Le Moyen-Âge dans l'imaginaire poétique de Patrice de la Tour du Pin

Mémoire de Maîtrise (dir. Jean Dufournet)

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French Pages [116] Year 1990

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Le Moyen-Âge dans l'imaginaire poétique de Patrice de la Tour du Pin

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UNIVERSITE DE LA SORBONNE NOUVELLE PARIS Ill U.F.R. de Littérature et Linguistique françaises et latines

MAITRISE -DE LETTRES MODERNES

*** LE MOYEN•AGE DANS L'IMAGINAIRE POETIQUE DE PATRICE DE LA TOUR-DU PIN

***

Sylvie TOURNADRE Sous la direction de Monsieur le Professeur Jean Dufournet 1989-1990

UNIVERSITE DE LA SORBONNE NOUVELLE PARIS Ill

U.F.R. de Littérature et Linguistique françaises et latines

MAITRISE DE LETTRES MODERNES

*** LE MOYEN AGE DANS L'IMAGINAIRE POETIQUE DE PATRICE DE LA TOUR DU PIN

***

Sylvie TOURNADRE

Sous la direction de Monsieur le Professeur Jean Dufournet 1989�1990

LISTE DES ABREVIATIONS

CHB

Chroniquede Borlonge

CS

Contesde Soi

E

L'Enfer

ET

L'Ecolede Tess

HP

Hymnes et Psaumes

JS

Le Jeudu Seul

LVP

Une Lutte pour la vie

PS

Psaumes

PTC

Petite Théâtre crépusculaire

QJ

La Qu�tede Joie

INTRODUCTION

"Alors jusqu'à toi, mon pauvre ange, Jusqu'à toi-même, toi compris, Vous avez trouvé que mon cri Sonnait d'une manière étrange! Et vous vous êtes dit : Voilà Un coeur qui chante sa réclame! Et j'étais fêlé jusqu'à I'dme, Jusqu'à l'dme, et bien au-delà ... " A l'orée de ce mémoire, il semblait judicieux de donner la parole au principal protagoniste de cette étude : le poète. Ces quelques vers extraits de La Quête de Joie (1) sont parmi les plus fascinants de Patrice de La Tour du Pin. Ils intéressent directement ce travail en cela qu'ils évoquent un univers très particulier. Si notre intuition de lectrice a décelé des résonances médiévales dans la poésie de Patrice de La Tour du Pin, il est nécessaire, dans le cadre d'une étude du Moyen Age dans l'imaginaire poétique de cet auteur, de définir précisément les points d'ancrage de ce "coeur qui

(1)

Les 1EfErenccs lnsErEcs dans le texte vont aux trois tomes d'Une Somme de Poésie (voir la bibliograplûe). Elles seront prEscnUca sous la forme suivante, entre parcnthhcs: • indication du tome (I, 11, III) • du Livre pour les tomes I et Ill (Premier Llrre, Dt!IIXlèmeLl.,e, etc.) • du chapitre pour le tome Il (1, Il, etc. jusqu'à XXIV) • du titre des sections, sous forme abrEgEe (voir la liste des abnviations, en t!tc) ou sous la forme complête, scion que cc titre est frEqucmmcnt citE ou non. - Etmt donnE la complexitE des rEfErcnccs à un texte, certaines rEfErenccs ponctuelles seront simpliliEcs par un simple renvoi au tome ou à la page. Exemples: • RéfErcncc complêtc : "Tcs1",Archlleclurede Tess, lnL'Ecole de Teu, QualrlimeLl.,e, tome I, p. 304. Le teKte sera prEsentE sous la forme : • (1, Qualrlime Ll.,e, L'Ecolede Tes.r, p. 304) ou • (1, p. 304) Tcxt,i cltE en exergue : I, Clnqu_lime Livre, QJ, p. 299.

2

chante". Pour ce faire, une analyse de la "manière étrange" dont résonne le chant du poète sera révélatrice. L'une des particularités du "cri" de Patrice de La Tour du Pin est la façon dont il a été conçu, sa gestation. Toute !'oeuvre de ce poète a été écrite en substance durant la première moitié de sa vie ; puis dans la seconde partie de son existence, il a repris tous ses textes pour leur donner une forme définitive dans l'édition mais aussi dans l'écriture. Ainsi, pour illustrer ce propos par des exemples précis, la comparaison des publications et l'étude de leurs variantes s'avèrent indispensables. L'analys,� du Tome I d'Une Somme de Poésie publié en 1946 montre la présence, comme cinquième "Livre", du recueil intitulé La Joie,

Quête de

déjà publié en 1933 et réédité, dans la collection Poésie des

éditions Gallimard, en 1939 (2). Evidemment il pourrait s'agir d'une simple réédition mais une étude comparative du texte de 1946 et de celui de 1939 met en valeur un certain nombre de changements importants. Le prénom féminin invoqué dans le poème "Les laveuses" diffère d'une édition à l'autre : en 1939, il s'agit du prénom "Annie", tandis qu'en 1946, il s'agit de "Gemma". Dans le poème suivant intitulé "Regains", "Ce vague de l'esprit qui montait sur les chaumes" devient' Ce vague de l'esprit qui rôdait sur les chaumes". Les titres des poèmes ?résentent aussi des variations. Le poème intitulé "Naissance d'Ullin" dans la deuxième édition deviendra "Apparition d'Ullin" dans la troisième. La ponctuation accuse également des différences entre les deux éditions, notamment dans le poème : "Laurence endormie". Le premier ·,ers est ponctué d'une virgule dans le tome I d'Une Somme de

(2)

Voir la bibliographie,

3

Poésie

tandis que lors de la publication de 1939 l'auteur ne l'avait pas

jugée né,::essaire. Le Tome III d'Une Somme de Poésie, et plus précisément son premier livre "Petit Thédtre crépusculaire", présente aussi des variations par rapport à l'édition antérieure de 1963. En effet cette dernière comprenait 158 textes, poèmes et proses alternés, tandis que l'édition de 1983 marque la suppression d'une quarantaine de textes. La présentation reste la même : un poème sur la page de gauche et un texte en prose sur celle de droite. Cependant certains des textes en prose ont disparu dans la dernière édition, notamment "Bassin", et certains des poèmes se sont déplacés. En haut de chacune des pages contenant un poème est inscrit un jour de la semaine, du lundi au dimanche, ce qui permet de noter une autre variation: le déplacement des textf s par rapport à leur situation dans la semaine. Ainsi le poème "Gisement" initialement placé à la page du samedi se retrouve, dans la dernière édition, à la page du vendredi. On trouve des différences du même 01 dre dans les éditions successives du Second Jeu. L'objectif de cette énumération, qui ne se veut pas exhaustive, est de montrer le remaniement profond que Patrice de La Tour du Pin a fait subir à son oeuvre. Les quelques recueils que le poète publie dans sa jeunesse deviendront Une Somme de Poésie constituée de trois tomes et de 1500 pages environ. Et le message qu'ils contenaient reste inchangi, dans sa signification. Ce que l'analyse précédente fait ressortir est le souci permanent, tout au long de quarante années, que Patrice de La Tour du Pin aura, quant à la justesse de sa parole. En

4

cela le poète rejoint les préoccupations des hommes de son temps au sujet de l'écriture et notamment Maurice Blanchot, que cite Monsieur Jean Dufournet en exergue de sa préface à !'Anthologie de la poésie lyrique française des XIIe et XIIIe siècles (3), lorsqu'il écrit dans !'Entretien infini (4): "Ce qui importe, ce n'est pas de dire, mais de redire, et dans cette redite de redire chaque fois encore une première fois". Dans un premier temps, c'est par ce problème de la transmission d'une parole que l'imaginaire poétique de Patrice de La Toùr du Pin rejoint le monde médiéval. En effet, durant les quelques siècles qui constituent le Moyen Age, l'une des grandes préoccupations fut celle de la traduction d'un verbe antérieur, qu'il soit écrit ou oral. A une époque où le français dans sa forme de "roman" va devenir la langue littéraire au détriment du latin, le souci majeur des écrivains est de faire perdurer la parole des anciens. Ce souci présente deux phases essentielles, la première est celle de l'oralité vers l'écriture et la seconde, celle de l'écriture vers la réécriture. En effet, le passage du "français" "parlé" au "français" littéraire soulèvera de nombreux problèmes et le passage de l'écriture à la réécriture, c'est à dire la copie manuscrite des textes médiévaux, ne se fera effectivement qu'à partir du XIIe siècle. Ce désir de voir un verbe antérieur perdurer à travers le temps est aussi illustré par l'un des aspects typiques de la littérature du Moyen Age : les continuations. Le roman de Chrétien de Troyes: Perceval ou le Conte du Graal se verra agrémenter, après la mort de l'auteur, de plusieurs suites (5) différentes mais ayant le même

(3) (4) (S)

Anthologie dtt la poésie lyriquefrançaise du XII" ttl XIII" siècles, c!dltlon bilingue de Jean Dufournet, coll. Poésie/Gallimard, 1989, p. 9. Gallimard, 1969. Voir Jean Frappler, Chrétien de Troyes ttl le mythe du Graal. Etude sur Perceval ou le ,:,,n/11 du Graal, Sedea, 1972.

!I

souci de prolonger le message initial. De la même manière, le Roman de la Rose, écrit par Guillaume de Lorris, sera continué par Jean de Meun, et son élaboration, aura ainsi été effectuée pendant près d'un demi-siècle, de 1230 à 1270 (6). Pour finir d'illustrer l'idée développée précédemment, il faut évoquer un texte dont la réalisation est très significative : Le Mystère de la Passion. Ce texte commencé par Eustache Mercadé et constitué de 25000 vers a été repris par Arnoul Gréban et augmenté jusqu'à 34450 vers environ. Finalement c'est Jean Michel qui reprendra cette oeuvre pour lui donner une forme définitive de 45000 vers. L'analogie entre la "forme" d'écriture, dans son souci de pérennité, de Patrice de La Tour du Pin et celle de la plupart des littératures médiévales que l'analyse précédente a tenté de montrer impose cependant une restriction dans le cadre étroit d'une maîtrise. En effet les textes que cet auteur a publiés avant les trois tomes d'Une Somme de Poésie ont eu souvent plusieurs rééditions, lesquelles présentent des variations par rapport au texte définitif, revu et corrigé par l'auteur. Ainsi les textes finalement peu nombreux qui constituent !'oeuvre de Patrice de La Tour du Pin ont été abondamment diffusés dans des versions différentes et offrent un champ d'investigation extrêmement vaste dans sa forme mais relativement réduit quant à son contenu. Aussi pour éviter une étude laborieuse et répétitive qui semblerait, en fin de compte, ne s'attacher qu'au texte sans se préoccuper de son imaginaire poétique, il est nécessaire de réduire l'espace de la recherche. La présente étude prendra donc appui sur les

(6)

La pr�clalon (1270) n'est pas la meme selon les historiens. On trouve "vcn 1270" dans Emmanu�le Baumgartner, Histoire de la Llttlrature Française, Moyen Age, 1050-1486, Borda.s, 1987 et" 1275" dansl'Anthologle de Jean Duroumet clt�e à la note (3).

6

trois tomes d'Une Somme de Poésie, c'est à dire: le tome I, "Le Jeu de l'homme devant lui-même", le tome II "Le Jeu de l'homme devant les autres" et le tome III "Le Jeu de l'homme devant Dieu". Cette délimitation du champ d'investigation du présent travail a également pour vecteur le souci critique de correspondre aux désirs de Patrice de La Tour du Pin. Comme il a été dit précédemment, l'auteur semble avoir eu pour motivation profonde de retranscrire son premier message et ainsi de le parfaire. Mais cette retranscription, dans son exigence de la parole vraie élaborée tout au long d'une existence, va de pair avec une reconstruction. Une Somme de Poésie, si elle reprend les textes antérieurs, marque le souhait de l'auteur de leur donner une nouvelle coloration, plus réfléchie, en les présentant au milieu d'autres, à une place signifiante. Ainsi La Quête de Joie qui a été la première publication de Patrice de La Tour du Pin, se retrouve au centre du premier tome d'Une Somme de Poésie. L'auteur l'a placée volontairement à la suite de

textes écrits ultérieurement pour lui donner un éclairage nouveau. De même les "damnations" qui constituent "L'Enfer" ont été rédigées tout de suite après La Quête de Joie et se situent pourtant à la fin du premier tome d'Une Somme de Poésie; ils en composent le neuvième livre. Comme si le poète voulait attirer l'attention sur l'aspect significatif de cette architecture, il fournit cette dernière information à son lecteur dans sa "Lettre aux confidents", publiée par Eva Kushner dans son étude sur Patrice de La Tour du Pin (7). Cette volonté d'avoir une parole qui ne soit perçue qu'à travers la totalité de son oeuvre est

(7)

E!w Kushner, Patrice de La Tour du Pin, coll, "Poetea d'aujourd'hui", Seghen, 1961.

7

d'ailleurs exprimée presque sous la forme impérative par Patrice de La Tour du Pin. Il écrit dans le tome III d'Une Somme de Poésie sous le titre "Poésie" : "[....] pans chacun de mes poèmes, fixation et mouvement sont conjugués, et chacun s'inscrit dans l'univers plus grand de ma Somme, où j'entends (8) qu'ils demeurent associés" (III, Premier Livre, PTC, p. 69). Ainsi l'imaginaire poétique de cet auteur ei son "humus" n'apparaissent réellement saisissables, indépendamment de leurs diverses formes antérieures, que dans la totalité définitive de !'oeuvre que le poète a désiré transmettre : les trois derniers tomes qui forment Une Somme de Poésie. Cependant malgré la nécessité pour cette étude de correspondre aux souhaits de l'auteur, elle se doit, dans le souci d'une critique la plus éclairée possible, de prendre en compte la quarantaine de textes publiés dans le Petit Thétltre Crépusculaire de 1963 et qui n'ont pas été repris dans la dernière édition. Cette digression, quant au cadre délimité de ce travail. sera la seule. Finalement pour traiter du Moyen Age dans l'imaginaire poétique de Patrice de la Tour du Pin, sans trop d'écarts, il faut imposer une dernière restriction à cette étude. Les trois tomes d'Une Somme de Poésie sont en effet composés d'un mélange de prose et de poésie, voire dans le tome III d'une "étrange démarche, alternant la poésie et la réflexion en prose" selon une expression du poète dans "La dernière partie" (III, Premier Livre, PTC, p. 13). Il est donc nécessaire d'apporter un intérêt tout particulier à la poésie pour mieux cerner l'imaginaire.

(8)

C'est nous qui soulignons.

8

Cependant dans le cas d'un auteur comme Patrice de La Tour du Pin, bien qu'il soit poète avant tout, on ne peut évincer simplement la forme prosaïque. Dans sa ressemblance avec la littérature médiévale en tant "'

qu écriture-réécriture", la prose de l'auteur est souvent réécriture de la poésie. Bien que Patrice de La Tour du Pin avertisse le lecteur à l'ouverture du Petit Théatre Crépusculaire en écriva�t: "Surtout ne prends pas les proses pour les commentaires des poèmes", ce qui semble judicieux dans le troisième tome d'Une Somme de Poésie, sa prose présente souvent un aspect poétique dans le rythme ou la forme. Il suffit, pour illustrer cette idée, de citer les premières phrases de "!'Architecture de Tess" (I, Quatrième Livre, ET, p. 204). "Tess, pie"e allongée et close, tombe à vif, trop dure et blanche dans la musique des sèves pour que l'on dise : ce rythme là, montant d'un seul jet, s'est couché sur le plateau pour former sa couronne. Et cependant, Tess est du meme élan vers la clarté que les collines, les arbres et les explosions de la vie". On le voit ici, le rythme syncopé, l'écho provoqué par la répétition en début des phrases du mot "Tess", le vocabulaire de la description puisé à un tout autre monde que celui de l'architecture, apparentent la prose de Patrice de La Tour du Pin à sa poésie. Mais surtout cette prose semble relever d'un même imaginaire que les poèmes, ce qui concerne cette étude au plus haut point. En effet, il suffit de comparer le poème intitulé "Incendie de Tess", et notamment les premiers vers :

9

"Tess braie I Qui porte la grdce de l'incendiaire? Est-ce un suicide magnifique? Un meurtre? Un Jeu? Lequel est le plus beau de Tess ou de cefeu? Tess broie - avec la terre ... "

(I, Septième Livre, CHB, p. 500) aux deux phrases citées plus haut pour s'apercevoir de la similitude dans l'imaginaire poétique. Si le sujet de ces deux citations est le même, à savoir "Tess", leurs thèmes respectifs sont très éloignés l'un de l'autre puisqu'il s'agit d'une part de l'architecture et d'autre part de l'incendie. Pourtant ces deux extraits ont les mêmes caractéristiques poétiques. Les vers présentent le même rythme syncopé, par leur forme interrogative, que sa prose. La répétition des mots "Tess brûle" provoque un même écho sonore. Finalement, la personnalité de "l'école" qu'est Tess crée un même éloignement entre le thème de l'incendie et les mots qui le décrivent que celui,

évoqué

précédemment, créé entre le thème de l'architecture et ses mots. Ainsi lorsque Patrice de La Tour du Pin écrit dans "Poésie I" (Ill, Premier Livre, PTC,

p. 69) que la poésie est l'acte de "faire un univers",

étymologiquement ce qui est "tourné en un", il exprime une unité du monde imaginaire de la création que la prose poétique illustre tout à fait. En conséquence, cette étude s'attachera essentiellement aux poèmes de Patrice de La Tour du Pin, tout en étant attentive à l'imaginaire de la prose lorsqu'il se rapprochera de celui de la poésie, dans ses aspects médiévaux. Une autre particularité de l'oeuvre de Patrice de La Tour du Pin

IO

est qu'un lecteur désireux de la comprendre vraiment ne peut y dissocier la poésie de son contenu théologique. Cette association, baptisée par l'auteur lui-même "Théopoésie", fonde la nécessité d'une étude du Moyen Age dans l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin. En effet, une rapide étude comparative fait apparaître que la seule littérature dans l'histoire qui se soit préoccupée à la fois de sa parole et du problème de Dieu est celle qui se situe au Moyen Age. Il s'agit ici d'un ensemble d'écrivains ayant eu un même souci et non de cas isolés. On pourrait en effet objecter que Claudel par exemple a montré cette même exigence d'allier le monde divin à celui de la poésie, au vingtième siècle. Il est bien évident qu'il y a eu de tout temps des écrivains dont la préoccupation était de l'ordre de la "Théopoésie". Mais des oeuvres telles que La Divine Comédie de Dante, Le Jeu de Saint Nicolas de Jean Bodel, Le Jeu d'Adam, la poésie mariale ou hagiographique, sont les preuves d'une constante de la littérature médiévale dans ce genre de préoccupations. Ainsi, le grand fil conducteur qui amène tout lecteur à penser que le Moyen Age a joué un rôle important dans l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin est son christianisme. Il domine à la fois la forme générale de son oeuvre : c'est une "somme" au sens médiéval du terme, c'est-à-dire tout d'abord "une quantité" puis un "résumé, achèvement, recueil" (9), et le contenu, puisque ce titre est aussi appliqué au sens de la Summa theologica de Saint Thomas d'Aquin (1274), c'est-à-dire d'un ouvrage spirituel dont le thème essentiel est la théologie. La volonté du thomisme, doctrine médiévale, d'allier la foi

(9)

O. Bochet W. Von Wartbuch, Dlcllonnalre étymologique de la languefrançaise, PUF, 1968, article •somme•.

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et l a raison est l a même que l'on retrouve dans l a pensée poétique de Patrice de La Tour du Pin, voire dans la forme herméneutique qu'il donne à cette pensée. Le poète exprime d'ailleurs clairement cette volonté dans les "Mémoires d'un judinier II" (III, Chap. XV, p. 2021) lorsqu'il pule de " traduire, de dire" le "mystère de la vie en Dieu" ou de "fixer une part de la lumière de Dieu pour la transformer [. . . ] en énergie verbale" . D'autre part, lorsqu'il invente ce mot de "théopoésie" , il traduit parfaitement son désir de mettre en accord son esprit et sa croyance, à la manière que Thomas d'Aquin préconisait déjà au Moyen Age, de créer "un pont verbal entre le langage religieux et celui de ma raison" ("L'engrènement" , III, Premier Livre, PTC, p. 55). Cette référence au thomisme, c'est Patrice de La Tour du Pin qui la donne à son lecteur (10) et pu là il lui indique ses sources médiévales. De même, lorsqu'il écrit dans " Chercher Dieu" : " Le souvenir de la quête du Graal et de son influence sur mes débuts littéraires, remonte . . . " (Ill, Premier Livre, PTC, p. 21) il atteste lui­ même du fait que le Moyen Age est inscrit dans son imaginaire poétique. Ainsi, la bibliographie personnelle du poète qu'il cite au cours de sa Somme met en valeur des sources médiévales directes telles que l'oeuvre de Saint Thomas d'Aquin et La Quête du Graal. Mais cette bibliographie fait aussi ressortir des sources médiévales, que l'on peut appeler indirectes. En effet, si Saint­ Augustin, Montaigne (III p. 53), Pascal (Ill, p. 17) et Descartes (III, p. 43) ne sont pas des écrivains du Moyen Age, ils s'y rattachent pu la

(JO)

Voir ie "Lettre aux confidents •, publl�c par Eva Kuahncr (note 7).

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double préoccupation qui a été la leur et qui est typique des textes médiévaux : Dieu et le monde. La Cité de Dieu par son illustration de la lutte du christianisme contre le paganisme fait de l'augustinisme une pensée maîtresse qui perdurera jusqu'au Moyen Age et y sera ancrée profondément. Par ailleurs Montaigne, Pascal et Descartes seront les héritiers directs d'une idéologie médiévale où Dieu doit être repensé pour correspondre à un monde en pleine expansion linguistique, technique et tourné vers les progrès scientifiques. On peut en conclure que l'influence intellectuelle subie par Patrice de La Tour du Pin a de fortes résonances médiévales. Cependant, tous les auteurs cités précédemment sont plus philosophes que littéraires. S'ils ont intéressé le poète c'est parce qu'ils lui proposaient, au travers de leurs oeuvres, le même domaine de réflexion que le sien : la théologie. Or, comme cette introduction a tenté de le démontrer, la forme globale de l'oeuvre de Patrice de La Tour du Pin ainsi que son orientation idéologique sont marquées par une influence médiévale. Rien d'étonnant alors à ce que le poète ait choisi comme terrain pour ses "jeux" un monde imaginaire qui corresponde à son monde idéologique : le Moyen Age, passerelle entre la théologie et la poésie, vers la "Théopoésie". Dans un premier temps, cette étude tentera de définir le matériau de cette "passerelle" et par là de montrer l'influence tangible du Moyen Age dans l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin. Par l'analyse de l'architecture de l'oeuvre, de sa référence aux images bibliques et de sa terminologie, on essayera de saisir l'ancrage du Moyen Age dans Une Somme de Poésie. Après avoir défini la nature de

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cette passerelle, il faut étudier ce qu'elle véhicule c'est-à-dire comment les thèmes fondamentaux dans la littérature médiévale que sont la Quête et l'initiation sont repris par Patrice de La Tour du Pin pour créer un imaginaire de l'échec, de la condamnation. Finalement, pour aborder à la rive opposée, cette étude s'attachera à cerner la manière dont la poésie de Patrice de La Tour du Pin se réclame d'un imaginaire médiéval pour créer le merveilleux.

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PREMIERE PARTIE

"Légende"

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L'influence du Moyen Age sur l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin est perceptible dès l'analyse de la construction de l'oeuvre, de son architecture. Les trois tomes

d'Une Somme de Poésie

présentent une alternance d'épisodes significatifs, chargés d'un sens immédiatement compréhensible, et d'épisodes apparemment sans rapport avec les précédents ou anodins. Ainsi au début de l'oeuvre, le premier "interlude" intitulé : "Andicelée et les tortues de mer", qui succède au poème "Genèse", n'a aucune analogie ni dans la forme, ni dans le contenu, avec ce qui le précède. En effet, la "Genèse" tente d'exprimer, au travers de la voix du poète lui-même, les affres attachées au commencement de la création poétique et la difficulté pour Patrice de La Tour du Pin d'appréhender ce "Royaume de l'Homme". "chose immense qui tremble doucement entre le monde et Dieu ... " (1, p. 43). Or, "Andicelée et les tortues de mer" a la forme d'une pièce de théâtre, composée de trois tableaux, dont le sujet serait l'appel intérieur qu'est la vocation. On le voit, ces deux textes, tous deux poétiques, sont très divergents. Le premier relève du thème essentiel qui affleure tout au long d'Une Somme de Poésie, notamment dans le poème "Il ne faut pas dormir" du "Jeu du Seul" (1, p. 56), la création poétique en quête de Dieu. Le second apparaît plus anecdotique. Cette architecture "alternative" est aussi présente dans "Le Jeu de l'Homme devant Dieu". Le deuxième livre : ."Une lutte pour la vie" est constitué de poèmes en alternance avec des textes ayant la forme de lettres. Les "Lieux-dits" sont des poèmes dont le sens n'est pas

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immédiatement perceptible et s'il n'apparaissent pas comme anodins pour un lecteur attentif, ils sont pourtant sans rapport thématique avec la " Lettre aux confidents '1 propos de «Une lutte pour la vie»" qui leur succède. Ce dernier texte, comme son titre l'annonce, est une prose parfaitement compréhensible dès le premier abord. Par ailleurs, les " Septs concerts eucharistiques" apparaissent beaucoup moins significatifs que les "Lettres de faire-part" qui viennent à la suite, toujours dans le tome III d'Une Somme de Poésie. Le Petit Thédtre Crépusculaire dans son va-et-vient constant entre la prose et la poésie,

la première ne se voulant pas "commentaires" de la seconde, présente la même alternance entre un texte quelque peu ésotérique n'ayant aucun rapport avec son contexte et un texte informatif tout à fait clair. Si cette construction est, comme l'analyse ci-dessus le montre, la constante et la particularité des trois "Jeux" de Patrice de La Tour du Pin, elle l'est aussi d'une certaine littérature médiévale. Des romans de Chrétien de Troyes présentent en effet la même caractéristique. Dans Perceval ou le Conte du Graal, la confrontation des aventures de deux

héros fait apparaitre des épisodes significatifs par rapport au sujet du roman, la Quête du Graal dont Perceval est le héros, et des épisodes beaucoup plus ambigus quant au sujet, avec Gauvain comme protagoniste. Dans les aventures de Perceval que raconte Chrétien de Troyes au début de son roman, deux épisodes guerriers s'insèrent au milieu d'autres sans entretenir avec ces derniers de rapport thématique et semblent éloigner le texte de la perspective du Graal. Les duels que livre Perceval à Anguinguerron puis à Clamadeu semblent anodins ou

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du moins peu significatifs par rapport à l'aventure de Perceval chez le " Roi Pêcheur" où est décrite la scène du Graal (11). De la même manière l'épisode avec "l'orgueilleux de la lande", qui lui succède, oppose à la profonde signification de la scène du Graal une certaine superficialité. Pareillement, dans Le Chevalier de la Cha"ette, Chrétien de Troyes fait alterner au cours de son récit des épisodes directement compréhensibles dans le déroulement des aventures de Lancelot et des épisodes quelque peu obscurs comme celui du peigne d'ivoire. Cette structure de l'alternance a d'ailleurs perturbé les lecteurs de Chrétien de Troyes. Comme l'explique Jean Frappier dans son livre Chrétien de Troyes et le mythe du Graal. Etude sur Perceval et le Conte du Graal (12), les deux protagonistes Perceval et Gauvain,

dont les aventures alternent, ont troublé les continuateurs de l'oeuvre de Chrétien de Troyes à tel point qu'ils ont eux-mêmes fait alterner leurs continuations. Ainsi il existe, entre autres, une " Continuation Gauvain", anonyme, et une " Continuation Perceval", également anonyme, mais placée sous l'autorité de Wauchier Denain. Donc la petite partie de l' oeuvre de Chrétien de Troyes que forment les deux romans cités précédemment présente une analogie structurelle avec la "Somme" de Patrice de La Tour du Pin. Bien entendu les textes légués par Chrétien de Troyes sont loin de constituer toute la littérature médiévale. Cependant, bien qu'ils aient été rédigés en octosyllabes, ou peut-être en partie pour cette raison, l'on peut affirmer qu'ils ont été essentiels dans les débuts romanesques de la littérature. L'on pourrait prétendre également que si les textes de

(11) (12)

Chrétien de Troyes, le Conie du Graal (Perce>al) , traduit en français moderne par Jacques Ribard, H. Champlon, 1983, p. 57 et67, Op. c/1, , note 5.

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Chrétien de Troyes ont été fondamentaux dans l'évolution d'un genre littéraire, c'est entre autres raisons, dont leur versification et leur symbolique, à cause de l'alternance présente dans leur architecture. En effet, cette particularité qui semble commune aux deux poètes appelle une autre analogie. Cette alternance d'épisodes apparemment anodins et d'autres directement signifiants paraît au premier abord très déroutante et hasardeuse. Elle est pourtant le fruit, et_c'est là l'un des aspects primordiaux des romans de Chrétien de Troyes, d'un souci du "sans" de son oeuvre. Ce mot d'ancien français qui a, entre autres, le sens de "signification" - selon l'analyse de W. Nitze dans son article "Sans et Matière dans les oeuvres de Chrétien de Troyes" (13), Chrétien l'emploie "quand il s'agit de désigner le procédé qui consiste à interpréter ou à mettre en relief l'idée qui est au fond de son oeuvre" . Ainsi comme Chrétien de Troyes l'exprime dans son prologue d'Erec et Enide,

son premier roman, son texte relève d'une "mout bele

conjointure" (une très belle combinaison). L'alternance apparemment gratuite évoquée plus haut est donc l'un des aspects de la "conjointure" des romans de Chrétien de Troyes. La structure concertée qu'évoque ce mot cherche à atteindre un but précis , comme le dit W. Nitze : "c'est aussi une forme nouvelle de composition : on vise plutôt à être lu qu'à être récité" . (14). Cet objectif, ce désir d'" être lu" , est donc à la source de l'architecture élaborée de !'oeuvre de Chrétien de Troyes. Cette idée évoque directement l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin et le rattache ainsi à cette littérature médiévale du XIIe siècle. Il suffit pour en être convaincu de

(13) (14)

Roman/a, tome XLIV, 1915/17, p. 1 4 à 36, Introduction de l'article clt� à la note 13.

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citer les vers, si célèbres, du "Prélude" à la Qu�te de Joie : "Tous les pays qui n'ontplus de légende Seront condamnés à mourir defroid . . . " La "légende" signifie ici, comme l'explique Jean Bancal dans sa communication au "Colloque Patrice de La Tour du Pin" intitulée " Patrice de La Tour du Pin : le poète et ami mystique" , tout «ce ·qui doit être lu» (15). Les "pays" symbolisent alors l'oeuvre poétique. Et si l'auteur d'Une Somme de Poésie a le même désir d"' être lu" que le poète médiéval que fut Chrétien de Troyes, cet objectif est aussi la source de l'architecture élaborée de son oeuvre. En effet, comme le poète l'exprime dans le "thème" , sorte de prologue au tome I de la Somme, les "pays" qui nécessitent la "légende" - d'être lus - sont en réalité un monde très construit : un "royaume" . Symbole légendaire qui entérine le lien, au-delà de l'alternance dans la structure et plus profondément dans son unité, entre l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin et le Moyen Age, au travers de la vision fournie par Chrétien de Troyes. Lorsque Jean Bancal explique dans sa communication, citée précédemment, que "la «légende» est tout «ce qui doit être lu» " , il dit aussi qu'elle doit l'être à "la lumière de l'Esprit" . Il présente alors Patrice de La Tour du Pin comme l'auteur d'une "mystique de la parole" . Là encore, les termes mêmes de "mystique" et de "parole" ramènent cette étude à la littérature médiévale. En effet, l'oeuvre de Patrice de La Tour du Pin s'apparente, par son souci des mystères

( 1 5)

Colloque Patrice de La Tour du Pin, Nlzet,

1983, p. 140.

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religieux e t surtout par la forme que prend sa "parole" pour l'exprimer, à que lques oeuvre s mé4iévales. Le tome I d•Une Somme de Poésie contient un texte intitulé "Jour de Nuit" que le poète qualifie de "Myfhe " et qui e n fait relève du théâtre re ligieux te l qu'il était conçu au Moy�n Age . Il suffit de cite r Le Jeu d'Adam, pièce anonyme de la fin du XIIe siècle, pour illustrer l'analogie entre certains textes de Patrice de La Tour du Pin et une littérature médiévale précise. Dans ce cas, l'influence du Moye n Age sur l'imaginaire poétique de l'auteur d'Une Somme de Poésie se fait sentir dans la forme choisie, le théâtr e, mais aussi dans son sujet. En effet, le mythe du "Jour de Nuit" est, comme Le Jeu d'Adam, constitué de dialogue s versifiés. Il faut souligner ici, pour répondre à l'objection qui consisterait à dir e que Patrice de La Tour du Pin ayant intitulé son texte "mythe ", il ne s'agit null ement de théâtre, que la signification donné e au mot théâtre aujourd'hui e st très différente de celle du Moyen Age. Comme l'explique Emmanuèl e Baumgartner dans son précis d'Histoire de la Littérature Française : ". . . pour le xne et le XIIIe siècles au moins, du fait du mode de diffusion orale d'autre s forme s textuelles (la chanson de ge ste par ex e mple,

le fabliau, certains «dits», etc.) et d e la «théâtralisation»

qu'impliqu e ce mode d' exécution du text e, le s frontières [pour cerner la forme théâtrale] re stent souvent indécise s" (16). Ainsi donc le "Jour de Nuit" de Patrice de La Tour du Pin p eut être apparenté, puisqu'il présente la même forme dialoguée et bi en qu'il n'ait pas été d estiné à la représ entation, à la pre mière partie du Jeu d'Adam . Mais on ne peut affirmer d'analogie véritabl e entre ces deux textes que parce qu'au-de là

(16)

Op. clt. , note 6, p. 151.

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d'une même forme théâtrale, ils proposent la même thématique. Ils traitent tous deux du péché originel et de la chute. Le "couple humain" qui "s'anime et se profile, fatidique, sur le ciel transparent" du mythe de Patrice de La Tour du Pin, bien qu'il ait appelé ses personnages "l'homme" et " la femme", ressemble étrangement à celui présenté dans la première partie du Jeu d'Adam : Adam et Eve. Ainsi le monde médiéval a influé sur l'imaginaire poétique de l'auteur d'Une Somme de Poésie non seulement dans ses préoccupations idéologiques mais aussi par la forme de la "parole" choisie pour les exprimer : le dialogue en vers. On le voit par cette comparaison, la poésie occupe encore une place prépondérante quand il s'agit de l'influence médiévale sur l'oeuvre de Patrice de La Tour du Pin. Une autre analogie confirme cette idée. En effet, la poésie de l'auteur adopte souvent une forme d'expression typique chez beaucoup d'auteurs médiévaux : le lyrisme. Les "Hymmes" et "Psaumes" qui ponctuent toute la Somme sont très proches de la poésie lyrique des XIIe et XIIIe siècles notamment. Ils y sont apparentés par leur forme d'exaltation de Dieu ou de la Vierge. Le "Psaume pour une fête de la Vierge", (III, Deuxième Livre, HP, p. 294) ne peut manquer d'évoquer aux connaisseurs le poème d'Adam de La Halle intitulé : "Glorieuse Virge Marie" (17). La parenté entre cette poésie médiévale et celle de Patrice de La Tour du Pin est établie par la similitude de leur thématique. Cette dernière apparaît non seulement au travers du motif de la Vierge et de son éloge mais aussi au travers du lexique utilisé. Dans le poème "Glorieuse Virge Marie", Adam de La Halle évoque

(17)

.A n l hologiede lapoésie lyrique, op. cil. note 3, p. 292.

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"l'appel du jugement" tandis que Patrice de La Tour du Pin commence son psaume par ces vers : "L'appelde Dieu àdire ses merveilles ! L'appelde Dieu à les porter ... " Par ailleurs, lorsque le poète médiéval décrit la Vierge comme une "source de douceur". le poète du vingtième siècle écrit : "L'enfant n'a pas encored'oreille qui entende : Elle les/orme avecdouceur" pour évoquer le Christ et la Vierge. Le mot de "gloire" est également présent dans les deux poèmes. Il faut noter quelques divergences cependant. Si le terme "appel" est employé par Adam de La Halle et Patrice de La Tour du Pin, il ne l'est pas dans la même orientation sémantique. D'après les vers 28 à 33 du poème "Glorieuse Virge Marie" : "D'orguel aja traite clergie, Et Jacobinsde bons morsiaus, Freres menusde gloutrenie, Mais ciaus espargnede Cistiaus. Moines, abbés a traisd'envie Et chevaliersde reuberie ;" "Il adéjàfrappéd'orgueil le clergé et les jacobinsde gourmandise, lesfrères mineursde gloutonnerie en épargnant les cisterciens Il afrappéd'envie les moines et les abbés etde brigandage les chevaliers ;" Adam de la Halle se révèle "engagé" dans un combat théologique

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alors que Patrice de la Tour du Pin ne fait aucune allusion de cette sorte dans son "Psaume". Malgré les petites différences évoquées ci­ dessus et bien que le poème "Glorieuse Virge Marie" soit plus long que le "Psaume pour une fête de la Vierge", ils constituent tous les deux une exaltation poétique de la Vierge, un éloge. L'influence du Moyen Age se fait donc sentir au travers des thèmes lyriques présents dans la poésie de Patrice de La Tour du Pin et au travers de leur positivité puisqu'ils tendent à traduire la gloire de Dieu. Cependant il est permis d'approfondir l'analogie entre une certaine poésie lyrique médiévale et celle d'Une Somme de Poésie. Si l'on confronte le poème de l'auteur Huon d'Oisy intitulé : " Maugré tous sainz et maugré Dieu ausi" (18) au "Psaume XVII" (I, Sixième Livre, PS, p. 393-94) on trouve une similitude dans le thème de la

condamnation du poète et de son rejet par Dieu qu'elle entraîne. Les motifs du retour associé à la honte et de la malédicûon du poète qui s'est trompé de voie sont communs aux deux poésies précédemment citées. Lorsque Huon d'Oisy écrit : "Maugré tous sainz et maugré Dieu ausi Revient Quenes, et mal soit il -vegnans l" ("Malgré tous les saints et aussi malgré Dieu Revient Conon : qu'il soit le malvenu l")

le verset 11 du psaume de Patrice de La Tour du Pin: "Ils reviennent en dessous et presque honteusement, -ils rôdent sous votre demeure en invoquant votre indulgence", semble lui faire écho. Par ailleurs le "rétrécissement du champ de sa voix" qu' exprime l'auteur de la Somme

(18)

Â.nthologle de la poésie lyrique, op. t:lt. , p. 100.

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évoque la mêm e erreur de parcours que c ell e sous-e nte ndue dans les vers suivants du poème médiéval : "Ne chantez mais, Quenes, Je vouz en prl, car voz chançons ne sont mès avenanz. " ("Ne chantez plus, Conon, je vous en prie, car vos chansons ne sont plus de saison. ")

Cet exemple montre que si l'influence médiévale s' e st traduite dans l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin par une certaine positivité lyriqu e, elle s' est montrée aussi sous uri.e forme négative : celle de la condamnation. Cepe ndant il faut noter qu e si l'on a pu établir quelques analogies e ntre la poési e patricie nne e t la poésie lyrique médiévale, cette dernière a surtout été l'une d e s formes d'expression d e la "fin'amor". Ce s analogie s sont donc d'abord fondé es sur l es "formes lyriques qui adaptent à une thématique autre l es structures d e la chanson" ... e t tendent à une "sublimation de la «fin'amor» en amour de Dieu ou de la Vierge " comme l' explique Emmanuèle Baumgartner dans son Histoire de La Littérature Française, (19).

Ainsi l'influence du Moy en Age sur l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin s' e st manifestée sous deux formes : la thématique théâtrale et le lyrisme dans l'utilisation qui e n a été fait e à partir du XIIIe siècle . S'il est vrai, selon l'analyse d'Emmanuèle Baumgartner (20) que la "canso" a influencé Dante , on peut trouver dans ce fait la troisième forme sous laquelle se manifeste le Moyen Age dans !'oeuvre patricienne .

(19) (20)

Op. t:11. , p. 92-3. Ibid, p. 8S.

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En effet, un des aspects évidents d'Une somme de Poésie est le rythme ternaire qui la hante. Comment ne pas rapprocher cette forme de "triptyque" que revêt la Somme de Patrice de La Tour du Pin par ses trois tomes constitutifs, d'une des oeuvres maîtresses du monde médiéval européen : La Divine Comédie de Dante Alighieri ? Dans le cadre d'une comparaison des deux oeuvres que l'on vient de citer, l'analogie s'établit autour du chiffre trois. L'oeuvre de Dante est effectivement composée de trois grands ensembles de chants : "L'Enfer", "Le Purgatoire", "Le Paradis". Et de même, l'oeuvre de Patrice de La Tour du Pin comprend trois phases essentielles qui en constituent les trois tomes : "Le Jeu de l'homme devant lui-même", "Le Jeu de l'homme devant les autres", "Le Jeu de l'homme devant Dieu". Si La Divine Comédie et Une Somme de Poésie présentent une similitude dans le rythme, elles sont aussi identiques dans le déroulement de leur thématique. Le neuvième et dernier livre du premier tome de la "Somme" intitulé "L'Enfer" fait écho aux premiers chants de Dante par les "damnations" qu'il propose. Des textes comme "La Contemplation errante" (II, p 53), "Les Prières du désert" (II, p. 1 17) ou "La Terre promise" du deuxième tome d'Une Somme de Poésie ne peuvent qu'évoquer une sorte de "purgatoire" poétique. Et finalement, l'oeuvre de Patrice de La Tour de Pin s'apparente à celle de Dante également par son troisième tome et notamment les "Sept concerts eucharistiques" (p. 3 1 1 à 373) et les "Liturgies" (p. 455 à 66). Ces derniers textes par leur aspect de poésie liturgique marquent l'accession du poète à son "paradis" : l'accord entre "l'esprit de

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poésie" et "l'esprit de raison" (III, p. 17). Si le rythme ternaire et l'évolution de la thématique montrent une analogie entre l' oeuvre de Dante et celle de Patrice de La Tour du Pin, le tercet comme forme de versification ne peut que la confirmer. En effet, si Une Somme de Poésie n'est pas uniquement composée en tercets comme l'est La Divine Comédie, elle utilise cette forme poétique et révèle ainsi ses

sources médiévales. Le poème intitulé "Apparition d'Ullin" �st notamment composé de tercets, (I, Cinquième livre, QJ, p. 292-93) le "Christ voilé" l'est aussi. Il faut noter que les vers de Patrice de la Tour du Pin n'adhèrent pas à la combinaison des rimes dantesques et que leur nombre de pieds les apparente plus souvent aux vers libres des poètes du vingtième siècle qu'à des alexandrins. Cependant ils gardent du tercet ce qui le définit : l'association de trois vers. L'auteur d'Une Somme de Poésie utilise cette union ternaire comme un leitmotiv. En

effet il débute souvent ses poèmes par une versification ternaire qu'il abandonne puis reprend plus tard ou en conclusion. Ainsi en est-il des poèmes "Epiphanie" (I, Cinquième Livre, QJ, p. 329), "La Joie" (Ibid, p. 333), "Le Christ aux phares" (Ibid, p. 297-8-9), " La Vierge" (I, Deuxième Livre, JS, p. 79), etc. Cette liste d'exemples n'est pas

exhaustive, tel n'étant pas le but de cette étude, mais une analyse approfondie montrerait la présence répétée tout au long d'Une Somme de Poésie de cette association de trois vers. Le thème du Moyen Age

dans l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin apparaît donc sous la forme d'une analogie rythmique, thématique et prosodique. Mais le motif du triptyque évoqué au début de la présente analyse ne

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représente pas qu'une simple similitude. En effet il a directement influencé l'auteur d'Une Somme de Poésie lorsque celui-ci a fait "la découverte du Christ de Grünenwald dans le triptyque d'Isenheim, qui n'est pas moins bouleversante que la suite des illustrations de Botticelli pour La Divine Comédie (et qui inspirera le poème " Epiphanie" de Patrice de La Tour du Pin)" selon ce que Michel Faré écrit dans sa communication : "L'homme reclus en poésie" au colloque Patrice de la Tour du Pin (21). Cette évocation par Michel Faré de l'influence des illustrations de Botticelli pour La Divine Comédie sur Patrice de La Tour du Pin montre que l'iconographie médiévale a eu aussi son rôle à jouer dans l'imaginaire du poète. Et si l'on acquiesce aux assertions de Louis Ratisbonne dans la préface de sa traduction en vers de La Divine Comédie illustrée par Gustave Doré : "Je sais que les vrais, les meilleurs traducteurs d'un poète sont les artistes, les peintres et les sculpteurs. Ils incarnent son idéal" (22), il faut évoquer l'illustrateur de Dieu qu'est le poète croyant. Dans cette fonction et parce que son imaginaire poétique relève de la même source, on peut apparenter Patrice de La Tour du Pin à Jérôme Bosch, " Insignis pictor" (peintre illustre) de la ftn du :xye siècle. Si l'outil qu'utilise l'auteur d'Une Somme de Poésie n'est pas le pinceau mais la poésie, il a ceci de commun avec le peintre médiéval qu'il a lui aussi voulu illustrer, sous la même forme de triptyque, les thèmes favoris de Jérôme Bosch : " La Tentation de Saint-Antoine" , " Le jardin des délices terrestres" , "L'Epiphanie" ou " Le Jugement dernier" , issus des Ecritures Saintes. On note donc une influence

(21) (22)

Op. clt. à la note IS, p. 33.

Dante, La Divine Comédie, traduction en vers de Louis Ratisbonne, 136 Ulustratlons de Gustave D01'6, SACBLP, 1981, p. 6.

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médiévale sur l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin au travers de ce désir qu'il partage avec Jérôme Bosch de restituer la parole sacrée. Cependant il est nécessaire d'approfondir l'étude de l'influence médiévale sur Une Somme de Poésie traduite par ses références aux images bibliques. En effet si le peintre et le poète ont un même souci d'illustrer les Ecritures par leur oeuvre. le fantastique satirique de Jérôme Bosch n'est pas la forme d'expression qu'a choisie Patrice de La Tour du Pin. S'il est souvent difficile de déceler les textes

sacrés dans les hallucinations picturales de Jérôme Bosch, r oeuvre de Patrice de La Tour du Pin présente plutôt une clarté opposée au

"surréalisme" avant la lettre du peintre médiéval. C'est effectivement dans les références au divin d'Une Somme de Poésie que l'influence du Moyen Age sur l'imaginaire poétique de Patrice de la Tour du Pin est la plus perceptible. C'est donc par sa préoccupation de relecture puis de redite des textes et des images bibliques que Patrice de la Tour du Pin se montre très proche du monde médiéval et de sa littérature. Comme l'analyse précédente a tenté de le mettre en valeur. l'auteur d' Une Somme de Poésie révèle au travers de son oeuvre un imaginaire empreint de la

forme poétique médiévale sous la plupart de ses principaux aspects. Mais cette empreinte n'est pas simplement une enveloppe. En effet la thématique théologique du Moyen Age, la référence aux images bibliques constituent une part importante de !'oeuvre patricienne. Pour approfondir cette idée, il est nécessaire de revenir sur une comparaison établie antérieurement au cours de la présente étude :

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celle du mythe du "Jour de Nuit" de Patrice de La Tour du Pin et du

Jeu d'Adam. En affinant le fruit d•une confrontation entre les deux textes, on s'aperçoit qu'au-delà d'une analogie formelle apparaît une analogie thématique. Les deux pièces sont censées se dérouler dans un jardin et traitent également du péché originel et de la chute qui s•ensuit. On le voit, les thèmes de la Genèse sont communs au texte médiéval et au texte d'Une Somme de Poésie. Et si Paîrice de La Tour du Pin atllrme sa singularité de poète en symbolisant le fruit défendu qu'est la pomme dans la Bible par la lumière, il respecte la tradition sacrée - comme le fait le Jeu d'Adam - qui veut que la femme soit l'instigatrice de la chute et donc du mal. En effet les paroles de " la femme" du "Jour de Nuit" adressées à "L'homme" : "Alors fais le royaume de l'Homme, pour te maintenir dans cette condition miraculeuse. Tu as tout en toi pour le connaître, le posséder et le porter au-delà de ce que nous pouvons imaginer" sont la réplique thématique de celles qu'Eve adresse à Adam dans le Jeu d'Adam, scène IV : "Mange, Adam, tu ne sais pas ce que c'est ; prenons ce bien qui s'offre à nous . . . Tu le sauras . . . Tu ne peux le savoir sans le goûter . . . Manges-en: ainsi tu sauras le mal et le bien" (23). Le motif de la tentation est développé de la même manière par les deux auteurs. La connaissance suprême, spirituelle, n'est accessible que par un dépassement de soi-même au travers de la violation de l'interdit divin. L'analogie thématique entre la lecture-réécriture de la Bible que représente le Jeu d'Adam et celle qu'exprime Une Somme de Poésie s'étend plus profondément. Le motif de la peur qu'a l'homme avant

(23)

Le théâtre religieux au Moyen Age, Classiques Larousse, p. 24-25.

30

son péché est traduit pareillement dans les deux oeuvres. Dans le mythe du "Jour de Nuit" l'homme le dit ainsi : "Je sens bien que je vais faire de l'ombre sije suis ton conseil" et dans le Jeu d'Adam . Adam est encore plus clair : " Cela me fait peur". Le thème de la chute apparente également les deux oeuvres au travers de la plainte humaine qu'il leur permet d'exprimer. Ici encore les paroles de " l'homme" du "Jour de Nuit" sont très similaires lexicalement à celles d'Adant dans le "Jeu" . Lorsque Patrice de La Tour du Pin lui fait dire : "Nous avons transformé la terre à notre image, et c'est atroce ; nous avons fait l'homme à la mesure de notre esprit dégénéré" , ces paroles semblent être une continuation du texte médiéval : " Hélas ! pécheur, qu'ai-je fait ? Maintenant je suis mort sans remède ; sans aucun recours je suis mort, tant je suis déchu de ma condition" (24). Ainsi l'analogie du motif de la chute est approfondie par la manière dont il est traité : la prise de conscience de l'homme face à sa déchéance s•exprime de la même façon dans le "Jour de Nuit" et le Jeu d'Adam. Lorsque Patrice de La Tour du Pin emploie l'expression " esprit dégénéré" , il traduit la phrase du texte médiéval : "je suis déchu de ma condition" . Finalement cette analyse démontre que l e mythe patricien est proche du texte médiéval qu'est le Jeu d'Adam non seulement par la thématique biblique qu'ils emploient tous deux mais encore par les symboles qui leur servent à l'illustrer. En effet, le motif de la déchéance humaine, de la chute est symbolisé par une image biblique, reprise dans le Jeu d'Adam puis dans la Somme de Patrice de La Tour du Pin, la nudité. Dans la scène V du texte du Moyen Age lorsque la

(24)

Ibid, Sc�ne IV, p. 2S.

31

"Figura" incarnant Dieu appelle Adam après le péché, celui-ci lui repond : "Je suis ici, beau sire. Je me suis cachê à cause de ta colère, et je me suis blotti ici parce que je suis tout nu" . De la même manière, "l'homme" du "Jour de Nuit" répond à l'interrogation de "la femme" : "Nous sommes seuls et tu es nue. . . " (I, p. 22). Cependant si le texte de Patrice de La Tour du Pin rêécrit la scène biblique du péché originel selon un procédé et une symbolique analogues à ceux du Jeu d'Adam, il faut relever une différence importante. La "Figura", troisième personnage essentiel du texte médiéval puisqu'elle symbolise Dieu, est absente du mythe du "Jour de Nuit" . Ainsi, il est vrai que les images bibliques, présentes dans toute l'oeuvre de Patrice de La Tour du Pin, et les préoccupations théologiques qu'elles traduisent rejoignent le Moyen Age et semblent en être un êcho. Mais cet écho qui se veut réintégration s'exprime aussi par sa marginalité quant aux repères médiévaux. Cette différence de l'écriture-réécriture sur un thème commun est encore une marque de l'influence du Moyen Age sur rimaginaire poétique de Patrice de la Tour du Pin. En effet, la symbolique biblique est rêintêgrêe par la littérature médiévale qui la modernise en quelque sorte et affirme ainsi sa singularité. On peut noter comment Dante "actualise" sa Divine Comédie en la fixant dans une a-temporalité imaginaire notamment par la présence de Virgile aux côtés du poète et par la manière dont il mêle les problèmes de son temps et les références au Divin. De la même manière, Patrice de La Tour du Pin réintègre le thème biblique de la chute dans le mythe du "Jour de Nuit" tout en le déréalisant par

32

la perception de la lumière qu'il y propose . La littérature arthurienne a aussi réutilisé les symboles bibliques pour les adapter à un monde de courtisans et manifest er ainsi sa différence par rapport aux t extes antérieurs. Il suffit de se pencher sur le problème du sens du mot "Graal" pour s'en persuader. Comme l'explique Jean Frappier dans son livre Chrétien de Troyes et le mythe du Graal. Etude sur Perceval et le Conte du Graal (25) par son analyse philologique du mot "Graal"� �e sont les romans de Chrétien de Troyes, au xn e siècle s eulement, qui ont chargé ce terme d'une valeur spirituelle. Le poète médiéval a repris l'image biblique de la coupe dans laquelle Joseph d'Arimathie aurait recueilli le sang du Christ blessé par la lance et l'a actualisée en lui attribuant un mot de la langue de son temps : "Graal" ou "grand plat creux". Ainsi il a réintégré le divin au trav ers d'un terme qui ne le possédait pas et cette démarche marginale lui a permis de récupérer une image biblique pour la charger des valeurs spirituelles de la chevalerie médiévale. Une Somme de Poésie a donc ceci de commun avec La Divine Comédie de Dante ou Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes qu' elle reprend à des fins personnelles les images du domaine biblique. Le texte consécutif au mythe du "Jour de Nuit" dans le premier tome de l'oe uvre de Patrice de La Tour du Pin illustre cette idé e , "La Genèse" récupère la thématique biblique de la création du monde pour évoquer la création poétique. Le mot même de "Genèse" est détourné de son sens initial religieux par Patrice de La Tour du Pin d e la même manière, mais inversée , que Chrétien de Troyes détourne le mot "Graal" de sa signification première pour

(25)

Op. clt. , note S.

33

l'investir d'une valeur sacrée. Donc par leur nécessité d'être des symboles " sénéfiants" , au temps de l'écriture qui les utilise, les images bibliques sont réduites à des thèmes, une terminologie ou aux images de la Trinité. Ces dernières sont d'ailleurs omniprésentes dans !'oeuvre de Patrice de La Tour du Pin. Les personnages du Christ et de Dieu, le motif de la croix, le chiffre trois sont des valeurs symboliques qui réapparaissent tout au long d'Une Somme de Poésie. Des poèmes tels que : "Le Christ aux phares" (1, p. 297), " Le Christ voilé" (1, p. 310), "Le Dieu souterrain" (1, p. 60), "Le Dieu froid" (1, p. 63), " Le Dieu creux" (1, p. 65), "Les Trois Dieux" (1, p. 94) en sont la preuve. La traduction poétique du motif de la Trinité divine s'effectue aussi au travers des principaux personnages d'Une Somme de Poésie : les anges. Patrice de la Tour du Pin explique dans la partie VI de "La Genèse" (p. 39) du premier tome de la "Somme" qu'il y a dans sa création trois sortes d'"enfants" (qu'il assimile plus loin à des anges) , les " Paradisiers" , les "Chanteurs" , et les "Sauvages" . Selon Maurice Champagne dans sa préface de l'édition Poésie/Gallimard de La Quête de Joie : "On peut se représenter cette construction comme une croix, dont les bras seraient formés par les quatre races" (26) à savoir les Paradisiers, les Chanteurs, les Sauvages et Ullin. Ainsi on retrouve la Trinité aussi dans la fonction des personnages que le poète s'est créés. Et si Maurice Champagne analyse le motif de la croix chez Patrice de La Tour du Pin comme la mise en " présence de quatre "moi" contradictoires, qui font de la vie intérieure un chaos" , on peut en

(26)

La Quête de Joie, sulvl de Pe:llleSommedepoûle, coll. "Poc!sle/Galllmard", 1967, p. IS.

34

déduire une influence médiévale dans l'imaginaire du poète. Ce dernier utilise l'image biblique qu'est la croix pour symboliser un univers très éloigné de celui des Ecritures Saint es. Au même titre que Dante emprunte à la Bible ses motifs de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis pour évoquer les problèmes du monde médiéval dans lequel il a évolué, Patrice de La Tour du Pin reprend les symboles de la Trinité pour exprimer ses préoccupations intérieures et _ poétiques. En conséquence, la récupération des images bibliques, de leur symbolique, le détournement au profit d'une dialectique personnelle de cette redite des textes sacrés rapprochent Patrice de La Tour du Pin des hommes du Moyen Age. Mais les références au divin présentes dans Une Somme de Poésie sont aussi porteuses d'une autre analogie entre l'auteur et le monde médiéval. En effet une analyse lexicologique fait ressortir une certaine influence du vocabulaire moyenâgeux dans la poésie patricienne. Et il faut remarquer qu'une fois encore le thème religieux est le vecteur de cette similitude lexicale.

Pour illustrer

cette

analogie,

un

rapprochement entre l'un des titres de l'oeuvre de Patrice d e La Tour du Pin et une expression apparue au xue siècle dans l'oeuvr e de Chrétien de Troyes est né�essaire. De fait comm ent ne pas évoquer la "Quête du Graal" lorsque l'on a sous les yeux le titre "La Quête de Joie" ? Le mot "Graal" par sa connotation religieuse fait de la quête une volonté d'accession à un au-delà spirituel. Et quand Patrice de La Tour du Pin réutilise le mot "Quête" il provoque l'effet inverse et connote religieusement le terme "joie". Ainsi le s deux expressions sont

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porteuses d'une même signification : le désir d'atteindre un autre monde spirituel et leur source est la même : la théologie. L'utilisation du mot "joie" dans sa conception religieuse est aussi commune à la poésie de Patrice de La Tour du Pin et à une certaine littérature médiévale : celle de la "fin'amor" . C'est par un registre lexical appliqué à l'amour comme religion que l'emploi du mot "joi" au Moyen Age s'apparente à celui qu'en fait l'auteur d'Une Somme de Poésie. En effet la "joi" que l'amant procure à sa dame se veut, dans l'optique de la "fin'amor" , empreinte d'une pureté religieuse, d'une certaine sagesse. De même les quêteurs de joie de Patrice de La Tour du Pin sont des " chercheurs de sagesse" (1, Cinquième livre, QJ, p. 289), ils tendent à découvrir : " . . . le sens du monde au milieu des herbages

parfumés, sur les hauteurs balayéespar le ciel. . . "

Dans l'analyse des similitudes lexicales, il faut évoquer tout le vocabulaire de référence au Christ dont se sert l'auteur d'Une Somme de Poésie et que l'on retrouve notamment dans Perceval ou Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. La " goutte vermeille" dont le poète médiéval parle dans la " scène du Graal" est "une goutte de sang" (27) qui rappelle étrangement le "Précieux Sang" vers lequel se dirigent les "Anges Sauvages" du poème " La Quête de Joie" (I, Cinquième Livre, QJ, p. 294). D'autre part la thématique de la lumière attachée au Graal dans le conte médiéval est également perceptible dans les poèmes patriciens . "Les Anges Sauvages" évoqués ci-dessus ne sont-ils pas "tout scintillants comme des joyaux de beauté " ? (Ibid. ) Et il n'est

(27)

Le Conte du Graal, op. cil. , p. 70.

36

besoin que de citer "Le Christ aux phares" avec sa "mer des Anges qui étincelle . . . "

(Ibid.

p. 298) ou "le Christ voilé" " archange noir"

(Ibid.

p. 31 1) pour faire apparaître l'association des motifs de la lumière et du Christ dans l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin. Ainsi

Une Somme de Poésie

est imprégnée du monde médiéval

jusque dans la terminologie qu'elle propose en référence au divin. Cependant il faut nuancer cette affirmation car " Le poète amoureux du Christ a dit à ceux qui l'écoutaient : - je ne suis pas le poète christique" (1,

Sixième Livre,

PS, XVIII,

p. 394). Et il est vraî que si la terminologie religieuse rapproche Patrice de La Tour du Pin de la littérature médiévale, sa poésie est moyenâgeuse au-delà du divin. En effet, le Moyen Age et son ancrage dans l'imaginaire du poète se traduisent très concrètement par un vocabulaire poétique et non plus religieux. Le langage de Patrice de La Tour du Pin présente des caractéristiques qui l'apparentent au langage médiéval. Il se veut simple, quasiment sans jeux de mots et emploie souvent des termes dans leur signification première, étymologique. Il ne s'agit pas de dire que l'ancien français est une langue simple, bien au contraire. Mais son vocabulaire, du fait de sa situation temporelle proche du latin, donne la même impression au vingtiémiste d'être simple parce qu'ayant souvent un sens premier, initial, par rapport à la langue du vingtième siècle. Ainsi le mot "joie" associé au terme "liesse" dénote une influence

37

médiévale dans la poésie patricienne . On trouve cette association dans le poème "La Quéte de Joie" (I, Cinquième Livre, QJ, p. 294) : " Ils se croisaient en se disant «liesse»" et un peu plus loin (p. 295) " Quête d e Joie ! Quête de Joie . . . " . En effet, â l'heure actuelle le mot "liesse" "ne s'emploie plus que par archaïsme " (28) mais il vient de l'adjectif d'ancien français "lié" qui signifiait "joyeux" . On le voit ici, la langue médiévale trouve un écho dire ct dans la poésie de Patrice d e La Tour du Pin. Par ailleurs si c ett e analys e ne se révèle pas convaincante, il suffit d'écouter le poète au suj et de la gestation du titre d e son recueil La Quéte de Joie pour affirmer l'influence médiévale sur son imaginaire .

Dans sa "Lettre aux Confidents" paru e en 1961 aux éditions S eghers dans l'ouvrage d'Eva Kushner, Patrice de La Tour du Pin écrit : " Il était une fois un jeune homme qui hésitait sur le titre â donner â son manuscrit : les "Anges Sauvages" ou " La Quête de Joie " . Le premier lui plaisait davantage, mais le second, malgré sa résonance médiévale, lui parut plus justement b,umain" (29). Ainsi comme David O'Connel le conclut dans sa communication au colloque Patrice de la Tour du Pin, intitulée : "Patrice de la Tour du Pin et le Moyen Age " , "il semble certain. . . , que le sens que notre poète veut conférer au mot " Quêt e " est celui qui était

courant au XIIIe siècle et qui s e reflète dans le titre

du grand roman en pros� composé par un auteur anonyme , La Quéte du Graal (30). L'utilisation du mot " quête " dans son acception

médiévale est donc plus que confirmée . Un autre lien de parenté entre Une Somme de Poésie et la langue

(28) (29) (30)

O. Bloch et W. Von Wartburg, Dictionnaire •IJ'motoglque, op. cil. , note 7, p. 368. Voir la note 7. Colloque Pair/ce de La Tour du Pin, op. cil, , note 13 p. 74.

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du Moyen Age est constitué par l'emploi de l'adjectif "haut" que l'on y trouve . Les occurrences de ce qualificatif sont nombreuses dans le texte poétique et il apparaît souvent avec une particularité singulière : l'ant�position. Dans le poème intitulé " L'Evaporation" (III, p. 100) du "Jeu de l'homme devant Dieu" on trouve ces vers : " Ces hauts noms dépouillant leurs derniers sens, avant D'être précipités aussi dans l'illusoire l" "Le premier mort" (1, Deuxième Livre, JS, p. 84) évoque une "haute merveille" . Dans "La Ville" , (I, Cinquième Livre, QJ, p. 290), Patrice de La Tour du Pin écrit : "Quand des bas-fonds surgira l'incendie, Haut-déployé parmi le ciel d'hiver. " Finalement des constructions telles que " Hauts-Lieux" et Hauts­ Pays" apparaissent dans le poème " Légende" de " La Quête de Joie" (Ibid. , p. 296). Cette liste d'exemples montre que non seulement l'adjectif "haut" est récurrent tout au long d'Une Somme de Poésie mais aussi qu'il a une fonction créatrice puisqu'il fait apparaître des mots composés : " Hauts-Lieux" , "Hauts-Pays" . Cette caractéristique du qualificatif étudié, d'être toujours placé avant le nom auquel il se rattache, est typique de la langue médiévale. La définition de la place de l'adjectif dans la proposition que fournit l'introduction à l'ancien français de Guy Raynaud de Lage est la suivante : " Cette place est fort libre en ancien français, même pour l'adjectif attribut ; cependant l'adjectif épithète précède très généralement le nom" (31). Dans la langue du Moyen Age l'antéposition de mots comme "haut" est donc

(31)

Guy Raynaud de Lage, lntroducllon à l'ancl�nfrançal.r, SEDES-CDU, 1975, p. 3!1.

39

une généralité. On peut r emarquer qu'il s'agit d'un parti pris du poète . La signification qu'il donne à l'adje ctif "haut" est spirituelle, voire r eligieuse ; l'expression "Prince des hauteurs" que l'on note dans la troisièm e partie du "Christ voilé" (1,

Cinquième Livre, QJ,

p. 313)

confirme ce s ens. Or l'emploi du verbe "élever" ou "élévation", qui conviendrait souvent tout aussi bien dans cette visée sémantique , est inexistant. La poésie de Patrice de La Tour dµ Pin se veut délibérément influencée par le Moyen Age pour correspondre à l'imaginaire singulier d'Une Somme de Poésie. Cette singularité qui apparente la langue médiévale

et

l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin ne peut qu'évoquer le poète auquel Supervie lle. Il

est

e st

dédicacé "Enfants de Septembre" : Jules

difficile en effet lorsque l'on voit ressurgir si

fréquemment, et de la manière particulière étudiée précéde mment, l'adjectif "haut" , de ne pas r emarquer dans les "Hauts-Pays" un écho de

l'Enfant de la Haute-Mer.

Patrice d e La Tour du Pin et Jules

Supervielle présentent d'aill eurs, au-delà d e l'analogie dans l'expression de l'imaginaire poétique , une autre similitude . Cette d ernière est parfaitem ent exprimée par Claude Roy dans le livr e qu'il a consacré à Jules Supe rvielle dans la colle ction "Poètes d'aujourd'hui", lorsqu'il écrit, à propos des contes de l'Enfant de la Haute-Mer : "On songe à la savant e et à demi fausse ingénuité d es sculpteurs du xue et du XIIIe siècles, à Breughel aussi" (32). Ainsi lorsque Patrice de La Tour du Pin semble se rapprocher de l'un d e ses contemporains, c' est encore

au travers d'un imaginaire médiéval que ce rapprochem ent

s'effectue .

(32)

Super,leffe par Claude Roy, coll. "Poêles d'aujourd'hui", Seghers, 1949, 1970, p. SS.

40

La confrontation du titre du recueil de contes de Jules Supervielle : L'enfant de la Haute-Mer tel que nous le restitue Claude Roy et des expressions "Hauts-Pays" et "Hauts-Lieux" de Patrice de La Tour du Pin fait ressortir une autre coïncidence de leur poésie respective : l'emploi particulier de la majuscule. Si l'on ne peut atllrmer que l'utilisation significative de la majuscule soit un signe de l'influence médiévale sur l'oeuvre de Supervielle, on le peut en ce q:i,ü concerne

Une Somme de Poésie.

L'occurrence de ce signe graphique

est suffisamment fréquente et orientée sémantiquement pour que l'on puisse y voir une marque du Moyen Age. En effet la littérature médiévale utilisait la majuscule pour mettre en valeur les entités spirituelles qu'elle évoquait. Ainsi dans le

Roman de la Rose

de

Guillaume de Lorris tous les thèmes évoqués : Largesse, Franchise, Mâle Bouche (le médisant), Courtoisie, Liesse, Dame Oiseuse, Jeunesse, Richesse, Beauté et bien sûr Amour et Dieu sont personnalisés par une majuscule (33). De la même façon Patrice de La Tour du Pin différencie "les anges nains, les anges à odeur de femme, et les anges pourprés qu'on ne prend qu'endonni" dans le poème. "Le plaisir de créer des bêtes", (1, Deuxième Livre, JS, p. 65) et "les Anges Sauvages de l'éternelle fête" évoqués dans "La Quête de Joie " , (1, Cinquième Livre, QJ,

p. 294). Les premiers servent à illustrer la

fonction de "l'oiseleur qui a piégé dans l'âme" ; ils sont directement le fruit d'un imaginaire poétique. Les seconds, au contraire, seraient des "Paradisiers introvertis par le péché d'esprit" et personnaliseraient "le goût de la Terre, le sens du concret, la puissance d'enracinement et

(33)

Guillaume de Lorris et Jean de Meun, L11 Roman d11 la ros11, Prenù�re partie : vers 1 • 1028. Traduit en français moderne par Andre Le.nly, H. Champlon, 1983 .

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surtout la rentrée en soi" selon l'analyse de Maurice Champagne dans sa préface à l'édition Poésie/Gallimard de La Qu�te de Joie. Le signe graphique distinctif qu'est la majuscule est donc utilisé par Patrice de La Tour du Pin comme une mise en valeur et une sorte de personnalisation de ses valeurs spirituelles de la même manière que dans la littérature médiévale. La "Joie". "l'Esprit". "Dieu". 'TAme" sont ainsi érigés en entités idéologiques dans

Une Somme de Poésie.

Pareillement les majuscules accordées à l'"Esprit de Dieu Vivant" dans le texte appelé "Le Théâtre" (III, Premier Livre, PTC. p. · 11) de la Somme.

à "l'Homme devant Dieu"

(Ibid. •

p. 11). au "Jeu"

(Ibid. •

p. 13) en font les personnages principaux de l'oeuvre par la distinction qu'elles leur confèrent. De même l'Amour des romans courtois médiévaux était toujours mis en valeur et incarné par une majuscule. Ainsi l'influence du Moyen Age dans la poétique patricienne se fait sentir au travers d'un emploi singulier de la majuscule. Par ailleurs dans le cas de l'expression "Jeu du Seul" servant de titre au deuxième livre du tome I d'Une Somme de Poésie. ce signe graphique n'est pas la seule empreinte médiévale que l'on peut noter. En effet il est intéressant d'analyser. pour une étude des résonances du Moyen Age dans l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin, la signification que le poète accorde au mot "jeu". Tout d'abord l'incipit de la

Somme

nous oriente vers un sens très précis puisque le poète

écrit : "Au seuil de ma comédie intérieure". Le "Jeu de l'homme devant lui-même" se veut donc l'expression et le lieu d'un théâtre intérieur. Par ce mot de "comédie" Patrice de La Tour du Pin donne

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au terme de "jeu" le sens dans lequel on l'utilisait au Moyen Age puisqu'il servait à désigner une pièce dialoguée en vers. En effet ce terme a longtemps gardé sa signification provenant du latin vulgaire "Ludus" : "divertissement, amusement" selon la définition donnée par le Dictionnaire étymologique de la Langue française de O. Bloch et W. Von Wartburg (34). Cet emploi du mot "jeu" dans son sens médiéval de "divertissement" q�•attestent bon nombre de titres de la littératu�e du Moyen Age tels que le Jeu de la Feuillée, le Jeu de Robin et Marion d'Adam de la Halle et plus encore le Jeu de Saint Nicolas de Jean Bodel est confirmé par l'utilisation conjointe des mots "interlude" et "prélude". Si comme le dit Emmanuèle Baumgartner dans son Histoire de la Littérature Française. Moyen Age 1050-1486 (35) : "Le Jeu de Robin et de Marion dans lequel alternent dialogues, chansons, danses et jeux, met en scène les deux formes "canoniques" de la pastourelle : [. . . ] la rencontre entre la bergère et le chevalier et la représentation des divertissements et des amours champêtres des bergers", les deux premiers interludes d'Une Somme de Poésie constituent également une mise en scène. Bien que les préoccupations qu'ils évoquent soient plus proches de celles du Jeu de la Feuillée, "Andicelée et les tortues de mer" (1, Premier Livre, "Premier interlude", p. 45) et "La mort au donateur" (1, Deuxième Livre, "Deuxième interlude", p. 96) semblent vouloir être, au travers d'une alternance et d'une théâtralisation, la partie entre "deux autres représentations" (36) du "jeu de l'homme devant lui-même". Ainsi les "interludes" entérinent le fait que l'on peut assimiler le sens des "jeux" de Patrice de La Tour du Pin à ceux

(34) (35) (36)

Op. clt. , p. 351. Op. clt. , p. 155.

O. Bloch et W. Von Wartburg, op. clt. , p. 343.

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du théâtre médiéval. L'emploi du mot "prélude" dans sa différence avec celui du mot "préface" dans Une Somme de Poésie est une autre confum.ation du sens ntédiéval du "jeu". On trouve un "Prélude" comme premier texte du "Jeu du seul" (1, p. 55) et un poème également intitulé "Prélude" comme ouverture de "La Quête de Joie" (1, p. 287). Or le texte qui commence "La vie recluse en poésie" (1, Quatrième Livre, p. 217) est appelé "Préface" par le poète. Cette

différence s'explique par le fait que dans les deux premiers cas il s'agit de poèmes tandis que dans le dernier on a affaire à un texte en prose. La déduction est que pour Patrice de La Tour du Pin tout ce qui précède le jeu, le prélude (dans son sens médiéval d'avant la représentation) se doit d'être comme elle: en vers. Pour confirmer cette acception du mot "jeu" dans une signification in�pirée du Moyen Age il faut citer le poète lui-même lorsqu'il écrit dans le tome III d'Une Somme de Poésie, le texte intitulé "la dernière partie" où il explique : "Et déjà, je constate que les mots indéfinissables auxquels je me suis raccroché hier ont travaillé, en suscitan t u n titre à mo n livre de bord : "Jeu " do nne "thédtre", "Homme" le sentiment de ma petitesse de foetus dans le grand corps d'humanité, "Dieu" à cause du mélange de jour et de nuit où je prononce son Nom, une sensatio n de crépuscule. Petit thédtre crépusculaire".

Ainsi le titre des textes qui inaugurent le dernier tome d'Une Somme de Poésie en se voulant la traduction du "Jeu de l'Homme

devant Dieu" oriente définitivement vers le Moyen Age, par ce mot de "théâtre", la signification du "jeu". Cette orientation sémantique est d'ailleurs illustrée par ces vers des "Poèmes d'enfants", (1, Deuxième Livre, JS, p. 88).

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"Nous sommes allés aux carrefours Munis de nos tréteaux et de nos artifices... " "Allons, nous devronsfaire un tour De vingt années ou davantage, Et nous jouerons devant le ciel... " " . ..Nous avons trouvé décor et lumière. .. " " . .. Et devient lefatal divertissement". Le lexique utilisé dans ce poème pour décrire le "jeu" poétique relève d'une thématique théâtrale et s'épuise dans l'utilisation finale du sens médiéval de "divertissement" comme traduction du mot "jeu,". Cependant si Patrice de La Tour du Pin emploie ce terme dans sa signification médiévale de "pièce en vers", il lui confère aussi un caractère polysémique très rare dans le vocabulaire d'Une Somme de Poésie. Le titre de "dernière partie" donné à un texte, cité précédemment, qui traite du dernier "Jeu" de !'oeuvre patricienne, induit une autre acception du mot "jeu". Cette autre signification est donnée par le poète dans le "thème" initial de son oeuvre : il s'agit de celle que l'on donne aux jeux d'enfants, le divertissement imaginaire. Là encore, le Moyen Age est présent puisque ce "jeu à trois" de l'enfance était hanté par des personnages du merveilleux médiéval : les "milliers de fées", "le génie". Le nom même que Patrice de La Tour du Pin donne à l'un des participants à ce "jeu" : "Phyldevierge" - contraction du futur nom religieux de sa soeur : Phylis de la Vierge - a des résonances étrangement médiévales. Pour finir de se convaincre que, même dans sa polysémie, le mot "jeu" est marqué par le Moyen Age tel que l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin l'a intégré, il est nécessaire de citer ces vers du poème "Le Jeu du Seul" (p. 73). "Puisqu'ils avaient perdu la règle des Grands

4S

Jeux" ou "Les Grands Jeux I avec tant d'étranges partenaires". En effet ces "jeux" auxquels le poète fait allusion s'apparentent plus à une "partie" avec ses "règles" qu'à une pièce de théâtre mais ils présentent une caractéristique médiévale : ils sont mis à l'état d'entités spirituelles par leurs majuscules. En conclusion, on peut affirmer que le "jeu" dans l'acception polysémique que la poésie théâtrale de !'oeuvre patrichmne lui confère marque la résurgence du Moyen Age au vingtième siècle. En cela il présente un intérêt nouveau quant à l'influence médiévale sur l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin. En effet lorsque le poète parle "Des grands initiés aux jeux de connaissance" il associe, grâce au motif du jeu, le thème de la connaissance -préoccupation d'homme de son temps - et le motif de l'initiation issu des textes médiévaux. Ainsi les trois "jeux" qui constituent Une Somme de Poésie sont à la fois porteurs d'une signification médiévale et vecteurs de la thématique typique du Moyen Age développée notamment dans Le Conte du Graal et annoncée par le recueil La Quête de Joie :

l'initiation.

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DEUXIEME PARTIE

"La Quête de Joie" ou le "Le mal à la poésie"

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Au travers de l'étude du mot "jeu" dans sa polysémie est donc apparu un schéma initiatique que ne pouvait qu'évoquer "La Quête de Joie". Ainsi rinfluence du Moyen Age sur l'imaginaire poétique de Patrice de La Tour du Pin est de nouveau apparente dans la thématique d'Une Somme de poésie. Les motifs de la Quête et du parcours initiatique se révèlent en effet être des thèmes fondamentaux dans la littérature médiévale. L'un des liens qui r(ïlie le motif de l'initiation, au travers de ses sources médiévales, à la poésie de Patrice de La Tour du Pin est le rythme ternaire. Que ce soit par le nombre des personnages de la "fin'arnor" qui met en présence la "Dame" , son mari et son " amant" ou par le roman de Tristan et Iseult avec ses trois protagonistes : le Roi Marc, Tristan et Iseult ou encore par les trois ensembles de chants de La Divine Comédie, le Moyen Age est plein de ce symbole numérologique. Comme le début de cette étude l'a montré, l'oeuvre de Patrice de La Tour du Pin est également ternaire. Et pour en venir au troisièmement il faut noter l'explication de Simone Vierne dans son livre Rite, Roman, Initiation (37), que l'initiation comporte trois phases essentielles : la préparation, les épreuves et la mort, la renaissance. Cependant si Patrice de La Tour du Pin a puisé dans le Moyen Age le thème du parcours initiatique, il a aussi transmué le chevalier en poète pour ne garder que le motif fondateur de l'initiation : le désir d'accession à une spiritualité. Ce motif reste pourtant très médiéval par la manière dont l'auteur d'Une Somme de Poésie l'exploite. En effet, chacun des trois moments principaux du rituel de l'initiation est

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Presses Universitaires de Grenoble, 1987, édition revue et corrig.f-�t;,

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