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French Pages 370 [160] Year 2008
DENIS KAMBOUCHNER
Descartes et la philosophie morale
Universidad de Navarra Servicio de Bibliotecas
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... a cause que cela ne souffre point de délai, et que nous devons surtout tácher de bien vivre. lettre-Préface des Principes de la philosophie.
ISBN : 978 2 7056 6792 4
© 2008, HERMANN ÉDITEURS, 6 ruede la Sorbonne, 75005 PARJS www.editions-hermann.fr Toutc reproduction ou représcntation de cct ouvragc, intégrale ou partielle, serait illicite sans l'autorisa(ion de l'édi(eur C( constÍ(uerait une contrcfacron. Les cas strictement limités a l'usage privé ou de ciracion sonr régis par la loi du 11 1nars 1957.
Introduction
La table des abréviations utilísées dans ce volume se trouve aux pages 361 et 362.
Ce livre constitue le premier volet d'un diptyque dont le second volet aura pour titre : Descartes et la philosophie de !'esprit. Chacun a u tour d' un theme central, ces deux volurnes se proposent de déftnir les équilibres constitutifs de la pensée cartésienne, autrement dit son régime propre, et d'apprécier ses formules et ses réalisations au regard d' enjeux qui pour partie appartiennent a l'histoire, mais pour partie sont restés ou redevenus constitutifs de notre horizon intellectuel. Le présent volume a done pour objet central ce qu' on appelle la mora/e de Descartes. Ni dans son ensemble ni daos ses parties, il n' offrira pourtant un exposé de type monographique. Seuls, au demeurant, quelques-uns de ses chapitres s'installeront de maniere quasi exclusive dans l'ordre des questions qu'on désigne comme > d' anthropologie. Ce n' était pas de sa part manquer a distinguer les ordres de données : e' était bien plutót s'imposer entre eux un constant travail d'articulation qui nous asemblé mériter en tant que tel beaucoup d' attention, non seulement atitre général, mais atravers tout l' éventail des themes que la réflexion cartésienne a pu toucher. Dans ces conditions, a peine est-il besoin d'y insister : 10 «
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Mais, dira-t-on, le méme Descartes n'avait-il pas inséré, dix ans auparavant, une dizaine de pages de morale dans son Discours de la Méthode? Sans doute, mais (/avait été- dans ce livre a l'étrange composition, et publié sans nom d'auteur7 sur un mode essentiellement personnel, moyennant toutes sortes de restrictions, et d' ailleurs, dira l' auteur dans son Entretien avec Burman, dans un but tour politique et de simple prudence~, done en conformité paradoxale bien plutút qu' en contravention avec la résolution exprimée plus haut. Ces diverses déclarations suffisent a en témoigner : durant tres longtemps et jusqu' au mornent de la publication des Passiom, intervenue trois mois avant la mort de l' auteur a Srockholm, le genre méme du discours moral (en un mot le
6 -.il. Chanut, 20 novembre 1647, AT V, 87. 7 - Voir dans la nouvelle édition du Discours et des EJ1·ais {Descartes, CEuvres Completes, vol. lll, Paris, Tel-Gallimard, 2009), l'inrroduction de E de Buzon {La premiere publication de Descartes). 8 - « L'autcur [se.: Descartes] n'écrit pas volontiers toucha.nt la mora.le, mais a cause des Régents et autres pédants (propter paedagogos ets.) il a été conrraint d'ajouter ason écrit ces regles, parce qu'autremcnt ils prétendraient qu'i! n'a ni religion ni foi et que par sa n1éthode il veut les renverser »; hlu. Burm., AT V, 178.
Le probleme avec les autorités théologico-politiques, qui de fait n'est pas limité a la morale, s'inscrit ici dans la suite d' un probleme plus général, celui de la prescription lequel ne se pose pas davantage pour la morale seule (il se posait aussi quant a l'enseignement de la méthode, avec sans doute une difficulté du méme ordre a faire un livre), mais épargnait bien súr les sciences plus purement théorétiques 11 ou peut-étre expérimenta!es que sont la métaphysique et la physique". Qui est fondé a prescrire que/que chose a qui, de quelle maniere et sous quelles conditions? Peut-on concevoir une
9 - CE E. Faye, « La philosophie de l'hom1ne de 11ontaigne et Charran face a la censure des théologiens », in Montaigne et la question de i'homme, éd. par M.-L. Demonet, Paris, PUE 1999, p. 145-179 ; F. Hallyn, Descartes, dissimulation et ironie, Geneve, Droz, 2006. 10. D.M.!, AT Vl, 4, 10-13. 11 - Le mot semble avoir été employé par Descartes a propos de la recherche de la vérité dans l'1',f1tretien avec Burman, AT V, 159 (texte cité infra, dup. VI,§ 5). 12 - Une note de jeunesse (rdative a un projet de traité nommé Studium bonae mentís) qualifie d' expérimentaies ces sciences i< dont les principes ne sont pas clairs ou certains pour toutcs sones de personnes, mais seu!emcnt pour cellcs qui les ont apprises par lcur expéricnce et leurs observations, quoiqu'elles soient connues par qudques-uns de maniere dé1nonstrative. » Cclles-ci se disriuguent ici des sciences cardinales, «les plus générales, qui se déduisent des principes les plus simples et les plus connus panni le commun des ho1nmes "• ainsi que des sciences libérales, qui de1nandent «une facilité d'esprit, ou du moins une habirudc acquisc par l'exercicc,, {AT X, 202"' Baillcr, Vi"e ... , t. ll, p. 479). D'apres ce rexre, il est certain que la
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morale telle que, dans sa formulation méme, elle évite les risques d' outrecuidance, d'inconvenance ou d' abstraction qui semblent inhérents a la démarche prescriptive ? Une telle morale se laissera-t-elle résumer dans un livre ? La dispersion relative des textes de Descartes sur la morale 13 , toujours succincts et répartis en plusieurs genres, done en divers lieux du corpus, ne se laissera pas apprécier sans référence a ces questions. D' autre part - comme seconde donnée de base - il y a la structure d'attente que Descartes a lui-méme installée en la matiere. Le probleme, notoire, comporte ici trois tern1es : d'abord la « morale par provision » que livre la Troisieme partie du Discours de fa Méthode - morale « imparfaite, qu'on peut suivre », dira la Lettre-Préface des Principes, « pendant qu' on n' en sait point encare de meilleure » 1 ~ ; ensuite la í< plus haute et plus parfaite morale )), í< dernier degré de la sagesse )), dont la méme Lettre-Préface semble placer l'acquisition dans un futur lointain; enfin, entre les deux, la morale dite íí définitive )» celle dont Descartes, a partir de 1645 (mais en fait déja en 1644 avec la Dédicace latine des Principia 15 ), s'est attaché a poser au moins les 16 í< fondements ¡¡ • Le fait n'est pas seulement ici qu'en faisant de la plus haute morale celle des parties de la philosophie " qu' on ne
physique et les scienccs qui s'y rattachent seront dires expt!rimentales. La métaphysique (relle que caractérisée en 1647 par la Lerrre-Préface des Príncipes de la philosophie) sera qu'a travers une série de comparaisons 19 : pour ce qui est d'une morale qui ne soit pas « par provision )>, le concept n' en a jamais été précisé. Ce sera certes s'exprimer de maniere cartésienne que de faire de la morale en tant qu' elle a statut de science philo- i/ sophique la science des principes de la conduite de la vie" ; J¡ · mais une telle définition n'avance guere, sí la physionomie' de cette science et surtout la nature de ces principes continuent a faire question. Il est vrai que le méme Descartes s' est tour aussi peu soucié de fournir de la formant une sorte de systeme ;· et jusque dans les letttes (genre le plus proche de l' essai au sens montanien), elles prennent al' occasion la forme de véritables dissertations3 2• Mais c'est ici le régime de la communication qui est d' essence libérale, et qui ne cherche pas meme a imiter la forme scolaire. C'est done pour des raisons de principe qu'est exclue la confection d'un traité de morale qui prétende délivrer en la matiere une vérité ultime et complete. Des éclaircissements sur la morale seront tout a fait suffisants, et ils pourront sans inconvénient majeur erre proposés en plusieurs vagues, ou se répartir sans évidente uniré architectonique entre les principales questions a aborder. Tout cecine signifie pas que la contribution cartésienne a la philosophie morale, ou meme le concept cartésien de cette philosophie, constitue une pure anticipation des recherches que l' on reconnaít aujourd'hui sous le nom de rnéta-éthique, et qui se donnenr pout objet l' étude des concepts, des principes ou des jugements moraux en tant que tels, sans nulle intention doctrinale de premier degré juge mériter d'etre lu par Altesse ))) il propose a la princesse Elisabeth de relire Séneque pour examiner sa doctrine 34 • Mais) comme le montre la suite de l' échange) son intention demeure ici d' ordre a la fois critique et positif: il ne s' agit d' examiner les principes de Séneque que pour en formuler de plus exacts, sans renoncer a la dimension du conseil et de la discussion sur le conseil, qui a d' emblée caractérisé cet échange. Aussi bien peut-on dire que si les textes de cette époque sur la morale gardent une dimension descriptive, la description, ici, reste elle-meme ordonnée a une norme ou a un modele: non pas exactement l'équivalent du modele spinoziste de « l'homme parfait » (exceptionnellement utile parmi les« idées universelles »), mais du moins le modele du « sujet en qui est puissance >(p. 19, L 25-27 ; n.s.). 14 - Le frai1~s escartes et la philosophie morale
Cela doit done étre bien entendu : Descartes n' a pu concéder a la volonté la puissance de (( suivre le pire tout en voyant le meilleur )), e' est-J.-dire en dépit de ce que l' entendement lui représente, qu'en tant que la représentation de cette puissance enveloppe structurellement une sorte de trompe-l' oeil. En fait, notre volonté va toujours a ce qui lui semble actuellement étte le plus grand bien; et ainsi l' on peut dire que l' autorité qui dans les Méditations revenait al' entendement dans la présentation du meilleur n'est d'aucune maniere directe remise en question 26 • 5º) La méme seconde lettre a Mesland met effectivement en concurrence deux définitions différentes du maximum de liberté, en opposant a la {(plus grande facilité de se déterminer >>, c'est-a-dire a l'illustration maximale de la volonté par l' entendement, le « plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire tout en voyant le meilleur ». Il faut toutefois observer, (a) que d'apres les remarques précédentes, la premiere liberté enveloppe dans une certaine mesure la seconde : au moment oll nous nous sentons irrésistiblement portés vers ce que nous concevons distinctement étre le vrai, le bien, ou le meilleur, sans doute devons-nous conserver le sentiment que nous pourrions, si nous le voulions, abandonner cette considération et entrer ensuite dans d'autres pensées qui éventuellement nous porteraient a d' autres déterminations 27 • Nous Le pourrions et savons que nous Le pouvons, mais nous abstenons, en la circonstance, de faire usage de cette puissance. (b) Réciproquement, laseconde liberté(« suivre le pire») implique la premiere (facilité a se déterminet). En effet, son usage constitue une sorte de réaction hyperbolique a l'égard
26 . Cf. L. p. 62. 27 - fl ne s'agit pas de considérations qui porrent ala dérerminacion conuaire, ce qui
esr sans doute impossible par rapport a une vérité dairement connue; mais seulement de l'invescisscment toujours possible de la volonté da.ns quelque autre occupacion.
du régime de soumission ou d'obédience de la volonté al'entendement, sous la condition duquel la premiere est éprouvée. Mais autant il est facile a la volonté de se porter vers un parti que l' entendement lui présente clairement comme le bon, autant il lui sera, peut-on penser, difficile parce que contre nature de s'installer dans le refus de ce régime de détermination 28 • Cette seconde liberté, hyperbolique en son essence, ne peut en fait se démontrer que de maniere exceptionnelle, et comporte dans son usage, sinon quelque chose de diabolique, du moins quelque chose d' aberran t. (e) Selon une distinction expresse de la seconde lettre a Mesland, ces deux définitions ne s' opposent que comme définitions de la liberté considérée avant accornpLissement des actions de La voLonté. Mais, a cette considération, Descartes compare celle de la liberté dans l' accomplissement méme de ces actions, pour souligner que cette liberté-ci n'implique aucune espece d'indifférence. Qu'est-ce a dire, si ce n'est que, depuis la Quatri/!me Méditation, et méme depuis la lettre a Metsenne de la fin mai 1637", jusqu'a la lettre du 9 février 1645, la liberté cartésienne est restée par exceLLence celle d'une volonté pleinement assurée de la bonté de sa détermination, liberté bien plus éminente et désirable que celle, qui ne s'y oppose pas, mais la précede, de la volonté qui s'appréte a se déterminer ?3(]
28. Cf. C., p. 189. 29 - "Si jamais l'entendement ne représentait rien a la volonté c01nme bien, qui ne le fút, elle ne pourrait manquer en sou élection ... ": AT I, 366, 11-13. 30 - Cf. B., pp. 169-172.
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§2
Linterprétation que l'on vient de schématiser peut étre qualifiée de norma/e, pour autant qu' elle se constitue du recoupement de plusieurs études, mais aussi qu' elle a pour elle to u te l' autorité de la bona mens cartésienne, et qu' elle est, dans son esprit, conciliante ou médiatrice. Telle quelle, elle est sans doute assez forte pour que puisse paraítre résolu ce qu' on peut appeler le " probleme de Gilson "· Entre la doctrine des Méditations et celle des lettres au Pere Mesland, elle institue en effet des médiations assez consistantes et révele des co-implications assez profondes pour que, de l'une a l' autre, il faille parler d' un approfondissement ou d' un développement de la pensée cartésienne31 , et nullement d'un reniement ou d'un rebroussement. Pourtant, sans qu'aucun des points ici én umérés soit sujet a contestation, il sera encere permis de penser qu'une telle interprétation minimise, ou s' abstient de traiter en propre, et en tout cas ne suffit pas a répondre a la plus cruciale d' entre les questions que pose la double thématisation cartésienne de la liberté. Plus spécifique et plus crucial que le " probleme de Gilson )), reste en effet ici ce qu'on appellera le« probleme de Sartre )) (bien qu'il ne corresponde que partiellement a celui qui se trouve thématisé dans l' étude de 1946 sur La liberté cartésienne3 2 , et qu'il ait avant elle préoccupé plusieurs
31 - Le n1ot "dévcloppement » est tour particulitre1nent marqué par l'ccuvre de Gcnevieve Rodis-Lewis (voir J.-M. Bcyssade, «Les 'Descartes' de G. Rodis-Lewis et la pensée du 'développcment' », Rev. Phi!., 2007-3, p. 289-306). Voir aussi récemment (3. l'écart 1, etc. 55 - C[ ibid., notamn1ent R.eg. V, VI et XVII. 56 - C[ p. ex. Enquéte sur les principes de la mort1!e, Appendicc I, sect. IL
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imparfaiternent comprises57; que la direction de l' attention, qui fait que l' on compare tel bien a tel autre plutOt qu'a un troisieme, soit largement déterminante quant a leur solution ; et que, s'il y a pour chaque bien une « raison de bien » qui nous le fera percevoir clairement comme tel, il n'y ait peutétre pas dans le méme sens une raison du meilleur, a quoi ma volonté se porte - cela signifie en effet que notre volonté dispose communément, dans la détermination du bien a poursuivre, d'une latitude dont elle est loin de disposer dans la discrimination du vrai et du faux. Elle en dispose certes d'abord en fait plutOt qu'en droit, mais dans la mesure ali ce fait, avec la meilleure volonté du monde, se révélera irréductible, il n'est pas exclu qu'il ne crée un certain droit. Et l'on eút pu a cet égard rassurer Sartre qui craignait que
2) Seconde condition décisive: s'agissant de la relation de la volonté a la représentation d'un bien, il faut remarquer - contre l'assimilation nécessitariste - que la propension ou l'inclination qu' éveille en elle cette représentation n' est pas encare sa détermination effective a poursuivre le bien représenté.
57 - Seules sonr" parfuitement comprises », ou « parfaites '"les quesrions qui sont "entiCrcrnent détenninées », "de sorte qu'on ne cherche rien de plus que ce qui peut se déduire des données du problbne,,: Reg. XIII, AT X, 431, 3-6; c[ Reg. XII, AT X, 429,13 sq. Toutc question pour laqudle on doit d'abord collecter ces données esr done en tant que rclle in1parfaite. 58 - Op. cit., p. 304.
Liberté et structure de l'áme 49
leme
Le texte capital esta cet égard ce passage de la premiere a Mesland (2 mai 1644) ou Descartes écrit : « Il est, ce me semble, certain que, ex magna luce zn
inte!!ectu sequitur magna propensio in voluntate 5 ~; en sorte que, voyant tres clairement qu'une chose nous est propre, il est tres malaisé, et méme, comme je crois, impossible d' arréter le cours de notre désir. Mais, parce que la nature de notre áme est de n'etre quasi qu'un moment attentive a une méme chose, sitót que notre attention se détourne des raisons qui nous font connaltre que cette chose nous est propre, et que nous retenons seule1nent en notre mémoire qu' elle nous a paru désirable, nous pouvons représenter a notre esprit quelque autre raison qui nous en fasse douter, et ainsi sus pendre notre j ugement, et méme en for1ner un contraire l>. 60 Il y a ici au moins deux points a souligner. D'une part, l'opération décrite n'aurait absolument aucun sens, s'il s'agissait pour la volonté de revenir sur sa détermination. Par définition, la volonté une fois déterminée a quelque chose le demeure pour un certain temps, et révoque par cette détermination to u tes les raisons qu' elle pourrait avoir de se porter vers un autre objet ou parti que celui qu'elle élit. La volonté ne peut done ici s'ouvrir aux raisons contraires que pour autant que la premiere perception, méme tres claire, ne l' a pas encare déterminée; et le jugement suspendu n'est pas celui qui vient d'étre effectué, mais celui qui était sur le point de l'étre, autrement dit, était en instance d'ejfectuation.
59 - « D'une grande lumihe dans l'entendement suit une grande indinarion dans la volonté ,, : expression reprise de Med. Iv, AT VII, 59, 1-3; IX, 47. 60 - AT IV, 115, 24 - 116, 15.
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D' autre part, la différence entre la simple inclination ou propension et la détermination effective n' apparaít pas ici comme liée au fait que cette inclination soit actueffement contrebalancée par la conscience de quelque motif ou raison contraire. Il semble plutüt qu'en principe, aucune représentation objective d'un bien, quelque propension qu' elle excite, ne doive étre d' elle-méme et immédiatement déterminante par rapport a la volonté. Il faut done concevoir cette différence (entre inclination et détermination), non point comme une différence relative et réductible (aux termes de laquelle la détermination de la volonté ne serait que le maximum ou la forme absolue de son inclination), mais comme une différence inéliminable parce que proprement fonctionnelle : pour la volonté (ou pour l'áme en tant qu'exeryant sa faculté de vouloir ou de désirer), une chose est de ressentir (dans un certain « cours du désir ))) l'attraction d'une représentation déterminée; autre chose, de se déterminer en faveur de l' objet de cette représentation. lncfiner vers un bien, ou se trouver portée vers lui, e' est en elle une affection ou modification passive, qui variera au gré de la variation des choses qui lui sont représentées; se déterminer pour un bien, ou f,embrasser, c'est au contraire de sa part une action; et non pas simplement une forme ou sorte d'action, mais (selon les Passions de l'!i.rne, arride 13) la seule ou du lnoins fa principafe action dont l'áme soit capable61 ; et celle méme qui, en tant que simple, absolue et indépendante, aura justifié en premier lieu la qualification cartésienne de notre volonté cornme infinie. Que sera-ce done que la puissance (active) de se déterminer, par rapport a la puissance (passive) d'incliner? Comment expliquer ce dédoublement, et le fonctionnement de la volonté daos ce dédoublement ? 61 -A propos d'un cxemple de réacrion instinctive: « ... ce n'esr poinr par l'enrrcmisc de norre time se ferrnent, puisque c'est contre norre volonté, laquelle cst sa seule ou du moins sa principale acrion" (AT XI, 339, 5-8.)
§4 S'agissant de l'exercice de la liberté, Malebranche, qui explicite souvent des conditions restées chez Descartes implicites, et qui, de fait, distinguera tres nettement entre sentir et consentir 62 , propose en l'occurrence au début de la Recherche de La Vérité 63 un protocole tres comparable a celui qui nous occupe. En le suivant, on sera conduit a dire ce qui suit : pour autant que notre volonté a natureffement le bien pour objet, elle ne peut en effet manquer d'étre sollicitée cornme automatiquernent par toute représentation expresse d' un bien déterminé. Mais, pour autant qu' elle veut le bien tout a fait en général, ou que, selon sa nature, elle ne veut absolument que l' absolu du bien, elle ne saurait étre en principe tout entitre ou absofurnent sollicitée, mue ou mobilisée par la simple représentation d'un bien particu!ier. De son mouvement naturel vers ce bien particulier, il faudra done dire qu'il n' épuise pas, au moment oU il se produit, le mouvement vers fe bien en généraf qui définit la volonté. Ou encore, l' esprit, qui dans son mouvement vers le bien est en quelque sorte arrété par la représentation de ce bien particulier, possede, dira Malebranche, « du mouvement pour aller plus loin )) vers un bien plus grand ou véritable. Pour des raisons que nous déterminerons plus loin, il y a lieu de douter que cette caractérisation soit exactement cartésienne. Ce qui est absolument cartésien, e' est tout au moins ceci : notre faculté de voufoir implique, outre fa faculté d'étre attiré par toute représentation méme con/use d'un bien, 62 - « 11 faut pour ainsi dire sentir avant que de consentir» : RV, ]" Ec!tiircissement, OC III, p. 29 ; O. I, p, 809, etc. 63 - RV, I, I, 2, OCI, 47--48 ; O. 1, p. 28 : ~Je rends sensible par un exemple ce que je viens de dire de la volonté et de la liberté. Une personne se représenre une digniré comme un bien qu'elle peut espérer; aussitót sa volonté veut ce bien; c'esr-it-dire, que !'lmpression que l'esprit re-,:oit sans cesse vers le bien indéterminé et universel, le porte vers cette dignité, Mais conune cctte digniré n'cst pas le bien universel ... "
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celfe d'outrepasser cette attraction, ou de se réserver, pour Wl bien absolwnent véritable. Cette derniere faculté est en principe inconditionnée, et ce n' est qu' au moment o U l' esprit aura reconnu au bien qu'il se représente cette parfaite authenticité que la volonté (en tant qu'elle implique cette fuculté) sera obligée d' arrerer sa recherche pour l' embrasser. Mais encore faut-il souligner qu'il s'agit d'une obligation mora/e, et non d'une contrainte absolue6\ car, a l' égard de quelque représentation que ce soit, si daire et évidente soit-elle, il n'y a pas de moment ou plutót d'instant déterminé auquel la volonté sera comme physiquement contrainte de donner son assentiment ou consentement : dans la mestue oll cet acre est tout a fait sui generis, c' est plutüt elle, toujours, qui choisit ou peut choisir son moment. En appelant, par convention, cornplaisance de la volonté, ou volonté compla.isante la premiere faculté (d' erre attiré par toute représentation d'un bien), et exigence de la volonté, ou volonté exigeante, la seconde (de se réserver pour le bien authentique), on comprendra déja, d'une part, que la plus grande liberté soit de toute maniere associée par Descartes a un certain maximum d'exigence, et d'autre part, que notre liberté en général soit liée au fait que la mesure de notre exigence (bien plutót que le domaine des objets de notre complaisance) a été laissée en nous indéterminée par l'auteur de notre nature, et ne peut erre déterminée par rien d' extérieur a nous. La derniere partie de la Quatritme Méditation n'a pas voulu dire autre chose65 • En revanche, le rapport effectif des deux facultés (leur jeu ou fonctionnement in 64 - ... Acleo ut, cum va/de el!l"clens ratio nos in unam partern movet, etsi, moraliter loq11endv, vix possimus in contrariam feJ7i, abso!ute tamen possímus (n.s.) : lettre du 9 févier 1645, AT IV, 173, 17-20. 65 - « •.. Me1ne j'ai sujet de me conrenter de ce que, s'il [se.: J)ieu] ne m'a pas donné la vcrru de ne point faillir par le prenlier moyen (... ),qui dépend d'une daire et évidente connaissance de toutes les choses dont je puis délibérer, il a au 1noins laissé en ma puissance l'aurre moyen, qui cst de retenir fermement la résolution de ne point donner mon jugcment sur !es choscs dont la vériré ne m'est pas dairement connue »: AT IX, 49 =VII, 61, 27 sq.
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concreto) n'est ici encore que tres partiellement élucidé ou caractérisé, pas plus que n'est encore fondée précisément cette liberté de choisir son mo1nent qui constituera la premiere ou la derniere liberté de la volonté. Bien que cela soit, comme dit Descartes a un autre propos, explicatu difficillimum, " tres difficile a expliquer », il nous semble possible d' obtenir a ce su.jet quelques vues plus précises par trois remarques.
1º) Selon une nécessité que Laporte avait bien pen_;.:ue Sans tOUtefois Se résoudre a la thématiser66 , les deuX facultéS ici distinguées dans la volonté ne doivent pas erre conyues comme des puissances de méme degré, qui pourraient, a propos d'une représentation déterminée, entrer en simple concurrence. Non qu'il n'y ait entre les deux, comme tour a l'heure entre la relation au bien et la relation au vrai (et ce rapprochement est fondé a plusieurs égards), une certaine communauté et meme un certain entrelacement : il n'y a en effet, a l'évidence, d'exigence de la volonté qu'a partir d'une complaisance élective (a ]' égard d' un genre de bien déterminé); et réciproquement, méme la plus grande complaisance naturelle de la volonté doit déja erre exigeante a quelque degré (puisqu'il est de l'essence de tour appétit d'erre sélectifa l'égard de !'ensemble des choses qui se présentent). Le point décisif est simplement celui-ci: l'exigence dont il s'agit ne s'exercera pas seulement a l'égard des biens qui se présentent, ou a l' égard des représentations du bien, auxquelles la volonté aura affaire ; elle s' exercera aussi bien a l'égard de la complaisance que ces biens ou ces représentations 66 - En évoquant (L., p. 65) « dcux temps » dans la suspcnsion du jugcmcnt, et aussi bien (p. 69) " des formes divcrscs d'indiffércnce "' situées a " des niveaux divers de la vic mentalc ». Létude jumelle sur la Liberté selon Malebranche évoquera plus fortement la « faculté d'arreter nos désirs ,, comrne un « pouvoir du second degré, et pour ainsi dire réfléchi '"qui" a besoin d'une spontanéité sur laquellc il s'exerce » (op. cit., p. 218).
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exciteront dans la volonté; et cela, non seulement dans la mesure oU cette complaisance ressentie pourra étre estimée, selon les cas, convenable, insuffisante ou excessive, mais d' abord dans la mesure o U, selon son degré et selon sa qualité, elle est déja en elle-méme un indice (trompeur ou fiable, cela dépend) de la bonté du bien représenté, et comme un mode (sans doute problématique et incomplet, mais néanmoins indispensable) de l' expérience de ce bien. Sous ce rapport, la détermination de la volonté ne doit pas simplement étre comprise comme un acte transit~f ou, sí l' on veut, horizontal, impliquant un simple rapport de l' esprit, ou de l'áme, a l'objet représenté. Considérée comme opération intérieure de l'áme, et en tant qu'elle est postérieure au simple vécu de l'inclination, elle est aussi bien, a titre essentiel, l'acte réflexifou, si l'on veut, vertical par lequel la volonté en tant qu'exigeante entérine comme bonne et convenable, et, en ce sens, institue ou libere pour l'acrion sa propre complaisance a l' égard de cet objet. Et il en est de méme de l'acte négatif par lequel l'áme se réserve ou retient son jugement, lequel acte, bien plus clairement encore, implique un comportement négatif par rapport a l'inclination elle-méme, ou un jugement négatif a son égard. 2º) Il va de soi que la volonté en tant qu'exigeante ne peut pas entériner ou passer outre asa propre inclination sans quelque espece de motif. Le probleme est seulement de savoir si, comme le suppose fondamentalement l'interprétation nécessitariste, ce motif doit lui étre représenté par l' entendement au méme titre et de la méme maniere que le bien auquel se rapporte cette inclination. Nous croyons que ce n'est ni nécessaire ni possible. D'une part, pour se détourner de l' objet représenté, ou de la ratio boni qui explique son inclination, la volonté (l'áme en tant que voulante) n' a pas nécessairement beso.in d'une représentation positive et déterminée; elle n' a besoin que de la conscience que cet objet n'est
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pas le bien qu'elle cherche fondamentalement, ou que sa représentation manque de la clarté et de l' évidence qu' elle exige, ou que son inclination actuelle conserve quelque chose d'incertain, d'excessif ou de défectueux. D'autre part, son insatisfaction a l' égard de ce donné actuel doit suffire a relancer l' activité représentative ou intellectuelle de tell e maniere qu' elle trouve ensuite, si nécessaire, les raisons positives qui la conforteront dans son refus de cet objet ou dans son mépris de sa propre ínclination. Mais, pour ne pas retomber dans les mémes apories relatives au mode de présentation du motif ou a la préftguration de l'objet auquel on voudra penser (cette derniere aporie ne devant étre résolue par Malebranche qu'a l'aide d'hypotheses tout a fait étrangeres a Descartes), nous croyons plus nécessaire encore de préciser les deux points suivants. D'une part, si l'on admet par hypothese que la volonté a besoin d' en appeler a des représentations positives pour récuser cela méme qui luí est actuellement représenté, ces représentations auront avec la volonté un rapport jbnctionnel tout afoit spécifique, que n'ont pas celles contre !esquelles elles doivent agir. Elles ne seront pas, en effet, des représentations quelconques (dans leur objet), mais bien plutót les propres représentations générales de la volonté (les Passions de Díme, art. 48, parleront de « ses propres armes )) 67 ), c' est-a-dire celles des objets fondamentaux de sa complaisance, ou des formes 67 - « Mais il y a qui ne peuvent jamais éprouver leur force 87 , on doit en effet l' admettre, comme on peut admettre que seules des volitions caractérisées soient a plein titre des appétits de l'ámeHH. En revanche, comme la suite du méme article
84 - La glande pinéale, « sitge principal de l'áme '" située vers le 1nilieu du cerveau. 85 - AT XI, 364, 16 - 365, 4. 86 - Cf. la note de F. Alquié, Descartes, O. Ph., t. lil, p. 990; et les ren1arques de H. Catan, The Origin ofSubjectivity, New Haven - Londres, 1973, p. 195. 87 - Désirer et craindre, com1ne affinner, nier, douter, sont des modi volendi : PPh 1, art. 32. 88 - Les appétits nature!s tout au moins (de fain1, de soif, etc.) sont tout a fo.ir différents (,plane diversi) des volontés ou appétitions a proprement parler; et c'est seule1nent pour auta.nt qu'ils sont ordinaírement suivis d'une vo!untas sive appetitio qu'on les a non11nés des appétits: RPh. IV, 190, AT VIII, 317, 30 - 318, 4. On rernarquera toutefois que ce texte, qui ne traite des passions que cOJnme perceptions ou sentiments, s'absrient de toute précision quant au désir en général.
Liberté et structure de l'áme 67
suffira a l'attester, il est structurellement exclu que l'áme soit sujette au méme titre a toutes les modifications considérées, ou que toutes possedent a son égard le méme statut. En écrivant que, par suite du conflit J 89 , l'áme peut se sentir poussée presque en méme temps a désirer et ne désirer pas une méme cho se »9º, Descartes ne peut en effet dissimuler ni la différence fonctionnelle entre une volition caractérisée et le désir qu'elle implique ou qui la provoque, ni davantage le fait qu' en l'occurrence, le corps, avec l'(í effort >> des esprits animaux sur la glande pinéale, produit dans l'áme non pas le simple sentirnent de cet effort, ou celui d' une pression externe, mais bien une motion ou émotion de désir elle-méme caractérisée, qui, pour devoir se révéler et « sensitive J>, dans la simple mesure o-U chacune des fonctions dont il s'agit implique le méme pouvoir (absolument indivisible) de conscience ou d'aperception, a partir de quoi elles peuvent étre définies comme autant de í< fai;:ons de penser J>, modi cogitandi. Aussi bien le probleme que pose cette division, et en général le rapprochement avec la psychologie de l'Ecole, n' est-il nullement - au grand jamais, et d' autant moins que l'hyporhese est tour a fait étrangere a la maniere de voir d'Aristote lui-meme - celui d'une virtuelle disruption du fonctionnement du > cartésien, ainsi partagé entre deux instances indépendantes. Le probleme sera seulement, plut6t, au contraire, celui de la relation a concevoir dans ce fonctionnement entre les deux registres de fonctions, et tient a la complication qu'introduirait dans l'interprétation du dualisme cartésien la reconnaissance, entre les deux et d'aprfs leurs caractéristiques cartésiennes, d'une solidarité plus profonde que Descartes n'aura assurément voulu l' admettre. Pour autant que ce probleme peut erre abordé en général ou conceptuellement (et non exclusivement en référence a l'expérience réflexive des Méditations), sa solution la plus ordinaire et a coup sllr orthodoxe aura consisté a mettre l' accent sur le caractere purement intellectuel de cette
Liberté et structure de l'átne 69
conscience qui définit toutes les pensées comme telles92 : si la conscience n' est en effet que la plus simple et permanente forme ou application d'un pouvoir purement intellectuel, alors certes les fonctions de > qui i< se pourraient trouver en notre áme, encore qu'elle n'eút point de corps >> 98 , la lettre a 97 - Lart. 133 des Passioni; Af XI, 426, 25-26, se lusarde aparler d\m « tempéraincnt de !'esprit». Sur le\\ tempérament,, généreux, dans sa double dimension, l-f. l'art. 160. 98 · AT IV, 602, 3-8.
Chanut du l" février 1647, avec de notables difficultés'°, réduit en fait cette volonté a un simple appétit impersonnel1uº. Quant a la lettre a*** (Silhon ?) de mars ou avril 1648, oü Descartes dépasse a cet égard" les bornes de philosopher prescrites )) 1º1 , bien qu'elle n'ait eu a traiter que de la connaissance, la différence de régime qu' elle laisse subsister entre l'intuition de l' autre vie (pure i< illustration >> de l'esprit par la lumiere divine) et ses anticipations dans celle-ci (lesquelles impliquent matériellement ou métaphoriquement le concours et la réflexion de plusieurs fonctions sensitives) suffit 3. suggérer que la conservation, d'une vie 3. l' autre, des facultés essentielles de l'áme ne peut probablement se concevoir qu'au prix d'une radicale équivocitéw2•
§7
Au milieu de ces conjectures, un dernier doute ne pourra néanmoins étre évité : celui qui précisément porte sur le caractere essentiel et constitutif de la fonction volitive par rapport a l'áme cartésienne. Ce fut, on s' en souvient, au moment de la plus mémorable efflorescence des études cartésiennes en France, l' objet 99 - Sont pris commc exemple de ces mouve1nents de la volonté, parfairement transparents a la réflexion (ibid., l. 16-20), ceux d'unc áme qui, n'ayant point de corps, apercevrair pourtant « qu'il y a beaucoup de choses a connaítrc dans la narure, qui sont forr bel!es" (ibid., l. 8-10) et remarquerait qu'elle aurait ou non cette connaissance. Une tel!e condirion est-elle concevable? On retnarquera en tour cas ici l'absence de tourc référence expresse a" l'autre vie)) 100 - Dans les condirions considérées, la volonté de cette áme «se porrerait infailliblement a aimer la connaissance de ces choses »(l. 10-12); et" si elle pcnsait qu'il lui serait bon de l'acquérir, elle en aurair du désir 1> (l. 16-17); mais de quoi d'aurre sera-t-clle capable? 101 -AT V, 139. 102 - La lettre a I-Iuygens du 10 oc:robre 1642, AT III, 578, évoquc néanmoins la conservation d'une 1nén1oire intellectuel!e qui pourrair procurer la« souvenance du passé" : voir infta, chap. VIII, § 4.
74 Descartes et la philosophie morale
d'un débat notoirel!u, qui ne tarda pas a se resserrer autour d'un texte précis. Ce texte est l'article 53 de la Premiere partie des Principes, oíl il est question de l' étendue et de la pensée comme attributs principaux de la substance étendue et de la substance pensante, les autres propriétés que nous trouvons dans !'esprit n'étant que des fa.;ons différentes de penser, comme les autres propriétés du corps, des modes de l'étendue. « Ainsi, écrit Descartes, l'imagination, le sentiment ou la volonté dépendent tellement d'une chose qui penseque nous ne les pouvons concevoir sans elle. Mais au contraire nous pouvons concevoir la chose qui pense sans imagination ou sans sentiment, et ainsi du reste. »104
Pourq uoi done avo ir écrit : « et ainsi du reste » ? Est-ce pour dire, comme l' a supposé Gueroult105 , et comme Alquié s'était senti obligé de l'admettre a sa suite 106 , «et aussi sans doute sans volonté » ? ou est-ce pour ne pas avoir a le dire, parce que cela est en to u te rigueur impossible a dire, et que nous n'avons pas le moindre concept d'une chose qui pense a qui manquerait la volonté? En toute hypothese, dans l'archive philosophique, jamais peut-étre un > des 2 - « Pour ce qui est des parcies du sang qui pént:rrent jusqu'au cerveau, elles n'y servent pas seulernent a nourrir et enuetenir sa substance, n1ais principalement aussi a y produire un certain vent trCs subtil, ou plutót une flam1ne trCs vive et trb pure, qu'on nomme les Esprits anímaux" (p. 129, l. 1-6). « Or, a mesure que ces esprirs enrrent ainsi dans les concavités du cerveau, i!s passent de Ja dans les porcs de sa subsrance, er de ces pores da.ns les nerfs ; oU sclon qu'ils entrent, ou méme seule1nent qu'ils rendent aentrer, plus ou rnoins da.ns les uns que dans les autres, ils ont la force de changer la figure des n1usdes en qui ces ncrfs sont insérés, et par ce moyen de faíre n1ouvoir tous les 1nembres." (p. 130, l. 15-22). 3 - p. 164, L 13 - 165, l. 3. 4 - V. en particulier l'art. 36 (Exemp!e de !afafon dont !espassions sont excitées en /'áme) et les an. 102 a 106 (Les mouvements du srmg et des esprits dans l'amour, la
haine, la joie, la trístesse et le désir).
79
a savoir, qu'il s' agit d'une matiere que lui-meme n'avait « jamais ci-devant étudiée )) 5• Est-ce pour autant que la reconstruction ou l'exégese de la théorie cartésienne des passions de l'ame ne puisse attendre de ces textes aucune instruction décisive, et n' ait surtout d' aucune maniere a prendre ses reperes de leur c6té ? Pour qu'il en soit ainsi, il faudrait que, depuis ces simples apers:us jusque dans le Traité de 1649, la lumiere projetée sur les phénomenes passionnels se soit simplement étendue, avivée ou diversifiée. Or, on ne trouvera pas seulement dans !Homme un essai de mise en correspondance systématique des humeurs (en tant qu'affections de l'áme) avec les qualités du sang et des esprits, qui n'aura pas d'équivalent dans les Passionf ; et dans les Príncipes, s' autorisant une référence oblique au stoi·cisme 7 , une distinction qui formera l'un des points les plus importants et elliptiques de la doctrine" définitive >> entre (a) le > ou (( cogitative » et la mémoire 10 , se trouve ici, par une opération
8 - Voir Passions, art. 79, 91, 92, 147 et í't Cñanut, ler février 1647, AT, IV, 601604. 9 - « Or, aprCs vous avoir expliqué les cinq seos cxtérieurs, tds qu'ils sont dans cene machine, il faut que je vous disc quclquc chose de ccrrains scntiments intérieurs qui s'y trouvent »: AT, XI, 163, 6 sq. 10 - La faculté ou puissance « estimarive >1 esr celle par laquel!e l'anirnal appréhende le caracthe urile ou nuisib!e des objers qui se présenrent ases sens. La meme faculté pratique élé1ncntairc est dite « cogitative" da.ns !'homine, oli elle est aussi nom1née « raison particuliCrc ». VoírThonias d'Aquin, Sum. TheoL la, q. 78, art. 4 (Les sens internes); et E. de Saint-Paul, Sum. Phi!., II, 3, 3, 3, cité par Gilson, lndcx, nº 41 O. Voír la discussion récente de D. Brown et C. Normore, "Traces of rhe Body. Canesian Passions », in B. Wil!íston et A. Gon1bay, éd., PassÍon and Vírtue in Descartes, Amherst, New York, Hu1nanity Books, 2003, p. 85-88.
Les prissions comme « sens intérieur » 81
qui semble n'avo1r pas de précédent 11 , détournée par Descartes de son acception traditionnelle pour erre appliquée a des affections ou l'Ecole voyait bien plut6t des modifications de r appétit 12 • Mais il est au moins aussi remarquable qu'a une demiexception pres 13 , la paren té ou la proximité affirmée a ce titre entre les deux types d'affections ne doive trouver dans les textes ultérieurs, et surtout dans les Passions, ni écho ni confirmation. D'une part, lorsque le traité aura a diviser en certaines classes (art. 22 a 25) !'ensemble de nos sentiments, e' est-a-dire des perceptions qui dans l'homme « dépendent des nerfs )), il y distinguera non pas deux, mais trois gra_.!!~es _esE_ece:.s~selon que no1:15. .~>ces perceptiOfiSSOit-« aux ¿bje!s .dll dehors )), soit «a notre-Cürps·-ou·~ qUelC¡ues-unes de ;es pa~ties )), soit enfin a notre ame elle-mem·e. Et bien que les fJasSiÜns au sens étroit et courant du mot dépendent des nerfs :» comme tous nos autres sentiments, bien qu' elles fassent sentir dans le cceur quelque altération (art. 33), ou mtme qu' elles puissent ttre « senties principalement COillffie > de faim et de soif, qui se retrouvent ici rangées avec « la douleur, la chaleur et les
11 - Cf. Th. Steelc Hall, Descartes, 1i-eatise o/Man, Can1bridge, Mass., 1972, n. 113. 12 - Stir la définitíon "consensudlc »des passions conune mouvcments a été cornme délibérérnent retirée. Et n1eme si, d' un texte a l' autre, il est évident que la connaissance cartésienne de ces affections s'approfondit considérablement, ce retrait ne peut pas erre jugé insignifiant, étant admis que cette qualification, qui a son origine dans le Traité de !Homme, et dont le príncipe est discrerement reten u par le Discours de la Méthode comme par les Méditations 18 , n' est nullement 15 - Cette distríburion des sens du ~ bon » et du « beau ,, cst ce!le que retiendra Condillac, Traíté des Sensations, f\I, III. 16 - Le prc1nier seos intéricur appetitus naturrllís vocatur: P Ph., IV, 190, AT, VIII, 316, 21-22. 17 -Al: XI, 163, 18-19. 18 - Respectivement: D.M. V, AT VI, 55, 18 (« la faün, la soif et les aurres passions intérieures ... ») ; Med. Vl AT VII, 74, 24-27 (IX, 59) : «Et outre ce plaisir et cerre douleur, je ressentais aussi en inoi la faim, la soif et d'autres sc1nblables appécits, co111n1e aussi de certaines indinations corporelles vers la joie, la rrisresse, la colere, et autres semblablcs passions (affectus).,,
84 Descartes et la philosophie mora/e
présentée par les Principes sous le rég1me d'une simple commodité provisoire : au contraire, elle y revét manifestement une valeur fondamentale, en définissant un certain type d'inscription des phénomenes passionnels dans le systeme des fonctions (de l'áme et du corps) en quoi consiste la nature de l'homme. S'interroger sur le retrait de cette qualification et se pencher sur le probleme cartésien de l'inscription des passions dans la nature de l'homme, c' est done tout un. Aussi bien notre question ne portera-t-elle pas seulement sur les raisons probables de ce retrait, mais aussi sur la mesure dans laquelle, au-dela des conditions qui ont pu justifier le retrait de l'expression, l'idée de ce « sens intérieur >> peut garder quelque fondement.
§2
Le retrait du qu'elles ont a l'áme, doivent lui étre spécialement intérieures (comme le stipule l'art. 26·'36), cette intériorité n'est pourtant pas celle dont relevent ses propres volontés37 , et elle semble, d'un autre cóté, difficile a concilier avec le fait que ces passions, selon l'article 28, > soit en elle-méme irréprochable, la plus aigue peut-étre des difficultés que l' on vient de dénombrer touche al' exacte définition de cetre intériorité, qui se dédouble immédiatement, sous le moindre regard analytique, entre une intériorité corporelle certes étrangement accordée a la disposition de l' áme, et une intériorité « animale >> (dans l'ancien sens du mot) certes étrangement dissociée, en bien des cas, de celle de la volonté raisonnable. Parler pour les passions d'un « sens intérieur l>, dans la mesure oll e' était supposer a cette intériorité une déterminabilité claire et univoque, était done, a y réfléchir davantage, passablement réducteur ou aventureux.
40 - « ... ce sont ces dcrnihes que j'ai cntrepris ici d'expliqucr sous le no1n de passions de l'func » : art. 25, in fine. 41 - Le second point de vue s'impose avec le passage (malaisément effcctué par les arr. 51 et 52) de l'exanien "des passions en général,, (Premit:re partie) a leur distinction et examen particulier.
92 Descartes et la philosophíe mora/e
§3
Telle n' est pas cependant la seule difficulté qui ait pu justifier le retrait de l'expression. Une autre, plus discrete n1ais non moins importante, tiendra au fait suivant : parler d'un « sens l> déterminé et spécifique pour les passions, ainsi que pour les« appétits naturels l> de faim et de soif, c' était de la part de Descartes s' engager a rendre compte non seulement de la dimension perceptive de ces affections, et non seulement de la constitution psycho-physiologique particuliere des « sens J> qui les concernent, mais aussi de !'uti!ité spécifique de ces « sens >> (sinon mtme de leur caractere indispensable) pour le fonctionnement ou la « vie » du composé. Il n'y aura certes pas chez Descartes, entre la présentation de chaque sens et la détermination de son utilité ou fonction, la relation imn1édiate qui peut se trouver, par exemple, chez_s;;iint Thomas, lequel soumet sa pro pre définition des « SéiiS--iii:i&i~L1rs » a ce principe général, qu·~~-il / faut dans l'ám~_sensi~!.ys;___;¡_ut_ªnt -~~-ª-~-~-~'?ns _4_iver_ses q_u' e~~ ré(iiiiCftT~ d'~~n_i_!11:_ª1 p_a~f;¡t »42 • u~--p-rT~~ipe--de ce genre sera -meme, Cef8." ~ª ·san~-- dire, formellement récusable par la pensée cartésienne, pour toute une série de raisons, dont la récusation du « genre de causes qu' on a coutume de tirer de la fin )) n'est que la plus notoire et générale43 • On sait néanmoins que de l' examen cartésien des facultés du composé, les considérations d'ordre téléologique
42 - Sum. Theol., 1, 78, 4, ad resp.
43 - Totum iliud genus, quod ti fine peti so/et, in rebus Physicis nul!um usum habere existimo: Med. IV, AT VII, 55, 23-25 (IX, 44). On peut en outre rappeler que la pensée cartés¡enne distingue radicalement car ontologiquen1ent l'homme de la béte, ignore ce qu' est un ani1na! parfait, s'abstient ou s'interdit de reconnaítre entre les animaux, considérés comme des 1nachines, des différcnces de perfection, et s'abstient en général de condure de la spécificité d'une opération a la constitution particuliere d'une faculté ou d'un sens (sur ce dernier point, v. Passiom, art. 68).
Les passíons comme « sens intérieur » 93
ne peuvent étre entierement exclues44 • Et si l'on meta part la question du régime spécifique de r explication physiologique, laquelle reste inévitablement équivoque dans le type de relations (fonctionnel!es et non seulement mécaniques) qu' elle établit entre les mouvements des parties de la « machine du corps )), le principal témoignage de cette implication aura été fourni par la Sixit:me Méditation, oU en particulier, pour excuser (utilité et bon usage) de chaque passion 4 ~) et que l'instruction en puisse étre démultipliée selon plusieurs points de vue différents 50 - tout cela correspond a des raisons précises et ne suffit certes pas a manifester un embarras caractérisé. Du reste, les quatre propositions qui ont ici valeur fondamentale concordent au moins en ceci que les passions en général, comme émotions de l'ime causées par certains mouvements des esprits, y res:oivent par rapport a 1'3-me ou a la volonté non point une fonction directement ou matériellement informative (on ne saurait dire que, « considérées précisément en elles-mémes )), 48 - « Le princípal eff!:t de toutes les passions dans les hom1nes est qu'e!les incirent et disposent leur :in1e a vouloir les choses auxquel!es elles prépareut leur corps » {art. 40) ; " l'usage de toutes les passions consiste en cela seul qu'elles disposent l'il.rne a vouloir les choses que la nature dicte nous étrc uti!es, et a persistcr da.ns cene volonté » (art. 52) ; « l'utilité de toures les passions ne consiste qu'en ce qu'elles fonificnr etjOnt durer en l'il.rne des pensées, lesquelles il esr bon qu'elles conscrvent, et qui pourraient facileinent, sans cela, en etrc effacées" (arr. 74) ~" .. en sorre que d'> usage narurel >.
66 - « ... bien que ces émorions de l'áme soient souvent jointes avec les passions qui leur sont semblables, el!es peuvent souvent aussi se renconrrer avec d'autres ... ,,
(Af, XI, 440, 27. 44!, 2).
63 - Ces émotions, comme l'atteste le fait de lcur association habituelle avec les passions (volr textes cités n. 8), n'étant nullement réservées aux objet.~ de l'entenden1cnt pur. 64 - C'cst en quoi, dans une cenaine tradition augusrinienne, les passions en leur réaliré actucllc peuvent étre rapponées a la Chute : voir les doures de Malebranche, RV, V, l. 65 - Cene condirion, apparente en premiere lecture, semble invalidée en seconde lecture par la strucrure logique de l'exposé. Voir notre étude détaillée de ce texte dans LHomme de.; Passion.r, vol. l, p. 148-192.
67 - Cette redondance esr impliquée dans tous les textes oU les passions sont dites et fortifier" (sans absolument les causer) certaines impressions ou cenains mouvements du cerveau et de l'áme elle-méme. 68 -A propos de l'art. 40, A. ].-L. Delamarre (art. cit., p. 140) écrivait que" la passion n'a pas tant pour fin de fairc collaborer l'áme la fuite du corps(... ) que de prévenir l'intervention intempesrive d'une volonté qui briserait le cours du phénomene corporel >>. Abstracrion falte de l'ambigui'té de ce « principal effet », ou du caractt:re immédiaten1cnt paradoxal du consentement exigé (souligné par l'A., ibid.), une question sera de savoir de que! fait l'átne peut interro1npre ce cours « entretenir
a
100 Descartes et la philosophíe mora/e
Néanmoins, comme il apparaí:t déj3. par la suite du méme article6 ~, puis par les articles suivants (a propos del' admiration70), et derechef propos des cinq autres passions primitives) avec l'article 138 (oU il est montré que leur « usage le plus naturel », qui concerne le bien du corps, « n'est pas néanrnoins toujours bon »), cette utilité, qui nulle part ne prend le caractere d' une nécessité indispensable, ne peut étre attestée que dans certaines limites de temps et de domaine. Elle est en fait limitée a ce qu' on pourra nommer la vicariance de la raison dans la déterrnination de la volonté; et ainsi, elle reste essentiellement attachée a l'état d'enfance de l'ime ou du composé comme teF 1 • Reste alors a savoir si, dans sa relation a cet état ou a cette vicariance, l'institution naturelle des passions trouve elle-méme sa justification suffisante. Dans la mesure oll l'on ne voit nullement que les passions s' éteignent en l'homme a compter du moment oll il peut jouir du plein usage de sa raison ; dans la mesure o U, au contraire, tout en se transportant (par un processus du reste en lui-méme difficile a entendre72) depuis les premiers objets des affections corporelles jusqu'a toutes sortes d'autres qui n' ont plus de rapport immédiat ou essentiel avec les intéréts du corps, elles acquierent en chacun une sorte de régime stable sinon définitif, il semblera plut6t - si ce type de forre-
ca
Les passíons comme (< sens Íntéríeur J>
101
tion est bien le seul qu'on puisse leur assigner73 - que l'on doive juger la nature en cette institution curieusement imprévoyante, ou singulierement inexperte dans le rapport des moyens aux fins. Et si, relativement aux cas dans lesquels les passions, en tant qu' effets du corps sur l'ame, aident ou secondent l'ame dans son action par rapport aux choses qui concernent le corps, on peut assurément parler d'une sorte de « sens intérieur )) qui fera systeme avec les « appétits naturels », avec les sentiments de chatouillement et de douleur, et aussi bien avec le goút et l'odorat, le fait que ce>
tion n'était peut-étre une opération pertinente que dans certaines limites. II y a du moins a cet égard deux faits troublants. D'une part, lorsque l'article 137 définit 1'« usage naturel >>des cinq passions prinlitives autres que l'admiration comme étant d\, inciter l'J.me a consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir a conserver le corps ou a le rendre en quclque fac;on plus parfait '" il déduit bien cet usage du fait que, « selon l'institution de la nature, elles se rapportent toutes au corps, et ne sont données a l'áme qu' en tant qu' elle ¡ est jointe avec lui )) (ce qui allait presque sans dire) : i! ne >! 'il rapporte pourtant pas cette institution cet usage comme a une \l fin ou nécessité a laquelle elle aurait répondu. O' autre part, dans l' article suivant, cet usage qui paraissait investi, par sa correspondance a cette institution, d' une valeur ou prévalence absolue se retrouve qualifié seulement de maniere relative, comme «le plus naturel qu' elles puissent avoir )), et qui de fait « n' est pas néanmoins toujours bon )). C' est la, semble-t-il, une maniere de faire entendre que le fait des passions, qui est en nous absolument primitif (comme on le vérifiera ci-apres), reste primitif en particulier par rapport a toute indication d'un usage déterminé, et méme (en d'autres termes) que les passions ne correspondent en nous a aucune institution spéciale de la nature. En effet, le fait le plus primitif est ici l' existence générale dans les animaux rappelée par le méme anide 138 75 • du méme type de mouvements intérieurs qui correspondent en nous aux passions. Dans les animaux, ou en général dans la machine du corps, ces mouvements intérieurs ont une fonction précise, puisqu' ils servent, comme le stipulait le Traité de l'Hornrne, a modifier le ({ tempérament du sang et des esprits )) de telle maniere que certains rnouvements extérieurs, relatifs
a
75 - V aussi l'art. 50, et d'abord D.M. V, AT VI, 58, ainsi que h quasi totalité des texres cartésiens sur la question de l\llne des bétes.
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aux causes des premiers mouvements, s'en trouvent facilités ou optimisés76 • Nous sommes done sujets aux passions par cela seul que ces mouvements internes, qui sont essentiels atoute vie anima/e, se trouvent aussi dans la machine du corps auquel notre árne est jointe, avec la méme fonction par rapport a certains mouvements extérieurs77 • Ou plutót, nous so mm es sujets aux passions par cela seul que ces mouvements, selon le régime général de la communication des affections du corps a l'J.me qui est « instituée de la nature », ne pouvaient;. i pas ne pas faire en notre áme quelque impression, la spécificitéii ~z_n_>, Archivio di Filosofia, 1986, 1-3. Pour une approche plus générale du proble1ne, voir du mCme auteur Prolégomenes ala chan"té, París, La Différence, 1986, p. 91-120 (« L'intenrionnalité de \'amour >1), et Le Phénomfne érotique, Paris, Grasset, 2003. notamment p. 16-19 et 25-37.
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selon l'article 80, se considérer - se représenter - comme ne faisant qu'un seul tout avec lui. Marion commente (p. 212): (( Par suite devient impraticable la distinction entre un amour de concupiscence et un amour de bienveillance ; en effet, l'essence de l'amour impliquant la représentation de son 'objet' par un ego antérieur [se. : un ego qui s'institue avant f'objet fui-méme], il apparaít illusoire ou contradictoire d'y exiger la disparition du moi, telle que !'implique, par exemple, l' opposition augustinienne de uti et de.fui >> 7 • De plus, dans la mesure oll l' ego, pour se représenter l'autre homme, procede a partir de lui-méme, cet autre homme, cet alter ego ne peut en aucune maniere étre saisi ou visé dans son altérité. Il ne peut jamais étre qu'un «ego altéré et done objectivé" (p. 215). Ces remarques donnent a penser que e' est peut-étre - ou sans doute - en particulier la forme cartésienne de l'amour que Pascal stigmatisera au nom de la charité, avec son célebre mot, que «le moi est halssable »8 • Il y a seulement, pour Marion, a faire observer que la charité elle-méme n'est pas une disposition inconnue de Descartes: elle fait l'objet d'un long développement dans un texte de polémique, a savoir l' Epítre a Voetius de
7 - Dans cene opposition entre user de quelque chose et en jouir, i! faut con1prendre que le moi s'affirn1e dans la seu!e jouissance. 8 - Fr. 597 Lafuma, cité et commenté ibid. p. 189-193. Sur ce tht:me pascalien, voir ootatnment J. Mesnard, « Pascal et le 'moi hiissable', in La Culture du XVII' sii?cle, Paris, PUF, 1992, p. 405-413 ; V. Carraud, Pascal et la phi/osophie, Paris, PUF, 1992, p. 327-345, et !'importante discusslon récenre de L Thirouin, "Le moi h;ússable, une fonnulc équivoque '"in CToísements d'anthropologies. Pa.rcalr Pensées im Gejlecht der Anthropologíen, hsg. von R. Behrens, A. Gipper, V. McllinghoffBourgeric, Heidelberg, Wioter, 2005, p. 217-247.
La subjectivité cartésienne et l'amour 121
1643 9 • Mais, avec ce texte, il faudra concevoir une tout autre forme de la relation a l' autre homme, qui sera médiatisée par Dieu et par l'amour de Dieu: « l'ego aime Dieu et sait que Dieu aime les autres hommes, done, par imitation de Dieu, il aime ces autres hommes ». Cette forme d' amour, qui passe "par le détour de l'inobjectívable par excellence,, (Díeu), impliquera une forme de renoncement a la représentation, et done de transgression de la problématique initiale. (( Représenter ou aimer », conclut Marion, « il faut choisir >>rn. Et il n'est pas exclu que Descartes ait choisi ; mais alors, assez secretement, car apparemment l'ambigu'ité subsiste: «la doctrine morale de Descartes », écrit Marion, « reste encore, pour une part essentielle, a comprendre >>. Si l' on veut y rélléchir un peu davantage, la these soutenue par Marion apparaltra tour a la fois rres rranchée et tres raffinée. Vient ici au premier plan le fait que chez Descartes, l'amour qui ne s'adresse pasa Dieu reste de nature foncierement « égolste >J: il est accordé par l'ego et ne l'est qu'en vue
9 - Cf. AT VIII-B, 107-135 et notarnn1ent p. 112-113. Descartes écrit en s'appuyant sur saint Pau! (lCor. 13): "Il est cerrain que la base et le fondentent de toutes les vertus, c'est la charité" (111, 26-27). " Ceux qui sont esdavcs de leur eolere, malveillants, envieux, turbulcnts, orgucilleux, arrogants, disputeurs, violcnts, médisants, insolents et menteurs, n'ont en aucune 1naniCre la charité,, (112, 18-21). Et« cctte chariré, c'est-3.-dire cette amirié sainte que nous ponons a Dieu, et i cause de Dieu a tous les hom1nes, en tant que nous savons qu'ils sont eux-n1émes ai1nés de Dieu, a un grand rapport (magnam ajfinitatem) avec cene amicié honnétc qui uait d'ord!naire entre les hommes qu'unit un com1nerce familier (familíaritate cor{functos) » ; ainitié dans laquelle ], qui !'incite a se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui étre convenables ». , parce qu'« on ne connalt communément aucune cause prochaine a laquelle on les puisse rapporter » (art. 25), il est ici conclu que « la passion, qui se produit dans l'ime, n'en sort jamais et s'y résorbe enrierement" (p. 209). Dans la méme ligne d'interprétation, le fait que l' ego, dans la passion d' amour, se représente des objets )>
14 - Voir AT IV, 602, 23
~
603, l.
comme unis a lui, signifiera que la cogitatio atteint ici a (( la derniere dépendance envers l'ego », entendons: au dernier ) et l'amour qui est une passion, et qu'on peut nommer 15 • Les articles 91 et 92 des Passions opéreront une semblable distinction entre une joie sensitive et une joie intellectuelle, et de méme pour la tristesse. Or, cette distinction des deux formes d'émotion sera ici au principe d'un probleme singulier. Laissons de cóté pour l' instant, dans la définition de l' arride 79, la difficulté propre de l' expression: "se joindre de volonté ». Que l'amour-passion soit cette émotion qui incite l'áme ase \( joindre de volonté )) a un objet, cela voudra dire, en toute rigueur, que l'áme en tant qu'elle est sujette a la passion d' amour ne se joint pas encore « de volonté » a cet objet ; il semblera au contraire qu'elle puisse vivre cette passion comme un mouvement ou une émotion qui s'impose a elle (par une certaine causalité physiologique) sans qu'elle y participe pleinernent. Ce sentiment d'extranéité, le méme que la Sixifme Méditation mettait au premier plan s' agissant de la simple sensation 16 , est chose a quoi l'interprétation de Marion, dans la méme mesure oli elle met au premier plan l'unique instance de l'ego, semble renoncer a faire droit. Cependant, si ce n'est pas précisément en tant qu' elle est sujette a la passion d' amour que l'ame ((se joint de volonté )) a un objet, que faudra-t-il pour qu'elle s'y joigne? Il faudra de sa pan un jugement, d'apres lequel l' objet désigné pour cette passion est en effet aimable ; et l' amour inte!lectue! ou raisonnable est précisément ce qui s' ensuivra dans l'áme a titre immédiat de ce jugement. Maintenant, qu'est-ce que cet amour intellectuel? S'agitil bien d'une autre forme d'émotion, qui sera éprouvée sur un autre mode que l'émotion passionnelle? Si tel est le cas, il faudra, semble-t-il, que l'áme se trouve animée simultanément de deux émotions différentes. Mais dans le cas contraire, quelle sera au juste la réalité de leur distinction ? La discrétion de 15 - AT IV, 601, 13 - 603, 20. 16 - Voir Al' VII, 75 ; IX, 59.
La subjectivité cartésienne et Í'ttmour 127
l' anide 79 et d' ailleurs de tour le Traité des Passions a cet égard témoig~e a elle seule d'une difficulté consistante. Et tant que cette d1fficulté ne sera pas résolue, elle risque de nous laisser devant le paradoxe suivant : l'dme n'est le sujet propre d'aucune érnotion d'amour. Car la passion d'amour, qui est excitée en elle par le corps, n'est pas son propre mouvement aproprement parler; et quant ason propre mouvement d' amour, qui s' ensuit de son pro~re jugement, il n'est pas une émotion a proprement parler (ma1s tout au plus, comme y insisteront deux siecles ou deux siecles et demi plus tard Herbert Spencer, Wúliarn James et Bergson, l' idée d' une certaine émotion). Sans doute cette difficulté de déterminer en quoi consistera l' amour dans l'áme seule est-elle pour quelque chose dans la discrétion que le Descartes d'avant 1645 a conservée sur le sujet. Nous y reviendrons tour a l'heure. Mais en réalité, les deux formes d' amour ne doivent pas étre dissociées outre mesure: « pour l'ordinaire )), écrit Descartes dans la lettre aChanut, « ces deux amours se trouvent ensemble >>i 7 et s' ensuivent de tres pres l'une de l' autre : soit qu'une pensée d'amour, conyue par 1'8.me seule, fasse une impression dans le cerveau qui déclenche le processus physiologique correspondant a la passion d'amour; soit que cette passion, « pensée confuse excitée dans l'áme par quelque mouvement des nerfs >), «la dispose a cette autre pensée plus claire en qui consiste l' amour raisonnable »18 • Et cette solidarité ou consécution est a plusieurs égards remarquable : elle signifie en particulier qu' en dépit d' une référence occasionnelle aux « bonnes affections )) (eupatheiat) que les Stolciens distinguaient des passions 19 , l'(( amour 17 - AT IV, 603, 21-22. 18 'p. 602, l. 26' 603, l. 3.
19 ~"···Une joie qui est pure1nent intcllectue!le, et relle1nent indépendanre des émonons du corps, que les Stolques n'onr pu la dénicr a lcur Sage, bien qu'ils aienr voulu qu'il filt excmpr de route passion": RPh., IV, arr. 190 ; sur ce rcxre, voir supra, chap. II, § 1.
128 Descartes et la philosophie mora/e
intellectuelle >> n'est pas nécessairement raisonnable au sens le plus fort du rrtot. La solidarité des deux amours ne semble en effet pour Descartes connaitre que des exceptions accidentelles: soit que nous sentions une certaine chaleur du coeur sans la rapporter a aucun objet déterminé, soit que nous jugions un objet tres aimable, sans que le corps soit disposé « de la maniere qui est requise» pour que s'y trouve excitée la passion d' amour. Il ne semble méme pas que l'amour puisse donner lieu dans l'áme a une sorte de déphasage ou d'ambivalence comme on en observe dans les autres passions - celle qui fait par exemple qu'une certaine tristesse dans « l' extérieur de rame)) est compatible avec une certaine joie ((en son intérieur » (art. 147), ou bien qu'une fausse joie laisse dans l'intérieur de l' áme une certaine amertume (tz. Elisabeth, 6 octobre 1645). Il ne semble méme pas, autrement dit, que l'amour-passion a l'égard d'un objet puisse étre accompagné d'une haine ou d'un rejet intellectuel de cet objet, ou inversement que l'amour intellectuel d'un objet soit compatible avec un mouvement passionnel de haine ason égard. Et e' est probablernent qu'a la différence du plaisir, de la douleur, de la joie et de la tristesse, r amour (et la haine) ne peuvent avoir un objet purement occasionnel ou apparent ; non seulement nous n'aurons d'amour intellectuel que pour les objets qui sernblent bien nous étre convenables, mais méme l' amourpassion ne sera éprouvé qu'a l' égard d' objets dont nous avons pu ou pouvons a répétition expérimenter les bienfaits ou les charmes 2º. Si ambivalence i1 y a, elle ne mettra done pas en
20 - Il semble se présenrer ici un contre-cxcmple avec l'inclination violente pour une pcrsonnc de !'aurre sexe, dont traite l'art. 90 des Passion:;, "indinacion ou désir" qui" naít de l'agrément »et" esr appe-lé du nom d'amour plus ordinairement que la passion d'amour qui a ci-dessus été décrite ,,, servant d'aillcurs «de principale matiáe aux faiseurs de roma.ns et aux poeres ». Merne sí l'on compte en cffet que ccrre passion se rrouve ici rransféréc du gen re de !'arnotlf acelui du désir, l'" agré1nent" qui la fonde reste quant a lui un amour, a savoir celui qu'on a non précisément
La subjectivité cartésienne et í'amour 129
concurrence une passion et une émotion intellectue!le, ni bien slir deux émotions intellectuelles, considérées toutes seules et comme affections raisonnables, mais seulement deux passions diversement fondées. Toutes choses qui nous conduisent a la conclusion suivante: si l'amour, évoqué sans autre précision, n'est ni seulement la passion d' amour comme pensée confuse, ni seulement le mouvement de la volonté qui définit l' amour intellectuel, mais la synthfse ou l'unité de ces deux affections, alors il faudra dire de l'ame, dans « cette vie », qu'elle n'aime jamais toute seule : elle aime avec le corps auquel elle est jointe ; autrement dit, c'est seulement en tant qu'elle est unie a ce corps et qu'elle ressent les effets de certains mouvements qui se font en lui qu' elle éprouve !' arnour dans sa plus grande effectivité. Cela ne veut naturellement pas dire que tout amour ait le corps pour sujet propre, et que l'áme n'ait pas ses propres relations a des objets. Mais d' une part, méme la relation qu' elle aura a ses propres objets semble exiger une sorte de renforcement par le processus passionnel - a preuve le mal que se donne Descartes, dans la lettre a Chanut du l" février 1647, pour expliquer comment Dieu mérne, dont la nature propre est tour a fait inimaginable et ne se fait connaitre qu'a l'entendement pur, peut devenir en nous l'objet d'une «tres violente passion )). Et d'autre part, l'amour dans sa réalité psychologique la plus générale semble etre une passion Oll affection que l'áme raisonnable, en tant que telle, doit soumettre a une forme de surveillance. Cela signifie que
"pour les choses bonnes,, mais "pour les bdles '" lesquelles sorn représerrtées a l'áme "par les sens extérieurs » et non" par les intérieurs et par sa propre raison » (art. 85). Mais cet agrément, fúr-il excité en une seule occasion et par simple apparition de l'objet, donne lieu a une relacion rres forre et intensémenr conso1nmée par la pcnsée. Et si ce cas apparair propre a provoquer un déphasage entre passion et é1nocio11 intellectuelle, on se de1nandcra si un éventucl rejet intel!ecrucl de la passion doit poner plutót sur !'agrétnent !ui-méme ou plurót sur le désir qui en nait. - Sur ces rextes, voir L'Homme des prw1'oru, r. I, p. 268-281.
130 Descartes et la phílosophie mora/e
La subjectivité cartésienne et l'amour
l'amour, d'une maniere générale, n'est décidément rien qui procede de !'ego, considéré comrne pure instance cogi.tative; on dira plutót ego se trouve aimer, se trouve erre sujet l' amour - et
r
a
encore sera-t-il moins a concevoir ici comme pure insrance cogitative que comme l'erre substantiel (le composé, l'áme unie au corps) qui constitue l'objet premier et permanent - il faut bien dire: l'objet, et non pas seulement le sujet - de la cogitatio.
§3 Le second point par oll l'interprétation de Marion peut pretera objection s' articulera a la définition du rapport entre amour et représentation (art. 80). «Par le mot de volonté J>, écrit Descartes a propos de la si singuliere et si peu transparente expression : se joindre de volonté, «je n'entend pas parler du désir, qui est une passion a part et se rapporte al' avenir, mais du consentement par lequel on se considere des a présent cornme joint avec ce qu'on aime, en sorte qu'on imagine un tour duquel on pense étre seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre >>. Peut-on parlera ce sujet - comme Marion fait plus que le suggérer - d'un pur acte de représentation ? Du moins le consentement dont il s'agit restera-r-il, formellement parlant, un acre ou un mouvement de la volonté; de meme que sera un objet de volonté (en méme temps que de représentation) l'union avec la chose aimée. Mais de surcrolt, pour autant qu'il y a ici représentation, la substance et le statut sont loin d' en étre transparents. Car d'abord, sous quel rapport le sujet (qui n'est plus ici précisément l'áme) se considere-t-il lui-méme comme joint a la chose aimée ? est-ce comme un homme, comme un
131
composé d'8-me et de corps, ou seulement comrne une áme? sera-ce a un tirre ou al' autre selon la nature de la chose aimée ? mais alors, cela ne déf1nit-il pas différentes formes d'union qu'il eút été nécessaire de distinguer ? En outre, cette représentation del' union semble erre aussi une représentation de la distinction: dans le tour que je forme avec la chose aimée, je me représente moi-rnéme comrrte une partie et cette chose cornme une autre; et mérne, da.ns ce tour que je me représente, la part de la chose aimée et rna propre part seront, proportionnellernent parlant, sujettes a variation, selon {( l'estime qu'on fait de ce qu'on aime, a comparaison de soiméme )) (art. 83), chose qui servira de principe a la plus consistante des distinctions que l'on puisse faire touchant l'amour, celle de la simple ajfection, de l' arnitié, et de la dévotion. Nous en viendrons tour a l'heure aux implications morales de ces distinctions. Dans l'instant, la question est la suivante : cette représentation d'un tout dont la chose aimée est une partie et soirnéme une autre est-elle concevable dans tous les cas ?
Trois cas au moins feront difficulté. Il y a d'abord « l'amour que nous avons particulierement pour nous-mén1es », dont il ne sera pas question, il est vrai, avant l' article 139 : que se représentera-t-on ici au titre de l'union avec soi ? Il y a aussi la distinction introduite par l'article 82 entre le pur et simple amour des objets (ou des personnes) et 1' amour de leur possession. L' avare, dit Descartes, n' aime pas !'argent, ni l'ivrogne le vin, ni le «brutal» la femme qu'il veut violer, a la maniere précise dont un honnete homme aime son ami ou le bon pere ses enfants: les premiers n'aiment que la possession des objets, et non pas se trouve parachevée ; mais pour cela, il faut toujours que précede une adhésion ou adhérence a l'objet lui-méme, dont il n'est d'ailleurs pas question que cette représentation exhibe précisément le caractere aimable. Et le consentement, qui s' effectue atravers cette représentation (plutót qu'il ne la prend pour objet: « consentement par fequel, dit Descartes, on se considere des a présent co1nme joint a ce qu'on ai1ne, en sorte qu'on imagine un tout ... ))), remonte naturellement plus loin qu' elle. Mais s'il convient ici de parler d'un scheme, cornme unique forme de la représentation intuitive de la relation d' amour, il faut ajouter, comme on le pressent, que cette représentation aura un caractere constitutivement vague, et que e' est ici moins que jamais le lieu d' exiger une exactitude mathématique dans la figuration du rapport des parties a l' intérieur du to u t. On ne pouvait certes se passer d' évoquer une composition du tout en parties, des lors qu'il fallait parler del' union de l'áme al' objet: pour Descartes, en effet, aucune union ne s' entend sans distinction réelle entre les choses unies. Et sans doute le mot d'union était-il ici plus pertinent que celui d'unité: ni l'ego, ni !'esprit, ni 1'8-me, ni l'homme méme ne forment ni ne sont appelés a former avec d'autres choses une unité indivisible. Toutefois, outre que chacun de nous - comme l'indique une rres importante et fameuse lettre a Elisabeth (15 septembre 1645) - est réellement partie d' un ou plusieurs tours en dehors desquels il ne saurait subsister24 - outre cela, c' est bien dans une certaine unité avec les objets que l'amour cartésien trouve sa plus grande réalité. C' est ainsi qu'a l'article 139, cité au départ des
24 - Cf. AT IV, 293, 3 sq.
134 Descartes et la philosophie rnorale
présentes interrogations, Descartes écrit plus précisément, au sujet de l' amour qui a pour objers de vrais biens, qu' elle ne saurait erre trop grande, car tout ce que la plus excessive peut faire, e' est de nous joindre si parfaitement a ces biens, que l'amour que nous avons particulierement pour nous-rnémes nJ mette aucune distinction, ce que je crois ne pouvoir jarr1ais erre mauvais J> (n.s.). ), n' est-ce pas malgré tout désigner dans cet amour une passion impure liée a une ambition effrénée ? Il est assez clair que dans le registre transcendantal sur lequel il veut se placer, Marion transpose tous les élements de la condamnation traditionnelle de l'amour de soi ou de l'amour-propre, opposé a l'amour de Dieu ou a la charité. La représentation est en son fond appropriation. L'autre n'y est atteint que sous une forme altérée ~ réduit a un alter ego, done adapté a l'ego lui-meme, fút-ce sur un mode paradoxal. La secondarisation de la distinctíon entre amour de bienveillance et amour de concupiscence (art. 81) aura en somme pour effet de sceller leur uniré. Et la formule ultime de Marion : « représenter ou aimer, il faut choisir », marque bien l'inauthenticité de cet amour qui serait de part en part représentation. Au reste, meme en reconduisant l' égo"isme moral a une détermination extramorale, autrement
136 Descartes et la phílosophie morale
dit métaphysique (p. 191), le développement initial, sur !'ego selon Pascal, marquait la suite de l'analyse d'une empreinte qu'on peut dire augustinienne. Le langage de Descartes était pourtant resté tres différent, et en l' espece nullement augustinien. Tout en condamnant les effets d' un amour mal fondé (tell e la passion de Piris pour Hélene de Sparte, qui sert d' exemple dans la leme a Chanut25 ), Descartes n'a pas un mot de dépréciation pour les formes ordinaires de l'amour humain. Au contraire, c'est a cet amour naturel, et non du tout a l' amour de Dieu ou a une gráce particuliere, que se trouvent par lui rapportées quantité d'actions héro'iques ou méritoires, comme chez 30 •
29 - O. Ph. IH, p. 720, note l. 30-ATIV,611,25-612,2 ;n.s.
138 Descartes et la philosophie morale
Une certaine volonté d'exactitude rend cette formulation plus qu'indigeste : presque ininrelligible a premiere lecture, y compris pour le lecteur habitué a la langue classique. Cette volonté d' exactitude est chose a quoi l' on peut rendre hommage : la question est seulement de savoir si elle n'intervient pas ici de maniere intempestive, dans la mesure oll son application soulevera plus de problemes qu' elle n' en résoudra, et aussi bien dans la rnesure oU elle mettra en scene, au lieu du mouvement de passion qu' on attendait, l'opération d'une conscience éminemment réfléchie et calcula trice. Cependanr, a l'égard de ces perplexités, la solution sera tout a fait du méme style que tout a l'heure s' agissant du simple probleme de la représentation du tout et des parties : les formulations cartésiennes ne portent pas ici précisément sur un donné phénoménologique ; elles procurent une certaine forme mathématique a une réalité mentale dont Descartes lui-méme sait bien qu'elle se présente a la conscience commune d'une maniere beaucoup plus informelle. C'est ce dont on t.rouvera d'abord confirmation dans la lettre a Elisabeth du 15 septembte 1645, laquelle contient le texte le plus important de Descartes sur ces « actions héroi'ques >> avec lesquelles on risque sa vie pour ses enfants, pour son ami, pour son pays ou pour son prince. Ces actions peuvent bien correspondre a la regle, ici énoncée d' emblée, d'apres laquelle > 32 • Cette regle est done la raison fa plus généra!e pour laquelle le sujet de l'action héro!que accomplit cette action ; elle est ce qui lui donne toute raison de l'accomplir. Et cependant, la disposition a accomplir cette action ne résulte en lui d'aucun raisonnement caractérisé. Ou plutót, un certain rapprochement s'imposera ici avec une autre théorie cartésienne, celle qui porte sur l' évaluation de la distance, de la figure et de la grandeur des objets de la vision. De cette évaluation, l'on sait qu'elle doit s' obtenir '< comme par une géométrie naturelle », 3. partir d'une certaine conscience du rapport angulaire entre la direction de chaque ceil et la ligne qui relie les fonds des deux yeux (ou du meme ceil dans deux situations différentes). Le triangle ainsi formé se trouvera reconstitué dans ses proportions caractéristiques, avec une promptitude qui autorise Descartes a évoq uer une seule action de la pensée, qui, n' étant qu'une imagination toute simple, ne laisse point d' envelopper en soi un raisonnement tout semblable a celui que font les arpenteurs lorsque, par le moyen de deux différentes stations, ils mesurent les lieux inaccessibles )) 33 •
«
Comme le soulignera Malebranche et apres lui Berkeley, il est pourtant tres malaisé de déterminer de quelle maniere exactement cette reconstitution s' effectue. Or, il pourra sembler que nous ayons ici affaire a une effectuation
32 - > renverra lui-meme a l'une de ces « notions simples et primitives >> dont Descartes a toujours déclaré qu'a vouloir les définir on ne ferait que les obscurcir35 • Cette primitivité transcende elle-méme tout
34 - Il y aurait lieu de marquer et d'étudier le contraste avec Montaigne, Enais, III, 9, p. 998 b: «Les enfanrs sont du n01nbre des choses qui n'ont pas fon de quoi étre désirécs, notamment acene heure qu'il serait si difficile de les rendre bons »,si routefoís l'auteur n'ajoutait: « . et si [se.: pourtant] ont justement de quoi érre regrettées a qui les perd apres les avoir acquiscs. » 35 - Cf. R.eg. XII, AT X, 426 ; Mersenne, 16 ocrobre 1639, AT II, 597 ; P.Ph. 1, art. 10, etc.
a
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Descartes et la phílosophíe mora/e
calcul et toute représentation déterminée. Et c'est prec1sement par la que cette pensée s'impose a !'esprit, résonnant comme une piece de viole de l'J.ge baroque, toute en retenue, grave, exquise, définitive.
§5 A partir de la, nous devrions pouvoir conclure. Dans sa ligne générale, l'interprétation de Marion consiste a reconstruire au sein du corpus cartésien un concept de l'amour intégralement métaphysique (déterminé par la« primauté »de l'ego et l'empire de la représentation), pour ensuite opposer a cet amour assez inauthentique une charité dont Descartes se sera approché sans toutefois la placer au premier plan de sa problématique. Les remarques qui précedent tendent a accréditer une hyporhese légerement différente et peut-étre plus économique, a savoir (a) que l'amour est chez Descartes tour bonnement absent de la sphere de la pure métaphysique (celle des Méditations), mais ce, de droit, étant admis (b) que son lieu propre est dans la théorie de l'homme, sans nécessaire appel a un principe transcendant, et avec une signification métaphysique en quelque sorte seconde qui ne sera pas a négliger. Le fait est d'abord qu'a ne considérer que !'esprit seul, y compris dans sa relation a Dieu, on n'y trouvera guere de relation d' amour a un objet - et le passage du début de la lettre a Chanut, sur l'J.me qui, non unie a un corps, s'apercevrait '< qu'il y a beaucoup de choses a connaltre dans la nature, qui sont fort belles », si bien que « sa volonté se porterait infailliblement a aimer la connaissance de ces choses )) 36, peut apparaí:tre baroque et surajouté. C' est seule-
36 - A'T IY, 602, 10-12.
La subjectivité cartésienne et l'amour
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menten descendant dans l'ordre propre de l'union de l'J.me avec le corps, autrement dit en passant - selon la problématique des lettres a Elisabeth de 1643 - de la considération de la premie re notion primitive a celle de la troisieme, que l' 011 ne peut manquer de rencontrer en propre l'amour et les autres passions: chose que n'avait en fait pas manqué d'indiquer la Premiere partie des Principia, dans le passage qu'elle consacre aux notions simples qui sont en nous 37 • De ce que l'amour manque d'une place assurée dans la métaphysique de Descartes, sera-t-on pourtant fondé a conclure qu'il est inessentiel a la subjectivité cartésienne, ou qu'il ne peut constituer ici qu'un mode d'extension ou de traduction morale ou pratique de la domination métaphysique de l'ego ? Cette conclusion serait grandement aventurée. D' abord, comme suffit a l'indiquer la division des trois notions primitives, le plan de réalité auquel on accede au moment du protocole métaphysique oU la rnens retrouve son corps est absolument irréductible au plan précédent, celui du pur exercice de la cogitatio. Mais s'il y est irréductible, il n' est évidemment pas moins constitutif de la vie de l'ime dans sa condition présente. Et bien entendu, a l'intérieur de ce protocole métaphysique, le retour de la mens dans le corps auquel elle est jointe (sous réserve d'une réforme radicale de sa pro pre disposition intellectuelle a cet égard) n' a jamais été sérieusement compromis ni perdu de vue. Comme Marion 37 - Cf. PPh. 1, arr. 48. Apres avoir rappelé que "l'entende1ncnt, la vo!onté et toutes les facons de connaitre et de vouloir apparciennent a la substance qui pense », et déraillé l~s propriétés du corps, Descartes ajoutait: "Il y a encore outrc cela cerraines choscs que nous expérimentons en nous-tnémes, qui ne doivent pas étrc attribuécs a l'áme seule, ni au corps seul, 1nais a l'étroite union qui cst entre eux, ainsi que je l'expliquerai ci-apres [=IV'""" parcic, art. 189 et suivantsl: tels sont les appécits de boire et de manger, et les émocions ou passions de l'ámc, qui ne dépendent pas de la pensée sculc, c01nme l'émotion ala colere, ala joic, ala tristesse, al'amour, etc. ; tels sont aussi tous les sentin1cnts, comme la lumit:re, les cou!eurs, les sons, les odeurs .. ».
144 Descartes et la phílosophie morale
lui-méme semble l'avoir suggéré ailleurs38 , c'est done avec la redescente de l' ego dans la condition de cette union, et non dans sa seule réduction métaphysique a !'esprit pur, qu'une vue complete sur la vie subjective, et done si l' on veut une égologie cornplere, trouvera sa possibilité cartésienne. De fait, en abordant le plan de l'union de l'áme et du corps, on redécouvrira certaines conditions propres a ce corps, a savoir le beso in qu' il a d' un tres grand nombre de choses pour subsister ou (comme dira Spinoza) pour étre l. D' oU précisément la question de savoir si, dans les conditions de la conduite de la vie, le langage que tient cette Méditation touchant nos facultés pourrait étre conservé sans réserve ni inflexion. Plus précisément : la méme volonté qui est ici présentée comme « tres ample et tres parfaite en son 39 - C.f. il Elisabeth, 18 mai, mai ou juin et 6 octobre 1645,AT IV, 202-203, 219, 309; Passions, art. 94, 147, 187. Voir plus loin, chap. Y11, § 3. 40 - "D'oU esr-ce done que naissent 1nes erreurs? C'est a savoir de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ainplc er plus étendue que l'entendement, je ne la conciens pas dans les pmérnes limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas ; auxquelles étant de soi fort indifférenre, elle s'égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vra! lfacile a vero et bono dejlectit). Ce qui fait que je me trompe et que je phhe (atque itrt et fallor et pecco).,,: AT VII, 58, 20-25 ; IX, 47 ; n.s. 41- Cf.AbrégédesMed.,ATVII, 15, 7-9; IX, 11: « ilesrarcmarquerquejene uairc nullemenr en ce lieu-la du péché, c'cst-8.-dire de l'erreur qui se commct dans la poursuire du bien et du mal, mais seulement de celle qui arrive dans le jugement et discernement du vrai et du faux (in dijudíratione veri etffilsi) ».
Une métaphysíque sans mal 217
espece )), et comme foncierement indifférente a toute représentation du bien ou du vrai qui ne serait pas parfaitement claire, n' est-elle pas destinée, dans les conditions de la conduite de la vie, et méme déja, pour peu qu' on y son ge, dans sa relation a la vérité (ordinairement si peu disciplinée), a apparaítre corrompue par les passions - non seulement incapable ordinairement de résister aux passions les plus fortes, mais proprement habitée (le cas échéant de maniere conflictuelle) par des passions indurées ? Une fois et une seule a notre connaissance, Descartes a accepté de parler d'Wle volonté (( corrompue par les passions l>, a savoir dans l'Entretien avec Burman, en répondant a une question particulierement aigue sur la QuatriCme Méditation: il s'agit de savoir si le pouvoir que Dieu nous a laissé > légitime et toujours renouvelée de la part des ámes généreuses, lesquelles « connaissent assez quelles sont les causes qui font qu' s'estiment )), l'article 160 des Passions cornpte non pas seulement la l fascinée qui n' a pas sa place en philosophie.
VII Une politique des passions
§ 1 Dans l'histoire de la théorie politique des passions, l' exception cartésienne est chose notoire, aussi bien que le double titre auquel elle peut étre évoquée. D' une part, l' ceuvre de Descartes ne contient rien qui ressemble a un traité de science politique, et n' était pas destinée a rien comporter de tel, puisque cette science, en tant que distincre de la morale, est tout a fait absente de ]' arbre de la philosophie que dessine la Lettre-Préface des Príncipes. Non seulement Descartes, comme simple particulier, ne s' est jamais reconnu le droit de déterminer ce qu' est un État bien établi 1, mais lorsque la princesse Élisabeth lui demandera ses maximes pour la « vie civile l>, il répondra de maniere significative : «Je mene une vie si retirée, et j' ai toujours été si éloigné du maniement des affaires, que je ne serais pas moins impertinent que ce philosophe qui voulait enseigner le
59 - Voir AT VII, 43-44 ; IX, 34-35; et les Réponses aArnauld, Xr VII, AT IX, 180-182. 60 - Le péché n'est pas natura rnais seulement a.Jlectio naturae. De Libero.Arbitrio,
III, 9, 26.
1 - Cf. D.M., 2e parrie, AT VI, 13-14; et 6e partie, p. 61.
226 Descartes et la phííosophie mora/e
Une politique des passíons 227
devoir d'un capitaine en présence d'Hannibal, si j' entreprenais d'écrire ici les maximes qu'on doit observer en la vie civile. F.t je ne doute point que celle que propose Votre Altesse ne soit la meilleure de toutes, a savoir qu'il vaut niieux se régler en cela sur l' expérience que sur la raison, parce qu'on a rarement atraiter avec des personnes parfaitement raisonnables, ainsi que tous les hommes devraient étre afio qu'on pút juger de ce qu'ils feront par la seule considération de ce qu'ils devraient faire ; et souvent les meilleurs conseils ne sont pas les plus heureux. »2 Les conditions mémes de la vie et de l' action font que l' art politique ne pourra jarnais devenir une science exacte; il restera une empeiria qu'on acquiert a force de pratique, sans jamais pouvoir se soustraire a la nécessité de (( hasarder C'est pourquoi les princes eux-mémes sont, en toute rigueur, les seuls bons juges de la justesse de leurs actions 4 • Et s'il y a beaucoup a reprendre a l' enseignement de Machiavel (celui du Prince a tour le moins, puisque, dans les Discours sur TiteLive, Descartes dit n'avoir remarqué>,Les f.t. Phi/., 1996, 1-2, p. 89-99. 4 -A E., septe1nbrc 1646, AT IV, 487, 22-25 et 492, 7-12. 5 -A E., octubre ou novcn1bre 1646, AT N, 531, 15. 6 - Machiavel « n'a pas 1nis asse:r de dlstinction entre les princes qui ont acquis un État par des voies justes et ceux qui l'ont usurpé par des moyens i!légitimcs; et il a donné atous, générale1nent, les préceptcs qu! ne sont proprcs qu'il. ces derniers. Car [... ] ceux qui ont com1nencé as'érablir par des crimes sont ordinairement contraints de conrinuer a commettre des cri1nes, et ne se pourraient nrnintenir s'ils voulaient étre vertueux,, ; ¿¡E., septembre 1646, AT IV, 486, 10-21.
ne cherchera pas a étre toujours homme de bien7 , devra absolument s'interdire certains procédés, corr1me de feindre d'étre ami de ceux qu'il veut perdre ou de manquer a sa parole avec ses alliés8, et toutes les actions de nature a lui attirer la haine et le mépris de ses sujets~. 11 n'y va pas seulement du jugement d'un spectateur impartial, mais aussi bien de son propre avantage 1º, et sans doute faut-il concevoir entre les deux une certaine regle de corrélation. Mais a vouloir enseigner quelque chose de plus, le philosophe s' exposerait a étre moqué 11 • D'autre part, ce qui est peut-étre plus énigmatique, le traité des Passions de l'áme, qui veut rendre aux passions leur vraie place ou fonction dans l'homme, et fournit sans doute ainsi «des fondements certains dans la morale» 12 , ne s'attarde nulle part sur la dynamique intersubjective oü ces passions peuvent erre inscrites, ni sur la nature de celles qui créent les plus grands troubles publics ou qui au contraire cimentent les Etats. 11 est naturellement question en leur lieu de l'émulation, (( chaleur qui dispose l'ime a entreprendre des choses qu' elle espere lui pouvoir réussir parce qu' elle les voit réussir a d'autres)) (art. 172); de l'envie, (( espece de tristesse mélée de haine qui vient de ce qu' on voit arriver du bien a ceux qu'on pense en étre indignes" (art. 182); ou de la gloire, « espece de joie fondée sur l' amour qu' on a pour soi-m€:1ne, et qui vient de l'opinion ou de l'espérance qu'on a d'étre loué par quelques autres" (art. 204). D'une maniere générale, la plupart des passions qui se rattachent a la joie et a la tristesse sont excitées par ce que nous voyons arriver a d' autres hommes, ou par les intentions que nous les voyons mani7 - Etant ad.mis que" le 1ncilleur est de tácher al'étre toujours,,: ibíd, AT N, 490, 24. 8 - lbíd., AT IV, 488, 10-21. 9 - Jbid., l. 22 sqq. 10 -AT IV, 489, 18-19. 11 -AT IV, 492, 13. 12 - C.f a Chanut, 15 juin 1646, AT IV, 441, 25-27; voir infrfl, dup. X,§ 3.
228 Descartes et /.a philosophie mora/e
fester. Mais bien que certains hommes puissent étre tres enclins a telle ou telle d'entre elles, ce ne sont la, précisément, que des passions particulieres, qui n'ont aucun titre a constituer la base de la vie affective ou les ressorts les plus généraux des actions humaines. Quant aux passions prirnitives (admiration, amour, haine, désir, joie, tristesse), qui bien plutót et toutes ensemble constituent cette base, leur relation aux actions, propriétés ou passions des autres hommes ne saurait étre ni exclusive ni méme premiere ou fondatrice : aussi bien ne fait-elle ici l' objet d' aucune remarque particuliere. Et enfin, pour les « passions et habitudes » les plus déterminantes du point de vue éthique ~ celles de la générosité, de l' orgueil, de l'humilité et de la bassesse (art. 153 a 161) - , la forme ou mesure de !'estime ou du mépris de soi qui les définit n' est rien que Descartes rapporte directement au jugement des autres hommesu. Cela suffit a marquer, entre la théorie cartésienne des passions et celle d'un Hobbes ou d'un Spinoza, une différence qui doit étre non seulement de perspective, mais d'axiomatique. Bien qu' en aucune maniere le « sujet cartésien >> ne soit a concevoir comme une entité autosuffisante 14, ni le souci de la réputation ou de l'honneur, ni ce que l'auteur de l'Ethique appellera l' imitation des ajfects15 n' occupent ici le premier plan. S'agissant des passions proprement politiques, l'article 83 du Traité stipule bien qu' on peur avoir de la dévotion 13 - L:lme orgueilleuse ou basse co1nn1e l'füne noble et généreuse tiendront cenes compte, chacune a leur manit:re, de l'éloge ou du blfune prononcé par autrui (donnant matit:re a gloire ou a honre, cf. Panions, art. 204 a206); 1nais aucune des deux ne se rt:g!e absolu1nent sur l'effoctivité de ce jugement. 14 - Voir supra, dup. III. 15 - Voir Ethique III, prop. 27, dc1n. et scolie. La réalité sinon le concept de cene imitation était déja trCs présente dans les Essais de Montaigne, cf. 1, 21 (De la force de i'imagination): «La vue des an.goisses d'autrui n1'angoisse matériellement, et a mon sentin1ent souvent usurpé le sentiment d'un tícrs. Un tousseur continud irrite 1non poumon et mon gosier » (p. 97 e).
Une politique des passions 229
non seulement pour la Divinité, « mais aussi pour son prince, pour son pays, pour sa ville )) ; et l'article 164, que la générosité fait qu' on « rend sans répugnance tout l'honneur et le respect qui est dú aux homrnes, a chacun selon le rang et l'autorité qu'il a dans le monde», tandis que l'orgueil aura des effets tout contraires. Mais ni les passions séditieuses, ni généralement celles auxquelles le peuple est sujet ne sont a aucun moment détaillées, et si l' analogie politique ne peut étre exclue de la description que donne l'article 47 des « combats qu'on a coutume d'imaginer entre la partie inférieure et la supérieure de l'ime », la métaphore (de tradition platonicienne) en est aussi délibérément retirée, par rapport a la rhétorique habituelle d'un néo-stolcien tel que Du Vair: Les sens, pour ne pas comprendre tout ce qui est de la raison, sont souvent trompés par l' apparence et jugent pour ami ce qui nous est ennemi. Quand, sur ce jugement et sans attendre le commandement de la raison, ils viennent aremuer la puissance concupiscible et !'irascible, ils font une sédition et un tumulte en notre áme, pendant lesquels la raison n'y est non plus oule ni l' entendement obéi que la loi ou le magistrat en un État troublé de dissension civile. Or, en ce trouble, les passions qui mutinent notre ime et troublent le repos de notre esprit s' élevent premierement dans la partie concupiscible [... ] )>i 6
«
ou, dans les années 1640, d'un augustinien tel que Senault: Il est vra1 qu'il se forme des mouvements dans le second état de l'ime qui exercent son pouvoir; car
«
16 - G. Du Vair, La Philosophíe monde des sto"iques (1599), éd. G. Michaud, Vrin, 1946, p. 70-71.
230 Descartes et la philosophie mora/e
encore qu'ils en relevent, ils ne laissent pas néanmoins de prétendre quelque sorte de liberté, ils sont plutot ses citoyens que ses esclaves, et elle est plut6t leur juge que leur souveraine. Comme ces passions naissent des sens, elles prennent toujours leur parti, l'imagination ne les représente jamais a !'esprit qu'elle ne parle en leur faveur ; avec un si bon avocat elles corrompent leur maítre, et gagnent toutes leurs causes. Lesprit les écoute, il examine leurs raisons, il considere leurs inclinations, et pour ne pas les attrister, il prononce bien souvent a leur avantage, il trahit la volonté dont il est le premier ministre, il trompe cette reine aveugle, et lui déguisant la vérité, lui fait d'infideles rapports pour tirer d'elle d'injustes commandements. Quand elle s'est déclarée, les passions deviennent des crimes, leur sédition se forme en parti [... ] »17 • L'unique passage tant soit peu « politique » que contienne le traité cartésien doit etre cherché a l'article 190, qui traite de la satisfaction de soi-meme, et de la maniere dont elle devient « arrogance impertinente >> quand ses motifs sont vicieux: Ce qu' on peut particulierement remarquer l>, ajoute Descartes, « en ceux qui, croyant erre dévots, sont seulement bigots et superstitieux, e' est-J.-dire qui, sous ombre qu'ils vont souvent a l'Eglise, qu'ils récitent force prieres, qu'ils portent les cheveux courts, qu'ils jeúnent, qu'ils donnent l'aum6ne, pensent erre enrierement parfaits, et s'irnaginent qu'ils sont si grands amis de Dieu qu'ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise, et
Une politíque des passions 231
que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zele, bien qu' elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent erre commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d' exterminer des peuples entiers, pour cela seul qu'ils ne suivent pas leurs opinions. »rn Le trait est fort, et l'inspiration s'en retrouve en d'autres lieux de la troisieme partie, tous relatifs aux effets de l' orgueil ou del' « humilité vicieuse ». Mais la perspective est toujours la meme, qui s' abstient tour a fait de rapporter ces (( plus grands crimes )) a une tendance inscrite dans la nature humaine, et les tient plut6t pour les conséquences de la mauvaise institution d'une passion- la satisfaction de soi-meme - qui peut par ailleurs erre « la plus douce de toutes )). En rant la pensée cartésienne s' en trouve placée al' écart de la grande tradition docrrinale qui va de Machiavel a Rousseau, cette répugnance a statuer sur le politique et ce refus de donner aux passions sociales, relatives a la propriété et a la puissance, le premier r6le dans la conduite actuelle des hommes appellenr naturellement explication. De quel coté cette explication doit-elle erre cherchée ?
10 « Ne vouloir point du tour user de finesse )) : si catégorique que soit la formulation, il restera ici un minimum d' écart entre la nolonté et l' abstention rigoureuse. l, ce n'est pas s'interdire absolument; c' est plutót, en l' occurrence, ne jamais songer de soi-mérne a user de finesse, étant admis qu'il y a peut-étre des circonstances oü l'usage d'une certaine « finesse » demeure impératif Outre qu'il s'agit ici avant tout de la conduite de la vie, le plaisant paradoxe rhétorique signale du reste assez que si franchise cartésienne il y a, elle est remarquablement concertée et réfléchie. Au titre du probleme du degré de >: il s'agit, pourrait-on dire, d'une vérité transcendantalemenr certaine, car précédant de droit toutes les autres vérités ou connaissances 17 • Pour l' essentiel, la position cartésienne semble tour a fait orthodoxe. 11 suffira a cet égard de prendre quelques reperes chez Thomas d'Aquin, par exemple dans la Somme Théologique, Ila Ilae, q. l. A l'article 4 (L'objet de la foi peuti! étre une ehose vue ?) , on lisait : La foi implique un assen«
16 - VII. 144. 3 ; IX, 113. 17 - Un textc parfaiten1cnt cx:plicüe sur ce point se trouve da.ns les Viernes Rép., pt 5, AT VII, 428 : « Qu'il répugne que les hommes soicnt trompés par Dieu, cela est clairement démontré, de ce que la fonne de la uomperie est un non-étre, auquel ne peut se poner le souverain érre. Et c'est ce dont conviennent tous les théologiens, et ce dont dépend toute la certltude de la foi chrétienne ; car pourquoi croirionsnous aux choses révélées par Dieu, si nous pensions étre qudqucfois tro1npés par lui (si nos interdum ab ipso decipi arbitmremur) ? ,, Le texte franc;:ais renforce la rhese: « Aussi tous les théologicns sont-ils d'accord de cene vérité, qu'on peut dire la base et le fondement de la religion chrétienne, puisque toute la certitude de sa fo¡ en dépend ; car comn1enr pourrions-nous, etc.,, (AT IX, 230).
262 Desctlrtes et la phi!osophie mora/e
timent (assensus) de l'intelligence a ce que l' on croit. Mais l'intelligence adhere a quelque chose de deux fa~ons. Ou bien parce qu' elle y est portée par l' objet, lequel tantót est connu par soi-méme, comme c'est le cas des principes premiers, n1ariere de simple intelligence ; tantót par autre chose, comme on le voit dans les conclusions, qui sont la mariere de la science. Ou bien l'intelligence adhere a quelque cbose non parce qu'elle y est suffisamment (sufficienter) poussée par son objet propre, mais en inclinant (declinans) volontairement par un certain choix (per quandam electionem) vers un parti plutót que vers un autre. Si l' on prend ce parti avec un reste de doute (dubitatio) et de crainte en faveur de l'autre, on aura une opinion, mais si l'on prend parti avec certitude et sans aucun reste d' une telle crainte, on aura une foi. » D'oU cet énoncé de la question 2, article 1, sol. 3: L'intelligence du croyant est déterminée a une chose non par la raison mais par la volonté )) ; et dans la question 4, article 1, ad resp. : "I:acte de la foi est un acte de l'intelligence déterminée a un seul parti sous l' empire de la volonté (ex imperio vo!untatis) »18 • Et pourtant, sur une question de toute maniere tres difficile, le développement cartésien peut sembler d'une trop grande tranquillité. I1 laisse en tour cas subsister une difficulté considérable, avec le point suivant : en convoquant la lumiere intérieure dont Dieu nous éclaire surnaturellement, Descartes ne dit pas que cette lumiere nous foit croire ce que «
18 - Sur l'élaboration de la notion de certitudc de la foi entre la firi du XIII' sieclc et le débur du XVII·, voir da.ns Généalogies du sujet, de St1int Anselme aMalebranche, éd. par O. Boulnois, Paris, Vrin, 2007, les conrriburion d'O. Boulnois: "_Ego ou cogito? Doute, tron1perie divine et certitude de soi du XIVe au XVIc siedes", p. 187-188, et de J. Schtnutz: "L'existencc de l'ego comn1e premier principc métaphysique avant Descartes", p. 238.
«
Nous, chrétiens ..
» :
le probleme de la fai 263
nous croyons, mais qu'elle nous foit trl:s clairement connaítre qu'i! Jaut le croire. Ce point est plus net dans la lettre d' aoút 1641 a un inconnu (l'Hyperaspistes), sorte de supplément non publié aux Réponses aux Objections, oU Descartes écrit: «Je n'ai pas dit que par la lumiere de la gráce nous connaissions clairement les mystCres mémes de la foi (encore que je ne nie pas que cela se puisse faire), mais seulement que nous avons confiance qu'il les faut croire (nos confidere illis esse credendum). » 19 Nous avons confiance, confidimus : le terme est ici récurrent. Dans les Secondes Réponses, il s' appliquait directement a la révélation 211 ; ici, a la nécessité de croire. La lumiere surnaturelle dont nous sommes éclairés nous fait voir les choses révélées comme effectivement révélées, et ainsi nous y adhérons en tant qu'elles sont a croire. On peut toutefois étre frappé par le caractere indirect de ces formules, qui laisse subsister la question : croire que que/que chose nous a été révélé, ou bien (ce qui revient au méme) croire que nous devons le croire, est-ce exactement la méme chose que croire cette chose, tout court et entierement ? Il faut d'abord le remarquer: la référence a une pensée de second degré (portant sur une autre pensée) n' est pasen soi une objection a la réalité ou au caracrere absolu de la croyance. En effet, d'un point de vue cartésien, quand nous donnons notre assentiment a une représentation évidente, nous donnons cet assentiment apartir du constat qu'il s'agit d'une évidence, et ce constar, dans lequel s'actualise la 22
A premiere lecture,
ce texte semble accorder un privilege écrasant a la connaissance de pure raison, celle qui est intégralement claire et distincte. A la seconde lecture, assurément, on y discerne bien ce qui vient ici légitimer l'adhésion
22. AT Vil, !47, 1-9; IX, II5.
266 Descartes et la philosophíe monde
a la foi, car pour que le jugement soit légitime, il suffit que sa « cause » soit clairement conc;:ue (plut6t que son objet) sa « cause l>, autrement dit sa « raison formelle l>, qui est proprement ce que la volonté suit. Mais si, comme il va erre souligné, il suffit que cette raison forrnelle soit claire pour que le jugement soit valide, il reste que la clarté de la raison formelle n'apparaít pas ici d'emblée comme le príncipe de la plus haute certitude, qui se trouvera toujours dans fa perception claire de l'objet. De fait, un autre grand embarras lié a la substance du présent texte tiendra au défaut de toute référence cartésienne a une intelligence de la foi. Mais ce point appelle quelques précis1ons.
§3 On sait que l'intelligence, en matiere de foi, est ce don ou cette gráce qui permet d' entrer plus avant par l' esprit dans les vérités révélées. L'intelligence comme don, donum inte!lectus, écrit Thomas d'Aquin, saisit intellectuellement ce qui est proposé a croire23 , intelliger étant intus legere, lire dedans 24 • Tant que dure !'état de foi, cette intelligence n'est certes pas p!eine compréhension des choses proposées a croire : du moins discerne-t-elle ce qu'il en est de ces choses, et saisitelle «que c'est la ce qu'on doit croire l>, sur un mode qui dépasse assurément la simple identification d'un contenu dogmatique. Cependant, entre Thomas et Descartes, la principale différence ne tiendra sans doute pas a la maniere dont 23 - « Deux choses sont requises de notre pan concernant ce qui est propasé a croire a la fo¡ (circa ea q11t1e fidei proporamtur credenda). Lune est que ces choses soient pénétrées ou saisies par l'inrellect (ut ilttef!ertu penetrentur ve! cr1j!Ít1ntu1°), et cela releve du don d'intdligence (et hoc pertinet ad donum intel!ectus) . . ": Sum. Théol, II-II, 8, 6, ad resp. 24 - !bid., q. 8 arr. 1, ad resp.
«
Nous, chrétiens .. » : le probll:rne de la Joi
267
le premier tente de cerner le mode propre de cette intelligence25; elle résidera plutót dans la persistance thonliste d'un dynamisme de la foi - jides quaerens inte!lectum - que Descartes n'invoque nulle part, et dont il n'a pour sa propre part fourni que des témoignages assez ambigus. La question doit certes étre divisée, en relation avec des textes cartésiens sur la maniere dont se distribuent les vérités accessibles a la raison et celles qui relevent de la révélation. Le plus net est celui des Notae in Programma de 1648, distinguant trois genres de questions : « 11 y a les choses qui ne sont crues que par la foi, comme sont celles qui regardent le mystere de l'Incarnation, de la 'frinité, et semblables. 11 y en a d' autres qui, bien qu' elles appartiennent a la foi, peuvent néanmoins étre recherchées par la raison naturelle, entre lesquelles les théologiens orthodoxes ont coutume de mettre l' existence de Dieu et la distinction de l'áme humaine d'avec le corps. Enfin il y en a d'autres qui ne regardent nullement la foi, mais le seul raisonnement humain. » 26
Descartes entend ici souligner que c'est « abuser des paroles de la sainte Ecriture >l que d'entreprendre d'expliquer par elle les questions de la derniere sorte, et inversement « déroger a son autorité)) que d'entreprendre ((de démontrer les premieres par des arguments tirés de la seule philosophie ». 25 - "Il arrive que l'on comprenne imparfuiternent quclque chose, lorsque de l'essence nléme de la chose, ou de la vérité de la proposicion, on ne sair pas ce qu'elle est, ou comment elle est, mais on sait seulement que ce qui apparalt du dehors ne s'oppose pas a !a vérité de ce qui est ; l'hom1nc co1nprend alors qu'il ne doit pas s'éloigner des vérités de foi acause de ce qu'il voit du dehors ; en ce sens rien n'e1npéche, taut que dure le statut de foi, de comprendre méme ce qui, par soi-mf:me, ton1be sous la foi,, (art. 2, resp.). 26 -AT VIII-B, 353, 4-12. On notera que les exemples de quesrions soumises a la raison seule sont curleusemenr ceux de questions chiinériques : «la quadrature du cerde, la pierre philosophale et aunes semblables,, (l. 12-13).
268 Desearles et la philosophie mora/e
En revanche, c' est J. montrer que ces vérités de la premiere sorte « ne répugnent point a la lumiere naturelle » que se consacrent principalement (praecipuum suum studium ponunt) tous les théologiens, lesquels par ailleurs exhortent les philosophes ({ a employer toutes leurs forces a démontrer par des raisons humaines >> les vérités de la catégorie médiane27 • Le partage ici présenté n'a rien que de classique28 • Quant a la démonstration complete de ces vérités de la foi qui sont accessibles ala raison hwnaine, Descartes l' a considérée, des l'époque des Regulae, comme une de ses propres taches les plus éminentes 2 ~. Dans ces conditions, notre question sera double. Elle consiste d' abord a savoir si ces démonstrations parfaites (celles de l'existence de Dieu et de l'immatérialité de 1'8-me humaine) peuvent étre mise au compte d'une inte!ligence de la foi. La réponse sera nécessairement réservée. Car certes, ces démonstrations font comprendre autant qu'il est 27 - !bid., l. 13-23. 28 - Cf. Thomas d'Aquin, Contra Gentiles, I, 4-8. 29 - Cf la fin de la Regle III, AT X, 370, 16-25 : "Telles sont [se. : J' intuitus et la déduction] les deux voies les plus certaines pour parvenir a la sciencc (ad scientiarn certíssirnae); et d.u c6té de !'esprit (ex parte ingertit) on ne doit pas en admetrre davantage, n1ais toutes les aunes sont a rejeter con1me suspectes et exposées a l'erreur; ce qui ne nous empeche cependant pas de croirc plus certaines que toute connaissance (omni cognitione certiora) les choses qui nous ont été révélées par voie divine (divinítus), puisque !a foi dans ces choses, laquelle porte toujours sur des choses obscures, n'est pas un acre de l'intelligcnce (ingeníum), mais de la volonré; et sí cene foi possede des fondcmcnts daos l'entende1nent, ceux-ci peuvent et doivent erre rrouvés (inveniri) plus que toutes les autres choscs (omnium maxime) par !'une ou !'aune des voies déjii. informe tour le corps, etsi tot'um corpus ínfórmet,
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dispositif beaucoup plus tendu et difficile aentendre qu'il ne paraít l'avoir admis 43 • En toute hypothese, quelque assurance exubérante que trahisse parfois sa maniere d' exposer ces choses, Descartes n'est évidemment pas allé jusqu'a dire que ces principes permettent d' entendre (intelligere) la transsubstantiation eucharistique et la présence du Christ dans le pain et le vin. A Mesland, il écrit de maniere significative : Si les hornmes étaient un peu plus accoutumés qu'ils ne sont a ma fas:on de philosopher, on pourrait leur faire entendre un moyen d'expliquer ce rnystere ... >> 44 «
Comme toujours, la complexité de l' expression doit étre enregistrée, avec le fait que, chez Descartes aussi bien (sinon de la méme maniere) que dans la moderne Wissenschaftslehre, une certaine différence entre expfiquer et comprendre ou foire comprendre (entendre,foire entendre) aura été exactement marquée. Expfiquer, e' est ici fouroir un scheme ou une représentation appropriée, économique, éclairante de ce fait meme, tandis que comprendre serait accéder de maniere absolue a la vraie production et al' ultime singularité intellectuelle du cas. Dans une certaine mesure, le philosophe sera done bien capable d' expliquei1' 5 un mystere tel que celui-ci, ce qui revient a présenter la bonoe maniere d'en considérer les données, en proposant les justes comparaisons et d'abord en éliminant les difficultés parasitaires. elle a cependant son siCge principal dans le cerveau .. »).Que 1'8.me humaine > 55 • 11 reste qu'en gommant l'opposition ici marquée, a titre ordinaire, entre la force de la croyance (( naturelle » ou rationnelle et la faiblesse relative de la croyance de foi, cette correction, parmi plusieurs daos le méme passage, déplace l'accent du présent texte pour l'éloigner du point le plus névralgique : a savoir que ce que la religion nous apprend (par ce qui est sans doure déja une gráce), nous voulons le croire et méme pensons le croire - et pourtant, d'ordinaire, et du moins au moment oll il en serait besoin, ces vérités ne nous touchent pas réellement - maniere de dire que cette croyance manque d'une certaine réalité.
55 . !bid.
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le prohleme de la fai 279
§5 Ne pourrait-on ici faire un pas de plus, et reconnaltre, encore une fois sauf exception circonstanciée, une sorte d' extériorité réciproque entre les vérités de la foi seule et celles dom s' occupe la philosophie ' Un texte peut particulierement donner prise a ce soupc;on: il s'agit d'une autre lettre a Mersenne, de l'époque du Discours de la Méthode, et qui porte précisément sur la formule de la « morale par provision » : l, formule que Mersenne se1nble vouloir rejeter comme ne faisant pas a la grice la place qui conviendrait. Voici la réponse de Descartes : Et le bien-faire dont je parle ne se peut entendre en termes de théologie, oll il est parlé de la gráce, mais seulement de philosophie morale et naturelle, ou cette gráce n' est point considérée ; en sorte qu' on ne me peut accuser pour cela de l' erreur des pélagiens ; non plus que si je disais qu'il ne faut qu' avoir un bon sens pour étre honnéte homme, on ne m) objecterait pas qu'il faut aussi avoir le sexe qui nous distingue des femmes, pource que cela ne vient point alors a propos. J> 56
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Dans ce passage qu'il ne fuut pas se háter de catégoriser comme rnineur ou anecdotique, deux points resteront frappants. Le premier tient bien súr au paradoxe qui, de la part de Descartes, consiste en somme a dire : > que mélée aux (( discours » (réflexions, raisonnements) humains 57 • En effet, la possibilité méme pour cette doctrine d'étre mise ((a part)) ne signifie-t-elle pas plutót pour elle un défout de souveraineté ? Qu' on accepte toutefois, au bénéfice du doute, la logique montanienne de la (( mise a part », en admettant que lorsqu'on n'est qu'un « ~olllme pure111ent.h?fll.me _» 58 , mieux vaut se garder d' í< apparíef~ >> 59 les vérités ·di-Vi1iéS ·;;-r··les raisonnements humains, et de méler comme l' ont fait les pélagiens la considération de la gráce et celle de la nature : que faudrat-il dire de l' autre point frappant, a savoir la comparaison a quoi Descartes s'autorise, sinon qu'elle apparaltra non seulement irnpertinente (pour autant qu' elle cherche dans le domaine de la pure nature un équivalent de la relation entre la nature et la gráce), mais passablement irrespectueuse dans le trait d' esprit ? Descartes écrit en somme: lorsqu'on dit qu'« i! nefaut qu'avoir un bon sens pour étre honnéte homme », il est clair qu'on prend le nom d'homme dans le sens large et universel (comme synonyme d'étre humain), non dans le sens étroit et sexué ; c' est done a tort q u' on reproche a cette formule de rnanquer d' une spécification, et il en sera de méme pour la proposition : « i! suffit de juger pour bien faire », qui s' entend fort bien par elle-meme. Le raisonnement n'est pourtant pas ici de la dernif:re transparence, et cela, méme si l' on remarque que les deux formules sont au fond superposables, « bien juger » n' étant rien d'autre qu'í( avoir un bon sens )), et >, rien
57 - Ess11is, I, 56, p. 322-323b. 58 . D. M !, AT VI, 3, 22. 59 - Monraigne, ibid., p. 323 b.
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d' autre qu' « étre honnéte homme >>. Il apparaítra ainsi, en effet, que la comparaison cartésienne porte sur deux objections adressées a un énoncé unique : pour étre honnéte homme, on objecte d'un cóté qu'il faudrait avoir le sexe qui fair l'homme (au masculin), et d'un autre qu'il faut avoir la gráce qui fait l' oeuvre bon ne. 11 reste que, d' une part, les deux objections se rapportent a des objets rout a fait différents (la nature d'homme pour l'une, l'action bonne pour l'autre), et d'autre part - surtout -, qu'au contraire de ce que prétend Descartes, la seconde conserve une pertinence au moins apparente qui fait tour a fait défaut a la premiere. Dans ces conditions, il sera malaisé de sauver l'argument cartésien d'une imputation d'extréme désinvolture. Et quant a sa substance philosophique, elle semblera se réduire a ceci: de méme qu'il y a de l'équivoque dans le terme d'homme (qui s'applique a la fois au genre humain rout entier et 3. un seul des deux sexes qui le composent), il y aurait de l' équivoque dans la notion du bien-faire. Le bienfaire des théologiens serait d'une autre nature ou d'une autre structure, plus spécifique sans doute, que celui des philosophes (ou des l, pour parler comme Montaigne60). Mais précisément pour cette raison, i! ne setnbfe pas que le philosophe ait quoi que ce soit a en dire. Et par exemple, en dehors de sa validité métaphysique universelle, l'idée que Dieu opere en nous le vouloir et le faire 61 ne s'imposerait pas au philosophe comme un objet de méditation. De la part de Descartes, la situation dont il s'agit a été dílment réfléchie et théorisée. A ce titre, l'on peut d'abord songer au texte des SixiCmes Réponses, pt 5, qui revient sur le probleme des textes de l'Ecriture ou peut sembler se profiler quelque tromperie de la part de Dieu. Descartes répond sur ce chapitre : je me 60 - !bid. 61 - Selon la formule de saint Paul: Philippiens, 2, 13.
282 Descartes et la phílosophie mora/e
contente sur cela des réponses traditionnelles (jam inventae), et il y aurait de ma part de l'arrogance a vouloir en proposer une meilleure. Et il ajoute : n' ai jamais fait profession de l' étude de la théologie (nunquam me Theofogicis studiis irnrniscut), et je ne m'y suis appliqué qu'autant que j'ai cru qu'elle était nécessaire pour ma propre instruction (ad privatam meam institutionem), et enfin je ne sens point en moi d'inspiration divine qui me fasse juger capable de l' enseigner (nec tantum in me divinae gratiae experior, ut ad ilfa sacra vocatum putem, je n'expérimente pas tant en tnoi de grdce divine que je m'estime appefé a ces choses sacrées) ». 62 « Je
Ce texte rappellera un célebre passage du début du Discours de la méthode : {{ Ayant appris, comme une chose tres assurée, que les vérités révélées, qui conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n' eusse osé les soumettre a la faiblesse de mes raisonnements, et pensais que, pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d'étre plus qu'homme. »63 La question est de savoir si Descartes, ici comme la, se contente de remettre a d'autres que lui le développement d'une bonne et légitime théologie, ou bien s'il meten doute la possibilité méme d' en définir le régime. On devra, sur ce point, examiner un dernier texte, avec le passage de l'Entretíen avec Burmttn qui se rapporte a la fameuse formule du Discours de la Méthode sur les " longues chaínes de raisons >l des géometres, lesquelles avaient donné 62 - AT VII, 429. 5-8, 63-ATVl.8.9-17.
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au jeune Descartes 64 • Burn1an demande : « Mais est-ce qu'en théofogie égafement tout s'entresuit et s'enchaíne de fa sorte ? J> Et voici la réponse de Descartes : Oui, sans aucun doute (imo procul dubio) ; mais nous ne pouvons pas atteindre et entendre (consequi et intelligere) de la méme fa1=on l'enchaínement de ces véritésIa, parce qu'elles dépendent de la révélation. A coup súr il ne faut pas soumettre (subjicere) la théologie a nos raisonnements, que nous appliquons a la mathématique et aux autres vérités, vu que la théologie ne tombe pas sous notre prise (nos eam capere non possurnus), et que plus nous lui gardons sa simplicité, meilleure est sa possession. »Gs les vérités de la théologie, ce qui reviendrait a y méler nos raisonnements ; il faut se contenter de montrer, comme nous l'avons vu, qu'elles «ne sont pasen contradiction avec celles de la philosophie J>. En f8.isant autre chose, « les moines ont ouvert le champ a toutes les sectes et hérésies, par leur théologie, je veux dire scolastique, qui avant toute chose serait a éliminer (quae ante omnia exterminanda esset) ; et quel besoin d'un si grand effort, puisque nous voyons que les simples et les rustres
64 - D.M. II, AT VI, 19, 6 sq. 65 - AT V, 176 ; textc 62 Beyssade.
284 Descartes et la philosophie mora/e
(idiotas et rusticas) peuvent gagner le ciel aussi bien que nous ? Ce qui cerres devrait nous averrir que mieux vaut de beaucoup avoir une théologie aussi simple qu' eux, que de la maltraiter (vexare) par une masse de controverses, et ainsi de la corrompre et de donner occasion aux dissensions, aux querelles, aux guerres, etc. - vu principalement que les théologiens y ont contraeré l'habitude de pr€:ter toutes les opinions aux théologiens du parti adverse et de répandre sur eux toutes les calomnies (ornnia affingere et cafumniari), au point de se rendre l'art de calomnier tout a fait familier, et de ne pouvoir presque faire aurrement que de calomnier, mCme sans s' en rendre compre. t>
Au cours des années de la > avec laquelle quelques-uns > les raisons divines »66 • Comme chez Montaigne (celui du début de l'Apologie de Raimond Sebond plus encore que celui de l'Essai sur les prieres), il est done ici question d'une abstention proprement religieuse, recueillant comme la seule « théologie » qui vaille, et sur le modele plus simple possible, le cceur d'un message métaphysique et moral.
66 - Essais, II, 12, p. 443.
> : ce n' est pas que Descartes soit allé jusqu'J proposer, comme le fera Malebranche, une : / resterait représentative de la premiere. O' une maniere ou d'une autre, ces indications demandent a étre prises en compte ; et la moindre évocation d' une ambigu·iré ou d' une tension constitutive de la morale cartésienne (chose d'ailleurs assez commune dans la tradition critique frans;aise) obligera a se demander de quelle maniere nécessairement originale (par rapport a la diffraction du propos des lettres) le Traité dans sa version définitive aura géré cette tension, ou pns position dans cette ambiguYté. Mais quand bien méme - en second lieu - l'on ne reconnaitrait dans cette morale aucune pareille tension ni diversité d'inspiration ; quand méme on aborderait cette morale comme une doctrine a priori unitaire, consistan te et cohérente, il resterait naturellement a discerner le mode pro pre de la complémentarité qu' on admet alors tout naturellement entre le Traité et les lemes. Et e' est par la qu'il faut ici commencer. Dans le curieux échange de lettres qui sert de préface au Traité, Descartes écrit ces mots dont les derniers sont célebres : « J' avoue que j' ai été plus longtemps a revoir le petit traité que je vous envoie que je n'avais été ci-devant a le composer, et que néanmoins je n'y ai ajouté que peu de choses, et n'ai rien changé au discours, lequel est si simple et si bref, qu'il fera connaítre que mon dessein n'a pas été d'expliquer les passions en orateur, ni méme en philosophe moral, mais seulement en physicien »8 •
7 - !bid., p. 50. 8-ATXI.326. 8-15.
lvforale des lettres et mora/e des Passions 297
296 Descartes et la philosophie mora/e
Ce texte est doublement énigmatique, d'une parten ce qu'il ne reconnait que des additions niinimes, la oll Descartes avait annoncé a Clerselier un texte augn1enté « d'un tiers )), et d' autre part en raison du sens incertain du mot J, dont on ne sait s'il désigne le propos entier du traité, considéré dans son articulation la plus globale, ou bien une partie déterminée du texte, a savoir sans doute sa partie la plus directement morale ou prescriptive. Quoi qu'il en soit, il doit étre entendu par la qu' en méme temps et du méme fait que le Traité s' attachera a dévelo pper une partie déterminée de la morale cartésienne, et qui, comme disait la lettre a Chanut du 20 novembre 1647, "n'est pas la moindre ,,, a savoir celle qui touche a l'usage des passions", ce méme Traité ne pourra fournir qu'un abrégé de cette morale considérée dans son ensemble. Par rapport a la figure qu'elle prend dans les lettres, s'il est permis de tenir ces lettres pour le premier lieu de son exposition, la morale « définitive >>sera done soumise dans le traité a une sorte de transformation géométrique ou algébrique, qui en laissera subsister les principales caractéristiques tour en modifiant sa physionomie pour l'adapter a l'objet propre de l'ouvrage, c'est-a-dire, si l' on veut, pour l' exprimer dans de nouvelles coordonnées. C'est ce qu'on peut aisément vérifier. En dehors de ce qui est écho direct de la rédaction du Traité, ou complément d' explication sur telle ou telle de ses démarches ou propositions, la correspondance morale des années 1645-1647 se laisse en effet répartir en trois grands moments ou trois grandes dimensions. La premiere dimension consiste en une discussion sur les moyens de se soustraire aux troubles et aux effets nuisibles des passions : elle correspond particulierement a la premiere phase de la correspondance avec Elisabeth
9 - AT V, 87, 21-24.
(commencée en fait en juillet 1644 et poursuivie de mai a juillet 1645). La seconde dimension est constituée par la définition des premiers principes de la morale, entendus comme définissant de maniere absolument générale le bon objet ou le bon exercice de la volonté : cette définition (du souverain bien, de la vertu et du vrai contentement) est fournie par trois lettres de l'été 1645 (4 aoút, 18 aoút, ler septembre) et une partie de celle du 6 octobre, avant d'étre présentée de la maniere la plus serrée dans la lettre a Christine du 20 novembre 1647. La troisieme et derniere dimension concerne le détail de l'institution morale, autrement dit ce qu'il convient de se représenter, pour bien agir et étre heureux, en plus de ces premiers principes: ce sont les éléments d'une telle institution morale que fournit en particulier la grande lettre a Elisabeth du 15 septembre 1645 (sur les" premieres vérités" qu' on doit prendre l'habitude de considérer pour étre toujours disposé a bien juger10) ; mais on trouvait déja de tels éléments dans la lettre du 18 mai (sur ce que considerent les « grandes ames )) dans des situations (( fácheuses ou insupportables >>n), comme on en retrouvera dans la partie médiane de la lettre a Chanut du ler février 1647 (sur" le chemin qu' on doit suivre pour parvenir a l' amour de Dieu '"'). Les développements des lemes a Elisabeth des 6 octobre et 3 novembre 1645 et de janvier 1646, comme ceux de la leme a Chanut du 6 juin 1647, sur la puissance de Dieu, l' étendue de l' univets, la place de l'homme dans cet univers et la réalité de son libre arbitre, doivent également étre rattachés a cette dimension.
10 -AT N, 291-294. 11 -AT IV, 202, 6 - 203, 21. 12 - Af' IV, 608, 10 - 609, 29.
298 Descartes et la phiíosophíe mora/e
§2 Si l'on considere maintenant le texte du Traité, quelle part fera-t-il a ces diverses dimensions ? Selon son programme pro pre, il ne pouvait manquer de donner suite a la premitre préoccupation : e' est en effet a la maítrise des passions en tant que rache ponctuelle que sont consacrés les articles 45 a 47 de la premiCre partie, ainsi que la conclusion de la troisiCme (art. 211). Pour ce qui concerne la définition formelle de la vertu et celle des conditions du contentement, elles se retrouvent spécifiées en deux ou trois passages cardinaux quí figuren! a la fin de la seconde partie et au début de la troisiCme, asavoir au milieu de l' article 144 (sur la distinction des désirs utiles et des vains désirs), a l'article 148 (sur les émotions intérieures de l'áme) et dans les articles 152 et 153, qui présentent la « vraie générosité »: quoiqu'il s'agisse a chaque fois de passages de quelques lignes, on peut dire que, s'agissant des premiers principes de la morale (ramenant a la fois la vertu et le contentement a un effort constant et constamment réfléchi pour user au mieux de son libre arbitre), rien d'essentiel ne s'y trouve amis; car il est de la nature de ces premiers principes de pouvoir se découvrir sans beaucoup de raisonnement, des lors qu'a partir d'une certaine connaissance de la nature de l'homme, on entreprend de s'interroger sur celle des biens qu'il est absolument en notre pouvoir d'acquérir. En revanche, c'est dans le détail de l'institution morale (troisieme dimension) qu' on observera, des lettres au Traité, les plus grandes coupes; et une fois précisées la nature et la mesure de ces coupes, c'est naturellement leur signification qui formera le probleme essentiel qu'il nous revienne ici d'affronter. Le fait n' est absolument pas que, du texte du Traité, l'institution cette morale en tant que telle ait enrierement disparu. La persistance de dimension est au contraire marquée de la maniere la plus irrécusable par le bloc des
Mora/e des lettres et mora/e des Passions 299
articles 144 a 146, consacrés au bon reglement des désirs, et en particulier par l'article 145, qui renouvelle les considérations de la troisieme maxime de la « morale par provision )), en marquant la nécessité d'une réflexion sur la Providence divine et sur la fatalité immuable de tous les événements, et en dénonyant l'idée d'une puissance de la fortune comme > : la connaissance que nous en avons « nous apprend a recevoir en bonne part toutes les choses qui nous arrivent, comme nous étant expressément envoyées de Dieu >l ; et ses infinies perfections nous le font naturellement aimer, au point que nous tirions meme « de la joie de nos affiictions, en pensant que sa volonté s'exécute en ce que nous les recevons >> 14 (la lettre a Chanut du ler février 1647 tiendra peu pres le méme langage");
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a
13 -Af XI. 438, 8-10. 14 -AT N, 291, 20 - 292, 4. 15 - "Si[ ... ] nous prenons garde a l'infinité de sa puissance [ ... ];a !'érendue de sa providence [ ... ];a l'infail!ibilité de ses décrets [... ],la méditarion de toutes ces choses remplit un hom1ne qui les entend bien d'une joic si extrén1e, que [... ], se joignanr ent!erement a de volonré, il l'airne si parfairement, qu'il ne désire plus rien au 111onde, sinon que !a volonté de Dieu soir faite. Ce qui est cause qu'il ne craint plus ni la mon, ni les douleurs, ni !es disgráces [ ... ],et¡¡ aime rellement ce divin décret [... ]que, si par impossiblc il pouvait le changer, il n'en aurait pas la
volonré
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AT VI, 608, 23 - 609, 23.
300 Descartes et la philosophie morale
2) le fait que notre áme, qui« subsiste sans le corps » (on notera le catégorique de l'expression), est aussi « beaucoup plus noble que lui, et capable de jouir d'une infinité de contentements qui ne se trouvent point en cette vie >> : ce qui > est selon l'article 18 un exemple d' « action de l'áme qui se termine en l'ame méme », et si l'on doit appeler dévotion, selon l'article 83, la passion d' amour qu' on a pour quelque chose qu' on estime davantage que soi, alors, selon ce méme article, « son principal objet est sans doute la souveraine Divinité, a laquelle on ne saurait manquer d'étre dévot lorsqu'on la connalt comme il faut ». Aussi bien les ames nobles et généreuses ont-elles "une tres profonde humilité au regard de Dieu,, (art. 164), tandis que ceux qui ont l' esprit bas et faible J, commettent « les plus grands crimes qui puissent étre commis par des hommes ))' en se supposant >. « Ainsi,
toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent a trois principales, a savoir la médecine, la mécanique et la morale; j' entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entiere connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse JJ 1 ,
Dans ce texte oll Descartes entreprend, pour la premiere et l'unique fois a titre public, de préciser sa propre conception du rapport entre la philosophie et la sagesse, il
1-AT!X-B, 14, 23-31.
312 Descartes et la philosophie monde
s'agit assurément d'une déclaration de premiere importance. Ce n' est pas que la place attribuée ici a la morale dans l' ordre des parties de la philosophie soit en elle-meme d'une originalité absolue. Non seulement, dans la lignée thomiste, la philosophie morale, en tanr que traitant des mouvements que la créature raisonnable a reyus de Dieu, se trouvait subordonnée a la métaphysique (conyue, il est vra1, non comme science initiale mais cornme science derniere, produisant l'ultime éclaircissement des principes de toutes les autres); mais dans la « seconde scolastique » qui s' épanouit a la fin du XVIeme siecle, il n'est pas rare que l'accent soit mis sur la dépendance de la meme philosophie morale considérée comme médecine de l'J.me, animae medicatrix, par rapport a la connaissance de la nature et des facultés de l'áme, qui appartient a la physique2 • La nouveauté du texte cartésien ne tient done pas précisément au principe d'une telle subordination, mais bien plutót a la maniere de la concevo1r. On sera d' abord sensible a l' éclat avec lequel la morale se trouve présentée comme le faíte et le couronnement de toute la philosophie : constituée a l' aide de la seule raison naturelle, sans aucune référence a un contenu révélé ni a quelque autorité que ce soit, cette morale est destinée a procurer aux hommes, avec les autres sciences qui sont leur utiles, une > qui constitue la fin ultime de la philosophie n' emprunte pas simplement aux autres parties de la philosophie rel ou tel de ses principes : dans la mesure oll elle suppose une í< entiere connaissance des autres sciences )), elle fait absolument corps avec elles ; et si, d' apres Aristote, la nature méme de ses objets interdisait a la morale une certaine espece d' exactitude (celle des mathématiques bien silr, mais aussi celle des sciences 7. «
Voici maintenant la difficulté, qui dans son principe est elle-méme assez connue. Dans la mesure oi:1 cette « plus haute et plus parfaite morale » constitue la plus haute promesse que puisse porter avec soi le développement de la philosophie nouvelle, on aurait pu s' attendre :l ce que le concept de cette morale rec;:oive quelque part un début de spécification. Mais tel n'a pas été le cas: ni dans la suite de la Lettre-Préface, ni dans le texte méme des Príncipes (d'ailleurs rédigé, en latin, plusieurs années auparavant), ni dans les textes de la méme période ou de la suivante, Descartes n' a donné quelque indication que ce soit sur la conformation ou sur les conditions précises d' élaboration de la science a laquelle il pensait a ce titre. Lesquisse de cetre perspecrive admirable a done été pour les commentateurs la source de grands embarras concernant a la fois la simple définition de la science ainsi dénommée, et la possibilité de sa réalisation. Au premier titre (celui de sa définition), on peut et doit s'interroger sur la nature des principes de la morale parfaite, sur la distribution de ses objets, et sur ses relations précises avec les autres sciences ou parties de la philosophie. Au second titre (celui de sa réalisation), on doit se demander que! rapport exact le projet de cette morale entretient avec les 6 - Reg. I, AT X, 360, 7-8. 7 - !bid., p. 361, l. 15-21.
La perfection de la mora/e 315
éléments ou parties déjJ. constituées de la morale cartésienne, 1º) la « morale par provision » que livrait le Discours de la Méthode (3' partie), mais aussi 2º) les développements sur le souverain bien, la vertu, le bonheur et les passions, que Descartes a donnés - peu avant ou peu apres la rédaction de la Lettre-Préface- dans ses lettres de 1645-1647 a la princesse Elisabeth, a Chanut et a la reine Christine; et enfin 3º) l'analyse des passions humaines, telle qu'elle est menée, d' un point de vue qui n' est pas seulement « physique )), mais aussi moral, dans le Traité des Passions de l'áme, d'abord rédigé pour Elisabeth fin 1645 - début 1646, puis revu, augmenté et finalement publié en 1649. Dans tous ces textes, ou du moins dans ceux qui appartiennent a la derniere période de la production cartésienne (puisque le Discours ne proposait, comme dit la Lettre-Préface elleméme, que ((les principales regles d'une morale imparfaite, qu'on peut suivre par provision pendant qu'on n'en sait point encare de meilleure »~)' peut-on trouver a tout le moins l' anticipation de certains aspects de cette « plus haute et plus parfaite morale >> ? ou bien le projet de cette morale en place+il la réalisation bien au-dela de ces développements, qui seraient en quelque sorte, par rapport a elle, définitivement provisoires ? doit-on d' ailleurs voir, a priori ou au bout du compte, en cette « plus haute et plus parfaite morale », une science effectivement constituable, ou bien le pur projet, la pure idée d'un savoir pratique absolument achevé - projet ou idée en soi merveilleuse et de nature a passionner tous les bons esprits, mais qui conserverait, par rapport a la recherche de la vérité en général, le caractere d'un pur horizon?
a savoir au moins,
8 . .AT IX-B, 15, 13-15.
316 Descartes et la philosophie moral.e
§2 Je ne saurais m' engager ici dans un examen détaillé de la diversité des interprétations auxquelles ces questions ont donné matiere. 10utefois, on trouvera bien peu de commentateurs qui se soient aventurés a soutenir qu'avec le Traité des Passions ou les lettres sur la rnorale publiées a titre posthume, la > et la réflexion quotidienne. A cet égard, les vérités de métaphysique qui sont évoquées dans la lettre a Elisabeth du 15 septembre 1645 comme devant fortifier l' entendement dans la conduite de la vie (il s'agit de l'existence d'un Dieu tout-puissant et tres 25 - Passions, art. 152, AT XI, 445, 15-16. 26 - Cf. l'an. 37 de la Pre111iCre parrie, intitulé: Que la principale perfection de f'homme (su1n1na perfectio hominis) est d'a11oir un líbre atbítre (quod agat libere, sive pcr voluntatem), et que c'est ce qui le rend digne de !ouange et de bid.me. 27 - «Et, d'autant que c'est en cela [se.: /11abitude de ne pointfaillir] que consiste !a plus grande et principale pertecrion de l'hon1me ... » : AT VII. 62, 8-9; IX, 49. 28 - Passions, art. 153. 29 - !bid., art. 161, AT XI, 454, 7. 30 - !bid., p. 453, l. 28 - 454, l. 5. 31 - !bid., p. 453, l. 18-20. Sur la« bonne naissance >>, voir supra, chap. IV, n. 32.
La perfection de la mora/e 323
322 Descartes et la phílosophie mora/e
bon, de l'immortalité de nos ámes et de la grandeur de l'univers 32 ) seront sans doute de nature a édifier les hommes qui sont sujets a des passions mal fondées : mais, pour les généreux, il semble d' apres les Passions de l'áme d'oU ces vérités sont presque absentes - qu'il leur suffise de considérer la « bonne volonté )) 53 comme le plus grand de tous les biens, pour se confirmer dans leur résolution de bien faire et pour s'excepter entierement de ces mauvaises pass1ons. Seconde condition significative : l'idéal moral ainsi dessiné semble s'imposer, dans sa définition meme, a défaut de la possibilité d' en atteindre un autre, a savoir précisément celui d' une parfaite sagesse. Bien entendu, le bon usage du libre arbitre a deux objets: il s'agit de s'appliquer a faire ce qu' on a jugé étre bon, mais aussi et d' abord des' appliquer a bien discerner ce qu'il faut faire, autrement dita en ((bien juger »34 • Mais, dans chacune de ces opérations (la délibération et l'exécution), il n'est pas question de se tenir dans une parfaite rectitude qui dans chaque cas pourrait étre appréciée selon des criteres objectifs. Le fait fondamental reste celui qui avait inspiré la seconde maxime de la 36 ; et si l' analyse des passions humaines et de leur « usage », telle qu'elle est menée dans le Traité de 1649, doit étre tres utile a la conduite de la vie, elle ne saurait par elle-méme pallier le défaut de cette doctrine de l'action dans laquelle seule la connaissance morale doit trouver son achevement. Dans la n1esure done oli la« plus haute et plus parfaite morale », « dernier
Descartes renouant, par-dela de malheureux siecles de naturalisme aristotélicien, avec l'inspiration socratico-platonicienne, celle qui veut que l' esprit humain commence par soi-méme et se conquiere soi-mén1e avant toute conquéte possible de la nature ; Descartes ouvrant a la raison humaine un chemin vers la connaissance de la divinité et assurant ainsi de la maniere la plus solide sa relation a la transcendance : cette représentation académique a fait époque, au point de se retrouver, avec une remarquable inversion de signe, chez ce tres grand penseur de la seconde moitié du siecle dont le nom est Claude Lévi-Strauss. Dans un certain l -· R. Lefevrc, LHumanisme de Descartes, Paris, PUF, 1957. 2 - L Brunschvicg, Ecrits philosophíques, I, Paris, PUF, 1951, p. 7.
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nombre de textes en effet, depuis Tristes Tropiques (1955) jusqu'a L'Homme nu (1971), Lévi-Strauss s'en est pris a la dimension narcissique, foncierement ethnocentrique et d' emblée intellectuellement fallacieuse de cet « humanisme )) dont les penseurs européens - jusqu'a Sartre, ici particulierement visé - ont cultivé la rhétorique : humanisme « corrompu aussitót né, pour avoir emprunté a l'amour-propre son principe et sa notion J> 3• Les errements de cet humanisme sont ceux d'une philosophie qui, « prisonniere des prétendues évidences du moi, croit pouvoir passer directement de l'intériorité d' un homme a l' extériorité du monde, sans voir qu'entre ces deux extrémes se placent des sociétés, des civilisations, des mondes d'hommes »". Or, en amont de la référence sartrienne, ces textes visent en premier lieu et tres expressément l' entreprise de Descartes, avec un Cogito qui, considéré dans son entiere portée métaphysique, constitue en somme le próton pseudos de la pensée moderne. A ce Cogito d' emblée mystifié, Lévi-Strauss opposait un acre de réintégration de l'homme dans la nature et une habitude de l'identification avec tout ce qui vit, qu'il fallait plutót associer - dans un renversement complet de la perspective instituée par Brunschvicg - au nom de Jean-Jacques Rousseau, et d'un Rousseau ainsi constitué en'< fondateur des sciences de l'homme »5 • 3 - "Jcan-Jacques Rousseau, fondatcur des sciences de !'homme
»,
in
Anth1Vpologie structurale 2, Paris, Pion, 1973, p. 53. Nous avons étudié ces textes dans « Lévi-Strauss and the Question of Humanism », in The Cambridge Companion to Lé11i-Strauss, ed. by B. Wíseman, Cambridge-Londres, Cambridge U. P., 2008. 4 - lbid., p. 48. 5 - !bid., cf. notanunent p. 51 sq. Brunschvicg écrivait dans la conclusion de la meme conférence de 1927: , qui studio et cultura ingeniurn moresque suos perpo!ivit". Cela signifie, et c' est le second enseignement de ce texte remarquable, que la fréquentation des bons auteurs, autrement dit la pratique des livres de premier ordre, libri primarii, revét dans la cultura ingenii en général un róle qui n' est rien moins que secondaire. A titre général en effet, le 16 - "La lecture trop fréquenre des méchants livres (mali libri) n'est guere moins nuisible que la société des n1échants (malorum hominum consortíum) » ; AT VIIIB, 39. 22-24. 17 - ob studia partium se mutuo convitiir /acerare pietatem putant : p. 40, l. 11-12. 18 - p. 41, l. 8-12. 19 - p. 42, l. 17-19.
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, ne consiste nullement en syllogismes détachés (disjuncti sy!logisrní), mais bien plutót en ce que l' on embrasse « de maniere circonspecte et exacte, toutes les choses (in circumspecta et accurata complexione eorum omnium) qui sont requises pour la connaissance des vérités cherchées »20 • Or, quand on ne lit que des ouvrages « oli ne se trouve aucune liaison de raisons (rationum concatenatio), et oli tour est décidé soit par autorité, soit au mieux par de brefs syllogismes )), on s' accoutume a ne raisonner que de cette maniere, c' est-J.-dire qu' on J 48 2) En outre, il y a lieu de douter que l' anthropologie morale développée par Descartes autorise aussi bien que celle d' a u tres auteurs une unification ultime de l' « humaine condition ». D'une part, les conditions éthiques, c'est-i-dire les régimes de vie, seront chez Descartes différenciés de maniere a la fo is plus immédiate et plus nette q u' elles ne le sont chez un Montaigne. Le texte de référence est ici encare celui des articles 48 et 49 des Passions de l'áme, distinguant entre trois sortes d'ámes : les plus fortes, qui conduisent leur vie selon des ) une relation a priori infaillible. Cette relation est fondée en raison : encore faudra-t-il, pour que la conséquence se réalise, que les moyens soient au rendez-vous, étant admis que plus on avancera dans l' ordre de la connaissance, plus les expériences deviendront nécessaires - et des expériences non plus communes mais contiennent, étant rres daires et tres certaines, Óteront tous sujers de dispute, et a!nsi disposcront les esprits a la douceur et a la concorde : tour au contraire des controverscs de l'Ecole, qui, renda.tn insensiblement ceux qui les apprennent plus pointiUeux et plus opiniatres, sont peut-étre la premit:re cause des hérésies et des dissensions qui travaillent 1naintenant le monde" (Al' Xl-B, 18. 9-16; n.,.). 52 - Cf. Novum Organum, I, 68. 53 · AT VI, 63, 24-25. 54 -AT VI, 65. 12-14.
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d' entraíner ; elle tient aussi a la difficulté d' organiser a 1' échelle collective des expériences qui ne vaudront rien si elles sont effectuées sans contróle et seulement rapportées a posteriori55, et qui resteront difficiles a contróler, si l' on y emploie des volontaires en quéte de considérarion 56 • Ces considérations sernblent s'étre ajoutées a la condamnation de Galilée pour détourner l' auteur du Discours de publier sa philosophie tout entiere, et lui faire préférer la communication d'apen:;:us significatifs. Sept ans plus tard, au moment de la publication des Principia Philosophiae, une part de cetre réserve aura disparu. Toutefois, la fin de la Lettre-Préface de 1647 maintiendra une part des précautions du Discours, et elle admettra que pour la déduction des choses les plus utiles atirer de ces principes, il pourra encare se passer