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French Pages 262 [246] Year 2004
Dix ans dans les géôles de Sékou Touré ou La vérité du Ministre
Alpha-Abdoulaye DIALLO
Dix ans dans les géôles de Sékou Touré ou
La vérité du Ministre
L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE
L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRŒ
L'Harmattan Italia Via Degli Artisti 15 10124 Torino ITALŒ
Première édition Calmann-Lévy, 1985 @ L'Harmattan, 2004 ISBN: 2-7475-7493-8 EAN 9782747574938
Avant-propos Le 22 novembre 1970, le Portugal a pris la responsabilité d'attaquer le territoire de l'État souverain de la république de Guinée. Cette agression, condamnée sur le plan international par le monde entier, servira à Sékou Touré, sur le plan intérieur, de prétexte à des arrestations arbitraires massives parmi la population guinéenne. Il y procédera en deux vagues successives, la première, du lendemain de l'agression aux exécutions capitales du 25 janvier 1971 et la seconde, à partir des mois d'avril et mai de la même année.
Le nombre de personnes arrêtées au cours de cette période,
«
la
période sombre de notre histoire» disait Sékou Touré en privé au soir de sa vie, ne pourra jamais être connu. Le chiffre de cinq mille ne me paraît nullement exagéré pour la période 19701971 : Ismaël Touré, lors de mon interrogatoire, début août 1971, m'a dit que j'étais le 256ge prisonnier de la seconde vague. La plupart des prisonniers seront fusillés ou assassinés par diète noire. Par un mystère de la providence difficile, sinon
impossible à pénétrer, une poignée arrivera à
«
s'en tirer ». Je
~uis au nombre de ces rescapés. Sur seize ministres 1 arrêtés en fonction, trois en réchapperont: je suis l'un de ces trois miraculés. Le récit qui va suivre, plus qu'un récit, est le témoignage de mes années de prison. Je ne raconterai ici que ce que j'ai vécu ou ce qui m'aura été rapporté par celui qui l'a directement vécu ou, à la limite, ce que je tiens de plusieurs sources concordantes. Et si je parle longuement de ma propre expérience, ce n'est nullement qu'elle serait la plus intéressante de toutes celles 1. Voir annexe.
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LA VÉRITÉ DU MINISTRE
vécues alors: c'est simplement que c'est celle que je connais le mieux. Dois-je l'avouer? Plus d'une fois, j'ai failli abandonner l'entreprise, ému au rappel de souvenirs cruels qui, encore aujourd'hui, à des années d'intervalle, me font vraiment mal. Plus d'une fois j'ai failli renoncer, laisser enfouis, en moi-même tant de faits que j'aurais préféré n'avoir jamais vécus, tant de blessures encore à vif et qui, malgré le temps, n'arrivent pas à se cicatriser. Se cicatriseront-elles jamais? Plus d'une fois, ma plume a' hésité, trébuché, s'est cabrée, s'est arrêtée, incapable de trouver dans une langue d'une richesse pourtant inouïe, d'une malléabilité extrême, les mots qu'il faut, les expressions qui conviennent pour rendre, dans leur vérité nue, les faits inimaginables vécus dans les prisons de la révolution guinéenne, où la réalité a toujours dépassé la fiction. Plus d'une fois, nous avons failli, ma plume et moi, choisir le silence, un silence commode qui nous eût, peut-être, aidés à oublier, à faire table rase, à partir de ~ouvelles donnes pour essayer de nous construire une vie nouvelle! Le silence, certes, est commode. Mais il a des relents de complicité avec ceux qui, trop portés sur la haine, ont commis des crimes ignominieux; des relents aussi de trahison envers ceux qui sont morts, et envers le peuple de Guinée. Aussi, avons-nous à chaque fois repris l'ouvrage, condamnés à un impérieux devoir de vérité envers tous ces morts qui sont morts sans trop savoir pourquoi! Ils sont miens ces hauts cadres de l'État au talent immense, au prestige qui a, depuis longtemps, franchi les frontières de la Guinée et même de l'Afrique. Je dois témoigner pour eux! Ils sont miens aussi ces adolescents à peine éclos à la vie, ces paysans dont l'ambition ne dépassa jamais les limites de leur village, voire de leur hameau. Ils ont tous été assassinés de sang-froid. Nul ne parlera jamais d'eux! Je dois témoigner pour' eux.
Quand j'étais au bloc du camp Boiro, sans espoir de
«
jamais
m'en tirer », toute ma prière était qu'il y eût quelqu'un qui révélât, un jour, le plus simplement du monde, ce que nous avions vécu et qui pût ainsi contribuer à notre réhabilitation. C'est pourquoi, malgré des différences d'éducation, d'appréciation et de sensibilité qui ont existé entre nous, je suis reconnais
A VANT-PROPOS
9 t sant à Jean-Paul Alata d'avoir été, le premier, « ce quelqu'un ». C'est pourquoi aussi, malgré quelques réserves que j'ai sur son ouvrage, je suis reconnaissant à Amadou Oury Diallo2, trop tôt lancé dans une dramatique affaire et qui se réhabilite en révélant les machinations du régime. Je voudrais ce témoignage loin de toute amertume, de tout esprit de vengeance, de toute passion, de toute haine. La passion et la haine associées à une ambition démesurée de pouvoir expliquent en partie ce qui s'est passé en Guinée. Comment ne pas s'y laisser entraîner par un choc en retour quand on a été témoin, victime de tout le mal qu'elles ont occasionné? Mais il faut dépasser le stade de la réaction primaire, le stade de la haine toujours mauvaise conseillère et destructrice. Le « vécu» de Boira appartient désormais au patrimoine national du peuple de Guinée, à son expérience politico-historique. Il n'appartient plus en propre ni à ceux qui l'ont subi, ni à leurs familles qui en ont fortement ressenti les contrecoups. A force d'efforts sur moi-même, de combats avec moi-même et malgré encore des moments d'intense émotion, de trouble, j'ai pu dépasser ce stade de la réaction primaire, de la haine vers laquelle on est insidieusement attiré, pour atteindre à une certaine objectivité qui me permettra, peut-être, de mieux analyser ce vécu, pour en tirer de meilleures leçons pour l'avenir. Cette objectivité ne signifie nullement que j'oublie. Certes, je veux non pas oublier, car cela ne s'oublie pas, mais surmonter, transcender et pardonner ce qui m'a été fait à moi personnellement, en tant qu'individu. Mais, si je m'efforce encore aujourd'hui de pardonner - efforts du croyant que sa religion invite toujours au pardon, efforts de l'homme d'une certaine culture conscient que la grandeur est toujours dans le pardon, que plus la faute est grande, plus le pardon a du mérite - je refuse, cependant, d'oublier les crimes commis contre tant d'innocents, contre le peuple de Guinée. Et si je livre, aujourd'hui, ce témoignage, mon objectif fondamental, c'est l'information du monde entier mais surtout du peuple de Guinée, des peuples d'Afrique, pour éviter que ne se répètent de tels faits, en Guinée même, ou ailleurs en Afrique! Je voudrais avant de commencer mon témoignage, dire ma 1. Ancien détenu politique au camp Boiro, auteur de l'ouvrage Prisons d'Afrique (éd. du Seuil). 2. Ancien détenu politique au camp Boiro, auteur de l'ouvrage la Mort de Diallo Telli (éd. Karthala).
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LA VÉRITÉ DU MINISTRE
reconnaissance: d'abord à Amnesty International, qui en dénonçant avec vigueur les violations des droits de l'homme par Sékou Touré, a mis bien souvent son régime en difficulté! A Jeune Afrique qui, inlassablement, avec courage et obstination, malgré beaucoup d'incompréhensions au départ, a toujours rapporté en les stigmatisant, les crimes du dictateur de Conakry assoiffé de pouvoir autant qu'aveuglé par lui. A la Ligue internationale des droits de l'homme et aux ambassadeurs américains Loebb, Attwood et McIlvaine qui ont porté devant l'ONU le débat sur la violation des droits de l'homme par Sékou Touré. Enfin et surtout, aux femmes de Guinée, ces mères miennes, ces sœurs miennes, dont le courage et la détermination ont ébranlé Sékou Touré sur son piédestal, l'ont obligé à desserrer quelque peu le carcan politico-économico-policier dont il avait enserré le peuple de Guinée, à libérer certains de ceux qu'il a appelés « cinquièmes colonnes» et à se rendre à Monrovia-Canossa! A tous, et à tous ceux qui ont été solidaires des victimes de Sékou Touré, je dis du fond du cœur, toute ma reconnaissance, exprimant en cela, j'en suis sûr, le sentiment profond de mes compagnons de misère. A. Abdoulaye
PORTO DIALLO 14 mars 1984
PREMIÈRE PARTIE
L'AGRESSION PORTUGAISE DU 22 NOVEMBRE 1970 ET SES CONSÉQUENCES
La nuit de l'agression et la première vague La nuit est profonde, sereine. En ces derniers jours de novembre, au sortir de la saison des pluies, le harmattan commence à faire sentir ses effets: la chaleur lourde et moite dont Conakry détient le secret, a disparu, faisant place à une douce fraîcheur. Dans ce quartier résidentiel où se trouve la petite villa que nous habitons, à mi-distance entre la place Pérrone et l'hôtel de France, le silence est dense. Nul bruit si ce n'est, dans les frondaisons épaisses de ces fromagers géants, de ces manguiers aux feuillages touffus, de ces flamboyants fleuris qui font le charme de la ville, le murmure de la brise soufflant de l'océan Atlantique et balançant les palmes des cocotiers. Nul bruit si ce n'est le cri intermittent et régulier de quelque oiseau nocturne, assimilé selon la croyance populaire à quelque sorcière tapie dans l'obscurité, à l'affût de quelque victime. Cette journée du samedi 21 novembre 1970 avait été harassante. Le carême touchait à sa fin. La fatigue et la lassitude ne s'en faisaient que davantage ressentir. Je dormais d'un sommeil de plomb. Brusquement, ma femme me secoue. Je me réveille en sursaut. Des coups de feu bien nourris. Armes automatiques. Éclats d'obus, grenades, bazookas. Les hypothèses se heurtent dans mon esprit. Coup d'État? Bagarre entre gendarmes au P.M.3 l, entre militaires à côté, dans 1. P.M.3= Peloton mobile de gendarmerie.
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LA VÉRITÉ DU MINISTRE
le camp annexe près de la place Pérrone ? Bagarre entre éléments du P.A.I.G.C. I basés au Slip way, ou entre ces derniers et des miliciens? Mon premier réflexe: l'interrupteur. Pas de lumière. Le téléphone! Je le cherche à tâtons dans l'obscurité de la chambre. Je l'avais placé par terre, à la descente du lit, sur le tapis. Aïcha, mon épouse, devinant mes gestes, frotte une allumette trouvée je ne sais où. Vite, un numéro.
-
Prêt! 2, Président, c'est vous? Oui, Prêt! C'est Porto? 3»
«
Oui, Président. - Qu'est-ce qui se passe?
«
La voix tremble légérement.
- Je n'en sais rien. J'ai envoyé les camarades gendarmes avec Zoumanigui 4 voir dans les différents camps militaires. - Au moins, vous êtes en sécurité? 5 - Oui. - Je suis ici avec Saïfon et Béa 6.
-
D'accord. - J'arrive à l'instant.
»
En un tour de main, j'enlève mon pyjama. J'enfile un pantalon, une chemisette. Je réveille, à côté, un ami, ambassadeur de Guinée, venu en mission à Conakry et qui loge chez moi. Il est formel: « N'y allons pas. » J'hésite un instant. Il faut que j'y aille. Je suis membre de ce gouvernement que je ne peux pas abandonner quand il est en danger: ce serait une trahison. Ma décision est prise. Je m'en vais. L'honneur l'exige. Je ne saurais me dérober. Il est 2 h 50. Je dis à ma femme: « Tu barricades la porte dès que je serai sorti. N'ouvre à personne, sous aucun prétexte. Je te téléphonerai de temps en temps et je reviendrai le matin pour t'emmener chez tes
paren ts.
»
Je vais au garage et monte dans ma voiture ministérielle, une 1. Parti africain de l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert. 2. Depuis le huitième congrès du P.D.G. - parti démocratique de Guinée
Prêtpour la révolution(en raccourci prêt1)remplace « allô ». 3. Mes amis et m~s intimes m'appellent Porto - ou Portos.
-
4. Commandant Zoumanigui Kékoura, commandant de la gendarmerie nationale (sera fusillé le 29 juillet 1971, vÇ>irinfra). 5. Saïfoulaye DialIo, ministre d'Etat chargé du domaine des Affaires extérieures. 6. Lansana Béavogui, ministre d'État chargé du domaine du Développement économique et qui deviendra Premier ministre. Tous deux sont membres du bureau politique national (BPN).
L'AGRESSION
PORTUGAISE
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Mercedes 280 SE. Mon ami monte à côté de moi. Les phares éteints, nouS roulons à vive allure vers la présidence. Devant le P.M.3 une activité fébrile: des gendarmes courent en tous sens.
A la présidence Alors que la ville est plongée dans une obscurité totale, la présidence est illu~inée comme si c'était le 2 octobre, jour anniversaire de l'indépendance nationale. Le portail s'ouvre et nous montons quatre à quatre les escaliers menant au petit salon et au bureau du président Sékou Touré. Celui-ci, grave, répond au téléphone. En face de lui, Saïfoulaye et Béavogui. Sur le divan au fond de la pièce, la présidente Andrée Touré, émue, en robe de chambre. A côté Fily Cissoko 1. Sans saluer, nous nous asseyons à notre tour. Il règne un silence lourd, lugubre, interrompu par la
sonnerie du téléphone et la voix du
«
responsable suprême de la
révolution ». Dans le lointain, résonnent des coups de feu, des éclats d'obus et de grenades. D'autres membres du gouvernement nous rejoignent dont Savané Moricandian, ministre des Transports (arrêté en 1971 et exécuté dans la nuit du 17 au 18 octobre 1971) et Barry Ibrahima (Barry III), ministre du Contrôle financier (arrêté en décembre 1970 et pendu au pont du 8 novembre à Conakry, le 25 janvier 1971). Nous finissons par savoir que nous sommes victimes d'une agression de la part du Portugal. Au bout de quelque temps, je me lève: «
Nous ne pouvons
pas rester
assis comme
cela, à ne rien
faire... - Je l'ai déjà dit, murmure la présidente. - Que pouvons-nous faire? reprend Béa. 1. Secrétaire général de la présidence, deviendra ministre des Affaires étrangères.
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-
Téléphoner à Kindia et demander des renforts. La ligne de Kindia ne marche pas. Nous avons déjà essayé, répond Fily.
-
Nous pouvons passer par Fria qui contactera Kindia.
)}
Je m'empare du téléphone et, par l'intermédiaire du standardiste de la poste, j'obtiens Fria en priorité absolue. J'informe de la situation le secrétaire général de la région de Fria, Bah Amadou Yayé et lui demande de saisir le ministre-délégué de Kindia pour qu'il nous envoie des renforts. Je passe l'écouteur à Saïfoulaye pour confirmation de ces instructions. Je reprends aussitôt: «
Le président ne peut pas rester ici! Présidente, avez-vous un
ami en ville et qui ait le téléphone?
-
Oui.
»
Elle réfléchit un peu, hésite, veut parler. Je l'interromps:
« Ne dites pas de nom. Allez vous habiller. Président, préparezvous aussi. »
Ce dernier revient habillé de blanc. Je lui dis: « Vous ne pouvez pas rester en blanc: vous seriez une cible trop facile pour n'importe quel tireur, posté n'importe où... »
Il retourne dans sa chambre, met sur sa tenue blanche une veste marron, revêt un calot de même couleur. Un cortège se forme, composé du président, de la présidente, du ministre Béavogui, de Fily Cissoko. Je dis à ce dernier: «
En arrivant, tu téléphoneras à la poste pour faire changer le
numéro de téléphone de l'ami chez lequel vous vous rendez. Tu nous communiqueras le nouveau numéro. Je vais saisir la poste pour leur dire que tu les appelleras pour effectuer un travail
urgen t. » Tous s'embarquent
dans une « Ami 6» de la présidence conduite par le chauffeur du président, Moïlaye Camara, et disparaissent pour une destination inconnue. Plus tard, Fily nous communiquera le numéro de téléphone de leur refuge et Béa nous rejoindra à la présidence. J'apprendrai par la suite que le président s'est réfugié d'abord à Almamya (Conakry I), chez Mme veuve Guichard, mère du directeur général des Services de sécurité, Guy Guichard. Puis à Dixinn-Gare (Conakry II), chez Hadja Néné Gallé Barry dont l'époux, Thierno lbrahirna Bah (Dalaba) sera arrêté et fusillé avec son frère, El Hadj Bademba, au cours de la seconde vague d'arrestations. Nous nous organisons au mieux. Le ministre d'État Diallo Saïfoulaye, assis devant le bureau du président, répond aux
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PORTUGAISE
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différents appels téléphoniques et notamment à celui du président Félix Houphouët-Boigny, de Côte-d'Ivoire, à qui Saïfoulaye raconte que Sékou se trouve sous la douche. Le président ivoirien se propose d'envoyer immédiatement à Conakry une délégation pour apporter à la Guinée son soutien et sa sympathie. Sékou Touré rejette l'idée et recommande à Saïfoulaye de demander à Houphouët un message de soutien et de sympathie. Cela suffira. Selon lui, la délégation n'aurait en effet d'autre but que de se renseigner pour le compte de l'impérialisme international. Saïfoulaye rappelle le président ivoirien pour l'en informer. De mon côté, installé dans le salon attenant flU bureau du président qui, jusqu'à sa rénovation, servait de salle de Conseil des ministres avant d'être transformé en salle d'attente et de conférence pour le président, je communique directement à la poste I des messages d'information destinés aux chefs d'État africains, au secrétaire général de rO.N.U. et au secrétaire général de l'O.U .A. Je réponds aux multiples coups de téléphone qui viennent d'Afrique, d'Eur0pe et d'Amérique. J'entre en contact avec les permanences fédérales de Conakry I et II que je baptise « État-Major» de Conakry I et II alors que la présidence devient le « Haut-Commandement ». En même temps, je saisis le capitaine Sylla Ibrahima, responsable de l'aviation militaire et qui deviendra par la suite chef de l'étatmajor de l'armée de l'Air avec le grade de commandant2. « Tu connais la situation, pourquoi ne faites-vous pas voler les Migs pour aider à la défense? D'ici nous apercevons les bateaux et les péniches de débarquement des mercenaires. - Tous les Migs sont en panne. - Il faut faire quelque chose pour en dépanner au moins un. - Nous allons essayer. - Et l'hélicoptère présidentiel, est-il en état de voler? - Oui, je crois. - Alors, faites-le décoller, qu'il survole la ville et qu'il aille atterrir à l'intérieur, à Kindia, Forecariah, où vous voudrez. » Dans mon esprit, le vol de l'hélicoptère donnerait aux agresseurs le sentiment que le président a quitté la ville, et qu'ils ont échoué dans leur tentative. Je téléphone à Barry Mamadou, directeur de la chaîne interna1. Et plus précisément à un jeune et dynamique agent du Bureau central des transmissions radio que tout le monde appelle « Jongleur ». 2. Il sera arrêté en 1973 et décédera en 1977 après 18 jours de diète noire (voir infra, p. 151).
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tionale de la Voix de la Révolution 1.En quelques mots, je lui fais part de la situation. Il improvisera à cette occasion un brillant édi torial. M'adressant au ministre Saïfoulaye, je lui suggère que le président lance un appel au peuple. Je me rends à la Radio où j'enregistre une déclaration improvisée à l'adresse de la J.R.D.A.2, la jeunesse guinéenne. Hadja Mafori Bangoura, présidente des femmes du P.D.G.-R.D.A.3 en fera de même à l'intention des femmes de Guinée. Au lever du jour, vers 6 heures du matin, pour moi l'agression a échoué. Dans la matinée, je fais un tour en ville. Malgré les coups de feu, sporadiques par-ci, nourris par-là, la vie continue, et la population, indifférente à ce qui se passe, vaque presque normalement à ses occupations. Les fanatiques du jeu de dames sont à leurs lieux de rendez-vous habituels. Je prends contact avec un certain nombre d'amis pour préparer la retraite de notre groupe. Nous ne devions pas passer la nuit au Palais. J'en avais déjà touché un mot au ministre d'État Saïfoulaye. Il ne me répondit rien. Puis plus tard aux environs de 20 heures, il me lança: «
Au fond, tu m'avais dit qu'on ne devrait pas rester ici. Où
veux-tu que nous allions? - Je .ne peux pas vous le dire. Si vous me faites confiance, je prends l'engagement d'assurer la sécurité de notre petit groupe
aussi longtemps que cela sera nécessaire.
»
Il réfléchit un temps: «
Bien. Nous te suivons.
»
Notre cortège, composé d'El Hadj Saïfoulaye Diallo, Ben Dadouda Touré, alors ambassadeur à Freetown, Baba Kourouma, gouverneur de Conakry, quitte la présidence, à bord de la même Ami 6 qui, tôt le matin, avait emporté le président. Une semaine durant, je me chargeai de la sécurité de ce groupe, changeant régulièrement de cachette. Nous partons tous les jours de la présidence, aux environs de 21 heures, pour y revenir vers 5 heures du matin. Un jour, alors que la tempête s'est apaisée, je préviens le 1. Barry Mamadou - Petit Barry - Député, nommé chef du bureau de presse ~e la présidence, sera arrêté en juillet 1971, libéré en novembre 1978. 2. Jeunesse de la révolution démocratique africaine. 3. Parti démocratique de Guinée - Rassemblement démocratique africain (sigle qui devient après l'indépendance de la Guinée: Révolution-Démocratie.. Afrique).
L'AGRESSION
ministre d'État, El Hadj Saïfoulaye m'étaient parvenues: «
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PORTUGAISE Diallo, des informations
qui
Attention, dans le groupe d'Ismaël1 on commence à faire
courir le bruit que cette agression est une est extrêmement dangereux. Si les Peuhls parmi les envahisseurs, c'est parce que chômeurs peuhls est la plus nombreuse à
affaire peuhle, ce qui sont plus nombreux la communauté des Dakar où le recrute-
ment a été fait. » Le ministre «
d'État
semble méditer
et me répond:
J'en prends bonne note et je m'en occupe. »
1. Ismaël Touré, frère du président, ministre du domaine des Finances et membre du B.P.N. Pendant la durée de l'agression, il se cachera à Madina Cité, chez El Hadj Moriba Doumbouya..
Rétrospectives «
Tuez-moi mais ne me livrez pas au peuple»
Je serai, par la suite, informé des premiers moments de l'agression. Aux premiers coups de feu, tirés à Conakry II, à la Minière, aux environs de 2 heures du matin, le dimanche 22 novembre 1970, le commandant Zoumanigui Kekoura, commandant la gendarmerie nationale, le général Noumandian Keita, chef d'état-major général de l'armée guinéenne, accompagnés de certains officiers, se précipitent au palais présidentiel. A leur vue, le président Sékou Touré, croyant à un coup d'État, perd son sang-froid et, levant les bras en l'air, leur dit en tremblant:
Tuez-moi mais ne me livrez pas au peuple. Ne me faites pas honte (en malinké : a Iou kana n'malouya I). » «
Les officiers répondent: «
Non Président, nous venons chercher les clés des magasins de
munitions. » Plus tard, le général Noumandian racontera la scène à son vieil ami, le sage el Hadj Sinkoun Kaba, qui lui dira: « Vous auriez dû improviser un coup d'État, l'arrêter. Vous
avez eu tort, bien tort.
»
Et, une certaine tristesse dans les yeux, une certaine émotion dans la voix, il ajoutera: « Maintenant il vous tuera tous! Il n'épargnera aucun de vous. » Effectivement, Sékou Touré les fera tous arrêter et exécuter le 29 juillet 1971.
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LA VÉRITÉ DU MINISTRE
Des prisonniers
portugais blancs
Le P.A.I.G.C., dans sa lutte révolutionnaire d'indépendance nationale contre le colonialisme portugais, avait fait un certain nombre de prisonniers blancs parmi lesquels le fils du maire de Lisbonne. Décidés à récupérer ces derniers, les autorités portugaises organisèrent l'expédition de Conakry, en complicité avec certains Guinéens de l'opposition extérieure 1. Ils recrutèrent, à cet effet, des Guinéens bana-bana ou chômeurs qui peuplent les rues des capitales voisines, leur firent subir un rapide entraînement militaire et les embarquèrent avec des militaires portugais «
pour une destination
inconnue
».
Les bateaux les transportant, des L.S.T.2, arrivent au large de Conakry, ce samedi 21 novembre 1970, en fin d'après-midi. Ils restent là jusqu'aux environs de minuit. Le débarquement commence à bord de plusieurs péniches. Les mercenaires prennent position dans différents points de la ville. Malgré les multiples polices officielles, officieuses et parallèles, leur présence n'est signalée à aucun moment. Aux environs de 2 heures du matin, les agresseurs débarqués sur la plage de la Minière, essentiellement des Blancs, attaquent le quartier général et la prison du P.A.I.G.C. d'où ils libèrent les prisonniers portugais blancs qui s'y trouvaient, démolissent la résidence d'Amilcar Cabral dont la liquidation physique était aussi l'un de leurs principaux objectifs. Ils tirent sur tout ce qui bouge et commettent d'ignobles assassinats dont celui du comte von Tiesenhausen de la République fédérale d'Allemagne. Ils se rendent à la résidence secondaire de Sékou Touré, à Bellevue, non loin de là et, croyant que celui-ci s'y trouvait, détruisent la case principale. Ils acquièrent ainsi la conviction que le président est mort et rembarquent, emmenant leurs blessés et leurs morts. Un autre groupe comprenant des envahisseurs guinéens et des Blancs s'emparent du camp Boira dont les principaux responsables disparaissent. Siaka Touré, commandant du camp, se réfugiera à l'hôtel Camayenne, dans la chambre et auprès de Baldé 1. Fortement
« noyautée
» d'éléments
dévoués à Sékou Touré.
2. Liberty ship transport (de la Seconde Guerre mondiale). Les mercenaires parleront plus tard de six bateaux dont: la Bombarda, la Montante et l'Orion. (Voir le Livre Blanc sur l'agression portugaise contre la république de Guinée publié par le gouvernement guinéen en 1971, p. 153 et 519.)
L'AGRESSION
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PORTUGAISE
Oumar, secrétaire général-adjoint de l'O.E.R.S.1 qui sera arrêté par la sui te et fusillé dans la nuit du 17 au 18 octobre 1971.
Oularé Douti, alors
«
margis
»2,
leur fait ouvrir la porte du
bloc pénit~ntiaire en utilisant le mot de passe convenu et en assurant à ses défenseurs qu'il est seul. Les envahisseurs abattront ces derniers et délivreront les prisonniers politiques qui y étaient enfermés. Ceux-ci commettront la faute de se reconstituer prisonniers dans la journée du même dimanche 22 novembre, arguant du fait qu'ils auraient été libérés par les ennemis du peuple. Le capitaine Abou Soumah aura, seul, le réflexe qui convient en pareille situation. Il dira qu'ayant entendu Sékou Touré « vociférer» (c'est son terme), à la radio, il s'arrangera pour quitter la Guinée. On arrêtera l'ensemble des parents qui lui restaient en Guinée: ses oncles, ses tantes, ses frères, son beaufrère et un cousin germain. Un de ses frères sera presque immédiatement fusillé; le second, un jeune administrateur sorti de l'École nationale d'administration de Conakry, mourra en prison. Son beau-frère et son cousin ne seront libérés qu'en 1978 dans un état lamentable, le dernier à moitié paralysé et ayant pratiquement perdu la vue. Le général Diané Lansana, alors ministre de la Défense et président du Comité révolutionnaire, se rendra dès les premiers coups de feu au camp Boiro : arrêté, il se fera passer pour le « chauffeur du ministre ». Reconnu, il ne devra la vie qu'à Camara Balla qui interviendra: « Ne le tuez surtout pas! Il faut qu'il s'explique devant le peuple. » On l'enfermera dans une
cellule du bloc du camp d'où il sera libéré par un des Guinéens venus avec les Portugais, Barry Ibrahima qui sera exécuté, peu de temps après, à Kindia. Le général Diané se réfugiera, transi de peur, au domicile de l'ambassadeur d'Algérie, non loin de là. Sékou Touré lui interdira de révéler, à qui que ce soit, les conditions de sa libération surtout qu'il la devait à un Peuhl3. Jusqu'à la fin de sa vie, il lui en voudra de n'avoir pas été tué par les agresseurs, ce qui, pour lui, était la meilleure preuve que 1. Organisation des États riverains du Sénégal. « margis » : maréchal des logis. 3. La version qu'on fera circuler de ces faits est que Diané aurait réussi à ouvrir la cellule dans laquelle il avait été enfermé, et à escalader les murs du bloc. Cette version paraît invraisemblable car, comment aurait-il pu ouvrir une cellule fermée de l'extérieur, et escalader les murs du bloc, hauts d'au moins cinq mètres?
2. De l'équipe de Siaka;
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LA VÉRITÉ DU MINISTRE
Diané était leur complice! Si celui-ci n'avait pas été son cousin germain, il l'aurait fait fusiller sans autre forme de procès. Le commandant Ousmane Condé sera purement et simplement abattu. Le lieutenant Kourouma Moriba, de la Marine nationale, connaîtra le même sort. Le groupe, composé uniquement de Guinéens, chargé d'attaquer le palais de la présidence, n'a 'pas pu accomplir sa mission [...] « parce que le guide n'a pas reconnu le palais» [...] I. Et l'on s'évertuera après, à nous convaincre que les envahisseurs avaient des complices intérieurs qui leur servaient de guides. Je ne vois pas à Conakry le moindre Guinéen qui, même de nuit, même sans lumière 2, ne pourrait pas reconnaître le palais présidentiel. .
Pendant ce temps, le lieutement J. J. Lopès de l'armée
portugaise, débarqué avec vingt-quatre de ses hommes, refuse d'attaquer l'aéroport comme c'était l'objectif, dès qu'il constate qu'il se trouve à Conakry. Sans avoir tiré un coup de feu, il se rend volontairement à la milice populaire avec l'ensemble de ses hommes et leurs armes 3. Après son audition par la commission d'enquête de l'D.N.U., le lieutenant Lopès sera transféré à Kindia avec ses hommes et les autres mercenaires. Ils seront passés par les armes au mois de décembre, avant la réunion de l'Assemblée nationale érigée en tribunal révolutionnaire. Dans la journée de ce même dimanche 22 novembre, les bateaux portugais lèveront l'ancre avec les prisonniers portugais blancs qu'ils venaient de libérer, abandonnant à terre la plupart des mercenaires qu'ils y avaient débarqués: soldats portugais et guinéens recrutés à Dakar, Bissau, Bathurst (actuelle Banjul). Les autorités portugaises se débarrasseront de ceux de ces Guinéens qui n'auront pas été débarqués ou qui, après l'avoir été, réussiront à retourner à bord: ils les déposeront les jours suivants à la frontière entre la Guinée-Bissau et la GuinéeConakry, du côté de Gaoual-Koundara. Tibou Tounkara, ancien ambassadeur à Paris et à Dakar, ministre de l'Agriculture, sera nommé responsable des opérations dans cette zone, Mamadi Keita membre du B.P.N., ministre de l'Éducation nationale, le coiffant en qualité de coordonnateur de toute la zone d'opérations de la Moyenne-Guinée. Mamadi en voudra à Tibou d'avoir 1. Déposition d'un mercenaire devant la Commission d'enquête de l'O.N.U., in Libre Blanc sur l'agression portugaise contre la république de Guinée, p. 98. 2. Alors que ce jour-là, la présidence était le seul lieu illuminé de la ville. 3. Voir Livre Blanc, op. cit., p. 91.
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ignoré son autorité en adressant,
directement
et par-dessus sa
tête, au « responsable suprême de la révolution» ses rapports sur la situation dans la zone qu'il contrôlait. « Il me le paiera cher », disait-il. Tibou pourtant considéré comme membre du clan Behanzin-Mamadi (voir infra dossier LBZ p. 114), sera arrêté et fusillé dans la nuit de 17 au 18 octobre 1971. Les réactions internationales ne se font pas attendre. Le conseil des ministres de l'O.U .A. réuni en session extraordinaire à Lagos, dès le début du mois de décembre, prend position pour la Guinée et condamne l'agression portugaise. Le conseil de sécurité de l'O.N.U. envoie. à Conakry une mission d'enquête (Résolution 289, 1970). Des messages de soutien affluent. Une unanimité se fait autour de la Guinée et de son leader. Moment unique, moment privilégié, politiquement exceptionnel pour procéder à une réconciliation nationale en Guinée. Hélas! Sékou Touré n'en profitera que pour asseoir davantage son pouvoir, en semant la terreur au sein du peuple, en liquidant physiquement adversaires supposés ou réels, soupçonnés de ne pas lui être aveuglément acquis. La situation maîtrisée, commencent les arrestations nombreuses, inattendues, surprenantes. Il paraît que Barry III, Mme Loffo Camara, Baldet Ousmane, sont des complices intérieurs des agresseurs. D'autres, Jean-Paul Alata, Kapet de Bana, Elie Hayeck, Abouchacra, Tassos Mavroidis, seront arrêtés, libérés, repris. L'Assemblée nationale s'érige en tribunal révolutionnaire et statue sur le cas des mercenaires et de leurs prétendus complices intérieurs. Elle entérine - pouvait-elle agir autrement? - les décisions arrêtées par le comité révolutionnaire, en réalité le « responsable suprême de la révolution» et son frère Ismaël Touré. C'est alors que commencent les exécutions capitales - le « carnaval de Conakry» - dira un journaliste - en réalité le carnaval macabre du P.D.G. En effet, à Conakry au pont du 8 novembre, devenu pont de la Honte, baptisé plus tard « pont Fidel Castro Ruz, route infinie de l'Histoire» et débaptisé à l'occasion du sommet de la CEDEAO 1, on pendra Baldet Ousmane, Makassouba Moriba, Barry Ibrahima dit Barry III, Keita Kara de Soufiana. On fusillera, au champ de tir de l'armée à Yakhémato, entre Matoto et le centre d'enrobage des Travaux 1. Communauté économique des États de l'Afrique occidentale.
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publics, peu avant l'usine de cigarettes et d'allumettes E.N.T.A. 1, huit personnes dont, semble-t-il, Tall Habib, Mme Loffo Camara, Soumah Théodore, Conté Ansoumane, Touré Kerfalla, Kaba Laye. A l'intérieur, dans toutes les régions de Guinée - qui en comptait alors vingt-neuf (pour trente fédérations du parti, Conakry en ayant deux) - on pendra au moins deux personnes. Cela se passera dans la nuit du dimanche 24 au lundi 25 janvier 1971 . La Guinée se réveillera, ce lundi, terrifiée de se trouver en face de ces pendaisons, pratique qu'elle n'avait jamais connue auparavant. Le monde commence à découvrir Ahmed Sékou Touré sous ses traits de tyran sanguinaire qui a jeté bas le masque du démocrate. Avant que le tribunal ne statue sur les cas qui lui étaient soumis, les mercenaires et beaucoup d'autres victimes avaient déjà été passés par les armes. Aucun des accusés ne comparaîtra devant le tribunal - ce n'est pas la tradition dans la Guinée de Sékou Touré2. Le tribunal statuera sur audition de bandes magnétiques, enregistrées dans des conditions douteuses, sur des catégories et non sur des cas individuels. Aucune défense ne sera assurée aux accusés qui n'auront pas le droit de se défendre euxmêmes. Aucun recours après le jugement immédiatement exécutoire! Le chef de l'État lui-même renoncera solennellement à l'exercice de son droit constitutionnel de grâce! Était-ce nécessaire ? ! Si en théorie l'Assemblée est souveraine, en réalité elle n'a aucun droit de modification des « propositions» que le comité révolutionnaire lui soumet. Le député qui aurait la malencontreuse idée de vouloir les amender disparaîtrait aussitôt de la circulation (on découvrira que c'est un membre de la « cinquième colonne» camouflé au sein de l'Assemblée nationale) ou, s'il a beaucoup de chance, il obtiendra un sursis jusqu'au prochain complot. Peu importe la sentence. Des condamnés aux travaux forcés seront fusillés immédiatement (Touré Kerfalla) ou plus tard (Koumbassa Abdoulaye, Barry Baba, Diallo Souleymane Yala, Diallo Thierno Mamadou Cellou, etc.). Dans l'esprit du ~égime, la phase de l'Assemblée est destinée à 1. Entreprise nationale des tabacs et allumettes. 2. Un jour, lors du complot de 1969, alors que je lui demandais d'accorder aux accusés la chance de comparaître personnellement devant l'instance de jugement, il me répondit que pour leur propre sécurité cela serait dangereux, qu'ils allaient se faire « lyncher» par la population.
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donner un semblant de forme juridique, à convaincre l'extérieur que tout se passe légalement. Mais, bien avant la réunion de l'Assemblée 1, alors que radioBissau menaçait et déclarait que les Portugais viendraient encore libérer leurs hommes, la panique s'empara d'Al Capone2.
Il téléphona le mot d'ordre convenu:
«
Il faut passer à l'action.
»
Ce fut le carnage. Mandjou Touré, neveu du président, dit-on officiellement, son fils adultérin affirme « radio-trottoir », photographe devenu lieutenant dans l'armée guinéenne, s'illustra dans ce massacre. Son « plaisir» cunsistait à introduire le canon de son P.M. AK 3 dans le fondement des mercenaires et à tirer. Plus tard, il sera nommé ambassadeur, donc représentant du peuple de Guinée, dans l'un des pays les plus civilisés et les plus raffinés du monde: le Japon. Quelle insulte à ce pays et à son grand peuple! Quelle insulte au peuple de Guinée! Le cas de Mandjou Touré n'est pas isolé. Il est à peu près certain que d'autres responsables politiques ont participé aux massacres de 1971 comme membres du peloton d'exécution. Mamadi Keita, alors ministre de l'Éducation nationale et membre du B.P.N. au lendemain de l'exécution de Mme Loffo Camara, disait avec fanfaronnade, à qui voulait l'entendre: « An ka boun
han an ka sisi bo a noun n'na» (malinké, traduction:
«
nous
avons tellement tiré sur eux que nous avons fait sortir la fumée de leur nez»). Des pays voisins, la Sierra Leone, le Liberia et surtout la Gambie, procéderont, dès le lendemain de l'agression, à des extraditions de ressortissants guinéens dont ils voulaient se débarrasser, les expédiant, ainsi, à une mort certaine. Ces malheureux furent tous sommairement exécutés, sans jugement ni interrogatoire. Dans ce tragique ballet d'extraditions, le président Dauda Jawara de Gambie, joua le rôle principal devant le président Siaka Stevens de Sierra Leone, qui, pourtant, livrera un de ses propres ressortissants. 1. C'est Marcel Mato, ex-ministre de l'Intérieur et de la Sécurité, avec qui j'ai partagé la même cellule avant son exécution dans la nuit du 17 au 18 octobre 1971, qui m'a rapporté ce récit. 2. L'un des sobriquets de Sékou Touré. Il y en a d'autres: le flibustier, expression chère au doyen Abdourahmane Diallo, ministre membre du B.P.N., mort en 1968; A.S.T. (Ahmed Sékou Touré) que l'on traduit à Conakry par Ammè, Sonkhoi, Torè (angoisse, cris, misère) ou encore « animal sans tête ». 3. Pistolet-mitrailleur Arachnikov (de fabrication soviétique).
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LA VÉRITÉ DU MINISTRE
Au terme des premières pages de ce témoignage, un certain nombre de questions se posent: Sékou Touré avait bien été informé de l'agression qui allait avoir lieu contre la Guinée. Il l'avait mentionné dans son discours à l'occasion de la fête nationale, le 2 octobre 1970, et son ministre des Affaires étrangères en avait fait état à la 25c session de l'assemblée générale de l'O.N.U. D'autre part, l'ambassadeur de l'Union soviétique nous affirmera, aux ministres d'État Saifoulaye et Béavogui, et à moi-même, qu'il en avait personnellement informé le chef de l'État. Aucune précaution particulière ne fut cependant prise, aucune mesure de sécurité envisagée pour contrecarrer cette agression.
Bien au contraire, Sékou Touré décida de
«
vider les casernes»
et de renvoyer les experts soviétiques. Sagno Mamadi, secrétaire d'État à la Défense nationale, plaidera vainement pour un sursis à l'exécution de cette décision. Plus tard, on l'accusera d'avoir
volontairement
«
désarmé l'armée» pour préparer l'arrivée des
Portugais. Les prisonniers portugais blancs se trouvaient détenus à l'intérieur du pays à Mamou. C'est presque à la veille de l'agression qu'ils seront ramenés à Conakry. Quand on connaît la réalité politico-administrative de la Guinée de Sékou Touré, on sait que personne d'autre que lui n'avait autorité pour prendre cette décision. Au moment de l'agression, Amilcar Cabral était absent de Conakry. A son retour, il confiera à certains de ses intimes: «
Sékou nous a trahis ». Qu'est-ce à dire?
La nuit de l'agression, alors que la ville était plongée dans une obscurité totale, la présidence était, elle, illuminée comme au jour de la fête nationale. Pourquoi? A la suite de cette agression, des souscriptions furent organisées, en Guinée, pour venir en aide aux familles des victimes. Les membres du gouvernement, pour ne citer qu'eux, furent astreints à donner l'équivalent d'un mois de salaire. De nombreux pays ainsi que les compagnies étrangères installées ou opérant en Guinée, les commerçants y contribuèrent fortement. Les familles des victimes reçurent, chacune, cent vingt-cinq mille francs guinéens I. Puis le régime « découvrit », miraculeusement que les victimes étaient, en réalité des complices des 1. Le franc guinéen avait la même valeur, au cours officiel, que le franc C.F.A.
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agresseurs. On obligea les familles à rembourser l'aide reçue, ce qui représenta pour elles un drame: elles avaient dépensé cet argent et dans l'état de dénuement où elles étaient, il leur était difficile de le rendre. Qu'est devenu cet argent? Seuls certains des proches collaborateurs de Sékou Touré (Ismaël Touré, Moussa Diakité, Lamine Condé, N'faly Sangaré) pourraient répondre à cette question. Tous les responsables du secteur bancaire au courant de ses manipulations monétaires et qui n'étaient pas de sa famille ou alliés à sa famille, furent arrêtés comme appartenant à la cinquième colonne et passés par les armes: Thiam Baba Hady, Soumah Théodore 1, Gnan Félix Mathos 2sans parler de Baldet Ousmane, Camara Balla 3. Seul, el Hadj Fofana Mahmoudou, qui avait été vice-gouverneur de la Banque centrale, échappera à ce massacre, après avoir passé, cependant, près de dix ans au camp Boiro.
1. Respectivement directeur général et directeur général-adjoint de la B.G.C.E. (Banque guinéenne du commerce extérieur). 2. Directeur général de la Banque nationale du développement agricole (B.N.D.A.). 3. Tous deux anciens gouverneurs de la Banque centrale de la république de GUInée.
La seconde vague Après ces multiples exécutions, Sékou Touré affirme que la révolution est satisfaite, félicite les cadres politiques, administratifs et militaires. C'est la fin de la première vague d'arrestations. Il y eut un temps de pause. Puis, le pouvoir - un pouvoir qUI avait déjà fait sienne la maxime Oderint, dum metuant 1 profitera de cette agression pour frapper aveuglément, cruellement. Aucune couche de la population guinéenne, de la base au sommet de la hiérarchie sociale, n'échappera à la répression, à l'épuration comme on disait dans le langage marxiste alors en vogue. Aucune ethnie ne sera épargnée. Aucune famille non plus. Une technique simple et efficace sera mise en place: quand on arrête un ressortissant d'un~ ethnie, un membre d'une famille, on nomme en même temps, à un échelon élevé de la hiérarchie politico-administrative, un autre ressortissant de la même ethnie et de la même famille: on souffle le chaud et le froid sur cette dernière qui ne retrouve plus sa cohésion, son unité. Les exemples sont nombreux. Barry Diawadou arrêté et fusillé, Barry Amadou arrêté, Barry Bassirou contraint à l'exil, leur frère Barry Saikou sera nommé ministre gouverneur de la B.C.R.G.2, le lieutenant Coumbassa Aly, le commissaire Coumbassa Abdoulaye arrêtés et fusillés, le ministre Coumbassa Saliou arrêté, on nommera aussitôt Coumbassa Djebel ambassadeur, représentant permanent à l'O.N.U.; le ministre Kassory arrêté, on nommera 1. « Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent», devise aux despotes. 2. Banque centrale de la république de Guinée.
expression qui sert de
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son jeune frère Boubacar Kassory ambassadeur à Banjul et son cousin Bangoura Facinet à Addis-Abeba. De même, Modi Dury Barry arrêté et fusillé, Kandia et Hadyatou arrêtés, on nommera leur grand frère el hadj Boubacar gouverneur de région. La famille des Bah de Dalaba décimée 1, on nommera leur neveu Thierno Oumar, chef de cabinet d'Ismaël Touré. Les Diané de Kankan décimés, l'on nommera l'un d'eux gestionnaire de la présidence. Yansané Sékou Yalani arrêté, on nommera le professeur Yansané Sékou gouverneur de région. Tout un monde hétéroclite, disparate, se retrouvera entassé, pêle-mêle, dans les prisons politiques sous une seule et même
inculpation:
«
cinquième colonne»! Complicité intérieure à
l'agression du 22 novembre! Si la chose n'avait pas été si tragique, on en aurait simplement souri car, comment la moitié d'un gouvernement, tout l'état-major général de l'armée au grand complet, nombre de représentants de la hiérarchie du parti et de ses organismes parallèles peuvent-ils être impliqués dans un vrai complot et qu'il échoue? C'est Andrée Touré, l'épouse de Sékou Touré, avant qu'elle ne se laisse gagner par la griserie du pouvoir de son mari, qui avait raison. Elle lui disait à l'époque: « Sékou, si tous ceux-ci sont dans le complot, il vaut mieux que tu démissionnes. » Paroles de sagesse, paroles de bon sens qui n'auront d'autres échos que les coups que son mari lui assènera aux cris répétés de: «La cinquième colonne jusque dans ma maison! »
Les familles des
«
cinquième colonne» n'échapperont pas à la
répression. Jetées à la rue du jour au lendemain, même de maisons qu'elles avaient contribué à construire, tous leurs biens confisqués, leurs femmes seront déclarées divorcées par Sékou Touré qui, en conférence publique, les engagera à se remarier immédiatement! Celles qui, refusant d'obtempérer, refusant les avances pressantes des responsables du parti et de l'État, voudront sauvegarder un minimum de dignité, seront l'objet de toutes sortes de brimades. Affectées à l'intérieur du pays, elles y subiront la cour pressante des autorités locales, qui verront en
elles des
«
proies faciles». Certaines, lasses, fatiguées, harassées,
finiront par céder. Elles bénéficieront d'une paix relative, de faveurs insignifiantes. Connaissant la réalité de la situation 1. On arrêtera trois frères Bah de Dalaba : el hadj Ibrahima, ancien gouverneur de région, el hadj Bademba, cultivateur, et Mouctar, cinéaste à Syli-cinéma. Les deux premiers seront passés par les armes, le troisième purgera sept ans de prison poli tique à Kindia.
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guinéenne à l'époque, je ne les condamnerai pas. Tout juste les plaindrai-je! D'autres attendront courageusement, comme leurs sœurs étrangères mariées à des Guinéens et expulsées au lendemain de l'arrestation de leurs époux 1. Ce n'est qu'après le coup d'État du 3 avril 1984 que le doute cruel qui les habitait leur sera ôté, sans qu'il soit sûr, d'ailleurs, qu'elles connaissent jamais les circonstances précises de la disparition de leurs époux. Les enfants subiront eux aussi les retombées de l'arrestation de leurs pères. Cas général: ils n'auront plus droit aux bourses scolaires. Aux examens et concours, Sékou Touré aidé de son ministre de l'Éducation nationale, « biffera» systématiquement leurs noms de la liste des admis. Cas général encore: on supprimera les allocations familiales de tous les enfants de la «cinquième colonne»! Cas extrême: on bannira le fils de Barry III des écoles de Guinée. Un principe fondamental en matière d'arrestation: on n'arrête jamais une personnalité de premier plan, cadre politique, militaire ou administratif, forte notabilité, commerçant de gr4"nd renom, homme de foi d'une certaine réputation, sans avoir réuni auparavant un certain nombre de conditions préalables indiquées par les « voyants» du régime. On commence par« travailler » l'intéressé sur le plan occulte et on procède aux sacrifices
conseillés par les voyants et qui ont pour but de « paralyser» ceux qui en font l'objet, de « tuer» leur volonté de sorte qu'ils ne réagissent pas à ce qui leur arrive. Sur un tout autre plan, l'intéressé fait l'objet d'une plus étroite surveillance que d'habitude: ses déplacements, ses faits et gestes, ses visites, ses rencontres sont minutieusement consignés, son téléphone mis sur table d'écoute, son courrier très fortement censuré 2. On choisit le moment propice et la méthode d'arrestation qui convient le mieux. Celle-ci n'est jamais le fruit du hasard et, très souvent, elle est empreinte de perfidie. On applique à chacun la méthode que l'on juge appropriée à son tempérament. C'est la personnalisation de la méthode d'arrestation. Lors de la première vague, c'est Sékou Touré lui-même qui, à travers le comité révolutionnaire, ordonna les arrestations et y fit 1. Voir: Grain de sable, publié aux éditions du Centurion par Nadine BARI, épouse d'Abdoulaye Bari, ancien chef de cabinet du ministère des Affaires étrangères, arrêté en 1972 et disparu depuis lors. 2. L'écoute policière des téléphones, la censure du courrier sont des méthodes utilisées à l'encontre des cadres nommés par décret.
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procéder. Puis lors de la seconde vague, il changea de méthode. Il
engagea les organismes du parti dans l'opération: il en
«
sug-
gère» l'idée à une fédération - en l'occurrence celle, pilote, de Conakry II, qui la fait sienne et la popularise. L'arrestation
devient une
«
affaire du peuple» : c'est celui-ci qui force la main
au comité révolutionnaire et au responsable suprême de la révolution qui ont beau jeu de dire qu'ils sont tenus de lui obéir.
Cas concrets Tous les développements qui précèdent peuvent être facilement il1ustrés par l'examen de quelques cas concrets d'arrestations dont la mienne. Tôt ce 29 juillet 1971, le ministre d'État, Béavogui Lansana ordonne à Émile Condé, secrétaire d'État aux Travaux publics, de se rendre immédiatement à Boffa 1, pour faire procéder à la réparation du bac sur la Fatala 2. Émile obéit et à son retour, à quelque distance de l'aéroport, sa voiture est arrêtée à un barrage par des gendarmes qui l'embarquent dans une jeep soviétique, à destination du camp Boira. Très violent de tempérament, grand amateur de chasse, Émile disposait de nombreuses armes chez lui où il ne fallait donc pas l'arrêter, car le pouvoir supposait qu'il s'y serait défendu et n'aurait pas hésité à faire le coup de feu. Pour sa part, Alassane Diop, secrétaire d'État au Plan et à la Statistique, assistait cette nuit-là, à Labé 3, à une représentation artistique en compagnie du ministre-délégué Sékou Chérif, beaufrère du président, et des principaux cadres administratifs et politiques de la région. On l'informe qu'on le demande au téléphone dans le bureau voisin. Il se lève, sort de la salle de spectacles, entre dans le bureau et se trouve immédiatement entouré de gendarmes, fusil au poing. Le capitaine Charles Kourouma qui les commande lui notifie alors qu'il est en état d'arrestation et lui passe les menottes - des menottes tchèques dont la caractéristique essentielle est de se resserrer sur les poignets au moindre mouvement. Alassane est ahuri. Il n'y 1. Localité située à 160 km de Conakry et chef-lieu de la région administrative du même nom. 2. Fleuve de la Guinée maritime. 3. Chef-lieu de la région administrative du même nom, à 450 km de Conakry.
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comprend rien et croit même qu'il y a eu un coup d'État à Conakry. On le rassure qu'il n'en est rien. Au même moment, à Conakry, on envoie des camions et un contingent militaires à son domicile, avec ordre de déménager tout ce qui s'y trouve: mobilier, tapisseries, literie, réfrigérateurs, cuisinières, vêtements, etc. Après quoi, on proclame haut et fort qu'Alassane Diop voulait s'enfuir: c'est dans ce but qu'il s'était trouvé en mission à Labé d'où il voulait rejoindre son
Sénégal natal. La preuve en est d'ailleurs
«
le départ récent de
toute sa famille et sa villa vidée de son contenu ». Quant au « paramount chief» I de l'ethnie peuhle2 à Freetown, Almamy Bah - citoyen sierra-Iéonais d'origine guinéenne, en butte à une hostilité de plus en plus marquée de Sékou Touré qui le considérait comme un opposant à son régime, malgré ses tentatives de se rapprocher de l'ambassade de Guinée - un scénario particulier sera monté par le gouvernement sierraléonais pour le livrer à son homologue guinéen. N'étant pas question de l'arrêter à Freetown où il jouissait d'une popularité et d'un respect particuliers, on le désigna comme membre d'une délégation sierra-Iéonaise devant se rendre à Conakry. On le prévint qu'une voiture officielle viendrait le chercher à son domicile. C'est ainsi qu'on le conduisit au camp Boira. Almamy Bah refusa de déposer. Aux questions qu'on lui posait, même aux plus banales concernant par exemple son identité, il
répondait invariablement en langue peuhle « Ko allah an di » (