Al-Andalus 711-1492 : une histoire d l'Espagne musulmane 9782818500477


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Table des matières
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INTRODUCTION
Première partie : La conquête et l'époque émirale
CHAPITRE PREMIER. Al-Andalus, province du califat omeyyade de Damas
CHAPITRE II. Un pouvoir indépendant à Cordoue : l'émirat omeyyade
Deuxième partie : L'âge classique
CHAPITRE III. Le soleil s'est levé en Occident : le califat de Cordoue
CHAPITRE IV. Entre la plume et l'épée : al-Andalus sous les taifas
CHAPITRE V. La société andalouse des Xe et XIe siècles
Troisième partie : Des Almoravides à la chute de Grenade
CHAPITRE VI. Les empires berbéro-andalous : Almoravides et Almohades
CHAPITRE VII. La Grande Reconquête du XIIIe siècle
CHAPITRE VIII. La fin d'un monde
CONCLUSION
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE
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Al-Andalus 711-1492 : une histoire d l'Espagne musulmane
 9782818500477

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Table des matières Couverture Page de titre Page de copyright INTRODUCTION Première partie : La conquête et l'époque émirale CHAPITRE PREMIER. Al-Andalus, province du califat omeyyade de Damas CHAPITRE II. Un pouvoir indépendant à Cordoue : l'émirat omeyyade Deuxième partie : L'âge classique CHAPITRE III. Le soleil s'est levé en Occident : le califat de Cordoue CHAPITRE IV. Entre la plume et l'épée : al-Andalus sous les taifas CHAPITRE V. La société andalouse des X et XI siècles e

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Troisième partie : Des Almoravides à la chute de Grenade CHAPITRE VI. Les empires berbéro-andalous : Almoravides et Almohades CHAPITRE VII. La Grande Reconquête du XIII siècle e

CHAPITRE VIII. La fin d'un monde CONCLUSION ANNEXES BIBLIOGRAPHIE

© Hachette Littératures, 2000. 978-2-818-50047-7

DU MÊME AUTEUR Structures sociales « orientales » et « occidentales » dans l'Espagne musulmane, Paris-La Haye, Mouton, 1977. L'Espagne et la Sicile musulmanes au XI et XII siècles, Presses Universitaires de Lyon, 1990 (réed. 2000). e

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Les Musulmans de Valence et la Reconquête (XI -XIII siècles), 2 vols., Institut français d'études arabes de Damas, 1990-1. Une édition augmentée et illustrée de Al Andalus est à paraître chez Legado Andalusi, Grenade, 2001 (en langue française et espagnole). e

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Une histoire de l'Espagne musulmane Couverture : Rémi Pépin. Photo : Pascual Mercé, avec l'aimable participation du Musée des Beaux-Arts de Castello. Dépôt légal: juin 2011 Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2010.

Collection fondée par Georges Liébert et dirigée par Joël Roman

Introduction L'histoire de l'Espagne musulmane — al-Andalus pour reprendre le terme utilisé par les auteurs arabes du Moyen Age — n'a jamais été une histoire tranquille. Le premier arabisant qui, au début de l'époque contemporaine, tenta d'en dresser une vision d'ensemble, José Antonio Conde (1765-1820), était un afrancesado notoire, lié au régime de Joseph Bonaparte, qui dut s'exiler à la chute de celui-ci et fut sérieusement inquiété à son retour à Madrid. L'intérêt que lui-même et, un peu plus tard, divers arabisants « libéraux » portèrent à la phase arabe du passé de l'Espagne est de toute évidence lié à des options idéologico-politiques éloignées du conservatisme et du traditionalisme alors dominants. À l'autre extrémité de ce même XIX siècle paraît un ouvrage capital dans l'historiographie arabisante espagnole, la magistrale somme sur l'histoire des mozarabes - Historia de los mozàrabes de España, élaborée par Francisco Javier Simonet. Cet ouvrage, fondamental encore aujourd'hui, est aussi posthume : il était achevé en 1866, mais les « libéraux » de l'Académie d'histoire de Madrid, opposés à sa tonalité à leurs yeux outrageusement conservatrice, pour ne pas dire « intégriste », en retardèrent si bien la publication que celle-ci ne se fit en définitive que trente ans plus tard ! Le milieu du XX siècle a été marqué par une polémique aussi acharnée que célèbre entre médiévistes espagnols : elle a opposé le grand historien Claudio Sánchez Albornoz à Américo Castro, de profil plus littéraire, à propos de l'« essence » de l'Espagne. Contre le second qui avait développé l'idée que l'Espagne devait sa spécificité au contact sur son sol des trois religions, musulmane, chrétienne et juive durant le Moyen Âge, le premier défend, avec une passion elle-même toute « hispanique », la thèse d'une hispanité essentielle et originelle, bien antérieure à la conquête arabo-musulmane de la Péninsule : un « espagnolisme géologique », a-t-on dit. Regroupant et synthétisant les idées d'auteurs de la première moitié du siècle non exemptes d'un certain « racialisme », Sáchez Albornoz nie l'« orientalisation » d'alAndalus en insistant d'abord sur la faiblesse de l'apport démographique arabe, qu'il pense avoir été très rapidement absorbé par la masse beaucoup plus importante des autochtones. Au-delà d'un vernis arabo-islamique superficiel, l'Espagne musulmane reste à ses yeux, en profondeur, un pays « occidental », e

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dont l'« idiosyncrasie », c'est-à-dire l'être essentiel, n'est pratiquement pas affectée par la rupture historique que constitue la conquête arabe. Et cela au moins jusqu'à sa conquête par les « sauterelles africaines » que furent, à la fin du XI et au XII siècle, les Berbères almoravides et almohades. Sans prétendre qu'il soit facile de relier ces thèses à tel choix politique, on peut penser que ces positions ne sont pas sans lien avec les grandes options vers lesquelles les événements chaotiques du siècle jetèrent un auteur qui y fut intensément engagé : ayant fui le régime de Franco, Sánchez Albornoz ne fut-il pas, dans son exil argentin, président de la République espagnole en exil ? e

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Depuis les années 1970, d'autres controverses se sont développées, dérivées au fond de la précédente, comme celle portant sur la « berbérisation » et la « tribalisation » de l'Espagne musulmane. Tout récemment encore (1997), un ouvrage de Gabriel Martinez Gros intitulé Identité andalouse a tenté de relancer le débat sur l'« orientalisation » de l'Espagne musulmane, mais en prétendant se placer sur un plan différent de la querelle sur la nature « orientale » ou « occidentale » de la civilisation andalouse, qu'il juge dépassée ou peu pertinente. Cet auteur, pour lequel l'objectivité est une simple « convention sociale », conteste en fait la possibilité même, à l'aide des sources arabes, d'atteindre la « réalité historique » des premiers siècles de l'histoire d'al-Andalus, donc de prouver quoi que ce soit à leur sujet. Toute la littérature historique dont nous disposons naît à l'ombre du califat du X siècle, et la préoccupation majeure de ses auteurs serait de défendre la légitimité de ce dernier, et non de nous fournir une vision objective du passé : sous le califat, dit-il, « al-Andalus écrit, sous la dictée, ses textes fondateurs ». Cet « aménagement de l'histoire » rendrait quasi inutilisables pour une histoire « positiviste » ou « naïve » des textes qui ne sont aucunement soucieux de relater objectivement les « faits » que l'historien y cherche, mais n'ont pour but que de conforter l'« idéologie omeyyade ». En Espagne, le caractère acharné des controverses sur la phase arabe de l'histoire nationale est à relier aux tensions politiques nées de la structure contrastée d'un pays fait de régions aux histoires longtemps différentes, où se maintiennent de fortes cultures régionales ou quasi nationales, et où se sont développées au cours des deux siècles passés des luttes politiques d'une violence extrême. Dans une perspective européenne, ou plus largement euroarabe, par ailleurs, on a trop souvent mythifié l'histoire d'al-Andalus, où l'on a voulu voir, aussi bien en Occident que dans l'imaginaire arabe, à la fois un paradis perdu et le modèle de possibles « Andalousies » consensuelles du e

futur. Dans un article paru dans le Nouvel Observateur en octobre 1994, Jean Daniel évoquait une « sacro-sainte Andalousie où, pendant une soixantaine d'années environ, [avait] régné ce phénomène merveilleux et bouleversant qu'on a appelé l'"esprit de Cordoue" ». Il est permis d'admirer les réalisations du califat de Cordoue et de constater que, dans sa phase centrale, il a correspondu effectivement à un moment de relatif apaisement des tensions ethno-religieuses qui ont si souvent marqué l'espace méditerranéen au cours de l'histoire. Mais on n'est pas obligé de respecter le tabou qui semble parfois affecter une histoire d'al-Andalus excessivement marquée de volontarisme consensualiste et à laquelle on ne pourrait pas toucher de peur de détruire le fragile espoir entretenu de part et d'autre de la Méditerranée de retrouver un jour cet « esprit de Cordoue ». On s'efforcera dans les pages qui suivent de reconstituer et de comprendre dans son ensemble l'histoire de l'Espagne musulmane et les caractéristiques des grandes phases de sa civilisation de la façon la plus dépassionnée et, si l'on veut, « objective » possible, sans éluder les controverses, mais en se souvenant qu'il revient à l'historien de « faire l'histoire » lucide du passé. Celui-ci, sans doute, pèse de diverses façons sur le présent, y compris par l'image que ce dernier entretient à son sujet. Le dialogue entre passé et présent est inévitable, et il n'y a évidemment pas de société possible sans mémoire, ni sans doute de construction du futur. L'avenir, cependant, ne peut s'édifier sur des équivoques et sur des mythes, et al-Andalus, comme beaucoup d'épisodes de l'histoire où l'Occident et le monde arabe se sont rencontrés et confrontés, a souvent donné lieu à des interprétations quelque peu mythiques. Il est sans doute impossible de s'en dégager totalement. À chaque détour de cette histoire, des enjeux contemporains de son écriture étaient et sont encore présents. Du moins peut-on s'engager dans le parcours qui va suivre avec un oeil attentif.

Première partie LA CONQUÊTE ET L'ÉPOQUE ÉMIRALE

CHAPITRE PREMIER AL-ANDALUS, PROVINCE DU CALIFAT OMEYYADE DE DAMAS Parmi les retombées des polémiques qui ont entouré l'histoire de l'Espagne musulmane, il faut faire figurer le curieux ouvrage publié en 1969 par l'historien espagnol Ignacio Olagüe, sous le titre fracassant : Les Arabes n'ont jamais envahi l'Espagne. Ce livre, qui ne reculait pas devant la négation paradoxale de la conquête arabe du début du VIII siècle, prétendait rétablir la « vérité historique » sur les conditions dans lesquelles s'est effectué, dans le haut Moyen Age, le rattachement de la péninsule Ibérique à l'aire de civilisation arabo-musulmane. Aux yeux de l'auteur, la conquête par les Arabes d'un empire s'étendant sur plus de neuf mille kilomètres, avec les moyens techniques de l'époque, est tout simplement incroyable et ne constitue donc pas un fait historique crédible. Il l'est encore moins s'agissant de cette extrémité occidentale de la conquête qu'est l'Espagne : « La plupart des historiens, écrit-il, ont été convaincus que la péninsule Ibérique a été conquise par les habitants du Hedjaz ; aucun n'a simplement déployé une carte, pour mesurer le parcours et étudier les obstacles, aucun ne s'est interrogé sur les conditions matérielles du déplacement ... » De telles thèses, historiquement intenables, n'ont pas été totalement enterrées et réapparaissent de temps en temps, ainsi dans un récent ouvrage de Norman Roth : « Il est extrêmement douteux qu'un seul Arabe ait participé à la conquête de l'Afrique du Nord, alors que la conquête de l'Espagne fut entièrement le fait de troupes berbères. » « Les vrais Arabes, explique-t-il, étaient hostiles aux voyages audelà des limites de leur pays et étaient peu intéressés par un établissement dans des lieux aussi éloignés que l'Irak, la Syrie, et encore moins l'Espagne ! » De telles affirmations se passent de commentaire. Leurs motivations — « nationalistes » ou « politiques » — et le processus démonstratif qui prétend les fonder mériteraient un examen plus attentif. Pour expliquer l'arabisation et e

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l'islamisation de la péninsule Ibérique, Ignacio Olagüe imaginait un processus complexe qui faisait intervenir de profonds bouleversements dans le bassin méditerranéen du haut Moyen Âge, liés à une phase de dessèchement climatique et à un conflit entre des tendances religieuses antagonistes, dont l'une, l'unitarisme arien, triomphant en Espagne, avait préparé le terrain pour l'adoption de la doctrine musulmane ; cette dernière, entraînant avec elle la langue arabe, se répandait parallèlement sur les rives méridionales de la Méditerranée du fait des contacts religieux, culturels et commerciaux entre l'Occident et l'Orient. Ce n'est que lorsque l'Islam se fut définitivement implanté dans la Péninsule que, pour expliquer un passé chaotique sur lequel on était mal renseigné, auraient été élaborés les récits faisant état d'une conquête par les Arabes au début du VII siècle. e

Les antécédents de la conquête : l'empire arabe et l'occupation du Maghreb Les faits généraux de l'histoire méditerranéenne dans laquelle s'insère la conquête de la péninsule Ibérique par les musulmans ne laissent pourtant lieu à aucun doute. Le dynamisme des tribus arabes du centre de la Péninsule, déjà révélé par leur progression au Yémen avant l'apparition de l'islam, et par des migrations spontanées vers la Syrie et la Djéziré (nord de l'Irak), fournit aux successeurs immédiats du Prophète, après sa mort en 632, l'instrument d'une première conquête qui leur donne la domination de la Syrie, de l'Égypte, et de l'Empire perse sassanide (Irak et Iran). Après la grande crise interne des années 656-661, le nouveau pouvoir, établi non plus à Médine mais à Damas, celui des Omeyyades, dynastie arabe qui s'appuie sur les tribus, reprend, de façon systématique, une politique d'expansion arabe dirigée en premier lieu contre la puissance byzantine. On organise de grandes armées et même des flottes importantes, qui tentent à deux reprises (668-673 et 717-718) d'attaquer jusqu'à la capitale de l'Empire byzantin, Constantinople. Mais on poursuit aussi avec persévérance un projet d'occupation du Maghreb rendu difficile moins par la résistance des autorités byzantines d'Afrique qui occupent la région de la Tunisie actuelle que par l'esprit d'indépendance des tribus berbères largement « déromanisées » qui peuplaient le Maghreb central et occidental. Les jalons extrêmes de cette conquête sont, à l'arrivée de la première armée arabe, la fondation de Kairouan en 670 par

'Uqba b. Nafî', et, trois décennies plus tard, après la prise définitive de Carthage en 698, la victoire arabe sur les Berbères entraînés par la célèbre Kahéna. On sait que, craignant une réoccupation byzantine de l'ancienne capitale, les autorités arabes la détruisirent et fondèrent à peu de distance l'actuelle Tunis, destinée d'abord à être principalement un arsenal. On fit venir un millier d'artisans chrétiens d'Égypte pour y construire les navires destinés à lutter contre la puissance de Byzance en Méditerranée occidentale. À partir de 703, de grandes expéditions navales sont lancées pratiquement chaque année contre la Sicile et accessoirement contre la Sardaigne. En 707, la flotte s'en prend même aux Baléares, qui sont pillées. Un « roi de Majorque » figurera plus tard dans le cortège qui accompagnera le gouverneur de Kairouan, Mûsâ b. Nusayr, à son retour en Orient. En 705, en effet, ce grand « proconsul » a été envoyé par le calife Walîd I , qui vient d'accéder au pouvoir, comme gouverneur de la nouvelle province d'Ifrîqiya (transposition en arabe du nom de l'Africa byzantine), qui tend à se détacher administrativement de l'Égypte aux autorités de laquelle les généraux de la conquête avaient été jusqu'alors subordonnés. Alors qu'à cette époque on nomme généralement des membres de l'aristocratie tribale arabe comme gouverneurs, il s'agissait d'un personnage de moindre origine, faisant, semblet-il, partie des « clients » (mawâlî) de la tribu arabe de Lakhm, mais qui avait exercé des fonctions très importantes en Égypte. À son lien de dépendance envers cette tribu s'était probablement subsitué un rapport de même nature avec la dynastie omeyyade au service de laquelle il était passé. Il avait sans doute pour mission principale d'organiser une province soumise depuis peu de temps. C'est sous son gouvernement que se produit la conquête de l'Espagne. Le matériel humain en est constitué, dans un premier temps, presque exclusivement par des Berbères islamisés dirigés par son affranchi berbère Târiq b. Ziyâd, auquel il avait confié le commandement de Tanger. Cette participation très importante des non-Arabes, en l'occurrence l'élément nord-africain, à la conquête, est une originalité dans le contexte d'ensemble du califat omeyyade où les armées restent principalement arabes. Il s'agit ici d'une politique délibérée de Mûsâ, prenant probablement en compte l'insuffisance des effectifs arabes pour poursuivre une entreprise de conquête qui reste, à ce moment, l'un des points importants de la politique du califat. Peut-être son origine moins aristocratique que celle de la majorité des hauts responsables contribue-t-elle aussi à expliquer cet effort d'association des Berbères tout récemment islamisés au djihâd mené par les Arabes. er

Faiblesse des traditions historiographiques arabes On a complètement oublié les élucubrations d'Ignacio Olagüe qui, laissant paradoxalement de côté les données incontestables de l'histoire méditerranéenne, s'acharnait à élaborer une hypothèse sensiblement plus compliquée et moins crédible que la version « traditionnelle ». La conquête arabe de l'Hispania est en effet bien attestée, en dehors même des chroniques arabes effectivement tardives, par divers textes latins bien plus anciens et par l'émission par Mûsâ, dès les premières années de la domination musulmane, de monnaies arabo-islamiques. Mais il faut comprendre les tendances historiographiques « continuistes » ou « traditionalistes » à l'extrême desquelles se situe Olagüe. Elles s'expliquent par la combinaison de plusieurs facteurs. En premier lieu, une répugnance, fréquente chez les auteurs espagnols du XIX et de la première moitié du XX siècle, à admettre qu'une conquête effectuée par quelques milliers de guerriers arabes et berbères ait pu introduire un changement à la fois brutal et profond des conditions d'ensemble existantes dans la Péninsule à l'époque antérieure. L'attachement à l'idée nationaliste d'une « Espagne éternelle », qui conduit à minimiser le plus possible le fait même de la conquête arabe et de ses effets sur l'Hispania wisigothique, est aussi à prendre en compte. Mais l'obscurité qui entoure l'époque de la conquête arabe de la Péninsule, du fait de la grande pauvreté des sources, favorise évidemment au plus haut point l'élaboration d'hypothèses dont certaines risquent de s'écarter exagérément de ce que l'on peut raisonnablement admettre comme « réalité historique ». La brutalité du changement politico-religieux intervenu au sommet du pouvoir du fait de la victoire des armées musulmanes dans la Péninsule est pourtant un fait incontestable, même si les sources historiographiques arabes qui nous renseignent à son sujet sont très postérieures et de fiabilité inégale. Dans le monde musulman en formation, on se préoccupa d'abord de mettre par écrit la tradition juridico-religieuse, et en particulier le hadîth, ensemble de récits relatant les faits et gestes du Prophète, qui constituait une source complémentaire du Coran pour l'élaboration du droit musulman, élément indispensable de structuration de la nouvelle société. Ce n'est qu'au IX siècle que l'on chercha à rédiger sous forme d'annales des traditions jusque-là conservées principalement par oral et sans ordre chronologique, relatives aux e

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événements des premiers temps de l'empire arabe. La première grande histoire ordonnée de ce type écrite en arabe est celle de Tabarî, auteur bagdadien d'origine persane, qui est mort en 923. Elle ne contient d'ailleurs que de brèves indications sur la conquête de l'Espagne. Il existe cependant des recueils de traditions plus anciens, de moindre ambition, mais qui contiennent des récits plus nourris sur le sujet. Le principal auteur est le traditionniste médinois alWâqidî, mort en 822. On n'a malheureusement pas conservé son ouvrage sur la conquête du Maghreb et de l'Espagne (Futûh Ifrîqiya) ; mais les citations plus ou moins littérales qu'en font des auteurs ultérieurs, comme le Bagdadien al-Balâdhurî, mort en 892, auteur d'un Livre des conquêtes des pays (Kitâb futûh al-Buldân), permettent d'en connaître la substance. Il existait d'autres chaînes de traditions relatives à la conquête de l'Espagne, comme celles qu'utilise l'Égyptien Ibn 'Abd al-Hakam, mort en 870 : il recueille en effet dans son Livre de la conquête de l'Egypte (Kitâb futûh Misr) des récits rapportés par des traditionnistes plus anciens, comme ses deux compatriotes 'Uthmân b. Sâlih, mort en 834, et, dans une moindre mesure, al-Layth b. Sa'd, un juriste bien connu, mort en 791. En ce qui concerne les textes, on peut ainsi se rapprocher chronologiquement de l'époque de la conquête, sans toutefois pouvoir remonter jusqu'au début du VIII siècle. Ces récits se soucient peu de chronologie, ils sont parfois contradictoires et distinguent souvent mal le vrai du vraisemblable et surtout du merveilleux qui imprègne une partie de ces traditions. Les antécédents de la conquête, ses phases principales et ses itinéraires sont ainsi malaisés à reconstituer de façon sûre, et les événements crédibles se mêlent à ces récits, peut-être plus présents dans cette historiographie ancienne d'al-Andalus que dans celle des autres parties de l'empire arabe. La conquête du Maghreb, menée par les armées du califat de Damas dans les trois dernières décennies du VII siècle, est cependant, elle aussi, difficile à reconstituer exactement. On s'est ainsi beaucoup interrogé sur la nature et sur la portée de la tenace résistance berbère longtemps incarnée par la mystérieuse Kahéna, reine ou magicienne de l'Aurès. Le légendaire hispanique constitue également un écran souvent gênant pour la connaissance de la réalité historique de la conquête de la Péninsule. Il n'a cependant pas empêché les historiens d'établir un récit crédible et cohérent des circonstances qui, une fois le Maghreb soumis, auraient amené l'intervention des armées musulmanes de l'autre côté du détroit. Un personnage, de religion chrétienne mais dont l'origine est incertaine — e

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chef byzantin, berbère ou wisigoth — que les sources arabes appellent Yulyân et qui est passé dans l'historiographie chrétienne sous le nom de « comte Julien », était, semble-t-il, gouverneur de Tanger et de Ceuta lorsque le walî omeyyade de Kairouan, Mûsâ b. Nusayr, étendit définitivement l'autorité du califat de Damas jusqu'au Maghreb extrême et au détroit de Gibraltar, et confia à Târiq b. Ziyâd le gouvernement de cette zone. S'étant soumis aux musulmans qui lui avaient pris Tanger et laissé momentanément Ceuta, il les aurait incités à passer le détroit et leur aurait apporté une aide appréciable en leur fournissant des navires, d'abord pour un raid de pillage dirigé en 710 par un chef appelé Tarif, puis pour l'expédition plus importante et décisive de 711 aux ordres de Târiq b. Ziyâd. Aux yeux de la plupart des historiens, ce noyau de faits est, comme le dit Pedro Chalmeta, « au-delà de tout doute raisonnable ». Il s'inscrit à cet égard en faux contre les thèses d'un arabisant comme Joaquin Vallvé , l'un des tenants des thèses « traditionalistes », qui a voulu voir dans ces récits des sortes de mythes. Les premiers chefs musulmans à avoir pris pied en Espagne ne seraient pas, aux yeux de cet auteur, des personnages réels : Tarif serait une fausse étymologie de Tarîfa, le port de la côte espagnole où l'on situe son débarquement, et Târiq serait un nom symbolique, désignant celui qui ouvre la « voie » (tarîq, mot de la même racine) à la conquête. Ces interprétations, éventuellement ingénieuses, et cette mise en cause de la réalité historique à laquelle réfèrent les récits relatifs à la conquête relèvent de la répugnance déjà évoquée à accepter le fait même de la conquête telle que la décrivent les sources arabes : une prise de possession brutale, par des conquérants étrangers, d'un pays qui n'offrira pas une grande résistance ; répugnance aussi à accepter l'idée que la date de 711 marque une rupture décisive dans l'histoire espagnole. Compte tenu de la nature des sources, on n'aura sans doute jamais de « preuve » absolue venant confirmer une position ou une autre sur tel ou tel point particulier. Mais la cohérence globale du processus de conquête n'est pas contestable. Les guerriers arabes que les Francs rencontrent à Poitiers vingt ans plus tard sont bien passés par l'Espagne ! Mais il est vrai que chacun des détails de la progression des musulmans et de son contexte peut prêter à discussion. En ce qui concerne le statut de Ceuta et de Tanger à l'arrivée des Arabes, par exemple, les relations que pouvait entretenir Yulyân, dont l'existence même semble peu douteuse, avec les pouvoirs politiques les plus importants du moment, les Byzantins et le roi wisigoth de Tolède, sont 3

problématiques. On pourrait penser que les villes du détroit avaient servi pendant un certain temps de relais à une flotte byzantine dont on ne sait pas très bien si, vers la fin du VII siècle, elle atteignait encore l'extrême Occident méditerranéen ; mais ce sur quoi les textes insistent en fait, ce sont des liens avec le pouvoir wisigothique, qui se seraient concrétisés par la présence à la cour du dernier roi de Tolède de la fille du gouverneur de Ceuta. C'est là qu'intervient l'histoire du viol de celle-ci par le roi Roderik ou Rodrigue, de l'œuf pourri qu'elle aurait envoyé à son père pour l'avertir de cette humiliation, et de la vengeance qu'aurait voulu en tirer le comte Julien en livrant la Péninsule aux Arabes. Quant à Rodrigue, arrivé au pouvoir en 710, et dont personne ne met en doute la réalité historique, il aurait provoqué aussi le destin en ouvrant une chambre que la tradition condamnait à rester fermée, et où l'on aurait trouvé des images prémonitoires des guerriers arabes qui s'apprêtaient à envahir le pays ! On pourrait d'ailleurs, si c'était nécessaire, verser au « dossier » de la réalité de la conquête arabe de la Péninsule l'image de ce roi wisigoth qui figure parmi les souverains vaincus sur l'une des peintures qui décorent les murs des bains de l'ancien palais omeyyade de Qusayr 'Amra en Jordanie, édifié plus vraisemblablement avant qu'après 720. e

Les armées arabo-berbères en Espagne et l'occupation du royaume wisigothique Le débarquement de l'armée de Târiq aux environs de Gibraltar, forte, semble-t-il, d'une douzaine de milliers d'hommes, dans leur grande majorité des Berbères, eut lieu à la fin du printemps 711. Rodrigue, qui combattait les Basques dans le nord du royaume, vint en hâte faire face à cette invasion et subit, à la fin de juillet, une défaite complète, qu'aurait favorisée la défection des fils de son prédécesseur Witiza, qui, bien que la monarchie wisigothique ait été élective, s'estimaient injustement dépossédés du pouvoir. En dépit d'une tradition divergente qui ne le fait disparaître qu'un peu plus tard, le dernier roi wisigoth périt sans doute dans ce combat du Wâdî Lakko ou Guadalete, à proximité d'Algésiras, ce qui entraîna l'effondrement d'une structure étatique réduite au minimum et fragilisée par la crise sociale et politique que connaissait alors un royaume wisigothique divisé par les rivalités entre clans aristocratiques et affaibli par les problèmes socio-économiques. Les lois d'une extrême dureté édictées par les derniers conciles de Tolède contre les juifs et contre les esclaves en fuite semblent bien avoir été des manifestations de ces

difficultés. Après une seconde victoire remportée près d'Ecija sur une autre force wisigothique, Târiq aurait d'ailleurs vu se joindre à lui une masse de mécontents, auxquels l'arrivée des musulmans donnait, comme le dit LéviProvençal, une chance « d'échapper, par leur ralliement au vainqueur, à la dure condition du servage et à l'iniquité du régime ». Il reçut en particulier le concours des juifs du sud de l'Espagne, si durement persécutés dans les années antérieures. On sait qu'ils allaient s'engager jusqu'à garder militairement certaines villes conquises pour permettre aux armées musulmanes de progresser vers le nord. On s'est beaucoup interrogé sur le caractère aléatoire ou intentionnel de la conquête. Si l'on considère l'expansion arabe dans son ensemble, cette entreprise s'inscrit sans difficulté dans une phase de reprise de la politique d'expansion du califat de Damas : l'empire musulman repousse aussi ses limites orientales jusqu'à atteindre, en 710-713, le delta de l'Indus. L'expédition de Târiq en 711 semble avoir, si l'on s'en tient à ce que disent les sources écrites, été réalisée « avec les moyens du bord », s'agissant du moins du transport d'une rive à l'autre du détroit. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas eu intention de conquérir la Péninsule. Il est probable que l'expédition de l'armée arabe que Mûsâ b. Nusayr mena l'année suivante à l'aide de son lieutenant fit l'objet d'une meilleure planification. Un bref passage d'une notice biographique écrite au XII siècle par al-Dabbî, auteur d'un répertoire de savants d'al-Andalus, rapporte que la flotte que Mûsâ b. Nusayr avait fait armer à Tunis pour lutter contre les Byzantins en Méditerranée centrale participa aux opérations en Espagne, vraisemblablement après y avoir emmené cette seconde expédition : fournissant un résumé de la vie d'un traditionniste appelé 'Ayyâsh b. Sharâhil al-Himyarî, cet auteur indique en effet que, placé à la tête de la flotte d'Ifrîqiya sous le califat omeyyade, il emmena celle-ci en al-Andalus dont il revint en l'an 100, c'est-à-dire en 718719. Comme par ailleurs, si l'on s'en tient aux dates connues des raids lancés depuis Tunis contre la Sicile, ces derniers semblent s'interrompre entre 710 et 720, on doit bien penser que l'occupation de la Péninsule donna lieu à certaines opérations combinées entre l'armée et la flotte. On a cherché un autre indice du caractère relativement planifié de l'occupation de l'Espagne dans l'émission à Tanger, dans les années 709-711, de monnaies de bronze (fulûs) portant des légendes évoquant le djihâd, et donc vraisemblablement frappées pour payer les soldes des contingents qui allaient s'engager dans la guerre sainte en Espagne. e

La plupart des traditions ne parlent que des conquêtes terrestres. À partir de leurs indications, les auteurs modernes se sont efforcés de reconstituer la marche des deux armées berbère et arabe qui, de 711 à 714, date à laquelle Mûsâ fut rappelé à Damas par le calife, occupèrent méthodiquement le pays, apparemment sans grandes difficultés. Cordoue, par exemple, fut occupée dès octobre 711 par sept cents cavaliers détachés du gros de l'armée de Târiq, qui poursuivit sa marche vers Tolède. La capitale du royaume semble avoir été prise facilement, comme la plupart des autres centres. La seule ville qui offrit une résistance sérieuse fut la grande métropole religieuse de Mérida : Mûsâ, débarqué dans l'été de 712 et ayant occupé Séville que Târiq avait laissée de côté, dut assiéger cette ville pendant les derniers mois de 712 et les six premiers de 713. C'est après la prise de la cité que le chef arabe se rendit à Tolède pour y retrouver Târiq qui, après ses victoires au sud, s'était employé à soumettre le nord de l'Espagne. Le gouverneur de Kairouan aurait accablé de reproches son subordonné, estimant peut-être qu'il avait fait preuve de trop d'initiative et soustrait à son propre contrôle un butin trop important. C'est dans ce contexte que se situe l'épisode, sans doute en grande partie légendaire bien que rapporté par toutes les sources arabes, de la « table de Salomon », symbole de toutes les richesses acquises par les conquérants en Espagne. Mûsâ aurait contraint son lieutenant à lui céder cette table d'une valeur inestimable, trouvée dans les trésors de la ville royale de Tolède, qui était taillée dans une émeraude gigantesque et enrichie de perles et de pierres précieuses. Mais Târiq aurait eu la présence d'esprit d'enlever et de dissimuler l'un des trois cent soixante-cinq pieds, qu'il put montrer au calife lorsque les deux chefs durent se présenter devant lui en Orient, confondant ainsi son supérieur. Centralisation califale et poursuite de l'expansion en Gaule La conquête de la Péninsule était pratiquement achevée lorsque Mûsâ fut en effet, en 714, rappelé par le calife de Damas, al-Walîd. Les sources insistent sur l'immensité du butin et sur le nombre des captifs et des otages qu'il ramena en Orient, où il arriva peu avant la mort du calife, pour être sérieusement maltraité par son successeur Sulaymân (715-717), qui lui reprochait de n'avoir pas retardé son arrivée comme il le lui avait demandé. En quittant son gouvernement de l'Occident, Mûsâ avait laissé ses fils 'Abd Allâh et 'Abd al'Azîz pour le remplacer en Ifrîqiya et en al-Andalus. En fait, un autre

gouverneur fut envoyé à Kairouan ; il emprisonna 'Abd Allâh, qui fut exécuté, et l'on confisqua les biens de la famille de Mûsâ. En al-Andalus, 'Abd al-'Azîz b. Mûsâ, qui semble avoir résidé à Séville, aurait tenté de se rendre indépendant, mais, au bout de quelques mois, il fut assassiné par les chefs de l'armée arabe. Selon l'une des traditions relatives aux premiers temps de la conquête, il avait épousé la veuve de Rodrigue et, poussé par elle, se serait donné des allures royales, allant jusqu'à porter une couronne dans l'intimité et à faire construire une porte assez basse pour que ses visiteurs fussent contraints de s'incliner devant lui en entrant ! L'esprit d'indépendance de Mûsâ et cette possible tentative de son fils de dégager l'extrême Occident musulman de l'autorité de Damas venaient trop tôt, à une époque où le sentiment d'unité des musulmans et la centralisation autour du pouvoir califal restaient très forts. Mûsâ avait d'ailleurs obtempéré sans discussion à l'ordre du calife d'abandonner l'Occident pour se présenter devant lui. Dans les années qui suivent, cette centralisation continuera à se manifester par la rapide succession des gouverneurs nommés à Cordoue, où a été établi définitivement le gouvernement de la province. La liste qui peut en être dressée de façon à peu près sûre en croisant les données fournies par la chronique latine mozarabe de 754 et les traditions transcrites plus tard dans les sources arabes en comporte douze de l'élimination de 'Abd al-'Azîz b. Mûsâ en 716 à la mort de 'Abd al-Rahmân al-Ghâfiqî à Poitiers en 732, ce qui signifie qu'ils ne restèrent en moyenne qu'un peu plus de un an en fonctions. Tous ces gouverneurs appartiennent à l'« aristocratie » des Arabes de souche, la désignation d'un mawla ou « client », comme cela avait été le cas de Mûsâ b. Nusayr, ne s'étant pas reproduite. Ce sont alors le djund (armée) arabe et ses chefs qui occupent, de façon exclusive, le devant de la scène historique. Les éléments indigènes en sont presque totalement absents. Les vicissitudes internes du pouvoir établi en al-Andalus n'interrompirent pas le mouvement d'expansion, alors même que le règne du calife 'Umar II, de 717 à 720, est considéré comme représentant en Orient une phase de modération de la politique conquérante. C'est sous al-Hurr (716-719), le successeur de 'Abd al-'Azîz nommé par le gouverneur de Kairouan, que les forces arabo-berbères d'al-Andalus entrèrent en Septimanie, région de la Gaule qui correspondait à peu près à la plaine languedocienne située entre la Méditerranée et le Massif central, et qui faisait partie du royaume wisigothique. Les musulmans paraissent avoir soumis assez facilement cette province et s'établirent à demeure à Narbonne. De là, ils lancèrent en direction

du Toulousain et de la vallée de la Loire, d'un côté, de la vallée du Rhône, de l'autre, des expéditions dont la chronologie reste mal connue. Les sources arabes n'apportent que très peu de chose à leur sujet, et les textes latins de cette époque sont squelettiques, bien que tout de même un peu plus précis. Le Liber pontificalis, dont les notices sur chaque pape étaient rédigées à Rome du vivant de chacun d'entre eux, fait état de la conquête de l'Espagne par les Sarrasins dans le passage qu'il consacre à Grégoire II (715-731), et mentionne une victoire importante remportée sur eux en 721 par le duc d'Aquitaine Eudes. Pour l'auteur du Liber, les chrétiens avaient été victorieux parce que le pontife romain avait envoyé l'année précédente à ce dernier des éponges utilisées pour son autel. Le duc, avant la bataille, les avait réduites en menus morceaux pour les donner à manger à ses soldats, acte magique qui témoigne d'une certaine idée de guerre religieuse ou sainte dès ces premiers affrontements de la chrétienté occidentale avec l'islam. Le même texte qualifie les Aquitains de Francs, car ils faisaient partie, en principe, du royaume mérovingien. On sait cependant que les relations d'Eudes, qui résidait à Toulouse, avec le pouvoir véritablement « franc », celui de Charles Martel (719-741), étaient très tendues. Compte tenu du peu de force de la dynastie mérovingienne à son déclin, le duc d'Aquitaine avait alors constitué les régions situées au sud de la Loire en une principauté quasi indépendante que le maire du palais d'Austrasie tentait de replacer sous l'autorité du pouvoir franc. Comme son père Pépin de Herstal, et après la crise qui suivit la mort de celui-ci en 714, Charles s'était emparé, à partir de la mairie du palais d'Austrasie, de l'autorité effective dans le royaume mérovingien en n'y laissant subsister qu'un roi nominal. Appuyé sur un indéniable particularisme régional - les Aquitains s'étaient longtemps considérés comme des « Romains » face aux aristocraties bien plus fortement germanisées de Neustrie et d'Austrasie -, Eudes aspirait probablement à créer une véritable monarchie en Aquitaine ; il est possible que la papauté, menacée par la pression des rois lombards et inquiète de la progression de l'islam en Afrique et en Espagne, ait à ce moment vu en lui le défenseur qu'elle cherchera plus tard chez les Francs. Mais, pris entre la pression musulmane au sud et la puissance austrasienne au nord, les rêves d'autonomie du prince toulousain allaient être de courte durée, bien qu'il eût essayé de profiter des problèmes que pouvaient rencontrer les uns et les autres. On sait ainsi, par la Chronique mozarabe de 754 rédigée en latin par un chrétien vivant en Espagne sous la domination musulmane, que, vers 730, il s'allie à un chef

berbère révolté dans les Pyrénées contre l'autorité arabe du gouverneur de Cordoue ; il aurait même donné sa fille en mariage à ce personnage dont les sources latines déforment le nom et qui semble s'être appelé Munûsa. Quelques autres auteurs latins contemporains évoquent plus sommairement l'irruption des Arabes en Espagne et en Gaule. Ainsi dans son Histoire ecclésiastique de la nation anglaise, Bède le Vénérable, qui écrit en 735, mentionne l'avancée des Sarrasins jusqu'en Gaule, les destructions subies par ce pays et le châtiment reçu par les envahisseurs à Poitiers. Parallèlement à leurs actions militaires, les autorités arabo-musulmanes qui gouvernaient l'Espagne s'attachèrent à une série de réformes politicoadministratives, à caractère sans doute essentiellement fiscal, qui correspondent certainement à une volonté d'aligner le statut de la province sur celui des territoires orientaux du califat, eux-mêmes en train de s'organiser (les principales réformes à cet égard sont attribuées au calife 'Umar II, qui règne, comme on l'a vu, de 717 à 720). Il semble bien que la normalisation des acquisitions de terres faites par les conquérants lors de l'occupation de la Péninsule et l'organisation d'un système d'imposition aient été les problèmes les plus ardus à résoudre, sans que l'on puisse savoir en quoi exactement consistèrent les dispositions que prirent les différents gouverneurs à cet égard. Il est surtout question des tensions que pouvaient faire naître ces mesures entre le pouvoir et les différents éléments de la population, Arabes, Berbères et indigènes. La politique fiscale était sans doute étroitement reliée à une politique monétaire dont on connaît au moins un aspect concret avec les pièces conservées dans les collections numismatiques. Ces témoins directs des premiers temps de la conquête semblent révéler une volonté d'« acculturation » progressive et réfléchie du pays à travers des frappes de monnaies à légendes musulmanes latines en 712-714, moment de la présence de Mûsâ b. Nusayr dans la Péninsule, puis bilingues en 716-717, enfin uniquement arabes à partir de 720. Mais surtout apparaît sur ces monnaies un terme jusque-là inconnu dans les sources et dont l'origine est assez mystérieuse, pour désigner la nouvelle province de l'empire islamique : celui d'al-Andalus. On voit le terme latin Hispania des légendes latines traduit en arabe par ce nom. Quelle que soit l'explication que l'on donne à ce dernier (la plus courante en fait un dérivé du nom des Vandales qui avaient occupé le sud de l'Espagne des environs de 415 à 429), il manifeste apparemment la volonté plus ou moins explicite des autorités d'imposer une identité nouvelle, en rupture radicale avec les anciennes réalités du pays.

Berbères, Arabes et indigènes dans la Péninsule au lendemain de la conquête Même s'il s'était inscrit dans le cadre d'une politique d'expansion, le gouvernement de Mûsâ b. Nusayr au Maghreb et en Espagne avait marqué une ouverture envers l'une des populations conquises, les Berbères, qui venaient d'être gagnés à l'islam. Jamais, en aucune autre province, des éléments autochtones ne furent à ce point associés à l'expansion comme les Berbères le furent pour la conquête de l'Espagne. Après le départ de Mûsâ et la répression menée contre ses fils, un raidissement arabe se produisit cependant aussi bien en Espagne qu'en Afrique : en Ifrîqiya, la politique très dure du gouverneur de Kairouan, Yazîd b. Abû Muslim (720-724), provoqua une vive agitation et son assassinat. En Espagne, le gouverneur al-Hurr (716719) aurait pris des mesures sévères contre les Berbères installés dans le pays à qui l'on reprochait d'avoir « caché des trésors ». La Chronique mozarabe de 754 révèle ainsi, entre Mauri ou Berbères et Sarraceni ou Arabes, un antagonisme qui ne fera que s'accuser dans les décennies suivantes.

Du nombre des Berbères qui s'installèrent alors en Espagne, on peut seulement dire qu'il était sans doute très supérieur à celui des Arabes. Les chiffres sont plus précis concernant ces derniers, notamment les contingents militaires (djund) entrés en Espagne. Mais ils ont fait l'objet de discussions serrées, car ils sont liés à des suppositions sur l'intensité de l'arabisation de la Péninsule. Les hypothèses varient entre celle, minimale, de Sânchez Albornoz, pour qui ils n'étaient pas plus d'une trentaine de milliers, et d'autres qui doublent au moins ce chiffre. Quoi qu'il en soit, on peut affirmer la présence dans la Péninsule de quelques dizaines de milliers d'Arabes. Autre sujet de discussion : ces guerriers étaient-ils venus « sans femmes », ce qui aurait favorisé le métissage et une rapide assimilation à la société indigène, ou par clans entiers ? Compte tenu de la mentalité des Arabes, très attachés à leurs groupes familiaux et claniques, et jaloux de l'honneur de leurs femmes, il est peu vraisemblable que les guerriers de l'armée de Mûsâ, s'ils n'étaient pas accompagnés de leurs familles lorsqu'ils passèrent le détroit, ne les aient pas fait venir par la suite. On peut d'ailleurs se demander si, à cette époque, les armées tribales arabes n'effectuaient pas encore leurs déplacements avec ces familles.

Le problème est moins celui du nombre que celui de la cohésion sociale et de l'impact sur la société conquise. Ces Arabes étaient en situation dominante et dotés de fortes structures tribales patrilinéaires et endogames dont l'organisation militaire favorisait la conservation. Ils étaient, par ailleurs, systématiquement « preneurs de femmes » aux dépens du milieu indigène et intégrateurs d'éléments autochtones par le biais du système de la clientèle (wala') ; à l'époque de la conquête, on s'islamisait en s'agrégeant comme client à un patron arabe et à son clan ou à sa tribu, dont on adoptait l'ethnie tribale (nisba) : par exemple, si l'on était le client d'un Arabe ou d'un clan arabe de la tribu de Bakr, on était considéré comme bakrite et l'on accolait à son nom la nisba « al-Bakrî ». La polygamie et la possibilité de s'unir à de nombreuses concubines, les bonnes conditions économiques, la mentalité arabe favorable à la paternité et à l'expansion du groupe familial ou clanique devaient aussi jouer en faveur de l'expansion démographique de ces conquérants, que l'on peut créditer d'un fort pouvoir d'assimilation dans la Péninsule. À partir de là, on peut, à l'inverse de la thèse traditionnelle du rapide « métissage » des Arabes, évoquer la forte et profonde acculturation d'une bonne partie de la société autochtone, fragilisée et destructurée, par l'élément dominant arabe. Quant aux Berbères, ils avaient toutes les raisons de s'arabiser et semblent, de fait, avoir perdu assez rapidement leurs traditions et surtout leur langue. Car l'arabe a joué un rôle essentiel dans l'acculturation : langue de la révélation coranique, donc à proprement parler langue divine, sa diffusion est indissolublement liée à l'expansion de la religion. La destruction de la monarchie wisigothique de Tolède n'avait rien laissé subsister de la structure de l'État romano-barbare hispanique, et c'est un cadre politico-administratif nouveau qui se mit en place. Le transfert de la fonction de capitale de Tolède à Cordoue est significatif de ce changement fondamental. Il n'en alla pas de même au niveau des populations chrétiennes des villes et des régions. En dehors d'une partie de l'aristocratie laïque et religieuse, la plupart des autochtones restèrent en place, sous la « protection » (dhimma) qui leur fut accordée par le nouveau régime et selon la loi musulmane. Ils devinrent ainsi des dhimmî continuant à vivre sous l'autorité des évêques et des comtes maintenus à la tête de leurs communautés, à condition de payer les impôts et de respecter les traités conclus avec les vainqueurs. Ce maintien d'une autonomie communautaire facilita sans doute la tâche des premiers gouverneurs dans un pays où les éléments conquérants, Arabes et Berbères, avaient sans doute cherché à s'établir dans les meilleures

conditions économiques possibles, sans grands soucis des intérêts des autochtones. Par ailleurs, la simplicité efficace de la nouvelle religion et surtout le statut fiscal favorable accordé aux musulmans suscitèrent certainement de nombreuses conversions. Mais, là encore, les sources restent trop peu abondantes et trop peu explicites pour éclairer suffisamment ces premiers temps de l'islam dans la Péninsule. Les limites de l'expansion : la bataille de Poitiers et l'expulsion des musulmans de Gaule méridionale Le califat omeyyade de Damas connaît, dans le deuxième quart du VIII siècle, une crise profonde, qui provoque finalement sa disparition. Peut-être l'empire était-il trop vaste et avait-il atteint aussi certaines limites « écologiques », auxquelles les conquérants arabes étaient mieux adaptés. Le dernier grand effort de djihâd voulu par le calife Hisham b. 'Abd al-Malik (724-743) n'eut pas des conséquences très heureuses : la guerre était coûteuse en hommes et en or pour un « État en gestation, fragile et sous-administré », dont les forces n'étaient pas inépuisables. Sur plusieurs de ses avancées récentes, la poussée musulmane rencontra des résistances plus sérieuses qu'auparavant et les Arabes subirent des défaites. C'est en Gaule, où Carcassonne et Nîmes avaient été occupées vers 725, qu'eut lieu la plus célèbre, celle de Poitiers, en 732. En accord avec la politique générale du califat, une importante armée arabe, dont l'objectif immédiat était vraisemblablement le pillage, mais qui pouvait préluder à une occupation plus durable, entra en Aquitaine par Pampelune et les Pyrénées occidentales. Le gouverneur de Cordoue, 'Abd al-Rahmân alGhâfiqî, qui la commandait fit brûler les faubourgs de Bordeaux et infligea au duc d'Aquitaine Eudes une défaite totale près du confluent de la Dordogne et de la Garonne, puis poursuivit son avancée vers le nord en pillant les monastères. Ces pillages et le transport du butin ont peut-être ralenti l'avancée arabe. Eudes eut le temps de demander de l'aide à Charles Martel, dont il n'avait pourtant cessé de combattre la pression sur l'Aquitaine. Le chef franc vint arrêter l'invasion avec une puissante armée qui barra la route aux musulmans aux environs de Poitiers. Après plusieurs jours d'escarmouches, un combat frontal eut lieu le 25 octobre 732. Les guerriers arabes ne purent entamer la solidité d'une formation défensive bien organisée e

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et le gouverneur de Cordoue fut tué. Le lendemain de l'affrontement, alors qu'ils se préparaient à un nouveau combat, les Francs constatèrent que les tentes bien disposées du « camp immense des Arabes » étaient vides ; les musulmans, vraisemblablement désemparés par la mort de leur chef, avaient profité de la nuit pour « s'éloigner en ordre strict en direction de leur patrie ». En dehors même du renom historiographique ultérieur acquis par l'événement de 732, le long passage que lui consacre la Chronique mozarabe montre qu'il fut perçu par les contemporains eux-mêmes comme une date importante. Le terme d'Europenses, Européens, qu'utilise son auteur pour désigner les Francs laisse penser qu'il était conscient jusqu'à un certain point de l'enjeu « géopolitique » du conflit. Charles Martel ne dirigeait pas ses efforts vers la seule prise de contrôle de l'Aquitaine, mais visait aussi à restaurer l'autorité du pouvoir franc sur les autres parties méridionales du royaume qui, du fait de l'affaiblissement de la dynastie mérovingienne, tendaient, elles aussi, vers une situation d'autonomie. La soumission de la Bourgogne et de Lyon en 733 et la volonté manifeste de Charles d'intervenir plus au sud poussent le chef politique de la Provence, le patrice Mauronte, à s'allier aux musulmans qui établissent des garnisons dans plusieurs villes du bas-Rhône, dont Avignon. L'alliance des Provençaux avec les Arabes apparaissait comme un danger sérieux : après la prise d'Avignon, le pillage de la ville et l'exécution des musulmans qui s'y trouvaient, Charles se dirige vers Narbonne, qu'il assiège sans succès, bien qu'il eût remporté sur la Berre une victoire importante sur une armée de secours envoyée par le gouverneur de Cordoue (737). On le perçoit à travers ces événements : la conséquence immédiate de Poitiers n'est pas tant d'avoir mis un terme à la menace musulmane que d'avoir déclenché l'intervention systématique des Francs, seuls capables de s'opposer aux musulmans. Pour rétablir l'autorité du pouvoir « mérovingien » sur ces régions, il fallait soumettre ou éliminer les pouvoirs locaux. La Provence réduite à l'obéissance, Charles y abolit le patriciat ; en Aquitaine, le pouvoir ducal se maintiendra sous Hunald, le fils d'Eudes mort en 735, puis sous les descendants de ces deux princes ; mais, surveillé de près par la dynastie carolingienne, il n'aura plus la même consistance. Profitant peut-être des difficultés internes des musulmans d'Espagne, le duc Waïfre, qui a succédé à Hunald à l'abdication de celui-ci en 745, tentera bien à plusieurs reprises d'attaquer Narbonne, mais sans succès. Et c'est au pouvoir franc qu'il allait revenir de rétablir la prépondérance du christianisme dans la région. Tout

indique pourtant que les populations étaient encore plus réticentes que celles d'Aquitaine et de Provence à accepter son autorité. Bien loin de se soumettre en masse aux Francs, les chrétiens de Septimanie semblent avoir continué à préférer à leur domination celle des musulmans. Victorieux sur la Berre en 737, Charles Martel n'avait pu, en effet, prendre possession du pays. Il avait traité en ennemies les villes de la région, dont les populations étaient pourtant principalement chrétiennes, démantelant leurs fortifications, se livrant à des représailles et à des prises d'otages avant de rentrer en Francie. Ce n'est qu'une douzaine d'années plus tard, en 751, que Nîmes, Agde, Maguelonne et Béziers furent définitivement rendues à Pépin le Bref par un dignitaire chrétien, le comte Ansemund, vraisemblablement un membre de l'aristocratie locale wisigothique chargé de l'administration des populations chrétiennes pour le compte du pouvoir arabe. Entre-temps, les populations autochtones semblent s'être spontanément soumises à nouveau aux musulmans. On ne peut exclure que ceux-ci aient été encore assez forts pour imposer la soumission à des communautés chrétiennes sans doute très majoritaires en nombre, mais se maintenant dans une situation de neutralité entre deux pouvoirs étrangers et disposées à se soumettre à celui qui l'emporterait. Sans doute les conflits internes qui divisèrent les Arabes et les Berbères vers le milieu du siècle affaiblirent-ils suffisamment les musulmans de Septimanie pour que la solution franque soit finalement apparue comme la plus convaincante. Quoi qu'il en soit, la soumission d'Ansemund fut suivie un peu plus tard par celle des Wisigoths de Narbonne : après avoir obtenu de Pépin le Bref la reconnaissance de leur législation, ils se soulevèrent contre les musulmans et ouvrirent les portes de la cité aux Francs. La date exacte de l'événement, entre 751 et 759, est difficile à déterminer. Yémen et Qays : conflits tribaux à la fin du califat omeyyade Peu avant le ralliement d'Ansemund aux Francs, en 747 ou 748, le gouverneur arabe de Narbonne, 'Abd al-Rahmân b. 'Alqama al-Lakhmî, connu pour son attachement au parti « yéménite », s'était déclaré en révolte contre le gouverneur de Cordoue, Yûsuf al-Fihrî, auquel on reprochait sa partialité pour les Arabes du Nord ou « Qaysites ». Il fut rapidement assassiné par ses compagnons, qui envoyèrent sa tête à Cordoue. Ce n'est là qu'un épisode des conflits d'allure tribale qui agitèrent plusieurs provinces du Dâr al-Islâm à la

fin du califat omeyyade. L'affaiblissement du régime de Damas eut des causes internes, parmi lesquelles il faut compter le déchaînement des luttes entre les deux factions tribales des Yéménites ou Himyarites et des Arabes du Nord ou Qaysites. L'un des problèmes majeurs de la première moitié du VIII siècle est la rivalité croissante entre ces deux « partis », qui s'apparentaient, autour du califat, mais aussi des gouvernorats provinciaux, à des « groupes de pression » cherchant à contrôler le pouvoir, mais appuyés sur les divisions tribales que connaissaient les Arabes ; les anciennes appartenances aux tribus, bédouines ou sédentarisées, avaient eu tendance à se figer depuis l'apparition de l'islam. L'armée de la conquête était organisée sur une base tribale. La spécificité des groupes conquérants arabes avait été conservée le plus possible par le système militaire, qui juxtaposait des contingents tribaux, sous leurs propres chefs, et maintenait leur identité et leur cohésion en leur interdisant, en principe, l'acquisition de terres dans les pays conquis. C'est à cette époque, et dans le cadre de ce système, que se fixe la généalogie des tribus et des clans arabes, d'une façon sans doute plus systématique qu'elle ne l'était auparavant. Le deuxième quart du VIII siècle correspond, chez les Arabes, à un moment très fort des sentiments d'appartenance tribale. On en trouverait une preuve évidente dans les événements qui se déroulent alors dans la lointaine Espagne. Mais cette cristallisation tribale, qui a de grandes conséquences politiques, présente des aspects spécifiques. Sous les Omeyyades, on constate chez ces groupes militaires arabes une tendance croissante à s'identifier aux deux grands groupes supratribaux entre lesquels ils se divisaient, descendants prétendus de deux ancêtres différents. Le premier était celui des Mudarites ou « Arabes du Nord », qui se disaient issus d'un personnage appelé Mudar ; on les nomme aussi fréquemment « Qaysites ». On comptait parmi les tribus de cette origine celle de Quraysh, qui peuplait La Mecque à l'époque du Prophète. C'était la tribu la plus « noble », car celle du Prophète lui-même, celle des quatre premiers califes (les Rashidûn) et des Omeyyades ; mais il y avait à côté d'elle bien d'autres tribus mudarites ou qaysites, comme les Fihrites, en fait un clan des Qurayshites, les Kinâna, les Tamîm, les Sulaym, les 'Uqayl, et bon nombre de groupes plus ou moins éloignés généalogiquement de la tribu du Prophète. L'autre parti était celui des Qahtanites ou Himyarites, noms dérivés aussi de leurs ancêtres supposés, que l'on appelle plus couramment « Arabes du Sud » ou Yéménites. Il s'agissait d'une référence géographique lointaine, car, à l'époque du Prophète, on trouvait des tribus dites « yéménites » bien loin du Yémen. Ainsi les Aws et e

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les Khazradj, les deux tribus qui résidaient à Médine et qui y avaient accueilli le Prophète et lui avaient permis de constituer le premier État islamique, étaient-elles des groupes de cette origine. Parmi ces très nombreuses tribus yéménites (les Asad, les Azd, les Ghassân...), les Lakhm et les Kalb jouent un rôle très important. En Orient, l'opposition politique ouverte entre Qaysites et Yéménites date de 683-684 avec la guerre pour la succession de l'Omeyyade Mu'awiya II. Les héritiers de ce calife étant trop jeunes, une partie des milieux dirigeants de Damas, y compris des membres de la famille régnante, étaient prêts à se rallier à un prétendant au califat qui vivait à La Mecque et n'appartenait pas du tout à la dynastie, mais était le fils de l'un des plus illustres compagnons de Mahomet. Dans l'ensemble, les tribus qaysites de Syrie penchaient pour ce personnage, alors que les chefs des tribus yéménites, principalement les Kalbites, se rallièrent à un Omeyyade membre d'une branche parallèle de la dynastie, Marwân, résolu à maintenir sa famille au pouvoir. Une guerre civile éclata alors, jusqu'à la victoire des Yéménites en juillet 684, à la bataille décisive de Mardj Râhit, près de Damas, qui porta au pouvoir le calife Marwân I (684-685). Son règne inaugure une seconde phase du régime omeyyade, celle des Marwanides. Sous les premiers successeurs de Marwân I , le grand calife 'Abd al-Malik (685-705) et son fils Walîd I (705-715), les Marwanides parvinrent tout de même à maintenir un certain équilibre entre les deux « partis » arabes. On considère généralement que l'intensification de la politique d'expansion, avec l'occupation de l'Espagne de 711 à 714, et dans les mêmes années l'invasion du Sind (bas Indus ou Pakistan méridional actuel) et de la Transoxiane (Boukhara et Samarkande), relèvent d'une sorte de « programme qaysite ». Dans son ouvrage intitulé Islamic History : a New Interpretation (1971), l'historien M.A. Shaban contestait cependant la nature tribale des oppositions qui vont dès cette époque diviser de plus en plus fortement les milieux dirigeants du califat omeyyade. On ne saurait, selon lui, réduire à des rivalités et à des jalousies entre clans les clivages entre Arabes du Nord et du Sud qui deviennent alors de plus en plus manifestes. Il s'agit à ses yeux de véritables oppositions politiques entre des « faucons », les Qaysites, partisans de poursuivre l'expansion en maintenant la suprématie sociopolitique des Arabes, et des « colombes », les Yéménites, plus soucieux d'organiser l'empire arabe, en y faisant une place aux populations conquises, que de l'étendre . er

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On ne peut cependant écarter le fait que c'est bien en termes exclusivement tribaux que les premiers historiographes arabes parlent des structures de base de l'organisation sociale et interprètent les conflits entre Qays et Yémen qui s'aggravent progressivement dans la première moitié du VIII siècle, jusqu'à constituer l'un des facteurs principaux de la crise dont périt finalement le régime omeyyade. Si les Arabes de ce temps avaient été en mesure de concevoir de véritables « partis » dotés de ce que l'on pourrait appeler des « programmes politiques », n'auraient-ils pas été aussi capables d'interpréter dans les mêmes termes les conflits qui les divisaient ? Sans doute la plupart de ces tribus entrées dans le processus de conquête étaient-elles en train d'évoluer du statut de « tribu bédouine » soumise aux contraintes du milieu désertique à celui de groupe militaire aristocratique stabilisé dans une garnison provinciale ; l'appartenance à ces tribus changeait parallèlement de signification dans le cadre d'un vaste empire organisé, doté d'un pouvoir supratribal relativement stable et d'un certain nombre d'institutions religieuses, politico-administratives et militaires sans antécédents dans la société segmentaire arabe antérieure à l'apparition de l'islam. Mais les groupes arabes qui interviennent dans les luttes civiles de l'époque sont bien fondés sur des liens généalogiques et non pas sur des tendances politiques. Il s'agit de « factions » à base tribale qui cherchent à influer sur le pouvoir pour en tirer profit, ou éventuellement à s'en emparer, et non de « partis » entretenant un programme. On constate que les sentiments d'appartenance tribale ou d'« esprit de clan » ('asabiyya) jouèrent un rôle fondamental dans les événements que l'on voit se dérouler dans la Péninsule. e

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La crise en al-Andalus Les conflits qui éclatent alors en al-Andalus sont d'une extrême violence. Lors de la véritable guerre civile qui se déclare dans le gouvernorat de Cordoue durant les années 741-743, on voit, par exemple, les Yéménites s'emparer du gouverneur 'Abd al-Malik b. Qatan, de la tribu de Fihr, très proche des Qurayshites, qu'ils taxent de partialité à leur encontre, et le crucifier entre un chien et un porc. On ne saurait cependant réduire ces luttes à un schéma trop simpliste, reposant sur les seules oppositions tribales. L'anarchie politique qui caractérise al-Andalus dans les années 741-746 est en

effet favorisée par plusieurs facteurs. Le premier est le relatif isolement du pays, coupé de l'Orient par la grande révolte des Berbères kharédjites qui ont pris, dès 741, le contrôle du Maghreb central et occidental ; dans ces années 740-770, les tribus dissidentes établissent à Tahert et à Sidjilmassa des pouvoirs hétérodoxes et indépendants du califat, tout en combattant la domination arabe sur la partie orientale du Maghreb. Le second facteur d'anarchie politique est la venue dans le pays de nouveaux contingents arabes d'origine syrienne. Une armée arabe envoyée depuis Damas pour réduire la dissi-dence berbère, vaincue, s'est réfugiée dans la Péninsule au cours de cette même année 741. Elle a renforcé les Arabes déjà établis en al-Andalus et leur a permis d'y vaincre un soulèvement des Berbères contemporain de celui du Maghreb. Les contingents syriens s'éparpillent ensuite à la recherche des Berbères, qu'ils massacrent et pillent, se vengeant de la défaite que leurs frères de race leur avaient infligée sur la rive africaine. Mais la venue de ces Arabes orientaux, parmi lesquels figuraient de nombreux Qaysites alors que les Yéménites semblent avoir été dominants auparavant dans la Péninsule, favorisa le déclenchement de troubles interarabes. Des Berbères y apparaissent aussi, mais au second plan, et entraînés par les Arabes dont ils sont souvent les clients (mawâlî). Dans les coalitions assez hétéroclites qui s'organisent alors, les appartenances tribales se compliquent d'une 'asabiya (esprit de corps ou partialité) géographique regroupant les éléments établis dans le pays depuis la conquête (les « gens du pays » ou Baladî) contre les nouveaux venus syriens. Les chefs les plus importants des Baladî sont ainsi 'Abd al-Rahmân b. Habîb, un Fihrite, donc un Arabe du Nord ou Qaysite, et un autre 'Abd al-Rahmân, fils d'Alqama, un Yéménite de la tribu de Lakhm, le gouverneur de Narbonne déjà rencontré. Ils entraînent avec eux de nombreux Berbères, désireux de se venger des avanies que leur avaient infligées les Syriens, et al-Andalus s'enfonce dans plusieurs mois de conflits particulièrement confus. 1. Ignacio OLAGÜE, Les Arabes n 'ont jamais envahi l'Espagne, Paris, Flammarion, 1969, p. 39. 2. Norman ROTH, Jews, Visigoths and Muslims in Medieval Spain. Cooperation and Conflict, Leyde, Brill, 1994, pp. 44-7. 3. Joaquín VALLVÉ, Nuevas ideas sobre la conquista arabe de España, Madrid, 1989. 4. Thierry BIANQUIS, compte-rendu de Khalid Yahya Blankinship, The End of the Jihâd State. The Reign of Hishâm Ibn 'Abd al-Malik and the Collapse of the Umayyads, State University of New York Press, Albany, 1994, dans : Bulletin critique des Annales Islamologiques, 13, 1997, p. 132.

5. M. A. SHABAN, Islamic History A.D. 600-750 (A.H. 132), A New Interpretation, Cambridge University Press, 1971, 120. 6. Patricia CRONE, « Were the Qays and the Yemen Political Parties », Der Islam, 71, 1994, pp. 1-57.

CHAPITRE II UN POUVOIR INDÉPENDANT À CORDOUE : L'ÉMIRAT OMEYYADE Informé des excès qui se commettaient en al-Andalus, le wâlî de Kairouan, Hanzala, qui avait réussi à stabiliser la situation au Maghreb oriental, y envoya un nouveau gouverneur accompagné de contingents militaires suffisants pour en imposer aux partis en conflit. Syrien d'origine, comme les principaux chefs de son entourage, il appartenait à la tribu de Kalb, ensemble spécifique rattaché aux Arabes du Sud sans être totalement assimilé aux Yéménites. Dès son arrivée en 743, il prit un certain nombre de mesures de pacification : il libéra les prisonniers, expulsa les principaux fauteurs de troubles et réussit surtout à disperser le gros des contingents syriens dans diverses provinces ; cette dernière mesure, très importante, conditionna pour une bonne part le peuplement arabe de l'Espagne. Le calme fut cependant de courte durée. En 744, le calife est tué à la suite d'un soulèvement yéménite, qui provoque une détérioration de la situation à Damas et un renforcement des extrémismes. Les tensions s'exacerbent en Orient, mais également en Espagne où, dans la décennie 746-756, les clivages proprement tribaux tendent à s'accuser, entraînant la reprise des luttes civiles. Une querelle entre un notable d'origine syrienne, al-Sumayl, chef des Qaysites d'al-Andalus, et le gouverneur Abû l-Khattâr, qui avait trop laissé paraître ses sentiments pro-yéménites, est à l'origine d'une série de troubles et de retournements incessants à l'issue desquels al-Sumayl et ses Qaysites réussirent à imposer au gouvernement de Cordoue Yûsuf al-Fihrî, un descendant du grand conquérant du Maghreb 'Uqba b. Nafi'. Quelques mois plus tôt, l'un de ses cousins, le Fihrite 'Abd al-Rahmân b. Habîb, s'était emparé du pouvoir à Kairouan, en prêtant cependant une allégeance formelle au pouvoir de Damas. De l'émirat fihrite à l'émirat omeyyade

De l'émirat fihrite à l'émirat omeyyade Pendant que les oppositions tribales déchirent les Arabes de plusieurs régions de l'empire, un autre facteur est en effet à considérer dans l'histoire de l'Occident musulman : le rôle politique joué par les Fihrites, d'appartenance qurayshite, mais qui entretiennent une vieille rivalité avec leurs cousins Omeyyades. L'effondrement du califat de Damas leur permet de s'imposer à la direction de l'Ifrîqiya et du Maghreb. En al-Andalus, la désignation d'un gouverneur fihrite apparaît aussi comme un moindre mal dans un contexte d'instabilité tribale et d'opposition croissante entre Qays et Yémen. Ces deux « émirats » fihrites pratiquement indépendants survivent à la chute du califat omeyyade en 750. Ils se maintiennent pendant une dizaine d'années et constituent, dans le monde musulman ou Dâr al-Islâm, les premiers pouvoirs à avoir tenté de s'organiser en dehors du califat oriental. En 755, l'Ifrîqiya sombre cependant dans un conflit dynastique, et Kairouan est occupé par les Berbères kharédjites ; il faudra attendre 761 pour que le califat abbasside parvienne à rétablir son autorité sur la capitale provinciale et sur la partie orientale du Maghreb, c'est-à-dire la Tunisie actuelle et l'Algérie orientale, alors que l'Ouest reste aux mains des émirats berbères dissidents. En al-Andalus, c'est la conquête du pouvoir par l'Omeyyade 'Abd al-Rahmân I qui met fin à l'émirat fihrite en 756 ; une nouvelle construction politique va se mettre en place, édifiée par la première dynastie véritablement indépendante du califat oriental, qu'incarnent désormais les Abbassides. Ce jeune prince ainsi « immigré » en Espagne réussira à s'imposer en s'appuyant sur les rivalités entre Yéménites et Arabes du Nord qu'avait exacerbées la politique ouvertement pro-qaysite de Yûsuf al-Fihrî et de l'« homme fort » de son gouvernement, al-Sumayl. Cette forte partialité anti-yéménite avait suscité le profond mécontentement des tribus arabes du Sud. D'une situation relativement nuancée, où les alliances tribales s'étaient faites et défaites au gré des circonstances, on avait ainsi glissé vers une radicalisation de l'opposition Qays-Yémen. C'est de cette situation que saura tirer parti le fondateur de la dynastie omeyyade de Cordoue, venu d'Orient après l'effondrement du califat de Damas. La crise du califat omeyyade, dont les prodromes violents s'étaient déclarés plus précocement en Occident avec la révolte berbère de 740-741 et l'anarchie andalouse des années suivantes, connaît, en effet, en Orient, sa conclusion dramatique à partir de 747, avec l'embrasement de l'Iran et de l'Irak soulevés er

par le mouvement anti-omeyyade du propagandiste Abû Muslim. La révolte porte au pouvoir en 750 une nouvelle dynastie, les Abbassides, qui descendent d'un oncle du prophète, 'Abbâs, et prétendent instaurer un pouvoir théocratique conforme à un idéal islamique dont les Omeyyades, accusés d'être des rois ou des tyrans plutôt que des califes, se seraient écartés. La plupart des membres de la dynastie de Damas sont massacrés, et le nouveau pouvoir délaisse la Syrie pour l'Irak où, en 761, il édifiera une nouvelle capitale, Bagdad. Quelques Omeyyades ont cependant pu fuir l'Orient. Parmi eux, 'Abd al-Rahmân b. Mu'âwiya, un petit-fils du calife Hishâm b. 'Abd alMalik, qui séjourne au Maghreb puis, en 755, entre en al-Andalus où il peut compter sur l'appui inconditionnel d'un noyau d'un demi-millier de clients omeyyades. L'avènement de 'Abd al-Rahmân I

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Le jeune prince s'empare militairement du pouvoir et entre à Cordoue en mai 756 après en avoir chassé le gouverneur pro-qaysite Yûsuf al-Fihrî et son principal soutien al-Sumayl. Ces événements sont résumés par les chroniques et plus abondamment racontés dans les recueils de traditions. On peut évidemment s'interroger encore sur la fiabilité de ces textes qui véhiculent une tradition orale dont il est difficile de déterminer l'époque de transcription, peut-être vers le milieu du X siècle pour le principal d'entre eux, une « Collection de traditions » (Akhbâr madj-mû'â). Une vive controverse s'était élevée au sujet de ce texte entre Sânchez Albornoz, partisan de lui accorder un grand crédit, et Lévi-Provençal, qui refusait de lui porter un quelconque intérêt. Chroniques et recueils de traditions ont, de toute façon, puisé à un même fonds de récits oraux concernant ces conflits du milieu du VIII siècle, puisqu'il n'y a pas, comme on l'a vu, d'écriture arabe de l'histoire antérieurement au IX siècle. Ces récits, plus sobres et moins imprégnés d'éléments légendaires que ceux relatifs à la conquête, sont, dans l'ensemble, cohérents et permettent de reconstituer une histoire « logique » de la période. Si l'on accepte la validité des récits relatifs à ce moment décisif de l'histoire d'al-Andalus, on y trouve un nombre important d'informations intéressantes pour la connaissance de la société arabe de ce pays vers le milieu du VIII siècle : notamment des chiffres à la fois précis et crédibles de contingents militaires et tribaux. Ainsi, lors de la campagne de propagande auprès des e

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Arabes du Sud qu'il mène en Andalousie avant d'aller affronter Yûsuf al-Fihrî et ses Qaysites, le prétendant omeyyade aurait reçu le concours de trois mille cavaliers arabes venus des tribus yéménites établies dans les quatre provinces d'Elvira, Rayyo (Málaga), Sidonia et Séville. Les Akhbâr précisent qu'il s'agissait là de l'aristocratie des contingents militaires établis dans ces provinces, « aussi bien Syriens que Baladî ». On constate que le clivage d'origine géographique, qui avait partiellement brouillé l'opposition entre Qays et Yémen au cours des années précédentes, ne joue plus. Renouant avec la vieille tradition omeyyade remontant à Mardj Râhit, le futur 'Abd alRahmân I peut s'appuyer totalement sur les Yéménites pour conquérir le pouvoir. Les seuls Qaysites figurant à ses côtés sont les quelque cinq cents clients ou mawâlî omeyyades d'origine syrienne du djund d'al-Andalus, qui constituent, dès son arrivée dans la Péninsule, son appui le plus déterminé. Leur rôle dans son accession au pouvoir et leur association étroite à la dynastie donneront aux principaux lignages issus de ces guerriers rattachés aux Omeyyades une position prépondérante dans l'émirat et le califat de Cordoue. Une anecdote significative met en scène l'un des chefs de ces clients. Des envoyés du gouverneur Yûsuf al-Fihrî étaient venus rencontrer le prétendant omeyyade pour lui proposer un accommodement. À leur tête se trouvaient le trésorier de l'armée et un secrétaire non arabe nommé Khâlid qui, après avoir exposé l'objet de sa mission, remit à 'Abd al-Rahmân la lettre qu'il avait rédigée pour le compte de son maître. La plupart des assistants trouvaient satisfaisantes les propositions de Yûsuf, et l'on s'acheminait vers un accord lorsque la maladresse vaniteuse du secrétaire provoqua la rupture : infatué de sa supériorité littéraire et du rôle que lui donnait cette compétence dans l'administration, il se laissa aller à une apostrophe ironique à l'adresse du plus notable des clients omeyyades : « Il te faudra beaucoup transpirer, lui dit-il, avant d'écrire une réponse d'une telle élégance ! » Dans un geste de colère, le vieux guerrier lui jeta la lettre au visage en l'injuriant et ordonna à ses hommes de se saisir de lui. Dozy résume bien la situation : « Envié par les Arabes à cause de son influence et de ses talents, méprisé par eux à cause de son origine, Khâlid rendait à ces rudes guerriers mépris pour mépris. » L'anecdote peut être considérée comme symbolique de la spécificité andalouse. Alors qu'en Orient la ruine des Omeyyades et l'instauration du califat abbasside furent fatales à la domination sociale et politique des Arabes, le régime qui va s'instaurer en aler

Andalus prolonge dans ce pays la prépondérance arabe qui avait prévalu à Damas. Les Arabes vont continuer à constituer l'élite sociopolitique. Les Qurayshites, leurs clients orientaux, et, dans une moindre mesure, des Berbères intégrés à la structure étatique vont former l'assise principale, le « noyau dur » du pouvoir émiral, et rester prépondérants jusqu'au début du califat. Le djund arabe restera encore, jusqu'à la « réforme d'al-Mansûr » à la fin du X siècle, l'élément central du système militaire andalou alors que, dans les organisations étatiques de l'Orient musulman, les Arabes auront cessé depuis longtemps de porter les armes. Au XI siècle encore, époque à laquelle il n'existe plus guère, sauf aux marges du désert syrien, de dynasties arabes dans le monde musulman, les rois des taifas andalouses se diront de souche arabe et le seront la plupart du temps. La rude « remise à sa place » de l'impertinent secrétaire préfigure, en un sens, ce maintien durable d'une domination arabe, qui est l'un des traits spécifiques de la société d'al-Andalus. e

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La consolidation de l'émirat de Cordoue L'énergie et les capacités politiques et militaires du nouvel émir lui permirent de consolider un pouvoir bien fragile au début, et la durée de son règne - une trentaine d'années - de lui donner une dimension dynastique. Soutenu par la fidélité de ses clients et appuyé sur un embryon d'armée permanente constituée surtout de Berbères, le premier émir omeyyade parvint à réprimer de multiples soulèvements, dont la principale faiblesse tenait à leur manque de coordination : qu'il s'agît de celui de l'ancien gouverneur Yûsuf alFihrî (réprimé en 759-760), de l'opposition tenace des Yéménites vite retournés à une situation de dissidence quasi permanente dans l'ouest de la Péninsule (révoltes de 763, 766, et 773), ou encore de la révolte menée dans le Centre par un agitateur religieux berbère qui se disait descendant de Mahomet (troubles sérieux de 768 à 776). On notera que, dans cette période, les sources arabes ne nous disent toujours pratiquement rien des autochtones, les Hispano-Romains, totalement absents des traditions conservées et des chroniques qui les transcrivent plus tardivement. En dehors de la répression de ces révoltes, deux aspects seulement de la « politique intérieure » du nouvel émir nous sont connus : en 146/763-764, la frappe monétaire, interrompue durant la crise (depuis 131/748-749), est reprise à Cordoue. Il s'agit exclusivement de dirhems d'argent, évidemment

fidèles aux modèles omeyyades, 'Abd al-Rahmân I ne reconnaissant pas le pouvoir abbasside. Le nouveau régime s'affirme aussi symboliquement à Cordoue par la construction, dans les années 780, d'une mosquée principale, que l'on peut considérer comme une sorte de « manifeste » du premier pouvoir indépendant constitué dans une province détachée du califat oriental. On ne connaît que très imparfaitement cette première construction, à peu près carrée, de 70 mètres de côté, qui ne subsiste que partiellement du fait de ses nombreux remaniements successifs. L'édifice comportait des arcades - et donc des nefs - perpendiculaires au mur de qibla, qui indique la direction de La Mecque. La nef centrale était un peu plus large que les autres, ce qui avait pour effet d'« axialiser » l'édifice, structure qui semble inspirée de celle adoptée dans la deuxième décennie du siècle par les constructeurs omeyyades à la mosquée al-Aqsâ de Jérusalem. L'élévation était particulièrement originale, bien que s'inspirant peut-être lointainement du double niveau d'arcs superposés qui supportait la toiture de la Grande Mosquée des Omeyyades de Damas. Mais la solution adoptée à Cordoue pour rehausser la couverture est très nouvelle, les deux arcs reposant sur les mêmes supports, constitués par des colonnes antiques ou wisigothiques de remploi surmontées de piles de maçonnerie. Entre l'extrados de l'arc inférieur et l'intrados de l'arc supérieur, l'espace est laissé entièrement vide, ce qui crée une impression de grande légèreté. Le dessin des arcs du niveau inférieur marque un fort outrepassement, et cette forme « en fer à cheval » va désormais constituer la spécificité principale de l'art cordouan. Les claveaux des arcs sont enfin alternativement de brique rouge et de pierre blanche, parti dont le résultat décoratif est très réussi. L'ensemble relève d'une esthétique tout à fait nouvelle, même si les différents éléments en ont sans doute été inspirés par des traditions antérieures aussi bien que par des réminiscences orientales. Le double niveau d'arcs a pu être suggéré aussi par les aqueducs de l'Hispanie romaine qui marquent encore le paysage de certaines régions de la Péninsule. On a beaucoup insisté sur une probable filiation wisigothique des arcs outrepassés, qui relèvent d'une ancienne tradition hispanique et étaient fréquents dans la Péninsule avant l'invasion musulmane. On ne peut cependant oublier que cette forme d'arc, à titre architectonique ou décoratif, existait aussi dans les monuments omeyyades d'Orient, bien que l'outrepassement en soit moins marqué. Le problème des influences qui ont pu s'exercer sur les bâtisseurs de la première phase de la mosquée de Cordoue est donc complexe. er

C'est en tout cas à ce moment que commence à se définir, avec une grande netteté, l'un des principaux foyers d'un art dynastique « provincial » dans l'islam. À l'extérieur, le règne de 'Abd al-Rahmân I ne connut guère d'activités militaires. Au nord-ouest de la Péninsule, un royaume chrétien s'était reconstitué vers 718 dans les Asturies. Ce royaume s'était agrandi et consolidé à la faveur de la crise du milieu du siècle. La situation troublée d'al-Andalus dans les années 740 et 750 avait été aussi fatale à la domination musulmane en Gaule. Occupé à se maintenir au pouvoir et souvent peu capable d'intervenir dans ces régions lointaines où l'autorité de Cordoue ne semble s'être exercée qu'avec difficulté, le nouvel émir ne fut même pas en mesure de parer à l'avancée franque au-delà des Pyrénées. La célèbre tentative de Charlemagne de s'emparer de Saragosse en 778 a pour conséquence la défaite de Roncevaux. Mais l'offre que des chefs arabes de la vallée de l'Èbre avaient faite au roi franc de lui livrer la ville, l'expédition carolingienne qui suivit, la résistance de la cité et l'échec final de l'armée se déroulent en dehors de toute intervention du pouvoir de Cordoue, qui ne parvient que trois ans plus tard, en 781, à restaurer temporairement sur la grande cité du nord-est une fragile autorité. L'incapacité du premier émir omeyyade à contrôler efficacement ces régions lointaines est manifeste avec la perte de Gérone, que ses habitants chrétiens livrent au pouvoir carolingien en 785. Le destin contradictoire des deux villes de Saragosse et de Gérone est significatif de processus différents d'arabisation et d'islamisation. L'acculturation arabo-islamique des principaux centres de la vallée de l'Èbre, favorisée par une implantation importante d'éléments arabes, semble avoir atteint vers la fin du VIII siècle un point de non-retour, alors que, comme cela avait été le cas pour Narbonne et comme cela va l'être un peu plus tard pour Barcelone, les garnisons arabes de Gérone et de cette dernière ville ne sont pas suffisantes pour en garantir la durable appartenance au monde musulman. Le pouvoir de 'Abd al-Rahmân I s'était toutefois suffisamment consolidé à Cordoue pour pouvoir être à sa mort en 788 transmis sans difficulté à l'un de ses fils, Hishâm (788-796). Les problèmes que lui posèrent ses frères, jaloux de son accession, les troubles fomentés par les chefs arabes yéménites de la Marche supérieure et par des éléments berbères dans la région de Valence et dans les montagnes d'Andalousie ne l'empêchèrent pas de reprendre la guerre sainte contre le tout jeune royaume asturien ni de lancer en 793 une importante expédition contre les Francs. Mais si les musulmans remportent er

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une victoire éclatante sur le duc carolingien de Toulouse Guillen, le Guillaume-au-Court-Nez de l'épopée française, ils ne peuvent reprendre ni Gérone ni Narbonne. Ce sont au contraire les Carolingiens qui, au cours des années suivantes, parviennent à obtenir un succès décisif avec la prise de Barcelone par le futur Louis le Pieux, alors roi d'Aquitaine, en 801. Les forces franques tenteront d'aller plus loin vers le sud, mais ne parviendront pas à prendre Tortosa, et la région qui s'étend entre cette ville et Barcelone restera pratiquement dépeuplée. Ce n'est qu'au XII siècle que les chrétiens de Catalogne y réoccuperont le site de la grande cité antique et wisigothique de Tarragone. Après la perte de Barcelone, les limites de l'Andalus omeyyade semblent à peu près fixées et ne varieront plus guère pendant trois siècles. Les deux tiers environ du territoire de la Péninsule restent aux musulmans, le Nord étant occupé par des pouvoirs chrétiens, royaume des Asturies, Navarre encore mal constituée mais en voie aussi de s'organiser en un autre royaume dans les Pyrénées occidentales, petits comtés pyrénéens du centre de la chaîne et territoires carolingiens dans la Catalogne actuelle [carte 1]. Barcelone est perdue pendant la période troublée qui suit la mort du deuxième émir omeyyade en 796. À ce moment, ses frères ont tenté à nouveau de s'opposer à leur neveu, al-Hakam I (796-822), que son père a désigné comme héritier. Ils fomentent des dissidences dans le Levant et la vallée de l'Èbre, s'appuyant encore une fois sur des éléments berbères et sur les chefs arabes yéménites de la Marche, et recherchent l'alliance carolingienne. Le nouvel émir laisse finalement à son oncle 'Abd Allâh une sorte d'apanage, dont la nature exacte nous reste inconnue, dans la région de Valence. C'est en 798, et vraisemblablement en liaison avec cette situation politique troublée des côtes levantines, qu'a lieu la première expédition navale andalouse en Méditerranée occidentale attestée par les sources franques, qui évoquent une tentative de conquête des Baléares par des « Maures et des Sarrasins » venus d'Espagne, c'est-à-dire des Arabes et des Berbères. Charlemagne envoya des secours aux habitants des îles et fit échouer la tentative. Globalement cependant, la consolidation du pouvoir central se poursuit sous l'émir alHakam I , au besoin par des mesures drastiques comme le massacre des notables de Tolède, en 797, et surtout l'impitoyable répression de la « révolte du Faubourg » qui, en 818, conduisit à la mort ou à l'exil des milliers de Cordouans. Les révoltés avaient suivi les docteurs de l'islam, juristes et théologiens qui critiquaient les méthodes brutales du pouvoir et l'illégalité coranique de e

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certaines taxes. Les premières décennies du IX siècle voient en effet les juristes d'Ifrîqiya et d'al-Andalus se structurer idéologiquement autour de l'une des écoles sunnites orientales qui se mettent alors en place, le malikisme, fondé par le cadi de Médine Mâlik b. Anas, mort en 795. Ces intellectuels ne craignent pas de s'opposer au pouvoir, qui finit par composer avec eux : le plus influent des docteurs compromis dans la révolte du Faubourg, le faqîh berbère Yayhâ b. Yahyâ al-Laythî, reçut le pardon du souverain et bénéficia d'un grand crédit auprès de son successeur. Vers le milieu du IX siècle, la domination du malikisme, dès lors considérée comme la doctrine officielle de l'émirat, est définitivement assurée sous le fils d'al-Hakam, 'Abd al-Rahmân II (822-852). Parallèlement à l'acculturation islamique du pays s'affirme le contrôle politico-administratif et fiscal du pouvoir central (sultân) cordouan. Ce dernier s'efforce de surveiller les capitales de province en faisant édifier des citadelles gouvernementales dans les plus indociles, surtout celles où subsistaient d'importants noyaux de population indigène convertie - les muwallads - ou restée chrétienne - les mozarabes. C'est le cas à Tolède et Mérida. Dans les mêmes années 830, l'émir 'Abd al-Rahmân II, à la suite d'une agitation tribale arabe particulièrement importante dans le sud-est de la Péninsule, fait détruire la ville d'Ello et, pour mieux contrôler la région, y fonde un nouveau chef-lieu administratif provincial, l'actuelle Murcie. C'est aussi sous 'Abd al-Rahmân II que s'effectuent les principales réformes gouvernementales, dans le sens d'une orientalisation inspirée du modèle abbasside. Une organisation administrative plus perfectionnée que celle qui existait antérieurement se met en place, avec une hiérarchie relativement structurée de dignitaires portant les titres de « ministre » (wazîr) ou « secrétaire » (kâtib), dans un cadre plus rigoureux qu'auparavant. On y distingue en particulier les bureaux (dawawîn, pluriel de diwân) des finances et de la chancellerie. L'émirat de Cordoue paraît donc à son apogée vers le milieu du IX siècle. Dans l'ensemble, le pays est à peu près contrôlé, même si une instabilité affecte certaines régions. Dans la Marche supérieure, l'agitation endémique des éléments arabes a cessé vers la fin du VIII siècle. Ce sont de puissantes familles autochtones islamisées qui apparaissent alors sur le devant de la scène. Le pouvoir émiral a trouvé en effet à cette époque dans la région l'appui d'éléments muwallads (néo-musulmans), dont les principaux sont la famille des Banû Qasî de Tudela, qui l'ont aidé à réprimer la fronde des chefs arabes et dont il a favorisé la promotion. À Huesca s'est aussi imposé un lignage e

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muwallad, celui des Banû Shabrît. D'une façon générale, il n'y a plus, dans l'Andalus de la première moitié du IX siècle, d'agitation arabe après les troubles tribaux qui motivent la fondation de Murcie en 831. Les alliances politiques et matrimoniales que nouent les familles musulmanes indigènes de la Marche avec leurs « frères de race » chrétiens de Navarre ne semblent pas avoir mis en cause en profondeur le rattachement de cette province de l'émirat à l'islam. e

L'orientalisation de la société Dans son ensemble, l'adhésion des habitants d'al-Andalus aux formes de vie et de culture qui dominent alors dans le Dâr al-Islâm paraît irréversible. On constate à Tolède le même phénomène que dans la Marche. Bien que la ville soit constamment rebelle au pouvoir de Cordoue, elle est suffisamment arabisée et islamisée, même s'il y subsiste une forte communauté mozarabe, pour que son appartenance au domaine de civilisation islamique ne soit pas mise en cause. Et cela même lorsqu'il arrivera à la cité de s'allier temporairement au roi asturien pour faire pièce à l'émir de Cordoue. À Cordoue, les modes orientales venues d'Irak sont accueillies avec enthousiasme par une cour émirale et par une société urbaine avides de luxe et de nouveautés. Le musicien irakien Ziryâb, en introduisant les étoffes précieuses, les bijoux, l'habillement et la musique arabes dans la Péninsule, sera, de 822 à 857, le véritable arbitre des élégances de la haute société cordouane. Cette orientalisation de la société est un phénomène général, qui ne touche pas que l'élite du pouvoir. Sans doute est-il difficile d'atteindre les autres catégories sociales sur lesquelles on manque de sources. On peut cependant se référer au cas des mozarabes, en citant une lettre célèbre et particulièrement significative d'un auteur chrétien de Cordoue, Alvaro, qui écrit vers le milieu du IX siècle : « Mes coreligionnaires aiment à lire les poèmes et les romans des Arabes ; ils étudient les écrits des théologiens et des philosophes musulmans, non pour les réfuter, mais pour se former une diction correcte et élégante. Où trouver aujourd'hui un laïc qui lise les commentaires latins sur les Saintes Écritures ? Qui d'entre eux étudie les Évangiles, les prophètes, les apôtres ? Hélas ! tous les jeunes chrétiens ne connaissent que la langue et la littérature arabes [...]. Quelle douleur ! Les chrétiens ont oublié jusqu'à leur e

langue, et sur mille d'entre nous vous en trouverez à peine un seul qui sache écrire convenablement une lettre latine à un ami. Mais s'il s'agit d'écrire en arabe, vous trouverez une foule de personnes qui s'expriment dans cette langue avec la plus grande élégance, et vous verrez qu'elles composeront des poèmes préférables, sous le point de vue de l'art, à ceux des Arabes euxmêmes. » À plus forte raison l'arabisation atteignait-elle intensément les éléments muwallads, ou néo-musulmans, et sans doute en premier lieu les milieux aristocratiques. Le chroniqueur du X siècle Ibn al-Qûtiya raconte qu'un ministre de l'émir Muhammad (852-886), passant à Cordoue devant la demeure où résidaient les otages des Banû Qasî, la puissante famille muwallade de la Marche supérieure (vallée de l'Èbre) alors entrée en rébellion, s'émut de les entendre réciter des vers du poète antéislamique Antara et convoqua le maître qui les leur avait enseignés pour le réprimander : « Si tu n'avais pas l'excuse de l'ignorance, lui dit-il, je te châtierais d'apprendre à ces démons, fils de démons, qui causent tant de souci aux descendants des califes [c'est-à-dire aux émirs omeyyades de Cordoue], des vers qui ne font que les exalter et accroître leurs vertus guerrières. Abstiens-toi donc désormais de leur enseigner autre chose que des poèmes bachiques et des vers légers et sans conséquences. » Cet engouement des chefs muwallads et de leur entourage pour la poésie arabe guerrière traditionnelle sera bien attesté vers la fin du même IX siècle par les chroniques relatives aux troubles civils qui agitent alAndalus. On y verra les muwallads entraînés au combat par leurs poètes de la même façon que les guerriers arabes contre lesquels ils luttent, et par des compositions identiques. Les classes urbaines néo-musulmanes quant à elles semblent s'être également arabisées de façon rapide. Tolède fournit un exemple d'évolution culturelle et linguistique particulièrement intéressant dans la mesure où l'ancienne capitale ne semble guère avoir reçu de peuplement arabe ou berbère et a conservé une population très majoritairement autochtone. L'organisation politico-administrative de la ville est très mal connue. Peut-être plus ou moins consciemment frustrés de la déchéance de l'ancienne capitale, les Tolédans se révèlent extrêmement rétifs à l'autorité cordouane contre laquelle ils se révoltent à maintes reprises. Des fragments conservés d'un poète tolédan, Ghirbîb b. 'Abd Allâh, qui composait des vers destinés à enflammer l'ardeur de ses concitoyens dans leur résistance au pouvoir émiral, indiquent pourtant que, dès la fin du VIII siècle, l'arabe ne faisait pas seulement partie de la e

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culture de l'élite religieuse, mais qu'il y avait eu une acculturation suffisante pour toucher l'ensemble de la population. Mais cette évolution linguistique accompagne évidemment une transformation religieuse. Les nombreuses conversions, sans faire disparaître une importante communauté mozarabe bien attestée à Tolède jusqu'à la Reconquête chrétienne de la fin du XI siècle, ont fait de la ville une cité « musulmane », dirigée au IX par les éléments muwallads. Lorsque la cité se rendra définitivement à 'Abd al-Rahmân III en 932, à l'issue de la longue fitna (révolte) de la fin du IX et du début du X siècle, les conditions favorables de la capitulation négociée avec les habitants feront bien ressortir l'« islamité » de la communauté urbaine, à laquelle est promis le respect des normes coraniques en matière d'imposition de la zakat (dîme coranique), payée par les seuls musulmans. Elias Terés a bien montré comment, dès le VIII siècle, des Tolédans se ren-1. Elias TERÉS, « Le développement de la civilisation arabe à Tolède », Cahiers de Tunisie, 18 (69-70), pp. 73-86. dent en Orient pour y suivre l'enseignement des maîtres en sciences juridico-religieuses, et principalement du plus illustre d'entre eux à cette époque, le Médinois Mâlik b. Anas. Au siècle suivant, des docteurs tolédans sont de fidèles élèves du grand malikite ifrîqiyen Sahnûn, le second « fondateur » de l'école aux yeux des musulmans d'Occident. De retour dans leur ville, ils diffusent à leur tour la doctrine auprès de leurs concitoyens. Par ailleurs, lorsque les docteurs rigoristes de Cordoue provoquent en 818 la révolte du Faubourg, dirigée contre l'« impiété » de l'émir al-Hakam I , c'est à Tolède que se réfugient un grand nombre de proscrits chassés de la capitale par la féroce répression de la sédition. Paradoxalement, cette ville frondeuse apparaît alors comme le refuge de l'élite intellectuelle musulmane persécutée par le pouvoir. e

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Un christianisme menacé dans son identité : les martyrs de Cordoue Une conséquence de cette arabisation et de cette islamisation fut l'amenuisement des communautés mozarabes et leur désorientation culturelle. Comme le déplore Alvaro de Cordoue, les racines latines du christianisme hispanique cèdent rapidement au IX siècle devant les progrès de la culture arabe, en dehors même de la diminution numérique des chrétiens, dont on ne peut malheureusement guère mesurer le rythme. L'historien Richard Bulliet a tenté d'en faire une évaluation en appliquant à l'Andalus une méthode e

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statistique mise au point pour d'autres régions du monde musulman, et tire de ses calculs des « courbes de conversion ». La courbe qu'il dresse pour l'Espagne indique que le renversement de l'équilibre entre chrétiens et musulmans se produirait avec un retard d'environ un siècle en al-Andalus par rapport à l'Égypte ou l'Irak ; les musulmans n'y deviendraient majoritaires que sous le califat, vers le milieu du X siècle. Tout en rendant hommage à l'originalité des travaux de Bulliet, on peut douter de leur validité en ce qui concerne la Péninsule. L'impression que donne la lecture des chroniques relatives aux troubles importants qui affectent al-Andalus dans les dernières décennies du IX siècle n'est pas celle d'une société où les musulmans sont minoritaires. On s'explique mieux, par ailleurs, la réaction défensive d'allure désespérée de certains milieux mozarabes au IX siècle, qui se traduit par le mouvement des « martyrs de Cordoue », si l'on admet que le christianisme autochtone était alors comme une forteresse assiégée, menacé de toute part, du point de vue tant culturel que démographique. Des facteurs d'ordre économique ont pu accroître le malaise des chrétiens, dans la mesure où, leur nombre diminuant, la pression fiscale sur les communautés subsistantes dut devenir plus forte. Une lettre de l'empereur carolingien Louis le Pieux doit faire allusion à ce phénomène : s'adressant en 828 aux chrétiens de Mérida, qui s'étaient soulevés contre l'émir 'Abd al-Rahmân II, il les encourage à résister à ce souverain, qui « avec la cupidité démesurée dont il fait preuve pour vous soustraire vos biens, vous a fréquemment plongés dans l'affliction ». Un récit transmis par un géographe arabe tardif apporte sur la communauté mozarabe de Mérida quelques indications révélatrices du niveau culturel très bas auquel se seraient trouvés réduits les chrétiens de cette ville. Un évêque y est encore attesté en 869, mais personne à cette époque n'y est plus capable, à la demande du gouverneur omeyyade, de traduire une inscription latine trouvée sur un monument antique. Au IX siècle, les révoltes des muwallads et les répressions qui ont suivi ont sans doute perturbé profondément la situation d'une ville que les néo-musulmans abandonnent finalement en grand nombre pour aller s'établir à Badajoz, où ils se regroupent sous l'autorité d'un chef audacieux, Ibn Marwân al-Djillîqî. L'ancienne métropole religieuse wisigothique se trouve dès lors réduite au rang de simple bourgade où s'affirme l'autorité d'une famille berbère, les Banû Tadjît, et elle ne retrouvera e

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jamais son importance passée ; c'est Badajoz qui jouera désormais le rôle de capitale régionale. De cette dégradation culturelle des mozarabes témoigneraient les nombreuses hérésies qui affectent le christianisme dans l'Andalus de la fin du VIII et de la première moitié du IX siècle. Parfois, il s'agit sans doute d'une influence musulmane « unitariste » sur le christianisme péninsulaire : tel est le cas du mouvement adoptianiste développé par le métropolitain de Tolède, Elipand, à la fin du VIII siècle. Pour ce prélat, le Christ n'avait qu'une nature divine secondaire, dérivée de celle du Père qui la lui avait conférée par adoption. Ce refus d'accepter la double nature (humaine et divine) du Christ est évidemment à rapprocher du nestorianisme et du monophysisme, très influents en Orient à l'époque de l'expansion de l'islam, et correspond vraisemblablement à une tentative, consciente ou non, de rapprochement avec la religion musulmane très hostile à la doctrine chrétienne « orthodoxe » trinitaire. L'émotion et les condamnations officielles que suscite l'adoptianisme dans l'Empire carolingien sont significatives du clivage qui s'établit alors entre l'Occident latin et un monde musulman intégrateur de ses propres minorités chrétiennes. La frontière qui se consolide sur le terrain est aussi une frontière idéologique. Il n'y a pas de place dans l'Empire latin d'Occident pour une doctrine aussi compromise avec l'islam. Si l'hérésie disparaît un peu mystérieusement, on voit s'épanouir à sa place diverses doctrines qui témoignent d'un bien moindre niveau de réflexion théologique, mais où l'on retrouve, d'une façon assez simpliste, la répugnance « orientale » à toute idée d'incarnation, la nature divine ne pouvant s'« abaisser » au niveau de la nature humaine et de sa matérialité. Il est vrai que ces doctrines ne nous sont connues que par les diatribes que portent contre elles leurs adversaires orthodoxes, les apologistes des martyrs de Cordoue dont les écrits latins ont seuls conservé le souvenir de ces polémiques. Ils accusent en tout cas leurs adversaires de compromission avec le pouvoir musulman. On peut donc penser que c'est la prise de conscience de l'étouffement progressif, à la fois physique et culturel, de leurs communautés qui conduisit une partie des élites chrétiennes au mouvement de provocation connu sous le nom de « Martyrs de Cordoue », des années 850 à 859, même si d'autres cas peuvent être relevés en deça et au-delà de ces dates. Le premier martyr de cette période fut un prêtre, Perfectus, desservant d'une église de Cordoue. e

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Discutant dans la rue avec des musulmans qui étaient « désireux de s'informer sur la foi catholique et de connaître son opinion sur le Christ et sur le Prophète Muhammad », il se serait laissé aller, au cours d'un débat, à d'imprudentes critiques envers l'islam et son fondateur, pour lesquelles il fut traduit en justice et puni de mort conformément à la loi islamique. L'épisode semble révélateur à la fois d'une réalité quotidienne de convivencia en principe assez paisible, où les fidèles des deux religions se côtoient et, apparemment, peuvent engager un dialogue y compris sur des problèmes religieux, et d'un certain durcissement de l'attitude des musulmans et de la condition des dhimmî, peut-être sous l'influence du malikisme. Dans la majorité des cas connus, cependant, l'initiative vient non pas des musulmans mais de chrétiens exaltés, qui se livrent publiquement et délibérément à des attaques contre l'islam passibles de mort, mais qui étaient susceptibles à leurs yeux de réveiller la conscience endormie de leurs coreligionnaires. Les autorités religieuses et politiques réagirent par la convocation d'un concile célébré en 852, au cours duquel les évêques présents interdirent aux chrétiens de rechercher désormais le martyre. Pour mettre fin au mouvement, il fallut cependant attendre l'exécution de son principal instigateur, le prêtre cordouan Euloge, élu métropolitain de Tolède, qui ne fut martyrisé qu'en 859. La première fitna et la segmentation ethno-culturelle Faut-il chercher quelque lien entre cette crise dans les milieux chrétiens et le retournement général de la conjoncture politico-sociale du dernier quart de siècle, qui introduit une perturbation très profonde de la société et de l'État ? Vers 870-880, en effet, une période d'anarchie gagne la majeure partie du pays, qui se fragmente en cellules politiquement autonomes, sur lesquelles le pouvoir de Cordoue perd pratiquement tout contrôle. Deux signes concrets témoignent de cette impuissance : à partir des années 882-884, on ne signale plus d'expéditions militaires dans les régions du Nord et aux frontières, le gouvernement émiral devant se contenter de lutter péniblement pour maintenir un semblant d'autorité sur quelques régions du Sud. Au même moment, les émissions monétaires baissent dans une proportion considérable, pour disparaître complètement dans le premier quart du X siècle et ne reprendre qu'avec la proclamation du califat par 'Abd al-Rahmân III en 929. Cette période extrêmement confuse, que les auteurs arabes caractérisent par le terme e

de fitna (période de dissension et de guerre civile où se rompt l'unité de l'Umma, la Communauté politico-religieuse), est très difficile à interpréter faute de documents qui permettraient de saisir les facteurs déterminants de la crise. Les mozarabes participèrent vraisemblablement aux nombreuses révoltes de cette période et constituèrent l'élément essentiel de la principale dissidence, de 880 à 928, celle du célèbre Ibn Hafsûn. Le martyre volontaire ultérieur de la sœur du grand rebelle andalou, Argentea, retirée dans un couvent de Cordoue, nous révèle d'ailleurs que le mouvement qui avait si fortement remué la société chrétienne cordouane était encore présent au moment de la consécration de la dynastie omeyyade. Mais, à la fin du IX siècle, le lieu des résistances mozarabes semble s'être déplacé des villes vers les campagnes, comme en témoigne un auteur oriental du X siècle, Ibn Hawqal : « Il y a en al-Andalus plus d'une exploitation agricole groupant des milliers de paysans qui ignorent tout de la vie urbaine et sont des Européens de confession chrétienne. Il leur arrive de se révolter et d'aller se fortifier sur une hauteur .» Pourtant, rien dans les sources d'époque califale, ni dans celles des époques postérieures, ne confirme de semblables révoltes rurales. En revanche, ces soulèvements caractérisent la période 880-928, comme l'attestent les récits des campagnes de l'émir 'Abd al-Rahmân III : par exemple, celle menée en 923 contre le site fortifié de Munt Rûy ou Monter-rubio, « un mont difficilement accessible et inexpugnable, peuplé de chrétiens indigènes dhimmî, qui avaient violé le traité [qui les liait aux musulmans] en entrant dans la dissi-1. Ibn HAWQAL, Configuration de la terre (Kitâb surât al-ard), trad. J.H. Kramers et G. Wiet, Paris-Beyrouth, 1964, 2 vols. dence ». Après un siège de plus de un mois, les chrétiens se rendirent à l'émir, qui leur laissa la vie sauve et incorpora à l'armée ceux qu'il lui parut bon d'y intégrer. Ce qui laisse penser que ces chrétiens n'étaient pas tous des paysans, mais étaient encadrés par une « aristocratie » autochtone. Il faut bien voir, cependant, que ces révoltes mozarabes se situent dans un contexte plus large dont les chrétiens, bien que sans doute encore nombreux, sont loin d'être les protagonistes principaux. C'est à la fin du règne de l'émir Muhammad (852-886), après plus d'une vingtaine d'années de calme relatif, troublé seulement par quelques révoltes épisodiques, que la situation s'est dégradée. En se généralisant dans les années 870-880, les dissidences semblent s'être nettement chargées d'un contenu ethnique : ainsi à Saragosse en 873-874, le chef des muwallads Banû Qasî, Lubb b. Mûsâ, fait-il massacrer e

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les Arabes de la ville, qui sont en passe de reprendre de l'importance à cette époque, dans le sillage de la puissante famille locale des Banû Tudjîb, appuyée par le pouvoir. On trouve bien d'autres exemples de ces antagonismes croissants entre les différents éléments ethno-culturels qui composent la « mosaïque » andalouse. Ainsi la ville de Tolède, dirigée par les muwallads, mène-t-elle dans les mêmes années 870 de véritables guerres contre Mûsâ b. Zannûn, un chef berbère qui tenait le pays dit Shantabariya (Santaver) situé plus à l'est. En 875, Ibn Marwân al-Djillîqî, un notable originaire de Mérida, quitte Cordoue où il occupait un rang élevé dans l'armée après avoir été insulté par un dignitaire arabe. Ayant regroupé les muwallads de la région du Guadiana, il fonde avec eux la ville de Badajoz, qui devient un bastion de l'élément indigène, menacé par les nombreuses tribus berbères de la zone. La nouvelle ville connaît un développement rapide et, comme chef-lieu administratif, supplantera bientôt Mérida, vidée de sa population autochtone et dominée, on l'a dit, par la chefferie berbère des Banû Tadjît. Les troubles s'étendent en 878879 à l'Andalousie, où, dans les provinces de Málaga et d'Algésiras, le vieil antagonisme entre Yéménites et Mudarites se serait même temporairement réveillé. À la mort de l'émir Muhammad en 886, les forces loyalistes doivent se contenter de rétablir péniblement l'autorité de Cordoue sur les plus proches régions d'une Andalousie entrée très largement en dissidence. L'unité de l'émirat éclate alors en une multiplicité de dominations locales que les sources arabes caractérisent par leur appartenance ethnique. Le fait dominant à leurs yeux est l'opposition entre les Arabes et les muwallads. On a déjà fait allusion à la révolte la plus dangereuse pour le pouvoir, celle du chef muwallad Ibn Hafsûn, qui, à partir de 880, parvient à engager dans une durable dissidence contre la domination arabe toute l'Andalousie montagneuse, habitée par des communautés paysannes indigènes dont un bon nombre étaient encore chrétiennes. Depuis le centre principal de la rébellion, le « nid d'aigle » de Bobastro, dans les montagnes d'Andalousie occidentale, sa puissance croît rapidement, et, en 891, il occupe le fort de Poley (Aguilar de la Frontera), situé à une cinquantaine de kilomètres seulement de Cordoue, dont il menace les alentours immédiats par des incursions militaires. L'émir 'Abd Allâh (888-912), jusque-là inactif dans sa capitale, réagit pour une fois et mobilise une armée suffisamment nombreuse et motivée pour vaincre les révoltés et leur reprendre Poley et Ecija (mai 891). Cette victoire sauva Cordoue et le pouvoir omeyyade, qui ne seront plus aussi directement

menacés, bien que la dissidence dirigée par Ibn Hafsûn, qui a abjuré l'islam pour se reconvertir au christianisme de ses ancêtres en 899, puis par ses fils, ait encore duré près de quatre décennies. Profitant de l'affaiblissement du pouvoir, la plupart des villes et des régions situées à quelque distance de la capitale connaissent des troubles incessants ou parviennent à s'organiser de façon autonome, se soustraient à l'autorité effective du pouvoir et cessent de lui payer l'impôt ou ne le paient plus que de façon épisodique. Ainsi à Séville, à l'issue d'une période troublée, les Arabes Yéménites réussissent à se débarrasser du gouverneur omeyyade et de la « bourgeoisie » muwallade loyaliste, victime d'un massacre (891) ; ils s'emparent du pouvoir local qui revient à un membre de la puissante famille des Banû Hadjdjâdj, dès lors maître d'une véritable principauté autonome qui dure de 899 à sa mort en 910-911, après avoir écarté du pouvoir l'ambitieux lignage des Banû Khaldûn. Les épisodes de ces conflits sont longuement relatés par les historiens des X et XI siècles, qui citent parfois des chroniques perdues contemporaines de cette époque de troubles. La géographie sociale d'al-Andalus donne alors l'impression d'une juxtaposition de cellules locales ou régionales dominées par tel ou tel groupe ethnique. Face à la Tolède muwallade, la zone montagneuse de Santaver, à l'est de la capitale du Tage, est ainsi le « fief » de la chefferie des Berbères Banû Zannûn qui se fortifient dans quelques sites bien défendus comme Uclés et Huete. Ils s'appuient sur le fort peuplement maghrébin existant dans cette zone. Dans le refuge muwallad de Badajoz, Ibn Marwân al-Djillîqî a également mis en place un gouvernorat ou une principauté semi-indépendante, alors que les tribus berbères dominent les régions avoisinantes, autour de localités fortifiées où se sont établies des chefferies comme celle déjà rencontrée des Masmûda Banû Tadjît de Mérida, ou celle des Nafza Banû Furânik d'Umm Dja'far. Mais on connaît bien d'autres pouvoirs locaux, souvent instables : dans la Marche supérieure, par exemple, si les muwallads Banû Shabrît se maintiennent à Huesca, les Banû Qasî ne cessent de céder du terrain sous la pression des Arabes Tudjibides, que l'on trouve au gouvernement de Saragosse à partir de 890. Ce ne sont là que des exemples, et il est impossible de donner la liste des multiples villes dominées par un chef local, et des « seigneuries » rurales plus ou moins autonomes, qui forment autant de cellules d'importance inégale, politiquement indépendantes, dont la nature exacte et le mode d'organisation nous échappent presque complètement. e

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La prépondérance arabo-berbère Au tournant du IX et du X siècle, la composition ethno-religieuse de la population a donc encore l'allure d'une mosaïque composite, où se juxtaposent plutôt qu'ils ne s'associent des éléments arabes, berbères et indigènes, musulmans et chrétiens, mais aussi juifs, toujours prêts à se dresser les uns contre les autres. L'issue de ces multiples conflits ne semble pas avoir été favorable aux éléments autochtones. Ainsi, les muwallads de Séville sont-ils massacrés par les Yéménites et leurs alliés ; Saragosse passe de la prépondérance des muwallads Banû Qasî à celle des Arabes Banû Tudjîb ; de nombreuses régions rurales du Centre sont dominées par les Berbères, alors que, dans le Sud, les troupes omeyyades, majoritairement arabo-berbères, finissent par avoir raison du soulèvement d'Ibn Hafsûn, dont la base s'était affirmée de plus en plus nettement chrétienne. Lorsque, avec patience et ténacité, le huitième Omeyyade de Cordoue, 'Abd al-Rahmân III, arrivé au pouvoir en 912, entreprend de reconquérir le terrain perdu et de restaurer méthodiquement l'autorité du pouvoir central, c'est en effet sur le vieil instrument militaire du djund arabe qu'il s'appuie en priorité. Sans doute d'autres éléments, y compris des muwallads et des chrétiens, s'adjoignaient-ils à ces armées, mais le noyau principal en était toujours constitué par le djund. De plus en plus, cependant, l'émir recruta des troupes plus sûres que cette ancienne aristocratie arabe volontiers frondeuse, faisant appel à d'autres éléments. On compte en particulier parmi les plus hauts officiers des Berbères, dont les principaux sont les Banû Ilyâs, choix vraisemblablement lié au rôle croissant des contingents recrutés dans les populations berbères rurales d'alAndalus. La question de l'importance relative de ces différents éléments dans la « chimie sociale » de l'Espagne musulmane a fait l'objet de controverses passionnées. Dans les régions du Centre et dans certaines zones de l'Andalousie, comme Algésiras et Ronda, mais aussi à Valence, les textes mentionnent à plusieurs reprises des tribus berbères dont certaines se maintiennent dans une situation de semi-dissidence par rapport au pouvoir de Cordoue, et menacent parfois les villes. Un épisode relatif aux Berbères des régions centrales mérite d'être rappelé. Il concerne les tribus du bassin du Guadiana qui se mobilisent en 901, à l'appel d'un prince de la dynastie e

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omeyyade surnommé Ibn al-Qitt. Ce personnage avait pris la direction d'un mouvement d'agitation politico-religieuse, pour lancer contre le royaume astur-léonais une grande expédition de djihâd, qui échoue et aboutit à la mort de son chef. Les chefs tribaux, qui avaient initialement suivi le mouvement, le firent finalement échouer en abandonnant Ibn al-Qitt au moment décisif du combat avec les chrétiens, de peur de perdre leur autorité sur leurs clans en cas de victoire. Les textes signalent également la présence, dans le Levant valencien, de tribus berbères qui « ne reconnaissaient pas l'autorité des Omeyyades ». Les éléments autochtones convertis à l'islam sont évidemment une composante très importante de la population. En dehors des villes à fort peuplement muwallad, plusieurs régions rurales sont tenues par des « seigneurs » muwallads, et cette prédominance correspond de toute évidence à une population majoritairement néo-musulmane. De nombreux muwallads vivaient aussi dans des régions dirigées par des Arabes ou des Berbères, qui continuent d'occuper le devant de la scène. Lorsque se maintiennent des noyaux muwallads assez forts, leur résistance face à la domination arabe est politico-sociale et non pas culturelle, comme on le voit bien dans le cas d'Ibn Marwân al-Djillîqî, qui a regroupé les muwallads de Mérida et de la moyenne vallée du Guadiana à Badajoz. Voulant doter ce centre d'édifices dignes d'une ville, il demande à l'émir 'Abd Allâh des spécialistes capables d'urbaniser la nouvelle fondation selon les normes musulmanes en y édifiant une grande mosquée et des bains. En dépit de la dissociation de fait du pays, et de l'autonomie politique des multiples cellules qui s'y sont formées, aucun des dissidents de cette époque ne semble avoir véritablement mis en cause le principe de la direction de l'Umma andalouse par la dynastie omeyyade ; chaque chef local cherche, au pis, à se faire oublier du pouvoir central, au mieux et le plus souvent à faire sanctionner sa prépondérance par un diplôme émiral. La seule révolte qui ait paru menacer vraiment le régime est celle d'Ibn Hafsûn, mais de façon confuse. Il est difficile de dire que sa rébellion se situe vraiment en rupture avec le Dâr al-Islâm. Lorsque, en 899, le grand rebelle revient au christianisme, il se coupe cependant des muwallads des villes et de leur soutien ; circonscrit désormais à la partie restée chrétienne des populations rurales des montagnes andalouses, son mouvement piétine, puis décline. Ces populations chrétiennes, montagnardes, représentent une sorte de survivance peut-être encore numériquement importante, mais « déphasée » par rapport à

la dynamique générale de la société. Les campagnes de la vallée du Guadalquivir, mais aussi de nombreuses autres régions, paraissent au contraire majoritairement islamisées dès le milieu du IX siècle. e

Vitalité de la société andalouse Derrière cette situation politiquement troublée, on perçoit des signes de restructuration spontanée et de dynamisme, particulièrement nets dans la zone méditerranéenne. C'est en pleine fitna, par exemple, que se forme la « république des Marins » de Pechina. Cette localité de la pointe sud-est de la Péninsule, proche de l'actuelle ville d'Almeria, était un ancien évêché wisigothique qui avait reçu un contingent d'Arabes Yéménites lorsqu'il avait fallu, au milieu du IX siècle, organiser la défense du littoral contre des incursions normandes. Vers 870, une colonie de marchands-pirates originaires de la côte levantine était venue s'y établir, donnant une forte impulsion à l'urbanisation et à un nouveau commerce tourné vers le Maghreb. Rapidement, la ville se développa de façon autonome comme une entité pratiquement indépendante, mais aussi comme un centre économique de première importance, qui exportait en particulier des esclaves vers l'Orient. Les nombreuses expéditions « esclavagistes » des « pirates » andalous en Méditerranée occidentale ont marqué le haut Moyen Âge. Elles ont commencé autour de 800, immédiatement après l'attaque mentionnée plus haut des Baléares en 798, et le terme de Mauri qu'utilisent les sources carolingiennes pour désigner ceux qui se livraient à ces raids maritimes suggère que bon nombre de ces pirates étaient des Berbères. Le seul chef connu, justement un Berbère de la tribu des Hawwâra, participa, en 829-830, à la conquête de la Sicile par les Aghlabides avec une flotte partie de Tortosa. Ces expéditions se sont développées jusqu'en Orient, où des marins andalous, profitant d'une situation d'anarchie en Égypte, s'emparent vers 815 du port d'Alexandrie ; rejoints par des réfugiés exilés à la suite de la révolte du Faubourg de Cordoue en 818, ils conquièrent la Crète sur les Byzantins en 827, pour y fonder un émirat. Les musulmans qui attaquent Rome en 846 venaient aussi d'alAndalus et du Maghreb occidental. Vers 890, une colonie de marins venus d'Espagne établit la célèbre base provençale du Freinet (Fraxinetum). Ces marins-pirates andalous fondent également à la même époque des comptoirs actifs sur les côtes du Maghreb (Ténès en 875, Oran en 902). C'est à e

ces activités mi-guerrières, mi-économiques qu'est lié le développement de Pechina-Almería. Mais, parallèlement, le nouvel ensemble urbain se développe aussi comme un centre d'industrie textile et un foyer régional de diffusion de la culture islamique. Outre la conquête de la Crète en 827, l'un des moments importants de l'expansion des Andalous en Méditerranée est, en 902, en pleine fitna, le rattachement des Baléares à l'islam, par une expédition navale organisée par un riche Cordouan, 'Isâm al-Khawlanî, avec l'autorisation de l'émir 'Abd Allâh. Le premier souci des conquérants fut de développer dans l'île le modèle islamique d'urbanisation en établissant dans la capitale des mosquées, des bains et des fondouks, nouvel exemple de la diffusion spontanée des modèles arabo-islamiques. La société andalouse révèle également son dynamisme dans le domaine culturel par le développement de formes poétiques nouvelles. On a signalé le fait que les révoltés muwallads rivalisaient avec les Arabes dans les joutes poétiques qui accompagnaient les guerres civiles de la fitna. Cette poésie, largement pratiquée dans la forme classique de la qasîda, dans la mesure où elle connut une large diffusion, s'adapta à certaines traditions locales et se montra susceptible d'un renouvellement tout à fait remarquable. En témoigne à cette époque l'invention en al-Andalus du genre nouveau de la muwashshaha, une forme de poésie strophique qui rompt avec la poésie arabe classique par le mètre et la rime, et s'appuie sur une chute en langue vulgaire ou même parfois romane, qui connaîtra par la suite une grande fortune. On ne constate pas, en revanche, un tel renouvellement dans le domaine du droit et de la religion. L'échec des rares tentatives de contestation de l'idéologie dominante, strictement malikite, ne fait que mettre en valeur la force de cette dernière. Il est très difficile de fournir une interprétation satisfaisante de la crise profonde qui secoue l'émirat omeyyade dans ces décennies chaotiques de la fin du IX et du début du X siècle. Pour l'historien et arabisant espagnol Manuel Acién Almansa, les mouvements de révolte qui ont marqué cette période sont provoqués par les changements structurels qui affectent la société d'al-Andalus du fait du passage des structures de tradition wisigothique à la nouvelle organisation arabo-musulmane. Les populations rurales, partiellement libérées de la domination d'une aristocratie autochtone affaiblie, encore chrétienne ou devenue musulmane, se voyaient soumises à une fiscalité étatique de plus en plus pesante. Quant à cette aristocratie indigène « protoféodale », ses droits sur la terre et sur les hommes étaient amoindris par e

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l'extension du contrôle de l'État sur le secteur administratif et fiscal et par l'exode d'une partie des ruraux vers des villes en rapide expansion. Ce double malaise aurait provoqué à la fois la fuite des paysans vers les refuges de hauteur et la tendance des seigneurs indigènes à s'« encastiller » dans des lieux fortifiés plus importants (comme Bobastro) d'où ils pouvaient contrôler les populations. L'affermissement des structures étatiques et le développement de la civilisation urbaine auraient provoqué par ailleurs des tensions parallèles dans les milieux tribaux berbères et arabes. Ces thèses ont suscité un vif intérêt dans la mesure où elles tentent de fournir une explication socio-économique d'ensemble à la grande interrogation historique que pose la fitna de la fin de l'époque émirale, et elles ont été largement discutées. Le manque de documentation précise rend pour l'instant les certitudes impossibles. On peut provisoirement accepter l'hypothèse explicative d'Acién Almansa, mais en lui apportant, me semble-t-il, deux correctifs : d'une part, l'ancienne classe dominante wisigothique, politiquement reléguée au second plan, était loin d'être la seule catégorie sociale exploitant la paysannerie, car les conquérants avaient reçu des domaines fonciers en quantité importante. D'autre part, on ne peut sousévaluer le rôle des oppositions entre groupes ethno-religieux différents, sans cesse mises en avant par les textes. Comme d'autres révoltes du IX siècle dans le monde musulman, par exemple en Iran, les mouvements autochtones ont sans doute aussi un contenu « identitaire » qui peut expliquer la fréquente alliance des paysans et des « seigneurs » indigènes. Mais, à la différence de ce qui va se passer en Iran où l'on assistera, à partir du X siècle, à la résurgence de plus en plus forte de la culture et de la langue « nationales » dans le cadre islamique, les bases culturelles de l'identité autochtone étaient, dès le IX siècle, suffisamment affaiblies en Espagne par l'acculturation arabo-islamique pour que rien de semblable ne se produisît dans une civilisation andalouse dont l'arabisme, sans doute nuancé de touches locales, ne cessera de s'affirmer. e

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1. Richard W. BULLIET, Conversion to Islam in the Medieval Period. An Essay in Quantitative History, Harvard University Press, Cambridge, Mass. And London, England, 1979.

Deuxième partie L'ÂGE CLASSIQUE

CHAPITRE III LE SOLEIL S'EST LEVÉ EN OCCIDENT : LE CALIFAT DE CORDOUE 1

'Abd al-Rahmân III (912-961), petit-fils et héritier de l'émir 'Abd Allâh, allait tirer le meilleur parti de cette société contrastée, à la fois en crise et en ébullition. Mais il lui fallut d'abord reprendre le contrôle du territoire d'alAndalus dont une grande partie, à son avènement en 912, échappait politiquement et administrativement à l'autorité de Cordoue. De même que les causes profondes de la situation d'« anarchie » des décennies précédentes, il est difficile de déterminer exactement les facteurs de cette restauration politique. Il faut certainement accorder un rôle de premier plan aux talents et à l'énergie du nouvel émir, mais aussi à la lassitude d'une société de plus en plus arabisée et islamisée, prenant conscience que la situation était contraire à l'idéal communautaire revendiqué par l'idéologie dominante.

Du fait de sa nature quasi « clanique », le noyau central du pouvoir n'a pas été fondamentalement affecté par la situation perturbée du pays. Aux côtés de la dynastie elle-même et de ses nombreux membres, les Omeyyades-Qurayshites, la caste dirigeante des grandes familles des clients omeyyades était restée le plus fidèle soutien du régime. Les Banû Abî 'Abda, les Banû Futays, les Banû Hudayr, les Banû Basîl, descendants des principaux auteurs de l'établissement du régime omeyyade en al-Andalus, n'avaient cessé de fournir l'encadrement politicoadministratif des ministres, secrétaires et généraux sur lesquels reposait la marche de l'État. On leur confia principalement les provinces où était restaurée progressivement l'autorité du pouvoir central, ainsi qu'à quelques familles de militaires d'origine berbère, comme les Banû Ilyâs. Le règne restaurateur de 'Abd al-Rahmân III et la proclamation du

Le règne restaurateur de 'Abd al-Rahmân III et la proclamation du califat Dans certaines villes importantes, comme Séville, la victoire des éléments arabes a abaissé le niveau de tensions visibles dans la société locale. Dans cette grande capitale provinciale, qui dominait et contrôlait toute la basse vallée du Guadalquivir, les dissensions entre les héritiers d'Ibrahîm b. Hadjdjâdj, le chef arabe qui s'y était érigé en véritable prince local, favorisèrent grandement la restauration de l'autorité du sultân, effective dès la fin 913. Avec le concours des forces arabes des djund établis dans les provinces méridionales, 'Abd al-Rahmân III réduit progressivement la dissidence diffuse des zones rurales d'Andalousie, soumettant les « seigneurs » rebelles, détruisant les sites fortifiés de hauteur et obligeant les populations, le plus souvent autochtones, qui s'y étaient réfugiées, à revenir dans les plaines. En Andalousie orientale et dans le Levant, il fallut plusieurs expéditions pour soumettre de multiples rebelles locaux : à Valence, par exemple, où s'était imposé un chef berbère de la famille des Banû Zannûn, et dans l'actuelle province d'Alicante, quatre campagnes successives, en 924, 928, 929 et 930 furent nécessaires pour soumettre complètement les places de la région. La rébellion d'Ibn Hafsûn, symboliquement la plus significative, la seule qui ait paru vraiment en mesure de menacer un moment le régime omeyyade, la seule aussi dont le « noyau dur » ait été chrétien, ne fut anéantie qu'en 928 avec la reddition de Bobastro, le centre de la résistance. En fait, après la mort du grand rebelle en 917, des dissensions entre ses fils avaient affaibli cette dissidence. Bobastro fut finalement rendue à l'amiable par l'un d'entre eux, Hafs, qui fut, comme beaucoup d'autres chefs chrétiens et muwallads réduits à l'obéissance, ramené à Cordoue avec les membres de sa famille et enrôlé dans le djund. Mais cette fin pacifique n'empêcha pas le souverain de marquer avec éclat sa victoire sur la plus dangereuse des révoltes de l'époque de la fitna : il tint à venir fouler le sol du chef-lieu de la rébellion, fit exhumer les restes d'Ibn Hafsûn et de son fils Dja'far, et les envoya dans la capitale pour qu'ils y fussent crucifiés. Bobastro fut vidée de sa population et on ne laissa qu'une garnison omeyyade dans sa qasâba. Parallèlement à cette action intérieure, les armées émirales ont recommencé dès 916 à manifester aux frontières une présence à laquelle elles avaient renoncé depuis un quart de siècle. Les succès furent d'abord inégaux, mais, en 920 et 924, des campagnes importantes, commandées par l'émir lui-même,

sont menées contre la Navarre et Pampelune, capitale du royaume chrétien, qui est prise et dévastée. Mais, outre le relèvement intérieur et la reprise du djihâd contre les chrétiens du Nord, 'Abd al-Rahmân III se préoccupe particulièrement de la menace fatimide au Maghreb, où un puissant califat chiite, dangereusement expansionniste, avait été instauré à Kairouan en 910. Contre ce dernier, il apporte son appui à la petite dynastie Salihide de Nakur, qui entretenait traditionnellement des relations amicales avec l'émirat omeyyade et qui se place sous sa souveraineté. En 927, il intervient directement sur le littoral maghrébin en faisant occuper Melilla, mais surtout il s'allie aux tribus zénètes du Maghreb occidental hostiles au pouvoir chiite. Ces succès intérieurs et extérieurs donnent à 'Abd al-Rahmân III l'autorité et le prestige nécessaires pour faire le pas décisif que ses prédécesseurs n'avaient pas osé franchir : la restauration, en 929, au profit de sa dynastie, du titre califal. En se nommant Amir al-mu'minîn (Émir des croyants) et en prenant le surnom de règne (ou laqab) d'al-Nâsir li Dîni-Llâh (« Celui qui est victorieux pour la religion de Dieu »), il se dote de titres souverains et d'une arme idéologique à la mesure de ceux du califat de Kairouan ; dans l'immédiat, cela ne semble pas introduire de changement majeur dans la réalité du pouvoir à Cordoue, car, si le calife a rétabli l'autorité du pouvoir central sur le sud de l'Andalus, il n'a pas encore soumis les principaux centres urbains du centre et du nord du pays, Badajoz, Tolède et Saragosse qui ne rentreront dans l'obédience cordouane qu'à l'issue d'importantes campagnes militaires en 930, 932 et 937. Madînat al-Zahrâ' : centre du pouvoir califien et foyer de l'art andalou En fait, en même temps qu'il finit d'étendre son autorité à tout l'islam d'alAndalus et qu'il s'établit très fortement à Ceuta transformée en base d'action au Maghreb (931), le califat tend les ressorts du pouvoir à un niveau inégalé sous l'émirat. Le phénomène d'isolement « oriental » du souverain, qu'avaient institué les califats abbaside et fatimide, se reproduit avec la fondation, à partir de 936, de la vaste ville califale de Madînat al-Zahrâ', le « Versailles » des Omeyyades. Les émirs de Cordoue avaient jusque-là résidé dans le vieux qasr ou « Alcazar », le palais gouvernoral de Cordoue, contigu à la Grande Mosquée, ou dans des résidences d'agrément (munya) éparpillées aux abords de la ville. Mais, à l'image des autres dynasties califiennes, 'Abd al-Rahmân

III voulut marquer l'éclat de son pouvoir par l'édification d'une nouvelle ville princière dont il choisit avec soin l'emplacement. La ville même fut édifiée à cinq kilomètres de Cordoue, sur la rive droite du Guadalquivir, dans la zone plane, et la partie palatine sur de vastes terrasses aménagées et étagées sur les premières pentes des collines : au niveau supérieur se trouvaient le palais et ses dépendances, avec, un peu au-dessous, les zones réservées au gouvernement et à l'administration centrale, les terrasses inférieures étant occupées par des jardins et un somptueux pavillon destiné aux réceptions officielles. On investit des sommes considérables dans l'édification de la cité palatine, qui dura jusqu'à la fin du règne. Le tiers des revenus de l'impôt, soit 1 800 000 dinars par an, y aurait été affecté. Six mille pierres taillées chaque jour, quatre mille colonnes antiques au total, importées d'Ifrîqiya ou provenant de monuments existants dans la Péninsule, et du marbre de Carthage furent nécessaires aux dix mille maçons, terrassiers, muletiers employés quotidiennement sur le chantier. Si le nombre des ouvriers a peut-être été exagéré par les chroniqueurs, la précision d'un travail principalement salarié est intéressante, révélatrice d'une économie très différente de l'économie antique, n'utilisant pas ou très peu, pour des entreprises de ce genre, le travail servile. De cette importante fondation princière il reste des vestiges considérables correspondant à un immense site archéologique dont à peine un dixième — quelque 10 hectares sur 110 -, soit l'espace palatin proprement dit, a été fouillé. L'étude de ces vestiges fournit des éléments importants pour l'histoire de l'art andalou. À la mosquée, par exemple, on expérimente la curieuse formule du double mur de qibla où est inséré le mihrab, qui caractérisera un peu plus tard l'agrandissement de la mosquée de Cordoue par al-Hakam II. On constate surtout la remarquable subordination de cette mosquée principale, de taille assez réduite, située à la jonction des palais et des jardins du calife et de la ville, à l'espace politique. Elle se trouve en position d'infériorité topographique par rapport au vaste ensemble des résidences et des jardins princiers qui dominent et écrasent de leur masse l'édifice religieux. À la différence de Cordoue, où la magnificence et l'ampleur de la grande mosquée équilibrent le qasr émiral, la création de 'Abd al-Rahmân III apparaît donc comme un véritable manifeste politique, où tout est fait pour exalter la puissance du califat.

Le calife s'y établit avant 945 avec toutes les institutions centrales de l'État et une considérable domesticité palatine constituée principalement d'esclaves et d'eunuques. Dans ce cadre nouveau va s'exacerber un cérémonial de cour qui, pour ne pas concerner un souverain quasi-divinisé comme le calife fatimide, le place tout de même très au-dessus du commun des mortels. Parallèlement, on assiste à la transformation des rouages et des instruments d'action de ce pouvoir : développement d'une bureaucratie centrale minutieuse et, surtout, recrutement croissant de soldats de condition servile ou mercenaire, qui vont progressivement convertir l'armée en un corps largement étranger à la réalité sociale du pays ; l'ancien djund arabe et les nouveaux cadres militaires berbères eux-mêmes se trouveront relégués au second plan au profit d'éléments nouveaux, les saqâliba (« slaves »), esclaves blancs d'origine européenne achetés jeunes et élevés par le régime pour former la domesticité privée, les cadres de l'armée et de l'État. La « conurbation » constituée par l'ancienne et la nouvelle capitale forme un ensemble considérable. D'après Ibn Hawqal, qui a largement voyagé de l'Iran à l'Espagne dans le troisième quart du X siècle, la capitale andalouse, sans atteindre le gigantisme de Bagdad, était la seule ville du monde musulman comparable à la métropole abbasside. Cette concentration majeure de richesse et de pouvoir ne fut possible que grâce à une centralisation fiscale accrue sur laquelle on ne possède malheureusement que peu de données précises, en dehors du chiffre de cinq millions de dinars environ de revenu annuel du trésor califien. En témoignent indirectement les frappes monétaires, qui ont repris en quantité importante l'année même de la proclamation du califat, et sont transférées de l'atelier de Cordoue à Madînat al-Zahrâ'. Dirhems d'argent et dinars d'or - en quantité tout de même bien moindre — sont frappés et portent en inscription, pour la première fois en al-Andalus, la qualité d'amîr al-mu'minîn du calife et son surnom de règne. À Madînat al-Zahrâ' furent installés des ateliers princiers de diverses sortes, depuis la fabrication des armes jusqu'à celle des bijoux, en passant, bien sûr, par celle des vêtements de prix et brocarts tissés d'or et d'argent ; les tirâz ou ateliers spécialisés dans la fabrication de ces produits textiles où l'on inscrivait le nom du calife étaient l'un des principaux monopoles du pouvoir dans les États musulmans du Moyen Age. Une fabrication moins prestigieuse, mais dont l'archéologie du site a livré d'énormes quantités, était celle des céramiques glacurées à décor dit « vert et manganèse », une production spécifiquement andalouse. On n'a pas de certitudes sur leur chronologie. Elles e

sont souvent considérées comme étant apparues brusquement, dans le cadre de la nouvelle cité princière, d'où elles se seraient diffusées à l'ensemble de la Péninsule. Selon une hypothèse de Miquel Barceló , la simplicité voulue dans l'usage de deux couleurs, le blanc du fond et le vert du décor, correspondrait à un symbolisme politique, le blanc étant la couleur des Omeyyades et le vert celle du Prophète et de l'islam. 2

Au musée archéologique de Cordoue est conservé un beau cerf de bronze trouvé dans les ruines de Madînat al-Zahrâ'. Très vraisemblablement produit aussi sur le site même, il servait originellement à l'écoulement de l'eau dans un bassin, dispositif fréquent dans les palais islamiques, en écho lointain aux palais attribués à Salomon, comme celui de Gumdân au Yémen. Les artisans des ateliers califiens ont certainement produit dans la ville princière bien d'autres objets de bronze, mais il est difficile d'attribuer avec certitude l'origine de telle ou telle pièce. Autre témoignage un peu plus tardif de l'activité des ateliers califiens, le tirâz au nom du petit-fils de 'Abd al-Rahmân III, Hishâm II, conservé à l'Académie d'histoire de Madrid après avoir enveloppé des reliques dans le trésor d'une église castillane. On ne peut cependant exclure que ce tissu, dont le dessin est assez grossier mais le chromatisme très réussi, ait été produit à Cordoue plutôt qu'à Madînat alZahrâ', la ville princière ayant cessé d'être le siège du pouvoir à l'époque du troisième calife omeyyade. Une puissance prépondérante dans l'Occident méditerranéen Les « péripéties » politico-militaires, quant à elles, ne remettent pas en cause l'évolution engagée, bien au contraire. Un très grave désastre subi personnellement par le calife à Simancas-Alhandega face aux Léonais en 939 n'eut pour résultat qu'une purge sanglante dans l'armée et l'accentuation de son caractère servile et mercenaire. Ce revers convainquit aussi le souverain de ne plus prendre personnellement la tête de ses troupes, ce qui ne pouvait qu'accentuer l'isolement du pouvoir par rapport au « pays réel » et à l'aristocratie arabe du djund. Les difficultés internes du royaume léonais, puis la mort du roi Ramiro II en 950 et la crise de succession qui suivit ne permirent pas au plus puissant des États chrétiens du nord de la Péninsule d'exploiter son avantage. La situation sur la frontière put être rétablie progressivement au profit de l'islam. De bons généraux, parmi lesquels les

Banû Ilyâs et les Banû Ya'lâ, furent chargés de défendre les Marches dont l'organisation fut modifiée : en 946, le quartier général de la Marche centrale fut transféré de Tolède à Madînat Sâlim (Medinaceli) ; la Marche supérieure et la région orientale connaissent parallèlement une sorte de décentralisation au profit de puissantes familles, les Banû Tudjîb à Saragosse, les Banû Tawîl à Huesca, et diverses chefferies berbères, qui conservent, en échange de leur service militaire, le gouvernorat des places où elles étaient prépondérantes au début du siècle. À la fin du règne de 'Abd al-Rahmân III, la situation par rapport aux chrétiens s'est nettement rétablie à l'avantage du califat. Les difficultés internes de leurs États permettent même au souverain de se poser en arbitre dans leurs affaires : ainsi en 958-959, à la demande de la reine de Navarre Toda, le gouvernement de Cordoue intervient avec succès pour rétablir sur le trône de Leôn son petit-fils Sanche I , chassé du royaume par un compétiteur. Ce curieux épisode diplomatique vaut d'être rappelé : ses sujets ayant abandonné Sanche en raison de son obésité qui l'empêchait de monter à cheval et de se conduire en chef de guerre, le calife envoya comme ambassadeur à Toda le meilleur médecin de sa cour, le juif Hasday b. Shaprut, avec pour mission de faire maigrir le malheureux prince et d'exiger la venue à Cordoue de Toda et de son petit-fils en signe d'allégeance au pouvoir musulman. Sanche fut finalement rétabli sur le trône avec le concours des contingents cordouans en 959, et le califat y gagna la cession d'un certain nombre de places fortes frontalières. Les relations avec le comté de Barcelone évoluèrent dans le même sens d'une subordination au pouvoir cordouan. À cette époque, la piraterie andalouse reste active en Méditerranée occidentale. Dans les années 950, des négociations eurent lieu entre Cordoue et le roi de Germanie Otton I , le futur empereur, qui était en train d'étendre son autorité à l'Italie et s'inquiétait de la menace que les musulmans du Freinet faisaient peser, par leurs raids dans les Alpes, sur le trafic entre les deux royaumes : en 953, Otton I envoya à 'Abd al-Rahmân III l'abbé Jean du monastère lorrain de Gorze ; après un pénible voyage de dix semaines, Jean est logé à Cordoue dans une munya de la banlieue. Mais la missive qu'il apportait ayant été jugée insultante pour l'islam, il ne fut pas admis à venir la présenter au souverain : la loi aurait en effet obligé à punir de mort ces insultes. Quant à Jean, il refusait de n'apporter que les cadeaux à l'audience. De longues négociations s'engagèrent alors, incluant le voyage d'un fonctionnaire mozarabe du palais cordouan jusqu'à la cour de Francfort. Ayant er

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reçu au retour de cette seconde ambassade une nouvelle lettre de son souverain au ton plus modéré, Jean put enfin, après trois ans de réclusion, venir se présenter devant le calife. Le califat de Cordoue fait alors figure de puissance prépondérante dans l'Occident méditerranéen. Des relations directes avec Constantinople, qui avaient eu lieu très épisodiquement à l'apogée de l'émirat, sont également renouées, à l'initiative de Cordoue, vers le milieu du siècle, donnant lieu à de nombreux échanges, en particulier culturels, entre les deux pouvoirs impériaux, hostiles tous les deux aux Fatimides. Al-Hakam II : le « califat immobile » Cette expression suggestive de « califat immobile » est utilisée par Gabriel Martinez Gros dans son Idéologie omeyyade comme titre d'un chapitre consacré aux annales de 'Isâ b. Ahmad al-Razî, qui fut l'historiographe officiel du deuxième calife de Cordoue. La partie conservée de cette œuvre, qui concerne les années 971 à 975 du règne, a été traduite par le grand arabisant espagnol Emilio Garcia Gómez sous le titre d'« Annales palatines ». Elle livre à longueur de page de minutieuses descriptions des cérémonies de cour, qui donnent effectivement l'impression d'une souveraineté omeyyade comme immobilisée au centre de l'espace et du temps qu'elle a créés, par les armes et l'écriture, à l'image de la terre immobile au centre de l'univers médiéval. Mais en même temps s'accuse aussi la dangereuse « immobilité » d'un prince qui tend à se dessaisir du pouvoir effectif entre les mains de ses ministres, pour n'être plus, au centre d'un empire territorialement accru, que le symbole d'un pouvoir que bientôt il n'exercera plus véritablement. Le passage du pouvoir de 'Abd al-Rahmân III à son fils al-Hakam II, âgé de plus de quarante ans, s'est fait sans difficulté à la mort du souverain en 961 et n'a marqué aucune rupture dans le processus d'évolution engagé au cours des décennies précédentes. Le pouvoir califal, détenu désormais par un « intellectuel » de santé fragile, peu enclin à l'action politico-militaire, reste plus que jamais enfermé dans la ville de Madînat al-Zahrâ'. La vie de cour s'y déroule conformément aux rituels soigneusement codifiés qui avaient commencé à se mettre en place à l'époque précédente. Les récits des fêtes et cérémonies qui l'animent mettent en scène le calife et, prenant place autour de lui selon un ordre protocolaire strict, respectueux de la hiérarchie, ses parents, ses vizirs, les Qurayshites, les dignitaires de la haute domesticité, les chefs de

l'administration, les principaux généraux, les hauts magistrats... L'assistance constitue souvent une sorte de représentation microcosmique de l'empire, avec la présence de chefs de l'aristocratie militaire des marches frontières et de notables maghrébins des tribus berbères. Au Maghreb, le califat poursuit en effet une active politique d'alliance avec les tribus zénètes, qui engendre un va-et-vient incessant de messages diplomatiques, de subsides et de cadeaux, d'envoyés omeyyades et berbères, de part et d'autre du détroit. L'engagement des Fatimides en Égypte et leur départ pour Le Caire en 972 n'atténuèrent pas immédiatement la pression venue d'Ifrîqiya : les « vice-rois » zirides que les califes fatimides avaient laissés à Kairouan poursuivirent en effet d'abord la politique qu'avaient menée ces derniers. L'équilibre des forces au Maghreb occidental évolua cependant rapidement. À partir de cette époque, la politique omeyyade se fit plus agressive. La domination de Cordoue fut imposée aux princes idrissides du nord du Maroc : Hadjar al-Nasr et Basra, leurs petites capitales dans le Rif, sont occupées en 974. Certains de ces princes furent intégrés au système omeyyade comme cadres dans l'armée ou ornements d'une cour qui pouvait ainsi s'enorgueillir de compter en son sein des descendants du Prophète ralliés au califat cordouan. Les relations intensifiées avec le Maghreb entraînèrent à partir de ces années 970 la venue dans la Péninsule de plusieurs clans berbères recrutés pour fournir à l'armée califale le renfort d'une très efficace cavalerie légère. Dans la Péninsule, après quelques velléités d'agitation au début du règne, les chrétiens des royaumes du Nord continuent quant à eux à être tenus en lisière, et l'on s'occupe surtout, à Madînat al-Zahrâ', de recevoir les ambassades qu'ils envoient au calife pour manifester leur allégeance. Globalement, l'époque d'al-Hakam II prolonge donc la phase de paix sur la frontière qui s'était instaurée à la fin du siècle précédent. Le règne de ce calife correspond par ailleurs à une phase de remarquable essor culturel. Al-Hakam II est un fin lettré et un savant, qui a rassemblé à Cordoue, dès le règne de son père, une masse considérable de livres et a pratiqué un actif mécénat au profit de savants et de lettrés qu'il a fait venir de tout le monde musulman pour faire sortir l'Andalus de son provincialisme un peu étriqué. Cette importation de savoir oriental affecte tous les domaines. Installé à Cordoue dès 941, un célèbre philologue bagdadien, Abû 'Alî al-Qâlî, y rédigea sa grande anthologie, somme considérable de connaissances en

lexicographie, grammaire, anecdotes historiques, poèmes et proverbes ; il forma à l'érudition orientale de nombreux Andalous. Un grand nombre de poètes, juristes et savants vinrent de la même façon s'établir dans la capitale pour y enseigner leurs spécialités. On assista également à un effort important dans l'amélioration des connaissances en médecine, notamment grâce à la traduction en arabe du De materia medica de Dioscoride, envoyé au calife en cadeau par l'empereur de Constantinople. Une vive impulsion est alors donnée aux études pharmacologiques et botaniques, qui restèrent ensuite très cultivées en al-Andalus. L'un des spécialistes qui se formèrent à Cordoue à partir de cette « Matière médicale » fut Abû I-Qâsim al-Zahrawî, médecin d'al-Hakam II et chirurgien réputé, qui mourut en 1013 en laissant une volumineuse encyclopédie chirurgico-médicale, contenant de nombreuses illustrations sur le matériel utilisé par les praticiens et décrivant les amputations, la chirurgie ophtalmique, la cautérisation, la réduction des fractures... Cet ouvrage sera traduit en latin au XII siècle par Gérard de Crémone, et son auteur jouira, sous le nom d'Abulcasis, d'une grande réputation en Occident. L'activité artistique développée sous al-Hakam II ne fut pas moindre. Son nom reste associé à la merveille de l'art hispano-musulman qu'est le somptueux agrandissement fait à la mosquée de Cordoue. On y adopte des formes tout à fait nouvelles d'arcs à la fois polylobés et entrelacés, qui produisent l'effet d'une véritable « dentelle de pierre ». Mais l'élément le plus riche est la décoration de mosaïques de la coupole du mihrab. La technique est directement importée de Constantinople, et l'on s'inspire consciemment de ce qu'avaient fait les califes omeyyades à la Grande Mosquée de Damas. C'est aussi, semble-t-il, seulement sous le règne d'al-Hakam que commence à se développer un art palatin spécifiquement « andalou », bien que dérivé d'influences venues du bassin oriental de la Méditerranée, d'Égypte ou peutêtre de Constantinople : les pyxides et coffrets d'ivoire sculptés (le premier exemplaire daté, la pyxide dite « de Zamora », est de 964). Leur décor développe des motifs végétaux stylisés, animaliers, et même humains sur les plus beaux exemplaires, empruntés au répertoire orientalisant de l'art de cour traditionnel dans l'islam, mais selon une esthétique relativement naturaliste dont l'origine est peut-être à chercher dans des modèles byzantins. « Immobile » au centre de l'univers politique et intellectuel qu'il avait su créer, le calife érudit que fut al-Hakam II sut donc donner une vive impulsion à la vie intellectuelle cordouane. On ne peut affirmer que l'immense bibliothèque qu'il avait rassemblée comptait bien les quatre cent mille e

volumes dont la créditent les auteurs arabes. Mais il est certain qu'il eut l'ambition, dans le domaine scientifique et artistique, d'élever l'Occident omeyyade au niveau de l'Orient abbasside, et qu'il atteignit partiellement cet objectif. C'est principalement à lui que l'on doit le développement d'un second classicisme arabe en al-Andalus à la fin du X et au XI siècle. e

e

Al-Mansûr, champion de la guerre sainte Sous le règne du successeur d'al-Hakam II, Hishâm II, qui commence en 976 à la mort de son père, on assiste à une évolution très importante dans la structure du pouvoir. Une véritable « dynastie » parallèle, les Amirides, s'empare du pouvoir effectif en al-Andalus, mais la dualité qui s'instaure entre le calife, détenteur de la souveraineté de principe, et un dirigeant de fait sans légitimité propre, le hâdjib, ne dure pas. Les contradictions qu'entraîne cette situation provoquent l'ébranlement majeur que représente la « révolution de Cordoue » de 1009, et la dramatique crise et disparition du califat qui s'ensuit. Bien qu'il ait existé des chroniques, perdues, relatives aux Amirides, cette époque est au total mal connue. La fin du règne d'al-Hakam II et la maladie du calife donnèrent lieu à une sourde lutte pour le pouvoir au niveau des sphères dirigeantes. À sa mort, le principal vizir, al-Mushâfi, et l'un de ses partisans et obligés, le responsable de la monnaie, Muhammad b. Abî 'Amîr - le futur al-Mansûr - s'assurent le contrôle de l'appareil de l'État en faisant prévaloir la volonté d'al-Hakam II de voir lui succéder son fils mineur Hishâm, âgé seulement de onze ans ; la frappe des monnaies et l'administration de l'État furent alors ramenées à Cordoue. Mais l'association d'al-Mushâfi, nommé hâdjib ou « chambellan », fonction la plus prestigieuse de la hiérarchie politique, et d'Ibn Abî 'Amîr, qui avait la dignité vizirale, ne dura que quelques mois. Le premier n'était pas de taille à se mesurer à l'ambition et à l'intelligence politique du second, qui manœuvra très habilement pour éliminer son protecteur et allié de circonstance en s'assurant le contrôle de l'armée et en s'appuyant probablement sur les dignitaires arabes sans doute peu favorables au Berbère qu'était al-Mushâfî. Il s'allie aussi au puissant commandant de la Marche de Medinaceli, le vieux général Ghâlib, dont il épouse la fille, doublant habilement le fils d'al-Mushâfî qui prétendait aussi à cette alliance. Après un an et demi, en mars 978, al-

Mushâfî est destitué et arrêté, avant d'être exécuté un peu plus tard, ce qui laisse le champ libre à une fulgurante confiscation de tout le pouvoir par Ibn Abî 'Amîr. Dès 979, il commence à faire édifier une nouvelle résidence palatine et gouvernementale à l'est de Cordoue, à l'opposé de Madînat alZahrâ', qui ne joue pratiquement plus aucun rôle et est quasi abandonnée, et s'installe lui-même en 981 dans cette « ville brillante » de Madîna al-Zâhira décalque évident du nom de la cité califale - en y transférant tout l'appareil de l'administration centrale. Cette dépossession du calife-enfant, pratiquement prisonnier dans le palais de Cordoue d'où n'émane plus aucun pouvoir effectif, entraîne un conflit bref et violent avec le vieux militaire loyaliste qu'était Ghâlib, tué dans un combat livré dans la marche frontière, en juillet 981. Si le déroulement événementiel de cette prise du pouvoir est assez bien connu dans son ensemble, la portée d'autres faits que les chroniques mettent moins en évidence est plus difficile à déterminer : notamment le rôle joué par la mère du calife Hishâm dans l'ascension d'Ibn Abî 'Amîr, dont elle était sans doute la maîtresse ; ou encore l'importance du contrôle des émissions monétaires par le futur « dictateur » d'al-Andalus, qui exerçait dès l'époque d'al-Hakam, entre autres fonctions, celle de directeur de la monnaie : on constate pendant ces années une quasi-interruption des frappes assez étonnante, qui suggère une manipulation de cet instrument politique. C'est après sa victoire sur Ghâlib qu'Ibn Abî 'Amîr, avec une audace remarquable, s'attribue le surnom inusité en al-Andalus d'al-Mansûr, « le Victorieux », d'allure califienne mais sans la connotation religieuse affirmée des surnoms califiens en Allâh, ce qui marquait tout de même une distance avec le calife Hishâm al-Mu'ayyad bi-Llâh. Véritable souverain de fait, le premier gouvernant amiride ne se contente plus du titre de hâdjib, trop évocateur d'un pouvoir délégué, qu'il transfère en 991 à son fils 'Abd al-Malik, pour adopter lui-même celui de malik (roi). Al-Mansûr gouverne sans partage l'Andalus, en éliminant sans pitié tous ceux qui risquaient de lui faire de l'ombre ou de contester son autorité, et en veillant surtout soigneusement à ne laisser au calife aucune possibilité de ressaisir la moindre parcelle de son pouvoir. Dès le début de sa carrière ministérielle, Ibn Abî 'Amîr, associé alors à Ghâlib, avait manifesté, en organisant des expéditions sur la frontière, le souci de se présenter en chef d'armée et combattant de la guerre sainte. Il continue jusqu'à la fin de son « règne » à déployer dans ce domaine une étonnante

activité, menant d'après les sources cinquante-sept campagnes contre les chrétiens en une vingtaine d'années. Les deux plus connues sont l'expédition de 985, qui vit la prise et le sac de Barcelone, et celle de 997, au cours de laquelle il pille Saint-Jacques-de-Compostelle. Cette dernière engagea des effectifs considérables, tant navals que terrestres, et aurait même nécessité, dans une région montagneuse qu'il fallait traverser pour parvenir en Galice, l'aménagement d'une route pour acheminer l'armée. La ville de Saint-Jacques, qui avait été abandonnée par ses habitants, aurait été détruite de fond en comble, mais le tombeau de l'apôtre lui-même respecté ; car il s'agissait d'humilier le pouvoir chrétien, tout en manifestant la tolérance institutionnelle de l'islam envers les religions du Livre, à condition que les chrétiens acceptent le statut de dhimma prévu pour eux. Cette relance d'une politique très agressive à la frontière chrétienne a pour instrument une armée réorganisée dans le cadre d'une « réforme militaire » dont on connaît mal les modalités : on aurait exempté du service militaire les membres de l'ancien djund omeyyade, en principe l'ancienne aristocratie militaire arabe, à laquelle s'étaient agrégés des Berbères et des muwallads, en échange d'un impôt qui permettait le recrutement d'une armée mercenaire et servile plus disponible et plus docile. Les Berbères récemment recrutés au Maghreb et les saqâliba apparaissent alors comme l'élément central d'un instrument militaire qui a perdu son caractère « national », assez bien conservé jusqu'alors. Al-Mansûr recherche l'appui de la classe très influente des hommes de droit et de religion en affichant une piété exemplaire et un rigorisme religieux qui l'amènent à la célèbre mesure d'épuration des livres suspects d'hétérodoxie de la vaste bibliothèque rassemblée par al-Hakam II. Dès sa prise du pouvoir en 979, il avait d'ailleurs, en réprimant un complot qualifié de « mu'tazilite », « rationaliste » si l'on veut, marqué ses distances avec le relatif libéralisme intellectuel de l'époque précédente. L'agrandissement important réalisé alors à la mosquée de Cordoue se veut aussi, en restant fidèle au style de construction des parties les plus anciennes, une sorte de manifeste de simplicité en rupture avec les innovations artistiques quelque peu exubérantes du temps d'al-Hakam II. Enfin, la politique africaine conduit à des résultats plus spectaculaires que ceux obtenus précédemment. Au début de la période (980 ?), le grand centre commercial de Sidjilmasa, dans le sud du Maroc actuel, est occupé par un

chef zénète allié de Cordoue, Khazrûn b. Falfûl, qui y fait dire la prière et frapper des monnaies d'or au nom du calife omeyyade. Plus au nord, la prépondérance d'autres chefs des tribus zénètes maghrawiennes du Maghreb occidental, conséquence de l'intérêt moindre porté au Maghreb extrême par les Fatimides, étend l'influence omeyyade-amiride, encore que les rapports de Cordoue avec les grands chefs tribaux ait été fluctuants. La fin du règne d'alMansûr marque le début d'une prise de contrôle directe, avec l'occupation de Fès en 998. Quelques témoignages concrets de cette présence andalouse à Fès, autres que les monnaies, nous sont parvenus, comme le minaret de la mosquée Qarawiyîn et des changements dans les inscriptions des plaques de bois sculpté qui décorent la chaire à prêcher (minbar) de la mosquée des Andalous. Les successeurs d'al-Mansûr : l'ébauche d'une dynastie parallèle À la mort d'al-Mansûr en août 1002 au retour d'une campagne contre la Rioja navarraise, son fils 'Abd al-Malik hérite du pouvoir. Rien n'est changé à la structure du pouvoir, qui reste partagé entre un calife reclus, qui n'est plus que le symbole de légitimité du régime, et le chef réel du pays. Cette autorité apparemment sans partage reste cependant fragile et ne repose que sur cet enfermement du calife. Les chroniqueurs, plus prolixes sur l'époque de 'Abd al-Malik que sur celle de son père, font état de deux complots importants ourdis contre lui dans le cercle étroit des détenteurs du pouvoir. De façon significative, ils impliquent deux catégories antagonistes de l'aristocratie d'État - le premier, qui eut lieu en 1003, était dirigé par un certain Tarafa, qui était le chef des saqâliba, ces officiers et fonctionnaires d'origine servile qui constituaient l'une des bases fondamentales de l'État. L'autre fut déjoué en 1006, et son auteur principal était un ministre d'origine arabe, appuyé par des familles de l'ancienne aristocratie des clients omeyyades. Ces deux complots, en dépit de leur échec, mettent bien en évidence les profonds antagonismes opposant les groupes hétérogènes qui constituaient l'assise du pouvoir. 'Abd al-Malik reste rigoureusement fidèle aux orientations de la politique paternelle à l'égard de l'Espagne chrétienne, menant de grandes expéditions d'intimidation, comme celle dirigée contre la Catalogne à l'été 1003. Soigneusement préparée, elle mobilisa, outre l'armée califale, d'importants contingents venus du Maghreb, chefs tribaux à la tête de leurs guerriers et fuqahâ' animés du désir de participer à la guerre sainte. La sortie de la capitale

se fit en grand appareil, par une porte de la ville amiride de Madîna al-Zâhira, dite « porte de la Victoire », devant la foule assemblée pour voir partir l'armée à la tête de laquelle marchait 'Abd al-Malik. Tout est fait pour exalter au maximum le prestige du fils d'al-Mansûr. À Madînat Sâlim (Medinaceli), quartier général de la Marche centrale, on reçut avec tous les honneurs des renforts chrétiens alliés : des chevaliers castillans, peut-être aussi des Léonais. La composition de l'armée reflétait ainsi parfaitement la domination territoriale du califat, sa mainmise sur le Maghreb occidental et son emprise sur les États chrétiens du nord de la Péninsule officiellement soumis à sa puissance.

Illustration de cette puissance de l'État cordouan, l'expédition ne visait pas plus que celles d'al-Mansûr à des conquêtes aux dépens des territoires chrétiens. Il s'agissait d'une campagne de représailles, destinée à punir une violation du traité de paix dont s'était rendu coupable le comte de Barcelone. Sans prendre de risques excessifs compte tenu de l'importance de ses effectifs, l'armée s'avança assez au nord de Lérida et de Balaguer, s'empara de quelques sites fortifiés de la marche frontière du comté d'Urgel, puis effectua une démonstration de force dans la plaine de Barcelone sans chercher aucunement à attaquer la ville, mais en faisant du butin et des prisonniers. Après une quinzaine de jours de campagne, on donna les opérations pour terminées afin de célébrer avec solennité la fête de la Rupture du jeûne. Les secrétaires rédigèrent des communiqués triomphalistes qui furent envoyés au calife et à la population de Cordoue. Au retour dans la capitale, on multiplia les cérémonies destinées à exalter la gloire militaire du hâdjib. Après une autre campagne, en 1007, 'Abd al-Malik, en le justifiant par ses victoires, se fait donner par le calife le laqab d'al-Muzaffar, « le Triomphateur », sur le modèle de celui qu'avait pris son père. Il s'efforce aussi de maintenir les positions omeyyades au Maroc, où continuent en plusieurs lieux à être frappées des monnaies au nom du calife de Cordoue. Cependant, 'Abd al-Malik, qui connaissait peut-être mieux le pays que son père — il avait été quelque temps « vice-roi » de Fès sous ce dernier -, semble avoir jugé bon d'y détendre quelque peu les ressorts du pouvoir cordouan : en 1006, il abandonne le gouvernement direct de Fès pour y reconnaître le pouvoir d'un chef tribal berbère. Il meurt prématurément en octobre 1008, peut-être empoisonné par son

frère 'Abd al-Rahmân, dit « Sandjûl » (le petit Sanche), car sa mère était une princesse vasconne qu'al-Mansûr avait obligé le roi Sanche de Navarre à lui livrer pour l'inclure dans son harem. Cet 'Abd al-Rahmân assure la continuité du pouvoir amiride et, a priori, rien ne semble avoir changé. En fait, sa vanité et son incapacité à gouverner vont rapidement modifier fondamentalement le panorama politique et entraîner le califat dans une crise fatale que rien, en apparence, ne laissait prévoir. La grande déchirure : la révolution de Cordoue Quelques semaines à peine après son accession au pouvoir, le nouveau gouvernant rompt en effet l'équilibre fragile que son père et son frère avaient su préserver entre pouvoir effectif et pouvoir théorique, mais « légitimant », du calife omeyyade. En se faisant reconnaître officiellement par le calife Hishâm II, qui n'avait pas d'enfants, comme son héritier désigné, il soulève contre lui le mécontentement général des Cordouans : l'aristocratie liée à la dynastie omeyyade qui redoute de perdre sa place dans l'État et tous les avantages qu'elle lui confère, les docteurs de l'islam pour qui le calife devait avoir la même appartenance tribale qurayshite que Mahomet, ce qui n'était pas le cas des Amirides, et l'ensemble du peuple, loyaliste par tradition. Diverses autres maladresses avaient déjà amoindri le crédit du nouveau gouvernant. Son absence de la capitale pour une absurde campagne militaire en plein hiver facilite un soulèvement, à la fois populaire et aristocratique, la « révolution de Cordoue » (15 février 1009). Le calife Hishâm II est contraint d'abdiquer en faveur de l'un de ses cousins, prometteur de renouveau. Madîna al-Zâhira est pillée et irrémédiablement détruite, et 'Abd al-Rahmân Sandjûl, étrangement revenu à Cordoue peu après avoir été abandonné par son armée, est exécuté. Les événements politico-militaires s'enchaînent ensuite avec une étonnante rapidité. En trois mois, le nouveau calife, al-Mahdî, suscite à son tour de multiples mécontentements. Il parvient à se brouiller avec la plupart des forces qui auraient pu le soutenir, les Omeyyades, les saqâliba, et finalement les Berbères maghrébins de l'armée califale. Ces derniers se rassemblent autour d'un autre prétendant au califat, l'Omeyyade Sulaymân. Ils vont chercher de l'aide dans le Nord, obtiennent l'alliance du comte de Castille et reviennent prendre Cordoue avec le renfort appréciable de ses contingents chrétiens (novembre 1009). Chassé de la capitale où son compétiteur a été intronisé, al-

Mahdî trouve de l'aide auprès de plusieurs chefs militaires et gouverneurs de province, obtient surtout le secours intéressé du comte de Barcelone Raymond Borrell et de ses guerriers, et se voit réinstallé à Cordoue par ces alliés dès le mois de mai 1010. Ce calife semble cependant n'avoir eu ni volonté ni capacité politiques. Son compétiteur, Sulaymân al-Musta'în, paraît doté d'une personnalité plus forte. Mais l'un et l'autre semblent, à des degrés divers, avoir été le jouet de forces qui les dépassaient, comme si la déstabilisation provoquée par l'imprudente bévue politique de 'Abd al-Rahmân Sandjûl avait atteint les ressorts profonds du système sociopolitique andalou, que personne n'était plus capable de contrôler. Par son caractère chaotique, l'histoire des deux décennies qui suivent semble n'être qu'une suite de retournements politiques, de coups de force et d'assassinats. Alors que Sulaymân al-Musta'în et ses troupes berbères bloquent la capitale, le général en chef de son adversaire, Wâdih, finalement convaincu de la totale incapacité d'al-Mahdî, l'élimine pour le remplacer par Hishâm II, déposé un an et demi plus tôt par la révolution de Cordoue ! Il est lui-même assassiné quelques mois plus tard par les Cordouans, qui finissent par se rendre à Sulaymân al-Musta'în en mai 1013. La capitale est mise à sac par les Berbères, et le calife Hishâm II certainement exécuté à ce moment. Sulaymân al-Musta'în réussit à se maintenir au pouvoir pendant près de trois ans, mais sans guère avoir de prise sur la plus grande partie du pays, où de multiples pouvoirs locaux se sont formés de façon plus ou moins spontanée à la faveur de la crise du sultan (pouvoir central). Lui-même contribue à cette évolution en rétribuant l'aide ou la neutralité de divers gouvernants locaux par la reconnaissance officielle de leur pouvoir. C'est ainsi qu'il confirme l'autorité de plusieurs des gouverneurs de l'aristocratie militaire andalouse de la frontière, notamment le puissant chef arabe tudjîbide de Saragosse Mundhîr et son équivalent d'Albarracín, le Berbère Hudhayl b. Razîn. Ne pouvant par ailleurs conserver à Cordoue les Berbères maghrébins, qui étaient son principal appui, mais qui venaient de saccager la capitale, il installe leurs différents contingents tribaux dans diverses villes d'Andalousie dont il confie le gouvernement à leurs chefs (les principaux sont les Zirides d'ElviraGrenade). De la sorte, avec l'assentiment d'un pouvoir central déliquescent, et presque à son initiative, la division déjà engagée de l'Andalus en véritables émirats autonomes ne fit que s'accentuer. L'échec des Hammûdides et des tentatives de restauration omeyyade

L'échec des Hammûdides et des tentatives de restauration omeyyade Si l'histoire de la dégradation du pouvoir central cordouan présente peu d'intérêt en elle-même, quelques grands faits de cette période méritent d'être soulignés. Parmi eux, l'échec de la tentative de substitution au califat omeyyade en situation de crise profonde d'un autre califat qui aurait peut-être « mérité » de réussir dans la mesure où il paraissait correspondre à une idée que les Omeyyades avaient commencé à mettre en œuvre et que les Almoravides et les Almohades réaliseront plus tard : l'union politique de l'Andalus et du Maghreb. Il existait en effet dans l'extrême Occident musulman une lignée dont le prestige n'était peut-être pas égal à celui des Omeyyades, mais dont la « noblesse » pouvait être considérée comme supérieure : les Idrissides du Maroc, authentiques descendants du Prophète qui avaient fondé à Fès à la fin du VIII siècle un émirat indépendant, puis s'étaient divisés en diverses branches dont le rôle politique était resté important au niveau local. En tant que pouvoirs indépendants, les petites principautés idrissides avaient disparu dans le conflit pour le contrôle du Maghreb extrême entre les Fatimides et les Omeyyades. Mais leurs lignées existaient encore, passées dans l'obédience de l'un ou de l'autre pouvoir. Les Omeyyades avaient, en occupant le Maroc, vassalisé certaines branches de cette famille. Ainsi contrôlée et en quelque sorte « domestiquée », elle avait apporté au pouvoir omeyyade la caution toujours bienvenue, à valeur magico-religieuse, de son ascendance prophétique. Les origines maghrébines de la lignée idrisside des Hammûdides les avaient placés, dans la guerre civile des années 1009-1013, aux côtés des Berbères et de Sulaymân al-Musta'în, qui leur avait confié ou reconnu le gouvernement de Ceuta, Tanger et Algésiras, ce qui leur donnait le contrôle du détroit de Gibraltar. Le membre le plus influent de la famille, 'Alî b. Hammûd, conscient de l'opportunité que la situation du califat lui offrait, et placé dans une situation stratégiquement favorable, ne tarda pas à afficher des prétentions califales. Dès 406/1015-1016, il s'empare de Malaga, puis marche sur Cordoue où il tue Sulaymân de ses propres mains et se fait reconnaître comme calife avec le nom de règne d'al-Nâsir li Dini Llâh. Ce laqab était celui qu'avait porté 'Abd al-Rahmân III, ce qui révèle sa volonté de s'insérer dans une continuité andalouse. Ce premier calife hammûdide, puis son frère, qui lui succède en 1018, se e

heurtent eux aussi à des difficultés insurmontables. L'opinion andalouse en général et cordouane en particulier ne leur est pas favorable, et le pays, où la crise politique du pouvoir central a favorisé, comme on l'a vu, l'apparition de multiples pouvoirs pratiquement indépendants, leur échappe très largement. En 1018, plusieurs chefs politiques de la région orientale et de la Marche supérieure organisent l'élévation au califat d'un membre de la famille omeyyade, qui prend le surnom de règne d'al-Murtadâ. Une armée rassemblant de nombreux partisans des Omeyyades s'organise dans la région valencienne pour aller chasser de Cordoue les Hammûdides, dont ils décident d'attaquer le principal soutien : le contingent de Berbères maghrébins d'Elvira, les Sanhâdjiens. Mais les chefs zirides de ce contingent avaient pris leurs précautions et fait transférer le siège de leur pouvoir, et avec lui la population de cette ville, vers le site proche mais plus facile à défendre de l'actuelle Grenade. Les troupes des coalisés n'étaient pas très importantes, environ quatre mille hommes. Les Berbères d'Elvira-Grenade, un millier de cavaliers seulement, mais qui avaient constitué l'un des corps d'élite de l'armée omeyyade, étaient plus efficaces. Parvenu devant Grenade, al-Murtadâ en ordonna l'assaut, mais les contreattaques berbères infligèrent de lourdes pertes aux troupes andalouses. Les principaux chefs ayant décidé d'abandonner le siège, le prétendant omeyyade fut contraint de s'enfuir à Guadix, où il fut assassiné par des émissaires de l'un des gouverneurs locaux qui l'avaient soutenu, le chef slave d'Almeria Khayrân. Les Zirides envoyèrent la tente de parade du vaincu en trophée au nouveau calife al-Qâsim b. Hammûd, qui venait de succéder à son frère 'Alî à Cordoue. Le nouveau calife hammûdide était un homme relativement âgé, qui prit le laqab d'al-Ma'mûn, le seul surnom de règne porté par un calife en al-Andalus qui ne soit pas suivi du nom de Dieu. On se souvient que les Amirides s'étaient gardés de faire figurer le nom de Dieu dans leurs laqab, préservant ainsi la souveraineté théorique du calife omeyyade et se situant hiérarchiquement en dessous de lui. La modestie apparente du laqab choisi par al-Qâsim, où ne semble pas s'exprimer la plénitude de la souveraineté, pourrait relever de la même prudence politico-religieuse. On crédite en tout cas ce souverain de modération et de certaines compétences politiques, qu'il manifesta en prenant diverses dispositions favorables aux Cordouans. Il parvint même à se rapprocher de plusieurs gouvernants des provinces qui étaient a priori peu favorables au régime hammûdide, comme Khayrân

d'Almeria et Mundhîr al-Tudjîbî de Saragosse. Cette éclaircie remarquable dans les relations entre le pouvoir hammûdide et les Andalous, qui valut au deuxième calife de la dynastie une certaine popularité auprès de ces derniers, ne dura malheureusement que trois ans : en 1021, les neveux d'al-Qâsim se soulevèrent contre lui, en s'appuyant sur le mécontentement des militaires berbères, frustrés de se voir relégués au second plan, et l'un d'eux, Yahyâ, le chassa de la capitale où il se fit proclamer à son tour avec le laqab pleinement souverain d'al-Mu'talî bi-Llâh. Al-Qâsim se réfugia à Séville, qu'il avait gouvernée trois ans plus tôt pour le compte de son frère. La politique de Yahyâ confirma les Cordouans dans leur hostilité de principe à une domination venue du Maghreb. Ne se sentant pas en sécurité dans la capitale, ce dernier souverain l'abandonna au bout d'un an et demi pour se replier sur Malaga. Son oncle al-Qâsim y revint bien quelque temps, mais ne put s'y maintenir non plus, et, en septembre 1023, Cordoue se trouvait définitivement débarrassée du califat hammûdide. Après avoir réussi à éliminer son oncle, Yahyâ gouvernera Malaga, Algésiras et Ceuta, jusqu'à sa mort en 1035. Son territoire, peu étendu, s'apparente aux autres « royaumes de taifas » qui s'organisent au même moment en al-Andalus. Le pouvoir hammûdide continue cependant à se présenter, sur son abondant monnayage d'or et d'argent, comme un califat, ce que n'ose faire aucun autre émir andalou. Dans l'ensemble, les principautés fondées par les Berbères du Maghreb en Andalousie reconnaissent cette prétention, et leurs émirs, au premier rang desquels se trouvent les Zirides de Grenade, se présentent comme investis par ce califat de leur pouvoir local, bien qu'ils soient en fait indépendants. Cette subordination théorique les empêche, par exemple, de frapper eux-mêmes de la monnaie. Diverses tentatives de restauration omeyyade eurent lieu dans la capitale après 1023. En vain. Après deux règnes éphémères, la troisième expérience est significative du discrédit où est tombé le califat : les notables de Cordoue offrent ce dernier en 1027 à un Omeyyade, alors réfugié dans la bourgade levantine d'Alpuente, sous la protection du gouverneur de la ville. Ce nouveau calife, Hishâm III al-Mu'tadd bi-Llâh, ne mit aucun empressement à venir exercer sa fonction à Cordoue, où il ne s'installa qu'en 1029. Son règne ne fut pas plus heureux que les précédents, et, en novembre 1031, il fut à son tour chassé du pouvoir. Les notables de la capitale qui, après l'avoir appelé, avaient manigancé son éviction, décidèrent alors non pas de « supprimer le califat » comme on le dit quelquefois, ce qui n'était évidemment pas en leur pouvoir,

mais de ne plus reconnaître aucun calife. L'existence d'un calife à Cordoue n'avait en effet plus de sens, car il ne gouvernait plus rien. Partout, à Saragosse, Tolède, Séville, Grenade, et dans une quinzaine d'autres villes importantes, s'étaient déjà consolidés des gouvernements locaux qui détenaient la réalité du pouvoir. Pourquoi la disparition du califat ? Un ensemble de facteurs très divers explique l'affaiblissement et la disparition du califat de Cordoue. La dissociation entre pouvoir légitime et pouvoir de fait aurait pu, en principe, se résoudre par la restauration d'un califat exerçant pleinement son autorité, mais ce fut impossible. Il faut d'abord prendre en compte l'isolement palatin du souverain et un éloignement du pouvoir par rapport au « pays réel », qui dut s'accroître avec la réforme militaire d'al-Mansûr ; celle-ci rompit le lien qui existait encore, par le biais de la mobilisation régulière du vieux djund aristocratique arabe, entre le calife et les élites de la population d'al-Andalus. À l'instar de ce qui s'était passé en Orient dès l'époque abbasside, l'armée du califat, à la fin du X siècle, ne repose plus principalement sur les Arabes, sauf de façon partielle dans la Marche supérieure, où d'anciennes lignées arabes, ainsi que des Berbères andalous et quelques éléments muwallads, continuent à jouer un rôle militaire. Les Arabes, et, d'une façon générale, les élites « civiles » dans leur ensemble, celles des villes en particulier, ne tenaient d'ailleurs plus guère à porter les armes. Ces élites s'étaient tournées plus volontiers vers les fonctions juridicoreligieuses, comme l'avaient fait en Orient depuis longtemps les « bourgeoisies » urbaines. La fonction militaire tend, dès lors, selon une ligne d'évolution identique, à être exercée de plus en plus par des forces mercenaires ou serviles. Al-Mansûr symbolise en quelque sorte le passage d'une structure à l'autre. Arabe lui-même, il a reçu une formation de secrétaire et non de militaire ; conscient de la nécessité de dominer l'instrument militaire, il commande personnellement l'armée, mais il a fortement contribué à en faire une armée de type nouveau, où la population andalouse et son ancienne aristocratie, constituée par le vieux noyau arabe auquel s'étaient adjoints des Berbères et des muwallads, est désormais peu représentée. À la fin de son « règne », la force du califat omeyyade repose donc sur des groupes hétérogènes fortement e

antagonistes : Saqâliba, Berbères maghrébins, ancienne aristocratie des Qurayshites et des clients d'origine orientale, lignées militaires des Marches ; ce qui rend compte de la dissociation anarchique provoquée par l'ébranlement de 1009. Le fait que les Andalous aient été dans l'ensemble hostiles aux Hammûdides, considérés comme trop associés aux Berbères grossiers, incultes et violents, explique évidemment pour une bonne part l'échec de cette dynastie. Mais le règne plus apprécié d'al-Qâsim b. Hammûd avait montré que le fossé n'était peut-être pas infranchissable. Surtout, les tentatives de restauration omeyyade ultérieures ne réussirent pas mieux, ou sombrèrent même dans le ridicule. On peut, bien sûr, et il le faut sans doute, invoquer l'incapacité ou l'inaptitude des derniers califes. Muhammad III al-Mustakfî, par exemple, au pouvoir pendant quelques mois de 1024-1025, est décrit par Lévi-Provençal comme « faible, paresseux, débauché. Il s'entoura de gens grossiers. Il était la risée de ses sujets, qui le surnommaient "Petite Peur" ou "Petite Bedaine" à cause de sa couardise et de son embonpoint ». Les descriptions des autres règnes donnent une image à peine plus favorable des derniers souverains omeyyades. Mais l'impression calamiteuse que produit la lecture des sources n'empêchet-elle pas de poser une question de fond sur le caractère sans doute inadapté du type de pouvoir à prétention universelle que représentait le califat ? Alors qu'il n'aurait dû y avoir qu'un calife, symbole politico-religieux de l'unité de la communauté des musulmans, cette dernière s'était, en fait, divisée depuis longtemps en de multiples émirats qui ne reconnaissaient que vaguement la suprématie théorique du lointain calife abbasside de Bagdad. Au X siècle, le monde musulman s'était même réparti entre trois grands califats, qui prétendaient tous à la suprématie théorique sur le Dâr al-Islâm, bien qu'aucun n'ait eu la moindre possibilité de réaliser cette prétention universaliste. Un décalage croissant existait donc entre un idéal politico-religieux unitaire, qui remontait aux premiers temps de l'islam et avait cessé de se réaliser concrètement depuis la fin du califat omeyyade de Damas, et la division effective des musulmans. Le califat était en fait comme une « idée morte » qui ne servait plus dans la pratique politique quotidienne, même si cet idéal était encore susceptible d'animer des utopies et des révoltes. Un grand juriste bagdadien, al-Mawardî, élabore peu de temps après la disparition du califat de Cordoue un célèbre traité juridique, les Ahkâm ale

sultâniya, où se manifeste l'aspiration à résoudre la contradiction entre l'idéal et la réalité. Il maintient l'idée de la nécessité du califat, seul pouvoir légitime consacré par la tradition comme une institution obligatoire, mais imagine que celui-ci a « délégué » son pouvoir à des « magistrats », parmi lesquels il inclut les gouvernants qui exercent l'émirat sur une province autonome. C'est parce que le califat n'était plus une idée « opératoire » que l'on s'achemina en quelques décennies vers sa disparition : à leur manière, et dans la confusion politique, les Andalous de cette époque tirent la conclusion pratique de leur incapacité à faire fonctionner le régime califal, en donnant le pouvoir à des souverains locaux. Mais, s'ils ne reconnaissent plus un calife de chair et d'os, ils ne peuvent pas supprimer dans son principe une institution aussi vénérable et qu'ils concevaient comme liée à la civilisation musulmane elle-même, et les gouvernants des émirats du XI siècle — les taifas - conserveront longtemps sur leurs monnaies la mention théorique d'un calife légitime, alors que ce dernier avait disparu depuis des décennies. Mais, de la sorte, les différents pouvoirs qui exerceront l'autorité concrète sur les émirats andalous ne parviendront pas à trouver l'assise théorique qui leur aurait permis d'être considérés eux-mêmes comme véritablement légitimes par leurs sujets. e

1. Je m'inspire ici du titre d'un livre de Miguel Barceló El Sol que salió por Occidente. Estudios sobre el Estado omeya en al-Andalus, Universidad de Jaén, 1997. 2. Miquel BARCELÓ, « Al-Mulk, el verde y el blanco, la vjilla califal omeya de Madînat al-Zahra' », in : La cerâmica altomedieval en el sur de al-Andalus, Granada, 1993, pp. 291-9.

CHAPITRE IV ENTRE LA PLUME ET L'ÉPÉE : AL-ANDALUS SOUS LES TAIFAS Après 1031, si l'on fait abstraction de la suprématie assez théorique des Hammûdides sur les principautés berbères du sud de l'Andalus, la disparition du califat laisse apparaître en pleine lumière près d'une vingtaine de pouvoirs indépendants d'importance inégale qui se partagent le territoire, les « royaumes de taifas », qui se sont constitués localement durant les deux décennies de crise. Ils n'ont pas tous une forme d'emblée monarchique. A Tolède et à Séville, des gouvernements « municipaux » ou plutôt oligarchiques ont tenté de s'organiser, mais ils n'ont fonctionné que peu de temps. À Cordoue, les notables qui ont mis fin au califat constituent un conseil de vizirs dirigé en fait par le plus influent d'entre eux, Djahwar b. Muhammad, le chef d'une grande et ancienne famille de clients omeyyades, les Banû Djahwar. L'aspect formel d'une oligarchie se maintient là plus longtemps qu'ailleurs, mais le régime cordouan évoluera, lui aussi, vers une royauté de fait. Des pouvoirs rivaux à la légitimité incertaine Tous ces « royaumes », qu'il est préférable d'appeler des émirats car leurs souverains évitent de prendre le titre de roi (malik), se sont formés de diverses manières. Dans plusieurs villes d'Andalousie occidentale, le pouvoir est revenu, on l'a vu, aux chefs des contingents berbères maghrébins de l'armée califale, auxquels ces localités ont été distribuées par le calife Sulaymân alMusta'în en récompense de leur soutien contre son compétiteur al-Mahdî. Certains de ces émirats berbères, comme ceux d'Arcos ou de Ronda, sont très modestes. Celui de Carmona, attribué aux zénètes Banû Birzâl, est un peu plus important. Le plus considérable, et le seul qui ait duré jusqu'à la venue des

Almoravides, est celui des Zirides de Grenade. Dans les villes de la côte méditerranéenne, ce sont des chefs que l'on englobe sous le vocable de saqâliba, même s'ils ne sont pas tous véritablement d'origine « slave » Khayrân à Almeria, Mudjâhid à Denia - qui s'emparent du pouvoir, apparemment sans rencontrer d'opposition. Dans les zones frontières, à Saragosse, Tolède et Badajoz, accèdent plus ou moins rapidement au pouvoir des éléments de l'aristocratie militaire de lointaine origine arabe ou berbère qui s'était maintenue dans ces régions. Le pouvoir le plus important au début est celui des Arabes Banû Tudjîb de Saragosse, mais, à Tolède, après un essai manqué de gouvernement par l'aristocratie de la cité, on voit accéder au pouvoir un membre de l'ancienne et puissante famille des Banû Zannûn de la région de Cuenca, d'origine berbère. En deux siècles, ces derniers sont passés ainsi du statut de chefs tribaux à celui de gouverneurs militaires, puis à celui de souverains. Au sud-ouest, enfin, à Séville et dans les villes de la côte atlantique comme Huelva-Saltes et Silves, on remet le pouvoir à des notables de l'aristocratie civile arabe, principalement des cadis. Le prototype de ces dynasties est celle des Banû 'Abbâd de Séville, qui, comme les Zirides de Grenade mais avec plus d'éclat, traverse tout le siècle. Il n'est pas facile de donner une vision cohérente de cette phase de l'histoire d'al-Andalus. Les sources historiques sont peu satisfaisantes : on n'a conservé aucune chronique de ces dynasties locales, et l'on peut se demander s'il en a existé, peut-être justement en raison du doute qui pèse en permanence sur les fondements de la légitimité de chacun de ces pouvoirs. Un grand historien, Ibn Hayyân, a pourtant vécu à cette époque ; secrétaire des Banû Djahwar de Cordoue, il a consacré, non pas à une dynastie mais à l'histoire politique de son temps dans son ensemble, un grand ouvrage, le Matîn, dont dérive toute l'historiographie postérieure. Mais, outre qu'Ibn Hayyân est un nostalgique du califat omeyyade et jette un regard extrêmement critique sur les pouvoirs de son époque, son œuvre ne nous est parvenue qu'à travers les citations qu'en font des auteurs postérieurs. De ces textes se détache l'image de certaines cours particulièrement brillantes du point de vue de la littérature et de la poésie, comme celle du souverain de Séville al-Mu'tamid Ibn 'Abbâd (1069-1091), qui fut lui-même, comme son principal ministre, Ibn 'Ammâr, l'un des plus grands poètes de son temps. Les Mémoires du dernier souverain ziride de Grenade, 'Abd Allâh

(1073-1090), rédigés après sa déposition par les Almoravides, constituent une source exceptionnelle qui présente cependant une vision assez personnelle et subjective du règne de l'auteur et de l'histoire de sa dynastie, car il s'agit avant tout d'une oeuvre d'auto-justification destinée à répondre aux critiques que les souverains des taifas avaient encourues de la part de leurs opinions et des rigoristes almoravides. Mais si des dynasties importantes et durables comme celles de Séville et de Grenade sont relativement bien éclairées, d'autres restent presque complètement dans l'ombre, ainsi celles qui dirigent de petits royaumes éphémères comme les Banû Muzayn de Silves, qui durent de 1028 à 1052, ou les Banû Bakr de Huelva-Saltés, au pouvoir de 1011 à 1051. L'une des sources les plus importantes permettant d'éclairer la chronologie de cette époque est constituée par les très nombreuses monnaies frappées par certains de ces souverains. Pas tous : ainsi de ceux d'Alpuente on ne conserve que de très rares spécimens ; ceux de Silves et de Huelva, pas plus que les petits émirs berbères des villes d'Andalousie, ne semblent avoir entretenu d'ateliers monétaires, ou seulement à une date tardive, comme les Zirides de Grenade qui ne frappèrent de monnaies qu'après la disparition du califat hammûdide dont ils reconnaissaient, en principe, la souveraineté. Pendant toute la période de crise du califat, alors que les derniers Omeyyades n'ont que des émissions discontinues, celles des Hammûdides de Ceuta et Málaga, qui frappent en quantité notable de bonnes monnaies, et en particulier des dinars d'or connus dans le monde chrétien sous le nom de « mancus de Ceuta » (mancusos ceptinos), sont au contraire suivies et importantes. Une seule dynastie osa s'arroger le droit de battre monnaie avant la chute du califat en 1031, celle des Tudjîbides de Saragosse. Le problème fondamental que rencontrent ces émirs des taifas est la légitimation de leur pouvoir. Ils ne prennent jamais officiellement le titre de « roi » (malik), par lequel les désignent pourtant assez couramment leurs poètes et panégyristes. Ils ne sont en principe, au même titre que l'avaient été les Amirides, que les délégués d'un pouvoir califal de moins en moins crédible, et qui finalement a disparu. C'est probablement ce qui explique qu'ailleurs qu'à Saragosse, et bien sûr chez les Hammûdides de Ceuta-Málaga qui revendiquent le titre califal, on ne s'enhardit nulle part à frapper des monnaies avant 1035. C'est un curieux événement qui, cette année-là et les suivantes, provoque l'apparition de frappes monétaires dans diverses capitales : Séville, qui se veut le bastion de l'arabisme andalou, est alors exposée aux attaques des mêmes Hammûdides et de leurs alliés berbères, qui

veulent l'obliger à reconnaître la souveraineté du califat de Ceuta-Malaga. Pour parer à cette menace de mainmise sur leur cité d'une dynastie « étrangère » d'origine maghrébine qu'ils méprisent, les milieux dirigeants de Séville, avec à leur tête leur émir, l'ancien cadi Muhammad Ibn 'Abbâd, imaginent d'introniser dans leur ville un sosie du calife omeyyade Hishâm II renversé par la révolution de Cordoue de 1009, qui avait, selon toute probabilité, péri assassiné quelques années plus tard. Reconnu officiellement comme calife, ce fantoche investit ensuite du gouvernement « légal » de Séville les 'Abbadites auxquels il fournit une façade de légitimité. D'autres souverains, comme ceux de Valence et de Denia, saisissent aussi l'occasion de légitimer leur pouvoir en frappant des monnaies au nom de ce « faux calife » de Séville. Cet épisode insolite a suscité beaucoup d'étonnement. On poussa la mise en scène très loin, allant jusqu'à faire reconnaître le faux souverain par des femmes du harem du véritable Hishâm II. Les contemporains prirent la chose au sérieux : les Cordouans, pressés par les Abbadites de reconnaître ce calife — et de l'installer dans l'ancien qasr des califes omeyyades -, envoyèrent une commission officielle pour s'assurer de son identité. À Saragosse, un membre du clan tudjîbide au pouvoir assassina son cousin l'émir Mundhîr II (10361038) au prétexte qu'il n'avait pas reconnu le calife intronisé à Séville. Ayant pris sa place, il s'empressa de frapper des monnaies au nom de ce dernier. Ce coup de force eut des conséquences importantes, puisqu'il provoqua un changement de dynastie : les habitants de Saragosse, mécontents, chassèrent au bout de quelques semaines le nouvel émir, pour reconnaître comme souverain le personnage le plus influent de l'État, le gouverneur de Lérida, Sulaymân b. Hûd, qui appartenait à une autre grande famille militaire de la Marche. Une fois au pouvoir en 1039, ce dernier, qui fonde ainsi la seconde dynastie de taifa de la vallée de l'Èbre, celle des Hudides, ne revint cependant pas sur la reconnaissance officielle du calife de Séville par l'émirat de Saragosse, puisque le titre califien, le nom et le lagab de ce dernier (al-Imâm Hishâm al-Mu'ayyad bi-Llâh) continuèrent à être inscrits sur ses monnaies. Dans la seconde moitié du siècle, les références au califat se font moins insistantes et finissent par disparaître, alors que les « rois » effectifs se parent à leur tour avec moins de complexes de laqab califiens. À Saragosse cependant, sous la dynastie hudide, on voit un grand souverain comme Ahmad b. Sulaymân durant son long règne (1046-1081) n'inscrire sur ses monnaies que son laqab de niveau émiral de 'Imâd al-Dawla, alors qu'il porte par

ailleurs, aussi, comme l'attestent d'autres sources, le surnom d'allure califienne de al-Muqtadir bi-llâh. On ne peut guère expliquer cette retenue que par un scrupule politico-religieux. L'histoire événementielle de la période a toujours paru très confuse. Ces pouvoirs nombreux sont en fréquent conflit les uns avec les autres. A Dénia, par exemple, l'ambitieux Mudjâhid (1010-1045), qui est pourtant un affranchi des Amirides, refuse de se soumettre au souverain de cette famille que des militaires et fonctionnaires de même origine ont intronisé à Valence en 1021. Ce dernier est le petit-fils du grand al-Mansûr, le fils de 'Abd al-Rahmân Sandjûl, qui a repris le laqab de son grand-père. Les rapports sont très mauvais entre cet 'Abd al-'Azîz al-Mansûr et Mudjâhid, de même qu'entre les 'Abbadites de Séville et leurs voisins. Le belliqueux al-Mu'tadid, deuxième souverain de la dynastie (1042-1069), fait une guerre incessante aux émirs berbères qui limitent ses États à l'est comme aux princes arabes qui le bornent à l'ouest, et parvient à annexer les territoires des uns et des autres, agrandissant ainsi considérablement ses États. Les sources arabes fourmillent d'anecdotes horrifiques sur la cruauté de ce prince, qui possédait, dit-on, un coffre rempli des têtes de ses ennemis, dont il aimait « repaître ses regards » comme le dit Dozy qui a, au XIX siècle, retranscrit longuement ces récits. e

La façon dont le grand historien hollandais met en scène les démêlés du prince de Séville avec les émirs berbères de Ronda est un véritable morceau d'anthologie d'écriture « romantique » de l'histoire. Il s'était aventuré à leur rendre visite dans leur place forte montagnarde, désireux en fait de manigancer contre eux un soulèvement des populations arabo-andalouses de la région. Alors qu'il s'était apparemment assoupi après un repas « où le vin n'avait pas été épargné », ses hôtes avaient projeté à haute voix de se débarrasser de lui. Ces hommes, « endurcis dès l'enfance à toutes sortes de crimes, et dont les visages basanés n'exprimaient ni surprise ni répugnance », furent pourtant dissuadés de leur intention par un jeune parent de l'émir de Ronda, qui, « enflammé d'une généreuse indignation », s'éleva contre ce projet déloyal. Le souverain sévillan, qui avait, bien sûr, tout entendu, ne laissa rien paraître de l'« indicible angoisse » qu'il avait ressentie, multipliant au contraire les témoignages de reconnaissance envers ses hôtes qu'il combla d'attentions et de cadeaux. Les ayant ainsi mis en confiance, il les invita un peu plus tard à Séville, avec d'autres chefs des émirats voisins, et fit maçonner les sorties du

hammam dans lequel il les avait conviés à se détendre. « Savourant avec délices le bien-être que procure le bain », les notables berbères « entendirent bien un bruit léger, comme si des maçons étaient à l'œuvre, mais ils n'y prêtèrent pas grande attention d'abord. Au bout de quelque temps, toutefois, la chaleur devenant de plus en plus étouffante, ils voulurent ouvrir la porte. Qu'on se figure leur effroi ! La porte était murée, toutes les prises d'air étaient bouchées ! Ils moururent tous asphyxiés. » Au-delà de ces anecdotes incontestablement pittoresques, l'expansion sévillane ne laisse subsister en Andalousie qu'un seul noyau de résistance important, celui des Zirides de Grenade, chez lesquels se réfugient les guerriers berbères des autres dynasties maghrébines dépossédées par les Abbadites. Lors de la disparition des Hammûdides vers 1060, on assiste à un partage de leur territoire entre les souverains de Séville, qui s'emparent d'Algésiras, et les émirs grenadins, qui s'assurent la possession de Malaga. Dans le Nord, al-Muqtadir de Saragosse prend à la même époque le contrôle des royaumes de Tortosa (1060) et de Dénia (1075). Du fait de l'annexion des États moins puissants par les principaux royaumes, on assiste, dans la seconde moitié du siècle, à une relative simplification de la géographie politique des taifas, surtout au Sud où les Abbadides ont constitué un vaste et puissant royaume ; après avoir intégré les petits émirats arabes et berbères, ils se sont emparés de Cordoue en 1069 et même de Murcie en 1078. À la fin du siècle, cet impérialisme des Abbadides n'a laissé subsister dans le sud d'al-Andalus que les Berbères Zirides de Grenade et les Arabes Banû Sumadîh d'Almeria. Sous son dernier prince, al-Mu'tamid (1069-1091), le célèbre roi poète, le puissant État sévillan continue à être en conflit quasi incessant avec la dynastie des Banû 1-Aftas de Badajoz et avec celle des Zirides, qui se maintiennent tant bien que mal. Les Mémoires du dernier émir de Grenade 'Abd Allâh (1073-1090) consacrent de longues pages à ses démêlés avec son redoutable voisin sévillan et aux efforts que l'un et l'autre souverains font pour se concilier le puissant roi de Castille Alphonse VI, en position de véritable arbitre. À l'ombre des princes : l'éclat culturel du XI siècle andalou e

La rivalité entre les princes est tout aussi vive dans les domaines littéraire, scientifique et artistique. Dès la constitution des centres de pouvoir

provinciaux, les lettrés et les savants, chassés de Cordoue par la révolution et l'anarchie consécutive, vont proposer leurs services aux gouvernants locaux, qui font figure de mécènes et se disputent les meilleurs poètes et hommes de lettres. Ainsi le plus éminent poète des Amirides, Ibn Darrâdj al-Qastallî, quitte-t-il Cordoue pour trouver refuge successivement à Ceuta, où la rudesse des Berbères le rebute, puis auprès des gouvernants saqâliba d'Almería, de Valence et de Tortosa. Lorsque, en 1018, ces chefs alliés à l'émir tudjîbide Mundhîr de Saragosse et au comte de Barcelone proclament dans le Levant le calife omeyyade al-Murtadâ, le poète compose des vers en son honneur. Après dix années à Saragosse, où il est secrétaire et panégyriste des Tudjîbides, il passe finalement la fin de sa vie à Valence et Denia où, avant de mourir en 1030, il chante alternativement l'Amiride 'Abd al-'Azîz al-Mansûr et son adversaire Mudjâhid. Ce dernier, très cultivé, est particulièrement connu pour avoir fait de sa capitale, un port qui bénéficie au XI siècle de l'animation économique de la Méditerranée occidentale, un centre renommé de lexicographie et surtout de lecture coranique, illustré de 1026 à 1053 par le Cordouan Abû 'Amr al-Dânî. Ce sont surtout les cours les plus importantes, celles de Cordoue, Séville, Tolède, Badajoz, Saragosse, qui attirent les hommes de lettres et les savants, mais des princes bien plus modestes ne veulent pas être en reste. Le premier émir de la petite cité montagnarde d'Albarracin, Hudhayl b. Razîn (10121045), qui ne règne que sur quelques centaines de kilomètres carrés, investit des sommes considérables dans l'achat d'instruments de musique et d'esclaves chanteuses, et sa cour acquiert de ce fait une grande réputation. Il aurait acheté pour le prix exorbitant de trois mille dinars une djâriya ainsi décrite par Ibn Hayyân : « Nul ne vit à son époque de femme d'allure plus gracieuse, de mouvements plus vifs, de silhouette plus fine, de voix plus douce, sachant mieux chanter, excellant plus dans l'art d'écrire et dans la calligraphie, d'une culture plus raffinée, d'une diction plus pure ; [...] elle connaissait même la médecine, l'histoire naturelle et l'anatomie, et d'autres sciences où des savants de l'époque se seraient révélés inférieurs. Elle excellait à la lutte, à faire de la voltige en tenant des boucliers, à jongler avec des lances, des sabres et des poignards affilés. » Si les princes des taifas s'entourent de belles chanteuses djawârî, de grands secrétaires et de littérateurs, ils ont aussi à cœur de favoriser les hommes de science : Tolède, principalement, est le lieu d'une activité intellectuelle importante, favorisée par le mécénat du grand souverain al-Ma'mûn (1043e

1075). On ne saurait parler exclusivement de « sciences » au sens moderne du terme, car les limites entre les disciplines ne sont pas toujours très tranchées. On ne doit pas oublier par ailleurs que les « savants » de cette époque ont tous à la base une solide formation littéraire et surtout juridique : notre principale source d'information est une histoire des sciences, le Livre des catégories des nations, rédigée par un juriste et savant, le cadi Sâ'id, juge suprême de Tolède dans le troisième quart du XI siècle, qui fit certainement partie du cercle lettré entourant le souverain. Parmi les savants de cette ville se distingue un mathématicien et astronome particulièrement brillant : al-Zarqalî, qui, sous le nom d'Azarquiel, jouira au siècle suivant d'une grande renommée parmi les chrétiens. En dehors des sciences spéculatives, on cultivait aussi à Tolède une autre branche plus appliquée ou plus pratique (encore que les astronomes fussent aussi des fabricants d'astrolabes, et les mathématiciens des auteurs de traités de droit commercial ou de droit des héritages...) : l'agronomie. Ses principaux représentants sont Ibn Wâfid, mort en 1075, qui était aussi médecin, et fut chargé par al-Ma'mûn de créer un jardin botanique royal (djannat al-Sultân), et Ibn Bassâl, protégé aussi par al-Ma'mûn, mais qui vivait encore en 1085, où il quitta la ville prise par les chrétiens pour aller se réfugier à Séville. Le troisième prince de la dynastie hudide de Saragosse, Yûsuf b. Ahmad b. Hûd, qui règne sous le nom d'al-Mu'- '-tamin de 1081 à 1085, est mentionné par Sâ'id de Tolède, bien avant son accession au pouvoir, comme l'un des jeunes savants prometteurs qui ont attiré son attention. L'activité intellectuelle qui se développe à Saragosse est particulièrement importante pour l'évolution de la pensée. La seconde moitié du siècle voit se former dans la capitale hudide un courant intellectuel d'une grande originalité, qui trouverait en partie son origine dans l'introduction dans la ville, vers le milieu du siècle, d'un ouvrage mystique oriental à tendance chiite, les Épîtres des Frères de la Pureté. Des penseurs juifs comme Ibn Gabirol (l'« Avicebron » des Latins), mort peu après le milieu du siècle, participent à cette évolution, dont le plus illustre représentant sera le premier « philosophe » de tradition aristotélicienne en al-Andalus, Ibn Bâdjdja, né vers 1085-1090. Sa première formation s'effectue à Saragosse sous le dernier souverain hudide, al-Musta'în (10851110). Il y brille très vite comme musicien et comme poète. Après l'occupation de Saragosse par les Almoravides en 1110, il bénéficie pendant quelque temps de la protection du gouverneur de la ville, Ibn Tifilwit. Mais c'est surtout après son départ de la capitale de la vallée de l'Èbre prise par les e

chrétiens en 1118 que s'épanouit son activité proprement philosophique. Le hasard des sources conservées attire aussi l'attention sur les deux centres de Tolède et de Saragosse comme foyers de production artistique. Des palais des souverains des taifas, les textes font des descriptions émerveillées, mais il est difficile de juger de leur exagération littéraire ou, au contraire, de leur exactitude, dans la mesure où ils n'ont, dans l'ensemble, pas été conservés. Contrairement, en effet, à ce que l'on observe en Occident, les dynasties nouvelles apparues dans le monde musulman au cours de l'histoire ont en général tenu à faire table rase des édifices du pouvoir qui avaient été bâtis par les souverains précédents. Autre raison de cette disparition : au XI siècle, en al-Andalus, on ne construisait vraisemblablement plus guère en pierre, mais plutôt en brique ou surtout dans une sorte de « pisé » assez dur de terre mêlée de chaux, la tâbiya, terme qui a donné le terme espagnol tapial, mode de construction plus rapide et plus économique, mais aussi moins résistant et moins durable. Cela peut expliquer, outre, bien sûr, sa destruction volontaire lors de la révolution de Cordoue, qu'il ne reste rien de la ville palatine amiride de Madîna al-Zâhira, pourtant vantée comme vaste et luxueuse, dont on ne connaît même pas l'emplacement, alors que la ville califale de Madînat alZahrâ', construite en pierre un demi-siècle plus tôt, étale encore ses vestiges impressionnants à quelques kilomètres de la capitale. À Tolède même, une petite mosquée de quartier ou un oratoire particulier, Bîb Mardûm, construit en brique et daté de 999, semble témoigner de la diffusion à la fin du X siècle de matériaux autres que la pierre. La seule exception à cette disparition des édifices princiers du XI siècle est le palais fortifié du grand souverain hudide al-Muqtadir à Saragosse, la Aljaferia. On pense qu'il fut construit après l'important succès contre les chrétiens que représenta pour cet émir, en 1065, la récupération de la place forte de Barbastro, dont s'était emparée l'année précédente la première « croisade d'Espagne ». Ce palais est entouré d'une solide enceinte de pierre, pour l'édification de laquelle on peut se demander si l'on ne fit pas appel à des architectes chrétiens venus des États pyrénéens où se développe alors la pratique de la belle construction en pierre de taille, et peut-être cette enceinte a-t-elle contribué à une meilleure conservation d'un édifice dont l'intérieur, très richement décoré, était réalisé en matériaux plus fragiles. Il n'en reste cependant que quelques parties, dont l'oratoire princier et des arcades autour de la cour centrale. Très dégradées au cours du temps, elles ont subi récemment d'importantes restaurations dans le cadre de la réhabilitation de ce e

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monument emblématique qui sert maintenant de siège à l'assemblée régionale d'Aragon. La forme du mihrâb et son arc « en croissant », les arcs polylobés et entrelacés et les décors sont de tradition cordouane, mais témoignent d'une importante évolution vers des formes recti-curvilignes complexes et un « baroquisme » parfois quelque peu échevelé, où se révèle un dynamisme propre de l'art andalou que sa ligne d'évolution spécifique éloigne de plus en plus de ce qui pouvait, à ses origines, l'enraciner dans une tradition plus « occidentale ». À la Aljaferia, où prime le souci décoratif, on est très loin de la sobriété de la première mosquée de Cordoue, où le décor restait subordonné à la rigueur des formes architectoniques. Quant au foyer tolédan, il nous a laissé non pas des palais dont il ne reste rien, mais des coffrets d'ivoire qui sont, eux aussi, dans la tradition du califat de Cordoue. Les souverains Dhû 1-Nûnides (forme arabisée du nom Banû Zannûn) avaient probablement récupéré d'une façon ou d'une autre des ivoiriers qui avaient travaillé dans les ateliers de la capitale califale. Le fait que, comme l'attestent les inscriptions sculptées sur ces coffrets, ces derniers aient été réalisés à Cuenca, dans l'ancien « fief » de leur famille, et non à Tolède où ils transportèrent leur pouvoir, fait penser que, très tôt, ces souverains prirent ces artisans à leur service, comme un signe de prestige à caractère dynastique, par lequel ils cherchaient à détourner à leur profit une parcelle de la gloire du califat. Ces coffrets traduisent une évolution vers un art nettement plus « orientalisant » que celui des ivoires cordouans. On s'éloigne de la façon « byzantine » encore imprégnée d'un certain réalisme figuratif de tradition méditerranéenne et lointainement romaine, pour adopter un style purement décoratif, où la taille en ronde bosse s'efface au profit du méplat et où la représentation naturaliste, et en particulier la figuration humaine, n'a pratiquement plus de place. Comme pour les décors de la Aljafería, cette « orientalisation » est à prendre en compte pour évaluer correctement la ligne d'évolution propre de la civilisation andalouse, bien avant qu'elle ne subisse les effets de la berbérisation almoravide et almohade du XII siècle. Ces coffrets disparaissent dans la seconde moitié du siècle où la tradition de la sculpture de l'ivoire passera aux ateliers monastiques chrétiens du nord de la Péninsule, dont on peut penser qu'ils feront travailler des artistes venus de l'Espagne musulmane. Renversement du rapport de force entre chrétienté et islam e



En 985, al-Mansûr prenait et pillait Barcelone, massacrait une partie de sa population et emmenait le reste en esclavage. Un siècle plus tard exactement, en 1085, le roi de Castille Alphonse VI occupe Tolède dont le souverain, le très médiocre al-Qâdir qui a accède au pouvoir en 1075, a reçu en échange de son départ de la ville la promesse d'une prochaine installation au gouvernement de Valence. Entre les deux événements, le rapport des forces entre islam et chrétienté s'est complètement inversé. Réduits à l'impuissance à l'apogée du califat de Cordoue, les chrétiens du nord de la Péninsule ont commencé à prendre conscience de leur force lorsque les différents partis qui se disputaient le califat à la suite de la révolution de Cordoue de 1009 les ont appelés à l'aide contre leurs compétiteurs. Castillans et Catalans sont successivement entrés en vainqueurs à Cordoue avec leurs alliés musulmans. Avec la stabilisation des pouvoirs dans les capitales provinciales, la présence chrétienne au sud est moins voyante, mais c'en est de toute façon fini de la suprématie musulmane. Un changement global affecte tout le bassin occidental de la Méditerranée, où l'équilibre des forces a commencé à se modifier dans les dernières décennies du X siècle. Déjà à l'apogée du califat, vers 972, les aristocrates provençaux, sous la direction de leur comte, Guillaume « le Libérateur », ont enfin réussi à détruire la base des pirates sarrasins du Freinet dont les actions audacieuses perturbaient le pays et gênaient la circulation dans les Alpes depuis près d'un siècle. Il ne semble pas que le pouvoir cordouan, surtout préoccupé de conserver avec le monde chrétien une paix relative qui lui laissait toute liberté d'action au Maghreb, ait rien tenté pour sauver ce curieux poste avancé sur les côtes de la chrétienté. Les actions de piraterie durent cependant se poursuivre sporadiquement. On en signale en particulier quelques-unes sous les Amirides (une attaque de Lérins en 1004, par exemple), et les raids maritimes ponctuels depuis les ports musulmans ne cesseront jamais complètement. Mais la dernière tentative musulmane importante en Méditerranée est celle de l'émir de Dénia, Mudjâhid, au nom prédestiné (« Combattant de la guerre sainte »). Après avoir établi son pouvoir dans ce port de la côte levantine après la révolution de Cordoue, il a étendu son autorité aux Baléares puis, en 1015, a lancé une audacieuse expédition de conquête de la Sardaigne. Cette tentative s'est heurtée à l'opposition décidée des villes de Pise et de Gênes, dont la force naissante avait déjà, depuis une décennie environ, commencé précisément à s'exercer dans la lutte contre la menace que représentait l'agressivité des musulmans de Sicile et d'Ifrîqiya : on connaît ainsi un raid des Pisans contre e

Reggio de Calabre en 1005, en réponse à une attaque de leur ville par une flotte musulmane. Après l'échec assez piteux de la tentative de l'émir de Dénia, on n'a plus guère mention, peu avant 1020 semble-t-il, que d'une attaque de Narbonne par une flotte musulmane venue aussi sans doute de la côte orientale d'al-Andalus. Les chroniques chrétiennes occidentales de la première moitié du XI siècle se font l'écho de ces dernières attaques musulmanes, qu'il faut situer dans le prolongement d'une relance d'un djihâd apparemment plus politique que religieux par les pouvoirs de l'islam occidental, aussi bien en Espagne avec les Amirides qu'en Italie méridionale avec les Kalbites de Palerme. Thietmar de Merseburg dans le premier quart du XI siècle, Adémar de Chabannes (mort en 1034), Raoul Glaber (mort vers 1050) évoquent l'effet produit par ces entreprises des pouvoirs musulmans d'Occident et l'image que les chrétiens latins se faisaient des musulmans, vus comme une « nation » agressive et remuante, toujours prête, sous des chefs comme « Almuzor » (al-Mansûr) et « Muget » (Mudjâhid), à sortir de ses limites pour venir se livrer dans les zones méridionales de la chrétienté à des massacres des fidèles du Christ. Contre ces perturbateurs de la tranquillité des chrétiens, la guerre ne pouvait qu'être agréable à Dieu. Cela au moment même où, à l'aube de l'âge féodal, cet Occident, démographique-ment dynamique et en pleine restructuration sociopolitique, prend conscience de sa force nouvelle et où le monde musulman méditerranéen entre, au contraire, dans une phase de crise aiguë dont la chute du califat de Cordoue et la disparition à la même époque du pouvoir centralisé en Sicile ne sont que des manifestations politiques parmi d'autres. Les chrétiens du nord de l'Espagne mirent quelque temps à tirer avantage de ces changements. Le roi de Navarre Sanche le Grand (1000-1032), le plus puissant souverain de l'Espagne chrétienne à l'époque de la crise et de la chute du califat, s'il paraît avoir profité de l'affaiblissement des musulmans pour les chasser de quelques postes avancés à la lisière méridionale de son État pyrénéen, ne semble rien avoir entrepris de significatif contre l'islam. Durant ces années, les princes musulmans peuvent encore jouer sur les rivalités entre les souverains chrétiens. Ainsi voit-on en 1016 le premier émir tudjîbide de Saragosse, Mundhîr 1 , présider dans sa capitale même à un mariage entre une fille du comte de Castille Sancho Garcia et l'héritier du comte de Barcelone Raymond Borrell ; cette alliance du vaste émirat de la vallée de l'Èbre avec ses voisins catalan et castillan est clairement dirigée contre le souverain navarrais. e

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Mais cette situation, encore relativement favorable dans les premières décennies du siècle, change autour de 1050. Les structures même des émirats d'al-Andalus, où existe une société peu militarisée, dominée par les fonctionnaires civils que sont les secrétaires et par les hommes de religion, les littérateurs et les savants, les mettent en état d'infériorité face à des États chrétiens dans lesquels toute la société tend à s'organiser en fonction d'une classe dominante de guerriers à la fois puissante et mobile. De plus en plus, les souverains des taifas, plus riches d'argent que de soldats, doivent faire appel aux services de mercenaires chrétiens venus des royaumes septentrionaux. Parallèlement, après le milieu du siècle, les souverains chrétiens se mettent à exiger des émirs des taifas, pour prix de leur alliance, du prêt de contingents militaires, ou simplement en échange de la paix, des tributs réguliers en argent ou parias, dont le poids finit par devenir insupportable. Ils amènent les princes musulmans à augmenter la charge fiscale sur leurs sujets et à percevoir de plus en plus d'impôts illégaux, ce qui accroît l'impopularité à laquelle les conduisait déjà leur impuissance ou leur complaisance vis-à-vis des chrétiens. Ces parias ont affaibli économiquement les taifas, dont la monnaie se déprécie considérablement à partir du milieu du siècle, et contribué au contraire au renforcement des monarchies et des États chrétiens. La reconquête de Tolède (1085) Une nouvelle phase commence lorsque s'engage véritablement la « Reconquête ». Le terme a été contesté, car on a vu dans son utilisation même une sorte de légitimation de l'expansionnisme chrétien aux dépens des territoires islamisés de la Péninsule. Il est cependant commode pour désigner la grande avancée chrétienne qui débute dans la seconde moitié du XI siècle ; une idéologie de « récupération » des territoires de l' Hispania occupée par les musulmans, formée bien plus tôt et appuyée sur la tradition néogothiciste léonaise, se consolide d'ailleurs à cette époque dans les États chrétiens du Nord. C'est effectivement à partir du « noyau de Reconquête » castellanoléonais que s'effectuent les premières avancées territoriales significatives : Ferdinand I (1037-1065), s'en prenant à l'émirat aftaside de Badajoz, occupe en 1057-1058 Lamego et Viseu, dans le nord de l'actuel Portugal, et surtout Coimbra en 1064, après un dur siège de six mois. La conquête de cette ville e

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est précédée d'un pèlerinage royal à Saint-Jacques-de-Compostelle, qui met en évidence le caractère religieux d'une guerre destinée en premier lieu à rendre à la chrétienté les terres qui lui avaient été jadis enlevées par les musulmans. Un synchronisme est tout à fait significatif des liens qui, au-delà des incontestables rivalités entre pouvoirs chrétiens — en 1063, des contingents castillans aident, par exemple, al-Muqtadir de Saragosse à défendre la place frontalière pyrénéenne de Graus contre les Aragonais -, s'établissent alors dans tout l'espace féodal en construction : la même année 1064 de la prise de Coimbra a lieu la première « croisade d'Espagne », au cours de laquelle une importante armée de chevaliers français, encouragés par la papauté et par Cluny, s'empare d'une autre place de la frontière entre l'Aragon et l'émirat de Saragosse, celle de Barbastro. Conquête sans lendemain, mais importante symboliquement pour les rapports de la chrétienté latine avec l'islam. Au même moment, les Normands d'Italie commencent la conquête de la Sicile. L'année suivante, en 1065, Ferdinand I tente une importante expédition contre Valence, qui ne doit son salut qu'à la puissance de ses fortifications. La mort du roi et la crise interne qui suit laissent un répit aux États musulmans, mais, après la réunification du royaume léonais et de la Castille sous l'autorité d'Alphonse VI, en 1072, ce dernier (1072-1109) reprend avec détermination un projet clairement affirmé si l'on en croit l'émir 'Abd Allâh de Grenade. Une formulation très nette de l'« idéologie de Reconquête » se trouve en effet dans les Mémoires de ce dernier, qui évoque ainsi, après sa déposition, les intentions du souverain castillan : « On m'a raconté que la camarilla d'Alphonse - que Dieu la disperse et le maudisse - lui suggéra de ceindre la couronne et de revêtir les vêtements des chrétiens qui dominaient la Péninsule avant sa conquête par les musulmans, mais qu'Alphonse leur répondit : "Je ne le ferai pas avant d'avoir posé le pied sur la cime la plus haute de leur empire, et de leur avoir pris Cordoue, qui est la perle la plus précieuse de leur collier" . » Si l'ambition prêtée à Alphonse VI de s'emparer de Cordoue ne devait se réaliser que deux siècles plus tard, la monarchie castellano-léonaise fit peser une forte pression sur les taifas. Après l'immense succès que représente l'occupation relativement pacifique de Tolède en 1085, le roi chrétien s'en prend en effet sans désemparer à l'émirat de Saragosse, contre lequel il mène, dès 1086, une campagne militaire avec un clair objectif de conquête. er

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« Les Touareg au pays du Cid » 2

La menace chrétienne, par sa gravité même, contribua à un bouleversement des données politiques à l'occident du Dâr al-Islâm. Sous la pression de leur « opinion publique » et des cadres juridico-religieux (les ulémas), les principaux souverains musulmans, ceux de Séville, de Grenade et de Badajoz, se résignèrent à lancer un appel à l'aide au pouvoir qui venait de s'imposer au Maghreb occidental, celui des Almoravides. Ce mouvement réformateur malikite très intransigeant, qui avait pris racine dans les tribus berbères nomades du Sahara occidental, les Lamtûna et les Guddala, et les avait regroupées en un puissant ensemble, avait conquis le Maroc actuel entre 1055 et 1083. Sous leur chef, Yûsuf b. Tâshfîn, qui avait établi sa capitale dans la ville nouvellement fondée de Marrakech, ces « Maures », auxquels on donnait volontiers le nom de « Voilés » car les hommes portaient, comme les actuels Touareg, le voile de bouche des Sahariens, constituaient une force montante d'un dynamisme impressionnant et d'une rigueur religieuse irréprochable, de toute évidence seule capable d'apporter une aide aux Andalous. L'intervention almoravide dans la Péninsule fut en effet décisive : le 23 octobre 1086, les Berbères de Yûsuf b. Tâshfîn et les contingents des souverains des taifas remportent sur l'armée d'Alphonse VI la grande victoire de Sagrajas/Zallâqa près de Badajoz, qui arrête pour plusieurs décennies le mouvement d'expansion chrétienne dans le centre et l'ouest de l'Espagne. C'est seulement dans la partie orientale, plus longtemps protégée de l'intervention almoravide comme on va le voir, que les Aragonais, jusque-là enfermés dans leurs montagnes, pourront maintenir la pression et réaliser en 1096 une avancée décisive dans la vallée de l'Èbre avec la prise de la grande ville de Huesca. Entre-temps, la situation politique de l'Andalus avait radicalement changé : Yûsuf b. Tâshfîn, reparti au Maroc après la victoire de Zallâqa, avait été appelé une seconde fois en 1088 par les Andalous pour les aider à assiéger la place forte d'Aledo, non loin de Murcie, où s'était installée une forte garnison castillane qui mettait le pays à feu et à sang. La campagne organisée contre ce château fut un fiasco total, mais, sollicité par l'opinion andalouse et légitimé dans son action par une consultation juridique (fatwâ) des ulémas, le chef almoravide fit repasser une troisième fois le détroit à ses armées, qui occupèrent la plus grande partie de l'Andalus dans les années 1090-1092. Les rois des taifas connurent des destinées diverses : 'Abd Allâh de Grenade et al-

Mu'tamid de Séville furent déportés au Maroc, Ibn Sumadîh d'Almeria s'enfuit à Bougie, et le souverain aftaside de Badajoz et ses fils furent exécutés. Mais, dans le nord-est de l'Andalus, les choses se passèrent différemment, car l'occupation de cette région par les Almoravides fut retardée d'une décennie. Si les troupes de Yûsuf s'emparèrent en effet sans difficulté de Murcie, liquidèrent finalement le repaire chrétien d'Aledo et s'avancèrent jusqu'à Denia, elles ne purent s'emparer de Valence où s'était établi le Cid. Dans cette ville, en effet, s'était installé, au début de 1086, avec l'aide des Castillans et conformément à la promesse que lui avait faite Alphonse VI, l'ancien roi de Tolède al-Qâdir. Ce souverain, toujours aussi incapable et impopulaire, ne pouvait se maintenir que grâce à l'appui d'un contingent chrétien. Celui-ci ayant été rappelé, au bout de très peu de temps, par le roi de Castille pour participer à la défense du royaume contre les Almoravides, les souverains musulmans voisins cherchèrent à profiter de la faiblesse d'al-Qâdir pour s'emparer de Valence. C'est au cours des tractations compliquées qui se déroulent alors qu'apparaît en pleine lumière la personnalité du Cid. Ce noble castillan, qui avait exercé la haute fonction de « porte-étendard » (alférez) du roi de Castille Sanche II (1065-1072), avait été exilé par le frère et successeur de ce dernier, Alphonse VI (1072-1109). Il était passé au service du roi de Saragosse al-Musta'în (1085-1110), toujours à court de soldats et de bons chefs de guerre comme les autres souverains des taifas, et était devenu son meilleur chef militaire. Envoyé à Valence en 1087 avec une armée pour s'emparer de la ville pour le compte de cet émir, sa popularité auprès de ses soldats musulmans et le fait qu'une partie importante de ses troupes étaient des chrétiens, dont le noyau le plus efficace était sa propre mesnada, c'est-à-dire les chevaliers qui l'avaient accompagnés dans son exil en terre musulmane, lui donnent une grande indépendance. Il négocie en fait avec al-Qâdir et lui impose un coûteux protectorat qui lui permet d'entretenir ses soldats et, dans un second temps, d'étendre sa domination aux autres souverains musulmans du nord-est d'al-Andalus (Albarracin, Alpuente, Tortosa). Cette force militaire chrétienne ainsi établie à Valence va protéger le nord-est de l'Andalus contre la progression almoravide pendant plus d'une décennie. L'histoire politico-militaire de cette région ou Sharq al-Andalus est alors extrêmement compliquée. Le Cid tente de maintenir des relations ambiguës et complexes avec al-Musta'în de Saragosse, auquel il extorque aussi un tribut, et surtout avec Alphonse VI. Mais celui-ci, mécontent comme les autres princes chrétiens de voir les parias de la région levantine détournées au profit du Cid,

organise contre ce dernier en 1092 une coalition qui comprend le roi d'Aragon, le comte de Barcelone et les villes de Pise et de Gênes. Les attaques militaires de cette alliance hétéroclite contre la zone dominée par le Cid échouent, mais elles permettent aux Valenciens de se soulever contre al-Qâdir, de le tuer et de proclamer leur rattachement au pouvoir almoravide. Le Cid reprend Valence en 1094 après un siège très dur, défend ensuite la ville contre une attaque almoravide, fait brûler pour régicide le cadi Ibn Djahhâf qui avait été le chef de la révolte, et impose aux musulmans de la ville et de sa région une domination plus rude, tout en rétablissant son protectorat sur les souverains musulmans de la zone nord-orientale. La présence chrétienne à Valence, qui s'était concrétisée par l'installation d'un évêque clunisien, ne fut pas durable. Après la mort du Cid en 1099, sa veuve, Ximena, et ses compagnons ne purent se maintenir dans la ville, qui fut incendiée et abandonnée en 1102. Les Almoravides purent alors occuper la région levantine. Le pouvoir almoravide laissa cependant en place al-Musta'în à Saragosse jusqu'à sa mort en 1110, après quoi il ne tarda pas à occuper la ville. C'est peut-être à cette époque, dans cette zone d'intense activité maritime, à Denia ou à Majorque, que se développe une production spécifique de céramiques dérivées des types « califaux » vert et bruns connus dans la Péninsule, mais avec des décors propres parmi lesquels figurent des représentations de navires que l'on ne connaît pas ailleurs. Les marins majorquins se livraient, comme les habitants d'autres régions maritimes, à des activités de piraterie, lointain prolongement de la piraterie sarrasine des IX et X siècles. Mais la conjoncture méditerranéenne avait, comme on l'a vu, radicalement changé au cours du XI siècle. Les villes portuaires du nord de l'Italie, dont on constate déjà la présence sur les côtes d'al-Andalus à l'occasion de l'expédition qu'elles ont menée contre la ville de Tortosa, soumise au Cid, en 1092, avaient vu la première croisade consacrer leur puissance maritime. Les Pisans et le comte de Barcelone s'entendirent pour organiser en 1113 une importante expédition qui prit et dévasta la capitale de l'île, mettant fin à la dernière taifa andalouse. C'est lors de cette attaque que périt sans doute l'un des derniers grands poètes des taifas, Ibn Labbâna de Denia, qui, après avoir vécu à la cour de Séville, s'était finalement réfugié à Majorque à la suite de l'invasion almoravide. Avec cet épisode dramatique, où disparaissent la dernière taifa andalouse, son souverain, et le dernier grand poète de la période, l'époque est symboliquement close. e

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1. Citation des Mémoires de l'émir 'Abd Allâh de Grenade, reproduite dans Pierre GUICHARD, L'Espagne et la Sicile musulmanes aux XIe et XIIe siècles, Presses Universitaires de Lyon, 1990, p. 123. 2. C'est le titre d'un livre de Jean BÉRAUD-V1LLARS, Les Touareg au pays du Cid : les invasions almoravides en Espagne aux XIe et XIIe siècles, Paris, 1946.

CHAPITRE V LA SOCIÉTÉ ANDALOUSE DES X ET XI SIÈCLES e

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Le grand Ibn Hazm de Cordoue (994-1064) est « l'un des auteurs les plus personnels, les plus originaux et les plus attachants de la littérature arabe médiévale ». De sa production considérable ont subsisté bon nombre d'ouvrages de psychologie et de morale, de théorie du langage, de logique, de théologie, de droit et de bien d'autres sujets. Mais le plus célèbre reste le Tawq al-Hamâma, ou « Collier de la colombe », traduit à diverses reprises dans de nombreuses langues. L'auteur y traite de l'amour et des amants sur un mode à la fois personnel et anecdotique, empruntant des exemples à ses propres expériences sentimentales et à celles de ses connaissances. Le Tawq contient aussi de nombreux poèmes dont Ibn Hazm ne craint pas de mettre lui-même la qualité en valeur : ainsi considère-t-il comme inégalables du point de vue de la densité métaphorique les vers suivants : « Je restai seul avec elle, sans autre tiers que le vin, cependant que l'aile de la nuit s'ouvrait doucement [...]. Moi, elle, la coupe, le vin blanc, l'obscurité, nous paraissions terre, pluie, perle, or et jais. » 1

Ibn Hazm, témoin de son temps En l'absence d'autres documents, on s'est beaucoup servi d'Ibn Hazm pour essayer d'approcher certains aspects de la société de son temps. Des anecdotes amoureuses relatées dans le Tawq on a tiré des conclusions probablement excessives sur la « liberté de la femme » dans l'Espagne musulmane. Dans les cercles aristocratiques d'al-Andalus, auxquels appartenait Ibn Hazm, il ne semble pas que la condition féminine ait été très différente du reste du monde musulman. Si les djawârî, esclaves concubines danseuses et chanteuses, qui

pouvaient, comme on l'a vu, atteindre des prix très élevés, et qui ornaient les réceptions princières et aristocratiques, jouissaient d'une certaine « liberté d'allures », leur liberté réelle était limitée par leur statut juridique servile. L'honneur des femmes libres des grandes familles arabes ou arabisées liées aux cercles du pouvoir était, en revanche, vraisemblablement tout aussi « bien gardé » que dans les autres sociétés urbaines du monde musulman. Fils d'un vizir du gouvernement amiride, Ibn Hazm est obligé de fuir la capitale avec sa famille à l'âge de quinze ans au moment de la révolution de Cordoue. Il participe activement aux tentatives de restauration omeyyade des années 1018-1031 et devient même, en 1023, ministre du calife al-Mustazhir, assassiné au bout de quelques semaines de règne. Après la disparition du califat, réfugié dans une sorte de retraite un peu hautaine, il se consacre uniquement au travail intellectuel et à l'étude. Esprit très original, il rejette le malikisme officiel pour adhérer à l'école juridique dite « zahirite », qui prétend laisser de côté les sommes de commentaires du Coran et de la tradition (hadith) vénérées par les juristes occidentaux de son temps, pour en revenir aux textes fondateurs étouffés par les gloses. Il est, à son époque, l'un des rares intellectuels à vivre à l'écart du pouvoir, en revendiquant son légitimisme omeyyade et à critiquer âprement les souverains des taifas et les fuqahâ' qui cautionnent leur politique et leurs entorses aux normes légales, notamment en matière de fiscalité. À ses yeux, les sources scripturaires sont les seuls fondements du droit, et il n'admet ni la diversité des écoles ni l'effort interprétatif des fuqahâ' qui s'appuient sur le raisonnement par analogie, l'opinion personnelle et autres procédés pour leurs fatwâ ou consultations juridiques. Ses positions lui valent l'hostilité aussi bien du milieu des juristes que des pouvoirs : les Abbadides font brûler ses livres à Séville. Dans un texte souvent cité, il traite les gouvernants de son temps de « bandits de grand chemin », qui s'en prennent illégalement aux biens des musulmans, auxquels ils imposent des contributions non coraniques, comme une sorte de djizya ou capitation qui aurait dû n'être perçue que sur les dhimmî, et dont ils confient la collecte à des percepteurs juifs. Il ajoute à ces critiques une image assez saisissante du circuit économique des biens et des monnaies : les impôts ainsi extorqués procurent aux « tyrans » un argent impur, qui est comme un feu avec lequel ils paient les soldats sur lesquels s'appuie leur pouvoir. « L'ardeur de ce feu est dès lors multipliée » : avec ces monnaies, ceux-ci achètent des denrées aux commerçants et aux artisans, qui effectuent eux-mêmes des transactions avec les autres sujets. Les monnaies

d'or et d'argent circulent ainsi dans tout le corps social, qu'elles souillent entièrement « de telle sorte qu'elles se transforment en roues qui circulent au milieu du feu de l'enfer ». Ce qu'Ibn Hazm critique ainsi, c'est davantage le caractère illégal de la fiscalité que son poids sur la société andalouse. Cette fiscalité illégale des taifas fut l'un des grands arguments de la propagande almoravide, sans que l'on sache véritablement en quoi elle différait de celle de l'époque califale. Dans ses Mémoires, l'émir 'Abd Allâh, par ailleurs très conscient de l'impopularité que lui avait value auprès de ses sujets la perception d'impôts illégaux, écrit que, sous le califat, « la population vivait en confiance, sans payer davantage que la zakât [dîme coranique] sur ses biens en argent, en céréales ou en bétail ». De multiples indices dans les sources permettent pourtant d'affirmer qu'au X siècle existaient d'autres contributions en plus de la dîme, qui est, en principe, le seul impôt légalement perçu sur les musulmans. D'autres formes d'impositions extra-coraniques sont ainsi attestées : en 975, par exemple, al-Hakam II avait fait à ses sujets la remise d'un sixième de la contribution de recrutement militaire (maghram alhashd) pour l'année en cours. La réforme militaire d'al-Mansûr, qui exemptait, en partie au moins, les Andalous du service militaire en échange de contributions destinées à recruter des soldats mercenaires, ne dut donc qu'aggraver une tendance déjà existante. Dès le début des taifas, certains pouvoirs locaux accrurent sans doute la pression fiscale. Un texte d'Ibn Hayyân, écrit au milieu du XI siècle, dénonce ainsi les deux premiers gouvernants autonomes de Valence, au pouvoir de 1011 à 1017 environ, avant l'intronisation de l'Amiride 'Abd al-'Azîz alMansûr : leur fiscalité excessive aurait ruiné les habitants du pays, les réduisant « à se vêtir de peaux de bêtes et de joncs tressés et à ne se nourrir que de fruits des bois et d'herbes sauvages ». Ces contributions avaient permis aux deux princes de multiplier, à leur profit et à celui de leurs partisans, les achats de produits de luxe et des constructions somptuaires qui auraient à cette époque considérablement développé l'urbanisation de Valence. Ils entretenaient une force mercenaire constituée « d'anciens esclaves des musulmans et de toutes sortes de saqâliba, francs ou vascons, gens experts en équitation, de grande valeur militaire et experts dans le maniement des armes ». Cette nouvelle classe dirigeante et militaire se serait approprié les terres abandonnées par les paysans écrasés d'impôts pour constituer des domaines où les anciens propriétaires étaient réinstallés comme tenanciers. e

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Si ce texte décrit clairement le processus d'établissement du pouvoir princier, on peut soupçonner quelque exagération dans les diatribes du grand historien des taifas, nostalgique comme Ibn Hazm du califat omeyyade ; en effet, il ne semble pas que les structures foncières aient évolué sous les taifas aussi drastiquement que le suggère Ibn Hayyân. Il reste que la multiplication des pouvoirs, les nécessités de la vie princière, le mécénat de cour, mais surtout le recrutement de soldats, ainsi que, dans la seconde moitié du siècle, les parias de plus en plus lourdes payées aux souverains chrétiens, provoquèrent une incontestable élévation des charges fiscales. Celle-ci, toutefois, ne fit pas oublier les principes mêmes du système légal des impôts que les chrétiens eux-mêmes affirment vouloir respecter lorsque s'engage le processus de Reconquête. En 1086, par exemple, alors qu'Alphonse VI tente de conquérir Saragosse, il fait savoir aux populations « qu'il ne prétendait pas à davantage qu'à la domination politique (sennorio) et aux impôts qu'ils avaient coutume de payer à leurs souverains musulmans selon leur loi. Il disait en outre aux musulmans qu'il agirait avec eux autrement que ces derniers [...] qui leur prenaient davantage que ce qui était légitime ». Les arguties dont, au dire d'Ibn Hazm, les juristes usaient pour justifier les abus fiscaux étaient une sorte d'hommage rendu par le vice à la vertu, et l'on peut se demander si, dans ses fondements et ses structures, le système fiscal et le rapport des contribuables à l'État s'étaient autant écartés qu'on l'a dit des normes fixées par le droit. Une société « détribalisée » mais de plus en plus arabisée et islamisée Entre le début du X et la fin du XI siècle, la société d'al-Andalus s'est transformée de façon importante ; mais l'absence de documentation précise sur les réalités socio-économiques rend difficile l'évaluation de ces transformations. Du fait de l'exaltation du pouvoir sous le califat, puis des caractéristiques de la vie princière sous les taifas, l'attention se focalise peutêtre encore plus qu'auparavant sur les faits et gestes du pouvoir et des catégories sociales très privilégiées - l'« aristocratie » ou khâssa - qui l'entourent, laissant dans l'ombre la plus grande partie de la société (le peuple ou 'âmma). Il semble cependant que l'on puisse distinguer certaines réalités : par exemple, on ne parle quasiment plus de la segmentation tribale arabe ou berbère, encore nettement perceptible dans les événements de la fitna de la fin e

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de l'émirat. On prête à al-Hakam II le désir anachronique de reconstituer les anciennes tribus arabes des djund dont la cohésion s'était beaucoup dégradée, situation qui favorisa sans doute la réforme militaire d'al-Mansûr. Parmi les ouvrages les plus intéressants d'Ibn Hazm d'un point de vue historique figure un traité de généalogie des Arabes, la Djambara, qui indique l'ascendance tribale de nombreuses grandes familles andalouses. L'auteur y mentionne un groupe tribal, les Banû Balî, au nord de Cordoue, qui avait conservé certaines coutumes bédouines, comme celle de ne pas manger la queue des moutons ; « Ils ont, ajoute-t-il, conservé jusqu'à nos jours leurs nisba [généalogies]. Ils ne savent pas parler en langue romane, mais seulement en arabe. » Au XI siècle, la conservation d'un genre de vie tribal dans le cadre d'un groupe culturellement refermé sur lui-même apparaissait clairement comme une exception. On peut supposer que des survivances du même genre existaient ailleurs, en milieu arabe ou berbère, et surtout que subsistaient quelques vestiges des anciennes solidarités de clan ou d'ethnie. C'est le cas des Tudjîbides qui gouvernent Saragosse après la révolution de Cordoue et constituent un lignage important, pour ne pas dire un clan, formé de plusieurs branches réunies par un très lointain cousinage, mais que leur commune origine patrilinéaire associe dans la détention du pouvoir. Mais c'est aussi le cas des Banû Zannûn ou Dhî 1-Nûn, la puissante famille d'origine berbère qui accède vers 1020 à la « royauté » à Tolède : d'après Ibn Bassâm, le premier membre de la famille qui s'assure d'un pouvoir local au début de la crise du califat était un certain al-Midrâs ; militaire de haut rang au service des Amirides, il regagna alors son pays natal de Santaver et, ralliant autour de lui ses parents, obtint du prétendant au califat Sulaymân, le futur al-Musta'în, à la recherche d'appuis, le gouvernement de la place fortifiée d'Uclés. Fort de ce premier noyau de fidèles, son fils Isma'îl profita de la situation anarchique du pouvoir central pour s'emparer de Cuenca, affirmant ainsi son pouvoir sur l'ensemble d'une région d'ancienne « berbérisation », puis se fait reconnaître à Tolède. Au même moment à Badajoz, le Berbère 'Abd Allâh b. al-Aftas fonde la dynastie aftaside destinée à régner jusqu'à la fin du siècle, certains textes indiquant qu'il s'appuie sur des éléments militaires berbères. Dans ces deux exemples, la lointaine ascendance maghrébine du nouvel émir est d'autant plus remarquable que les deux villes avaient eu, durant la fitna de la fin de l'émirat, sans cesse maille à partir avec les Berbères des régions environnantes. Tolède avait même mené de véritables guerres contre e

les Banû Zannûn. Il faut croire que ces conflits n'étaient plus du tout d'actualité au début du XI siècle. La thèse traditionnelle est celle d'une assimilation des éléments berbères et arabes à la société andalouse. Mais on peut aussi faire ressortir que la profonde arabisation ethno-culturelle de cette dernière avait rapproché les éléments antagonistes. On observera surtout que, lorsque les Banû Tudjîb, les Banû Dhî 1-Nûn, les Banû 1-Aftas et d'autres dynasties accèdent au pouvoir au début des taifas, toutes se disent arabes, les Berbères de souche andalouse se faisant passer pour « himyarites ». Aucune famille princière andalouse du XI siècle ne s'affirme autochtone et ne prétend à quelque lien que ce soit avec l'aristocratie muwallade anti-arabe du IX siècle, dont la disparition est pratiquement complète. Ce sont donc toujours les « Arabes » et la tradition orientale qui donnent le ton socialement et culturellement aux habitants de l'Andalus. Dans leur ensemble, quelle que soit leur origine effective, les Andalous peuvent en effet être considérés comme des « Arabes » : on le verrait bien dans les Mémoires de l'émir 'Abd Allâh de Grenade qui, lorsqu'il parle des Andalous, les désigne de cette façon, par opposition à sa dynastie et aux cadres dirigeants berbères de son État. Et cela même si, au tournant du X et du XI siècle, on continuait à utiliser dans une certaine mesure, concurremment à l'arabe, un (ou des) dialecte(s) roman(s) indigène(s). Cette dualité linguistique était loin d'être une exception dans le Dâr al-Islâm médiéval. On la retrouverait en Iran avec le pehlvi aussi bien qu'au Maghreb avec le berbère. Mais la disparition de la langue romane semble avoir été déjà très avancée à la fin du XI siècle, et pratiquement acquise au cours du XII siècle. Cette affirmation pourra étonner : on a longtemps pensé en effet que les Andalous utilisaient massivement la langue romane comme langue de communication ordinaire, et l'arabe comme langue de culture, essentiellement écrite. Cette opinion n'est plus guère acceptée actuellement. On fait volontiers ressortir le fait qu'à côté de l'arabe classique et de la langue romane il existait un dialecte arabe andalusî, langue parlée comparable aux variétés dialectales des autres pays arabes. Jean-Pierre Molénat, spécialiste de l'histoire de Tolède, pense qu'à l'époque de l'occupation castillane cet arabe dialectal andalou était couramment parlé dans la ville, y compris par les chrétiens mozarabes. Il s'appuie sur les nombreux documents notariés écrits en arabe par les notaires mozarabes du XII siècle, qui n'utilisent pas le latin, et qui, selon lui, reflètent la langue dialectale utilisée par l'ensemble de la population de la ville à la fin des taifas. D'un point de vue plus général, on reproduira, sur cette question du e

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bilinguisme dans l'Espagne musulmane, le jugement du spécialiste actuel sans doute le plus compétent en matière de dialectologie arabe andalusi, Federico Corriente : « Le bilinguisme évolue rapidement en une tendance au monolinguisme, totalement réalisé au XIII siècle, ce qui ne doit pas faire oublier qu'aux XI et XII siècles les poches de bilinguisme étaient déjà résiduelles . » e

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Chrétiens et juifs dans l'équilibre social de l'Andalus La disparition de la langue romane doit être liée jusqu'à un certain point à celle des communautés chrétiennes au-delà du XI siècle. Les mozarabes sont déjà peu visibles au X siècle. Ils continuent d'avoir leur organisation propre (on connaît divers comtes et juges des chrétiens de Cordoue sous le califat, et un certain nombre d'évêques au XI siècle), mais leur rôle dans le développement de la civilisation arabe andalouse est très discret. On cite toujours le cas de Recemund, fonctionnaire chrétien du palais califal que 'Abd al-Rahmân III avait envoyé en ambassade à Otton I et au Basileus et fit nommer évêque d'Elvira. On lui doit la partie latine d'un ouvrage très connu rédigé aussi en arabe, le Calendrier de Cordoue, qui apporte de nombreuses précisions sur la vie rurale en al-Andalus. Mais il s'agit là d'une exception. Il faudrait tenir compte de nuances régionales : au XI siècle, les communautés chrétiennes sont sans doute encore consistantes dans certaines régions comme le Gharb (l'actuel Portugal), alors qu'elles sont vraisemblablement réduites à des minorités bien plus faibles sur la côte orientale. Un traité, daté de 1058, entre le souverain de Denia 'Alî b. Mudjâhid et l'évêque de Barcelone cède à ce cernier la juridiction ecclésiastique sur les clercs et les fidèles de Denia et des Baléares. Il semble que l'on puisse en déduire qu'il n'y a plus à cette époque dans cette région, comme dans bon nombre d'autres anciens diocèses, d'évêque capable d'exercer cette fonction. La proportion de la population que représentent les mozarabes de Tolède lors de l'entrée des Castillans dans la ville est bien difficile à déterminer. Peu d'années après, le Cid, à Valence, confie la garde des portes de la ville aux mozarabes, qui sont aussi attestés trois décennies plus tard dans les campagnes du Sharq, mais qui s'éteindront pratiquement au XII siècle du fait des tensions interconfessionnelles contemporaines des croisades et de la Reconquête. Le contraste est frappant avec les juifs, dont la présence dans l'économie e

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d'échanges, l'administration et la vie culturelle apparaît beaucoup plus importante : plusieurs savants juifs sont cités par l'historien des sciences Sâ'id de Tolède (alors qu'il ne mentionne aucun chrétien en dehors de quelques médecins), et le développement du mouvement philosophique en al-Andalus est marqué au milieu du XI siècle par Ibn Gabirol, qui se distingue également par sa poésie. Dans ce dernier domaine, la proximité de l'arabe et de l'hébreu favorise un épanouissement parallèle de la production dans les deux langues. « Aucune autre communauté juive du monde non juif, écrit R. P. Scheindlin se référant aux juifs d'al-Andalus, n'a promu autant d'individus à de hautes positions, y compris dans le domaine du pouvoir ; et aucune autre communauté juive n'a produit une culture littéraire aussi riche, reflétant le profond impact d'une culture partagée avec des non-juifs . » Parmi ces juifs ayant atteint le sommet de la hiérarchie sociopolitique, il faut citer les grands ministres grenadins Samuel b. Nagrela puis son fils Joseph, installés au cœur même de l'administration financière et du gouvernement ziride dans les années 1030-1060. Le premier des deux est un intellectuel de renom, avec lequel Ibn Hazm polémique durement. L'expérience se termine très mal, en 1066, lorsque, menacé dans sa position, Joseph b. Nagrela finit par conspirer contre son souverain avec l'émir d'Almería Ibn Sumadîh, provoquant à Grenade une réaction à la fois populaire et aristocratique contre les juifs ; le mouvement dégénéra en un pogrom où périrent le vizir et de nombreux autres juifs. En dépit de cette issue tragique, le rôle que jouèrent alors les deux personnages met bien en évidence l'importance des juifs dans l'équilibre social de l'Espagne musulmane. Ils jouent, par ailleurs, un rôle décisif dans la vie économique. Pour l'époque émirale et califale, on possède surtout des informations sur le commerce des esclaves importés d'Europe, que des marchands juifs acheminaient depuis Verdun et transformaient en eunuques sur place ou dans la localité andalouse de Lucena, avant de les exporter par Almeria. En ce qui concerne le XI siècle, on possède dans les documents juifs égyptiens dits « de la Geniza » d'assez nombreuses références à des marchands juifs dont l'origine andalouse est révélée par leur nisba (al-Andalusî). S'il est, pour chacun de ces personnages, difficile de dire s'il restait ou non en contact direct avec le pays d'origine de sa famille, cette correspondance commerciale évoque un actif réseau de relations entre les diverses parties du monde musulman méditerranéen, y compris l'Andalus. Ainsi, parmi les lettres d'un grand marchand cairote, l'une, envoyée vers 1020 par l'un de ses correspondants, e

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relate-t-elle un voyage en al-Andalus dont il rapportait des marchandises. Plus tard, en 1050, l'associé d'un autre marchand égyptien important lui écrit de Sicile pour lui indiquer qu'il a passé un accord avec un partenaire pour effectuer un voyage en al-Andalus. L'ensemble de ces textes montre que les marchandises - esclaves, soie, textiles, huile, safran, produits miniers et métaux... - circulaient entre l'Andalus et les ports de Méditerranée centrale, pour être réexportées vers l'Orient, plutôt que directement des ports espagnols vers l'Égypte ou la Syrie. Cependant, quelques témoignages établissent l'existence de voyages maritimes d'un bout à l'autre de l'espace méditerranéen ; la Geniza fournit ainsi des références à un « navire d'Ibn Mudjâhid » qui, dans les années 1050-1060, devait commercer entre la côte orientale d'al-Andalus et l'Égypte pour le compte du souverain de Denia et qui transportait des marchands juifs. On retrouve une autre forme d'association d'un prince andalou et de marchands juifs vers la même époque dans le curieux épisode du rapt de la comtesse de Toulouse, Almodis, par le comte Raimond Bérenger I de Barcelone en 1052. Ce dernier, tombé amoureux d'elle, aurait, d'après le géographe al-Bakrî, obtenu le concours du prince de Tortosa, qui envoya pour son compte à Narbonne des navires et un groupe de marchands juifs afin d'enlever la jeune femme. Au total, les marchands juifs apparaissent bien davantage que les marchands musulmans, sur lesquels on ne possède que très peu d'informations, sinon par le biais des dictionnaires bio-bibliographiques de savants qui mentionnent des ulémas ayant exercé une activité commerciale. Mais ces texes n'apportent pratiquement pas de références concrètes aux conditions de ce commerce. Et, dans les autres sources andalouses, les marchands musulmans n'apparaissent que de façon tout à fait fugitive, à propos d'événements sans rapport direct avec la vie économique. Le relevé des occurrences de fuqahâ', commerçants, dans les dictionnaires de savants a tout de même permis à Olivia Remie Constable de dégager l'impression générale d'un affaiblissement des activités commerciales entre le X et le XI siècle, pour lequel on possède nettement moins de mentions de savants andalous pratiquant le commerce hors des frontières de la Péninsule. Le même auteur suppose que la perturbation de l'économie andalouse par la pression chrétienne et le drainage du métal précieux par les parias peuvent contribuer à expliquer ce phénomène. Le relais pourrait être pris par des commerçants musulmans d'autres pays, car, dans les années 1020-1040, on trouve, au contraire, un nombre relativement élevé de mentions de savants étrangers se er

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livrant au commerce dans la Péninsule. Mais cette période est antérieure à l'affaiblissement politique marqué d'al-Andalus, et ces impressions comme ces données éparses, fragmentaires et difficiles à interpréter, ne permettent guère de construire un schéma cohérent de l'évolution des activités commerciales entre le X et le XII siècle. e

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1. Roger ARNANDEZ, article « Ibn Hazm » dans l'Encyclopédie de l'islam, 2de éd., t. III, pp. 814-22. 2. Federico CORRIENTE, Arabe andalusi y lenguas romances, Madrid, Mapfre, 1992, p. 34. 3. Raymond P. SCHEINDLIN, « The Jews in Muslim Spain », dans : The legacy of Muslim Spain, éd. par Salma Khadra Jayyusi, Leyde, Brill, 1992, pp. 188-200. 4. Il s'agit d'un ensemble considérable de textes médiévaux émanam de la communauté juive du Vieux Caire, retrouvés au XIXe siècle dans le débarras muré d'une synagogue et dispersés ensuite dans diverses bibliothèques d'Europe et des États-Unis. Leur étude est toujours en cours. Ils ont surtout fait l'objet de l'ouvrage monumental de S. D. GOITEIN, A Mediterranean Society, publié en plusieurs volumes depuis 1967 (Near Eastern center, University of California, Los Angeles).

Troisième partie DES ALMORAVIDES À LA CHUTE DE GRENADE

CHAPITRE VI LES EMPIRES BERBÉRO-ANDALOUS : ALMORAVIDES ET ALMOHADES À partir de 1090-1092, le pouvoir almoravide s'est progressivement imposé à l'Andalus tout entier, qui fait désormais partie d'un vaste empire étendu du sud du Sahara occidental à la vallée de l'Èbre, et des côtes de l'Atlantique au Maghreb central. Après l'expédition pisano-catalane de 1113 qui a saccagé les Baléares et mis fin à la dernière taifa, une flotte almoravide vint prendre possession des îles en 1115. Cette flotte était dirigée par un Andalou du nom d'Ibn Maymûn. Lui-même et d'autres membres de sa famille joueront un rôle très important comme amiraux à la tête de la marine almoravide. Ils sont l'exemple de l'adhésion d'éléments de la population andalouse au nouveau régime et à sa défense de la Péninsule contre la menace chrétienne. Dans l'ensemble, cependant, c'est l'appareil militaire berbère qui se charge principalement des opérations contre les chrétiens, dans le cadre d'un djihâd mené avec une méritoire constance. Après l'occupation de la Péninsule, s'ils n'ont pas réussi - ni vraiment cherché, semble-t-il - à reprendre Tolède, les Almoravides ont rétabli dans la zone orientale la pleine souveraineté musulmane compromise par la domination du Cid en réoccupant Valence en 1102. Dans le Centre, ils récupèrent sur les chrétiens une partie des territoires perdus avec l'affaiblissement des taifas et l'effondrement du royaume des Banû Dhî 1Nûn : les régions situées au sud du Tage et des places plus avancées comme Zorita, et même Coria. Dans le Gharb, ils affirment encore pour un demisiècle l'islam à Lisbonne et Santarem, très menacées à la fin des taifas. Outre leur grande victoire initiale de Zallâqa, leur succès militaire le plus important, au moins symboliquement, est peut-être celui d'Uclés : en 1108, une puissante armée almoravide comprenant des contingents de Grenade, de Cordoue, Valence et Murcie, et commandée par le « gouverneur général » d'al-Andalus Tamîm, l'un des fils de Yûsuf b. Tâshfîn, défait près de cette forteresse

frontalière une notable force chrétienne. L'infant Sancho, unique fils et héritier d'Alphonse VI, qui accompagnait cette dernière, périt dans cette rencontre. À partir des années 1114-1115, cependant, l'efficacité militaire almoravide sera mise en question par une série d'échecs cuisants. Le temps des juristes Le gouvernement des grandes villes est confié à des membres de la dynastie ou à des chefs des tribus sahariennes alliées, qui constituent une nouvelle « aristocratie d'État ». Cette élite se distingue fortement des populations du nord du Maghreb et de l'Espagne par ses traditions en particulier vestimentaires, avec le voile de bouche (lithâm), mais aussi ethno-culturelles, comme la filiation matrilinéaire propre aux nomades sahariens (les chefs almoravides se rattachent souvent par le nom à leur mère et non à leur père, comme il est habituel dans l'onomastique arabo-musulmane). Au début, le régime s'appuie fondamentalement sur les garnisons de guerriers appartenant aux mêmes tribus sahariennes. Par la suite, on fit appel à d'autres tribus berbères venues du nord du Maghreb et à des esclaves noirs, et même à des mercenaires chrétiens. Mais ces derniers ne seront utilisés qu'au Maghreb, contre la menace de plus en plus pressante des Almohades. Dans ce vaste ensemble politique, où se réalise pour la première fois l'union du Sahara occidental et du Maroc actuel, l'autorité suprême est exercée depuis Marrakech par Yûsuf b. Tâshfîn, qui meurt en 1106, puis par son fils 'Alî jusqu'en 1143. Les gouvernants berbères almoravides adoptent des appellations souveraines inédites, principalement le titre d'Amîr al-Muslimîn, « Émir des musulmans », évidemment calqué sur celui d'Amîr al-Mu'minîn traditionnellement porté par les califes. Ce titre existe dès Yûsuf et est même légitimé un peu avant 1100 par le califat de Bagdad dont le régime almoravide reconnaît formellement la souveraineté, mais il n'apparaît sur les monnaies que sous son fils 'Alî. On peut risquer une comparaison avec Charlemagne qui ne semble pas avoir beaucoup tenu à se parer du titre impérial. Le premier souverain almoravide aurait-il été, de la même façon que le roi franc, quelque peu réticent à l'idée de soumettre son pouvoir à une instance supérieure, pape dans un cas, calife dans l'autre ? Le régime almoravide trouve la véritable justification idéologique de son pouvoir dans sa stricte adhésion au droit malikite et dans le soutien que lui

apportent les hommes de science et de religion, les fuqahâ' ou ulémas de cette obédience, véritable doctrine officielle en al-Andalus. Seuls quelques intellectuels marginaux, comme le courant massariste au X siècle et Ibn Hazm au XI , avaient osé en contester la domination. Au Maghreb, l'essor des Almoravides s'était inscrit dans le puissant mouvement de restauration de l'orthodoxie qui accompagne le reflux du chiisme après le départ des Fatimides. Les docteurs maghrébins et andalous adhérèrent très tôt au régime de Marrakech et en furent des partisans très actifs. Le grand malikite et contradicteur d'Ibn Hazm, al-Bâdjî, qui avait fait campagne pour l'union des souverains andalous contre le danger chrétien, mourut en 1081 à Almería alors qu'il se préparait à franchir le détroit pour rencontrer les gouvernants almoravides. Encore plus significatif est le cas du faqîh al-Hadramî, qui rejoignit les Almoravides dès le début de leur expansion, et fut, jusqu'à sa mort, cadi de la ville saharienne d'Azakay. Il rédige un curieux manuel de politique destiné aux chefs sahariens, dans lequel on trouve des conseils pittoresques - ne pas se gratter le nez en public - donnés au prince, à côté d'objurgations l'incitant à avoir une conduite rationnelle et à prendre conseil des savants, ou de considérations assez cyniques sur la nécessité pour les gouvernants de recourir à la ruse et à la dissimulation. Dans la Péninsule, les Almoravides bénéficièrent donc d'emblée de la sympathie des docteurs. L'émir 'Abd Allâh se plaint amèrement dans ses Mémoires des manœuvres pro-almoravides de l'un des juristes les plus influents de Grenade dans les dernières années du régime ziride, al-Qulay'î, qui le pressa de nommer à la magistrature suprême de sa capitale son collègue Ibn Sahl, juriste de renom, auteur d'un classique de la jurisprudence malikite, les Ahkâm al-kubra, et favorable aux Almoravides. C'est d'ailleurs une ambassade constituée principalement par les cadis et grands juristes de Badajoz, de Grenade et de Cordoue, que les souverains des taifas avaient envoyée à Yûsuf b. Tâshfîn pour lui demander de venir au secours de la Péninsule. Par la suite, l'intervention de plus en plus affirmée du pouvoir almoravide en al-Andalus fut sans cesse légitimée par des avis (fatwâ) des docteurs andalous et maghrébins. On alla jusqu'à solliciter des consultations écrites des deux plus illustres juristes orientaux, le grand al-Ghazâlî lui-même, l'autorité intellectuelle la plus prestigieuse du califat abbasside, et un docteur malikite très réputé, Abû Bakr al-Turtûshî, d'origine andalouse mais vivant en Égypte. Ainsi que l'écrit Halima Ferhat : « A la veille de l'installation des Almoravides, les fuqahâ' sont la seule force organisée. Véritable réseau lié par e

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des solidarités religieuses et idéologiques, au fait de la situation politique, monopolisant les moyens d'information, jouissant d'un prestige certain, ils pèsent sur les événements et les influencent. » Ce sont les grands bénéficiaires du nouveau régime. On ne saurait, en effet, exagérer l'importance du droit, des structures juridiques et des « magistratures » confiées aux juristes dans la vie culturelle, sociale et politique de l'Andalus almoravide. Dans les Ahkâm al-kubrâ d'Ibn Sahl figure une liste de ces principales « magistratures » urbaines indispensables au fonctionnement des communautés locales. Dans les villes importantes, un certain nombre de « magistrats-fonctionnaires » investis par l'autorité souveraine ont en effet en charge les affaires publiques : les plus souvent cités sont le cadi ou juge et le sâhib al-sûq ou responsable du marché. Dans les centres les plus importants apparaissent aussi le sâhib al-shurta ou responsable de la police, et à Cordoue et Séville le sâhib al-madîna ou « préfet de la ville ». Avec quelques variantes selon les moments et les lieux, ils se répartissent la responsabilité du bon fonctionnement judiciaire, social et économique des villes et des bourgades d'une certaine importance. Dans les capitales provinciales, où les causes sont plus nombreuses, ils ont des subordonnés, comme le hâkim ou juge des causes mineures et le sâhib almawârith ou curateur des successions pour le cadi, et un certain nombre d'agents subalternes. D'autres juristes étaient chargés d'assister le cadi dans ses jugements ; ils formaient à ses côtés un collège ou shûrâ de juristes conseillers ou muftis (c'est-à-dire chargés de rendre des consultations juridiques ou fatwâ). L'institution existait dans les usages malikites andalous bien avant l'époque almoravide, mais il semble qu'elle ait été étendue et consolidée sous ce régime. On ne possède pas beaucoup d'informations sur le mode de rémunération de tous ces « magistrats » et du personnel à leur service, même si Ibn 'Abdûn, dans son « Traité du gouvernement » rédigé vers 1100, évoque de façon assez précise la solde qui doit être assignée au hâkim (juge secondaire) sur le trésor public ; peut-être y avait-il aussi des concessions foncières sur des biens appartenant à l'État. Mais on trouve aussi chez Ibn 'Abdûn, pour le personnel des agents subalternes, des allusions d'allure étonnamment moderne à un salaire « calculé sur l'ensemble de la journée, de façon qu'il leur soit attribué, en cas de déplacement de service, au prorata du temps déjà écoulé de la journée », et donc même de véritables « indemnités de déplacement ».

Les conditions mêmes de l'exercice de la justice, qui avait toujours été empreinte de la plus grande simplicité, ne semblent pas avoir changé. D'après Lévi-Provençal : « Comme ailleurs en pays d'Islam au Moyen Age, il n'existe pas à Cordoue ni dans les autres villes espagnoles d'édifice spécial attribué au cadi pour la tenue de ses audiences. Celles-ci se déroulent dans une dépendance de la grande mosquée, ou dans la salle de prière elle-même, ou bien encore dans la propre demeure du juge. L'appareil de la justice est aussi dépouillé que possible : le cadi est assis, les jambes repliées, ou adossé à des coussins, entouré de ses conseillers et de son greffier (kâtib). Les deux parties se tiennent devant lui, tandis que les autres justiciables attendent leur tour d'être appelés par l'huissier audiencier (hâdjib). [...] Rien ne saurait égaler la simplicité et le manque de solennité voulue de ce tribunal pour ainsi dire improvisé, auquel se presse la foule des plaignants, qui ont fait enregistrer par écrit leurs déclarations et celles de leurs garants par les témoins instrumentaires (ûdûl) ». En dehors de cette omniprésence des fuqahâ ' et du rôle qu'ils jouent dans le fonctionnement de la société, les institutions étatiques almoravides semblent réduites à l'indispensable pour assurer la cohésion de l'empire et sa défense. Au sommet de la hiérarchie, on trouve le groupe dirigeant, formé pour l'essentiel des membres d'une dynastie proliférante et de quelques grandes familles de chefs tribaux associés au pouvoir qui se partagent le gouvernorat des provinces et le commandement des armées. Le fonctionnement concret de l'État est assuré par la chancellerie centrale, qui semble dirigée par un ou quelques vizirs. Dans la capitale et dans les grandes villes de province, des secrétaires, parfois dirigés par un personnage ayant lui-même le titre viziral, auprès du chef almoravide investi du gouvernement local, assurent l'échange d'ordres et d'informations entre le pouvoir central et le niveau provincial, ainsi que la bonne marche de l'administration fiscale, pour laquelle il y a des agents spécialisés. Ces charges secrétariales, administratives et fiscales sont confiées la plupart du temps, même au Maghreb, à des secrétaires (kuttâb) et à des docteurs (ulémas) dont bon nombre sont andalous. La ville et le marché Un effet immédiat de la politique almoravide fut, grâce à la domination des « routes de l'or » africain et à la disparition des parias qui drainaient l'or

andalou vers les royaumes chrétiens, la restauration de la qualité de la monnaie qui s'était considérablement dégradée sous les taifas. Les monnaies émises par le pouvoir almoravide dans les principales villes du Maroc et d'alAndalus se signalent, par rapport à celles de la fin des taifas, par la qualité de leur frappe et surtout par leur teneur en métal précieux. Même si celle-ci n'était en fait pas très régulière ni, dans l'absolu, très élevée par rapport à d'autres monnaies musulmanes contemporaines, les dinars almoravides (« Marabotins ») firent prime sur le marché de la Méditerranée occidentale et furent particulièrement appréciés des chrétiens d'Occident qui ne frappaient pas de monnaies d'or à cette époque, ce qui suppose l'existence d'un commerce actif entre le monde chrétien latin et al-Andalus. Dans les premières décennies du régime, 57 % des dinars frappés en al-Andalus le furent dans les ports de la côte orientale, Valence, Denia et Almeria, confirmant ainsi l'activité de ces échanges méditerranéens. Le gouvernement almoravide semble avoir mis en œuvre une politique de défense maritime dans un espace où la puissance croissante des flottes chrétiennes avait de quoi inquiéter sérieusement les musulmans. Ainsi, avant même l'occupation de Djerba par les Normands de Sicile en 1134, le roi de Palerme Roger II avait-il conclu une alliance navale avec le comte RaimondBérenger III de Barcelone. Il n'en résulta sans doute qu'une occupation temporaire du site déserté de Tarragone, mais cela traduisait une densification inquiétante des réseaux chrétiens de contrôle de l'espace méditerranéen occidental. Les Almoravides basèrent leur principale flotte de guerre à Almeria et en confièrent la direction à un Andalou, l'amiral Muhammad Ibn Maymûn, alors qu'un autre membre de la même famille, 'Isâ, se trouvait à la tête de l'escadre de Séville. D'après le géographe al-Himyarî, « Almeria était à l'époque des Almoravides une métropole de l'islam. On y trouvait alors les spécimens les plus remarquables de toutes les productions de l'artisanat. Elle possédait, pour le tissage de la soie, huit cents ateliers : on y fabriquait des tissus tels que les soies brochées, les brocards, le siglaton, [...] en somme toutes sortes d'étoffes de soie. [...] Il n'y avait pas, dans l'ensemble d'alAndalus, de population comptant d'aussi grandes fortunes, plus adonnée à l'industrie et aux commerces divers et sachant mieux bénéficier des fluctuations des cours et du stockage. » On possède quelques confirmations épigraphiques et documentaires de cette importance commerciale d'Almeria. Alors que les autres villes d'Espagne n'ont pas fourni un grand nombre d'inscriptions arabes, on connaît plus d'une

centaine de stèles funéraires épigraphiées provenant de ce grand port musulman, dont la grande majorité sont d'époque almoravide. Quelques-unes concernent des personnages désignés comme marchands. On trouve aussi des indications sur les relations commerciales d'Almería dans des documents de la Geniza du Caire : une lettre, écrite en 1138 par un marchand juif de cette ville à l'un de ses collègues égyptiens, évoque des achats de soie et de cuivre brut et travaillé effectués à Tlemcen. La même lettre fait allusion à l'arrivée d'un navire venant d'Alexandrie avec, à son bord, des marchands musulmans, révélant l'intensité des relations avec le grand port égyptien. En dépit de la rareté des documents notariés chrétiens relatifs au commerce avec l'Andalus avant le milieu du XII siècle, on possède aussi quelques références à un commerce entre Gênes et Almería à l'époque almoravide. Les chansons de geste françaises du XII siècle offrent de fréquentes références aux tissus précieux fabriqués ou exportés par la ville, et une chasuble que la tradition associe à Thomas Becket, conservée à la cathédrale de Fermo, dans les Marches italiennes, porte une inscription arabe indiquant sa fabrication à Almeria en 510/1116. Des commerçants venus de l'Espagne chrétienne fréquentaient certainement aussi les villes d'al-Andalus à la même époque. Il n'existe pas d'archives commerciales susceptibles de nous informer sur un tel commerce pour des époques aussi hautes, mais, parmi les consultations juridiques du cadi de Cordoue Ibn Rushd, un texte évoque la situation paradoxale de marchands chrétiens tolédans venus faire du commerce dans l'ancienne capitale omeyyade, et prétendant y vendre, entre autres, des biens précédemment razziés au cours d'une incursion en pays musulman : « La question concerne des biens que nos ressortissants reconnaissent comme leurs entre les mains des marchands de Tolède qui entrent chez nous pour commercer. [...] Doit-on, par jugement, restituer ces biens aux ayants droit ? Quelle est la conduite à tenir si ces [musulmans] prétendent que certains des leurs sont incarcérés [à Tolède] dans les maisons de ces marchands tolédans et qu'ils ont été pris en période de trêve ? Peuvent-ils obtenir des gages des marchands chrétiens se trouvant chez nous et qu'ils accusent de retenir prisonniers chez eux certains des leurs, afin de les contraindre à libérer ces captifs ? » Le texte montre que l'état de guerre presque habituel n'empêche ni relations commerciales ni circulation d'un côté à un autre. e

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Les villes andalouses continuent à être, dans la continuité de l'époque précédente, des organismes économiquement actifs, mais, comme ailleurs dans le monde musulman, dépourvus d'institutions corporatives ou municipales spécifiques, par le biais desquelles aurait pu s'exercer institutionnellement le pouvoir des élites locales. Le cas d'Almeria est assez représentatif, dans la mesure où la ville abrite certainement de grandes fortunes et de grandes familles commerçantes. À deux reprises, au cours des crises politiques qui affectent la ville lors de la disparition de son second émir slave en 1038, et lors de l'effondrement du régime almoravide un peu plus d'un siècle plus tard, en 1145, les habitants, désemparés par la vacance du pouvoir sultanien, confient temporairement la gestion politique de la cité à un notable local du nom d'Ibn al-Ramîmî. Un troisième membre de la même famille accédera encore à cette fonction de direction pendant quelques années à la chute du régime almohade. Il s'agit donc là de toute évidence d'une famille aisée jouissant dans la ville d'un grand prestige. Si, dans d'autres villes et dans des circonstances identiques, c'est au cadi ou à un juriste de renom que l'on aurait ainsi confié la gestion provisoire des affaires, cette famille des Banû Ramîmî est très probablement, dans le contexte particulier d'Almeria, une importante famille de marchands. Mais la solution ainsi adoptée ne constitue, de toute évidence, qu'une sorte de pis-aller de brève durée, destiné à faire face à une situation d'urgence, en attendant le rétablissement de la « normalité » politique, c'est-à-dire un pouvoir extérieur à la ville à la direction de laquelle les classes aisées urbaines ne prétendent nullement. La participation des oligarchies urbaines au gouvernement des villes se fait en temps normal d'une façon plus indirecte, par l'influence que peuvent exercer les juristes, qui en sont la fraction la plus respectée, sur le pouvoir gouvernoral. On peut ici encore se référer au traité d'Ibn 'Abdûn, qui accorde une grande importance au rôle que devrait jouer le cadi. Celui-ci était fréquemment choisi parmi les familles de juristes les plus en vue de la ville. Ainsi, à l'époque almoravide, voit-on se succéder à la judicature de Cordoue les Banû Rushd et les Banû Hamdîn ; à Valence aux XI et XII siècles deux familles influentes, les Banû Djahhâf et les Banû 'Abd al-'Azîz, alternent aussi fréquemment dans la même fonction. Même lorsqu'il n'appartient pas à l'élite urbaine locale, le cadi est un personnage respecté, en contact constant avec les juristes et avec la bonne société de la ville, et susceptible d'être, auprès du pouvoir ou de son représentant, l'interprète de l'opinion urbaine. Ainsi à Valence, en 1145, lors de la crise du pouvoir almoravide, voit-on le cadi Ibn e

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'Abd al-'Azîz se joindre au gouverneur Ibn Ghâniya pour convoquer à la mosquée les notables et délibérer avec eux de la conduite à tenir.

La magistrature la plus liée à la vie économique de la cité était celle du souk. Comme le cadi, le muhtasib ou responsable du marché, de l'édilité et des bonnes mœurs dans les lieux publics, était, bien que nommé par le pouvoir, souvent choisi parmi les notabilités de la ville. Dans ce domaine encore, la littérature juridique de l'Occident musulman apporte une mine irremplaçable d'informations avec les « traités de hisba », c'est-à-dire de « police du marché », notamment l'ouvrage d'Ibn 'Abdûn. À travers la dénonciation des multiples fraudes dont peuvent se rendre responsables les artisans et les marchands, ces textes donnent une image extrêmement pittoresque de la production et des échanges sur le marché urbain. Ce dernier, vu à travers l'exposé détaillé des mille et un procédés employés pour tromper le client, nous apparaît, peut-être de façon un peu déformée, comme un monde assez misérable de gagne-petit et de fraudeurs. A côté de gestes simples - tremper le pouce dans la mesure d'huile, étirer les toiles en les mesurant -, on trouve de véritables tours de prestidigitation, comme dans le cas de trois superbes figues mises bien en évidence sur son étal par le marchand pour attirer les clients, et habilement escamotées au moment où il les verse avec d'autres dans le panier de l'acheteur. Quant au marchand d'esclaves, il baigne quatre heures durant une esclave un peu trop basanée dans une préparation destinée à lui éclaircir la peau et utilise divers procédés pour fabriquer de fausses vierges. D'autres recettes relèvent moins directement du registre de la fraude, mais sont tout aussi pittoresques : on épile la jeune esclave avec de la chaux vive, des œufs ou larves de fourmi - sans doute en onguent -, de l'huile où l'on a fait cuire des grenouilles ou des salamandres, on parfume les aisselles avec diverses préparations à l'eau de rose, on utilise des pâtes pour supprimer ou éclaircir les taches de la peau et les grains de beauté. Avec le commerce des esclaves, on touche à une autre dimension des activités commerciales, celle des trafics à longue distance de denrées de prix élevé, que nous connaissons en fait beaucoup moins bien que les activités journalières du souk. Au-delà du fourmillement coloré des petits marchands et artisans concentrés dans les boutiques spécialisées, deux dimensions du « marché » urbain, entendu de façon plus large que le seul espace consacré à cet effet (le plus souvent autour de la mosquée principale), sont plus difficiles

à saisir : en premier lieu, le commerce des produits assuré par les grands marchands dans le cadre des échanges lointains. Une partie au moins de ce commerce, en particulier celui des tissus précieux, se déroulait dans un édifice spécialisé, la qaysariya, et les riches marchands se présentaient aussi vraisemblablement à domicile dans les demeures de la classe aisée. Par ailleurs, on ne fait que pressentir, sans pouvoir véritablement l'étudier, la façon dont s'organisaient les rapports économiques entre la ville et son environnement rural. Une société « tributaire » D'après l'étude de Pedro Chalmeta consacrée au muhtasib (ou « responsable du marché »), contrairement au Maghreb tribal où existaient de nombreux marchés purement campagnards, le tissu densément urbanisé d'al-Andalus fait apparaître assez fréquemment des marchés hebdomadaires qui semblent se tenir extra-muros dans de petites localités présentant certains caractères semiurbains bien que profondément immergées dans un environnement très rural. Les mêmes bourgades développaient aussi des activités artisanales ou industrielles plus spécialisées : le géographe al-Idrîsî évoque ainsi au milieu du XII siècle la bourgade de Bocairente, au sud de Valence, où l'on fabrique « des étoffes blanches qui se vendent à très haut prix et qui sont de longue durée », et le port modeste d'Alicante « où l'on construit des vaisseaux pour le commerce et des barques » et d'où l'on exporte du sparte. Il est évident que ces petites localités sont le lieu d'une production et d'un commerce assez spécialisés et apparemment actifs qui les intègrent à un réseau général de production et d'échanges, aboutissant sans doute aux marchés des grandes villes. Des denrées directement venues des campagnes voisines étaient aussi apportées aux portes des villes les plus importantes, sans aller forcément jusqu'au marché central, réservé aux commerçants urbains installés dans leurs boutiques. Le pouvoir n'intervenait pas dans la vie économique, mais percevait des impôts sur cette circulation des denrées et sur la production. Les Almoravides ayant fondé pour une bonne part leur propagande hostile aux souverains des taifas sur l'abolition des impôts illégaux durent s'efforcer, au début, de revenir à la perception des seules contributions coraniques, à savoir la dîme, perçue essentiellement sur la production agricole et sur le bétail, mais aussi sur les e

activités artisanales. Dans tous les États musulmans du Moyen Âge, la circulation et la vente des denrées étaient aussi taxées de diverses façons. Une fatwâ émise par un juriste de l'époque des taifas évoque par exemple « un percepteur de dîme visitant à la porte de la ville les bagages des musulmans qui y entrent ». Les musulmans s'étaient habitués depuis très longtemps à payer ainsi dans les ports et aux douanes situées à l'entrée des villes un certain nombre de taxes que les gouvernants s'efforçaient généralement d'inclure dans la catégorie des dîmes légales. Les Almoravides semblent avoir conservé cette fiscalité sur la circulation et sur la vente des biens, comme en témoigne un passage d'Ibn 'Abdûn qui évoque le montant du droit que les gardiens des portes de Séville prélevaient sur les marchandises. La question de la fiscalité est l'une des plus délicates auxquelles se heurte l'historien, pour l'histoire d'al-Andalus. Quelle que soit d'ailleurs la contrée du monde musulman médiéval que l'on étudie, il est toujours très difficile de déterminer pour chaque époque la nature des impôts perçus par le pouvoir central, la façon dont ils étaient collectés et le poids réel de cette fiscalité. Tous les pouvoirs musulmans du Moyen Âge se sont heurtés aux limitations qu'impose le droit à l'extension des obligations fiscales, car la perception de la seule dîme coranique (zakat) n'a jamais été suffisante pour permettre le fonctionnement d'un État normal. On sait qu'en Orient avait été maintenu, après la conquête arabe, un impôt foncier, le kharâdj, qui obligeait tous les producteurs agricoles, musulmans ou non, à verser à l'État une part de la récolte sensiblement supérieure à la dîme ; mais, dans les documents andalous, on ne trouve que rarement des mentions expresses de cet impôt. En revanche, il existe pour diverses époques des mentions de taxes sur la production agricole, souvent désignés du terme de maghram, dont on voit mal comment elles s'articulaient avec la dîme. Les fatwâ d'époque almoravide fournissent quelques allusions à diverses sortes d'impôts pesant sur la production agricole qui ne semblent pas correspondre à des dîmes. Quant au traité d'Ibn 'Abdûn, il consacre aux impôts un passage d'interprétation difficile : après une violente diatribe contre les agents du fisc, qu'il accuse d'être des malfaiteurs et des vauriens, il juge que l'estimation des récoltes en bloc par les agents du fisc en vue du paiement de la dîme est un procédé inique que seuls des juristes corrompus et serviles ont pu se laisser aller à autoriser. Il conseille aux percepteurs d'agir correctement et sans brutalités, en veillant particulièrement à la justesse des poids et des instruments de pesage. De ce chapitre se dégage l'image d'un système

d'impositions qui, même s'il pouvait s'accommoder d'un certain nombre de pratiques circonstancielles jugées abusives, restait fidèle dans sa structure d'ensemble aux normes théoriques stipulées par le droit islamique (perception de la dîme). Le même texte contient d'autres passages évoquant les rapports entre la ville et les campagnes environnantes. Ils suggèrent une certaine méfiance des autorités urbaines vis-à-vis de la population rurale : elles doivent veiller à contrôler les jeunes gens des villages qui se transforment facilement en voleurs et en maraudeurs. Le cadi devra aussi « ordonner aux habitants des villages de désigner dans chacune de ces localités un garde, qui devra empêcher que les propriétés privées ne soient traitées comme les biens de la collectivité : les campagnards ont en effet tendance à considérer comme une chose licite de mettre la main sur ce qui est la propriété des gens de la ville ». On a longtemps développé la vision d'une Espagne musulmane où auraient prévalu des structures socio-économiques caractérisées par une forte domination des classes urbaines sur des campagnes couvertes de grands domaines exploités par des tenanciers de condition quasi servile. Des études plus récentes, s'appuyant, d'une part, sur l'archéologie, d'autre part, sur la documentation chrétienne contemporaine de la Reconquête, ont présenté au contraire l'idée qu'il existait en al-Andalus un important secteur de petite et moyenne propriété rurale. Cette thèse semble plutôt confirmée par les allusions des consultations juridiques et des formulaires notariaux à la propriété foncière. De tout cela on peut tirer l'image d'une société rurale constituée principalement par des communautés cohérentes dotées d'une assez grande autonomie d'existence et de gestion, bien plutôt que celle d'une soumission passive des ruraux à la domination des villes. On peut se référer à cet égard aux fatwâ du grand cadi almoravide de Cordoue Ibn Rushd (mort en 1126), le grand-père du philosophe Averroès. Dans l'une d'elles, on voit les habitants d'un district rural de l'est de la Péninsule, qui s'étaient rassemblés dans un refuge fortifié durant une période de troubles, se disputer une fois la sécurité revenue à propos de la mosquée où doit être faite la prière du vendredi, dans le village le plus important ou dans celui qui se trouve dans la position la plus centrale. Une autre évoque une bourgade rurale structurée en « un certain nombre de quartiers distincts dont chacun porte le nom d'un groupe dont il est le patrimoine ». Les habitants de deux de ces quartiers veulent régler un litige survenu entre eux au sujet de biens fonciers dont l'appartenance privée ou collective est discutée. Un

troisième texte met en scène les habitants d'une autre localité, qui jouissaient traditionnellement de l'usage d'une canalisation pour l'irrigation de leurs terres. Chacun d'eux « disposait d'une part d'eau déterminée, certains jours fixés, conformément aux usages de leurs pères et de leurs aïeux, sans que se soit jamais élevé à ce sujet le moindre différend ». Mais l'un d'entre eux, se prévalant de l'appui du Sultân, a fait édifier un bain et un moulin, modifiant ainsi les conditions de distribution de l'eau, ce à quoi s'opposent les autres usagers auxquels la réponse donne raison. Dans un quatrième document, enfin, on voit la communauté d'un village rural divisée par le refus de certains de ses membres de payer l'intégralité de leur contribution à l'entretien de l'imam, desservant de la mosquée et vraisemblablement aussi maître d'école, en arguant du fait que, compte tenu de leurs activités surtout pastorales, euxmêmes et leurs enfants ne sont pas des résidents permanents. Dotés d'un degré d'autogestion supérieur à celui des grandes villes, qui sont plus étroitement soumises au pouvoir du sultan, les membres de ces communautés rurales exercent de toute évidence des droits étendus sur leurs terres, collectivement ou individuellement appropriées. Pour elles, l'autorité supérieure est le Sultân, c'est-à-dire le pouvoir étatique, avec lequel elles entretiennent un rapport essentiellement fiscal. Dans la dernière fatwâ citée, il est indiqué que les membres de la communauté qui refusent de contribuer à égalité avec les autres ont cependant des maisons dans la localité et y payent leurs impôts (dîmes, dîme de la rupture du jeûne et taxe sultanienne) ; on peut souligner ici le caractère exclusivement étatique des charges fiscales pesant sur les paysans et sur les pasteurs. Aussi peut-on qualifier de « tributaire » la structure sociopolitique ainsi mise en évidence. Par le biais de la fiscalité, elle met directement en rapport ces communautés et l'État musulman. Contrairement à ce qui se passe dans l'Occident chrétien à la même époque, ces communautés rurales ne relèvent pas d'un « seigneur » ou d'un grand propriétaire foncier et paraissent à même de contrôler leurs propres moyens de défense, en particulier leurs châteaux, sur lesquels on reviendra plus loin. La fin du régime almoravide Le régime almoravide disparaît au Maghreb en 1147 sous les coups du mouvement almohade. La propagande de ce dernier, violemment hostile aux Almoravides, a contribué à ternir leur image et a présenté leur domination

comme particulièrement obscurantiste. Si les cours princières des taifas et le mécénat qui s'y exerçait avaient effectivement disparu, les meilleurs secrétaires-lettrés (kâtib) de l'époque antérieure étaient toutefois passés au service des souverains almoravides. La production poétique ne s'est pas maintenue, en quantité du moins, au niveau de celle de l'époque antérieure, mais deux grands poètes illustrent tout de même cette époque : Ibn Khafâdja d'Alcira (mort en 1138), célébré pour sa sensibilité aux fleurs et aux jardins, qui fréquenta les gouverneurs almoravides de Valence et fit leur éloge, et Ibn Quzmân (mort en 1160), membre d'une famille de secrétaires de l'époque des taifas, poète quelque peu « encanaillé », à la recherche d'amours - féminines et masculines -, de fêtes et de beuveries, et surtout de mécènes disposés à payer ses panégyriques. S'il ne l'a pas inventé lui-même, il contribue à pratiquer un nouveau genre de poésie strophique en arabe vulgaire, le zadjâl, qui, depuis l'Andalus, se diffusera au reste du monde musulman. C'est sous les Almoravides que sont rédigées les grandes anthologies de la littérature secrétariale andalouse, en particulier la célèbre Dhakhîra d'Ibn Bassâm (mort vers 1147), où l'auteur se propose de montrer que les productions andalouses, dans le domaine de la prose comme de la poésie, sont loin d'être inférieures aux orientales. C'est enfin sous le même régime que commence à s'affirmer une véritable pensée philosophique andalouse, seulement ébauchée à l'époque précédente dans le milieu intellectuel judéo-arabe de Saragosse : celle d'Ibn Bâdjdja. À partir de son accession au pouvoir en 1106, 'Alî b. Yûsuf, souverain scrupuleux que l'on pourrait comparer à Louis le Pieux, donne le pas aux préoccupations juridico-religieuses sur la volonté de diriger personnellement son empire et se soumet bien davantage que son père à l'influence des docteurs malikites. Le régime se raidit d'autant plus dans la fidélité à cette doctrine que se répand alors une contestation idéologique liée à la diffusion des idées du grand penseur oriental al-Ghazâlî, dont la renommée, dès avant sa mort en 1111, est considérable dans tout le monde musulman. Le régime almoravide avait d'abord cherché sa lointaine approbation. Mais il développe ensuite des tendances ascético-mystiques et se montre très hostile à l'encadrement institutionnel et au juridisme sclérosé des docteurs, particulièrement accusés dans le malikisme auquel les Almoravides sont étoitement attachés. C'est pourquoi, à l'instigation des docteurs andalous, on brûle officiellement en 1109 sa « Vivification des sciences de la religion » à la porte de la mosquée de Cordoue. À la fin du règne de 'Alî, des chefs de

mouvements mystiques qui avaient remporté un certain succès dans la Péninsule sont appréhendés et condamnés, répression qui n'empêche pas le déclenchement en 1144 dans l'Algarve d'un mouvement de révolte dirigé par le propagandiste mystique Ibn Qasî. Mais c'est dès les années 1120 qu'avait commencé au Maroc, dans le haut Atlas, le soulèvement beaucoup plus dangereux du mouvement almohade. Ce dernier, qui correspond, sous l'impulsion politico-religieuse de son théoricien et fondateur Ibn Tûmart, à une interprétation particulière des mêmes courants de pensée contestataires, s'étend progressivement à tout le Maghreb occidental, et sa dissidence finira par être fatale au régime almoravide. En al-Andalus, l'inquiétude intellectuelle et la contestation du juridisme des docteurs sont favorisées par une perte de popularité du régime liée à plusieurs facteurs. La classe dominante almoravide, d'abord bien accueillie par une opinion angoissée par la progression chrétienne, est rapidement ressentie comme « étrangère » par des Andalous fiers de leur culture arabe et qui ont toujours considéré les Berbères comme des barbares. Les promesses de s'en tenir à une stricte légalité en matière fiscale ne furent sans doute pas tenues. Surtout, peut-être, de graves revers militaires contre les chrétiens ternissent le prestige d'un régime dont l'une des justifications principales était la protection de l'islam péninsulaire. En 1114, une importante armée dirigée contre la Catalogne subit un désastre au Congost de Martorell. En 1118, Saragosse, attaquée par de puissantes forces aragonaises et « croisées », ne peut être secourue et est définitivement perdue pour l'islam. Une grande armée destinée à reprendre la ville subit en outre à Cutanda, en 1120, une très grave défaite, qui permet aux chrétiens d'occuper de nouveaux territoires au sud de l'Èbre (Daroca et Calatayud). Face aux structures militaires décentralisées des monarchies chrétiennes, fondées sur des aristocraties féodales rapidement mobilisables et sur les milices des villes frontalières, regroupées dans le cadre des États dynastiques « prénationaux » en formation, les armées étatiques almoravides, difficiles à organiser et lentes à se mobiliser et à se déplacer, semblent avoir perdu beaucoup de leur efficacité première. En 1125-1126, le roi d'Aragon Alphonse le Batailleur entreprend même une grande expédition dans la région valencienne et en Andalousie, avec l'espoir, semble-t-il, d'appuyer un soulèvement des populations mozarabes de Grenade. Cet objectif ne fut pas atteint, mais il parvint, sans être véritablement inquiété, jusqu'au littoral méridional et repartit en emmenant de nombreux chrétiens locaux. En représailles, la plupart de ceux qui restèrent sur place furent déportés au

Maghreb, ce qui semble avoir mis fin au mozarabisme en Andalousie. Cet épisode humiliant avait bien mis en évidence la faiblesse réelle du régime. Le bilan de ce dernier est cependant loin d'être négatif. Il a réuni, dans une association qui, en définitive, lui survivra, al-Andalus et le Maghreb occidental, et contenu pour un temps la progression chrétienne en Espagne. L'époque almoravide correspond à une phase d'apparente prospérité économique reposant sur l'ouverture vers l'Afrique et l'unité des pays musulmans de l'extrême Occident, si l'on en juge par l'abondance de la monnaie d'or frappée à cette époque, de Sidjilmassa à Valence. Mais les facteurs de faiblesse, le raidissement du malikisme face aux courants d'idées venus d'Orient, la médiocrité politique de 'Alî b. Yûsuf, le recours systématique aux mercenaires chrétiens pour lutter contre la dissidence almohade au Maroc, l'hostilité croissante de l'opinion andalouse à l'égard d'une classe dirigeante ressentie comme étrangère aggravèrent progressivement un malaise sensible dans la Péninsule dès la deuxième décennie du XII siècle. C'est cependant au Maghreb que se produisent les événements décisifs. Les successeurs de 'Alî b. Yûsuf, mort en 1143, ne parviennent pas à reprendre le contrôle d'un territoire déjà en grande partie conquis par les Almohades. La situation apparaît déjà désespérée lorsque, en 1144, se produit dans le sud de l'actuel Portugal la révolte d'Ibn Qasî. L'année suivante, la situation de crise du pouvoir central amène les habitants de diverses villes de la Péninsule à chasser les Almoravides et à confier le pouvoir à un chef (ra'îs) local, souvent le cadi en fonction, comme à Cordoue, à Valence et dans d'autres localités, ou à un chef militaire d'origine andalouse, comme un certain Ibn Wazîr à Béja ou, à Cadix, le chef de l'escadre de ce port. Mais les structures militaires autochtones étaient trop faibles pour servir d'armature à un nouveau régime. L'ensemble de l'Andalus échappe de toute façon aux autorités almoravides, qui ne parviennent à se maintenir qu'à Grenade, jusqu'en 1155. La situation est différente aux Baléares, les îles ayant servi de refuge à une partie des forces tribales sahariennes que le régime avait établies dans la Péninsule : elles s'y regroupent sous l'autorité de la dynastie des Banû Ghâniya, fondée par le dernier gouverneur almoravide de Séville. Protégé par son insularité, cet émirat durera jusqu'au début du siècle suivant. e

La crise du milieu du XII siècle et l'émirat murcien d'Ibn Mardanîsh e

Dans la Péninsule, on assiste à une nouvelle phase de fragmentation politique à laquelle on donne souvent le nom de « secondes taifas ». Les grandes villes de province voient se succéder de façon chaotique des pouvoirs éphémères, alors même que l'effondrement des structures militaires almoravides permet aux chrétiens d'accentuer leur pression et de réaliser des avancées territoriales conséquentes (Lisbonne, Tortosa). Leur succès le plus spectaculaire est la conquête temporaire par Alphonse VII de Castille de la ville et du port d'Almería, dont on connaît l'importance économique et militaire pour l'Andalus almoravide. La prise de cette place, en 1147, est le résultat d'une audacieuse opération de forces terrestres et maritimes associant aux Castillans des « croisés », et surtout d'importants moyens navals génois et pisans. Elle témoigne avec éclat autant de la faiblesse militaire de l'islam andalou divisé politiquement, que du dynamisme offensif de la chrétienté méridionale. Face aux initiatives chrétiennes et à la progression depuis Séville du pouvoir almohade dans la Péninsule - il a pris pied dès le lendemain même de son instauration à Marrakech (1147) — l'Andalus s'éparpille entre de nombreux pouvoirs locaux, dont aucun ne dure plus de quelques mois, à l'exception de celui d'Ibn Mardanîsh qui s'instaurera pour un demi-siècle à Murcie et Valence, comme on le verra un peu plus loin. Dans les années 1145-1150, c'est donc la confusion politique et le caractère éphémère des pouvoirs urbains apparus après la crise et la disparition du régime almoravide qui marquent la vie politique de l'Andalus. La diversité anarchique de ces « secondes taifas » ne présente d'intérêt que pour une étude de l'évolution et des vicissitudes du pouvoir politique. Les chefs locaux qui apparaissent alors éprouvent encore plus de difficultés que les émirs des taifas du XI siècle pour établir leur légitimité, et ils luttent entre eux avec le même acharnement. Il est quasi impossible de rendre compte de cette situation en perpétuelle évolution, et l'on peut se contenter d'évoquer quelques situations locales, comme le cas de Guadix : cette petite ville située à l'est de Grenade semble avoir été gouvernée pendant plusieurs années par l'un de ses riches notables, un certain Ibn Malhân, qui, une fois menacé par l'extension de l'autorité almohade à l'est de la Péninsule, en 1151 ou 1152, se soumit sans difficulté au souverain de Marrakech au service duquel il alla mettre les compétences qu'il possédait en agronomie. Des pouvoirs éphémères s'établissent durant la même période dans des villes comme Jaén, Málaga, Ronda, Arcos, Jérez, Badajoz, etc. Leurs chefs passent aussi très vite au service des Almohades, qu'ils appuieront dès lors fidèlement. e

La situation est plus complexe dans le centre et l'est du pays. À Cordoue, le cadi Ibn Hamdîn, que sa popularité dans la ville a porté naturellement au pouvoir, prétend à une souveraineté de type almoravide en adoptant les titres d'Amîr al-Muslimîn et de Nâsir al-Dîn dont avaient usé les souverains de cette dynastie. Mais ce pouvoir, qu'il tente sans grand succès de faire reconnaître par d'autres chefs locaux, est en fait menacé de deux côtés : d'une part, il doit lutter militairement contre le dernier représentant des Almoravides dans la Péninsule, le gouverneur Ibn Ghâniya, qui se maintient plusieurs années à Grenade ; d'autre part, il doit faire face à un autre prétendant au pouvoir que les sources chrétiennes appellent « Zafadola ». Ce Sayf al-Dawla était un descendant des princes hudides de la taifa de Saragosse, réfugiés sous la protection des Castillans après l'occupation de leur État par les Almoravides. Lors de la crise post-almoravide, il tente sa chance en al-Andalus et, prenant le titre d'allure califienne d'al-Mustansir, parvient à se faire reconnaître dans diverses villes de l'Est et du Centre, et menace sérieusement Cordoue, où il réussit même à entrer pendant quelque temps. Ainsi, confusément disputée pendant plusieurs mois, l'ancienne capitale califale finit par être occupée par les Almohades en 1148. Le pouvoir sensiblement plus durable qui s'est formé à Murcie en 1147 mérite davantage d'attention. Sur la côte méditerranéenne, les villes s'étaient comme ailleurs dotées d'une autorité locale transitoire. À Valence, le cadi Ibn 'Abd al-'Azîz est chassé du pouvoir au bout de quelques mois au profit du « prétendant » al-Mustansîr, qui vient d'être évoqué à propos de Cordoue. Mais ce souverain météorique, tué dès 1146 dans un combat, est remplacé successivement par deux officiers andalous de l'armée (djund), précédemment au service du régime almoravide, qui s'étaient illustrés dans la lutte contre les chrétiens dans la zone frontière de Lérida. Le second, Muhammad b. Sa'd b. Mardanîsh, finit par s'imposer à Valence et à Murcie où il établit sa capitale. Son émirat va durer de 1147 à 1172. Il ne prend pas de titre souverain, mais reconnaît expressément la souveraineté théorique du calife abbasside de Bagdad, dont il proclame la légitimité sur ses monnaies et dont il fait prononcer le nom dans le sermon du vendredi. Il étend son pouvoir à l'ouest jusqu'aux montagnes de Cuenca et à la sierra de Segura. Avec le comté de Barcelone, sa frontière passe un peu au sud de Tortosa, ville qui vient d'être occupée (en 1148) par les Catalano-Aragonais. Au sud, ses États sont limités aussi par l'occupation par les Castillans d'Almeria (1147-1157). Ainsi entouré de toutes parts par des positions chrétiennes, il entretient de

bonnes relations avec les rois de l'Espagne du Nord où il recrute ces soldats qui font toujours cruellement défaut aux régimes musulmans d'al-Andalus. Les chroniques latines l'appellent le « roi Lope », et son émirat, qui frappe de belles monnaies d'or, participe sans doute à une active économie d'échanges dans le bassin occidental de la Méditerranée. Mais, après une première phase de relative prospérité, il se trouve directement confronté à la pression des Almohades qui se sont progressivement étendus à tout le reste de la Péninsule, reprenant Grenade en 1155 aux derniers Almoravides, et surtout Almeria aux Castillans en 1157. L'émir murcien adopte alors une stratégie de « fuite en avant ». Utilisant massivement des mercenaires chrétiens, il réalise d'audacieuses expéditions en Andalousie, où il réussit à s'emparer temporairement de plusieurs villes (comme Jaén, Ecija, Carmona). Mais, finalement abandonné par ses meilleurs alliés, il est acculé dans son émirat même à une défense désespérée et, après sa mort en 1172, ses fils se rallient immédiatement au régime « unitariste » de Marrakech, où on leur reconnaîtra d'ailleurs une haute position. Pas plus que les autres pouvoirs locaux andalous de la même époque ou les premières taifas, ce régime mardanishî ne nous a pas laissé, sous forme d'annales ou de chroniques, d'écriture historique susceptible de le justifier aux yeux de ses contemporains et des générations à venir. Il ne nous est connu presque exclusivement qu'à travers les écrits almohades qui véhiculent à son sujet une véritable « légende noire ». Ibn Mardanîsh nous est toujours présenté comme le type même du « mauvais souverain », débauché et cruel. Les textes stigmatisent ses orgies en compagnie des chefs de ses mercenaires chrétiens, et les anecdotes horrifiques abondent sur ses détestables méfaits. On peut cependant faire observer que ces témoignages de cruauté correspondent plutôt à la fin de son règne, où il semble atteint d'une véritable paranoïa. Quoi qu'il en soit, d'une façon moins conjecturale, on constate que la région du Sharq alAndalus que gouverne l'émir murcien sert de refuge à d'assez nombreux juristes et hommes de religion, qu'il s'agisse de savants hostiles au régime almohade, ou simplement de personnages chassés d'autres régions par l'insécurité qui y règne. La vie culturelle paraît s'y dérouler de façon tout à fait normale. Valence et Murcie sont des foyers d'études juridico-religieuses particulièrement actifs où enseignent d'éminents traditionnistes comme Abû 1Hasan 'Alî b. Muhammad b. Hudhayl, l'un des savants les plus réputés de l'époque. On peut même signaler l'épanouissement à Valence, durant l'époque mardanîshî, d'une école d'enlumineurs du Coran dont les productions, d'une

remarquable qualité, influenceront celles de l'époque almohade. L'archéologie a cependant révélé récemment une particularité intéressante qui marque la vie artistique de l'émirat et la différencie assez fortement de celle des territoires passés sous l'influence des Almohades où s'exerce comme d'ailleurs sous les Almoravides - le plus strict rigorisme en matière de représentations humaines. On a retrouvé en effet lors des fouilles du couvent de Santa Clara de Murcie, un ancien palais d'Ibn Mardanîsh, les restes de remarquables peintures de cette époque à figurations humaines qui ornaient un plafond à décor prismatique (muqarnas). La mieux conservée représente une tête de joueur de flûte d'une grande qualité de coloris et de dessin. Il semble bien que ces peintures, proches de celles, très célèbres, que des artistes musulmans avaient réalisées quelques années plus tôt dans la chapelle palatine des rois normands à Palerme, aient été volontairement détruites lorsque les rigoristes Almohades prirent possession de Murcie. Aux environs immédiats de la capitale, sur la bordure de la huerta, au lieu dit Monteagudo, subsiste également un ensemble remarquable de constructions princières constitué par plusieurs palais disposés sous la protection d'une puissante forteresse et agrémentés par de vastes bassins reliés à un système de canalisations encore en partie visible. Ces édifices ont livré un certain nombre d'éléments décoratifs, chapiteaux, décors floraux en stuc et motifs géométriques peints à la base des murs. Malgré des dégradations récentes, le plan du palais principal ou castillejo, peut être assez bien reconstitué, et présente, pour les historiens de l'art andalou, un intérêt certain compte tenu de la rareté des palais andalous conservés entre l'immense site de Madînat al-Zahrâ' et l'Alhambra de Grenade. On y trouvait sans doute l'un des premiers exemples en Espagne du patio de crucero d'origine iranienne dont la cour des Lions de l'Alhambra fournira deux siècles plus tard le plus parfait exemple occidental. Le temps des califes et des philosophes : l'Andalus almohade Dans la Péninsule, la situation anarchique des « secondes taifas » a permis, on l'a dit, une importante avancée territoriale des chrétiens, notamment à l'ouest et à l'est. En 1147, aidés par des croisés anglais et flamands, les Portugais se sont emparés de Lisbonne. En 1148, avec l'aide des Génois qui s'étaient déjà illustrés l'année précédente à Almeria, les Catalano-Aragonais ont pris Tortosa. A l'intérieur, Lérida et Fraga sont également tombées aux

mains du « comte-roi » Raymond Bérenger, sous l'autorité duquel viennent de se fédérer l'Aragon et Barcelone. Lorsque les Almohades, ayant chassé les Castillans d'Almeria en 1157, achèvent de réunifier l'islam péninsulaire en triomphant finalement de la tenace résistance d'Ibn Mardanîsh en 1172, ils règnent donc sur un territoire diminué par rapport à celui qu'avaient gouverné les Almoravides. Ayant pris pied à Séville dès 1147, le nouveau régime s'est imposé en premier lieu dans l'Ouest, puis s'est étendu non sans peine au reste de l'Andalus. Il s'impose aussi au Maghreb entier, constituant pour la première fois dans l'histoire de l'Occident musulman un empire qui englobe tous les territoires islamiques de la Méditerranée occidentale. Cette unification ne sera cependant entièrement réalisée qu'avec l'occupation des Baléares sur les Almoravides Banû Ghâniya en 1203, assez peu de temps avant le désastre militaire de Las Navas de Tolosa de 1212 et l'effondrement du régime en alAndalus une quinzaine d'années plus tard. La longueur de ce processus d'unification s'explique en grande partie par la nécessité où se trouvèrent les Almohades de lutter sur deux fronts, la progression en al-Andalus étant sans cesse entravée et ralentie par la nécessité de parer aux menaces de dissidence au Maghreb. Le mouvement almohade est, sur certains points, tout à fait comparable à celui des Almoravides : il est également fondé sur la force d'un groupe cohérent de tribus berbères, les Masmûda du haut Atlas marocain, rassemblés et « dynamisés » par une doctrine religieuse réformatrice. Mais les fondements idéologique sont très différents. Le fondateur du mouvement, Ibn Tûmart, s'est inspiré des doctrines de Ghazalî et d'autres influences intellectuelles pour élaborer une synthèse politico-religieuse personnelle d'une grande vigueur, qui affirme avec beaucoup d'intransigeance l'unité de Dieu, d'où le nom d'« unitaires » (Muwahhidûn), donné aux adeptes du mouvement. L'opposition aux Almoravides est, sur ce point, fondamentale, dans la mesure où ces derniers admettaient, selon la doctrine orthodoxe de l'islam, l'interprétation littérale du Coran « incréé » en ce qui concerne les attributs (moraux ou physiques) de Dieu et leur réalité éternelle. Le courant d'idées mu'tazilite, influencé par le rationalisme philosophique grec, qui s'était imposé officiellement à Bagdad de 827 à 850, mais avait été ensuite violemment réprimé, avait, au contraire, rejeté cette multiplicité des réalités éternelles en Dieu, insistant sur son unicité, n'accordant qu'une valeur contingente aux attributs, et considérant que le Coran, la parole et la loi divines, avait été créé par Dieu pour être donné aux hommes. Ibn Tûmart n'était pas allé jusqu'à

reposer ce problème redoutable de la création du Coran, mais il avait fait de l'affirmation de l'unité divine une machine de guerre contre les Almoravides, taxés d'associationnisme et d'idolâtrie. L'almohadisme insistait sur un autre point fondamental, d'une grande importance politique. Il considérait le fondateur de la doctrine, Ibn Tûmart, comme le seul interprète infaillible du Coran et en faisait le guide unique attendu par l'islam à la fin des temps (le mahdî). Cette croyance en l'infaillibilité et en l'impeccabilité du fondateur de la doctrine, qui frisait l'hétérodoxie, légitimait la totale séparation politico-religieuse du régime par rapport à l'autorité des califats orientaux abbasside de Bagdad et fatimide du Caire. La nouveauté radicale du régime se révèle concrètement par la frappe de monnaies d'argent (dirhems) de forme carrée, sur lesquels s'exprime la croyance en l'imam fondateur (« le mahdî est notre imâm »). Contrairement aux Almoravides qui s'étaient subordonnés en théorie aux Abbassides, les souverains almohades purent ainsi sans complexes affirmer une souveraineté totalement indépendante des vieux pouvoirs universels orientaux et se déclarer califes, c'est-à-dire successeurs du mahdî fondateur dans la direction de la communauté « unitariste » d'Occident. 'Abd al-Mu'min, qui succède en 1130 à Ibn Tûmart à la tête de la communauté rebelle aux Almoravides, et prend Marrakech en 1147, établit ainsi au Maghreb et en al-Andalus le premier État de pleine souveraineté de principe depuis la disparition du califat de Cordoue. En 1163, Abû Ya'qûb Yûsuf (1163-1184), qui avait passé sept ans à Séville où il avait acquis une formation intellectuelle de haut niveau auprès des meilleurs savants, succède à son père 'Abd al-Mu'min. Il fait de Séville une véritable capitale, où il engage un très important programme de grands travaux, palais et mosquée, affirmant ainsi la dimension « berbéro-andalouse » du régime, avec une ampleur et un éclat particuliers dans les grandioses monuments édifiés sous son règne et sous celui de son fils Abû Yûsuf Ya'qûb (1184-1199), qui prendra le laqab d'al-Mansûr. Les Almoravides avaient assez peu bâti, en conformité avec l'aspect rigoriste et « minimaliste » de leur régime, et s'étaient contentés, sans grande originalité, de suivre une tradition andalouse évoluant, comme on le voit à la Qubba Barudiyyîn de Marrakech et surtout à la coupole en stuc ajouré de la mosquée de Tlemcen, vers un certain baroquisme. Il faut cependant signaler l'introduction à l'époque almoravide d'un élément nouveau, appelé à d'importants développements ultérieurs dans les constructions de l'extrême Occident islamique, le décor prismatique de muqarnas discrètement présent à la coupole de Tlemcen.

Les programmes almohades ont une tout autre originalité, et surtout une ampleur et une cohérence bien supérieures. Ils s'insèrent pleinement dans la vision politique d'ensemble d'un régime dont ils exaltent la puissance : alMansûr n'engage-t-il pas à Rabat l'édification d'une mosquée qui, si elle avait été terminée, aurait été la plus vaste du monde islamique ? Et cela à une époque où l'on ne construit plus guère en Orient de ces vastes édifices, symboles d'une dynastie, qui avaient caractérisé la première architecture islamique. Les monuments religieux almohades sont remarquables par la synthèse qu'ils révèlent entre les tendances exubérantes de l'art arabe andalou et une géométrie plus épurée où il est tentant de voir un héritage berbère. C'est dans le décor en tapis losangés des grands minarets, celui de la Kutûbiya de Marrakech, de la grande mosquée de Séville, devenue la Giralda à l'époque chrétienne, ou encore celui, inachevé, de la mosquée Hasan de Rabat, que s'exprime le mieux cette association des influences andalouse et maghrébine, qui fait l'originalité de l'art jadis appelé « hispano-mauresque ». La dernière de ces mosquées symbolise parfaitement la grandeur inachevée d'un régime qui visait peut-être originellement à une refondation radicale de l'islam, mais que l'on voit progressivement revenir à des positions moins abruptes et à une situation de compromis avec les idéaux et les structures traditionnels. Les positions doctrinales d'Ibn Tûmart en matière juridique étaient fortement affirmées et en vigoureuse réaction de principe contre le malikisme dominant au Maghreb et en al-Andalus dont les Almoravides avaient été des tenants déterminés. Toujours au nom de son exigence absolue d'unité, l'almohadisme rejetait la pluralité des écoles juridiques. Il condamnait en particulier la masse de commentaires et d'interprétations accumulée par les docteurs malikites dans leurs traités de furû' (« applications juridiques »). Ibn Tûmart rejetait l'effort individuel d'interprétation, dans lequel il voyait une source d'erreurs et de division et l'utilisation de l'opinion personnelle, admise par les malikites, dans l'élaboration du droit. Mais la doctrine almohade conservait cependant la base même de ce dernier tel qu'il était connu et appliqué dans l'Occident musulman, en reconnaissant la fiabilité des traditions de l'école de Médine contenues dans le Muwatta' de Malik, considérées comme les plus proches du Prophète. Au total, si les relations avec les docteurs malikites, prépondérants à l'époque almoravide, furent concrètement nuancées et fluctuantes, la méfiance officielle à l'égard des doctrines qu'ils professaient ne les empêcha pas de continuer à jouer un rôle important dans les magistratures.

L'un des aspects les plus remarquables de l'almohadisme est la protection qu'accordèrent les califes à un mouvement philosophique d'une grande portée. Après la tentative d'Ibn Masarra, réprimée par le pouvoir sous le califat de Cordoue, le premier auteur à avoir développé une pensée philosophique en alAndalus avait été Ibn Bâdjdja, qui s'était heurté sous le régime almoravide à une grande méfiance. L'affaiblissement de l'influence conservatrice des docteurs malikites, la grande culture des souverains eux-mêmes et leur désir de promouvoir d'autres mouvements de pensée favorisèrent l'épanouissement intellectuel de quelques personnalités dont les plus connues sont Ibn Tufayl, auteur du « roman philosophique » intitulé Hayy b. Yaqzân (« Vivant, fils d'Éveillé »), et surtout Abû l-Walîd b. Rushd, l'Averroès des Latins. Ce dernier, membre d'une grande famille de juristes cordouans, fut cadi de Cordoue et de Séville, puis médecin du souverain. En coïncidence initiale avec certains aspects de la doctrine d'Ibn Tûmart, il développe une œuvre philosophique considérable qui représente le dernier éclat de la pensée de tradition aristotélicienne dans le monde musulman, où il n'aura pas vraiment de postérité dans le domaine philosophique. En revanche, quelques décennies après sa mort en 1198, il jouira d'un prestige immense dans l'Europe médiévale grâce à ses commentaires d'Aristote, dont il retrouve la vraie signification, obscurcie jusqu'alors par un mélange d'aristotélisme et de néoplatonisme. Du triomphe à l'effondrement : Alarcos (1195) et Las Navas de Tolosa (1212) L'empire almohade, qui étend non sans difficulté son autorité à la Péninsule, est dirigé depuis Marrakech par le successeur d'Ibn Tumârt, 'Abd al-Mu'min, puis par ses descendants. Si le deuxième règne almohade, celui de Yûsuf I , voit l'achèvement de la dissidence du Levant mardanîshî, la situation n'a pas été aussi satisfaisante face aux chrétiens. Même si Almeria et d'autres villes plus au nord leur ont bien été reprises, dans l'ensemble, les entreprises de guerre sainte de Yûsuf 1 n'ont pas été très heureuses. C'est du jeune dynamisme portugais que vient la menace principale : le fondateur de la nouvelle monarchie de Coimbra et Lisbonne, Alphonse Henri (1139-1185), poursuit la progression vers le sud, puis une sorte de Cid portugais, Geraldo Sempavor, enlève aux musulmans plusieurs places frontalières. Le calife er

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Yûsuf I a tenté de réagir par des actions comme le repeuplement de Béja, et surtout par un effort méthodique de défense du littoral atlantique et de construction de navires qui semble d'abord porter ses fruits, avec une importante victoire navale en 1181. Mais la grande offensive à la fois terrestre et navale de 1184 est un échec cuisant, marqué par la mort du calife, gravement blessé en assiégeant Santarém. er

Son fils et successeur Abû Yûsuf Ya'qûb (al-Mansûr) parvient à redresser brillamment la situation sur la frontière chrétienne, bien qu'il ait dû aussi lutter sur plusieurs fronts. Au Maghreb, l'année même de son avènement, s'était déclenchée la révolte des Banû Ghâniya, des membres de la dynastie almoravide majorquine qui avaient réussi à débarquer à Bougie. Appuyés sur les nombreux mécontentements qu'avait suscités la dure domination almohade en Ifrîqiya, ils vont y entretenir une redoutable et interminable dissidence, sans cesse renaissante, qui durera bien au-delà du règne du troisième souverain almohade. Mais si la situation reste incertaine de ce côté, l'Espagne est au contraire le théâtre de succès éclatants qui valent au calife le surnom d'al Mansûr, le Victorieux : en 1191, Alcacer do Sal et Silves sont reprises aux Portugais ; en 1195, surtout, près de Calatrava, au sud de Tolède, la puissante armée du calife remporte sur les Castillans et leur roi Alphonse VIII la grande victoire d'Alarcos. L'importante place de Calatrava, qu'Alphonse VII avait occupée en 1147, est reprise et devient le point principal de la défense de la frontière centrale. C'est en 1197, dans ce contexte de guerre sainte en alAndalus et pour des raisons de cohésion intérieure, que le calife se laisse convaincre par la pression des milieux conservateurs de prendre des mesures contre divers intellectuels, avec lesquels il semble d'ailleurs n'avoir pas eu la même communion de pensée que son père : le principal d'entre eux est le grand cadi et philosophe Ibn Rushd, destitué de sa charge, « assigné à résidence » dans la petite ville juive de Lucena, mais rappelé à Marrakech auprès du calife un an et demi plus tard. Sa mort dans la capitale en 1198 précède de quelques semaines celle du souverain. À la fin du XII siècle, l'empire est donc tout entier engagé vers la défense contre la menace chrétienne. Rien ne symbolise mieux la continuité de cet effort persévérant des trois premiers califes almohades que le développement de la ville de Rabat, Ribât al-fath, qui doit au moins en partie son nom à cette projection vers l'Espagne de toutes les forces du Maghreb. Dès 1150, 'Abd alMu'min avait fondé un établissement conçu à l'origine comme un Ribât, inspiré des « couvents militaires » qui avaient joué, aux frontières, un rôle e

notable dans la défense du Dâr al-Islâm, et destiné à servir de point de départ aux expéditions de conquête (fath) menées par le pouvoir almohade. Le choix d'un site atlantique, si tôt dans l'histoire de la dynastie, n'est pas sans signification : d'après le chroniqueur andalou Ibn Sâhib al-Salâ, le premier souverain almohade ordonna cette fondation lors d'une réunion qui se serait tenue au plus haut niveau de l'État pour étudier la situation dans la Péninsule. Ses successeurs ne cessèrent d'agrandir et d'améliorer la nouvelle fondation, dont Yûsuf I aurait déjà fait une véritable capitale. Mais c'est surtout alMansûr qui envisagea d'y transférer la cour et l'essentiel du gouvernement lors de ses séjours au Maghreb. Ce prestigieux souverain se partage en fait entre Marrakech, Rabat et Séville, où il poursuit les grands travaux de réaménagement urbain qu'avait entrepris son père. Dans cette troisième capitale de l'empire, la continuité du projet dynastique se marque tout aussi nettement qu'à Rabat. On construisit des quais de pierre destinés à protéger la ville des crues du Guadalquivir, on édifia un pont de bateaux reliant les deux rives du fleuve, on créa un nouvel arsenal dans la zone portuaire, et l'on étendit considérablement la zone palatine dite de la Buhayra (lac ou lagune), largement réorganisée et agrémentée de vastes jardins plantés d'oliviers et d'arbres fruitiers. L'ancienne mosquée principale, devenue trop petite, fut remplacée par un nouvel édifice de dimensions plus importantes, proche des palais califiens. Cela changea la structure même de la cité, car, autour de cette nouvelle grande mosquée, les califes firent aménager des souks et une qaysâriya, zones commerciales nouvelles qui doublèrent celles de la vieille ville. Bien qu'il soit souvent difficile de distinguer les phases almoravides et almohades de leur construction de pisé ou tâbiya, les remparts tout à fait caractéristiques et leur avant-mur ou barbacane furent aussi, semble-t-il, largement réédifiés sous le second des régimes berbéro-andalous, enserrant à la fin de l'époque almohade une superficie de quelque deux cents hectares ou davantage, ce qui faisait de la capitale andalouse de loin la plus grande cité musulmane de la Péninsule. Ces grands travaux urbains se prolongèrent jusqu'aux tout derniers temps du régime almohade, où l'on édifia la fameuse « tour de l'Or », construite en pierre de taille et de plan dodécagonal, destinée à surveiller et à protéger la zone portuaire et le pont de bateaux jeté sur le Guadalquivir. Envisagés du point de vue des réalisations monumentales comme de l'« urbanisation », les réaménagements almohades dans les capitales, mais aussi la consolidation de foyers de moindre importance comme Badajoz ou er

Calatrava, peuvent donner l'impression d'un bilan totalement positif. D'autres aspects de la politique almohade auront cependant des conséquences moins heureuses. On pense surtout à la place donnée dans l'empire aux tribus arabes hilaliennes du Maghreb. En s'efforçant, dès la première victoire qu'il avait remportée sur elles en 1153, de se les concilier, puis d'en déplacer un certain nombre vers l'ouest à partir des territoires qu'elles occupaient en Ifrîqiya, le pouvoir almohade poursuivit deux objectifs : affaiblir l'obstacle qu'elles représentaient pour sa domination de la partie orientale du Maghreb et les utiliser militairement, notamment dans la lutte contre les chrétiens. Mais il n'avait pas mesuré les conséquences considérables qu'allait avoir pour le Maroc leur implantation dans le sud et dans les plaines atlantiques. En Espagne même, elles allaient se livrer à des déprédations dont on trouve écho dans quelques lettres officielles. Après la mort en 1199 du grand souverain que fut Abû Yûsuf Ya'qûb (alMansûr), le pouvoir almohade réussit encore, on l'a vu, à organiser une expédition navale suffisamment importante pour occuper les Baléares en 1203. La dissidence des Banû Ghâniya, qui s'était dangereusement étendue dans le Maghreb oriental, est, quant à elle, rejetée aux marges sahariennes grâce à l'action du gouverneur de Tunis, qui appartenait à l'une des principales familles du régime, les Banû Hafs. Les dirigeants qui conseillent le jeune calife al-Nâsir, fils d'al-Mansûr, veulent profiter de cette situation favorable de l'empire aux environs de 1210 pour frapper un grand coup contre les chrétiens. Ils mettent sur pied une armée considérable mais hétérogène qui rencontre sur la frontière, à Las Navas de Tolosa, une forte « croisade », rassemblant pour la première fois des contingents de Castille, d'Aragon et de Navarre. Le courage désespéré du roi de Castille Alphonse VIII, passionnément désireux de venger la défaite d'Alarcos, finit par transformer la bataille, acharnée et longtemps indécise, en une déroute totale des musulmans le 16 juillet 1212 ; l'indécision du calife, les luttes de clans autour de lui et la cohésion insuffisante de l'armée expliquent en partie le désastre. Les conséquences de la défaite de Las Navas de Tolosa n'apparurent cependant pas immédiatement. La mort des rois victorieux Pierre II d'Aragon (1213) et Alphonse VIII de Castille (1214) empêcha les chrétiens d'exploiter leur succès. Mais la crise du pouvoir almohade, larvée sous al-Nâsir, devient patente après la mort du souverain en 1213 et ne fera que s'accentuer sous son fils Yûsuf II, âgé d'une dizaine d'années, et surtout sous les califes qui succéderont à ce dernier de manière chaotique.

CHAPITRE VII LA GRANDE RECONQUÊTE DU XIII SIÈCLE e

L'incapacité du sultân (pouvoir central) à exercer son autorité fait entrer l'empire almohade dans une crise profonde, qui entraînera rapidement l'effondrement du régime en al-Andalus. Certaines causes sont spécifiquement maghrébines : le pouvoir se révèle impuissant face à l'expansion menaçante de la tribu des zénètes Banû Marîn au nord du Maroc et à la domination croissante des Arabes Hilaliens dans les plaines atlantiques. Parallèlement, le gouvernement de Marrakech ne parvient plus à s'imposer aux gouverneurs des grandes villes de province que la faiblesse du pouvoir central rend de plus en plus autonomes. Les grands sayyîd almohades, membres de la famille régnante, qui constituaient jusque-là la véritable ossature du régime, prennent une indépendance croissante et finissent par déclencher une crise dynastique ouverte en prétendant au califat : deux des fils d'al-Mansûr, installés en alAndalus, se soulèvent à Murcie (1224) et à Séville (1227) et vont s'emparer chacun à leur tour du pouvoir à Marrakech. Le règne agité d'Abû l-'Ulâ Idrîs, le deuxième de ses fils, qui adopte le laqab d'al-Ma'mûn, marque une étape particulièrement décisive dans la dissociation de l'empire. Gouverneur de Séville, il obtient le concours de cinq cents chevaliers chrétiens prêtés par le roi de Castille pour aller s'imposer au Maroc. Rappelons que les Andalous, toujours jaloux de leur particularisme, n'avaient supporté un pouvoir berbère dont la doctrine officielle frisait l'hétérodoxie que parce qu'il les protégeait de la menace chrétienne. En 1228 éclate donc à Murcie une violente révolte anti-almohade qui s'étend rapidement à presque tout le pays. Le problème idéologique est important : alMa'mûn, depuis Marrakech, renie lui-même le dogme almohade par conviction ou par calcul politique. Aussitôt, le gouverneur hafside de Tunis se pose en continuateur de l'almohadisme et rompt avec le pouvoir central. De 1230 à 1269 environ, le califat almohade se maintient à Marrakech, mais l'Occident musulman voit son unité se défaire. Dans le nord du Maroc, les

Banû Marin affirment leur pouvoir en s'emparant de Meknès en 1245 et de Fès trois ans plus tard. À Tunis, surtout, s'affermit l'autorité plus prestigieuse des émirs hafsides, qui revendiqueront le califat à partir de 1253. Al-Andalus face aux monarchies féodales En al-Andalus, la reconstitution des pouvoirs est, dans l'ensemble, plus chaotique, et la situation reste extrêmement troublée pendant cette période. Le chef de la révolte murcienne de 1228, qui se dit descendant des souverains hudides de la taifa de Saragosse et qui a pris le titre d'al-Mutawakkil 'alâ Allâh (en référence au calife abbasside al-Mutawakkil qui, au IX siècle, avait rétabli l'orthodoxie contre les mu'tazilites ?), avait pourtant, à la suite du grand mouvement anti-almohade dont sa rébellion avait donné le signal, été reconnu partout (sauf à Valence où se maintient encore quelque temps un sayyidgouverneur almohade). Comme l'avait fait Ibn Mardanîsh, il se livre à des démonstrations de fidélité envers les lointains Abbassides avec lesquels il échange des ambassades, et dont il obtient une reconnaissance officielle. Il frappe ses monnaies au nom du calife de Bagdad, dont il arbore l'étendard noir. Ce rattachement tout à fait théorique, mais spectaculaire à un pouvoir souverain aussi lointain et qui n'a plus d'autorité effective semble avoir rencontré un écho assez étonnant dans les élites dirigeantes et dans les cercles cultivés, du moins dans la région murcienne, comme en témoigne un recueil de lettres officielles intitulé le Kitâb zawâhir alfikar. Cette correspondance échangée entre le sultân murcien et les autorités de la région met un accent particulier sur la « réintégration » de l'Andalus à l'obédience de principe du califat de Bagdad ; ce qui semble révéler, au-delà de la rupture affichée avec l'idéologie et le régime almohades, une sorte de « programme politique » correspondant à une exigence profonde d'une partie de l'opinion andalouse. Les Andalous, menacés par l'imminence de la Reconquête, ne pouvaient pourtant, de toute évidence, rien attendre du pouvoir de Bagdad. Mais l'idéal d'un État andalou assez fort pour s'opposer aux chrétiens ne pouvait guère émerger d'une culture hispano-musulmane restée attachée à la notion d'Umma, ou communauté unitaire. La seule idée claire de restauration et de renforcement politiques qu'aient pu proposer les intellectuels et les hommes politiques du Sharq al-Andalus était donc ce mythe du retour à l'unité e

abbasside. On connaît encore très mal le contexte culturel murcien de cette époque. Les courants mystiques extrémistes, pour ne pas dire franchement hétérodoxes, du monisme existentiel semblent y avoir eu une grande force. L'art murcien de cette époque manifeste, quant à lui, une incontestable vitalité, comme en témoignent d'originales céramiques dites « esgrafiées » ou les remarquables décors de stuc retrouvés dans l'ancien Qsar Saghîr, l'actuel couvent de Santa Clara. Mais cette relative vigueur culturelle et cette originalité du foyer murcien ne suffisent pas à assurer sa prépondérance politique, et c'est en fait à une nouvelle phase de fragmentation que correspond la crise post-almohade, parfois désignée du nom de « troisièmes taifas ». L'unification dont on rêve à Murcie échoue très vite du fait des particularismes locaux et des capacités apparemment limitées du nouveau souverain. En 1231, son armée est gravement battue par les Léonais à Alanje, près de Mérida. Quelques mois plus tard, les Sévillans rejettent son autorité et confient le pouvoir à leur cadi, al-Bâdjî, qui prend le titre souverain d'al Mu'tadid. En 1232-1233, un chef militaire, Muhammad b. Yûsuf b. Nasr, se rend indépendant dans la région centrale, fait reconnaître son autorité à Jaén et instaure l'émirat nasride qui s'impose à partir de 1237 à Grenade. La situation est partout d'une grande instabilité. À Séville, par exemple, al-Bâdjî ne reste au pouvoir que deux ans environ, avant que la ville ne reconnaisse le pouvoir du chef nasride de Jaén, puis à nouveau celui d'Ibn Hûd al-Mutawakkil de Murcie, avant de se tourner vers le lointain califat almohade de Marrakech. Finalement, de 1238 à la prise de la ville par les Castillans en 1248, Séville est gouvernée par l'un de ses notables les plus en vue, Ibn al-Djadd. À Valence, le gouverneur almohade Abû Zayd a été chassé très vite (1229) par un chef militaire andalou, Zayyân b. Mardanîsh, apparenté à l'émir murcien du XII siècle, qui reste au pouvoir jusqu'à la conquête chrétienne de 1238. Alors que le chef maghrébin est allé se mettre sous la protection du roi Jacques I d'Aragon à la frontière du territoire musulman de Valence, ce Zayyân tente désespérément d'organiser la défense de son petit émirat contre la pression des Catalano-Aragonais. Durement vaincu par une modeste force aragonaise à la bataille du Puig de Cebolla (Anîsha) en 1237, le dernier gouvernant valencien se tourne vers les Hafsides de Tunis dont il reconnaît la souveraineté. Chassé de Valence par la reconquête chrétienne de 1238, puis appelé l'année suivante au gouvernement de leur ville par les Murciens, qui ont rejeté temporairement le régime hudide, l'ancien émir reste fidèle à la souveraineté hafside jusqu'à son expulsion de e

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Murcie par les mêmes habitants qui l'avaient appelé, en 1241. Il se maintient ensuite pendant quelques années à Alicante, avant d'aller se réfugier à Tunis lorsque cette localité est prise par les troupes de Jacques I en 1246 ou 1247. À la même époque (1239 ou 1240), l'émir nasride (Muhammad I ) qui gouverne Jaén et Grenade, ayant cherché sans succès du secours auprès des derniers califes almohades de Marrakech, envoie également à Tunis une ambassade chargée de reconnaître la souveraineté de l'émir hafside. Cette prépondérance théorique sur les territoires d'al-Andalus encore musulmans renforce le prestige de l'émir de Tunis, qui prend le titre califien en 1253. Mais ces reconnaissances de souverainetés lointaines, qu'elles soient orientales (les Abbassides reconnus par le régime murcien en 1228) ou maghrébines (les derniers Almohades de Marrakech ou les premiers Hafsides), ne peuvent apparaître rétrospectivement que comme des échappatoires assez dérisoires face à l'incapacité dramatique des Andalous à enrayer la progression des chrétiens. La période post-almohade correspond en effet à une nouvelle grande avancée reconquérante. Elle a commencé à l'ouest : aidés une fois de plus par des croisés venus de l'Europe du Nord, les Portugais ont réoccupé Alcacer do Sal (Qasr Abî Dânis) dès 1217 ; les Léonais, pour leur part, prennent Cáceres en 1227. Mais ce sont les successeurs des vainqueurs de Las Navas de Tolosa, Ferdinand III en Castille (1217-1252) et Jacques I en Aragon (1213-1276), qui donnent la principale impulsion en prenant la tête d'une vigoureuse expansion. Face à ce dynamisme de sociétés et de pouvoirs chrétiens encadrés par des États dynastiques solides que l'on peut qualifier de « prénationaux », les formations sociopolitiques musulmanes manquent cruellement de cohésion, de programmes mobilisateurs et de forces militaires sérieuses. En quelques années, la monarchie catalano-aragonaise occupe Majorque (12291231), et Valence (1238). Les Castillans, à nouveau unis aux Léonais à partir de 1230, Cordoue (1236), Jaén (1246) et Séville (1248). Le protectorat de Ferdinand III de Castille-León s'impose en 1243 à Murcie. De même, un protectorat aragonais s'établit pour quelques décennies à Minorque (12311288). Les musulmans sont chassés des enceintes des villes occupées ; une partie d'entre eux s'établissent dans les faubourgs, mais beaucoup émigrent vers les territoires encore musulmans ou au Maghreb. Dans les zones chrétiennes subsistent surtout des populations rurales qui vont former une société musulmane dite « mudéjare », largement destructurée par la fuite de ses élites politiques, sociales et culturelles, et de plus en plus dominée er

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économiquement par la colonisation chrétienne. La vision des vainqueurs : la société musulmane dans la documentation chrétienne de la Reconquête Ce n'est pas cette colonisation chrétienne qui nous retiendra ici, ni le sort des musulmans soumis aux pouvoirs chrétiens, mais l'intérêt que présente, pour l'historien de l'Espagne musulmane, l'abondante documentation qu'ont suscitée la Reconquête, la prise de possession de vastes territoires musulmans et l'établissement de colons chrétiens, à une époque où s'affirme, dans les royaumes du Nord, l'habitude d'enregistrer et de conserver des archives, alors que rien de ce genre ne nous est parvenu du côté musulman. Certaines pratiques documentaires sont d'ailleurs paradoxalement liées au contact direct avec l'islam, comme l'utilisation du papier, fréquente en terre musulmane, mais presque absente du monde chrétien du XII siècle qui n'utilise que le parchemin. Cet usage se répand lentement dans la chrétienté méridionale au XIII siècle. Ainsi, en juillet 1237, Jacques I d'Aragon, en plein siège de Valence, ordonne-t-il l'enregistrement pour les archives royales des donations de terres, villages et châteaux, faites en territoire valencien aux nobles et aux roturiers chrétiens qui souhaitent s'y installer. Il s'agit d'une pratique nouvelle, car, jusque-là, lorsque le scribe conservait la mémoire de l'expédition d'un acte, il n'écrivait que quelques notes sur un parchemin. Les Archives de la Couronne d'Aragon ont conservé l'original de ce Repartiment valencien, qui est l'un des tout premiers registres sur papier connus dans la péninsule Ibérique. Ce papier arabe provient des fabriques de Játiva, au sud de Valence, principal centre de production en al-Andalus, qui, après la conquête, approvisionnera toute la monarchie aragonaise. C'est d'une vingtaine d'années plus tard que datent, aux mêmes archives, les premiers « Registres de chancellerie » où les scribes royaux recopieront systématiquement tous les documents envoyés par le roi aux fonctionnaires, aux autorités et communautés locales et aux simples sujets. Le Repartiment de Valence n'est qu'un exemple de l'abondante activité documentaire qui accompagne la Grande Reconquête du XVII siècle. Prenant possession de nouveaux territoires, les administrations chrétiennes, qui sont en train de se structurer dans le cadre de monarchies « prénationales », vont e

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s'attacher à un enregistrement souvent minutieux des réalités rencontrées, aussi bien pour les besoins de la gestion des communautés musulmanes restées en place que du vaste réaménagement foncier provoqué par la colonisation et le repeuplement. Pour l'historien, cette intégration à un monde chrétien presque obsédé par l'enregistrement et par la conservation des documents de vastes pans d'un Dâr al-Islâm où les archives font au contraire cruellement défaut représente une occasion unique de saisir quelques aspects de la société conquise. Le Repartimiento de Murcie fournit un autre exemple particulièrement parlant. Il est plus tardif que celui de Valence, car les conditions d'occupation de la ville et de son territoire par la monarchie castillane sont assez différentes : Valence avait été conquise par la force en 1238 et le roi d'Aragon s'était purement et simplement approprié les maisons de la ville et les terres de la huerta pour les distribuer aux colons, condamnant ainsi les musulmans à l'exil ou à se mettre au service des nouveaux propriétaires ; à Murcie, on l'a vu, le roi de Castille impose en 1243 une sorte de « protectorat » au faible émir hudide, ce qui permet à l'essentiel de la population musulmane et aux autorités de rester en place. Ce régime se maintient tant bien que mal, non sans empiètements chrétiens sur les terres musulmanes, jusqu'en 1264, année d'une grande révolte musulmane à Murcie et dans toutes les régions d'Andalousie qui viennent d'être conquises par la Castille. Le roi Alphonse X lui-même, qui se trouvait à Séville au moment du soulèvement, n'échappe d'ailleurs que de justesse à l'insurrection. La révolte matée, de nouvelles conditions beaucoup plus dures seront imposées aux musulmans de Murcie, qui devront abandonner progressivement à la colonisation chrétienne la quasi-totalité des terres de la huerta. Le Repartimiento, daté des années 1272-1273, se distingue de celui de Valence par une prise en compte beaucoup plus précise des réalités antérieures. En effet, au lieu de distribuer globalement des villages et des domaines fonciers, ou de découper arbitrairement des lots, comme cela avait été le cas pour Valence, on tint le plus grand compte des structures préexistantes en se fondant sur les registres fiscaux d'époque musulmane pour évaluer la valeur des terres concédées aux colons chrétiens. Le système fiscal musulman de Murcie était relativement complexe et se fondait sur une mesure de la rentabilité de la terre distincte de sa superficie, en fonction des possibilités d'irrigation et vraisemblablement aussi de la qualité du sol et de la nature des cultures. Le document castillan ouvre dès lors d'intéressantes perspectives pour la connaissance non seulement de certains

aspects du système fiscal musulman, mais aussi de l'organisation foncière. Le Repartimiento murcien, en fournissant un inventaire assez détaillé des domaines et des parcelles, de leur valeur fiscale et de leurs anciens propriétaires, permet d'approcher d'assez près certains éléments du cadastre musulman du XIII siècle et de la fiscalité qui pesait sur les propriétés foncières, ce qui, faute de véritables archives, est impossible pour tout autre pays musulman à cette époque. Comme on l'a déjà dit, l'étude de ce texte ne supporte nullement l'idée d'un territoire très inégalement réparti, où prédomineraient les grands domaines fonciers. C'est bien plutôt le minifundium qui semble être la règle dans les villages de la huerta. De grandes propriétés foncières existent sans doute, mais elles semblent minoritaires, et situées plutôt sur le pourtour des territoires les mieux irrigués. La Reconquête produit donc toute une documentation qui mérite au plus haut point d'être utilisée, mais avec la prudence nécessaire compte tenu des bouleversements subis par la société vaincue ; car c'est bien la « vision des vainqueurs » qui nous est restituée. Le plus remarquable de ces textes est sans doute le Llibre dels Feyts, chronique autobiographique du roi Jacques I d'Aragon , qui raconte en détail l'occupation de Majorque et de Valence, et fait notamment le récit souvent pittoresque de la conquête de certaines localités et des négociations menées avec diverses communautés rurales de la région valencienne pour obtenir leur reddition sans résistance. Ce texte ainsi que les vestiges archéologiques des sites fortifiés alors remis au souverain chrétien par les musulmans fournissent un ensemble assez exceptionnel de données portant sur la société rurale musulmane. Bien que partielles et discontinues, elles confirment tout à fait l'impression que l'on pouvait tirer de l'examen des recueils de fatwa d'époque almoravide en ce qui concerne la consistance des aljamas ou communautés. Ces communautés rurales contrôlent les husûn ou sites fortifiés qui leur servent de refuges en cas de danger ou qu'elles habitent de façon permanente. Ces « châteaux » n'évoquent en rien les structures castrales de type seigneurial ou féodal qui caractérisaient à la même époque l'Europe chrétienne. On est, de toute évidence, en présence de « refuges communautaires », grandes enceintes à la structure marquée par l'horizontalité, sans donjon ni espace résidentiel aristocratique. Le Castillo del Rio de la région d'Alicante, qui a fait l'objet d'une belle fouille de Rafael Azuar, ainsi que les « châteaux ruraux » musulmans de la région valencienne illustrent bien ce type de fortification. À Uxó, par exemple, l'étude des vestiges montre qu'il n'y e

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avait dans l'enceinte musulmane que des réserves et des citernes. Une construction de taille réduite ou « maison couverte » (domus cohoperta) ne vint s'y ajouter que sous Alphonse II d'Aragon qui ordonna en 1287 à son architecte d'en entreprendre la construction afin d'abriter une petite garnison destinée à surveiller un territoire encore peuplé de musulmans. Dans son ensemble, la documentation chrétienne apporte une confirmation très intéressante des aspects « tributaires » de l'organisation sociopolitique musulmane que laissent entrevoir les textes arabes, beaucoup moins explicites cependant sur bien des aspects concrets de cette société. Les paysans des communautés valenciennes possèdent leurs terres comme les propriétaires des parcelles cultivées des villages de la huerta de Murcie. Les uns et les autres sont directement soumis à la fiscalité étatique, sans la médiation d'une classe « seigneuriale » de grands possesseurs fonciers. Les aljamas, comparables à certains égards aux djemaas des campagnes maghrébines et désignées par le même mot (djamâ'a), maîtresses de leurs terres et de leurs châteaux, ont une certaine capacité de défense et négocient directement leur reddition avec les pouvoirs chrétiens. En cédant leurs châteaux, les paysans musulmans obtiennent de ces derniers le respect de leurs propriétés, de leurs pratiques religieuses et judiciaires, et des conditions fiscales qui, dans les cas les plus favorables, se conforment assez strictement à la légalité fiscale musulmane, à savoir le seul paiement de la dîme. À côté des conseils d'anciens et de notables qui dirigent ces communautés rurales, on constate aussi dans les textes chrétiens l'influence d'une catégorie de lettrés et hommes de religion, les alfaquis (de faqîh, juriste), qui doivent arbitrer les conflits, desservir les lieux de culte, et vraisemblablement assurer l'enseignement élémentaire. Le pouvoir central plaçait cependant des garnisons dans les châteaux les plus importants, comme à Almenara, point stratégique situé sur la route côtière à une trentaine de kilomètres au nord de Valence ; les musulmans de cette localité, influencés par leur alfaquí, ne pouvant compter sur aucune aide venue de Valence, négocient avec le roi Jacques I leur reddition dans de bonnes conditions quelques mois avant la prise de la capitale. En échange de la promesse de cadeaux importants, ils remettent au souverain l'albacar du château d'Almenara, c'est-à-dire la première enceinte, qui servait de refuge aux habitants de la localité en cas de nécessité, et aident le roi à assiéger la garnison d'une vingtaine d'hommes « étrangers au pays » qui se trouvait dans le réduit central du château. Après une brève résistance, leur chef, qui tenait la er

fortification pour l'émir de Valence Zayyân, obtient du souverain de se retirer sain et sauf. L'infériorité militaire des Andalous Dans ce passage, comme dans d'autres récits que l'on trouve dans la Chronique de Jacques I , on entrevoit certains aspects de l'infériorité militaire des musulmans. Les soldats de la garnison d'Almenara sont des « étrangers » sans articulation avec la société rurale locale, et il semble que seul leur commandant soit un cavalier. Cette garnison d'un château important n'a pas grand-chose à voir avec ce que pouvait être le potentiel militaire d'une grosse seigneurie féodale chrétienne, généralement capable de fournir un nombre bien plus important de chevaliers équipés. Les moyens modestes des musulmans en cavalerie sont confirmés en d'autres endroits du récit royal ; Jacques I raconte, par exemple, comment, au lendemain de la grave défaite subie par l'émir de Valence au Puig de Cebolla en août 1237, passant sous les murs de Sagonte avec une escorte peu nombreuse, il fut menacé par un millier de musulmans sortis de la ville, parmi lesquels on ne comptait que cinq cavaliers, qui n'osèrent finalement pas attaquer l'escorte royale. Une fois vaincue l'armée étatique du sultân, il n'existe guère de capacités locales de récupération. Le califat almohade avait suppléé à l'infériorité structurelle de l'Andalus en lui apportant les ressources en hommes qu'il pouvait mobiliser au Maghreb. Comme celles des Almoravides, ces grandes armées avaient pu l'emporter lorsqu'elles étaient bien tenues en main par un chef énergique comme al-Mansûr. Mais, à Las Navas de Tolosa, la balance, d'abord indécise, avait finalement penché en faveur des troupes chrétiennes. Mais après l'effondrement de la structure étatique almohade, les Andalous se trouvèrent seuls face à la capacité supérieure de leurs adversaires révélée par la succession presque monotone des victoires chrétiennes. Pas plus que l'émir murcien Ibn Hûd al-Mutawakkil battu à Alanje en 1231, le chef valencien Zayyân, vaincu par une modeste force chrétienne en 1237 au Puig de Cebolla, ne manquait sans doute ni de courage ni d'énergie. L'un et l'autre, qui étaient à l'origine des chefs militaires, jouissaient d'une réputation de soldats valeureux. Mais il semble bien qu'ils se soient heurtés tous deux aux faiblesses structurelles du complexe sociopolitique et culturel andalou, faiblesses sans doute relatives, nées de la confrontation avec des formations er

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sociales et des royaumes chrétiens plus dynamiques, agressifs et expansionnistes, mais qui n'en placent pas moins l'Andalus dans une situation d'infériorité dramatique. La société hispano-musulmane reste fondamentalement une société civile, dominée par l'élite des juristes et des secrétaires, et qui, au contraire de la société chrétienne « féodalisée », ne dégage pas une part considérable de ses ressources pour l'entretien d'un secteur militaire comparable à la classe chevaleresque. En outre, l'équipement et l'entraînement des guerriers musulmans du XIII siècle ne semblent pas avoir été au niveau de ceux de leurs adversaires. Une fresque catalane de la seconde moitié du XIII siècle représentant, de façon assez réaliste semble-t-il, des épisodes de la conquête de Majorque, montre des cavaliers musulmans légèrement équipés opposés à des chevaliers chrétiens classiquement « bardés de fer ». Peut-être, à cette époque, faut-il déjà, dans cette inégalité de l'armement, incriminer le hiatus technologique qui, en matière de métallurgie, est en train de s'approfondir entre le monde chrétien et un monde musulman moins favorisé naturellement - mais le manque de bois souvent invoqué ne caractérise pas l'Andalus - et moins innovateur. Les réalités sociologiques et matérielles ne sont sans doute pas seules en cause. Il ne se dégage pas au XII siècle en al-Andalus une véritable idéologie mobilisatrice de guerre sainte, à la fois populaire et princière, comparable à celle qui anime efficacement la « contre-croisade » orientale sous les Zenguides et les Ayoubides. On touche là un problème de culture et de mentalités, où il n'est pas très facile de présenter des certitudes en l'absence d'une étude approfondie des textes. Dans ma thèse sur Valence , j'avais évoqué la « non-émergence d'une sensibilité au djihâd » dans la culture du XII siècle andalou ; comme l'a fait remarquer Dominique Urvoy , on ne trouve en alAndalus aucune trace de la poésie de guerre sainte, si abondante en Orient pour la même époque. Le thème même du djihâd est étonnamment absent des compositions d'un poète comme le Valencien Ibn Khafâdja (mort en 1138), pourtant panégyriste des chefs almoravides qui, depuis la région levantine, mènent la guerre contre les chrétiens de l'est de la Péninsule. Cette poésie ne sort pas des thèmes traditionnels de l'évocation du combat et de l'héroïsation du destinataire. Dans un article sur la notion de djihâd à l'époque almoravide, Vincent Lagardère a contesté en ce qui concerne la première moitié du XII siècle cette idée d'une tiédeur des Andalous dans le domaine de la guerre sainte. Mais il e

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constate pourtant aussi que la propagande de djihâd garde un caractère officiel et ne pénètre pas profondément dans la conscience andalouse : « Le djihâd comme obligation personnelle, écrit-il, ne parvint pas à gagner un nombre suffisant d'Andalous. Il suffit pour s'en convaincre de noter la composition des armées almoravides entre 1132 et 1138. Ce n'est pas faute pour l'administration almoravide et les juristes d'inciter les Andalous à la pratique du djihâd, tant dans leurs consultations juridiques que leurs lettres administratives et leurs prédications . » On peut douter que les choses aient beaucoup changé par la suite. Dans la prédication almohade primitive, celle d'Ibn Tûmart, la guerre sainte est prêchée et déclenchée avec une grande violence contre les « polythéistes » almoravides et non contre les chrétiens, à tel point que le calife Yûsuf I , désireux de renforcer les bases doctrinales sur lesquelles s'appuie son effort de guerre sainte, devra ajouter aux textes du fondateur du mouvement une collation de passages du Coran sur le sujet ; les exhortations de son conseiller Ibn Rushd (Averroès) dans le même sens ne correspondent, de la part du grand juriste et philosophe, à aucun engagement personnel. Ce n'était sans doute pas le cas de tous les ulémas, dont un certain nombre moururent dans les combats contre les chrétiens de la fin de l'époque almohade, mais, de manière globale, l'attitude des Andalous, pour lesquels la guerre sainte n'engage pas le croyant personnellement mais est de la responsabilité de l'État, n'a guère évolué entre le début du XII et le milieu du XIII siècle. 4

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1. Le Llibre dels Feyts, en catalan, est publié dans Ferran Soldevila, Les quatre grans Croniques, Barcelone, Editorial Selecta, plusieurs éditions depuis 1971. 2. Pierre GUICHARD, Les Musulmans de Valence et la Reconquête, Institut français d'études arabes de Damas, 2 vols., 1990-1. dans 3. Dominique URVOY, « Sur l'évolution de la notion de gihâd dans l'Espagne musulmane », Mélanges de la Casa de Velàzquez, 9, 1973, pp. 335-71. 4. Vincent LACARDÈRE, « Évolution de la notion de gihâd à l'époque almoravide (1039-1147) », Cahiers de Civilisation médiévale, CESCM, Poitiers, 1998, pp. 3-16.

CHAPITRE VIII LA FIN D'UN MONDE En dépit de l'infériorité militaire dont souffrent les musulmans, un ensemble de circonstances favorables va permettre la résistance d'une sorte de « réduit », l'émirat nasride de Grenade, où pourront se replier bon nombre des habitants des territoires perdus. Cet État, au relief accidenté et bien moins accessible pour les chrétiens que les plaines levantines ou la vallée du Guadalquivir, présente un cadre plus aisé à défendre où se réorganisent un pouvoir et une structure gouvernementale et administrative au total plus efficaces que ceux du trop ambitieux et mal défini émirat murcien d'Ibn Hûd al-Mutawakkil. Il faut sans doute tenir compte aussi de la nécessité pour les royaumes chrétiens de faire une pause pour « digérer » des conquêtes considérables par rapport à leur taille et à leurs moyens. On ne pouvait guère augmenter dans l'immédiat l'importance des populations musulmanes vivant en territoire chrétien sans que se posent de graves problèmes de sécurité, comme la grande révolte mudéjare de 1264 en Andalousie et à Murcie et les soulèvements valenciens de 1248 et 1275. L'émirat nasride de Grenade Le pouvoir nasride naît donc dans la phase de fragmentation politique consécutive à l'échec d'Ibn Hûd à assurer une défense crédible contre les chrétiens et à unifier l'Andalus sous son pouvoir. Parmi les personnalités qui émergent alors comme émirs locaux figure Muhammad b. Nasr, « Ibn alAhmar », reconnu en 1232 dans sa ville natale d'Arjona, proche de Jaén, dans une région directement exposée à la reconquête castillane : dans ce secteur de la frontière, lors des luttes confuses de la fin de la domination almohade dans la Péninsule, les Castillans avaient apporté leur aide à un membre de la dynastie maghrébine, gouverneur de Cordoue, surnommé al-Bayyâsî car réfugié un temps à Baeza, et assassiné en 1226 par les Cordouans hostiles à

cette alliance. Les contingents castillans que ce chef militaire avait installés dans la citadelle de Baeza en profitèrent aussitôt pour s'emparer de la ville, qui fut l'une des toutes premières places à tomber entre les mains des chrétiens, avant même la chute du régime almohade dans la Péninsule. De cette position puissante, idéalement située dans la haute vallée du Guadalquivir, les Castillans purent accentuer leur pression sur la zone frontalière (Ubeda est prise en 1234) et surtout sur Cordoue, qui tombe en 1236. Dans ce contexte, les musulmans des régions les plus directement menacées cherchent une solution locale à leur situation angoissante. Reconnu très vite à Jaén, puis à Grenade en 1237, le nouvel émir Muhammad I ne parvint cependant pas à desserrer l'étreinte chrétienne sur sa région natale. Jaén et la toute proche Arjona tombent aux mains des Castillans en 1246. Mais, contraint la même année d'accepter un humiliant vasselage de la Castille, et même obligé d'aider Ferdinand III à prendre Séville en 1248, le premier nasride parvient tout de même à redresser la situation depuis Grenade où il a installé son gouvernement : au prix d'une apparente soumission aux chrétiens auxquels est abandonnée toute la vallée du Guadalquivir, il réussit à sauver le réduit de montagnes et de vallées intérieures qui constituèrent dès lors le « royaume de Grenade », dont la défense est réorganisée autour des trois villes de Grenade, Málaga et Almeria L'avancée rapide des chrétiens a été diversement interprétée. Selon le grand historien du Cid, Ramón Menéndez Pidal, les musulmans d'al-Andalus auraient, à l'époque de la Reconquête, assez facilement accepté un accommodement avec leurs « frères de race » des royaumes du Nord et se seraient soumis sans trop de difficulté à la domination politique de leurs souverains. Ainsi écrivait-il dans son España del Cid (1929), qu'« al-Andalus, ayant rapidement pris son indépendance par rapport à l'Orient, avait hispanisé son Islam ; [...] la grande majorité des musulmans espagnols étaient simplement des Ibéro-Romains ou des Goths qui s'étaient adaptés à la culture musulmane, et pouvaient assez bien s'entendre avec leurs frères du Nord restés fidèles à la culture chrétienne. C'est pourquoi, lorsque le Nord devint prépondérant militairement, l'Andalus inclina facilement vers la soumission, car il manquait d'un esprit national et religieux ». Cette idée d'une continuité dans le temps et dans l'espace d'une même civilisation « hispanique », appuyée sur l'homogénéité ethnique de la Péninsule, a été défendue par bien d'autres auteurs, notamment le médiéviste Ubieto Arteta, qui affirmait : « L'antagonisme entre musulmans et chrétiens sous le signe duquel on er

présente le Moyen Âge espagnol [...] est absurde et n'apparut qu'au XVI siècle lorsque les problèmes religieux et politiques européens identifièrent la chrétienté avec l'Espagne et le péril turc avec l'Islam . » La soumission pacifique de nombreuses communautés musulmanes valenciennes pourrait accréditer cette thèse « continuiste ». Il faut cependant se garder de trop de simplisme, car bien d'autres causes peuvent expliquer l'attitude de communautés paysannes abandonnées par le pouvoir central, attachées à leurs terroirs et sans grande capacité de résistance face aux conquérants chrétiens. Dans certains cas d'ailleurs, la conquête fut moins aisée. A Majorque, par exemple, l'expédition catalane s'empara de la ville en 1229, mais les chrétiens se heurtèrent rapidement à une dure guérilla organisée par des chefs musulmans qui avaient quitté Madîna Mayûrqa avant sa chute, résistance dont ils ne triomphèrent qu'en 1231, après avoir massivement tué, chassé ou réduit en esclavage presque toute la population musulmane de l'île. Les musulmans valenciens avaient probablement à l'esprit le sort de ceux de Majorque dont la conquête précède celle de la région levantine. Alors que la grande majorité des élites urbaines émigrèrent, les paysans des campagnes n'avaient guère d'autre solution que de céder à la force, mais ils ne tardèrent pas à se révolter. On ne saurait en tout cas considérer le « berbérisme » comme un brevet de résistance aux chrétiens, ni l'« andalousisme » comme l'indice d'une inclination à l'accommodement avec eux. Ce sont des princes almohades que l'on voit, dans les dernières années du régime en al-Andalus, se tourner vers l'alliance ou la soumission aux chrétiens, alors que le flambeau de la résistance est repris par des Andalous. La révolte anti-almohade d'Ibn Hûd alMutawakkil à Murcie a lieu pendant l'été 1228, alors même que le gouverneur almohade de Séville conclut une trêve avec Ferdinand III de Castille, lui paie tribut et recrute comme on l'a vu un corps d'élite de cinq cents chevaliers chrétiens pour aller s'emparer du pouvoir au Maroc. Encore plus significatif est le cas du dernier gouverneur almohade de Valence, le Sayyîd Abû Zayd, qui, chassé du pouvoir en 1229, se réfugie dans la localité frontalière de Segorbe sous la protection du roi d'Aragon auquel il cède, par un traité en bonne et due forme signé la même année, tous les territoires que ce dernier pourrait conquérir en terre valencienne. Il participe ensuite à la Reconquête et s'accommode jusqu'à sa mort de la domination chrétienne, alors que son rival, Zayyân b. Mardanîsh, représentant éminent de l'« andalousisme », incarne vainement mais non sans persévérance les derniers efforts de résistance du e

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Levant à l'inexorable avancée chrétienne. Et dans la partie centrale de ce qui reste d'al-Andalus, que les compromissions de l'Almohade al-Bayyâsî avaient ouverte à la pénétration chrétienne, c'est autour de la lignée arabe des Banû Nasr et de la tradition arabe andalouse que commence à s'organiser le « réduit » ultime où va résister encore pendant deux siècles et demi le pouvoir nasride. Muhammad I (1237-1273) puis son fils Muhammad II (1273-1302) ont des règnes suffisamment longs pour leur permettre d'assurer une politique et une dynastie. Il leur faut d'abord desserrer quelque peu l'emprise que faisait peser la Castille sur leur émirat : durant son règne, Alphonse X (1252-1284) ne pénètre pas moins de quatre fois avec une armée jusque dans la Vega de Grenade. En 1309 encore, le sultan Nasr (1309-1314) se verra contraint de confirmer sa vassalité à l'égard de la Castille, de lui promettre un tribut annuel de onze mille doublons, et de mettre à la disposition de Ferdinand IV une force de quatre cents cavaliers. Les émirs nasrides se trouvent cependant à la tête d'un État sensiblement plus vaste et mieux tenu en main que le faible émirat murcien qui, placé au même moment sous un protectorat initialement comparable, n'offre pas la même résistance et perd en deux décennies toute consistance. La population, augmentée par une importante immigration venue des zones tombées aux mains des chrétiens, y est nombreuse et met intensément en valeur toutes les parties utiles d'un territoire protégé par sa topographie montagneuse. L'État nasride ne manque pas de difficultés intérieures, comme la longue dissidence, dans les années 1266-1284, des Banû Ashqîlûla, gouverneurs de Málaga. Mais, à l'extérieur, le dernier État musulman de la Péninsule bénéficie de l'équilibre politique qui, du côté chrétien, tend à s'établir entre les monarchies catalano-aragonaise et castillane. Aucune des deux puissances chrétiennes ne souhaite voir l'autre se renforcer notablement en absorbant l'émirat de Grenade. Lorsque les deux royaumes envisagent un partage du territoire grenadin qui aurait donné Almeria à l'Aragon, il est trop tard : l'État nasride s'est suffisamment consolidé pour mettre en échec une expédition de Jacques II d'Aragon en 1309 et une attaque castillane contre Algésiras ; ce n'est qu'avec la réalisation de l'unité des royaumes espagnols par les Rois catholiques à la fin du xv siècle que la conquête deviendra possible. Les souverains nasrides surent jouer assez habilement de cette rivalité, de même qu'ils purent utiliser le concours militaire des souverains mérinides de Fès, sans tomber sous la coupe de ces derniers lorsqu'ils réalisent, à partir de er

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1275 et dans la première moitié du XIV siècle, de grandes expéditions de guerre sainte contre la Castille, non exemptes d'arrière-pensées dominatrices sur Grenade. Compte tenu de ces interventions périodiques d'armées berbères et de la possibilité de compléter leurs effectifs militaires propres par le recrutement de soldats au Maghreb, les forces nasrides parviennent à faire meilleure figure face aux chrétiens que les armées andalouses lors de la crise post-almohade. Les guerriers berbères apportent le concours précieux d'une excellente cavalerie légère, équipée d'un armement particulier, dont la pièce la plus connue est l'« adargue » (daraqa), petit bouclier de cuir léger et très maniable que leurs adversaires chrétiens adoptèrent à leur tour. On voit d'ailleurs ces derniers chercher à recruter occasionnellement ces contingents « zénètes », qui diffusent en Espagne la monte dite « a la gineta », où les étriers plus haut placés obligent le cavalier à plier légèrement les genoux, position qui favorise une plus grande mobilité. Renforcés par les « Volontaires de la foi » maghrébins, les Grenadins sont à même de remporter quelques victoires notables comme celle dite « de la Vega » de Grenade en 1319. Tout près de la capitale, le prince mérinide 'Uthmân b. Abî l-'Ulâ, chef de ces Volontaires, placé à la tête des forces andalouso-maghrébines, bat complètement une forte armée castillane et tue les deux infants régents Pedro et Juan qui la dirigeaient. Le pouvoir central favorise par ailleurs l'établissement d'une ligne de places frontalières solidement fortifiées qui rendent difficiles et risquées les pénétrations chrétiennes. En 1324 ou 1325, l'émir Isma'îl I mène lui-même une campagne qui parvient à reprendre plusieurs places à la Castille, dont celle de Huéscar, dans l'est de l'émirat. C'est à cette occasion que les sources mentionnent, pour la première fois dans cette zone de conflit avec la chrétienté, l'utilisation de canons à poudre, par les musulmans. Peu de temps après, en 1333, aidés par les Grenadins et par la flotte génoise, les Mérinides, auxquels l'émir de Grenade avait cédé Algésiras en 1309 pour obtenir leur appui, réussissent à enlever Gibraltar aux Castillans. Pendant trois quarts de siècle se déroule dans cette zone un vaste conflit « géopolitique » auquel on a donné le nom de « bataille du détroit » ; l'enjeu en est le contrôle du détroit de Gibraltar, parcouru depuis la fin du XIII siècle par une navigation chrétienne de plus en plus intense entre les ports du nord de l'Italie et ceux de l'Europe septentrionale, Flandre et Angleterre. Les puissances rivales génoise, castillane et catalano-aragonaise y représentent l'impérialisme d'une chrétienté en expansion face aux pouvoirs musulmans e

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nasride et mérinide, et à la force maritime de moindre ampleur d'une petite dynastie locale, les Azafides de Ceuta. Cette phase, marquée par d'incessants retournements d'alliances entre les pouvoirs indifféremment chrétiens et musulmans, est d'une grande complexité événementielle. Les Nasrides s'efforcent tant bien que mal de tirer leur épingle du jeu en s'alliant et en s'opposant selon les nécessités et les opportunités aux autres puissances chrétiennes ou musulmanes. Finalement, la victoire castillane du río Salado en 1340, puis la prise d'Algésiras par Alphonse XI en 1344 concluent à l'avantage de la chrétienté cette phase des relations militaires islamo-chrétiennes. Sans doute, les Nasrides ne pourront-ils plus compter sur une aide mérinide massive, mais ils ne seront désormais plus exposés de façon aussi directe à l'interventionnisme parfois gênant de la puissante dynastie marocaine. Et dans la seconde moitié du XIV siècle, le sultan Muhammad V (1354-1391) bénéficie de facteurs extérieurs particulièrement favorables : l'amitié du roi de Castille Pierre le Cruel, la guerre dite « des deux Pierre » entre ce dernier et l'Aragonais Pierre le Cérémonieux de 1356 à 1361, puis surtout la crise intérieure des années 1360 en Castille, qui se conclut avec l'assassinat de Pierre le Cruel en 1369 et l'avènement de la dynastie Trastamare. Le sultan prend lui-même la tête des deux contingents, berbère et andalou, des forces nasrides, et le vizirat civil retrouve sur le vizirat militaire une primauté qu'il était en passe de perdre et qui était dans la tradition arabe andalouse. Ce règne de Muhammad V marque l'apogée de la puissance grenadine. En 1369, la profonde crise castillane permet même à ce souverain de reprendre Algésiras à la Castille. L'affaiblissement des Mérinides rend par ailleurs possible la récupération de Ronda et de Gibraltar que la dynastie maghrébine tenait encore sur la rive andalouse. On voit même le pouvoir nasride occuper Ceuta de 1382 à 1386 et faire accéder au pouvoir à Fès des prétendants mérinides qui lui sont favorables. e

Un bastion de conservatisme religieux et culturel ? La parenthèse almohade refermée, c'est autour de la tradition malikite que s'est structuré idéologiquement l'émirat de Grenade. Il semble que l'on puisse déceler à cet égard une différence sensible entre l'environnement intellectuel et religieux de la tentative hudide à Murcie, nettement marqué de sufisme mystique, et l'ambiance rigoureusement orthodoxe de l'établissement du

pouvoir nasride à Grenade. Le grand arabisant Louis Massignon a même présenté comme une crise majeure de la culture musulmane la forte poussée de mysticisme que l'on observe dans l'Andalousie du XIII siècle et les résistances acharnées qu'elle rencontra . Face à ce courant, qui trouve des échos incontestables dans les milieux populaires, la vie religieuse et intellectuelle de l'émirat apparaît comme très méfiante. Un traditionniste mort en 1308, Ibn al-Zubayr, donne jusqu'à un certain point le ton intellectuel de ces premières décennies. Il avait composé dans sa jeunesse une réfutation d'un mystique extrémiste de Lorca, Ibn Ahlâ, et avait contesté sa Tadhkira sur la réforme politique et sociale de l'Umma. À Málaga, il lutte contre des pratiques superstitieuses et, à Grenade, il obtient du souverain la lapidation d'un certain Saffâr, taxé de mysticisme hétérodoxe. L'orthodoxie s'impose jusqu'à la fin dans la capitale nasride où est encore rédigé au XV siècle un traité malikite des plus importants, la Tuhfat al-hukkâm du cadi Abû Bakr b. 'Asim al-Gharnâtî qui fera ultérieurement autorité aussi bien en Espagne qu'au Maghreb. Le sufisme pénètre sans doute dans l'émirat et y a droit de cité, mais il reste dans une tradition plus ascétique que véritablement mystique, et c'est en Orient et non pas à Grenade que s'épanouissent, à la limite de l'hétérodoxie, les grands mystiques d'origine andalouse, principalement murcienne, des XIII et XIV siècles (Ibn al-'Arabî, mort en 1240, et plusieurs autres). Ce sont, à bien des égards, les formes les plus traditionnelles de la culture qui dominent la vie intellectuelle grenadine. Peut-être est-il significatif que la diffusion des madrasas, établissements d'enseignement créés en Orient à la fin du XI siècle pour y affermir l'orthodoxie, ait plus tôt et davantage touché le Maghreb, et en particulier le Maroc, que l'Espagne, où l'on n'en connaît qu'une fondée seulement en 1349 à Grenade. Les auteurs Grenadins se sont adonnés aux sciences religieuses et au droit, ainsi qu'à tous les genres littéraires, voire scientifiques, mais sans grand renouvellement dans aucun domaine, sinon formel. La nouveauté de la mise en forme dissimule souvent la relative pauvreté du fond, inférieur généralement à celui des grandes œuvres andalouses des XI et XII siècles. En médecine, on peut surtout signaler les traités d'Ibn al-Khatîb qui, comme le dit Anwar G. Chejne, peut « être considéré comme le dernier des médecins encyclopédistes ». Mais le même auteur ajoute que, « d'une façon générale, les sciences en Islam perdirent leur vitalité à la mort d'Ibn al-Khatîb, à un moment où l'Europe était absolument consciente de l'importance des avancées scientifiques musulmanes ». Ibn ale

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Khatîb, de loin le plus grand auteur grenadin, est en fait avant tout un kâtib dans la grande tradition andalouse. Il fut secrétaire de chancellerie, rédigea un traité de « secrétairerie » et accéda sous les règnes brillants de Yûsuf I (13331354) et son fils Muhammad V (1354-1391) à la haute fonction de vizir, et même au « double vizirat », avant d'être disgracié et contraint de s'exiler au Maroc, où les intrigues de ses ennemis de la cour nasride finissent par obtenir sa mise en jugement et son exécution pour zandaqa (hérésie) en 1375. Son œuvre considérable a été définie comme un « prisme multicolore » : sa compétence, qui s'étend de manière encyclopédique à presque toutes les disciplines (sciences religieuses, physique, médecine, philosophie, poésie, grammaire, histoire et géographie...), en fait « l'un des principaux érudits musulmans de tous les temps » (Anwar G. Chejne). Il est passionnément attaché à sa terre natale. Dans un opuscule souvent cité, qui est une comparaison entre Málaga et Salé, en défaveur de cette dernière ville, il fait bien apparaître son « patriotisme » andalou et un discret « antiberbérisme ». Son œuvre majeure est une monumentale histoire de Grenade, l'Ihâta organisée non pas comme un récit suivi des événements selon la chronologie, mais comme un catalogue de biographies extrêmement fouillées des hommes célèbres qui ont illustré la ville. On lui doit aussi une synthèse historique importante, les Amâl al-a'lâm, qu'il rédige à la fin de sa vie. Il y compose un récit plus chronologique de l'évolution du monde musulman, dont les trois parties traitent successivement de l'Orient, de l'Andalus et du Maghreb. Mais son œuvre considérée comme la plus importante dans le domaine historique reste l'Ihâta, qui se situe davantage dans la ligne d'évolution d'une histoire qui, en al-Andalus, a tendu à s'éloigner progressivement de la grande élaboration du récit historique « politique ». L'histoire s'inspire dès lors du genre des répertoires bio-bibliographiques des transmetteurs de traditions tels que le traditionniste Ibn al-Faradî (962-1013) l'avait inauguré en al-Andalus à la fin du califat, et que de grands continuateurs, Ibn Bashkuwal au XII siècle, Ibn al-Abbâr à Valence (mort en 1260) et Ibn al-Zubayr à Grenade (mort en 1308) avaient développé ultérieurement. C'est ce type d'histoire « fragmentée » ou « éclatée » qu'avaient écrite Ibn Bassâm dans sa grande anthologie historico-littéraire (Dhakhîra) au XII siècle, et Ibn Sa'id au XIII dans son Mughrib, qui triomphe ainsi à Grenade. er

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Du temps de l'Alhambra au temps des « Abencérages » Il est permis de porter sur l'ensemble de la vie culturelle grenadine un regard globalement critique, ce dont ne se prive pas le philosophe Miguel Cruz Hernández, plus sensible aux évolutions prometteuses des civilisations qu'à ce que peuvent avoir d'émouvant leurs permanences et leurs conservatismes. Ainsi évalue-t-il de façon mitigée la poésie, qui continua à être pratiquée avec la même intensité qu'aux siècles précédents. A propos d'Ibn Zamrak, que Rachel Arié, la spécialiste de cette époque, caractérise comme « le poète le plus raffiné de la Grenade nasride », et qui est l'auteur de la plupart des compositions poétiques qui forment le décor épigraphique de l'Alhambra, il écrit : « Évidemment, un poète dont les vers sont inscrits sur les murs intérieurs des palais de l'Alhambra voit sa célébrité définitivement assurée. Mon ignorance en poésie arabe est effrayante, mais, sans l'Alhambra, et sans le beau livre du professeur Garcia Gómez, Ibn Zamrak ne serait qu'un nom de plus parmi les centaines de poètes qu'inventorie le Brockelmann » (monumental inventaire des sources arabes). Juan Vernet, dans sa synthèse sur la littérature arabe, classe les productions, grenadines dans le chapitre consacré à la « décadence » : « À partir du milieu du XIII siècle, écrit-il, date malheureuse pour l'islam arabophone qui a perdu ou vu détruire ses capitales d'Orient - Bagdad - et d'Occident - Cordoue et Séville -, la littérature arabe perd pratiquement toute importance. » Quant à l'originalité d'Ibn Zamrak (mort en 1394), le même auteur la considère comme « assez discutable d'un point de vue occidental, car beaucoup de ses compositions semblent être de simples variantes de celles de son maître - et plus tard ennemi - Ibn al-Khatîb, ou d'auteurs néoclassiques ». On hésite à poursuivre dans la ligne quelque peu « révisionniste » ou pessimiste dans laquelle pourraient engager les réflexions de ces auteurs. Faut-il englober toutes les productions de la civilisation grenadine, pour lesquelles on est trop souvent tenté d'utiliser l'épithète « raffiné », dans le même chapitre d'une « décadence » de la grande tradition arabo-andalouse ? Ou plus généralement d'une tradition arabe qui viendrait briller de ses derniers feux à son extrême Occident ? On pense, par exemple, aux fameuses « jarres de l'Alhambra », magnifiques céramiques où s'épanouit, dans un formalisme éblouissant, la technique du décor à reflets métalliques ou lustreware, découverte à Bagdad au IX siècle, illustrée par une remarquable peinture figurative dans l'Égypte fatimide des XI -XII siècles, et qui achève symboliquement sa trajectoire e

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historique dans le monde musulman avec la riche stylisation florale et animalière de ces jarres grenadines des XIV -XV siècles. Faut-il enfin cesser de considérer comme un chef-d'œuvre absolu le monument qui symbolise et résume l'ultime épanouissement de la civilisation andalouse, l'Alhambra de Grenade ? Avant d'être une œuvre d'art, l'Alhambra a été une ville princière répondant parfaitement à la tendance des pouvoirs souverains musulmans, que l'on observe aussi bien sous le califat que sous les taifas, et qui conduisait la dynastie et l'appareil central de l'État à s'installer à l'écart de la ville « civile ». Le pouvoir nasride, dès l'installation de Muhammad I à Grenade en 1237, entreprend de s'établir sur le site de l'Alhambra, au sommet d'une colline,appelée al-Sabîka faisant face à Grenade et la dominant. A l'intérieur de la vaste enceinte d'une superficie d'environ dix hectares, l'étendue d'une ville petite ou moyenne, on aménagea des rues, des habitations, des ateliers, des mosquées, des bains, des cimetières, des jardins, une citadelle et, bien sûr, plusieurs palais dont les principaux sont celui dit « de Comares », édifié par Yûsuf I , le plus « officiel », rigoureusement organisé avec le vaste bassin rectangulaire de la cour des Myrtes, et le palais dit « des Lions », centré sur la fameuse cour de ce nom, destiné à la vie d'agrément plus intime du prince, que l'on doit à Muhammad V. À l'extérieur, vers le nord-est, de vastes jardins rendus possibles par un système d'irrigation et aménagés en terrasses étaient associés à d'autres résidences princières (le Généralife) et à des aires productives. Des milliers de pages ont été écrites sur l'Alhambra. On ne prétendra pas caractériser en quelques lignes de façon satisfaisante cet ensemble unique au monde, le monument le plus visité d'Espagne. On peut observer que ce lieu du pouvoir nasride est le seul palais princier du Moyen Age arabe qui nous soit parvenu sinon intact, du moins dans un état suffisamment évocateur de ce qu'il a pu être au moment de sa splendeur. On a déjà souligné le fait que, dans la civilisation islamique traditionnelle, à l'inverse de ce qui s'est produit pour les édifices religieux, une dynastie - ou même un prince - conserve rarement les édifices élevés par le régime ou par le souverain précédents, mais en fait au contraire volontiers table rase pour édifier à son gré le cadre architectural de son propre pouvoir. C'est ce qui s'est passé dans toutes les grandes capitales du monde musulman, dont aucune ne nous a conservé de vestiges comparables. C'est donc paradoxalement grâce à la Reconquête et à l'intégration de l'Alhambra dans le patrimoine d'une dynastie souveraine e

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chrétienne que ce palais emblématique du dernier pouvoir souverain d'alAndalus nous est parvenu. L'incontestable séduction de ce complexe princier, constitué de plusieurs unités indépendantes et dont on a souvent fait ressortir l'absence de schéma global de composition, tient d'abord à la remarquable adaptation des aménagements (fortifications, édifices, zones irriguées) aux conditions du site, de la topographie, de l'alimentation en eau. Il s'agit, a-t-on dit, d'une « architecture écologique », réalisant une « symbiose presque parfaite entre le territoire et les constructions », en contraste total avec « les grands mouvements de terre et les cimentations (qui ont marqué le site) dès la conquête chrétienne ». Ainsi sur une photographie aérienne, la masse puissante et homogène des constructions de pierre de Charles Quint, palais, église et couvent, se surimpose-t-elle brutalement à l'éparpillement des édifices musulmans, cellules de brique et de pisé aux décors de plâtre, de bien moindres dimensions, étroitement associés aux espaces de jardins. La désignation même que conserve la forteresse évoque les tonalités rougeorangé de l'enceinte, des tours et des constructions, en parfaite harmonie avec la teinte des terres ferrugineuses du sol de la colline dont a été tirée l'argile qui a servi à les édifier et qui est vraisemblablement à l'origine du nom que portait très anciennement la hauteur. Il faut cependant se garder de tout anachronisme, car ces murailles étaient sans doute initialement recouvertes d'un enduit de coloration peut-être différente. La beauté des constructions ne réside pas dans une recherche particulière des formes architectoniques, extérieurement très simples, tours et bâtisses aux façades rectangulaires, seulement articulées en étagements parallélépipédiques couverts de toits de tuiles et harmonieusement adaptés à la configuration du terrain. Les architectes nasrides étaient capables de réalisations savantes comme la coupole nervurée sur trompes de la porte dite « des Armes ». Mais ils en ont fait peu d'usage dans les parties palatines « nobles » où la structure de la construction était recouverte par le décor de céramique, de plâtre ou de bois qui la dissimulait complètement. Les azulejos (zellidj) faits d'une mosaïque de pièces de céramique de formes diverses découpées dans des carreaux de couleurs tapissent la base des murs. Des plafonds d'artesonados, constitués identiquement d'un assemblage de pièces de bois sculptées ou peintes, couvrent plusieurs pièces. Partout, le plâtre ou le stuc travaillé en 3

panneaux rectangulaires sculptés magnifie les façades et orne les voûtes et les arcs d'un décor serré de muqarnas. Oleg Grabar souligne cependant, là encore, le conservatisme des compositions « géométrisantes », qui intègrent, et en quelque sorte dissimulent, dans la tradition almohade, les motifs floraux stylisés d'origine andalouse. Omniprésentes, ces compositions savantes relèvent d'une longue tradition artisanale que les corps de métier grenadins ont parfaitement intégrée plutôt que d'une « créativité mathématique » dont la civilisation grenadine n'était plus capable. Cette virtuosité dans le détail et l'organisation des sculptures abstraites, fragmentées en un nombre infini de parties minuscules, imposent partout l'idée d'une « dentelle » fragile où la découpe des décors, les prismes et les facettes des muqarnas, font magnifiquement jouer la lumière sur toutes les surfaces. Pour Titus Burckhart, c'est dans une alchimie de la lumière, à laquelle il faut donner un sens religieux, que l'on doit chercher le secret le plus intime de cet art : « Il n'est pas, écrit-il, de symbole plus parfait de l'unité divine que la lumière [...]. De ce fait, l'artiste musulman cherche à transformer la matière elle-même qu'il façonne en une vibration de lumière [...]. Au premier rang des œuvres architecturales islamiques édifiées sous l'emprise de la lumière, figure l'Alhambra de Grenade [...]. De la lumière divine a été créé le paradis, et de lumière est fait cet édifice, car les formes de l'architecture hispano-arabe, les décors d'arabesques, les réseaux sculptés sur les murs, les stalactites tombant des arcs n'existent pas tant pour eux-mêmes que pour manifester la nature de la lumière. » Les allusions aux réalités célestes et divines sont d'ailleurs omniprésentes, aussi bien dans les jardins, « métaphores du paradis », selon le titre d'un article de l'arabisante et épigraphiste Maria Jesús Rubiera Mata , que dans les multiples inscriptions coraniques et religieuses qui ornent les murs, ou dans la magnifique décoration de marqueterie du plafond de la grande salle dite « des Ambassadeurs » inscrite dans la tour « de Comares », dont une étude très savante du P. Dario Cabanelas a bien montré qu'il s'agissait d'une exacte représentation symbolique des sept ciels superposés de la cosmologie musulmane, inspirée de la sourate 67, verset 3, du Coran, sur lesquels repose le trône divin. Le texte est d'ailleurs expressément inscrit sur la corniche en bois placée à la base de la voûte. Ce salon servait lui-même de salle du trône, comme le proclament d'autres inscriptions placées sur les fenêtres de l'un de ses murs : « Mon maître Yûsuf [I ] m'a revêtue des habits de l'orgueil et de l'art sans défaut. Il a fait de 4

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moi le siège du royaume, et ainsi elle [la salle] a accru la puissance du maître par la vraie lumière, par le siège et par le trône. » La devise des Nasrides est inlassablement répétée dans les inscriptions murales, Lâ Ghâlib illâ Allâh « Il n'y a de vainqueur qu'Allâh. » Elle mêle indissolublement le religieux et le politique. Le symbolisme du trône placé sous la voûte céleste, traditionnel dans l'architecture palatine de l'islam, mais que l'on ne constate nulle part ailleurs de façon aussi évidente faute d'édifices aussi bien conservés, est significatif du désir des artisans et des commanditaires musulmans « de faire pardonner leur objectif esthétique d'émulation du Paradis coranique, qui est un blasphème dans la tradition islamique. Le palais arabe, pour éviter le châtiment divin, se transforme en emblème du pouvoir islamique ; c'est-à-dire qu'il est emblématique du pouvoir de Dieu », note encore avec justesse Maria Jesús Rubiera Mata.

Il est bien difficile de séparer l'Alhambra de sa légende. Le palais a pénétré presque brutalement dans l'imaginaire européen au tout début de l'époque romantique, comme le plus accessible des monuments mythiques qu'offrait aux voyageurs le rêve oriental que l'Occident était en train de créer à son usage. Il suffit d'énumérer le Dernier Abencérage de Chateaubriand (1826), les Orientales de Victor Hugo (1829), les Contes de l'Alhambra (1832) de Washington Irving, pour prendre conscience de la force de cet engouement, qu'exprimeraient bien ces vers de Victor Hugo : « L'Alhambra ! l'Alhambra ! Palais que les Génies ont doré comme un rêve et rempli d'harmonies ; Forteresse aux créneaux festonnés et croulants, Où l'on entend la nuit de magiques syllabes. Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes, Sème les murs de trèfles blancs ! »

La civilisation encore brillante qui survit pendant deux siècles et demi - du milieu du XIII siècle à 1492 — dans le « royaume de Grenade » a enflammé les imaginations romantiques qui l'ont définitivement teintée d'une touche de nostalgie qu'entretient aussi la vision arabe de ces derniers temps de l'Espagne e

musulmane. Réduit à ses seules forces du fait de la domination chrétienne sur le détroit, et passées les circonstances générales de l'histoire péninsulaire qui, dans la seconde moitié du XIV siècle, avaient permis le règne remarquable de Muhammad V, l'émirat entre dans un dernier siècle de plus en plus difficile. La force économique des chrétiens, en particulier celle des Génois, très présents dans les ports de Málaga et d'Almería, pénètre profondément l'émirat nasride, qui, par ailleurs, doit, sans cesse avec de moins en moins de succès, composer politiquement avec son redoutable voisin, la puissante monarchie castillane. e

Dans les deux siècles à la fois dramatiques et effervescents de la fin du Moyen Âge, l'émirat de Grenade n'est qu'une province particulièrement exposée d'un monde arabo-musulman méditerranéen globalement en difficulté, réduit à une pénible défensive face à la puissance croissante des sociétés, des économies et des États chrétiens. Les innovations de l'époque y pénètrent, quelquefois très tôt, comme l'utilisation de l'artillerie à poudre, dont on voit, on l'a dit, les musulmans faire usage en 1325 à Huéscar, et en 1344 à Algésiras. Mais ce sont les Castillans et non pas les musulmans qui, un siècle plus tard, utiliseront systématiquement et massivement cette nouvelle technique militaire qui leur donnera un avantage certain dans la conquête du dernier lambeau de territoire musulman subsistant dans la Péninsule. La conjoncture du XV siècle est, pour l'émirat de Grenade, bien moins favorable que celle du siècle précédent. Dès 1410, les Castillans ont pris l'importante place d'Antequera, sur la bordure septentrionale des sierras andalouses, ouvrant une brèche dangereuse dans un dispositif défensif grenadin qui avait jusque-là tenu bon. A l'intérieur, l'instabilité du pouvoir traduit certainement un malaise plus profond, que concrétisent les luttes politiques qui déchirent l'émirat. Au siècle suivant, les vainqueurs castillans romanceront ces conflits en attribuant un rôle déterminant à la puissante famille des « Abencérages », les Banû Sarrâdj de l'histoire. Pour le malheur des Grenadins, la « guerre de Grenade » apparaît d'abord en Castille comme un dérivatif aux graves problèmes sociopolitiques qui minent le royaume, puis à partir de l'union des Couronnes aragonaise et castillane (effective après 1479), comme le meilleur programme unificateur que puissent mettre en œuvre les Rois catholiques. Dans ces circonstances internes et externes profondément défavorables, on pourrait même être surpris de la capacité de résistance dont fait preuve en définitive le petit émirat nasride, qui ne succombe qu'en 1492, alors même que l'anarchie dynastique a atteint son e

paroxysme sous des souverains éphémères, à l'image du plus emblématique d'entre eux, le dernier, Muhammad XII, le Boabdil (Abû 'Abd Allâh) des chrétiens, qui doit finalement négocier la reddition de la capitale nasride. 1. Antonio UBIETO ARTETA, « La Edad Media », dans : UBIETO, REGLÀ, JOVER, SECO, Introducción a la historia de España, 4' éd., Barcelone, 1967, pp. 61-3. 2. Louis MASSIGNON, « Ibn Sab'în et la "conspiration hallâgienne" en Andalousie et en Orient au XIIIe siècle », dans : Études d'orientalisme à la mémoire de Lévi-Provençal, t. II, Paris, 1962, pp. 661-81. 3. Jesús BERMÚDEZ, « La Alhambra », dans : La arquitectura del Islam occidental, coord. par Rafael López Guzmán, Grenade, el Legado andalusí, 1995. 4. Maria Jesús RUBIERA MATA, « Il giardino islamico come metafora del Paradiso », dans : Il giardino islamico. Architettura, natura, paesagio, Milan, 1993, pp. 13-24. 5. Dario CABANELAS RODRIGUEZ, O.F.M., El techo del salón de Comares en la Alhambra. Decoración, policromia, Simbolismo y Etimología, Granada, Patronato de la Alhambra, 1988.

Conclusion Les musulmans de Grenade sont les derniers à se soumettre aux chrétiens victorieux, à l'issue d'un processus qui avait commencé avec l'occupation de Tolède en 1085. C'est à cette date qu'avait débuté l'histoire des mudéjars, les musulmans soumis à la domination chrétienne. Mais, en dépit des promesses qui leur avaient été faites, la coexistence qui s'était alors instaurée avait été de très courte durée. Les auteurs latins et arabes nous ont en effet conservé le souvenir de la profanation de la grande mosquée et de sa transformation en cathédrale peu de temps après la conquête chrétienne. Dans les années qui suivent, Tolède devient le bastion de la défense castillane contre les Almoravides, et il y subsiste très peu de musulmans. Ce sont en fait les mozarabes qui incarnent pour deux siècles encore l'arabisme tolédan ; mais ce sont surtout des juifs qui, au XII siècle, collaborent avec les chrétiens pour mettre en latin les textes scientifiques et philosophiques arabes que les traducteurs occidentaux viennent chercher à Tolède pour nourrir le développement intellectuel de l'Occident. Dans bien d'autres cas, comme à Majorque ou dans certaines parties de la Nouvelle Castille (actuelle province de Ciudad Real, par exemple), on a peu de témoignages de la permanence d'une population musulmane après la conquête chrétienne du XIII siècle. À Murcie, le protectorat castillan qui s'est établi en 1243 ne dure qu'une vingtaine d'années et, après la grande révolte mudéjare de 1264, il ne subsista dans le « royaume de Murcie » que d'assez faibles communautés musulmanes, ainsi d'ailleurs que dans une grande partie de l'Andalousie castillane. Le destin d'autres communautés musulmanes sous la domination chrétienne - dans l'Algarve portugais par exemple - est encore très mal connu. e

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Destins contrastés du mudéjarisme Les régions les mieux documentées sont celles où s'instaure, en vertu de traités en bonne et due forme, une situation de coexistence plus ou moins durable dont le modèle semble s'être établi d'emblée, sans doute par imitation de la pratique musulmane, elle-même inspirée par la « tolérance institutionnelle » de l'islam à l'égard des « gens du Livre » ou dhimmi. Les

musulmans subsistent nombreux en Aragon à partir du XII siècle, à Valence depuis le XIII , et pendant une période beaucoup plus brève dans l'ancien royaume de Grenade après la dernière phase de la Reconquête. En dehors des enceintes des villes où s'installent les chrétiens, les communautés autochtones qui ont accepté de pactiser peuvent conserver leurs biens, leur religion et une assez large autonomie administrative et judiciaire, à condition de payer au souverain chrétien — ou éventuellement au seigneur auquel a été concédé un territoire — des impôts qui sont souvent, du moins initialement, calqués sur ceux qui étaient payés antérieurement au sultân ou pouvoir musulman. Privées de la plus grande partie de leurs élites, ces populations, essentiellement rurales, sont souvent progressivement « seigneurialisées » et soumises à des obligations plus lourdes. Aux villes colonisées par les chrétiens sont aussi accolées des morerias peuplées d'artisans et de journaliers qui travaillent les terres concédées aux colons. Dans l'ensemble, cette société musulmane est donc fortement dépendante économiquement et socialement, ce qui ne veut pas dire que sa situation soit insupportable, bien qu'elle ait eu plutôt tendance à s'aggraver. La « coexistence pacifique » instaurée par la conquête fut d'autant moins durable et « tranquille » qu'elle fut plus tardive. En Aragon, les communautés musulmanes intégrées dans le cours du XII siècle aux structures chrétiennes semblent avoir mené une existence assez calme jusqu'à ce que leur soient imposées la conversion forcée du XVI siècle, puis l'expulsion du début du XVII . À Valence, les musulmans, très majoritaires dans le royaume constitué dans les années 1238-1245 par la volonté du roi Jacques I , ne tardèrent pas à se révolter. La répression des dissidences de 1247-1258, puis 1275-1279, soumit définitivement les communautés, en réduisit le nombre et leur imposa une situation sensiblement altérée par rapport à un « pactisme » initial plus favorable. Dans le royaume de Grenade, la durée des capitulations signées au moment de la prise de la ville fut encore plus brève : moins d'une décennie après la reddition de la capitale, dans les années 1499-1501 se produisent des révoltes, consécutives à des actions visant à obtenir des conversions, sans doute ponctuelles, mais abusives par rapport au statut légal des musulmans ; le cycle révolte-répression entraîna l'émigration d'une partie de la population au Maghreb, la dispersion d'une autre en Nouvelle Castille, de nouvelles conversions forcées, et des pressions de plus en plus fortes sur ceux qui avaient pu se maintenir dans la foi musulmane. Entre 1502 (à Grenade) et 1526 (dans le royaume d'Aragon et à Valence), e

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les Rois catholiques imposent la religion chrétienne à tous les musulmans de leurs royaumes, qui deviennent dès lors une minorité « morisque », secrètement attachée à son ancienne foi et à ses traditions, et dont l'existence journalière se fait de plus en plus difficile avec le durcissement de l'affrontement méditerranéen entre la monarchie espagnole et la puissance ottomane, jusqu'à la rupture définitive que constitue leur grande expulsion en 1609. L'héritage d'al-Andalus Cette longue période de contacts de toute nature entre la société occidentale hispanique et l'Andalus, puis les éléments mudéjars et morisques intégrés aux royaumes chrétiens, a profondément marqué l'histoire et la civilisation de la Péninsule. La langue castillane comporte encore un grand nombre de mots et d'expressions héritées de l'arabe. Les coutumes des régions où ce contact a été le plus intense en portent de multiples traces. Ainsi tous les usages concernant l'irrigation, à propos de laquelle on cite toujours le fameux « tribunal des eaux » de Valence, qui remonterait à une institution d'époque musulmane. La mentalité populaire attribue volontiers aux Moros tout vestige dont on connaît mal l'origine. L'art de la Péninsule présente incontestablement, par rapport à l'art européen, des spécificités qui s'expliquent par cette durable cohabitation avec l'islam. Le cas le plus intéressant est constitué par les édifices dits « mudéjars » dont sont parsemées certaines régions d'Espagne. Il s'agit en premier lieu des églises de brique des XIII -XV siècles, particulièrement remarquables par leurs décors souvent inspirés de l'art musulman, que l'on trouve à Tolède, à Séville, et surtout en Aragon. À Valence, on ne constate pas une telle architecture, mais s'est développé à partir de la fin du XIII siècle un art de la céramique remarquable dont les artisans furent principalement des musulmans. La civilisation andalouse, par ailleurs, se survit pour une bonne part dans maints traits de la culture musulmane du Maghreb, où va se développer une sorte de dévotion à la fois élitiste et populaire pour l'« héritage andalou ». On doit à un auteur maghrébin du XVII siècle, al-Maqqarî, un important ouvrage, le Nafh al-tîb, sorte de somme prétendant embrasser tous les aspects historiques et littéraires de la civilisation andalouse, qui se présente d'ailleurs comme une introduction à une biographie du grand littérateur, savant et e

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homme politique grenadin, Ibn al-Khatîb. L'influence exercée pendant des siècles sur le Maghreb occidental, puis l'émigration des Andalous chassés d'Espagne par la Reconquête ont puissamment contribué à implanter dans cette région diverses traditions andalouses, dans l'art, l'artisanat, les coutumes et la culture en général. Il suffit d'évoquer l'importance de la musique andalouse dans cette partie du Dâr al-Islâm pour se convaincre du rôle joué par les traditions recueillies par le Maghreb. Mais l'attachement compréhensible à ces dernières n'a pas favorisé l'innovation. Comme le souligne Oleg Grabar, l'héritage grenadin, aussi brillant et séduisant que peu novateur - l'art grenadin, écrit-il, s'était limité à résumer, de manière unique et quasi parfaite, des siècles d'innovation formelle -, a pu avoir un effet sclérosant sur l'évolution artistique du Maghreb : « Les œuvres maîtresses postérieures de l'architecture marocaine comme les mausolées saadiens à Marrakech et le pavillon du XVI siècle presque directement copié sur ceux de l'Alhambra à la mosquée Qarawiyîn et la madrasa Bû Inaniya à Fès, reproduisent des thèmes extérieurs de l'Alhambra, fondamentalement la décoration des surfaces, mais échouent presque complètement à les rénover ou à les intégrer à des formes architectoniques originales. » e

La « fascination de l'islam » dans l'Occident médiéval Il en alla très différemment de l'Europe chrétienne qui s'est trouvée, aux XII et XIII siècles surtout, du fait de son propre dynamisme culturel et de sa supériorité militaire, en mesure de se saisir, souvent par la force, sans complexes ni nostalgie paralysante, de ce qui lui convenait matériellement ou intellectuellement dans une civilisation andalouse dont elle découvrait les divers aspects au cours du long processus de Reconquête. Déjà les testaments des nobles catalans du XI siècle laissent entrevoir la fascination de l'aristocratie européenne pour les tissus de luxe et les objets précieux venus du monde musulman et acquis par le commerce ou par la guerre. Sans doute ces soieries, ces cristaux de roche, ces récipients en bronze, ces coffrets d'ivoire, qui ont souvent au cours de leur itinéraire séculaire séjourné dans les trésors des églises et des monastères et dont les plus beaux sont actuellement dans les vitrines des musées, ne venaient-ils pas tous d'Espagne, loin de là. L'Orient et le domaine fatimide — Égypte et Sicile — en ont fourni aussi en grand e

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nombre. Mais l'Espagne en était le réservoir le plus proche et le plus accessible. On a souvent mythifié l'immensité de ces richesses. Peu d'épisodes le montreraient aussi bien que la première « croisade d'Espagne », la fameuse expédition de 1064 qui aboutit à la conquête temporaire de la place pyrénéenne de Barbastro, à la frontière du petit royaume chrétien d'Aragon et du plus vaste émirat tudjîbide de Saragosse. L'événement eut un grand retentissement dans la chrétienté, et une chanson de geste sera même consacrée à cette Prise de Barbastre, qui aurait livré aux frustes guerriers francs un butin immense. De leur côté, d'ailleurs, les sources musulmanes exagéreront peut-être encore davantage l'importance matérielle de l'événement, de telle sorte que, jusque sous la plume des historiens les plus sérieux, qui reproduisent ces textes ou s'en inspirent, cette place frontière sans grande importance devient « une riche cité [...], à la fois marché commercial, centre d'études islamiques et forteresse » où auraient été accumulés de considérables trésors. Le chef de l'expédition « eut pour sa part, dit-on, quinze cents jeunes filles et cinquante charges d'ornements, de meubles, d'habits et de tapis. On raconte aussi qu'à cette occasion cinquante mille personnes furent réduites en captivité ou tuées ». On ne voit pas très bien où auraient pu tenir, dans cette très modeste localité pyrénéenne dont les sources arabes ne parlent que de loin en loin, toutes ces richesses, ces palais et ces dizaines de milliers de captifs ! On a mentionné plus haut le très important mouvement des traductions de l'arabe au latin, qui commence dès le XII siècle. Quant aux techniques qui pouvaient lui être utiles, c'est plutôt au XIII siècle que l'Europe les importa du monde arabe et en particulier du tout proche Andalus. Le papier, dont les Génois, en contact précoce et constant avec les pays musulmans, avaient adopté l'usage dès le milieu du XII siècle pour leurs registres notariés, ne commence à se diffuser vraiment dans l'Europe méridionale qu'au cours du siècle suivant. Son origine peut être sans doute aussi orientale, comme le montre le nom même de charta damascena que l'on donnait volontiers à cette nouveauté, dont l'Andalus était pourtant un foyer de production ancien et important. Ce n'est cependant qu'au XIV siècle que les améliorations apportées à sa fabrication par les artisans de Fabriano, dans le nord de l'Italie, conduisirent à sa diffusion massive dans toute l'Europe. D'autres innovations importantes pénétrèrent en Europe. C'est 1

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le cas de la céramique émaillée, dont on commence à saisir assez bien les voies d'introduction par l'Italie et par l'Espagne. Là encore, le XIII siècle semble décisif pour la diffusion des nouvelles techniques. L'archéologie a, par exemple, permis de retrouver à Marseille les témoignages très importants d'une fabrication de céramiques à décor vert et brun imitées des productions andalouses, et des fours dont les antécédents ne peuvent qu'être musulmans, comme le remarquent les auteurs de ces découvertes : « La présence d'un four de technologie islamique indique nécessairement un déplacement de modèles et d'hommes aptes à le réaliser . » e

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Les techniques artisanales ne sont pas seules à pénétrer dans l'Europe chrétienne ; vers 1202, le Liber abbaci (« Livre de l'abaque »), du mathématicien pisan Leonardo Fibonacci, introduit dans l'Occident latin les « chiffres arabes ». Cet événement ouvre symboliquement un XIII siècle étonnamment « philo-arabe », où se diffusent avec une grande vigueur la philosophie et les sciences du monde musulman portées à la connaissance des milieux savants par le mouvement de traductions. Dans son bel ouvrage intitulé Penser au Moyen Âge , Alain de Libéra a bien mis en évidence tout ce que la « modernité » européenne doit à une pensée arabe incarnée surtout par l'œuvre d'Averroès, le cadi almohade de Cordoue Ibn Rushd, dont les ouvrages étaient, un demi-siècle après sa mort à Marrakech en 1198, passionnément discutés à Paris. A ses yeux, c'est dans les querelles philosophiques et religieuses que suscite l'« averroïsme latin », que se forge l'« intellectualité » occidentale et que la pensée laïque trouve ses origines. Sans doute attribue-t-on alors à Averroès des idées qu'il n'a pas professées (principalement la doctrine de la double vérité, selon la foi et selon la raison), mais les anti-averroïstes euxmêmes, comme Thomas d'Aquin, auteur du De unitate intellectu contra averroïstas, sont imprégnés de pensée averroïste et mènent leur combat avec un mode de raisonnement averroïste. e

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Le long XIII siècle se clôt avec la Divine Comédie où Dante exempte de l'Enfer et place dans les Limbes, aux côtés des sages de l'Antiquité, deux modernes seulement : Averroès et Saladin. Ce n'est qu'à l'âge suivant, avec la Renaissance annoncée par l'anti-arabisme de Pétrarque, que l'Europe prend ses distances par rapport à la tradition savante arabe. Comme le souligne Maxime Rodinson , l'humanisme, en retournant systématiquement aux sources e

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grecques de la culture européenne, considérera les traductions arabes des auteurs grecs comme le symbole même des falsifications dont s'était rendu coupable l'« âge gothique » antérieur. L'héritage arabe a sans doute plus de force et de permanence dans l'Espagne chrétienne, qui se trouve au contact direct du dernier lambeau de l'Europe musulmane. En plein XIV siècle, le roi de Castille Pierre le Cruel (1350-1369) utilise contre l'Aragon les troupes que lui prête son allié le sultan de Grenade, et fait édifier l'Alcázar de Cordoue, du plus pur style en vigueur dans le royaume nasride. Des Rois catholiques datent les beaux plafonds e

mudéjars en bois sculpté et peint (artesonados) de l'Aljafería de Saragosse. Et l'art mudéjar plus populaire se prolonge très tardivement dans les églises de maintes localités d'Aragon. L'Andalus oublié et redécouvert Cependant, les facteurs politico-militaires jouent de plus en plus, après la fin du Moyen Âge, pour éloigner l'Europe méridionale, dont l'Espagne est la grande puissance catholique, de l'intérêt qu'elle avait marqué pour la tradition arabe andalouse. Parallèlement s'accuse le déclin du monde arabe et de sa culture, alors que s'affirme la puissance de l'État turc ottoman, le redoutable adversaire des souverains qui règnent sur la péninsule Ibérique. Au début du XVI siècle, à Grenade, le cardinal Cisneros, un prélat particulièrement ouvert aux idées humanistes, fait brûler un nombre considérable de livres arabes, geste qui n'aurait eu aucun sens deux siècles plus tôt. On a sans doute toujours besoin de quelques spécialistes de la langue arabe : ainsi un morisque de Grenade converti, Alonso del Castillo, sert-il de traducteur à Philippe II pour sa correspondance avec le sultan du Maroc. Il transcrit et traduit par ailleurs les inscriptions de l'Alhambra, dont certaines, celles des tombes des souverains nasrides, seront perdues par la suite. Il meurt vers 1610, juste au moment de l'expulsion des morisques de 1609-1614. Aux XVII et XVIII siècles, la connaissance de l'arabe en Espagne a pratiquement disparu, et le pays n'a plus guère de contact avec son passé musulman. Lorsque l'on veut, sous Ferdinand VI (1746-1759), faire classer les ouvrages arabes conservés à la bibliothèque royale de l'Escorial, on doit faire appel à un moine maronite syrien, Michel Casiri, qui publie en 1760-1770 sa Bibliotheca arabicohispana escurialensis, qui suscite une vive curiosité dans les milieux e

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intéressés par les civilisations orientales qui sont en train de se constituer en Europe. Avec quelque retard, l'Espagne participe alors au renouveau d'intérêt qui se manifeste en Occident pour les études orientalistes. Un membre de la famille royale, Faustino de Bourbon, a appris l'arabe et s'intéresse à son tour aux manuscrits de l'Escorial. Il publie à la fin du siècle des Lettres pour illustrer l'histoire de l'Espagne arabe. En 1793, Cadalso publie des « Lettres marocaines » (Cartas marrue-cas), qui imitent les Lettres persanes de Montesquieu (1721). Puis, pendant la plus grande partie du XIX siècle, cet orientalisme ou arabisme espagnol va se relier dans son ensemble au mouvement romantique et libéral européen. On a cité dans l'introduction l'afrancesado José Antonio Conde, suivi un peu plus tard par Gayangos qui publie en anglais à Londres son History of the Muhammedan Dynasties in Spain (1840-1843). À l'époque où paraît cet ouvrage, les voyageurs anglais ou français qui parcourent la Méditerranée incluent couramment l'Alhambra, illustré en 1832 par les Contes de Washington Irving qui lui doivent leur nom, comme l'une des étapes « romantiques » obligatoires de leurs périples. Mais, dans la seconde moitié du siècle, se produit la curieuse inflexion donnée à l'arabisme péninsulaire par Francisco Javier Simonet : les études orientalistes sont alors récupérées par le courant traditionaliste. Malgré son attitude anti-arabe, l'auteur de l'Histoire des mozarabes « devait avoir une considérable influence sur le développement de l'arabisme espagnol, car il était le point de départ d'une tendance nationaliste dans ces études où, pour la première fois, on se mettait à parler des musulmans espagnols au lieu des Arabes d'Espagne, suggérant ainsi que la culture islamique en al-Andalus avait d'abord été un phénomène espagnol, qui devait peu aux apports orientaux » (J.T. Monroe). Cette « nationalisation » de la phase araboislamique de l'histoire du pays réconciliait en quelque sorte les deux tendances libérale et conservatrice. On acceptait l'héritage arabe et même on le revendiquait, en lui trouvant des fondements profondément péninsulaires. Les grands arabisants et médiévistes de la fin du XIX et de la première moitié du XX siècle se situent pour la plupart dans cette ligne, qui, ainsi qu'on l'a dit dans l'introduction, domine l'historiographie jusque dans les années 1970. Sans doute le problème de l'« hispanité » ou de l'« orienta-lité » de l'histoire et de la civilisation d'al-Andalus a-t-il été reposé de diverses façons au cours des dernières décennies. Mais, quelles que soient les prises de position à cet e

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égard, leur rapport au passé musulman de leur pays préoccupe les Ibériques. Alors que la tradition française d'études sur l'Occident musulman, vu surtout depuis le Maghreb, prestigieuse à l'époque coloniale, a été durement frappée par la décolonisation, l'intérêt pour ce secteur de recherche connaît un essor certain dans la Péninsule. Dans une perspective à long terme, il est permis de penser que c'est par cette dernière que passeront une bonne partie des rapports culturels de l'Europe avec le Maghreb. En Espagne, les autonomies régionales se sont efforcées, lorsqu'elles le pouvaient, de mobiliser à leur service l'héritage arabo-musulman, utilisé parfois comme une sorte de « mythe fondateur ». L'expression la plus visible de ce mouvement est la valorisation du patrimoine monumental musulman, mais aussi un intense développement, en Espagne et au Portugal, d'une archéologie musulmane dont les découvertes récentes attirent actuellement bien davantage l'attention que l'archéologie médiévale chrétienne. Cette exhumation du passé musulman de la Péninsule est incontestablement servie par les possibilités actuelles de communication et de diffusion de l'information. En Andalousie, le gouvernement régional (la Junta) apporte depuis 1995 son appui à une importante entreprise éditoriale liée à un projet touristique, le Legado andalusi (l'« Héritage d'al-Andalus »), initialement lancé à l'occasion des jeux Olympiques d'hiver de Grenade. La fondation créée à cet effet a publié en quelques années plusieurs ouvrages sur le patrimoine hispano-musulman ; ils se veulent sans doute d'une bonne tenue scientifique, mais sont peut-être remarquables en premier lieu par l'abondance et par la qualité de leurs illustrations qui, par centaines, donnent à connaître les multiples facettes de l'art et des vestiges matériels de la civilisation andalusi dont les images étaient jusqu'ici dispersées et, en dehors de quelques monuments « phares », comme la mosquée de Cordoue ou l'Alhambra, trop souvent enfouis dans la grisaille de publications anciennes ou trop érudites. On peut maintenant, presque d'un coup d'œil et en feuilletant ces livres, prendre la mesure de l'importance des restes tangibles de l'Andalus disparu. On aimerait ainsi avoir rendu plus proches au lecteur, à travers leur histoire et les objets qui nous parlent encore d'eux, ces habitants d'un pays disparu, fragment d'un Orient transplanté dans notre Europe, frères par la religion et par la culture de nos voisins du Maghreb dont ils se sentaient cependant différents en raison des plus fortes racines arabes qu'ils revendiquaient. En exergue à l'une de ces publications, on a inscrit ces mots d'al-Zubaydî, le précepteur du calife al-Hakam II : « La terre entière, dans sa diversité, est une,

et les hommes sont tous frères et voisins. » 1. Marcellin DEFOURNEAUX, Les Français en Espagne aux XIe et XIIe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 133. 2. Henri AMOURIC, Gabrielle DÉMIANS d'ARCHIMBAUD et Lucy VALLAURI, « De Marseille au Languedoc et au comtat Venaissin : les chemins du vert et du brun », dans : Le Vert et le Brun. De Kairouan à Avignon, céramiques du Xe au XVe siècle, Musées de Marseille, Réunion des Musées Nationaux, 1995, p. 193. 3. Alain de LIBÉRA, Penser au Moyen Age, Paris, Seuil, 1991. 4. Maxime RODINSON, La Fascination de l'islam, Paris, François Maspéro, 1980, pp. 49-51.

ANNEXES Chronologie LA CONQUÊTE 705 ? Mûsâ b. Nusayr gouverneur de Kairouan. 707 Attaque de la flotte ifrîqiyenne contre les Baléares. 711 Débarquement de Târiq b. Ziyâd et victoire musulmane sur le roi Roderik 712 Venue de Mûsâ b. Nusayr. Premières frappes de monnaies musulmanes, d'abord latines, puis bilingues, puis arabes. 714 ? Rappel de Mûsâ à Damas par le calife. Gou- vernorat de 'Abd al-'Azîz b. Mûsâ.

LES GOUVERNEURS

L'ÉMIRAT OMEYYADE

LE CALIFAT OMEYYADE

LA CRISE DU CALIFAT

LES TAIFAS

L'ÉPOQUE ALMORAVIDE

L'ÉPOQUE ALMOHADE

CRISE POST-ALMOHADE (« TROISIÈMES TAIFAS »)

ÉPOQUE NASRIDE

1. Espagne musulmane et Espagne chrétienne au X siècle. e

2. Les « royaumes de Taifas » (XI siècle). e

3. L'empire almoravide.

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