Abécédaire de Pierre Bourdieu 2930242558

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Abécédaire de Pierre Bourdieu
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ABÉCÉDAIRE DE

PIERRE BOURDIEU Sous

LA DIRECTION DE JEAN-PHILIPPE CAzIER

Abécédaire de Pierre Bourdieu

Abécédaire de Pierre Bourdieu Sous la direction de Jean-Philippe Cazier

....

-.C.olle tion Abécédaire n°2

Les Éditions Sils Maria asbl

®Sil� : « Par un paradoxe assez surprenant, l ' école dévalue comme scolaires, les aptitudes qu'ont acquises à l ' école, grâce à un effort scolaire, ceux qui ne les ont pas héritées de leur milieu »3• Enfin, l 'enquête de Bourdieu et Passeron met en évidence la transmutation, opérée par le système d 'enseignement, des différences de positions et de postures sociales vis à vis d ' une culture dominante en « dons )> naturels distinguant l' « élu » brillant du tâcheron scolaire, voire du sous doué in-écupérable. Relisons sur ce sujet Proust, dont Pierre Bourdieu était un fervent lecteur : « 'Ce qui m ' intéresse surtout chez Monsieur de C harlus, ajouta telle, c ' est qu'on sent chez lui le don. Je vous dirai que je fais bon marché du savoir. Ce qui s ' apprend ne m ' intéresse pas ' . Ces paroles ne sont pas en contradiction avec la valeur particulière de -

1 Pour un aperçu de ces pratiques courantes, à Paris par exemple, cf. !' article de Luc Bronner, «Paris, capitale du contournement de la carte scolaire», dans l'édition du

Le Monde datée du 3 septembre 2005. Les Héritiers, p 36. 3 Interventions 1961-2001, p.59. Sur cette éviction paradoxale par l'école des techniques d 'apprentissage purement scolaires, cf. également Les Héritiers, p. 95-

journal 2

.

96.

83

H Madame de Cambremer qui était précisément i mi tée et acquise. Mais justement une des choses qu 'on devrait savoir à ce moment­ là, c ' est que le savoir n 'est rien et ne pèse pas un fétu à côté de l 'originalité. Madame de Cambremer avait appris comme le reste qu'i l ne faut rien apprendre »1. On l ' aura compris, l ' idéologie charismatique qui sous-tend cette alchimie sociale des talents et des dons est d 'autant plus effi cace qu' elle est véhiculée et intériorisée par la totalité des acteurs du système scolaire - dominants et dominés - y compris par ceux qui en subissent de plein fouet les effets ravageurs. C ' est en effet dans les milieux populaires que l ' idéologie du don et de la destinée scolaire trouve ses plus chauds défenseurs : « Cette alchimie réussit d 'autant mieux que loin de lui opposer une autre image de la réussite scolaire, les classes populaires reprennent à leur compte l 'essentialisme des hautes c lasses et vivent leur désavantage comme un destin personnel »2• De même, la « ruse de la raison» scolaire et universitaire rend compte tout aussi bien de la révolte ou des prises de distance plus ou moins affectées des « âmes bien nées » vis à vis de l ' école, dans leurs variantes protestataires ou mélancoliques ( Ah, le fameux « vague à l ' âme égotiste qui s ied aux adolescentes hypokhâgneuses »\ que de l ' aliénation des « miraculés» du système d' autant plus enclins à croire aux mythes d ' une école libératrice qu'ils semblent en être, par leur seul mérite, les improbables bénéficiaires. Les héritiers ne cherchent pourtant nullement à diaboliser une élite sociale rendue responsable de tous les maux des « perdants» de ! ' École, ni à accréditer la théorie d'un grand complot silencieux ourdi de concert par les enseignants et les classes supérieures. I l s ' agit tout a u plus de faire apparaître les conséquences, sur l a réussite e t l ' échec scolaires des étudiants, d ' une complicité fondée

1

Sodome et Gomorrhe, « Folio classique», p . 3 72. Les Héritiers, p.! 07 . PieITe Bourdieu et Patrick Champagne ont malgré tout nuancé cette hypothèse dans La Misère du monde en mettant en évidence les 2

Marcel Proust,

changements d'attitude des classes populaires vis à vis de l'échec scolaire depuis

les années

50. Cf. « Les exclus de l'intérieur». La Distinction, p.379. Cf. également, sur ces pseudos «évasions dans les enthousiasmes hétérodoxes», Les Héritiers, p.68. 1

84

H sur « une affinité de style de vie et de valeurs» 1 et de se donner les moyens d ' agir sur elle en en décrivant les ressorts : « Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas détester, mais comprendre» (Spinoza). Hervé

HISTOIRE

Couchat

Dans Q11estio11s de Sociologie mais également dans un artic le des Actes de la Recherches en Sciences Sociales ( 1 980) ainsi que dans un ouvrage collecti r3 parn en 198 1, Pierre Bourdieu traite de sa définition de ! ' Histoire. Selon son point de vue, l 'Histoire Sociale se pose comme étant une parfaite harmonie entre une histoire réifiée et une histoire incorporée, c 'est-à-dire un équilibre et une union entre « l ' histoire faite chose» et « l ' histoire faite corps ». C ' est une « rencontre p lus ou moins réussie entre les positions et les dispositions». Ceci étant dit, il reste à expliciter les tenants et aboutissants de la notion d'Histoire chez Bourdieu. Celle-ci se trouve dans « les deux modes d ' existence du social que sont l 'habitus et le champ». L' histoire réifiée ou « histoire inscrite dans les choses» participe à la construction des habitus. La naissance et les évolutions de ces « choses» que sont les institutions sont détem1inantes dans la formation des positions prises par les individus. La référence au passé est fondamentale dans l ' établissement des comportements qu ' i ls adoptent parce qu'elle les conditionne. L 'histoire incorporée. quant à elle, est l'ensemble des luttes antérieures présentes dans les champs. Ces dernières font date, e l les laissent leur trace. Ainsi « les actes et les produ its qui s ' accomplissent dans un champ enferment la référence pratique à l' Histoire de ce champ». Le passé sert de leçon et crée les dispositions présentes comme les futures. tant au niveau des conflits qu ' à celui de leur dénouement. L 'Histoire (ou champ de l 'Histoire) nous offre divers exemples de cette al liance �

-

1Interventions1961-2001, p.59.

2

«Le mort saisit le vif. Les relations entre !'Histoire incorporée et !'Histoire

réifiée. », 3

A ctes de la Recherche en Sciences Sociales, 1980, n° 32-33.

«Men and machines», in Advanced in Social Theory and Methodology,

K.

Knorr-Cetina and A . Cieourel [dir.], Londres, Routledge and Kcagan Paul, 1981, p.

313.

85

H entre l 'h istoire réifiée et l ' histoire incorporée, de cet examen des rivalités précédentes qui déterminent les conduites à tenir à l ' avenir. Lydi e Dagu err e

HOMOLOGIE Selon Pierre Bourdieu, l ' espace social est divisé en différents champs spécialisés (champ politique, artistique, littéraire, etc.) qui tout en étant séparés les uns des autres, puisqu ' ils répondent à des enj eux spécifiques donc différents, se ressemblent néanmoins dans leur logique de fonctionnement. Ils sont tous organisés autour de règles du j eu ; ils reposent tous sur la possession d ' un capital spécifique ; ils sont tous traversés par la même ligne d ' opposition entre un pôle dominant, lui-même divisé en deux, et un pôle dominé ; ils connaissent tous des stratégies de subversion ( l 'hérésie) et de conservation ( l 'orthodoxie) ainsi que des mécanismes de reproduction. En cela, « l ' homologie peut être décrite comme une ressemblance dans la différence. Parler d' homologie entre le champ politique et le champ l ittéraire, c 'est affinner l ' existence de traits struch1ralement équivalents - ce qui ne veut pas dire identiques - dans des ensembles différents » 1• La notion d'homologie permet de comprendre la correspondance structurale qui existe entre les différents champs, mais aussi entre ces derniers et l ' espace social, sans que cette correspondance soit pour autant une pure et simple transposition d ' un champ à l ' autre. Par exemple, l ' opposition droite/gauche dans le champ politique est homologue à l 'opposition dominants/dominés dans l ' espace social. « Cela veut dire que grosso modo celui qui occupe dans le j eu politique une position de gauche a est à celui qui occupe une position de droite b ce que celui qui occupe une position de gauche A est à celui qui occupe une position de droite B dans le j eu social. Lorsque a a envie d' attaquer b pour régler ses comptes spéc ifiques, il sert ses intérêts spécifiques, définis par la logique spéci fique de la concurrence au sein du champ politique, mais du même coup, i l sert A. Cette coïncidence structurale des intérêts spéci fiques des -

1

Choses dites, p. 1 67- 1 68.

86

H mandataires et des intérêts des mandants est au fondement du miracle du ministère sincère et réussi. Les gens qui servent bien les intérêts de leurs mandants sont des gens qui se servent en les servant » 1 • Ainsi les agents sociaux qui occupent des positions soit dominantes soit dominées dans les différents champs se trouvent unis par une solidarité obj ective fondée sur l ' homologie de l eurs positions. C ' est en cela que l ' on peut parler de « lutte de classe par ricochet »2•

Fabienne Federini HYSTERESIS Chez Bourdieu, l 'hystérésis est la conséquence d ' un décalage entre des structures cognitives et des structures obj ectives originellement correspondantes. L ' agent, au fil de sa socialisation, intériorise selon son milieu et sa traj ectoire les règles obj ectives qui détenninent le fonctionnement du monde social. A partir d'un système de règles intériorisées et en partie non conscientes, il adapte son action à sa représentation du contexte. Plus la correspondance entre l'habitus et les règles objectives est grande, plus les virtualités de l ' habitus auront un espace propice pour voir le j our. Plus cette coïncidence est importante, plus les agents sont à l ' aise pour jouer avec la règle en étant en règle avec les exigences, pour transgresser de manière régulière la règle et se distinguer ainsi par une excellence qui s 'oppose à la conformité des individus limités à l ' exécution pure et s imple des règles. Inversement, moins il y a de congruence, moins les agents arrivent à « être en règle avec des règles qui sont faites contre eux »3 • Un agent aura davantage de facilité pour agir dans un espace s ' il peut y laisser aller sa nature profonde. C ' est ainsi que le plus souvent, les agents accèdent à des positions auxquelles c01Tespondent leurs dispositions et qu' ils participent ainsi à la reproduction de ces positions. Cependant, i l arrive que les règles changent et que les individus soient limités dans leur capacité d ' adaptation, qu'ils perçoivent de -

1

2

Ibid, p. 197.

Daniel Gaxie, « Les logiques du recrntement politique

science politique, février 1 980, p. 5-46. 3 Le Sens pratique, p.185, note 18.

87

»,

Revue française de

H manière moms aigue les forces et les enjeux des nouvelles situations. Dès ses premiers travaux sur l ' Algérie (L e Déracinement), Bourdieu étudie les s ituations de désajustements (dans ce cas spécifique e l les sont engendrées par le développement de l ' économie capitali ste). Les systèmes de représentations, de classements et d ' actions des paysans apparaissent de plus en plus déphasés par rapport aux règles objectives qui déterminent le mode de fonctionnement du monde social. Les intentions subj ectives des agents correspondent mal à leurs conditions et à leurs chances objectives. B ien que le terme ne soit pas encore utilisé nous avons là un exemple typique d'hysteresis. l l s ' agit d ' un décalage entre les structures qui déterminent le mode d ' appréhension de la réalité et les pratiques et les règles obj ectives qui définissent le fonctionnement de cette réalité. Dans le cas de l 'hysteresis, si ce décalage existe c 'est parce que, au fil de sa social isation, les structures mentales de l ' agent se sont sédimentées. La fixité des stmctures cognitives est renforcée par le vieillissement et par le fait que les agents s ' exposent peu à des situations qui remettent en cause l ' information qu' ils ont cumulée au cours de leur existence. Elle peut conduire à une inadéquation entre un contexte obj ectif en transfonnation et 1 'appréciation subjective de ce contexte. Le phénomène d 'hysteresis apparaît lorsque les dispositions les plus figées de l ' individu se confrontent à une situation objective dans laquelle elles sont déphasées. Lorsque, par exemple, les règles objectives du fonctionnement d ' un champ ont évolué et qu ' un agent voit sa position modifiée par c ette transformation sans qu'il en prenne conscience ou sans qu' i l sache s ' adapter à la nouvelle régulation. Le terme hysteresis désigne ce décalage structural entre les règles obj ectives du fonctionnement d ' un champ et les dispositions durables de l ' habitus. Dans les cas extrêmes, comme celui des sociétés colonisées, l ' adaptation des dispositions qui survivent à la désagrégation de leur base sociale d ' origine se fait au prix d ' une « transformation créatrice »1 des principes incorporés à travers l 'exercice d'une nouvelle fonne de pratique ( par exemple d'un changement du rapport au temps, à l 'argent, etc.). 1

Algérie 60, p . 15.

88

H D 'une manière générale, tout habitus est soumis d' une façon ou d' une autre à des phénomènes d' hysteresis plus ou moins i mportants, c ' est-à-dire à un « renforcement secondaire négatif» 1 lorsque, peinant à s' adapter, les pratiques s' écartent trop de leur espace de légitimité, en d' autres termes, des structures objectives au sein desquelles elles sont les plus légitimes. Parce que les structures d 'un environnement donné forment l 'habitus et qu 'elles se transforment, alors qu ' en partie il se fige, l 'habitus demeure nécessairement soumis à des effets d 'hysteresis aux degrés plus ou moins importants. L ' hysteresis peut ainsi expliquer la difficulté de certains agents à saisir le sens des bouleversements h istoriques, le décalage entre leur capacité à percevoir des occasions objectives et la manifestation effective de ces occasions. L ' effet durable des structures les plus originaires est donc particulièrement manifeste dans les situations d 'hysteresis. L ' effet « Don Quichotte» illustre à la perfection ce phénomène : avec la nostalgie d ' un ordre disparu où il coïncidait parfaitement au monde, un habitus correspondant à un état dépassé de l 'ordre social perpétue des dispositions qui tournent à v ide. Mathie u Hilge rs

1

Esquisse d 'une théorie de la pratique, p. 260.

89

1 IDÉOLOGIE - A la manière dont P ierre Bourdieu la conçoit dans Langage et Pouvoir symbolique, l ' idéologie est un champ qui répond à sa propre logique. En premier lieu, elle est relativement autonome et interpénètre le champ politique en se l iant à lui comme l 'une de ses armes fondamentales dans la lutte pour l e pouvoir que se l i vrent l e s divers partis politiques. En absence d e cette lutte, l ' i déologie n 'aurait pas de raison d ' être. Réciproquement, dans la mesure où elle est la clé de la conviction du peuple, la lutte et l ' accès au pouvoir ne peuvent avoir l ieu sans elle. Aussi l ' idéologie est-elle une v iolence symbolique. C 'est un instrument de domination douce qui agi t sur les dominés de manière masquée, en apparaissant sous une fonne attractive, via un discours qui se construi t sur une croyance partagée entre l ' émetteur et les récepteurs du message. Celle-ci génère une légitimité des propos et de leur auteur. En conséquence, elle condui t à une dissimu lation de l ' arbitraire i déologique, dans la mesure où, associée à des jeux de langage effectifs, la croyance sert de catalyseur au « dogme» du producteur et pousse les destinataires à l u i donner du crédit et du soutien dans ses démarches. En ce sens, Bourdieu est assez proche de Karl Marx pour qui l ' idéologie joue un rôle fondamental dans l ' acceptation de la domination par les « dominés». Sa force est non négligeable dans la mesure où elle agi t sur l 'inconsci ent des individus. En outre, comme ! ' Histoire l 'a maintes foi s montré, l ' idéologie est l ' affaire des masses : plus le nombre de convaincus y trouvant la défense de leurs intérêts augmente, plus elle s ' avère solide et efficace dans l ' atteinte de ses buts ultimes. Ainsi les schémas de Pierre Bourdieu sur cette notion peuvent-ils se vérifier, en examinant, par exemple, la manière dont Adolf H itler s 'est servi des sentiments d'antisémitisme latents, au sein de la population allemande pendant l' entre-deux-guerres, pour faire admettre le mouvement nazi. En lui donnant la base de son intime conviction que les Juifs étaient à l ' origine de tous les « maux» (chômage, économie en

1 décl in, etc.) dont souffrait l ' Allemagne depuis 1918 et l ' avènement de la République de Weimar, Hitler a trouvé là l ' opportunité de mener des opérations de persécution et de répression telles que « La Nuit de Cristal» en 1933 avec le soutien d 'un peuple allemand parfois délateur et l ibre de tout jugement négatif puisque convaincu du bien-fondé de ces actes et de leur nécessité pour la sauvegarde de l 'Allemagne. Plus largement, de par son second credo qu 'était la lutte contre le communisme, l ' idéologie nazie fut le prétexte au déclenchement de la Deuxième Guerre M ondiale et le moyen, pour son chef, de justifier chacune de ses invasions et des atrocités commises sur les populations, faisant ainsi d ' une violence symbolique une brutalité physique. En d ' autres temps, de semblables effets ont également pu être observés aux Etats-Unis dès la fin des années 40 où la présence d ' une forte crainte du communisme chez les américains, nourrie par la position des pouvoirs publics de l ' époque, a permis et légitimé la traque des sympathisants communistes pendant la « chasse aux sorcières» menée par Mac Carthy, de même que les guerres de Corée et du Vietnam avec les suites que nous leur connaissons. Par conséquent il convient de dire que l ' idéologie est, non seulement, une affaire de séduction mais aussi celle de l ' action. Lydi e Dagu err e

ILLUSIO ET LIBIDO « I llusio» e t « l ibido» , que Bourdieu j uge synonymes, peuvent se traduire par la croyance fondamentale dans la valeur des enjeux et du jeu lui-même. « I llusio» vient de la racine latine ludus (jeu) : c ' est le moteur qui meut, au travers des multiples champs sociaux dans lesquels nous interagissons, notre capacité à être dans le jeu, d ' y être investi et de le prendre au sérieux. Cet investissement est toutefois, tout comme l ' habitus, du social incorporé, c ' est-à-dire que les structures du jeu font partie intégrante de celles de notre esprit : on ne doit donc pas faire d 'effort conscient pour s ' investir dans le jeu, ce dernier est à ce point intégré qu ' i l en devient proto-conscient, ne nécessitant, pour être mis en œuvre, aucun effort conscient. A l ' instar du boxeur qui -

91

1 sait, avant même que son adversaire n ' ébauche son uppercut, comment l'esquiver, l ' i llusio permet de s ' insérer dans le jeu social en oubliant même que l 'on y j oue et qu' i l y a des enj eux ; c ' est, nous dit Bourdieu, «ce rapport enchanté à un j e u qui est le produit d ' un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et les structures obj ectives de l ' espace social » 1 • Loin du calcul conscient et de l ' intérêt conçu uniquement comme intérêt économique, le travail du sociologue vise à montrer que nos pratiques n ' ont pas toujours des buts assignés comme tels mais que - en phase avec un champ, un jeu social donné - elles s ' aj ustent aux exigences de ce dernier d ' une manière que l 'acteur qualifierait de «naturelle ». Cet effet permet de rapprocher, sans les confondre, l ' illusio de son quasi homonyme : l ' illusion. A la base de l ' illusio se trouve une nécessaire «tromperie de soi » (self deception) qui permet à l ' individu de penser que sa capacité à intégrer un ou plusieurs champs de manière pérenne n 'est pas due à tout un parcours socio-historiquement orienté mais plutôt à une capacité innée à tout homme, l '«animal social » par excellence. Dans ce sens, quand Bourdieu énonce que les acteurs sociaux élaborent des stratégies afin d 'évoluer au mieux dans les c hamps les plus divers, il faut bien comprendre - en rupture avec le sens commun - que ces stratégies ne représentent nullement les desseins conscients et à un long terme d'un seul individu mais plutôt «les ensembles d' actions ordonnées en vue d' obj ectifs à plus ou moins long terme et non nécessairement posés comme tels qui sont produits par les membres d'un collectif »2• Pour appréhender au mieux l ' idée de poser des visées sans les concevoir comme telles, on peut utiliser une métaphore : à la stratégie due à l ' illusio dans un champ social donné correspondrait l 'anticipation, tandis qu 'à la stratégie telle que généralement comprise, rationnelle et consciente, coïnciderait le plan. L ' anticipation, c ' est celle du boxeur qui ne pose pas comme projet d' aller à droite afin d 'esquiver l ' uppercut mais qui y va simplement parce que cette action « se détermine en fonction d ' un 1

è

P. Bourdieu,

Raisons pratiques, Seuil, « Points», p. 150.

P. Bourdieu, «Stratégies de reproduction et modes de dominations»,

recherche en sciences sociales, n° l 05, 1 994, p. 4.

92

Actes de la

1 quasi-présent inscrit dans le présent » 1 • Elle s ' oppose au plan comme but devant être atteint dans un futur posé comme tel. Pour Bourdieu, celui qui ne s' investit pas dans un champ, qui n 'est pas intéressé, est considéré comme indifférent, peu ou pas soucieux des enj eux liés à un jeu social donné auquel il ne se sent pas lié. Par contre, celui qui, dans un champ, lutte de toutes ses forces contre les rapports de domination et, plus largement, contre toute forme de violence symbol ique inhérente au dit champ est encore - et sans doute plus que tout autre - ancré dans l ' illusio du dit champ car, afin d'imposer son point de vue dans le jeu spécifique qu ' il a intégré et, partant, dont i l tente de changer la teneur, il faut qu' i l en possède les p lu s subtiles arcanes. Restent ceux qui tentent d' incorporer un champ qui leur est peu ou pas connu (à l ' instar des jeunes dont les parents sont au chômage et qui, à la fin de leurs études, sont tenus d' intégrer le monde du travail) et doivent, pour cela, effectuer une véritable conversion, processus difficile et entaché d' hystérésis (inadaptation des habitus antérieurs à celui que requiert l 'univers professionnel et grâce auxquels l ' agent j uge, de façon sensiblement biaisée par rapport à la logique du champ, les situations et interactions nouvelles auxquelles il doit faire face) comme de violence symbolique (ces j eunes occupant des positions dominées le sont doublement puisque, peu au fait des règles, conventions et stratégies inhérentes au j eu, ils sont les proies faciles du management dit « participatif » où les rapports hiérarchiques sont noyés dans la croyance largement diffusée que même le manœuvre est un « stakeholder » 2 (partie prenante) à part entière de l ' entreprise , tandis que les j eunes cadres, eux, sont entretenus dans l ' idée qu ' ils font partie d ' une grande famille prenant soin d 'eux en leur offrant qui un fitness center, qui une blanchisserie, voire un service de courses à 3 domicile ). C ' est lorsque l ' apprentissage des règles du jeu est lui-même discrédité par un enchantement cynique des relations de domination que la notion d' illusio trouve ses limites : pour être Raisons pratiques, Seuil, «Points», p. 157. Cf. Bernard Gazier, Les stratégies des ressources humaines, La Découverte, 2004. 3 Cf. Arlie Russell Hochschild, The Time Bind: Jf71en Work Becomes Hume and Home Becomes Wurk, New York, Owl Book, 200 1 . 1

2

93

1 capable et rendu capable de s ' investir dans l e « Jeu » professionnel, encore faut-il recevoir les bonnes cartes et savoir comment les placer.

Lionel The/en

L ' inconscient chez B ourdieu ne comprend pas seulement tout ce dont nous ne pouvons prendre conscience mais également ce dont nous délaissons l ' analyse. L ' inconscient serait constitué, pour grande part, de proto-conscient dont l ' idéal-type serait l 'habitus vu comme interface entre l ' individu et le champ, qui donne le sens du jeu et où viennent s 'ancrer les dispositions. Selon Bourdieu, une grande part de notre inconscient peut être accessible à notre entendement pour peu que l ' on fasse un effort d ' explicitation, d ' auto-analyse. De l'inconscient freudien i l fait peu de cas ou, au mieux, le considère comme en-dehors du domaine de l' exploration sociologique. Dès lors, l'inconsc ient « bourdieusien » devient tout ce que les agents négligent dans l' appréciation des potentialités inscrites dans les dispositions qu' ils ont acquises durant leur parcours b iographique. Beaucoup ont accusé Bourdieu de présenter un ensemble conceptuel par trop détenniniste. I l semble que les dix dernières années de son incessant labeur aient consisté à convaincre ses détracteurs du contraire. Ainsi, s'il est vrai que les agents sont les produits de l ' h istoire - tant par leur position originelle dans l'espace social que par leur trajectoire et l'expérience qui y est liée - il n ' en reste pas moins qu' ils en sont aussi les acteurs, par l 'analyse réflexive de la situation qui les détermine. Ce n' est qu' en passant « d' agents » à « sujets », c 'est-à-dire en prenant conscience de la dépendance qui les asservit à leurs dispositions, que les individus peuvent espérer échapper à leur destin social : « Faute d ' une analyse de ces déterminati ons subtiles qui opèrent au travers des dispositions, on se fait le complice de l'action inconsciente des dispositions qui est e lle-même complice du déterminisme » 1• Toutefois, il faut, pour échapper de la sorte à la détermination, être capable d ' effectuer ce travail réflexif où

INCONSCIENT

1

Réponses, p.

-

1 12 .

94

1 l ' individu choisit de sUivre ou, au contraire, de résister à ses d ispositions. L' idée même de choix inclut également celle de projection temporelle, id est la capacité de se percevoir dans l'à venir même du c hamp or si Bourdieu a longuement développé en quoi l ' habitus représentait le social incorporé, un « rapport de complic ité infra­ conscient entre les agents et le monde social » 1 ou, du moins, entre ceux qui possèdent le sens du j eu et ledit jeu, il n ' a abordé que tard la question de ceux qui sont dépourvus de ce sens justement2 • Pour comprendre ce qu'être dépourvu de sens du jeu signifie, il faut s 'aventurer aux limbes de nos sociétés, chez les plus désocialisés d 'entre nous, les sans-abri de long-terme, plus communément appelés clochards. Sans aller trop loin dans l'argument, on peut avancer que la temporalité de ces derniers baigne dans un présent continu, un temps annulé car, pour qu'il y ait impression de déroulement, une démarcation entre passé et avenir, il faut encore avoir une fonc tion, une mission exigeant des impératifs, des investissements dans le fuhtr. Or, le sans-abri ne se voit concéder aucun rôle propre - sauf ceux qu'il s'auto-attribue - et est dépossédé de ceux qu'il pouvait avoir eu 3• Puisqu'il n'a aucun moyen de plier le temps à ses exigences, il est possible de posh1ler que « la dépossession extrême [du sans-abri] fait surgir l'évidence de la relation entre le temps et le pouvoir, en montrant que le rapport pratique de l'à venir, dans lequel s'engendre l'expérience du temps, dépend du pouvoi r, et des chances objectives qu'il ouvre » 4. P rivé de la possibilité de se projeter dans l'à venir du jeu, il n ' en perçoit pas les potentialités inscrites dans son présent et, en conséquence, se voit dans l'impossibilité d 'échapper au déterminisme de sa condition. Dans ce sens, la personne clochardisée, pour Bourdieu, serait le parangon d ' une individualité prisonnière de son inconscient et donc agent passif d ' un destin

1

2

3

Bourdieu,

Raisons pratiques, Seuil, «Points», p. 154. Méditations pascaliennes. Son seul but consiste à satisfaire ses besoins essentiels tels que gîte, nourriture et

Dans les

sécurité et cela dans une logique de survie qui, exclusive, rend extrêmement difficile tout autre type d'objectif et/ou d'interaction.

4

Méditations pascaliennes, p. 264.

95

1 social lui paraissant inéluctable et sur lequel elle n ' aurait aucune pnse. Par extension, on peut définir l ' inconscient comme étant la part de

notre individualité échappant

à

tout processus de socialisation,

socle socioculturel devenant intangible à partir du moment où l a personne n ' est plus capable de mener le travail réflexif nécessaire pour le « conscientiser ». En corollaire, le proto-consci ent devient lui-même inconscient, l es habitus s ' effilochent et l ' i ndividu déambule alors dans un univers socialement toujours plus exsangue.

Lionel The/en

INDIVIDU1

Si Bourdieu n ' a pas développé de considérations systématiques sur le thème de l'individu, toute son œuvre est orientée par l 'effort pour rendre compte d ' individus concrets. Lui imputer une préférence « holiste » , c ' est lui attribuer (non sans arrière-pensées politiques) une perspective qui n'était pas la sienne. Une certaine critique nominaliste est, à première vue, imparable : le sociologue rencontre des individus et non des collectifs, et en tous cas ceux-ci ne sauraient se voir revêtus des attributs de personnes physiques (conscience, volonté, etc . ) sans risquer d ' occulter la question de leur mode d ' ex istence et d ' action. Pour autant, on ne peut s 'en remettre aux thèses de l ' individualisme méthodologique, i l lustration exemplaire selon Bourdieu de l ' il lusion scolastique qui consiste à universaliser la fiction savante d ' un individu pur, anhistorique, raisonnant et agissant suivant le modèle i déal d ' une théorie de la décision. La théorie de la pratique qu ' i l propose implique une d istinction entre la logique pratique des agents, ensemble de principes non dissociables des pratiques qu'ils guident ou inspirent, et les modèles formalisés constmi ts pour en rendre compte de l ' extérieur, après-coup, et qui, s'ils peuvent être éclairants, ne sauraient pour autant être considérés comme étant au principe des pratiques. 1

Cf.

-

Homo academicus, p. 34-4 1 , 97- 1 67 ; Les Règles del 'art, p. 289-462.

96

1 Le sens pratique, intériorisation de structures objectives rendant possibles des actions aj ustées aux structures obj ectives, ne peut être enfermé dans l ' opposition de l'individuel et du collectif : on peut penser à l ' exemple du maintien corporel en fonction de l'appartenance sociale, exemple qui manifeste que le collectif est au cœur de l ' individuel. Les deux tennes ne consti tuent d ' ailleurs pas des substances juxtaposées et incompatibles. Le col lectif est extérieur et, si l'on veut, transcendant aux individus parfois à la façon d'une chose (comme la monnaie, le langage, le droit, etc.), mais aussi à la façon transcendantale d ' un outil, d'une règle du jeu qui détermine les conditions d ' intelligibilité et de félicité de l'action. Il n'y a rien là de mystérieux et l 'on peut penser que l ' hypostase du collectif est plutôt un mythe sur lequel prospèrent les philosophies individualistes du social. De façon générale, Bourdieu n'a cessé de récuser une série d 'alternatives qui lui paraissaient mal ajustées au travail de recherche. I l en va ainsi de l 'opposition entre une étude mic rosociologique attentive aux singu larités et une étude macrosociologique qui s ' occuperait de structures globales, opposition qui imposerait au chercheur de faire un choix. Il s ' agit en fait pour lui d 'une différence de stratégie : selon les cas, les données incitent à privilégier un aspect plutôt que l'autre. Mais le sociologue travaille avec les instruments et les hypothèses qu ' appelle la construction de l 'obj et scientifique. Le niveau m icrosociologique a affaire à l ' individu épistémique qui ne saurait se confondre avec l ' individu empirique tel q u ' i l se présente dans l ' expérience ordinaire. L ' individu épistémique est l ' ensemble des propriétés pertinentes fonnant système et permettant de rendre compte d ' une série d ' observations méthodiquement dél imitées (mise en relation des choix esthétiques, éthiques, politiques avec des variables de profession, d ' origine sociale, etc . .. . ). Le fait que les effectifs correspondants soient de un, de deux ou d ' un m i llion ou plus, ne change pas fondamentalement la démarche. Si l'on veut poursuivre l ' analyse depuis le groupe construit jusqu 'aux individus, ce ne sera jamais qu'en mettant en œuvre les mêmes principes. Il est stérile d ' opposer la richesse inépuisable des individus et la pauvreté des groupes.

97

1 En effet, à l'intérieur d'un groupe, on peut s'attacher à mettre en évidence des différences pour autant que celles-ci sont conformes à des principes de variation systématiques (revenus, diplômes, etc . ) . Loin d'être une juxtaposition de cas particuliers, un groupe est structuré selon des axes que l ' analyse de correspondances multiples, notamment, permet de discerner. Ainsi les professeurs des disciplines lettres et sciences humaines peuvent être envisagés d ' après au moins deux axes: celui des formes de pouvoir ( institutionnel/scientifique) et celui des degrés de reconnaissance académique (jeunes/vieux). Cela signifie d'abord que la plupart des cas concrets peuvent être étudiés de cette façon, les prises d e position des agents y trouvant leur principe explicatif. Certes, i l existe u n nombre indéfini d e variables qui pourraient faire paraître ce modèle trop rigide. Or, une variable comme l'origine géographique semble le plus souvent redondante avec les variables principales (position institutionnelle, reconnaissance scientifique, etc . ) , à moins qu'elle n'ait pour effet de compliquer l'analyse de leurs relations : rien n'interdit de penser qu'un individu puisse se voir soumis à une relative ambivalence (cas de ceux qui ont à peu près toutes les propriétés majeures d'un groupe, sauf une). Enfin, comme les méthodes structurales l'ont établi, une opposition entre deux termes ( dominant/dominé, mondial/local, etc . ) peut se voir répliquée plusieurs fois, l'un des termes étant le point de départ d ' une arborescence selon un principe unique. Dans ses travaux empiriques, Bourdieu s'est efforcé d'analyser grâce aux mêmes ressources analytiques aussi b ien des familles de trajectoires que des trajectoires singulières (comme celle de Heidegger). L ouis Pinto

INSTITUTION Dans la sociologie de Pierre B ourdieu, la notion d ' institution n' occupe pas, loin s ' en faut, la place centrale que lui attribuait Émile Durkheim 1• Il n ' en reste pas moins que la théorie -

1

Cf. notamment les

Leçons de sociologie, PUF, 2003 [ 1 950], et la lecture qu'en Dictionnaire des œuvres politiques dirigé par Evelyne Pisier, PUF, 200 1 [ 1 989].

propose Bernard Lacroix dans le

98

1 du monde social élaborée par B ourdieu peut s'avérer d ' un usage fécond pour l ' analyse sociologique des institutions 1 • Les institutions, au sens sociologique général (la propriété ou la parenté) comme au sens le plus directement empirique ( l ' Ecole normale supérieure ou le Président de la République), sont de fait placées au cœur des deux processus d ' objectivation de l ' histoire et de leur rapport dialectique dont l ' étude forme l 'essentiel du programme sociologique de Pierre Bourdieu : l 'histoire faite chose (réifiée notamment dans des institutions), et l'histoire faite corps ( incorporée notamment dans la socialisation aux institutions). Les institutions n ' ont pas pour raison ce qu' elles se donnent comme raison d ' être, mais la construction historique qui a institué ces arbitraires et les a progressivement naturalisés. Revenir sur les processus socio-historiques d ' obj ectivation sociale, dont l ' institutionnalisation est une fonne particulière, s ' avère ainsi un précieux antidote contre les dérives objectivistes (faisant de l ' institution une entité naturelle indépendante de la pratique), finalistes ou fonctionnalistes (réduisant l ' institution à « l ' organe » fait pour remplir une « fonction » prédéfinie), ou encore idéalistes (prenant pour principe générateur les justifications ex post, d ' ailleurs souvent changeantes, qui théorisent la nécessité de l ' institution). L'institution, au sens dynamique du terme, est un acte magique : c ' est la production socialement acceptée d ' un nonws, un principe de di-vision du monde qui, dans le continuum naturel, introduit la coupure « par laquelle le groupe se constitue comme tel en 2 instituant ce qui l ' unit et le sépare » • Les « rites d ' institution » en 3 forment le moment fort et particulièrement visible • Faire reconnaître comme naturel un découpage arbitraire (comme une frontière), faire méconnaître son caractère arbitraire et partant le légitimer, assigner un statut à des agents en fonction de ce principe (les instituer), consacrer socialement ceux qui instituent ou sont institués, forment autant de pratiques par lesquelles l ' institution se réalise. 1 Cf. Jacques Lagroye, « L'institution e n pratiques politique, vol. VIII, n° 3-4, décembre 2002. 2 Le Sens pratique, p. 348. 3 Ce que parler veut dire, p. 1 21 et suiv.

99

»,

Revue suisse de science

1 Tout comme une langue a besoin de locuteurs pour ne pas devenir langue morte, les institutions n ' existent ainsi que dans et par des pratiques. Or, pour que des agents sociaux remplissent les « attentes » de l ' institution et, ce faisant, l a perpétuent, i l faut qu'ils l ' aient au préalable intégrée à leurs manières de voir et à leur sens pratique. C ' est la raison pour laquelle l ' institution « ne trouve sa p leine réalisation que par la vertu de l' incorporation » 1 • Comme dans un champ, c ' est ce que permet l a dynamique de l 'habitus. Dotées d ' instances de socialisation, de règles formelles qui encadrent les pratiques, les institutions contribuent à l ' inculcation des connaissances pratiques et du savoir être qui font que l ' on devient ce que !' institution attend que l ' on soit (prêtre ou officier), et que l ' on contribue ainsi à reproduire l ' institution ( l ' église catholique ou l ' armée )2. Cet ajustement qui peut paraître « naturel » ( l 'institution faite homme), relève en fait d ' un processus qui peut être inégalement long, complexe et heureux, en fonction notamment des dispositions antérieures à « l ' entrée en institution ». On ne devient pas prêtre ou m i l i taire de la même manière selon qu'on a ou non fréquenté assidûment dès son plus jeune âge les églises ou les casernes3 . De là découlent aussi des manières différentes d'habiter l ' institution : les modèles de l ' apparatchik ou de l ' oblat, qui doivent tout à l 'institution et sont de ce fait prédisposés à un niveau élevé de dévouement et de croyance n ' épuisent pas, loin de 4 là, la diversi té des rapports possibles à l 'institution • I rréductibles au calcul conscient comme à l ' obéissance aveugle, les rapports différenciés à l ' institution qui s' engendrent dans la double histoire sociale des agents et des institutions génèrent des pratiques elles-mêmes différenciées. Même et surtout lorsqu ' i l s ' agit d ' une institution, on ne saurait confondre l a régularité (ou le caractère statistiquement prévisible des comportements) et le s imple respect de règles (quand bien même elles peuvent être en l ' espèce codifiées sous la forme de règlements) . De la même manière, dire que les agents sociaux réalisent les institutions par Le Sens pratique, p. 257 (cf. aussi p. 238-240). Ibid. , p. 96. 3 Cf. notamment Méditations pascaliennes, p. 1 98 ; Le Sens pratique, p. 1 1 2 et suiv . 4 Méditations pascaliennes, p. 1 88. 1

2

1 00

1 leurs pratiques n ' équivaut pas à poser qu ' ils ne font que la reproduire à l ' i dentique : i ls lui imposent aussi « les révisions et les transformations qui sont la contrepartie et la condition de la 1 réactivation » • En s ' appropriant cette sociologie des institutions, on se donne aussi les moyens de mieux maîtriser ses propres rapports aux institutions. Pierre Bourdieu l ' a montré, pour lui-mème, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, l ' institution qui le consacrait : « la sociologie, science de l ' institution et du rapport, heureux ou malheureux, à l institution, suppose et produit une distance insurmontable, et parfois insupportable, et pas seulement pour l ' institution ; elle arrache à l ' état d ' innocence qui permet de 2 remplir avec bonheur les attentes de l ' institution » •

Vincent Dubois La figure de l ' intel lectuel défendue par Pierre Bourdieu est avant tout celle d ' un chercheur qui met en œuvre un cadre de travai l collectif, tout en s ' appuyant sur ses connaissances et son savoir-faire. En cela, elle s ' oppose au mythe du maître à penser sûr de son savoir, de l 'intellectuel organique, i solé, sans attache n i racine3• Dés 1962, il met en pratique cette conception du penseur en multipliant des recherches collectives, à partir du Centre de Sociologie Européenne notamment. Pour lui, l ' intellectuel doit reconnaître les apports des penseurs du passé à la théorie de la connaissance mais aussi travai l ler collectivement à comprendre l e champ qui a pennis sa propre émergence et à connaître ses déterminations pour essayer de s ' en libérer. Pour cela, il doit surmonter les effets de la concurrence pour la domination afin de pouvoir contrecarrer les menaces qui pèsent sur sa l iberté. La constitution de ce contre-pouvoir collectif, critique à la fois des productions culturelles et des pouvoirs politiques ou économiques, vise à formuler des propositions qui relèvent de son champ de compétence. Cet intellectuel collectif a pour fonction de

I NTELLECTUEL

-

1

Le Sens pratique, p. 96. Leçon sur la leçon, p. 8. 3 Questions de sociologie, p .70. 2

101

1 produire et de diffuser des instruments de défense contre l a domination symbolique, celle q u i aujourd' hu i revèt le p l u s souvent les apparats de l 'autorité de l a science 1 • Cette conception s ' éloigne de l' intellectuel total incarné par Jean­ Paul Satire, à la fois romancier, homme de théâtre, philosophe, engagé sur tous les fronts de la pensée et de la politique, celui qui parle de tout et qui a réponse à tout2 . L ' intellectuel collectif correspond plus à un groupement d ' intellectuels spécifiques, au sens de Michel Foucault, c ' est-à-dire fondant leur engagement sur leurs compétences scientifiques, mais produisant en outre des réseaux critiques capables de définir les moyens et les fins de leur réflexion et de l eur action 3 • En ce sens, Pierre Bourdieu va critiquer les intellectuels­ essayistes4 puis les effets de notoriété que produisent les médias sur ceux qu ' ils mettent en scène : cette nouvelle génération de penseurs « censés penser à vitesse accéléré »5 créée par et pour eux. Il se refuse à reconnaître à ces « fast thinkers » , ces « nouveaux maÎtres à penser sans pensée »6 une légitimité dans le champ intel lectuel alors même qu ' ils monopolisent les débats publics. Ainsi en 1 995, il publie une critique virulente contre Philippe Sollers dans Libération, reprise dans Contre-feux, en le désignant comme idealtypique d ' une génération d'écrivains animés par l ' ambition et changeant d ' opinions au gré des modes. Un an plus tard, dans Sur la télévision, il désigne d ' autres « intellectuels » médiatiques dont Alain M ine, Jacques Julliard, Claude Imbert, Jacques Attali, Luc Feny et Alain F inkelkraut. Puis vient le tour de Bernard Henri Lévy, cet intelfecwef négatif qui dans deux articles publiés dans Le Monde, tient des propos « caricaturaux » sur les massacres en Algérie apportant « au 1 Interventions 1961-2001 , p.470-475. 2 P. Bourdieu, « Sartre, l'invention de l'intellectuel total », Libération, 3 1 mars 1 98 3 , p.20-2 1 .

3

4

« Pour un savoir engagé», in Pierre Bourdieu,

Jean

Contre-feux 2, p . 35-36.

laude Passeron,

mythologies des sociologues »,

« Sociologues des mythologies et

Les temps modernes, n°2 J l , décembre 1 963, p.

998- 1 02 1 . 5

6

Sur la télévision, p. 3 0 . « Post-scriptum : Pour un corporatisme d e l'universel », in

p.470.

1 02

Les Règles de l 'art,

1 mépris raciste l ' alibi indiscutable de la légitimité éthique et laïque » 1 • Antithèse de l' intellectuel, ce dernier donne à voir en négatif ce que doit être le véritable travail du penseur : « la liberté à l ' égard des pouvoirs, la critique des idées reçues, la démolition des alternatives simplistes et la restitution de la complexité des problèmes »2• Touj ours à la recherche de nouvelles formes d 'échange et de communication entre les intellectuels et les militants, Pierre 3 Bourdieu plaidait pour la réinvention de l ' internationalisme mais d ' une « internationale des intellectuels attachés à défendre l ' autonomie des univers de production culturelle »4, préalable à l 'intellectuel collectif, autonome et engagé.

Fabrice Fernandez

1

2

3

4

«L ' intellectuel négatif», in

Contre:feux, p. 1 06.

Idem.

«Les chercheurs, l'internationalisme et le mouvement social», in «Post-scriptum : Pour un corporatisme de ! 'universel», in

p.467.

1 03

Contre:feux. Les règles de / 'art,

J JOURNALISME Le sociologue (a fortiori Pierre B ourdieu) se doit de rompre avec les évidences de sens commun pour construire ses objets. En tant que « quatrième pouvoir », que profession, qu'activité, qu'institution, le « journalisme » renvoi e assurément à de nombreuses réal ités. Pour construire sociologiquement cet objet, pour le construire en objet de science, B ourdieu l ' aborde comme un « champ » : « Pour aller au delà de l a description, si minutieuse soit-elle, de ce qui se passe s ur u n plateau d e télévision et essayer de saisir l e s mécanismes explicatifs des pratiques des journalistes, i l faut faire intervenir une notion, un peu technique, mais que je suis obligé d ' invoquer, l a notion de champ journalistique » . Il importe donc de comprendre que Bourdieu ne tente nullement de donner une définition de ce qu' est « le journalisme », intrinsèquement et essentie l lement, en tout temps et tout lieu. L'objet de son analyse est un microcosme spéci fique, le « champ journalistique », situé dans un espace social particulier. Comme tout champ social, le champ journalistique a ses propres lois et est défini par sa position dans le monde global, et par les attractions, les répulsions qu' i l subit de la part des autres champs sociaux 1 • Dire qu' i l est autonome, qu' i l a ses propres lois, « c 'est dire que ce qui s'y passe ne peut être compris de manière directe à 2 partir de facteurs extérieurs » • Comme d'autres champs de la production culturelle (champ l ittéraire, champ artistique, etc.), le champ journalistique est structuré autour de deux pôles : l e pôle autonome, lieu de la reconnaissance par les pairs, équivalent de ! 'art pour ! 'art, et le pôle hétéronome, lieu de la reconnaissance par le plus grand nombre, matérialisée dans le nombre de lecteurs, d ' auditeurs ou de spectateurs. La concmTence économique entre les chaînes ou les journaux pour les « parts de marché » s 'accompl it concrètement sous la forme d ' une concurrence entre les journalistes, concurrence dont les enjeux spécifiques sont l e -

1

2

Sur la télévision, p . 44. Idem.

J scoop, l ' information exclusive, la réputation dans le métier, etc. Autrement dit, cette concmTence ne se vit ni ne se pense comme une lutte purement économique, mais bien comme une lutte spécifique au champ journalistique 1 • Le champ journalistique doit son importance dans le monde social au fait que les journalistes, en tant que producteurs symboliques, à l ' instar des professeurs, des philosophes, des prêtres, etc., enfin de tous ces gens qui font profession de parler, et de parler du monde social, « détiennent un monopole de fait sur les instmments de 2 production et de diffusion à grande échelle de l ' information » . Ce faisant, les journalistes exercent, selon Bourdieu, un « pouvoir de consécration », une emprise sur l ' accès des simples citoyens, mais également des autres producteurs culturels (savants, artistes, écrivains, etc.) à l' « espace public » , c ' est-à-dire à la grande diffusion3 • C ' est donc en ce sens que Bourdieu parle d' « emprise du j ournalisme » . Dans un monde social composé d ' espaces sociaux, plus ou moins autonomes, Bourdieu fait le constat d 'une intervention de plus en plus grande des journalistes, ou plus précisément des logiques journalistiques, dans d ' autres champs sociaux que le champ j ournalistique, mettant ainsi en question l 'autonomie de ces c hamps sociaux. Ainsi, pour prendre un exemple, l' « hétéronomie, la dépendance à l ' égard des forces externes, commence quand quelqu' un qui n ' est pas mathématicien peut commencer à donner 4 son avis sur les mathématiciens » . Et c 'est précisément ce que tendent, de plus en p lus, à faire les journalistes, selon le constat de P ierre Bourdieu. Pour autant, le champ journalistique n'est pas non plus un champ totalement autonome. Par l ' intermédiaire de l ' audimat. qui pèse plus lourdement sur le pôle le plus hétéronome du champ j ournalistique, le poids des logiques économiques est en constante augmentation. C'est-à-dire que le modèle du pôle le plus 1

Idem. Ibid., p. 52. 3 Idem. 4 Extrait de l 'émission « Recherches au Collège de France. Le champ journalistique et la télévision », Paris Première, mai 1 996, cité in Pierre Bourdieu et les médias. Rencontres INA/Sorbonne. 15 mars 2003, L 'Harmattan, p . 1 3 . 2

1 05

J hétéronome du champ j ournalistique est petit à petit en train de se répandre à la totali té du champ, y compris dans les régions les plus autonomes 1 • Comme on le voit, aborder le j ournalisme comme un champ pennet de le considérer dans son environnement structural immédiat et de comprendre la domination grandissante de l a logique économique sur ce champ j ournalistique et l ' emprise grandissante qu ' a ce champ sur d ' autres champs de la production culturelle, comme le champ politique ou le champ des sciences sociales. Yves Patte

1 P. Bourdieu, "The Political Field. the Social Science Field, and the Journalistic Field", in E. Neveu and R. Benson, Bourdieu and the Journalistic Field' Cambridge, Polity Press, 2005, p. 42 .

1 06

L LANGAGE 1 La notion de langage est rattachée à celle de marché l inguistique, au sens économique du terme, c ' est-à-dire que ce marché est soumis aux lois officielles qui détenninent ce qui a cours ou ce qui n ' a p lus cours sur le champ des échanges linguistiques et des discours (politiques, religieux, scientifiques, philosophiques). La production l inguistique qui se réalise à un moment donné actualise des rapports de force entre locuteurs dont les enj eux sont les rapports de pouvoir symbolique. Tout d 'abord, selon Bourdieu, on ne peut mesurer la complexité des échanges si l 'on se place uniquement du point de vue linguistique, tel que l ' ont fait Saussure, Chomsky ou Austin. Le langage manifeste une autorité à travers l ' imposition officielle d ' un parler légitime. Il est par conséquent nécessaire de prendre en compte le marché linguistique dans lequel ces discours sont produits, car c ' es t le marché qui confère un profit symbolique (et par là une d istinction) aux producteurs de d iscours. Ensuite, le rapport de force qui a lieu dans les échanges l inguistiques traduit la structure sociale dans laquelle les échanges sont produits. La valeur des productions symboliques sur le marché dépend des compétences linguistiques de l 'émetteur, mais aussi de sa légitimité (son pourvoir symbolique et son autorité, eux-mêmes étant les produits de sa position sociale). Ainsi, il est nécessaire également de prendre en compte l 'enjeu de l 'autorité et de la compétence sociale du locuteur, impliquées dans l ' énonciation linguistique. Donc, le marché linguistique produit et se compose de luttes pour les profits symboliques. Il traduit et reproduit les effets de domination existant dans l ' espace social. Le capital linguistique légitime s ' acquiert et s'exprime dans la sphère familiale et scolaire qui sont deux lieux de production de la compétence socialement définie comme légitime. Cette longue -

1 Cf. P. Bourdieu, Ce que parler veut dire ; « Vous avez dit 'populaire' ? », Actes de la recherche en sciences sociales n° 46, 1 983.

L acquisition est le fruit de renforcements et démentis success i fs opérés au fil des s ituations de communication. C 'est un apprentissage qui confère la maîtrise d ' un usage de la langue mais aussi des situations où cet usage est acceptable. La langue légitime oppose en effet l ' ordinaire et le vulgaire au soutenu et au distingué, et c 'est par un travail incessant que naît l ' écart entre ces valeurs, que se renforce la distinction, et que se produit la valeur légitime. Les profits de distinction obtenus dans les échanges linguistiques sont liés au capital symbolique des producteurs car l e marché e s t plus favorable à ceux q u i ont l e plus grand volume de capital c ' est-à-dire qui sont les plus proches de la langue légitime. Et p lus on s'éloigne des marchés officiels, plus la légitimité peut revenir aux produits des habitus dominés. Néanmoins, les rapports de domination continuent de produire chez les dominés les conditions d'imposition de la langue légitime ; ainsi i ls demeurent touj ours « justiciables » de la loi officielle. Ainsi, le capital est confondu avec la position sociale. L'habitus linguistique rej oint l ' habitus de classe et l ' hexis corporelle, à travers une stylisation de la vie qui se traduit dans la manière de parler, de s 'habiller ou de manger (par exemple, l 'hypercorrection des fractions de la petite bourgeoisie peut traduire un effort permanent d ' acquérir les propriétés des dominants). L ' adoption d ' un style de vie n' est pas neutre mais traduit des choix. Chez les dominés, l ' adoption du style dominant par conformité peut être vécu comme un renoncement à leur identité sociale, voire sexuelle en ce qui concerne les hommes - en témoigne le déni des valeurs viri les constitutives de l'appartenance de classe. Les d iscours constituent ainsi à la fois des s ignes de richesse et d ' autorité. Donc, la l inguistique doit considérer les conditions sociales de la production du langage et le marché dans et pour lequel le d iscours est produit, c ' est-à-dire la position sociale de l 'émetteur et le profit symbolique dont i l pourra bénéficier. Fanny Mazzone

LÉVI-STRAUSS - Au lieu de s ' intéresser aux relations de Claude Lévi-Strauss et de P ierre Bourdieu de manière abstraite, c ' est-à-

1 08

L d ire comme à des relations d ' ordre strictement théorique 1 , i l convient d e rappeler qu' elles s' inscrivent dans une structure et dans une h istoire, celles du champ académique français, et que Lévi-Strauss, plus peut-être qu' un interlocuteur, a lui-même constitué un objet d ' analyse pour Pierre Bourdieu dans le cadre d ' une démarche sociologique sans cesse animée par le souci de réflexivité. Dans les années 60, lorsque débute la carrière de Bourdieu, Lévi­ S trauss est la figure majeure du paysage intellectuel français. Avec l ' anthropologie structurale, une science sociale s ' impose pour la première fois comme discipline dominante, y compris aux yeux des philosophes . La stratégie ambitieuse de revalorisation mise en œuvre par Lévi-Strauss s ' appuie sur le cumul du prestige de l a philosophie ( i l bapti se s a science « anthropologie » e n référence à Kant) et de la science, le concept de structure renvoyant non seulement à la linguistique saussurienne, mais aussi aux sciences dites dures : mathématiques, biologie, physique 2 • Intellectuel j ouissant d ' une véritable reconnaissance scientifique et qui, en marge de l ' Université, se consacre à la recherche proprement dite et non à la reproduction de la culture et de ses agents, Lévi-Strauss incarne alors la figure de l' « hérétique consacré » dans laquelle Pierre Bourdieu se reconnaîtra plus tard3 . L 'Homme, revue que dirige Lévi-Strauss, exerce une grande attraction sur les nouveaux 4 entrants dans le champ, dont B ourdieu lui-même • Le prestige que confère le stmcturalisme à l 'anthropologie pennet à Bourdieu, qui réalise ses premières enquêtes en Algérie, de cesser progressivement de se penser comme un philosophe tout en ne réalisant pas de rupture définitive avec la « discipline royale » . Se considérant comme un anthropologue, il semble alors inscrire ses travaux dans la tradition structuraliste. On peut d ' a i l leurs faire remarquer que c ' est à Lévi-Strauss qu ' i l adresse l 'article sur la maison kabyle, l ' un de ses premiers écrits ethnographiques, exercice d ' application rigoureuse des méthodes structuralistes au

Cf. également STRUCTURALI SM E. Sur ces diftërents points, cf. P. Bourdieu, Choses dites, p. 1 6 . 3 Homo academicus, notamment p. 1 40- 1 4 1 . 4 Science de la science et r�flexivité, p. 1 9 1 - 1 92. 1

2

1 09

L symbolisme quotidien de la société kabyle 1 • Cependant, en s ' intéressant aux phénomènes d ' acculturation généralement ignorés par les ethnologues de son temps, B ourdieu se démarque 2 du structuralisme le plus classique • Mais c ' est lorsqu' il tente d ' appliquer les acquis de ses travaux ethnologiques à la société française que Bourdieu se heurte à la conception de l' anthropologie véhiculée par Lévi-Strauss, hâtant du même coup sa conversion à la sociologie. L ' anthropologie structurale, comme le rappelle la métaphore du « regard éloigné », encourage en effet un rapport déréalisant et esthétisant au monde social (Bourdieu parle de « déni » au sens freudien du terme), c e dont Tristes Tropiques fournit l ' exemple le plus éloquent. Bourdieu voit en effet dans l ' anthropologie une science dépourvue d'enjeux actuels, qui tient la réalité empirique à distance et favorise du même coup une vision conservatrice du monde social3 . Lévi-Strauss constitue d 'ailleurs l ' incarnation parfaite de ce que Bourdieu a appelé l ' épistémocentrisme scolastique, illusion savante qui trouve son origine dans une posture purement intellectualiste qui instaure un rapport « hautain et lointain » 4 entre le savant et son objet et qui conduit à proj eter « dans la pratique ( . . . ) un rapport social impensé qui n' est autre que le rapport 5 scolastique au monde » . Le structuralisme place ainsi de la méta­ pratique ( les règles de parenté par exemple) à la source de la pratique, transformant les « indigènes » en simples agents d ' exécution du modèle dégagé par l' anthropologue. Point de vue inacceptable aux yeux de Bourdieu, chez qui un rapport différent au terrain et une insertion particulière dans le monde académique ont encouragé une certaine méfiance à l 'égard de t P. Bourdieu, « La maison ou le monde renversé », in Echanges et Communications, mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, Mouton, 1 969, et repris dans Esquisse d 'une théorie de la pratique. 2 Cf. notamment Le Déracinement. On peut ajouter que Bourdieu a publié dans L 'Homme la recension des Religions africaines au Brésil de Roger Bastide, qui lui aussi interroge le structuralisme à travers la question de l 'acculturation. Cf. L 'Homme, n° 1 , Mouton, 1 96 1 , p. 1 1 4- 1 1 6. 1 Sur ces deux derniers points, cf. Esquisse pour une autoana�vse, notamment p. 5963. 4 Choses dites, p.3 1 . 5 Méditations pascaliennes, p.67.

1 10

L l ' intellectualisme. Rompre avec l e point de vue du savant omniscient sur des indigènes « voués à ! ' inconscience » 1 et dépasser les alternatives stériles dans lesquelles s ' enfennait le structuralisme, exigeait donc que Lévi-Strauss soit lui-même pris pour objet, tàche à laquelle Bourdieu s ' est attelé dans Homo

Academicus. I l faut aussi rappeler que c ' est j ustement pour réintroduire le sujet (mais un nouveau sujet, passé au crible de la critique) là où le structuralisme semblait l ' avoir éliminé, que Bourdieu a forgé le concept de stratégie. Concept que Lévi-Strauss, prisonnier d ' un système d ' oppositions binaires indissociablement scientifiques et politiques, a vite fait de confondre avec celui de « spontanéisme » qui a occupé la scène politique de l a période de mai 68, n ' y voyant qu ' une façon de nier l 'existence des structures en invoquant la 2 liberté . Manière de souligner que la divergence entre les deux auteurs, d 'ordre avant tout épistémologique, n ' a pas manqué de s ' exprimer sous l a forme de rapports diamétralement opposés à l 'engagement e t à la politique.

Michel Daccache

S i Bourdieu a longtemps refusé de livrer une théorie » univoque de la liberté, c 'est qu ' il tenait à marquer ses distances avec les certitudes communes et, surtout, la discipline philosophique. Néanmoins, la sociologie n ' évacuant jamais les considérations générales sur la « condition humaine » , ses travaux empiriques le conduisent à aborder de front le sujet. Passager c landestin dans les premières enquêtes d ' ethnographie du monde kabyle et de sociologie de l 'éducation, le thème de la l iberté devient, à mesure que la réflexion gagne en généralité, un enjeu théorique maj eur. La publication des Héritiers en 1 964 est une première étape dans cette réflexion. Avec Passeron, Bourdieu avance une théorie subversive de la reproduction scolaire. La mise au jour des mécanismes par lesquels le système démocratique de 1 ' école

LI BERTÉ

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«

1

2

Choses dites, p. 1 8. Ibid., p.78.

11t

L « élimine » les élèves issus des classes dominées n ' est pas pour contenter les dominants. La déconstruction des « égalités formelles » fait surgir l ' efficace des techniques de sélection et lève ainsi le voile sur les incuries de l ' école républicaine. Taxé de « sociologisme », l ' angle d' analyse anéantirait l 'autonomie des individus. À l ' inverse, le constat d ' une limitation structurelle des choix offerts aux élèves ne revient pas à « nier » toute liberté 1 • Penser subversivement le poids de l ' « hérédité culturelle » a pour conséquence d'envisager, par contraste, les conditions de possibilité d ' une réforme de l ' éducation. Et c ' est bien le sens de l ' enquête que d' inviter in fine à l a rationalité et à l 'équité2. Dans les Méditations pascaliennes, Bourdieu tire les conséquences philosophiques de son travail (ce qu' il obviait à raison jusqu 'alors ) 3 . L 'ultime chapitre intitulé « l 'être social, le temps et le sens de l ' existence » présente la synthèse d ' une conception ambivalente du monde social, entre désenchantement et espérance-+. La question de la liberté y est explicitement traitée. Dans les Héritiers. comme dans tous les ouvrages où Bourdieu examme l ' influence des conditionnements sociaux et des détenninismes incorporés, se trouve identifié l ' aj ustement immanent entre les « chances objectives » et les espérances subj ectives. Mais ce rapport n' est pas rigide. Dans des situations de crise ou de remaniement plus ou moins brusque des structures sociales, les agents sociaux - même les plus démunis - sont susceptibles de mettre à l 'épreuve une « marge de liberté »5• Opposé à tout fatalisme, Bourdieu réaffirme une politique de l ' émancipation dans la droite ligne de la philosophie des Lumières. C ' est par la sociologie que B ourdieu consolide sa foi dans l ' émancipation. Dans ces conditions, la discipline est l ' instrument analytique d ' une authentique libération. La compréhension des 1 La position déterministe de Bourdieu est source de nombreux malentendus. Cf. Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, 2003, p. 37-40. 2 Les Héritiers, p. 1 22. 1 Cf. Louis Pinto, «Pierre Bourdieu et la philosophie. À propos des Méditations pascaliennes », in Louis Pinto, Gisèle Sapiro, Patrick Champagne, Pierre Bourdieu sociologue, Fayard, 2004. 4 Cf. Méditations pascaliennes. 5 Ibid. , p. 279.

1 12

L modes de fonctionnement du monde social participe d ' une forme de réflexivité. E lle fournit en retour des outils conceptuels de résistance et enseigne la critique contre les illusions de diverses natures. Cependant, ce surcroît de connaissance n' est rien s ' i l ne sert pas le plus grand nombre. C ' est pourquoi le sociologue est appelé à intervenir, plutôt que de rester sagement à observer le monde social s 'entredéchirer. F idèle à l' intention réformatrice qui guidait Les héritiers, Bourdieu s 'est fait un devoir de politiser sa pensée et d ' en expliciter publiquement les principes. Les situations critiques sont l 'occasion de mettre en pratique ce programme. Pragmatique, i l sait hausser la voix et se mobi liser pour nombre de causes. Durant les années 1 990, il multiplie les prises de position publiques, pendant les grèves de 1 995 notamment, et inj ecte dans sa pratique sociologique les éléments d ' un véritable programme de réfonne politiqu e (la conclusion de La misère du monde est exemplaire à cet égard). À mi chemin entre les postures de l ' intellectuel total (sartrien) et de l ' intellectuel spécifique ( foucaldien), le sociologue remet ainsi au goût du j our une éthique de l 'engagement sociologique dans les luttes. Il s ' inscrit d' autant plus fermement contre les théoriciens de la libération toute théorique. Pour autant, il ne faudrait pas en conclure que le sociologue cède à une vision naïvement optimiste. Il reconnaît que cette lutte crépusculaire s ' avère des plus difficiles et délicates. En bon pascalien, Bourdieu se veut lucide, oscillant entre pessimisme et croyance dans la perfectibilité des êtres humains. Peut-être est­ ce la conséquence de la condition paradoxale qui caractérise la sociologie : amené à produire des vérités décevantes, sinon déprimantes, l e sociologue doit se situer entre les deux rôles contradictoires de « rabat-joie » et de « complice de l ' utopie » 1 •

Arnaud Saint-Martin

LITTÉRATURE

La li t t éra t u re est appréhendée de p l u s ie urs

façons dans ! ' oeu vre de P i e rre Bourd i eu . E l l e fa i t d ' abord part i e des b i e n s c u l t u r e l s où se d é c l i nent les nÎ\ e a u x d i fférents de légi,

1

Questions de sociologie, p. 95.

1 13

L t i m i té : a u sens absolu, e l l e désigne l a l ittérature c l assique. légi­ ti me, reconnue par l e canon scolain:�. l 'enseignement littéraire étant l ' un des principes fondamentaux de la reproduction « de l a cul ture légitime et des agents c a p a b l es de l a man ipuler légiti mement » 1 • Mai s l a l ittérature est é ga lemen t un objet de sociologie. comme l e revendique Bourdieu notamment dan s Les Règles de / "Art. malgré la rés istance ù l ' ob j e c t i vation des lettrés è l littéra i res. La (< doxa l i ttéraire »2 pose �n effet la littérature comme autonome et irréductihk au travail lks sciences soci ales, l u i conférant ainsi un 3 « statut d'exception » . L ' ex emple de l 'analyse de L 'Educatfon sentimentale de F laubert fourni dans Les Règles dt! ! 'A rt montre au contraire comment est possible une soc i ologie de l a l ittérature : « la strncture de l ' œuvre, qu' une lecture strictement interne porte au j our, c 'est-à-dire la strncture de l ' espace social dans lequel se déroulent les aventures de Frédéric [personnage principal de L 'Éducation sentimentale] , se trouve être aussi la structure de 4 l ' espace social dans lequel son auteur l ui-même était s itué » . La l ittérature a ainsi la spécificité d' être un « discours qui parle du monde (social et psychologique) comme s 'if n 'en parlait pas ; qui ne peut parler de ce monde que sous l a condition qu ' i l n ' en parl e q u e comme s i i l n ' en parlait pas, c ' est-à-dire dans une forme qui opère, pour l 'auteur et l e l ecteur, une dénégation ( . . . ) de ce qu ' i l 5 exprime » • Enfin. la dernière approche so c i ol ogi qu e de l a lit t ùa t ure est l a n a l yse du c h amp li ttùaire. d e sa g en è s e ù son état actue l Dans L es Règ!i:s de ! 'A rt. Bourd i e u ana lyse ainsi la genèse du c ha m p l i t téraire. qui s ' é l abore Jans l a deux ième moitié d u XIXème, notamment par k jeu des s a l on s mondains, è l qui se structure par l ' opposition fondamenta le entre art et argen t : cette antinomie, selon Bourdieu, s era i t touj ours au principe du champ l i t téra i re actuel. Comme tout champ, l e champ littéraire est soumis aux luttes pour l ' imposi tion des catégories de perception et d'appréciation légitimes, « c ' est la lutte même qui fait l ' h istoire du '

.

La Reproduction, p. 75. Les Règles de / 'Art, p. 303. 3 Ibid., p. 1 1 . 4 Ibid., p. 1 9. 5 Ibid., p. 20. 1

2

1 14

L 1

1

1:

fi

.1 : •

1 1

1

champ » 1 • Le champ littéraire est alors organisé selon une 2 « économie à l 'envers » , fondée sur les biens symboliques. Cette « économie anti-économique de l ' art pur »3 repose sur la reconnaissance obligée des valeurs de désintéressement, sur la dénégation du « commercial » et du profit « économique » à court terme ( les best-sellers), et sur l'accumulation de capital symbolique : tout gain en tenne économique a même pour effet corrélé une perte en terme de capital symbolique. Pierre Bourdieu revient sur cette autonomie du champ littéraire dans Contre-feux 24• Selon lui, elle se trouve menacée par les règles de la mondialisation, et « l ' intrusion de la logique commerciale à tous les stades de la production et de la c irculation des biens 5 culturels » • Ainsi contre ceux qui ne verraient dans la sociologie de la littérature qu' « un démontage impie de la fiction »6 , Pierre B ourdieu affirme son utilité et sa nécessité : « comprendre la genèse sociale du champ littéraire, de la croyance qui le soutient, du jeu de langage qui s ' y j oue, des intérêts et enjeux matériels ou symboliques qui s ' y engendrent, ce n 'est pas sacrifier au plaisir de réduire ou de détruire ( . . . ). C 'est tout simplement regarder les 7 choses en face et les voir comme elles sont » •

Christine Détrez

1 Ibid., p. 26 1 .

2

Ibid., p. 234. Ibid., p.235. 4 Contre-feux 2, p. 75-9 1 . 5 Ibid., p : 76. 6 Les Règles de ! 'A rt, p. 45 0. 7 Ibid., p . 1 6. 3

1 15

M MARX - « Je remarque que j e n ' ai jamais autant c ité Marx qu' auj ourd ' hui, c ' est-à-dire à un moment où il est devenu le bouc émissaire de tous les malheurs du monde social - sans doute une manifestation des dispositions rétives qui me portaient à citer Weber au moment où l ' orthodoxie marxiste tentait de l ' ostraciser » 1 • A citer ainsi ce que dit Bourdieu sur sa relation à Marx, on peut légitimement se demander si sa démarcation d ' avec cet auteur n ' est pas plus l iée à l 'utilisation qu' en ont faite les marxistes français dans les années 1 960, c 'est-à-dire à une époque où le marxisme tenait une position dominante dans le champ 2 universitaire , qu' à une réelle critique de la philosophie de Marx. Car, force est de constater combien les écrits du sociologue s ' inscrivent, quoiqu 'on puisse en dire 3 , dans la lignée théorique impulsée par Marx. Tout d ' abord, il lui emprunte certaines de ses notions ( « capital », « classe sociale » ou encore « reproduction )>), même si c 'est pour mieux les dépasser, les revisiter ou encore les enrichir, comme lorsqu' il précise que les rapports de domination décelés par Marx ne doivent j amais toute leur efficacité symbolique qu' en ce qu' ils sont totalement méconnus par les agents sur lesquels ils s ' exercent. En cela, on peut effectivement dire que « B ourdieu [est] plutôt marxiste par métaphore que par importation réglée d ' un concept d ' un domaine théorique dans un 4 autre » . 5 Mais c ' est surtout dans la posture épistémologique adoptée par Pierre Bourdieu que l ' on retrouve les traces les plus significatives de l ' influence de Marx. De cet auteur écrivant que les « rapports de la production bourgeoise » sont des rapports h istoriques et non 1

Réponses, p. 1 02. Démarcation qui résulte ainsi d'un effet de champ (universitaire). 3 Tony Andréani, « Bourdieu au-delà et en-deçà de Marx », in A ctuel Marx n°20, 1 996, p. 47-63 . 4 Dominique Colas, « Le Marx de Bourdieu : de la continuité à la rupture » , Le Magazine Littéraire n°369, p. 29. 5 Sur ce point, cf. Bourdieu, Chamboredon, et Passeron, Le métier de sociologue. 2

M régis par des « lois nature Iles indépendantes de l ' influence du temps » 1 , le sociologue reprend l ' idée que le monde social s ' inscrit dans la longue durée. Ainsi tout ce qui peut nous paraître naturel n ' est rien d ' autre qu ' une construction h istoriquement constituée. Si on élimine l 'h istoire alors on admet que l ' ordre social fonctionne selon des lois nature l les, et partant éternelles, qui ont toujours régie la société. Or, toute la sociologie de Bourdieu vise à montrer combien le monde social repose sur des principes construits historiquement et donc pouvant être historiquement 2 défaits . C ' es t pourquoi, il convient d' objectiver ce qu' i l y a d ' impensé social, c ' est-à-dire d ' histoire oubliée, tant dans les insti tutions que dans les catégories définies à partir de propriétés génériques (les hommes, les femmes, les vieux, les jeunes, les immigrés, etc . ) . « Contre l ' amnésie de la genèse, qui est au principe de toutes les formes de l ' illusion transcendantale, i l n'est pas d ' antidote plus efficace que la reconstrnction de l 'histoire oubl iée ou refoulée qui se perpétue dans ces formes de pensée en apparence anhistoriques qui strncturent notre perception du monde et de nous-même »3. Et c 'est sans doute dans cette démarche de dévoilement du refoulé historique que Pierre Bourdieu a conservé l 'essentiel de la phi losophie de Marx, à savoir sa dimension subversive.

Fabienne Federini

Contre l ' év idence m1 turelle d e la biologie, Pierre Bourdieu s ' attache à dém on t rer que les notions de masculin et féminin prennent leur sens comme système d ' assiEmations et de rela tions. Il s ' agit a i n s i de « démonter les processus qui sont responsables d e la transformation de l h i s toi re e n nature, de l ' arbitraire culturel en 11aturcl »4 et d ' adopter l e p o in t

MASCULIN/FÉMININ

'

1

Karl Marx, Misère de la philosophie, Editions sociales, 1 96 1 , p . 1 29- 1 30. « S'il est vrai que l'histoire peut défaire ce qu'a fait l'histoire, tout se passe comme s'il fallait du temps pour détmire les effets du temps », Pierre Bourdieu, « Le mort saisit le vif », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 32-33, p. 1 3, note 39. 3 Les Règles de l 'art, p. 547. 4 La domination masculine, p 8. 2

1 17

M de vue de l ' anthropologue, « c a p a b l e à l a fo i s de ren dre au p ri n c ip e de l a d i fférence en tre le mascul i n et le fém i n i n tel l e que nous l a

(mé )connaissons son caractère arbitraire, contingent, e t aussi, simultanément, sa n écessité socio-Jogique » 1 • Ainsi, les diffërences entre les sexes - être féminine o u être viril , avoir des goüts mascullns o u féminins, etc. - sont socialement 2 constituées (habitu s ) . L " étude de l a société berbère kaby l e • t e l l e

un miroir grossissant, permet de saisir la fôrce de cette construction sociale natura l i sée. En effet. dans toute société, masculin et féminin correspondent à une série d ' oppositions ( fort/fa ible, gras/fin. h au t/b as dessus/dessous, devant/derrière, droite/gauche, etc.), que l 'on retrouve réfractées dans la construction des corps, l a structure de l 'espace et du temps, la ,

d i v ision sexuel l e d u tra v a i l , des tâches domestiques et même de la sexua l i t é . Ainsi, la d i v ision entre les sexes parait être dans l ' ordre

des choses et se passe de j ustification car « e l le est p ré se nte à l a .

fois, à l ' état objectivé, dans les choses ( . . . ) dans tout le monde social et, à l ' état incorporé, dans les corps, dans les habitus des agents, fonctionnant comme système de schèmes de p erce pt io n de pensée et d' action»3. M a i s c e syst èm e de rel a t i o n n ' est p as é ga l i t a i re : le masc u l in est to uj o urs valorisé . comme en témo i gn e tant l ' ordre symbo l i que que .

l e très concret marché d u trav a i l . Pi erre Bo urdieu s ' attache surtout

à démontrer et démonter la v i o lence symboli que d e l a domination

masculine. Comme toute violence symbolique, « violence douce, insens ible, invisible pour ses victimes m êm e s »4, la dom i n at ion masculine repose sur le partage de l a croyance. et l ' adhésion de l a dominée aux pri ncipes du dominant, ce q u i expl i que par e xe mp l e ks conduites d' autodé valorisation des ft.• rnmes, ou leur préfërence

pour des hommes plus gra n ds p l u s àgés, p l u s riches qu · el le s . Les re l at ions entre masculin et féminin sont ainsi le lieu où se manifeste avec force le paradoxe de la doxa, qui fait que l' ordre établ i , avec tout son arb i t raire et les dominations q u ' i l i mpl i q u e ,

,

1

Idem. Esquisse d'une théorie de la pratique ( 1 972) ; Le sens pratique ( 1 980) ; La domination masculine ( 1 998). 3 La domination masculine, p. 1 4. 4 Ibid., p. 7. 2

1 18

M passe pour nature l . Par a i l l eurs, l a p o s i tion de do m i n an t n ' es t p as non p l u s touj ours fac i l e. et l e « pr i v i l ège masc u l i n est aussi un p i è ge [qui] t rouve s a cont repart i e dans l a tension e t l a con tention permanentes ( . . . ) qu ïrnp o s e à chaque homme l e devoir d ' a ffi rmer en toutes c irconstance s a Par conséquen t .

ces

v i r i l i té » 1 •

re l a t i ons d e domi n a tions

i ncorporées

ne

p e u v e n t p a s è t re suspen d ues p a r l e seu l effort de v o l o n té, fon dé sur u n e prise Je con sc i ence l i bérat rice, car « les effets e t l es con d i tions

de son efficac ité

sont �4• notamment e n rai son de l ' i mmense travail crit ique des

féministes, mais aussi g râc e à l ' évolution de la s ituation des femmes ( accès à l ' institution scolaire. travai l des femmes, et donc indépendance économ i q ue, augmentation du nombre des d i vorces.

e tc . ) . Mais la vi gilance reste de mise . car « les changements visibles des conditions cachent ( . . . ) des permanences dans les

positions re!aril'es

>�5 .

Les i n éga l i tés p ersi sten t dan s les répart i t ions

des fi l i ères sco l a i res ou dans l a structure des pro fessions, v o i re des

p o s i t i on s ù l ' i n t é r i eu r de c h acune d ' en t re e l l e s : les fe m mes re s t en t

les dom i n ée s même dans les professions dom i nantes, et sont, à

poste éga l ,

t o uj o ur s

moins payées .

La

mascu l i n i té agit a i n s i

comme une noblesse. q u i fai t q u e l e s tüches e t m0ticrs fém i n i n s

sont dévalorisés, que l ' accès d e s femmes à u n e p rofessi o n « m a s c ul ine » la déval orise, alors que l ' accès des hommes à u n domaine « fém i n i n

»

en change le sens ( cu i s i n ier 1 •t!f's11s c u i s i n i ère,

c outurier l 'ersus c ou turiè re , etc.).

Ibid., p. 56. Ibid., p. 45. 3 Ibid., p. 9 . 4 Ibid., p. 95. 5 Ibid., p . 96. 1

2

1 19

M Selon Pierre Bourdieu dans son post-scriptum à La Domination masculine, ce n ' est peut-être que l ' amour, « trêve miraculeuse où

la domi n ation semble dominée, ou, mieux, an nulée )> qui réa l i se la « mise en suspens de l a force et des rapp011s de force » 1 •

Christine Détrez Dans un éloge prononcé en 1 9972 , P ierre Bourdieu rappelle toute la pertinence de la pensée de Marcel Mauss et son influence auj ourd ' hui mieux connue sur l 'ensemble des sciences sociales françaises. Longtemps inj ustement oublié3 , ou simplement réduit au pendant ethnologique de la sociologie durkheimienne4 ,

MAUSS

-

l ' importance singulière de M arcel Mauss n ' a été progressivement reconnue qu' à partir de la fin des années 50 et des débats ethnologiques et philosophiques suscités par l ' Essai sur le don 5. Mauss, en multipliant les analyses ethnographiques, montre que le don s ' articule autour d ' une triple obligation : l 'obligation de donner, de recevoir et de rendre. C ' est donc le phénomène de réciprocité qui est au cœur de son analyse et qui transfom1e le don en phénomène social complexe, en « fait social total » , dont la portée dépasse le seul domaine économique pour englober 6 l ' ensemble des activités humaines • Contre une perspective

1

Ibid., p. 1 1 6- 1 1 7. Bourdieu, « Marcel Mauss, aujourd'hui », in Sociologie et Sociétés, n°36 (2), 2004. Le texte reproduit la communication prononcée au colloque « L'héritage de Marcel Mauss », Collège de France, mai 1 997 3 Il faut ainsi attendre 1 994 pour que paraisse la première biographie d'importance sur Marcel Mauss, par ailleurs rédigée par un proche de Bourdieu, Marcel Fournier ( Marcel Mauss, Fayard, 1 994). 4 Thèse longtemps répandue et qui trouve son origine dans une méconnaissance de la diversité de « l'école durkheimienne ». Pour un exemple des lectures réductrices de Mauss, cf. Robert Lôwie, Histoire de l 'ethnologie classique, Payot, 1 9 7 1 [ 1 937]. 5 Camille Tarot a montré que la redécouverte de Mauss à la fin des années 50 s'explique notamment par la relecture stratégique, et divergente, qu'en ont proposée Merleau-Ponty, Claude Lefort et surtout Lévi-Strauss. Cf. Camille Tarot, De Durkheim à Mauss. L 'invention du symbolique, La Découverte, 1 999. b Bourdieu ne reprendra pas le concept de fait social total dont on peut penser que le succès actuel s'explique en partie par son illusoire apparence explicative. 2

1 20

M phénoménologique 1 , C laude Lévi-Strauss, dans sa célèbre 2 « introduction à l ' œuvre de Marcel Mauss » , y voit au contraire le premier pas vers le structuralisme. Mais, pour Lévi-Strauss, Mauss ne parvient pas à conceptualiser l ' intégralité du phénomène et manque la révolution structuraliste pour une double raison : ne voyant pas que l ' échange en tant que tel - dans la réunion de la triple obligation de donner, recevoir et rendre - « constitue le phénomène primitif » (la raison première, irréductible et invariante du social), il use d 'une mystification indigène ( le !wu, la force qui pousse à rendre) pour expliciter la règle du contre-don, abandonnant du même coup l 'obj ectivité scientifique qu ' i l recherchait. Si Bourdieu reconnaît l ' ambiguïté d ' un usage sociologique de la notion de hau, il réfute pour autant cette lecture structuraliste. P ierre Bourdieu rappelle notamment la temporalité de l ' échange et propose une analyse qui substitue à la règle de la structure la contrainte du processus3 . Bourdieu tente donc ici de dépasser les positions structuraliste et phénoménologique tout en conservant leurs acquis respectifs, par une analyse originale ancrée dans ses observations de terrain. Si le contre-don réciproque est une vérité obj ective, l ' analyste ne doit pas pour autant occulter la vérité subj ective de l ' échange, à savoir pour B ourdieu la « méconnaissance individuelle et collective de la vérité du ' mécanisme' obj ectif de l ' échange ( . . . ) et du travail individuel et collectif qui est nécessaire pour l 'assurer : l ' intervalle de temps qui sépare le don et le contre-don est ce qui permet de percevoir comme irréversible une relation d 'échange toujours menacée d' apparaître et de s ' apparaître comme réversible, c'est-à-dire 4 comme à la fois obligée et intéressée » • Ainsi Pierre Bourdieu met à mal la théorie lévi-straussienne dont l ' appropriation de Marcel Mauss avait pourtant été l ' un des moments fondateurs. Car, en t « Phénoménologique » doit être ici compris dans le sens qu 'en propose Merleau­ Ponty dans a lecture de ! 'Essai, c'est-à-dire comme la succession de séquences complémentaires ancrées dans la pratique. 2 Lévi-Strauss, « Introduction à I'œuvre de Marcel Mauss, in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 200 1 [ 1 950]. 3 Bourdieu s'appuie notamment sur une critique du langage anthropologique inspirée par la philosophie de Wittgenstein. Cf. Jacques Bouveresse, « Règles, disposition et habitus », in Critique, 5 79-580, 1 995. 4 Le Sens Pratique, p. 1 79- 1 80.

121

M réintroduisant la temporalité des échanges, Bourdieu défend une analyse attentive aux stratégies (conscientes et inconscientes) et aux croyances des agents, ébranlant ainsi la systématicité mécaniste d ' un structural isme sans sujet 1 • Outre ses analyses sur le don, la réflexion de Marcel Mauss s 'est révélée féconde dans des domaines aussi divers que les techniques du corps, les rapports sociologie/ethnologie, la nation, l ' engagement, l 'habitus, la magie, le symbolique, le religieux, etc . , autant d e pistes que les recherches d e P ierre Bourdieu ont également empruntées. Leurs positions et leurs traj ectoires spécifiques en marge des institutions universitaires (n'ayant tous deux pas soutenu leurs thèses de doctorat, ils mèneront une grande partie de leur carrière à l ' École des Hautes Études et au Collège de France) leur auront pennis de cultiver un éclectisme qui trouve son origine dans une croyance partagée en l ' un ic ité des sciences sociales. S ' i l nous est impossible de relever ici toute la portée heuristique des différents emprunts, il nous faut toutefois souligner un point trop souvent minoré : Bourdieu et M auss ont partagé un intérêt constant pour la méthodologie. Bourdieu a ainsi fait sienne des préoccupations maussiennes : techniques de rupture et extériorité2 dans la tradition durkheimienne, mais aussi analyse du langage et des catégories indigènes 3 , méthode ethnographique construite et scientifique pour échapper à l ' illusion d ' une connaissance immédiate du social4, intérêt marqué pour le quotidien, le familier et les pratiques concrètes dont la description rigoureuse doit être un préalable nécessaire à l ' analyse. Sur ce dernier point, les pages les plus classiquement ethnographiques de

1 Se pose alors la question du désintéressement dont les chercheurs du Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales (le M .A.U.S.S.) se font les défenseurs. Si Bourdieu a proposé une sociologie dépassant l' aporie d'une opposition stérile entre intérêt et désintéressement, il s'est attiré les critiques de nombreux sociologues lui reprochant une vision dite économiste du social. Cf. à ce sujet Alain Caille, Don, intérêt et désintéressement : Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, La Découverte, 2005. 2 Même si l 'extériorité bourdieusicnne est toute réflexive. 1 Cf. Le métier de sociologue. 4 Marcel Mauss, Manuel d 'ethnographie, Payot, 2002 [ 1 967].

1 22

M Pierre Bourdieu, notamment ses études kabyles et rnrales, témoignent directement de l ' influence maussienne sur son œuvre 1 •

Sébastien Roux

Merleau-Ponty a j oué un rôle considérable pendant les années de formation de Bourdieu. Un rôle institutionnel d ' abord : Merleau-Ponty faisait partie du jury d ' accès à l ' École N onnale Supérieure. Un rôle intellectuel ensuite : Merleau-Ponty occupai t une place particulière dans l 'espace de la phénoménologie. Il proposait une analyse serrée des progrès des sciences humaines, à partir d ' information de première main sur la psychologie et la biologie. De plus, il se démarquait de toutes les versions de la phénoménologie, comme celle de Sartre, qui défendaient la subordination des sciences de l 'homme à la philosophie. Enfin, i l s ' investissait dans le débat politique en utilisant de façon créative des outils philosophiques. Dans ses travaux, Bourdieu a souvent recours à Merleau-Ponty, il lui emprnnte sa conception du corps et une conception spécifique de l ' activité pratique. Selon Bourdieu, le corps est organisé par les dispositions qui procèdent d ' une expérience répétée de conditions d ' existence déterminées. Ces dispositions sont les intermédiaires qui relient la nature à la culture. Merleau-Ponty est selon Bourdieu l ' un des penseurs ayant le m ieux analysé ce rapport. Le corps, affirmait Merleau-Ponty, n 'est pas un ensemble d 'organes juxtaposés, il ressemble plutôt à un schème qui ai1icule notre expérience du monde dans le temps et dans l ' espace. Le corps se convertit en source première de notre sentiment d ' identité personnelle, de notre relation aux obj ets et de façon générale de notre expérience du monde. Ce lien intime entre le corps et le monde s ' appuie sur deux thèses qui servent chacune de contrepoids tant au Scylla de l ' intellectualisme qu ' au ChmJ•bde du naturalisme. D 'une part, le corps n ' est pas une simple continuation des lois de la nature. Il est

MERLEAU-PONTY

1 Cf. Bourdieu, « La maison ou le monde renversé », in Esquisse d 'une théorie de la pratique, ainsi que Le bal des célibataires.

1 23

M avant tout distance temporelle v is-à-vis de la nature, possibilité de s 'évader de ses exigences. Cette distance temporelle permet à l ' ètre humain de se départir de la spontanéité des animaux ( dont le manque de liberté procède des conditionnements d ' une nature trop forte) et de se définir à partir d 'habitus propres. D ' autre part, le corps n ' est j am ais un territoire affranchi de la nature ni un espace entièrement défini par les relations signifiantes qui organisent l ' univers humain. Selon Merleau-Ponty, le corps humain est ambigu : il n ' est ni le domaine du donné naturel, ni celui de la conscience, et l ' on ne peut pas non plus le concevoir cormne la simple addition de la nature et de la culture ( l ' homme serait d ' un côté régulation et de l 'autre liberté) : « L ' homme concrètement pris n ' est pas un psychisme j oint à un organisme mais ce va-et­ vient de l ' existence qui tantôt se laisse ètre corporelle et tantôt se porte aux actes personnels » 1 • Des tours analytiques et rhétoriques d e c e genre, o ù « l e corps n ' est ni l' un, ni l ' autre, mais les deux à la fois et en mème temps », sont réitérés constamment dans les descriptions que Bourdieu fait des croisements entre le donné physiologique et le donné social dans le corps humain. Nous entrons ainsi dans la description de la pratique : dans cette perspective Bourdieu s ' appuie également sur la philosophie de Merleau-Ponty. Si nous acceptons que l ' expérience humaine est ambiguë, on ne peut pas considérer comme pertinentes les descriptions de cette expérience qui se basent sur l ' opposition entre liberté et nécessité, entre suj et libre et automate conditionné. I l y a une intelligence de l ' agent qui sans être une reproduction de la mécanique physiologique, psychologique et sociale, n' est pas davantage basée sur la réflexion intellectuelle : « L ' agent engagé dans la pratique connaît le monde mais d ' une connaissance qui, comme l ' a montré Merleau-Ponty, ne s' instaure pas dans la relation d' extériorité d ' une conscience connaissante. Il le comprend en un sens trop bien, sans distance obj ectivante, comme allant de soi, précisément parce qu' i l s ' y trouve pris, parce qu' i l fait corps avec lui, qu' il l 'habite comme un habit ou un habitat familier » 2 • 1

2

M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1 945, p . 1 1 7. Méditations pascaliennes, p. 1 70.

1 24

M Mais, bien sûr, Bourdieu recueille l ' inspiration théorique de Merleau-Ponty en la reformulant sociologiquement : l 'expérience de base des suj ets est conditionnée par des traj ectoires de classe et de sexe, les divers modes de réflexivité dépendent de la capacité des individus à s ' affranchir de la nécessité, la relation temporelle est issue des expériences différenciées que les agents font du monde social et de leurs anticipations diverses de l' avenir. L ' agent humain incorporé reproduit et crée la prose d 'un monde, mais pas celle d \m monde quelconque : c ' est au contraire celle d \m monde traversé par les inégalités et la domination. Ainsi, l ' ontologie renonce à son auguste généralité et gagne en pertinence empirique, peut-être même simplement en véracité: « À la vision dualiste qui ne veut connaître que l ' acte de conscience transparent à lui-même ou la chose détenninée en extériorité, il faut donc opposer la logique réelle de l ' action qui met en présence deux objectivations de l ' histoire, l ' obj ectivation dans les corps et l 'objectivation dans les institutions ou, ce qui revient au même, deux états du capital, obj ectivé et incorporé, par lesquels s ' instaure une distance à l ' égard de la nécessité et ses urgences » 1 •

José Luis Moreno Pestana

M ISÈRE - Telle que Bourdieu l' envisage, on ne peut parler d ' une mais plutôt d ' une pluralité de misères. Toutefois, ces dernières sont touj ours à distinguer de celle qu'il appelle la grande misère, celle de condition. A celle-ci, Bourdieu préfère celle de position, non pas par choix mais par nécessité : traiter de la misère de condition impose une vision macrosociale qui dépasse de loin le champ d 'études du seul sociologue, tandis que l 'étude de la misère de position s ' y intègre parfaitement. Il ne traitera de la première que tôt dans sa carrière - avec l 'étude des sous-prolétaires algériens - puis relativement tard et de manière cette fois non pas empirique mais récapitulative, en faisant référence tant à ses propres recherches qu'à d' autres, au sein d ' une vingtaine de pages de Méditations pascaliennes centrées autour d ' un sous-chapitre 1

Le sens pratique, p. 95.

1 25

M intitulé « Une expérience sociale : des hommes sans avenir » où i l applique aux deux types d e misère répertoriés c e que près d e 40 années de recherches lui ont enseigné. L'ouvrage auquel tout le monde pense quand on reli e explicitement Bourdieu à l a notion d e « misère » c ' est, bien évidemment, La Misère du monde ( 1 993) consacré à l ' étude de la misère de position en sus d ' être, c ' est moins connu, un captivant manuel de méthodologie de l ' entretien compréhensif. Dans une tentative de donner la parole - sans la trahir à tous ceux qui, dans l ' espace sociétal français sont, en raison de leur position sociale, minorisés, dévalorisés et qui en souffrent, La Misère du monde regroupe, au travers de 5 8 entretiens, différentes catégories sociales, dominées à un titre ou à un autre. Ces entretiens, menés aussi bien avec un assureur sans diplômes, un magistrat sur une voie de garage, un couple de clochards qu'avec un commissaire de police déraciné ou un j eune membre désabusé du FNJ, v isent à produire deux effets : d 'une paii montrer que les lieux dits « difficiles » (cités, banlieues, etc.) sont pluriels et ardus à représenter et qu' i l faut donc les raconter au travers d 'une multiplicité de discours « différents et parfois inconciliables » 1 afin d'en rendre toute la complexité et, d' autre part, faire en sorte que le lecteur lui-même soit amené à adopter la perspective par laquelle ! ' interviewé donne à voir la relation qu ' il entretient avec son espace social. Dans Méditations pascaliennes, i l est montré que chez les plus miséreux d' entre nous, ceux qui cumulent misère de position et misère de condition, i l y a non seulement le profond sentiment d' être déprécié par rapport à toutes les autres catégories sociales mais également une extrême difficulté à sortir de cette situation. De par les limites stmcturales qui les contraignent et les définissent, les démunis ne sont pas à même tant de réfléchir sur 2 les dispositions qui les animent que de s ' approprier la connaissance pratique d ' un champ tel que le champ scolaire ou professionnel. En effet, un tel investissement nécessite l a capacité à se projeter dans le futur : le choix induit l ' idée de son -

1

2

P.

Bourdieu [dir.], la misère du monde, p. 9.

Cf. I N CONSCIENT.

1 26

M accomplissement, or « en-deçà d \m ce1iain seuil de chances obj ectives, la disposition stratégique elle-même, qui suppose la référence pratique à un à venir, parfois très éloigné, comme dans le contrôle des naissances, ne peut se constituer » 1 • Il y a un rapport étroit entre temps et pouvoir, rapport que le temps annulé des plus démunis d 'entre nous (comme les sans-abri par exemple) ne permet pas de développer : « Le pouvoir sur les chances obj ectives c ommande les aspirations, donc le rapport au futur »2. Or, un des facteurs les plus importants de conservation de l 'ordre social réside j ustement dans ce que Bourdieu appelle « la causalité du probable ». le fait de s ' en tenir aux seules chances objectives probables que le futur peut nous offrir : à celui qui n'a aucune opportunité ni même la possibilité de s 'en imaginer, il ne reste que la résignation, encore doublée de la violence symbolique que ceux qui font autorité sur l 'espace social ne manquent pas de faire peser sur les épaules du dominé. Cela explique le fatalisme avec lequel les c lasses les plus paupérisées acceptent leurs conditions de vie mais également leur incompréhension face à la complexité du j oug qui pèse sur leurs épaules, ce qui entraîne comme conséquence maj eure : 1 ) que la révolte, quand elle s ' exprime, s ' en prend plutôt à l ' environnement i mmédiat ou aux personnes qu'aux stmctures sociales ou politiques auxquelles il serait légitimement possible d ' attribuer les raisons de la révolte ; 2) que le déclencheur de la révolte n ' est pas en général un changement maj eur institutionnel ou politique désavantageant singulièrement les plus démunis mais un événement de portée limitée dont les conséquences dépassent de loin le seul cadre local, du fait j ustement d 'être restreint au local et donc compréhensible pour le plus grand nombre. A titre d 'exemple, on peut citer les émeutes de Los Angeles provoquées par les images de policiers blancs passant à tabac des automobilistes noirs sans raison valable ou, plus récemment, le « grand incendie » qui a secoué la France en novembre 2005, en rapport avec la mort suspecte de deux j eunes « des cités » pris en chasse par une patrouille de police3 • Méditations pascaliennes, p. 262. Ibid., p. 267. 3 Cf. Stéphane Beaud, Michel Pialoux, « La 'racaille' et les 'vrais jeunes'. Critique d'une vision binaire du monde des cités », 1

2

1 27

M Pour conclure, il est possible d' arguer que la misère, dans sa forme la p lus ultime, pour Bourdieu, c ' est d ' être p lacé dans l ' i mpossibilité de seulement espérer échapper à sa condition et cela en raison de la contrainte de l ' ajustement des espérances aux chances obj ectives doublée de celle de la violence symbolique qui, en interagissant, ôtent à l 'individu j usqu ' à l ' idée de pouvoir effectuer des choix. Contre un E lster et son concept de préférence adaptative (où c 'est l ' acteur, qui, en toute conscience, décide de 1 limiter le champ de ses possibles) et dans le sens d ' un Sen et sa notion de « capabilité » (en tant que l iberté formelle d' être capable et d ' être rendu capable de faire ou de penser à une vie qui vaut la peine d' être vécue) 2 , Bourdieu montre que l ' individu en s i tuation de grande précarité ne peut espérer sortir de l ' i mpasse dans laquelle il se trouve sans aide extérieure et, surtout, sans aide extérieure qui prenne en compte la stigmatisation que le démuni ne peut manquer d'éprouver face à tout type d ' institution, fut-elle « d' aide sociale ».

L ionel The/en

?ttp://www.liens-socio.org/IMG/pdf/dossiers _liens_socio_02_beaud__pialoux.pdf. Cf. Jon Elster,

Sour Grapes: Studies in the Subversion of Rationality, Cambridge

University Press, 1 9 82. 2 Cf. Amartya Sen, Repenser / 'inégalité, Seuil, 2000.

1 28

N A la faveur de l ' intégration au cours des dernières décennies du « champ économique mondial » est née une doctrine politico-économique, le néolibéral isme, qui grâce à l 'effet théorique de la science économique dominante (néoclassique) a su constmire une « fatalité économique » sous l' utopie d ' une société régulée par un marché « pur et parfait ». Le néolibéralisme repose sur trois postulats ' (Free trade faith) aux prétentions descriptives et aux incidences perfonnatives : l ' économie constitue un domaine affranchi du social, répondant aux lois « naturelles et universelles » du marché, duquel toute intervention étatique serait à éviter ; l 'autorégulation du marché présente le modèle économique le plus rationnel et donc le plus souhaitable dans les sociétés démocratiques ; la réalisation optimale de la « mondialisation )> exige une réduction drastique des dépenses sociales et un dépérissement des États nationaux. Dans la critique qu' i l lui oppose, Bourdieu n ' a donc pas forgé la notion de néolibéralisme, issue des circuits dominants de production de la « vulgate planétaire » (think tanks, lobbies des multinationales, grands organismes internationaux, grande noblesse d' État. experts et intellectuels médiatiques, etc. ) . Mais, à la manière dont les sciences sociales traitèrent naguère du capitalisme « laissez-faire » (cf. Marx), i l lui a insufflé une teneur polémique de par sa volonté militante et scientifiquement rigoureuse d'en démystifier l ' idéologie au regard des rapports de force économiques, politiques et symboliques qu'elle recouvre. Au niveau du pendant négatif de sa critique, la stratégie discursive autant que politique agencée par Bourdieu à lencontre de l ' idéologie néolibérale est de la dénoncer comme « révolution conservatrice » 2 . Le néolibéralisme est en effet animé d ' une « intention paradoxale de subversion orientée vers la conservation

N ÉOLIBÉ RALISME

1

2

-

Contre:feux 2, p. 26-27. Interventions 1961-2001, p. 349.

N ou la restauration 1 ». Sur le plan logique, la contre-révolution néolibérale se traduit par une production d ' e uphémismes qui, de la « flexibilité » au « dégraissage » en passant p ar la « gouvernance » , dissimulent l a précarisation du travail, le débauchage massif et la domination mondiale par les empires économiques, politiques et culturels. Toute la difficulté d ' une critique efficace du discours néolibéral réside dans la facilité qu' il a, au vue de sa position symbolique dominante, de « renvoyer du côté du conservatisme, voire de l ' archaïsme, toutes les critiques et notamment celles qui s ' en prennent à la destruction des conquêtes sociales du passé »2. Sur le plan sociologique, afin de j ustifier les politiques de démantèlement de l ' État social, le néolibéralisme s ' appuie sur « l 'autonomisation du champ financier » amorcée à la fin des années 70 par des décisions de rehaussement des taux d ' intérêts et de déréglementation du flux capitalistique, qui soumet les entreprises et les États nationaux aux profits à court tenne. Avec pour répercussions de cette « politique de dépolitisation »3 : le dumping entre des États en surenchère de destruction des acquis sociaux, la dérégulation du marché du travail, « l ' individualisation des relations salariales » inspirée de l ' individualisme économique et du modèle américain, la constitution d ' une « année de réserve de chômeurs » suscitant une insécurité sociale tant obj ective que subj ective, l 'expansion de « l' industrie culturelle » et l ' assuj ettissement par le marché d e l ' espace médiatique. Aux « coûts sociaux de la violence économique » (anomie, misère sociale, crise du logement et du système de santé) répond la lourdeur de la « main droite » de l ' État pénal et répressif (cf. les politiques de « tolérance zéro » ). Le défi que pose alors la « politique de dépolitisation » étant qu'elle forme « un écran d ' i llusion politique propre à masquer les vrais lieux de décision »4 . Le leurre néolibéral d ' un désistement du politique face à l' universalité (impérialiste) et la naturalité (doctement construite à coups de science et d' expertises) du processus de

1

2

3

Contre:feux, p . 1 1 8 . Contre:fèin: 2 , p . 52. Ibid. , p. 57.

4 /bid., p . 1 02 .

1 30

N «

mondialisation » explique le désengagement citoyen généralisé et les diverses tentations « fascistoïdes » . A un niveau constructif, la « résistance au nouvel ordre mondial » 1 en appelle à l 'organisation collective inédite d ' une internationale anti-libérale par l ' entremise tout d' abord d 'un « mouvement social européen » regroupant syndicats, associat10ns, artistes et chercheurs, que Bourdieu - fidèle à la figure de l ' intellectuel spécifique et dans la lignée de son « savoir engagé » sur !'Algérie et auprès du mouvement des chômeurs - a contribué à lancer, face à une utopie néolibérale résolument « en cours de réalisation », qui derrière son « universalisme de façade » cache à peme « une exploitation sans limites » . Louis Carré

1 Interventions 1 961-2001, p. 46 1 .

131

0 PARTICIPANTE 1

En déformant l ' appellation d' une méthodologie au cœur du travail de terrain depuis l ' ethnologie classique de Malinowski - « l ' observation participante » - Bourdieu souhaite attirer l ' attention sur les conditions épistémologiques indispensables à la construction d ' un travail scientifique rigoureux. L ' observation participante vise à dissoudre la présence de l ' observateur parmi le groupe observé. Disposition de l 'ethnologue, elle permet d ' acquérir progressivement les codes, les pratiques et les représentations nécessaires pour pénétrer et comprendre la société étrangère dans laquelle il s ' est immergé, de s ' y intégrer en évitant autant que possible de la perturber ou de générer des perturbations qui feront elles-mêmes l'objet d 'observations. Sur le plan réflexi f, l 'observation participante désigne aussi l 'observation de sa propre personne qu' opère l ' ethnologue lorsqu' i l prend part à des activités dans cet univers étranger. A ce niveau une question surgit : comment être à la fois le S ujet et l 'Objet de son observation, comment mener cette opération réflexive j usqu ' à son tenne sans tomber dans les travers de la réflexivité narcissique de l 'anthropologie post-modeme ou de la réflexivité égologique de la phénoménologie ? L ' alternative proposée par Bourdieu à l ' il lusion issue d'une i mmersion nécessairement mystifiée que constitue l ' observation participante - notamment parce qu' elle constitue un rite essentiel dans l ' acquisition du statut de l ' ethnologue - , à savoir / 'o�jectivation participante, apparaît chez l ' auteur comme une « la première des condition de l ' objectivité scientifique : conditions de la scientificité de toute science sociale est qu' elle

OBJECTIVATION

1 Cf. P. Bourdieu, « Sur l 'objectivation participante », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 23, 1 9 78, p. 67-94 ; « Introduction », in Homo academicus ; « Post-scriptum », in Langage et pouvoir symbolique; Cf. également « Participant Objectivation », in Journal of Royal Anthropological lnstitute, n° 9, 2002, p. 28 1 294.

0 s' arme de la science de ses propres conditions sociales de possibilité » 1 • La pratique scientifique en tant que pratique doit dès lors être soumise à 1' objectivation à laquelle l ' analyse scientifique soumet les autres pratiques. Le retour réflexif sur les instruments qui permettent l ' analyse n'est donc « pas un scmpule d ' épistémologue mais une condition indispensable de la connais­ sance scientifique de l 'obj et »2• En effet, des pratiques semblables peuvent recevoir des sens et des valeurs opposés dans des états distincts, dans des champs différents ou dans des secteurs opposés du même champ. Il importe donc d 'objectiver le rapport primitif à l ' objet non pas seulement en ce qu ' i l se fonde dans la structuration des capitaux et de leur évolution à travers le temps, mais aussi parce qu' il est le fruit d 'une position dans un champ soumis à une dynamique de rapports de forces et de rapports de sens. Ainsi, l 'objectivation participante est une double obj ectivation : elle est l ' obj ectivation des conditions sociales de production du chercheur, c'est-à-dire, de sa traj ectoire, de la configuration et du fonctionnement du champ dans lequel son travail s ' inscrit et des champs qui influent sur ce travail et, dans un second temps, elle est l 'obj ectivation du propre travail d 'obj ectivation, des intérêts cachés qui s ' y trouvent investis et des profits qu ' ils promettent. L ' obj ectivation participante i mplique l 'obj ectivation des intérêts liés à l 'objectivation. Cette objectivation radicale et autocritique s ' impose à la fois comme une condition et une possibilité de l 'obj ectivation la plus complète et comme une condition et une possibilité de la sociologie la plus critique. Outre cette mise en cause de « l 'automystification mystificatrice de la vocation », « du désintéressement », « de la gratuité » qui renforcent l 'exercice de la domination des intellectuels, l ' obj ectivation participante vise à revenir sur ! ' antinomie généra­ lement établie entre obj ectivation et participation. La pleine parti­ cipation à soi n ' est rendue possible que par la médiation d'une démystification de soi à travers l 'objectivation de l ' ego primaire. En mettant ainsi à jour les l imites de sa propre condition, 1

2

Cf. « Sur l'objectivation participante ». La Distinction, p. 1 03 .

1 33

0 l ' obj ectivation permet de les dépasser. L 'obj ectivation participante a donc aussi une visée profondément poiitique et libératrice. Ainsi, selon B ourdieu, la seule liberté véritable est « celle que donne la maîtrise réelle des mécanismes qui fondent la méconnais­ sance collective ; en sorte que le travail d ' obj ectivation, nécessai­ rement collectif, qui rend explicites ces mécanismes, loin de cons­ tituer le chercheur en une sorte de j uge suprême, supérieur et exté­ rieur au champ qu'il analyse, prétend seulement à restituer aux individus et aux groupes le moyen de se réapproprier cette vérité que l ' on dit obj ective parce qu' ils n 'en sont pas pleinement les sujets et qu'elle ne peut être produite que par un travail collectif. S ' i l n ' est pas inconcevable que les agents sociaux s 'affim1ent comme ' maîtres et possesseurs de la nature' sociale, qu'ils accè­ dent, enfin à la maîtrise de soi, c 'est qu ' il n' est pas impossible d' imaginer des univers où seraient réunies les conditions pour que la connaissance de la vérité obj ective, cessant d 'être l ' arme par excellence d ' une lutte pour la domination, devienne le principe d ' une maîtrise du groupe par lui-même » 1 • Mathieu Hilgers

1

Langage et pouvoir symbolique, p. 40 1 .

1 34

p PARLER

La métaphore du marché est au cœur de ce que Bourdieu entend par « parler » : un rapport d' échange qui implique un profit, une transaction économique qui se fait sur la base d'un capital ( linguistique ) et qui traduit des positions hiérarchiques relatives aux parties engagées dans l 'opération à partir des lois de l 'offre et de la demande . Cette façon de concevoir la langue s ' oppose directeme nt à la métaphore du « communisme linguistique » chez Saussure , qui suppose que la langue est un « trésor interne », disponible dans chacun des individus et partagé par tous les membres d 'une même communauté linguistique. Pour Bourdieu, par ler n 'est pas seulement communiquer : « ! 'échange linguistique est aussi un code d ' échange économique, qui s 'établit dans un certain r apport de forces symbolique entre un producteur, pourvu d ' un certain capital linguistique, et un consommateur (ou un marché), et qui est propre à procurer un certain profit matériel ou symbolique » 1• L ' échange linguistique se fait dans le cadre d'un champ linguisti­ que qui a ses propres règles de jeu, les règles de la syntaxe et de la grammaire e ntre autres. Le capital linguistique est fondamental, car il est au cœur des enjeux de définition de sens qui constituent le capital symbolique, qui est « une sorte de méta-capital, donnant pouvoir sur les autres différentes espèces de capital et sur leurs 2 détenteurs » • La langue définit ainsi de manière nature l le et évi­ dente ce qui constitue la vision légitime du monde. En s ' inspirant de la distinction que fait le sociolinguiste Basil Bernstein3 entre un code élaboré, propre aux classes aisées et ren­ forcé par l ' É cole, et un code restre int, propre aux c lasses défavori­ sées, Bourdieu explique les différences dans les compétences lin­ guistiques des agents se lon leur milieu social. L 'enfant acquiert -

1Bourdieu, « La formation des prix et l ' anticipation des profits », in Ce que parler veut dire, p. 59, repris dans Langage et pouvoir symholique, p. 99.

2

3

Raisons pratiques, p. 109. Cf. Basil Bernstein, Class, codes and contrai, Routlcdge & Kegan Paul, 1 97 l .

p très tôt dans sa vie, au sein de sa famille, des habitus linguistiques, ces « principes générateurs et organisateurs de pratiques » 1 langagières, qui impliqueront une distance à combler vis-à-vis du marché scolaire, positive ou négative selon le cas : positive pour les classes dominantes, ce qui se traduit comme du temps gagné, négative (doublement) pour les c lasses dominées, qui devront se rattraper dans l ' acquisition d'un capital différent et se débarrasser du même coup d'un « mauvais » habitus linguistique. L ' institution scolaire sanctionne le « bon usage » de la langue, qui devient ainsi la langue officielle. Pour Bourdieu, à la différence de la théorie des actes du langage2, l ' autorité de la parole ne peut pas être localisée à l ' intérieur de la langue e lle-même, elle est nécessairement sociale. Dans cette perspective, pour que les mots puissent agir sur le monde social ils doivent être légitimes, c'est-à-dire que la personne qui les prononce soit légitime, que la situation soit légitime, que le récepteur soit légitime et que la forme dans laquelle ces mots sont prononcés soit légitime. Bourdieu s'attaque également, dans sa perspective du marché linguistique, aux arguments qui défendent l ' équivalence de toutes les manières de parler du point de vue de la légitimité sociale. I l qualifie c e discours de naïf, car i l aurait l a prétention d e faire disparaître avec de la bonne volonté les hiérarchies sociales inscrites dans les différences linguistiques. En effet, pour Bourdieu, l ' ignorance de ces hiérarchies non seulement ne pennet pas leur disparition, mais elle collabore à leur perpétuation, car elle contribue à cacher ses effets de distinction. De l ' autre côté, la conception du marché linguistique de Bourdieu a été à son tour la cible de plusieurs critiques. La métaphore éco­ nomiste de la langue, comme toute représentation métaphorique, est nécessairement pai1iale et, si elle nous éclaire sur des aspects particuliers mis en valeur par le rapprochement à un univers éloi­ gné, elle nous cache inéluctablement d' autres éléments qui ne sont pas présents dans le rapport d'analogie. Justement, la criti que de

1

2

Le sens pratique, p. 88. Cf. 1. L. Austin, How to do things with words, Oxford University Press, 1 973.

1 36

p Bourdieu de la métaphore du « trésor de la langue » chez Saussure met en évidence les limites de cette comparaison implicite. Un autre aspect soulevé par la critique, qui est tout à fait en rapport avec l ' unidimensionnalité de ! 'économisme l inguistique, concerne l ' i mpossibilité de penser des conversations l iées à d' autres types de rapports, d ' amitié ou de solidarité par exemple. Pour Bourdieu, tout rapport entre des agents sociaux implique des enjeux d' intérêt ou d' illusio (conscients ou inconscients) et c ' est en ce sens que la langue ne peut pas être conçue dans cette perspective qu'en termes de marché. Or, peut-on jamais imaginer une conversation désintéressée ? Pour Bourdieu la réponse est non, car il y a toujours un profit symbolique en j eu, même si ce dernier peut prendre parfois la fonne d ' un altruisme manifeste : « Si le désintéressement est possible sociologiquement, ça ne peut être que par la rencontre entre des habitus prédisposés au désintéressement et des univers dans lesquels le désintéressement est récompensé » 1• Viviana Fridman

PHÉNOM ÉNOLOGIE Il est possible de retracer les rapports que Bourdieu a entretenus avec la phénoménologie sur trois plans. D ' une part, Bourdieu prend parti dans les débats qu' i l a connus au cours de sa période de formation et élabore ainsi sa propre philosophie. D' autre part, il utilise cette fonnation philosophique pour se démarquer des philosophies du monde social de ses concurrents dans le champ de la sociologie. Enfin, Bourdieu utilise les outils de la phénoménologie pour produire des problèmes empiriques qui permettent de faire progresser la connaissance du monde social. Bourdieu a choisi Jean-Paul Sartre comme figure exemplaire de philosophie subjectiviste du monde social. Sartre, selon lui, fait des rôles sociaux la conséquence du projet personnel des sujets. Face à lui, Bourdieu considère que les positions que les agents occupent, au fil d ' une trajectoire spécifique, sont la résultante -

1

Raisons pratiques, p. 1 64.

137

p d'une histoire collective qui s ' incarne aussi bien dans les fonctions sociales que dans les corps. L ' assemblage entre l' histoire faite corps et l 'histoire faite chose ne devient qu'en de rares occasions un objet d ' élaboration intellectuelle. Cette critique de Sartre mon­ tre comment Bourdieu attaque certaines versions de la phénomé­ nologie avec des outils, sociologiquement élaborés, issus d ' autres versions de la phénoménologie. Dans un texte où la diatribe contre Sartre accompagne une révision sévère, entre autres, des philoso­ phies d' Althusser et de Foucault, il déclare que sa conception du lien intime entre l ' agent et le monde est une décl inaison sociologi­ que de « ce que le dernier Heidegger et Merleau-Ponty (spéciale­ ment dans Le visible et l'invisible) tâchaient d 'exprimer dans le langage de l 'ontologie, c 'est-à-dire un en-deçà 'sauvage ' ou 'bar­ bare' - je dirais simplement pratique - du rapport intentionnel à l ' objet » 1 • On peut voir - c ' est la deuxième dimension - que Bourdieu utilise ses compétences de philosophe pour penser la philosophie implicite au travail sociologique. Ainsi, et dans le prolongement du problème antérieur, Bourdieu considère-t-il que tout jugement d'un agent est un alliage entre j ugement réflexif et tendances préréflexives. Par exemple, on peut décider consciencieusement de se vêtir de manière à paraître plus élégant. Peut on déduire de ce processus que ce sujet a agi de manière réflexive, donc comme un agent rationnel ? Pas du tout. Certes, le suj et ne s ' habille pas de manière automatique : pour ceux qui sont incapables de détecter les contraintes sociales si elles ne s ' expriment pas de manière mécaniste, ce comportement témoigne de sa liberté et de sa réflexivité. Cependant, à la base de 1 'activité élective, on trouve des jugements dont les « prédications » ne se laissent en aucun cas réviser : dans notre exemple, le jugement selon lequel le vêtement sert à se faire remarquer et non à se sentir à l ' aise. Ce traitement du problème du lien entre liberté et détermination, entre activité et passivité, procède d'une tradition phénoménologique issue de Husserl. Pour cette tradition, les j ugements qui dirigent notre 1 P. Bourdieu, « Le mort saisit le vif. Les relations entre l 'histoire réifiée et l'histoire incorporée », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 32-33, 1980, p. 7.

138

p activité ont divers degrés de formalisation : certains sont bien définis et explicites, d' autres s ' installent en nous de manière obscure et définissent la réalité à laquelle nous faisons face avec une distorsion particulière. Les deux types de jugement communiquent entre eux et il n ' est pas facile de discerner ce que l ' activité quotidienne d 'un agent doit à l ' un ou à l 'autre ' . Les tendances de l' habitus et les décisions créatives s ' y superposent de manière instable. Le bagage philosophique de Bourdieu lui permet ainsi de compliquer la différence philosophique entre liberté et nécessité qui souvent n ' en fait qu'à sa tête, et parfois à l ' insu de tous, dans les débats des sciences sociales. C ette complication théorique aide Bourdieu à mieux inteIToger les c as de figure qui se présentent dans le travail empirique. É tant donné que les agents ont des degrés divers de distance et d 'absorption dans leurs tâches, l 'habitus se présente avec des degrés différents d' intégration interne, résultat d'une dialectique c omplexe avec la position sociale qu ' il occupe. Par conséquent, le l ien entre l 'habitus et sa place dans le monde peut être : 1 ) de co­ appartenance absolue ; 2 ) de décalage entre des dispositions résultant d'une trajectoire sociale et un monde qui, en se transfonnant, ne les accueille plus ; 3) de suspension momentanée de l ' identification et donc d 'ouverture d ' un certain degré d ' indétermination dans une activité qui j usque-là fonctionnait sans questionnement ; 4) d' insertion différente selon les domaines d ' activité dans lesquels l ' agent évolue - dans certains domaines i l peut être l i é absolument à son rôle, tandis que dans d ' autres il peut se distancier - ou selon la position qu ' i l occupe dans l 'espace social - une personne qui entreprend de modifier sa position sociale a tendance à réviser les « premiers mouvements » de son habitus avec beaucoup plus de précision que celle qui se sent « à sa 2 place », destinée par le sort à un certain type de vie . José Luis Moreno PestaFza 1 F. Hcran, « La seconde nature de l'habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », Revue française de sociologie, XXVIII, 1 98 7, p. 407-408. 2 Méditations pascaliennes, p. 1 84-193.

1 39

p PHILOSOPH I E 1

Comme quelques autres sociologues français, P ierre Bourdieu a suivi un cursus universitaire en philosophie (ENS, agrégation). Pour les apprentis philosophes de sa génération, l ' espace des problématiques était structuré par l ' opposition entre le pôle de la phénoménologie (Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty) et celui de l ' épistémologie française (Bachelard, Canguilhem), opposition qui est demeurée importante dans ses travaux de sociologue. En outre, le cursus universitaire lui a procuré une familiarité avec des auteurs c lassiques comme P laton, Descartes, Pascal, Spinoza, Leibn iz, H ume, Kant, Hegel. P lus tard, les auteurs anglo-saxons contemporains ont pris une part croissante dans sa réflexion, en particulier Wittgenstein ou Austin. Le travail ethnologique en A lgérie (société kabyle, déracinement paysan, sous-prolétariat) combiné avec les études sur les paysans béarnais a favorisé une reconversion dans les sciences sociales fondée sur l ' acquisition d ' un nouveau mode de pensée. Pour échapper aux tentations de théoricisme et d 'abstraction de certains philosophes reconvertis seulement à moitié, une rupture sans équivoque avec l'habitus philosophique était nécessaire. Pour autant, Bourdieu n ' entendait pas s 'abandonner aux tentations inverses du positivisme. La l igne qu' i l s ' efforçait d ' adopter était celle que Bachelard appelait « rationalisme appliqué » : le sociologue a nécessairement des « présupposés théoriques », et sa tàche consiste non à les ignorer, mais à les expliciter au cours du travail de construction d' objet, à les rectifier, à les engager dans une pratique concrète de recherche. La démarche critique prend une allure différente de celle qu'elle revêt généralement dans la tradition philosophique : elle est à l ' œuvre moins sur des discours théoriques que sur les opérations les plus anodines de l 'enquête empmque. En accordant la priorité au geste sur le discours décontextualisé, à l ' habitude mentale sur la thèse, au modus operandi sur l'opus operatum, Bourdieu tend à se rattacher à la tradition pragmatiste. Les concepts philosophiques sont, comme les autres concepts, non des objets de contemplation mais des instruments avec lesquels on 1

-

C f. Méditations pascaliennes, p . 9 - 1 7, 39-43, 44-53, 54-59.

1 40

p peut accroître l a connaissance du monde social . Par exemple, dans La Distinction, la théorie kantienne du goüt envisagée comme une élaboration savante tendant à universal iser la mise à distance du réel propre aux catégories sociales supérieures, peut être utilisée pour i nterroger les données et c lasser les individus d'après leur degré de proximité au pur jugement esthétique. La neutralisation du réel en matière esthétique n 'est qu'un cas particulier de ce que Bourdieu a nommé dans des textes plus tardifs l' « illusion scolastique ». Ceux qui ont pour ambition de penser le monde, au nombre desquels les philosophes, tiennent cette activité pour une évidence qui n ' appelle pas de réflexion particulière. Le monde leur apparaissant spontanément comme objet de pensée, ils omettent de prendre en considération les conditions sociales de possibilité de l ' activité de penser qui est loin d 'être donnée à tous et à tout moment. Le rapport théorique au monde n 'est qu' une possibilité qui doit être mise en contraste avec le rapport pratique marqué par la pression des choses, 1 ' urgence, l ' implication de l ' agent dans ce qu' il voit et dans ce qu ' i l fait. Le constat de ce dualisme débouche sur un renforcement de la vigilance critique : le théoricien que le sociologue est lui-même doit s ' efforcer de contrôler les effets de la posture de connaissance sur 1' objet de connaissance, ou plus simplement, de reconnaître que les agents n ' ont pas sur eux-mêmes le point de vue que l 'observateur désintéressé est porté à prendre. Le propos de Bourdieu n 'est pas de rabaisser la philosophie comme l 'ont affirmé p lusieurs de ses critiques. I l s'agit seulement de lui refuser le statut d ' exception que la tradition académique lui octroie, et donc de favoriser sa l ibération par rapport à la c ontingence d'une histoire méconnue. A l 'aristocratisme spontané de la philosophie, Bourdieu oppose le caractère foncièrement démocratique de la sociologie qui s ' occupe de gens et de choses ordinaires avec des moyens sans prestige. La sociologie des productions symboliques, qui englobe la sociologie de la philosophie, vise à objectiver et à mettre en question les hiérarchies de disciplines et d' objets qui tendent à s ' imposer comme des évidences dans l ' univers du pensable et donc, aussi, à exclure dans l ' impensable certaines possibi lités jugées indignes.

141

p « Philosophie négative » : le sociologue tend à désigner des points aveugles de la philosophie plus qu'à proposer des thèses de substitution. Toutefois, même sans visée « impérialiste », il ne peut éviter de remettre en cause le partage entre disciplines en contestant les représentations dominantes de ce que sont les objectifs et les moyens de chacune. Or cette remise en cause découle des exigences internes de la recherche et, en aucun cas, de la volonté de proposer une nouvelle « théorie ». Louis Pinto

PHOTOGRAPHIE

Entre 1 95 8 et 1 96 1 , P ierre Bourdieu réalise près de deux milles photographies en Algérie et dans le Béarn muni d ' un Zeiss Ikoflex avec viseur sur le boîtier. À la fin de son service militaire, il décide de rester dans la société Algérienne alors en pleine guerre et de l 'entreprendre comme obj et d 'étude. I l enquête tous azimuts sur l ' emploi, l e logement, les camps de regroupement. Face à la violence du terrain et du peu de temps dont il dispose, le support photographique participe à consigner ses observations et constitue un moyen « d ' affronter le choc d 'une réalité écrasante » 1 , de se positionner du côté des populations locales, de documenter les enquêtes et de mémoriser les observations. L ' acte photographique participe à affiner son regard et à trouver une j uste distance au terrain. Cette recherche d'un équilibre entre distanciation et proximité se retrouve dans les photographies elles-mêmes : il évite les cadrages serrés et les photographies convenues motivées par la seule recherche de l ' exotique ou du pittoresque. En prenant des photographies en Algérie, il garde à l 'esprit des hypothèses concernant l ' organisation de l ' espace, l ' économie de la misère, la complexité de la vie du bidonville ou l ' ingéniosité des moyens de survie. S i la plupart d ' entre elles sont esthétiquement réussies, elles ne cèdent pas au spectaculaire, mais témoignent au contraire du rapport qu' i l entretient avec son « objet », des individus pour qui i l éprouve de -

1 Franz Schultheis et Christine Frisinghelli, Pierre Bourdieu, Images d'A lgérie: une ajjinité élective, Paris, Actes Sud, Sinbad I Camera Austria, 2003, p.3 1 .

1 42

p l ' affection et de la tendresse 1• Plus tard, Bourdieu reconnaîtra que l ' acte photographique a participé à une conversion de son regard mobilisant à la fois la d istance de l 'observateur et la proximité du familier, lui pennettant d ' acquérir cette d istance réflexive qu ' i l nommera p lus tard l'objectivation participante.2 Malgré l ' importance de ce travail, la plupart de ses photographies resteront à l ' abri des regards, enfennées dans des cartons à chaussures, seules quelques couvertures d 'ouvrages, celles d'Algérie 60, Le Déracinement, Le sens pratique et quelques articles donneront l ' i nd ice de leur existence. En 1 965, il consacre un ouvrage à la photographie intitulé Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie. Frnit d 'un travail collectif réunissant Robert Castel , Dominique Schnapper, Luc Bohanski, Gérard Lagneau et Jean-C laude Chamboredon, l a pratique photographique, occupant une position intennédiaire dans le champ des pratiques culturel les, ni vraiment légitime ni a contrario totalement i llégitime, y est présentée comme pennettant de saisir le processus de légitimation culturelle.3 I l s ' agit tout d ' abord de constituer la photographie en objet d 'étude sociologique. Comment expliquer une pratique courante qui sem­ ble échapper aux déterminismes sociaux ? Inspiré par la méthode développée par É mile Durkheim, il critique les expl ications « psy­ chologisantes » du besoin de prendre des photographies et afin de dépasser l ' opposition entre subjectivistes et obj ectivistes, il intro­ duit le concept d ' habitus. Pour les c lasses populaires la photogra­ phie répond au principe selon lequel la « nécessité fait vertu ». Dans les campagnes, les paysans considèrent la photographie comme une pratique urbaine, «Lm des attributs du vacancier » qui a 4 «du temps à perdre et de l'argent à dépenser » . La pratique photo1 Yves Winkin, « Portrait du photographe en jeune anthropologue » in Jean Dubois, Pierre Durand, Yves Winkin [dir.], Le symbolique et le social. La réception internationale de la pensée de Pierre Bourdieu, Éditions de l'Université de Liège, 2003, p. 43-51. 2 P. Bourdieu, « L'objectivation participante », A ctes de la recherche en sciences sociales, n ° 1 50, décembre 2003, p.43-57. 3 Pierre Bourdieu [dir.], Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Éditions de Minuit, 1 965. 4 Pierre Bourdieu, Marie-Claire Bourdieu, « Le paysan et la photographie », Revue Française de Sociologie, vol.6, n° 2, Avril - Juin 1965, p. 1 70.

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p graphique des c lasses moyennes est plus tournée vers la recherche esthétique et relève d 'un art tand is que celle des classes supérieu­ res est ambiguë, venant contredire la valeur accordée dans les propos. Pour Pierre Bourdieu la photographie, cet «art qui imite l ' art », est à la fois objet et technique de recherche, révélatrice des processus de légitimation d 'un côté, outil de compréhension participant à convertir son regard et à forger son habitus d ' ethnologue d e l'autre. P lus qu'une saisie photographique du monde, s a pratique constitue une prise de position qu ' il décrivait comme une fonne d 'engagement politique1• Par l ' introduction d 'tm cahier de photographies dans Le bal des célibataires et par la publication à titre posthume d'images d 'A lgérie, son travail photographique est enfin restitué au regard et à l ' analyse critique comme partie intégrante de son œuvre.

Fabrice Fernandez

POLITIQUE

Comme i l l'a fait pour d'autres sphères sociales, Pierre Bourd ieu étudie l ' activité politique à travers la notion de champ. Champ de/du pouvoir par excellence, le champ politique recouvre tout ce qui a trait aux institutions et à ce qu' il appelle lui­ même « un corps de professionnels de la représentation (à tous les sens du terme), producteurs culturels et idéologiques, hommes 2 politiques, représentants syndicaux » , qui sont tous p lus ou moins dotés d ' une compétence politique spécifique3 . L ' existence d ' un champ politique a trois conséquences principales. Tout d ' abord , il exerce « un effet de censure en limitant l'univers du d iscours, et, par là, l'univers de ce qui est pensable politiquement, à l ' espace fini des discours susceptibles d 'être produits ou reproduits dans les limites de la problématique politique comme espace des prises de position effectivement réalisés dans le champ, c 'est-à-dire socio1

-

Franz Schulthcis et Christine Frisinghelli, Pierre Bourdieu, Images d 'Algérie:

une q/jinité élective, p. 1 4. ' P. Bourdieu, Propos sur le champ politique, Presses universitaires de Lyon, 2000,

p. 97. 1 P. Bourdieu, « La représentation politique : éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1 98 1 , n°36-3 7, p. 5-6.

1 44

p logiquement possibles étant donné les lois régissant l 'entrée dans 1 le champ » • Ensuite, il définit des enjeux spécifiques par leur nature (ce sont des enjeux politiques) et par leur temporalité (tous les enjeux sont historiquement s itués). L 'existence d 'enjeux politiques implique la présence d ' intérêts fondamentaux, partagés par les professionnels de la politique qui doivent croire à la valeur effective de ce qu ' i ls font pour s ' investir dans le jeu (lïllusio). Enfin, i l concentre entre les mains d 'une minorité (les professionnels de la politique) les moyens de production proprement politique des questions, des discours et des enjeux. Toutefois, chez P ierre Bourdieu, le spectre du politique dépasse le champ politique en ce qu' i l ne recouvre pas seulement les luttes qui se déroulent en son sein, mais englobe aussi tout ce qui se passe en dehors de lui. Le politique ne se réduit donc pas à la définition légitime du politique telle que la produit le champ polit ique, à savoir que seules les questions posées par le champ politique sont légitimes et qu'en conséquence les questions politiques sont des questions techniques, des questions de spécialistes qu' i l « appartient aux spécialistes de trancher au nom du savoir et non de l ' intérêt de classe »2 • Si P ierre Bourdieu refuse de définir ce qu ' est le politique, c 'est bien sür parce qu' i l refuse de s 'inscrire dans les luttes internes au champ politique qui visent à produire une définition légitime du politique, mais aussi parce qu' i l inscrit sa conception du politique dans la lignée de sa théorie générale de la dénonciation de l ' ordre social établi et du dévoilement des mécanismes sociaux de domination qui en assurent la persistance. Rappelons que si, selon le sociologue, « l 'ordre social doit pour une part sa permanence au fait qu ' i l impose des schèmes de classements qui, étant ajoutés aux c lassements objectifs produisent une fonne de reconnaissance de cet ordre » et si « la correspondance entre les divisions objectives et les schèmes c lassificatoires, entre les strnctures objectives et les structures mentales est au principe d ' une sorte d'adhésion originaire à l ' ordre établi », alors « la politique commence, à proprement parler, avec 1

2

Ibid., p. 4. Ibid., p. 6.

1 45

p la dénonciation de ce contrat tacite d ' adhésion à l 'ordre établi qui définit la doxa originaire » 1 • C ' est pourquoi, si on suit son raisonnement, tout (le social) est politique. Cette d i lution du politique dans le social, ou cette politisation du social, n 'est pas 2 une « d issolution de l 'obj et politique » , mais une déconstruction de l 'obj et politique tel que le construit le champ politique, ce qui n ' est pas tout à fait la même chose. « Tous les mouvements de contestation de l 'ordre symbolique sont importants en ce qu'ils mettent en question ce qui paraît aller de soi ; ce qui est hors de question, indiscuté. Ils chahutent les évidences. C ' était le cas de mai 68. C ' est le cas du mouvement féministe ( . . . ). S i ces formes de contestation dérangent bien souvent les mouvements politiques ou syndicaux, c ' est peut-être parce qu 'elles vont contre les dispositions profondes et les intérêts spécifiques de hommes 3 d ' appareil » • Autrement dit, à côté du champ politique, il y a le 4 « hors champ » qui est susceptible à tout moment de faire irruption dans le champ politique. En effet, toute mobilisation des profanes, par le processus de politisation des questions sociales qu 'elle permet, tend à s' imposer dans le champ politique lorsque, en raison de sa force, les professionnels sont amenés à la prendre en compte en se positionnant par rapport à elle, en apportant des réponses aux questions qu' elle lui pose et lui impose.

Fabienne Federini

1 P. Bourdieu, « Décrire et prescrire. Note sur les conditions de possibilité et les limites de l'efficacité politique », A ctes de la recherche en sciences sociales, n°3 8, 1 98 1 , p. 66. 2 « Tout est donc politique au point que le sociologue de la construction de l'objet, en général, devient ici le sociologue de la dissolution de l'objet politique particulier », in Frédéric Bo n, Yves Schemeil, « La rationalisation de l 'inconduite: comprendre le statut du politique chez Pierre Bourdieu », Revue _fi-ançaise de science politique, volume 30, n°6, 1 980, p. 1 2 1 6 ' Questions de sociologie, p. 1 2. � Be rnard Lahin:, >2 . Mais il faudra ensuite dépasser cette étape en considérant que les positions sociales, qui se présentent à l 'observateur comme des places j uxtaposées, dans un ordre statique, sont inséparablement des emplacements stratégiques, des places à défendre et à conquérir dans un champ de luttes 3 .

Yves Patte

REPRODUCTION4 - Comme celui de « distinction », le mot « reproduction » a été porteur de malentendus auprès de commentateurs de p lus ou moins bonne foi, au point de fonctionner comme un stigmate attestant l ' incapacité foncière de Bourd ieu à concevoir le changement. Or, l a reproduction n 'est pas une sorte de loi d ' airain de l'immobi lité ou de l ' inertie. I l s ' agit d'un concept analytique dont Bourdieu n'est d 'ailleurs pas !'auteur. Avant lui, Marx s'était intéressé à la reproduction du capital, présupposé et résultat d 'un rapport social, le rapport salarial. La logique interne du processus de production capitaliste 1

P. Bourdieu, « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber »,

Archives européennes de sociologie, XII, l , p. 3 -2 1 . 2

C'est l ' auteur qui souligne. 27 1 -272. 4 Cf. Bourdieu et Passeron, La Reproduction, p. 76, p. 230-23 1 , p. 243-25 3 ; P. Bourdieu, Le Sens pratique, p . 209-23 l ; Méditations pascaliennes, p. 254-259. 3

Cf. La Distinction, p.

1 63

R produit indissociablement des marchandises, de la p lus-value et, par là, ses propres prémisses (le capital et le rapport social d' exploitation) qu' il reproduit. L ' analyse du modèle (le rapport social propre à la société capitaliste) est compatible avec la description de ses variantes, comme le montre la distinction entre reproduction simple et reproduction é largie. Le concept de reproduction n ' a j amais impliqué chez Marx l 'idée d ' une stab ilité des rapports sociaux. En donnant pour titre La Reproduction à un livre sur le système scolaire, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron se sont efforcés de proposer un usage généralisé de la notion. Il s 'agissait de montrer que l ' apprentissage scolaire n ' est pas une activité purement informationnelle et socialement neutre et que les différences observées de réussite, « reproduisant » des différences extérieures à l ' institution scolaire, font appel à des différences cachées à l ' observateur et fondées sur l ' inégale distribution d ' un capital spéci fique pour lequel est proposé le nom de capital culturel. Ce capital est incorporé à la personne et se transmet en partie de manière infonnelle, à travers les expériences l iées à l ' appartenance sociale. En outre, i l impl ique une relation antagonique entre groupes sociaux inégalement dotés en instruments d'appropriation de la valeur scolaire : les dominants sont ceux qui, d ' emblée familiers, par leur milieu, avec des normes scolaires expl ic ites et surtout implicites ( savoirs et savoir-faire, distance à la culture, à l 'esprit « scolaire » ) peuvent à l ' issue du cycle d' apprentissage scolaire obtenir les profits les plus élevés, au contraire des dominés, démunis sous le rapport de l ' accès aux instruments symboliques de faire-valoir de l ' ac tion pédagogique. Si les inégalités sociales et culturelles initiales se voient reproduites sous fonne d ' inégalités scolaires, cette reproduction ne reflète pas mécaniquement l ' état antérieur de la distribution des positions sociales. En effet, le système scolaire dispose d ' une autonomie relative, variable selon les sociétés, qui suppose une distance entre la culture scolaire et la culture des groupes dominants, en sorte qu' i l y a un relatif brouillage dans la relation entre origine et réussite. Mais cette distance n' est j amais telle que les écaiis entre groupes se trouveraient annulés. Non pas en vertu d'une collusion entre l' É cole et les dominants : les écarts sont ,

1 64

R garantis par l a logique du fonctionnement de l ' institution scolaire aussi longtemps que celle-ci s' abstient de mettre en question les conditions sociales de possibilité de la réussite scolaire, abstention qui profite davantage aux privilégiés qu ' aux défavorisés. La reproduction est un terme plurivoque qui désigne, selon les auteurs de La Reproduction, à la fois l ' auto-reproduction de l ' institution scolaire, la retrad uction scolaire des hiérarchies culturelles (reproduction culturelle), la perpétuation du système des classes sociales ( reproduction sociale). Mais le terme peut également être envisagé sous un autre rapport, la position des agents. Les stratégies de reproduction (scolaires, économiques, matrimoniaux, etc. ) dont la famil le est par excellence le l ieu sont les conduites qui contribuent à garantir la permanence d 'un groupe dans un cycle ou p lusieurs cycles (cursus scolaire, carrière professionnelle, descendants, etc. ) . Non pas en vertu d ' un tact infaillible ni d ' un calcul explicite. I l faut faire deux remarques sur ce point. D 'une part, les agents tendent à agir en fonction du capital possédé qui enferme un espace de probab ilités objectives ayant la forme de ce qui est concevable, réal isable, désirable : persister dans son être, suivre les inclinations de l ' habitus, c ' est déjà participer à la reproduction de sa position, reprod uction qui est inséparable de celle des capitaux possédés. D'autre part, une reproduction de type statistique comme l ' est un mode de reproduction à composante scolaire, n ' a pas le même degré de probabilité que les modes de domination essentiellement fondés sur la transmission personnelle (familiale) du capital économique. Il peut y avoir des accidents individuels qui résultent d ' une multitude de facteurs ( surinvestissement ou sous-investissement scolaire des parents . . . ). La reproduction ne s ' oppose pas au changement, elle lui procure un cadre. Les univers sociaux sont différenciés, ouverts, propices à des luttes. Pour maintenir leur position, les agents (notamment dominants) doivent accepter des compromis (la « démocratisation scolaire » ), changer les règles du jeu ( culture scientifique contre culture humaniste . . . ), redéfinir les modes d'appropriation et de conversion des capitaux (réglementation, déréglementation . . . ). I l n ' y a pas d e conj oncture d e pure table rase ( « mutation » ) mais des transformations expl icables et non aléatoires. ,

Louis Pinto

1 65

R RÊSISTANCE

S i l ' implication de P ierre Bourdieu dans l 'espace public date du début des années soixante à propos de la guerre d ' Algérie, c ' est au cours des années quatre-vingt dix qu' i l investit massivement la sphère du militantisme de résistance a u néolibéralisme e t développe le modèle de l ' intellectuel critique. En 1 990, i l préside une commission de réflexion sur les contenus de l'enseignement au ministère de !' Éducation Nationale. A partir d e 1 993, i l s'implique dans le soutien aux intellectuels algériens, e t lors des grèves d e décembre 1 995, participe à u n appel des intellectuels en soutien aux grévistes et crée les Éditions Liber­ Raisons d'agir destinées à permettre la publication de petits livres de dénonciation politique adressés au grand public, avant de soutenir activement le mouvement des chômeurs de j anvier 1 998. Mais cet engagement politique, loin de ne faire que coexister aux côtés d 'un travail d ' élaboration théorique, prolonge l a compréhension bourd ieusienne d e la sociologie. S a finalité, énoncée dès 1 984 dans Questions de sociologie, est en effet « d ' assurer la dissémination des aimes de défense contre la domination symbolique » 1 • Quelle est donc cette sociologie dont la finalité est de produire de la résistance pratique ? Et comment la résistance peut-elle émerger dans un monde social décrit par Bourdieu comme celui de la reproduction incessante de la domination par la participation des dominés à leur propre domination ? L ' ordre social, pour maintenir ses principes constitutifs de h iérarchisation, tend à élim iner la possibilité de la résistance des individus aux rapports de domination dans lesquels ils s ' insèrent. Les modes de stmcturation subjectifs des agents sociaux les constituent en sujets inconscients de l ' arbitraire présidant aux h iérarch ies sociales et les dépossèdent des instmments intellectuels nécessaires à la lutte. L 'habitus, comme intériorisation de l ' extériorité et extériorisation de l ' intériorité, tend à reproduire à chaque instant les conditions de sa propre production. Le suj et n ' est pas contraint de se soumettre, son assujettissement est l ' effet de sa croyance dans la légitimité de l 'arbitraire culturel dominant, fondement de la complicité ontologique existant entre les 1

-

C[ Questions de sociologie.

1 66

R structures objectives et les structures subjectives. Finalement, « le langage d ' autorité ne gouverne jamais qu' avec la collaboration de ceux qu'i l gouverne, c 'est-à-dire grâce à l ' assistance de mécanismes sociaux capables de produire cette complicité, fondée sur la méconnaissance, qui est au principe de toute autorité » 1 • Ne possédant pas d ' autres schèmes de perception d'eux-mèmes que ceux des dominants, les dominés perçoivent leur statut comme nécessaire et légitime . Le « cercle enchanté de la légitimité » semble ainsi interdire toute manifestation possible de résistance. Dès lors, deux questions se posent : d ' une part, comment la conscience peut-elle accéder à la connaissance de ces rapports de domination étant donné qu 'elle est elle-même strncturée par ces schèmes ? D ' autre part, contre quoi et comment la résistance doit­ elle s 'exercer pour entamer la domination ? Cond ition de la pérennisation de la domination matérielle de classe ( l a bourgeoisie ) et de groupe (le s hommes) sur d ' autres ( le prolétariat, les femmes) le pouvoir symbolique, légitimant la domination, apparaît comme le principal écran à la prise de conscience de l 'arbitraire du pouvoir. L ' action sur les représentations du réel conditionne la possibilité d'agir sur le réel lui-même. Résister, c 'est donc avant tout délégitimer, démystifier, exhiber la violence nue du pouvoir - dénoncer, en d 'autres terme s, la transfornrntion de l ' arbitraire du nomos en une nécessité de la nature . La résistance au processus d ' imposition symbolique est dès lors une entreprise de libération cognitive du sujet par l'objectivation des rapports de force sous-tendant les hiérarchies symboliques. La condition de possibilité de la résistance est l ' acquisition de connaissances sur le fonctionnement du monde social et les modes de pérennisation de la domination que la sociologie bourdieusienne se donne précisément pour objet. Le travail d'élaboration théorique du monde social ne s'oppose pas à l'engagement pour sa transformation pratique, il en conditionne la possibilité. Pourtant, la lutte symbolique n' épuise pas la résistance . Si, en amont d 'elle-même , elle ne peut se développer que dans un collectif à même de lutter contre la force conservatrice des habitus individue ls - tant il est vrai que le changement de point de vue sur 1

Ce que parler veut dire, p. 1 1 1 - 1 1 3 .

1 67

R la domination ne peut se réduire à une conversion individuelle de la conscience -, en aval, elle doit engendrer des formes collectives et matérielles de résistance pour prétendre à l 'efficacité. Finalement, « les luttes symboliques sont touj ours beaucoup plus efficaces (donc réalistes) que ne le pense ! 'économisme obj ectiviste et beaucoup moins que ne le veut le pur marginalisme social »1• Elles rendent possible, sans s'y substituer, le développement de résistances matérielles. C ' est à ce projet de conscientisation des dominés que participent les connaissances construites par la sociologie bourdieusienne.

Marlène Benquet

1

Le Sens pratique, p. 243 .

1 68

s SARTRE La relation de Bourdieu à Sartre ne se fonde pas sur un seul plan, mais sur de multiples liens ou oppositions. N ormaliens, intellectuels, écrivains sur Flaubert, la relation ne peut pas se résumer à une opposition de Bourdieu à la figure de l ' intellectuel total sartrien contre l ' intellectuel collectif. É voquant ses souvenirs de sa formation philosophique et revenant dans son Autoanazrse, non pas sur sa simple autobiographie, mais sur sa place dans le champ de la philosophie des années 1 c inquante , Bourdieu fait état du champ universitaire. Elève de l ' ENS, Bourdieu se constmit en résistance à l 'existentialisme sartrien et cela en s ' appuyant sur l ' épistémologie et l ' histoire des sciences. Mais, à ce refus de l ' existentialisme, Bourdieu oppose également le refus de la posture sartrienne. « Ce que j ' aimais le moins en Sartre, c ' est tout ce qui a fait de lui non seulement ' ! ' intellectuel total ' , mais l ' intellectuel idéal, la figure exemplaire de l ' intellectuel , et en particulier sa contribution sans équivalent à la mythologie de l ' intellectuel libre, qui lui vaut la reconnaissance 2 éternelle de tous les intellectuels » . Bourdieu reproche à Sartre sa conception de l 'engagement, qui allait j usqu ' à l ' irresponsabilité. L'expérience algérienne de Bourdieu l ' a amené dans Travail et travailleurs en Algérie, à travers la critique de M ichel Leiris, à se p lacer dans une posture anti-intellectuelle : « le travail que je faisais était une façon d' incarner réellement la responsabilité de l ' intellectuel, de faire un travail d ' écrivain public qui met sa compétence au service d'un peuple dominé, qui essaie de se libérer3 ». Bourdieu constmit donc son rôle d ' intellectuel contre Sartre auquel il reproche, comme à Aron, de ne pas réfléchir sur sa place dans le champ intellectuel. Le passage par la sociologie est fondamental, obligeant sans cesse à obj ectiver sa propre -

1 2

3

Esquisse pour une auto-analyse, p. 1 1 - 1 4.

Ibid , p. 37.

P. Bourdieu, « Entretien avec Franz Schultheis sur Sartre

Bulletin du Groupe d'études sartriennes, juin 200 1 , p. 1 96.

»,

L 'Année sartrienne.

s expenence. Opposition donc entre l' intellectuel total et l ' intellectuel collectif qu' incarne Bourdieu. Les relations entre Bourdieu et Sartre dépassent cependant la critique de l ' intellectuel total. A travers F laubert, ce sont d 'autres relations qui surgissent. Les règles de ! art permettent la critique du mythe d'origine que Sartre inscrit à l ' origine de chaque existence humaine 1• « Ce mythe d ' origine visant à récuser toute explication par l ' origine a le mérite de donner une forme explicite, et l ' apparence d' une j ustification systématique, à la croyance en l ' irréductibilité de la conscience à toutes les déterminations externes, fondement de la résistance que suscitent les sciences sociales et leur volonté d" obj ectivation réductrice' : le danger ' déterministe' qu'elles font peser en permanence n ' est j amais aussi menaçant que lorsqu' elles poussent l ' arrogance scientiste j usqu' à prendre les intellectuels eux-mêmes pour obj et »2• Contre la représentation charismatique de l' écrivain comme « créateur )), Bourdieu oppose l ' approche de Flaubert à l ' intérieur du champ intellectuel, approche nécessaire à une science des œuvres. Face à cette condamnation de l ' approche sartrienne, il faut cependant relever la reconnaissance de Bourdieu à Sartre au sujet de la philosophie de l ' action, faisant de chaque action une sorte de confrontation sans antécédent au monde. La lecture bourdieusienne de Sartre se base sur L 'Être et le néant et il reconnaît la tentative d ' introduire l ' honune dans un univers de significations déj à constituées, mais ceci pour mieux en souligner la limite : « Reste qu ' i l repousse avec une répugnance viscérale 'ces réalités gélatineuses et plus ou moins vaguement hantées par une conscience supra-individuelle qu ' un organisme honteux cherche encore à retrouver, contre toute ressemblance, dans ce champ mde, complexe mais tranché de l'activité passive où il y a des organismes individuels et des réalités matérielles inorganiques d ; et qu ' il ne fait aucune place à tout ce qui, du côté des choses du monde aussi bien que du côté des agents, pourrait brouiller la l imite que son dualisme rigoureux entend maintenir '

1

2 1

Cf. Sartre, L 'Etre et le Néant, Gallimard, 1 943, p. 643-652. P. Bourdieu, Les Règles de l 'art, Seuil, « Points essais », 1 998, p. 3 1 1 . J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1 972, p . 1 6 1 .

1 70

s entre la transparence pure du suj et et l ' opacité minérale de la chose 1 ». Bourdieu construit son travail sociologique sur le dépassement d ' un « obj ectivisme » de Lévi-Strauss et du « subjectivisme » sartrien. Comme Sartre, il veut réinsérer les structures mentales dans la pratique des individus. Le dépassement du subjectivisme et du déterminisme structural se traduit par l' « objectivation de l 'obj ectivation », retour réflexif sur ses propres pratiques qui pennet de se l ibérer par la prise de conscience des structures qui le déterminent : « Je sais que je suis pris et compris dans le monde que je prends pour obj et. Je ne puis prendre position, en tant que savant, sur les luttes pour la vérité du monde social sans savoir que je le fais, que seule la vérité est un enjeu de luttes tant dans le monde savant (le champ sociologique) que dans le monde social que ce monde savant prend pour obj et ( . . . ) et à propos duquel i l engage ses luttes d e vérités »2 •

François Lecointe

SCIENCE

La science jouit d'un statut social et symbolique privilégié. Que les scienti fiques produisent des vérités susceptibles de s ' imposer universellement force le respect, sinon l ' idolâtrie (dans le monde scientifique comme dans la société entière). Pourtant, il n ' est pas réducteur d'affinner que, tant au niveau cognitif que social, elle n ' échappe pas à l 'analyse sociologique. C ' est à partir de cette conviction que Bourdieu formule, dans une série de textes, une théorie originale du « champ scientifique » 3 • L 'enjeu n ' est pas mince puisqu ' i l convient de penser la science du point de vue réaliste de la sociologie sans pour autant en effacer les propriétés épistémologiques. « L 'univers 'pur' de la science la plus ' pure' est un champ social comme un autre, avec ses rapports de force et ses monopoles, ses luttes et ses stratégies. ses intérêts et ses profits, mais où tous ces invariants revêtent des formes

1

2

-

Le Sens pratique, p. 73 . Science de la science et réflexivité, p. 22 1 .

3 C f. P . Bourdieu, « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison », Sociologie et société , Vol. 7, 1 975.

171

s spéci fiques » 1 • B ien que cette idée suscite alors des débats (et des vocations), Bourdieu laisse l ' objet en j achère et n ' y revient qu' à l ' occasion de conférences. M ais c e silence relatif n ' est pas synonyme d' indifférence. Signe d 'un intérêt j amais démenti, Bourdieu tem1ine sa carrière au Collège de France par une leçon sur la science2 • Trop humaine, la science se présente comme un monde compétitif (un champ de luttes comme les autres) dans lequel cependant des enjeux propres et un nomos sont légitimés - telle la poursuite de vérités. Le droit d ' entrée y est coüteux. Les postulants doivent accomplir une formation, intérioriser les connaissances, et p lus encore croire dans la valeur du jeu (illusio ) Ainsi se constituent les habitus propres à telles régions de l ' espace savant garantissant pratiquement la reproduction du système. N ' en déplaise aux utopies égalitaristes de la « communauté scientifique » , les agents ne sont pas pourvus des mêmes ressources. Situés dans un espace positionne!, les scientifiques luttent pour le monopole de l ' autorité cognitive. Si Bourdieu force sur cet obj et le schème théorique du champ, c ' est pour faire surgir de nouveaux questionnements, et non pas en vue de corroborer des hypothèses connues à l' avance. Car la connaissance du fonctionnement du champ scientifique n ' est possible qu ' à partir du moment où l ' on marque une « double 3 rupture » . Non seulement les représentations que les agents et les institutions se font de leur monde (un monde irénique où prime le désintéressement) sont autant d 'objets à déconstruire, mais en plus il faut rompre avec les discours cyniques sur la science (énoncés notamment par les tenants de la « nouvelle sociologie des 4 sciences » ) comme activité stratégique visant uniquement à satisfaire des intérêts autres qu' intellectuels. Quoique l 'appropriation du « capital scientifique » permette aux scientifiques en position de force de disposer d ' un pouvoir politique et ainsi d ' influer sur l ' évolution du champ, il n ' en reste .

1 Ibid., p. 9 1 . La version publiée (Science de la science et réjlexivite} paraît quelques mois avant la disparition de Pierre Bourdieu. 3 Raisons pratiques, p. 94-97. 4 Cf. Terry Shinn, Pascal Ragouet, Controverses sur la science, Raisons d'agir, 2005. 2

1 72

s pas moins que la conquête de cette autorité est conditionnée par la réalisation de recherches j ugées scientifiquement pertinentes. C ' est une conséquence de l ' autonomie de ce microcosme : « pour se faire valoir [dans le champ] , il faut y faire valoir des raisons, pour y triompher, il faut y faire triompher des arguments, des démonstrations et des réfutations » 1 • De sorte que le progrès des connaissances résulte simultanément d'une lutte, ambivalente et impure, pour la reconnaissance des pairs ( visibili�v) et une volonté de puissance : l ' intérêt scientifique est intrinsèquement « dual », la libido dominandi et la libido sciendi s'unissent dans un rapport de complicité ontologique, la seconde sublimant la première2 . Bourdieu ne cache j amais les valeurs qui sous-tendent son argument. I l n 'hésite pas à politiser le débat et à développer un point de vue prescriptif. En ce début de 2 1 e siècle, il considère que la science est menacée dans son autonomie (par les contraintes économiques surtout). Soucieux de l ' indépendance scientifique, le sociologue pense fournir aux scientifiques (ses pairs) des armes conceptuelles pour modérer les pressions qui s'exercent sur leur monde. Mettre en pratique de cette manière, en connaissance de 3 cause, une Realpolitik de la raison •

Arnaud Saint-Martin

SCI ENCES SOCIALES

Le souci d' appréhender la réalité sociale dans sa complexité et sa totalité s'accompagne parfois d ' une référence aux sciences sociales, mais le programme mettant concrètement en œuvre une interdisciplinarité qu' i l est toujours de bon aloi d' invoquer, reste bien délicat à mettre concrètement en œuvre. Quel en sera le principe d'unification ? Comment échapper aux généralités ? Et s ' il est possible de circonscrire un objet d ' étude commun ou transversal, le risque principal n' est-il pas la dégradation des exigences méthodologiques propres à chaque discipline (le travail de terrain, sur archive, statistique, etc . ) et la 1

2 3

-

P. Bourdieu, Les usages sociaux de la science, INRA, 1 997, p. 26. Méditations pascaliennes, p. 1 30- 1 3 6.

Les usages sociaux de la science, p. 60.

1 73

s qualité des résultats obtenus ? Dès lors, pour tenir ensemble des registres d' analyse différents, il est nécessaire que cet effort s 'accompagne d'une réflexion critique sur les recouvrements et les frontières des sciences sociales. Cependant, il est touj ours possible de prôner une tout autre forme d' interdisciplinarité en se tournant du côté des sciences de la nature, en important des modèles théoriques respectables (mathématique, biologique ou psychologique), et en façonnant une matrice interprétative générale comme le propose par exemple l ' approche stmcturaliste au prix d'une réduction de ses obj ets à une seule dimension. De ce fait, la question de l ' interdisciplinarité charrie aussi l ' épineuse querelle des méthodes : la scientificité a-t­ elle un modèle unique ou dual, les sciences sociales (ou h istoriques) ayant alors leur particularité et leur autonomie ? Les prises de position que ces questions provoquent parcourent l ' histoire française des sciences sociales. Cette ambition d'unification des sciences sociales est tout d ' abord portée par L 'école française de sociologie (Durkheim, Mauss, M aurice Halbwachs, etc.) et le travail collectif de la revue ! 'A nnée sociologique. Mais l ' assise universitaire des durkheimiens étant mal établie, c ' est la science historique, qui a joué en France ce rôle moteur et d'unification autour de la revue d'histoire sociale les Annales fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre en 1 929, qui animera ce projet interdisciplinaire « par l ' exemple et par le fait ». La VIe Section de !'École pratique des hautes études (sciences économiques et sociales) créée en 1 94 7 puis ! 'École des Hautes Études en sciences sociales en 1 975 institutionnalise et développe cette entreprise. Ce lieu original de formation à la recherche par la recherche sur le modèle des séminaires allemands, indépendants des Universités, réunit des laboratoires qui tentent à la fois de saisir, avec des matrices interprétatives parfois très différentes, la genèse des faits sociaux comme les grandes transformations contemporaines, les bouleversements présents ne pouvant s ' entendre sans les sédimentations du passé 1 • 1

Cf. Jacques Revel et Nathan Wachtel, Une école pour les sciences sociales. De la Éditions du Cerf & É ditions de l'EHESS, 1 996. VIe section à !'École des Hautes Études en Sciences Sociales,

1 74

s C ' est dans cet esprit que Pierre Bourdieu - successivement philo­ sophe, anthropologue et sociologue - élabore une anthropologie générale et une théorie de la pratique qu' il publie largement dans des revues de sciences sociales (Études rurales, Les Annales, 111ternational Social Science Jaumal, Rev11e internationale des sciences sociales, b?formation s11r les sciences sociales) et dans une moindre mesure dans celles de sociologie (Revue .fl'ançaise de sociologie, Sociologie du travail, Archives e11ropée11nes de socio­ logie, L 'année sociologique). Mais r ambition de poursuivre une entreprise d ' unification interdisciplinaire est particulièrement notable dans la politique éditoriale de la revue Actes de la recher­ che en sciences sociales, qu ' i l fonde 1 en 1 975 et qu ' il dirigera j usqu'à sa mort en 2002. Dans le cadre de cette revue à l ' identité visuelle très déconcertante pour l ' époque (graphes, BD, photos grands formats voisinent librement avec des extraits d' entretiens ou d' archives et des traductions), peut se mettre à l ' épreuve et en forme le travail « en train de se faire » de toute une équipe de recherche non seulement mobilisée par le développement d ' une matrice interprétative générale, la mise en débat et la présentation de travaux étrangers, mais aussi une place reconnue pour les contributions d 'un faisceau de disciplines, de l 'histoire sociale à l 'anthropologie, en passant par les sciences politiques, quelque soient par ailleurs leurs annes méthodologiques privilégiées. Les derniers travaux de Pierre Bourdieu, revenant avec insistance sur l ' exigence de réflexivité des chercheurs 2 , mettent en chantier une vaste histoire des sciences sociales, contribution majeure à l ' analyse de rinconscient académique 3 • L ' interdisciplinarité et la scientificité des sciences sociales, intrinsèquement problématique, sont à ce prix. Samuel Lézé

1

Pierre Bourdieu,

«

Déclaration d'intention », A ctes de la recherche en sciences

sociales, n° l , 1 975, p.3.

2

Cf. Science de la science e t réflexivité. Cf Johan Heilbron, Remi Lenoir, Gisèle Sapiro [dir.], avec la collaboration de Pascale Pargamin, Pour une histoire des sciences sociales. Hommage à Pierre Bourdieu. Fayard, 2004. 3

1 75

s SEXUALITÉ 1 - « La sexualité est une invention h istorique qui s 'est opérée à mesure que s ' accomplissait le processus de différenciation des différents champs et de leurs origines spécifiques ( . . . ). La constitution en domaines séparés des pratiques et des discours liés au sexe est inséparable de la dissociation progressive de la raison mythique et de la raison logique. L ' émergence de la sexualité comme telle est indissociable aussi de l 'apparition de champs et d' agents en concurrence pour le monopole de la définition légitime des pratiques et des discours sexuels - champ religieux, champ politique, champ bureaucratique - et capables d' imposer cette définition dans les pratiques, notamment à travers les fami lles et la vision familialiste » (La domination masculine, « La force de la structure ») . La sexualité prend forme dans les rapports entre les sexes, hiérarchisés selon le principe de la domination masculine. Cette conception institue le phallus comme principe de différence des sexes, qui fonde la différence sociale h iérarchisée dans l ' objectivité d'une différence naturelle biologique et symbolisée dans les organes sexuels. La difficulté d' analyse de l ' institution de la différence des sexes tient à ce qu'elle se trouve dans l ' objectivité des structures sociales et dans la subjectivité des structures mentales. La mythologie collective socialise les corps à travers les habitus et les rituels collectifs qui aboutissent à des mécanismes. La somatisation de ces relations fondamentales constitutives de l 'ordre social institue des habitus différents et capables de percevoir le monde selon ce principe de division. Ce sont deux systèmes de différences sociales naturalisées, évidentes, inéluctables, opposées, antagonistes et complémentaires : le masculin et le féminin. La frontière arbitraire revêt les apparences d'une loi de nature et cette logique fonde tout le système mythico-rituel (qui se passe de justifications et ne rencontre aucun démenti). Le masculin c01Tespond au devoir d' affirmer une virilité. Ê tre homme implique un devoir être, un devoir envers soi-même pour 1 Cf. P. Bourdieu, La Domination masculine ; « La Domination masculine », Actes de la recherche en sciences sociales, n°83-84, « Masculin/féminin II », 1 990.

1 76

s rester digne d ' une idée que l ' on a de l ' homme. Le dominant est donc dominé par sa domination. C ' est parce qu ' i l est désigné très tôt comme dominant que l ' homme a le privilège de s ' adonner aux j eux pour la domination et que ces j eux lui sont réservés (par exemple : la guerre). La séduction du pouvoir et le désir, l ' amour des puissants font que les hommes aiment les jeux de pouvoir et les femmes aiment les hommes qui les jouent. Du coup, l ' expérience sexuelle est orientée politiquement du fait que les corps soient eux-mèmes orientés politiquement. Exclues du j eu, les femmes adoptent un point de vue par solidarité affective pour les hommes mais ne participent pas intellectuellement ni affectivement au jeu en lui-mème. Elles ont le rôle de miroirs flatteurs qui renvoient à l ' homme l ' image grandie de lui-même qu' i l doit et veut égaler, ce qui renforce l ' investissement narcissique dans une image idéalisée de son identité. Le sexe féminin est une entité négative définie par la privation des propriétés mascul ines et affectée de caractéristiques dépréciatives. C 'est un phallus inversé. La femme appartient au monde privé, elle n ' intervient pas en tant que sujet, mais en tant qu'objet. L ' exclusion de la sphère publique correspond à la dissymétrie fondamentale entre hommes et femmes sur le terrain des échanges symboliques. En effet, les femmes sont vouées à la reproduction du capital symbolique des hommes (à travers les relations). Leurs activités sont associées à la reproduction biologique et sociale de la lignée : activi tés dépréciées, niées et donc imparties au féminin. La femme est l ' agent privilégié de la conversion du capital symbolique en capital économique (qui a valeur sociale) : elle garantit l 'entretien des relations sociales - le paraître, le domestique, l ' esthétique, l ' image publique, la vie rituelle et cérémonielle de la famille, etc. Ainsi, en étant garante de la reconnaissance et des valeurs masculines, la femme se fait complice de la virilisation de l 'ordre social. En effet, la violence symbolique est essentielle, elle impose une coercition acceptée par le dominé car il a le même instrument de connaissance que le dominant : la domination masculine. Le pouvoir doit obtenir des dominés une adhésion qui est la soumission immédiate et préréflexive des corps dominés . Par conséquent la révolution symbolique des rapports sociaux de sexe

1 77

s implique le renversement de toute une culture. E lle reste une utopie tant que les femmes occuperont cette place d' objet plutôt que de sujet.

Fanny Mazzone

SOCI ÉTÉ Décrire et rendre intelligible « la société » suppose de répondre à deux questions. D ' une part : quel est le fondement de l 'accord légitime entre les agents sociaux ? En effet, force est de constater, et c ' est là l ' étonnant « paradoxe de la doxa » 1 , qu' en dépit des rapports de force, des intérèts antagonistes des classes sociales et des flagrantes inégalités, l 'ordre social se maintient relativement pacifiquement. Mais, d' autre part, si l 'harmonie est si solidement ancrée dans l' ordre social, comment le changement peut-i l advenir ? Bourdieu s 'oppose à la compréhension de la société comme infrastrncture économique engendrant une superstructure politique et idéologique. Si Bourdieu retient de Marx l ' idée que la société est un ensemble de rapports de force entre c lasses sociales historiquement en lutte, il conserve l ' i dée de Weber selon laquelle toute domination pour s ' exercer doit ètre reconnue comme légitime, de sorte que la réalité sociale doit aussi ètre comprise comme un ensemble de rapports de sens. Contre l 'objectivisme mécaniste, Bourdieu rappelle que les fonnes symboliques ont une relative autonomie vis-à-vis des conditions obj ectives du monde social. Contre la phénoménologie sociale, il s'oppose à l ' idée d 'un ordre réductible à une juxtaposition de représentations et d 'ordres individuels. L 'alternative doit être dépassée par l ' exhibition des relations dialectiques existant entre les régularités objectives du monde social et les schèmes classificatoires subj ectifs de l ' habitus. En effet, la société est structurée autour de deux types de pouvoir, matériel et symbolique, dont l' inégale distribution constitue les distinctions entre classes sociales. Si le pouvoir matériel s ' identifie au pouvoir économique, le pouvoir symbolique est « ce pouvoir de constituer le donné par l' énonciation, de faire voir et de faire croire -

1

La Domination masculine, p. 1 1 .

1 78

s ( . . . ) [qui] ne s ' e xerce que s ' i l est reconnu, c ' est-à-dire méconnu

1

comme arbitraire» • Le pouvoir symbolique est ici pensé comme in � trument idéologique. Détenu par des institutions ( l ' École, l ' Eglise . . . ) légitimant la domination matérielle de classe tout en masquant leur dépendance vis-à-vis des rapports de force dont elles sont issues, le pouvoir symbolique génère l ' intériorisation et l ' adhés ion des dominés au principe de leur domination. Source de la reproduction de l ' ordre soc ial par l ' extorsion du consentement des dominés, le pouvoir symbolique est l ' instrument fondamental de la continuité h istorique. Pourtant, la réduction du pouvoir symbolique à sa fonction idéologique conduit à supposer l ' unic ité de tous les phénomènes de domination au pouvoir de classe. Or, la soc iété n ' est-elle pas traversée par d ' autres rapports de domination ? La réponse à cette question est solidaire du statut - variable au cours de son œuvre accordé par Bourdieu au pouvoir symbolique. Si en 1 970, dans La reproduction, Bourdieu pense le pouvoir matériel et le pouvoir symbolique comme deux points de vue possibles sur une même domination de classe, en 1 998, dans La domination masculine, il affim1e l ' existence parallèle et indépendante d ' une économie des biens matériels et d ' une économie des biens symboliques. En effet, certains phénomènes de domination (des noirs, des femmes, des homosexuels) ne relèvent pas d'une logique de production, mais d'un système matériel d'oppression symbolique. Rendre compte de la domination sexuelle ou ethnique au sein d ' une même classe sociale implique de supposer l ' absence de l iens causaux entre l ' évolution de la distribution des biens matériels et des biens symboliques. Struc turée autour d ' une domination de classe unique s ' exprimant au travers de deux types de pouvoir, ou autour de deux types d ' économie (des biens matériels et des biens symboliques) organisant des hiérarchies sociales distinctes, ce qu 'on appelle « l a société » est en tout cas l ' état provisoirement stabilisé des rapports de force entre classes, groupes sociaux et individus . Le fondement général de cette stabilité est 1 ' intérêt objectif que les dominants ont au maintien de cet état soc ial et la croyance des individus dominés en la légitimité des hiérarchies 1

A nnales ESC, 32 ème année, mai-juin 1 977, n°3, p . 4 1 0-4 1 1 .

1 79

s sociales. L ' apparence d ' éternité et de naturalité des institutions sociales n ' est que l ' e ffet d ' un travai l de déshistorisation et de légitimation des différentes dominations. « Il ne s ' agit pas de nier les pennanences et les invariants, ( . . . ) i l faut reconstruire

l 'histoire du travail historique de déshistorisation, ( . . . ) / 'histoire des agents et des institutions qui concourent en permanence à assurer ces permanences » 1 • Mais comment penser dès lors qu ' une société s e transf01me ? I l existe une tension dans l a sociologie bourdieusienne autour d e l a question du changement social. D ' une part, le changement n ' est pensé qu 'en tenne de résistance des dominés à l a domination, et d ' autre part, les conditions de la lutte des dominés refusant leur adhésion au principe de leur domination reste une difficulté aussi bien théorique que pratique. Le changement social apparaît comme l ' ép ineuse question sur laquelle se clôt la sociologie bourdieu­ s1enne.

Marlène Benquet

SOCIOLOGIE - « La sociologie me paraît avoi r toutes les pro­ priétés qui définissent une science >>2. Toute l ' œuvre de Bourdieu vise à étayer cette affirmation en montrant d ' une part que la so­ ciologie dispose d' une méthode propre - en cela elle se différencie des autres disciplines, notamment de la philosophi e -, et d ' autre part qu' elle repose sur une certaine posture épistémologique. S ' inscrivant explic itement dans la tradition sociologique par le rapprochement qu ' i l opère entre Durkheim, Marx et Weber d ' un point de vue épistémologique uniquement, Pierre Bourdieu é labore une méthode qui s ' appuie sur un double mouvement : d ' une part, la déconstruction qui consiste à rompre avec « l ' il lusion du savoir 3 immédiat » , le sens conmmn ou encore ce que Durkheim appel le les prénotions ; d ' autre part, la construction de l ' obj et qui, aussi partiel et parcellaire soit-il, « ne peut être défini et construit qu ' en 1 La Domination masculine, p. 1 1 5 . Questions de sociologie, p . 1 9. 3 Le Métier de sociologue, p. 27.

2

1 80

s fonction d ' une prohlématique théoriqlle pennettant de soumettre à une interrogation systématique les aspects de la réalité mis en 1 relation par la question qui leur est posée » • Ainsi, la valeur heuristique d ' un modèle théorique est « fonction du degré auquel les préalables épistémologiqlles de la rupture et de la construction ont été posés » 2 . Dès lors, puisque la sociologie ne se définit pas par les objets qu ' elle prend en charge mais par la méthode qu' elle met en œuvre, elle détient la capacité d ' embrasser toute sorte d ' obj ets, même ceux qui paraissent a priori lui être étrangers3 , au point peut-être d ' apparaître aux yeux de certains comme une science hégémonique. Toutefois, définir les principes d ' une méthode ne suffit pas. Il convient aussi de rendre compte des conditions nécessaires à sa m ise en œuvre. Tout l ' intérêt de Bourdieu est d ' avoir explicité le fait que le sociologue, en tant que sujet social appartenant au monde social qu ' i l s'efforce d ' étudier, devait apprendre son métier et pour cela s ' interroger sur la position qu ' il occupe dans l ' espace social et dans le champ scientifique, en adoptant une posture épistémologique appelée réflexivité. C ' est en Algérie que Bourdieu a été amené à pratiquer cette socio-analyse. En effet, placé dans une situation extérieure (géographiquement, culturellement et socialement) à sa propre expérience personnelle, à la fois fami liale et scolaire4 , il a été contraint de retourner vers lui-même, et sur son propre passé, le regard qu ' i l était en train de porter sur le monde qu ' i l étudiait. Inscrite au cœur même de sa démarche théorique, « l ' obj ectivation objectivante » consiste à ce que tout chercheur puisse, par un travail d ' anamnèse, objectiver « tout ce que sa pratique, ce qu ' i l 5 voit e t n e voit pas , ce q u ' i l fait e t n e fait pas - par exemple les ' objets qu'il choisit d ' étudier - doit à sa posit ion soc iale >/ . Mieux 1

2 3

Ibid. , p. 54. Ibid , p. 82.

Cf. Muriel Dannon, Devenir anorexique, une approche sociologique, La Découverte, 2003. 4 Cf. Esquisse pour une auto-ana�vse. 5 Sur l'impensable de certains obj ets d'étude du point de vue du chercheur, cf. Fabienne Federini, Ecrire ou combattre : des intellectuels prennent les armes (1942-1944), La Découverte, 2006. 6 Questions de sociologie, p. 22.

181

s connaître ses propres déterminismes sociaux, c ' est mieux les maîtriser 1 • « Et c ' est seulement à cette condition qu ' i l s ' assure le plein usage de cette l iberté en se soumettant continuellement à cette analyse que le sociologue peut produire une science rigoureuse du monde social qui , loin de condamner les agents à la cage de fer d ' un déterminisme rigide, leur offre les moyens d ' une 2 prise de conscience partiellement libératrice » • A défaut de mener une telle analyse de soi dans le temps et dans l ' espace social, l e sociologue sera « vulnérable à l ' i l lusion d e l ' évidence immédiate ou à la tentation d ' universaliser inconsc i emment une expérience singulière »3, victime alors de ce que l ' on appelle communément l ' ethnocentrisme. Il y a ainsi une unité entre l ' obj ectivation soc iologique que Bourdieu retourne contre lui-même et celle qu ' i l effectue à l ' égard du monde social. Suivant en cela B achelard pour qui « i l n ' y a de science que du caché » , il assigne à l a sociologie l a fonction de dévoiler ce qui est socialement occulté. En mettant au jour « les mécanismes qui doivent une part de leur efficacité au fait qu ' i ls sont méconnus et de toucher ainsi aux fondements de la violence symbolique »4, en rendant transparentes les détenninations sociales auxquelles les individus sont soumis, en leur montrant l ' arbitraire de l ' ordre social établi tel qu ' i l fonctionne à l ' école, dans la culture ou en politique, l a sociologie, en tant que « connaissance scientifique de la nécessité », « enferme la possibilité d ' une action visant à la neutraliser, donc une l iberté possible. A lors que la méconnaissance de la nécessité implique la forme la plus absolue de reconnaissance : tant que la loi est i gnorée, le résultat complice du laisser-faire, complice du probable, apparaît comme un destin ; lorsqu ' el le est connue, i l apparaît comme une violence »5. Autrement dit, « ce que le monde social a fait, le monde social,

1 « Mon discours sociologique est séparé de mon expérience personnelle par ma pratique sociologique, qui est elle-même pour une part le produit de la sociologie de mon expérience sociale. Et j e n'ai jamais cessé de me prendre pour obj et, non en un sens narcissique, mais en tant que représentant d'une catégorie », Réponses, p. 1 75 . 2 Ibid. , p. 1 85. 3 Le Métier de sociologue, p. 1 0 1 . 4 Réponses, p . 1 68 . 5 P. Bourdieu, « L e mort saisit l e vif», ARSS, n°32/33 , avril-juin 1 9 80, p . 14.

1 82

s peut, anné de ce savoir, le défaire » 1 • Et si jamais la sociologie a une tâche politique, c ' est « de se dresser à la fois contre le volontarisme irresponsable et le scientisme fataliste:', de travail ler à définir un utopisme rationnel en usant de la connaissance du 3 probable pour faire advenir le possible » •

Fabienne Federini

STRATÉGI E

Source de bien des malentendus, c ' est avec beaucoup de réticence que Pierre Bourdieu recourt à ce tenne -

lorsqu ' i l l ' introduit dans ses études d' anthropologie de la parenté pour expliquer le ressort social du bon mariage . I l lui préfère d ' ailleurs une métaphore, le « sens du jeu », faute de mieux. Contrairement à habitus qui se présente d ' emblée comme le produit d ' une élaboration ou d ' une rupture qu ' i l est malaisé de rapporter immédiatement à un sens commun, stratégie charrie spontanément un sens figuré particulièrement embarrassant pour le sociologue : ensemble de moyens et d ' actions coordonnées, en vue d ' une fin. Cette définition suppose en effet une intention : un acteur conscient ayant calculé au mieux le rapport coût-amntage de son action. Or, pour bien en saisir la portée·\ i l est nécessaire de l ' aborder selon les propriétés d ' un concept scient[fique et des modalités de sa formation tel que le préconise Gaston Bachelard5, p lutôt que comme un concept déj à donné renvoyant à une réalité sociale parfaitement circonscrite ou identifiable que nous avons tous en tête. Aussi, le concept de « stratégie » est-il :

1

P. Bourdieu [dir.], La Misère du monde, p. 944. Ce que Bourdieu appelle le « scientisme fataliste », c'est la tentation de trouver dans « l'énoncé de lois sociales converties en destin, l'alibi d'une démission fataliste ou cynique », Homo academicus, p. 1 4. 3 Réponses, p. 1 69. 4 Et les limites, Cf. Alain Dewerpe, « La stratégie chez Pierre Bourdieu », Enquêtes, 1 996, 3, p. 1 9 1 -208. 5 Gaston Bachelard, La.f ormation de l 'esprit scient!fique, Vrin, 1 938. 2

1 83

s 1 . Une réponse à un problème : Comment se perpétue l'ordre social ? 1 Pierre Bourdieu procède ainsi à la fin des années 60 à deux études de cas assez techniques sur le « mariage préférentiel » avec la cousine paral lèle (ou « parenté arabe » en Kabylie2 ) et le droit d'aînesse ( dans le Béarn\ classe particulière de « stratégie de reproduction » qu ' il nomme matrimoniale, conj uguée aux stratégies successorales, éducatives et de fécondité. 2. Polénûque : Son travail de terrain met en valeur que la pratique

du mariage n ' a pas la règle pour principe, mais une stratégie collective d ' arrangement. Pensant la parenté dans le langage de la règle et les agents comme de simples exécutants, les ethnologues prennent l ' offic iel et le discours dominant pour argent comptant en ignorant la logique pratique en tant que pratique, officieuse et stratégique qui vise à la reproduction et au maintien des intérêts d'un groupe. L' enj eu de ces usages sociaux du mariage ne s ' entend parfaitement que lorsque l ' on connaît l ' histoire des coups antérieurs dans ce jeu collectif. Cette critique du j uridisme et du structuralisme de l ' anthropologie de la parenté est au fondement de la théorie de la pratique (ou praxéologie) que tente d ' échafauder 4 P ierre Bourdieu contre l 'erreur scolastique • 3 . Dialectique et esthétique : en prenant en compte ces stratégies collectives de reproduction, Pierre Bourdieu peut harmoniser, ou tenir ensemble en les dépassant, l ' opposition entre contraintes

structurales qui pèsent sur les agents (reproduire ou maintenir les intérêts d ' un groupe) et réponses actives à ces contraintes (avoir le sens du jeu). Comme la principale contrainte est le capital total dont dispose une famille, i. e. sa position dans l ' espace social, ses chances de reproduction sont inégalement distribuées au regard des autres familles. Mais, en même temps, il faut une certaine intelligence des situations : « le bon joueur, qui est en quelque sorte le jeu fait homme, fait à chaque instant ce qui est à faire, ce que demande et exige le jeu. Cela suppose une invention penna1

P. Bourdieu, « Stratégies de reproduction et modes de domination », ARSS, n ° 105 1 994, p. 3 - 1 2. 2 Esquisse d 'une théorie de la pratique, p. 83-2 1 5 . 1 Le Bal des célibataires, p. 1 69-2 1 O. 4 Conm1e la « parenté », le « mythe » peut faire l'objet d'une critique identique. Cf Jean-Louis Siran, L 'illusion mythique, Synthelabo, 1 998.

,

1 84

s nente, indispensable pour s' adapter à des situations indéfiniment variées, j amais parfaitement identiques

»1•

4. Opératoire et une construcüon e n rupture avec l e sens figuré du terme : Comme la sociologie ne se donne pas pour objet la réalité sensible, mais des relations ou des médiations entre individu et collectif, le concept de « stratégie de reproduction » est avant tout opératoire. C ' est dire qu ' il se définit en relation avec les concepts de capital, d ' habitus et de mécanismes de reproduction (marché économique, marché scolaire, marché matrimonial). li faut en conc lure que le « suj et » collect(f des stratégies de reproduction c ' est la famille, son h istoire et son capital. Porteurs de cette his­ toire faite corps ( habitus) qui génère ses propres stratégies de re­ production, les rejetons n ' agissent pas individuellement et cons­ c iemment en vue d ' une fin. Car, la reproduction de la famille, et p lus largement de l ' ordre social ( fins), dépend essentiellement du capital (moyen) et de son p lacement habile sur le mar­ ché matrimonial : « tout mariage tend à reproduire les conditions 2 qui l ' on a rendu possible » . La conscience et la stratégie indivi­ duelle ne surgissent que lorsqu ' i l existe une crise du mode de reproduction établi, encore que les stratégies matrimoniales puis­ sent perdurer comme habitus à une époque où elles ont perdu leur sens. C ' est le facteur que privilégie Pierre Bourdieu pour expliquer le célibat dans la société paysanne béarnaise.

Samuel Lézé

STRUCTURALISME Bien que Pierre Bourdieu ait toujours rej eté l ' ét iquette de « strncturaliste » qui associe trop rapidement des penseurs aussi différents que Lacan, Lévi-Strauss, Barthes, Dumézil, ou Braudel3 , une grande partie de son travai l théorique est traversée par la question du rôle que peut jouer la notion de structure en sciences sociales. Pour Bourdieu, le structural isme n ' est que le nom donné à la géné­ ralisation aux sciences sociales du mode de pensée relationnel -

1

2 3

Choses dites, p.79. Esquisse d 'une théorie de la pratique, p. 1 86. Méditations pascaliennes, p.39.

1 85

s 1 appliqué dans les mathématiques et la physique • En effet, en sociologie et en anthropologie comme en l inguistique, le structu­ ralisme situe l ' inte lligibilité des phénomènes qu ' il étudie non pas au niveau des éléments qui les composent mais du système qu ' ils constituent. Au même titre qu'une langue, une cu lture peut donc être étudiée comme une structure symbolique dont l ' un ité fonda­ mentale est la différence et dont la cohérence interne assure 2 l ' efficacité spécifique . Ces systèmes symbol iques demeurant au moins pour partie inconscients, i l revient au savant de les mettre au jour. Celui-ci court alors le risque de prendre « les choses de l a logique » pour « la logique des choses »3 , c ' est-à-dire de substituer le modèle construit pour rendre compte de la réalité à l a réali té el le-même. C ' est le cas par exemple en matière de règles de pa­ renté, lorsque Lévi-Strauss substitue aux pratiques effectives ob­ servables sur le terrain, le système construit à partir des règles officiellement admises par l ' informateur indigène . Confusion rendue possible par le fait que Lévi-Strauss escamote sans le sa­ voir les différents sens du mot règle pourtant c lairement i denti fiés 4 par Wittgenstein . L ' anthropologie structurale en vient à véhiculer une théorie de l ' action qui a pour ressort essentiel l ' îdée que les agents ne sont que les exécutants d ' un programme qui leur est comme imposé de l ' extérieur, manière de réintroduire de l a trans­ cendance dans une science souvent accusée d ' ê tre bassement ma­ térialiste. Fonctionnant comme un panlogisme qui ne retient de la réalité que ce qui peut en être rapporté à une règle c lairement identifiable, elle ignore les variations, les ratés et les ambiguïtés 5 qui constituent pourtant l ' essentiel du monde social . Pierre Bour­ dieu observe par exemple que le mariage consi déré comme « de règle » dans les sociétés arabo-berbères, le mariage avec la cousine parallèle, ne représente en réalité q u ' une infime minorité des al­ l iances effectivement contractées. I l lusion typique du juridisme 1 Choses dites, p. 1 50. 2 Méditations pascaliennes,

p.2 1 1 . Pour reprendre le mot de Marx au sujet de Hegel, souvent emprunté par Pierre Bourdieu pour évoquer ce qu'il nomme à diverses reprises le « paralogisme structuraliste ». 4 Raisons pratiques, p.2 1 9. ; Méditations pascaliennes, p. 70. 3

1 86

s auquel les ethnologues structuralistes sont particulièrement en­ c lins. Ce n ' est donc pas la règle elle-même, mais le jeu avec la règle qui doi t être constitué en objet d ' étude . Venir à bout de l ' objectivisme structuraliste exige par ailleurs que soit réintroduite la dimension fondamentale du temps, sur laquelle l ' anthropologie structurale semble avoir fait l ' i mpasse et qui pennet pourtant de rendre compte des décalages observés entre la réalité enregistrée par le savant et le vécu subjectif des agents. Seul un écart temporel entre don et contre-don, ignoré par Lévi-Strauss, peut par exemple expliquer la coexistence de l ' idéologie du don envisagé comme acte de pure gratuité, et de sa vérité obj ective comme simple échange « économique » 1 • Privilégiant l a structure structurée (opus operatum) à ses conditions sociales de production et de reproduction (modus operandi), l a démarche structuraliste - héritière en cela de la l inguistique saussurienne qui distingue la « langue » de la « parole » et n ' accorde de réalité scientifique qu ' à l a première - se cantonne à une lecture strictement internaliste des systèmes symboliques, mettant l ' accent sur leurs fonctions idéales de communication ou de connaissance au détriment de leurs fonctions effectives de domination2 . Cela étant aussi vrai du Lévi-Strauss des Mythologiques qui se livre à l ' étude d ' un corpus mythique comme à un simple commentaire de textes, que du Michel Foucault des Mots et les Choses qui, à travers le concept d' épistémè, affirme l ' autonomie absolue du monde des idées par rapport à toute réalité .

'

.

3

soc10-econom1que . L ' entreprise théorique de Pierre Bourdieu vise donc à se libérer du biais anhistorique et anti-fonctionnaliste du structuralisme, tout en conservant ses acquis essentiels, tels que le recours à la modélisa­ tion comme outil d ' obj ectivation. Tel est 1' objet du structural isme génétique, qui rapporte systématiquement les structures symboli­ ques aux structures sociales et à leur h istoire, ainsi que de la théo­ rie de la prati que qui lui est consubstantielle et qui fait de 1 Cf. notamment P. Bourdieu, Esquisse d 'une théorie de la pratique, Seuil, « Points », 2000, p.337-34 1 . 2 Cf. notamment P . Bourdieu, « Sur le pouvoir symbolique », Annales, n°3, mai­ juin 1 977. 3 Méditations pascaliennes, p.2 1 1 .

1 87

s l ' obj ectivisme structuraliste un simple moment de la recherche devant nécessairement être complété par une réflexion sur la capa­ cité génératrice des dispositions socialement acquises dont les agents sont porteurs. S uccède ainsi à un stmcturalisme fix iste, une démarche ouverte qui laisse toute sa place à la dialectique entre stmctures obj ectives et subj ectives.

Michel Daccache

STYLE D E VIE 1 vie

»,

de

«

Les notions de « mode de vie », de « genre de niveau de vie », de « style de vie » ou encore de -

« culture », de « vie quotidienne » ou d ' « identité » définissent un champ sémantique flou, réservoir de mots c lés dans lequel puise le langage vernaculaire du monde des médias ou des bureaux d ' études. On peut définir un « style de vie » comme un ensemble de pratiques et/ou de représentations propres à un groupe social. Mais peut-on considérer que le groupe social (i. e. les propriétés qui pennettent de le délimiter) détermine le style de vie (i. e. les propriétés retenues pour le définir) ou, à l ' inverse, que c ' est l ' identification d ' un style de vie qui pennet de définir le groupe correspondant ? Schématiquement, on peut distribuer les recherches en fonction de la réponse proposée. Dans le cadre de la théorie marxiste qui définit les classes sociales par la position qu ' el les occupent dans les rapports de production, l ' appartenance de c lasse (i. e. la p lace dans le procès de production) détermine les fonnes concrètes d ' existence (pratiques et représentations dans tous les domaines de la vie sociale parfois définies comme leur « mode de reproduction » ). Ancrant également les classes soc iales dans la production, Maurice Halbwachs considère que « chacune de ces catégories détermine la conduite des membres qu' elle comprend, ( . . . ) leur impose des motifs d' action bien définis, ( . . . ) leur imprime sa marque ( . . . ) avec une telle force que les hommes faisant partie de c lasses séparées, bien qu'ils vivent dans un même milieu et à la même

1

Cf. La Distinction.

1 88

s époque, nous donnent l ' impression qu'ils appartiennent à des espèces différentes ». À l ' inverse, considérant que toute référence aux c lasses sociales ou aux CSP ( des « stéréotypes démodés ») est désormais « dépassée » et revendiquant un empirisme radical, le CCA (Centre de Communication Avancée) propose une carte des mentalités et des « socio-styles » qui privilégie les indicateurs « de comportements, d ' attitudes, d ' imagination et de motivations » par rapp011 aux conditions obj ectives d ' existence. La fi liat ion avec les travaux antérieurs réside dans l ' affirmation de la cohérence interne d ' ensembles identifiables de pratiques et de représentations qui fonde la notion de « socio-style ». La rupture, non seulement avec le marxisme, mais avec la tradition sociologique, tient dans l ' affirmation de l ' autonomie des styles de vie par rapport aux conditions d ' existence . La notion de « style d e vie » acquiert la consistance théorique d ' un concept soumis à l ' épreuve de multiples enquêtes empiriques dans l ' œuvre de Bourdieu. Pour rendre compte de l ' unité d'un style de vie, il faut revenir au principe unificateur et générateur des pratiques

:

/ 'habitus de classe comme forme incorporée de la

condition de c lasse et des conditionnements qu 'elle impose (la classe obj ective d istincte de l a classe mobilisée). La classe o�jective est définie non seulement par sa position dans les rapports de production (repérable à travers des indices comme la profession, le revenu ou le capital scolaire), mais aussi par un ensemble de caractéristiques aux i liai res et, en définitive, par la structure des relations entre toutes les propriétés pertinentes. Pour recomposer les unités les plus homogènes du point de vue des conditions de production des habitus, c ' est-à-dire sous le rapport des conditions élémentaires d ' existence et des conditionnements qu ' elles imposent, Bourdieu construit un espace dont les trois dimensions sont défin ies par le volume du capital (économique, culturel, social), la structure du capital ( i. e. la distribution du capital global entre les différentes espèces de capital) et l ' évolution dans le temps des deux propriétés (manifestée par la trajectoire passée et potentielle dans l ' espace social). Ce modèle théorique permet de faire correspondre ! 'espace des conditions soôales tel que l ' organise la distribution synchronique et diachronique du

1 89

s capital sous ses différentes espèces et ! 'espace des styles de vie, c ' est-à-dire la distribution des pratiques et propriétés qui sont constitutives du style de vie dans lequel se manifeste chacune de ces conditions, par l ' intennédiaire de l 'espace théorique des habitus, c ' est-à-dire des formules génératrices ( « goûts de luxe », « de nécessité », etc . ) qui sont au principe de chacune des classes de pratiques et de propriétés, c ' est-à-dire aussi de la transformation en un style de vie distinct et distinctif des nécessités et des faci lités caractéristiques d ' une condition et d ' une position. Principe générateur de pratiques objectivement c l assables, l ' habitus est également système de c lassement de ces pratiques et c ' est dans la relation entre ces deux faces de l ' habitus que se constitue le monde social représenté, c ' est-à-dire l 'espace des styles de vie. Perçues au travers des schèmes de perception des habitus, les différences dans les pratiques et représentations deviennent des différences symboliques qui fonctionnent comme autant de signes distinctifs. La « distinction » est différence, écart, propriété relationnelle qui n ' existe que dans et par la relation avec d ' autres propriétés .

Gérard Mauger

SUJET - Se donnant pour objectif l ' explication des comporte­ ments humains par l ' exhibition des positions sociales des individus et des structures objectives détenninant leurs actions, la sociologie bourdieusienne s' est souvent vue accuser de n ' être qu' une socio­ 1 logie sans sujet. R. Boudon pense ainsi l ' agent bourdieusien comme un homo sociologicus qui, programmé par les structures sociales ou déterminé par ses origines sociales, ne possède aucune des caractéristiques d ' un sujet humain. Si la théorie bourdieu­ sienne du sujet se trouve dès lors disqualifiée méthodologiquement - le paradigme détenniniste n ' aurait qu' une faible valeur heuristi­ que et un faible pouvoir explicatif -, elle est aussi l ' objet d ' une méfiance philosophique. Il y aurait un danger politique et moral à priver l ' homme de son assise ontologique identifiée à sa capacité d ' être l a source causale de ses propres actions et de leur intelligi1

Cf. par exemple

R. Boudou, E.f}èts pervers et ordre social, PUF, 1 979.

1 90

s b i li té. La question se pose donc avec une certaine acuité : quelle place peut occuper le sujet dans une sociologie visant la m ise en évidence des phénomènes d ' i ntériorisation des structures objecti­ ves, extérieures et contraignantes, rencontrées par les ind ividus au cours de leur existence ? La pensée bourdieusienne du suj et s ' élabore à la fois contre son identification à un phénomène naturel et à une personne. En effet, l ' objectivisme durkheimien, affinnant l ' existence d ' une dualité d ' ordre entre l ' individuel et le social fondatrice de la possibilité d ' exportation dans les sciences humaines des critères de sc ientificité de la physique, définit les phénomènes sociaux par leur autonomie vis-à-vis de la conscience individuelle et par la contrainte qu' ils exercent sur elle. Or, con tre cette assimilation méthodologique du suj et à une chose, Bourdieu rappelle la capaci té de l ' individu de se doter d ' une représentation de lui­ même et du monde social constituant aussi l ' obj et de la sociologie. Le sujet ne se laisse pas identifier à une chose car il est porteur d ' une subjectivité. Mais l ' e xistence d ' une subjectivité humaine ne doit pas nous conduire au subjectivisme dotant le sujet d ' une capaci té d ' action et de création issue d ' une l iberté ontologique. Présupposé philosophique imprégné de spiritualisme religieux et fondé sur une dissociation a-scientifique entre un corps soumis aux déterminismes matériels et un esprit libre, le subjectivisme implique une définition essentialiste du sujet. « Caractère », « personnalité » ou « tempérament », le sujet serait la source de sa propre histoire et sa biographie le s imple déploiement de caractéristiques psychiques innées. L ' homme défini par le subj ectivisme ne peut plus dès lors être un objet de la science. Contre le personnalisme, le sujet bourdieusien est défini comme fondamentalement social et historique. Pourvu d ' une subjectivité, il n ' est pas pour autant une personne. Produit historique de ces conditions matériel les d ' existence, qui sont toujours des conditions matérielles de coexistence, le sujet bourdieusien est l ' effet des incorporées du sujet, en spécifique conditionne

lois sociales converties en

lois

et de relations sociales somatisées. La position sociale induisant un volume de capital hérité et une struc ture de capital - économique, culturel et social les caractéri stiques de l ' habitus individuel défini

191

s comme

«

le principe générateur et unificateur des conduites et des

opinions qui est le principe explicatif puisqu ' i l tend à reproduire à chaque moment d ' une b iographie scolaire ou intellectuelle le système des conditions obj ectives dont il est le p roduit » 1 • Intériorisation de l ' extériorité et extériorisation de l ' intériorité, les structures subjectives entretiennent un rapport d ' homologie structurale avec les structures objectives. Le suj et est donc essentiellement agi par un monde social qu ' i l tend sans cesse à reproduire. Sujet assuj etti plutôt que sujet l ibre, il se définit sans référence à la notion de conscience, et constitue l a médiation nécessaire à l a reproduction des inégalités sociales. Mais, inconscient des raisons qui le font agir, le sujet n ' est pas pour autant contraint. Stmcturé par des schèmes de pensée légitimant l ' ordre social, i l parti c ipe à sa reproduction par l ' adhésion q u ' i l ne peut pas ne pas donner aux dominants car il ne possède pas d ' autres schèmes de pensée que ceux faisant exister cette domination. Mais, loin d ' être statique, l a pensée de Bourdieu fait une place à un devenir sujet qui ne se réduit pas à une i ntériorisation de l ' ordre social . La conscience, caractéristique d ' un sujet lucide, acteur et non jouet du monde, s ' identifie à la connaissance des détermina­ tions pesant sur l ' individu. « En forçant à découvrir l ' extériorité au cœur de l ' intériorité ( . . . ), la sociologie ( . . . ) o ffre un moyen, peut être le seul, de contribuer, ne fut-ce que par la conscience des déterminations, à la construction, autrement abandonnée aux for­ ces du monde, de quelque chose comme un suj et »2 • Faire adveni r des sujets contre l ' ordre social assujettissant s e révèle finalement être le projet de la sociologie bourdieusienne.

Marlène Benquet

SYMBOLIQUE

Dans leur journal de terrain, les anthropologues consignent soigneusement les descriptions des activités sociales ordinaires qu ' ils observent chez ceux qu' ils importunent de leur 1

2

-

La Reproduction, p. 1 98. Le Sens pratique, p . 4 1 .

1 92

s présence

et

de leurs questions . Comme ils sont étrangers, l' équivoque de certaines activ ités attire de préférence leur curio­ s ité : un récit d ' origine de l ' humanité, le marquage d ' un corps initié, une économie paradoxale qui oblige à détrnire ses biens (Potlatch), les relations de parenté qui exigent que l ' on se marie de préférence avec sa « cousine parallèle patrilatérale », un chant de pluie ( « Ngai; ngaï, ngaï . » ), un état de guerre permanent entre c lans, une pratique thérapeutique qui invoque les « esprits », une affinnation d ' identité à travers un animal ( les « bororos sont des araras ») etc. Déconcerté ou fasciné, l ' anthropologue est tout à son affaire. Pour lui, pas de doute, c ' est « symbolique ». L ' activité sociale est en grande partie une activité symbolique, c ' est-à-dire un travai l collectif d ' attribution d e sens et de classification. Catégorie .

.

,

maj eure de l ' anthropologie française, la fortune du substantif et de l ' adj ectif symbolique a des origines non douteuses dans la pensée de Marcel Mauss 1 pour rendre compte de l ' action et de 1 ' e.fficacité des idées, des significations ou des représentations sur les acteurs sociaux. C ar si la vie sociale est « un monde de rapports symbol iques », ce rapport de sens se double d ' un rapport de .fàrce ou d ' une contrainte qui rappelle l ' existence d'un ordre social dont il faut conserver la vale11r. Pratiquer le potlatch n ' a pas seu lement un sens donné, c ' est une obligation pour ceux qui veulent maintenir leur position dans une organisation sociale. A cet égard, la lecture que Bourdieu fait de ! 'échange de don est paradigmatique de sa théorie du symbolique2 : observant que le don appelle un contre don dans un intervalle de temps différé, il montre que sa fo nction est de faire apparaître le contre don ou le « donnant donnant » comme un don unique, désintéressé, mais qui oblige d ' autant plus. L ' économie des biens symboliques repose donc sur trois opérations propres à « l ' alchimie symbolique » : dénier l ' intérêt et le calcul (i.e. avoir un intérêt au désintéressement) ; transfigurer les obj ets matériels échangés en symbole du l ien social ; produire et acrnm11ler une reconnaissance sociale (i. e. un capital symbolique) en donnant. 1 2

Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie,

Raisons pratiques, p. 1 76-2 1 3 .

1 93

PUF, 1 950, p. 28 1 -3 1 0 et 365-388.

s S ' i l suffit pour beaucoup d' anthropologues de rapporter ces actions à la rnbrique « croyance », « mythe », « rite », ou à un trait distinctif d ' une société « segmentaire », « animiste », etc. , en se disant que ces « systèmes symboliques » forment l ' armature d'une « culture » ou d ' une superstmcture (idéologie) autonome, tout le problème réside dans l a façon de rendre intelligibles ces équivoques dont la signification échappe même aux intéressés : c 'est comme ça (depuis toujours et pas autrement). Le premi er mouvement fut d ' interpréter le sens pour montrer que la pensée des indigènes est sauvage ou irrationnelle (les bororos n' étab lissent pas de distinction entre eux et les araras, des perroquets) ; le second fut de montrer, à l ' instar de Claude Lévi­ 1 Strauss , que toute signification est d ' abord relation, la pensée sauvage, hyperrational iste, ayant l ' art classificatoire d ' utiliser les discontinuités naturelles (araras, pécari s, anacondas et j aguars) pour penser les discontinuités sociales ( les Bororos, les Ashuars, les Yanomanis, etc .). Mais alors, i l s ' agit d ' un magistral retournement de Marcel Mauss, en faisant de la fonction symbolique un travail inconscient de l ' esprit humain, antérieur à la société. Lorsque Bourdieu, s ' inscrivant clairement dans cette problémati­ que anthropologique, décline l ' adj ectif symbolique ( ordre, pou­ 2 voir, cap ital, violence, e tc . ) , c ' est au contraire pour m ieux comprendre le rôle et l ' efficac ité réels des représentations et des classifications dans la reproduction de l'ordre social sans s ' attarder sur leur équivoque. Tout est bon pour alimenter le « pouvoir hypnotique » du symbolique. L ' action des « systèmes symboliques » y joue en effet une fonction politique de première importance pour légitimer l 'ascendance des dominants et leurs valeurs dans une société donnée. Incorporer dans les habi tus sous forme d' opposition inconsciente (haut/bas, masculin/féminin, blanc/noir, etc . ) l' ordre symbolique impose l ' arbitraire en douceur, en obtenant même pacifiquement des dominés la reconnaissance 1

C laude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd'hui, PUF, 1 962 ; La p ensée sauvage,

Pion, 1 962 . 2 Jacqucs Dubois, Pascal Durand, Yves Winkin [dir. ] , Le Symbolique et le Social. La

Récep tion internationale de la pensée de Pierre Bourdieu, Editions de l'Université de Liège, 2005, p . 1 3-28 .

1 94

s (i. e. le capital symbolique) et même / 'admiration de leur position dans l ' espace social : « on est des p ' tites gens, ils sont des gros . . . ». Méconnaissant la nature arbitraire de ce pouvoir symbo­ l ique qui les exploite, les « p ' lites gens » se soumettent volontai­ rement à l ' ordre symbolique et à sa son langage autorisé 1 • Plus réelle que le réel, la violence symbolique maintient chacun à sa place et rappelle à l ' ordre, s ' i l le faut, le contrevenant. Par consé­ quent, la reproduction de l ' ordre soc ial, et la soumission volontaire qu ' elle entraîne, est tributaire de la reproduction de la croyance en l ' ordre symbolique. Dès lors, la révolution symbolique exige une révolution des instruments de connaissance et des catégories de perception.

Samuel Lézé

1 Cf. Ce que parler veut dire.

1 95

T T É L ÉV ISION

-

La télévision a fait ! " obj et d ' tm pet i t l i vre rouge

qui a fa i t s candale dans l es médias : Sur la télé1 ·isiun, dest i né à un large p u b l i c . n�prend deux cours télé\ isés prononcés dans le cadre du Col lège de France en mars 1 996. ainsi qu · un art i c l e paru dans

A ctes de la Recherche

en

Sciences Sociales 1 • I n s p i ré n otamment

par s a propre expéri ence des médi as2• P ierre B o urdieu y démont e l e mode d e fon c t ionnement télé v i su e l . I l défend la thèse q u e l a télévision /

t't pou r qui « se faire voir » et « ètre v u »

importe plus que ce qui est dit.

1

« L'emprise du journalisme », Actes de la Recherches en sciences sociales, n° l 0 1 -

l 02. 1 994.

2

Nous ne traitons ici que le thème « télévision » dans l'œuvre de Pierre Bourdieu.

Pour de plus ampl e s infommtions biographiques sur les rapports de P ierre Bourdieu

et de la télévision, cf. Vincent Goulet, « Pierre Bourdieu et la télévision », in Gérard Mauger [dir.l, Rencontres avec Pierre Bourdieu, É ditions du Croquant, 2005.

3

4 5

6

Sur la télévision, p. 5. Ibid., p. 1 3 . Ibid. , p . 1 8. Ibid. , p 3 1 .

T L ' espace télévisuel en général et j ournalistique en particulier doit être compris comme un champ, soumis c01mne tout champ à la fois à des relations de concurrence effrénée et à des relations de connivence, relations de « comp licité objective fondées sur des intérêts communs l iés à leur position dans Je champ de production symbolique et sur le fait qu ' i ls ont en commun des structures cognitives, des catégories de perception et d ' appréciation liées à leur origine soc iale, à leur formation (ou à leur non-formation) » 1 • L a télévision exerce ainsi une forme particulièrement pernicieuse de violence symbolique : non seulement elle impose des catégories de perception, par le biais de ce « travail collectif qui tend à homogénéiser et à banaliser, à 'conformiser' et à ' dépolitiser' »1, mais ce faisant, elle crée une division en matière d ' information entre ceux qui auront recours à la presse dite sérieuse et ceux qui ont pour tout bagage politique l ' infonnation télévisuelle. De la même façon, du point de vue de la consommation, en proposant des produits culturels de grande diffusion, elle oeuvre à la dépossession culturelle des classes populaires et s ' inscrit dans les logiques de la distinction3 . La particularité du champ journalistique est enfin qu ' il est beaucoup plus dépendant des forces externes - politiques et économiques - que tous les autres champs de production culturelle. Or, « ce champ lui-même de plus en plus dominé par la logique commerciale i mpose de plus en plus ses contraintes aux autres univers » : l a consécration médiatique devient en effet un critère de valeur importé dans les autres champs, par le biais des invitations comme des classements ( « désigner les dix grands intel lectuels de la décennie, de la quinzaine, de la semaine . . . »4). La logique médiatique menace ainsi l ' indépendance et l ' autonomie des champs culturels et scientifiques, et aboutit au sein même de la profession des j ournalistes à des tensions, certes encore éloignées « d ' une situation où ces dépits ou ces rejets pourraient prendre la forme d ' une véritable résistance, individuelle et surtout

Ibid., p 39. Ibid., p 5 1 . 3 La Distinction, p. 450. 4 Sur la télévision, p. 66. 1

2

1 97

T collective

»1•

P ierre Bourdieu souligne en effet la difficulté de

lutter contre l ' audimat au nom de la démocratie, celui-ci étant posé non sans cynisme par ceux qui le défendent . . . comme particulièrement démocratique.

Christine Détrez

THÉORIE

La sociologie de Bourdieu est souvent assimilée par ses détracteurs à un terrorisme théorique. Mais, il s ' agit alors plus de contester la soc iologie bourdieusienne du fait de sa p lace -

prédominante dans le champ scientifique que de s ' attacher à la dénonciation d' une théorie du monde social. S urtout que, à prendre les travaux de Bourdieu, la place q u ' occupe la théorie est s inon m inorée, du moins critiquée par Bourdieu l ui-mème. I l n ' est qu ' à considérer le titre Esquisse d 'une théorie de la pratique o u b ien de mettre en regard la stmcture de La reproduction avec Le métier de sociologue pour mesurer l ' existence d ' une approche du monde social par la théorie chez Bourdieu. Expliquant l ' organisation de

La reproduction, Bourdieu et Passeron envisagent ensemble théorie et pratique : « A la différence d ' un simple catalogue de relations de fait ou d ' une somme de propos théoriques, le corps de propositions qui est présenté au L ivre l est le résultat d ' un effort pour constituer en un système j usticiab le du contrôle logique, d ' une part des propositions qui ont été construites par et pour les opérations mèmes de la recherche ou qui sont apparues comme logiquement exigées pour en fonder les résu ltats, et d ' autre part des propositions théoriques qui ont permis de construire, par déduction ou par spécification, des propositions directement j usticiables du contrôle empirique »2• Ce préalable méthodologique relève d ' une condamnation des théoriciens : « toutes les fois que les théoriciens font comparaître la recherche empirique et les instmments conceptuels dont elle s ' arme devant le tribunal d ' une théorie dont ils refusent de mesurer les constructions aux acquis de la science q u ' elle prétend réfléchir 1

2

Ibid., p. 42. La Reproduction, p. 9.

1 98

T et régenter, ils ne doivent qu' au prestige indistinctement attaché à toute entreprise théorique de recevoir l ' hommage forcé et verbal des praticiens » 1 • Pour Bourdieu, la théorie des théoriciens relève alors de la raison scolastique2 . Il pose également la question de l ' adéquation de la théorie à la réalité. Ainsi, à propos de la théorie des c lasses de Marx, il écrit que ces classes peuvent exister grâce à un travail politique « qui a d' autant plus de chance de réussir qu ' il s ' arme d ' une théorie bien fondée dans la réalité et donc plus capable d ' exercer un effet de théorie >>3 . Un peu plus loin, i l revient sur cette idée en liant le capital symbolique - celui qui est particulièrement à l ' œuvre dans le champ sc ienti fique - et l ' effet de théorie : « l ' efficacité symbolique dépend du degré auquel la vision proposée est fondée dans la réalité ( . . . ). L ' effet de théorie est d ' autant plus puissant que la théorie est plus adéquate. Le pouvoir symbolique est un pouvoir de faire des choses avec des mots. C ' est seulement si elle est vraie, c ' est-à-dire adéquate aux choses, que la description fait les choses »4. L ' effet de la théorie se traduit alors par un cercle où le monde social se construit en fonction de la théorie sociologique. Cependant, cette condamnation de la théorie ne se tradui t pas par une approche empirique du monde social. I l s ' agit alors d ' insister sur la pratique du sociologue, « où se voient mieux les intentions théoriques, les procédures empiriques de vérification et les données sur lesque lles s ' appuie l ' analyse »5. Les notions d' habitus et de champs sont deux exemples d ' intentions théoriques dans le travai l de Bourdieu. Mais, s ' i l fallait résumer une théorie bourdieusienne, celle-ci serait une théorie de la pratique, telle qu ' i l l ' expose dans L e sens pratique. Et, cette exposition commence par une critique de la raison théorique où la pratique et la théorie se complètent et se construisent ensemble. « Ce n ' est donc pas pour sacrifier à une sorte de goüt gratuit des préalables théoriques mais afin de répondre aux besoins les plus pratiques de la pratique 1

2 3

Le Métier de sociologue, p. 23.

Méditations pascaliennes, p . 76-8 1 Choses dites, p. 1 54.

Ibid, p. 1 64. P. Bourdieu, « Déclaration d'i ntention d u numéro », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 1, janvier 1 975, p. 1 . 4 5

1 99

T scientifique qu ' i l faut procéder à une analyse de la logique spécifique

et

des

conditions

sociales

de

possibi l ité

de

la

connaissance savante (et tout spécialement des théories d e l a pratique qu ' e lle engage implicitement) qui est inséparablement une analyse de la logique spécifique de la connaissance pratique » 1• I l ne faut alors pas parler d ' une théorie mais d ' intérêts théoriques qui encadrent la pratique et donc prendre en considération l ' espace des possibles théoriques en objectivant l ' obj ectivation. « Ce qu ' il s ' agit de maîtriser, c ' est le rapport subjectif à l ' obj et qui, lorsqu ' i l n ' est pas contrôlé, e t qu ' il oriente les choix d ' obj et, d e méthode, etc. , est un des facteurs d ' erreur les p lus puissants, et les conditions sociales de production de ce rapport, le monde social qui a fait l a spécialité et le spécialiste (ethnologue, sociologue ou historien) et l ' anthropologie inconsc iente q u ' i l engage dans sa pratique scientifique

2 >> .

François Lecointe

TRAV AIL

Pierre Bourdieu aborde le travail en tant que « strncture obj ective » qui repose sur l ' interactivité, les rapports de force existants entre trois types d ' agents : les travailleurs, les employeurs et l ' État. Outre le fait que le travail soit lui-même divisé selon le sexe ou la c lasse sociale des individus, une telle diversité mène à une partition du champ du travail en plusieurs petits champs de lutte entre les dominés eux-mêmes (les travai lleurs), entre les dominés et les dominants ( les employeurs), ainsi que vis-à-vis de l ' État. Chacun d ' eux a ses propres annes pour tenter de mener le j eu et les enj eux de la lutte. Les travailleurs disposent du droit de grève, de la manifestation et de l ' organisation en syndicats pour la défense de leurs intérêts face à la domination du patronat. Le choix d ' utiliser l ' une ou l ' autre de ces méthodes peut donner lieu à des désaccords et à un conflit chez les dominés qui doivent décider de la légitimité et de la convenance des -

revendications. Quant aux employeurs, ils rebondissent sur cette

1 Le Sens pratique, p. 49-50.

2

Science de la science et réflexivité, p. 1 82- 1 83 .

200

T discorde et usent de leur expérience des oppositions antérieures, de l ' art de la manipulation et de la concession, afin de s' imposer. A lors qu'on l ' associe souvent à Karl Marx, Bourdieu se démarque i c i des analyses marxistes . Certes, il convient du fait que le système capitaliste dans lequel nous évoluons repose sur cette puissance des patrons sur les commandés, néanmoins il accorde une sorte de libre-arbitre ainsi qu ' un certain degré de pouvoir de décision à ces derniers. Ce versant n' existe pas chez Marx puisque celui-ci n ' attribue aux travailleurs que leur seule force de travail comme moyen de défense et de lutte. Pour ce qui est de l ' État, son rôle n ' est pas toujours clairement défini chez Bourdieu : tantôt il doit « arbitrer les débats » et s ' assurer que les dominants ne franch issent pas les limites de l ' acceptable (ayant parfois recours à la force matérielle en faisant appel à la police, l ' armée ou la justice pour rétablir l ' ordre dont i l est garant), tantôt il prend part aux rapports de force et joue de sa puissance symbolique pour astreindre les parties à la hiérarchie ( au moyen d ' instances légales qui instruisent une vision méritocratique de la distribution des positions sociales dans notre société). Là encore, si Marx voit plutôt en lui un élément au service de la « bourgeoisie » qu i aide à l ' assurance de la domination sur les « prolétaires », Bourdieu place l ' État dans une position de neutralité et note également qu ' i l peut agir dans le sens des intérêts des salariés. A la vue de l ' ensemble de ces composantes, le champ du travail semble donc fortement divisé et se pose alors la question de son unification. Dans Questions de Sociologie, Pierre Bourdieu soulevait l ' idée que nous nous dirigeons progressivement « des marchés du travail ( c ' est à dire des champs de lutte) vers un marché du travail p lus intégré où des conflits plus généraux peuvent se déclencher » (p.25 1 ). Il pensait à une radicalisation du champ au travers de divers facteurs politiques ( comme l ' usage des appare i ls de mobilisation tels que les syndicats) ou économiques (avec la nationalisation par exemple). Néanmoins, Bourdieu n'a pas pour autant écarté les facteurs humains comme la volonté des agents impliqués (p.252). A insi transparaissait sa vision du monde social comme un espace relationnel à appréhender en tant que tel, les rapports entre les agents étant à la fois l ' origine des oppositions et la clé de leur résolution. Fondamentalement, alors que Karl

201

T Marx privilégiait l ' économique sur le social pour décrire c es phénomènes, Pierre Bourdieu, lui, a choisi de développer son contre-pied.

Lydie Daguerre

202

V « Énoncer la vérité », « trouver des vérités », découvrir les lois vraies du monde social » semblent être des objectifs que doit se donner la sociologie pour accéder au statut de science. Mais quels obstacles le chercheur doit-il affronter dans le monde soc ial pour faire émerger un discours vrai ? Quel est le statut à la fois ontologique et axiologique de cette vérité que les sciences sociales se donnent pour tâche d ' exhiber ? Le discours de vérité sc ientifique se distingue dans un premier temps de la doxa, ou sens commun, comme ensemble d ' opinions communes, de croyances établies, d ' idées reçues, pensées comme allant de soi et ainsi soustraites aux nécessités de l ' examen et de la

VÉRITÉ «

discussion. Produit de l ' intériorisation des structures objectives dominant le monde social, source de la possibi l ité d ' un aj ustement préréflexif ( sens pratique) au monde, pensé comme anhistorique, éternel et nécessaire, les contenus affinnatifs du sens commun relèvent d ' une pensée a-scientifique, car non fondée sur la double exigence de cohérence logique et de fondement empirique propre au d iscours véritablement scienti fique. Si, d ' un point de vue interne, un énoncé vrai est un énoncé logique, d ' un point de vue externe, est vrai un énoncé adéquat au réel . Contre le paradigme cartésien faisant de la vérité une propriété interne aux idées et de l a découverte des lois vraies une entreprise d e mise à distance du rée l, Bourdieu réactive une compréhension kantienne de la vérité selon laquelle un concept vrai est le double produit de l ' intuition sensible mise en forme et des catégories a priori de l ' entendement humain. Le discours vrai n ' est pas autofondé, il doit être validé, prouvé, fondé à l ' extérieur de lu i-même, dans le réel dont i l prétend rendre compte. La doxa n ' est pas e n cela simplement distincte du discours vrai, elle fait écran à la vérité en véhiculant des représentations fausses, mais pensées comme vraies, du monde social. Elle génère une il lusion de vérité. Or, sens commun et discours vrai ne se distribuent pas mécaniquement entre classes popu laires et groupes de savants. L ' inévitable insertion sociale du sociologue fait exister chez lui aussi de 1 ïmpensé et du

V préconstmit. C ' est le sens de l ' avertissement récurrent de Bourdieu : « Il [le sociologue] [ne doit pas] substituer simplement à la doxa naïve du sens commun la doxa du sens commun savant, qui donne sous le nom de science une simple transcription du discours de sens commun. C ' est ce que j ' appelle l ' effet D iafoirus » 1 • Le sociologue ne fait alors que retraduire dans ce « terrible langage écran ni vraiment abstrait, ni vraiment concret »2 les discours de la doxa. Comment dès lors le sociologue peut-il adopter sur le monde social un point de vue échappant aux préconstructions du sens commun ? « La rupture est en fait une conversion du regard ( . . . ). I l s ' agit de produire, sinon un 'homme nouveau' du moins un ' nouveau regard ' , un œil sociologique. Et cela n ' est pas possible sans une véritable conversion, une metanoïa, une révolution mentale, un changement de toute la vision du monde » 3 . C ' est essentiellement en plongeant dans l ' histoire les structures sociales et matérielles que le sociologue peut se donner les moyens de rompre avec une v ision essentialiste et naturali ste de la société et mettre en évidence les mécanismes historiques responsables de la déshistorisation et de l ' étemisation du monde social. Historiser ce qui se présente comme éternel et fonder empiriquement des énoncés logiques constituent ainsi les deux volets d ' une propédeutique à la constitution de discours de vérité. Le statut épistémologique de la vérité conditionne aussi son statut axiologique. En effet, l ' historisation des structures sociales obj ectives, l ' exhibition du caractère arbitraire de la domination matérielle et symbolique, l ' explicitation des mécanismes par lesquels se pérennise la division en c lasse du monde social, émergent en luttant contre l ' idéologie. Le discours vrai dénonce l ' idéologie comme idéologie, c ' est-à-dire comme discours de légitimation de la domination, inadéquat au réel scientifiquement observable. Ainsi, « les sc iences soc iales ( . . . ), obéissant en cela à leur vocation de dénaturalisation et de défatalisation ( . . . ), dévoilent les fondements h istoriques et les détenninants sociaux de Réponses, p. 2 1 7. Idem. 3 Ibid., p. 22 1 . 1

2

204

V principes de hiérarchisation et d' évaluation qui doivent leur efficacité symbolique ( . . . ) au fait qu ' i ls se vivent et s' imposent comme absolus, universels et éternels »1 • La vérité est nécessairement subversive, puisque la division en classe de la société ne fait pas exister d' intérêt général à la vérité. «Ün comprend [donc] que la sociologie ait partie liée avec les forces historiques, qui, à chaque époque, contraignent la vérité des rapports de force à se dévoiler, ne serait-ce qu' en les forçant à se voiler touj ours davantage »2 . La connaissance vraie du monde n ' émerge que dans la lutte contre l 'ordre social et ouvre la voie à la conscience des mécanismes par lesquels se maintient la hiérarchie des classes. Constituée dans la lutte, la vérité fonde en retour sa possibilité. Marlène Benquet

VIOLENCE 3

Comment comprendre que « l 'ordre établi, avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se perpétue ( . . . ) aussi facilement, mis à part quelques accidents historiques, et que les conditions d'existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et même naturelles »4 ? Une première réponse à cette question réside dans l ' usage que font les dominants de la force physique simple ou armée pour empêcher ou briser toute révolte. Ainsi, selon Weber, « l ' É tat est une communauté humaine qui revendique avec succès le monopole de l 'usage légitime de la violence physique sur un territoire détenniné ». Une deuxième réponse réside dans la coercition économique et, plus précisément, dans la séparation des moyens de production et de la force de travail qui, dans le mode de production capitaliste, contraint les prolétaires à vendre « librement » leur force de travail. Force est de constater pourtant -

La Noblesse d 'Etat, p. 1 5 . La Rep roduction, p. 1 2 . 3 C f. P . Bourdieu, La Noblesse d 'État ; Méditations pascaliennes ; La Domination masculine ; Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. 1

2

4

La Domination masculine, p. 7.

205

V que si, dans la plupart des cas, les dominés ne se rebellent pas contre la domination qu'ils subissent, ce n ' est pas - ou pas seulement - par peur de la répression (policière, militaire, parentale, maritale, etc . ) et que, si les exploités ne se révoltent pas contre l ' exploitation dont ils sont les victimes, ce n ' est pas - ou pas seulement - sous l ' empire de la nécessité, mais aussi parce qu'ils tendent à accepter leur situation comme « al lant de soi », à la percevoir comme inscrite « dans l 'ordre des choses ». Mais comment rendre compte de cette adhésion ? Marx et Engels (L 'idéologie allemande), Weber (Économie et Société), Durkheim et Mauss (dans l ' étude des « formes primitives de classification ») ont proposé diverses réponses à cette question. Bourdieu n ' est donc ni le premier ni le seul à souligner l ' adhésion ou la contribution des dominés à leur propre domination. La nouveauté que signale le concept de « violence symbolique » réside dans l ' explication proposée. Oxymore qui brouille les frontières entre le matériel et le spirituel , la force et le droit, le corps et l 'esprit, le concept de violence symbolique s ' applique à toutes les formes « douces » de domination qui parviennent à obtenir l ' adhésion des dominés. « Douce » par rapport aux formes brutales fondées sur la force physique ou armée (même si la violence physique est touj ours aussi symbolique). « Violence » parce que, si « douces » soient-elles, ces formes de domination n 'en exercent pas moins une véritable violence sur ceux qui la subissent, engendrant la honte de s 0 1 et des siens, l ' auto-exclusion. ou l'autocensure l ' autodénigrement, « Symbolique », parce qu'elle s'exerce dans la sphère des significations ou plus précisément du sens que les dominés donnent au monde social et à leur place dans ce monde. Dans l ' histoire des définitions successives de la « violence symbolique » proposées par Bourdieu, les unes sont issues des travaux sur le système scolaire, les autres des travaux d ' ethnologie kabyle qui ont servi de base à l ' analyse de la domination masculine. Dans sa fom1e initiale, la « violence symbolique » est une violence cachée, qui opère prioritairement dans et par le langage, et plus généralement dans et par la représentation, elle suppose la mécon­ naissance de la violence qui l ' a engendrée et la reconnaissance des

206

V principes au nom desquels elle s' exerce, elle impose un triple arbitraire (celui du pouvoir imposé, celui de la culture inculquée, celui du mode d ' imposition), violence déguisée, elle s ' exerce non seulement par le langage, mais aussi par les gestes et les choses, aux i liaire des rappo1is de force, elle ajoute sa force propre aux rapports de force. De ce point de vue, la reconnaissance qu' accordent les dominés aux dominants est double : reconnais­ sance du bien-fondé des j ustifications « religieuses », « naturel­ les », « savantes », etc. , de leur domination et reconnaissance que suscitent « les bienfaits » ou « les bt!néfices secondaires » qu'elle leur procure. La version associée aux travaux d' ethnologie kabyle fait subir à la version initiale une i nflexion importante : là où l ' une privilégie la pédagogie explicite dans la sociogenèse des habitus, l ' autre privi légie la pédagogie implicite et l ' incorporation des disposi­ tions, les p laçant ainsi hors d' atteinte de la conscience, et tend à exclure la possibilité s inon de s ' affranchir de la domination, du moins de la mettre en suspens. Cette autre version - ou plutôt cette inflexion - de la théorie de la violence symbolique, prenant acte du fait que la domination peut s ' exercer indépendamment des cons­ ciences et des volontés et qu' i l ne suffit pas de prendre conscience d ' une domination pour s ' en affranchir, l ' inscrit dans les corps, hors de portée de la conscience. On peut alors voir dans ces deux versions une solution conceptuelle ( c ' est-à-dire aussi un programme de recherche) pour rendre compte de l ' inertie de l 'ordre social et une autre pour expl iquer sa remise en cause. Gérard Mauger

207

w WEBER

Pierre Bourdieu a touj ours reconnu ce que sa sociologie devait à Max Weber tout en étant avec lui, comme i l le fut avec Marx ou Durkheim, dans une approche critique : « J ' ai souvent rappelé, notamment à propos de mon rapport avec Max Weber, qu'on peut penser avec un penseur contre ce penseur. Par exemple, j ' ai constmit la notion de champ à la fois contre Weber et avec Weber, en réfléchissant sur l ' analyse qu'il propose des rapports entre prêtre, prophète et sorcier ( . . . ). C ' est comme ça que va la science ( . . . ). Par définition, la science est faite pour être dépassée » 1 • On pourrait bien sür citer nombre de notions empmntées par le sociologue à Weber, que ce soit celle du champ 2 , de l 'habitus ou encore de l ' éthos, mais comme le dit si justement Michaël Pollack, cela « serait [sinon] impossible [du moins] dépourvu de sens de vouloir détenniner l ' apport exact des théories de Weber à la construction théorique de Bourdieu ( . . . ), dans la mesure où il s'agit là d ' un usage qui rompt avec un travail d'exégèse et qui ouvre la voie à d ' i mportantes avancées 3 théoriques » . En revanche, il nous semble nécessaire d' insister ici sur ce qui apparaît comme étant l ' une des contributions majeures de Weber à la sociologie de Pierre Bourdieu, à savoir tout ce qui a trait à la légitimité de la domination. De Max Weber, Bourdieu reprend l ' idée selon laquelle « l 'expérience montre qu 'aucune domination ne se contente de bon gré de fonder sa pérennité sur des motifs ou strictement matériels, ou strictement affectuels, ou strictement rationnels en valeur. Au contraire, toutes les dominations 4 cherchent à éveiller et à entretenir la croyance en leur légitimité » • A partir de là, il s ' agit pour Bourdieu de comprendre, et donc de 1 2

-

Choses dites, p. 63-64.

P. Bourdieu, « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archives européennes de sociologie, tome XII, 1 97 1 , n° 1 , p. 3-2 1 . 1 Michaël Pollack, Max Weber, l ïtinéraire d 'une œuvre, Cahiers de /' IHTP, n°3, j uil let 1 986, p. 33. 4 Max Weber, Économie et société, Pion, « Pocket », 1 995, p. 286.

w montrer, « la contribution spécifique que les représentations de la légitimité apportent à l ' exercice et à la perpétuation du pouvoir » 1 • Est ainsi légitime toute domination dont la nécessité est acceptée, parce qu' intériorisée via l 'habitus par les dominés eux-mêmes ; a contrario une domination qui ne serait pas reconnue, et donc qui serait méconnue comme arbitraire, serait condamnée à s' imposer par la seule force physique. « Et c ' est un fait d' expérience que [la force] ne peut se perpétuer que sous les dehors du droit, la domination ne parvenant à s ' imposer durablement que dans la mesure où elle parvient à obtenir la reconnaissance qui est la méconnaissance de l ' arbitraire de son principe » 1 . Avec cette question de la légitimité de la domination, on est au cœur même de la sociologie de P ierre Bourdieu. Fabienne Federini

WITTGENSTEIN

Comme i l l ' avait fait avec Kant, Pierre Bourdieu propose de mettre la pensée de Wittgenstein « au travail », c 'est-à-dire de la soustraire à l 'exégèse philosophique pour la mobiliser dès que des problèmes concrets semblent l ' exiger3 . Et c 'est en premier l ieu pour dissiper les illusions communes à la philosophie et aux sciences sociales, illusions suscitées par des facilités de langage, que Bourdieu sollicite W ittgenstein. Celui-ci nous invite en effet à nous extraire de la langue ordinaire pour en faire la « nosographie » et en dénoncer les effets induits, ce dont on trouve un bon exemple avec la critique du mot « règles » dont l 'usage irréfléchi est à l 'origine de certaines des plus grandes erreurs de l 'anthropologie et dont -

La reproduction, p. 1 9. 2 Méditations pascaliennes, p. 1 25 . 1

3

A fi n d e dissiper tout e ffet scolastique de lecture rétrospective, i l convient

cependant de rappeler que la référence à Wittgenstein, présente dès les débuts, n ' est devenue omniprésente dans l 'œuvre de Bourdieu que de manière tardive. Mais, contre le préjugé selon lequel Wittgenstein aurait fait office de simple caution philosophique mobilisée a posteriori, il faut préciser qu'il a au contraire joué le rôle de « sauveur en période de crise intellectuelle

»,

comme le dit Bourdieu lui-même à

plusieurs reprises, en faisant notamment entrevoir des issues à des problèmes qui semblaient laisser les sciences sociales dans l ' i mpasse.

209

w Wittgenstein nous apprend à distinguer les différents sens 1 • On en voit une autre illustration avec le terme « inconscient », qu ' un simple glissement sémantique peut conduire « du substantif à la substance », produisant du même coup l 'effet d' une profondeur métaphysique, comme dans le fameux exemple du « mal de dent inconscient » 2• Cette thérapeutique du langage a aussi pour vertu de mettre un terme aux fausses oppositions que produit et reproduit le champ intellectuel. C ' est le cas par exemple de la question des relations entre contraintes logiques et contraintes sociales, débat auquel Pierre Bourdieu propose une solution d 'inspiration wittgenstei­ nienne qui consiste j ustement en un dépassement de l'alternative. Il s'oppose ainsi au « programme fort » de David B loor qui s'autorise des concepts wittgensteiniens de « jeux de langage » et de « formes de vies » pour affirmer que la raison et l ' obj ectivité sont des normes sociales qui ont leur fondement dans des co1mnu­ nautés socioculturelles historiquement détenninées. Contre cette lecture, Bourdieu fait valoir que la démarche de Wittgenstein est non empirique, les « formes de vie » ne faisant aucunement réfé­ rence à des groupes socio-cognitifs concrets ( « la philosophie n ' est pas une science naturelle », dit-il), et surtout que si Wittgenstein admet que c ' est la manière dont nous les appliquons qui donne leur force aux lois logiques, elles n'en sont pas pour autant arbitraires. Leur nécessité reposant d'après lui sur des lois de la pensée dont l ' étude relève d ' une démarche grammaticale non empirique3 . Contrairement à ce que prétend Bloor, la philosophie wittgenstei­ nienne n'est donc en rien compatible avec le relativisme radical 4 inhérent à sa sociologie des sciences , ces deux approches ne fai-

1 2

Cf. Choses dites, p . 8 1 . Pour une explicitation complète des erreurs produites par un usage indu du terme

« inconscient », cf. P. Bourdieu, Esquisse d 'une théorie de la pratique, p. 254. 3

Preuve s'il en est que l ' œuvre de Wittgenstein n ' est pas l ' obj et d' interprétations

divergentes mais contradictoires et conflictuelles, et que certains de ses lecteurs en retiennent non pas la logique de l ' argumentation mais les «effets » qu ' i ls peuvent en tirer. Ainsi, l' usage que les sociologues font de W ittgenskin doit lui-même faire l' objet d'une analyse sociologique, cc qui n'a pas échappé à Bourdieu.

4

Sur la critique de la position de David Bloor, cf. Pierre Bourdieu,

«

Wittgenstein,

le sociologisme et la science sociale » in Wittgenstein, dernières pensées, dir.

210

w sant d ' ai lleurs que dissoudre ou absolu tiser la raison sans parvenir à mettre un terme au débat. Or, selon Bourdieu, il suffirait pour résoudre le problème de voir dans ce qu' il appelle des « champs » des réalisations empiriques des « formes de vies » et de remarquer qu' i l en est un, le champ scientifique, dans lequel les contraintes logiques prennent la forme de contraintes sociales, les savants ayant un intérêt - aussi paradoxal que cela puisse paraître - au vrai ' et à l ' universel . Bourdieu et Wittgenstein ont donc en commun de distinguer très clairement la question de la genèse h istorique de la raison de celle de sa validité, ce qui les éloigne des positions géné­ ralement adoptées dans le domaine de la sociologie des sciences. Par ai lleurs, en soustrayant la question de la raison au domaine de la connaissance pour la rendre au domaine de la pratique, la philo­ sophie de Wittgenstein n ' est pas sans évoquer la théorie de l 'hab itus2 • Ainsi, dans ses Cours sur les fondements des mathématiques3 , i l montre que les lois logico-mathématiques, au même titre que toute autre contrainte sociale, sont basées non pas sur un consensus d ' opinion mais sur un accord pratique, renversant du même coup l ' approche traditionnelle qui place la croyance à l ' origine de l ' action. Le savoir scientifique - en ce sens assez peu différent des rites primitifs décrits dans Le Rameau d 'or de Frazer - repose donc sur des règles qui tirent leur force et leur sens du seul fait d 'être collectivement suivies4 . Et ce n ' est d'ailleurs pas un hasard si W ittgenstein choisit de s 'i ntéresser au langage mathéma­ tique, particulièrement enclin à cette sorte de platonisme spontané

Jacques Bouvcresse, Sandra Laugier, et Jean-Jacques Rosat, Agone, 2002, p . 344353. 1

2

Cf. Science de la science e t réflexivité, p. 1 6 1 . Sur les « formes de vies » comme pratiques, cf. Christiane Chauviré « Formes de

vie et praxis chez Wittgenstein : un clin d'oeil à Marx ? », in Actuel Marx, 11°25, p.

27-4 1 . 3

Wittgenstein, Cours sur les fondements des mathématiques, 1 939, tr. Fr. E. Rigal,

TER, 1 99 5 . 4

Cf. W ittgenstein, « Remarques sur l e rameau d ' or d e Frazer », in A ctes de la

Recherche en Sciences Sociales, n° 1 6, p . 3 5 -42 .

21 1

w qui incite à hypostasier certains énoncés pour les inscrire dans le ciel des idées 1 • On pourrait encore multiplier à l ' infini les analogies entre la pensée du philosophe et celle du sociologue - en rapprochant par exemple l ' « homme cérémoniel » décrit par Wittgenstei n de l 'automate de Pascal si cher à Bourdieu 2 • Mais il faut surtout en retenir leur ambition commune de donner l ' image d ' une raison qui soit à la fois pratique et historique et qui n ' en conserve pas moins une part de nécessité, et cela bien que leurs méthodes soient fondamentalement différentes, le travail de Wittgenstein étant purement conceptuel et n 'opérant qu 'à partir d 'exemples fictifs.

A1ichel IJaccache

1

Sur l ' analyse par Wittgenstein des fondements pratiques des mathématiques,

cf

Christiane Chauviré, « Le social au miroir des mathématiques », Europe, n ° 1 06, p. 9 1 - 1 05 . " Sur l' anthropologie d e Wittgenstein,

cf. Christiane

anthropologique de Wittgenstein, Kimé, 2004.

212

Chauviré, Le moment

Bibliographie sélective de Pierre Bourdieu. Sociologie de l 'A lgérie, P UF, 1 95 8 . Le Déracinement (avec Abdelmalek Sayad), M inuit, 1 964.

Les Héritiers. Les étudiant et la culture (avec Jean­ C laude Passeron), M inuit, 1 964.

Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (avec Luc Boltanski, R. Castel, J.-C. Chamboredon), Minuit, 1 965. Le Métier de sociologue (avec J.-C. Passeron et J.-C. Chamboredon), Mouton, 1 968.

La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d 'enseignement (avec Jean-Claude Passeron), Minuit, 1 970.

Esquisse d 'une théorie de la pratique, précédé de Trois études d 'ethnologie kabyle, Droz, 1 972. La Distinction. Critique sociale du jugement, M inuit, 1 97 9 .

Le Sens pratique, M inuit, 1 980. Ce que parler veut dire : économie des échanges linguistiques, Fayard, 1 982. Leçon sur la leçon, M inuit, 1 982. Homo academicus, M inuit, 1 984. Choses dites, M inuit, 1 987. L 'Ontologie politique de Martin Heidegger, M inu it, 1 98 8 .

La Noblesse d 'Etat. Grandes écoles et esprit de corps, Minuit, 1 989.

Les Règles de l 'art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1 992. Réponses. Pour une anthropologie réflexive (avec Loïc Wacquant), Seuil, 1 992.

La misère du monde [dir.], Seuil, 1 993. Questions de sociologie, M inuit, 1 994. Raisons pratiques. Sur la théorie de l 'action, Seuil, 1 994. Sur la télévision, suivi de L 'emprise du journalisme, Liber, 1 996.

Bibliographie

Méditations pascaliennes, Seuil, 1 997. Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l 'invasion néo-libérale, Liber-Raisons d'agir, 1 998. La Domination masculine, Seuil, 1 998. Les Structures sociales de l 'économie, Seuil, 2000. Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen, Raisons d'agir, 200 1 .

Langage et pouvoir symbolique, Seuil, 200 1 . Science de la science et réflexivité, Raisons d'agir, 200 1 . Interventions politiques (1 961 - 2001), Agone, 2002. Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Seuil, 2002. Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d'agir, 2004.

Sur le travail de Pierre Bourdieu (bibliographie sélective). Philippe Corcuff et Alain Accardo, La Sociologie de Bourdieu (textes choisis et commentés), Le Mascaret, 1 986. Jacques Bouveresse et Daniel Roche [dir.] , La liberté par la connaissance : Pierre Bourdieu, 1 930-2002, Odile Jacob, 2004. Pierre Mounier, Pierre Bourdieu, une introduction, Pocket/La Découverte, 200 l . Louis Pinto, Giselle Sapiro et Patrick Champagne [dir.], Pierre Bourdieu sociologue, Fayard, 2004. Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Albin Michel 2002 [ 1 998] . Pierre Encrevé et Rose-Marie Lagrave [dir.], Travailler avec Bourdieu, Flammarion, 2004. Gérard Mauger [dir.], Rencontres avec Pierre Bourdieu, É ditions du Croquant, 2005 .

214

Les auteurs M arlène

Benquet

Normalienne. A travaillé sur les compréhensions matérialistes du pouvoir chez Marx, Foucault et Bourdieu. DEA sur les conditions de la réception des produits pornographiques. Recherches sociologiques sur le recmtement social des schizophrènes. É tudes de philosophie (Leuwen), de sociologie et d'histoire (Bielefeld). Actuellement doctorant en philosophie à l'Université L ibre de Bmxelles (Centre de théorie politique). I l travaille sur la Théorie critique, e n particulier sur Axel Honneth.

Louis Carré

-

Hervé Couchot

Agrégé de philosophie. Professeur invité à l ' U niversité de Tokyo. Travaille sur les images et les usages de la philosophie en l ittérature. Dernières publications : « Torsion ou hétérotopie j aponaise ? », in Chine-Europe, Percussions dans la pensée, PUF, 2005 ; « Gi lles Deleuze et ! ' Extrême-orient », in Aux sources de la pensée de Gilles Deleuze, T l , Sils Maria/Vrin, 2005 . -

Michel Daccache Doctorant au Centre de Sociologie Européenne. Il travaille actuellement sur la fonction de risk manager en entreprise et s ' intéresse particulièrement à la construction du risque comme mode de perception de la réalité. D ivers articles sur l 'anthropologie de Roger Bastide. -

Lydie Daguerre

Doctorante en Sciences de l ' Infonnation et de la Communication à l ' Université Paul Verlaine de Metz. Ses recherches s 'orientent vers la médiation mémorielle de la Shoah en France. Ayant consacré une partie de ses travaux à la représentation de l' extennination des Juifs par les nazis dans la presse régionale et à la remémoration des camps de concentration, elle s ' intéresse maintenant à des médiums plus esthétiques en se consacrant aux capacités de transmission de la mémoire relatives au dessin et à la peinture. Divers articles publiés. -

Les auteurs

Christine Détrez

Maître de conférences en sociologie à l ' EN S­ LSH. Auteur de : Et p ourtant ils lisent (avec Christian Baudelot et Marie Cartier, Seuil, 1 999) ; La Construction sociale du corps ( Seuil, 2002) ; A leur corps déjèndant. Les jèmmes à l 'épreuve du nouvel ordre moral (avec Anne S imon, Seuil, 2006). -

Vincent Dubois - Sociologue et politiste. Professeur à l 'Institut d' études politiques de Strasbourg. Membre du Groupe de sociologie politique européenne (CNRS) et associé au Centre de sociologie européenne. A notamment publié La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, É conomica, 2003 (2e édition) et La politique culturelle. Genèse d 'une catégorie d 'intervention publique, Belin, 1 999.

Fabienne Federini - Docteure en sociologie, l icenciée en droit, détachée au CNRS, chargée de recherche au Groupe de recherche sur la socialisation (ENS/Université Lumière - Lyon 2 ) . Ses domaines de recherche portent notamment sur l ' engagement des intellectuels en temps de guerre. Ecrire ou combattre, des intellectuels prennent les armes (1 942-1 944), L a découverte, 2006 ; La France d 'autre-mer, critique d 'une volonté française, L ' Hannattan, 1 996 ; L 'A bolition de l 'esclavage de 1 848, une lecture de Victor Schœlcher, L ' Hannattan, 1 998. Fabrice Fernandez - Sociologue, A TER Université du Havre. Recherches portant sur la sociologie et l'anthropologie de la santé et des rapports au corps ; la sociologie du risque, de la déviance et du contrôle social ; la sociologie politique et les sciences criminelles. A publié divers articles ; participations à des ouvrages collectifs

Viviana Fridman - Professeur associé au département de Science Politique de l'Université du Québec à Montréal. Travaille actuellement autour des questions l iées à la sociologie de la culture et de la l ittérature et elle s ' intéresse à l ' Amérique latine. A dirigé, conjointement avec Michèle Ollivier, Gozîts, répertoires culturels et inégalités sociales : branchés et exclus?, numéro spécial de Sociologie et sociétés, vol. 36, n o 1 , automne 2004.

216

Les auteurs

Mathieu Hilgers

D ip lômé en philosophie, sociologie et anthropologie. Aspirant du FNRS en Belgique, rattaché à l ' Université Catholique de Louvain. Préparation d ' une thèse de doctorat en anthropologie urbaine à partir d ' un terrain au Burkina Faso. A coordonné plusieurs numéros de revues. A notamment publié : « Les logiciels l ibres », La Revue Nouvelle, 2005 (avec V . Guffens) ; « Le sociologue dans la cité », Recherches Sociologiques et A nthropologiques, 2006 ; « Burkina Faso : l ' alternance impossible », Politique Aji-icaine, 2006 (avec J . Mazzocchetti). -

François Lecointe Diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Grenoble. Professeur d'histoire-géographie et doctorant au C .R.H.­ E . H . E . S . S . où il prépare une thèse sur les rapports entre l'écriture c inématographique et l'écriture historique en s'intéressant particulièrement au cinéma de Chris Marker. Publication d'articles sur Annand Gatti et Chris Marker. Militant à « l'Atelier Super 8 » de Tours, il a travai llé avec des étudiants en sociologie sur le cinéma documentaire à l'université François Rabelais à Tours. -

Samuel Lézé

Achève une thèse de sciences sociales sur l ' autorité des psychanalystes en France, au sein de l ' équipe « Enquêtes, Terrains, Théories » du Centre Maurice Halbwachs. Il a enseigné le travail de terrain ( Paris X), l ' ethnologie ( UMLV) et la sociologie de la santé ( Lyon 1 ). Anime le séminaire « Sciences sociales et santé mentale » dans le cadre du réseau national « Santé et Société » (MSH - Paris N ord). B log : www. leze.ath.cx -

Gérard Mauger

Sociologue, directeur de recherche au CNRS, directeur-adjoint du Centre de Sociologie Européenne ( EHESS, CNRS). Ses recherches portent principalement sur les classes populaires et les pratiques déviantes, ainsi que sur les pratiques culturelles et les intellectuels. Dernier ouvrage parn : Rencontres avec Pierre Bourdieu, É ditions du Croquant, 2005.

Fanny Mazzone

-

Prépare une thèse de Doctorat (université Paul Verlaine, Metz) portant sur l ' édition féministe en France. Ses recherches concernent l ' édition et le champ littéraire. A publié -

217

Les auteurs

« La bibliothèque des voix : un obj et esthétique non identifié », in Sociologie de l 'art ( nouvelle série) Opus 7, L ' Harmattan, 2005.

Yves Patte - Doctorant en sociologie des médias à l ' Université catholique de Louvain-la-Neuve, U nité d' Anthropologie et de Sociologie. Membre de l' Atelier « Journalistes et Publics » (CSE­ EHESS). Auteur de publications en sociologie des médias, sur le traitement médiatique du débat sur la prostitution et la traite des êtres humains, ainsi que d' articles plus théoriques sur la notion de « champ ».

José Luis Moreno Pestafia - Né en 1 970. Professeur de philosophie à l ' Université de Cadiz (Espagne). Auteur de En devenant Foucault - Sociogenèse d 'un grand philosophe, Editions du Croquant, 2006. Prépare une étude sociologique sur les troubles alimentaires.

Louis Pinto Directeur de recherche au CNRS. A travaillé sur la sociologie de la culture, des intellectuels et notamment des philosophes (L 'intelligence en action : le Nouvel Obsen1ateur, Métaillié, 1 984 ; Les philosophes entre le (vcée et l'avant-garde, L'Harmattan, 1 987 ; Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Niet::sche en France, Seuil, 1 995). Son travail porte également sur d'autres domaines, dont la sociologie du « mouvement consommateur ». A publié Pierre Bourdieu et la théorie du monde social (Albin Michel, 1 999). Co-animateur avec Gérard Mauger de « Lire les Sciences Sociales » ( 4 volumes parns de 1 994 à 2004 ) . -

Sébastien Roux

Doctorant au Centre d e Recherche sur l a Santé, le Social et le Politique (CRESP, I NSERM - Paris 1 3 EHESS). Il s ' intéresse aux mécanismes de définition internationale des normes et aux processus de marchandisation. Après avoir étudié le champ artistique, il mène actuellement une thèse sur la morale et ! 'encadrement de la sexualité à travers une analyse sociologique du tourisme sexuel. -

-

218

Les auteurs

Arnaud Saint-Martin

ATER en sociologie à l ' Université Paris­ Sorbonne. Membre du Centre d ' E tudes Sociologiques de la Sorbonne. Dans le cadre de sa thèse de doctorat il étudie les recompositions du champ de l 'astronomie au tournant 1 900- 1 940.

Lionel Thelen

-

Docteur en sciences politiques et sociales de l ' Institut Universitaire Européen (Florence). Chargé de cours à H EC Genève, chercheur au sein du Groupe de recherche sur la S ocialisation (ENS, Lyon). Il a récemment publié L 'exil de soi. Sans-abri d 'ici et d 'ailleurs, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis. Travaille sur l ' impact des stratégies de GRH sur les schèmes de perception temporelle des différentes catégories de collaborateurs en entreprise. -

Volume coordonné par Jean-Philippe Cazier Professeur de Philosophie. Membre du comité de rédaction de la revue Chimères. Participation à divers ouvrages collectifs, notamment : A bécédaire de Michel Foucault, Sils Maria/Vrin, 2004 ; Aux sources de la pensée de Gilles Deleuze, Sils Maria/Vrin, 2005 ; Panoptic - un panorama de la poésie collfemporaine (cdrom), Inventaire/Invention, 2004. Publications : Voix sans voix (préface de Stefan Leclercq), Sils Maria, 2002 ; Écrires précédé de Poémonder, Inventaire/Invention, 2004 ; Désert ce que tu murmures, La Cinquième Roue, 2006. -

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Table des matières. Agent - p. 7 Algérie - p. 9 Anthropologie - p. 1 1 Art - p. 1 3 Bachelard (Pierre Bourdieu et Gaston Bachelard) - p. 1 6 B iens - p. 1 8 Canguilhem (Pierre Bourdieu et Georges Canguilhem) - p.2 l Capital - p. 23 Champ - p. 25 Chômeurs - p. 27 Classes sociales- p. 30 Corps - p. 3 1 Critique - p. 33 Culture - p. 36 Destin - p. 39 Détermination - p. 4 1 Distinction - p . 44 Domination - p. 46 Doxa - p. 48 Droit - p. 50 Durkheim (Pierre Bourdieu et Emile Durkheim) - p. 52 École - p. 57 É conomie - p. 59 Espace social - p. 6 1 État - p. 63 E thnologie - p. 67 Ethos - p. 69 Féminin/Masculin Foucault ( Pierre Bourdieu et Michel Foucault) - p. 7 1 Goût - p. 74 Habitus - p.77 Heidegger (Pierre Bourdieu et Martin Heidegger) - p. 79 Héritier - p. 8 1 Histoire - p. 85 Homologie - p. 86 Hysteresis - p. 87 Idéologie - p. 90 lllusio et l ibido - p. 9 1 Inconscient - p. 94 Individu - p. 96 Institutions - p. 98 Intellectuel - p. 1 0 1 Journalisme - p. 1 04

Table des m atières 1 07

Langage - p.

Lévi- trau s ( Pierre Bourdieu et Claude Lévi-Strauss) - p. L iberté - p .

108

111

L i ltérature - p.

1 13

Marx ( Pierre Bourdieu et Karl Marx) - p. Masculin/féminin -p.

1 16

1 17

Mau s ( P i erre Bourdieu et Marcel Mauss) - p.

1 20

Merleau-Ponty ( Pierre Bourdieu et M aurice Merleau-Ponty) - p. M i sère - p.

1 23

1 25

Néol ibéralisme - p.

1 29

Objectivation participante - p. Parler - p. 1 35 Phénoménologie - p.

1 32

1 37

1 40 Photographie - p. 1 42 Politique - p. 1 44 Pouvoir - p. 1 4 7 Pratique - p. 1 49 Praxeologie - p. 1 52 Raison - p. 1 55 Philosophie - p.

Rapport de force - p.

1 57

1 59 Relations - p. 1 6 1

Réflexivité - p.

Reproduction sociale - p . Résistance - p.

1 63

1 66

Sartre ( Pierre Bourdieu et Jean-Paul Sartre) - p. Science - p.

1 69

1 69

Sciences sociales - p.

1 73

1 76 Société - p. 1 78 Sociologie - p. 1 80 Stratégie - p. 1 83 Sexualité - p.

Structuralisme - p. Style de vie

Suj et - p.

-

p.

l 85 1 88

1 90

Symbolique - p. 1 92

1 96 1 98 Travai l - p. 200 Vérité - p . 203 Violence - p. 205 Télévision - p. Théorie - p.

Weber ( Pi erre Bourdieu et Max Weber) - p .

208

W ittgenstein ( Pierre Bourdieu et Ludwig Wittgenstein) - p. B ib liographie sélective de Pierre Bourdieu- p.

213

209

Sur le trava il de Pierre Bourdieu (bibliographie sélective ) - p. 2 1 4 Les auteurs - p .

2 15

Table des matières

-

p. 220

22 1

Ce n u m é ro d e n ot re c o l l e c t i o n A b é céda ire, et p l u s gé n é r a l e m e n t l e s t i t r e s l a c o n st i t u a n t , p o u rs u i t d e u x b u ts : offr i r à l ' ét u d i a n t c o m m e à t o u t i n t é re s s é u n e p re m i è r e c o n n a i s s a n c e d e l a p e n s é e d e P i e r re B o u rd i e u , et a u s s i p e r m et­ t re a u x c h e rc h e u rs la c o n t i n u a t i o n de l e u rs t r a v a u x s u r ou à p a rt i r d e cette œ uvre.

Les notions Age n t - A l gé r i e - A n t h ro p o l o g i e - A rt - B a c h e l a r d ( P i e r r e B o u r d i e u et G a st o n B a c h e l a r d ) - B i e n s - C a n g u i l h e m ( P i e rre B o u rd i e u et G e o rg e s C a n g u i l h e m ) C a p i t a l - C h a m p - C h ô m e u rs - C l a s s e s s o c i a l e s - C o r p s - C r i t i q u e - C u l t u r e D e st i n - D é t e r m i n a t i o n - D i st i n ct i o n - D o m i n a t i o n - D ox a - D ro i t - D u rk h e i m ( P i e r r e B o u rd i e u e t E m i l e D u r k h e i m ) - É c o l e - É c o n o m i e - E s p a c e s oc i a l État - E t h n o l og i e - E t h o s - Fo u c a u l t ( P i e r re B o u rd i e u e t M i c h e l Fo u c a u l t ) G o û t - H a b i t u s - H e i d eg g e r ( P i e r r e B o u rd i e u et M a r t i n H e i d eg ge r ) H é r i t i e r - H i st o i re - H o m o l o g i e - H y stere s i s - I d éo l og i e - l l l u s i o et l i b i d o I n c o n s c i e n t - I n d i v i d u - I n s t i t u t i o n s - I n te l l e c t u e l - J o u r n a l i s m e - L a n ga g e Lév i s - S tra u s s ( P i e r r e B o u rd i e u et C l a u d e Lév i - S t r a u s s ) - L i b e rt é - L i tt é r a t u re M a rx ( P i e r r e B o u rd i e u et K a r l M a rx ) - M a s c u l i n /f é m i n i n - M a u s s ( P i e r r e B o u rd i e u et M a rce l M a u s s ) - M e r l e a u - P o n ty ( P i e r r e B o u rd i e u et M a u r i c e M e r l e a u - P o n t y ) - M i s è r e - N é o l i b é r a l i s m e - O bj e c t i v a t i o n p a r t i c i p a n t e P a r l e r - P h é n o m é n o l o g i e - P h i l os o p h i e - P h otogra p h i e - P o l i t i q u e - P o u vo i r P r a t i q u e - P r a xe o l o g i e - R a i s o n - R a p p o rt d e f o r c e - R éf l ex i v i té - R e l a t i o n s R e p r o d u c t i o n s o c i a l e - R é s i st a n c e - S a r t re ( P i e r re B o u rd i e u e t J e a n - P a u l S a r t r e ) - S c i e n c e - S c i e n c e s s o c i a l e s - S ex u a l i té - S oc i été - S o c i o l o g i e Stratég i e - S t r u c t u ra l i s m e - Sty l e d e v i e - S u j et - S y m b o l i q u e - Té l é v i s i o n T h é o r i e - Trava i l - Vé r i té - V i o l e n c e - W e b e r ( P i e r r e B o u rd i e u e t M a x We b e r) W i tt g e n s te i n ( P i e r r e B o u rd i e u et L u d w i g W i tt ge n ste i n ) .

L e s a ut e u rs M a r l è n e B e n q u et - Lo u i s C a r r é - H e r v é C o u c h a t - M i c h e l D a c c a c h e Ly d i e D a g u e rre - C h r i s t i n e D étrez - V i n c e n t D u b o i s - Fa b i e n n e F e d e r i n i Fa b r i c e Fe r n a n d ez - V i v i a n a F r i d m a n - M a t h i e u H i l ge rs - F r a n ç o i s Lec o i n t e S a m u e l Lézé - G é r a r d M a u g e r - Fa n n y M a zzo n e - Y v e s P a tte - J o s é L u i s M o r e n o P e st a fi a - Lo u i s P i n to - S é b a st i e n R o u x - A r n a u d S a i n t- M a rt i n Lionel Thelen.

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PHILOSOPHIQUE J. VRIN

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