pensée philosophique du traditionalisme mo-

27. Autour d’un petit livre, op. cit., p. 194 sqq. 28. Cf. aussi l’interprétation que Loisy donne de son article dans les Mémoires..., vol. I, cit, p. 454 sq. : « Dans l’ensemble, et en faisant à la critique les plus larges concessions, dont leur philosophie ne percevait pas la nécessité, l’économie de la foi que j’essayais d’instituer ressemblait assez à celle que préconisaient Ollé-Laprune et Maurice Blondel, bien que mes idées sur la valeur essentiellement relative des symboles religieux eussent plus d’affinité avec celles de Sabatier, contre lequel je continuais de ferrailler dans cet article ». 29. RCF 21 (1900), p. 269 sqq. (je souligne). 30. Autour d’un petit livre, p. 203 sqq. 31. RCF 21 (1900), p. 266 sqq.

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Après Loisy : une nouvelle position du problème de la Révélation déré, tout « en faisant à la critique les plus larges concessions, dont cette philosophie ne percevait pas la nécessité », selon ses propres mots dans ses Mémoires32. 2. Un des lecteurs les plus perspicaces de L’Évangile et l’Église, Ernst Trœltsch, crédite Loisy d’avoir décrypté à juste titre les présupposés de la recherche historique d’un Harnack (ou d’un Sabatier) ; mais il lui reproche en même temps d’avoir voulu « remplacer le concept d’essence par celui d’Église. Là se manifestent chez Loisy les restes d’une pensée catholique et dogmatique, de frappe non historique »33. Peu m’importent ici les détails confessionnels de cette critique. Il est à mon avis juste de dire que Loisy n’a pas accédé à la hauteur d’un concept critique de l’identité du christianisme ; concept qui devrait précisément intégrer la fonction critique d’un tel concept, sa fonction historique et idéale ou utopique, dit Trœltsch, et permettre de penser les rapports complexes entre celui qui l’établit et les données historiques à sa disposition. 3. Outre cette difficulté épistémologique, pour le théologien que je suis, le critère de vérité que Loisy propose en dernière instance pour remplacer celui du libéralisme théologique n’est pas très satisfaisant, à cause de son caractère non théologique. Quand l’exégète et apologiste affirme que « la vraie (religion) est celle qui a pour loi de son existence un progrès continu dans la connaissance de Dieu et l’éducation morale de l’homme »34, il occulte non seulement que l’idée de progrès historique risque d’entraîner la suppression des étapes antérieures de l’évolution – par exemple du judaïsme – et de privilégier avec l’étape ultime l’ecclésio-centrisme catholique ; il suggère encore que le caractère seulement graduel et extensif de cette évolution historique suspend le sens théologique de la « révélation » à un agnosticisme ultime et indépassable. Il serait injuste de critiquer seulement ce dernier point (ce qu’a fait le magistère catholique), sans remettre en même temps en chantier le rapport négatif au judaïsme et l’ecclésio-centrisme qui sont l’a priori de toute la théologie catholique de l’époque. 4. Il me semble que Loisy a fait pourtant un pas important en direction de la solution de ce nœud de problèmes théologiques en établissant d’entrée de jeu une différence entre « vérité » et « doctrine ». Le chapitre iv de la constitution Dei Filius (Vatican i) parle de « la doctrine de foi que Dieu a révélée »35, mais distingue aussi le « dépôt » lui-même du « sens des dogmes » ; distinction furtivement suggérée et restée inaperçue jusqu’à ce que Jean xxiii et le concile Vatican ii appuient sur elle une autre idée de révélation. En un sens, Loisy s’était déjà aperçu de cette différence décisive ; mais son opposition à l’idée d’une « introduction violente et imprévue d’idées toutes faites dans une intelligence humaine »36, symétrique de l’identification par Vatican i entre les « choses divines », les « vérités à croire », les « dogmes sacrés », etc. et la révélation – conception qu’on désigne aujourd’hui par le terme de « modèle d’instruction » – l’empêche de percevoir l’unité de la révélation comme un événement de communication, voire l’événement de l’auto-communication de Dieu. C’est pourtant cette nouvelle perspective qui aura des conséquences importantes sur la manière

32. Cf. plus haut note 28. 33. E. Trœltsch, « Essence du christianisme (1903/1913) », dans Histoire des religions, destin de la théologie, Œuvres III, Le Cerf-Labor et Fides, Paris-Genève 1996, p. 192. 34. RCF 21 (1900), p. 259. 35. Les conciles œcuméniques, vol. II/2, op. cit., p. 1644 sq. 36. RCF 21 (1900), p. 261.

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Christoph Theobald d’aborder les relations œcuméniques en Église et les relations avec le judaïsme, les autres religions et la société. C’est ce que je voudrais montrer dans une deuxième partie. II. La Révélation dans la mouvance du concile Vatican ii Dans son célèbre discours d’ouverture au concile Vatican ii, le 11 octobre 1962 – année mémorable –, Jean xxiii intervient sur la question de la réception et de l’interprétation de la « doctrine chrétienne », prenant une double distance par rapport au chapitre iv de Dei Filius : il n’affirme pas seulement pour la première fois la différence fondamentale entre le dépôt de la foi, pris ici comme un tout et sans référence à une pluralité interne qui relève déjà de l’expression, et la forme historique qu’il prend à telle ou telle époque ; il insiste par ailleurs – comme implication de cette conception herméneutique de la foi – sur la fonction fondamentalement pastorale du magistère ecclésial37. Nous touchons ici aux points essentiels du débat ; comme il ressort aussi de la tentative de la curie de corriger la formule de Jean xxiii au moment de la publication de son discours et de remplacer la distinction historique du pape Roncalli entre « la substance du dépôt » et « la formulation dont on la revêt » par celle, plus dogmatique et plus proche de Vatican i, entre « le dépôt lui-même de la foi, c’est-àdire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine » et « la forme sous laquelle ces vérités sont énoncées ». Tout en reconnaissant l’étonnante proximité entre l’orientation fondamentale de Vatican ii, engagée par Jean xxiii, et l’intuition initiale de Loisy, je voudrais mesurer la différence et en dégager la signification. 1. Du modèle d’instruction vers un modèle de communication La constitution Dei Verbum de Vatican ii décrit le depositum fidei dans son unité substantielle non pas d’abord en terme de « vérités doctrinales » mais comme un événement, l’événement d’auto-révélation et d’auto-communication de Dieu Luimême38. Il est en effet surprenant, pour l’historien de la théologie, d’observer que

37. Voici le célèbre passage du discours Gaudet mater ecclesia de Jean xxiii : « Il faut que cette doctrine authentique soit étudiée et exposée suivant les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne. Car autre est la substance du dépôt de la foi, autre la formulation dont on la revêt ; et il faut tenir compte de cette distinction – avec patience au besoin –, en mesurant tout selon les formes et les proportions d’un magistère à caractère surtout pastoral » (Jean xxiii et Paul vi, Discours au Concile, Centurion, Paris 1966, p. 64, note ; l’édition critique de A. Melloni, dans Fede tradizione profezia. Studi su Giovanni xxiii e sul Vaticano ii, G. Alberigo, A. Melloni, G. Battelli et S. Trinchese dir., Queriniana, Brescia 1984, p. 239-283 ; texte retraduit par nous : la version latine (faite par la curie) omet la mention des « méthodes de recherche » et de « la présentation dont use la pensée moderne » ; elle déplace surtout la distinction plus historique entre « la substance du dépôt » et « la formulation dont on la revêt » vers celle, plus proche de Vatican i, entre « le dépôt lui-même de la foi, c’est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine » et « la forme sous laquelle ces vérités (pluriel) sont énoncées » ; elle ajoute enfin le canon de Vincent de Lérins, cité par Vatican i. Cf. C. Theobald, « La Constitution dogmatique Dei Filius de Vatican i », dans Histoire des dogmes, t. IV. La parole du salut, B. Sesboüé et C. Theobald dir., Desclée, Paris 1996, p. 310-312 et C. Theobald, « Le concile et la “forme pastorale” de la doctrine », ibidem, p. 477480. 38. Dei Verbum, 2 : « Il a plu à Dieu, dans sa bonté et sa sagesse, de Se révéler Lui-même et de faire connaître le mystère de sa volonté (cf. Ep 1, 9), par lequel les hommes ont accès auprès du Père par le

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Après Loisy : une nouvelle position du problème de la Révélation la détermination de la « révélation sur-naturelle » comme « auto-révélation libre de Dieu » par le concile Vatican i joue un rôle si mineur dans le texte même de la Constitution Dei Filius39, dans les commentaires de l’époque, voire dans l’article de Loisy, analysé à l’instant. Cette détermination est en quelque sorte recouverte par une autre idée, à savoir l’instruction du genre humain par l’autorité divine, relayée par celle de l’Église catholique. Or, c’est autour du concept d’« auto-révélation » que la théologie catholique de la révélation basculera dans un nouveau « cadre de référence » qui est celui de la « communication » et du « dialogue ». Loisy avait bien perçu la question de la communication de la révélation par celui qui l’a reçue à d’autres que lui, moyennant un symbole vivant historiquement marqué (et toujours inadéquat) de la vérité. Il ne parvient pas à traduire l’événement même de la révélation et du salut en terme de communication. C’est précisément ce que fait Dei Verbum 2 : Il a plu à Dieu dans sa sagesse et sa bonté de se révéler en personne – le numéro 6 dira “se communiquer” – et faire connaître le mystère (sacramentum) de sa volonté grâce auquel les hommes, par le Christ, le Verbe fait chair, accèdent dans l’Esprit Saint, auprès du Père et sont rendus participants de la nature divine.

Il ne m’est pas possible d’analyser ici l’histoire de la réécriture et du recadrage du chapitre ii de la constitution Dei Filius de Vatican i, que représente la formule de Vatican ii qui vient d’être citée. Avant d’en dégager un triple enjeu, rappelons au moins la provenance hégelienne ou idéaliste du concept d’« auto-révélation » de Dieu dans l’histoire de l’humanité, entré dans les textes de Vatican i par l’école de Tübingen et l’école romaine et réactivé après la première guerre mondiale par K. Barth en opposition radicale à la théologie libérale. Pour le théologien bâlois, il s’agissait de sauvegarder, par le concept trinitaire d’auto-révélation de Dieu et dans une perspective de théologie politique, la Seigneurie de Dieu et l’identité prophétique de la théologie, dans une situation où le protestantisme culturel ou l’humanisme catholique risquaient de devenir complices des situations politiques et culturelles que nous connaissons40. La lente réception de K. Barth par la théologie catholique et la critique de son “extrinsécisme” ne peuvent pas être retracées ici. Toujours est-il qu’à partir du début des années soixante nous trouvons le même concept d’auto-révélation et son explicitation trinitaire sous la plume de K. Rahner qui, comparé à K. Barth, souligne tout autrement l’aspect d’auto-communication de Dieu ou de don de soi qu’il implique. C’est précisément en débat avec le modernisme qu’il publie en 1965, entre la troisième et la dernière session du Concile et avec un autre peritus, Joseph Ratzinger, une Quaestio disputata, intitulée Révélation et tradition, dédiée à Hans Urs von Balthasar.

Christ, Verbe fait chair, dans l’Esprit Saint et sont rendus participants de la nature divine (cf. Ep 2, 18 ; 2 P 1, 4). Ainsi, par cette Révélation, le Dieu invisible (cf. Col 1, 15 ; 1 Tm 1, 17), dans son amour surabondant, s’adresse aux hommes comme à des amis (cf. Ex 33, 11 ; Jn 15, 14-15) et s’entretient avec eux (cf. Bar 3, 38) pour les inviter à la vie en communion avec Lui et les recevoir en cette communion » ; Les conciles œcuméniques, vol. II/2, op. cit., p. 1972 sq. 39. Dei Filius, chap. 2 : « […] il a plu à Sa sagesse et à Sa bonté de se révéler lui-même au genre humain ainsi que les décrets éternels de sa volonté par une autre voie, surnaturelle celle-là » ; Les conciles œcuméniques, vol. II/2, op. cit., p. 1638 sq. 40. Cf. surtout K. Barth, Dogmatique. Premier volume : La doctrine de la parole de Dieu, tome premier : Le Dieu trinitaire, Labor et fides, Genève 1953.

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Christoph Theobald « Il se peut, reconnaît le théologien jésuite, qu’on ne parvienne que bien plus tard à maîtriser la question que soulèvent les hommes d’une époque, même à travers une hérésie ». « Pour le modernisme » – et Rahner ajoute avec une prudence plutôt rare à son époque : « si du moins nous acceptons l’idée globale et systématique qu’en présentent les condamnations ecclésiastiques – le mot “révélation” désignait l’évolution du besoin religieux, évolution immanente et nécessaire de l’histoire humaine » ; et le théologien allemand de rétablir immédiatement la symétrie entre cet immanentisme moderniste et l’“extrinsécisme” de la théologie courante d’alors41. Dépassant donc cette opposition – mais Loisy ne l’avait-il pas déjà tenté ? –, il indique, me semble-t-il, le point qui faisait problème à l’époque de Loisy et qui grâce au concept d’auto-communication reçoit chez le théologien jésuite un traitement autre, même si la ressemblance entre son texte et l’article de Loisy est indéniable : Aux yeux de l’homme (moderne) qui se comporte comme si Dieu était une énigme éternellement indéchiffrable, ce n’est pas à vrai dire le Deus absconditus du christianisme, entouré de sa lumière inaccessible, qui est la pierre d’achoppement et de scandale. Ce qui le choque, c’est plutôt la doctrine qui prétend qu’il y a une histoire de la Révélation où Dieu lui-même trace une voie unique parmi toutes celles dont parle l’histoire des religions, et au sein de laquelle Il descend parmi les hommes en se manifestant dans la chair42.

Alors que Loisy souligne ici, peut-être trop unilatéralement, que « le divin en soi est pour nous l’inaccessible et l’indéfinissable »43 – affirmation qui signe un ultime agnosticisme historique –, Rahner comprend la révélation, avec Vatican ii et d’une manière dialectique, comme « la communication de Dieu tel qu’il est », à savoir comme « mystère qui n’est que l’en soi du pour nous de Dieu dans l’histoire et dans la transcendance (humaine) »44. En l’Homme-Dieu – comme il dit – la révélation atteint son sommet unique et définitif, à savoir « l’unité absolue et irrévocable de la communication transcendantale que Dieu fait de lui-même à l’humanité et de son caractère de communication historique » ; en Lui se manifeste « à la fois Dieu lui-même en tant que communiqué, l’accueil humain de cette communication et la manifestation historique définitive de cette parole et de cet accueil »45. C’est à partir de ce centre unique que la totalité de l’histoire spirituelle de l’humanité peut être considérée comme histoire de Révélation, à condition toutefois de considérer cet « événement toujours sous un double aspect »46 : la Révélation est déjà – en chaque être humain – ouverture à la transcendance et proximité absolue et pardonnante de Dieu et en même temps objectivation historique ou l’auto-interprétation historique de cette relation à la fois transcendantale et surnaturelle de l’homme à Dieu, auto-interprétation qui atteint son sommet dans l’événement du Christ. Je ne pense pas que Dei Verbum couvre l’ensemble de cette puissante théologie de la Révélation d’un de ses rédacteurs les plus influents ; et certainement pas sa pensée transcendantale qui serait d’ailleurs à comprendre au sein du débat sur le

41. K. Rahner et J. Ratzinger, Révélation et tradition (1965), DDB, Paris 1972, p. 15-17 (Le texte de Rahner date du mois de mai 1964). 42. Ibidem, p. 17 sq. 43. Cf. plus haut note 31. 44. Révélation et tradition, 23 (je traduis) ; affirmation qui implique déjà le mystère de la Trinité. 45. Ibidem. 46. Ibidem, p. 21.

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Après Loisy : une nouvelle position du problème de la Révélation « Surnaturel », inauguré en 1946 par Henri de Lubac et poursuivi dans la « Nouvelle théologie ». Mais il revient à Rahner d’avoir exploré et mis en valeur les principaux enjeux et acquis du modèle de communication qui sous-tend en particulier le chapitre i du texte conciliaire, même si l’on ne peut nier que, pour des raisons historiques évidentes, Dei Verbum est un texte de compromis. Après 1965 ses acquis restent donc en débat. 2. Un triple acquis 1. Le premier acquis de la Constitution est sans doute d’être sortie d’une confusion séculaire entre une figure doctrinale du christianisme occidentale et catholique, d’un côté, et « l’événement » même de Révélation, de l’autre ; confusion responsable de tant de conflits et, parmi eux, surtout de la crise dite « moderniste ». Positivement, on pourrait formuler cet acquis de la manière suivante : Dieu n’a rien à révéler de ce que l’homme pourrait découvrir et savoir par lui-même – principe qui permet de sortir d’une conception plus ou moins tacitement concurrentielle entre Dieu et l’humanité47 – ; il n’a qu’une seule « chose » à dire à l’homme, un seul « mystère » à révéler au croyant, c’est Lui-même, et Lui-même comme destinée de l’humanité. Cette insistance sur Dieu dans son auto-révélation comme mystère est en même temps le principe de la théologie comme discours de foi, à distinguer du comparatisme historique et scientifique – Barth l’avait déjà noté –, même si l’on n’accède à « l’événement » de Révélation qu’en passant par l’histoire – ce que Rahner a voulu signifier en parlant de « l’unité et du conditionnement réciproque »48 des deux aspects de la révélation à la fois transcendantale et historique ou catégoriale ; j’y reviendrai. 2. Le deuxième acquis de la Constitution est précisément d’avoir mis en valeur, dans un seul mouvement, l’auto-révélation de Dieu et sa réception dans l’acte de foi comme « libre remise de soi » et « participation à la nature divine »49. C’était déjà l’intention de Loisy de penser l’unité de la révélation et du jugement de la foi, « dans la lumière qui fait naître (ce dernier) et dans celle qui en jaillit »50. L’exégète et l’apologiste va même jusqu’à dire que « la révélation n’existe pas tant que la vérité révélée n’est pas devenue intelligible à l’homme et ne s’est pas comme réalisée en lui »51. Cette affirmation est non seulement correcte mais nécessaire et intelligible, dès qu’on pense réellement en terme d’auto-communication ; dès qu’on identifie donc l’en-soi et le pour-nous du mystère de Dieu et qu’on comprend en même temps que l’auto-communication ne peut se manifester historiquement que dans l’accueil qui lui est librement fait, et fait sans garantie aucune. D’autres textes de Vatican ii, comme la Déclaration

47. La formulation la plus précise de ce principe se trouve dans K. Rahner, Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme (1976), Le Centurion, Paris 1983, p. 96 : « Dans notre expérience humaine il en va de telle sorte que, plus quelque chose est dépendante de nous, moins elle est distincte de nous, moins elle a réalité propre et autonome. […] Mais, lorsque nous réfléchissons à la relation transcendantale proprement dite entre Dieu et créature, il ressort justement qu’ici réalité authentique et dépendance radicale ne sont purement et simplement que deux aspects d’une seule et même réalité et partant croissent en une même proportion, et non dans une proportion inverse ». 48. Révélation et tradition, op. cit., p. 22. 49. Cf. Dei Verbum, op. cit., p. 2 et 5. 50. RCF 21 (1900), p. 264. 51. Ibidem, p. 258.

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Christoph Theobald sur la liberté religieuse et les Constitutions sur l’Église et sur l’Église dans le monde de ce temps permettraient d’étayer ce point. 3. Le troisième acquis se greffe sur les deux précédents et concerne précisément l’histoire : il faut la traverser pour accéder à « l’événement » de Révélation. Celuici n’est pas dans une position « extra-territoriale » par rapport à celle-là (comme le prétendait la théologie libérale), mais il est intégralement livré au processus d’interprétation, comme le montrent – trop prudemment – les chapitres suivant de Dei Verbum sur la transmission de la révélation divine, sur l’Écriture et sur l’Écriture dans la vie de l’Église. Loisy l’avait déjà vu, même s’il ne parvient pas à articuler, dans son concept de « développement », le caractère définitif de la Révélation et son historicité ; je l’ai noté. Le statut du « dogmatique » se met en tout cas à bouger – difficilement, comme il ressort des âpres débats entre minorité et majorité jusqu’au moment de la promulgation du texte en novembre 196552 – ; désormais il ne fera que réguler la relation correcte entre le définitif et l’historique au sein même du processus d’interprétation, livrée à la liberté croyante. C’est autour de cette liberté d’interprétation que s’achève le débat sur la Révélation, conclu par Loisy dans son article sur Les preuves et l’économie de la révélation (15 mars 1900)53. En faveur de la liberté croyante, on peut évoquer des critères éthiques et théologaux (la capacité au dialogue et le don de soi), critères en tout cas non-contraignants, comme il ressort des textes de Vatican ii, même s’ils ne parlent que très peu de l’argument de crédibilité. « L’événement » du Christ est pris dans son intégralité, tel qu’il se dégage d’une lecture théologique et canonique des Écritures. Que cette lecture de « l’événement » dans sa globalité puisse cacher des tensions, voire des fractures historiques sous-jacentes, le Concile le sait sans l’admettre, comme le montre encore le débat conciliaire et l’intervention de Paul vi, juste avant la promulgation, sur l’historicité des Évangiles54. Apparemment le dossier de l’historicité de la révélation, ouvert par Loisy, reste d’actualité sans qu’on parvienne à dépasser les distinctions devenues classiques entre Historie et Geschichte, entre historicité et historialité ou encore entre les démarches d’explication et de compréhension. 3. Une réception contrastée Dans son ensemble, Dei Verbum reste donc un texte de compromis. Mais il est encore plus important de remarquer avec le P. de Lubac, dans son beau commentaire – de 1968 – du Préambule et du premier chapitre, que, pour diverses raisons, « on n’avait pas aperçu l’immense portée (du premier) chapitre »55. Par ailleurs, l’histoire de la réception officielle du corpus de Vatican ii a fait peu de cas de la Constitution Dei Verbum, s’engageant d’abord sur d’autres voies : ecclésiologie de « communion » et présence de l’Église dans la société (avec les questions posées par la théologie politique, la théologie de la libération et les évolutions de la théologie morale), rapports « œcuméniques » et relations de l’Église avec le judaïsme et les autres religions.

52. Cf. notre contribution dans Histoire du Concile Vatican ii, t. V. Concile de transition, G. Alberigo dir., Le Cerf - Peeters, Paris 2005, p. 285-370. 53. RCF 22 (1900), p. 126-153. 54. Cf. Histoire du Concile..., op. cit. 55. Dans Vatican ii, La Révélation divine, t. I, Paris, “Unam sanctam” 70a, Le Cerf, Paris 1968, p. 280.

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Après Loisy : une nouvelle position du problème de la Révélation Si l’on en juge d’après la grande monographie de Peter Eicher, publiée en 1977 sous le titre Révélation – principe de la théologie moderne56, la théologie de la révélation reste pourtant assez vivante, sans quitter pour autant le climat conflictuel laissé par le concile Vatican ii : tandis que Rahner et ses élèves, mais aussi le protestant Wolfhard Pannenberg tentent de comprendre simultanément le mystère de Dieu dans son auto-communication et l’histoire de la foi comme sa manifestation historique – selon le célèbre axiome « La Trinité qui se manifeste dans l’économie du salut est la Trinité immanente, et réciproquement »57 – un Balthasar et la phénoménologie catholique qui se réclame de lui suivent davantage Karl Barth et pensent Dieu à partir de l’unique figure de Révélation qu’est le Christ, tout en soustrayant cette pensée contemplative – l’approche croyante du phénomène de l’Incarnation concentrée dans la figure de la croix – à la pensée du monde et de l’histoire. Quand elle commencera à s’interroger sur « Dieu après Auschwitz », toute une partie de la théologie se greffera sur cette lecture stauro-logique du mystère de la Révélation. Ce n’est qu’avec le changement du contexte mondial dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix que la question de la Révélation entre à nouveau plus explicitement dans la conscience ecclésiale ; cette fois-ci par le biais de la théologie des religions, si l’on juge d’après les prises de position doctrinales et disciplinaires du magistère catholique qui ont suivi la première rencontre d’Assise en octobre 1986. Difficile à interpréter, ce changement contextuel, tantôt analysé en terme d’ultra-modernité, tantôt pensé comme tournant post-moderne dans l’histoire de l’humanité, renforce le contraste entre une civilisation globale, en voie de laïcisation et dominée par la technique, les medias et le marché, d’un côté, et une présence de plus en plus forte du religieux et des religions dans la conscience mondiale, sous une forme bien évidemment plurielle. En relation avec cette situation, le paysage de la théologie de la révélation s’est également modifié. On pourrait regrouper les tentatives actuelles grosso modo en trois figures. D’un côté, on trouverait certaines parmi les théologies des religions marquées, depuis John Hick et Paul Knitter, par le modèle pluraliste qui tente de sauvegarder plusieurs économies de révélation ; position que Loisy avait repoussée en 1900 d’un revers de main58. Or, elle existe aujourd’hui sous plusieurs formes : tel pense le pluralisme radical des économies comme l’envers de l’inaccessible et l’ineffable divin59 ; tel autre, voulant sauvegarder l’unité de l’économie du salut, introduit cependant une distance entre le Christ universel ou cosmique – le Logos – et Jésus de Nazareth, celui-ci, comme d’ailleurs aucun autre nom historique, ne pouvant épuiser la totalité de la « cosmo-théandrique »60 ; tel autre encore, s’approchant alors de Loisy, enlève

56. P. Eicher, Offenbarung. Prinzip neuzeitlicher Theologie, Kösel, München 1977. 57. K. Rahner, Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du salut (1967), Le Cerf, Paris 1999, p. 29. 58. RCF 21 (1900), p. 260. 59. Cf. par exemple P. F. Knitter, No Other Name? A Critical Survey Of Christian Attitudes Toward the World Religions, Orbis Books, Maryknoll 1985. 60. Cf. surtout R. Panikkar, The Unknown Christ of Hinduism? Towards an Ecumenical Christophany (Revised and Enlarged Edition), Orbis Books, Maryknoll 1981.

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Christoph Theobald au concept d’auto-révélation sa signification stricte et l’applique non seulement au Christ en plénitude mais aussi aux prophètes d’autres religions61. De l’autre côté, et plus particulièrement en Europe, on trouverait les représentants du tournant théologique de la phénoménologie, soucieux de maintenir – dans un esprit communautariste et en référence à la tradition barthienne et balthasarienne – la référence théologale de la communion ecclésiale et de la rendre plausible au sein d’une philosophie post-heideggerienne62. Il faudrait enfin donner la parole à ceux qui, dans la ligne du Bonhoeffer de Résistance et soumission, tentent de penser le christianisme à l’ère de « la sortie de la religion » et le dévoilement de Dieu dans le deuil de Dieu de notre monde ultramoderne, affronté à des questions éthiques et politiques qui engagent, comme jamais avant, la question du sens de l’aventure humaine63. Mais ces quelques évocations suffisent pour reposer en conclusion la question de la signification de l’aventure théologique de Loisy pendant sa période catholique. Conclusion On peut sans doute affirmer qu’une partie non négligeable des théologiens catholiques de la génération conciliaire et même le magistère suprême du concile Vatican ii se sont laissés affecter par le choc « moderniste », tentant de répondre au défi lancé. La distinction entre doctrine et révélation, introduite par Jean xxiii dès octobre 1962, en est le symptôme le plus parlant, étant donné que la levée de cet obstacle épistémologique majeur, déjà affronté par Loisy, permet d’accéder à une nouvelle conception, dialogique ou communicationnel, de la Révélation. Ce nouveau concept ne permet pas seulement de respecter, davantage qu’à l’époque de Loisy, la différence épistémologique entre l’histoire des religions et du christianisme et une théologie de la Révélation ; il peut aussi montrer sa fécondité dans l’actuel contexte post- ou ultramoderne, et cela dans les trois domaines évoqués au début de ces réflexions. 1. Appuyée sur la foi comme acte radicalement libre et prétendant conduire, en un sens, la liberté au bout d’elle-même, cette compréhension de la Révélation comme mystérieuse auto-communication de Dieu établit la tradition chrétienne dans une position plus modeste par rapport à son environnement sociétal et religieux. 2. Elle n’a pas besoin de présupposer un « universel religieux » – le concept de « religion révélée » – pour établir sa plausibilité. Ayant suffisamment de ressources pour se défendre contre le reproche d’“inclusivisme”, elle peut rendre raison de l’universalisme de l’Évangile sur une base éthique et théologale, visée par le terme biblique de « sainteté » ; ce qui est tout l’enjeu du débat actuel qui serait ici à reprendre64. 3. Elle peut enfin jouer un rôle de discernement dans la transformation actuelle de la figure de l’Église en France et en Europe, de cet « organe, unique et universel,

61. Cf. J. Dupuis, Vers une nouvelle théologie chrétienne du pluralisme religieux (“Cogitatio fidei” n° 200), Le Cerf, Paris 1997. 62. Cf. surtout J.-L. Marion, L’idole et la distance : cinq études, Grasset, Paris 1972 ; M. Henry, P. Ricœur, J.-L. Marion, J.-L. Chrétien, Phénoménologie et Théologie, Criterion, Paris 1992 ; J.-L. Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, PUF, Paris 1997, p. 329, note. 63. Cf. J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme, 1. Du deuil au dévoilement de Dieu, (“Cogitatio fidei” n° 222), Le Cerf, Paris 2002. 64. Cf. G. Emery et P. Gisel dir., Le christianisme est-il un monothéisme ?, Labor et Fides, Genève 2001.

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Après Loisy : une nouvelle position du problème de la Révélation nécessaire et permanent de l’Esprit divin », dont parlait Loisy. Ce qui serait aussi à montrer. Le choc produit par les livres rouges, il y a juste un siècle, appartient-il donc à un passé désormais révolu ? Je ne le pense pas parce que la « théologisation » du concept de Révélation par le concile Vatican ii pourrait nous autoriser certaines facilités ou paresses intellectuelles. Or, Loisy a perçu et tenté de penser pendant sa période catholique le scandale de la singularité chrétienne, inscrit dans la chair de l’histoire ; scandale utile à rappeler – et c’est le rôle de l’historien – quand la théologie est tentée de le contourner par des considérations anhistoriques ou trop facilement pluralistes. En ce sens la lecture de son œuvre peut, aujourd’hui encore, produire des effets salutaires.

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Loisy devant le problÈme de la religion Pierre Colin Institut catholique, Paris

Le samedi 8 juin 1940, le journal Le Temps publiait une nécrologie dont voici les premières lignes : M. Alfred Loisy, professeur honoraire au Collège de France, est mort le 1er juin à Ceffonds (Haute-Marne) où il s’était retiré. Il laisse une œuvre considérable, portant principalement sur l’histoire d’Israël et des origines chrétiennes, mais aussi sur les épreuves de l’Église de France à la fin du xixe siècle, sur l’organisation de la paix internationale et sur les moyens de satisfaire les aspirations spirituelles de l’humanité.

Parmi les aspects de l’œuvre de Loisy ainsi retenus, cette communication s’intéresse à ce qui concerne l’organisation de la paix internationale et les moyens de satisfaire les aspirations spirituelles de l’humanité. Caractéristiques d’une seconde carrière de Loisy, ces thèmes relèvent du souci qui anime l’historien des religions de ne pas s’enfermer dans l’étude du passé, mais de comprendre la situation présente et d’ouvrir des perspectives d’avenir. I. L’historien des religions et le philosophe de la religion 1. Un intellectuel dans la guerre de 14-18 Si la science des religions tourne le chercheur vers le passé, Loisy estime que ce même chercheur doit en tant que citoyen s’intéresser au présent et à l’avenir, autrement dit au rôle actuel et futur de la religion dans la vie des hommes et dans l’histoire des sociétés. Dans cette ligne, Loisy publiera plusieurs « petits livres rouges » consacrés aux questions générales posées par la religion : sa nature, son origine, son développement, sa place dans la vie sociale, son rapport à la morale, son rôle dans la genèse d’une véritable société des nations. Dans cette suite d’ouvrages, Loisy poursuit une réflexion sur la religion que, sans craindre de contredire Jean Guitton, l’on peut dire « philosophique ». Le style général de cette réflexion de Loisy sur la religion sera bien défini par Jean Baruzi, lorsqu’il inaugure le 6 décembre 1926 sa suppléance d’Alfred Loisy – auquel il succédera définitivement en 1932. Jean Baruzi évoque ainsi une pensée créatrice qui ne peut satisfaire celui qui est attaché à une confession déterminée, qui déconcerte parfois le rationaliste strict, et qui livre indéniablement une substance religieuse à celui qui étranger au dogmatisme de la foi, comme au dogmatisme de la raison, ne se déprend cependant pas d’une angoisse, sans doute invincible.

Dans la crise de tous les dogmatismes, une telle pensée tend vers le surgissement d’une Foi nouvelle. Même s’il n’est pas le plus original d’entre eux, Loisy se situe dans la lignée des penseurs étudiés récemment par Jérôme Grondeux dans son livre sur La religion des

. Bulletin de l’Union pour la vérité 1921, p. 31.

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Pierre Colin intellectuels français au xixe siècle. Mais, alors, sa religion de l’avenir ne reprend-elle pas simplement la suite de ces annonces d’un « nouveau christianisme » ou d’une « religion nouvelle » qui se sont multipliées à la fin du xixe siècle ? Alfred Loisy n’est-il pas le simple disciple d’Auguste Comte ou d’Ernest Renan ? Certes, les écrits de Loisy sur la religion sont difficilement comparables à ceux des grands intellectuels chrétiens des années 1920 et 1930, un Jacques Maritain, un Nicolas Berdiaev, un Gabriel Marcel, un Emmanuel Mounier. Pour les apprécier à leur juste valeur, sans doute faut-il les rapporter à un moment privilégié de la production de Loisy. À la fin de la guerre de 1914-1918, son interrogation religieuse coïncide avec les préoccupations les plus vives de ceux de ses contemporains qui réfléchissent. Cette coïncidence est fortement marquée dans la leçon prononcée en 1918 sur La paix des nations et la religion de l’avenir. Mais la première édition du livre sur La religion affirme déjà une conscience forte des enjeux : Du dénouement de ce combat tragique dépend l’orientation de l’avenir. Il faut qu’un programme d’humanité meilleure se dégage du bourbier où notre humanité malheureuse a versé tant de sang.

Les contemporains l’ont d’ailleurs bien compris, comme nous le montrera l’étude de quelques réactions philosophiques. 2. Réactions du milieu philosophique Les philosophes ont-ils reconnu la valeur de la philosophie de la religion de Loisy ? Retenons d’abord un témoignage de l’intérêt suscité, dès sa première édition en 1917, par le livre intitulé simplement La religion. Il avait bénéficié, non d’un simple compte-rendu, mais d’un article, dans la Revue de métaphysique et de morale. L’auteur de cet article était Alphonse Darlu, cet excellent professeur de philosophie qui avait eu pour élèves au lycée Condorcet, non seulement Marcel Proust, mais les fondateurs de la Revue de métaphysique et de morale, Xavier Léon et Élie Halévy. L’intérêt de Darlu pour l’ouvrage de Loisy tient pour une part à la situation ecclésiastique de son auteur : M. Loisy a été conduit par le progrès de ses études et de sa pensée à sortir, non seulement de l’Église, mais de la religion catholique et de tout le système des idées chrétiennes. Mais en même temps parce qu’il a consacré sa vie à méditer sur la religion, sur sa nature, son histoire et ses œuvres, il a conservé, d’un terme entré récemment dans l’usage une mentalité religieuse, c’est-à-dire qu’il a le sentiment profond de l’importance ou plutôt de la nécessité des croyances religieuses pour la conduite morale de l’humanité.

Alors que lui-même vise à détacher la morale laïque de la religion, Alphonse Darlu insiste sur le fait que Loisy établit un lien indissoluble entre la morale et la religion dont il pense qu’elles progressent ensemble au cours de l’histoire de l’humanité.

. J. Grondeux, La religion des intellectuels français au xixème siècle (“Hommes et communautés”), Privat, Toulouse 2002. . Voir aussi l’article de P. Cabanel « Les essais de religion laïque au xixème siècle », dans Les marges du christianisme, J.-P. Chantin dir., Beauchesne, Paris 2001, p. xxv-xxviii. . A. Loisy, La paix des nations et la religion de l’avenir, É. Nourry, Paris 1919. . A. Loisy, La religion, É. Nourry, Paris 1917, p. 147. . Tome XXIV, n. 6, juin 1917, p. 617-626. . Ibidem, p. 617.

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Loisy devant le problème de la religion Pour le commentateur, ce fait montre que Loisy reste attaché à la religion. Ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de renverser les perspectives ecclésiales : « On le voit, tandis que l’Église enferme dans la religion toute la morale, M. Loisy fait de la morale une religion ». En 1919, dans son livre sur La philosophie contemporaine en France, Dominique Parodi consacre trois pages à l’ouvrage de Loisy sur La religion. Mais l’historien de la philosophie inscrit ces pages dans un chapitre consacré aux positions contemporaines sur le fondement de la morale. D’où la question centrale qu’il pose à Loisy : Faut-il prendre à la lettre les déclarations suivant lesquelles la morale et la religion, toujours liées l’une à l’autre, dépendent ensemble de la foi, entendue comme un sentiment ou, selon le texte même de Loisy, comme « une sorte d’instinct supérieur dont le principe profond ne se laisse pas plus définir que son ultime objet »10. Soulignant un certain ralliement de Loisy aux thèses sociologiques d’Auguste Comte et d’Émile Durkheim, Parodi s’interroge sur la portée de formules telles que « La religion n’est que la forme mystique du lien social ». Faut-il y voir une négation du rationalisme moral ? Parodi hésite : « On est tenté de penser parfois que la terminologie seule sépare un mysticisme de ce genre du rationalisme véritable ». Bref, se demande Parodi : « Que pense en fin de compte de la raison celui qui n’a jamais attribué qu’un rôle secondaire aux dogmes et au contenu intellectuel des religions et des morales ? »11. En 1924, la Revue de métaphysique et de morale reviendra sur ces questions avec un article de Jeanne Jacob sur « La morale mystique de M. Loisy »12. Même si Loisy déclare être demeuré étranger à tout « parti pris » théorique, l’auteur attribue une importance proprement philosophique à son travail : Comment ne pas reconnaître que son œuvre contient une philosophie et que cette philosophie, sans se confondre avec aucune doctrine d’aujourd’hui, opère la synthèse du dynamisme évolutionniste de Bergson et de la sociologie de Durkheim, retenant de chacun d’eux les éléments qu’elle peut s’assimiler13 ?

Parmi les réactions universitaires (ou laïques) au livre de Loisy sur La religion, la plus fouillée et la plus suggestive me paraît être celle de Gustave Belot dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger : « L’avenir de la religion et le mysticisme moral d’après M. Loisy »14. L’un des premiers avantages de cet article de 1918 est de situer les études de Loisy sur la religion dans le contexte précis de la première guerre mondiale. Certes, les premiers travaux de Loisy avaient été commandés par la perception d’une crise et par la conviction qu’une survie de l’Église catholique nécessitait des changements radicaux. Mais il s’agissait alors directement de la survie du catholicisme. Or, Belot montre bien comment la guerre imposait à la réflexion de Loisy sur la religion un contexte nouveau, beaucoup plus large. Il ne s’agissait plus

. Ibidem, p. 626. . D. Parodi, La philosophie contemporaine en France. Essai de classification des doctrines, Alcan, Paris 1919, p. 370-373. 10. Ibidem, p. 371. 11. Ibidem, p. 371. 12. Tome CCCI, n. 3, juillet-septembre 1924, p. 487-502. 13. Ibidem, p. 495. 14. Septembre-octobre 1918, p. 282-308. Gustave Belot avait lui-même publié des Études de morale positive, Alcan, Paris 1907 et Morales et religions, Alcan, Paris 1909. Parmi ses nombreux articles dans la Revue de Métaphysique et de Morale, on retiendra sa « Note sur la triple origine de l’idée de Dieu » en 1908.

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Pierre Colin seulement de l’avenir du catholicisme, mais de l’avenir de l’humanité. La situation se caractérisait pour Belot par deux traits. En premier lieu, dans ce contexte, l’exigence d’une « révolution décisive dans l’ordre spirituel » devenait patente et urgente. En second lieu, toujours selon Belot, leur passivité durant la guerre n’avait pas préparé les religions existantes à réaliser cette révolution spirituelle. Que pouvait-on attendre de ces religions qui s’étaient montrées ou indifférentes ou impuissantes ? Restait pourtant une hypothèse que Gustave Belot considère comme étant celle de Loisy : À moins que justement il faille distinguer “La religion” des religions existantes et que le renouveau religieux, dont la guerre présente préparerait l’éclosion, ne consiste précisément à libérer l’idée religieuse de ses enveloppes traditionnelles, en dissolvant à son profit les institutions religieuses particulières, désormais incapables de l’exprimer pleinement15.

Telle est, pour Belot, l’hypothèse de Loisy, Mais, en supposant qu’il en soit ainsi, des questions difficiles se posent au commentateur et à nous-mêmes : que signifie et que vaut cette distinction entre la religion et les religions ? Opère-t-on un simple exercice intellectuel en dégageant l’essence de la religion ? Ou bien faut-il aller plus loin et annoncer une religion de l’avenir qui serait à la fois la religion ramenée à son essence et une religion nouvelle ? 3. Vers la religion de l’avenir L’hypothèse d’une religion nouvelle relance l’interrogation. De quelle religion de l’avenir Loisy se fait-il l’annonciateur ? En quel sens cette religion de l’avenir sera-t-elle une religion de l’humanité ? Quel rôle le christianisme aura-t-il joué dans l’avènement de cette religion nouvelle ? Il n’est pas sûr que, sur chacune de ces questions, l’on puisse dégager des textes de Loisy une solution claire et incontestable. Mais il semble possible d’énoncer trois points fermes : 1. La responsabilité du chercheur. Loisy estime qu’il lui est difficile de consacrer son activité à l’étude des religions sans se préoccuper du destin historique de la religion, de son rôle dans la reconstruction d’une humanité mise à mal par la guerre. Seront notamment caractéristiques les leçons d’ouverture de décembre 1919 : « Du rôle et de l’avenir des sciences religieuses »16, et de décembre 1920 : « L’illusion mystique »17. En ce sens, il est possible d’appliquer à Loisy la catégorie aujourd’hui familière d’intellectuel. Admettons que l’on désigne ainsi le fait d’intervenir sur la place publique, dans les affaires de la cité, au nom d’une compétence particulière. En l’occurrence, il s’agit donc du rapport entre la compétence spécifique de l’historien des religions d’une part et d’autre part la préoccupation citoyenne – ou plus largement humaine – de la permanence du phénomène religieux dans l’histoire, de son rôle dans le présent et dans l’avenir. Ou, pour prendre les choses dans l’autre sens, Loisy entend prendre sa part des problèmes de la cité, tel qu’il les appréhende à partir de ce lieu privilégié qu’est le Collège de France et en fonction d’un enseignement qui porte sur l’histoire des religions.

15.Ibidem, p. 284. 16. Reprise dans Religion et Humanité, p. 51-133. 17. Ibidem, p. 134-257.

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Loisy devant le problème de la religion 2. Plus que l’avenir de la religion, ce qui préoccupe Loisy, c’est l’avenir de l’humanité enfin délivrée de la guerre – autrement dit ce que Kant appelait la « paix perpétuelle ». Mais Loisy ne conçoit pas cet ultime progrès de l’humanité sans qu’intervienne un élément proprement religieux – ou, dit-il volontiers, « mystique ». Ces orientations sont en tout cas celles de la leçon du 2 décembre 1918 sur La paix des nations et la religion de l’avenir. Une phrase de cette leçon condense les relatives indéterminations de la pensée de Loisy : « De la guerre mondiale, l’on veut à présent que sorte la paix des peuples, et il semblerait que cette paix universelle des nations doive être comme la religion de l’avenir, étant la religion de l’humanité »18. 3. Pour Loisy, l’humanité n’existe que dans et par le mouvement qui la fait devenir elle-même. Déjà, en 1917, Loisy affirme : « L’humanité, selon la pleine signification spirituelle de son idée, n’existe pas encore, ni la religion parfaite, ni la morale universelle. L’humanité se cherche, la morale se fait, les religions évoluent lentement, très lentement, vers la religion »19. Annonçant l’élaboration philosophique ultérieure de la notion d’historicité, le thème revient à maintes reprises, par exemple dans  Religion et Humanité : « Ne nous lassons pas de répéter que l’humanité n’est point née parfaite, mais qu’elle se fait, qu’elle est à faire »20. Nous ne sommes pas si loin de formules plus récentes qui nous sont familières : « être homme, c’est avoir à le devenir ». Le devenir des religions est en ce sens un aspect du devenir général de l’humanité. Mais c’est un aspect majeur si l’on admet que l’Esprit est le principe de ce devenir général et que le propre de la religion est justement de nous retourner vers ce Principe21. La certitude d’un avenir religieux de l’humanité semble donc se situer chez Loisy au point de rencontre de deux assurances : (1) L’humanité est toujours en genèse d’elle-même et l’histoire humaine tend vers son accomplissement dans la solidarité universelle ; (2) L’humanité ne peut construire cet avenir proprement humain par le seul travail d’une raison positiviste. Comme Loisy l’écrivait déjà en 1917 : « Une démocratie ne peut subsister sans un haut idéal de moralité, et il n’est point de haut idéal de moralité qui ne soit religieux, essentiellement religieux »22. La rencontre de ces deux éléments aboutit à une conclusion de ce type : « Les religions meurent, la religion ne meurt pas »23. Ou « si les religions passent, la religion demeure »24. On n’en finirait pas d’aligner les références de ce type. Cette permanence de la religion n’a évidemment rien de statique : « La foi survit, en des religions nouvelles, aux religions qui meurent »25. Ainsi se réalise un progrès conduisant les religions réelles à se rapprocher de l’essence même de la religion. Pour Loisy, l’histoire humaine en est venue au point où il dépend désormais des hommes de réaliser consciemment ce progrès ultime : « C’est dans les religions que s’est peu à peu dégagée la notion spirituelle de l’humanité, notion éminemment religieuse, et qui, en achevant de se définir, définira par là même la religion héritière de toutes les religions qui l’auront précédé. Mais l’avenir des hommes est jusqu’à un certain point dans leurs mains ; c’est à eux qu’il appartient en somme de créer la reli-

18.A. Loisy, La paix des nations, op. cit., p. 6. 19. A. Loisy, La religion, op. cit., p. 95. 20. A. Loisy, Religion et humanité, op. cit., p. 120. 21. Ibidem, p. 116. 22. A. Loisy, La religion, op. cit., p. 248. 23. Ibidem, p. 122. 24. Ibidem, p. 50. 25. Ibidem, p. 183.

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Pierre Colin gion qui les sauvera »26. C’est donc en de multiples sens, corrélatifs les uns des autres, que la religion de l’avenir sera la religion humaine. Œuvre des hommes, c’est en elle et par elle que l’humanité se réalisera elle-même dans l’unité d’une société humaine réconciliée. Dans le contexte de la fin de la première guerre mondiale, Loisy ne craint pas de saluer l’aurore d’un monde nouveau éclairé par un nouvel Évangile. La société des nations ne pourra se constituer sans un idéal de justice, sans une conception du droit humain, qui impliquent un respect religieux : C’est pourquoi, dit Loisy, nous n’hésitons pas à dire que la société des nations exige une religion de l’humanité […] c’est-à-dire une religion qui aura l’humanité même pour objet de sa foi et de son service, non seulement l’humanité réellement existante, mais l’idéal supérieur dans lequel nous nous plaisons à la contempler, auquel nous voudrions l’élever27.

En insistant sur la force du lien qui unit la religion et la solidarité humaine, Loisy rejoint l’école sociologique sans pourtant s’y inféoder. On notera que dès la parution du grand livre de Durkheim : Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie28, Alfred Loisy avait publié une recension critique importante29. Mais, parce qu’il résume bien la position de Loisy sur un thème que je ne développerai pas, je citerai un passage de L’Essai historique sur le sacrifice : L’action sacrée – le grand mérite de M. Durkheim et de son école est d’avoir reconnu et mis en relief ce fait important – est un sacrement effectif et conservateur de l’unité sociale, quelle qu’ait pu être d’ailleurs l’intention formelle et directe de cette action. Elle contribue à la formation et à la conservation du lien social. Elle fait la communion du groupe dans l’intérêt de sa vie collective et dans le sentiment de sa permanence à travers les générations qui se succèdent. Mais il ne faut pas confondre ce résultat naturel avec l’objet propre et initial de l’action sacrée, ni prétendre que celle-ci ne soit pas autre chose que l’expression directe du lien social30.

II. Le rôle historique du christianisme Dans le contexte qui est aujourd’hui le nôtre, il est difficile de ne pas se demander quel rôle peut jouer dans l’évolution religieuse le rapprochement mutuel des religions et leur dialogue. Or, il ne semble pas que surgisse chez Loisy quelque chose qui annoncerait le dialogue interreligieux. Certes, il prévoit l’unification des religions antérieures dans une religion nouvelle authentiquement universelle. Mais lorsque Loisy évalue ainsi l’apport du passé à la religion de l’avenir, son intérêt rétrospectif porte surtout sur ce que, dans cette hypothèse, l’on pourrait appeler le « moment chrétien » de l’histoire humaine. Or, sur ce point capital, il rencontre deux séries d’adversaires. D’un côté, les catholiques dogmatiques qui n’acceptent pas l’idée d’une évolution du catholicisme : pour eux, l’avenir du christianisme dépend de la constance avec laquel-

26. A. Loisy, Religion et Humanité, op. cit., p. 50. 27. A. Loisy, La paix des nations et la religion de l’avenir, op. cit., p. 21. 28. É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, Alcan, Paris 1912. 29. Revue d’Histoire et de littérature religieuses, 1913, p. 45-76. 30. A. Loisy, Essai historique sur le sacrifice, É. Noury, Paris 1920, p. 69.

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Loisy devant le problème de la religion le il maintiendra ses dogmes et ses structures. De l’autre côté, les laïques rationalistes qui n’acceptent pas l’idée d’une insuffisance de la raison raisonnante et pour lesquels l’avenir de l’humanité suppose l’abandon radical du christianisme notamment dans l’éducation. Loisy s’engage ainsi dans une double controverse. En 1934, il avait réédité son ancien texte sur La religion d’Israël en le faisant suivre d’un ouvrage sur La naissance du christianisme. À cette occasion, il avait affronté l’objection rationaliste dénonçant dans l’avènement du christianisme une lamentable aberration qui avait fait dévier le monde méditerranéen de la voie royale ouverte devant lui par la philosophie et la science helléniques. C’est encore à cette objection que Loisy répond dans quelques pages publiées par la Revue de métaphysique et de morale sous le titre : « La valeur humaine du christianisme »31. Le succès de cette religion tient, dit-il, au « degré supérieur d’humanité qui était impliqué dans l’Évangile et dans l’Église ». Certes, les conditions récentes du conflit entre la science et la foi montrent la décadence des christianismes existants et notamment du catholicisme romain, mais l’idéal chrétien n’en a pas moins joué un rôle éminemment positif dans l’histoire. En lui s’est manifestée une force idéale, vivante, qui ne s’épuise pas dans ses réalisations historiques mais qui constitue au contraire le principe critique permettant de relativiser ces dernières, et notamment le catholicisme romain traditionnel. En d’autres termes, toute la valeur humaine du christianisme tient au fait que l’on trouve en lui la force de le dépasser. Note sur l’enseignement de la morale Nous avons signalé en passant le problème concret de l’enseignement. Qu’en pense Loisy ? Dans L’Église et la France notamment32, Loisy prend d’abord acte du fait de la laïcisation de la France contemporaine : elle concerne « tout l’organisme national, construit indépendamment des confessions religieuses : corps politiques, magistrature, administration civile, enseignement public »33. Mais, sur ce dernier point, Loisy est loin de se satisfaire du type de séparation actuelle entre deux formes d’enseignement, qui mériteraient l’une et l’autre de se réformer. C’est qu’en réalité, l’enseignement laïque en est encore à chercher sa méthode d’éducation purement morale, tandis que l’enseignement catholique pratique sans tâtonnement sa méthode traditionnelle d’éducation religieusement morale. Peut-être l’enseignement laïque aurait-il besoin d’apprendre à enseigner religieusement la morale, et l’enseignement catholique à n’enseigner pas antiscientifiquement la religion34.

Que signifie ce projet d’enseigner religieusement la morale dans un cadre laïque ? L’ensemble des affirmations posées par Loisy n’a de sens que s’il envisage la possibilité et la nécessité historiques d’une transformation radicale de la religion dans la modernité. Non, la morale ne doit pas se séparer de la religion, mais dire cela ce n’est pas l’enfermer dans le passé, c’est au contraire lui ouvrir la perspective d’un renouvellement radical de la religion – ou encore l’accès à des formes nouvelles de mysticisme.

31. Revue de métaphysique et de morale, 1934, p. 531-533. Voir aussi La morale humaine, op. cit., p. 222. Sur le rôle du protestantisme voir La paix des nations, op. cit., p. 11. 32. A. Loisy, L’Église et la France, É. Nourry, Paris 1925. 33. Ibidem, p. 42. 34. Ibidem, p. 227.

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Pierre Colin III. Loisy, lecteur et critique de Bergson 1. Une correspondance Dans la même période où Loisy publie ses ouvrages sur la religion et sur la morale humaine, Henri Bergson prépare un livre qui sera longtemps attendu et qui paraîtra enfin en 1932 : Les deux sources de la morale et de la religion. Or, au long de ces années, Loisy envoyait ses livres à Bergson et celui-ci lui écrivait pour le remercier de ses envois et le féliciter. Le ton de ces lettres est cordial. Et les compliments adressés à l’auteur sont plutôt valorisés par les réserves qui les accompagnent : Loisy mérite que, le cas échéant, l’on discute ses propos. Le collègue du Collège de France est aussi un interlocuteur valable. Ainsi, le 20 juillet 1917, après avoir reçu la première édition de La religion, Bergson écrit : Sur le rapport de la morale à la religion, j’étais engagé moi-même, depuis un certain nombre d’années, dans une voie de recherches et de réflexions que la guerre est venue interrompre. Par l’effet d’une espèce d’harmonie préétablie, j’étais arrivé à des conclusions qui s’accordent au moins en partie avec les vôtres et qui, là où elles s’accordent, ressemblent tellement aux vôtres qu’elles s’expriment dans mes notes en termes à peu près identiques. Peut-être l’analogie tient-elle à ce que nous établissons l’un et l’autre une distinction fondamentale entre la vie elle-même, qui a pour essence la mobilité, et les formes vivantes entre lesquelles la vie ne fait que passer35.

Bergson ne cache pourtant pas que, même sur cette question des rapports entre la religion et la morale, subsistent des divergences tenant surtout à l’importance que lui-même attache à l’expérience mystique. Dans ses lettres, Bergson réserve la place d’une rencontre et d’une discussion qui n’auront, semble-t-il, jamais lieu. Mais la correspondance continue, toujours laudative, jusqu’à la rupture provoquée par le livre de Loisy : Y a-t-il deux sources de la morale et de la religion ? La première édition de cet ouvrage est publiée en 1933 et elle apparaît immédiatement comme une réponse au livre attendu et salué de Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion, paru l’année précédente. Cette fois, la réaction de Bergson est vigoureusement négative : il ne peut admettre un livre qui critique de fond en comble le sien, sans que l’auteur de cette critique ait pris les précautions nécessaires. Il réplique : Dans cette étude qui est souvent faite de citations de mon livre simplement accompagnées chacune d’un bref commentaire, il n’y a presque pas de passage cité qui n’appelle, comme un commentaire le plus souvent destructif du vôtre, un rapprochement avec d’autres passages des Deux sources. Je ne crois pas qu’on puisse critiquer un ouvrage philosophique écrit après quinze ans de recherche et de réflexion si on ne commence pas par en faire une lecture globale pour revenir ensuite à chacune des parties, laquelle apparaît alors (à moins que l’auteur n’ait pas su écrire) comme grosse de tout l’ensemble36.

Jean Baruzi reprend l’objection dans sa Leçon d’ouverture du cours d’Histoire des religions du 6 février 1934. Parlant du livre de Loisy, il écrit : « La partie la plus intéressante et la plus précieuse du travail est celle qui concerne les objections d’ordre

35. H. Bergson, Correspondances, textes publiés et annotés par André Robinet, PUF, Paris 2002, p. 756. 36. Ibidem, p. 1428.

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Loisy devant le problème de la religion historique. Pour ce qui est de l’argumentation d’ordre philosophique, elle soulèverait les objections que soulève toujours toute critique de la pensée bergsonienne qui ne se situe pas au centre de l’effort créateur de Bergson lui-même »37. 2. La force d’une controverse Il est évident qu’aujourd’hui le livre de Loisy est largement oublié tandis que celui de Bergson reste une œuvre majeure de la philosophie française du xxe siècle. La situation était quelque peu différente au cours des années Trente. Certes, les deux ouvrages n’étaient pas mis sur le même plan, mais la discussion de Loisy avec Bergson n’en était pas moins prise au sérieux. Il en est ainsi dans le milieu de l’Union pour la vérité38. Mais aussi dans les milieux catholiques. En 1933, la Revue thomiste consacre tout un numéro à Bergson, mais elle n’oublie pas Loisy. Dans son article « Autour des Deux Sources », Jourdain Messaut, dominicain, dresse une comparaison qui établit l’opposition radicale des thèses. Lorsqu’il aborde le livre de Loisy, le dominicain écrit : Le conflit est de plus total : M. Bergson refuse de reconnaître l’identité de la morale et de la religion, M. Loisy la professe ; M. Bergson ne voit de vrai mysticisme que dans les grands mystiques chrétiens, M. Loisy regarde tout être religieux comme un mystique ; M. Bergson explique par le passage du statisme au dynamisme le développement spirituel de l’humanité, M. Loisy déclare que le dualisme essentiel de ces deux formes caractérise l’évolution religieuse depuis son commencement ; enfin M. Bergson fait appel à la “philosophie de l’élan vital” pour expliquer la religion, éclairer l’histoire des religions et rendre compte de la crise actuelle des humanités essayant comme malgré elles de se constituer en humanité et M. Loisy qui reste sceptique vis à vis de cet élan vital se demande par contre A. Loisy, “s’il ne serait pas indiqué, eu égard aux observations précédentes, de se représenter quelque peu autrement l’origine, le caractère, et l’avenir de la morale et de la religion”.

L’intérêt de cette opposition provient justement de son caractère radical. La réaction négative de Loisy n’est pas conjoncturelle. C’est l’ensemble de sa philosophie de la religion qui se trouve mise en cause par Bergson. En effet, le souci de Loisy est de faire émerger à tous les niveaux de la vie sociale la question morale et de montrer le caractère religieux du principe moral. Il ne peut donc admettre la séparation de la morale et de la religion. Mais, il n’admet pas davantage la forte distinction établie par Bergson entre les deux sources soit de la morale, partagée entre la morale de pression et la morale d’aspiration, soit de la religion, partagée entre la religion statique et la religion dynamique. 3. Qu’est-ce pour Loisy que le mysticisme ? Les objections de Loisy n’ont pas laissé Bergson tout à fait indifférent. Témoignent de son intérêt les annotations de son exemplaire relevées par Camille de Belloy dans son article : « Une mise au point de Bergson sur Les deux sources »39. Face à ce qui

37. J. Baruzi, Problèmes d’histoire des religions, Alcan, Paris 1935, p. 16. 38. Voir l’entretien du 11 juin 1932 dans le Bulletin de l’Union pour la Vérité, avril-mai (1933). 39. Annales bergsoniennes, I, Bergson dans le siècle, F. Worms éd., PUF Épiméthée, Paris 2002, p. 131-142. Voir aussi C. de Belloy, « Bergsonisme et christianisme. Les deux sources au jugement des catholiques » dans Revue des sciences philosophiques et théologiques (2001), p. 641-667.

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Pierre Colin lui apparaît comme une méconnaissance radicale de son œuvre, Bergson réfléchit à ce qui manque à Loisy pour le comprendre et il lui semble qu’il s’agit de l’ensemble des rapports différenciés que la morale et la religion entretiennent, dans leur version statique ou dans leur version dynamique, avec le biologique ou mieux avec l’élan vital. Or, Loisy s’était de fait interrogé sur la pertinence du mot « vie » pour désigner « la force infinie par laquelle est portée, réalisée, conservée, la machine universelle ». Dans Religion et humanité, il se demande s’il ne serait pas plus approprié d’employer le mot « esprit »40. Comment entendre une telle suggestion ? L’argumentation que Loisy oppose à Bergson s’appuie sur des principes qui avaient déjà été exposés dans l’Avant-propos de la seconde édition de La Religion, parue en 1924. Ce texte de 56 pages refuse le projet rationaliste d’une morale qui se dissocierait de la religion à laquelle elle a toujours été liée dans le passé. Un tel projet impliquerait une antinomie radicale de la raison et de la religion alors qu’en réalité le croire est impliqué dans l’exercice de la raison comme dans la pratique de la religion. Le mysticisme était présent dès les origines de la religion et s’il s’est transformé au cours des siècles, il n’a pas disparu de nos sociétés dites « rationnelles ». Mieux encore, ce mysticisme rémanent est tout le contraire d’un phénomène résiduel ; le mysticisme nouveau est bien plutôt l’âme des progrès de la raison, « le support et la lumière de son exercice »41. Qu’entend-on dans cette perspective par « mysticisme » ? Voici une réponse de Loisy, toujours dans la seconde édition de La religion : Le mysticisme implique l’existence d’un esprit, force créatrice, dans les choses visibles, et que cet esprit est vénérable ; il implique la volonté d’un esprit, d’une autorité souveraine, juste et bonne, dans la vie, et que cette volonté est obligatoire ; il implique l’attrait d’un esprit, merveille de beauté, dans la nature et dans ses opérations, et qu’il y a lieu pour l’homme d’incarner ce charme et de le réaliser dans ses propres œuvres. Ces trois façons de sentir, de regarder et, si l’on ose dire, de promouvoir l’esprit, sont distinctes, mais non indépendantes, non séparables l’une de l’autre. Le sentiment, la considération, le traitement mystique de l’esprit, ont produit spontanément et ils produisent comme nécessairement le respect religieux, la morale humaine, l’esthétique et l’art, trois formes ou manifestations de notre vie et de notre activité spirituelles, en rapport avec les trois aspects ou qualités de l’esprit, puissance, bonté, beauté42.

Bien entendu, on n’omettra pas le souvenir de la trilogie rendue familière par le spiritualisme de Victor Cousin : le Vrai, le Beau et le Bien. Mais, plus que ce rappel, importe le recours à un « sens de l’esprit » qui ne se confond ni avec le sens social cher à Durkheim et à son école, ni avec l’élan vital de Bergson, même s’il emprunte à l’un et à l’autre. Ce sens mystique de l’esprit est ce qui assure la permanence et l’évolution de la religion, selon cette récapitulation de Loisy : « Le mysticisme est l’âme de toutes les religions, et il est, à travers les religions qui passent, la grande poussée de l’esprit dans la religion qui ne meurt pas »43. Certes, il est toujours possible d’identifier cette poussée de l’esprit à la « force de Dieu », mais par ce dernier mot, Loisy précise qu’il ne faut entendre rien d’autre que :

40. A. Loisy, Religion et humanité, op. cit., p. 192-195. 41. A. Loisy, La Religion, 19242, p. 29. 42. Ibidem, p. 38-39. 43. Ibidem, p. 40.

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Loisy devant le problème de la religion la puissance mystérieuse qui, dès le début, agit dans l’humanité pour son progrès et qui maintenant, nous le sentons, veut créer cette cité universelle ouverte à tous les hommes, cette ville de lumière et de vie pour laquelle la terre sera féconde dans la paix44.

Dans une lettre du 20 juillet 1917, Bergson écrivait à Loisy : « Je donnerais à la morale et aussi à la religion plus de fondement métaphysique que vous ne le faites ». Ce fondement repose en définitive pour Bergson sur certains témoins au premier rang desquels se situent les mystiques. Dès 1911, Bergson anticipait le recours métaphysique aux héros et aux saints : « Les grands hommes de bien, et plus particulièrement ceux dont l’héroïsme inventif et simple a frayé à la vertu des voies nouvelles, sont révélateurs de vérité métaphysique. Ils ont beau être au point culminant de l’évolution, ils sont le plus près des origines et rendent sensible à nos yeux l’impulsion qui vient du fond »45. Au total, d’après Les deux sources, les grands mystiques sont en contact direct avec la source de l’élan vital et ce sont eux qui en indiquent le sens46. Pour sa part, Loisy estime que ce n’est pas en fonction de ce phénomène exceptionnel qu’il faut penser le devenir général de la religion, ni même le devenir du christianisme. Dans son livre sur Les deux sources, ayant refait à sa manière l’éloge du christianisme, Loisy conclut : Par ces constatations, nous sommes loin de rejoindre la thèse de M. Bergson sur la valeur absolue du haut mysticisme chrétien, dont l’intuition aurait pénétré le secret de Dieu, l’énigme du monde, et réalisé dans l’union à Dieu la religion parfaite, avec la pleine assurance de l’immortalité47.

Autrement dit, Loisy reste volontairement en deçà de cet élément métaphysique qui importe tant à Bergson. Un tel dissentiment porte aussi – ou d’abord ? – sur la figure de Jésus. Loisy se pose la question de savoir si Jésus a été, au sens de Bergson, un mystique, et il y répond négativement : On ne saurait dire dans quelle mesure Jésus a été un extatique, un contemplatif, un mystique. Ce fut un prédicateur enthousiaste du Dieu bon et juste, un haut moraliste; mais l’horizon de sa pensée ne semble pas avoir sensiblement dépassé l’espérance juive ; son idée plus ou moins catastrophique du royaume de Dieu se serait mal accordée avec un mysticisme transcendant ; Jésus aura personnifié les meilleures tendances morales de l’espérance juive en son temps ; ce n’est pas le pur mysticisme de M. Bergson48.

Conclusion On s’est souvent interrogé sur la continuité profonde de l’œuvre de Loisy : en bref, le philosophe de la religion est-il le même que l’exégète des Évangiles ? Une réponse positive s’esquisse lorsqu’on constate, comme nous l’avons fait, que la philosophie de la religion de Loisy intègre des thèses déjà développées dans les commentaires évangéliques. Ainsi s’explique la différence du rôle religieux (ou mystique) que Bergson

44. A. Loisy, Y a-t-il deux sources de la morale et de la religion ?, op. cit., p. 195. 45. H. Bergson, L’énergie spirituelle, Alcan, Paris 1938, p. 26. 46. Voir P. Colin : « Bergson et l’absolu », dans De la connaissance de Dieu. Recherches de Philosophie IIIIV, DDB, 1958, p. 399-404. 47. Y a-t-il deux sources de la morale et de la religion ?, op. cit., p. 132. 48. Ibidem, p. 133-134.

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Pierre Colin d’une part, Loisy de l’autre, attribuent à l’enseignement de Jésus. Loisy maintient sa compréhension de la naissance du christianisme et du rôle exact joué dans cette naissance par Jésus lui-même. Mais, au cours de sa vie, l’horizon d’attente de Loisy s’est profondément transformé. Les conclusions du livre sur Bergson sont à cet égard d’autant plus significatives qu’elles reprennent, vingt-cinq ans après, les vues déjà exprimées en 1918 dans la leçon sur La paix des nations et la religion de l’avenir. Dans sa jeunesse, Loisy avait conçu le projet d’une transformation radicale du catholicisme. Au terme, c’est à l’histoire générale de la religion que Loisy applique sa théorie du développement élaborée pour le christianisme. Et c’est ainsi qu’il peut concevoir et annoncer l’avènement d’une société des hommes, solidaire, pacifiée et universellement humaine.

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Lagrange devant l’exÉgÈse de Loisy Bernard Montagnes Institut historique dominicain, Toulouse

À peu près au même moment, vers 1902-1904, Loisy et Lagrange ont été amenés à s’expliquer sur l’utilisation de la méthode critique pour l’exégèse biblique, Loisy dans la troisième édition ses Études bibliques, en 1903, où il traite longuement de l’autonomie de la critique biblique, Lagrange dans le second tirage de La Méthode historique, en 1904, où il explique sa propre conception en tant qu’elle s’oppose à celle de Loisy. L’un comme l’autre sont préoccupés de l’accord de la foi et de la science devant la Bible, l’un comme l’autre se heurtent aux mêmes adversaires (mais cela est loin de suffire pour les rapprocher !). Il fallait quelque courage au jésuite Bonsirven pour déclarer, sous le pontificat déclinant de Pie xii, à un moment où la réaction battait son plein : Somme toute, de 1890 à 1900, [chez les biblistes français] ce sont les arriérés, soit par ignorance, soit par un parti pris de prétendue orthodoxie, qui donnent le ton, critiquant, avec la même injuste partialité, un Lagrange et ses pareils, et surtout Loisy.

Avant que les condamnations solennelles poussent Loisy hors de l’Église, celui-ci balise ainsi le terrain sur lequel Lagrange et lui auraient pu œuvrer de pair ou, à tout le moins, dialoguer sur leurs divergences : « L’accord de la foi et de la science ne se fait point par décret de l’autorité, mais il se réalise et se perfectionne graduellement par l’effort des croyants qui étudient, des savants qui croient. Chacun l’opère pour soi et peut aider autrui à l’accomplir ». Même si Lagrange aurait pu souscrire à ce propos, un semblant d’accord aurait masqué un écart qui est allé grandissant au cours de la décennie 1892-1902. I. Lagrange vis-à-vis de Loisy Ils étaient deux à partir d’un bon pas, tous deux partageant le même goût de servir l’Église par la science, avec le même respect de la compétence professionnelle, tous deux également désireux de réconcilier l’enseignement catholique du magistère avec l’étude scientifique de la Bible. Bien que Lagrange (1855-1938) soit de deux ans l’aîné de Loisy (1857-1940), celui-ci est entré le premier dans la carrière exégétique, au moment où Lagrange était

. A. Loisy, Études bibliques, 3e éd., revue et augmentée, A. Picard, Paris 1903, Introduction, § iv, p. 27-43. Cité désormais ainsi : Introduction. . M.-J. Lagrange, La Méthode historique, édition augmentée, troisième mille, V, Lecoffre, Paris 1904, Note pour le second tirage, p. ix-xx ; Appendice, Jésus et la critique des évangiles, p. 221-259. Édition désormais citée ainsi : MH2. . J. Bonsirven, « Loisy », Dictionnaire de la Bible. Supplément (DBS), V, col. 532 (la publication du fascicule XXVI, dans lequel figure cet article, date de 1953). . A. Loisy, Introduction, op. cit., p. 2. . À l’Institut catholique de Paris, Loisy a été chargé de l’enseignement de l’hébreu en 1881, de celui de l’Écriture sainte en 1885. Il en sera démis le 15 novembre 1893.

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Bernard Montagnes encore étudiant en théologie à Salamanque et commençait à se préparer à enseigner l’Écriture aux jeunes dominicains de sa province de Toulouse. Le vis-à-vis des deux exégètes n’a commencé qu’en 1892, lors de la création par Lagrange de la Revue biblique, l’année même où Loisy fonde l’Enseignement biblique. 1. Vies parallèles Sans avoir été proches l’un de l’autre, car les circonstances de la vie ne les ont pas fait se côtoyer, notons combien ils étaient semblables : - par leur enracinement terrien, champenois pour Loisy, bourguignon (à la génération de son père) pour Lagrange ; - par une enfance religieuse fervente, Loisy soutenu par sa mère, Lagrange par ses deux parents ; - par de solides études classiques dans des maisons tenues par des prêtres, Loisy au collège de Vitry puis à celui de Saint-Dizier, Lagrange au petit séminaire d’Autun ; - par un même type de culture, caractérisée non seulement par le goût des lettres, mais surtout par la lecture de Lacordaire, Ozanam, Montalembert, aux antipodes de Veuillot, de dom Guéranger, de Mgr Pie. Comme Lagrange et sous l’influence des mêmes lectures, Loisy a même songé à entrer dans l’Ordre de Saint-Dominique, tout au moins dans le Tiers Ordre enseignant, fondé par Lacordaire et de réputation libérale indiscutable. Dernière ressemblance encore : l’apprentissage en quasi autodidactes (de qui, du reste, dans l’Église de France alors, auraient-ils pu recevoir une formation technique poussée ?) ; des autodidactes qui s’initient à la critique textuelle en étudiant l’édition Tischendorf du Nouveau Testament grec, Lagrange en compagnie de Batiffol au séminaire d’Issy en 1878-1879, Loisy pendant les vacances de 1881 et dans un exemplaire que Duchesne lui avait prêté ; des autodidactes qui vont auprès des maîtres pour acquérir un complément de langues orientales, Loisy, en 1882-1884, aux Hautes Études pour l’assyrien et l’éthiopien, au Collège de France pour l’hébreu, Lagrange, en 1888-1890, auprès des orientalistes de Vienne (donc en s’initiant à la “science allemande”). En revanche, deux différences notables les éloignent. D’abord quant à l’expérience du monde, puisque Loisy est passé sans transition du collège au grand séminaire de Châlons-sur-Marne (avant même le baccalauréat, auquel il renonce), tandis que Lagrange poursuivait à Paris des études de droit jusqu’au doctorat inclus. Ensuite quant à leurs références théologiques, aussi opposées que possible. Loisy se félicite de n’avoir pas eu à subir au séminaire de Châlons (1874-1878) l’empreinte de la philosophie qui allait être imposée par Léon xiii et avoue les terribles angoisses d’esprit

. Son dossier de candidature au tiers ordre enseignant est conservé aux Archives dominicaines de Toulouse. . Sans méconnaître que Loisy, en 1878-1879, a été l’élève de Louis Duchesne et de Paulin Martin, mais pour peu de temps, et que Lagrange, à Salamanque, a suivi des cours d’hébreu à l’université. . « Pour tout flambeau, [Loisy à ses débuts] a Vigouroux. Mais il s’aperçoit bientôt et tout seul qu’à de certains moments ce lumignon ne donne plus que de la fumée ». É. Poulat, Une œuvre clandestine d’Henri Bremond, Rome 1972, p. 122. . Voir sur ce point les réflexions en 1931 de L. Febvre, « Du modernisme de Loisy à l’érasmisme », dans Au cœur religieux du xvie siècle, (1957), rééd. LGF, collection “Le livre de poche”, Paris 1984, p. 165-184.

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Lagrange devant l’exégèse de Loisy où le jeta la théologie, alors que Lagrange s’est passionné au studium dominicain de Salamanque (1880-1884) pour l’étude de saint Thomas d’Aquin dans le texte de la Summa theologiae et s’en est imprégné pour le restant de ses jours. Néanmoins, au départ, aucune cloison étanche ne les sépare, même si Loisy se montre plus résolument critique et moins encombré de scrupules théologiques que Lagrange. Qu’en 1890, Loisy soutienne son doctorat sur l’Histoire du canon de l’Ancien Testament et Lagrange inaugure l’École pratique d’études bibliques, qu’en 1892 l’un fonde l’Enseignement biblique et l’autre la Revue biblique, cela ne relève d’aucune coïncidence fortuite : le même problème appelle des réponses semblables. Lagrange, du reste, n’a jamais caché son admiration pour la compétence du savant, dont il reconnaît « la plus haute compétence critique parmi les catholiques »10 qui le plaçait « au premier rang des biblistes »11, ni son estime pour la dignité de l’homme, dont il apprécie la noblesse de son attitude, « l’indépendance de son caractère, le souci de sa dignité »12, « la droiture inflexible de son caractère et une légitime fierté »13. Au moment même où il se sépare publiquement de lui, il le qualifie de « personnalité dont le caractère n’impose pas moins le respect que la science »14. En 1928, dans l’avant-propos de la quatrième édition de son Saint Marc, Lagrange explique pourquoi il n’a pas cru devoir éliminer les discussions avec Loisy de sa première édition de 1912 : « On n’a pas produit en France de critique aussi subtile, aussi bien informée, aussi incisive, aussi destructrice que celle de M. Loisy »15. En 1933, s’adressant à Jean Guitton : Il me semble, écrit-il, que je pense comme vous sur M. Loisy. Je n’ai jamais écrit ni pensé qu’il y eût en lui de l’hypocrisie. Cela supposerait un bas calcul, qui serait tout à fait au-dessous de sa tenue morale. […] Il voulait du bien à l’Église sans s’apercevoir qu’il l’étranglait de ses propres mains16.

2. Premières réticences Dans la Revue biblique de 1892, Eugène Jacquier, à propos de l’Histoire du Canon du Nouveau Testament, tout en accordant que Loisy « exprime clairement et nettement sa pensée et fait effort pour traiter scientifiquement les questions », laisse prévoir les difficultés. « Il est très probable que plusieurs théologiens ne partageront pas l’avis du savant professeur sur l’interprétation qu’il présente du concile de Trente, surtout en ce qui touche l’authenticité des livres inspirés et la canonicité des parties de livres »17.

10. Le Père Lagrange au service de la Bible, Souvenirs personnels, Paris 1967, p. 67. 11. Ibidem, p. 40. 12. Ibidem, p. 69. 13. Ibidem, p. 93. 14. Revue biblique (RB) 12 (1903), p. 292. 15. M.-J. Lagrange, Évangile selon saint Marc, 4e éd., Paris 1928, Avant-propos, p. i. Dans la partie de ses Souvenirs écrite en 1926 (mais dont la publication ne viendra qu’en 1967), Lagrange, raconte, à peu près dans les mêmes termes, avoir cherché la collaboration de Loisy : « Sa pénétration, son esprit critique, une manière claire et presque incisive d’exprimer ses vues, ses connaissances étendues, tout me faisait souhaiter de nous associer cette force qui ne pouvait que grandir », Souvenirs personnels, op. cit., p. 40. 16. B. Montagnes, « La correspondance du Père Lagrange avec Jean Guitton (1933-1935) », Revue thomiste 99 (1999), p. 736-762 (p. 744). 17. RB 1 (1892), p. 150.

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Bernard Montagnes Un peu après, le recenseur anonyme du premier numéro de l’Enseignement biblique lance un avis de tempête : L’auteur n’aborde pas encore [l’histoire du dogme de l’inspiration]. Mais nous sommes persuadés qu’au moment voulu il ne reculera pas devant les difficultés. Les opinions qu’il a parfois laissé entrevoir susciteront peut-être bien des tempêtes. Il apportera toujours dans ses travaux cette science incontestable dont ses contradicteurs euxmêmes peuvent encore tirer parti. Au reste, nous aimons assez la discussion loyale entre savants ; car elle met toujours la vérité dans une plus grande lumière18.

Dans la partie de ses Souvenirs rédigée en 1926, Lagrange rappelle qu’en 1892, dans son Enseignement biblique M. Loisy attaquait assez vivement l’authenticité du Pentateuque. Plusieurs de ses affirmations, et ses insinuations plus encore, inquiétaient l’opinion19.

En 1893, malgré quelques réserves, Le Livre de Job est traité plus favorablement parce que « M. Loisy se sert très heureusement du livre de Job pour montrer contre les rationalistes que le monothéisme n’était pas récent au huitième siècle »20. Une fois Loisy démis de sa chaire (donc après le 15 novembre 1893), « il me parut fâcheux, écrit Lagrange, que la plus haute compétence critique parmi les catholiques fût éloignée d’une lutte où nous avions besoin de toutes nos forces »21. Lagrange s’en explique mieux, sur le moment, à Henry Hyvernat : Il m’est revenu qu’un de vos professeurs nous considère comme hostiles à l’abbé Loisy. Mais nous ne pouvions encaisser toutes ses idées. Quant à le combattre, où et quand ? Nous avons gardé un silence qui, dans la levée de boucliers générale, était certes une grande marque de sympathie. Vous ne savez pas ce que j’ai refusé d’articles contre lui. Il l’a compris, d’ailleurs, et comme il représente un élément très érudit, je désire, pour ma part, l’avoir pour collaborateur, pourvu qu’il ne dogmatise pas22.

Quelques mois après avoir accepté la collaboration de Loisy, d’abord pour deux recensions, puis pour un article, Lagrange n’est pas tout à fait rassuré quant à la responsabilité qu’il endosse ainsi. J’ai cru – écrit-il au maître de l’Ordre – que nous pouvions prendre un article de M. Loisy, vu par le P. régent [Azzopardi] et par moi. Je sais que son nom a déplu à plusieurs, mais il est très savant, très bien intentionné, et je crois que c’est une force qu’il faut employer pour le bien de l’Église.

Peut-être pour rassurer l’autorité, mais non sans quelque illusion, Lagrange ajoute : « En s’adressant à nous, il subira naturellement notre direction »23. Comme, dans le milieu dominicain de la capitale, Lagrange ne jouissait pas d’un appui sans réserve, il craint les réactions que la présence de Loisy à la Revue biblique risque de provoquer et contre lesquelles il tente de se prémunir. « Personnellement je crois que c’est une force très sérieuse, qu’il est flatteur pour nous de le voir venir ;

18. RB 1 (1892), p. 306. 19. Souvenirs personnels, op. cit., p. 62. 20. RB 2 (1893), p. 160. 21. Souvenirs personnels, p. 67. 22. Lagrange à Hyvernat, 23 mars 1895. ASEJ, fonds Lagrange, photocopie. 23. Lagrange à Frühwirth, 5 décembre 1895. AGOP, XI, 66000.

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Lagrange devant l’exégèse de Loisy je crains un peu l’impression. Tâchez de l’adoucir »24, demande-t-il à son ami le P. Xavier Faucher. 3. De simples escarmouches Malentendus et froissements ne vont pas tarder à surgir. Pierre Batiffol, alors à Paris secrétaire de rédaction de la Revue biblique, n’attache pas le même prix à la collaboration de Loisy. Je crois comme vous que nous ne devons pas rompre avec M. Loisy, écrit-il à Lagrange en février 1896, mais j’ai l’impression plus nette aujourd’hui qu’il y a six mois que M. Loisy ne peut pas être des nôtres ; il y a entre lui et nous une question de loyalisme catholique25.

En mai, son jugement se fait plus tranchant : Je vous abandonne le bonhomme et n’ai plus envie de l’attacher à la voiture : il rue. Il est bien évident que les hardiesses inutiles et les équivoques pirouettes de ces messieurs ne peuvent pas s’accommoder à notre ligne26.

Deux ans plus tard, Batiffol presse Lagrange de se désolidariser publiquement de Loisy : Vous êtes le Dominicain rallié à Loisy ! Margival l’a dit assez nettement. […] Nous avons un intérêt très urgent à bien montrer que nous ne les remorquons pas. Je l’ai marqué de mon mieux dans l’article de la Quinzaine [1er mars 1898] : c’est à vous à manifester maintenant27.

Quant à l’article sur « L’apocalypse synoptique » que Loisy donna à la Revue biblique, publié en deux parties (la première en avril 1896, la seconde en juillet)28, le P. Lagrange a raconté dans ses Souvenirs personnels quelle perplexité lui valut ce qui était dit de la science du Christ : Le premier [article] ne m’inquiéta pas, du moins après que M. Batiffol eût obtenu quelques modifications. Mais le second exposait avec une sympathie assez évidente la théorie qui limitait la science du Christ. […] Mon embarras était grand, car après avoir demandé des modifications, je reçus les épreuves de l’article à Suez, au moment où nous partions pour le Sinaï. Refuser le second article, c’était aussi refuser le premier, et laisser un numéro incomplet. Le R. P. Coconnier […] me conseilla de dégager la responsabilité de la rédaction par une note aussi peu offensante que possible pour M. Loisy, puisqu’elle s’associait à ses propres réserves29.

L’incident, qui fâcha Loisy, mit fin à sa collaboration.

24. Lagrange à Faucher, 18 décembre 1895. ADP, papiers Faucher. Lagrange ajoute : « Je n’aurais jamais cru que, parmi nos Pères de Paris, on me taxerait de témérité. Qui donc répand le bruit de mon départ ? ». 25. Cité par P. Fernessole, Les témoins de la pensée catholique en France sous la IIIe République, Paris 1940, p. 224. Fernessole a disposé de lettres de Lagrange à Batiffol dont l’original semble perdu à présent. 26. Cité par P. Fernessole, ibidem, p. 225. Original perdu, semble-t-il. 27. Batiffol à Lagrange, 5 mai 1898. ASEJ, fonds Lagrange. 28. RB 5 (1896), p. 173-198, 335-359. 29. Souvenirs personnels, op. cit., p. 68. La note discrète rajoutée par Lagrange à l’article de Loisy se cache p. 341, note 2 : « La Revue biblique ne peut laisser ignorer à ses lecteurs ce qui s’écrit chez les catholiques ou chez les protestants, mais la Rédaction croit devoir s’associer ici expressément aux réserves de l’auteur de l’article sur l’opinion de M. Schell. – N. D. L. R. ».

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Bernard Montagnes Aucune relation n’existe plus entre la Revue biblique et moi – écrit Loisy à Mignot – C’est uniquement à cause de l’abbé Batiffol, et je ne crois pas que les Dominicains me veuillent du mal. Ils m’ont l’air seulement de ne pas savoir où ils vont30.

Puis vient le tour pour Lagrange d’être vexé par Loisy. Sous le pseudonyme d’Isidore Després, « Opinions catholiques de l’origine du Pentateuque »31, Loisy avait présenté le congrès de Fribourg, en août 1897. Lagrange y avait montré comment les catholiques peuvent accepter que la composition littéraire du Pentateuque soit un assemblage de documents, compromettant ainsi ce qu’on appelait l’authenticité mosaïque du Pentateuque. Selon la présentation qu’en donne Loisy, Lagrange tenait à se démarquer par là de deux catégories d’exégètes catholiques, aussi bien de « ceux qui tiennent, avant tout à conserver intact le dépôt de la tradition » et qui « craignent de tout céder en abandonnant quelque chose », que de ceux « qui, pour montrer que les catholiques, eux aussi, font œuvre de critique », s’empressent de « suivre aveuglément un système à la mode » et « démolissent eux-mêmes des défenses qui sont devenue une gêne ». Loisy se croyait-il classé dans « ce type singulier de critique catholique » ? Toujours est-il que, d’après lui, le Père Lagrange, qui ne mentionne ces deux groupes que pour s’isoler de l’un et de l’autre, aurait dû peser ses termes en ce qui regarde le second, auquel on le rattachera malgré lui, avec tous ceux qui n’appartiennent pas au premier32.

Tel est précisément l’argument qu’un adversaire jésuite rétorque à Lagrange : Le P. Méchineau a cru pouvoir expliquer par “un manque d’indépendance” à l’égard de la science incrédule et par “la peur de ne pas paraître dans le mouvement” l’adhésion de quelques catholiques […] aux conclusions générales de la critique moderne touchant l’analyse littéraire du Pentateuque. Ces insinuations, que nous avons déjà eu le regret de trouver sous la plume du P. Lagrange, se retournent ici contre lui. Elles ne sont pas plus justifiées pour lui que pour d’autres33.

Réponse de Lagrange à Loisy, dans une lettre privée il est vrai : Je ne m’attendais pas de votre part à ce persiflage, mais je dois maintenant me préparer aux félicitations ironiques de ceux qui me reprochent depuis longtemps de ne pas séparer ma cause de la vôtre, ce que je n’ai pas cru devoir faire après vos malheurs34. […] Je n’ai pas fait ces réflexions à M. Després que je ne connais pas, mais je ne puis vous les taire à cause de mon estime pour votre caractère et votre talent35.

En 1899, un rapport de Lagrange au maître de l’Ordre présente la situation de l’exégèse depuis la fondation à l’Institut catholique de Paris de la faculté de théologie et décrit la manière dont Lagrange voit « l’école large » :

30. Loisy à Mignot, 17 avril 1897, BLE 67 (1968), p. 260. 31. Revue du clergé français (RCF), 1899, 15 février, p. 526-557. Article reproduit, sous le nom de Loisy, dans la 2e et la 3e éd. de ses Études bibliques (3e éd., que nous utilisons ici, p. 194-259). 32. Études bibliques, p. 210-211. 33. Études bibliques, p. 242-243. 34. « Sûrement, j’ai trop cédé à un certain sentiment de justice et aussi d’honneur. Il me répugnait d’accuser bruyamment les divergences entre Loisy et moi, assez claires pour qui savait lire, de le dénoncer comme “transfuge” tant qu’il n’avait pas fait le pas auquel toute son allure le conduisait », Souvenirs personnels, op. cit., p. 108. 35. Lagrange à Loisy, 11 avril 1899, AFP 59 (1989), p. 347 note.

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Lagrange devant l’exégèse de Loisy Alors se forma une école d’exégèse dont je ne voudrais ni méconnaître les services ni attaquer les intentions, qu’il me suffit pour la caractériser de dire qu’elle prétendait se cantonner sur le terrain historique et exégétique, et faire de la critique l’usage le plus libre, laissant les résultats de ce travail se concilier comme ils le pourraient avec les principes de la théologie, sans essayer de les mettre d’accord. Ce mouvement a eu l’utilité inappréciable d’ouvrir les esprits, de les exciter à sortir de la routine, de leur faire mesurer l’étendue du champ à parcourir, mais, outre qu’un ton un peu léger étonnait quelquefois dans une matière si grave, le public demeurait déconcerté, car il ne savait pas où on le menait et si on avait bien pesé les conséquences dans la balance des principes théologiques.

Or la juxtaposition de la compétence scientifique à la foi privée n’est pas une solution satisfaisante : Il est des esprits plus exigeants, qui voudraient rencontrer non seulement des philologues catholiques, mais qui demandent la solution des problèmes soulevés par la critique, et puisque la science exégétique et la foi peuvent se rencontrer dans les mêmes hommes, en dehors du phénomène absurde d’une cloison étanche entre la science et la foi, ces intelligents, bien intentionnés, supplient qu’on leur dise comment cela peut se faire36.

Telle est la requête à laquelle Lagrange entend donner satisfaction. En octobre 1901, la Revue biblique, sous la plume du Père Lagrange, récuse un aperçu que Loisy a donné de ses travaux37 : Tout en lui étant reconnaissant du cas qu’il fait de notre labeur, nous ne pouvons admettre qu’il paraisse suspecter notre parfaite sincérité. Si la réserve [de la RB] est “un peu gauche”, c’est sans doute que ses rédacteurs ne se sentent pas autorisés par leurs études personnelles à des affirmations plus tranchantes. Et si cette “réserve un peu gauche” avait encore consisté à ne pas souligner ce qu’il y a parfois d’aventureux et de trop affirmatif dans les conjectures de M. Loisy, il voudra bien penser que ce n’est nullement dans le dessein de suivre plus tard son allure, quand bien même les circonstances le permettraient. Il voudra bien penser aussi que, s’il nous arrive de noter quelques divergences, c’est sans préjudice de l’estime due à son érudition.

La conclusion révèle la cause du désaccord : On peut étudier l’Écriture sainte avec ou sans critique ; nous croyons, comme M. Loisy, à l’utilité de la critique ; mais il est, paraît-il, nécessaire de dire qu’il y a plus d’un genre de critique et plus d’une manière de la pratiquer38.

4. La rupture déclarée Sur ses intentions en publiant l’Évangile et l’Église, Loisy s’est clairement expliqué, aussi bien en 1903 qu’en 1913 : Le livre avait pour objet de défendre toutes les croyances, sur le terrain de l’histoire, contre la critique protestante. […] Une réponse, aussi critique et scientifique que possible à un savant protestant, qui avait voulu définir par l’histoire l’essence du christianisme39.

36. Souvenirs personnels, op. cit., p. 330-331. 37. Dans la Revue critique du 11 février 1901 et dans la Revue d’histoire et de littérature religieuses de maijuin 1901. 38. RB 10 (1901), p. 631-632. 39. A. Loisy, Autour d’un petit livre, Paris 1903, p. vii, x.

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Bernard Montagnes Ce livre était […] une sorte de programme du catholicisme progressiste, opposé au protestantisme libéral que venait de formuler M. Harnack. […] Je voulais bien servir l’Église dans la crise qu’elle traversait et que je savais très grave […], je ne désirais aucunement y parvenir au détriment de ce qui me paraissait être l’intérêt de la vérité comme de celui de l’Église dans le temps présent40.

Servir l’Église, sans nul doute l’intention y était, pourtant l’objectif ne paraissait pas évident aux amis parisiens de Lagrange, peu désireux de se ranger dans le catholicisme progressiste à la manière de Loisy : Nous sommes ici très effrayés de l’Évangile et l’Église de Loisy – écrit Batiffol à Lagrange. Cet agnosticisme d’une part, puis cette apocalyptique nous causent une répulsion invincible41.

Alerté par ses amis, Lagrange sait qu’il devra se prononcer quand il aura pu lire le livre42. Comme il est convoqué à Rome de toute urgence par le maître de l’Ordre43, il part de Jérusalem le 2 février 1903, emportant dans son bagage le livre qui vient enfin de lui parvenir. Par une lettre expédiée le 5 février de l’escale de Port-Saïd où le navire est en quarantaine, il manifeste sa réaction immédiate. Ses conférences de Toulouse, approuvées par Rome et imprimées, ne lui donnent pas d’inquiétude : Elles vont paraître et sont, je pense, à l’antipode de Loisy, malgré des ressemblances dans la méthode historique. Au surplus j’aurai soin d’accentuer la différence, car je juge en conscience que la brochure de Loisy met la foi en péril. Il plaide admirablement les circonstances atténuantes pour le catholicisme, mais laisse soupçonner un vice radical, l’évolution naturelle du dogme et de l’Église, Jésus n’étant guère qu’un sublime illuminé. Il faut le maintenir Dieu parce que toute religion est déiforme ! C’est dépasser Harnack sous prétexte de le réfuter. Loisy, qui a toujours posé pour la droiture, me paraît très peu franc dans cette aventure. […] Si je ne tombe dans la plus complète illusion, il me semble que notre rôle grandit. Nous avons assez fait nos preuves comme critiques pour que notre réprobation de Loisy ait plus de portée que venant de tel ou tel. D’autre part, j’espère que nous sauverons du naufrage l’exégèse progressive, que la réaction pourrait rendre responsable de tout le mal ; il me semble que nous sommes précisément sur la planche du salut44.

Lagrange, une fois arrivé à Rome, surprend les amis de Loisy par la virulence de ses propos45. L’étude critique qu’il rédige alors sur L’Évangile et l’Église paraîtra dans la Revue biblique d’avril 190346. Sa contestation est aussi bien de nature théologique que d’ordre épistémologique.

40. A. Loisy, Choses passées, Paris 1913, p. 233. 41. Batiffol à Lagrange, 9 janvier 1903. Cité par P. Fernessole, Les témoins de la pensée..., op. cit., p. 225. 42. Lagrange à Condamin, 19 janvier 1903 : « Je n’ai point encore reçu l’Évangile et l’Église de M. Loisy ; autant que j’en puis juger, c’est déplorable, c’est une sortie… Nous devrons parler net puisque lui aussi se découvre nettement ». AFSJ, papiers Condamin. 43. Lagrange, comme il devait l’apprendre en arrivant à Rome, était demandé par le cardinal Rampolla, qui voulait faire de la Revue biblique l’organe officiel de la Commission biblique. 44. Lagrange à Faucher, 5 février 1903. ADP, fonds Faucher. 45. Hügel à Loisy, 19 mars 1903 : « Voici que, malheureusement, il a pris sur lui encore une autre besogne, celle de proclamer la nécessité de la condamnation de Loisy. “Si j’avais les idées de Loisy, je jetterais immédiatement mon froc… et je ne serais plus chrétien”. Il nous dit ceci, à Fracassini et à moi, lors de notre première rencontre, il y a un mois », BLE 67 (1966), p. 258. 46. RB 12 (1903), p. 292-313.

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Lagrange devant l’exégèse de Loisy Sur le premier point, Lagrange sait que les partisans de l’auteur ne tolèrent pas « qu’on fasse remarquer les erreurs théologiques de M. Loisy, parce que M. Loisy n’entend point faire de la théologie, mais de l’histoire »47. Or le fond du désaccord touche la christologie, plus précisément l’absence de lien entre le Christ de la foi, fondateur de l’Église, auteur de le hiérarchie et des sacrements, tel que le présente le dogme, et le Jésus de l’histoire, dont l’horizon temporel se borne à l’apocalypse prochaine, tel que le découvre la critique. Du moins le passage de l’un à l’autre s’effectue-t-il par une évolution bien différente du développement eodem sensu eademque sententia reconnu par le concile Vatican i. Dans ces conditions, comment Loisy peut-il rester dans l’Église sans être d’accord avec elle sur des points essentiels48 ? « Il battait en brèche plus ou moins ouvertement mais sûrement l’Église catholique et les fondements du christianisme »49. Quant à l’épistémologie, il s’agit de mettre en lumière les limites aussi bien que les capacités de la critique historique quand elle est appliquée aux Écritures sacrées. Lagrange s’efforce de trouver une via media entre le refus de principe que les théologiens opposent à la critique et la manière dont Loisy conçoit ou manie la critique. Aux théologiens champions d’un thomisme fermé à l’histoire (tel l’abbé Hippolyte Gayraud, ancien dominicain et condisciple de Lagrange à Salamanque) Lagrange reproche la responsabilité qu’ils ont encourue : Cette injustice et ce dédain pour les procédés critiques sont peut-être une des causes de l’enthousiasme que le livre a excité chez les jeunes gens. […] Trop souvent, les théologiens ont considéré l’exégèse et l’histoire comme des rivales importunes50.

II. Le désaccord touchant l’exégèse critique de la Bible 1. Sur la méthode critique d’interprétation des textes : des différences d’attitude Ce ne sont pas les biblistes qui ont créé la méthode critique, les exégètes du xixe siècle ne sont pas non plus les premiers à l’appliquer à la Bible, les catholiques français des années 1880 sont donc des tard venus par rapport aux universitaires allemands. Tout le monde s’accorde à reconnaître que la méthode critique constitue un procédé technique applicable à n’importe quel texte, dont la légitimité ne se discute pas et qui est un bien commun à tous. S’il ne s’était agi que de la défendre contre ceux qui en récusaient l’application à la Bible au nom de l’interprétation accoutumée en milieu d’Église, Lagrange se serait trouvé solidaire sans réserve de Loisy : Nous déclarons nettement que nous aurions beaucoup préféré nous tenir aux côtés de l’éminent exégète s’il s’était contenté de revendiquer le libre exercice des bonnes méthodes de critique et d’exégèse51.

47. RB 12 (1903), p. 292. 48. Fragment d’une lettre de Lagrange citée dans L’Univers du 24 octobre 1903 ; A. Loisy, Autour d’un petit livre, op. cit., p. 293. 49. Souvenirs personnels, op. cit., p. 130. 50. RB 12 (1903), p. 299. « J’étais loin de partager les idées de tels et tels adversaires de M. Loisy et de goûter leur polémique ignorante des éléments mêmes du sujet ». Lagrange à Batiffol, 8 novembre 1903, MH2, Appendice, p. 222. 51. MH2, Note pour le second tirage, p. xviii.

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Bernard Montagnes Pourtant, Lagrange émet des réserves quant à la façon dont Loisy manie la méthode critique. « Il y a plus d’une manière de pratiquer la critique », déclarait-il en 190152. Avant tout désaccord théologique sur le fond, Lagrange récuse l’audace intrépide dont fait preuve Loisy en maniant la critique, il dénonce ce qu’il qualifie d’outrances ou de témérités, il se défie de « ce qu’il y a parfois d’aventureux et de trop affirmatif dans les conjectures de Loisy »53. Qu’il faille entendre par là un différend méthodologique, c’est évident lorsqu’il s’agit, en 1902, du rapport entre les mythes babyloniens et les premiers chapitres de la Genèse54, Lagrange reprochant à Loisy ses « généralisations brillantes, mais encore prématurées », tenant que « les choses ne sont pas assez avancées dans le domaine de la critique pour que M. Loisy puisse dire si rondement… », et encore que « notre tradition textuelle n’est pas assez sûre pour qu’on bâtisse de si grandes choses sur d’aussi petits faits ». Or, à ce moment-là, Lagrange était devenu un spécialiste de la Genèse, qu’il avait enseignée dans ses cours et dont il avait déjà rédigé le commentaire pour la collection des Études bibliques55. Même type de remarque en 1904, cette fois apparemment portée au crédit de Loisy, à propos des paraboles : M. Loisy est trop fermement décidé à pratiquer dans toute sa rigueur la méthode purement historique pour hasarder aucune théorie préconçue sur la nature de la parabole. […] Toutes les présomptions doivent céder aux faits. […] La méthode historique exige impérieusement qu’on reconnaisse le fait, dût l’idéal personnel qu’on se fait de Jésus en être diminué, car ce n’est point une question de goût ni de sentiment, mais d’histoire56.

Aussi est-ce de la même manière qu’il faut entendre Lagrange reconnaissant la pureté d’intention de Loisy dans L’Évangile et l’Église : l’auteur désire « concilier les hardiesses les plus osées de la critique avec la justification des usages catholiques », il est vrai, ajoute Lagrange, au prix de « quelques petits changements dans les opinions traditionnelles »57. Pareilles observations révèlent, face à la hardiesse risquée de Loisy, un Lagrange plus précautionneux dans l’emploi de la méthode critique, plus soucieux d’en respecter les limites : La première condition pour pratiquer une bonne méthode historique, soutient-il, c’est de ne demander à l’histoire que ce qu’elle peut donner […] lorsqu’on a mesuré ses lacunes et ses insuffisances58.

Sur un terrain où Loisy procède hardiment, au risque d’échafauder des constructions éphémères, Lagrange n’avance qu’à pas comptés, estimant que l’exégète doit user de « ménagements infinis », car « qui dit critique dit prudence et circonspection »59. Ce propos date de mars 1904, mais déjà, en juillet 1898, la position de Lagrange était fixée :

52. RB 10 (1901), p. 632. 53. RB 10 (1901), p. 632. 54. RB 11 (1902), p. 119-124. 55. On sait qu’après d’interminables atermoiements des censeurs, la publication lui en fut interdite par ordre de Pie x. 56. RB 13 (1904), p. 112. 57. RB 12 (1903), p. 292. 58. MH2, Note pour le second tirage, p. xv. 59. Ibidem, p. xix.

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Lagrange devant l’exégèse de Loisy En cours de recherche, avec cet instrument meurtrier et délicat à manier qu’est la critique, puis-je tailler dans le vif des opinions reçues sans m’inquiéter de l’effet que cela produit […] ? Puis-je donner des coups de pioche sans seulement savoir ce que j’essaie de démolir ?

Bref, selon Lagrange, le bon usage de la méthode critique appelle une juste mesure « entre une défiance exagérée et une confiance naïve »60. Lagrange tient l’histoire critique, dont il est loin de se faire une conception absolutiste, pour « une approximation de la vérité à l’aide de documents écrits »61. Partisan résolu de la critique historique, il se sent davantage à l’aise sur le terrain solide de l’érudition rigoureuse, au plus près des textes ou des sites, que sur celui mouvant des synthèses prématurées. Sa formation intellectuelle de juriste habitué à l’interprétation stricte des textes, complétée par sa formation pratique d’archéologue accoutumé à l’observation minutieuse du sol, l’empêchent de se donner plus d’assurance que ne l’autorise la méthode historico-critique. Alors que Loisy, comme le décrit Lagrange, « quittant le terrain de l’érudition, a esquissé une vaste synthèse »62, précaire, sinon éphémère. Lagrange est du nombre des esprits critiques « habitués au flux et au reflux des systèmes »63, qui ne croient pas à « l’infaillibilité de la critique »64. Bref, pour lui, « la critique exégétique n’est pas sûre de ses méthodes, surtout s’il s’agit de constructions historiques, et les savants ne sont pas d’accord »65. Ainsi s’explique un mot de Lagrange qui, en décembre 1900, a tant indigné son prieur, résolument hostile à l’exégèse critique pratiquée par l’École biblique et qui confond la position de Lagrange avec celle de Loisy. Après la condamnation par l’archevêque de Paris, Lagrange, « jugeant devant moi le cas de l’abbé Loisy, a dit simplement qu’il avait manqué de prudence »66. Ce que le prieur malveillant entend comme une qualification morale, comme si Loisy avait eu le tort de se démasquer trop tôt en parlant trop clair67, alors qu’il s’agissait d’une qualification méthodologique, regrettant que Loisy se soit avancé au-delà de ce qu’autorisait la démarche scientifique. Chez celui-ci, explique encore Lagrange en 1916, « les hardiesses de l’affirmation ne répondent pas toujours à la solidité des raisonnements »68. 2. Sur l’interprétation critique de la Bible : une différence radicale Cette fois, c’est de l’objet sur lequel porte la critique qu’il s’agit, de la Bible en tant que, pour les religions du livre, elle est un texte inspiré, à la source de la révélation. Le texte biblique relève-t-il d’un autre type de critique que celui appliqué aux autres textes littéraires ? La position de Lagrange est nette dès octobre 1901, comme nous l’avons déjà relevé :

60. RB 12 (1903), p. 299. 61. MH2, Note pour le second tirage, p. xii. 62. Ibidem, p. xvi. 63. Ibidem, p. 237. 64. Ibidem, p. 235-236. 65. Ibidem, p. 225. 66. Le Vigoureux au Maître de l’Ordre, 12 décembre 1900. AGOP XI. 67. Sur la sincérité, Lagrange ne transige pas : « La sincérité – même au prix d’un scandale passager – vaut mieux que la dissimulation qui perpétue le mal ». Note pour le second tirage, p. xviii. 68. RB 25 (1916), p. 250. Texte daté du 7 janvier 1916.

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Bernard Montagnes On peut étudier l’Écriture sainte avec ou sans critique ; nous croyons, comme M. Loisy, à l’utilité de la critique ; mais il est, paraît-il, nécessaire de dire qu’il y a plus d’un genre de critique et plus d’une manière de la pratiquer69.

En mars 1904, quant aux « deux manières différentes d’entendre la méthode historique appliquée à la Bible », il estime s’être suffisamment expliqué dans sa lettre à Mgr Batiffol, « Jésus et la critique des évangiles »70. La position de Loisy n’est pas moins claire. La critique biblique existe [pour elle-même] et ne demande pas de permission pour être. Nulle puissance humaine ne peut empêcher que la Bible soit aux mains de nombreux savants qui l’étudient librement comme le premier texte venu, au point de vue de l’histoire71. […] On ne conçoit pas comment la critique pourrait suivre à l’égard de l’Écriture une méthode différente de celle qu’elle applique aux autres textes ; comment ses conclusions pourraient lui être dictées d’avance et comment elle pourrait être moralement contrainte à voir dans les textes autre chose que ce qu’ils contiennent, à leur supposer un caractère et des garanties autres que ceux qu’ils présentent d’euxmêmes à l’observateur impartial72.

D’où Loisy conclut que la science de la Bible relève du « simple exercice de la raison naturelle sur un texte qui appartient à l’histoire de l’esprit humain »73. Dès lors entre l’exégèse théologique et l’exégèse historique, « si la matière en paraît identique, l’objet n’est pas réellement le même »74. Et de demander si la liberté d’étudier scientifiquement la Bible au point de vue de l’histoire, de reconnaître le sens que les textes bibliques présentent réellement pour l’historien, cette liberté, qui appartient à tout le monde, est interdite aux catholiques par leur foi ou par la discipline de leur Église. « Cette impossibilité ou cette prohibition serait chose extrêmement grave »75. Loisy sépare radicalement ce qui est matière d’histoire de ce qui est matière de foi, réservant la possibilité d’une exégèse ecclésiastique à côté de l’exégèse simplement historique. Deux lectures qui ne peuvent être réglées par une loi unique, même si elles sont pratiquées simultanément par un même esprit. Si elles étaient soumises à la même loi, l’une étoufferait l’autre, l’autre ruinerait l’une. Autre la lecture historique, qui prend le texte sans préjugé, tel qu’il s’offre aux libres recherches de la critique, autre la lecture théologique, qui doit tenir compte de l’inspiration divine et se soumettre à l’autorité de l’Église pour l’interprétation dogmatique de l’Écriture. Seule la séparation rigoureuse permet de sauvegarder l’autonomie nécessaire de la critique biblique et de préserver une science indépendante de toute autorité. Moyennant ce cloisonnement, l’exégète demeure un observateur impartial. Par la suite, Loisy présentera la double lecture comme un choix à faire entre exégèse et théologie, qui s’excluent réciproquement. Sous la férule de hiérarques étrangers aux

69. RB 10 (1901), p. 632. 70. BLE, décembre-janvier 1903-1904. Reproduit dans MH2, Appendice, p. 221-259. Le document est daté de Jérusalem, 8 novembre 1903. 71. A. Loisy, Introduction, op. cit., p. 27. 72. Ibidem, p. 41. 73. Ibidem, p. 47. 74. Ibidem, p. 31. 75. Ibidem, p. 27.

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Lagrange devant l’exégèse de Loisy acquis de la critique, l’exégète est privé de toute liberté de recherche et de toute sincérité d’expression76. Revenons-en pour l’instant aux deux personnages de l’exégète indépendant et du théologien soumis, ainsi qu’au dualisme de l’exégèse historique et de l’exégèse ecclésiastique, pour laisser Loisy conclure : « Bien que la matière en paraisse identique, l’objet n’est pas réellement le même »77. Lagrange, à l’opposé, plaide pour la synthèse que constitue l’exégèse catholique, d’inspiration théologique et de méthode critique, telle qu’il la conçoit. « La Bible est une matière mixte » : comme document historique, elle appelle le jugement scientifique des spécialistes ; comme livre inspiré, comme parole de Dieu, elle dépend du jugement dogmatique de la hiérarchie. Il n’y a d’exégèse catholique que par la synthèse des deux points de vue. À matière mixte, statut mixte de l’exégèse, qui doit être théologico-critique. Lagrange estime en faire la preuve par les travaux de son École de Jérusalem. Aucun exégète catholique ne peut avoir la prétention de se soustraire au jugement dogmatique de l’Église, mais aucune autorité ne peut soustraire nos productions, pour leur partie78 scientifique, au jugement des hommes compétents, ni empêcher que ce verdict soit exploité contre l’Église, s’il constate une réelle insuffisance. Ce qu’on débiterait alors sous le nom d’exégèse catholique [sans tenir compte des travaux universitaires solides et consciencieux] ferait autant de mal à notre foi que des innovations téméraires, et tendrait à créer un état d’esprit qui ne serait pas digne de l’honneur intellectuel de l’Église79.

La synthèse escomptée entre histoire et dogme n’est possible qu’à deux conditions. Elle s’appuie sur une conception de l’unité du vrai, suivant laquelle tout ce qui tend au vrai converge sans contradiction. Mais elle présuppose une délimitation des deux sortes de compétence, que le savant n’extrapole pas à tort les résultats de la critique, que le théologien ne majore pas indûment le contenu du dogme. Or autant les limites de la science peuvent être reconnues par les spécialistes, autant celles du dogme ne relèvent que de l’autorité ecclésiale. Dans le passé, déclare Lagrange, « les exégètes […] s’étaient imposé nombre de prétendus dogmes historiques et littéraires [devenus] un fardeau décidément intolérables pour un siècle initié à l’ancien Orient »80. Or les responsables d’Église, sous le pontificat de Pie x, vont se charger, par le moyen de la Commission biblique, de peser de plus en plus sur le travail scientifique au nom de leur compétence religieuse et ainsi d’entraver la démarche critique préconisée par l’École de Jérusalem, de rendre impossible la synthèse espérée. « Tous les catholiques croient cette conciliation [entre dogme et critique] possible, écrivait Lagrange en mars 1904 ; l’avenir la montrera réalisée, ajoutait-il »81. Les mesures de répression destinées

76. A. Loisy, Simples réflexions sur le décret du Saint Office Lamentabili sane exitu et sur l’encyclique Pascendi dominici gregis, chez l’auteur, Ceffonds 1908, p. 24, 31. 77. A. Loisy, Autour d’un petit livre, op. cit., p. 51. 78. Le mot n’est peut-être pas heureux à cause de son caractère topographique, qui laisserait entendre l’existence, à côté de la partie scientifique, d’une autre partie non scientifique, alors qu’il s’agit de deux manières d’envisager la Bible dans sa globalité. 79. MH2, Note pour le second tirage, p. xviii. 80. Ibidem, p. xix. 81. Ibidem, p. xx.

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Bernard Montagnes à porter remède à la crise moderniste démentiront ce bel optimisme. Docilité et scientificité vont faire de moins en moins bon ménage. Monseigneur de Solages82, Jean Guitton83, François Refoulé en ont fait l’observation par manière de reproche au Père Lagrange. « Sa docilité a sans doute nui à son exégèse »84. Lui, qui vivait cette contradiction dramatique de l’intérieur, n’était-il pas mieux placé que quiconque pour la ressentir douloureusement. Depuis quand l’examen théologique des livres consiste-t-il en une stratégie qui se croit rusée et qui mesure la dose de vérités bonnes à dire ? On peut dire que dans la situation actuelle, si on veut absolument que nous combattions les ennemis de la foi de JésusChrist avec des menottes aux mains, on devrait du moins, par pudeur, ne pas les rendre si apparentes. Quelle confiance pouvons-nous inspirer après cela aux âmes droites qui cherchent la vérité85 ?

Après les remarques négatives de la part des examinateurs romains que valut au Père Lagrange son article de 1906 sur « l’Avènement du fils de l’homme », pourtant consacré à l’eschatologie des synoptiques afin de contredire Loisy « d’après les règles de la critique », Lagrange se plaignait au Maître de l’Ordre de leur incompréhension. Ceux-ci ne voulaient pas d’une étude critique des évangiles, incapables qu’ils étaient, d’après leur concept étriqué de l’inspiration, de reconnaître « la liberté des évangélistes dans l’expression de l’enseignement » de Jésus. Or, explique Lagrange au Père Cormier, la négligence des problèmes critiques expose le jeune clergé sans défense aux attaques des Loisy et des Houtin. [Il s’agit] d’obvier à un péril grave, imminent, qui menace la foi des prêtres catholiques. L’autorité y pourvoit par des condamnations. J’ai pensé qu’il était opportun d’y joindre les arguments d’une étude vraiment critique… Hélas ! Peut-être bien que l’on dira que mon travail manque beaucoup plus de critique que d’orthodoxie86 !

3. Sur le rapport entre dogme et histoire : des positions contradictoires Loisy, dans Autour d’un petit livre, explique en 1903 ce qu’il a voulu faire dans le petit livre de 1902 : adresser, « comme simple particulier, une réponse, aussi critique et scientifique que possible, à un savant protestant, qui avait voulu définir par l’histoire l’essence du christianisme »87 et montrer comment l’institution ecclésiale, avec sa hiérarchie et ses sacrements est issue de l’évangile. La réaction de Lagrange (avant même d’entrer dans le domaine de la christologie) relève de l’épistémologie que nous avons cernée plus haut :

82. « Devant les textes émanant de l’autorité de l’Église, il avait une attitude de respect religieux, presque timide. […] Son De traditione, dirais-je volontiers, était loin d’avoir la liberté d’allure de son De Scriptura Sacra », B. de Solages, « Le Maître », dans Mémorial Lagrange, Paris 1940, p. 349-353 (p. 352). 83. « Chez lui, il existait toujours le souci de ne pas déplaire à la Commission biblique. Cela ne me plaisait guère car je ne voyais pas pourquoi, pour étudier Jésus, il fallait passer par Rome et la Commission biblique », J. Guitton, Le Christ de ma vie, Paris 1987, p. 71. 84. F. Refoulé, « La méthode historique-critique et le Père Lagrange », dans RSPT 76 (1992), p. 553-587 (p. 584). 85. Lagrange à Genocchi, 16 juillet 1905. F. Turvasi, Giovanni Genocchi e la controversia modernista, Rome 1974, p. 116. 86. Lagrange à Cormier, 5 juillet 1906, Exégèse et obéissance, n. 55, p. 120-121. 87. A. Loisy, Autour d’un petit livre, op. cit., p. x.

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Lagrange devant l’exégèse de Loisy Nous croyons, nous, ruineuse la base qu’il a choisie : nous observons avec inquiétude que M. Loisy est le seul à partir de là, sans aboutir au protestantisme le plus libéral. […] En réalité, c’est le christianisme tout entier qui est en jeu, et gravement compromis, quelque pure que soit l’intention de l’auteur88. Cette tentative touche imprudemment aux parties vitales du christianisme ; et plusieurs ont conclu déjà que, si cette construction historique tient c’est le dogme qui est détruit. Malgré le bon vouloir de M. Loisy de tout accorder, on croit entrevoir, après l’avoir lu, entre l’histoire et le dogme une opposition absolue89.

4. La répercussion sur Lagrange du débat avec Loisy Dès le départ de l’École biblique, Lagrange avait estimé que les questions à propos du Pentateuque étaient les plus urgentes. Pour cette raison, il en avait fait l’objet essentiel de ses travaux. Aussi est-il significatif que les conférences de Toulouse, en novembre 1902, s’intitulent La Méthode historique, surtout à propos de l’Ancien Testament. Loisy, surtout par L’Évangile et l’Église, l’a amené sur le terrain du Nouveau Testament, bien avant l’interdiction de publier son commentaire de la Genèse ou toute autre étude en ce domaine. Ainsi, dans sa correspondance avec le P. Ambroise Gardeil, envisage-t-il, le 18 mars 1903, de faire suivre ses six conférences sur l’Ancien Testament par six autres sur le Nouveau Testament, « pour combattre Loisy en faisant autre chose ». Toujours au P. Gardeil, le 29 octobre 1903, il écrit : Maintenant que j’avais fait mon nid dans l’Ancien Testament, la question Loisy me force, à mon grand déplaisir, d’aborder le Nouveau. Son petit pétard Autour d’un petit livre ne vaut guère qu’on s’en occupe, mais il y a la théorie générale, qui inquiète pas mal de gens.

Aussi est-ce surtout à cette théorie générale que la suite de ses travaux va s’opposer, non par une réflexion épistémologique à la manière de Blondel, mais par l’exégèse d’inspiration théologique et de méthode critique qu’il fait sienne. Sa position est difficile, puisqu’il est plus proche des progressistes critiques dont il se désolidarise épistémologiquement que des exégètes conservateurs auxquels il est lié institutionnellement. C’est de ce côté-là que Lagrange et Loisy seront englobés dans la même réprobation.

88. RB 12 (1903), p. 292. 89. MH2, p. 223.

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Loisy et les Recherches de Science Religieuse Pierre Gibert Rédacteur en chef des Recherches de Science Religieuse

Dans les limites qui avaient été légitimement imparties à la communication ici publiée, le lecteur comprendra que je n’aie pas entrepris de traiter l’ensemble d’un tel dossier. Je me contente principalement de ressaisir les recensions qui ont été faites, dans les Recherches, des œuvres d’Alfred Loisy dès la création de la revue en 1910. En faveur de cette option, qui peut paraître réductrice, j’invoquerai l’avantage d’une expression à la fois explicite et précise par rapport à un ensemble de réactions complexes et parfois subtiles que furent celles de la revue, de son directeur-fondateur, le P. de Grandmaison, de ses principaux collaborateurs, face au nouveau professeur du Collège de France. À quoi j’ajouterai que pour être pleinement étudié, un tel sujet relèverait d’une véritable thèse de doctorat, laquelle devrait traiter d’un ensemble complexe de données : du contexte historique aux positions personnelles. Car il s’agirait alors d’expliquer sinon de justifier les prudences, sous-entendus, références implicites, allusions plus ou moins voilées qui, à l’égard de Loisy, ont caractérisé l’expression des philosophes, théologiens, apologistes catholiques dans les Recherches comme ailleurs. Qu’ils aient été en sympathie plus ou moins chaude, qu’ils se soient situés en opposition franche, qu’ils aient plus ou moins bien compris les enjeux de ce qu’on place sous le terme de Modernisme, leur époque n’était pas toujours à la netteté ni par conséquent à la clarté de l’expression, voire des positions. J’espère en tout cas, dans le choix de ces recensions, proposer des données suffisamment précises que je tenterai, en terminant, d’éclairer de quelques remarques. Naturellement, ce choix relativement étroit des recensions des ouvrages de Loisy ne devrait pas m’empêcher, un moment ou l’autre, de me référer à des textes plus amples, notamment l’article donné en 1919 par le P. de Grandmaison sur « Jean-Adam Moehler, l’École catholique de Tubingue et les origines du Modernisme ».

. Les limites de mon sujet paraîtront d’autant plus étroites qu’elles me font en quelque sorte oublier les antécédents du P. de Grandmaison à la tête de la revue Études. Rappelons à ce sujet que le P. de Grandmaison s’était déjà engagé tant dans la problématique moderniste qu’à l’égard de Loisy puisqu’en 1903 il faisait notamment un long compte-rendu de L’Évangile et l’Église publié l’année précédente (tome 94, p. 145-174). Rappelons la conclusion de ce compte-rendu : « Il est difficile de résumer, comme il le faut bien en terminant, l’impression d’ensemble que laisse cet essai puissant. L’Évangile et l’Église est le livre d’un homme qui connaît à fond le Nouveau Testament et l’immense littérature, surtout la protestante, inspirée par les Évangiles. Mais les idées philosophiques de l’auteur appellent d’expresses réserves, et plus encore sa façon de présenter et de circonscrire la doctrine personnelle du Sauveur. Le Christ qu’on nous présente ici n’est, j’en ai peur, ni celui de la théologie, ni (et pour un catholique, la première conclusion emporte la seconde) celui de l’histoire. C’est une louable intention de vouloir concilier le christianisme catholique intégral avec la hardiesse des nouvelles méthodes critiques. Nous doutons que M. Loisy ait réussi dans cette tâche ardue. Beaucoup de ses assertions, d’une terminologie équivoque, exigent – pour autant que j’en puis juger – des rectifications graves, de principe et de fait ; et il est à craindre que beaucoup de lecteurs ne sortent de la lecture attentive de son livre plus troublés qu’affermis », p. 173-174. . RSR 9 (1919), p. 387-409.

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Pierre Gibert La chose est connue, les Recherches ont leur origine dans l’une des phases les plus aiguës de la crise moderniste, même si la parution du premier numéro, en 1910, se fit au moment d’un certain apaisement. Lorsque paraît ce premier numéro, la situation ecclésiastique et universitaire de Loisy est officiellement réglée. Excommunié « nommément et personnellement » par la « suprême Congrégation de l’Inquisition » depuis le 7 mars 1908, désormais « retiré du sacerdoce », il a donné l’année précédente, le 24 avril 1909, sa Leçon d’ouverture du cours d’Histoire des religions au Collège de France. C’est donc dès ce premier numéro qu’il sera rendu compte de l’édition de cette « Leçon » dans le Bulletin d’histoire comparée des religions. Selon une tradition qui régit aujourd’hui encore les Bulletins critiques de la revue, l’auteur du compte rendu, le jésuite Frédéric Bouvier, expose le contenu de l’ouvrage avant de porter son jugement. En l’occurrence, c’est la méthodologie de l’auteur qui l’intéresse surtout, laquelle lui semble d’entrée relever de l’« éclectisme », même si le mot n’est pas immédiatement entendu de façon négative : Pour la méthode à suivre, M. Loisy fait profession d’éclectisme. Frayant sa voie entre l’école mythologique, l’école anthropologique et l’école sociologique française dont il critique surtout l’exclusivisme, il s’attachera à “une méthode historique infiniment compréhensive”.

Cependant, sur l’éclectisme, le glissement sémantique se fait dès le début de l’explicitation du jugement : Personnellement, du moins, M. Loisy croit bien ne dépendre, en son exégèse, d’aucune représentation théorique du monde. Cependant, et tout en professant une sorte de dilettantisme éclectique [c’est nous qui soulignons] à l’endroit de tout système de philosophie trop absolu, il ne se défend pas d’une certaine inclination d’esprit vers le panthéisme et le monisme. Dès lors est-il surprenant qu’il trouve “inconcevable” l’idée même d’une intervention divine dans l’histoire, dans “l’enchaînement des phénomènes naturels et humains” ? De là à en nier “avant examen” la trace dans les documents les moins contestables, ou à la faire disparaître par des procédés critiques radicaux, on avouera que, psychologiquement parlant, il n’y a pas loin.

L’auteur de la recension ne peut évidemment pas avaliser une conception de la religion qui, à ses yeux, est selon Loisy « une création mythique ou mystique, une œuvre d’imagination et de foi, une illusion ». Deux ans plus tard, le même P. Bouvier consacre une partie de son Bulletin d’histoire comparée des religions à un recueil d’articles paru l’année précédente sous le titre À propos d’Histoire des religions. Mais il s’attardera sur ce qui se rapporte, dans ce recueil, au rapport entre magie et religion, en raison d’une série d’ouvrages récemment parus sur la question. D’entrée il affirme que « M. A. Loisy n’a pas de vues nouvelles à proposer sur les rapports de la religion et de la magie. Il se rallierait assez volontiers aux principales conclusions de MM. Hubert et Mauss, qu’il cite avec complaisance. Il a aussi quelques rencontres d’idées avec M. Jevons, mais il n’y renvoie pas, et il ne m’est pas évident qu’il le connaisse » (tous auteurs dont Fr. Bouvier vient de parler). Quoi qu’il en soit, c’est l’occasion pour lui de préciser les choses :

. RSR 1 (1910), p. 78. . Ibidem, p. 80. . Ibidem, p. 81.

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Loisy et les Recherches de Science Religieuse M. Loisy, au contraire [de M. Jevons], laisse percer de plus en plus ce que cachaient les formules ambiguës d’autrefois : Dieu, c’est le mot, la catégorie toute subjective, sous laquelle les différentes religions ont personnifié, anthropomorphisé, “l’idéal, vaguement perçu et voulu de société bonne et de conscience satisfaite”, qu’elles poursuivaient de leurs incessants et passionnés efforts.

La vision évolutionniste de la religion que propose Loisy depuis ses origines magiques le conduisent certes à concevoir un progrès du sentiment religieux qui fut « à deux reprises » sur le point de « s’épanouir tout à fait ». Mais à deux reprises aussi la sève qui montait est comme retenue dans son élan. Il y a, dans l’ascension religieuse de l’humanité des “crans d’arrêt” qu’elle semble ne pouvoir forcer. Le pharisaïsme formaliste des docteurs de la loi fut autrefois le premier, le traditionalisme étroit et anthropomorphe des théologiens catholiques, l’autoritarisme intransigeant de l’Église officielle sont en train de préparer le second.

En lieu et place de l’Église ou des religions instituées, Loisy évoque alors « le rôle des “éducateurs laïques” » qui devraient savoir « organiser des foyers intenses de vie morale ». Mais la chose est-elle possible ? Il craint plutôt un retour au « chaos magico-religieux » caractéristique de « l’état inférieur » des peuples et de la conscience morale individuelle ou collective émoussée… Ce qui conduit Bouvier à parler de la « mélancolie demi-sceptique » d’un Loisy « métamorphosé une nouvelle fois en Cassandre ». Avant de poursuivre la suite des recensions des ouvrages de Loisy, un article de la revue en 1919, chronologie oblige, contraint à s’arrêter un instant sur celui que le P. de Grandmaison consacre à l’ouvrage d’Edmond Vermeil, Jean-Adam Moehler et l’École catholique de Tubingue. Que le P. de Grandmaison ait en quelque sorte refusé de laisser passer cet ouvrage paru juste avant la guerre, en 1913, et donc après six années pendant lesquelles, il est vrai, les intérêts et les soucis se portaient ailleurs…, dit suffisamment l’importance et de l’ouvrage et surtout de ce qu’il relit du Modernisme et de Loisy. Saluant d’abord l’honnêteté de l’auteur qui « protestant d’origine… a fait des efforts méritoires et presque toujours heureux pour garder, à l’endroit de ses héros et de leurs coreligionnaires, une large impartialité », Grandmaison regrette assez vite les imperfections de toutes sortes qui caractérisent l’ouvrage. Celui-ci était pourtant placé sous la justesse d’un projet : De 1815 à 1840 environ, sous l’influence immédiate de l’idéalisme romantique, quelques prêtres wurtembergeois ont tenté une reconstruction totale de la théologie catholique, élaboré une critique complète du protestantisme ancien et moderne, dressé un programme cohérent de réformes cultuelles, disciplinaires et hiérarchiques. Cet essai de rénovation fait l’objet du présent livre.

. RSR 3 (1912), p. 196. . Ibidem, p. 199. . Ibidem, p. 199. . RSR 9 (1919), p. 387.

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Pierre Gibert Pour ce qui concerne notre propos, passons à la « thèse » à laquelle aboutit ce livre, et que le P. de Grandmaison qualifie de « tout à fait inexacte et ruineuse »10. Selon Vermeil, en effet, la tradition wurtembergeoise est “sous une forme agrandie l’âme du modernisme actuel”. Modernisme allemand (représenté par Mgr Ehrhard) ; modernisme anglais (représenté par Newman, à titre de précurseur, et par George Tyrell) ; modernisme français (représenté par MM. A. Loisy et Ed. Le Roy)11.

Contestant de telles références et donc de telles origines au Modernisme, qu’ils reconnaîtraient plutôt chez Herder et Lessing, « développées et poétisées par Schleiermacher, élargies et fécondées par Hegel, monnayées enfin sous mille formes et à doses infiniment variées, par les exégètes, critiques et historiens de la gauche protestante »12, le P. de Grandmaison examine le propos de Vermeil quant aux Modernistes contemporains parmi lesquels il a distingué Loisy. Si nous importe peu ici l’opinion de l’auteur analysé, plus significative pour nous est celle de Grandmaison quant aux « doctrines contenues dans le Programme des modernistes et les derniers “petits livres” de M. Alfred Loisy » : Pour nous borner à ceux-ci, puisque M. Vermeil en fait surtout état, les vestiges de catholicisme, les hésitations et atténuations en face d’un immanentisme crûment panthéistique, les derniers hommages à la transcendance (relative) de la religion chrétienne, qui voilent encore le radicalisme de la pensée de George Tyrell, ont disparu. M. Vermeil s’est fait la partie belle en empruntant ses citations aux articles et aux livres où M. Loisy, n’ayant encore rompu que dans son for intérieur avec la foi catholique, nuançait jusqu’à l’équivoque et balançait jusqu’à l’ambiguïté ses affirmations religieuses. Choses passées a mis au point, quant à l’histoire des opinions de l’auteur, la question de l’interprétation. M. Vermeil ne tient nul compte de ce livret, soit qu’il lui ait échappé, soit qu’il ait paru trop tard. Négligeons donc le supplément de lumière apporté par M. Loisy lui-même. Les travaux analysés par M. Vermeil impliquent déjà l’adhésion aux thèses fondamentales du modernisme le plus avancé, le plus incompatible avec la foi catholique13.

Et d’ajouter un peu plus loin après avoir cité plusieurs propos de Loisy : On sait que M. Loisy a été, depuis, beaucoup plus loin encore dans la voie des négations. Mais il n’est pas besoin de le suivre dans ses dernières étapes. Entre ces déclarations choisies entre bien d’autres dans les ouvrages mêmes que cite M. Vermeil, et les affirmations les plus hardies de Moehler et de ses collègues, il y a certes un abîme. Car entre ces croyants convaincus et les négateurs du modernisme, il y a plus que des nuances, des degrés, des distances. Il y a toute la question religieuse14.

L’intérêt de l’intervention ici de Grandmaison est double : dire d’une certaine façon le camp dans lequel lui-même se trouve ; dire en même temps l’enjeu du débat,

10. Ibidem, p. 401. 11. Ibidem, p. 401. 12. Ibidem, p. 401-402. 13. Ibidem, p. 405-406. 14. Ibidem, p. 407 ; c’est Grandmaison qui souligne ici.

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Loisy et les Recherches de Science Religieuse « toute la question religieuse », dans ce qu’il considère comme « la voie des négations » de Loisy15. Ainsi, pour le directeur-fondateur des Recherches, le propos paraît sans ambiguïté : Loisy est un moderniste au sens le plus négatif du terme en raison de « la voie des négations » qu’il emprunte face au Christ, au christianisme et à l’Église. Il n’a donc plus rien de chrétien, et ses écrits et travaux se situent dans une perspective tout au plus déiste ou panthéiste. C’est au titre de l’exégèse du Nouveau Testament et pour son commentaire des Actes des Apôtres paru en 1920 que le nom de Loisy surgit à nouveau dans les Recherches, cette fois dans le Bulletin d’histoire des origines chrétiennes de 1922 signé par le P. Jules Lebreton, puis dans le « Bulletin d’exégèse du Nouveau Testament » de 1923, du P. Prat. Reprenant les différentes positions à propos de la constitution du corpus lucanien et des Actes en particulier, Lebreton résume ainsi celle reprise par Goguel et surtout Loisy : À l’origine, ils admettent un récit dû à saint Luc ; ce document a été dans la suite remanié et glosé par un rédacteur… M. Loisy représente le livre primitif comme un chef-d’œuvre dont on ne saurait assez déplorer la perte : “Luc a joué de malheur. Vers la fin d’une existence assez mouvementée, cet homme, le plus éclairé probablement et le plus sage de ceux dont le Nouveau Testament conserve les écrits, la figure la plus sympathique, après Barnabé, du christianisme primitif, avait mis tous ses soins à composer une histoire qui était vraiment unique en son genre, une légende religieuse qui était vraie et sincère autant que peuvent l’être une histoire humaine et une légende religieuse ; et cette histoire a été indignement frelatée en ses deux parties, – car si l’évangile a été moins maltraité que les Actes, il ne laisse pas d’avoir été grandement altéré”. […] Ce chef-d’œuvre, continue un peu plus loin Lebreton, a été défiguré par un rédacteur sans conscience qui a transformé cette histoire en apologie. “Le rédacteur des Actes est un faussaire, et qui n’était pas pleinement inconscient de ce que la besogne par lui faite avait de répréhensible au point de vue de la sincérité…”16.

Et de commenter ainsi : Dans cette construction de M. Loisy, on retrouve au mieux ses qualités et ses défauts : l’exposition est brillante et, comme dit Lake, “fascinating” ; M. Goguel, à son tour, juge que “ce commentaire de Loisy est bien la contribution la plus importante à la critique biblique qui ait paru depuis le début du vingtième siècle”. Mais si l’on veut rechercher sur quels fondements repose cette construction éclatante, on ne trouve que des hypothèses plus ou moins ingénieuses transformées arbitrairement en évidences.

15. Il y aurait, à notre sens, à raffiner ici sur la position de Grandmaison à partir de la conclusion de son article : « Les uns et les autres, c’est-à-dire tous ceux qu’on peut avec quelque apparence appeler modernistes, n’ont donc, avec l’École catholique de Tubingue, qu’une ressemblance extérieure… À plus forte raison, si l’on réserve la qualification de moderniste aux auteurs qui, à l’exemple de G. Tyrrell, de R. Murri, de Hugo Koch, de M. Alfred Loisy, ont substitué leur jugement particulier à l’autorité de l’Église catholique, et les fragiles hypothèses d’une sagesse humaine aux enseignements que Jean-Adam Moehler et ses collègues ont tenu jusqu’au bout pour la révélation du Dieu vivant », 9 (1919), p. 409. Quant à cet ultime jugement qui semble dénier toute légitimité à un « jugement particulier » et à « une sagesse humaine », qui font également partie de l’exercice critique de l’historien, il serait bon de rapprocher les deux éditoriaux du P. de Grandmaison qui, de façon voilée mais perceptible en 1903, de façon plus claire et explicite en 1921, exigeait pour les RSR l’indépendance de l’esprit scientifique… 16. RSR 12 (1922), p. 238 et 239.

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Pierre Gibert Tout l’édifice ressemble à ces palais d’exposition qui éblouissent les visiteurs de passage, mais qui ne sont plus, après six mois, qu’un amas de planches et de plâtras17.

Concluant son analyse et sa critique, Lebreton ne sera guère plus amène lorsqu’il avouera : Il est inutile de poursuivre cette esquisse ; ce qui précède en fait assez connaître la méthode : c’est un effort constant et violent pour faire rentrer l’histoire des origines chrétiennes dans les cadres étroits de nos expériences quotidiennes18.

Puis rappelant l’évocation par Loisy de l’itinéraire de Jésus de Nazareth comme de « l’histoire banale “d’un ouvrier de village, naïf et enthousiaste, qui croit à la prochaine fin du monde…” », Lebreton poursuit : De cette illusion naïve et si cruellement déçue, le présent livre nous montre le contrecoup ; nulle intervention divine, nul miracle, nulle effusion de l’Esprit-Saint, et pourtant le rêve de “l’ouvrier de village” prend corps…19.

Aussi se hâte-t-il vers la transition : Quand on passe de cette littérature au petit livre du P. Prat sur saint Paul, on a l’impression de passer du rêve à la réalité. On ne prétend pas ici découvrir, sous le texte des Actes, un “proto-Luc”…20.

Un an après le Bulletin du P. Lebreton, c’est au tour du même P. Prat de revenir sur le même commentaire des Actes de Loisy, mais cette fois dans le Bulletin d’exégèse du Nouveau Testament sous-titré « Travaux récents sur les Actes des Apôtres »21. Il y a évidemment quelque chose d’étrange, voire de bizarre, dans ce doublet de recension à une année d’intervalle. À défaut de documents explicatifs, s’impose une double hypothèse : ou il y a eu erreur d’organisation rédactionnelle, qui a fait faire au P. Lebreton et au P. Prat, indépendamment l’un de l’autre, le compte-rendu de l’ouvrage de Loisy, la direction acceptant finalement le doublet, ou la nécessité s’était faite sentir de revenir sur un ouvrage jugé particulièrement important. Comme il convient à un Bulletin de Nouveau Testament davantage qu’à un Bulletin d’histoire des origines du Christianisme, le P. Prat s’attarde sur l’exposé de « ces mille pages compactes » dont il doute que malgré que l’ouvrage « soit écrit d’un style assez alerte pour un commentaire », tant de pages puissent seulement avoir « une demi-douzaine de lecteurs » assez courageux ! Malgré la longueur de l’exposé, ou à cause de cette longueur même, on ne s’étonnera pas de retrouver sous la plume de Prat les mêmes références et citations que celles données par Lebreton, tant pour Loisy que pour Goguel. Ainsi on apprend à nouveau qu’avec son hypothèse d’un proto-Luc ou des « Actes primitifs, tels que Loisy les conçoit », ledit « Loisy a fini par prendre son rêve pour une réalité », reprenant en la soulignant la formule de Goguel, mais ajoutant : « ce n’est pas un adversaire, mais un admirateur, qui parle de la sorte. Un adversaire eût été moins cruel. On n’est trahi que par ses amis »22.

17. Ibidem, p. 239. 18. Ibidem, p. 241. 19. Ibidem, p. 241. 20. Ibidem, p. 243. 21. RSR 13 (1923), p. 366-381. 22. Ibidem, p. 369.

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Loisy et les Recherches de Science Religieuse En fait, le propos de Prat, dans la mesure où il s’attarde davantage que Lebreton sur l’exégèse proprement dite du livre, distingue et mêle à la fois deux registres de critique : celui de l’exégète, de ses hypothèses, de ses reconstitutions, de ses propositions de recherche, etc., et celui de la position intellectuelle, religieuse, voire morale du commentateur. Pour le premier registre, Prat entre davantage que Lebreton dans un débat qui reste ouvert ; et s’il critique sévèrement les positions de Loisy, s’il dénonce son « rêve », il reconnaît, malgré leurs fragilités, la légitimité de ses hypothèses. De ce fait, et sans trop vite prendre parti, il faut reconnaître que si bien des hypothèses de Loisy sont aujourd’hui abandonnées, l’idée de couches différentes du texte, que conteste Prat, est par contre conservée. Pour le second registre, les positions personnelles de Loisy quant à la foi et l’Église, Prat est sans appel, même si ce n’est pas sans une pointe d’humour : Pour qui connaît un peu la mentalité de l’auteur, son élimination systématique du surnaturel, son aversion pour la Rome ecclésiastique ancienne et moderne, sa tendance à étonner et à choquer le plus possible les idées reçues, son antipathie contre l’apôtre Paul, antipathie presque maladive dont il a donné tant de preuves, dans son commentaire sur l’Épître aux Galates, il peut être amusant de pronostiquer son verdict et de dépecer le Livre des Actes conformément à ses principes. Je préviens le lecteur que le plus souvent il tombera juste, mais qu’il aura néanmoins plus d’un mécompte23.

Cependant, Prat finira par élargir son jugement en tentant de le rendre définitif par rapport aux références « d’importation étrangère » de Loisy : Je ne prétends pas cependant que toutes les fantaisies de l’auteur soient d’importation étrangère. Il y en a bien quelques-unes de son cru. Où a-t-il trouvé que Saul n’a pris aucune part au martyre d’Étienne (p. 60) ; qu’il n’a pas persécuté les chrétiens à Jérusalem mais à Damas (p. 393 et passim) ; que “Barnabé et Paul avaient travaillé plus de dix ans à Antioche et dans la région, sans s’inquiéter des autres apôtres et de la communauté hiérosolymitaine” (p. 468) ? [...] C’est que le dilettantisme scientifique est presque inoffensif et que le persiflage à dose continue fatigue très vite. Pour réussir à ce jeu, il fallait la prestigieuse virtuosité d’un Renan. Malgré son application et son talent très réel, M. Loisy n’en est pas capable. Plusieurs parlent encore de lui ; quelquesuns l’admirent de confiance ; mais très peu vont jusqu’à le lire. Chose curieuse : les Allemands, qu’il a tant exploités, loin de lui en savoir gré, le traitent fort cavalièrement. Un critique de son bord disait de lui, à propos de Jésus et la tradition évangélique : « Les idées de Loisy sont en gros celles de la critique allemande – entendez la critique la plus radicale – mais il s’adresse au public français pour qui ces choses sont encore neuves ». Vieilleries allemandes, soit ; mais il est grand temps de les mettre au rancart24.

C’est encore un autre jésuite, le P. Joseph Huby, qui assurant à son tour le Bulletin d’exégèse du Nouveau Testament pour l’année 1925, s’intéresse à L’Apocalypse de Jean paru en 1923, la comparant notamment aux commentaires du Rév. R. H. Charles et du P. Allo parus en même temps. Ainsi introduit-il, en forme de transition, son examen de l’ouvrage de Loisy :

23. Ibidem, p. 370. 24. Ibidem, p. 372-373.

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Pierre Gibert Au terme de cette longue comparaison, nous avons plaisir à signaler un trait commun aux deux auteurs : ils ont goûté le livre qu’ils commentent, ils ont vu dans l’Apocalypse un ouvrage inspiré de Dieu, qui garde une valeur religieuse inépuisée. Le commentaire récent de M. Loisy ne rend pas le même son et personne ne s’en étonnera25.

La relativement brève recension qu’il lui consacre (deux pages) paraît en fin de compte assez mesurée. Là encore, comme avec Prat, l’exégèse de Loisy est récusée pour des raisons qui n’ont plus cours aujourd’hui : ainsi de la non attribution de l’Apocalypse à Jean l’apôtre et l’évangéliste. Mais qui aujourd’hui aussi donnerait tort à Huby lorsqu’il conteste les affirmations de Loisy quant au genre apocalyptique soi-disant d’inspiration gnostique, orientale et païenne, dont on sait combien il est typiquement pour ne pas dire intégralement juif et chrétien (au sens de judéo-chrétien) ? Rallié aux théories comparatistes, M. Loisy a pensé trouver dans l’Apocalypse un moyen de montrer aussi bien et mieux peut-être qu’en aucun autre document du christianisme primitif, comment la gnose mystique du paganisme oriental, plus ou moins hellénisé, s’est infiltrée dans la pensée juive et chrétienne, combien aussi la croyance eschatologique et le mythe du salut, dans le temps où s’est formée la foi chrétienne, primaient toute tradition historique touchant le vie de Jésus et les origines du mouvement chrétien (p. 53).

L’intention est nette de couper toutes les attaches de l’Apocalypse avec l’histoire évangélique…26. Cependant, Huby reconnaît que le « radicalisme qui se fait jour dans ces thèses d’introduction reparaîtra dans le commentaire proprement dit, moins pourtant qu’on aurait pu s’y attendre. M. Loisy a grandement réduit l’emploi de ces méthodes de dissection littéraire qui tenaient une si large place dans son Commentaire des Actes des Apôtres. »27. Bien plus, il ne manque pas de signaler, ne fut-ce qu’en note, deux passages qui lui paraissent significatifs, tel celui-ci « qui ne manque pas d’intérêt » : On ne nous dit presque rien sur l’Agneau immolé, mais le nom même est suffisamment éloquent. L’Agneau est le Christ que Paul appelait “notre pâque” (1 Cor 5,7). Les hymnes à l’Agneau sont très significatives ; car l’Agneau n’est tellement célébré dans la liturgie céleste que parce qu’il l’est dans la liturgie des communautés ; on peut même se faire, par ces hymnes, une idée de ce qu’étaient les hymnes, “chantées au Christ comme à un dieu”, dont parlera bientôt Pline écrivant à Trajan. Ainsi l’Apocalypse nous ouvre un certain jour sur la vie intense des communautés asiates et sur l’esprit qui animait leurs assemblées. Le Christ qu’on y vénère est “celui qui vient’, le Christ de la parousie attendue, mais c’est aussi bien un Christ mystique, la victime divine qui a été immolée pour le salut des hommes croyants, “le premier et le dernier, qui est mort et qui est ressuscité”, présent aux communautés qu’il inspire et qu’il dirige, à ses fidèles qu’il soutiendra dans l’épreuve et qu’il est prêt à couronner” (p. 51-52)28.

Et Huby d’ajouter :

25. RSR 15 (1925), p. 317. 26. Ibidem, p. 317. 27. Ibidem, p. 318. 28. Ibidem, p. 318, note 26.

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Loisy et les Recherches de Science Religieuse M. Loisy nous dit que cette foi n’a aucune attache avec la mission historique de Jésus, mais c’est à condition de supprimer Cène, Calvaire et Résurrection, et un trait de plume n’y suffit pas (id.).

Un peu plus loin, il reprendra ce jeu de nuances par touches successives perçues par lui dans la démarche de Loisy : Même lorsque M. Loisy abuse des rapprochements avec les mythes païens et y cherche la source du dogme, il lui arrive de laisser échapper l’aveu du caractère unique de la foi chrétienne.

Ce qui lui fait donner en note : Sur Apoc. I,18, il écrit : Le vieux mythe du Dieu qui meurt et qui ressuscite prend ici une ampleur et une précision qu’il n’avait, autant qu’il est permis d’en juger, acquises dans aucune des religions antiques29.

Citons la conclusion de Huby qui prolonge, pour ainsi dire, le caractère somme toute plutôt positif de son jugement : Dans le détail du commentaire, les observations justes ne manquent pas, ni non plus les jugements arbitraires. C’est dire que si l’ouvrage de M. Loisy peut servir à critiquer ses devanciers, lui-même ne peut être utilisé que par des exégètes avertis30.

Nous terminons avec les Recherches de 1936 le relevé des recensions des œuvres de Loisy sur l’ultime et brève recension encore assurée par le P. Huby sur les Remarques sur la littérature épistolaire du Nouveau Testament, paru en 1935. Il s’agit d’un seul paragraphe sur une demi page qui mentionne surtout la raison de ce nouvel ouvrage : la « fin de non-recevoir » de son précédent ouvrage la Naissance du Christianisme (1933), notamment de la part de Guignebert qui lui reprochait un « dépeçage fondamental » dans lequel « la part des impressions personnelles reste énorme ». En fait, Huby, qui a ignoré comme les autres collaborateurs des Bulletins de la revue sa Naissance du Christianisme, note la susceptibilité de Loisy et constate que M. Loisy affirme à nouveau ses conclusions, en particulier que le vrai saint Paul n’a jamais prêché qu’un message purement eschatologique, et que, dans les épîtres à nous parvenues, tout ce qui est “mystique”, tout ce qui touche à la préexistence du Christ, à sa divinité, à l’incorporation du fidèle au Christ par le baptême, à notre vie en lui, à la sagesse chrétienne, etc., est gnose postérieure, œuvre d’auteurs anonymes du deuxième siècle31.

Aussi peut-il renvoyer Loisy à ce qui lui paraît inévitable, « rencontrer », par cet ouvrage, « la même opposition » qu’avec le précédent, ses querelles l’enfermant dans le monde étroit de ses opposants non croyants. Ainsi : « Nous pouvons les laisser continuer entre eux le débat »32. Aussi rapide que soit le parcours que je viens de proposer, il me semble que quelques remarques peuvent être faites, tant en ce qui concerne la ligne de la revue avant la Seconde Guerre mondiale qu’en ce qui concerne l’évolution de Loisy.

29. Ibidem, p. 318-319 et 319 note 27. 30. Ibidem, p. 319. 31. RSR 26 (1936), p. 492. 32. Ibidem, p. 492.

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Pierre Gibert Tout d’abord, et même s’il n’y a pas à trop y insister, je n’ai pas relevé sous la plume des collaborateurs des Recherches des expressions de parti pris contre Loisy et son œuvre, ou de ces lieux communs qui frisent parfois l’hystérie en provenance d’un monde catholique et plus particulièrement clérical, dont j’ai encore eu récemment le témoignage de la part d’un exégète, plutôt vieillissant il est vrai. « M. Loisy » ou « M. Alfred Loisy » est respectueusement traité, comme le professeur et l’auteur qu’il est. Ceci dit, la perception de l’œuvre comme de l’auteur me paraît placée, dans les Recherches, sous au moins trois signes, celui de l’exégèse, celui de l’itinéraire personnel et celui de la confession catholique. Par rapport à cette dernière, il est clair, pour les collaborateurs des Recherches, que Loisy a non seulement abandonné l’Église, mais rejeté le dogme chrétien au bénéfice d’un déisme ou d’une forme de « panthéisme ». Sans doute est-il difficile de juger des sentiments personnels d’un homme relativement réservé sur sa propre personne malgré une œuvre abondante et de nombreux ouvrages de justification et de mémoire. D’autre part, on ne peut exclure une évolution intérieure qui fait du Loisy des années vingt quelqu’un d’assez différent du Loisy de la fin des années trente. Permettez-moi cependant de ne pas le réduire à une exclusion de l’Église seulement perçue injuste ou imméritée, qui ferait négliger un itinéraire personnel spécifique : celui-ci, un moment ou l’autre, ne pouvait que l’empêcher de se reconnaître dans la confession de foi de cette Église, quelles que soient par ailleurs les caractéristiques bien connues qui la régissaient, notamment sous le pontificat de Pie x… Il me semble qu’il y a là quelqu’un à respecter en évitant d’en faire contre son gré un Docteur de l’Église ! C’est évidemment au titre de l’exégèse que cette relecture des Bulletins des Recherches mérite une attention particulière. Et au risque d’être provocant, je commencerai par me poser la question : Loisy a-t-il été un véritable exégète biblique ? Je n’ai certes ni la prétention ni la charge de discerner pareille qualification chez l’auteur de nombreux ouvrages d’authentique exégèse biblique et plus précisément néotestamentaire. Mais il me semble que tant l’« air du temps » que certaines contraintes, statutaires et professionnelles notamment, ont pour une part brouillé les cartes. Occupant la chaire d’Histoire des religions, Loisy élargit plus ou moins son champ par rapport à une formation et à un goût plus ou moins exclusifs de départ pour l’exégèse biblique. Il ne s’agit plus seulement d’étudier les textes bibliques, leurs difficultés, les incohérences et apories apparentes ou profondes, toutes exigences qui régissent l’exégèse critique depuis la seconde moitié du xviie siècle en Europe occidentale ; il s’agit d’entrer dans un projet tout à fait autre qui conduit à juger ou apprécier les formes et les contenus de tout ce qui se place sous le concept généralisé ou universalisé de « religion ». Le christianisme entre dans cette perception « universaliste » jugée le plus souvent par les croyants et surtout par le monde clérical de l’époque, abusive sinon réductrice, voire méprisante. Toute la question, dès lors, est de savoir avec quelles intentions cet « historien » particulier fait son travail. Tous les soupçons sont permis. Mais en même temps, il est vrai, il s’agit pour beaucoup d’« historiens » français d’alors de réduire les « prétentions » du christianisme, de le ramener à ce qu’il est, une religion comme les autres, obéissant aux mêmes lois d’origine et d’évolution, par la perception et l’enquête comparatistes.

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Loisy et les Recherches de Science Religieuse Loisy, quels qu’aient été ses sentiments personnels, ne pouvait qu’être pris dans une certaine ambiguïté du concept et de l’exercice, même si, à certains moments, cette ambiguïté ne pouvait que le satisfaire. On sait aujourd’hui que les choses sont plus complexes dans le jeu comparatiste, et que la différence ou la particularité sont plus importantes que le pot commun des structures et des évolutions traitées en diachronie. Loisy a succombé à certaines naïvetés de l’histoire des religions à la française. Mais à la suite de Prat, nous devons reconnaître qu’il a su aussi, à certains moments, distinguer la spécificité chrétienne. Quant à l’exégèse proprement dite, il me semble qu’il se trouve parfois à égalité de malentendus avec les auteurs des Bulletins des Recherches. Ceux-ci ont du mal à accepter cette « objectivité » que l’oratorien Richard Simon, et pas seulement Spinoza, réclamait pourtant si clairement au xviie siècle, dans l’abstraction de tout a priori, religieux, théologique ou autre. En ce sens, le comparatisme n’est pas nécessairement blasphématoire. Quant à Loisy, il faut reconnaître qu’il agit souvent par excès d’imagination, reconstruisant des origines de l’Église, affirmant sur Paul et l’Apocalyptique des choses qu’on n’a pu retenir. J’oserai ajouter que malgré la reconnaissance dont il jouissait dans certains milieux, Loisy a travaillé seul, trop seul, dans une trop grande confiance dans ses déductions, choses toujours aléatoires lorsqu’on se frotte à l’histoire, une histoire qui ne pardonne rien des maltraitances qu’on peut lui faire subir. Les Recherches ont, me semble-t-il, respecté Loisy. Elles lui ont prêté une attention égale à celle prêtée à tous les commentateurs sérieux du Nouveau Testament. Malgré les limites de chacun de ses rédacteurs, je ne pense pas qu’ils aient cherché à le dénigrer ni à le faire oublier, le silence eût alors été plus efficace. Je pencherai donc pour dire qu’il fut lu au plus juste d’un contexte qui n’était pas le nôtre, même s’il reste à notre époque de le relire avec plus de compréhension et d’objectivité.

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Alfred Loisy au terme d’un colloque Émile POULAT Écoles des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

Alfred Loisy : un petit homme chétif (il affectionnait cet adjectif) qui est tout de même mort octogénaire et productif jusqu’au bout. Un ecclésiastique et un savant emporté dans une aventure religieuse qui le dépassait infiniment et dont le nom, pourtant, est resté emblématique de cette aventure : pour l’imaginaire catholique, le spectre du modernisme, identifié au « loisysme » (parfois écrit « loisisme »). Il s’est trouvé à l’épicentre de la crise au sein de l’Église catholique. En un sens, dans la longue durée, il n’en est pourtant qu’un aboutissement. C’était alors une évidence et le grief qu’on lui adressait : ceux qui le combattaient voyaient en lui un vulgarisateur de la science allemande et du protestantisme libéral. Lui-même a tenu à donner une généalogie purement française, remontant à Richard Simon. De toute façon, il s’agissait bien d’une révolution culturelle de longue haleine : la religion chrétienne soumise au feu de la raison critique, de l’examen philologique et de la méthode historique, dans l’esprit nouveau des Lumières et dans le champ nouveau d’une histoire générale des religions où devenait problématique la « révélation » qu’elle invoquait. Qui peut aujourd’hui s’étonner de la violence des sentiments et des résistances que suscita cette transformation radicale ? de la peur qui se répandit dans les milieux catholiques et des contre-feux que mirent en place les plus avisés ou les plus courageux ? Loisy et le modernisme : un cactus. Par quel bout les prendre sans s’y piquer ou se faire maltraiter ? Je m’y suis essayé voici plus de quarante ans. On m’avait annoncé le pire : rien ne s’est produit, pas le moindre incident. Sans doute parce que j’exposais et analysais dans le détail, sans attaquer ou défendre personne, en laissant le lecteur juge de ce que je mettais à sa disposition. Mais sans doute plus encore parce que si, en même temps que nos amis italiens, j’avais ouvert une voie, personne en France n’était pressé de s’y engager. Historiens, théologiens et exégètes avaient le regard ailleurs. Ils étaient plus soucieux de tourner la page que de remuer ces cendres encore brûlantes. À un siècle du petit livre (rose, puis rouge) qui mit le feu aux poudres, L’Évangile et l’Église, le moment est propice pour faire le point, sereinement. C’est l’objet du colloque parisien et international qui nous réunit, non pas en héritiers de ces conflits, en bras séculier d’un Dieu vengeur des injustices commises en son nom, mais en hommes d’études appliqués – quelles que soient leurs convictions personnelles – à comprendre ce qui s’est joué en ces années et ce qu’il en est advenu. En d’autre termes, il nous faut prendre la mesure de ce que fut la « crise moderniste » et du rôle de celui qui en fut, à son corps défendant, le protagoniste. N’a-t-elle été, dans la vie de l’Église catholique, qu’un accident de parcours, en marge du grand rêve inauguré par le pape Léon xiii d’instituer un nouvel ordre chrétien – « ordo futurus rerum » – à l’échelle du monde ? N’a-t-elle été que le dévoiement personnel

. Texte de 1910, republié dans É. Poulat, Critique et mystique, Le Centurion, Paris 1984, p. 312-314.

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Émile Poulat de quelques-uns de ses acteurs, tandis que se poursuivait courageusement le travail intellectuel dans ses universités et ses congrégations ? Serait-elle ainsi doublement dépassée, grâce au travail des savants catholiques et au zèle des militants catholiques ? Chacun sais que je ne le pense pas et que je ne l’ai jamais pensé, parce que j’ai toujours pensé qu’il fallait prendre les choses sous un autre angle. Dira-t-on, au contraire, que les positions de Loisy sont aujourd’hui devenues communes dans l’Église catholique, tout au moins parmi ses exégètes ? Dira-t-on, pour reprendre un mot célèbre, que tout le monde a été, est ou sera « loisyste », et que l’exégète excommunié par Rome n’a eu que le tort d’avoir raison trop tôt ? Je ne le pense pas davantage, pour trois raisons graves. Tout d’abord, il ne faut pas se contenter ici d’impressions, nécessairement générales et subjectives : or nous ne disposons à ce jour d’aucune étude sur le mouvement de l’exégèse contemporaine, hors monographies sur des points particuliers ; en second lieu, parce que les prétentions de la méthode historico-critique ont été soumises au double défi des requêtes de l’exégèse spirituelle et d’une lecture infinie de la Bible au gré de méthodes différentes ou d’appropriations privées. Enfin, c’est réduire à un tracé unilinéaire ce qui est le lieu d’un travail de l’Église sur elle-même et négliger l’étude de ce travail complexe. Qu’on me permette ici de dénoncer sans ménagement l’illusion de la linéarité. Loisy n’est pas le premier sur la ligne d’arrivée, suivi avec plus ou moins de retard par tous les autres. Il a été un acteur éminent d’un processus toujours en cours, inachevé, et que lui-même considérait comme caractéristique du développement de l’Église dans le temps de l’histoire. « Thucydide n’est pas notre contemporain », a expliqué Jean-Pierre Vernant aux historiens. Loisy est-il encore notre contemporain ? Telle est la seule véritable question dont je ne préjuge pas la réponse. Michel Foucault parlait d’épistémè. Nous disposons d’un mot français pour le dire : « régime ». La foi chrétienne a ainsi connu plusieurs régimes de pensée : sémitique, puis patristique, puis scolastique et, désormais – selon le terme d’un théologien canadien, Paul-Eugène Chabot – modernistique. Les trois premiers ont été beaucoup étudiés, le quatrième attend son analyste. La culture moderne est l’âge de l’immanence, du criticisme, de l’expérimentation, de l’historicité. Elle consacre une divergence radicale entre la nature selon les théologiens et la nature selon les savants, avec tous les embarras accumulés autour de la question du surnaturel. « Tu as vaincu, Galiléen », ce fut, dit-on, le dernier mot de Julien l’Apostat. « Tu as vaincu, modernité », c’est sans doute le premier mot qui s’impose à une pensée chrétienne soucieuse de ne pas être reléguée au musée des idéologies. La « question biblique » au xixe siècle (dont Albert Houtin s’est fait l’historien à ce jour sans rival) et la « crise moderniste » au début du xxe siècle ont été un lieu majeur et un moment décisif de ce choc culturel entre « la science et la foi » pour le dire en termes classiques. Ce conflit n’est pas à proprement parler résolu : il est simplement devenu sans objet. Aucun savant, même catholique, ne se préoccupe plus des enseignements de la Bible ni des prescriptions de l’Église en ce domaine. « Loisy avait raison » n’a pas plus de sens que « la Bible a dit vrai » (thème récurrent dans les revues de vulgarisation). La science suit ses propres canons et n’accepte d’en débattre qu’entre savants également qualifiés. Les exégètes catholiques se sont un moment raccrochés à Bultmann pour éviter Loisy. C’était leur droit, mais ce n’était pas le problème, et celui-ci a cessé d’être conflictuel pour devenir à la fois essentiel et existentiel : quelle forme doit prendre, quelle place peut occuper, quel rôle peut escompter une pensée chrétienne à qui le régime présent de la pensée laisse toute liberté de s’exprimer, mais qui se passe d’elle, n’en attend rien et se suffit de son 328

Alfred Loisy au terme d’un colloque propre mouvement ? La Bible décrivait le monde connu par révélation divine, tradition immémoriale ou expérience directe ; la science et la technique contemporaine se sont donné comme tâche la conquête humaine de l’inconnu. La Bible résolvait la seule question qui vaille : le sens de cette aventure humaine ; la science et la technique ne cessent de créer des possibilités nouvelles et de susciter des questions inédites, au point d’apparaître comme la figure moderne du déluge ou de l’apprenti-sorcier. En 1902-1903, quand parut L’Évangile et l’Église, le terrain était miné mais le problème était simple, du moins dans sa formulation : comment accorder – et à quel prix – la vision partout reçue et seule autorisée des débuts du christianisme et de la vie de son fondateur avec tout ce qu’on avait appris sur cette histoire depuis un siècle. Le terrain est aujourd’hui déminé (en témoigne la grande liberté d’expression, orale ou écrite, dont jouissent les exégètes), mais le problème s’est radicalisé et généralisé : il n’est pas de savoir ce qu’il reste – beaucoup, peu, rien – de la vision traditionnelle de cette histoire, mais aussi pour qui cela reste un problème. Celui-ci ne se pose, en effet, que pour la partie catholique du fait de la communication coupée entre, d’un côté, une pensée moderne qui se veut affranchie de la tradition chrétienne et qui se développe à l’écart de toute référence religieuse, de l’autre, une pensée chrétienne qui ne se résigne pas à cette rupture tout en étant obligé d’intégrer les effets et les acquêts de cette pensée moderne. La pensée catholique se trouvait ainsi placée devant une double tâche dont la complémentarité et la compatibilité n’étaient pas évidentes. D’une part, elle devait reconnaître ce qu’il y avait de légitime et de positif dans le mouvement et les critiques de la pensée moderne, en répudiant des positions intenables et en assimilant son modus operandi : elle paraissait ainsi se « moderniser » en cédant aux prestiges de l’adversaire, et c’est le grief qui s’abattit sur Loisy, moins prudent et moins réservé que Lagrange. D’autre part, elle pouvait répondre à la critique par la critique, soit en faisant bloc autour de la doctrine reçue (ce sera l’apologétique), soit en déconstruisant cette pensée moderne et ses prétentions pour en manifester l’insuffisance (ce sera la voie suivie par les catholiques sociaux sur le terrain de l’économie et par Maurice Blondel en philosophe dans sa thèse de 1893, L’Action, puis, dix ans plus tard, dans Histoire et dogme). Dès lors, on comprend mieux ce qui fait inséparablement l’actualité et l’inactualité de Loisy. Il ne suffit pas de s’étonner que L’Évangile et l’Église ait été mis à l’Index en 1903 et qu’aujourd’hui le petit livre ne scandalise plus personne. Le Père André Blanchet, jésuite, avait déjà éprouvé ce sentiment en 1967 devant la Sainte Jeanne de Chantal de l’abbé Bremond en étudiant l’histoire de sa mise à l’Index. De toute évidence, ce critique littéraire ne possédait pas la culture historique qui lui aurait permis d’en saisir les raisons : un portrait et une histoire de la sainte qui dérogeait aux canons de la sainteté telle qu’elle était encore vécue au sein de sa congrégation. Pour comprendre les raisons qui ont frappé Loisy, ce n’est pas le petit livre condamné qu’il faut lire comme on peut le lire aujourd’hui, c’est le décret Lamentabili qui les expose, à partir duquel on peut suivre le déplacement opéré dans la théologie catholique au cours du siècle écoulé et le changement d’esprit qui s’est produit parmi les théologiens. Il ne suffit pas d’invoquer la nouvelle ecclésiologie conciliaire, comme si Loisy en avait été le pionnier méconnu : ce qui s’est produit à Vatican ii

. É. Poulat, « Bremond incorrigible », Modernistica, NEL, Paris 1982, p. 211-221.

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Émile Poulat dépasse de très loin, par son caractère mondial, ce que sa science exégétique lui faisait concevoir. Alfred Loisy est susceptible d’intéresser les historiens à trois titres différents : l’histoire des sciences religieuses, l’histoire de l’Église catholique, l’histoire de la pensée chrétienne. Nous manquons encore à ce jour d’une histoire de l’exégèse biblique, aussi bien protestante que catholique, en France et, plus généralement, en Europe ou aux ÉtatsUnis. Celle-ci s’est longtemps identifiée aux avancées et aux errances de la méthode historique et de la critique philologique, enrichies par les découvertes archéologiques : le texte de la Bible replacé dans les civilisations qui en furent le terreau. Cette approche nouvelle soulevait deux ordres de questions également graves : d’une part, son caractère rigoureusement sécularisée par rapport à l’exégèse traditionnelle qui s’en tenait à un commentaire spirituel ; d’autre part, les questions nouvelles suscitées par l’état des connaissances un peu dans tous les domaines. Les sociétés chrétiennes vivaient dans un temps court – moins de dix mille ans depuis la création du monde, selon le martyrologe romain et les savants computistes – et dans un univers surnaturel qui communiquait directement avec Dieu, à la fois par sa révélation aux hommes et pour son intervention dans l’histoire. C’est toute cette représentation qui va voler en éclat : sous l’action corrosive de la nouvelle lecture de la Bible, ne restait-il donc rien ou, au contraire, subsistait-il l’essentiel, longtemps recouvert par l’accessoire ? Paul Claudel s’est fait le champion de cette seconde branche de l’alternative, avec humeur et vigueur, contre la science des Loisy, Lagrange, Grandmaison et autres. Le P. de Lubac a réhabilité la lecture plurielle de la Bible, dans l’esprit des Pères de l’Église et du Moyen Âge. Nous avons compris, tardivement, que la Bible n’est pas seulement écriture, mais aussi lecture, et que si toute écriture est close sur elle-même, la lecture de ce qui est fixé par l’écriture est au contraire inépuisable ou, si l’on préfère, infinie. Traiter la Bible comme une affaire humaine, c’est la première exigence des sciences religieuses, qui n’ont pu se constituer qu’en s’émancipant de la théologie. De là le naturalisme qui leur a été reproché et qui constitue toujours le nœud gordien de la « science catholique ». Nous sommes ici au cœur de la « crise moderniste », et devant cet « athéisme » historique, méthodologique où Pie x verra une des principales « erreurs des modernistes ». L’œuvre de Loisy sur plus d’un demi-siècle peut ainsi être appréciée à trois niveaux : dans son évolution des travaux de jeunesse aux livres de sa vieillesse ; par opposition aux thèses de ceux qui le combattaient ou le condamnaient ; par comparaison avec les positions communes des exégètes contemporains et des historiens actuels des origines chrétiennes. Le premier à se livrer à cette étude a été Félix Sartiaux, sur la base d’une dactylographie établie par ses soins des cours de Loisy au Collège de France et d’une connaissance familière de son œuvre : à le lire, force est de se demander s’il existe une lecture objective avec ses critères indiscutables, ou si toute lecture n’est pas condamnée à une part de subjectivité. L’œuvre de Loisy nous place ainsi devant des questions fondamentales pour la pensée catholique aussi bien que pour nos sciences humaines. Cette œuvre n’est pas solitaire : elle doit être replacée dans le mouvement des idées et de la recherche dont il fut l’un des grands protagonistes. Ainsi mesure-t-on à la fois l’ampleur de l’ébranlement qui affectait la culture catholique et l’étalement dans la durée dont il a eu besoin pour produire ses effets. En ce sens, selon qu’on regarde le travail accompli ou

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Alfred Loisy au terme d’un colloque les changements intervenus, on peut juger la crise moderniste dépassée, surmontée, réglée ou au contraire généralisée, assimilée, intégrée. La simple hésitation entre ces deux positions suffit à montrer que, s’il est plus facile de tourner la page, il reste malaisé de regarder la situation en face et de se mettre au clair avec ce passé gênant. La culture catholique traîne toujours l’Inquisition et Galilée comme deux boulets que la culture laïque ne cesse de lui reprocher, mais c’est le passé. Peut-on le dire équivalemment du modernisme ? Personnellement, je ne l’ai jamais pensé, mais je n’ai jamais réussi à en convaincre ceux qui voulaient penser le contraire. En son temps, la critique catholique a été sévère pour « le dernier Loisy » et l’abondante production de sa retraite. À ce colloque, les intervenants lui ont reconnu une valeur durable, supérieure à ce qui semblait admis sans discussion, alors qu’aucun n’est spécialiste de la période moderniste. Y aurait-il donc une divergence actuelle entre les « sciences religieuses » et l’exégèse catholique ? Deux questions seraient ici à préciser : le statut, confessionnel ou non, de cette exégèse vouée à l’usage de méthodes universitaires établies dans leur immanence et leur suffisance ; les transformations opérées au sein de la culture et de la pensée catholiques depuis un siècle. Sur ce point, nous avons un étalon généralement ignoré : L’Institut biblique pontifical, fondé à Rome en 1910 par le pape Pie x pour faire pièce à la séduction moderniste dont l’École biblique dominicaine de Jérusalem ne semblait pas indemne. En bientôt un siècle, l’Institut romain a formé plus de deux mille professeurs de Faculté ou de Séminaire disséminés dans le monde entier et délivré plusieurs centaines de doctorats. Qui fera le bilan de ces thèses, de l’enseignement et des publications de ces professeurs ? Deux points sensibles sont faciles à tester. En premier lieu, comment est-on passé d’une lecture fondamentaliste de la Genèse – le « créationnisme » – à une lecture en quelque sorte teilhardienne, pour laquelle Lucy et ses ascendants ont remplacé Ève et nos premiers parents, alors que le commentaire du premier livre du Pentateuque par le p. Lagrange n’a jamais été autorisé à sortir du placard où ses épreuves sont enfermées ? Il est évident que le deuil est fait : la connaissance scientifique du monde par l’astronomie et la paléontologie a remplacé le récit biblique de nos origines, abandonné à son interprétation spirituelle. Nous avons changé d’ère culturelle. En second lieu, la Résurrection du Christ reçue comme un « fait historique ». Loisy le disait à sa manière : « L’entrée d’un mort dans la vie éternelle échappe à toute observation ». Une lecture littérale des récits évangéliques oblige à constater que, s’ils parlent du tombeau vide, aucun ne raconte ce qui s’est réellement passé. Il se trouve que trois thèses de l’Institut (à commencer par la plus importante, celle du P. Haes, suivie par celle du futur cardinal Martini) ont étudié l’évolution chronologique de l’exégèse catholique de cette question, marquée par la thèse de Joseph Schmidt, qui sera professeur d’exégèse néo-testamentaire à la Faculté de théologie catholique de Strasbourg. Ici, ce qui sera déterminant, ce n’est pas le progrès de nos connaissances scientifiques et son objectivité, mais – comme je l’ai longuement expliqué dans l’avant-propos à la troisième édition (1996) de ma thèse, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste – la formation d’une conscience nouvelle de la connaissance historique dans les limites de la simple raison, substituée à la conception d’une histoire dans les limites de la simple raison, substituée à la conception d’une histoire sainte où Dieu habite parmi les hommes. Aujourd’hui, l’historien ne nie pas la Résurrection de Jésus 331

Émile Poulat le Christ, ni ses apparitions aux Apôtres, ni ses miracles : il affirme seulement que tout cela échappe à sa compétence et aux règles de sa méthode. L’élément décisif devient ainsi, dans la confrontation de deux cultures, la divergence de deux langages qui peuvent conserver le même mot : par exemple mariage en droit civil et en droit canonique, ou, ici, fait historique. Pour l’histoire universitaire, il n’existe de fait qu’établi par les moyens dont elle dispose. Une croyance est un fait psychologique dont les effets publics peuvent être considérables, mais qui n’entraîne par lui-même aucun jugement de réalité sur son objet. Un témoignage est un fait, mais la route est longue, quand elle n’est pas fermée, du fait attesté au fait établi. Le modernisme a été l’épicentre d’une révolution culturelle au sein du monde catholique, dont l’onde de choc s’est étendue jusqu’à la catéchèse : il suffit de comparer le Catéchisme national par questions et réponses de 1937 aux essais qui, en passant par Pierres vivantes, ont abouti aux formules actuelles. Alfred Loisy demeure la figure éponyme de cette révolution qui a entraîné, au sein de l’Église catholique, un considérable travail de longue haleine sur elle-même. Loisy n’est pas Renan, malgré tout ce qui les rapprche : il a souhaité et voulu l’avènement dans l’Église d’une nouvelle « discipline intellectuelle », faisant confiance à celle-ci sans préjuger de ses résultats et sans les lui dicter. Faut-il donc le réhabiliter ? Certains le pensent et le voudraient. Si Loisy revenait parmi nous – redivivus –, il n’en demanderait pas tant, mais il attendrait beaucoup plus. Loisy ne s’est jamais pris pour un Père de l’Église. Des sanctions l’ont frappé – Index, excommunication et, en beaucoup plus diffus, diffamation, voire calomnie –, qui n’étaient pas toutes sans motif, même si leur brutalité demeure le signe d’une époque disparue, d’un temps dont Mgr Weber, exégète devenu archevêque de Strasbourg, demandait « qu’il ne revienne jamais ». Sous cette écume des jours il reste une œuvre inégale mais majeure. Un auteur ne peut rien espérer de mieux que d’être lu et compris. C’est là une exigence que nul ne peut formuler à autrui, mais que chacun se doit à soi-même. Elle passe par une conversion de l’esprit et du cœur, qui éteint la polémique et ouvre le débat.

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index des noms DE PERSONNES Abbot E., 196n Abellán J. L., 261n Abraham, 113, 177n Acilius Glabrio, 125 Adrien (empereur), 117, 125 Akiba, 117 Alberigo G., 193n, 276n, 281n, 285n Alexandre le Grand, 108 Alfaric P., 75, 79n Allo E. B., 323 Amsler F., 93, 103n Antiochos Épiphane, 117 Antonello E., 10, 185 Antonin (empereur), 125 Apfelbacher K.-E., 244n Arconati-Visconti (Marquise), 213n Aristée, 85 Aristobule, 85 Arnold C., 8, 61, 63n, 157n, 242n,246n, 260n Assel H., 244n Aubert R., 34n, 63 Auguste (empereur), 266 Augustin (saint), 74n, 92, 94 Ayrault R., 21n Azam G., 263, 263n Azzopardi, 304 Baal G., 22n Balfour A. J., 141 Barcelona M. de, 266n Bar Kosiba (Bar Kochba), 117 Baroja P., 264n, 266, 267, 268 Barth K., 281, 283, 284, 286 Barthelemy D., 247n Baruk, 85 Baruzi J., 15, 289, 297

Battelli G., 281n Battifol P., 136n, 155n, 158 Baudrillart A., 87, 134n, 224 Bauer B., 41 Bauer W., 104 Baur F. C., 41, 104 Beco J., 241 Bedeschi L., 41n, 194n Bellamy J., 193n Bellarmin, 29 Bellesheim A., 250, 292 Belloy C. de, 297 Belot G., 291, 292 Beltrán F., 265 Benigni U., 149, 173n, 247n Benítez H., 264n Benoît XV, 47, 56, 58, 59, 61, 219, 220, 231, 256 Benzerath M.,245n Berdiaev N., 291 Beretta F., 9, 46, 48n, 50n-54n, 134n Berger Ph., 32, 108 Bergson H., 291, 296-300 Bernard J., 164 Bernard-Maître H., 35n Bernhart J., 258n Beumer J., 52n, 57n, 59n Biagioli I., 8, 9, 10, 197n, 225 Billerbeck P., 92 Billot L., 61n, 62-64, 68, 197 Blanchet A., 148n, 149n, 331 Blondel M., 9, 13, 19, 33-36, 37n, 38-40, 41n, 42-46, 133, 140, 141, 143, 144-146, 150, 163, 177n, 193, 251 Boatti G., 205n Böhm I., 241n, 251n Bonaccorsi G., 196n, 200 335

Index des noms de personnes Bonnefoy (Mgr), 148 Bonnet C., 10, 211, 213n, 214n, 217n Bonomelli G., 245n, 247, 248 Bonsirven J., 301 Boschini P., 244n Bossuet J.-B., 26, 64, 143n, 144, 146, 150, 159n, 165n Botti A., 11, 225n, 244n, 261, 264n, 265n-267n Bougaud (Mgr), 159n Bouquet (Mgr), 164 Bourdieu P., 48, 49n Bourget P., 81 Bousset W., 85, 86, 91 Bouvier F., 318, 319 Bracco, 67n Brassac A., 56, 58, 59, 60 Bremond H., 8, 15, 143, 145, 148n, 170, 172n, 183, 225-227, 229, 236, 237, 331 Briand A., 161 Bricarelli, 207 Bricout J., 155 Broglie P. de, 27, 143 Brucker J., 52, 53 Brunetière F., 137n, 141-146, 149, 151, 155 Brunhes J., 136 Brunschvig L., 33n Bultmann R., 85, 95, 129, 203, 329 Buonaiuti E., 10, 187n, 195-209 Burigana R., 60n Burtchaell J. T., 52n, 56n Butler C., 229 Cabanel P., 22n, 290n Cabaret F., 61n Cabrol F., 219 Caïn, 109, 134 Calvin J., 24 Candar G., 223n 336

Canet L., 211, 230 Canisius P., 29 Capovilla L., 193 Captier F.-E., 170 Caussade J.-P. de, 21n Cavaglion A., 266n Celse, 85 Cendoya R. de, 261 Cerrato R., 196n, 202n, 203n, 225n, 244n, 261n Cesarini D., 208n, 220n Chabot P.-E., 330 Chantin J.-P., 290n Charles R. H., 323 Charlesworth J. H., 91n Chatterton-Hill G., 73 Chaubet F., 230n Chelcea R., 11 Chevalier J., 185, 187, 188n, 189n, 192n, 193n Cholvy G., 149n Chrétien J.-L., 286n Christophe P., 224n Ciappa R., 10, 36n, 37n, 55n, 99n Claude (empereur), 85 Claudel P., 332 Clermont-Ganneau Ch., 216n Coco M., 265 Coconnier M.-T., 305 Colin P., 8, 10, 50n, 59n, 60n, 165n, 166n, 299n Comte A., 290, 291 Congar Y., 205n Couchoud P.-L., 71n, 121, 123, 205, 226n Coullié (Mgr), 149 Cousin V., 298 Cozzi A., 197n Crespi A., 207n Crews C. F., 225n, 226n

Index des noms de personnes Croce B., 208, 222 Cumont F., 9, 11, 19, 87, 211-224 Cuvillier É., 31n Daniel, 116 (Livre de), 117 (Pseudo-) Darius, 108, 112 Darlu A., 290 David, 110, 118, 123 de Solages B., 169, 314 Decurtins C., 247n Delassus H., 149, 159n Denis (abbé), 65, 143 Derre R., 26n Desjardins L., 231, 236 Desjardins P., 163-164, 230-231 Despres I. (v. A. Loisy), Dianteill E., 49n Diels H. A., 211n Döllinger J., 65, 153, 160 Domitien (empereur), 125 Doré J., 244n Duchesne L., 14, 87, 107, 126, 134n, 144, 145, 148, 169, 171, 185n, 211n213n, 216, 222-224, 236, 256, 302 Dupanloup F., 51 Dupont-Sommer A., 86n Dupuis J., 286n Duquesne M., 15 Durkheim É., 33, 73, 78, 218, 294, 298 Dussaud R., 86 Ehrhard (Mgr) 254, 320 Eicher P., 285 Eisler R., 128 Elchasaï, 84 Élie (prophète de l’A.T.), 110, 117 Emery G., 286n Engelhart R., 248n, 249n Engert T., 249, 252-253, 255, 260 Esdras (Livre d’), 85, 91 Esser Th., 61-63, 68

Étienne (saint), 123-125, 128 Eucken R., 250 Eusèbe de Césarée, 84 Evans C. A., 90n Ézéchiel, 112, 115-116 Fantappiè C., 208n Farmer W. R., 94n Fassbeck G., 90n Faucher X., 305, 308n Fawkes A., 237n Febvre L., 11, 183, 302 Fénélon, 65 Fernessole P., 305n, 308n Ferrari A. C., 164 Fillion L.-C., 159n Firmin A. (v. A. Loisy), Fisichella R., 51n Flavius Clemens, 125 Flavius Josèphe, 85, 88, 91, 128 Fleming D., 62, 75, 158, 179 Flint P. W., 90n Fogazzaro A., 68, 143, 225, 248, 261, 265 Fonck L., 56-58 Fonseca, 57 Fonsegrive G., 141, 143, 145, 148, 155, 159, 164 Fontan P., 35n Forni G., 36n, 42n Fouard C., 159n Foucart P., 71 Foucault M., 26n, 330 Fouilloux É., 56n, 58n, 150n Fournier M., 34n Fracassini U., 200n, 221, 308n Franzelin J. B., 51-53, 144, 277n Frazer J. G., 74, 77, 81 Frédéric ii, 86 Frémont G., 160 337

Index des noms de personnes Freud S., 78 Frevert U., 243n Fries H., 259n Funk P., 246n, 248-249, 252, 254-256 Gabel H., 48n Gadille J., 162n Galilée G., 11, 333 Gallina G., 245n Gardeil A., 315 Gasparri P., 207 Gauthier P., 35n Gayraud H., 158, 177, 309 Genocchi G., 57n, 158-159, 161, 221, 314n Gentile G., 208, 222 Gerbet O.-Ph., 20 Gerold Th., 23n Gerult-Richard, 266 Gibert P., 10, 105n, 272n, 317 Giménez Fraud A., 264 Ginoulhiac, 51, 159n Giraud V., 135n Girolamo (saint), 58n Gisel P., 286n Gisler A., 251, 254 Gismondi E., 61-63 Glotz G., 76 Goblet d’Alviella E., 75, 79, 214 Goelzer H., 85n Goetz H., 205n Goguel M., 31-32n, 121-122, 126-130, 321-322 Goichot (Madame), 9 Goichot É., 8-11, 13, 95-97n, 157n, 211 Gola S., 223n González Blanco E., 264 Gouhier H., 38n-39n Goyau G., 10, 30, 133-134, 164 Graf F. W., 242n, 244n 338

Grandmaison L. de, 10, 317, 319-321 Gratry A., 159n Greenfield J.-C., 90n Grégoire L., 137n Gregory C. R., 97n Gressmann H., 85-86 Grondeux J., 10, 133, 289-290n Grosjean J.-B., 166 Guasco M., 160n, 195n, 198n, 205n-206n Guéranger P., 302, 321n Guerri G. B., 221n Guignebert Ch., 31, 122, 126-130, 325 Guillemin H., 15 Guise A., 11 Guitton J., 154, 185, 193, 289, 303, 325 Gunkel H., 15 Gusdorf G., 152 Gutope, v. G. Pouget Hadas-Lebel M., 91n Haes (Père), 333 Häfele G. M., 247n Halévy É., 290 Haller M., 85 Harnack A., 7, 20, 24-25, 27-31, 36-37, 42-43, 93-95, 97-105, 135, 174, 176-177, 180, 188, 199, 200, 202-205, 242-244, 246, 251, 254, 257, 259, 273, 279, 308 Hastings J., 78 Hauck A., 250 Hausberger K., 242, 245, 249, 252-253 Heany J. J., 250n Hébert M., 73 Hécatée, 85 Hefele H., 236n Hegel W. F., 22, 111, 150, 320 Heiler F., 243, 258-260 Hennemann K., 245n Hénoch, 85n, 91, 116, 338

Index des noms de personnes Henry M., 286n Hérode, 90, 116-117 Herscher S., 149, 201 Heurgon-Desjardins A., 230n Hick J., 285 Hilaire Y.-M., 22, 149 Hilgenfeld A., 129 Hoffmann P., 103n Hogan R., 172 Holl K., 244, 250 Hölscher G., 85-86, 91 Holtzmann H. J., 20, 95, 243-244, 250, 252, 254 Holzhey C., 249n Honnicke G. 129 Hort F. J. A., 129 Houtin A., 13, 64n, 65, 83, 135, 148 Hubert C., 73, 78, 318 Huby J., 323-325 Hulst M. d’, 11, 27, , 52-55, 58, 107, 133-136, 138-139, 143, 170-171, 204 Huvelin H., 172 Hyrcan J., 118 Hyvernat H., 304 Ibsen H., 262 Icard H., 54, 133 Ireland J., 135, 265 Isaïe, 111-112, 115-116 Jacques (saint), 84 Jacques de Zébédée, 125 Jacques le Juste, 130 Jankowiak F., 163n Janssens L., 53, 62-64 Jean de Zébédée, 125 Jean xxiii, 193, 274, 279-280, 286 Jean/Giovanni (évangéliste), 25, 27, 30, 41, 67, 80, 97, 124, 125, 128, 130, 144, 178, 245, 323-324 Jean le Baptiste, 123

Jéhu, 110 Jemolo A. C., 208 Jérémie (prophète), 112-113, 115, 117 Jésus/Christ/Messie, Jevons, 318-319 Jiménez J. R., 261-263 Jiménez Llundain P., 263 Joachim de Flore, 248 Joassart B., 218 Joiniot A., 136-138 Josèphe (Flavius), Josias, 75, 113 Josué, 113 Jude, 84 Jülicher A., 196 Julien le Galiléen, 85 Julien l'Apostat, 330 Juvénal, 85 Kähler M., 42-43 Kant E., 22, 64, 150, 245, 251, 253 Kelly J. J., 226n Kessler M., 244n Ketteler W., 51, 148, 153n Kittel R., 85 Klein F., 137-138, 143, 148, 150, 157, 164, 265n Klein P., 121n Klement A., 258n Kloppenborg J. S., 103n-104n Knitter P. F., 121n Koch H., 321 Koch-Piettre R., 9, 71 Koester H., 104n Köhler O., 241, 250 Kolakowski L., 21n Kraus F. X., 241-242, 246, 254-255 Kreglinger R., 85 Kretschmar G., 259n Kübel J., 244-245n 339

Index des noms de personnes Labanca B., 217 Laberthonnière L., 140, 143, 146, 148, 149, 250, 254 Laboa J. M., 261n Lachmann K., 94n Lacordaire H., 133n, 139, 302 Lacroix L., 10, 155-167, 172-173, 176, 179 Ladous R., 133, 139n, 302 Lacger L. de, 169n, 172n, 175n Lagrange M.-J., 10-11, 13, 56-57, 59-60, 83, 85-88, 154, 169, 172, 179, 193, 214, 216, 223, 241, 301-311, 313-315, 331-332 Lammenais F. de, 19-20, 26n, 133n, 152 Langlois C., Langogne P. (de [P.-A. Sabadel]), 63-68 Laperrousaz E.-M., Laplanche F., La Tour du Pin P.-I. de, 142, 163 Lawson R., 74n Le Camus E., 64, 138, 158, 197 Le Hir Y., 169, 172 Le Roy É., 68, 231, 267, 320 Leblanc S. (v. Henri Bremond) Lebreton J., 321-323 Lefranc A., 223 Leibniz G., 26 Lemaire A., 9, 83, 90n, 92n Lemire J., 148n, 155, 159, 164-165 Lémonon J.-P., 90n Lenormant F., 52-54, 57 Léon XIII, 47-48, 54-55, 57-61, 63, 107, 133-137, 139, 141, 147, 153, 156, 171, 182, 197n, 302 Leonard E., 225n Lepidi A., 65-67, 153, 156, 163, 171, 182, 197n, 229, 302 Leroy É., 66 Lesourd P., 143n-145n, 148n Lessing G., 245, 320 340

Leuba J. H., 78n Levine B. A., 90n Lévy I., 86 Lichtenberger F., 22 LilleyA.-L., 225 Littré É., 94n Llera L. de, 261n Lods A., 85 Loison J., 262, 267 Lorenzelli (nonce), 155 Lorin H., 135-137, 139, 140-141, 144, 147n Lottini, 66n Loyson H. (Père Hyacinthe), 161n, 163, 166n Lubac H. de, 15 35n, 283-284, 332 Lubbock, 79n Luc (évangéliste), 31, 93-96, 99-100, 321-322 Lücke F., 22 Lugari G. B., 66 Luther M., 24 Maeztu R. de, 264 Magen Y., 91n Maggioni, 200 Maier H., 146n Maistre J. de, 150 Mandonnet P.-M., 247n Mangenot E., 47, 56 Marangon P., 248n Marc Aurèle, 85, 125 Marc/Marco (évangéliste), 31, 41, 93-94, 99, 303 Marcel G., 290 Marcion, 130 Margival (abbé), 143, 305 Marguerat D., 31n, 105n, 272n Marie (mère de Jésus), 26, 174, 227 Marion J.-L., 286n

Index des noms de personnes Maritain J., 11, 53n-54n, 177n Marlé R., 19n, 35n-45n Marrou H.-I., 150 Martin M., 48n Martínez y Vélez P., 265 Martini C. M., 333 Mason S., 91n Matthieu (évangéliste), 93-97, 99, 101, 174 Mauriac F., 149-150n Mauss M., 34, 71, 73, 78, 81, 318 Mayeur J.-M., 22n, 98n, 162n Mazzella C., 55, 139, 197n Meignan G.-R., 51-54 Melloni A., 193n, 280n Meloni G., 197 Mendizábal A., 263 Mengus R., 244 Mensching G., 257n Mercier D., 153, 218, 232 Merk O., 243n Merry del Val R., 56, 58, 63, 66-68, 159n, 196n Messaut J., 297 Meyer E., 85-86 Meyers E., 90n Mignot E.-I., 10, 65, 103, 156, 159, 161, 166n, 169-183, 306n Mimouni S. C., 9, 92, 121, 129n Minocchi S., 221 Moehler J.-A., 317, 319-321n Moingt J., 244n, 286n Moïse, 85, 107, 109, 112, 113, 118 Mommsen T., 211n Monod W., 223 Montagnes B., 10, 57n, 59n, 87, 301, 303n Montalembert C. F., 302 Montero F., 261n Morel-Fatio A., 223

Mounier E., 263, 290 Mourey (Mgr), 144 Mowinckel S., 86, 110 Mulert H., 257n Müller J., 245-246 Mun A. de, 142 Murri R., 158n, 221, 265, 321 Nabuchodonosor, 115, 117 Naudet P.-A., 65, 155, 157, 159, 182n Nelli B., 196n Néron, 117, 125 Neufeld K. H., 51n, 244n Neuner P., 242n-244n, 250n, 259-260 Newman J. H., 19, 26-27, 35-36, 38-39, 53-54, 68, 133, 135, 143n, 146-147, 149, 172, 179, 217, 226-227n, 271, 274, 320 Nietzsche F., 262 Nodet E., 91n Norelli E., 31n Olarán J., 267 Ollé-Laprune L., 140-141, 143, 145, 278 Olphe-Galliard M., 21n Onís F. de, 263 Origène, 84, 253 Ortega y Gasset J., 261 Ozanam F., 147n, 302 Palmer N. H., 94n Palmieri D., 64-65, 67-68 Panikkar R., 285n Pannenberg W., 244n, 285 Parente F., 221n Parodi D., 291 Pascal B., 19, 227n Passaglia C., 277n Paul (saint), 25, 27, 30, 124-125, 127128, 130, 179, 219, 221-222, 322, 325, 327 Péchenard P.-L., 153 Pérez Goyena A., 265 341

Index des noms de personnes Perraud A., 64, 149, 165n Perrone J., 277n Petre M. D., 10, 225-239 Pettazzoni R., 2, 222 Philon d’Alexandrie, 85, 91 Phocydide, 85 Photius, 220 Piastrelli L., 200n Pie (Mgr), 302 Pie Ix, 144n, 163n Pie x, 8, 56, 63, 66, 68, 108, 133, 147, 149n, 151, 161, 166n, 178, 183, 197n, 213, 215-217, 219, 223-224, 250, 253, 310n, 313, 326, 332, 333 Pie XI, 56, 133, 207 Pie XII, 68, 150, 301 Pierotti, 63 Pierre (saint), 84, 123-125, 130, 220 Pierre l’Ermite, 266 Pietri L., 98n Pinto L., 48n Pirenne H., 223 Pline le Jeune, 122, 125, 324 Plutarque, 85 Poffet J.-M., 31n Pomponia Graecina, 125 Ponce Pilate/Pontius Pilatus, 90, 122 Porphyre, 85 Portal (Père), 133n, 139n Pottmeyer H. J., 244n Pouget G., 10, 185-194 Poulat É., 10-11, 15, 32n, 46n-48, 54n, 60n, 64n, 71n, 73n, 75n, 77n, 83n, 140n, 160n, 163n, 177n, 186n, 221n, 222n, 225, 243n, 258n, 264, 273n, 302n, 329, 331n Prat F., 56, 321-324, 327 Pressensé E. de, 22n, 23 Pucci Ben Zeev M., 91n Puech E., 90n 342

Python G., 247n Quesnel M., 65 Rahmani L. Y., 90n Rahner K., 281-283, 285 Rampolla M., 134, 136, 138-141, 148, 308n Ratzinger J., 281, 282n Raurell F., 63n Rebérioux M., 223n Refoulé F., 314 Reinach J., 223-224 Reinach S., 71, 86, 164, 315 Reinach Th., 85 Renan E., 60, 86, 107-108, 110, 121, 135, 140, 166n, 169, 172, 198, 219, 223, 251, 260, 264, 266, 290, 323, 334 Rendtorff T., 94n Reuss E., 22n, 96n Réville A., 9, 32, 71n, 79n, 164 Réville J., 9, 32, 71n Riccardi A., 221n Richard F., 61-65, 97, 108, 136, 138, 143-144, 155, 157-158, 171, 178 Richelieu, 155 Ricoeur P., 286n Ritschl A., 25 Roberts R., 266 Robinet A., 296n Robinson J. M., 103n-104n Rose V., 247n Rösler A., 245 Rossi M., 196n, 200n Rossum W. van, Rottmanner O., 247, 254 Rouge L.-J., 21n Rousselle A., 213, 218n-219n, 221n Rousselot (abbé), 157n Rudolphi O., 247-248, 252-256

Index des noms de personnes Sabatier A., 20, 22-25, 30-31, 36n, 43n, 273, 274, 278-279 Sabatier P., 158-161n, 163n-165, 177, 179, 187, 225, 254 Saint-Martin M. de, 194 Salomon, 85, 110, 116 Salvatorelli L., 208-209n, 212, 217, 221, 222 Sánchez Rojas J., 265 Sardella L.-P., 10, 169 Sartiaux F., 64n, 73-74n, 76-77, 83n, 164n, 264n, 332 Sauer J., 241-242, 246, 309 Sayntives P., 74n Schäffler A. (v. J. Schnitzer) Schell H., 242n, 245-247, 249, 252n, 254-256, 305n Schelling F., 22 Schiffman L. H., 89n Schleiermacher F., 21-24, 30, 151, 320 Schmidt H., 85 Schmidt J., 333 Schmidt W., 77n Schnitzer A., 248 Schnitzer J., 241-242n, 246-250n, 252-253, 254, 255-258 Schrader C., 277n Schrœder O., 259 Schulz J., 259n Schürer E., 85, 86 Schwedt H. H., 242n Schweitzer A., 43n, 101-102 Semeria G., 159n, 212, 221, 250n Sérandour A., 9, 107 Sesboüé B., 280n Sforzini G., 196 Siegert F., 91n Silesius A., v. J. Scheffler Simon R., 65, 143-144, 327, 329 Sincerus, v. O. Rudolphi Smend R., 85 Smith R., 78 Söderblom N., 9, 19, 217, 258 Sorg J.-P., 101n Sorrel Ch., 10, 155-156n, 158n 343

Index des noms de personnes Spineto N., 221 Spinoza B., 20, 33, 327 Stade B., 85 Staerk W., 85 Stagni P.-F., 66n Steinhuber (cardinal), 61-63, 67 Stengers J., 223n Strack H. L., 92 Strauss D. F., 41n, 94 Sturzo L., 263 Suárez Cortina M., 261n, 264 Tacite,85, 122 Tardieu M., 8 Tenreiro R. M., 265 Tertullien, Theobald Ch., 10, 105n, 244n, 271-272n, 280n Thomas d’Aquin, 249, 272-273, 277, 303 Thouard D., 21n Thureau-Dangin P., 143 Tibère, 122 Tilliette X., 43n Tischendorf C., 96, 107, 302 Tisserant É (cardinal) Tissot D., 21n Titus, 109, 117 Toussaint C., 85 Toutain J., 215 Trajan (empereur), 125, 324 Trinchese S., 280n Trippen N., 248n, 253n Trœltsch E., 244, 279 Turchi N., 200n, 212, 221-222 Turvasi F., 57n, 58n, 314n Tylor E. B., 79n Tyrrell G., 195, 201, 225-227, 229-231, 237, 246n, 248, 255, 257-258, 321 Unamuno M. de, 262-264, 266-267 Urs von Balthasar H., 163n, 281, 285 Usener H., 211n 344

Index des noms de personnes Vaccari A., 56-59 Valensin A., 35n Valerius Maximus, 85 van Gennep A., 73n, 76 van Rossum W., 56-58, 65-67 Vanderkam J.-C., 90n Vannutelli S., 64-65 Vansteenkiste M., 187n Vauchez A., 98n Venard M., 98n Verdesi, 207 Vermeil E., 319-320 Vernant J.-P., 330 Veyne P., 26 Vidler A., 195 Vigouroux F.-G., 52, 56, 58-59, 97, 169-171, 185n, 302n Vilanova E., 261n Vincent L. H., 88n Viollet P., 143, 164 Vives y Tuto, 63, 68 Voltaire, 223, 251 Volz P., 85 Von Eichthal A., 242n, 246n Von Henle A., 245n Von Hügel F., 97, 108, 118, 139n-140, 143, 145, 156, 170-172, 179n, 181, 187n, 206207, 221, 225-226, 229, 236-237, 243n-244, 246, 250, 258, 259 Von Schanz P., 246 Von Waldburg-Wurzach M., 246n, 247n Von Wilanowitz-Möllendorf U., 211n Wagner S., Waldeck-Rousseau, 155, 158 Walker J., 235 Webb C., 207 Weber C., 242n, 250n, 253n, 257n, 260n, 334 Wehrlé J., 35n, 45n, 177n Weiss J., 25, 200 Weiss O., 10, 241, 245n, 247n-248n, 255n-256n, 258n Weiß A. M., 64, 247n Weisse C. H., 94 345

Index des noms de personnes

Weitlauff M., 243n, 245n Wellhausen J., 78, 254 Wenz G., 242n Williams W.-J., 227n Wilson Th. W., 79, 236 Wissowa G., 215 Wolf H., 242n, 260n Worms F., 297n Wrede W., 41-44n, 101 Yadin Y., 90n Yardeni A., 90n Zacharie, 116 Zangenberg J., 90n Zapletal V., 247n Zorzi G., 250n Zuber V., 221n Zurburg U., 251n

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table des matiÈres Claude Langlois Préface ....................................................................... 7 François Laplanche et Ilaria Biagioli Introduction ................................................................. 9 Émile Goichot Loisy. Une ouverture . ..................................................... 13 I. Histoire, exégèse et théologie François Laplanche Le projet catholique de Loisy ............................................. 19 Rosanna Ciappa Rivelazione e storia. Loisy e Blondel ..................................... 35 Francesco Beretta La doctrine romaine de l’inspiration de Léon xiii à Benoît xv (1893-1920) : la production d’une nouvelle orthodoxie ................................. 47 Claus Arnold Loisy, la Congrégation de l’Index et le Saint-Office (1900-1908) . ............................................ 61 II. Les principaux chantiers de Loisy Renée Koch-Piettre Loisy et ses études sur le sacrifice . ....................................................... 71 André Lemaire Loisy et l’étude du milieu juif au temps de Jésus . ....................... 83 Frédéric Amsler Les sources des évangiles synoptiques de Loisy à la recherche actuelle ........................................... 93 Arnaud Sérandour Loisy face à l’histoire d’Israël ........................................... 107 Simon C. Mimouni Alfred Loisy et « La naissance du christianisme » ...................... 121 III. Loisy et ses contemporains Jérôme Grondeux Georges Goyau et le modernisme ....................................... 133

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Christian Sorrel Lucien Lacroix et Alfred Loisy : un plaidoyer pour la liberté de la science ............................... 155 Louis-Pierre Sardella Alfred Loisy et Mgr Mignot. Une amitié paradoxale ? ................. 169 Erminio Antonello Monsieur Pouget face à Loisy............................................ 185 Rocco Cerrato Ernesto Buonaiuti e Alfredo Loisy ..................................... 195 Corinne Bonnet Le « Saint-Piège »: les milieux romains dans la correspondance de Franz Cumont, en particulier avec Alfred Loisy ......................................... 211 Ilaria Biagioli Histoire d’une amitié : Maude Petre et Alfred Loisy . ................. 225 Otto Weiss Fortune diverse d’Alfred Loisy en Allemagne .......................... 239 Alfonso Botti Loisy e i cattolici spagnoli ............................................... 259 IV. L’effet Loisy Christoph Théobald Après Loisy : une nouvelle position du problème de la Révélation dans le catholicisme . .................... 269 Pierre Colin Loisy devant le problème de la religion ................................. 287 Bernard Montagnes Lagrange devant l’exégèse de Loisy ..................................... 299 Pierre Gibert Loisy et les Recherches de Science Religieuse .......................... 315 Émile Poulat Alfred Loisy au terme d’un colloque ................................... 327 Index des noms de personnes . .......................................... 335

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BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 155 x 240 mm, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50865-0 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale 194 p., 155 x 240 mm, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50898-7 vol. 107 J.-L. Achard L’essence perlée du secret. Recherches phiolologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition ‘rNying ma pa’ 333 p., 155 x 240 mm, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50964-9 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne Aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 fig., 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-7 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karæma. Hagiographies médiévales comparées 446 p., 176 fig., 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-7 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines, Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses (France, xvie-xixe siècles) 467 p., 155 x 240 mm, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51193-7 vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) xviii + 386 p., 155 x 240 mm, 2001, PB, ISBN 978- 2-503-51194-5 vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 155 x 240 mm, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51349-5 vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze 457 p., 155 x 240 mm, 2002, PB, ISBN 978-2-503-5134-9

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vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 180 p., 155 x 240 mm, 2002, PB, ISBN 978-2-503-52205-X : vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambigües 170 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52176-2 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52204-1 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas 216 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51534-7 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux viii + 128 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51428-6 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240 mm, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51588-6 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion x + 392 p., 155 x 240 mm, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes viii + 184 p., 155 x 240 mm, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51589-4 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes Recherches de géographie religieuse xii + 664 p., 38 ill., 155x240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51427-8 vol. 124 S. Georgoudi, R. Piettre-Koch, F. Schmidt (dir.) De la cuisine à l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne xviii + 458 p., 155 x 240 mm. 2005, PB ISBN 978-2-503-51739-0 vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant viii + 216 p., 155 x 240 mm, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51829-X

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vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie de la Section” N° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 255 p., 5 fig., 155 x 240 mm, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51904-0 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) L’historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 155 x 240 mm, 2005, PB, ISBN 978-2-503-52019-7 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie de la Section” N° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 155 x 240 mm, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52341-2 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 280 p., 155 x 240 mm, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52340-4 vol. 130 (Série “Histoire et prosopographie de la Section” N° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale 544 p., 9 ill., 155 x 240 mm, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52447-4 vol. 131 (Série “Histoire et prosopographie de la Section” N° 4) F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 352 p., 155 x 240 mm, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52342-2 À paraître prochainement : vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie de la Contre-Réforme aux Lumières vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants de la seconde moitié du xviie s. : La Genèse dans les Philosophical Transactions et dans le Journal des savants (1665-1710)

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