Déplacements culturels : migrations et identités - Desplazamientos culturales: migraciones e identidades (Trans-Atlántico / Trans-Atlantique) (French and Spanish Edition) 9782875740601, 9783035263565

Le présent ouvrage offre un espace de réflexion sur le thème des migrations, des frontières et de leur perméabilité, en

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Table des matières/Índice
INTRODUCTION: Cultures de la mobilité (Mélanie LÉTOCART ARAUJO, Dominique BOXUS & Norah DEI CAS-GIRALDI)
CINÉMA, ART ET GLOBALISATION / CINEMA, ARTE Y GLOBALIZACIÓN
Images détournées. Une approche de la représentation dans les procédures artistiques contemporaines (Eriel DE ARAÚJO SANTOS)
La invención del Lugar en el cine brasilero contemporáneo (Andréa FRANÇA)
LITTÉRATURE ET TRANSFERTS INTERCULTURELS / LITERATURA Y TRANSFERENCIAS INTERCULTURALES
Figuras del desplazamiento en la obra de Carlos Liscano (Carina BLIXEN)
Espacio y palabra en la novela de los zorros (Oscar BRANDO)
Déplacement et perspective interculturelle dans les récits du sous-commandant Marcos (Mélanie LÉTOCART ARAUJO)
LITTÉRATURE, FRONTIÈRES, TERRITOIRES / LITERATURA, FRONTERAS, TERRITORIOS
Mario Vargas Llosa o la abolición de las fronteras (Ángel ESTEBAN)
Quijotismo y picaresca en el Romance d’A Pedra do Reino, de Ariano Suassuna (Célia NAVARRO FLORES)
POÉTIQUES NOMADES / POÉTICAS NÓMADAS
La poétique nomade de Jean-Marie Gustave Le Clézio (Zilá BERND)
Lectures croisées. Édouard Glissant et William Faulkner (Eurídice FIGUEIREDO)
MOBILITÉS IDENTITAIRES ET GENDÉRIQUES / MOVILIDADES IDENTITARIAS Y DE GÉNERO
Les deux coeurs de Michel Tremblay. Masculinités déviantes et esthétique gay (Dominique M.P.G. BOXUS)
Espacio y movimiento. Trayectorias identitarias del sin-tierra (Vanderlei J. ZACCHI)
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Déplacements culturels : migrations et identités - Desplazamientos culturales: migraciones e identidades (Trans-Atlántico / Trans-Atlantique) (French and Spanish Edition)
 9782875740601, 9783035263565

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ISBN 978-2-87574-060-1

P.I.E. Peter Lang Bruxelles

Déplacements culturels : migrations et identités C. Navarro Flores, M. Létocart Araujo, D. Boxus (eds.) Desplazamientos culturales: migraciones e identidades

Célia Navarro Flores es doctora en Lengua Española, Literatura Española e Hispanoamericana de la Universidad de São Paulo y es docente de literaturas hispánicas en la Universidad Federal de Sergipe. Su tema de investigación es el desplazamiento de la Literatura Española, más particularmente las varia­ ciones y préstamos en torno a la obra de Miguel de Cervantes, a la Literatura Brasileña. Mélanie Létocart Araujo est professeure de littérature espagnole et hispanoaméricaine à l’Université fédérale de Sergipe (Brésil), où elle poursuit des recherches sur la littérature hispano-américaine contemporaine, plus précisé­ ment l’indigénisme et les représentations des phénomènes de déplacement et de nomadisme. Dominique Boxus est professeur de langue française et de littératures française et francophones à l’Université fédérale Fluminense (Rio, Brésil), où il poursuit des recherches sur les migrations du corps et du genre, spécialement sur l’homoaffectivité et l’homoérotisme dans les littératures et les cultures.

Célia Navarro Flores, Mélanie Létocart Araujo, Dominique Boxus (eds.)

Déplacements culturels : migrations et identités Desplazamientos culturales: migraciones e identidades Trans-Atlántico Literaturas

P.I.E. Peter Lang

Le présent ouvrage offre un espace de réflexion sur le thème des migrations, des frontières et de leur perméabilité, en se centrant sur différents processus d’échanges interculturels et en interrogeant leur impact sur les sujets et les signes migrants, de même que sur leurs traductions dans les littératures, le cinéma et les arts visuels. Dans ce sens, le livre se penche sur les pratiques de création, sous l’angle des déplacements spatiaux et/ou symboliques. L’ouvrage vise à articuler des problématiques inhérentes à l’époque contemporaine par le biais de cinq thèmes : cinéma, art et mondialisation ; littérature et transferts culturels ; littérature, frontières, territoires ; poétiques nomades ; mobilités iden­titaires et de genre. Este libro abre un espacio de reflexión sobre la cuestión de las migraciones, de las fronteras y su permeabilidad, focalizando diversos procesos de cambios interculturales y su impacto sobre sujetos y signos migrantes, tanto como sus traducciones en las literaturas, en el cine y en las artes visuales. Para ello, interroga prácticas de creación en la perspectiva de desplazamientos espa­ ciales y/o simbólicos. La obra busca articular problemáticas inherentes a la contemporaneidad a través de cinco temas: cine, arte y globalización; literatura y transferencias culturales; literatura, fronteras, territorios; poéticas nómadas; movilidades identitarias y de género.

P.I.E. Peter Lang www.peterlang.com

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P.I.E. Peter Lang Bruxelles

Déplacements culturels : migrations et identités C. Navarro Flores, M. Létocart Araujo, D. Boxus (eds.) Desplazamientos culturales: migraciones e identidades

Célia Navarro Flores es doctora en Lengua Española, Literatura Española e Hispanoamericana de la Universidad de São Paulo y es docente de literaturas hispánicas en la Universidad Federal de Sergipe. Su tema de investigación es el desplazamiento de la Literatura Española, más particularmente las varia­ ciones y préstamos en torno a la obra de Miguel de Cervantes, a la Literatura Brasileña. Mélanie Létocart Araujo est professeure de littérature espagnole et hispanoaméricaine à l’Université fédérale de Sergipe (Brésil), où elle poursuit des recherches sur la littérature hispano-américaine contemporaine, plus précisé­ ment l’indigénisme et les représentations des phénomènes de déplacement et de nomadisme. Dominique Boxus est professeur de langue française et de littératures française et francophones à l’Université fédérale Fluminense (Rio, Brésil), où il poursuit des recherches sur les migrations du corps et du genre, spécialement sur l’homoaffectivité et l’homoérotisme dans les littératures et les cultures.

Célia Navarro Flores, Mélanie Létocart Araujo, Dominique Boxus (eds.)

Déplacements culturels : migrations et identités Desplazamientos culturales: migraciones e identidades Trans-Atlántico Literaturas

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Le présent ouvrage offre un espace de réflexion sur le thème des migrations, des frontières et de leur perméabilité, en se centrant sur différents processus d’échanges interculturels et en interrogeant leur impact sur les sujets et les signes migrants, de même que sur leurs traductions dans les littératures, le cinéma et les arts visuels. Dans ce sens, le livre se penche sur les pratiques de création, sous l’angle des déplacements spatiaux et/ou symboliques. L’ouvrage vise à articuler des problématiques inhérentes à l’époque contemporaine par le biais de cinq thèmes : cinéma, art et mondialisation ; littérature et transferts culturels ; littérature, frontières, territoires ; poétiques nomades ; mobilités iden­titaires et de genre. Este libro abre un espacio de reflexión sobre la cuestión de las migraciones, de las fronteras y su permeabilidad, focalizando diversos procesos de cambios interculturales y su impacto sobre sujetos y signos migrantes, tanto como sus traducciones en las literaturas, en el cine y en las artes visuales. Para ello, interroga prácticas de creación en la perspectiva de desplazamientos espa­ ciales y/o simbólicos. La obra busca articular problemáticas inherentes a la contemporaneidad a través de cinco temas: cine, arte y globalización; literatura y transferencias culturales; literatura, fronteras, territorios; poéticas nómadas; movilidades identitarias y de género.

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Célia NAVARRO FLORES, Mélanie LÉTOCART ARAUJO, Dominique BOXUS (eds.)

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Tous nos remerciements au réseau NEOS ainsi qu’à la CAPES et FAPITEC. Nuestros más profundos agradecimientos a la red NEOS, a la CAPES y FAPITEC.

Tous les volumes de cette collection sont publiés après double révision à l’aveugle par des pairs. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite. Tous droits réservés.

© P.I.E. PETER LANG S.A. Éditions scientifiques internationales

Bruxelles, 2013 1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique www.peterlang.com ; [email protected] Imprimé en Allemagne ISSN 1780-5848 ISBN 978-2-87574-060-1 (paperback) ISBN 978­3­0352­6356­5 (eBook) D/2013/5678/87

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Table des matières/Índice INTRODUCTION. Cultures de la mobilité ..............................................9 Mélanie Létocart Araujo, Dominique Boxus & Norah Dei Cas-Giraldi CINÉMA, ART ET GLOBALISATION/CINEMA, ARTE Y GLOBALIZACIÓN Images détournées. Une approche de la représentation dans les procédures artistiques contemporaines ...............................21 Eriel de Araújo Santos La invención del Lugar en el cine brasilero contemporáneo ...........39 Andréa França LITTÉRATURE ET TRANSFERTS INTERCULTURELS/ LITERATURA Y TRANSFERENCIAS INTERCULTURALES Figuras del desplazamiento en la obra de Carlos Liscano ...............55 Carina Blixen Espacio y palabra en la novela de los zorros .....................................71 Oscar Brando Déplacement et perspective interculturelle dans les récits du sous-commandant Marcos .............................................................89 Mélanie Létocart Araujo LITTÉRATURE, FRONTIÈRES, TERRITOIRES/ LITERATURA, FRONTERAS, TERRITORIOS Mario Vargas Llosa o la abolición de las fronteras ........................109 Ángel Esteban Quijotismo y picaresca en el Romance d’A Pedra do Reino, de Ariano Suassuna ...........................................................................119 Célia Navarro Flores 7

POÉTIQUES NOMADES/POÉTICAS NÓMADAS La poétique nomade de Jean-Marie Gustave Le Clézio .................139 Zilá Bernd Lectures croisées. Édouard Glissant et William Faulkner.............151 Eurídice Figueiredo MOBILITÉS IDENTITAIRES ET GENDÉRIQUES/ MOVILIDADES IDENTITARIAS Y DE GÉNERO Les deux cœurs de Michel Tremblay. Masculinités déviantes et esthétique gay .........................................165 Dominique M.P.G. Boxus Espacio y movimiento. Trayectorias identitarias del sin-tierra .......................................................................................193 Vanderlei J. Zacchi

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INTRODUCTION

Cultures de la mobilité Mélanie LÉTOCART ARAUJO, Dominique BOXUS & Norah DEI CAS-GIRALDI1 Si la mobilité ne peut se penser en dehors de la notion de frontière, encore faut-il interroger les significations dont cette dernière est aujourd’hui porteuse. Tout à la fois border et line. Ligne à triple connotation : imaginaire, culturelle et politique, qui sépare et réunit, exprimant le conflit, les tensions ou le rapport de coexistence entre Etats nations. Et bordure, territoire qui, dans le contexte actuel de création de grands blocs économiques et politiques, a plus que jamais la double signification de séparation et de lieu de passage, d’imitation et de réfraction, tant pour le sujet qui se déplace que pour les sociétés qui l’habitent. Notion contradictoire plutôt que clé de compréhension des problématiques possibles et réelles qu’elle soulève, elle peut sembler petite et ridicule, tant les réalités qu’elle sépare sont semblables, en même temps qu’immense et insaisissable, particulièrement dans la dimension que l’univers numérique lui confère. Sa limite inférieure est la marque indélébile d’une ségrégation qui trouve à se décliner dans les refus de la différence, autant de genre que culturelle, politique, raciale. En Occident comme en Orient, la frontière s’inscrit depuis l’Antiquité, que ce soit en rapport avec la construction de chaque culture qu’en relation avec les différences que l’on perçoit chez l’autre (voisin, étranger, migrant, exilé, etc.) et les différents types d’« internationalisation » ou de propagation des phénomènes et des processus culturels ou politiques. Les sociétés contemporaines ont non seulement changé leurs rapports économiques et politiques par rapport à la frontière et aux déplacements, elles ont également modifié – et ce de façon accélérée – les formes de passage et, par conséquent, de traduction par laquelle une culture fait référence à une autre, l’adopte et l’adapte. Par là même où elle se modifie et transforme la culture qu’elle rencontre, intervenant au 1

Les auteurs tiennent à exprimer leurs remerciements à Manuel Boïs, traducteur et membre du Comité éditorial de la Collection Trans- Atlantique, pour sa relecture de la préface et les conseils donnés avant la publication de cet ouvrage.

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Déplacements culturels : migrations et identités

niveau des modèles et produisant des métissages dont témoignent les transferts, cheminements et autres croisements culturels. La rapidité avec laquelle les modèles circulent, le rythme suivant lequel les paradigmes artistiques autant que politiques se modifient et élaborent de nouvelles formes basées sur la relation à l’autre à des fins d’échange ou d’exclusion, ont engendré de nombreuses remises en question. « La cité globale » d’aujourd’hui, que Saskia Sassen (1991)2 décrit comme une plate-forme en grande partie dénationalisée, et qui fonctionne aussi bien sur l’espace territorial des anciennes nations que sur l’espace numérique, exprime un paradoxe complexe qui perturbe et agit sur ce que Jacques Derrida (1993) appelle « l’ontopologie nationale »3, et qu’Alexis Nouss (2005) commente à son tour comme la disparition de la détermination d’une identité en fonction d’une situation localisée. « La subjectivité comme citoyenneté, écrit-il, est défaite en même temps que sa conception comme appartenance à un lieu. La disjonction et l’accélération produites par ces technologies créent une condition « d’exil généralisé ».4 « La cité globale » ouvre un nouvel espace au grand capital transnational, au terrorisme et à la mafia, en même temps qu’elle marque l’émergence d’un mélange étonnant de « populations » venues du monde entier. L’inscription et l’analyse de ces nouvelles Babel, de ces changements représentés dans l’architecture, la musique, les arts plastiques et visuels ainsi que dans la littérature permettent d’élaborer des nouvelles cartographies culturelles en devenir. En devenir, en effet, et en continuel processus de traduction, puisque, comme le dit Gilles Deleuze, « devenir, ce n’est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n’y a pas un terme dont on part, ni auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s’échangent. Car, à mesure que quelqu’un devient, ce qu’il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation, ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre deux règnes »5. Cette pensée deleuzienne nous amène à réfléchir à une méthode de travail différente, plus appropriée à l’analyse de ces nouveaux contours des cultures de la mobilité qui caractérisent notre époque à la fois de mondialisation et de crises politiques et sociales. Ainsi Nicolas Bourriaud examinant les pratiques et modes de vie des artistes contempo2 3 4 5

Saskia Sassen, The Global City: New York, London, Tokyo, Princeton University Press., 1991. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 137 et suivantes. AlexisNouss, Plaidoyer pour un monde métis, Postface de Daniel Bensaïd, Les Editions Textuels, 2005. Partie 4 : « Les nouvelles identités déracinées », p. 96. G. Deleuze et F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. 1 : L’Anti Œdipe (Minuit, 1973), et t. 2 Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.

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Introduction

rains les définit en recourant à la métaphore végétale du radicant6. L’image du végétal, comme le lierre ou le fraisier, qui développe des racines lui permettant de se frayer un chemin et de traverser ainsi différents sols, illustre, selon lui, une caractéristique des artistes contemporains : leur facilité à voir ailleurs, se déterritorialiser et s’agréger selon (dans le cadre d’expositions, foires, biennales, etc.). Par leur mode de vie et leur pratique d’une forme d’errance et de nomadisme, ces artistes contestent, selon N. Bourriaud, la question postmoderne « d’où vienstu ? » et appellent à un retour à la modernité, préférant la question « Où allons-nous ? ». Ces artistes nomades, exilés, polyglottes, adeptes du dubbing, sémionautes, évoluent constamment et sans gêne entre les signes des diverses cultures. Nicolas Bourriaud les appelle les « altermodernes », titre donné à la Triennale de Londres dont il fut le commissaire en 2009. La relation transatlantique qui, au-delà de la voie maritime et aérienne, se concrétise aujourd’hui plus rapidement par la voie virtuelle, nous permet d’observer et d’analyser, comme à l’occasion de la rencontre organisée par l’Universidade Federal de Sergipe, ce type de pratiques radicantes : il existe, en effet, des architectures et des musiques qui fonctionnent ici et là en dialogue, suivant des procédés d’emprunt et de traduction. Les littératures aussi se lisent de façon transversale et de multiples manières, grâce à l’apport de différentes réceptions. En effet, alors que les passages et les influences s’accentuent, ouvrant à la connaissance de l’autre et donnant la mesure et l’étendue des échanges, alors que les langues qui ont contribué à la construction des États se mêlent sans cesse, et à l’usage, au sein d’une même nation (l’anglais et l’espagnol aux USA donnant lieu, en outre, à une autre langue, le spanglish) et incorporent tout aussi avidement une sorte de lingua franca nourrie, entre autres, par le vocabulaire des affaires et du net, il importe de considérer les œuvres littéraires, comme toutes les manifestations artistiques, autrement que sous le seul angle du « national » ; le concept de transcontinentalité lui-même ne suffit pas à les décrire et à les englober. Le tracé territorial distribue, comme le souligne Gilles Deleuze, un dehors et un dedans, tant pour le sujet que pour les identités collectives qui deviennent autant de lieux d’« agencement » et de redistribution possibles. La nation n’est qu’un quartier de l’orange ; le monde s’épluche de diverses façons et sa transversalité fait qu’il reflète, en vitesse et en continu d’un pôle à un autre, les préoccupations comme les espoirs des différentes populations. C’est ce qu’illustre la complexité de l’une des réalités explorée lors du colloque de Sergipe quand il s’est

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Nicolas Bourriaud, Radicant, Dijon, Éditions Les presses du réel, 2010.

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penché sur le territoire de référence comme espace dont la délimitation objective dépasse celle d’un lieu géographique. Ce volume est un recueil des travaux présentés lors de ce colloque du réseau NEOS/NEWS–Amériques7, organisé à l’Universidade Federal de Sergipe, à Aracaju (province-État de Sergipe), du 4 au 6 mai 2011, par les chercheurs Dominique Boxus, Mélanie Létocart et Célia Navarro Flores. Le réseau NEOS/NEWS – Amériques regroupe, dans une perspective interdisciplinaire, des chercheurs spécialistes des hémisphères Nord et Sud du continent américain, ainsi que de l’Amérique centrale et des Caraïbes, et s’attache à comprendre les phénomènes culturels, indices de déplacements, de migrations et d’exils, qui caractérisent la mondialisation actuelle. Ces chercheurs se proposent d’aborder des objets d’étude conçus à l’intersection des champs épistémologiques qui vont de la Philosophie et de l’Histoire aux Sciences sociales, à la Littérature et aux arts en général. En 2008, sous la responsabilité de Norah Dei Cas-Giraldi (Université de Lille 3 – Nord, France), d’Ada Savin (Université de Versailles, Saint-Quentin-en-Yvelines) et de Teresa Orecchia-Havas (Université de Caen, Basse-Normandie), le réseau NEOS/NEWS-Amériques, reconnu d’intérêt scientifique par l’Institut des Amériques (Paris, 2010), a élaboré un programme portant sur les Lieux et figures du déplacement. Les activités de ce programme, centré sur des problématiques qui ont trait à la mobilité, se développent depuis 2008 sous la forme de séminaires itinérants organisés, chaque année, par les universités membres du réseau, en Europe et dans les Amériques, en comptant sur la présence régulière de ses membres et celle, ponctuelle, de conférenciers invités.8   7

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NEOS/NEWS – Amériques est un sigle permettant de désigner les relations entre les Nords Ests Ouests Suds des Amériques et leurs échanges avec les cultures d’autres continents. Ce réseau, créé par un consortium de chercheurs spécialistes de différentes cultures américaines, est soutenu par les laboratoires CECILLE (Centre d’études sur les civilisations les langues et les littératures étrangères) Université Lille3, le Programa de Estudios de Género (PUEG) de l’Université UNAM-México, Suds d’Amériques de l’Université Versailles Saint Quentin-en-Yvelines (UVSQFrança), l’Université Cardiff- Grande-Bretagne, le laboratoire Lettres, Arts du Spectacle, Langues Romanes (LASLAR) de l’Universidade Caen–Basse Normandie, le Centro de investigaciones interdisciplinaires da Universidade de la República UDELAR-Uruguai et le GELIMIS des Universités Fédérale de Sergipe et Fédérale Fluminense. Outre les laboratoires fondateurs (CECILLE – Lille 3, Laboratoire Suds d’Amériques – Université de Versailles – Saint Quentin en Yvelines et LEIA – Université de de Caen), d’autres intervenants ont été associés ; c’est le cas de Néstor Ponce (Université de Rennes 2), Alexis Nouss (Cardiff University), Ilse Logie (U. de Gand), Marian Semilla Durán (Université Lyon2), Geneviève Fabry (Université de Louvain-laNeuve), Christine Vanden Berghe (Université de Liège), Dominique Boxus, Célia Navarro Flores et Mélanie Létocart (Universidade F. de Sergipe), Danuta Teresa

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Introduction

Le réseau NEOS-NEWS – Amériques s’est donc réuni pour la quatrième fois hors de France, à Sergipe, dans un climat de dialogue particulièrement fructueux, autour d’un groupe important de chercheurs américains et européens de renommée internationale, accueillis par le Groupe GELIMIS9 du Département des Lettres étrangères de l’Universidade Federal de Sergipe, qui se sont interrogé, à partir de différentes perspectives et méthodologies, sur la portée de certains phénomènes de mobilité repérables dans différentes cultures du continent américain et dans leur relation avec les cultures des autres continents. Ainsi Serge Gruzinski qui, dans sa conférence, a mis en relation ces recherches sur les échanges entre Orient et Occident à l’époque de la première grande colonisation et à la période actuelle. Marc Quaghebeur, quant à lui, poète et directeur du Musée de la Littérature à Bruxelles, a mis en relief les tonalités différentes pour exprimer l’autre dans la poésie contemporaine de langue française. L’ensemble des contributions variées et de haut niveau, dont celles que nous recueillons dans ce volume, de Zila Bernd, spécialiste de littératures francophones, et de Angel Esteban, professeur de littérature de l’Amérique latine à l’Universidad de Granada, et l’enthousiasme d’un auditoire très nombreux d’étudiants ont fait de ce colloque un événement scientifique et culturel exceptionnel qui reste présent dans nos mémoires. Les travaux présentés à Sergipe ont, par ailleurs, ranimé le débat sur les fondements critiques qui sous tendent les objectifs du réseau NEOSNEWS, ainsi que les motivations critiques et éthiques qui nous ont amenés à ouvrir cet espace de recherche conçu comme un work in progress et résultant du dialogue entre chercheurs d’origines différentes appartenant à différentes aires du savoir. En effet, comme lors de la première rencontre, organisée en mars 2008 à l’Université de Lille, portant sur «Migrations, frontières, interculturalités », les chercheurs réunis à Sergipe ont analysé, à partir des formes actuelles du nomadisme, les événements, conflits et autres, qui sont à l’origine des déplacements (individuels ou collectifs) ou y influent, relevé la présence de nouveaux types de migrants dans le cadre d’une société de plus en plus globale, et exploré les passages traçant de nouvelles cartographies socioculturelles et politiques. Comme autant d’éléments caractérisant de nouveaux imaginaires collectifs et montrant des traces mémorielles

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Mocejko-Costa (U. Nacional de Córdoba, Argentine), Lelia Area (Universidad Nacional de Rosario), Cristina Iglesia (UBA-Buenos Aires), Marisa Belasteguigoitia et Lucía Melgar (PUEG, Programa de Estudio de Género, UNAM-Mexique), Zila Bernd (Universidade F. de Porto Alegre), Eleonora Basso, Carlos Demasi, Beatriz Vegh (Universidad de la República – Uruguay). GEMILIS : Grupo de Estudos em Literaturas, Migrações e Identidades, de l’Université Fédérale de Sergipe.

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Déplacements culturels : migrations et identités

singulières qui alimentent les représentations artistiques qui se rapportent à nos sociétés mondialisées. Cette perspective interculturelle et interdisciplinaire permet de confronter les points de vue, les travaux et les expertises des chercheurs portant sur la question de la migration, tout en développant des réflexions selon deux axes, à la fois complémentaires et concurrents : Nord-Sud et Est-Ouest. Ces approches semblent pertinentes pour des orientations qui ne sont pas seulement dictées par les coordonnées physiques, les données empiriques et les mesures statistiques afférentes aux aires géographiques et culturelles concernées, mais qui s’inscrivent dans un mouvement d’échanges et d’interactions constants. Si les recherches présentées lors des séminaires du réseau NEOS/NEWS Amériques s’appuient bien, par nécessité (historique et méthodologique), sur des notions de territoire, de passage, de flux migratoires, d’identité collective (des nations, des groupes sociaux, des individus, des genres, etc.), et prennent en compte les formes concrètes de métissage, hybrides ou interculturelles, que l’histoire leur a conférées, elles rencontrent, comme dans le cas des contributions faites à Sergipe, des phénomènes en construction, en perpétuelle mouvance, qui invitent à élaborer des définitions affinées, non catégoriques et parfois non catégorielles, et à se pencher sur les objets d’étude avec un nouveau regard. Et ce, tout particulièrement dans le domaine artistique, mais aussi sociopolitique ; le constat, mûri chemin faisant, que les définitions ou notions « classiques », préalables, ne suffisaient plus, nous a incité à les revisiter ou à en inventer d’autres. Au lieu de travailler par nations ou par langues (littérature argentine, brésilienne, canadienne, cubaine, chilienne, haïtienne, martiniquaise, mexicaine nord-américaine, vénézuélienne, etc.), la perspective adoptée par le réseau NEOS/NEWS – Amériques permet de rendre compte de passages et de déplacements constants entre chaque culture, et d’étudier la représentation de ces phénomènes dans différents types de manifestations, productions artistiques (arts visuels et arts plastiques, cinéma, littérature, etc.) ou discours culturels. Tout en les situant dans leur contexte social et politique, le parti pris est d’y repérer et analyser les lignes d’un continuum comme les moments de rupture, les tissages et les relations esthétiques et politiques qui peuvent se lire et s’interpréter dans l’immense éventail de représentations portant sur l’histoire multiple de chaque continent, notamment l’américain ; preuve de la réalité d’une histoire commune transcontinentale et transocéanique, faite de va-et-vient, de passages constants entre les Amériques, l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Il s’agit d’adopter des approches qui tiennent compte d’une pluralité de dimensions et de perspectives, permettant d’interpréter les discours et les œuvres au-delà des catégories extérieures ou du simple lieu d’origine ou de la nationalité de l’auteur. 14

Introduction

La rencontre organisée à l’Universidade Federal de Sergipe a permis d’échanger et de confronter un éventail important et varié de représentations et de discours portant sur les déplacements, les exils et autres types de migrations, qui ont modifié les territoires et ont imprimé des transformations dans les imaginaires collectifs mais aussi personnels. Les chercheurs se sont interrogé sur la dynamique des migrations et des frontières, et ont exposé des conclusions qui nous amènent à les étudier et à les interpréter non seulement comme un phénomène actuel, dans le contexte de cette dernière mondialisation, mais aussi comme une variation en devenir, tel que nous l’explique Serge Gruzinski10, d’une internationalisation qui a commencé il y a plus de cinq siècles. Etudier les représentations des individus ou des communautés déplacés ou en déplacement au sein du continent américain ou à travers les mouvements transocéaniques, et leurs regards sur l’autre (dans leur singularité, notamment dans les relations sociales de sexe, et par rapport à la condition de chacun, femme, homme ou enfant), permet de rendre compte des nouvelles émergences repérables dans la formation des creusets de cultures américano-africaines, américano-asiatiques et américano-européennes. Sur le plan des idées, notamment, des concepts et des pratiques nouvelles se dessinent, nourrissant d’une part des imaginaires et permettant, d’autre part, d’explorer d’autres modèles d’analyse, comme le prouvent les contributions présentées dans les chapitres de cet ouvrage. De fait, le réseau NEOS/NEWS – Amériques, en pratiquant le croisement de savoirs dans une perspective interdisciplinaire, a permis cette ouverture épistémologique, en dégageant un espace de réflexion à différents points de vue, ceci de façon permanente et sans prétendre à une mise à plat exhaustive. Tout en gardant une cohérence avec la thématique proposée, les chercheurs dont les contributions sont ici recueillies ont introduit des méthodologies et des appareils critiques variés pour analyser des parcours ou des poétiques issus de différentes cultures et des représentations aux supports variés (cinéma, littérature, photographie). La question du déplacement, physique ou virtuel, a fait l’objet, par ailleurs, d’études se rapportant à l’Amérique du Nord, aux Caraïbes et à l’Amérique du Sud. Certaines lectures proposées ont également souligné la relation constante et toujours renouvelée de ces cultures avec celles d’autres continents. Cela dit, leurs conclusions nous amènent à constater qu’une nouvelle esthétique semble se dégager et forme un lieu commun, une zone de partage entre artistes pourtant bien différents les uns des autres. Par ailleurs, les exemples étudiés semblent donner raison à la démarche 10

Serge Gruzinski a rendu compte à Sergipe de ces dernières recherches, notamment celles qui font partie de son ouvrage Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et Islam à l’orée des temps modernes, Paris, Seuil, 2008.

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Déplacements culturels : migrations et identités

inspirée par Nicolas Bourriaud dans sa tendance à caractériser une bonne partie de la production artistique de la fin du XXe siècle par le biais d’une conceptualisation d’une esthétique du relationnel11 (dont on peut relever des exemples notoires dans les formes les plus variées d’interactivité recherchées par les dramaturges, les plasticiens ou les écrivains, avec le spectateur, le visiteur d’une exposition ou le lecteur). Si l’ensemble, axé sur une perspective à la fois diachronique et synchronique des phénomènes de déplacement, met ainsi en évidence le besoin d’employer des notions critiques et des méthodologies différentes, il permet d’analyser la relation entre différents types de productions artistiques, notamment dans le contexte de la globalisation actuelle, et sans oublier leur ancrage dans une histoire. Eriel de Araujo Santos et Andréa França se penchent ici sur la question de la relation entre l’art et la mondialisation. Eriel de Araujo Santos aborde le thème de la représentation visuelle et des figurations monumentales dans l’art urbain contemporain, la question des reflets et des réfractions, mais aussi des détours et chemins de traverse pour exprimer la relation à l’autre. Andréa França réfléchit, à partir de films brésiliens traitant du déplacement, au rapport que la caméra établit entre le corps du sujet et les espaces parcourus. Dans son exposé recueilli dans le deuxième chapitre, intitulé « littérature et transferts interculturels », Carina Blixen se penche sur l’œuvre de Carlos Liscano ; œuvre dans laquelle le déplacement prend le sens d’une double recherche, tournée vers le soi et le non-soi (l’étrange de soi-même et l’étranger), en relation avec le cheminement personnel de l’auteur qui, après des années de détention politique, a décidé de s’exiler en Suède avant de retourner au pays d’origine. Oscar Brando, quant à lui, introduit une nouvelle interprétation du conflit de l’entre-deux péruvien à partir des notions de migration et d’hétérogénéité (l’entre-deux cultures, l’entre-deux langues, l’entre-deux de l’abandon et de la perte, comme ressource de la littérature) dans la démonstration qu’il fait du mode opératoire du processus de métissage, de conciliation et, finalement, de perte, dans l’œuvre de José María Arguedas, par le biais du traitement symbolique de deux composantes majeures du territoire péruvien, la montagne et la côte, notamment dans El zorro de arriba y el zorro de abajo. Mélanie Létocart observe, pour sa part, comment l’expérience d’un double déplacement, spatial et intellectuel, dans les discours du sous-commandant Marcos, traduit son besoin de développer une aptitude énonciative oscillante, à partir des différents lieux culturels que

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Nicolas Bourriaud, L’esthétique relationnelle, Dijon, Éditions Les presses du réel, 1998.

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Introduction

le célèbre militant de la cause indienne au Mexique entend embrasser dans ses récits. Dans la troisième partie, « littérature, frontière et territoires », si Ángel Esteban voit dans les itinéraires des personnages de Mario Vargas Llosa comme un exemple des mouvements migratoires, il lit, énoncé dans le vaste éventail de représentations qui caractérise l’œuvre du plus récent des Prix Nobel de littérature américains, comme un questionnement sur la liberté de se déplacer. Dans la perspective comparatiste qui est la sienne, Célia Navarro Flores décèle une autre forme de retour radicant dans la littérature en suivant les mutations du personnage de Don Quichotte, depuis le contexte initial de Cervantes du XVIIe siècle jusqu’à celui du Nordeste brésilien contemporain, incarnées par les personnages de l’auteur brésilien Ariano Suassuna. La question de nouvelles « poétiques nomades » est traitée dans le quatrième chapitre de cet ouvrage par Zilà Bernd dans son étude des figures du nomadisme dans l’œuvre de J.M.G. Le Clézio. Situant l’écrivain français dans une large généalogie d’auteurs qui ont expérimenté dans leurs œuvres de multiples formes de mobilité, elle démontre que Le Clézio est l’un des grands représentants du nomadisme littéraire dans les Lettres d’aujourd’hui. Eurídice Figueiredo, pour sa part, propose un rapprochement entre l’œuvre d’Édouard Glissant et celle de William Faulkner, en soulignant comment l’un et l’autre se rejoignent dans la réaction de perplexité qui est la leur face à la déportation de populations et leur insertion dans l’espace des plantations, aux ÉtatsUnis et dans les îles des Caraïbes. Le cinquième et dernier chapitre est consacré au thème des « mobilités identitaires » tant du point de vue sociopolitique que du genre. Vanderlei Zacchi aborde ce thème en analysant comment le conflit lié au processus d’occupation de la terre au Brésil s’est avéré fondamental pour la construction de l’identité des sans-terres. Dominique Boxus, quant à lui, se penche sur les expériences de la migration du corps et du genre, et plus spécifiquement sur les dérives du masculin, dans deux romans de l’auteur québécois contemporain Michel Tremblay, qui s’interroge sur l’homoaffectivité en rapport avec la vie dans les sociétés contemporaines. Si les travaux présentés à Sergipe en mai 2011 nous interrogent avec une telle urgence, c’est dans leur variété et parce qu’ils forment, dans leur ensemble, un mode de confirmation des échanges culturels constants qui composent notre univers actuel et traversent la construction de nouvelles identités, tant collectives qu’individuelles. Les différents types de discours et de formes d’expression artistique présentés dans cet ouvrage s’inscrivent, en effet, dans des labyrinthes cartographiques générés par des déplacements de toute sorte (imaginaires ou inscrits dans un 17

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mouvement terrestre), dont les migrants, exilés ou desterrados sont les sujets. Ce vocable espagnol utilisé par Horacio Quiroga pour désigner ses personnages, habitants de l’immense forêt de Misiones, le cœur réel et imaginaire de l’Amérique du Sud, terre vierge et réservoir des plus grandes richesses naturelles, nous revient constamment à l’esprit. Ce lieu où trouvèrent refuge des bannis, réprouvés et autres persécutés, dont nombre d’anciens esclaves, est aussi devenu, à la fin du XIXe siècle, l’une des premières terres d’accueil pour des migrants venus d’Europe et d’autres continents à la recherche d’un monde meilleur… Au-delà de son signifiant premier de déracinement, le terme de desterrado véhicule la notion de la relation à l’autre aussi bien qu’à un nouveau territoire de vie, et implique la recherche d’un nouveau rapport avec l’autre et avec soi-même. Il prend ainsi la valeur d’une notion opératoire et fortement significative pour exprimer la relation à soi-même et à l’autre, le devenir autre au fur et à mesure de la découverte et du façonnement d’une terre nouvelle. Ces desterrados, ces êtres en déplacement, qui valent pour l’humain portant en lui les conflits et l’espoir de les résoudre, s’y donnent à lire et à voir dans des œuvres contemporaines comme les formes nouvelles de radicants d’un autre temps… 

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CINÉMA, ART ET GLOBALISATION ––––––– CINEMA, ARTE Y GLOBALIZACIÓN

Images détournées Une approche de la représentation dans les procédures artistiques contemporaines1 Eriel DE ARAÚJO SANTOS Université fédérale de Bahia, Salvador de Bahia (Brésil)

Le déplacement physique ou virtuel d’images produites en un lieu déterminé est porteur de nombreuses questions que l’individu se pose sur lui-même, son expérience sociale et son interaction avec l’espace géographique, les objets, les personnes. Il s’avère que la production de ces images et le plaisir qu’elles peuvent induire manifestent une vérité hésitante, inhérente à l’acte photographique et renforcée par des projets qui ressortissent à l’art contemporain. En ce sens, dans les démarches artistiques contemporaines, nous pouvons observer des processus de détournement qui incorporent une représentation hybride surgie de l’expérience quotidienne, laquelle peut être de type politique, économique, social, scientifique ou artistique. Le texte qui suit veut parler, en adoptant l’angle poétique, de l’importance de la représentation visuelle contemporaine, notamment des détournements que celle-ci opère dans les images qui la caractérisent. La recherche que nous présentons ici articule des procédures d’atelier et une réflexion théorique sur les actes photographiques contemporains, à partir de la production de l’artiste. Le but poursuivi est d’étudier le comportement des images présentes dans la vie quotidienne et de percevoir les rapports qu’elles entretiennent avec des matériaux symboliques et certains systèmes mis en œuvre pour leur visualisation. Les stratégies artistiques analysées supposent des altérations de la qualité des images photographiques : l’utilisation de supports non conventionnels et le recours à des situations inhabituelles de présentation garantissent une instabilité, qui peut signifier une disparition de l’image. Notre recherche remet ainsi en question la mémoire et la perception des faits vécus au jour le jour. 1

Traduction de Juliana Silva Cruz, Thiago Mattos et Dominique Boxus.

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L’introduction du doute dans une image photographique est l’objet de notre investigation ; elle réfute les principes de vérité établis par la photographie documentaire, instaure de nouvelles perspectives de travail : une photographie expressive, expérimentale et transitoire. Les images créées pour notre projet de mémoire déambulent entre ce que nous voyons et ce qui se trouve déjà enregistré par l’esprit, ou boîte à mémoire. Nous considérons comme des archives visuelles tout ce qui excite nos sens, depuis les signes les plus simples absorbés par le corps, comme la lumière, le reflet ou la chaleur, jusqu’aux signes les plus complexes qui résultent de procédés virtuels. L’homme emmagasine ainsi d’innombrables images nées de la vie quotidienne. La lumière contribue à la visualisation, construction et définition d’images analogiques ou virtuelles. Avec l’avènement de la photographie, des scènes du réel peuvent être fixées sur une surface déterminée. D’importantes altérations surgissent dès lors dans la perception humaine, où l’instant éternel2 produit une sorte de jeu dans le monde des apparences. Ainsi, il est possible d’entrevoir certains éléments du passé, mais c’est dans la continuité du présent que peut se construire un travail qui se réfère à un avenir des images3. L’analyse de diverses expériences effectuées en laboratoire et en atelier nous a permis d’établir que le caractère transitoire des images produites trouve son origine dans un conflit inscrit dans les matériaux choisis et dans la démarche adoptée. L’œuvre construite correspond à une image créatrice du doute, de la reconfiguration, voire de l’autodestruction. Nous parlerons de l’image photographique en tant que document, de l’image tournée vers le processus lui-même et de l’image instable ou in process. Les images produites par les artistes qui ont exploité la photographie comme méthode expressive de travail et comme instrument de remise en question nous intéressent particulièrement parce qu’elles manifestent ce que nous pourrions appeler une image au-delà de l’image. Joseph Kosuth, Marcel Duchamp, Vik Muniz et d’autres ont suscité des débats sur la vérité, l’importance et la persistance de la démarche photographique au sein de la société actuelle, spécialement lorsqu’il s’agit d’art contemporain. Le modus operandi propre au travail artistique directe2 3

Maffesoli, Michel, O instante eterno : o retorno do trágico nas sociedades pósmodernas, Porto Alegre : Zouk, 2003. L’expression « avenir des images » définit une poétique se rapportant à la fragilité et à la mutation provoquée dans les expériences visuelles que nous avons développées au moment d’utiliser des images photographiques.

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Images détournées

ment lié à nos recherches artistiques fait voir tantôt un rapprochement, tantôt une prise de distance par rapport à la poétique de ces artistes. Nous avons choisi une œuvre de Joseph Kosuth pour illustrer notre propos. Elle s’appelle Glass (one and three), versions anglaise et allemande de 1965 et de 1977. Dans ce travail, Kosuth traite de la représentation visuelle et verbale d’un certain objet (une lame de verre) et de sa signification dans un lieu déterminé. Son travail propose une discussion sur le signe visuel et sur le signe verbal, en les rapprochant de l’objet dans une situation que nous pouvons concevoir comme une installation artistique.

Images 1 et 2. Kosuth. Glass (one and three). Version anglaise et version allemande. 1965 et 1977 Dans ce travail, Kosuth met en évidence les mutations inhérentes à une œuvre lorsqu’elle est exposée et placée dans des endroits différents. La lame de verre, son image et la signification de transparence revêtent des sens distincts. Ce sont des possibilités de représentation de ce qui est compris comme transparent. Une fois exposé, le travail incorpore des aspects plastiques propres au lieu et des altérations grammaticales 23

Déplacements culturels : migrations et identités

pertinentes dans le cadre du langage local ; il devient une œuvre à venir, change à chacun de ses déplacements. Après nous être penché sur les premiers résultats photographiques obtenus par les artistes mentionnés, qui devaient réorienter le comportement de l’image et la réflexion s’y trouvant associée, nous sommes en mesure de mieux comprendre notre propre recherche artistique et théorique : de nouvelles caractéristiques visuelles et conceptuelles affleurent soudain, disponibles pour la jouissance et/ou l’analyse. Jean-Marie Schaeffer présente et définit la précarité de l’image à partir de la photographie : l’instabilité de l’image conduit chez lui à une réflexion sur le caractère documentaire de celle-ci. La précarité de l’art photographique est aussi liée à la contingence, au caractère risqué de la genèse de l’image : bien plus que n’importe quel autre art, le simple hasard objectif peut produire un résultat esthétiquement aussi appréciable qu’une prise de vue longuement mûrie selon les exigences artistiques4.

Suivant la logique de cette pensée, nous pouvons affirmer que les valeurs du signe sont proches du quotidien, du banal et du transitoire. La signification donnée aux choses s’amplifie à chacune des démarches, à chacun des déplacements opérés par les artistes dans leur travail. L’image d’un certain lieu, par exemple, peut revêtir des valeurs géopoétiques ou géopolitiques pour telle personne ; toutefois, les transferts symboliques liés à la signification de cette même image engendrent des mutations dans la lecture et dans le plaisir suscité chez cette même personne. Ces déplacements de perception peuvent d’ailleurs augmenter les domaines de la connaissance et les rendre hybrides. Au XIXe siècle, Louis Jacques Mandé Daguerre s’est fait connaître pour avoir fixé une image du réel sur une surface d’argent. Lui qui était peintre, scénographe, chimiste et inventeur poursuivait l’idée d’inscrire sur une surface plane un nombre majeur d’informations visuelles extraites du réel, dépassant ainsi l’habileté du peintre réaliste. En s’appuyant sur la lumière comme outil de travail (agent silencieux qui change la dynamique des choses, même celle de structures très intimes), de nombreux peintres du XIXe siècle ont vécu l’apparition de la photographie comme un défi à leur activité artistique. Walter Benjamin cite d’ailleurs à ce propos le peintre belge Antoine Wiertz : 4

« A precariedade da arte fotográfica está também ligada à contingência, ao caráter arriscado da gênese da imagem : bem mais do que em qualquer outra arte, o simples acaso objetivo pode produzir um resultado esteticamente tão apreciável quanto uma tomada de imagem longamente refletida segundo as exigências artísticas. » – Schaeffer, Jean-Marie, A imagem precária, Campinas : Papirus, 1996 : 143.

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Il y a quelques années est née une machine, gloire de notre temps, qui tous les jours apeure nos pensées et effraie nos yeux. Avant même qu’un siècle n’ait passé, cette machine sera le pinceau, la palette, les couleurs, l’habileté, l’expérience, la patience, la dextérité, le coloris, la transparence, l’idole, la perfection, l’extrait de la peinture… Ne croyez pas que la daguerréotypie anéantit l’art… Quand la daguerréotypie, ce gigantesque enfant, grandira, quand tout son art et toute sa force se seront développés, viendra le génie qui tout à coup la prendra par les cornes et lui dira, à voix bien haute : viens ici ! tu m’appartiens maintenant ! désormais, toi et moi, nous allons travailler ensemble !5

Ainsi que la peinture, l’image photographique se rapproche du langage verbal et constitue un lien, en élargissant notre capacité à traduire la réalité en mots et en images. Cette capacité est rendue possible grâce à la représentation liée aux interpolations qui découlent des différents domaines de la manifestation artistique. Nous savons que le réel est insaisissable et que, par conséquent, sa présentation est impossible ; seule nous reste la possibilité de le représenter. La contribution de techniques artistiques et de perceptions transformées de la réalité permet ce que nous appellerons une grande odyssée dans le domaine de la culture matérielle des images. Partant de cette culture matérielle, nous proposons une réflexion sur la photographie située au carrefour entre le banal, le traditionnel et le fictionnel et visant à la construction de possibles nés des démarches mises en œuvre pour leur matérialisation, pour leur dématérialisation ou pour les déplacements physiques et conceptuels qu’ils favorisent. Une telle réflexion donne forme à un champ fertile pour l’imaginaire et fait apparaître un caractère fantasmagorique, une sorte de chimère (combinaison hétérogène ou incongrue d’éléments divers). Certaines expériences réalisées dans des laboratoires de chimie ont pu influencer nos travaux en atelier et promouvoir le dynamisme de l’imagination et de l’imaginaire. La matérialité des images produites à partir de transformations observées dans la vie quotidienne nous a amené à faire des recherches sur la production d’images où interviennent l’ins5

« Há alguns anos nasceu uma máquina, glória do nosso tempo, que diariamente é o assombro dos nossos pensamentos e o susto dos nossos olhos. Mesmo antes que um século tenha passado, esta máquina será o pincel, a paleta, as cores, a habilidade, a experiência, a paciência, a destreza, o alvejar, o colorido, a transparência, o ídolo, a perfeição, o extrato da pintura… que não se acredite que a daguerreotipia mata a arte… quando a daguerreotipia, esta gigantesca criança, se desenvolver, quando toda a sua arte e força se tiver desenvolvido, virá o gênio que, de repente, a pega pelos cornos e diz bem alto : anda cá ! Agora pertences-me ! A partir de agora, trabalharemos juntos. » – Benjamin, Walter. Sobre arte, técnica, linguagem e política. Lisboa : Relógio D’água, 1992 : 133-142.

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tabilité, la fragilité, le caractère insaisissable. Ces expériences nous poussent à réfléchir sur l’engagement de l’art photographique associé aux processus physiques et chimiques dans le cadre d’une approche artistique ; sur la présence de la photographie dans l’existence quotidienne et sur la constitution de procédures inhérentes au temps et aux déplacements géographiques et esthétiques liés à notre travail ; sur l’utilisation et la création de systèmes physiques et virtuels pour la présentation de l’image photographique et de ses implications conceptuelles. Il nous semble que les qualités physiques, le temps de permanence et le degré de signification d’une image présents dans les poétiques artistiques contemporaines rendent possible l’existence d’une image au-delà de l’image : des images qui stimulent l’imagination, un signe qui change à chaque manipulation, à chaque signification attribuée. La photographie a toujours été présente dans le cadre de nos recherches artistiques, que ce soit comme documentation de la démarche créative elle-même, comme résultat final du travail, ou encore comme source de création de systèmes d’interaction poétique entre les images et les matériaux choisis stratégiquement en vue de favoriser des déplacements concrets et conceptuels liés à l’acte photographique, à la fixation et à la représentation d’une image. Le miroir est l’élément-clé que nous avons choisi pour fonder notre démarche artistique : c’est lui qui entre en jeu dans les procédures créatives étudiées. Le recours au miroir en association avec des matériaux comme la naphtaline ou la paraffine et sa participation comme support photographique rendent possible son exploitation pour la production d’images qui reflètent le flux de la vie, conjointement aux registres d’un temps et d’un lieu déterminés pour chaque travail. Ces expériences artistiques font converger des concepts opérationnels auxquels elles s’articulent pour la mise en action du signe-miroir et de l’image-reflet. En tant que signe, le miroir est la tangente entre l’action et sa représentation. En effet, le miroir est pour l’homme un moyen de reconnaissance de soi, et ce depuis la toute première rencontre d’un individu avec son reflet dans une flaque d’eau jusqu’à la possibilité du clonage ; l’humanité peut par ce biais aspirer à un état de permanence. Le fait d’être placé devant sa propre image n’est pas une caractéristique exclusive de l’homme. La nature offre aussi des possibilités de reflet : elle est source d’une importante force dynamique. Il est vrai cependant que l’homme est arrivé à développer des méthodes de purification et de synthétisation de certains matériaux en vue de favoriser un degré élevé de réflexibilité des surfaces grâce aux cristaux ou aux matériaux polis ou par la création de systèmes visant à une situation spéculaire propre à des réalités virtuelles. 26

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Au-delà des caractéristiques physiques rencontrées dans les phénomènes de reflet/miroitement des matériaux et des réalités virtuelles, divers mécanismes graphiques et conceptuels entrent en ligne de compte : nous pourrions les appeler jeux de reflets, remettant ainsi en question les expressions couramment utilisées pour désigner le miroitement, phénomène tellement commun dans la société. La photographie, quant à elle, a souvent été considérée comme le reflet de la réalité. Or nous avons pu vérifier que cette pensée est fausse, l’image photographique ne possédant pas le dynamisme du réel et n’étant jamais que la représentation technique de l’instant. Les pratiques en atelier développées dans le cadre de notre recherche visent à produire des images photographiques capables de construire des relations perceptives et conceptuelles entre le passé et le présent, ou même entre ce que nous voyons et ce que nous enregistrons dans notre mémoire. Ainsi, dans la série Situação espeliar (« Situation de reflet »), nous pouvons observer des détournements nés de l’acte photographique ou des procédures de présentation d’images collées sur un miroir sous forme d’adhésifs transparents. Les distorsions observées sur les surfaces réfléchissantes contribuent à renforcer la tension du regard, comme dans le cas des revêtements architecturaux miroitants dans les villes. Par leur configuration, la manière dont ils ont été montés et leur fonctionnement, ces objets provoquent dans la vie quotidienne des distorsions de la vision, et donc des modifications de perception éveillant un questionnement sur les rapports entre la façon de voir les choses et leur mode d’existence. Le registre photographique de ces phénomènes de reflet contribue à l’« esthétique fonctionnelle » que décrit Schaeffer : L’esthétique fonctionnelle est une esthétique cognitive, mais postule une connaissance des formes, pas une connaissance des objets. C’est la forme photographique qui est cognitive. Autrement dit, les configurations et les relations spatiales qu’elle exhibe. Les contenus ne sont pas spécifiquement photographiques ou optiques : ils peuvent se référer à une connaissance extra-photographique, c’est-à-dire déjà constituée. L’image change notre façon de voir les choses, autrement dit l’ensemble des relations et des connexions qui existent entre les choses et qui les structurent dans la globalité d’un monde vital6. 6

« A estética funcional é uma estética cognitiva, mas postula um conhecimento das formas e não um conhecimento dos objetos. É a forma fotográfica que é cognitiva. Isto é, as configurações e as relações espaciais que ela exibe. Os conteúdos não são especificamente fotográficos ou óticos : podem referir-se a um conhecimento extrafotográfico, isto é, já constituído. A imagem modifica nossa maneira de ver as coisas, isto é, o conjunto das relações e conexões que existem “entre” as coisas e que as es-

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Dans l’acte photographique intervient un signe optique entièrement objectif, où l’on s’éloigne de tout subjectivisme, comme l’affirme bien Schaeffer. Cependant, dans les œuvres photographiques des constructivistes, par exemple, nous percevons une photographie inventive qui montre un arrangement formel résultant de l’orientation des lentilles selon des perspectives variées, décentralisées, et des points de vue inusités. Dans certains de nos travaux, nous avons pu observer que les procédés de superposition et de réflexibilité des images conduisent l’objectivité photographique vers un état d’incertitude. L’image présente sur une surface réfléchissante déterminée semble attendre le miracle de sa fixation. Le miroir vient contribuer de façon significative à des procédures où l’image photographique se trouve collée sur lui sous forme d’adhésif. Après l’analyse des images obtenues à partir de plusieurs situations de réflexibilité, nous avons choisi d’expérimenter la fusion de l’image du miroir et d’une surface réfléchissante, une sorte de mise en abyme de l’image photographique. Le blanc de la photographie peut refléter ici l’espace et la dynamique exercée par le temps dans l’environnement où l’image s’insère.

Image 3. Eriel Araujo. De la série Situação espelhar. Registre photographique de façade architecturale réfléchissante, 45 X 150 cm. 2005

Image 4. Eriel Araujo. De la série Situação espelhar. Adhésif photographique sur miroir, 45 X 150 cm. 2005 truturam na globalidade de um “mundo vital” » – Schaeffer, Jean-Marie. A imagem precária. Campinas, SP : Papirus, 1996 : 181.

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L’utilisation de l’impression photographique sur vinyle transparent permet entre autres la matérialisation de ce projet, en rendant l’image photographique instable, perméable à toutes sortes de contaminations découlant du fait que des rayons de la lumière entrent dans la structure réfléchissante du miroir située derrière l’image. Un des points que nous avons voulu faire ressortir dans cette série de travaux est qu’ils ne se limitent pas au processus de réflexibilité de l’image photographique réalisée à partir du miroir, mais résultent aussi des multiples expériences observées dans les images présentes sur la surface réfléchissante. Les déformations altèrent notre perception et créent un doute pour le regard grâce aux éléments reflétés. De la sorte, l’image photographique est reconfigurée à partir de ses aspects visuels, en ayant pour éléments adjuvants le temps, la matière, l’objet, l’espace, le réel, le processus de travail et les questions liées à la signification de celui-ci. La méthode de travail commence par la production d’un cliché photographique, suivie d’une interpolation des matériaux et des techniques spécifiques. Accumuler des images par le biais de ressources techniques existe depuis la naissance de la photographie. La production de clichés photographiques est toujours allée de pair avec un système de documentation, destiné à suivre de près des faits historiques ou au contraire des faits intimes associés à des actes de conquête individuels ou familiers. Suivre le cours de la vie quotidienne au moyen d’un appareil photographique est de plus en plus fréquent parmi ceux qui souhaitent capter et fixer des instants, essayer de conserver l’image d’un moment. Avec la popularisation de la photographie et de la technologie, l’acte photographique s’impose aux hommes au point d’être aujourd’hui incorporé aux différents appareils portables, à divers systèmes de sécurité, aux appareils et autres équipements d’enregistrement, etc. La maille architecturale de la ville de São Paulo est bien connue : elle est composée de gratte-ciel, d’objets qui définissent une façon d’être dans la ville. Au cours d’une promenade dans la célèbre avenida Paulista, notre attention s’est ainsi trouvée un instant attirée par un bâtiment (image 3) : celui-ci perturbait le regard, au point que nous ne pouvions pas identifier ses éléments constituants, qui se multipliaient à chacun de nos pas. Il y avait dans sa structure un revêtement réfléchissant permettant à la surface tout entière d’absorber l’environnement. À partir de ce moment, tous les bâtiments dont les façades comportaient une pellicule réfléchissante paraissaient se multiplier sous nos yeux dans la dynamique de la ville. Rester indifférent aux détails, aux grands espaces reflétés croisés dans les villes nous est devenu soudain impossible. Nous avons dès lors commencé à réaliser une série de clichés photographiques : fenêtres, portes, façades et éléments décoratifs dont la structure manifestait une réflexibilité. 29

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Il s’est ainsi avéré possible de construire un ensemble de clichés portant sur ces situations de réflexibilité. Dans l’esprit de Michelangelo Pistolleto : « Ce qui m’intéresse, c’est davantage la transition entre les objets que les objets eux-mêmes. Ce qui m’intéresse, c’est la faculté de perception, la sensibilisation de l’individu »7. Percevoir les altérations du visible nées du passage du temps nous a porté à réfléchir sur le caractère transitoire des choses. Du reflet de Narcisse à la pensée lacanienne concernant la phase du miroir, la réflexibilité fait l’objet d’une intense activité technique, scientifique et artistique. Vu sa présence dans les poétiques contemporaines, cet objet en vient à revêtir des significations qui se situent au-delà de ce qui est reflété sur la surface : il met en branle tout un exercice intellectuel sur le visible. L’analyse des travaux produits à partir de l’image reflétée ou de l’utilisation du miroir comme adjuvant de la photographie contemporaine trouve un support dans la pensée des artistes et des théoriciens qui en explorent ou en exploitent les qualités physiques, métaphoriques et psychiques. Il en va ainsi de Paul Virilio, Margarida Medeiros, Vik Muniz, Michel Foucault, Hal Foster et Michelangelo Pistoletto, pour ne citer qu’eux, dont les propos ont considérablement alimenté nos recherches sur le reflet.

Images 5 et 6. Le Caravage. Narcisse. Huile sur toile. 1594-1596. Vik Muniz. Narciso after Caravaggio. Photographie. 2005 7

« Me interessa mais a transição entre os objetos que o objeto em si. Me interessa a faculdade da percepção, a sensibilização do indivíduo. » – Pistoletto, Michelangelo. Michelangelo Pistoletto. Barcelona : MACBA, 2000 : 7.

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Nous considérons la représentation du mythe de Narcisse telle que l’a exécutée Le Caravage comme une des peintures les plus représentatives sous l’angle de la condition de miroir. Le Caravage propose une représentation assez extraordinaire de l’admirateur de soi. Sa peinture exhibe la limite séparant le reflet et son maître. L’œuvre induit le reflet de l’image dans l’image : la présence de l’objet et de son reflet opère dans une seule et même entité, sur un même plan – la toile. La peinture du Caravage, de manière générale, pose des choix pour le moins intrigants, depuis la sélection de ses modèles pour la représentation de thèmes bibliques jusqu’à l’atmosphère magique, incertaine et introspective qui se dégage de son travail. L’œuvre Narcisse appartient à la période considérée comme transitoire dans la carrière de l’artiste. Il se peut d’ailleurs que ce caractère indécis ait contribué à la naissance d’un travail se rapprochant de l’instabilité propre aux démarches contemporaines, où les artistes expérimentent dans leurs projets une dynamique mouvante. C’est de la même façon que nous interprétons la relecture exécutée par Vik Muniz dans son œuvre Narciso, où il utilise des matériaux, des ferrailles et des objets pour réélaborer l’image de la toile peinte par Le Caravage, créant des mutations qui reconfigurent la représentation du mythe et le modus operandi propre à l’élaboration d’une image. L’intérêt pour les représentations artistiques aujourd’hui réaffirme le désir d’élire des matériaux susceptibles d’établir de nouvelles lectures visuelles pour une même image, en construisant une sorte de mise en abyme, quand il s’agit de dédoubler une image dans plusieurs matériaux ou supports. Le travail photographique de Vik Muniz traduit bien cette expérience du choix des matériaux pour représenter le même et propose de nouvelles dérivations conceptuelles liées à la réflexibilité de l’image et du matériau qui la constitue. Ses travaux photographiques réalisés à partir d’images d’enfants élaborées avec des cristaux de sucre sur fond noir ou d’images de soldats composées avec des miniatures en plastique coloré, ou encore cette image montrée plus haut et composée de plusieurs matériaux produits par l’homme montrent ce que nous pourrions appeler d’autres types de réflexibilité. Sûrement c’est le reflet qui a mené l’homme à comprendre ce qu’est l’image. C’est peut-être à cause du reflet que l’homme a perçu pour la première fois le passé comme un fait du destin. Rappelons-nous Narcisse et sa plongée fatale, une plongée qui représente toute l’histoire de la représentation – de l’ignorance à l’égocentrisme et de l’égocentrisme à l’auto-annulation. Le mythe de Narcisse parle d’un amour qui ne peut être satisfait que par l’auto-transcendance. Il se peut que ce ne soit pas à cause de son reflet que Narcisse ait soupiré, mais bien à cause de l’immensité séductrice der31

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rière son image. Quand il plonge dans son reflet en inventant un futur tracé à l’encontre de la volonté des dieux, il a inversé la prédestination répétitive et cyclique de son temps, a cherché un futur sous son contrôle. Depuis lors, comme le suggère le personnage de René Magritte dans La reproduction interdite, nous continuons le voyage transcendantal de Narcisse à travers les tréfonds de l’univers des images8.

Image 7. Diego Velázquez. Las meninas. Huile sur toile. 318 x 276 cm 1956. L’univers des images saisi à partir du reflet dans le miroir nous fait entrer dans une sorte de mise en abyme, car il touche à la reproduction de la situation réelle en incorporant les caractéristiques liées au double. Or c’est le double qui, après le brevet d’invention de la machine photo8

« Seguramente, foi o reflexo que levou o homem a entender o que é a imagem. Deve ter sido pelo reflexo que o homem pela primeira vez percebeu o passado como um fato do destino. Lembremo-nos de Narciso em seu mergulho fatal, um mergulho que representa toda a história da representação – da ignorância ao egocentrismo e do egocentrismo à auto-anulação. O mito de Narciso fala de um amor que somente pode ser satisfeito pela autotranscendência. Talvez não fosse pelo seu reflexo que Narciso tenha suspirado, mas sim pela sedutora imensidão por trás de sua imagem. Ao mergulhar em seu reflexo, ele, inventando um futuro delineado à revelia da vontade dos deuses, inverteu a predestinação repetitiva e cíclica de sua época, buscou um futuro sob seu controle. Desde então, como sugere o personagem de René Magritte, em La Reproduction interdite (A reprodução proibida), nós continuamos a viagem transcendental de Narciso através das profundezas do universo de imagens. » – Muniz, Vik. Reflex : Vik Muniz de A a Z. São Paulo, 2007 : 113.

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graphique Kodak de Georges Eastman, en 1884, établit la condition de réplique d’une certaine situation qui n’existe plus, ce qui reste étant seulement son représentant, une image photographique. La logique instituée à partir du regard peut être fréquemment interprétée grâce aux stratégies élaborées par les artistes qui travaillent sur la réplique d’images et de situations de réflexibilité. Dans Las meninas, tableau peint par Diego Velázquez, la question du reflet se perçoit comme une sorte de labyrinthe, et le spectateur doit faire un effort pour comprendre le jeu formel instauré par le peintre. Beaucoup de théoriciens s’intéressent à cette prouesse artistique accomplie sur une surface plane où regard et représentation entrent sans cesse en conflit comme un cas d’image reflétée par miroir. En apparence, ce lieu est simple ; il est de pure réciprocité : nous regardons un tableau d’où un peintre à son tour nous contemple. Rien de plus qu’un face-à-face, que des yeux qui se surprennent, que des regards droits qui en se croisant se superposent. Et pourtant cette mince ligne de visibilité en retour enveloppe tout un réseau complexe d’incertitudes, d’échanges et d’esquives. […]. Nul regard n’est stable, ou plutôt, dans le sillon neutre du regard qui transperce la toile à la perpendiculaire, le sujet et l’objet, le spectateur et le modèle inversent leur rôle à l’infini9.

Michel Foucault compare ce tableau à une sorte de cage virtuelle susceptible de s’actualiser à chaque analyse possible, analyse qui transite entre ce qui est présent parmi nous et les références que nous avons de l’espace représenté et des personnages qui y sont présents. Il suggère ainsi une réflexion sur la représentation d’un miroir placé dans une position stratégique de la composition du tableau : Qu’y a-t-il enfin en ce lieu parfaitement inaccessible puisqu’il est extérieur au tableau, mais prescrit par toutes les lignes de sa composition ? Quel est ce spectacle, qui sont ces visages qui se reflètent d’abord au fond des prunelles de l’infante, puis des courtisans et du peintre, et finalement dans la clarté lointaine du miroir ? Mais la question aussitôt se dédouble : le visage que réfléchit le miroir, c’est également celui qui le contemple ; ce que regardent tous les personnages du tableau, ce sont aussi bien les personnages aux yeux de qui ils sont offerts comme une scène à contempler. Le tableau en son entier regarde une scène pour qui il est à son tour une scène. Pure réciprocité que manifeste le miroir regardant et regardé […]10.

La description et l’analyse que Foucault fait du tableau Las meninas de Diego Velázquez font ressortir de façon étonnante l’intervention de la réflexibilité comme méthode de travail dans la représentation opérant dans une peinture : une façon d’agir avec la composition des éléments 9 10

Foucault, M., Les mots et les choses. Paris : Gallimard, 1966 : 19. Idem : 28-29.

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intervenant dans un tableau et les détours dans l’interprétation d’une scène. L’image de soi est ce que l’on pense de soi ; elle s’ajoute aux images qui sont pensées de nous et se trouve associée à la transformation qui s’opère dans notre corps et aux altérations que celui-ci fait advenir dans le flux de la vie. Il n’est pas si simple de dessiner le concept d’une image, il faut réfléchir – toujours, un exercice très présent pour nous. Et parlant des exercices de perception, pourquoi ne pas se voir reflété par la surface plane du miroir présent dans notre maison et se demander ce que l’on voit vraiment ? L’image peut même demeurer statique, il suffit de ne pas bouger, il est seulement nécessaire de faire attention au jeu des reflets qui se réverbèrent comme des échos. Ces derniers brisent souvent ces surfaces qui ne peuvent pas être réparées. Quoi qu’il en soit, la fragilité rencontrée dans l’âme d’un individu peut être confrontée à sa représentation dans le monde matériel, d’où naissent les relations possibles pour son utilisation dans l’art. Quand nous regardons le monde, nous pouvons faire ressortir un moment, un lieu, et, à partir de notre image, nous pouvons faire affleurer quelque chose qui échappe à toute analyse rationnelle, car cette image est dissolue dans une solution d’apparences diverses, propre à chaque individu. Virilio, attirant notre attention sur la pensée proustienne, souligne que : Proust vérifie l’idée sophiste de l’apate, l’instantanéité de l’entrée possible dans une autre logique, qui dissout les concepts de vérité et d’illusion, de réalité et d’apparence, et qui est définie comme Kairós, ce que nous pourrions appeler « l’occasion », ce qui échappe à l’universel et permet la différence, l’epieikes, ce qui résulte comme étant adéquat à un moment particulier et qui est, par définition, différent… Le monde est une illusion, et l’art consiste à présenter l’illusion du monde11.

En considérant le monde comme une illusion, nous pouvons penser au spectre du visible, qui définit nos observations visuelles et les recherches scientifiques et artistiques qui en découlent, insérées dans un petit faisceau de lumière. Les reflets de la lumière garantissent un regard multidirectionnel, en faisant naître des images spéculaires de la nature et des transformations définies par l’homme. Pourtant, les détours ressentis tracent des chemins dont nous ne connaissons pas exactement l’issue. Ce sont les nouvelles découvertes, les sensations. La sensation que nous avons en visualisant des images en continuelle mutation, reflétées dans le miroir, et celles élaborées par des artistes qui proposent l’utilisation de techniques spécifiques garantissant la dyna11

Idem : 39.

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mique de l’œuvre dans ses diverses modalités perceptives suscitent des questions touchant à l’existence des choses, car, quand nous passons ou nous arrêtons ces images, nous percevons tout de suite que nous sommes en situation de participation. La surface réfléchissante, lorsqu’elle est immaculée, absorbe le flux quotidien de l’espace où elle se trouve exposée. « Rien ne peut s’échapper du miroir. Le grand espace est dans le miroir, le temps (tout entier) est déjà dans le miroir et l’espace possède la dimension du temps »12. Pour en revenir aux pratiques d’atelier développées dans le cadre de notre recherche, nous avons pu vérifier que les images photographiées réfléchissent des détails des différents types d’architecture rencontrés dans les centres urbains visités, où des éléments architecturaux de styles distincts interagissent visuellement sur les surfaces des autres édifices. Ainsi s’opère la rencontre des styles, tandis que des modèles du passé sont reflétés par d’autres dans le présent. En faisant se côtoyer le passé et un présent continu engendré par les phénomènes de miroitement opérant dans la ville, les architectures s’ouvrent au développement d’une pratique artistique où l’image photographique arrive en quelque sorte à répéter la situation offerte au regard par le reflet des façades des bâtiments, des portes et des fenêtres. Dans de nombreux cas, il est possible de s’interroger, notamment par rapport à l’apparence de l’image photographiée, subordonnée aux différentes qualités de reflet. Les distorsions, les valeurs chromatiques, le cadrage, le respect de la géométrisation de la structure architecturale frontale et de certains dommages résultant des attaques souffertes par la superficie réfléchissante s’ajoutent aux effets causés par des situations d’éloignement, par l’intervention de lumières internes ou même par la participation directe ou indirecte de ceux qui habitent l’espace photographié. Dès lors, partant de la série Situação espelhar (« Situation de reflet ») et de présupposés liés à la méthodologie de travail utilisée pour l’acte de création et leurs prolongements conceptuels, nous proposons d’employer le concept de readymade situation pour désigner les images prises photographiquement à partir de certaines surfaces qui se dédoublent sur elles-mêmes. La série Situação espelhar correspond aux images réalisées à partir de surfaces reflétées qui retournent au matériau qui leur a servi de source – le miroir. Ici se révèlent les limites entre l’image et l’objet, entre le réel et le virtuel, dans une œuvre/image diffuse et instable. 12

« Nada pode escapar do espelho. O grande espaço está no espelho, o tempo (inteiro) já está no espelho e o espaço tem a dimensão do tempo. » – Pistoletto, Michelangelo. Michelangelo Pistoletto. Barcelona : MACBA, 2000 : 30.

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Image 8. Eriel Araújo. De la série Situação espelhar. Photographie en vinyle transparent sur miroir, sur bois. 90 x 140 cm. 2006

Image 9. Eriel Araújo. De la série Situação espelhar. Photographie en vinyle transparent sur miroir, sur bois. 90 x 140 cm. 2006

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L’image photographique d’un reflet dans le miroir collée sous forme d’adhésif sur une autre surface réfléchissante fait songer au Livro de areia (« Le livre de sable »), écrit par Jorge Luis Borges, où la possibilité d’existence des pages s’étend à l’infini, qu’elles soient placées au début ou à la fin du livre. Nous rencontrons une situation similaire dans les images réfléchies collées par adhésif sur le miroir, car elles sont disponibles à tout ce qui existe à l’entour, quand la lumière est présente. Jamais nous ne serons devant une image pure, elle est toujours contaminée par le maintenant. Si nous instaurons de nouvelles règles pour le système d’enregistrement du visible, nous portons l’acte photographique au-delà de ce qui est vu et enregistré. Cela favorise l’articulation entre ce qui existe et les facultés imaginatives de l’être humain. Observer le flux des choses est donc la première étape pour comprendre et proposer des déplacements dans la perception de la réalité et la façon de penser celle-ci. Dans ce sens, le quotidien est une des voies que nous pouvons emprunter pour explorer la dynamique présente dans les images transitoires. Travailler sur une image photographique nous place devant les éléments constituants de la photographie, soit à cause d’aspects techniques, tels que la lumière, les différentes sortes d’appareils, les méthodes chimiques ou numériques, l’encadrement, etc., soit à cause du système de resignification résultant du choix de ces éléments et des altérations qui y sont apportées, de même que des stratégies adoptées pour le développement d’un travail « qui n’obéisse pas à une logique linéaire. Et tout le vocabulaire se convertit en ironie, métaphore, rupture par rapport aux codes de la photographie »13. Ainsi, les modes de production d’une image vont au-delà de ce que nous voyons et proposent un jeu de signification dans notre mémoire, une interaction constante entre ce que nous voyons et ce que nous imaginons. Reconnaître notre existence, c’est s’identifier dans l’action de la lumière, mais nous sommes tentés de découvrir ce qui est au-delà de l’image, au-delà du visible. Nous pouvons considérer comme des images un ensemble de couches qui se superposent au-dessus du réel. Elles peuvent être aussi le résultat de ce qui a été vu et a été associé aux éléments présents dans notre imagination. Voir peut se situer au-delà du spectre du visible, où toutes les couleurs, toutes les formes et tous les sons se manifestent. 13

« […] sem que se obedeça a uma lógica linear. E todo o vocabulário se converte em ironia, metáfora, ruptura dos códigos da fotografia. » – Herkenhoff, Paulo. « Rennó ou a beleza e o dulçor do presente ». In : Rennó, Rosângela. Rosângela Rennó. São Paulo : USP, 1996 : 181.

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En présentant les résultats des recherches que nous avons menées en atelier et des réflexions sur les productions réalisées, nous voulons souligner l’existence d’une dynamique entre l’image et sa référence géographique. Pour nous, le résultat poétique résume la plupart des pensées concernant la construction d’une image plastique à partir de la photographie, où l’image, après le traitement digital et d’autres procédés techniques, acquiert certains aspects du matériau référentiel, une imagemiroir. Répéter, reproduire ou représenter une image présente dans le réel fait partie de la démarche de ceux qui proposent quelque chose de plus à la perception. Nos actions permettent une altération dans la façon de voir, de percevoir et d’exister des choses. Il faut prêter attention aux informations qui se cachent dans les images observées, car le détour des signifiés conduit la perception au-delà du visible, vers ce qui est présent dans la mémoire et dans l’imagination.

Bibliographie Benjamin, Walter. Sobre arte, técnica, linguagem e política. Lisboa : Relógio D’água, 1992. Foucault, Michel. Les mots et les choses. Paris : Gallimard, 1966. Maffesoli, Michel. O instante eterno : o retorno do trágico nas sociedades pósmodernas. Porto Alegre : Zouk, 2003. Muniz, Vik. Reflex : Vik Muniz de A a Z. São Paulo, 2007. Pistoletto, Michelangelo. Michelangelo Pistoletto. Barcelona : MACBA, 2000. Rennó, Rosângela. Rosângela Rennó. São Paulo : USP, 1996. Schaeffer, Jean-Marie. A imagem precária. Campinas : Papirus, 1996. Virilio, Paul. Estética de la desaparición. Barcelona : Anagrama, 1988.

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La invención del Lugar en el cine brasilero contemporáneo Andréa FRANÇA Programa de Posgrado en Comunicación Social de la Pontificia Universidad Católica de Río de Janeiro/PUC-Rio – Río de Janeiro, (Brasil)

“La Tierra es nuestra madre. Por eso preguntamos: ¿por qué los blancos repartieron la Tierra? ¿Usted corta su brazo? ¿Reparte a su madre? Un brazo, tómelo usted. Un dedo, una pierna (...). Para nosotros eso no existe”. Esas palabras son dichas por una india que avanza en medio de la selva amazónica en el documental Terras [Tierras] (2009, Maya Da-Rin). Habla directamente a la cámara y enfatiza sus palabras con gestos fuertes, pausas y preguntas que quedan sin respuesta. Si las personas no admitirían que corten el brazo o la pierna de su madre, ¿por qué cortan y recortan la tierra sistemáticamente, redefiniendo los límites entre naciones, lenguas y culturas de acuerdo con intereses políticos y económicos? La cuestión es directa, objetiva, concreta, y sin embargo su respuesta es compleja y envuelve frecuentemente la experiencia histórica de límites conquistados en conflicto con otras naciones y culturas. Terras intenta pensar las diferentes manifestaciones de la frontera a partir de las ciudades gemelas de Leticia (Colombia) y Tabatinga (Brasil), situadas en la triple frontera entre Brasil, Colombia y Perú. Manifestaciones que aparecen, sobre todo, en el modo en que la película trabaja con el imaginario del espacio, del territorio, de la tierra y de los afectos que lo acompañan; en el modo de mostrar la frontera como un espacio regulador, demarcatorio, bajo la vigilancia de la ley, pero que es siempre un lugar de transición, de fallas, de iniciación. “Este lugar se presta a cualquier cosa”, dice un taxista. La frontera, en Terras, no es solamente la línea por la cual un territorio (Brasil, Colombia) se transforma en otro, dado que entre uno y otro se crea muchas veces un no man’s land hacia donde son arrastrados los dos territorios. Como alguien dice, la frontera entre las ciudades gemelas de Leticia y Tabatinga es imaginaria: no hay demarcaciones físicas, apenas la selva abarcando 39

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todo. A la película, por lo tanto, no le interesa identificar territorios, destacar diferencias, sino crear alianzas, dobleces. Y lo que la india dice construye esas alianzas. Al mostrarse puntuado por el discurso etnopoético de la india sobre la vida, el tiempo, el encuentro con el hombre blanco y la madre tierra, el documental sostiene el deseo de una tierra sin mal, instauradora del principio de vida y muerte, y de la tierra como una memoria-ser de la que formamos parte, una Memoria-Mundo bergsoniana. Ese aspecto aparece en los planos hechos sobre detalles del suelo o de los troncos de la selva, que enfatizan la belleza y la cualidad plástica de la descomposición de las hojas, los frutos y los seres. En Terras la frontera geográfica configura una nueva forma de universalidad en medio de la que las particularidades lingüísticas culturales y étnicas deben reacomodarse; el límite, aquí, es la selva, fuente de todas las cosas buenas y necesarias, lugar a partir del que se esboza una Memoria del Mundo. La propuesta de este artículo es retomar algunas películas documentales y ficcionales brasileñas, ya sea de corto o largometraje, que exploran la experiencia del estar, habitar o pasar por las fronteras del país, para pensar la presencia de una fuerte relación entre cuerpo, cámara y espacio. Películas que se constituyen en la propia imbricación de los territorios nacionales, culturales y lingüísticos que exhiben, en la inquietud sobre el contacto entre imagen y cuerpo, imagen y real, en una densificación de los sentidos debida a la tensión entre temporalidades distintas, memorias olvidadas o reelaboradas. En estudios y artículos anteriores, me interesaba especialmente analizar de qué modo las películas de fronteras piensan el proceso de reidentificaciones imaginarias, de qué modo sus imágenes/narrativas reinscriben los acontecimientos dispersos en un cotidiano mediatizado proporcionando material para el imaginario simbólico y alimentándose de ese mismo imaginario (França, 2003; França y Lopes, 2010). La retomada de esta cuestión pretende extraer de esas imágenes –en medio de territorios de tránsito de personas, imágenes, objetos, informaciones– lo que llamaré de Lugar. El Lugar como una conjunción entre cámara, espacio y cuerpo, que reconstituye los fragmentos de esos espacios de pasaje, y potencia –a través de sus cualidades, sus recorridos y sus acontecimientos– las relaciones espaciales, afectivas y perceptivas que esas imágenes evocan. En última instancia, mi propuesta es observar en estas imágenes de frontera la emergencia de un nuevo elemento y, por lo tanto, la constitución de un nuevo problema para el análisis crítico y teórico de estas películas.1 1

Comparto, en este sentido, los presupuestos teóricos y metodológicos de Georges Didi-Huberman cuando afirma que “la historia de las imágenes es una historia de

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¿De qué forma el cine contemporáneo construye un sentido de Lugar para las regiones fronterizas, para los espacios de partida, de regreso, de pasaje, para esos espacios desprovistos de memoria colectiva local, abandonados y relegados a la alta rotación de personas, mercaderías y recuerdos? Si nos habituamos a llamar Lugar a una variedad de aspectos de la amalgama espacio/tiempo, sería correcto decir también que su sentido es resultado de un conocimiento disponible para aquellos que habitan un espacio físico específico, un conocimiento que persiste a través del tiempo e incorpora rituales y símbolos que ligan a las personas a un lugar y a un sentido común del pasado (Marks, 2000). Así, la idea de Lugar implica la fusión entre espacio y experiencia, una experiencia que no es solamente de quienes aparecen en escena en la película (personajes), ya que ella involucra igualmente al espectador de esas imágenes, a medida que expone los trazos de la relación entre cuerpo filmado, cámara y espacios de paso, a medida que lo implica en la memoria producida, contenida y conducida por esas imágenes. Los procedimientos estéticos que devuelven el sentido de Lugar, en medio a una profusión de territorios de exilio, retorno, itinerancia y partida, son variables. Algunas de esas modalidades expresivas, al devolver una especie de materialidad corpórea a los espacios cualquiera, abren las imágenes para la relación no percibida que les es agregada: para una interioridad de la cámara así como para una interioridad de los cuerpos. Terras (2009), Do outro lado do rio [Del otro lado del río] (Lucas Bambozzi, 2004), Serras da desordem [Sierras del desorden] (Andrea Tonacci, 2004), O Céu de Suely [El cielo de Suely] (Karim AInuz, 2006) y el proyecto Viagens na Fronteira [Viajes en la frontera] (Itaú Cultural, 1998)2 traen imágenes de fronteras y de itinerancia que permiten comprender las diferencias y los vínculos entre ellas, así como los espacios de tránsito y de inestabilidad geográfica; son imágenes que pueden ser trabajadas como “aparición” del sentido de Lugar porque, si toda imagen tiene más de porvenir y de memoria que nosotros que la contemplamos (Didi-Huberman, 2008: 32), ellas llevan consigo una suspensión, un desacuerdo, un movimiento aberrante que sólo un conocimiento dado por el montaje (de tiempos, de saberes) es capaz de enfrentar.

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objetos temporalmente impuros, complejos, sobredeterminados. Es una historia de objetos policrónicos, de objetos heterocrónicos o anacrónicos” (Didi-Huberman, 2008, 26) Como tales, es siempre posible retomarlas de modo tal que se vea en ellas nuevos sentidos y arreglos a partir de nuestro lugar de espectadores, lugar situado e histórico. Aún según Didi-Huberman en Ante el tiempo, la temporalidad múltiple de la imagen solo puede ser reconocida si el acontecimiento que la produce es tensionado por la heterogeneidad de tiempos que lo atraviesan. Los cinco videos que componen la serie están disponibles en la página de Internet del Itaú Cultural: www.itaucultural.org.br.

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Así es como a esas imágenes les interesa investigar nuevas recombinaciones de espacio/tiempo como alternativa a su desencuentro, recombinaciones donde los espacios de tránsito puedan agregar una temporalidad propia, diferencial, vinculada a la duración de los cuerpos en escena y a la duración de las propias imágenes. Bajo las figuras de la reparación, de la restitución, de la sedimentación, del retorno o del paisaje, estas películas tensionan esos espacios de inestabilidad geográfica, poblados por personajes móviles y cambiantes, para devolverles recuerdos de experiencias vividas y compartidas.3 En Terras, el tiempo de la india en el interior de la escena y su relación corporal y afectiva con la cámara y el entorno de la selva apuntan para el deseo de restituir un estado de mundo sin mal, sin fronteras, sin divisas. En Do outro lado do Rio (Lucas Bambozzi, 2004), la lengua hablada, entre el francés y el portugués, permite el compartir y la comunidad entre los restos de los sueños y las expectativas hechas añicos. En Serras da desordem (Andrea Tonacci, 2004), la relación cómplice y de larga sedimentación entre el cuerpo del indio y la cámara de Tonacci afirma un deseo de acogida, de afecto mutuo entre objeto y sujeto del acto cinematográfico. En O Céu de Suely (Karim Ainouz, 2006), los momentos en que Hermila y Georgina se pasan hielo por el cuerpo, riendo por la complicidad de esos pequeños rituales en medio del calor seco de la ciudad de Iguatú, apuntan para la figura del retorno (de aquel que retorna después de una larga ausencia) como capaz de sembrar nuevas formas de sentir, percibir, actuar. En los cinco cortos que componen el proyecto Viagens na Fronteira (Itaú Cultural, 1998), los procedimientos expresivos –tales como ralentizaciones, fusiones, leyendas o divisiones de la pantalla– crean una sensación de distancia, una naturaleza inabordable, propicia para que la imagen pueda emerger como paisaje y constituir, “en su alteridad absoluta”, la condición para la mirada exilada (Ishaghpour, 2004: 91). Si el sentido de Lugar emerge bajo modos/figuras diferentes, ellos tienen en común experiencias de memorias incorporadas, memorias físicamente inscriptas en el cuerpo del personaje, en el cuerpo de la cámara, en el cuerpo del espectador; experiencias que se sedimentaron asociadas a un espacio físico, pero que también pueden ser vividas por aquellos que tienen una corta permanencia temporal en esos espacios (O Céu de Suely). En estas películas, hay recombinaciones de espacio y 3

Estas figuras fueron inspiradas por la lectura del artículo “Rastros na paisagem: a fotografia e a proveniência dos lugares” [Rastros en el paisaje: la fotografía y la proveniencia de los lugares], de Mauricio Lissovsky, que, en un movimiento de analogías y correspondencias entre fotógrafos y fotografías de diferentes épocas, busca comprender en la historia de la fotografía paisajística los diferentes regímenes de borramiento de los rastros (en el paisaje).

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tiempo que posibilitan una relación fuerte entre cuerpo, lugar y cámara, una relación que parte de la idea de Lugar en tanto fusión de espacio y experiencia, siendo esta última el momento en que el tiempo y el espacio se encuentran. El tiempo de la memoria y el de la imaginación devienen espacio (Serras da desordem, Terras) y el espacio deviene tiempo (O Céu de Suely). Para esas experiencias audiovisuales de desposesión, de inestabilidad geográfica y de ausencia de memoria colectiva local, existen los momentos en que las dimensiones del imaginario, de la temporalidad y de la corporeidad ganan densidad y redimensionan la percepción y la vivencia de esos espacios, ya sea en una charla cuya lengua es una mezcla del portugués y el francés (Do outro lado do rio), en un juego con el hielo pasado por el cuerpo (O céu de Suely), en el ritual de repetir y reescenificar para la cámara situaciones vividas (Serras da desordem), o en los gestos y las palabras de la india que hablan del deseo de una tierra sin mal (Terras). Independientemente del tiempo que los personajes puedan permanecer en los locales filmados, lo que interesa es que estas películas traducen el concepto de frontera como un concepto relacional, imaginado, pues el dibujo de una línea demarcatoria es siempre un contorno alrededor de un espacio particular, un acto relacional que depende de la figuración de otras localidades en medio de las cuales situamos la línea que delimita y al mismo tiempo funciona como pasaje (França, 2003). Si la presentación de espacios de tránsito y frontera es recurrente en el cine brasileño de los 90, a través de historias transcurridas en regiones o locales con los que los personajes no consiguen establecer vínculos afectivos, creo que esa reiteración fue algunas veces puesta en tensión por la presencia del Lugar dentro de la escena, o sea, la presencia del cuerpo del personaje y el modo en que ocupa el espacio y la escena cinematográfica: un cuerpo que pasa a ser locus de historias y afectos, y que mantiene con el espacio y con la cámara un juego de proximidades, complicidad y seducción, tensionando la impersonalidad de esos espacios de pasaje. Si en las películas A grande arte [El gran arte] (Walter Salles, 1992), Os matadores [Los matadores] (Beto Brant, 1997), Terra estrangeira [Tierra extranjera] (Walter Salles y Daniela Thomas, 1995), Um céu de estrelas [Un cielo de estrellas] (Tata Amaral, 1997), o Estorvo [Estorbo] (Ruy Guerra, 2000), la sensación de “no-lugar” es muy fuerte, y las ciudades del Paraguay, Portugal, Cuba y Brasil representadas aparecen como espacios del anonimato, lugares con los cuales no se establecen vínculos, aún así es posible asistir a la emergencia eventual del Lugar por la adición de una vivencia y de una memoria inscriptas en esos espacios.

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En las películas de la década del 90 aparece cierto descrédito en la Historia como portadora de sentido y también cierta dificultad para interpretar relaciones, encuentros, acontecimientos. Al mismo tiempo, el mundo se abre de manera inédita para esos personajes (Estorvo lo lleva hasta el límite): aparece una movilidad excesiva –de imágenes, personas, informaciones, objetos– por ciudades, países, continentes (Tierra extranjera, A grande arte, Os matadores, Amelia). La movilidad es aquí determinante del modo en que los personajes parecen experimentar el mundo contemporáneo, alternando relaciones de proximidad, subjetividad, percepción, afecto y cognición. Son sujetos que viven el ahora separado del aquí, el tiempo separado del espacio, como si estuviesen simultáneamente en todos lados y en ninguno (el fotógrafo en A grande arte). El espectador y el personaje presencian acontecimientos no vividos realmente y que llegan filtrados por situaciones que no se tornan de hecho experiencia; viven en un mundo que aún no aprendieron a mirar y en un espacio que no aprendieron a practicar. Son personajes que buscan, procuran, ansían, justamente para intentar negociar con la dificultad de sentir y de sentirse cómodos en un cuerpo frágil, vulnerable, envuelto en un tiempo suspendido, cuyo presente se exhibe vaciado de sus riesgos, sorpresas, casualidades, revelaciones. No por casualidad, la caminada que Toninho –personaje del actor Murilo Benício en Os matadores– sale a dar por el centro comercial de la región de la frontera del Brasil con Paraguay es un momento fuerte. La cámara es, la mayor parte del tiempo, la subjetiva de Toninho, provocando una indistinción entre personaje/actor, entre representación/realidad, entre artefacto/verdad. El personaje es también espectador de la escena en que actúa, dislocado, extranjero, de modo que el tema no es solo su mirada, sino también las cosas que se le dan a ver (a él y al espectador), produciendo una tensión fecunda entre ver y mostrar, imagen y real, imagen y cuerpo, el portugués y el español. Se presenta en ese momento una experiencia muy diferente, la experiencia de un caminante cuyo cuerpo obedece a los entrelazamientos imprevistos de su trayectoria o a las alteraciones casuales de los espacios y de las lenguas, que propician una discontinuidad y una extrañeza que remite a otras “prácticas del espacio” en el entorno de la frontera. Se trata de una combinación entre cuerpo, espacio y cámara cinematográfica que, en la película, evoca el recorrido, la acción inmóvil, la espera, como figuras que suspenden momentáneamente la progresión narrativa e imprimen una nueva mirada a los marcos, las etiquetas, los referentes. Una combinación que mantiene con el espacio una relación que es del orden del deseo, la intensidad, la implicancia o la curiosidad. Así, un Lugar no es sólo su presente, sino también un laberinto de tiempos y épocas diferentes que se entrecruzan en un espacio y los 44

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constituyen. No estamos más en el paradigma de la interioridad psicológica del cine narrativo clásico ni tampoco en formatos del cine documental construidos a partir de los encuentros y desencuentros entre “yo” y “otro”. Esos límites identitarios, aunque dislocados y resignificados en el cine moderno, casi nada significan para el sentido de Lugar en las películas aquí analizadas, pues lo que interesa es el modo en que la memoria es adicionada al espacio, cómo los cuerpos y las vidas allí vividas contribuyen para traer una materialidad corpórea a los espacios cualquiera.

La densidad del cuerpo, de la cámara y los espacios cualquiera Si el Lugar es mucho más que un punto en un mapa, visto que supone varios estratos de tiempo y épocas que se entrecruzan, guardando consigo una densidad temporal y afectiva profunda, pensarlo en el cine implica tener en cuenta la complejidad de su representación y sus múltiples formas de expresión. En Serras da desordem (2004), es en la reescenificación vivida por el cuerpo indígena, en la sedimentación de un largo tiempo para acoger ese cuerpo, que el sentido de Lugar se muestra. Al escenificar la trayectoria errante de un indio de la etnia Guajá, sobreviviente de una masacre que aniquiló a toda su aldea en 1978 en el interior del estado de Maranhão, Tonacci hace del tiempo de investigación y de filmación del indio un aliado: Serras da desordem es resultado de una investigación que comienza en 1993, durante una charla con el investigador del sertón4 Sydnei Possuelo, hasta los primeros rodajes en 2000. Por lo tanto, restituir la errancia del indio por el interior del Brasil es trabajar en un tiempo largo, el tiempo necesario para dejarse imprimir por el cuerpo del otro y para que ese cuerpo otro se abra a la adherencia de la cámara. Restituir/reescenificar la errancia del indio sería, al mismo tiempo, realizar un gesto de acogimiento que reconcilie cuerpo y alma, que suspenda las fronteras, que alcance la redención de la realidad física (Kracauer, 1997). Si Carapiru debe involucrarse nuevamente con su cuerpo (desnudarlo por segunda vez) y su historia, reescenificar situaciones, repetir antiguos encuentros y teatralizar la incomprensión y el luto, es porque en esa segunda vez los encuentros serán felices, celebrados, catárticos. 4

En Brasil el sertão, palabra proveniente de desertão, gran desierto, refiere a la región semiárida, alejada de los centros urbanos, situada en el noreste del país. La región se caracteriza por la escasez de lluvias y el ciclo de la seca, sequía. Ha sido fértilmente abordada en la literatura, (por ejemplo en Os sertões [Los sertones] (1902) de Euclides da Cunha, Grande Sertão Veredas (1956) de Guimarães Rosa y Vidas Secas (1938) de Graciliano Ramos), el cine y la cultura brasileña de un modo general. [Nota de trad.]

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Se trata de un movimiento de sedimentación del tiempo, de acogimiento del otro, que restituye, en la soledad del cuerpo sobreviviente y fantasmático, la incompletad del mundo, de la imagen y de la Historia. Se trata de una “política de las supervivencias”, una política que no promete ninguna resurrección (¿tendría algún sentido esperar que un fantasma resucitase?) pero que, al realizar la supervivencia del pasado en el presente, enseña que la destrucción nunca es absoluta, así como no existen verdades postreras o salvación final (Didi-Huberman, 2011). En Do outro lado do rio (2004) es la lengua hablada y compartida la que devuelve un sentido de Lugar a la imagen. La película explora el imaginario de la frontera entre Brasil y Guyana Francesa, y el significado de ese límite/pasaje para los brasileros que allí viven.5 Son personajes que quieren atravesar la frontera del río Oiapoque a cualquier costo porque tienen la esperanza de que, del otro lado, en la Guyana, la vida sea más feliz. La escucha de la película se traduce, entonces, de forma poética y marcadamente subjetiva, ya que la lengua (entre el francés y el portugués) se presenta como recortes/pedazos de sueños irrealizados. Se trata de una escucha acogedora, donde lo que es dicho debe ser compartido y demostrado visualmente. En ese sentido, procedimientos expresivos tales como reencuadres, superposiciones, coloraciones, slow-motion, grafismos o paisajes compuestas de desfiguraciones progresivas se tornan resultado de ese gesto de acogimiento interesado en la aventura inestable de esos sujetos. Si las expectativas son muchas –“avoir de l’argent”, “vivre aventuras”, “casarse con un francés y tener un hijo de ojos azules”, “ir a París porque aquí es el comienzo de Francia”–, la película busca restituir ese imaginario en el cual la lengua hablada es híbrida, intersticial, clandestina. Se trata de una gama de efectos plásticos y expresivos que buscan acoger esa nueva lengua que, hablada en una charla, se manifiesta como patria y exilio, pertenencia y despertenencia. Es un tartamudeo compartido, vivido y experimentado por los cuerpos de la secretaria Eliane y del jefe de la aduana que, en su duración infinita, propone una lengua otra, y suscita una nueva relación entre la cámara, el cuerpo y el espacio –lúdica, afectiva, cognitiva, catalizadora.

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La película de Lucas Bambozzi es un prolongamiento de la serie Viagens na Fronteira, conjunto de cinco cortos en video dirigidos por diferentes artistas, realizada por Itaú Cultural (1998) y que tuvo como título Fronteiras. El corto OiapoqueL‘Oiapoque (11 min.), de Bambozzi, es uno de los videos de esa serie y funciona como campo de investigación –de personajes, lugares, situaciones, imágenes y sonidos– para el largometraje que realizaría algunos años después. Para una discusión más extensa sobre esa serie, ver mi artículo “Viagens na fronteira do Brasil e do cinema” [Viajes en la frontera de Brasil y del cine] (2007).

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Podemos decir que hay en estas películas una cámara que tiende muchas veces a los detalles, a lo microscópico, y que se deja guiar por las discretas modulaciones de detalles sonoros (las entonaciones de la lengua, el tartamudeo), detalles luminosos, cinéticos, del interior de la escena, recolocando la cuestión de los espacios cualquiera bajo otra perspectiva narrativa. Una perspectiva que asume la dimensión corporal del Lugar como punto de partida para las revelaciones y casualidades capaces de abrir la percepción, la cognición y la sensibilidad del espectador más allá de una mirada empobrecida que ya no percibe la riqueza de sentidos de un mundo en constante movilidad. En estas películas, el cuerpo de los personajes no es un término neutro o vacío, sino cargado de una espesura a partir de la que emergen memorias, penas, afectos, intensidades imprevistas. En O céu de Suely (2006), la sensación de no-pertenencia a la ciudad de Iguatú (o a cualquier otro lugar) aparece a través de las deambulaciones de Hermila por entre los paisajes desérticos y áridos de esa ciudad del interior del noreste brasilero. Los espacios por donde anda son siempre locales de pasaje –sea para vender una rifa, o para pasar el tiempo bailando en un forró,6 o en los cuartos del albergue transitorio donde pasa algunos momentos con João, o en los alrededores de la estación de servicio– que refuerzan el sesgo narrativo calcado en la exploración de esos espacios cualquiera. El personaje de la protagonista decide volver a su ciudad de origen, Iguatú, en el estado de Ceará, lleno de planes, mientras espera que el padre de su hijo vaya a vivir con ellos, y puedan poner un puesto de artículos electrónicos. Hermila y Mateus habían ido primero a San Pablo y el proyecto ahora era volver al noreste, primero ella y después Mateus. Pero, con el paso del tiempo, Mateus no llega y la joven vivencia el quiebre de sus expectativas. Sin Mateus, aquel lugar se torna inhóspito, transitorio, y sus proyectos se deshacen. De ese modo, lo que vemos son espacios que “perdieron su sentido corriente de ‘morada’, de ‘lugar’, porque condicionan ‘inestabilidad’ y ‘lazos frágiles’” (França, 2003: 138), espacios que algunas veces son redimensionados por una cámara a flor de piel que reterritorializa los cuerpos de Hermila y su amiga, Georgina, haciendo que la condición de descentramiento/dislocamiento pueda generar también una serie de afectos a ser compartidos con el espectador. Momentos donde la cámara se fija sobre el rostro de Hermila y Georgina, fumando o inhalando de un pote de acetona o, inclusive, cuando se pasan cubitos de hielo por el cuerpo para refrescarse, son evocativos de la emergencia del Lugar, no 6

Baile popular en el que se danza en parejas al son de música de diferentes géneros, principalmente, ritmos tradicionales o populares del “sertón”, como el propio forró, que da nombre al evento, generalmente tocado por acordeón, triángulo y percusión [Nota de trad.].

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en tanto restitución o acogimiento, sino como retorno. Es la figura del retorno la que permite retomar lo que estaba apagado, memorias vividas en el cuerpo, y sembrar/gestar nuevas formas sensaciones y memorias. Karim Ainouz habla en una entrevista de la importancia de que haya “un proyecto de utopía” para el Brasil y para el mundo, que sea “una utopía física, material, inmanente, no trascendente” (Ainouz, 2007). Si la noción de utopía se incrusta en el pensamiento del espacio-tiempo como un ideal a ser alcanzado, y el lugar ideal no existe, lo que importa es la idea de una “utopía inmanente” que pueda activar, en las imágenes, recuerdos y temporalidades que se efectúan por trancos, hesitaciones, tartamudeos, incompletudes. En Terras, el cuadro cinematográfico se impone frecuentemente a la mirada del espectador. Hay una pregnancia del cuadro –los planos fijos del suelo, de los trocos, de las hojas– que produce una falta de certeza sobre lo que se ve, mezclando las relaciones entre lo cercano/lo distante, el adentro/el afuera, lo grande/lo pequeño. Esa impregnación del cuadro parece hablar de una “atención a la vida”, al detalle de las cosas, que pueda ser un modo de reparación y un antídoto a las formas deificadas y repetitivas de la transitoriedad. Si hay una interioridad de la cámara así como hay una interioridad del cuerpo, el documental filma las superficies de las hojas, los troncos, los ríos, del suelo, del modo de registrar la duración que ellas ocupan en la imagen y en el mundo. Terras insufla a las superficies de las cosas una interioridad/corporeidad que es el propio trabajo del tiempo, de la memoria del mundo, forzando al espectador a contemplarlas en sus detalles, microperceptivamente, y activando un cuerpo sensible (en el espectador). En Terras, así como en Do outro lado do rio, la experiencia de estar en la frontera está entremezclada con tiempos muertos, largas esperas, relatos de vida diferentes, charlas, situaciones imprevistas, escenificaciones que no apenas desempeñan una función dramática, sino que también apoyan y dan densidad narrativa a un cotidiano muchas veces marcado por la pérdida del sentido de Lugar. Si en ambas películas la frontera es un espacio de encuentros y desencuentros, de partidas y llegadas, de imágenes comunes como puertos, muelles, puestos de feria, rutas, en la película de Bambozzi, el Lugar emerge en el gesto (expresivo, estético) de acogimiento de la lengua clandestina, mientras que en Terras el lugar emerge en el gesto de reparar e inyectar tiempo en la superficie de las cosas. En Bambozzi, los bordes oscurecidos de la imagen sugieren que la percepción es también una experiencia de opacidad, de substracción, que hay algo de obtuso e incierto en el deseo de pasar al otro lado. En Terras, la pregnancia del cuadro activa la percepción consciente de la temporalidad de las cosas, y la conciencia, como recuerda Henri Bergson, sólo es posible gracias a la memoria. Es la 48

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memoria la que nos permite establecer relaciones entre las vivencias presentes y las anteriores, establecer correspondencias entre las cosas, atribuir temporalidad a los eventos. Viagens na fronteira es el título de la serie de cinco vídeos realizada por el Itaú Cultural en 1998 que tuvo como tema: fronteras. Se trata de un proyecto amplio que emerge junto con la invitación hecha a fotógrafos, escultores y artistas plásticos para participar de una acción colectiva con el objetivo de propiciar un espacio de creación fuera de los espacios tradicionales de exposición de arte, como galerías y museos. En el ámbito del audiovisual, fueron invitados los artistas Carlos Nader, Lucas Bambozzi, Marcello Dantas, Roberto Moreira y Sandra Kogut. La propuesta era recorrer diversas regiones fronterizas de Brasil, de norte a sur, registrando situaciones, charlas, encuentros y desencuentros, construyendo historias con el formato de un diario de viaje, con un tiempo máximo de cinco minutos cada cinta. Los cinco trabajos –Brasil/Paraguai, Ponta Porã, Pedro Caballero, Foz do Iguaçu (8 min., Marcello Dantas), São Gabriel da Cachoeira, San Felipe (7 min., Carlos Nader), Oiapoque, L’Oiapoque (11 min., Lucas Bambozzi), Chuí, Lecy e Humberto nos campos neutrais [Chuí, Lecy y Humberto en los campos neutrales] (8 min., Sandra Kogut) y Bonfim, Lethen (6 min., Roberto Moreira)– tienen, por lo tanto, cortísima duración y en ellos la sensación de efimeridad es brutal. Tienen en común la tentativa de pensar las fronteras geográficas y humanas del país como espacios de lo imponderable, de lo lejano, posibilidad de experiencias nuevas, limiar entre los conocido y lo que resta conocer, marco entre el mundo cotidiano y aquel soñado y, aún, modo de explorar las propias fronteras expresivas del cine documental. Recorre estos trabajos no sólo la idea de un inacabamiento que hace brotar modos de vida fragmentados, sin marcas de pertenencia a grupos o clases sociales, como los recorre también una experiencia de contemplación de los límites (inmensos) del país, límites cuya belleza deviene lo “enteramente otro” de la naturaleza, intocable, inabordable, distante. Para que esa aparición de lo lejano en su recogimiento se torne visible, estos cortos exhiben, de formas variadas, un exceso de horizontes y de posibilidades, la percepción de un país de dimensiones continentales, cuya exuberancia y belleza convoca, en la imagen, un espejamiento de esa condición de naturaleza como paisaje. Y, para tornar visible esa belleza de la naturaleza como “lo enteramente otro”, es necesario que ya se esté en exilio y, sobre todo, en exilio de la vida citadina (Ishaghpour, 2004: 90-91). Destaco, entre los cinco trabajos del proyecto, el corto Ponta Porã, Pedro Caballero, Foz do Iguaçu, de Marcello Dantas, que se concentra en la frontera de las ciudades contiguas de Ponta Porã (Mato Grosso do Sul – Brasil) y Pedro Juan Caballero (Paraguay). Dantas divide la 49

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pantalla en tres partes cada vez que la costurera, el indio o el ayudante de plomero narran sus experiencias de vida. Los personajes siempre ocupan el centro de la imagen mientras que los bordes son completados por el paisaje del río Iguazú o de las cataratas. Como no hay divisas o accidentes geográficos que separen los territorios, es la película la que inscribe gráficamente la línea, dividiendo la pantalla, incrustando la conjunción como un modo de dialogar con lo que se dice y con la inmensidad de los espacios. Si la naturaleza como paisaje no tiene nada de “natural”, si el paisaje es una función de la cultura, si sólo tiene realidad para la mirada de aquel que lo contempla, no es de extrañar que la imagen-paisaje sea tan recurrente en los cortos de esta serie. Ver la naturaleza y el paisaje exige la distancia de la mirada, una distancia experimentada en las imágenes hechas por estos artistas dislocados, exige el exilio (Ishaghpour, 2004: 91). * Exhibir la manera por la cual el Lugar toma cuerpo en la escena y se manifiesta en formas materiales, objetos, semblantes, cuerpos, casi de independientemente del flujo narrativo principal, es recalificar los espacios de pasaje, dotarlos de una temporalidad heterogénea y compleja, de sentidos (olfato, visión, tacto, etc.) que restituyen memorias vividas, olvidadas, reelaboradas. Si la política del arte del cine se realiza en el modo de acelerar o retardar el tiempo, de ampliar o reducir el espacio, de conectar o desconectar la mirada y la acción, de crear continuidades o discontinuidades entre el antes y el después, el adentro y el afuera, lo que importa es extraer de esas historias de espacios, trayectos y viajes, un nuevo reparto de lo sensible capaz de redistribuir los cuerpos en los lugares y transformar los espacios por ellos recorridos (Rancière, 2011: 111-136). Hay historias profundas, palabras y charlas que se van interligando, embebidas en la movilidad del Lugar a lo largo del tiempo (Serras da desordem). Hay historias donde todos los lugares y seres tienen historias a contar, algunas conocidas, otras compartidas y también las perdidas (Terras). Ciertas historias llevan más tiempo que otras para ser contadas; algunas son pequeñas, pueden tener un fin, otras son abiertas, inciertas, para ser completadas, acogidas (Do outro lado do rio). Puede ocurrir también una relación fuerte con un lugar donde se estuvo o se pasó algún tiempo, un retorno que siembra algo nuevo (O céu de Suely). Hay, todavía, aquellas historias que traen consigo una sensación de distancia, historias de viajantes que se retiran, se recogen, para que sus imágenes puedan tornarse paisaje, revelando una mirada exterior, exilada, vedada (proyecto Fronteiras).

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Bibliografía Ainouz, K. “A política do corpo e o corpo político – o cinema de Karim Ainouz. Entrevista con Ilana Feldman y Cléber Eduardo”, in Revista cinética, Rio de Janeiro, 2007, in http://www.revistacinetica.com.br/cep/karin_ainouz.htm, [consultado el 01/03/2012]. Didi-Huberman, G. Sobrevivência dos vagalumes. Belo Horizonte, editora UFMG, 2011. Didi-Huberman, G. Ante el tiempo. Historia del arte y anacronismo de las imágenes. Buenos Aires, Adriana Hidalgo editora, 2008. França, A. Terras e fronteiras no cinema político contemporâneo. Rio de Janeiro, 7 Letras/Faperj, 2003. França, A. “Viagens na fronteira do Brasil e do cinema”, in Revista Devires. Cinema e Humanidades, FAFICH/UFMG, vol. 4, no. 2, 2007. França, A. y Lopes, D. (orgs.). Cinema, globalização e interculturalidade. Chapecó, editora Argos, 2010. Ishaghpour, Y. “O Real, cara e coroa”, Kiarostami. São Paulo, editora Cosac Naify, 2004. Kracauer, S. Theory of film: the redemption of physical reality. Princeton University Press, 1997. Lissovsky, M. “Rastros na paisagem: a fotografia e a proveniência dos lugares”, in Revista Contemporânea, Comunicação e Cultura, UFBA, vol. 9, no. 2, 2011, in: http://www.portalseer.ufba.br/index.php/contemporaneaposcom/ article/view/5053/3890, [consultado el 28/01/2012)]. Marks, L. The Skin of the Film. Durham and London, Duke University Press, 2000. Rancière, J. Les écarts du cinéma. Paris, La Fabrique éditions, 2011.

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LITTÉRATURE ET TRANSFERTS INTERCULTURELS ––––– LITERATURA Y TRANSFERENCIAS INTERCULTURALES

Figuras del desplazamiento en la obra de Carlos Liscano Carina BLIXEN Université Lille 3 (France)

El viaje, la migrancia, la extranjería son nociones que remiten de manera diversa al desplazamiento: en el espacio, el tiempo, el lugar social y la subjetividad. La experiencia del viaje conserva un sentido de libertad y gratuidad, radicalmente distinto a la del migrante, vuelto extranjero: empujado de su lugar de origen y rechazado por la sociedad de llegada. El viaje como metáfora de una interioridad en busca de sentido y la migrancia y la extranjería como figuras de la no pertenencia operan en la obra de Carlos Liscano (Montevideo, 1949) desde su surgimiento hasta los textos más recientes. Este trabajo pretende rastrear en su obra esas divergentes figuras del desplazamiento. Preso político antes de que se instalara la dictadura en Uruguay (1973-1985), Liscano decidió ser escritor en la cárcel, en 1980, cuando estaba recluido en una celda de castigo que los presos llamaron “la Isla”. La mansión del tirano fue en su origen una novela mental. La empezó a escribir en febrero de 1981, la terminó en seis meses, se la requisaron en febrero de 1982 y un año después la volvió a escribir.1 En la cárcel escribió también otras narraciones, poesía y un diario en el que pensaba los problemas que se le planteaban al escribir. Esa gran masa de literatura escrita en la cárcel fue dándose a conocer, de a poco, después que el escritor fue liberado, y alternó, a lo largo de los años, con la nueva escritura pos carcelaria. Si se siguen las ediciones de la obra de Liscano hay un constante ir y venir, entre las obras “nuevas” y las obras que reescriben lo escrito en prisión. María H. Ferraro 1

La versión original fue llevada por un militar y nunca volvió a aparecer. Liscano escribió otra versión en la cárcel y la corrigió a lo largo de los años cientos de veces. La primera publicación fue en Montevideo, Arca, 1992. En 2011, la editorial Argumento de Montevideo sacó otra edición anotada por el autor. Los manuscritos de La mansión del tirano segunda fueron publicados en 2010 en el libro Manuscritos de la cárcel, Montevideo, Ediciones del caballo perdido.

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Osorio señaló, en su tesis sobre La mansión del tirano (1995), que la narración tiene una estructura en espiral. La obra toda de Carlos Liscano, parece producirse en ese movimiento de avance y recogimiento de la espiral. A diferencia de los otros presos que escribían para expresarse y, tal vez, para sobrevivir, Liscano en las condiciones inhumanas de las cárceles uruguayas de la dictadura, decidió ser escritor. Ha escrito largamente sobre la cuota de delirio que esa decisión implicaba y sobre la división que instauró en su vida el hecho de que el acto de escribir pasara a ser su actividad fundamental. El escritor y el otro (2007) es el título del libro centrado en esa experiencia, pero la reflexión es muy anterior y se continúa en la actualidad en Le lecteur inconstant suivi de Vie du corbeau blanc (2011), en Oficio de ventriloquia 2 (2011) y sigue en proceso en textos inéditos. La escritura se nutre del hombre cotidiano en su dimensión íntima y cívica y crea otro que permanece y se reitera. Por esa aspiración o posibilidad de permanencia inherente al acto de escribir, el exilio o la migrancia del escritor es diferente a la de los migrados sin nombre. La imagen del exilio referida al escritor –de cuño romántico y discutible en muchos sentidos– tiene la virtud de hacer visible formas de desasimiento y pérdida que forman parte del acto de crear y que resultan afines a los procesos interiores a que están sometidos los migrantes en general. Sigo, creo que sin desvirtuarlo, el razonamiento de Guillaume Le Blanc cuando afirma que el migrante es más un estado que un estatuto, alguna cosa que le sucede a alguien que hace que le sea quitado todo estatuto social (para comenzar, el muy precario de inmigrante). El migrante no es más un sujeto móvil sino inmovilizado en su estado de migrante al estar confinado a un no lugar, a un enclave jurídico en una nación (2010: 89). Me interesa plantear la escritura de Liscano en concordancia con ese real y simbólico no-lugar del migrado.

Paradojas del viaje Carlos Liscano se fue a Suecia, “a repararse”, el año en que salió de la cárcel. Vivió allí entre 1985 y 1996: estudió sueco, trabajó, tradujo, escribió. Empezó a experimentar con el teatro. Estableció en seguida una estrecha relación con Uruguay: colaboró habitualmente en la prensa, publicó casi toda su obra, viajó regularmente a Montevideo. También frecuentó Barcelona, conoció Cuba, Rusia, India, distintos lugares de Europa. Paradójicamente, después de su regreso a Uruguay en 1996, empezó a ser publicado en Europa y su teatro a ser representado en Francia. Esa variada experiencia de viaje y migrancia tuvo, sin dudas, consecuencias en su obra, pero no de una manera fácil o directa. Algunos de sus personajes andan por un mundo ajeno y reconocible, otros 56

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por un espacio vacío y absurdo; sin embargo, más allá de los desplazamientos, su obra parece atravesada por un anhelo de quietud, de encuentro pacífico del hombre con sus cosas y consigo mismo. En la obra de Liscano, la escritura es un viaje hacia delante, sin destino prefijado, que exige un trabajo interior de desprendimiento, de búsqueda y retorno a sí. Es el viaje y su negación. Tal vez la imagen más persistente del conjunto de su obra sea la del “viaje hacia el árbol”. Hay un árbol en la esquina de la casa de la infancia de Liscano en el barrio La Teja de Montevideo. El viaje simbólico hacia ese árbol es un movimiento de retorno imposible y sin fin que tiene que ver con el viaje que cuenta Los siete mensajeros (1942) de Dino Buzzati, relato que Liscano leyó intensamente en la cárcel.2 El príncipe protagonista se aleja cada vez más de lo que ama y sigue hacia delante. La escritura y la vida son ese viaje, esa marcha que solo podrá detenerse con la muerte y que contiene el anhelo de retorno, aunque no su realización. La primera novela que Liscano escribió fuera de la cárcel, en Estocolmo, fue Memorias de la guerra reciente (1988) inspirada en otra obra de Buzzati: El desierto de los tártaros (1940). El protagonista de Memorias de la guerra reciente es reclutado por el ejército, al comienzo de la narración, para pelear en una guerra que nunca sucede. Así pasa la vida del protagonista que, cuando puede volver a su hogar, retorna enseguida al campamento militar que ha pasado a ser su vida. En el contexto de la obra de Liscano, la novela continúa y extrema un movimiento de ajenidad interior iniciado con la escritura en prisión. El tema desconcertó a algunos críticos que leyeron la novela como una apología de la vida militar. Liscano cursó dos años en el Liceo militar y cuatro en la Escuela militar de aeronáutica. En 1970 fue dado de baja y preso por 3 meses por su militancia en el MLN Tupamaros. Fue capturado de nuevo en 1972 y encarcelado hasta 1985. Memorias de la guerra reciente retoma en clave literaria, absurda y poética, elementos de su vida y establece un distanciamiento a través de la ironía. Plantea en su forma y su ritmo una manera melancólica de aceptar el destino. Su protagonista llega a encontrar en la naturaleza una fuente de serenidad. Memorias de la guerra reciente puede leerse como un viaje interior gracias al que –jugando irónicamente con el título– se aleja de su pasado “reciente” para explorar aspectos de su interioridad.

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En la cárcel pasó horas haciendo cálculos matemáticos para establecer la demora en retornar de cada uno de los mensajeros que el príncipe mandaba hacia atrás para saber noticias de su reino.

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El viaje verdadero es el de la imaginación dice uno de los epígrafes del Viaje al fin de la noche de Louis-Ferdinand Céline.3 Ese sentido de movimiento interior está en la noción antropológica del término. Marc Augé ha señalado que la imagen del viaje condensa coordenadas de espacio y de tiempo y que la tensión entre la espera (la expectativa) y el recuerdo hace, desde la partida, a su ambivalencia. El viaje expresa espacialmente la sustancia del tiempo (2003: 49). Augé señala también que, de Chateaubriand a Flaubert, el viaje ha sido la ocasión y el pretexto de una obra, de una experiencia de sí mismo a partir del extrañamiento en la que el resultado (novela, diario) procedía de un desplazamiento doble: en el espacio, evidentemente –aunque este desplazamiento es relativo dado que la obra se realiza después– y en uno mismo (2003: 61). En esa dimensión interior, la obra de Liscano cuenta dos viajes. Por un lado, el ya mencionado “viaje al árbol” que tiene un sentido de rencuentro; por otro, el viaje como experiencia de extrañamiento, de alejamiento y exploración de emociones a través de la escritura. Memorias de la guerra reciente parece haber hecho posible, a través del distanciamiento de la ficción, el surgimiento de un anhelo de orden en un sentido cósmico. En el campamento militar, una especie de antihogar por su precariedad e impersonalidad, el protagonista descubre su amor por la naturaleza: “Yo llamaba a aquella mi recién descubierta pasión, la hermandad del árbol. Así di en imaginar que delante de mí, en la tela de la tienda, había un árbol, real o dibujado y que yo hablaba con él” (Liscano, 2011: 251). Dos obras de Liscano tienen una vinculación más directa –y diferente entre ellas– con el viaje, que no es el del turista o el explorador. En Agua estancada (1990), no se cuenta un viaje sino la llegada del protagonista a un país lejano, frío y del que no conoce la lengua. Es un extranjero que carga una historia que no puede contar. El protagonista de El camino a Ítaca (1994), Vladimir, en cambio, no quiere tener historia. Hijo de padres comprometidos políticamente, huye de Montevideo para salir del mundo de la droga. En las dos obras, los viajes son sin expectativas y sin memoria. Los protagonistas, al mismo tiempo, se buscan y huyen de sí mismos. Elena Lindholm Narváez, que estudió la narrativa sobre el exilio del Cono Sur en Suecia, utiliza el concepto de “heterotopía”, tomado de Foucault, para referirse “no al espacio donde la memoria se inscribe (…) sino donde está ausente o reprimida”: 3

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit “Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. (...) Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre côté de la vie” Voyage au bout de la nuit, Paris, Éditions Gallimard, 1962.

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Las “heterocronías” que se manifiestan en los textos por una supresión de las memorias en el exilio, pueden dificultar la performatización de una identidad del sujeto como un individuo completo, definido y orientado por un discurso pedagógico individual coherente. La supresión de las memorias se puede representar por medio de espacios heterotópicos en los textos, donde las heterocronías hacia una normalidad espaciotemporal del exilio crean una especie de orden alternativo que condiciona la manera en que es representada la identidad (2008: 45).

La ausencia de pasado se vuelve presencia no explícita en todos los niveles del texto. El delirio y la fantasía parecen ocupar el lugar de la memoria. En Agua estancada el protagonista delira cuando, atemorizado por su situación de extranjero y pasible por lo tanto de ser considerado culpable, ve en su dentista al asesino de Olof Palme. En El camino a Ítaca el presente de Vladimir aparece quebrado por algunas fantasías recurrentes: la del muchacho que salta con el tren en marcha porque se da cuenta del inminente choque y la de la muchacha de la cabaña de troncos que homenajea a El pozo (1939) de Juan Carlos Onetti. El muchacho del tren se salva y queda con el tobillo torcido: es una figura que se repite en la obra de Liscano: el sobreviviente que guarda en su cuerpo la marca de lo pasado. El cuerpo dice lo que la palabra no llegó, todavía, a decir. En su único libro de testimonio, El furgón de los locos (2001), el narrador cae preso y esconde una herida en la pierna que delata una acción guerrillera. Después de los viajes de Agua estancada (1990) y El camino a Ítaca (1994): dos novelas que narran una historia y establecen lazos con una situación histórica concreta, vuelve “el viaje al árbol” a instalarse en la obra de Liscano. Para ser breve, voy a citar el último libro publicado (solo en francés): Le lecteur inconstant suivi de Vie du corbeau blanc. En Le lecteur inconstant escribe: “La nuit est un arbre” (2011: 81). La frase une dos imágenes que son líneas de fuerza de su creación: “el árbol”, aspiración al retorno a sí mismo y a la naturaleza, y “la noche”, también un momento de recogimiento en la naturaleza, pero que lo liga además a Juan Carlos Onetti (El pozo) y Louis-Ferdinand Céline (Voyage au bout de la nuit). Dos obras muy presentes en El camino a Ítaca (1994). El “arbol” recuerda el origen de su obra, La mansión del tirano, y la “noche” remite a una de las tradiciones literarias que la alimenta. Esa manera de crecer y cambiar recogiéndose a sí mismo y a la constelación de autores que están en los cimientos de su creación forma parte del crecimiento en espiral señalado: para ir hacia delante es necesario dar algún paso hacia atrás.

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Extranjero Liscano se ha referido a su prolongada y variada marginación de la sociedad uruguaya: el liceo militar, los años de clandestinidad, la cárcel, los diez años de residencia en Suecia. El sentimiento de extranjería en su obra está en relación –más o menos directa– con el problema político y social de la migración en la globalización. En Estocolmo y Barcelona pudo observar de cerca la vida de los desplazados del mundo periférico en los países prósperos. El protagonista de la novela El camino a Ítaca se integra en las ciudades de Estocolmo y Barcelona al escenario de los sin papeles en la Europa posterior a la caída del muro de Berlín, que se preparaba para los Juegos Olímpicos de 1992. En el conjunto de la obra de Liscano, esta novela es la narración que, a través de la ficción, se acerca más a una realidad contemporánea. Marca un límite de la mimesis en su producción literaria.4 Al mismo tiempo, también los narradores de Agua estancada y El camino a Ítaca, están atravesados, como los de su literatura toda, por un diálogo de voces que da cuenta de una autopercepción de ajenidad persistente en el sujeto más allá de cualquier circunstancia representable. En el segundo tomo de Los orígenes del totalitarismo Hannah Arendt plantea que las migraciones forzadas tienen una larga historia, pero lo habitual y sin precedentes en el siglo XX no es la pérdida de un hogar, sino la imposibilidad de hallar uno nuevo” (1987: 426). Anota más adelante lo paradójico que resulta que al ser pensada la Humanidad como una familia de naciones, la persona rechazada de una, quede excluida de todas. A esa dramática situación de los actuales “sin papeles” alude el epígrafe de El camino a Ítaca: una definición de la palabra “meteco”. Dice el Diccionario de la Lengua Española: “En la antigua Grecia, extranjero que se establecía en Atenas y que no gozaba de todos los derechos de ciudadanía”. Así como Hannah Arendt se pregunta por la “experiencia básica” que halla su expresión política en la dominación totalitaria (Tomo 3, 4

Juan Pablo Chiappara ha cuestionado la contraposición realizada por parte de la crítica uruguaya y por mí entre El camino a Ítaca (la novela que cuenta un mundo) y el conjunto de la obra de Liscano (el narrador que gira en torno a sí mismo, sus obsesiones, sus hábitos). Desde una perspectiva “paratópica”, Chiappara plantea el diálogo entre vida y literatura como una constante de la voz enunciativa de la obra de Liscano, y establece matices en una escala que va de lo más “salvaje” (La mansión del tirano y sus voces desatadas) y lo más “domesticado” (El camino a Ítaca y el relato logrado). Es cierto que la voz narrativa de toda la obra de Liscano está minada por la pluralidad de voces no equilibradas, no equivalentes, con grados de poder diferente, y también lo es que El camino a Ítaca es la novela en la que la invención “mimética” es más evidente.

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1999: 682), podríamos plantear que existe una afinidad “básica” entre la manera que tiene el sujeto de la obra de Liscano de vivirse a sí mismo y la sensibilidad y las emociones de alguien que está en situación de migración, entendida en su dimensión de marginación. Es evidente que la situación de individuo extranjero en relación a una sociedad que lo rechaza, se encarna también en formas interiores a los estados nacionales (el lumpen, por ejemplo). En una dimensión diferente, paralela aunque no homogénea, la extranjería entendida como marginalidad es constitutiva del sujeto que narra. En distinto nivel, se puede percibir una correlación entre las formas de exclusión de las actuales sociedades globalizadas y algunos mecanismos interiores a un sujeto que reproduce dentro de sí la imitación, la sumisión, la prepotencia, el desconcierto. La voz narrativa en su división permanente dice en tonos diferentes5 lo trágico de un movimiento que puede entenderse también como exilio interior, escenificación de ajenidad, “actuación” de una división constituida íntimamente en relación al contexto. En el desarrollo de la explicación sobre la condición de extranjero, Guillaume Le Blanc dice que el emigrado es alguien que no se pertenece más, alguien que ve un nuevo yo emerger en los límites del antiguo yo y se coloca como testigo precario de sí mismo (2010: 65). Explica que emigrar es menos renunciar a sí que vivir fuera de sí; es decir, existir en una relación turbia, desordenada consigo mismo. Plantea una relación entre las nociones de emigrado y exilio interior. Dice que si la emigración no desaparece jamás, es que ella alimenta el exilio interior del emigrado. El emigrado se descubre como un sujeto sin centro, tejido de ausencia, imposibilitado de volver a su viejo yo (2010: 87). Parodiando, sin decirlo, la famosa frase de Simone de Beauvoir: “No se nace mujer: llega una a serlo”,6 Le Blanc anota que uno no es extranjero sino que deviene extranjero a partir del rechazo y la estigmatización. Agrega que el extranjero tiende a no vivir sino en la frontera, separado de la vida en común. Se vuelve en sí mismo una frontera, un elemento inasimilable en el grupo nacional, pero que resulta al mismo tiempo necesario a la nación para constituirse.

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Tonos que podrían ser categorizados como “elevado” (gran parte de La mansión del tirano, El escritor y el otro (2007) y “bajo” (otras partes de La mansión del tirano, El camino a Ítaca, El tarumba) Simone de Beauvoir, El segundo sexo. La experiencia vivida, Tomo 2, Buenos Aires, Ediciones Siglo Veinte, 1970: 13.

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Estrategias: la espera y la simulación Guillaume Le Blanc se acordaba de Kafka y de Beckett para pensar en la situación del inmigrante que siempre espera. Attendre signifie dès lors se tourner vers un ensemble de lois qui n’en finissent pas d’ajourner l’épreuve juridique elle-même ou d’en faire motif à procès. Godot et Joseph K incarnent à leur manière deux immigrés clandestins, attendant d’être fixés sur leur sort, le premier perdu dans la pure attente (2010: 36).

La referencia no es simplemente una cita culta: ella señala que la fragilidad, la desprotección, la precariedad de los sujetos migrantes, creadas por el rechazo de los estados nacionales, son situaciones, emociones y formas de la sensibilidad que la literatura ha explorado. El texto “Viaje a ninguna parte”7 de Liscano evoca la parábola de Kafka “Ante la ley” en la medida en que la reflexión gira en torno a una puerta por la que no se pasa. No hay guardián como en el texto de Kafka y al lado del hombre hay otros, aunque la decisión de pasar o no hacerlo se tome en soledad. Nadie sabe por qué, pero el temor y la desconfianza hacen que unos se imiten a otros y simplemente no pasen. El narrador sabe más que los otros: Ignoran quienes aquí a mi alrededor sufren que la autorización de pasar al otro lado va acompañada de una prohibición: quien pasa no puede volver. Se quedará allí para siempre. (…) La naturaleza humana padece eterna melancolía de lo que no es ni nunca será. Eso es lo que los mueve, o mejor dicho, los paraliza delante de la puerta.

El narrador de Liscano transforma el miedo del campesino ante el guardián (Kafka) en una elección, el rechazo en una negación en la que sostiene su libertad. Esa es una elección del hombre que escribe, porque la escritura es una manera de negar la vida, o de aceptarla viviendo en un límite, y un ejercicio por el que se conquista la independencia. La escritura es ese “viaje a ninguna parte” del que no hay regreso posible. La simulación es una de las más eficaces “tretas del débil”. El cine ha encontrado imágenes contundentes para decir un deseo de asimilación que implica un fundirse en la imagen de otro. En la película, “Pan y chocolate” (1973), dirigida por Franco Brusati, el protagonista (Nino Manfredi), un inmigrante italiano, se tiñe el pelo de rubio para parecerse a los suizos. En una variante interesante de simulaciones y teñidos, desde el margen que impone la homosexualidad y la vejez del personaje, es posible recordar la gota negra que cae por la frente del protagonista 7

“Viaje a ninguna parte” pasó a formar parte de “El trabajo de contar”. Fue publicado, en parte, en Oficio de ventriloquia 2 (2011). El texto ha seguido creciendo y está inédito.

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de “Muerte en Venecia” de Luchino Visconti8 mientras mira al hermoso adolescente tan deseado como imposible. Liscano recoge dos parábolas que parecen desnudar los mecanismos de imitación, simulacro y violencia que produce la migración. En El escritor y el otro: Recuerdo una historia de Jerzy Kosinski. Niños polacos cazan pájaros, los pintan y los sueltan. Cuando los pájaros puestos en libertad se juntan con su bandada, los suyos los desconocen y los atacan hasta matarlos. Esa historia terrible me quedó de las lecturas de la cárcel. Me levanto, miro la copia del catálogo de la cárcel que tengo en casa. La novela se llama El pájaro pintado, tiene el número 1190, está en la sección 1.1.3, “Literatura Norteamericana”. Ser diferente siempre es un peligro (2007: 108).

Uno de los epígrafes de “Vie du corbeau blanc” es una cita de León Tolstoi: Un corbeau qui avait entendu dire que les pigeons étaient fort bien nourris se peignit en blanc et vola jusqu’au pigeonnier. Les pigeons pensèrent que c’était un pigeon et lui firent bon accueil. De joie il poussa un cri, et les pigeons, se rendant compte que c’était un corbeau, le chassèrent du pigeonnier. Il retourna chez les corbeaux, mais les corbeaux ne le reconnurent point et ne voulurent pas de lui.

Son fábulas crueles y trágicas en la medida en que plantean la salida, el movimiento que hace quien busca sobrevivir alejado de los suyos como un camino que lleva a la muerte o la soledad.

La locura: ¿última frontera? Es interesante poner en relación el testimonio de Liscano sobre el surgimiento de su literatura con la reflexión que realiza Gilles Deleuze en l’avant-propos de Critique et Clinique (1993). Deleuze dice que cada escritor es un visionario: Ces visions, ces auditions ne sont pas une affaire privée, mais forment les figures d’une histoire et d’une géographie sans cesse réinventées. C’est le délire qui les invente, comme processus entraînant les mots d’un bout à l’autre de l’univers. Ce sont des événements à la frontière du langage. Mais quand le délire retombe à l’état clinique, les mots ne débouchent plus sur rien, on n’entend ni ne voit plus rien à travers eux, sauf une nuit qui a perdu son histoire, ses couleurs et ses chants. La littérature est une santé.

La literatura tuvo en Liscano una virtud “sanadora”. Lo ha contado en varios trabajos, pero en este momento quiero recordar uno de título emblemático: “Del caos a la literatura”. En la cárcel vivió “la explosión 8

La película de Visconti es de 1971 y está basada en la novela homónima de Thomas Mann escrita en 1911.

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de la lengua”, el delirio, que encontró la posibilidad de ser simbolizado en el orden que impone el ejercicio de la escritura (en el sentido más elemental: se escribe de izquierda a derecha y de arriba hacia abajo).9 Las voces que aparecen en la literatura de Liscano desde el comienzo no tienen entre sí una relación fácil o definida. Tampoco son ajenas a los sucesos del mundo. En La mansión del tirano el “tirano” que asume la voz en relación a sus personajes parodia (en el sentido de copia de un estilo) y descompone el discurso de la tiranía que el preso escritor sufre. A partir de una concepción de la literatura, que postula el quiebre con la realidad, el reconocimiento de modelos, la pertenencia, por lo tanto, a una o varias tradiciones, y la búsqueda estilística de la perfección, la narrativa de Liscano reproduce, atomiza, separa e integra la voz del “enemigo”: es una de las voces que forma parte del sujeto que habla. De la misma manera, encuentra en sí mismo al extranjero, al sujeto segregado que tiene que fingir. Una de las voces asume el discurso del que tiene el poder, los “papeles”, el lugar; otra, las palabras del despojado. La suma de voces crea una identidad turbulenta, en desplazamiento, contradictoria, y que aspira a la quietud. Con el transcurso del tiempo, el retorno a Uruguay, y el aprendizaje del oficio, esa imaginación desbordada, abstracta y dividida en perspectivas múltiples se irá modulando en una serie de narraciones autoficticias por medio de las que el autor irá abandonando la escritura de ficción. Encausa así, en parte, su escritura en la reflexión sobre esa división que se plasmará en la “fórmula” “el escritor y el otro”. Esa “otredad” puede replicarse en la imagen del escritor mayor y el joven. El narrador de “Le lecteur inconstant” cuenta que soñó que alguien le devolvía los papeles de la cárcel. Alude, sin nombrarla en ese momento, a la primera versión de La mansión del tirano. En el sueño se pone a leer los papeles y se da cuenta que no son los suyos, piensa que son de algún otro, al mismo tiempo en que sabe que le pertenecen. Un coup de tonnerre m’a réveillé. Je suis resté un bon moment à penser à l’homme de trente ans qui avait écrit les papiers qu’on me rendait dans mon rêve. Comment était-il? Comment en étais-je arrivé à devenir un autre et à l’abandonner, lui, en chemin? (2011: 16)

Oficio de ventriloquía (2011) se llama la edición en dos tomos de sus cuentos. Esa percepción del escritor como ventrílocuo está en sus ma9

Carlos Liscano: “Ahora entiendo o acepto, que en la cárcel está la raíz de mi conversión en escritor. No porque los asuntos que yo trate tengan relación evidente u oculta con la cárcel, sino porque fue allí donde viví la explosión de la lengua. Una explosión que a la vez que me aniquiló me condujo a la escritura creativa. Más que eso, y es quizá lo que más me cuesta: fue en la cárcel donde acabé por encontrarle sentido a la vida, a la libertad” (Trazas y ficciones, 2007: 235).

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nuscritos de la cárcel, por ejemplo, en un texto que se llamó “No hay salida” y “La edad de la prosa” y que se transformó después, entre otras publicaciones, en El charlatán (1994) y El informante (1997). Los títulos aluden al acto de hablar de una forma –distinta en cada caso– devaluada. La división existe más allá de la voluntad del sujeto, es incontrolable y tiende a concretarse en diálogos que son “cháchara” (conversación intrascendente, en cierta forma incontrolable) o interrogatorios. Y la imagen del ventrílocuo refiere, además del desdoblamiento, a alguien que habla con el vientre, con las “tripas”, con lo más íntimo del cuerpo, lo visceral. La obra de Liscano parte de la noción de que el “yo” no es algo que esté dado. La figura el ventrílocuo sintetiza bien ese diálogo con el cuerpo y eso otro indefinible que se transforma a lo largo de la vida y la escritura, que aspira a ser un sujeto. Escribe el narrador de “Le lecteur inconstant”: On écrit pour voir si on peut arriver, péniblement, à un mot très court: je. On peut parfois croire qu’on y est parvenu. Cela dure un instant. Tout de suite après, tout se dissout, je n’existe pas, le travail continue (2011: 31).

“La escritura y la vida”: es la frase que encontró Daniel Gil (Liscano, 2000: 7) para describir el proceso abierto, entrelazado, escindido, proliferante que ambas establecen. Altera el título de la narración de Jorge Semprún: La escritura o la vida (1994). En Liscano no hay exclusión sino suma, difícil y conflictiva, pero suma al fin. La elaboración de la experiencia límite es diferente en los dos escritores. El español quiere recordar su pasado en el campo de concentración de Buchenwald y siente que al hacerlo lo gana la muerte, que no puede vivir. Liscano se descubre escritor en la cárcel y encuentra así una manera de sobrevivir, de salir del delirio y de trascenderse. Cuando salga de prisión se propondrá ser el escritor que soñó en la cárcel y que solo los más íntimos conocían. La cárcel lo mantuvo al margen del mundo, pero también la salida de la cárcel estuvo marcada por la conciencia de ajenidad. Lo contó en El furgón de los locos (2001) que desde el título identifica a los presos con los “locos” y en la recurrente reflexión sobre El escritor y el otro que llegó a ser libro con ese título en 2007: La sensación de extranjería es siempre la misma. Es la que sentí aquella noche del 14 de marzo de 1985 viajando por Montevideo en el furgón que llevaba a sus casas a los hombres que salían de la cárcel. Entonces yo no tenía casa, ni trabajo, ni oficio, ni familia propia (2007: 42).

En El escritor y el otro Liscano se refiere a la noche y la locura: Esta es la noche que no termina de acabarse. Estar siempre a la espera, en acecho, mirando el centro luminoso del lenguaje, donde todo bulle, donde

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está la locura (…). Escribir es abrir la puerta a la locura, que es lo que no debo (2007: 72).

El lenguaje transforma la experiencia límite de la locura en una posibilidad de conocimiento y, en la continuidad de la escritura, a la noche en un punto de llegada y encuentro.

La literatura como territorio El mecanismo de la multiplicación que es inherente a la obra de Liscano desde sus orígenes, tiene que ver, creo, con lo que Antonio Cornejo Polar ha señalado en relación al migrante que, en lugar de sintetizar, “duplica (o más)” su territorio. Cornejo Polar ha reflexionado sobre la migración en el contexto de la teoría literaria latinoamericana y ha señalado el descentramiento del discurso migrante para el que no sirve el concepto de transculturación y su implícita tendencia a la síntesis. Dice que el discurso migrante es radicalmente descentrado, en cuanto se construye alrededor de ejes varios y asimétricos, de alguna manera incompatibles y contradictorios de un modo no dialéctico. Acoge no menos de dos experiencias de vida que la migración, contra lo que se supone en el uso de la categoría de mestizaje, y en cierto sentido en el del concepto de transculturación, no intenta sintetizar en un espacio de resolución armónica; imagino –al contrario– que el allá y el aquí, que son también el ayer y el hoy, refuerzan su aptitud enunciativa y pueden tramar narrativas bifrontes y –hasta si se quiere exagerando las cosas– esquizofrénicas. Contra ciertas tendencias que quieren ver en la migración la celebración casi apoteósica de la “desterritorialización” (García Canclini) considero que el desplazamiento migratorio duplica (o más) el territorio del sujeto y le ofrece o lo condena a hablar desde más de un lugar. Es un discurso doble o múltiplemente situado (1996: 841). Este escritor surge, en la cárcel, leyendo, con la voluntad de querer formar parte de una tradición y la conciencia del difícil balance entre originalidad y repetición que justifique la existencia de una nueva obra. Los apuntes de literatura y política, escritos en la cárcel (Manuscritos de la cárcel) son un registro de citas de otros escritores integradas a opiniones y puntos de vista del escritor. En algún momento se queja de que su literatura está siendo muy libresca, que se alimenta de literatura y no de la vida. La cárcel propiciaba esa situación, pero más allá de la cárcel está la voluntad de escribir a partir de una o varias tradiciones de la literatura. La escritura se realiza en una intertextualidad consciente, que a veces da lugar a la parodia, y que llega al elogio del plagio en “Vie du corbeau blanc”. Dado que ya está todo contado, el narrador puede solo reescribir historias de otros.

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Pertenecer a una tradición es una manera de reclamar el derecho a la universalidad. Su forma de concebir la escritura plantea una vindicación de la literatura, su no dilución en el campo de la cultura, la aceptación de su estatuto de “alta” cultura, en el sentido de que hay un reconocimiento de los maestros y una aspiración de perfección. Como Darío, como más tarde Jorge Luis Borges, Liscano reniega del lugar exótico que la mirada del mundo desarrollado crea para los latinoamericanos. “El culto argentino del color local es un reciente culto europeo que los nacionalistas deberían rechazar por foráneo”, escribía Borges en 1957 (1964: 1569). Es un tema que Liscano desarrolla explícitamente en La ciudad de todos los vientos (2000) a propósito de la expectativa europea de que los escritores latinoamericanos produzcan “realismo mágico”. Desde la exclusión carcelaria, se pueden entender que Liscano hizo suya la reflexión y la actitud de Borges al transformar la carencia en ventaja: pertenecer a esta orilla del mundo permite disponer de una pluralidad de tradiciones, no tener que restringirse a la pertenencia a una. La libertad surge a partir del reconocimiento de los límites que imponen los otros escritores que funcionan como modelos. Cada uno es un límite y un desafío: una tierra colonizada y otra a conquistar. Así este escritor ha ido trazando a lo largo de su vida un “territorio” literario propio. Como señalaba Cornejo Polar para el migrante, el escritor multiplica sus espacios y, en un movimiento constante, hace del libro próximo el lugar del hogar perdido. La literatura es un territorio que el escritor traza en la lengua. Refugio, espejo o pesadilla: ese territorio es la zona en la que el que escribe vive y se mira vivir. Es una creación fatal y un ejercicio de libertad. En una entrada del diario que llevó Liscano en la cárcel (31.5.82) dice que pretende crear “un campo de palabras cuya sustancia sea justa y nada más que palabras”: “Cuando la voz se calle estará creado el campo y quedará hacia atrás una especie de lugar que el lector debería poder recorrer como quien hojea un mapa” (Manuscritos de la cárcel: 79). En “Los manuscritos de La mansión del tirano: delirio y poesía” (Manuscritos de la cárcel) señalé cómo la metáfora espacial (mansión, territorio, mapa) contenía la experiencia agónica del tiempo que juega en paralelo con el tiempo del lector que “recorre”, “hojea”, el mapa que es la obra. Tomé, en ese artículo, el aporte de María Herminia Ferraro Osorio que analizó el doble sentido de “mansión”: casa grande y “hacer mansión” (detención, permanencia). Una “mansión” tiene una dimensión ostentosa que connota, por lo menos, el poder de la riqueza. Uno de los epígrafes de La mansión del tirano está tomado del texto de Irenaüs Eibl-Eibesfeldt, Las Islas Galápagos. Un arca de Noé en el Pacífico:

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Una serie de lemúridos, como por ejemplo los loris y los galápagos, se orinan en las palmas de las manos y después se frotan con ellas las plantas de los pies. Al saltar más tarde por las ramas, impregnan con su señal cada paso de su territorio. Tal comportamiento está siempre motivado por el deseo de señalar la propiedad personal para sí y para sus congéneres: “Aquí soy yo el dueño, ninguno tiene nada que buscar aquí”.

En el desvalimiento de la cárcel y el caos interior que el castigo brutal y prolongado provoca, el que escribe encuentra un poder que le permite fijar un “territorio” para rehacerse. Está construido con el lenguaje: es el espacio del yo. En él, el narrador encuentra al extranjero, al sujeto para el que la no pertenencia es una constante más allá de las circunstancias. Hay un poder de la escritura y una ambición de decirlo todo que coloca al que escribe en el lugar de Dios. Es un sentido que está en el término “creador”. En “Le lecteur inconstant” el narrador se refiere al “territorio” en relación al deseo de decir la simultaneidad. Es una manera, siempre destinada al fracaso, de eludir la parcialidad de la perspectiva y los límites que establece el carácter sucesivo de la escritura en el espacio y el tiempo. J’ai une fois été obsédé par le désir d’exprimer avec des mots la simultanéité des faits. En même temps, j’avais l’impression que, pour y arriver, je devais parler à travers “plusieurs bouches”. Les mots se pressaient en moi et l’écriture était incapable de les dire tous à la fois. Je les écrivais sur le même papier, comme ils venaient. Je les enfermais dans des cercles, des rectangles, j’ouvrais des parenthèses pour donner des explications, je soulignais des mots qui n’existaient pas mais pour lesquels j’avais, moi, une signification très précise. Le résultat était une carte. Il me semblait que c’était la représentation à échelle réduite d’un territoire de mots, une sorte de simultanéité sur l’espace du papier. Tout cela était vain, bien sûr. Les mots n’exprimeront jamais la simultanéité. On lit de gauche à droite et de haut en bas (31).

El “territorio de palabras” es un espacio que no se conoce, en el que es posible perderse y encontrarse, en la medida en que se viaja y descubre su no pertenencia. Los manuscritos de la cárcel exhiben un lenguaje más pulsional y obsesivo, de imaginación más desatada. La versión de La mansión del tirano recogida en Los manuscritos permite percibir una de las posibilidades de creación de ese “territorio”. La palabra “ballena”, por ejemplo, abre su propio “campo” de palabras. El territorio que crea la escritura está formado, en parte, por una suma de estas “lógicas parciales”, subjetivas, arbitrarias en tanto no hay una justificación para su irrupción y por algunas persistentes preguntas sobre la identidad del sujeto que escribe.

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Ese “territorio” se transforma como el hombre que escribe, que sabe cada vez más de sí mismo y de su obra, aunque los problemas que se plantea no se resuelvan. Dice en El escritor y el otro: La literatura no es un punto de llegada. Esto no lo sabía hace treinta años, lo sé ahora. Es un territorio enorme, lleno de lugares ocultos, a donde es imposible entrar para quien no tenga pasión y dedicación absolutas. Se llega a un territorio, no a una meta. Los problemas más complejos comienzan una vez dentro del territorio de la literatura. Se avanza con esfuerzo, con ilusión e inocencia hacia la literatura, lo que uno cree es la literatura. Pero una vez allí ¿qué? La literatura no es un punto, es un lugar. En él es fácil perderse, es fácil seguir senderos que no conducen a nada (2007: 23).

La literatura no duplica o representa al sujeto y/o al mundo; crea otro espacio complejo, contradictorio, no congruente. Limitado y al mismo tiempo infinito, incontrolable. Como los desplazamientos de los viajeros y los migrantes, las voces que atraviesan esta literatura están sometidas a presiones y violencias, aunque, cada vez más persistentes, aparecen también las palabras que aspiran al rencuentro y la serenidad. El humor negro que está desde el principio de la obra va cediendo el lugar a otro más melancólico, de un absurdo que reconoce el valor de lo pequeño. El viaje y la obra continúan.

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Espacio y palabra en la novela de los zorros Oscar BRANDO Université Charles de Gaulle, Lille 3 (France)

Las poéticas de Arguedas: “Yo no soy un aculturado” Alberto Escobar señaló que Arguedas había escrito muchas poéticas “en varios textos que forman parte de lo que yo llamo el discurso teórico acerca del lenguaje” (Cornejo et al., 1984: 52). En 1939 ya había expresado que, de escribir en quechua, haría una literatura estrecha y condenada al olvido. En el artículo “Entre el kechwa y el castellano. La angustia del mestizo”, publicado en La Prensa de Buenos Aires en setiembre de ese año, Arguedas definió que el quechua era la expresión legítima del hombre de la sierra y que solo en esa lengua se accedía en forma profunda al alma del paisaje. Pero veía, asimismo, que solo el castellano podía ensanchar el mensaje de esa literatura. Arguedas concluía que se estaba asistiendo a una mutación del castellano por la fuerza que sobre él imprimía lo indio: el mestizo, veía Arguedas, pugnaba por dominar el castellano pero lo modificaba con el genio del quechua. En un trabajo de 1940 fue mucho más concluyente: “yo soy fervoroso partidario de la castellanización total del Perú”. El artículo, publicado en el número 10 de Educación. Revista de Pedagogía de México, decidía la polémica del dualismo del idioma del Perú en momentos en que Arguedas trabajaba en Cuzco en contacto con los defensores más radicales de la extensión del quechua como lengua nacional. Arguedas escribió refiriéndose al mestizo, al “nuevo indio”, al peruano que convivía con el bilingüismo: Por el castellano se amplió su mundo y se amplió su espíritu, porque sus ideales también se ampliaron. Porque si bien el kechwa es el idioma con que mejor se describe el paisaje del Ande, con que mejor se dice lo más profundo y propio del alma india, el kechwa es reducido y pequeño, el espíritu de quien solo habla kechwa se agita en un círculo estrecho y oscuro, donde viven con subyugante fuerza las imágenes de la tierra y del cielo y donde cada

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palabra despierta dominadores sentimientos, y donde no existe el horizonte infinito de las imágenes del espíritu.

En 1950, en uno de sus artículos más reproducidos y citados, “La novela y el problema de la expresión literaria en el Perú”, Arguedas siguió planteándose el problema del lenguaje como herramienta para la creación literaria. Repasó el proceso verbal en su obra y las decisiones que tuvo que adoptar para que el castellano usado sirviera a sus fines: representar el mundo indio. En el discurso pronunciado en el acto de entrega del premio Garcilaso de la Vega, octubre de 1968, Arguedas insinuó sentirse conforme con algunas metas logradas. “Siento”, dijo, que la entrega del premio representa el reconocimiento a una obra que pretendió difundir y contagiar en el espíritu de los lectores el arte de un individuo quechua moderno que, gracias a la conciencia que tenía del valor de su cultura, pudo ampliarla y enriquecerla con el conocimiento, la asimilación del arte creado por otros pueblos que dispusieron de medios más vastos para expresarse. La ilusión de juventud del autor parece haber sido realizada (...). Yo no soy un aculturado; yo soy un peruano que orgullosamente, como un demonio feliz habla en cristiano y en indio, en español y en quechua. Deseaba convertir esa realidad en lenguaje artístico y tal parece, según cierto consenso más o menos general, que lo he conseguido.

Pero ese final, posiblemente no tan feliz, era el punto de llegada de un recorrido empedrado de incertidumbres. Miremos de cerca algunas de esas piedras. Su razonamiento sobre el zumbayllu en el capítulo 6 de Los ríos profundos (1958) transparenta la crisis que le creaba la representación del universo kechwa: “La terminación quechua yllu es una onomatopeya. Yllu representa en una de sus formas la música que producen las pequeñas alas en vuelo; música que surge del movimiento de objetos leves”. Si la desinencia yllu es una onomatopeya que redunda el sentido de “zumbar”, estamos en el ámbito de una lengua que se comunica con el mundo mediante una representación sonora de él. El vínculo entre palabra y cosa resulta, como en la magia, una relación de simpatía en la cual la mención de la palabra convoca la cosa misma. Pero Arguedas no se conforma con esa latitud del signo y pone en comunicación a la desinencia yllu con otra terminación, illa, que no tiene valor onomatopéyico sino imaginístico. Por la vía de la paronomasia (parecido sonoro de dos palabras), Arguedas salta del zumbido que provoca yllu a la representación arbitraria de illa: la luz que engendra monstruos, la luz menor, el claror, el relámpago, el rayo, la luminiscencia lunar. Arguedas extrema el razonamiento: “Esta voz illa tiene parentesco fonético y una cierta comunidad de sentido con la terminación yllu”. Que haya relación entre la contigüidad sonora de las palabras y “cierta comunidad de 72

Espacio y palabra en la novela de los zorros

sentido” es, como vio Angel Rama, más que dudoso. Sostener el carácter onomatopéyico del quechua era el primer paso para argumentar su raíz mágico-simbólica. En el ensayo que introduce Canto kechwa (1938) Arguedas realizó afirmaciones muy discutibles sobre la cosmovisión de las lenguas: “El kechwa supera al castellano en la expresión de algunos sentimientos que son los más característicos del corazón indígena: la ternura, el cariño, el amor a la naturaleza”. Eso no le impidió, como se ha visto, pronunciarse muy poco después a favor del castellano. El tratamiento de las voces quechuas yllu e illa había sido incluido en un artículo de 1948 y el capítulo sobre el “Zumbayllu” en Letras peruanas. Revista de Humanidades no. 1, de 1951. Era el período de seca creativa de Arguedas y el momento en el que estaba publicando sus trabajos de recopilación de canciones y pergeñando sus tesis sobre la lengua quechua. También era la década en que su proyecto literario alcanzaría su mejor grado de maduración. En un ajuste al citado artículo de 1950, “La novela y la expresión...”, ya escrita la novela Los ríos profundos, Arguedas comentó: Creo que en la novela Los ríos profundos este proceso ha concluido. Uno solo podía ser el fin: el castellano como medio de expresión legítimo del mundo peruano de los Andes; noble torbellino en que espíritus diferentes, como forjados en estrellas antípodas, luchan, se atraen, se rechazan y se mezclan, entre las más altas montañas, los ríos más hondos, entre nieves y lagos silenciosos, la helada y el fuego.

En la novela Los ríos profundos las decisiones con respecto al lenguaje narrativo fueron el correlato del momento más puro en defensa de la amalgama de las culturas andinas, posición que alimentaría la teoría de la transculturación de Rama y su tesitura del valor mestizo de la cultura de la clase media, intelectual y progresista. Sin dudas las copiosas investigaciones antropológicas de los 40 y los 50 derivaron hacia una proposición optimista que Arguedas ficcionó en sus dos grandes novelas: Los ríos profundos y Todas las sangres (1964). Las dos obras recreaban el mundo andino con una visión nacional integradora, incluso en la lengua utilizada, que superaba los sistemas tentativos trabajados en los primeros relatos. La tesis socio-literaria de Arguedas alentó una versión armonizadora de las culturas en contacto e incitó a Rama a hacer uso, para su análisis, del concepto de Fernando Ortiz de transculturación, ya que con él podía especular en torno a la resistencia de la cultura dominada. Vale la pena señalar que el propio Arguedas fue descubriendo a lo largo de la década del 60 la falibilidad de su cosmovisión. El trato severo que sufrió su novela del 64; las polémicas desatadas en el congreso de escritores de Arequipa (1965) y las críticas disparadas por la academia peruana a sus estudios científicos (se podría agregar, en otro orden, la polémica con Julio Cortázar y las 73

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incertidumbres políticas que lo acecharon) fueron minando las energías de Arguedas que, sin dejar de lamentar la imposibilidad de una conciliación pacífica, se dio cuenta de las debilidades de su postura. En esos años escribió poesía en quechua, tradujo Dioses y hombres de Huarochiri (1966, de donde tomó los zorros legendarios de su última novela), publicó una serie de relatos (Amormundo, 1967) de carácter catártico y, sobre todo, comenzó una nueva fase, inconclusa, de su literatura. Trasladó su geografía novelada de la sierra a una zona en la que ya la conciliación era imposible: el puerto pesquero de Chimbote. La escritura de la novela de los zorros y el diario personal que intercaló entre sus capítulos revelaron el fracaso del proyecto transculturador y denunciaron la convivencia conflictiva y sin síntesis de las culturas heterogéneas. El universo narrativo de la novela era irreconciliable. Arguedas volvió a una lengua problematizada en la que ya no había forma de establecer relaciones como las que se planteaban en el capítulo sobre el zumbayllu. La complejidad de El zorro de arriba y el zorro de abajo era la fiel homología del conflicto irresuelto. La compañía de los “diarios” que incluyó la novela fue señalando y dando pistas de los callejones en los que se iba metiendo Arguedas y preparó la salida violenta que iba a perpetrar. Agreguemos la enorme valentía que ese acto implicó. La renuncia de Arguedas a la vida y la inconclusión de su última novela pueden ser vistas, desde el restringidísimo ámbito de la literatura (esto es, sin entrar en disquisiciones de índole psiquiátrica: psicosis narcisista u otras eventualidades), como el rechazo violento, definitivo, de la opción ficcional integradora y de la representación mágica del mundo que había usado en Los ríos profundos. La novela de los zorros practicó la “solución final” a la transculturación y a la fórmula del realismo maravilloso.

Versiones del fin Quiero repasar ahora la postura de algunos críticos que se ocuparon del proceso final que llevó la literatura de Arguedas a la inconclusión, a la clausura abrupta y brutal. Antes, permítaseme el reconocimiento a la precoz perspicacia crítica que sobre este asunto tuvo Jorge Lafforgue. En una nota con letra minúscula que pone a las “Observaciones marginales” con que cierra su excelente edición de Relatos completos (Buenos Aires, Losada, 1974), Lafforgue escribe: En otro plano del análisis, las flojedades y esa trágica inconclusión de El zorro de arriba y el zorro de abajo, al descubrir patéticamente los “silencios” del lenguaje, convierten a este texto en un exponente límite del desfasaje cultural que hace crisis en la sociedad latinoamericana en un momento muy concreto de su historia: cuando se quiebra el orden neocolonial. Esa situación –obviamente diversa según las regiones– es atravesada visceral74

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mente por algunos escritores cuyos textos hablan tanto como los padecimientos (autodestructivos en sus formas extremas: no escribir, suicidarse) que signan sus vidas. Desde luego se piensa en Arguedas y Rulfo, pero también en Arlt y Onetti.

Este comentario apretadísimo de Lafforgue contiene, como se verá, casi todas las notas importantes sobre el punto. Vuelvo a Alberto Escobar (1984), en una jornada que se realizó en 1982 sobre la obra de Arguedas. Allí puso en contacto el primer momento narrativo, el de Agua (1935) y la instancia final de El zorro de arriba y el zorro de abajo. Escobar observó que en la primera época es el trabajo verbal de Arguedas, la búsqueda de una lengua que represente el mundo indio, el que revela su posición ideológica. La intención de acceder a una visión coherente se define por la construcción de una lengua que transparente la cosmovisión andina y sus conflictos. El narrador y los personajes hablan la misma lengua creada en el texto: la ideología se descarga sobre la definición étnica representada en la lengua y tiende a anular la diferencia de clases. Los conflictos sociales entre señores e indios existen: litigan por el agua, los poderosos explotan a los más débiles, las comunidades se oponen al saqueo. Sin embargo, la determinación del componente étnico cohesionante, presentado a través de una lengua compartida (ese castellano ficcionado que intenta comprender y comprometer la visión andina), apunta a un proyecto conciliador de las clases sociales que la obra de Arguedas va procesando. A diferencia de esto, en la novela final ya no habría un trabajo verbal del mismo tipo. Escobar señala que Arguedas habría traicionado en ella la idea expresada en el artículo de 1950, puntal de sus primeros escritos: “Es, pues, falso y horrendo presentar a los indios hablando en el castellano de los sirvientes quechuas aclimatados en la Capital”. En la novela de los zorros la lengua es un mosaico de variedades, es un rompecabezas de imitaciones fonéticas; ellas conviven con la lengua de “los diarios” cuyo modelo es el español culto. Dice Escobar que la lengua ya no es el punto de cohesión étnica entre los personajes (incluido el autobiográfico) sino la marca de la división y de la distancia insalvable que separa a unos de otros. Estudiando Pedro Páramo Carlos Fuentes recuerda el aserto de Levy-Strauss sobre el mito: La función de los mitos consiste en incorporar y exhibir las oposiciones presentes en la estructura de la sociedad en la cual nace el mito. El mito es la manera en que una sociedad entiende e ignora su propia estructura; revela una presencia, pero también una carencia. Ello se debe a que el mito asimila los acontecimientos culturales y sociales.

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El componente ideológico de la novela final de Arguedas se descargaría sobre el mito configurador: en los zorros legendarios, en su representación de un hanan (arriba) y un urin (abajo), se simbolizaría y actualizaría el conflicto milenario de la sociedad peruana, representándolo como insoluble. Roland Forgues en un estudio que titula “Por qué bailan los zorros” parte de un tipo de razonamiento similar al esbozado arriba. Lo que caracteriza la escritura arguediana –escribe Forgues– es la tentativa que expresa de conciliar el mundo indio y el mundo blanco; dos mundos opuestos que no solo representan dos culturas distintas sino que también, por razones históricas, han venido confundiéndose con dos clases sociales antagónicas. Si la creencia en el éxito de esa tentativa aparece nítidamente en la obra arguediana hasta Todas las sangres, en El zorro de arriba y el zorro de abajo, en cambio, se ve proyectada a un lejano y quimérico futuro, como si el escritor ya no tuviera fe en la posibilidad histórica de transformar la realidad concreta. (Fell, 1992: 307)

Tal vez habría que corregir la apreciación de Forgues y en lugar de plantear el mito en un futuro inalcanzable, debería ubicárselo en un pasado intemporal, ahistórico, en un paraíso definitivamente perdido. Forgues estudia la lucha agónica de Arguedas a través de su obra para resolver su existencia dividida y advierte que ella finaliza cuando Arguedas da por concluida su novela inconclusa y decide en su “¿Último diario?” darle fin a su vida: con ello, dice Forgues, cierra paso al pensamiento dialéctico, que todavía creía en la posibilidad de conciliación de contrarios en el mundo de acá, y da lugar al pensamiento trágico que relega esa posibilidad a la eternidad mítica. A pesar de volver a un proceso de radicalización política, Arguedas ya no es capaz, al final de su vida, de renunciar a la vía pacífica o, por lo menos, de no dolerse ante la violencia inevitable. Arguedas, observa Forgues, descubre que su utopía andina se ha derrumbado: Al observar la mutación profunda que sufre la sociedad en Chimbote, una mutación que cuestiona radicalmente las ideas que había formulado anteriormente sobre el mestizaje y la integración social y cultural de los indios y de los sectores marginados, el escritor se ve enfrentado a una puesta en tela de juicio de lo que hasta ahora había constituido los fundamentos mismos de su obra. (...) El universo degradado de Chimbote le ofrece una imagen negativa o invertida de lo que él esperaba de un auténtico mestizaje, positivo y fértil... (Fell, 1992: 314)

Con ese punto de partida Alberto Moreiras buscó ir más lejos. Se propuso explorar en El zorro de arriba y el zorro de abajo “algunos aspectos de la dramática escenificación arguediana” que ambientaron la destrucción del sentido de la transculturación.

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La fuerte visión optimista que Rama ofreció de la escritura de Arguedas en su dimensión transculturativa –escribe Moreiras– ha contribuido a oscurecer la ya oscura verdad que Arguedas entrega en su último trabajo: una verdad que desestabiliza no solo el supuesto fundamento del trabajo anterior de Arguedas, sino, más concretamente, la lectura que Rama nos ofreció, y por ende la versión del concepto crítico de transculturación que es todavía dominante en el pensamiento latinoamericano. (…) La transculturación es una máquina de guerra, que se alimenta de la diferencia cultural, cuya principal función es la reducción de la posibilidad de heterogeneidad radical. La transculturación debe por lo tanto ser entendida como parte sistémica de la ideología o metafísica produccionista occidental, que todavía retiene un fuerte poder colonizante con respecto de campos simbólicos alternativos en el campo cultural. (Moraña, 1997: 218)

Según Moreiras, Arguedas, con la novela final, toca el límite de la indagación transculturante y regresa a la irreductibilidad de las culturas heterogéneas. En un número especial de la revista Nuevo Texto Crítico (no. 14/15, julio 1994-junio de 1995) dedicado a la “Crítica literaria hoy”, un artículo de Friedhelm Schmidt estipulaba la diferencia entre transculturación y literaturas heterogéneas. Schmidt señala que Rama considera la literatura de la transculturación como un reforzamiento unificador del sistema literario latinoamericano. Rama, según Schmidt, vería en la transculturación la posibilidad de integrar los elementos de la literatura regionalista al discurso superior de la modernidad. El concepto de “literatura heterogénea” acuñado por Antonio Cornejo Polar, que parte de la misma crisis de las literaturas nacionales, llega, según Schmidt, a la conclusión diametralmente opuesta: los sistemas literarios que coexisten no llegan a un punto de conciliación. Cornejo polemiza con la teoría de la transculturación sostenida por la ideología del mestizaje cultural: “...la ideología del mestizaje es en antropología lo que sería la ideología de la conciliación de clases en sociología”. Schmidt insiste en sostener el concepto de heterogeneidad para conservar la idea de que no se cancelan los sistemas literarios subordinados ni se concilian las contradicciones internas de los sistemas en contacto. Siendo radical, la visión de Schmidt no deja de ser optimista con respecto a la autonomía parcial que conservan las culturas subalternas en un proceso de dominio de clases. Igualmente radical, aunque menos optimista, es la posición de Moreiras que veníamos explorando. El fin de la transculturación está señalado por el suicidio de Arguedas: este no solo indicaría el límite pragmático de la posibilidad de escribir sino que enarbolaría emblemáticamente el fin como finalidad. Marcar ese objetivo, ese telos, supone destruir epistemológicamente el camino transculturador y la operación del realismo maravilloso, en la medida en que estos “quedan revelados como inexorablemente dependientes de la subordinación de culturas indígenas a la máquina transcul77

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turante quintaesencialmente occidental y hegemónica: la modernización”. Moreiras no encuentra un más allá al “suicidio” textual de Arguedas. La contradicción entre racionalidades heterogéneas se hace irreductible en la obra de Arguedas y lo lleva a la parálisis; o mejor, la validación de la razón moderna a partir de la racionalidad contrahegemónica sume a Arguedas en un camino indeciso que lo derrumba. De ahí que en los diarios insista en el colapso psicótico de la pasividad y en la necesidad de resistir a él quitándose la vida. Moreiras arriesga mucho al afirmar que lo personal en Arguedas es político. Y más aún, cuando metaforiza en el disparo final de Arguedas la liquidación de la máquina transculturadora. Insistir en ella, cree Moreiras, es legitimar el dominio metropolitano y disimular la disolución corrosiva de la heterogeneidad bajo la apariencia de un producto genuino, que combina lo exótico latinoamericano, nuestras reservas de magia, con los procedimientos progresistas del mundo moderno que “reencantarían” los tales recursos y les permitirían ingresar al sistema mundial de significados. La novela final de Arguedas, cree Moreiras, desmonta este tinglado armado por el realismo maravilloso y se abre al abismo mudo, a un espacio silencioso e ilegible. Observado desde la violencia con la que actuó Arguedas (me refiero al suicidio), el realismo maravilloso, si eso fue lo que practicó el neorregionalismo, debió haber quedado descartado como herramienta para armonizar las culturas tradicionales americanas con los procesos modernizadores. Algunas expresiones de Arguedas en el “¿Último diario?” de la novela de los zorros, así como la caracterización de personas y hechos perfilan, a la vez que dejan inconclusas, las ideas finales del escritor. Gustavo Gutiérrez, sacerdote peruano y uno de los constructores de la Teología de la Liberación, o Edmundo Murrugarra, alumno de Arguedas en San Marcos, tienen, según el diario final de Arguedas, “la cara de los dos Zorros”. En este punto, cuando todo otro esfuerzo de conciliación ha fracasado y Arguedas se ve en vísperas de su suicidio (está disponiendo la ceremonia de su propio entierro), deposita en estos dos intelectuales y amigos la misión de proseguir la lucha con el mítico depósito cultural de los dos zorros. Asimismo, Arguedas observa que con él empieza a cerrarse un ciclo y a abrirse otro en el Perú y lo que él representa: se cierra el de la calandria consoladora, del azote, del arrieraje, del odio impotente, de los fúnebres “alzamientos”, del temor a Dios y del predominio de ese Dios y sus protegidos, sus fabricantes; se abre el de la luz y de la fuerza liberadora invencible del hombre de Vietnam, el de la calandria de fuego, el del dios liberador, Aquel que se reintegra.

La abolición del mundo de sometimiento solo será posible si se adoptan las formas modernas de rebelión, señala Arguedas. La calandria consoladora será reemplazada por la calandria de fuego y la fuerza liberadora será la del hombre de Vietnam. Esta definición traza un puente 78

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con la carta que en esos días escribiría al líder guerrillero preso Hugo Blanco. Sin embargo en uno y otro caso no deja de llamar la atención que Arguedas siga recurriendo a sus mitos ancestrales: en el último diario acude a una imagen del dios liberador que evoca el mito del Inkarrí, aquel que se reintegra luego de haber sido decapitado por el opresor.

Literatura y vida En un “Dossier” que Eve-Marie Fell incorpora a su edición crítica de El zorro de arriba y el zorro de abajo (1992) reúne fragmentos de su correspondencia en los que Arguedas confiesa los problemas a los que queda atado por el tratamiento psiquiátrico a que se somete, por la necesidad de estar fuera de Perú para escribir la novela, por los conflictos derivados de su nuevo matrimonio, por los ceses de sus contratos universitarios, por los pedidos de licencias con o sin goce de sueldo, etc. Las cartas más difíciles son aquellas en las que solicita a su editor Gonzalo Losada dinero, en carácter de adelanto por derechos de su nueva novela, para poder asistirse con un psiquiatra uruguayo en Montevideo. Como señaló Fell estos detalles quedaron fuera de sus diarios. Librados de esa carga, saneados de algunos otros temas escabrosos, los diarios eligen construir una figura problemática dibujada en el cruce de la tentación del suicidio, la dificultad de escribir, el lugar como intelectual, los barquinazos psicológicos. Arguedas se para frente a sí mismo en el papel de víctima, señala Vargas Llosa. Con esa arcilla crea el personaje de los diarios: una voz que sabe ser irónica e hiriente cuando se excluye del club selecto de los lectores de Joyce y se presenta como un sapo de otro pozo cuando organiza la mascarada de los intelectuales. La novela de los zorros tematizó las formas traumáticas con las que, en la sociedad andina, se produce el parto cultural. Eso explica que Arguedas haya decidido intercalar en la novela los diarios que fue escribiendo hasta su suicidio; o mejor, como lo expresa Fell, que fuera escribiendo en distintos registros textos que lo empujaban de la ficción al relato autobiográfico. Los diarios, según Fell, fueron la otra forma que adquirió la crisis, medida en la dimensión individual y psicológica de su protagonista. Cuando la escritura de la novela se le hacía imposible y Arguedas necesitaba seguir escribiendo, cambiaba el registro y acudía a los diarios. Estos sirvieron como efecto terapéutico indicado por su psiquiatra, pero sobre todo mantuvieron la continuidad de una tarea en la que el escritor se jugaba la vida. Mientras pudo conservar la fuerza para pelear con la palabra siguió viviendo: cuando ese empuje cesó, no encontró más motivo para vivir y se mató. La escritura es el síntoma de la vitalidad. Decir que pelean la escritura y la vida es imaginar al escritor en una lucha agónica para expresarse. 79

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Mientras el escritor es poderoso doblega al lenguaje. Cuando la vitalidad cesa, el escritor queda vencido por el silencio y en ese momento se da cuenta que ha extraviado el sentido de la vida. En el vaivén entre la novela y los diarios Arguedas mide el riesgo de vivir y la proximidad de la muerte. Julio Ortega descubre, como Fell, la paradoja en la que conviven los dos textos. En el notable artículo “Discurso del suicida” (Anthropos, 1992: 60) comenta el significado que adquiere la intercalación: “son los diarios, –dice Ortega– al asumir directamente el malestar y el fracaso, los que conjuran el suicidio porque son la caída y el tránsito, la recuperación, cada vez, de la obra que se detuvo. Y es al reasumir el texto del relato cuando el suicidio parece retornar, ya no como tema, sino desde la metáfora del deterioro y en la frustración solitaria de la escritura”. Ortega especula que, en el nivel más simple, la relación entre los dos tipos de textos es aquella que está dicha expresamente: la necesidad de confesión y de representación dramática de la situación en que se escribe. Según Ortega mientras la obra conduce al desenlace trágico, los diarios recuperan la energía y aplazan el final. Sin embargo hay vasos comunicantes menos visibles entre los dos discursos: son aquellos que transfunden la materia escrita y generan las hipóstasis de la novela. Lo escamoteado por Arguedas en los diarios, aquello que tiene que ver con las transacciones necesarias para subsistir, reaparece en el trámite de la ficción como la máquina capitalista devoradora de hombres e instauradora de un sistema de trabajo deshumanizador. Arguedas se resiste a mostrarse en los diarios como un escritor sometido a los avatares del comercio capitalista y prefiere debatirse en la postura ética del escritor provinciano que no acepta el modo de producción literaria de los escritores profesionales. Ese conflicto, que subyace en su polémica con Cortázar, emerge en la novela: la transfusión a la novela de la dolencia autobiográfica permite superar la perspectiva cronística, un desafío que desvela a Arguedas. La objetivación de esa subjetividad toma la forma de un mito, el de los zorros de Huarochiri, y de una metáfora, el puerto pesquero de Chimbote, pervertidor de vidas, destructor de los vínculos primitivos que los serranos, como Arguedas, han extraviado en el interior de la maquinaria industrial. En ese punto Arguedas le encuentra sentido a su insistir: el miedo expresado en el “Segundo diario”, el de estar escribiendo sobre lo que no se entiende bien, sobre algo que no formó parte del mundo de infancia sino de la experiencia adulta, es superado cuando Arguedas logra apropiarse de la crónica de Chimbote a través de la metáfora sexual (como la máquina capitalista, devoradora de hombres): “porque la mar es la más grande concha chupadora del mundo”; y del mito de los zorros que rompe la seca del “Segundo diario” (“¿a qué habré metido estos zorros tan difíciles en la novela?”) y permite la escritura del capítulo III personificando al zorro de arriba en don

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Diego, el visitante dialogante que arranca al jefe de planta don Angel Rincón Jaramillo los secretos de la “Nautilus Fishing”.

Espacio mítico y lugar de la palabra: terapéutica y hermenéutica En el Primer Diario incluido en El zorro de arriba y el zorro de abajo Arguedas hizo constar: “Escribo estas páginas porque se me ha dicho hasta la saciedad que si logro escribir recuperaré la sanidad”. Esta afirmación se inscribía dentro de los cánones de la terapia psicoanalítica: el relato de los acontecimientos tendría un efecto curativo. Dentro de la ortodoxia de esa teoría terapéutica la palabra “descubriría” el núcleo traumático encubierto, liberándolo de los efectos de censura que lo tienen retenido en el inconsciente. Pero Arguedas intuye que el mero relato de los hechos no es suficiente acción terapéutica. En la sesión analítica la palabra dicha adquiere un valor simbólico por la conciencia del “fuera de lugar” en que se pronuncia, del espacio terapéutico en que la palabra sustituye a la acción. El texto escrito debe dejar clara la existencia de ese espacio alternativo, de esa dimensión que provee de valor simbólico al discurso liberador. Por eso Arguedas, dispuesto a escribir con sentido terapéutico, igualmente se pregunta qué escribir. Para él, como creador, el acto de la escritura nunca se le revela transparente o previsible: toda escritura a la vez que ilumina, opaca significados y obliga a la elaboración de otros textos que continúan la búsqueda de sentido. Esta hermenéutica es la terapéutica del texto. Es impensable que, en el movimiento inverso, el escritor se conforme con contar algunas cosas que presuma vinculadas a su depresión. El “discurso del suicida” solo tiene valor (terapéutico) si es capaz de reenviar a otro espacio simbólico en el que adquiere un nuevo sentido (hermenéutico). No se va del discurso ficcional al vivencial sino de este a aquel, para que el mito y la imaginación provean de un nuevo sentido al relato autobiográfico. Arguedas descubre un camino posible: Voy a tratar, pues, de mezclar, si puedo, este tema que es el único cuya esencia vivo y siento como para poder trasmitirlo a un lector; voy a tratar de mezclarlo y enlazarlo con los motivos elegidos para una novela que, finalmente, decidí bautizar “El zorro de arriba y el zorro de abajo”; también lo mezclaré con todo lo que tantísimos instantes medité sobre la gente y sobre el Perú, sin que hayan estado específicamente comprendidos dentro del plan de la novela.

En un artículo ejemplar, “La otra dimensión: el espacio mítico” (Larco, 1976), José Luis Rouillón logró juntar el estatuto psicológico del trauma arguediano con su representación simbólica en la cultura andina. Se dio cuenta de que en uno de los relatos de la experiencia personal que Arguedas fatigó los últimos años de su vida, tanto en ficción como en 81

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testimonios: aquel que alude a su madrastra y a su hermanastro, se hace presente el mito de la Pacha Mama. La anécdota de su fuga huyendo de parientes crueles y el refugio en la comunidad indígena, con detalle de quebrada y campo de maíz, parece un relato (folclórico) compensatorio de la orfandad. Ante la pérdida de la madre y su sustitución por seres que le hacen mal, el niño se refugia en la naturaleza y en el ayllu que le vuelven a infundir ternura. “Son muchas las asociaciones que restauran sorpresivamente la imagen de ese espacio feliz, estableciendo una relación continua entre los espacios sucesivos de los relatos y esa zona privilegiada de su infancia, seno materno y paraíso, en el que se apoya y desde el que traza las coordenadas de una geografía ideal”, dice Rouillón. “La quebrada de su infancia constituye el espacio pleno, donde su ser se realiza y se articula con el cosmos”. “La heterogeneidad esencial del espacio en que se realizan las vidas humanas en este mundo desconcertante nos introduce a una visión primitiva del universo”. Mircea Eliade, explica Rouillón, estipuló que “para el hombre religioso el espacio no es homogéneo, sino que presenta quiebras, fracturas; hay porciones de espacio cualitativamente distintas de las otras”. La tierra madre –continúa Rouillón– fuente de la vida humana, localizada en un determinado paraje desde el que se estructura el universo; las tensiones entre espacios acogedores que contaminan; la aparición de espacios luminosos que brotan de un centro dinámico y estructurante; el influjo que estos espacios de luz y pureza ejercen en la anécdota; todos estos rasgos coherentes, paulatinamente infiltrados en los relatos de Arguedas, trazan una geografía religiosa, estructuran el espacio dramático como un gran campo de fuerzas sagradas. Pero esta religiosidad difusa no depende de una divinidad determinada, apenas constituye un tejido dinámico que articula el mundo. (...) Fuerzas secretas y misteriosas dan un sentido total al espacio en torno al hombre. (...) Un alma sensible al misterio, largamente preparada por una infancia excepcional y por un contacto íntimo con la cultura andina, ha implantado en nuestras letras un universo sagrado. (Larco, 1976: 167)

El trabajo de Rouillón me permitió observar una primera diferencia entre la novela de los zorros y los otros relatos de Arguedas: en la novela de los zorros el espacio no existe y el diálogo ocupa el lugar de la acción (Lienhard, 1981: 141 y ss.). El artículo de Rouillón, publicado en 1967 cuando la novela de los zorros era aún un proyecto y escasos intentos, analiza la importancia que en los relatos de Arguedas tiene la espacialidad. Señala Rouillón que en el litigio entre espacio y tiempo la obra de Arguedas responde a una forma de primitivización impulsada por el quechua: Los términos en que se expresan las relaciones temporales –dice Rouillón– suelen provenir del ámbito espacial. Quizá tengamos en las obras de Argue82

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das una regresión hacia formas de espacio en las que se irían a disolver las formas temporales del relato, como si el castellano, impulsado por el quechua, volviera en sus páginas hacia las raíces primitivas del lenguaje humano.

Rouillón demuestra su afirmación en unos pocos de los muchísimos ejemplos que se pueden extraer de los libros de Arguedas. En ellos es perfectamente discernible la fabulación de una espacialidad sacralizada y otra pervertida, de espacios purificadores frente a otros pecaminosos. La novela Los ríos profundos comienza con el ingreso de Ernesto y su padre al gran espacio sagrado, ombligo del mundo, centro fundador, según el mito, de la civilización andina: el Cuzco; pero enseguida vemos que ese lugar histórico señero, que es además zona sagrada en la memoria del padre, se presenta ante los ojos de Ernesto como un lugar violado por la conquista, por la tacañería del Viejo hacendado, por los mestizos que orinan en las calles y ya no escuchan los mensajes que emiten los muros incas. En Abancay, destino provisorio de Ernesto, también hay espacios salvados para el personaje y lugares poluidos. En el propio colegio en el que Ernesto es alumno, hay patios contaminados por la presencia de la mujer violada por los internos, o purificados por la presencia del zumbayllu. Estas divisiones espaciales, que según Rouillón responden a una forma de la gnosis andina, se reproducen todo a lo largo de la obra de Arguedas (y, digámoslo ya, no claudican totalmente en la novela de los zorros). Sin embargo, la última novela Arguedas no responde a ese privilegio del espacio. Martin Lienhard ha hecho notar el cambio de la acción por el diálogo y ha estudiado minuciosamente la novela a partir del predominio de lo dialógico. Habla incluso de un diálogo entre el cosmos natural y el cosmos tecnológico, de tal manera que el mundo industrial se incorporaría al cosmos tradicional sin convertir al relato en una elegía de este y un panegírico de aquel. El universo de Chimbote pone a la novela ante la novedad de un espacio en el que la naturaleza ha sido desplazada por la urbanización y en el que los huacas ya no son solo elementos naturales, el pino gigante de Arequipa, por ejemplo, sino signos del mundo industrial: la columna de humo de la Fundición. El espacio novelesco está administrado por el diálogo y sometido al tiempo de la ficción. El espacio se abre dentro del drama verbal de los personajes, no existe fuera de la referencia que se hace de él. No hay un narrador, dramatizado o no, que se plante frente al paisaje como un lugar exterior en el que el sujeto debe proyectarse para alcanzar una convivencia armónica. Ahora el espacio está creado por las palabras de cada uno, que lo reflejan como en un espejo roto en pedazos. En ese sentido el Relato, la ficción novelada, se amalgama con el Diario. Es este un texto de exclusión espacial o en el que el espacio es la subjetividad del 83

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escritor, su memoria no como recuerdos de hechos sino como capacidad interior de recrear la vida. El espacio de los Diarios es también el cuerpo del escritor atentado por la muerte contra la que lucha acudiendo como auxilio a la escritura. Ya no es en la naturaleza, en el cosmos natural, en la que el sujeto se salva o se pierde sino en aquello que logre escribir.

Hervores de la palabra: diálogos y confesiones En referencia al diálogo del capítulo cuarto de la novela de los zorros, pero también al que gana los “hervores” (secuencias de la segunda parte de la novela) que le siguen, Lienhard especifica: Arguedas lleva hasta sus últimas consecuencias un tipo de escritura caracterizado por un diálogo multiforme. El resultado es la elaboración de una novela experimental audaz, cuyo límite teórico es el de la inteligibilidad. Esta depende, grosso modo, de un relativo respeto de la forma novelesca adoptada y de las convenciones sintácticas, gramaticales, léxicas, etc. Arguedas con El zorro de arriba y el zorro de abajo, asume plenamente el riesgo de alguna inteligibilidad, riesgo necesario en el contexto socio-cultural del Perú contemporáneo. (Lienhard, 1981: 143)

Lienhard desarrolla con notable claridad los conceptos de “diálogo” que deben ser entendidos en la novela: por una parte está el diálogo en sentido común y corriente, aquella conversación que sostienen dos personas y que permiten una forma de progreso de la acción. En el caso del capítulo cuarto cabe señalar la complejidad adicional que supone introducir el diálogo entre Moncada y Esteban dentro del monólogo de este: la inclusión lleva, por momentos, a tímidas fusiones de estilo, en las que la voz costeña del zambo adquiere los tintes serranos impuestos por el dominio narrativo del parobambino. Pero los términos más complejos de diálogo son los que Lienhard explica siguiendo la teoría literaria de Mijail Bajtin. Según esta, “diálogo” es, sobre todo, la alternancia de idiolectos opuestos o “diálogo de voces”, que se produce en el interior de un discurso. Este puede ser, incluso, el del narrador: “En la voz del narrador –aclara Lienhard– ‘dialogan’, por ejemplo, la oralidad con la escritura”. La palabra “neutra” que caracteriza al narrador es filtrada por construcciones rítmicas y sintácticas típicas del discurso oral. “Todo pensamiento es, de acuerdo a la concepción de Bajtin, fruto del diálogo social permanente”. Todavía un tercer tipo de diálogo de raíz bajtiniana es posible analizar en la novela: es aquel que “podría llamarse “diálogo entre modos narrativos opuestos o semejantes”. Sus “interlocutores” son secuencias enteras, o mejor, modos de exposición narrativos caracterizados por su oposición o su parecido” (Lienhard, 1981: 143). Los pliegues retóricos intercalan y mixturan las imágenes y configuran un discurso mestizo, articulado y maltrecho por las heridas de la heterogeneidad: sierra/costa, antiguo/moderno, andino/occidental, oral/escrito, compro84

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miso/inacción, canto-música-danza/palabra, quechua-aymara/españolinglés, religión andina/catolicismo, diario/novela, vida/muerte. Esta decisión, o “riesgo” como lo llama Lienhard, obliga a subir un nuevo escalón en la reflexión. La fórmula arguediana de la novela de los zorros apuesta a una verosimilitud que se empeña en disimular la distancia entre el discurso literario y el discurso de la realidad. Esta cercanía, por el contrario de facilitar la intelección del mundo referido, oscurece enormemente el sentido hacia el que el texto se orienta y, por momentos, hace difícil entender hasta la pura anécdota. El primer obstáculo para la comprensión está en la reducción de la acción narrativa al diálogo. Se podría decir que la novela dramatiza, teatraliza, el diálogo social (el caso paradigmático es el capítulo tercero en el que dos personajes encarnan los zorros mitológicos) poniéndolo en acción a través de los desniveles de las voces en contacto. Esta opción, que evita la retórica artificiosa de la diégesis mestiza y la canjea por la mímesis de los idiolectos, concluye en un experimentalismo narrativo que coloca a la novela de Arguedas entre las más complejas de la década del 60. Si el modernismo es resultado, como lo propuso Perry Anderson en su comentario a Marshall Berman, de distintas temporalidades históricas la novela de los zorros combinó la encrucijada de culturas que demostraron su incapacidad de síntesis dialéctica en el Perú de los 60 con la forma de modernización del capitalismo posible en la periferia del sistema. El sujeto migrante sería el personaje paradigmático de este conflicto irresuelto en una etapa que superaba largamente la tradicional oposición campo/ciudad que aparecía en Arguedas desde sus primeras obras (el cuento “Warma Kuyay”, 1933, y la novela Yawar fiesta (1941). Según Podestá (1989), siguiendo la idea de literatura menor de Deleuze y Guattari, Arguedas construyó una práctica menor al interior de una lengua mayor. Para compensar la desterritorialización procedió a una reterritorialización simbólica, al enriquecer artificialmente la lengua mayor mediante invenciones, préstamos y transacciones lingüísticas que eran inéditas. La novela de los zorros desbarató la pretensión mestiza y denunció, a través del sujeto migrante, la extrañeza de las lenguas en conflicto. El complejo nudo que postuló Anderson como tierra fértil del modernismo se nutrió en la novela de los zorros no solo de migrantes serranos que bajaban a la costa sino también de migrantes norteamericanos que asistían a misiones religiosas o sociales. Maxwell, uno de estos migrantes, reúne diversas cualidades que lo hacen figura paradigmática: es un gringo que ha trabajado en la sierra, que baja a la costa y allí renuncia a su misión en el Cuerpo de Paz para integrarse al trabajo del lugar; que conserva cosas aprendidas en la sierra (tocar el charango) pero que al mismo tiempo participa de actividades multivalentes: reivindicaciones que incluyen a serranos y costeños. La 85

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aparición y desaparición, el emerger y hundirse en la trama; esa exigencia de armado con distintos modelos narrativos: desde la acción dramática al monólogo, componen un personaje de gran interés. Señalan hasta qué punto la novela está dispuesta a pulir un personaje y cuánto prefiere dejarlo incompleto, indeciso, como parte del magma proteico del que forma parte. Tal vez, como insinúa Lienhard, Maxwell sea una de las voces narrativas más cercanas a la voz autoral. Por lo pronto su modalidad del castellano es normativa. Maxwell es un norteamericano que usa con mucha pericia el español: esa seguridad se la observa cuando conversa con otro gringo, el padre Cardozo, a quien le cuesta entender algunos parlamentos de su compatriota. Por la vía de la lengua Maxwell se expresa como el autor de cultura que Arguedas utiliza en algunas novelas y que comenta, desde una postura neutra, algunas cuestiones de tipo etnológico o antropológico. En la novela de los zorros, como hemos visto, ese modo “científico” está canjeado por el discurso autobiográfico que sirve como patrón de cultura pero ahora inficionado de subjetividad, sumergido en el mundo problemático de un hombre a punto de suicidarse. Así y todo, el discurso del suicida no pierde el parámetro normativo de la corrección lingüística. Habría otra proximidad entre la voz de Maxwell y el personaje autobiográfico y es lo que Mercedes López-Baralt estudia como “tópico del peregrino” en la cultura andina. La ensayista, en el excelente artículo con que cierra el libro Las cartas de Arguedas, hace referencia al tema del peregrino como fundador de una tradición literaria que aún hoy aparece en los poemas escritos por poetas quechuas actuales. La figura del peregrino o del forastero tiene raíces en los propios mitos. En ellos puede encontrarse el relato de dioses que aparecen en traza de pordioseros y como extranjeros para medir la bondad de los hombres. LópezBaralt establece una sutilísima relación entre tres temas andinos que calan hondo en la obra de Arguedas: la orfandad o el abandono (wakcha), el fin del mundo o pachakuti y el tinku o pelea ritual entre dos bandos, rito que tiende a la reunión de dos mitades. El forastero, peregrino o migrante, será el huérfano social que, desposeído, abandona su comunidad natal. La peregrinación es un camino de descubrimiento que se realiza en traje de pobre, tal vez porque el peregrino se va enriqueciendo por dentro. O porque es la máscara con la que pasa desapercibido y puede entrometerse en el mundo empobrecido que recorre. El viaje (recordemos que así se llama el segundo capítulo de Los ríos profundos, notable novela de aprendizaje) es restaurador, por lo tanto fabula un pachakuti, esto es, el fin de un estado y el principio de una justicia divina (“El sueño del pongo”). En última instancia también el peregrino provocaría el enfrentamiento ritual (tinku) porque pondría en diálogo 86

Espacio y palabra en la novela de los zorros

agreste dos culturas. Parece evidente que el propio Arguedas resulta el modelo pleno de estas categorías. Incluso, aclara López-Baralt, el peregrino se dirige hacia el mar, como lo hacen Arguedas y también Maxwell. Este personaje singular de la novela de los zorros es el migrante. Hay un viaje largo que lo traslada de su patria norte, los EEUU, hasta el lago Titicaca. El lugar evoca la fundación de la civilización del incario pues de allí, según el mito que recogen las fuentes más difundidas, salen los dioses creadores. El traslado de Maxwell lo cuenta él mismo en el Hervor octavo. Desde Paratía, la zona del gran lago, viaja con un grupo serrano hasta Lima: “Dos mil kilómetros y todas las cordilleras (...). Seis días de viaje con doce indios y seis indias que no sabían más de cien palabras de castellano”. Es posible conjeturar que esta peregrinación cierra el ciclo arguediano del derrame de hanan sobre urin. En la primera novela de Arguedas, Yawar fiesta, se hablaba de la hazaña de diez mil indios que habían construido la carretera de Puquio a Nazca, 300 km a través de la Cordillera de la Costa, en 28 días. Se hacía como un desafío casi religioso para mostrar la elevación moral del serrano, la iniciativa popular, su independencia de las disposiciones del gobierno central. En el otro extremo de la obra de Arguedas, la peregrinación es “artística”, pero no deja nunca de metaforizar una impregnación y una conquista de la sierra sobre la costa: “un ‘agua de fondo, un espejo de azogue común que refleja cada cosa como diferente pero con lo que en sus naturalezas tienen de vibramiento, de salvación y nacimiento común’”, dice Maxwell refiriéndose a las danzas que ha visto. Sus palabras, que el propio texto entrecomilla, y que suenan en la boca del gringo con tono distinto, repiten seguramente los versos de algún poema quechua. Las capas de cultura se superponen, se adensan en algunos puntos e interfieren unas en otras. Maxwell sabe que no podrá ejecutar el charango como los nativos, “pero ya en muchos de esos cantos yo me vivo, yo me hago”. De la mano de esa música, que “ha domado (...) ha resistido invasiones y menosprecios más de cuatrocientos años”, Maxwell puede ir conociendo y atravesando Chimbote.

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Desplazamientos culturales: migraciones e identidades

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Déplacement et perspective interculturelle dans les récits du sous-commandant Marcos Mélanie LÉTOCART ARAUJO Universidade Federal de Sergipe (Brésil)

Au cours des dernières années, l’intérêt suscité par les dynamiques de mobilité, de déplacement et d’échange, caractéristiques de nos sociétés contemporaines, tant dans les sciences politiques, sociales et humaines, que dans le champ culturel ou artistique et dans le discours d’organisations sociales et politiques, s’accroît considérablement et révèle la portée et l’ampleur de tels phénomènes. En effet, au cœur d’une réalité planétaire traversée par des mouvements et des contacts de plus en plus intenses entre les groupes humains, les individus, les modèles ainsi que les biens politiques, économiques et culturels transitent comme jamais auparavant, donnant lieu à des expériences, des pratiques mais aussi des identités personnelles et collectives désormais en constante métamorphose. En étudiant plus spécifiquement le champ culturel, Said constate qu’au cours de ces dernières décennies, à l’ère des réfugiés et de l’immigration massive, la culture occidentale moderne est devenue bien souvent l’œuvre d’individus déplacés, qu’ils soient exilés, simples émigrants ou encore réfugiés. En interrogeant la portée individuelle de l’exil, il y voit une condition de privation et d’absence de liens, qui provoquerait un état discontinu et un sentiment d’aliénation de l’identité personnelle. Les types de déplacements humains sont pourtant variés, ils ne se situent pas tous sur le territoire mutilé et traumatique de l’exil. Le bannissement de l’exilé et la mobilité forcée du réfugié diffèrent grandement du choix volontaire des expatriés ou émigrés qui décident d’abandonner leur lieu de naissance pour s’installer ailleurs. Malgré cela, Said observe que chacun de ces individus peut ressentir le même état de discontinuité et de désorientation (Said, 2000 : 46-50). À la lumière de ces réflexions, mon attention s’est portée sur un auteur en situation particulière de déplacement qui, après être devenu 89

Déplacements culturels : migrations et identités

écrivain de façon tout à fait fortuite, a connu un non moins inattendu succès éditorial dans les années 1990. Il s’agit du sous-commandant Marcos1, le porte-parole et chef militaire de l’EZLN2, la guérilla qui a éveillé la curiosité d’un si grand nombre d’observateurs lors de son apparition en 1994, quand elle a opté pour un abandon de la lutte armée et développé un combat rhétorique dans lequel la littérature et la fiction ont occupé une place de choix3. Le lieu depuis lequel évolue l’auteur en tant qu’agent social, ainsi que sa trajectoire, présentent d’intéressantes données. De fait, en 1983, après de brillantes études universitaires à Mexico, ce fils de la classe moyenne mexicaine s’est volontairement retiré au sud du Mexique, au fin fond de l’État du Chiapas4, pour intégrer la guérilla zapatiste alors en formation (Castellanos, 2008 : 113). Jusqu’à son entrée dans la clandestinité, Marcos semble avoir essentiellement accumulé des connaissances dans le domaine de la philosophie, des lettres et de la culture (par sa formation universitaire) ainsi qu’en politique (par son syndicalisme universitaire et son intégration à la guérilla urbaine, FLN) (De Vos, 2002 : 331). C’est donc à cette date que l’intellectuel Marcos se retire dans la forêt Lacandone et les montagnes de Los Altos, les régions les plus isolées et difficiles d’accès du Chiapas, où il sera peu à peu amené à établir des contacts avec diverses communautés mayas. Ce déplacement le mène ainsi d’un des plus grands centres urbains de la planète au Chiapas, état historiquement en marge dans l’espace national et profondément contrasté du point de vue culturel et social. Ce n’est que plus tard, suite à l’insurrection de 1994, que se profile sa carrière publique d’homme politique et d’écrivain polyvalent, carrière connue de tous. Depuis le reflux politique et médiatique du zapatisme, amorcé à partir de 2005, rares sont les apparitions publiques de Marcos, dont on ne sait pas s’il a mis fin ou non à son déplacement au Chiapas. 1

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Sous ce pseudonyme se cacherait Rafael Sebastián Guillén Vicente, fils d’un riche commerçant de Tampico, ancien étudiant en philosophie et professeur en communication (Rodriguez, 1996), qui serait entré dans la clandestinité au début des années 1980, lorsqu’il se retire au Chiapas pour intégrer le FLN (le noyau initial de l’EZLN), lieu où il semble être resté de façon plus ou moins fixe jusqu’à la fin des années 1990. En janvier 1994, l’Ejército zapatista de liberación nacional a fait son entrée sur la scène publique mexicaine. Après douze jours de combats concentrés dans l’État du Chiapas et le décret du cessez-le-feu, la guérilla zapatiste a déplacé son combat vers les sphères de la politique et de la communication, cherchant la mobilisation et l’appui de secteurs nationaux et internationaux. Dès 1994, l’écriture du sous-commandant a reçu un accueil favorable auprès de différents secteurs intellectuels, artistiques et journalistiques. Surgissent alors diverses publications et traductions de ses récits. État situé au sud du Mexique, limitrophe du Guatémala, majoritairement peuplé d’ethnies mayas.

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Déplacement et perspective interculturelle dans les récits de Marcos

L’espace d’action et d’apprentissage de ce déplacé volontaire est particulièrement significatif pour cette étude puisqu’il reflète l’insertion de Marcos dans un milieu autre et la redéfinition sensible de sa trajectoire sociale et culturelle, de ses possibilités d’action et de ses capacités de relation à partir des nouvelles ressources accumulées auprès des guérilleros et des communautés mayas (Le Bot, 1997 : 136-137 ; De Vos, 2002 : 361). Comme l’ont montré un certain nombre d’observateurs (García de León, 1995 : 28 ; Le Bot, 1997 : 39 ; Bartra, 1999 : 12), il serait maladroit d’associer l’origine ethnique des paysans sans-terre qui ont intégré l’EZLN aux traditions mayas. En effet, durant ces dernières décennies, leur identité transfuge s’est elle aussi modelée au contact de la culture populaire mexicaine métisse et en rupture avec l’organisation sociale indigène traditionnelle. Souvent expulsés de leur communauté d’origine pour des motifs religieux, économiques ou politiques, ces paysans sont pour la plupart des colons récents de la forêt Lacandone qui ont occupé des terres, fondé de nouvelles colonies et, comme dissidents, « ont composé des communautés transformées, acculturées. Ils ont créé des expressions culturelles, des formes identitaires. Une nouvelle indianité générique, ouverte, modernisée s’est inventée ainsi » (Le Bot, 1997 : 39). Pourtant, si les pratiques religieuses et socio-culturelles des indigènes chiapanèques se sont modifiées au gré de la découverte de nouveaux territoires d’interaction sociale, leur capital culturel conserve encore de nos jours ses particularités, comme en témoignent par exemple leur religiosité profonde, la pratique dominante de langues mayas (tojolabal, tzeltal, tzetzal, chol), « les pratiques communautaires de l’assemblée et de la décision par consensus (l’acuerdo) » (Le Bot, 1997 : 43) et une tradition orale faite de contes, de légendes et de mythes oraux (González Casanova Henríquez, 1998)5. Partant de son étude lexicosyntaxique de la langue tojolabal, Lenkersdorf a mis en lumière certaines facettes du mode de perception de la réalité des Mayas modernes, lequel s’avère sensiblement différent du nôtre. Ceux-ci perpétuent jusqu’à aujourd’hui ce que le linguiste appelle la convention intersubjective, vision selon laquelle la réalité est fondamentalement constituée de sujets, puisque toutes les choses et tous les êtres, vivants et morts, végétaux, animaux et humains, ont un cœur et vivent dans une grande communauté cosmique de sujets (Lenkersdorf, 1996 : 106). Concernant la présence de l’écrivain au sein des communautés mayas zapatistes, Le Bot souligne que « l’apport de Marcos aura été de s’être laissé imprégner par l’expérience et par l’imaginaire indiens, d’avoir 5

Marcos s’est d’ailleurs exprimé à ce sujet, expliquant l’omniprésence de la légende et du mythe dans l’oralité chiapanèque, mais aussi comment les indigènes intègrent cette dimension dans leur quotidien, associant ainsi des histoires venues de la nuit des temps au présent dans lequel ils vivent (De Vos, 2002 : 362).

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trouvé les mots pour les dire » (Le Bot, 1997 : 19). Pour sa part, González Ortega envisage le lieu d’énonciation de Marcos comme celui d’un intellectuel guérillero indianisé (González Ortega, 2006 : 240). Dans la même ligne, Hernández Navarro affirme que Marcos parle et écrit, non pas à partir de sa condition d’universitaire, mais à partir de « su trasplante al mundo indio », « desde la reeducación de la vida en la montaña », comme « traductor simbólico de universos culturales distintos », puisque « ser indígena no es una cuestión de raza ni de color de piel sino materia de cultura » (Hernández Navarro, 2000). Affirmations qu’il conviendra d’interroger ici. Dans ses réflexions sur la figure du migrant, García Canclini décrit un phénomène d’oscillation inhérent à cet archétype contemporain qui, partagé entre l’identité d’origine et celle d’arrivée, pourrait être amené à développer une aptitude énonciative et narrative bifrontales (García Canclini, 2001 : 20). Dans une ligne de pensée analogue, Said conclut son essai sur l’exil en évoquant la conscience pratiquée spontanément en contrepoint par le sujet exilé, puisque « for an exile, habits of life, expression, or activity in the new environment inevitably occur against the memory of these things in another environment » (Said, 2000 : 186). Suivant ces deux perspectives, l’individu culturellement déplacé ferait donc l’expérience de l’oscillation énonciative, parlant spontanément à partir de plusieurs lieux culturels. Il est possible d’envisager que Marcos, suite à son expérience in situ auprès de ses compagnons mayas chiapanèques, aurait été amené à décentrer ses capacités énonciatives, développant ce que l’on pourrait appeler la « perspective interculturelle »6 de l’auteur. Il resterait un métis, volontairement déplacé, mais appartiendrait, comme peut le faire un déplacé en contact prolongé avec une communauté autre, à cette culture indigène maya adoptée, elle-même diverse et hétérogène, dans laquelle il vit et parle, sans pourtant renoncer à sa culture d’origine. Ceci l’autoriserait à parler comme un intellectuel occidental et comme un déplacé, décentré de son origine socio-culturelle, assis entre deux foyers culturels et conscient de ces différentes perceptions sur le monde. C’est depuis cette duplicité de lieux qu’il écrirait. Ayant repéré une ample thématisation narrative de l’expérience personnelle du déplacement dans les récits écrits par Marcos au sein de l’EZLN, entre 1994 et 2009, je me suis alors proposé de les parcourir selon l’optique de la perspective interculturelle et de l’oscillation énon6

Suivant la perspective offerte par Nouss sur le terme « interculturel », « la notion sert à cerner, aux plans individuel ou collectif, les dynamiques de rencontres, d’échange (…) qui s’établissent lorsque deux ou plusieurs communautés sont en contact » (Nouss, 2005 : 24).

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ciative. Parmi les nombreux éléments qui permettent d’examiner les conséquences narratives de cette mobilité spatio-culturelle, j’en ai choisi deux : l’espace et la religion mayas, tels que Marcos a choisi de les traiter dans son écriture indigéniste. Ces thèmes permettent en effet de décrypter selon quelles modalités la pluralité de vision acquise par l’auteur se refléterait dans ses écrits. La reconstruction textuelle des univers amérindiens par des écrivains externes à ces communautés a de nombreux antécédents dans la littérature indigéniste hispano-américaine, mexicaine et chiapanèque. Une telle pratique littéraire a notamment abouti à des tableaux de mœurs stéréotypés – exotistes ou encore racistes et ethnocentriques –, fruits du prisme utilisé par les auteurs (Saintoul, 1988). L’indexation de l’univers indigène a pourtant sensiblement évolué à partir des années 1940 pour amorcer des approches plus intimes, culturalistes et approfondies des mentalités, de l’altérité et des conventions amérindiennes. Ainsi, le regard posé par l’écrivain occidental sur ces univers peut être endogène ou exogène, selon que l’auteur adopte le point de vue idéologique7 de la société autre ou qu’il maintient le sien propre. Une première approche du corpus indigéniste de Marcos révèle un double perspectivisme basé sur l’alternance entre deux formules génériques, identifiées comme autofiction et ethnofiction8. Dans cette dernière, l’auteur a créé une série de narrateurs mayas à travers lesquels il s’est efforcé de transmettre des signes d’ethnicité et de créer une illusion de discours apte à refléter les pratiques linguistiques et culturelles, observées et assimilées in situ dans les communautés zapatistes mayas. Dans ces récits, via les instances narratrices « ethniques », il semble à première vue que Marcos adopte le point de vue idéologique maya. Les choses ne sont pourtant pas si simples. Par ailleurs, il est possible d’observer que, au fil des ans, Marcos s’est construit un immense autoportrait constitué de récits les plus divers, dans lesquels il déplace de façon continue son propre personnage sur l’axe fiction/référentialité. Il crée ainsi une illusion autobiographique obtenue à partir de nombreux indices (onomastiques, biographiques, 7

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Camayd-Freixas emprunte l’expression « point de vue idéologique » à Boris Uspensky, qui définit l’idéologique comme « el sistema general de ver conceptualmente el mundo » (Camayd-Freixas, 1998 : 54). Appliqué à la sphère littéraire, le concept pose l’idée qu’une narration provient d’un point de vue idéologique, lequel renvoie à son tour à une convention culturelle, adoptée dans un texte pour établir les normes du réel et des faits habituels et quotidiens (Camayd-Freixas, 1998 : 54-55). Genre mis à jour par Lienhard et qui « consiste en la recreación “literaria” del discurso del otro : la fabricación de un discurso “étnico” artificial, destinado a un público ajeno a la sociedad enfocada. A esta práctica reservaremos aquí el nombre de etnoficción » (Lienhard, 2003 : 265).

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pacte d’énonciation), rendus pourtant régulièrement – mais pas systématiquement – ambigus, ceci par l’intrusion de signes de fictionnalité : l’humour, l’ironie, les exagérations descriptives et l’invraisemblance des situations présentées conduisent en effet à la rupture du pacte d’énonciation initial. Dans certains de ces récits autofictionnels, le personnage-narrateur Marcos évoque le milieu dans lequel il a commencé à évoluer lors de son arrivée au Chiapas à partir d’images intéressantes pour cette étude. L’inclémence de la forêt dominée par la boue envahissante et les pluies torrentielles, ainsi que le froid qui s’abat sur les montagnes ou encore la topographie escarpée sont thématisés de façon récurrente pour évoquer l’apprentissage du jeune Marcos9 : Hace 20 años, después de subir trabajosamente la primera loma para entrar a las montañas del sureste mexicano, me senté en un recodo del camino. (…) Mientras trataba de serenar la respiración y los latidos del corazón, pensaba yo en la conveniencia de optar mejor por una profesión más reposada. Después de todo, estas montañas se la habían pasado muy bien sin mí hasta mi llegada, y no me echarían de menos. Debo decir que no encendí la pipa. Es más, ni siquiera me moví. Y no por disciplina militar, sino porque me dolía todo mi, entonces, hermoso cuerpo. Iniciando una costumbre que mantengo (con una férrea autodisciplina) hasta ahora, empecé a maldecir mi habilidad para meterme en problemas. (Subcomandante Marcos, 2004)

Bien souvent, l’auteur choisit de mettre en relief les désagréments ressentis de façon humoristique, ce qui lui permet de se moquer de luimême, de s’écarter délibérément de l’image virile du guérillero, mais surtout de se portraiturer dans le rôle de l’étranger découvrant des terres inconnues. La figure n’est pas nouvelle et perdure dans la littérature hispano-américaine depuis les premières chroniques de la découverte et de la conquête. Un tel traitement de l’espace n’offre donc pas précisément un locus amœnus10 puisque l’auteur représente le choc ressenti et laisse entendre qu’il vit la rencontre avec le nouvel espace parcouru de façon pénible et oppressive. Pour mettre en scène les débuts de son propre déplacement, le sous-commandant pose donc un regard désabusé, mais aussi humoristique, sur cette nature qui implique des conditions de vie extrêmement précaires. L’espace chiapanèque apparaît en somme essentiellement comme un locus terribilis, et de cette façon l’auteur adopte indéniablement un point de vue idéologique occidental en se 9 10

Voir aussi dans EZLN, 1997 : 278 ; EZLN, 1995 : 268 ; EZLN, 1995 : 77 ; EZLN, 2003a : 267 ; etc. Face au locus amœnus codifié depuis Homère autour de composantes stéréotypées (sources, plantations, jardins, brise légère, fleurs et chants d’oiseaux), l’époque romantique a développé par antithèse le locus terribilis, dans lequel prédominent les forces telluriques déchaînées et les difficultés (Adam, 2001 : 194).

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complaisant à représenter des territoires méconnus comme profondément différents et éloignés du monde urbain et moderne de ses lecteurs. Cette attitude exotiste contraste avec celle qu’incarne le personnage d’Ana María dans le récit suivant : Ana María cuenta que la lluvia viene de las nubes que se pelean en lo alto de las montañas. Lo hacen así para que los hombres y mujeres no vean esas disputas. Las nubes inician su fiero combate, con eso que llamamos truenos o relámpagos, en la cumbre. Armadas de infinidad de ingenios, las nubes pelean por el privilegio de morirse en lluvia para alimentar la tierra. Así somos nosotros, sin rostro como las nubes, como ellas sin nombre, sin pago alguno… como ellas peleamos por el privilegio de ser semilla en la tierra… (EZLN, 1995 : 243)

Le point de vue idéologique maya apparaît dans le récit par le biais de la personnification des éléments naturels. Il émane d’un personnage maya qui ne juge pas négativement les manifestations de la nature telles qu’elles se présentent, et qui démontre au contraire une identification presque mystique et un rapport prophétique aux éléments : « como ellas peleamos por el privilegio de ser semilla en la tierra ». C’est ce que Camayd-Freixas désigne comme l’unité des dimensions humaine et tellurique, caractéristique des sociétés dites « traditionnelles ». Cette unité repose sur le fait que « lo individual se halla compenetrado con lo colectivo, y también con lo telúrico » et se reflète dans des comparaisons entre l’histoire et la nature (Camayd-Freixas, 1998 : 73). De fait, Ana María est dépeinte de façon intégrée dans cet espace et elle accepte l’intensité des pluies tropicales, interprétant les signes de la nature dont elle tire des enseignements et des paraboles appliqués à la lutte politique. Dans son écriture, Marcos adopte donc aussi une vision culturaliste, en incorporant le sens intersubjectif maya qui considère les éléments naturels comme des sujets vivants : « las nubes pelean por el privilegio de morirse en lluvia para alimentar la tierra ». Le point de vue idéologique occidental sur l’espace perd dès lors sa valeur absolue et universelle et le pluralisme de conventions qui s’installe à divers endroits des textes légitime la perspective maya sur le monde. L’espace est donc appréhendé différemment selon que la perception émane du personnage de Marcos ou de personnages indiens. Ce jeu de contraste peut renvoyer au choc et à la frontière culturels ressentis par le déplacé volontaire lors de son insertion dans la société nouvelle, car celui-ci se trouve confronté à une réalité autre, qu’il peut rejeter ou adopter. Cette frontière est par ailleurs suggérée dans nombre de récits autofictionnels par l’évocation récurrente de l’espace à l’aide de

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l’adverbe « ici »11, ce qui dénote la volonté de Marcos de décrire le lieu dans lequel il se trouve. Ceci pourrait aussi s’expliquer par la présence, de l’autre côté du canal de communication épistolaire, d’un lecteur extérieur aux terres indigènes, situé dans un « là » distant. Même si les récits exposent des paysages et scènes quotidiennes vécus au sein des campements de l’EZLN, cette polarisation spatiale ici/là renforce la distance entre le lecteur et l’espace chiapanèque – dont il se sentira exclu – et stimule la sensation d’exotisme. En outre, cette polarisation signale que, tout en étant dans l’« ici », Marcos pense simultanément au « là », il l’anticipe, car il vient de cet ailleurs familier et éloigné du locus terribilis. Cette tension peut indiquer le lieu particulier qu’occupe Marcos en tant que déplacé volontaire ayant conscience de deux espaces dont il cherche à mettre textuellement en relief les différences radicales. Pourtant, un survol panoramique des récits autofictionnels montre que le perspectivisme occidental de Marcos, tel que décrit auparavant, correspond à l’époque précise de son arrivée au Chiapas. La phase postérieure – l’installation dans la forêt Lacandone – accuse une inflexion sensible des représentations de l’espace local. On y découvre par exemple le vieil indien Antonio12 qui, en grand connaisseur de la forêt, fait découvrir à notre jeune guérillero un espace dont il maîtrise les chemins et les secrets : Yo ignoraba que es lo que buscábamos, y qué íbamos a cazar si el Viejo Antonio había dejado su chimba en el pueblo, pero como no era la primera vez que el salir con el Viejo Antonio era un misterio al inicio (que terminaba por aclararse al final de la jornada, justo como se aclara la madrugada cuando el sol empieza a arañarle las espaldas a los cerros), nada dije y seguí en silencio el paso del Viejo Antonio. Debía ser ya pasada la medianoche cuando la picada terminó, o se perdió por el crecimiento del monte (que persevera en cerrarse las heridas que hombre y tormentas le hacen). Sin embargo, seguimos caminando. De cuando en cuando, el Viejo Antonio usaba su machete para abrirnos paso, sobre todo cuando los bejucos se hacían pared enfrente nuestro. (Subcomandante Marcos, 1999b)

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Voir : « del lado de acá del cerco », « Acá empiezan a insinuarse las primeras lluvias » (EZLN, 1995 : 242), « Acá las nubes se recuestan con pereza en las faldas de las montañas. (…) Hubo que esperar a que llegara el periódico que absurdamente, como todo acá, llegó en una copia de fax » (EZLN, 1995 : 252), « como se puede apreciar, acá cada año es una década » (EZLN, 1995 : 404), etc. L’apparition de ce personnage-narrateur en mai 1994 marque une évolution décisive dans l’écriture de Marcos, qui l’intégrera dans des dizaines de récits. Présenté comme chasseur expérimenté et grand conteur d’histoires, qui aurait formé et guidé Marcos au cours de son apprentissage de la vie en forêt, Antonio ne serait pas une invention littéraire mais le père d’une insurgée zapatiste (De Vos, 2002 : 369).

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La découverte de la forêt donne lieu à la mise en scène de l’apprentissage de Marcos, qui se laisse docilement guider : « Yo ignoraba que es lo que buscábamos ». C’est en effet au plus profond de la forêt Lacandone (« la picada terminó, o se perdió por el crecimiento del monte (…). Sin embargo, seguimos caminando ») que semble s’être produite la métamorphose du jeune intellectuel confronté à son désir d’appartenir à la terra incognita et d’en comprendre les mystères. Elle constitue donc un lieu symboliquement chargé de sens, comme scène du chemin initiatique entrepris par le personnage urbain. De cette façon, Marcos suggère aussi que son point de vue idéologique occidental se serait peu à peu laissé imprégner par celui de son maître maya. Dans les récits évoquant la phase postérieure à la métamorphose, les allusions à la nature chiapanèque révèlent en effet un changement de regard chez Marcos, qui semble avoir appris à apprécier cet espace suite à l’initiation supposée. En outre, fort des enseignements qu’il dit avoir reçus, il les transmet à d’autres personnages, adoptant des positions qui approfondissent sa relation de proximité avec le point de vue idéologique maya, comme dans La historia : aprender a ver bajo la tierra. Dans ce récit, le narrateur-personnage Marcos rapporte à sa compagne Mariana une sortie de chasse nocturne au cours de laquelle le vieil Antonio lui aurait révélé l’existence d’un monde souterrain créé par les anciens dieux : « si tuviéramos un periscopio podríamos asomarnos » (EZLN, 2003a : 155-156). L’espace surnaturel mythique maya se trouve ainsi intégré naturellement à l’imaginaire du narrateur, qui embrasse une perspective endogène correspondant à la convention indigène. Pourtant, l’auteur hésite et ne met pas en scène le Xibalbá maya, se limitant à une simple évocation et n’effaçant la frontière entre le monde visible des humains et invisible des dieux que dans les paroles de son personnage. Celui-ci apparaît dès lors comme le relais hésitant et incertain de la convention maya. Face à l’univers indigène, la position culturelle adoptée par le personnage-narrateur Marcos n’est pas constante. C’est ce que montre l’évocation fréquente d’un élément central du système de croyances mayas : l’unité existante entre le monde des morts et celui des vivants, qui offre la possibilité d’un contact et d’une manifestation des âmes, comme dans ce texte où l’auteur brosse une chronique des faits et gestes étranges observés au campement de la guérilla zapatiste : El otro día, por ejemplo, hubo una fiesta de cumpleaños. Se reunió el « grupo juvenil » y organizó una « olimpiada zapatista » : la « maestra de la ceremoña » dijo clarito que seguía la competencia de salto de longitud – que quiere decir « a ver quién salta más alto » – y después siguió el salto de altitud – que quiere decir « a ver quién llega más lejos » –. Yo estaba haciendo otra vez cuentas con los dedos cuando llega el teniente Ricardo y me dice que en la mañana le llevaron mañanitas al festejado. ¿ A dónde fue la sere97

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nata ?, pregunté celebrando ya que todo volviera a la normalidad puesto que era lógico que las mañanitas se cantaran en la mañana. « En el panteón », me contesta Ricardo. « ¿ El panteón ? », dije volviendo a mis cuentas de dedos. « Sí pues, es que es su cumpleaños de un compa que murió en los combates de enero », dice Ricardo ya por irse porque avisaron que sigue la carrera de « arrastres ». « Bueno – me dije a mí mismo –, una fiesta de cumpleaños para un muerto. Perfectamente lógico… en las montañas del sureste mexicano ». Suspiro. (EZLN, 1995 : 157)

Marcos se pose ici en métis, clairement étranger aux codes et croyances de la société indienne. De fait, si les personnages indiens sont allés chanter au cimetière, c’est qu’ils sont persuadés d’avoir été entendus par le compagnon décédé dont ils célèbrent l’anniversaire. En effet, dans la perspective idéologique maya, le monde des morts communique avec celui des vivants, raison pour laquelle la sérénade répond à une logique pertinente. Pourtant, Marcos choisit de cultiver explicitement le choc culturel et de mettre en scène le contraste des visions, manifestant clairement son désarroi, son étrangeté et sa surprise face à une pratique qui ne lui est pas familière et dont la logique lui échappe. Le ton ironique (« una fiesta de cumpleaños para un muerto. Perfectamente lógico… en las montañas del sureste mexicano »), qui accuse une prise de distance par rapport à la convention maya, et la mise en relief des déviances lexicales de l’espagnol pratiqué par ses compagnons indiens montrent qu’il cherche avant tout à tirer des effets humoristiques de la scène. Pour cela, il n’hésite pas à forcer le trait en soulignant son incompréhension et sa lassitude, semblant suggérer ainsi que la croyance religieuse maya tient de l’absurde et de l’anormal. Il arbore en l’occurrence une perspective exogène, occidentale, qui sous-tend une certaine réprobation – pourtant amicale – et un renoncement à se mettre à la place de l’autre. Dans ce cas de figure, Marcos ne cherche pas à revendiquer une valorisation culturelle des pratiques indigènes, mais bien de prendre l’Indien comme objet humoristique, en l’enfermant dans une image stigmatisante et en juxtaposant les conventions occidentale et indigène de façon dialectique. On est donc assez loin des scènes d’initiation. Dans de nombreux récits et suivant une optique très contrastée et aux antipodes de l’extrait précédent, Marcos décrit son propre personnage autofictionnel embrassant la croyance maya. De fait, le souscommandant est sujet à d’étranges visions : Buscamos la palabra en lengua para decir « RENDIR » y no la encontramos. No tiene traducción en tzotzil ni en tzeltal, nadie recuerda que esa palabra exista en tojolabal o en chol. (…) Afuera llueve y una nube compañera viene a recostarse con nosotros. (…) En silencio se me acerca el viejo Antonio, tosiendo la tuberculosis, y me dice al oído : « Esa palabra no existe en len98

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gua verdadera, por eso los nuestros nunca se rinden y mejor se mueren, porque nuestros muertos mandan que las palabras que no andan no se vivan ». Después se va hacia el fogón para espantar el miedo y el frío. Se lo cuento a Ana María, ella me mira con ternura y me recuerda que el viejo Antonio ya está muerto… (EZLN, 1995 : 268)

Le chu’lel13 – l’esprit du vieux maître Antonio revenu de l’au-delà – se matérialise dans ce récit autofictionnel et s’adresse à Marcos, qui est le seul personnage de la scène à remarquer sa présence. Percevant simultanément les deux dimensions – le monde des vivants et celui des morts –, Marcos sert ainsi d’agent de canalisation à l’esprit, dans la plus pure tradition chamanique maya. Sans complexe, l’auteur se représente doué de capacités extra-sensorielles, à la différence des personnages présents à ses côtés, pourtant Indiens, puisqu’il est le seul à avoir été initié par le vieux sage. Cette image du guérillero tend à faire de lui un apprenti-chaman, investi de certains des pouvoirs caractéristiques du chamanisme, en l’occurrence la clairvoyance et la médiumnité (Eliade, 2005 : 110-112). Le fait que le chu’lel du vieil Antonio apparaisse à son initié laisse entendre, selon les croyances indigènes (Caballero Mariscal, 2007 : 305), qu’il n’aurait pas encore mené à terme sa mission dans le monde des vivants et qu’il revient pour conclure ce qu’il n’a réalisé que partiellement. La raison la plus évidente de ce retour aurait trait à l’initiation encore incomplète de Marcos, auquel le vieil Antonio continue de délivrer des messages allégoriques pour l’orienter dans les méandres de l’histoire et lui transmettre, pour l’action de la guérilla, un sens transcendant. Dans la plupart des récits mettant en scène le vieil Antonio, Marcos sème explicitement des indices14 associant le personnage maya à la religion chamanique. Or le fait que Marcos se présente dans une relation hiérarchique et respectueuse (Vanden Berghe, 2005 : 74) avec Antonio pourrait dénoter sa volonté de légitimer, aux yeux des lecteurs, un aspect religieux généralement appréhendé avec maints préjugés par la culture dominante, qui use péjorativement du terme « brujo » pour désigner les chamans. Par ailleurs, à travers la dynamique de « chamanisation » de son propre personnage, Marcos s’indianise complètement, éliminant les distances culturelles avec l’univers de l’Autre, se targuant d’être partie prenante de la convention locale maya qu’il aurait assimilée. Par cet autoportrait chamanique d’un sujet occidental indianisé, Marcos tend à 13

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Selon les croyances des Mayas chiapanèques tzotzils, l’être humain possède deux âmes, dont l’une, le chu’lel, éternelle et divine, vague pendant un temps autour de la sépulture après le décès (Freidel, Schele & Parker, 1999 : 178-179). Des allusions directes à la cérémonie du tabac et du feu sont présentes dans EZLN, 1995 : 88, 463 ; EZLN, 1997 : 74, 226 ; EZLN, 2003a : 150, 154, 266 ; EZLN, 2003b : 122 ; etc.

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annuler les oppositions séculaires entre les communautés maya et métisse, habituellement en conflit. Il propose en échange à ses lecteurs un modèle de cohabitation et d’échange interculturel qui relativise l’universalité hégémonique de la convention occidentale et aboutit à la transculturation du personnage métis absorbant les valeurs indigènes. Ainsi, il met en scène un processus de flexibilisation de l’identité d’un sujet occidental déplacé acquérant une nouvelle conscience culturelle. En appuyant la représentation d’un Marcos percevant le réel à partir d’une perspective interculturelle, l’image de la transculturation du sujet occidental agit de façon subliminale, tel un miroir tendu aux lecteurs mexicains interrogés sur leur propre rapport avec l’Autre et sur les conditions d’un projet de nation multiculturel. Pourtant, l’ambiguïté constitutive du pacte énonciatif autofictionnel oblige le lecteur à relativiser et à ne conserver que l’image idéale et exemplaire du dépassement de la dialectique indien/métis offerte dans les récits. Dans Muertos incómodos, le roman écrit en collaboration avec l’écrivain mexicain Taibo II, Marcos s’aventure sur le territoire de la tradition orale locale en évoquant la légende du maléfique Sombrerón15. C’est ainsi que, parti à la recherche d’une zapatiste portée disparue, le narrateur-personnage maya Elías Contreras interroge son amie Eulogia : Le pregunté si tal vez se perdió en el monte la María, y entonces la Eulogia dijo : – ¡ Qué se va a perder, si mero se conoce todas las trillas y todos los piques ! – Tons no se perdió – le digo. – No – me dice. – ¿ Y entonces ? – le pregunto. – Pos yo creo que fue el Sombrerón que se la llevó – me responde. – No chingue comadre – le dije – usted tan grandota y todavía cree en los cuentos esos del Sombrerón. (Subcomandante Marcos & Taibo II, 2004-2005 : 3)

L’explication de la disparition à partir de la figure maléfique, présentée par Elías comme incongrue et incompatible avec l’âge adulte d’Eulogia, provoque ici un écart humoristique qui tourne cette dernière en dérision. Cette mise à distance par rapport aux présupposés donnés pour vrais par la tradition maya entraîne une désacralisation du code de croyances indigènes. Ici, Marcos cherche moins à approfondir spécifiquement le référent culturel du Sombrerón qu’à jouer avec lui par la moquerie indirecte pour en tirer des effets humoristiques. Elías émet en l’occurrence une évaluation passablement négative concernant l’existence de la figure légendaire, qu’il range sans ambages dans la catégorie 15

Il s’agit de la figure principale d’un récit traditionnel très répandu au Mexique et au Guatemala (Sales, 2004 : 181).

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des contes pour enfants. De cette façon, il infantilise complètement le personnage d’Eulogia. Bien que provenant de la perspective occidentale rationnelle, cette critique indirecte de Marcos à l’encontre de l’une des légendes les plus répandues de l’imaginaire local est ingénieusement déléguée au protagoniste indien. Cela indique l’occidentalisation de ce dernier, puisqu’il prend clairement ses distances vis-à-vis des croyances locales. C’est d’ailleurs pour cette raison que, dans l’économie interne du roman, Marcos l’a choisi pour la difficile mission de séjourner à Mexico en terra incognita. Quoi qu’il en soit, la force expressive utilisée (« No chingue comadre ») souligne bien la surprise ressentie par Elías et indique son profond scepticisme. En somme, Marcos actualise le légendaire Sombrerón, mais il en disperse complètement l’aura surnaturelle, présente pourtant dans d’autres textes des archives indigénistes mayas16. Le mystère s’évanouit devant l’incrédulité, et la relecture ainsi proposée s’inscrit clairement dans une perspective idéologique occidentale qui déprécie en quelque sorte la validité des croyances indigènes. Le scepticisme arboré laisse poindre une vision ethnocentrique qui n’est pas sans rappeler celle qu’a observée C. Saintoul chez les auteurs indigénistes du début du XXe siècle : l’infantilisme superstitieux sans cesse attribué aux Indiens, qui traduit le doute, la réprobation et même l’indignation, conduisant à une dévalorisation de ceux que ces écrivains prétendaient initialement valoriser (Saintoul, 1988 : 144, 151). Parmi les nombreux éléments religieux mayas présents dans les récits de Marcos, le motif sacré de la ceiba17 retient particulièrement l’attention par la juxtaposition des points de vue idéologiques qu’il implique. D’une part, on observe des constructions narratives présentant la ceiba à partir du point de vue idéologique maya, comme dans certains récits cosmogoniques du vieil Antonio dans lesquels l’arbre sacré est désigné comme « Ceiba Madre, la sostenedora del mundo », « madre ceiba », « árbol madre »18. Par ce jeu de personnification, la ceiba devient le grand personnage mythique féminin, à la fonction maternelle et protec16 17

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Voir le roman Balún Canán, de Rosario Castellanos, et Leyendas de Guatemala, de Miguel Ángel Asturias. La ceiba apparaît dans un corpus conséquent de récits parus entre 1994 et 2004. Selon les croyances antiques, à chacun des points cardinaux se trouvait l’arbre sacré des Mayas comme symbole d’abondance. La ceiba apparaît aussi dans un des mythes de création maya : on l’y voit surgir après le grand cataclysme qui fait s’écrouler le ciel et la terre (Anonyme, 1986 : 95). Elle constitue une variante de l’Arbre du Monde ou axis mundi, archétype universel mis au jour par Eliade (Eliade, 2006 : 24 ; 1952 : 61-62). Dans cette perspective, la ceiba symbolise le point de communication unissant le ciel et la terre et les régions cosmiques (Freidel, Schele & Parker, 1999 : 95, 468). Voir EZLN, 1995 : 368, ainsi que le texte Los maestros democráticos y el sueño zapatista (Subcomandante Marcos, 1999b).

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trice, garante de la stabilité et de l’équilibre du monde. Dans la même perspective et dans un tout autre récit, c’est précisément au pied d’une ceiba que, peu de temps avant de mourir, le vieil Antonio délivre à Marcos l’ultime enseignement qui donne tout son sens à la geste des zapatistes (EZLN, 1995 : 242). Ces derniers y sont comparés aux ruisseaux qui descendent de la montagne où ils ne retourneront jamais, puisque leur destin est de disparaître sous terre et de mourir. Le contenu et la transmission de cette parabole via l’axis mundi donnent un caractère religieux et quasi messianique à l’action des guérilleros, ainsi légitimée par le vieux maître représenté comme le gardien des codes et des symboles. Dès lors, toute la sacralité de l’arbre se trouve transférée de la dimension religieuse traditionnelle maya vers la dimension politique de la guérilla zapatiste, dont Marcos glorifie indirectement l’abnégation et le sacrifice. Ce procédé contribue sans aucun doute à indianiser la guérilla, à laquelle Marcos, via le vieil Antonio, donne des racines culturelles profondes et un sens à la fois tragique et transcendant. En parallèle, le narrateur-personnage Marcos incorpore le même motif végétal à d’autres récits autofictionnels, sans aucun lien avec le vieux Maya, et se représente de façon loufoque au sommet d’une ceiba d’où il envoie à son public de curieuses friandises, à savoir des poèmes et des histoires. Laissant ainsi libre cours à ses élucubrations les plus saugrenues, Marcos opte pour des évocations ludiques, construites à partir d’aspects facétieux, incongrus, fantaisistes, irrationnels et même surnaturels19. Cela lui permet d’élaborer autour de l’arbre un univers magique, libéré de la logique du réel, comme lorsqu’il se représente au faîte de la ceiba en toréador maladroit défiant sans succès la lune devenue taureau inaccessible (EZLN, 1995 : 302). On peut encore citer à titre d’exemple sa première ascension de la ceiba : « Montado sobre una voluta de humo de la pipa, subo hasta el rizo más alto de la ceiba » (EZLN, 1995 : 292). Lieu d’isolement ou d’évasion d’une historicité qu’il semble chercher à fuir, le sommet de l’arbre paraît protéger et mettre symboliquement le guérillero à l’abri de la dimension inférieure, caractérisée par la guerre, les vicissitudes de l’histoire et les sujets trop sérieux : « el centro de la copa de la ceiba, es más seguro » (EZLN, 1995 : 298). On observe aussi une constante libération de la tendance humoristique ainsi qu’une rupture par rapport aux normes de bienséance qui conduit à une désacralisation du motif religieux maya. De fait, celui-ci est associé soit à un contenu purement scatologique via la scène du guérillero occupé à se vider la vessie (EZLN, 1995 : 292), soit à l’autodérision lorsque, suite à l’attaque d’un essaim d’abeilles, il descend intempestivement de l’arbre, 19

Voir EZLN, 1995 : 302 ; EZLN, 1995 : 292 ; EZLN, 1995 : 298 ; EZLN, 1995 : 294 ; EZLN, 1997 : 372 ; EZLN, 1995 : 350-351 ; etc.

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défiguré par les piqûres reçues (EZLN, 1995 : 350-351). De cette façon, loin de constituer le lieu d’une ascension initiatique caractéristique des traditions chamaniques20, la ceiba perd tous ses attributs sacrés sous les effets comiques qui prédominent amplement dans les scènes. Ce détournement carnavalesque ne constitue pas à proprement parler une critique de la religion maya, mais plutôt un jeu qui permet à Marcos de se moquer de lui-même, en annulant toute représentation transcendante. Dans ces cas de figure, la ceiba est donc recontextualisée et investie de nouveaux signifiés et signifiants complètement étrangers à la culture maya. La juxtaposition de deux perspectives autour de la ceiba, merveilleuse carnavalesque occidentale d’une part et chamanique indigène de l’autre, signifie la rencontre d’imaginaires différents qui s’allient de façon féconde au sein de l’écriture. Par l’absence d’évaluations négatives ethnocentriques, ce processus tend à une resémantisation du symbole religieux maya ainsi hybridé : l’arbre devient le carrefour de signifiés biculturels alternés selon les récits, doté d’un sens original et rénové par son assimilation dans le système narratif de Marcos. Cette reconversion symbolique du signe vise sans aucun doute à légitimer le patrimoine religieux maya sans pour autant tomber dans un primitivisme simpliste puisque Marcos n’abandonne ni sa créativité individuelle ni son patrimoine occidental pour donner un sens très personnel à l’arbre sacré des Mayas. Pour conclure ce tour d’horizon des regards posés par Marcos sur l’environnement chiapanèque, l’étude menée permet de mettre en lumière la reprise des topiques indigénistes que constituent la nature et la religion (Saintoul, 1988 : 148, 157), suivant des modalités bien particulières puisque les récits de Marcos indexent tant la perspective idéologique occidentale que la perspective maya. En outre, non seulement celles-ci peuvent se juxtaposer autour d’un même motif narratif, mais aussi depuis un même personnage. De fait, l’analyse de l’origine actantielle du point de vue idéologique révèle un phénomène remarquable : il n’existe pas de frontières étanches entre les personnages et les idéologies culturelles en présence dans l’espace zapatiste, puisque l’Indien Elías Contreras adopte des éléments de la perspective occidentale et Marcos, de la perspective maya. Ainsi, ce dernier crée des personnages qui oscillent entre l’une et l’autre, car ils sont eux-mêmes issus d’échanges interculturels. Plus précisément, l’inconstance du personnagenarrateur Marcos, qui passe d’un point de vue exogène à une perspective endogène, résulte à mon sens de la volonté de renvoyer à sa propre 20

L’ascension initiatique d’un arbre cérémoniel, largement présente dans le chamanisme nord-américain et sud-américain, représenterait la capacité, pour le néophyte, de rompre les niveaux de l’univers et d’établir une communication entre eux (Eliade, 1952 : 65-71).

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expérience de mobilité, en esquissant un autoportrait littéraire de déplacé volontaire percevant le réel depuis deux consciences simultanées. Les récits étudiés ci-dessus rendent en effet compte de l’oscillation énonciative de Marcos, qui parle depuis plusieurs lieux culturels, ce qui fait surgir des espaces narratifs bifrontaux reflétant, parfois de façon hyperbolique, sa conscience en contrepoint, sans qu’il prenne pourtant celle-ci trop au sérieux. De fait, étant donné le pacte autofictionnel établi et le ton humoristique et ludique fréquemment utilisé, il parvient à relativiser sans cesse son image de déplacé. Il ne lui convient en effet pas de se déclarer unilatéralement sous ce jour. Pour répondre à des adversaires l’accusant de manipuler les Indiens zapatistes, il est bien plus préférable de laisser flotter l’ambiguïté. Quoi qu’il en soit, la combinaison des points de vue idéologiques chez ce personnage-narrateur permet de mettre en doute l’indianité supposée du sous-commandant puisqu’il n’abandonne en aucun cas son prisme occidental. Cependant, le fait qu’un même motif soit représenté de deux façons complètement différentes selon le point de vue idéologique adopté par son personnage dénote le refus de l’auteur de camper sur une position unilatéralement occidentale. De cette façon, il s’éloigne de l’indigénisme traditionnel pétri d’ethnocentrisme occidental (Saintoul, 1988) et s’inscrit dans la mouvance des écrivains indigénistes chiapanèques tels que Rosario Castellanos, Eraclio Zepeda et Jesús Morales Bermúdez, qui ont approfondi et cultivé les perspectives endogènes (Lienhard, 2003). Pourtant, si l’on considère l’ensemble des éléments ludiques et humoristiques relevés dans l’écriture de Marcos par rapport à ce champ de l’indigénisme chiapanèque (Lienhard, 2003 : 309 ; Morales Bermúdez, 2007), celle-ci constitue un nouveau positionnement esthétique, basé sur le double perspectivisme maya et occidental adopté, sur la pratique du genre autofictionnel, sur l’irrévérence, la désacralisation et la carnavalisation du référentiel maya.

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LITTÉRATURE, FRONTIÈRES, TERRITOIRES –––––– LITERATURA, FRONTERAS, TERRITORIOS

Mario Vargas Llosa o la abolición de las fronteras Ángel ESTEBAN Universidad de Granada (España)

Hace un tiempo me encontraba en un Dunkin Donuts de las afueras de Nueva York, y en un momento dado me di cuenta de que todas las personas que allí estábamos éramos latinos. El policía que pidió el café con leche estaba hablando por el móvil con su jefe en perfecto mexicano, la chica que me atendió lo hizo en claro dominicano, y yo le respondí en castellano del norte de la Península. En la mesa de al lado, dos colombianos hablaban de Shakira, cuya canción “Soy gitana” sonaba, en español, por los altavoces del establecimiento. Entonces reparé en que, varios meses antes, había pasado por la Plaza de la Universidad en Granada, y vi que la tienda de bicicletas de toda la vida había sido sustituida por un Dunkin Donuts. Miré por la cristalera, sin entrar, y observé que todos los que estaban dentro, atiborrándose de grasas y azúcares, eran estadounidenses y europeos o, al menos, extranjeros con respecto a España. Esta paradoja me hizo pensar en la nueva configuración de la sociedad globalizada del siglo XXI, donde la insistencia de los gobiernos nacionales en manejar férreamente las fronteras se ve amenazada constantemente por el deseo, a veces, y la necesidad, la mayoría de las ocasiones, de salir del lugar de procedencia e instalarse en otro país o región. Decía el poeta alemán Matthias Claudius que no solo existe un Heimweh, es decir, una añoranza del lugar de origen, sino también un Hinausweh, una añoranza al revés, un deseo de salir a otro lugar. Lo verdaderamente importante es que las dos formas de añoranza son complementarias, y se anulan en el momento en que empiezan a ser satisfechas. Kavafis decía en su poema “La ciudad” al personaje que quería abandonar su lugar para buscar oro sitio mejor: “Nuevos lugares no hallarás, no hallarás nuevos mares. La ciudad te seguirá. Vagarás por las mismas calles. Siempre llegarás a esta ciudad”. En los narradores latinoamericanos de los últimos años se da la paradoja de la globaliza109

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ción y el cosmopolitismo de las sociedades actuales. Señala Luis Rodolfo Morán que los procesos de globalización “están estrechamente relacionados con el fortalecimiento de patrones culturales locales” (Morán, 1997: 22), pero también es cierto que el análisis de los procesos de globalización ha implicado una preocupación por la desterritorialización de las prácticas culturales, es decir, el hecho de que en la literatura de la globalización suele observarse cómo la producción, el consumo, las comunidades, la política y las identidades se separan de los espacios locales (Kearny, 1995: 552). Todo esto guarda relación con la construcción de “hiperespacios”, con características universales homogéneas, como franquicias de alimentos, aeropuertos, centros productivos, de espacios hiperreales como los parques de diversiones o los museos de cera, o espacios virtuales como Internet (Morán, 1997: 27). En esa doble faceta centrípeta y centrífuga, hay un concepto de la última antropología que encara el problema, el de “cosmopolitanismo”, entendido no solo como cultura global, sino también como comprensión de las culturas locales. El individuo cosmopolita es el que, además de comprender su cultura añadida a los puntos fundamentales de otra cultura de amplia difusión, entiende además los procesos de las culturas locales que han dado origen a las culturas globalizadas. Es decir, “el cosmopolitanismo implica no solo el entender y ser capaz de manejar y actuar de acuerdo con los elementos compartidos por las culturas globalizadas, sino también elementos locales más específicos e idiosincráticos de un determinado espacio local distinto al de su origen” (Morán, 1997: 30). La globalización comporta uniformidad, olvido de diferencias, y provoca la ilusión de una cultura compartida, pero también asume la apreciación de una conservación de identidades y de memorias a partir de culturas específicas (Morán, 1997: 31). El cosmopolita logra “superar las primeras etapas asociadas al optimismo desmedido y a la depresión de no comprender cuanto se esperaba, o lograr sus expectativas”, y además consigue “establecer un ajuste y una adaptación centrados en metas específicas, tanto en relación con sus comunidades culturales de origen como en relación a las comunidades de destino. El cosmopolita es pez de dos aguas, mientras que los sujetos crispados en una identidad (es decir, los migrantes sin más) son individuos que se conciben a sí mismos como impermeables a un medio en el que, de cualquier modo, ya están insertos, y hacen referencia solo a los elementos compartidos (previamente globalizados) con la cultura de inserción y muy especialmente a su cultura de origen” (Morán, 1997: 31). En la narrativa de Mario Vargas Llosa se está dando una evolución que entronca directamente con esta problemática, y que ha sido encarada, sobre todo, por los narradores más jóvenes. Apenas se alude ya al lugar de origen y el itinerario vital de los escritores. ¿Qué importa que 110

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Andrés Neuman haya nacido en Buenos Aires, crecido en Granada y ahora viva en París, si en su última novela cuenta la historia de unos personajes en un pequeño pueblo alemán de principios del siglo XIX? ¿Qué importa que Roberto Bolaño haya nacido en Chile, y vivido en un pueblo de Gerona, en el norte de España, si su última novela publicada en vida habla sobre los crímenes de las maquiladoras de Ciudad Juárez? Julio Ortega publicó un artículo, en 1973, titulado “Vargas Llosa: el habla del mal”, donde trataba de una derivación perversa en peruano, esencial en la visión de las cosas, que informa un mundo subvertido por el mal y la distorsión (Ortega, 1981: 25), y estudiaba, desde ese punto de vista, las primeras novelas de Mario, desde La ciudad y los perros hasta Pantaleón y las visitadoras. Hace unos meses, con motivo de la concesión del Premio Nobel, Ortega volvía a afirmar que toda la obra de Vargas Llosa puede leerse como una “arqueología del mal”. Ahora bien, pienso que hay un matiz muy interesante que diferencia las últimas novelas, las de la última década, de las primeras. En los años sesenta y setenta había una genealogía del origen del malestar centrada sobre todo en Perú y, en todo caso, en otros lugares de América Latina. En qué momento se jodió el Perú puede leerse también como “en qué momento a México se lo llevó la chingada” (Ortega, 2010), o en qué momento se montó el kilombo en Argentina o cuándo se descojonó Cuba. Esta reflexión se unía entonces al estado de los escritores e intelectuales en Perú, como bien demostraba el extenso artículo que Mario escribió en 1966 sobre Sebastián Salazar Bondy, donde explicaba que todo escritor peruano (y eso era válido para muchos otros del ámbito latinoamericanos) era un derrotado porque, al elegir esa profesión, se convertía en un ser anómalo, pintoresco y excéntrico, casi muerto civilmente, condenado a una vida de paria en un lugar donde casi nadie sabe leer, y muchos de los que saben no lo hacen (Vargas Llosa, 1986: I, 115). Lo que ha ocurrido en los últimos años no ha sido un cambio de perspectiva con respecto a sus temas preferenciales, sino una ampliación del espectro. Mario ya no es un cronista de los males que aquejan a su país, ni siquiera a su continente, sino un ciudadano del mundo que eleva los temas a categoría universal no solo en la concepción abstracta de la naturaleza humana, sino también en su extensión geográfica. Hace un año le pregunté, en una conferencia en Nueva York, si era consciente de que había abandonado o relegado a un segundo lugar los espacios o motivos peruanos en su última narrativa, y me contestó que no estaba de acuerdo totalmente con esa idea, porque la dictadura de Trujillo bien puede recordar a episodios concretos de la historia peruana del siglo XX; la vida de Flora, aunque casi siempre lejos de Perú, siempre remite a esas raíces; la niña mala, aunque haya vivido en medio mundo, es asimismo netamente peruana, etc. En el caso de la última novela, tam111

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bién se podría decir que Casement fue enviado a la Amazonía americana para investigar delitos contra la dignidad humana similares a los que vio en África, y que pasó un tiempo en Iquitos y la selva peruana. Todo eso es verdad pero, mientras en las primeras novelas era más complicado notar la universalidad del mal, desgajada de su contexto geográfico peruano o latinoamericano, ahora es muy fácil pensar que, aunque cada zona del planeta es diferente, en cualquier parte del mundo ocurren cosas similares y la naturaleza humana corrompida no se circunscribe a unos límites geográficos o no se manifiesta de modo diferente según el lugar. Todo esto guarda una estrecha relación con la idea de que el concepto de literatura hispanoamericana ha evolucionado mucho desde la época del boom hasta nuestros días. Los escritores jóvenes de los 90 y de este siglo no sienten la necesidad de hablar de la identidad latinoamericana, quizá porque el mundo globalizado ha declarado inútiles muchos tipos de fronteras. La creciente desterritorialización de los productos y las prácticas culturales ha llevado a algunos de esos jóvenes, como Jorge Volpi, a declarar taxativamente que la literatura hispanoamericana no existe, porque todo es literatura a secas. Jorge Volpi, quien, por cierto, nació en México, vivió en Salamanca y ha escrito sobre la Europa de la Segunda Guerra Mundial, ha asegurado que los novelistas de su generación no han querido “matar” a los maestros del boom u oponerse frontalmente a ellos, como se ha dicho a veces en relación con proyectos recientes como “McOndo” o el “Manifiesto del Crack”, sino más bien huir de la “marca” “narrativa hispanoamericana” como algo perfectamente definido, como un espacio en una librería que atiende a ese título y que ya se sabe lo que va a integrar en sus estantes: realismo mágico, novelas totales, la tierra y la selva hispanoamericanas, historias de dictadores, esclavitud, diferencias sociales, indigenismo y folklorismo local. La literatura hispanoamericana, dice Volpi, “ha dejado de existir como un hábeas uniforme, vendible, y exportable: es decir, como marca. La especificidad de la literatura hispanoamericana, en nuestros días, es solo una ilusión: los narradores hispanoamericanos han dejado de escribir sobre los mismos temas, no responden a realidades particularmente cercanas, los lectores de cada país no se sienten particularmente identificados con los escritores hispanoamericanos y los escritores de esta parte del mundo se sienten parte de muchas otras tradiciones literarias además de la hispanoamericana” (Volpi, 2008: 109-110). Por lo que se refiere a Mario Vargas Llosa es necesario poner su producción narrativa al lado de su actividad periodística y ensayística. Sus temas son cada vez más universales, y su preocupación por los procesos políticos, económicos y culturales de los últimos años va de Irak a los Estados Unidos, de España a Alemania, del mundo árabe al del Extremo Oriente, con la misma naturalidad con la que puede contarnos la receta 112

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del pisco sour, insistiendo, por supuesto, en que es un invento peruano y no chileno. Es decir, la narrativa de Mario en estos años participa, en ese sentido, del carácter transatlántico de las últimas tendencias en los escritores de generaciones más jóvenes, donde se han difuminado los contornos de centro y periferia, algo que ha ocurrido también a otros escritores contemporáneos a él, quizá con la excepción de García Márquez, que solo en los Doce cuentos peregrinos fue capaz de llevar a todos sus personajes latinoamericanos a un espacio europeo pero, quién sabe, quizá aquello fue solo un impulso anecdótico y conmemorativo, de galeones de ida y vuelta, a juzgar por el año en que se publicó el libro: 1992. Para Vargas Llosa, la circunstancia de la configuración de la cultura y la sociedad actuales se relaciona claramente con su concepto de libertad e igualdad. Si en sus comienzos su mirada era más bien peruana o latinoamericana, y su tendencia política muy sesgada hacia el socialismo y el apoyo a la revolución cubana, en su madurez ha evolucionado hacia una defensa integral de las libertades individuales, en todos los sentidos y en todos los aspectos de la vida. Por eso afirma de igual modo la abolición de las fronteras de los países, la libertad de expresión, o el libertinaje en materia sexual. Y como una consecuencia casi natural de esa actitud, critica duramente los nacionalismos excluyentes, que no significan sentimiento de la patria sino enfrentamiento con el otro, critica las dictaduras políticas, tanto de izquierdas como de derechas, y la censura en cualquiera de sus manifestaciones. Hace poco más de una semana, en su discurso “La libertad y los libros”, pronunciado en el marco de la Feria del Libro de Buenos Aires, ha zanjado la polémica abierta por algunos intelectuales de aquel país, que deseaban vetarlo por las críticas que había vertido tiempo antes sobre la presidenta Cristina Fernández, y ha alabado a la jefa del estado porque ella misma, en lugar de sentirse ofendida, ha mediado para que el veto no llegase a materializarse. Ese gesto ha sido, para el escritor peruano, un ejemplo de cultura democrática y respeto a las opiniones ajenas, baluartes de la libertad y su ejercicio natural. Es más, ese gesto es el que le ha dado el tema de su intervención, que trata sobre la inutilidad de las fronteras interiores, aquellas que tratan de evitar que alguien piense, reflexione, sepa, lea o sea consciente de algo. “Los libros –dice– representan la diversidad humana, mientras no sea expurgados”. Y más adelante, enfatiza: “Los libros nos ayudan a derrotar los prejuicios racistas, étnicos, religiosos e ideológicos entre los pueblos y las personas y a descubrir que, por encima o por debajo de las fronteras regionales y nacionales, somos iguales en el fondo, que los ‘otros’ somos en verdad ‘nosotros’ mismos”. Mario piensa que, precisamente por abrir las puertas al conocimiento, aquellos que se creen en posesión de la verdad y de las conciencias 113

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con respecto a ella, han intentado durante siglos que las personas no ejerzan ese derecho inalienable. Explica así la ausencia de novelas en el periodo colonial americano y, en general, la prohibición de leer como forma de ejercer la violencia moral en todas las civilizaciones regidas por fanáticos y dogmáticos. Por eso, concluye: Leer nos hace libres, a condición, claro está, de que podamos elegir los libros que queremos leer, y que los libros puedan escribirse e imprimirse sin inquisidores ni comisarios que los mutilen para que encajen dentro de las estrechas orejeras con que ellos aprisionan la vida. Defender el derecho de los libros a ser libres es defender nuestra libertad de ciudadanos, el precioso fuego que la atiza, mantiene y renueva.1

Este sistema de pensamiento que ensalza la libertad absoluta frente a las fronteras y obstáculos que suponen el oprobio, la censura y el control que ejercen los poderosos, está enraizado en la crítica a al autoritarismo que fue madurando desde la infancia, llena de continuos desencuentros con la figura paterna y con la permanencia durante años en un colegio militar, sucesos ambos que le han granjeado réditos literarios de amplio alcance, en obras como Los jefes, La ciudad y los perros, Los cachorros o El pez en el agua. Pero es quizá en los años setenta cuando su pensamiento liberal adquiere contornos más nítidos, después del desencanto con respecto al marxismo, su alejamiento de la revolución cubana, de los populismos latinoamericanos y de los regímenes socialistas represores. Ya en julio de 1978, en una charla en Acción Popular, publicada primero en la revista Oiga, y después en el volumen Contra viento y marea, comentaba cómo se decepcionó del marxismo, a pesar del horror que le seguían dando las desigualdades económicas y la explotación de los más por los menos. Y explicaba que estaba convencido de que para corregir las desigualdades, los sistemas de corte marxista eran menos eficaces que los democráticos y liberales, los que no sacrifican la libertad en nombre de la justicia, porque en los países donde el marxismo se convierte en filosofía de gobierno, desaparece la libertad de información, entre otras muchas libertades. A pesar –todo hay que reconocerlo– de los evidentes logros en materia de educación y de salud pública de algunos países socialistas (Vargas Llosa, 1983: 288-289). Otra de las direcciones fundamentales que recorre el concepto de libertad absoluta, que derriba fronteras, es la referente a cierto libertinaje, relacionado en principio con la autodeterminación en materia sexual, pero que va más allá por que, para el peruano, el libertino es, como dijo 1

Como este discurso permanece todavía inédito en una publicación en papel, puedo citarlo únicamente por la versión online del periódico La Prensa, de Buenos Aires, que vio la luz el 21 de abril de 2011, a través de la siguiente dirección: http://www.laprensa.com.ar/374119-La-libertad-y-los-libros-.note.aspx.

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Roger Vailland, el “hombre que desafía a Dios”. Los primeros pasos como aprendiz de libertino, los dio Vargas Llosa cuando fue bibliotecario en el Club Nacional de Lima, a mitad de los cincuenta. Allí se albergaba la mayor colección de libros eróticos y libertinos del país. El joven leyó, o al menos hojeó la mayoría de aquellos libros y revistas y, durante un buen tiempo, pensó que el erotismo era sinónimo de rebelión y de libertad en lo social y en lo artístico, y una fuente maravillosa de creatividad (Vargas Llosa, 1993: 336). Lo cierto es que, en casi todo su itinerario narrativo, “el autor parece rescatar, deliberada o inconscientemente, algunos elementos esenciales de la vieja literatura libertina” (Oviedo, 2001: 86). En primer lugar, constatamos la descripción minuciosa de conventos y burdeles, presentados como si fuera la misma realidad pero invertida, vista como en un espejo que los confronta, sobre todo en La casa verde, donde “ambos mundos se autorregulan para cumplir sus respectivos fines” (Oviedo, 2001: 87). Mucho más revelador es el rol de los cuarteles, donde se combina, de un modo similar al cuadro anterior, el mundo reprimido o represivo del estamento militar con la presencia del burdel o la prostituta, en relación claramente especular invertida. Claros ejemplos de ello son La ciudad y los perros, Conversación en La Catedral o Pantaleón y las visitadoras. En esta última, la correlación entre los dos mundos es ajustadísima, y constituye el eje estructural del relato y el argumento que da sentido a la trama. Hay un elemento más, asociado al libertinaje, que completa el espectro: la aparición de lo erótico, con la lección aprendida de Georges Bataille, para quien el erotismo está ligado necesariamente a la prohibición, y sin ella no hay sentido del placer. Es decir, la subversión de lo correcto, la violación gratuita e irracional de una ley, supone una expresión de independencia, de libertad, de reconciliación con el mundo y con la vida. En una etapa ya madura de la obra de Vargas Llosa, la admiración por el autor francés, quizá el más corrosivo de toda la literatura francesa del siglo XX, se convierte en terreno abonado para las fantasías del peruano, en busca de una libertad sin límites y una abolición de fronteras morales, que destruya el muro de la conciencia para entregarse al placer. Elogio de la madrastra (1988) y Los cuadernos de don Rigoberto (1997) son los ejemplos más claros de esa tendencia, que se completa con las Travesuras de la niña mala (2006), donde el placer y la perversión están asociados no solo al erotismo, sino también a la pura maldad. En esta novela, además del modelo francés, hay una huella de otro gran transgresor, muy apreciado por el peruano: Faulkner, capaz de transformar un material de desechos, putrefacto, carroñero, en instrumento de placer y elevación, de reconciliación con la vida. En el artículo de Vargas Llosa sobre Santuario, este asegura que se trata de una de las obras maestras del estadounidense y que, a pesar de su tremendismo horripilante, la crueldad y la imbecilidad potenciadas a nivel de vértigo, 115

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que la hacen apenas resistible, como inquietante parábola de la naturaleza del mal, es una obra maestra, porque “solo un genio podía haber contado una historia con semejantes episodios y personajes de manera que resultara no solo aceptable sino incluso hechicera para el lector” (Vargas Llosa 1992: 78). Curiosamente, hay un fragmento de Travesuras de la niña mala que recuerda bastante al ejemplo de perversión que comenta Mario en Faulkner: cuando el gángster impotente y psicópata Popeye recluye a Temple Drake en un burdel de Memphis y la obliga a hacer el amor bajo su atenta mirada con un rufián a quien él mismo elige y a quien mata posteriormente. En la obra de Vargas Llosa es Ricardo quien es seducido por la niña mala en la casa de Fukuda, engañado por ella, quien estaba compinchada con el gángster para realizar una escena de alto contenido erótico bajo la mirada atenta, desde la penumbra, del perverso japonés. En alguna ocasión, Mario ha comentado que las mayores perversiones son las del sexo. En este caso, y si pudiera hablarse de los grados de lo abyecto, el pasaje de Faulkner es más suave o justificable que el del peruano, porque es originado por un trauma del personaje que lo provoca: la impotencia sexual, que le lleva a desear ver lo que no puede hacer y a no dejar huellas de la ignominia. Sin embargo, en el caso de la niña mala, el daño es gratuito, y ahí reside el placer: ella sugiere horas antes a Ricardito, para atraerlo, que hasta puede plantearse, ya por fin, vivir con él y corresponder totalmente a su amor incondicional. Pero cuando Ricardo descubre que el japonés está presente, ella lo desprecia miserablemente: “¿Te creías que iba a hacer esto por ti, muerto de hambre, fracasado, imbécil? Pero, quién eres tú, quién te has creído tú. Ah, te morirías si supieras cuánto te desprecio, cuánto te odio, cobarde” (Vargas Llosa, 2006: 196). Ahora bien, el proyecto más ambicioso del peruano asociado a la abolición de las fronteras tiene que ver con la desaparición del concepto de país como coto cerrado, donde solo los nacionales pueden transitar con libertad, gracias a un documento en el que se asegura la pertenencia natural a ese territorio. Para Vargas Llosa, los gobernantes de todos los países del mundo deberían destruir los pasos fronterizos y permitir la libre circulación de cualquier persona de un país a otro. Por dos razones: la primera, porque es un derecho natural del hombre la libertad de movimiento, y la segunda, porque ese tránsito es inevitable. En un artículo de 1996 titulado “Los inmigrantes”, expone con detenimiento esta teoría, al hilo de varias historias que le han sido relatadas por sus protagonistas, historias en las que la necesidad de supervivencia es tan acuciante, que ninguna prohibición legal impide el traslado clandestino de un país a otro. Él mismo tuvo que salir de su país, aunque no de modo clandestino, cuando perdió las elecciones a la presidencia en 1990, para insta116

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larse en Europa. El intelectual, ya plenamente reconocido, y sin necesidades económicas, fue recibido con los brazos abiertos por España, que le concedió la ciudadanía ipso facto. Pero precisamente ahí reside la falacia, el conservadurismo y la hipocresía de los gobiernos: si un latinoamericano es rico y famoso, ya no es un indio o un negro muerto de hambre: es, simplemente, Mario Vargas Llosa, y se le concede la ciudadanía. El peruano está en contra de esta actitud, porque es injusta y, sobre todo, favorece la xenofobia: Las políticas antiinmigrantes están condenadas a fracasar porque nunca atajarán a estos, pero, en cambio, tienen el efecto perverso de socavar las instituciones democráticas del país que las aplica y de dar apariencia de legitimidad a la xenofobia y al racismo y de abrir las puertas de la ciudad al autoritarismo. (Vargas Llosa, 2000: 147)

Además, y de acuerdo con el modelo liberal que defiende, está convencido de que la apertura a la inmigración no socava la economía de los países receptores sino que, al contrario, la estimula. Y pone los ejemplos de la Inglaterra de la revolución industrial, de los Estados Unidos en el siglo XIX, o de Argentina, Canadá y Venezuela en los años treinta y cuarenta del siglo XX. Su juicio es taxativo: “Esta es la primera ley de la inmigración, que ha quedado borrada por la demonología imperante: el inmigrante no quita trabajo, lo crea, y es siempre un factor de progreso, nunca de atraso.” (Vargas Llosa, 2000: 148). Es más, el flujo –y no las leyes represivas de inmigración– es lo que establece el grado de desarrollo de un país. “La inmigración se reducirá –aclara– cuando los países que la atraen dejen de ser atractivos porque están en crisis o saturados o cuando los países que la generan ofrezcan trabajo y oportunidades de mejora a sus ciudadanos” (Vargas Llosa, 2000: 149). Así, para evitar la concentración excesiva en los países más desarrollados y el despoblamiento de los pobres (que son la mayoría del planeta), propone que la ayuda que los países ricos dan, por ejemplo, a la mayoría de los países africanos, no vaya directamente a los déspotas, gángsters o sátrapas que con ese dinero inflan sus cuentas bancarias en Suiza, sino a la apertura de las fronteras comerciales, a la recepción de sus productos, el estímulo de intercambios y una energía política de incentivos y sanciones para lograr su democratización (Vargas Llosa, 2000: 150). Es probable que el peruano escriba otro artículo en estos días, después de hacerse pública la propuesta conjunta de Alemania, Francia e Italia, el 27 de abril, de revisar el Tratado Schengen, para que desaparezca la absoluta libertad de movimiento entre los países del espacio europeo, dada la enorme cantidad de africanos que siguen llegando diariamente a las costas de Italia y España. Su última novela, El sueño del celta, constituye una crítica a la neocolonización contemporánea, por la que los países ricos europeos devastaron África para aumentar las 117

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diferencias económicas entre el primer mundo y el tercero, y continuaron asimismo su política expoliadora en las selvas amazónicas. Abolir las fronteras debería ser, a la vez, un esfuerzo por conseguir que nadie tuviera que marcharse de su país por motivos de supervivencia. Es muy agradable ver a muchos europeos y estadounidenses en los Dunkin Donuts de Granada, aprovechando, como suele ser habitual, un intercambio universitario o unos días de turismo, pero más estimulante sería ver a muchos latinos, escuchando a Shakira en español, en los Dunkin Donuts de las afueras de Nueva York, no porque no tengan otro sitio adonde ir, sino por los mismos motivos que los anteriores.

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Quijotismo y picaresca en el Romance d’A Pedra do Reino, de Ariano Suassuna Célia NAVARRO FLORES Universidad Federal de Sergipe, São Cristóvão (Brasil)

Introducción Ariano Suassuna nacido en Paraíba, nordeste de Brasil, es autor de importantes obras teatrales como O auto da Compadecida (1955), O Santo e a porca (1957) y A farsa da boa preguiça (1960). Además de dramaturgo y poeta es novelista. Escribió dos novelas: la primera, O Romance d’A Pedra do Reino e o príncipe do sangue do vai-e-volta (1971) y la segunda, História d’O Rei Degolado nas caatingas do sertão ao sol da Onça Caetana. Romance armorial e novela romançal brasileira. (1976). Este segundo libro es una continuación del primero y fue rechazado por el mismo autor, quien lo consideró extremadamente autobiográfico. En los años 70, Suassuna encabezó un movimiento estético denominado “Movimiento Armorial”, su objetivo principal era crear un arte brasileño erudito a partir de las raíces populares de la cultura del nordeste de Brasil. Este movimiento abarcó diversas artes: música, pintura, danza, teatro, cine y literatura entre otras. Su libro O Romance d’A Pedra do Reino, nuestro objeto de estudio, es un claro ejemplo de esa búsqueda de un arte erudito creado a partir del popular. La literatura popular que está en la base de las novelas de Suassuna es la literatura de cordel brasileña, la cual proviene de los romanceros ibéricos medievales y renacentistas traídos por los portugueses durante la colonización de Brasil y que sobreviven en Brasil hasta hoy tanto en forma oral como escrita. Creemos que Suassuna es, entre los escritores brasileños, el que más recibió influencias de los escritores españoles, especialmente los del siglo de Oro. La crítica1 suassuniana nombra a Calderón de la Barca, 1

Idelette Muzart Fonseca dos Santos (2000: 94) menciona, además de poetas portugueses y brasileños (Gil Vicente, José de Alencar y Euclides da Cunha), a Calderón

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Desplazamientos culturales: migraciones e identidades

Quevedo, Cervantes y Lorca, entre otras fuentes del teatro y de la prosa suassuniana. En el caso de Cervantes y su obra, además de los críticos, el mismo escritor lo cita varias veces en entrevistas concedidas. En la entrevista a la Revista Signum, Suassuna afirma que su obra está dividida en dos “hemisferios”: uno cervantino y el otro dantesco, y que el “hemisferio Dante” está relacionado con su poesía, mientras el “hemisferio Cervantes” con su prosa. Según el escritor, en su libro Romance d’A Pedra do Reino, hay una fusión de esos dos hemisferios: A.S: O romance que estou escrevendo tem um “hemisfério Dante” e um “hemisfério Cervantes”. (...) Dante seria o responsável por meu “hemisférioRei” e Cervantes, pelo que tenho de “hemisfério-Palhaço”, as duas polaridades da alma humana, que lhe dão equilíbrio. S: Esse “hemisfério-Palhaço”, com acentuadas ressonâncias circenses, ligase à parte cômica de sua produção; e o “hemisfério-Rei”? A.S: À minha poesia, o que considero de mais elevado e nobre. Ela veio de lá. Também no Romance da pedra do reino, porque ele é uma tentativa de fusão dos dois hemisférios. Tanto que tem ali um Rei... mas degolado. (Signum, 2004: 229)

El objetivo de nuestra investigación2 es buscar ese “hemisferio Cervantes” en O Romance d’A Pedra do Reino. Muchos críticos3 se dedicaron a la influencia de la picaresca que, seguramente, está presente en el libro. El protagonista de la historia, D. Pedro Dinis Ferreira-Quaderna, cuenta su vida a un corregidor para defenderse de acusaciones de asesinato y subversión. El testimonio servirá de borrador para el libro que Quaderna está escribiendo. El argumento nos remite a la historia del pícaro Lazarillo de Tormes. Por otra parte, Dinis Quaderna es un Don Quijote. Es un loco megalomaníaco, que pretende ser “el escritor del genio de la raza”, el emperador de Brasil y el sumo sacerdote del “catolicismo-sertanejo”, una secta fundada por él. Puede parecer incoherente decir que el personaje es picaresco y a la vez quijotesco, ya que el pícaro es astuto y Don Quijote es un ingenuo. Sin embargo, en nuestra opinión, esas dos vertientes de la personalidad de Quaderna conviven en perfecta armonía, y, a nuestro modo de ver, su parte quijotesca existe en función de la parte picaresca. El protagonista-narrador pícaramente actúa como

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de la Barca, Lorca y Cervantes. Carlos Newton Junior (2000) habla sobre el entusiasmo de Suassuna al conocer el teatro de Lorca y cita la presencia de la trágica expresión “la vida es sueño”, de Calderón, en la poesía de Suassuna. Ligia Vassallo (2000) cita el Gran Teatro del mundo de Calderón como una fuente para el teatro suassuniano. Nuestro trabajo de investigación cuenta con el apoyo del CNPq. Véase la excelente tesis doctoral de Cardoso, Cavalaria e picaresca no Romance d’A Pedra do Reino, de Ariano Suassuna (2010), también González, A saga do anti-herói (1994).

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Quijotismo y picaresca en el Romance d’A Pedra do Reino

un Don Quijote con la intención de librarse de las acusaciones que se le imputan. Intentaremos, en este capítulo, mostrar algunos elementos que corroboran nuestra teoría de que Don Quijote es una especie de máscara utilizada por el pícaro Quaderna para justificar sus acciones y defenderse de las acusaciones que se le atribuyen. Para ello, procuramos, inicialmente, cotejar a los dos protagonistas (Don Quijote y Quaderna) enfocando el tema de la locura; y, posteriormente, establecer una comparación entre dos episodios: la aventura de los molinos de viento (capítulo VIII de la primera parte del Quijote) y el encuentro de Quaderna con la Piedra del Reino (folleto XXI)4 mostrando cómo el perspectivismo5 es un elemento que justifica las acciones de Quaderna. El presente trabajo se inserta en la temática de las migraciones culturales ya que estamos ante un fenómeno que borra las fronteras entre la literatura española y la brasileña: la migración de las características de una novela española del siglo XVII a una novela brasileña del siglo XX.

Don Pedro Dinis Ferreira-Quaderna y Don Quijote Empecemos este apartado haciendo una comparación entre los proyectos de vida de los dos personajes. Cada uno de ellos tiene un proyecto de vida gracias al cual pueden ser considerados locos. Don Quijote, de tanto leer libros de caballerías y creer en la fantasía inherente a ese género literario, decide seguir el ejemplo de sus héroes, hacerse caballero andante y salir por los caminos a salvar doncellas y ayudar a los desvalidos. El viejo y pobre hidalgo pretende ser un fuerte y valeroso caballero andante. Quaderna, a su vez, pretende ser Rey del Quinto Imperio de Brasil –este imperio abarcaría además de Brasil, a todos los países del tercer mundo–; quiere escribir la obra del Genio de la Raza –una obra que abarque toda la literatura universal– y funda la religión “católicosertaneja”, de la cual se declara el máximo sacerdote. Podemos decir que el proyecto de vida de Quaderna es verdaderamente quijotesco aunque más ambicioso. Si comparamos los dos proyectos, notamos que coinciden en un punto: la Literatura. Mientras Don Quijote decide ser personaje de un libro, Quaderna opta por ser escritor, pero como narra su propia historia es también personaje. Sin embargo, mientras Don Quijote está imbuido de nobles ideales, la intención de Quaderna, a su vez, es utilizar la literatura como un pretexto para mentir al corregidor, una manera de escamotear la realidad. Es su lado pícaro en acción. Si el testimonio es el borrador 4 5

El libro de Suassuna está dividido en “folletos”, no en “capítulos”. Es como si cada capítulo fuera un folleto de cordel. Por “perspectivismo”, nos referimos a los diferentes puntos de vista con los que los personajes cervantinos observan la realidad.

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de su libro, es, por lo tanto, ficción; dice el narrador: “Tirando, depois, certidão por certidão de cada depoimento, obterei, escrito, por Margarida, no fim, o material bruto da Epopéia” (Suassuna, 2007: 346). Maximiano Campos (2007: 751), comparando a Don Quijote con Quaderna, afirma que el primero se vuelve loco de tanto leer libros de caballería y decide vivir las aventuras leídas, el segundo, a su vez, de tanto leer y discutir la Literatura decide escribir una epopeya. Como podemos observar, en un primer momento, también Alonso Quijano piensa escribir una novela de caballerías en lugar de vivirla. En el primer capítulo del Quijote, el narrador nos dice que Alonso Quijano se sintió motivado a escribir una continuación del libro de Feliciano de Silva, ya que ese autor había dejado su libro inconcluso prometiendo la referida continuación: “(...) Pero, con todo, alababa en su autor aquel acabar su libro con la promesa de aquella inacabable aventura, y muchas veces le vino deseo de tomar la pluma e dalle fin al pie de la letra como allí se promete: y sin duda lo hiciera, y aun saliera con ello, si otros mayores y continuos pensamientos no se lo estorbaran”. (Cervantes, 1998: 38) Al elegir ser el autor, Quaderna se aventaja al Caballero de la Triste Figura porque no sufre violencia física. Aunque Suassuna haya afirmado a la investigadora María Aparecida Lopes Nogueira que Quaderna no es cobarde sino un estratega,6 se nota que el personaje elige la posición de escritor precisamente porque en la literatura, él puede participar en sangrientas batallas sin derramar una gota de sangre, sin lastimarse. Quaderna sueña ser un príncipe o un “cangaceiro” como algunos personajes de la literatura de cordel brasileña, pero “se eu me tornasse o Gênio da Raça Brasileira, poderia alcançar tudo isso sem matar ninguém e também sem ter a garganta cortada, destino de todo Guerreiro que se preza” (Suassuna, 2007: 541). Don Quijote a su vez es valiente y, como sabemos, constantemente apaleado. Don Quijote quiere ser un caballero andante y actúa como tal, Quaderna, en determinado momento también quiere ser un caballero, pero no un verdadero caballero, es decir, el personaje quiere solamente obtener un título de caballero. Al final del libro, cuando el sospechoso Dr. Pedro Gouveia le ofrece títulos de nobleza a Quaderna, a Samuel y a Clemente, Quaderna prefiere ser Caballero a ser Comendador. Cuando Samuel le dice a Quaderna que el título de Comendador es más importante que el de Caballero, Quaderna contesta: –“Mas o de Cavaleiro é mais bonito” –teimei– “Sempre desejei ser declarado oficialmente, epis6

En Ariano Suassuna, O cabreiro tresmalhado, la autora citada nos cuenta que le dijo a Suassuna que consideraba a Quaderna un cobarde, a lo que el escritor le responde: “Quaderna não é um covarde, é um estrategista. É muito esperto, finge-se de besta diante do Corregedor para enganá-lo e se livrar da prisão” (Nogueira, 2002: 30).

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copalmente, regiamente, Cavaleiro, e minha oportunidade é essa: não quero ser Comendador, não, quero ser é Cavaleiro!” (Suassuna, 2007: 670). La imagen de Alonso Quijana en su biblioteca es recurrente especialmente en la iconografía del Quijote. El libro es el gran villano que hace que nuestro personaje pierda el juicio. Quaderna también tiene una estrecha relación con los libros, pues es bibliotecario e incluso vive en la biblioteca. Fragmentos de libros de caballería y del romancero son a menudo recitados por Don Quijote. Quaderna también cita varias fuentes literarias tanto de la literatura erudita como de la popular. De hecho, el personaje es un auto-proclamado “diascevasta”,7 es decir, un compilador de textos y su “Obra de la Raza”, de acuerdo con el mismo Quaderna, debe contener todos los libros de la literatura universal, es decir, será una compilación de la literatura universal. Sin embargo, existe una diferencia significativa con respecto a las dos locuras, la “quadernesca” y la quijotesca. Don Quijote es tenido por un loco de remate tanto por el narrador como por los personajes de la obra de Cervantes. El narrador en el primer capítulo dice: “En resolución, él se enfrascó tanto en su lectura, que se le pasaban las noches leyendo de claro en claro, y los días de turbio en turbio; y así, del poco dormir y mucho leer, se le secó el celebro (sic) de manera que vino a perder el juicio” (Cervantes, 1998: 38). El personaje Don Diego de Miranda, en el capítulo 18, de la segunda parte del Quijote define la locura de Don Quijote por una mezcla de locura y cordura: “(...) él (Don Quijote) es un entreverado loco, lleno de lúcidos intervalos” (Cervantes, 1998: 776). La locura de Quaderna, a su vez, es una locura fingida. Al comparar Quaderna y Don Quijote, Suassuna confirma la cordura del personaje: Agora, no que respeita ao Quixote, particularmente, eu noto uma diferença entre ele e Quaderna. É que D. Quixote enlouquece lendo os livros de cavalaria e acredita em tudo aquilo. Quaderna, não. O texto que apresenta bem claramente a diferença dele para o Quixote está em quando ele diz: “Minha vida cinzenta, feia e mesquinha de menino sertanejo, reduzido à pobreza e à dependência pela ruína da fazendo do pai”. Quer dizer, ele sabe que a vida é triste, dura, feia, áspera, e lança mão do folheto e dos espetáculos populares como defesa. Mas tudo lucidamente. Ele é lúcido. (Felinto, 1991)

En nuestra opinión, la locura en la obra tiene dos funciones: a) por una parte, para el pícaro Quaderna, es interesante ser considerado loco por el corregidor, pues éste sería un motivo para justificar sus acciones 7

“Diascevasta” en portugués significa: “crítico encargado de compilar y revisar los textos atribuidos a Homero. Revisor y crítico de obras ajenas.” (Dicionário Houaiss, traducción nuestra).

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subversivas y no ir a la cárcel; otra vez vemos aquí la conjunción de quijotismo y picaresca de la cual hablamos al principio de este texto; b) por otra parte, la locura es atributo de los grandes poetas. Para convertirse en el “Genio de la Raza”, según su teoría, Quaderna debe no sólo ser como los grandes escritores, sino superarlos tanto literaria como físicamente. Al fingirse loco, Quaderna quiere mostrar que es un poeta tomado por la locura divina.8 Uno de estos escritores, con el cual Quaderna busca identificarse, es Cervantes. Aunque Quaderna intente engañar al corregidor para no ser arrestado, la novela empieza en media res con el narrador encarcelado. El lector sabe de antemano que, al final, Quaderna va a la cárcel. Acordémonos que Cervantes fue a la cárcel más de una vez durante su vida y se cree que en ella escribió el Quijote. En el prólogo del libro, Cervantes dice que el Quijote es la historia de “un hijo seco, avellanado, antojadizo y lleno de pensamientos varios y nunca imaginados de otro alguno, como quien se engendró en una cárcel” (Cervantes, 1998: 9). A imitación de Cervantes, Quaderna escribe parte de su obra en la prisión. Otra información que nos da Quaderna y que lo acerca a Cervantes es en relación con su trabajo: “(...) desde o tempo em que eu fora cobrador de impostos (...)” (Suassuna, 2007: 273). También Cervantes, durante su vida, ejerció la función de recaudador de impuestos. Otro punto que quisiéramos destacar es en relación con el linaje de los dos personajes. Como se puede deducir del primer capítulo de la obra de Cervantes, Alonso Quijana es un hidalgo decadente, figura existente en la realidad de la España del siglo XVII. Con respecto a su nombre, el narrador no lo considera importante para la historia y le asigna al hidalgo algunos apellidos posibles: “Quijada”, “Quesada”, “Quijana”. Poco se sabe de los antepasados del hidalgo o sobre su vida antes de los cincuenta años, su edad cuando se vuelve loco y decide convertirse en un caballero. El caballero es incluso criticado por haberse puesto el nombre “Don Quijote”, pues la forma de tratamiento “don” era utilizada solamente por los nobles. En el capítulo 2 de la segunda parte del Quijote, cuando Sancho le dice a Don Quijote que sus aventuras se han publicado, el Caballero quiere saber la opinión popular sobre la obra, a lo que Sancho responde: “–Pues lo primero que digo –dijo– es que el vulgo tiene a vuestra merced por grandísimo loco, y a mí por no menos mentecato. Los hidalgos dicen que, no conteniéndose vuestra merced en los límites de la hidalguía, se ha puesto don y se ha arremetido a caballero con cuatro cepas y dos yugadas de tierra, y con un trapo atrás y otro adelante” (Cervantes, 1998: 643). Quaderna es también un hidalgo pobre: “Eu não era mais Dom Pedro Dinis Ferreira-Quaderna, fidalgo 8

Sobre la locura divina de los poetas, véase Curtius (1996).

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arruinado e pobre (subrayado nuestro), escrivão e astrólogo do Cariri: era Dom Pedro IV, o Decifrador, Rei e Profeta do Quinto Império e da Pedra do Reino do Brasil.” (Suassuna, 2007: 151). Sin embargo, de Quaderna conocemos no sólo su infancia, sino también su genealogía, ya que sería un descendiente del rey Don João Ferreira-Quaderna, el Execrable, que sería, según el narrador, el “verdadero” rey de Brasil. Don Quijote es un hidalgo ocioso y decadente, que se pasa el día leyendo, porque, en aquel entonces, el trabajo era considerado indigno para los nobles. En Suassuna, tanto Quaderna como sus hermanos, tras la ruina de la familia, evitan trabajos de baja categoría y se dedican a las armas, a la Iglesia o a las letras: (...) Quando da nossa ruína econômica, nós, filhos legítimos de meu Pai, vimo-nos em situação difícil. Primeiro, nenhum de nós queria decair ao ponto de caixeiro ou empregado de comerciantes, burgueses mesquinhos a quem servir seria uma desonra para simples filhos de Fidalgos: quanto mais para nós, descendentes de Dom João II, o Execrável! Além disso, a terra que, segundo o genealogista Carlos Xavier Paes Barretto, é indissoluvelmente ligada à Fidalguia, em nosso caso não valia mais um vintém, retalhada entre os bastardos de meu Pai! Saímos, então, por portas travessas. Manuel, o mais velho, foi ser Vaqueiro, no Sertão do Sabugi. Francisco, tendo entrado na “Guerra de Doze”, tomou gosto pela vida errante e tornou-se “cabra-do-rifle”. Antônio verificou praça na Polícia, indo assim fazer companhia a Francisco como fidalgo-de-espada. E como os Vaqueiros são pequenos-fidalgos, a serviço dos “ricos-homens” que são os Fazendeiros, estavam agora, todos três, com seus problemas razoavelmente solucionados. Quanto a mim, incapaz de cavalarias, meu Pai me destinou à carreira eclesiástica, que, podendo me levar até o posto de Bispo, poderia me tornar Príncipe da Igreja, dignidade quase tão alta quanto a dos Reis, meus antepassados. Por isso, fui enviado ao vetusto Seminário da Paraíba, onde entrei, já taludo, aos vinte e um anos, em 1918, sendo expulso em 1923. Mas em 1924, com a ascensão do prestígio político de meu Padrinho, terminei nomeado Bibliotecário, Tabelião e Coletor, o que me proporcionou um ócio remunerado de fidalgo de toga, ainda insuficiente, porém real. (Suassuna, 2007: 177-178)

Tanto Quaderna como Don Quijote llevan una vestimenta peculiar que representa su locura. Don Quijote, en el primer capítulo de la obra de Cervantes, lleva una vieja armadura, que había pertenecido a sus bisabuelos. Esta armadura es motivo de risa de los que lo veían, pues era una vestimenta anacrónica, dado que la caballería andante ya no existía. En el capítulo 21 de la primera parte, el caballero embiste contra un barbero y le “roba” la bacía alegando ser aquella el famoso yelmo de Mambrino. Sancho, a su vez, ve el objeto como es, o sea, como una 125

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bacía: “Por Dios, que la bacía es buena y que vale un real de a ocho como un maravedí” (Cervantes, 1998: 225). Para Don Quijote, sin embargo, la bacía es un “yelmo de oro” (Cervantes, 1998: 224), “de oro purísimo” (Cervantes, 1998: 226). En el capítulo 44 de la primera parte, Sancho se refiere a la bacía por el nombre de “baciyelmo”, porque ella sería una bacía y un yelmo a la vez: – Miren vuestras mercedes con qué cara podía decir este escudero que esta es bacía, y no el yelmo que yo he dicho; y juro por la orden de caballería que profeso que este yelmo fue el mismo que yo le quité, sin haber añadido en él ni quitado cosa alguna. – En eso no hay duda –dijo a esta sazón Sancho–, porque desde que mi señor le ganó hasta agora no ha hecho con él más que una batalla, cuando libró a los sin ventura encadenados; y si no fuera por este baciyelmo, no lo pasara entonces muy bien, porque hubo asaz de pedradas en aquel trance. (Cervantes, 1998: 520)

Este objeto –que en la iconografía de Don Quijote se convierte en una de sus señas de identidad– representa, en la obra de Cervantes, a nuestro modo de ver, la yuxtaposición de lo sublime y lo grotesco, pues si por una parte el baciyelmo es un casco de oro, por otra se trata de una insignificante bacía de barbero. Si Don Quijote se considera caballero andante, Quaderna se autodenomina “Dom Pedro IV, Rei do Quinto Império e do Quinto Naipe, Profeta da Igreja Católico-Sertaneja e pretendente ao trono do Império do Brasil” (Suassuna, 2007: 33). Como Don Quijote –que se viste como un caballero andante– Quaderna también lleva ropas inusuales. En el folleto LXXI, Quaderna cuenta al corregidor sobre su comida ritual, para la cual lleva una vestidura especial: (...) Comecei, por minha vez, a fazer meus preparativos para almoçar no Lajedo, onde iria cumprir alguns rituais altamente importantes e eficazes da Igreja Católica-sertaneja. Por isso, teria de cumprir certas obrigações litúrgicas, vestindo-me de modo especial: calça e camisa “gandola” cáquis, alpercatas-de-rabicho e chapéu de couro estrelado de metal à cabeça, com signode-salomão e tudo. Tinha, ainda, o manto, é verdade. Mas este (...) só tenho coragem de vesti-lo na estrada, longe dos olhares dos indiscretos da Vila. (...). Então tirei do bolso da carona o Manto litúrgico. Explico isso, porque tenho outro, o régio, feito de pedaços costurados de couro de Onça e GatoMaracajá. Mas aquele era o Manto profético, feito de pano vermelho, cortado por uma Cruz de ouro e tendo quatro crescentes, também de ouro, colocado nos quatro quadriláteros vermelhos formados pelos braços da Cruz. (...). (Suassuna, 2007: 544-545)

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La vestimenta color caqui compuesta por pantalones, camisa “gandola” y alpargata de “rabicho” está relacionado con la ropa de los “cangaceiros”, como nos informa el mismo Quaderna: Minhas roupas acangaceiradas valiam-me os maiores escárnios por parte de Samuel. Diz ele que minha roupa cáqui me faz parecer “um corumba, vigia de Senhor de Engenho”. Quando me volto para Clemente, em busca de solidariedade sertaneja, sou mal recebido. O Filósofo acha que há “uma certa falta de compostura e um certo fingimento nessas fantasias acangaceiradas”. (Suassuna, 2007: 172)

Al contar sobre la mencionada comida al corregidor, Quaderna describe algunos de los accesorios que lleva: (...) Naquele dia, como já disse, meu rifle “Seridó” já ia amarrado no arção da sela. Minha legendária espada “Pajeú” já estava pendurada à minha cintura. Assim, empunhei meu Ferrão sagrado e real, isto é, minha legendária lança “Cariri”, a aguilhada sertaneja que me serve, ao mesmo tempo, de Cetro real, de Báculo profético e de Lança guerreira. E como já estava com meu chapéu de couro estrelado à cabeça, completei-o com a parte superior de metal, formando, assim, a legendária Coroa de couro e prata do Sertão. Agora, eu, Dom Pedro Dinis Quaderna, O Decifrador, podia me considerar legitimamente e liturgicamente vestido com as roupagens e insígnias indicadoras da minha qualidade de soberano, profeta e grão-mestre da “Ordem do Reino”. (Suassuna, 2007: 547)

Así como el Caballero de la Triste Figura, Quaderna lleva una vestimenta peculiar, su ropa caqui es ridiculizada por sus preceptores Samuel y Clemente. Sin embargo, a diferencia de Don Quijote, Quaderna evita ser visto con el manto, por temor a las reacciones de los “indiscretos da Vila”.9 El manto, la espada y el Aguijón (la “aguilhada” que sirve simultáneamente de Báculo sagrado y lanza guerrera), accesorios que llevan los reyes y sacerdotes, junto con la ropa “acangaceirada” evocan la conjunción de lo alto y lo bajo, lo sagrado y lo profano. Lo mismo ocurre con el sombrero/corona utilizado por Quaderna, que, en nuestra opinión, tiene una estrecha relación con el Baciyelmo de Don Quijote. En la cabeza, Quaderna lleva el “sombrero de cuero estrellado de metal”, que, lejos de las miradas de los curiosos, se completará con la “parte superior de metal” componiendo tal corona. Destacamos la expresión “Coroa de couro e prata”, en la cual se hace, en portugués, un retruécano con la expresión “Coroa de ouro e prata”, ya que la diferencia entre el “couro” y “ouro” es solo una letra. En nuestra opinión, así como el baciyelmo, esta corona conjuga lo sublime y lo grotesco, lo alto y bajo, lo sagrado y lo profano. En el caso 9

El hecho de que Quaderna vista el manto lejos de las miradas de los habitantes de su pueblo confirma la locura fingida del personaje.

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de la corona Quaderna, hay una yuxtaposición del popular sombrero de cuero (accesorio típico del nordeste de Brasil utilizado por ganaderos y “cangaceiros”) con una corona de plata, lo que nos llevaría a pensar también en la unión de lo popular con lo erudito, base del movimiento armorial encabezado por Suassuna. En esta breve comparación, podemos notar que Quaderna –tanto como Don Quijote– puede ser considerado un loco, pero a diferencia del personaje cervantino, la locura del personaje suassuniano es una locura fingida. Los dos visten ropas peculiares, por las cuales pueden ser considerados locos: la antigua y mohosa armadura y el baciyelmo en el caso de Don Quijote; y la ropa “acangaceirada”, manto real-litúrgico y corona de cuero y plata, en el caso de Quaderna. El hecho de que Quaderna no salga en público vestido tan peculiarmente corrobora la idea de que él, con segundas intenciones, se finge loco. Como hemos dicho, en nuestra opinión, Quaderna pícaramente se finge loco quijotesco para escapar de las acusaciones. Notemos que aunque él no quiera parecer loco ante los habitantes de su pueblo, no le importa ser considerado loco por el corregidor y hasta pone de relieve esta faceta confirmándole al corregidor su locura. Como vimos, la locura de los dos personajes coincide en el ámbito literario: Don Quijote vive las aventuras de un personaje literario y Quaderna es escritor y personaje a la vez. El hecho de que el testimonio es una obra de ficción le permite al pícaro Quaderna mentir al corregidor. La literatura y las artes en general permiten que Quaderna distorsione la realidad en beneficio propio. Esta afirmación se evidencia en la comparación entre la aventura de los molinos de viento y el momento en que Quaderna encuentra las famosas Piedras del Reino, conforme a lo que veremos adelante.

Molinos y piedras Uno de los episodios más famosos del Quijote es el de los molinos de viento. Para Riley (2001), esa fama se debe a que este episodio evoca “todo el contexto quijotesco”. Como sabemos, en este episodio Don Quijote ve los molinos y cree tratarse de gigantes, seres fantásticos de los libros de caballería: – La aventura va guiando nuestras cosas mejor de lo que acertáramos a desear, porque ves allí, amigo Sancho Panza, donde se descubren treinta o poco más desaforados gigantes, con quien pienso hacer batalla y quitarles a todos las vidas, con cuyos despojos comenzaremos a enriquecer, que esta es buena guerra, y es gran servicio de Dios quitar tan mala semiente de sobre la faz de la tierra. (Cervantes, 1998: 94-95)

Sancho, a su vez, ve la realidad: 128

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– ¿Qué gigantes? –dijo Sancho Panza. –Aquellos que allí ves –respondió su amo–, de los brazos largos, que los suelen tener algunos de casi dos leguas. – Mire, vuestra merced –respondió Sancho– que aquellos que allí se parecen no son gigantes, sino molinos de viento, y lo que en ellos parecen brazos son las aspas, que, volteadas del viento, hacen andar la piedra del molino. (Cervantes, 1998: 95)

Por lo tanto, tenemos, en este episodio una confrontación entre la ficción y la realidad: gigantes versus molinos. En nuestra opinión, semejante choque ocurre en el citado folleto del libro de Suassuna. Quaderna emprende un viaje con su hermano Malaquias y su amigo, el fotógrafo y poeta Euclydes Villar, para conocer personalmente la Piedra del Reino.10 En el folleto V, titulado “Primeira Notícia dos Quadernas e da Pedra do Reino”, Quaderna nos cuenta la historia de su familia con el propósito de justificar su ascendencia real. Esta historia comienza en 1838, cuando su abuelo, Don João Ferreira Quaderna, preside una secta religiosa y provoca un asesinato en masa a los pies de la Piedra del Reino. En el referido folleto V, en vez de contar la historia por su boca, Quaderna cita literalmente las palabras de un cronista del siglo XIX, Antonio Áttico de Souza Leite, quien describe la Piedra del Reino: O genial Acadêmico sertanejo Antonio Áttico de Souza Leite, nascido ali por perto, fala delas assim, na Crônica-epopéica intitulada Memórias sobre a Pedra Bonita, ou Reino Encantado, na Comarca de Vila Bela, província de Pernambuco, escrita em 1874 e apresentada em memorável sessão do “Instituto Arqueológico de Pernambuco”: “A Pedra Bonita, ou Pedra do Reino, como lhe chamam hoje, são duas pirâmides imensas de pedra maciça, de cor férrea e de forma meio quadrangular, que, surgindo do seio da terra defronte uma da outra, elevam-se sempre à mesma distância, guardando grande semelhança com as torres de uma vasta Matriz, a uma altura de 150 palmos (ou seja, 33 metros). A que fica para o lado do Nascente, em conseqüência de uma espécie de chuvisco prateado de que está coberta, de meia altura para cima, e que parece infiltração de malacacheta, adquiriu o nome de Pedra Bonita, em completo prejuízo da companheira. Ao Poente, e logo na extremidade da segunda pirâmide, ou Torre, há uma pequena sala meio subterrânea, a que chamavam Santuário, pois só por ser o lugar onde primeiro entravam os noivos, depois de casados pelo falso Sacerdote da seita, o intitulado Frei Simão, como porque era ali que o Vaticinador, o execrável Rei João Ferreira-Quaderna, afirmava, em suas práticas, que ressuscitariam, com El-Rei Dom Sebastião, todas as vítimas que lhe fossem oferecidas. Ao Sul desta sala, porém, próximas dela, elevam-se várias pedras grandes, sobre10

Utilizamos la expresión “Pedra do Reino” en portugués en el título de la obra de Suassuna, pero traducimos la expresión al español cuando nos referimos a las rocas conocidas como “Pedras do Reino”, que existen en Pernambuco a las cuales se refiere el autor.

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postas umas às outras, as quais formam uma espécie de caramanchão abobadado. Este lugar tinha o nome de Trono, ou Púlpito, por ser dele que ElRei Dom João Ferreira-Quaderna, inculcado Profeta, pregava a seus sectários. Cerca de 200 braças ao Norte das duas Torres, existe um Penedo colossal, cuja concavidade natura, na parte inferior, formava um grande esconderijo que, aumentado por uma profunda escavação, adquiriu proporções para comportar o número de 200 pessoas. Este lugar é conhecido pelo nome de Casa-Santa, por ser ali que o perverso e execrável Rei João Ferreira-Quaderna recolhia e embriagava os seus associados, ministrando-lhes beberagens, todas as vezes que pretendia vítimas voluntárias para o Reino”. (Suassuna, 2007: 67)

Inducido para la lectura de Souza Leite y sin conocer las piedras personalmente, Quaderna las consideraba (...) as Torres do meu castelo, da Catedral encantada que os reis, meus antepassados revelaram como pedras angulares do nosso Império do Brasil (Suassuna, 2007: 66) (...) todas as vezes que eu me lembrava dos dois rochedos gêmeos da Pedra do Reino era como se eles fossem, além da Catedral Soterranha que os Reis, meus antepassados tinha revelado, a Fortaleza e o Castelo onde se fundamenta a realeza do nosso sangue. (Suassuna, 2007: 69)

Según Quaderna, en 1838, el cura Francisco José Correia de Albuquerque hizo un dibujo de la roca y lo publicó junto con el texto de Souza Leite. Quaderna pide a su hermano Taparica que, basado en el dibujo del sacerdote y la descripción de Souza Leite, haga un grabado de la Piedra del Reino. En el grabado de Taparica, las rocas parecen gigantescas en relación con los otros elementos del grabado (árboles, gente etc.).11 En el folleto XXI, Quaderna ve por primera vez la Piedra del Reino, que conocía hasta entonces solamente por la crónica de Souza Leite y el dibujo del sacerdote. Su reacción es de total desilusión: Infelizmente, porém, se, do ponto de vista fatídico e astroso, o local do Castelo correspondia perfeitamente ao sonho régio do meu sangue, do ponto de vista da arte houve algumas decepções que, a princípio, sangraram um pouco no meu orgulho, diante das duas Torres de pedra. É verdade que a culpa não foi delas, foi do Padre, que desenhara a gravura, e de Souza Leite, que as descrevera. (...) Eram, de fato, bastante altas, mas não tanto quanto os dois diziam. Teria cerca de vinte metros, e não trinta, como eles afirmavam. Espantaram-me, então as patranhas de dois homens sérios, um, padre, o outro, Acadêmico. Só depois, quando comece a entender melhor as coisas, a estudar mais o estilo epopéico e profético foi que me certifiquei que a patranha é uma das características indispensáveis às Tragédias, Profecias e 11

El grabado se reproduce en la obra de Suassuna en la página 70.

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Crônicas-epopéicas como as deles (...). Acontece que lá, ficando na mesma posição da gravura (do padre), as duas pedras se apresentavam bastante diferentes, uma muito mais larga e mais fina com uma torção que, no topo, desfigurava a imagem ideal e gloriosa que eu forjarem meu sangue, durante todos aqueles anos, confiado nas Epopéias que homens conspícuos e acadêmicos tinham escrito. Outra coisa que me deixou inconsolável: Antônio Áttico de Souza Leite afirmara que uma das pedras, a Bonita, do meio para cima era incrustada por uma espécie de chuvisco prateado, causado por “infiltrações de malacacheta”. Agora, eu olhava e não via nada disso. Por mais que eu olhasse, de todas as posições, não havia jeito de ver chuvisco de prata nenhum! Nenhuma incrustação que me sugerisse o ouro, a prata e o sangue de Aragão da Cantiga de La Condessa! Não via também as manchas do sangue do Rei, sangue que, segundo as legendas sertanejas, permanecia vivo e vermelho, na Pedra, nos lugares em que ele a tocara, já ferido de morte. Por todo lado eu só via mesmo, eram as manchas ferrujosas de líquenes secos, que nós chamamos, aqui no Sertão, de “mijo-de-mocó” – o que era decepcionante e desmoralizador! (Suassuna, 2007: 146-147)

Al comunicar su desilusión al poeta y “descifrador” Euclydes Villar, Quaderna recibe una verdadera lección de literatura: [Euclydes Villar] Achava as pedras, assim paralelas, maciças e de cor férrea, “terrivelmente impressionadoras”, talvez porque, sem ter lido antes o que lera, nunca esperava demais, nem criara, a respeito delas, as imagens gloriosas, monárquicas e prateadas que eu alimentara em meu sangue. Quanto ao “chuvisco prateado” de Souza Leite, Euclydes Villar se espantava de que eu, Poeta e Acadêmico, me decepcionasse com as pedras e reclamasse contra a invenção fantasiosa do genial escritor pernambucano do século XIX. Segundo Villar, assim era o Mundo e assim era a Literatura! Nas coisas do mundo, os “chuviscos de prata” nunca ou raramente existiam, e o “sangue vermelhos das pedras, conservado vivo e fresco durante todo o tempo” era sempre, de fato, na mesquinha realidade, simples mijo-de-mocó. Se a gente não mentisse um pouco, “ajudando as pedras tortas e manchadas do real a brilharem no sangue vermelho e na prata, nunca elas seriam introduzidas no Reino Encantado da Literatura!” Euclydes Villar, lembrou-me, ainda, que todos os Poetas brasileiros mentiam assim, principalmente Alberto de Oliveira e Olavo Bilac, que viam jóias, ouros, pratas e pedras preciosas em todo canto. (...) Quanto às dessemelhanças que eu notara entre as duas pedras, Euclydes Villar me garantiu que “tudo era uma questão de saber olhar”. Como fotógrafo e Mestre em sua Arte, quando chegássemos a Serra Talhada e ele revelasse as chapas que estava tirando, iria me mostrar como a gravura do Padre, “devidamente corrigida pela Arte”, estava “mais certa” do que aquela imagem real e grosseira que eu, sem ser artista, estava me obstinando em ver ali. (Suassuna, 2007: 148-149)

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Euclydes Villar fotografía las rocas.12 Cuando Quaderna ve la fotografía constata la teoría de Villar de que “tudo era uma questão de saber olhar”, Quaderna dice: “Fiquei boquiaberto, porque ele [Villar] descobrira mesmo, uma posição, vista da qual as duas pedras pareciam, de fato, as torres do Castelo do meu Império” (Suassuna, 2007: 152). Al retornar a su ciudad, Taperoá, Quaderna le pide a su hermano Taparica que haga un grabado, en madera, a partir de la foto de las rocas. Al observar la foto, Taparica menciona el formato fálico de la roca más grande: – Além disso, a pedra mais alta é meio safada, Dinis, indecente como o diabo! – Indecente? Indecente por quê? – Parece uma totoca! – É mesmo! – concordei, espantado. (...) (Suassuna, 2007:153)

Y realiza un grabado, destacando el formato de pene de las roca más alta.13 Finalmente, a pedido de Quaderna, Taparica hace otro grabado: un emblema en el cual inserta las Piedras del Reino.14 Aquí, las rocas están dibujadas de forma simétrica y sus posiciones corresponden al cetro y al báculo pastoral de la parte inferior del dibujo. Comparemos la Piedra del Reino con los molinos de viento. Los molinos de viento, así como la Piedra del Reino, son objetos reales, es decir, tanto los molinos de viento existían en los campos del Castilla, en la época de Cervantes, como la Piedra del Reino existe hoy, en la ciudad de São José do Belmonte, Pernambuco. Los dos objetos se asemejan, dado que ambos son altas estructuras que hacen que el ser humano parezca pequeño ante ellos. Tanto Don Quijote como Quaderna parten de la lectura de un texto – y una imagen, en el caso de Quaderna– para ver la realidad. Don Quijote ve lo que leyó, es decir, la ficción, los gigantes; Quaderna, a su vez, no ve lo leído, sino la realidad. En este momento, Quaderna se asemeja más a Sancho, que en vez de gigantes ve molinos. El papel de Don Quijote, a su vez, está a cargo del poeta Euclydes Villar, que curiosamente, ve lo que no leyó. Sin embargo, Villar funciona, en este momento, como un maestro que demuestra a Quaderna el poder mágico y transformador del arte. Y es exactamente este poder lo que también hace que Don Quijote vea más allá de la realidad. Tras este descubrimiento revelador, las rocas que, en realidad, eran más pequeñas 12 13 14

La fotografía está reproducida en la página 148 del Romance d’A Pedra do reino. El grabado también está reproducido en la página 152 de la obra de Suassuna. El emblema está en la página 159 del libro de Suassuna.

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de lo que Quaderna se había imaginado y sobre las cuales en vez de “llovizna de plata”, había “mijo-de-mocó” y que se asemejan al pene – pasaron a ser la “catedral subterránea” (‘soterranha’), la “Fortaleza”, “las torres de mi Castillo”. Notemos que, hay una mayor degradación de la realidad con respecto a las Piedras del Reino que con los molinos de viento. En Cervantes, la realidad son solamente molinos, en Suassuna la descripción de la realidad nos remite a lo “bajo”, pues tenemos referencias al “bajo vientre”: la orina en “mijo-de-mocó” y al pene en “totoca”. De cierta manera, también el episodio de los molinos no deja de ser una lección de literatura para Sancho, quien, dada su naturaleza rústica, no tiene capacidad para aprehender el “verdadero” significado de los molinos de viento. Podemos observar que en diferentes momentos, en el Quijote, el caballero actúa como un maestro y Sancho como su alumno. La gran lección de Euclydes Villar, que también se aplica al Quijote y, particularmente al episodio de los molinos del viento, es que “tudo era uma questão de saber olhar”, es decir, la percepción de la realidad depende del punto de vista adoptado. Evocamos aquí el tema del perspectivismo en la obra de Cervantes, estudiado ya extensamente por Spitzer (1961), Castro (2002) y Riley (1966) entre otros. En el caso de las Piedras del Reino, este perspectivismo pasa de lo abstracto, es decir, de la opinión que cada uno de los personajes emite sobre las rocas; a lo concreto, o sea, a la posición física tomada en relación con la roca. Quaderna afirma que “ficando na mesma posição da gravura (del cura), as duas pedras se apresentavam bastante diferentes” y, para Quaderna, Euclydes Villar había descubierto “una posición” para fotografiar que hacía que las rocas parecieran las torres soñadas para él. Por más que Quaderna “olhasse, de todas as posições” no veía la llovizna de plata y “por todo lado”, solamente veía “mijo-de-mocó”. Sin embargo, en el libro de Cervantes, tenemos solo dos puntos de vista: el de Sancho y el de Don Quijote. Las rocas, a su vez, son transformadas por la literatura (el texto de Souza Leite), por el dibujo del cura Albuquerque, por un primer grabado de Taparica, por la fotografía de Villar, otra vez por otro grabado de Taparica y, finalmente, por un último grabado, en el cual Taparica estiliza las Piedras del Reino representándolas en un emblema. Esto significa que la realidad “es corregida” por tres artes: la literatura, la fotografía y la pintura (grabado). La fotografía y los grabados ilustran la teoría de Villar, pues al pasar de un arte a otro, notamos los distintos puntos de vista sobre las rocas: la fotografía de Villar es su mirada, es decir, es la manera con la que el fotógrafo ve las piedras; el grabado de Taparica representa la manera como el grabador ve las rocas (en forma de pene) y el emblema es la mirada de Qua-

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derna, quien ve las rocas como una catedral y un castillo (la simetría con el báculo pastoral y el cetro de la parte inferior del dibujo). Así como el episodio de los molinos de viento tiene un papel significativo en la obra de Cervantes, pues, como dijo Riley (2001), evoca todo el contexto quijotesco; la Piedra del Reino tiene función primordial en la obra proyectada por Quaderna. Dado que Quaderna se considera profeta, rey y escritor, la Piedra del Reino es su catedral, su trono y el leitmotiv para su obra. Estos múltiples puntos de vista a partir de los cuales podemos observar la realidad y transformarla por medio del arte justifican las mentiras del pícaro Quaderna. Sus acciones subversivas pueden ser interpretadas de diferentes maneras, de acuerdo con la mirada de cada observador, lo que le propiciaría la posibilidad de ser considerado inocente.

Conclusión Ariano Suassuna en su Romance d’A Pedra do Reino echa mano de diversos procedimientos típicamente cervantinos como, por ejemplo, crear un personaje, cuyas acciones están directamente relacionadas con el mundo de la literatura. Don Quijote vive según los personajes de ficción15 (los héroes de los libros de caballerías) y Quaderna como escritor, inventa su propia historia, siendo autor y personaje a la vez. El proyecto de vida de Quaderna es quijotesco, pues, así como los del personaje cervantino, sus sueños son inalcanzables. Gracias a sus proyectos de vida, podemos considerarlos locos, sin embargo, la locura quadernesca, como hemos visto, es una locura fingida. Para el haz pícara del personaje, es conveniente ser considerado loco, pues esa sería una excusa para evitar la prisión que tanto teme. Por otra parte, la literatura es el elemento mágico –común a los dos personajes– que permite la distorsión de la realidad. Por ser el testimonio el borrador de su obra, o sea, ficción, el personaje puede mentir descaradamente con la intención de ser considerado inocente por el corregidor. Según el personaje Euclydes Villar, la Literatura es la magia que hace que “las piedras tuertas y manchadas de lo real” brillen “en la sangre roja y plata”.

Bibliografía Campos, M., “A pedra do Reino”, in Suassuna, Ariano. Romance d’A Pedra do Reino e o príncipe do sangue do vai-e-volta, 10ª ed., Rio de Janeiro, José Olympio, 2007, p. 745-754.

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Recordemos que Don Quijote, en la segunda parte de la obra de Cervantes, también es considerado un personaje de ficción, pues sus aventuras habían sido publicas y leídas por otros personajes.

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Quijotismo y picaresca en el Romance d’A Pedra do Reino

Cardoso, M. I. P., Cavalaria e picaresca no Romance d’A Pedra do Reino, de Ariano Suassuna (tesis), in http://www.teses.usp.br/teses/disponiveis/8/8145/ tde-16062011-132209/es.php, [Consultado el 15/01/2011]. Cervantes, M. de, El ingenioso hidalgo Don Quijote de La Mancha, 2ª edición, Edición del Instituto Cervantes dirigida por Francisco Rico, Barcelona, Instituto Cervantes-Crítica, 1998. Curtius, E. R., Literatura Europeia e Idade Média Latina, São Paulo, Edufs, 1996. Riley, E. C., “Don Quijote, del texto a la imagen”, in La rara invención: Estudios sobre Cervantes y su posterioridad literaria, Barcelona, Editorial Crítica, 2001. Riley, E. C., La teoría de la novel en Cervantes, Madrid, Taurus, 1966. Spitzer, L., “Perspectivismo lingüístico en el Quijote”, in Lingüística e historia literaria. 2ª ed., Madrid, Gredos, 1961, p. 135-187. Castro, A., El pensamiento de Cervantes, Madrid: Trotta, 2002. Felinto, M., Ariano Suassuna. Suplemento literário, Folha de São Paulo, 26/out./1991, in http://almanaque.folha.uol.com.br/leituras_16jun00.htm, [consultado el 02/12./2011]. González, M. M., A saga de um anti-herói, São Paulo, Nova Alexandria, 1994. Júnior, C. N. (org.), Almanaque armorial, Rio de Janeiro, José Olympio, 2008. Mongelli, L. M., “Ariano Suassuna entrevistado por Lênia Márcia Mongelli”, in Signum, São Paulo, no. 6, p. 211-239, 2004. Nogueira, M. A. L. O cabreiro tresmalhado. Ariano Suassuna e a universalidade da cultura, São Paulo, Palas Athena, 2002. Revista Forum, in: http://www.revistaforum.com.br/sitefinal/NoticiasIntegra. asp?id_artigo=7119, [consultado el 20/04/2010]. Santos, I. M. F. Em demanda da poética popular. Ariano Suassuna e o movimento armorial, 2ª ed., Campinas, SP, Editora da Unicamp, 2009. Vassalo, L., O sertão medieval. Origens européias do teatro de Ariano Suassuna, Rio de Janeiro, Francisco Alves, 1993.

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POÉTIQUES NOMADES –––––– POÉTICAS NÓMADAS

La poétique nomade de Jean-Marie Gustave Le Clézio1 Zilá BERND UFRGS/UNILASALLE/CNPq, Porto Alegre (Brésil)

Le mouvement nomade ne suit pas une logique droite, avec un début, un milieu et une fin. Tout, ici, est milieu. Le nomade ne va pas quelque part, surtout en droite ligne, il évolue dans un espace et il revient souvent sur les mêmes pistes, les éclairant peut-être, s’il est nomade intellectuel, de nouvelles lumières. Kenneth White, 1987 : 13.

Ce texte aborde la figure du nomadisme en tant que l’une des nombreuses formes de la mobilité et souligne, dans l’œuvre de Jean-Marie Gustave Le Clézio (1940- ), les éléments qui font de cet auteur l’un des exemples les plus emblématiques du nomadisme littéraire : un nomadisme en termes de déplacements proprement dits, mais également en termes – et c’est ce qui nous intéresse plus particulièrement ici – d’une quête incessante de compréhension de la raison nomade. Comme on le sait, l’auteur est français, issu d’une famille qui a vécu sur la lointaine île Maurice, dans l’océan Indien, et habité plusieurs continents dont l’Europe (France), l’Afrique et les Amériques (Mexique, États-Unis). Le choix de cet écrivain repose sur son intérêt profond pour la pensée précolombienne, présente dans Le rêve mexicain ou la pensée interrompue (1988) et Haï (1971). Il considère lui-même ces deux essais comme exemplaires d’une raison nomade qui ne prétend pas dominer le monde, mais qui se construit comme une antithèse de la rationalité fondée sur la toute-puissance et niant d’autres formes d’interprétation du monde, tels que le mythe et la religiosité. Dans la préface du livre de Rouanet (1993), Leandro Konder perçoit la raison nomade comme une raison « inquiète […], qui cherche à connaître d’autres terres, à dialoguer avec d’autres peuples. Une raison curieuse, qui n’est jamais totalement assouvie. Une raison qui déambule comme le flâneur dans nos grandes villes, observant le spectacle des irrationalités » (1993, préface). 1

Traduction de Pascal Reuillard.

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Déplacements culturels : migrations et identités

Nomadisme, la grande métaphore de la mobilité Dans les pages des dictionnaires, la vie nomade est généralement définie comme une vie en déplacement continuel, sans établissement ni habitation fixe (Le Petit Robert 1, 1984 : 1276). Parmi les synonymes de nomade apparaissent notamment : errant, instable, mobile. Étymologiquement, le terme signifie « pasteur », celui qui conduit son troupeau (surtout de moutons) à l’époque de la transhumance d’un pâturage à l’autre, sans tenir compte des frontières nationales. Les dictionnaires suggèrent également que le nomadisme et l’errance sont synonymes, ce que conteste Rachel Bouvet (2006) qui défend la thèse de l’existence de nuances entre les deux concepts, en particulier par rapport à la notion de « parcours ». Le nomade sait où il va, « il suit un tracé déjà connu, ou en partie, un itinéraire conservé dans la mémoire de la tribu : il connaît son environnement et y retrouve facilement ses points de repère, les signes qui lui permettent de continuer son chemin » (Bouvet, 2006 : 35). L’errant, quant à lui, « ignore encore où ses pas vont le mener ; soit il est en fuite […] soit il est en quête d’autre chose, et dans ce cas il se laisse facilement distraire par le paysage […] son regard s’oriente vers l’avant, vers l’inconnu ; il va en direction de l’horizon ». D’après la chercheuse québécoise, le fondement de sa réflexion sur le nomade se situe au niveau du concept de parcours, un élément dérivé du mouvement et de la mobilité qui déterminent la relation de l’être en déplacement dans son environnement. Pour bien saisir la proposition de Bouvet, il est intéressant de se pencher sur la définition du concept de parcours. Il ne s’agit pas d’un déplacement sur des routes pavées, bien signalées par des panneaux indicatifs, mais d’un déplacement qui se fait à travers des signes éphémères, des vestiges et des traces qui s’effacent facilement. Très souvent, ce sont les chansons qui évoquent la mémoire des lieux. L’espace est donc défini davantage en termes d’itinéraires que de superficie à occuper ou à habiter, comme dans le cas des sédentaires. Rachel Bouvet insiste également sur le fait que le nomade a connu différents avatars dans sa qualification par les sédentaires : il a d’abord été vu comme un barbare, distant des stades préliminaires de l’évolution humaine, pour ensuite être perçu comme un sage et un philosophe – et c’est précisément le dernier de ces avatars qui serait à l’origine de la confusion entre nomadisme et errance. Pour synthétiser le raisonnement de l’auteur, le nomadisme comprend une mémoire des lieux conservée par la communauté dans le but d’orienter les déplacements de la tribu ; un itinéraire répétitif qui n’est modifié qu’en fonction de l’épuisement des sources naturelles (l’eau, etc.). Au contraire, l’errance suppose une rupture avec un groupe ou un lieu ; elle peut être effectuée par un groupe ou par un individu isolément, et se caractérise par l’inexistence d’un itinéraire fixe. Tous deux impliquent la 140

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mobilité et l’orientation vers l’extérieur, et non vers l’intérieur (maison, chambre, greniers, etc.). À partir de ces deux figures marquées par la mobilité et sur la base du travail de Kenneth White (plus spécifiquement sur le livre L’esprit nomade, 1987), la chercheuse de l’UQAM développe également la notion de l’intellectuel en tant que nomade, vu que son parcours implique découverte et répétition : « la découverte d’auteurs de toutes les époques, de textes de traditions différentes, de régions, de paysages, de communautés, de cultures autres, qui seront très souvent revisités » (Bouvet, 2006 : 47). Dans son dictionnaire Métissages (2001), Alexis Nouss associe quant à lui nomadisme à métissage. Le nomadisme correspond à un désir de déracinement vécu non pas comme privation, mais comme ethos. Il cite comme figures exemplaires du nomadisme et du métissage les Tziganes qui, dans leurs déambulations constantes, ajoutent à leurs traditions (musicales, artistiques, religieuses) celles des peuples qu’ils visitent. Dans leurs traversées, ils apprennent plusieurs langues et jouent le rôle de passeurs entre différentes communautés. Des déserts à la beat génération, on peut dire que les nomades avec leur désir d’indépendance extrême se rapprochent de la marginalité ; ils sont parfois poursuivis par les communautés qui voient dans la stabilité un élément fondamental de la vie en société, et dans la migration une menace. Dans son étude sur Nietzsche, Gilles Deleuze met l’accent sur des éléments qu’il a nommés « pensée nomade » : « en face de la pensée philosophique qui résulte d’une institution, la pensée nomade serait une sorte de discours contrephilosophique » (Nouss, 2001 : 457). Gilles Deleuze a introduit dans son œuvre, et en particulier dans Logique du sens (1969), une autre image de la pensée : une pensée révélatrice de singularités, d’idiomes variés, reflétant la multiplicité de visions du monde des minorités. Une telle démarche contraste avec une philosophie d’après-guerre en manque de reformulation et de réinventions des questions. Cette nouvelle logique du sens proposée par Deleuze ne serait pas une autre raison mais une autre manière de concevoir la raison et ses devenirs (cf. Rajchman, 1988 : 37). En somme, une éthique de l’événement formulée en opposition « à une raison en tant que faculté abstraite, qui dicterait des règles ou des concepts définitifs et externes à tout processus effectif » (cf. Rajchman, 1988 : 39). En valorisant l’événement, Gilles Deleuze ne rompt pas avec la philosophie ; au contraire, il ouvre de nouveaux chemins, de nouveaux détours dans le sens d’une rénovation de l’art de la pensée. Parce qu’il privilégie dans sa proposition philosophique les relations, les bifurcations divergentes et les rhizomes qui constituent un « ensemble ouvert », il a été considéré par certains comme un « philosophe nomade ». 141

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Michel Maffesoli est peut-être l’intellectuel français qui a le plus approfondi la problématisation du concept de nomadisme dans son petit – mais palpitant – ouvrage Du nomadisme ; vagabondages initiatiques (1997). Sa question de base est la suivante : comment décrire des sociétés en mouvement, en constante transformation et aux structures en rénovation permanente ? Le désir de considérer les concepts d’errance et de nomadisme pour parler de l’homme de la modernité tardive provient du constat selon lequel les enracinements identitaires peuvent être néfastes et générer des scissions et des préjugés. L’ouverture nécessaire à l’autre et à la relation ouvre la voie à un oxymoron : un enracinement dynamique, qui renvoie à une construction identitaire fondée sur l’affirmation de l’appartenance à un lieu, avec dans le même temps l’ouverture nécessaire à l’autre, à la diversité et à la relation. En créant la métaphore du nomadisme pour se référer aux multiplicités d’identification des individus qui remplacent l’identité de racine unique, il affirme que c’est le déplacement qui sauve et non l’enracinement. Si les chercheurs québécois s’attachent à établir des nuances entre les différentes figures de la mobilité, comme le voyageur, le nomade, l’errant, le flâneur, le déambulateur, le pèlerin, le diasporique, Maffesoli les utilise quasiment comme synonymes. Il met davantage en évidence la perturbation que provoquent dans différentes communautés les figures de l’instabilité et du déplacement, à l’exemple des étrangers, de ceux qui sont de passage ; autrement dit, les figures incluses dans l’archétype de l’Homo Viator, le pèlerin qui brise la stabilité et annonce avec son arrivée de nouvelles habitudes, de nouvelles langues et de nouvelles coutumes. Il met en quelque sorte en danger la stabilité sociale, représente un risque moral incontestable parce qu’il est potentiellement porteur de nouveautés susceptibles de menacer l’équilibre des systèmes. En ce sens, le nomade est considéré comme un barbare, qui vient perturber la quiétude des sédentaires. Mais dans la réalité il est une figure de l’ambivalence, parce qu’il suscite la phobie tout en provoquant l’admiration.

L’écrivain nomade par excellence : Le Clézio Dans plusieurs entretiens disponibles sur Internet ou reproduits dans des magazines, Jean-Marie Gustave Le Clézio se définit comme un nomade. Et même l’Académie suédoise, en lui décernant le prix Nobel de littérature en 2008, l’a qualifié de nomade en raison de ses nombreux voyages à travers le monde, qui se reflètent dans son œuvre, imprégnée des cultures les plus diverses sans le rancissement néfaste de l’exotisme. « Ses ouvrages ont un caractère cosmopolite. Français, oui, mais avant tout un voyageur, un citoyen du monde nomade » (http://ec.spaces.live. com/Blog/).

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L’écriture de Le rêve mexicain a essentiellement été motivée par le désir de création d’un espace privilégié pour faire l’éloge des derniers peuples nomades du nord et du nord-est du Mexique et regretter la disparition de la civilisation, des mythes et de toute la splendeur aztèque après le passage des Espagnols. Ayant vécu au Mexique, Le Clézio sait que la civilisation mexicaine actuelle a beaucoup contribué à la sauvegarde de cette pensée précolombienne subsistante, car les Mexicains ont une longue mémoire de cette source autochtone. Par conséquent, tout indique que lorsqu’il parle de « disparition » il fait référence à l’impact qu’aurait pu avoir cette pensée sur la culture européenne et sur le reste du monde si cette action génocide des colonisateurs n’avait pas existé. Dans cet ouvrage, Le Clézio tente de répondre à la question suivante : qu’aurait été notre monde sans cette destruction ? Si la violence des colonisateurs européens n’avait pas effacé la magie et la lumière contenues dans ces croyances, ces légendes ? En somme, dans son imaginaire ? Pour l’auteur, la conquête a été un acte brutal dont la conséquence fut l’annihilation du « rêve mexicain », l’interruption d’une forme de pensée originale et fortement ancrée dans des rituels et des mythes, qui aurait pu fertiliser différemment l’imaginaire américain et universel. Il semble qu’il ne parvienne pas à percevoir les passages transculturels qui se sont effectués d’une culture à l’autre, à l’origine de ce que Serge Gruzinski appelle la « pensée métisse » (1999). À l’exemple de l’œuvre de Pierre Nora, le livre tente de créer un lieu immatériel de mémoire, de rendre hommage aux cultures autochtones du Mexique en procédant à une sorte de travail de deuil de sa (pseudo) disparition. Mobilisé par cette perception, l’auteur laisse de côté le processus de fabrication des nouveaux éléments culturels engendrés par les processus de transculturation au Mexique en particulier, et dans les Amériques en général. Le Clézio rend un généreux hommage à ce qu’il appelle la « pensée interrompue de l’Amérique indigène », se référant en filigrane à des auteurs ayant témoigné de la destruction du Mexique – tels que Bernal Diaz del Castillo, dans Historia verdadera de la conquista de la Nueva España (Madrid, Espasa-Calpe, 1968) et Bernardino de Sahagun, dans Historia general de las cosas de la Nueva España (Mexico, Porru, 1975). Il tente ainsi de préserver la mémoire de cette pensée interrompue qu’Hernán Cortés a voulu condamner à l’oubli en détruisant tous les monuments et documents écrits pour effacer de la mémoire collective l’héritage de la civilisation mexicaine. Dans ce travail minutieux, il s’efforce de récupérer des vestiges de l’imaginaire aztèque à l’époque de Montezuma, le monarque déchu. Grâce aux témoignages oraux inscrits dans les principaux ouvrages sur la conquête (dont les deux livres supra 143

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cités), le travail de récupération des traces de cette civilisation révèle la raison majeure de la défaite des indigènes face aux colonisateurs espagnols. Le choc brutal de la rencontre entre les Européens et l’altérité radicale des indigènes a correspondu à la rencontre du rêve d’or, de pouvoir et de domination des Espagnols avec le rêve mexicain, profondément enraciné dans son imaginaire social, basé sur la croyance que les ancêtres arriveraient un jour sur de grands bateaux et vêtus d’armures et de casques. Les envahisseurs présentaient des caractéristiques similaires à celles des dieux décrits dans la mythologie locale : en plus des casques, ils portaient la barbe, une habitude inconnue des Amérindiens. Le Clézio insiste sur la disparité entre ces deux altérités brutalement déséquilibrées : d’un côté, l’ambition démesurée d’une pensée rationaliste fondée sur le profit et les bénéfices que l’entreprise colonialiste se devait nécessairement de faire pour prouver au roi le bien-fondé de nouveaux investissements sur des terres récemment découvertes ; de l’autre, la fidélité à la pensée mythique et à la religiosité, qui « n’était pas une autorité exercée par des clercs mais une puissance surnaturelle liée aux mythes originels, à laquelle l’homme participait tout entier dans un élan passionné » (Le Clézio, 1988 : 201). D’un côté, le désir de marquer des territoires conquis à feu et à sang, de l’autre le nomadisme, la croyance en la vie humaine comme passage éphémère. L’essai ainsi organisé instaure une structure binaire qui empêche l’auteur de percevoir l’interprétation subtile des cultures qui a commencé à se dessiner dès les premiers moments du processus qualifié par Gruzinski de « colonisation de l’imaginaire » ; un processus qui, au-delà de la destruction et de la résistance, se caractérise par des transformations prodigieuses et par la lente construction d’une culture métisse – que personnellement je préfère appeler hybride, dans la lignée de N. G. Canclíni. L’ambiguïté des concepts de civilisation et de barbarie est signalée tout au long de l’œuvre, les vrais « barbares » étant finalement ceux qui se prétendaient « civilisés », c’est-à-dire les colonisateurs européens. Cette ambivalence a existé dans tous les pays où s’est établi le statut colonial cruel qui classifiait de barbare tout ce qui lui était inconnu : tout ce qui était différent de la pensée du « centre » était forcément inférieur, donc passible de destruction. De fait, si les sociétés amérindiennes n’avaient pas été fondées sur une notion cyclique du temps, avec l’idée d’une fin représentant la communion avec le sacré, le succès des colonisateurs n’aurait pas été si fulminant et écrasant. La mort de ces sociétés était une mort annoncée : vu que les différents peuples qui habitaient la région croyaient au principe sacré de l’arrivée des dieux par les mers apportant avec eux la destruction, ils se rendirent facilement ; d’autant plus que pour eux la mort ne représentait pas la fin ni le début d’une autre vie, mais l’union définitive avec le cosmos. 144

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Dans ce contexte de dévastation et de génocide pratiqué par les Espagnols, Le Clézio déplore la disparition de la « raison nomade » des Amérindiens. De fait, ces sociétés installées dans la région de la péninsule du Yucatã étaient guidées par des rêves, aux antipodes de la pensée pragmatique et matérialiste européenne. En tentant de définir cette pensée nomade, il pose comme caractéristique principale la capacité de réaliser l’équilibre entre les contraires, d’harmoniser la vie et la mort, de croire en la fragilité de la vie terrestre et en la précarité de la beauté et de l’amour (cf. Le Clézio, 1988 : 251). La vision des civilisations de l’ancien Mexique était diamétralement opposée à la vision européenne dans la mesure où les premières étaient convaincues de l’existence d’un monde collectif et magique, d’un univers cyclique et sphérique régi par une ronde de destins, où le temps recommence continuellement et le retour est éternel. Autrement dit, un univers où tout est en mouvement. Cette conception cyclique du temps, qui atteste, selon l’auteur, d’une pensée philosophique complexe, n’a pas été comprise par les Européens parce qu’elle était totalement différente du christianisme. C’est pourquoi ils ont vu leur religion comme une pratique équivalente à de la sorcellerie, avec ses sacrifices sanguinaires. Le Clézio conclut en affirmant que : « La destruction de la Conquête, par une ironie cruelle, est intervenue à l’âge où ces rites et ces mythes pouvaient donner corps à une philosophie véritable, dont l’influence sur le monde aurait pu avoir l’importance du taoïsme ou du bouddhisme. Le silence qui s’ensuivit, dans le désespoir de la répression, est la seule mesure qui nous reste pour tenter de comprendre » (Le Clézio, 1988 : 261). Ce que l’auteur déplore par-dessus tout, c’est la perte de la vision du monde qui associe le monde réel et le sacré, où la religiosité n’est pas seulement vécue en tant qu’objet de culte et par le seul intermédiaire des prêtres – à l’image du catholicisme –, mais comme une révélation qui n’implique pas de dogmes ou de doctrines. Une religion syncrétique, mélange indissociable de mythes et de rites chamanistes, jamais séparée de la réalité vécue. D’après lui, elle s’est perdue dans les Amériques au tournant du XVIe siècle avec la dévastation des cultures mexicaines, étant le contrepoint nécessaire au rationalisme pragmatique et à la vision entrepreneuriale des hommes de la Renaissance qui se sont installés sur le continent pour y imposer monologiquement leur vision du monde. En s’efforçant de récupérer le rêve et la magie, d’autant plus essentiels pour l’artiste qu’il est, Le Clézio plonge ainsi dans la philosophie indienne pour tenter de retrouver des éléments significatifs tels que l’importance des mythes et la vision cyclique du temps, selon lui efficaces pour contraster avec le monde globalisé et matérialiste dans lequel il vit. Il essaie de capter la perception fugace et éphémère de la vie et l’importance – vitale, dit-il – du déplacement à travers l’espace. Ainsi que les tribus nomades mexicaines empruntaient les mêmes chemins à chaque 145

Déplacements culturels : migrations et identités

période de l’année ou à chaque stade de leur vie, Le Clézio emprunte des chemins déjà tracés entre Albuquerque (où il vit aux États-Unis), le Mexique, la France et l’Île Maurice.

L’éloge du mouvement Dans ce travail, nous abordons le nomadisme comme l’une des figures centrales de la mobilité culturelle dans les Amériques, en le pensant aussi bien du point de vue de son sens canonique de déplacement dans l’espace que comme déplacement sur le plan de l’imaginaire et de la pensée philosophique – qui constitue le dénommé nomadisme intellectuel (cf. Kenneth White, 1987). Si la métaphore de la préoccupation intellectuelle représentée par l’ouverture à l’autre dans une acceptation des altérités et des diversités est aujourd’hui monnaie courante parmi les intellectuels de ladite postmodernité, cela correspond à une leçon anticoloniale, à une opposition radicale avec l’ethnocentrisme et l’immobilité qui a caractérisé l’entreprise coloniale, comme le montre fort bien la lecture de Le rêve mexicain. Utilisée par Kenneth White en 1987 et par Le Clézio en 1988, la métaphore du voyage, de l’envie de l’ailleurs, de l’attirance pour l’exotisme des lieux lointains aux coutumes diverses, a déjà été inaugurée par Victor Segalen en 1906 dans son Essai sur l’exotisme ; une esthétique du divers. Ainsi qu’en 1922 par les modernistes brésiliens qui, en proposant la métaphore de l’anthropophagie culturelle, étaient déjà en avance sur le Manifeste anthropophage (1928) en faisant allusion aux besoins de remémoration de la pensée « pré-cabraline », qui incluait la décoration rituelle et le nomadisme. Dans la contemporanéité, les philosophes qui ont repris cette thématique sont très nombreux. On peut citer notamment : Michel Maffesoli (Du nomadisme ; vagabondages initiatiques, 1997 ; Voyages ou la conquête des mondes, 2003), Édouard Glissant (Poétique de la relation, 1990) et, plus récemment, Pierre Ouellet (L’esprit migrateur, 2005). Dans Poétique de la relation (1990), Édouard Glissant établit une différence entre le nomadisme en flèche, propre aux colonisateurs qui visaient la conquête de nouvelles terres à travers l’extermination de leurs occupants, et le nomadisme circulaire, spécifique des cultures autochtones des Amériques et qui avait pour but de garantir la survie des communautés. L’une des priorités de l’entreprise colonisatrice fut de considérer comme négatif le nomadisme circulaire (utilisé y compris comme preuve du primitivisme des Américains) des Indiens, parce que pour dominer il fallait d’abord fixer. Ensuite, ils recoururent à des stratégies d’annihilation des identités en attribuant de nouveaux noms aux choses et aux personnes, en obligeant celles-ci à adhérer à une autre religion, la 146

La poétique nomade de Jean-Marie Gustave Le Clézio

« vraie », et à parler une autre langue, « la » langue. Les colonisateurs, comme Colomb et Cortés, établissaient en effet des systèmes odieux de hiérarchisation des cultures, en dévalorisant tout ce qui était différent de leur cadre de références (univers européen). Tout le processus de quête identitaire dans les Amériques consistera alors à donner des réponses à ce processus brutal d’annihilation des spécificités des premières nations, pour tenter d’atténuer la plus grande condamnation imposée au colonisé : « la perte progressive de la mémoire », évoquée dans le texte anthologique d’Albert Memmi (1966). Pour rompre ce cercle vicieux, Glissant propose le retour à la fluidité de la pensée archipélique, qui prévoit un retour revalorisant à des pratiques antérieures à l’arrivée des Européens, comme l’errance ou le nomadisme. Des pratiques qui supposent les notions de relation et de diversité et peuvent dans ce sens orienter les processus de récupération identitaire. Ainsi, le concept de nomadisme permet de relancer le débat identitaire comme un processus indispensable et en perpétuel mouvement. Dans ce cadre, l’identité n’est pas pensée comme le renforcement d’une racine unique mais comme un rhizome, c’est-à-dire une racine multipliée qui s’ouvre en quête de l’autre, accepte le multiple et le divers en tant que base de la (ré)élaboration identitaire. Dans le même ordre d’idées, Pierre Ouellet introduit une réflexion féconde sur le concept de migrance (2005). Pour ce théoricien québécois, les déplacements peuvent être la chance inespérée d’une nouvelle définition de l’homme qui ne se reconnaît plus dans le territoire qu’il occupe, mais dans l’espace-temps qu’il libère par la parole et par les images, en dehors des frontières, dans des zones franches de l’imagination. Contrairement aux colonisateurs qui voulaient démarquer des territoires, l’importance tient à la relation de l’homme avec la terre (et non avec le territoire, comme l’avait déjà souligné Glissant) dans l’espace-temps, dans le sillage des disciples de la géopoétique de l’espace (cf. K. White et R. Bouvet, 2008). L’esprit migrant n’est pas seulement géoculturel, associé au déplacement d’un territoire à l’autre ; il s’agit surtout de déplacements de nature ontologique et symbolique vers l’expérience de l’altérité. Même les écrivains qui ne sont pas à proprement parler migrants (c’est-à-dire nomades, diasporiques ou immigrants) peuvent, quel que soit leur pays, faire l’expérience de l’exil « au cœur de la langue et dans les profondeurs de la sensibilité » (Ouellet, 2005 : 13). Certains auteurs – comme Le Clézio – se sont engagés dans le mouvement anticolonialiste à travers l’essai, le roman ou la poésie. Si ce terme a été largement théorisé et renferme différents sens, il concerne fondamentalement la récupération des patrimoines mémoriaux des populations indigènes et africaines (« les migrants nus », selon Glissant), 147

Déplacements culturels : migrations et identités

dont les cultures ont été détruites ou minorées à l’intérieur du système culturel hégémonique. Il s’agit par conséquent de littératures qui récupèrent des fragments mémoriaux, qui colmatent des lacunes et réécrivent des histoires à partir de vestiges conservés par l’oralité ; et par des processus astucieux de détour, elles donnent naissance à des religiosités syncrétiques et à des cultures hybrides. De cette manière, le nomadisme est une forme de mobilité insoumise par excellence dans la mesure où elle renverse les tentatives d’effacement de certaines cultures et met à jour les littératures de la marge, transculturées, qui énoncent très souvent des savoirs omis par les littératures instituées. La figuration de l’« esprit nomade » renvoie à la préoccupation intellectuelle imprégnée de nouvelles énergies. Dans la définition subtile de Kenneth White, le nomade qui est en chacun de nous comme une nostalgie, comme une potentialité, n’a pas la notion d’identité personnelle, la « conscience de soi » lui est étrangère. Ne disant ni « je pense » ni « je suis », il se met en mouvement et, en chemin, il fait mieux que penser, au sens pondéreux du mot, il énonce, il articule un espace-temps aux focalisations multiples qui est comme une ébauche du monde. (White, 1987 : 13)

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La poétique nomade de Jean-Marie Gustave Le Clézio

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Lectures croisées Édouard Glissant et William Faulkner Eurídice FIGUEIREDO Universidade Federal Fluminense – Niterói, Rio de Janeiro – Brésil

Préambule D’entrée de jeu, se présente une apparente contradiction : Édouard Glissant (1928-2011), écrivain noir de la Martinique, était fasciné par l’univers créé par Faulkner (1897-1962), un Blanc du sud des ÉtatsUnis, issu de la classe des planteurs et propriétaires d’esclaves. Dans le livre Faulkner, Mississipi (1996) Glissant rapporte que, en 1989, il insista devant un auditoire de professeurs et d’étudiants noirs nordaméricains, à Southern University, Bâton-Rouge (Louisiane), sur le fait qu’il fallait lire l’œuvre de Faulkner et y réfléchir. Il reconnaissait qu’il était compréhensible qu’il y eût, de leur part, des résistances, des réticences, à l’égard de l’œuvre de Faulkner, mais il considérait que cette œuvre ne s’accomplirait pleinement que lorsque sa lecture aurait été rendue effective par la revisitation des Noirs nord-américains, ce que Toni Morrison aurait déjà commencé à faire, selon lui. En écrivant sur un comté imaginaire du Mississipi, Faulkner n’aurait pu s’empêcher de créer des personnages noirs puisqu’ils étaient partout dans la région. Comme son approche du sujet est si singulière, son œuvre devrait passer par le crible de la critique participative des Noirs avant d’être reconnue comme « donnée d’une poétique du réel » (Glissant, 1996a : 80-82). Si, dans l’essai critique Faulkner, Mississipi, Glissant dévoile plus explicitement sa lecture de l’œuvre de l’écrivain nord-américain, dans le roman Sartorius, le roman des Batoutos (1999), il fait une réécriture ou plutôt une transécriture de Sartoris, de Faulkner. Glissant y met l’accent sur des questions qui sont présentes dans sa propre œuvre romanesque : la généalogie, le rapport à l’espace de la plantation et au paysage en général, le métissage, l’illégitimité des droits des Blancs sur la terre usurpée aux Amérindiens. Par ailleurs, dans le roman Sartorius, Glissant retrace l’antigénéalogie des personnages africains (Odono et les Batou151

Déplacements culturels : migrations et identités

tos, ethnie africaine imaginaire) et des personnages européens (les Schneider, dont le nom se transforme au fil des années en Sartor, Sartorius, Sartoris) qui ont traversé l’Atlantique pour parvenir aux États-Unis. Il y a un jeu dans cette transformation des noms : en ajoutant un « -u » au Sartoris de Faulkner, Glissant évoque l’histoire de Faulkner luimême, qui ajouta un « -u » à son nom original, Falkner. Par cette pirouette, Glissant boucle la boucle qui le lie à Faulkner.

William Faulkner William Faulkner est sans doute l’écrivain qui a le plus inspiré les auteurs latino-américains (spécialement, les Caribéens), parce qu’il a dépeint de manière particulièrement pénétrante le Sud des États-Unis (le Deep South), région qui se caractérisait par les plantations et le système esclavagiste. Il a su recréer dans ses romans et contes la tension provoquée par la présence, sur un même territoire, de « races » différentes, aux statuts sociaux différents. La problématique suscitée par son œuvre trouve un écho en Amérique latine, continent marqué par le métissage, phénomène qui suscite l’horreur chez les personnages blancs de Faulkner et qui apparaît, de forme explicite, notamment dans les romans Absalon, Absalon, Lumière d’Août et L’intrus. S’inspirant des mythes grecs et de la Bible, qu’il ne cessait de relire, Faulkner a créé des intrigues à la fois universelles et profondément enracinées dans la réalité de sa région, dans une « poétique du réel » (Glissant, 1996 A : 82). Faulkner évoque l’enjeu des mythes fondateurs dans l’établissement d’une genèse du continent, genèse qu’il s’avère impossible d’établir provoquant par là même le tragique. Thomas Sutpen, dans Absalon, Absalon, est le personnage emblématique du désir de fondation d’une nouvelle dynastie, d’une généalogie à laquelle il voudrait conférer de la légitimité et du lustre. D’origine modeste, il souffre d’avoir dû, un jour, entrer par la porte de service. Ayant fait fortune à Haïti, il se marie et a un enfant, qu’il renie lorsqu’il apprend que sa femme a du sang noir1. Le rebondissement tragique survient quand son fils « noir », Charles Bon, réapparaît quelque vingt ans plus tard, devenant ami de son fils légitime, Henry. Introduit dans la maison paternelle, Charles veut se marier avec sa demi-sœur. L’inceste cependant ne se réalise pas : le père interdit le mariage, non pas à cause de l’inceste mais en raison de l’existence du sang noir. La possibilité d’un métissage provoque plus d’horreur que l’inceste. Henry finit par tuer Charles Bon et passe le reste de sa vie inerte. Comme ses deux enfants ne lui donnent pas d’héritiers, Thomas Sutpen tente désespérément d’engendrer un fils avec d’autres femmes blanches. Son échec tragique, représenté par la maison en flammes et 1

Un octave de sang noir aux États-Unis rend la personne noire.

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Lectures croisées : Édouard Glissant et William Faulkner

par l’absence de descendants légitimes, prouve que la genèse telle qu’elle a été projetée par la classe des propriétaires terriens était impraticable. En Amérique, selon Glissant, il y a plutôt digenèse, c’est-à-dire, absence de mythes fondateurs qui puissent légitimer les populations originaires d’autres continents sur le sol américain. Malgré les discours fondateurs des élites blanches des États-Unis, qui excluent de la nation les Noirs et les Amérindiens, le Deep South constitue une culture aussi composite et métisse que la Caraïbe à cause, justement, de la forte présence de ces exclus du projet national. Pour Glissant, la question centrale de l’œuvre de Faulkner est celle de la malédiction tragique qui condamne les personnages au malheur, à la folie et à la mort, souvent sous forme de suicide. Les grandes familles se désagrègent, la démesure (hybris) amène frères et sœurs soit à la haine, soit à un amour excessif et à l’inceste. Le crime du personnage marqué par l’hybris se manifeste par le désir d’avoir plus que ce que le destin réserve à chaque être humain, s’attirant ainsi la malédiction des dieux, la destruction, la nemesis. L’aspect épique de l’œuvre de Faulkner est représenté par l’histoire de la guerre de Sécession, évoquée à maintes reprises. La mémoire de cette défaite constitue une douleur lancinante pour la plupart des Sudistes, qui paradoxalement rejettent sur la population noire la responsabilité de leur propre tentative de sécession, dans la mesure où c’est la continuité de l’esclavage qui en a été la cause. Cette guerre aurait engendré, selon Glissant, deux types de récit : « soit l’épique littéral, artificiel, qui s’en tient à l’apparence ou à l’apparat des choses, celui de Margaret Mitchell2 ; soit l’épique erratique et trouble, qui touche aux questions voilées ou volontiers oblitérées, celui de William Faulkner » (Glissant, 1996 A : 32). Si l’épique est le fruit du besoin d’union d’un peuple marqué par une menace ou une défaite, Faulkner amplifie la saga des Confédérés malgré le manque de légitimité du système esclavagiste implanté dans le Sud et de ses intolérables et indicibles raisons. Cela aurait suscité, d’après Glissant, l’aspect « différé » de l’œuvre de Faulkner – « dire le manque sans le proclamer » (Glissant, 1996 A : 35) –, qui se trouve devant le défi de raconter la vie des Blancs du Sud, qui ne réussissent pas à sublimer l’événement en raison de leur manque de légitimité. L’ambiguïté de Faulkner dans son œuvre révèle ses propres contradictions par rapport à l’iniquité du système esclavagiste dans le Sud : héritier de propriétaires terriens, membre de cette société raciste et inégalitaire, sa mauvaise conscience se heurte à la réalité. Il doit inévitablement se rendre compte que, dans le processus de colonisation, les Blancs 2

Auteur de Autant en emporte le vent.

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Déplacements culturels : migrations et identités

ont commis deux crimes : l’expulsion des Amérindiens de leurs terres et la traite des Noirs ; les uns et les autres étant là, silhouettes qui regardent passer l’Histoire puisqu’ils en ont été expulsés par les Blancs usurpateurs et imposteurs. Les Amérindiens représentent la possession de la terre, qui les légitime sur un territoire, et possèdent le savoir ancestral, révélé dans l’usage des plantes. Par exemple, dans Sartoris, Falls étend sur la verrue du vieux Bayard un onguent préparé par une vieille Amérindienne et, malgré la suspicion des Blancs, la verrue tombe le jour annoncé. Les domestiques noirs, qui font partie du décor, sont traités par le narrateur de Faulkner selon les préjugés de sa classe sociale, il les voit de l’extérieur. Cependant, il y a une certaine ironie dans l’approche du système raciste : les personnages noirs ont une attitude provocatrice, un peu irrévérente envers le monde blanc. Ils comprennent sûrement beaucoup mieux les Blancs que ceux-ci ne les comprennent. Parmi les personnages qui se caractérisent par leur sobriété, leur honnêteté et leur dévouement aux familles aristocratiques décadentes et tragiques, se détache Dilsey, la vieille domestique des Compson, dans Le Bruit et la fureur : comme Félicité dans Un cœur simple de Flaubert, Dilsey est totalement dévouée à ses patrons, qu’elle protège de son bon sens et de sa générosité, mais dont elle ne peut éviter le malheur. Maurice Edgar Coindreau, traducteur du roman en français, considère Dilsey comme la meilleure création de l’auteur dans ce texte qu’il compare à une « symphonie démoniaque où ne manque que la gaieté d’un scherzo, et où l’unité est obtenue à l’aide de deux éléments également effectifs : les cris de Benjy et la noble figure de Dilsey » (Coindreau, 1972 : 13). C’est à partir de Sartoris que le comté de Yoknapatawpha apparaît dans l’univers de Faulkner, son « petit timbre-poste de pays natal » qui lui offre la liberté de pouvoir créer un véritable microcosme en dehors d’une géographie réelle : « en sublimant le réel en apocryphe » (Faulkner, 2011), comme il l’affirme dans l’interview accordée à Paris Review. En créant cette « clé de voûte », il réussit à faire vivre ses personnages dans le temps et dans l’espace, comme Dieu contrôle ses créatures. Le comté de Yoknapatawpha, « borné au sud par la rivière du même nom et au nord par la Tallahatchie (noms indiens, noms primordiaux), comté imaginaire, était juxtaposable à son double dans le réel, le comté de Lafayette, Mississipi, comme le Jefferson des McCaslin et des Compson à l’Oxford d’Ole Miss » (Glissant, 1996 A : 56). Faulkner se serait inspiré de l’histoire de sa propre famille, les Falkner, pour créer les Sartoris (Glissant, 1996 A : 56), une famille aristocratique qui s’effondre de génération en génération, dans une saga composée d’hommes dont les noms, John et Bayard, se répètent en écho, comme une malédiction. L’hypothèse de rupture avec la tradition 154

Lectures croisées : Édouard Glissant et William Faulkner

tragique, qui pousse tous les hommes à des formes plus ou moins déguisées de suicide, s’annonce à la fin du roman avec la naissance d’un garçon qui reçoit un nom différent afin de rompre le cycle des John et des Bayard : Benbow Sartoris, fils de Bayard et Narcissa, représente un léger espoir de transformation. La malédiction tragique provient de l’impossibilité de l’oubli et du pardon : les personnages ruminent les humiliations subies ou les crimes (réels ou imaginaires) commis dans le passé, dans un éternel présent. Faulkner remarque que « le temps est une condition fluide qui n’a pas d’existence sauf dans les avatars momentanés d’individus. Il n’y a pas de “était”, il n’y a que “est”. Si “était” existait, il n’y aurait ni chagrin ni souffrance » (Faulkner, 2011). L’écriture de Faulkner, très particulière et enchevêtrée, se caractérise par sa très grande lenteur à expliquer les événements centraux qui font rebondir le récit. Quand le narrateur fournit finalement l’élément manquant, il est tronqué, obscurci ou oblitéré. C’est ce que Glissant appelle « l’aspect différé » de l’œuvre de Faulkner. Outre une intrigue nébuleuse, souvent vraiment confuse, l’auteur nord-américain fait des ellipses, laissant ainsi des lacunes qui rendent impossible la parfaite compréhension des histoires racontées. Un autre élément qui contribue à complexifier la fabulation est la reprise des mêmes histoires et des mêmes personnages dans des livres différents, dans des versions quelquefois contradictoires. Selon Glissant, la technique du monologue intérieur, qui conduit d’ordinaire à une vérité d’ensemble ou à une certaine dispersion, chez Faulkner mène à une « non-conclusion » (Glissant, 1996 A : 38). Comme les explications sont souvent différées, le récit s’embrouille dans un véritable réseau de secrets, de non-dits, créant une tension narrative qui déstabilise le lecteur. Glissant fait très justement remarquer l’absence de voix intérieure chez les personnages noirs. Il n’y a pas de monologue intérieur, il n’y a pas de flux de conscience, comme si l’auteur, un Blanc, était incapable de pénétrer dans la subjectivité d’un Noir pour lui donner la voix. Si l’on s’attarde au phénomène du contrôle des voix en Amérique du Nord aujourd’hui, on peut justifier l’option de Faulkner de ne pas avoir eu la prétention de parler au nom de l’Autre. Le concept d’opacité utilisé par Glissant confirme également la pertinence d’un tel choix puisque, devant l’autre, il ne faut pas chercher la compréhension totale, la transparence, mais garder une certaine pudeur afin que les différences soient en même temps respectées et préservées. Glissant cite, parmi les auteurs latino-américains les plus influencés par l’œuvre de Faulkner, Alejo Carpentier et Gabriel García Márquez, mais on pourrait ajouter Vargas Llosa, Juan Rulfo et tant d’autres encore. Au Brésil, l’écriture de Milton Hatoum semble celle qui se rapproche le 155

Déplacements culturels : migrations et identités

plus de cette « poétique du réel », dans une œuvre où l’emmêlement des intrigues liant des personnages d’ethnies différentes, dans des situations conflictuelles, ne permet jamais une compréhension complète de l’histoire. La mise en relation de l’œuvre de Faulkner avec celles d’écrivains comme Carpentier, García Márquez, Glissant ou Hatoum pose une question paradoxale : comment envisager l’œuvre de Faulkner si on la relie à ces auteurs latino-américains généralement qualifiés de baroques ? De même, si le baroque, très vivant dans des pays comme le Mexique, le Pérou et le Brésil ou dans la Caraïbe, est la résultante du métissage – nié dans le sud des États-Unis –, comment situer l’œuvre de Faulkner par rapport à ce même baroque ? Pour Glissant, le baroque chez Faulkner est plus « intériorisé », comme « si c’était là une réaction puritaine et forcenée aux contraintes du puritanisme » (Glissant, 1996 A : 336). Pour notre part, nous considérons que son baroque s’explique par le métissage réel et pourtant dénié du Deep South, et qu’il s’insère dans la même ambiance composite de la Grande Caraïbe3 qui a produit tous ces écrivains ; la forme que prend le baroque chez Faulkner se manifeste plus dans l’enchevêtrement des intrigues, par cet aspect différé, que par des artifices de langage.

Édouard Glissant Glissant s’inspire justement de l’enchevêtrement de Faulkner pour tisser sa poétique de la créolisation. Dans leurs projets littéraires, les deux auteurs s’interrogent et montrent la même perplexité à l’égard des populations transplantées et de leur insertion dans l’espace des plantations. La littérature épique qu’ils pratiquent consiste à accepter le flou, le dissolu, le contradictoire, l’imprévisible, comme l’explique Glissant : Il y aurait une sorte de littérature épique dont on ne concevrait pas la « résolution » : Qui laisserait épars le dissolu. Qui conduirait à travers les grands bois vers des humanités erratiques, dont la valeur serait d’abord d’errer. Un chemin, qui serait trace incertaine et non pas route damée. Une ouverture insoupçonnable, imprévisible, qui ne serait en rien système. Qui serait fragile, ambiguë, éphémère, mais brillerait de tous les éclats contradictoires du monde. (Glissant, 1996 A : 139)

Glissant attribue à Faulkner la connaissance de contes populaires qui auraient inspiré sa stylistique : « modes de listage et de l’accumulation, de la répétition, de la circularité, lesquels régissent le conjectural, tellement contraire à l’acte prophétique, décisif et décidé, d’une création du 3

Par « Grande Caraïbe », j’envisage la macro-région de la Caraïbe, qui inclut le Brésil et le sud des États-Unis. Cf. mon article « La Grande Caraïbe : métissages d’hier et d’aujourd’hui », in Plural Pluriel, n° 7, 2010.

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Lectures croisées : Édouard Glissant et William Faulkner

monde » (Glissant, 1996 A : 266). La liste est, selon lui, un des vecteurs de la pensée baroque et s’oppose à la recherche de la profondeur. Le conteur, quand il « veut signifier l’importance ou la beauté d’une maison, il accumule en liste les éléments qui la composent, en en exagérant la quantité plutôt que la qualité » (Glissant, 1996 A : 274). La répétition est un procédé un peu différent, puisqu’une même phrase est reprise plusieurs fois afin de scander le texte et de lui imprimer un certain rythme. La circularité provient directement de ces deux procédés et permet d’avancer en spirale, puisque, à chaque reprise, quelque chose est ajouté. « Contestant les certitudes du récit linéaire, cette propagation en spirale introduit à l’improbable » (Glissant, 1996 A : 278). La circularité rythme le texte et crée une sensation de vertige. Or, Glissant luimême utilise ces procédés dans ses romans, ils font partie de ce qu’il appelle la créolisation. La créolisation pour moi n’est pas le créolisme : c’est par exemple engendrer un langage qui tisse les poétiques, peut-être opposées, des langues créoles et des langues françaises. Qu’est-ce que j’appelle une poétique ? Le conteur créole se sert de procédés qui ne sont pas dans le génie de la langue française, qui vont même à l’opposé : les procédés de répétition, de redoublement, de ressassement, de mise en haleine, de circularité. Les pratiques de listage (…) que j’esquisse dans beaucoup de mes textes, ces listes qui essaient d’épuiser le réel non pas dans une formule mais dans une accumulation, l’accumulation précisément comme procédé rhétorique, tout cela me paraît être beaucoup plus important du point de vue de la définition d’un langage nouveau, mais beaucoup moins visible (…). L’accumulation de parenthèses, par exemple, ou d’incises, qui est une technique, n’intervient pas de manière aussi décisive dans le discours français (Glissant, 1996 B : 121).

L’esthétique ainsi définie, baroque par excellence, dérive donc du conte traditionnel. Glissant explique que la créolisation se caractérise par le relativisme de ses affirmations. Le baroque n’a pas la prétention d’imposer ses valeurs comme universelles, il introduit, au contraire, l’improbable, le paradoxal, le labyrinthique, l’obscur. Dans Sartorius, on peut remarquer le procédé du listage des ethnies amérindiennes, de l’accumulation de noms qui ressemblent à Odono, ou d’expressions comme « Le Temps, qu’est-ce que le Temps ? » et, à la page suivante, « Le Temps, quel Temps ? » (Glissant, 1999 : 296-297).

Sartorius, de Glissant Faulkner, comme beaucoup d’autres écrivains blancs d’Amérique du Nord, retrace l’histoire de l’arrivée des ancêtres des grandes familles venues du Royaume-Uni, mais l’origine des Noirs reste obscure, voire inexistante. Glissant reconnaît que ce n’était pas à lui d’établir l’histoire de leur déracinement et de leur transplantation en Amérique, mais que 157

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son œuvre « n’eût pas atteint à ses vraies dimensions si elle n’avait pas appelé, sollicité déjà, que d’autres un jour, ou dans le même temps, et de leur propre point de vue, le fassent » (Glissant, 1996A : 236). Et c’est justement là que se situe son projet littéraire, repris encore une fois dans Sartorius : rétablir à la fois l’ancestralité imaginaire des Blancs Sartoris et celle des Noirs, qui remonte à Odono Odono. Dans la première scène relative à la généalogie des Sartoris, leur ancêtre, maître Jacob Schneider, vient à l’atelier du peintre Albrecht Dürer (1471-1528) et lui fait savoir qu’il a décidé de changer de nom, que dorénavant il s’appellera Sartor. Ses descendants, au XVIIIe siècle, y ajoutent la finale « -ius », Sartor passant donc à Sartorius. Entre-temps, ils adoptent des prénoms allemands, alors que le prénom Jacob disparaît de la généalogie, ce qui est l’indice de la conversion d’une famille juive. L’un d’eux, Wilhelm Sartorius, émigre vers les États-Unis. La traversée de l’Atlantique de cet Allemand s’oppose en tous points à celle des Africains dans les négriers : la décision de partir est personnelle et libre, son voyage est confortable et il amène sur le continent ses biens et sa culture. Comme marque de la migration, une nouvelle transformation de son nom : il devient William Sartoris lors de son entrée dans le pays. Après avoir raconté cette histoire sous la forme de fragments tout au long du roman, le narrateur de Glissant affirme que les Sartoris de Faulkner n’ont probablement rien à voir avec son personnage. Il révèle aussi son artifice : Sartorius a un « u » de plus, comme Faulkner a un « u » de plus, en comparaison avec le vrai nom de la famille Falkner. La plus large partie du roman est néanmoins dédiée au peuple Odono Odono, nom qui apparaît déjà dans ses premiers romans. Glissant imagine qu’il appartient à une ethnie fictive, celle des Batoutos, qui aurait vécu dans une zone indéterminée au centre de l’Afrique. Le désir de partir meut aussi bien Odono que les autres membres de sa communauté. Pourtant, à l’encontre des Européens qui partent à la recherche de découvertes, de conquêtes et donc dans une idée de possession, Odono et les siens partent pour « endurer ». Le verbe « endurer » désigne, dans le livre Mississippi, la posture des Noirs qui endurent au long du temps, n’étant pas responsables de la malédiction des origines. Glissant cite la phrase « They endured » de Michel Mohrt, pour parler de la résistance qui dure (durée) parce que les Noirs ont assisté, impassibles, au déroulement de l’Histoire (à la damnation des Blancs) instituée par les maîtres blancs (Glissant, 1996 A : 87). La question historique de l’esclavage est fondamentale parce que, comme affirme Édouard Glissant, les mythes cosmogoniques des populations afro-américaines renvoient leur origine au ventre du négrier et à l’antre des plantations. Dans son roman La case du commandeur (1981), cette origine obscure est symbolisée par un nom, Odono, qui n’arrive 158

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pas à être expliqué. C’est un cri lancinant qui continue à se répercuter dans l’esprit des gens atteints par la névrose collective provoquée par le traumatisme de l’esclavage. Et si l’homme une fois de plus crie Odono Odono, ce n’est pas qu’à ce moment il revient à l’entrée du village, dans le pays d’Afrique, où le traître conduisit les convoyeurs de chair ; non. L’homme n’est pas descendu si loin dans l’abîme d’océan. Il réentend seulement la lourde portée de sons qui convoyait naguère sur les cannes et les cases l’annonce de la mort – et pour cette fois la naissance d’un enfant –, par quoi nous répandions sur le pays-ci l’espace violé du pays d’avant. (Glissant 1981B : 19. Souligné par l’auteur)

Ce nom, Odono, qui traverse La case du commandeur dans son opacité, comme signe d’une origine raturée, évoqué dans les moments de naissance et de mort, c’est aussi le nom donné par Marie Celat (Mycéa), le principal personnage féminin de l’œuvre de Glissant, à l’un de ses deux fils. Odono est un écho, un vague rappel d’une généalogie impossible à reconstituer, traversant la mémoire collective et elle aussi raturée. Appeler son fils Odono semble être un acte de folie, qui suscite la moquerie de tous, parce que personne ne veut se souvenir du traumatisme des ancêtres, du voyage dans le négrier. Dans le roman Sartorius, lorsqu’il subit le délire du voyage en mer, Odono pense que les survivants n’évoqueront jamais entre eux cette expérience de l’horreur, « ils ne la raconteraient jamais à leurs descendants, de peur de les abîmer avec cette pourriture » (Glissant, 1999 : 115). Le personnage marronne et déambule dans la région de la Caraïbe et finit par arriver aux plantations des États-Unis, en Géorgie et dans la Caroline du Sud, ensuite dans les plaines occupées par des Amérindiens de plusieurs ethnies. Dans un passage, le narrateur énumère, dans une liste, les presque 40 tribus qui existaient avant les guerres qui ont décimé les autochtones. Odono reste parmi les Amérindiens et le narrateur se demande s’il a été sur les champs de bataille. « Puis il arriva dans un pays de grandes plaines où l’herbe était haute, et il rencontra le peuple de cette terre. C’est ce qu’ils lui dirent. Qu’ils étaient les gardiens de la terre. Les Architinues, Winnebagos, Cris et Pieds-Noirs, les Hurons et les Iroquois qui tenaient grande fédération, les Kutchins, les Illinois (…) » (Glissant, 1999 : 120-121). Comme chez Faulkner (qui, de son côté, s’est inspiré de Balzac), Glissant fait revenir les mêmes personnages d’un roman à l’autre : Mycéa, Mathieu, Odono. Dans Sartorius apparaît encore une fois l’évocation de l’esclavage : les références aux noms des bateaux (le MarieRose ou le Rose-Marie, dans lequel sont venus Longoué et Béluse), aux morts, aux tortures, aux révoltes. Dans Le quatrième siècle, il reconstitue les histoires de deux familles, celle des esclaves Béluse et celle des marrons Longoué, depuis le débarquement du négrier jusqu’au moment 159

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de l’énonciation. C’est une manière de lier temps et espace, mémoire et histoire, quimbois et religion catholique, Blancs, Noirs et Mulâtres, dans une « vision prophétique du passé », afin d’imaginer ce que l’histoire a relégué à l’oubli. Mais Sartorius s’étend au-delà des Batoutos et des Sartoris vers le Tout-Monde. Il y a, dans ce roman, une tentative de rassembler le chaosmonde, l’Histoire des peuples, abordant surtout les histoires des peuples invisibles, des Noirs, associés aux Batoutos, qui apparaissent dans l’art occidental, qui participent à des expériences pédagogiques, qui déambulent en Europe, faisant toutes sortes de métiers. Les Noirs se sont disséminés dans les différents pays du monde, notamment en Amérique. Finalement, Batouto devient la métaphore qui s’applique à tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté : Pelé, Louis Armstrong, aussi bien que Paulo Coelho, Jorge Luis Borges. « Tu peux devenir batouto, puisque la totalité se réalise » (Glissant, 1999 : 279). Les Batoutos « ont conçu Éléné ! qui résume pour eux le lieu du Temps où les humanités se rencontreront enfin » (Glissant, 1999 : 15). Cette vision utopique de la rencontre fraternelle de l’humanité figure dans l’incipit de Sartorius, annonçant le sens du livre. Éléné !, qui peut être associé à la conception glissantienne du Tout-Monde, se distingue de celle de l’Aleph de Borges : Éléné ! n’est pas un absolu du lieu, comme l’Aleph de Jorge Luis Borges, le voyant aveugle d’Argentine. L’Aleph vous met en vertige par sa concentration inimaginable. Éléné ! vous chavire parce qu’il rassemble aussi les lieux, mais la diversité, non pas l’absolu, le concerne. L’Aleph se suffit à soimême, son atmosphère est de cristal. Éléné ! a besoin de toutes les consciences des peuples, son atmosphère est striée de gori rouge et de kwamés qui s’obstinent les uns dans les autres. (Glissant, 1999 : 300)

Conclusion Gilles Deleuze et Félix Guattari considèrent que la pensée occidentale, y compris la littérature européenne, est arborescente alors que la littérature nord-américaine du Sud et de l’Ouest serait plutôt rhizomatique parce qu’elle cartographie l’espace en le liant aux mouvements sociaux qui traversent l’Amérique4 (Deleuze, Guattari, 1980 : 29). Glissant, lui-même, dit que Faulkner écrit en rhizome (Glissant, 1996, p. 244), à savoir : il fait l’inventaire du réel, décrivant le paysage, les plantes, le style de vie, et surtout, il cartographie ce Deep South surdéterminé par l’esclavage, dont les ruines sont intimement liées à la guerre 4

« Chaque grand auteur américain fait une cartographie, même par son style ; contrairement à ce qui se passe chez nous, il fait une carte qui se connecte directement avec les mouvements sociaux réels qui traversent l’Amérique ».

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de Sécession. Or, le projet littéraire de Glissant ressemble à celui de l’auteur nord-américain dans la mesure où il relève le défi d’inventorier le réel de son île, la Martinique, dans ses mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation, dans ses lignes de fuite et ses points aveugles. Dans Sartorius, l’ancêtre des Sartoris (Jacob Schneider) se voit comme un arbre majestueux, alors que Glissant parle d’Areko, l’artisan noir qui pose pour Dürer et lui prépare les pigments, comme d’un rhizome. « Jacob se fût senti diminué de ne pas envisager par avance l’arbre majestueux qui devait jaillir de son sein, c’était la souche très manifeste dans la forêt d’alentour. Areko invisible fréquentait les étendues des herbes tenaces et patientes, qui courent sur les espaces et tressent à la fois l’appartenance et l’offraison » (Glissant, 1999 : 212). Le rhizome est, par sa manière de s’étendre aléatoirement, une antigénéalogie, tandis que la racine unique s’approfondit, de forme linéaire, constituant ainsi le modèle de l’arbre généalogique. On peut percevoir cette antigénéalogie aussi bien dans l’œuvre de Faulkner que dans celle de Glissant. Le premier dépeint la décadence et l’effondrement des grandes familles blanches du sud des États-Unis dont la filiation est constamment menacée par le métissage et par la malédiction tragique qui pèse sur ces usurpateurs des terres amérindiennes. Il est significatif de remarquer que ces familles blanches ont, parallèlement aux descendants légitimes, des descendants noirs. Ils ne font pas partie de la famille, mais vivent souvent dans la même propriété, ce sont les domestiques qui s’occupent des anciens maîtres. Si une possibilité d’alliance (ou plutôt de mésalliance) s’annonce, la personne est écartée. Les Noirs sont là, « ils endurent » (« They endured ») et, pour cette raison, ils constituent une menace à l’harmonie d’un monde qui se veut « pur » mais qui est d’ores et déjà impur, contaminé. Comme il arrive souvent chez Faulkner, ce genre d’information-tabou concernant le métissage apparaît furtivement, en une seule petite phrase, comme si le narrateur voulait l’éviter, l’occulter. Par exemple, dans Le bruit et la fureur, Dilsey lance à son fils Luster qu’il a « autant de diablerie dans le corps que n’importe quel Compson » (Faulkner, 1972, p. 324) en riposte au jeune homme qui affirme qu’il est content de ne pas être membre de la famille Compson. Dans L’Appendice Compson, il y a une brève notice sur chaque membre de la famille et, à la fin, la liste des Noirs, ceux qui n’étaient pas des Compson (tout en l’étant en termes strictement de sang). Dans Le quatrième siècle de Glissant, la généalogie est raturée, impossible à récupérer sous forme d’arbre généalogique, d’autant plus que l’origine des ancêtres se perd de l’autre côté de l’océan. La rivalité se manifeste aussi bien du côté des Blancs que des Noirs : La Roche et Senglis, Longoué et Béluse. Venus dans le même négrier, Longoué et Béluse ont lutté aussitôt qu’ils ont mis pied à terre, sans doute à cause 161

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d’une rixe qui remontait au pays d’avant. Béluse devient esclave dans la plantation de Senglis, alors que Longoué s’enfuit dès qu’il est délié pour être rendu à La Roche, son nouveau propriétaire. Les familles Longoué et Béluse, après un début de conflit, renforcé par le meurtre de Liberté Longoué par Anne Béluse, finissent par se mélanger quand Stéphanise Béluse va vivre avec Apostrophe, engendrant Papa Longoué. On peut vérifier la dissémination du sang des Longoué dans les familles Béluse, Celat et Tarquin, mais la branche « pure » des rebelles marrons et quimboiseurs se termine avec Papa Longoué, qui souffre du fait de ne pas avoir de descendants. Ainsi, sa parole doit-elle être transmise au jeune Mathieu Béluse et à Mycéa. Le rétablissement de la généalogie s’avère être impossible parce que la famille s’éteint : Papa Longoué est le dernier qui continue à vivre sur le morne, loin de la civilisation implantée par les Blancs sur les plaines et sur la côte. Le processus de métissage est inexorable, la créolisation s’ouvre au divers et le rhizome est la métaphore de la prévalence des mouvements plutôt erratiques vers le Chaos-Monde glissantien.

Bibliographie Coindreau, Maurice Edgar. « Préface », in Faulkner, William. Le bruit et la fureur. Traduction de Maurice Edgar Coindreau. Paris : Gallimard, 1972. Deleuze, Gilles, Guattari, Félix. Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit, 1980. Faulkner, William. Sartoris. Traduction de Claudio Alves Marcondes. São Paulo : Cosac Naify, 2010. [1929]. Faulkner, William. Paris Review. Les Entretiens tome II. Traduit par Anne Wicke. Paris : Christian Bourgois, 2011, in http://bibliobs.nouvelobs.com/ romans/20110428.OBS2032/william-faulkner-comment-je-suis-devenuecrivain [consulté le 20/12/ 2011]. Faulkner, William. Le bruit et la fureur. Traduction de Maurice Edgar Coindreau. Paris : Gallimard, 1972. Glissant, Édouard. Faulkner, Mississipi. Paris : Stock, 1996 A. Glissant, Édouard. Sartorius. Le roman des Batoutos. Paris : Gallimard, 1999. Glissant, Édouard. Le discours antillais. Paris : Seuil, 1981A. Glissant, Édouard. Introduction à une poétique du Divers. Paris : Gallimard, 1996 B. Glissant, Édouard. Poétique de la Relation. Paris : Seuil, 1990. Glissant, Édouard. Le quatrième siècle. Paris : Seuil, 1964. Glissant, Édouard. La case du commandeur. Paris : Seuil, 1981 B.

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MOBILITÉS IDENTITAIRES ET GENDÉRIQUES –––––– MOVILIDADES IDENTITARIAS Y DE GÉNERO

Les deux cœurs de Michel Tremblay Masculinités déviantes et esthétique gay1 Dominique M.P.G. BOXUS Université Fédérale Fluminense, Niterói (Brésil)

Le présent article résulte de recherches menées sur l’inscription de l’homoaffectivité dans la littérature, principalement dans le champ des cultures francophones. La migration géographique n’intervient ici qu’indirectement, subordonnée au déplacement impliqué par ce que nous désignerons, en référence à la norme sociale, comme les masculinités déviantes ou figures de mobilité gendérique (Lopes, 2002). Nous étudierons deux romans publiés par l’écrivain québécois Michel Tremblay dans le courant des années 1980 : Le cœur découvert (1986) et Le cœur éclaté (1989). D’un cœur à l’autre, la thématique de l’homoaffectivité se trouve amplement et explicitement développée. Nous voulons l’interroger sous l’angle de ses éventuels rapports avec le contexte excentré de la collectivité québécoise : lorsqu’il s’agit des littératures francophones, il est impérieux de situer les œuvres littéraires dans l’espace social et national où elles voient le jour et où elles jouent un rôle. Par ailleurs, nous nous efforcerons de mettre en lumière certains aspects saillants d’une esthétique gay propre à Michel Tremblay, laquelle s’appuie sur un renouvellement des catégories d’écriture littéraire et de roman populaire. Trois extériorisations de la déviance et de la mobilité convergent donc dans les pages qui suivent : celle qui ressortit aux identifications sexuelles marginales, celle des « littératures mineures en langue majeure » (Bertrand & Gauvin, 2003) et celle d’une écriture qui révise la tradition littéraire. Pour interroger la thématique homoaffective présente dans les deux romans choisis, nous partirons d’un triangle théorique faisant intervenir les postulats de l’École de Parti pris, le concept de littérature engagée et la catégorie de roman populaire. 1

Une version résumée de la dernière partie du présent article a fait l’objet d’une publication antérieure dans le numéro 14 de la revue Interfaces Brasil/Canadá (2012). Disponible sur : www.revistas.unilasalle.edu.br.

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Déplacements culturels : migrations et identités

L’École de Parti pris (1963-1968)2 La Révolution Tranquille, qui survient au Québec dans les années 1960-1970, met un terme à la Grande Noirceur (1945-1969) : la liberté de pensée et d’expression conquiert peu à peu un espace que ne monopolise plus l’Église catholique. En fait, en dépit de ce qui en est généralement retenu, les quinze années d’après-guerre forment déjà une période de changement : un processus de laïcisation – ou de déconfessionnalisation – se fait jour dès le moment où l’on peut voir en effet se fissurer la morale catholique. En 1963, un groupe de jeunes intellectuels montréalais gauchistes lancent la revue Parti pris. En plus d’une revue, c’est aussi un mouvement : politique, littéraire et culturel ; et une maison d’édition (1964-1986). Parti pris peut être considéré comme le berceau de la première génération de marxistes québécois. Les fondateurs ont entre dix-neuf et vingt-quatre ans : Pierre Maheu, Paul Chamberland, Jean-Marc Piotte, André Brochu et André Major3. L’idéologie qui les anime se revendique explicitement de Marx, Lénine et Sartre ; ils manifestent en outre leur filiation à ce qu’ils appellent le « socialisme décolonisateur » – que Sartre appuie explicitement dans plusieurs préfaces d’ouvrages publiés dans le contexte de la décolonisation –, théorisé au Maghreb par Frantz Fanon, Albert Memmi et Jacques Berque4. À cette époque, au Québec, ces noms ont encore des relents de soufre. La plupart des membres de l’organisation partipriste exerceront plus tard un rôle culturel important dans la société québécoise : comme professeurs d’université, écrivains, scénaristes ou réalisateurs. Méfiants à l’égard d’une Révolution qu’ils jugent trop tranquille, et par rapport au risque de sa récupération par la bourgeoisie québécoise, ils réclament 2

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La base de données que nous avons choisie pour rédiger cette brève histoire du mouvement Parti pris a pour assise les travaux suivants : Kwaterko, 1989 ; Laurin, 2005 ; Fabre, 2010 ; Bégin, 2009 ; Warren, 2009. Toute autre référence ponctuelle concernant le sujet est mentionnée au fil du texte. D’autres noms d’écrivains, chansonniers, essayistes et cinéastes sont à associer à Parti pris, comme membres directs ou parce qu’ils participent à sa mouvance en tant que prédécesseurs ou en tant qu’héritiers : Gérald Godin, Jacques Renaud, Pierre Vallières, Gaston Miron, Jacques Brault, Paul-Marie Lapointe, Gilles Vigneault, Claude Dubois, Raymond Lévesque, Jacques Ferron, Claude Jasmin, Pierre Falardeau, Victor-Lévy Beaulieu (qui est le créateur de la collection « Partis pris actuels » aux Éditions VLB), Denys Arcand, Raôul Duguay, Patrick Straram (Bégin, 2009 : 50). Il y aurait une étude sociologique à mener ici sur le rôle de Parti pris par rapport à l’émergence d’intellectuels qui ont postérieurement marqué le Québec. Sartre a popularisé et diffusé en France les théories tiers-mondistes en préfaçant les ouvrages de Senghor, Memmi, Fanon et Lumumba (Warren, 2009 : 132-133). Concernant le rôle de Berque, nous mentionnons que le poète partipriste Gérald Godin a écrit : « On dit “Québerque libre”. Parce que Berque est le père spirituel de Parti pris, enfin, d’une partie de Parti pris […] » (Warren, 2009 : 133).

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Les deux cœurs de Michel Tremblay

une révolution politique définitive, décisive et vraie. Ils radicalisent en fait des tendances qui sont à l’œuvre dans la société québécoise depuis les années 1950 : la laïcisation des institutions publiques, le socialisme et l’indépendance. Selon eux, le Québec est à mettre sur le même pied que les pays colonisés : il lui faut se libérer d’une domination qui l’aliène. Au fil de ses 53 numéros, le périodique Parti pris se penche de près sur les difficiles conditions de vie et de travail des classes populaires, se fait l’écho des débats qui animent le syndicalisme ouvrier et agricole, tient un discours qui désacralise le Canadien-français et valorise le nouvel homme québécois5. Parallèlement à ses revendications sociopolitiques, il touche aussi à la culture – la littérature, le cinéma, l’art, la musique –, se faisant le relais d’un des principaux enjeux de la nationalité québécoise : la langue française. Sur le plan littéraire, il s’agit essentiellement de renverser l’aliénation culturelle québécoise : contre une esthétique bourgeoise inapte à exprimer et/ou inventer une identité québécoise nouvelle et originale, les intellectuels de Parti pris font l’apologie d’une écriture de la laideur, où « écrire » signifie « choisir de mal écrire », selon des propos de Paul Chamberland. Dans ce refus d’une écriture artistique, il faut entendre la volonté de se placer aux antipodes de l’esthétisme français. La littérature sera québécoise et non plus canadienne-française ; elle rendra compte du social, en se faisant délibérément réaliste. Évitant l’exotisme et l’idéalisation, qui sont propices à la distanciation et à l’évasion, les écrivains auront à représenter le réel par en bas, sans fard. Ils décriront la réalité des ouvriers et des chômeurs, qu’ils situeront dans leurs espaces réels et familiers : les bouges, les maisons de passe, les bistrots. Surtout, ils exhiberont le langage des bas-fonds, cette langue française déchue et grossière des colonisés. Il faut comprendre que l’aliénation nationale dénoncée par l’organisation partipriste est double. Elle concerne d’abord la fidélité témoignée à la France et aux valeurs françaises depuis l’ancienne époque de la Nouvelle-France ; elle vise ensuite la minorisation dont la collectivité canadienne francophone est victime – historiquement depuis la défaite des Français dans les Plaines d’Abraham en 17596 – à l’intérieur d’un État désormais majoritairement anglophone et franchement répressif en diverses circonstances de l’histoire du Canada britannique. Concrètement, le français parlé par les Canadiens francophones se transforme 5

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Selon Warren, il s’agissait de « démolir un Canada français efféminé et névrotique afin de bâtir sur ses ruines un Québec jeune, viril et droit » ; l’impuissance de la nation canadienne de langue française se reflétait dans un peuple qui avait désappris l’orgueil d’être homme. De telles idées, paradoxalement, faisaient voir des intentions moins libératrices qu’il n’y paraissait ; elles reproduisaient un schéma phallocrate (Warren, 2009 : 136). Reddition signée officiellement par Louis XV à Versailles en 1763.

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peu à peu au fil du temps, et plus ou moins profondément selon les régions, au point d’engendrer parmi ses locuteurs un sentiment d’insécurité linguistique accompagné d’une conscience identitaire déficitaire : anglicisé dans ses vocables et dans sa prononciation, ce français hybride vient à être perçu comme une dégradation culturelle par rapport au beau français de France, et comme le signe visible d’une désintégration nationale. Il est dénommé le joual, déformation du mot français cheval. Le joual, en deux mots, voici son histoire sainte : jusqu’à la veille de la Conquête de 1759, les récits des voyageurs ne tarissent pas d’éloges sur le langage de notre bonne vieille ville de Québec, de celle non moins vieille de Trois-Rivières, de celle non moins bonne de Montréal où le français, disent les récits, est le même qu’on entend et parle à Paris. […] Quand les voyageurs étrangers britanniques, français ou américains se remettront à nous revisiter après 1850, ils constateront qu’on ne parlait plus tout à fait comme on parlait quelques années plus tôt, c’est drôle ! […] Vigneault dira plus tard dans un de ses monologues : « c’est pas du français châtié, c’est du français puni ! ». […] C’est dire que la chevauchée du joual, commencée au petit trot de l’enseignement au XIXe siècle, se poursuivait par le grand galop de la prolétarisation massive des populations québécoises. À partir de ce moment, le joual n’est plus seulement un petit animal inoffensif, ce n’est plus seulement une langue, c’est l’ensemble des conditionnements de l’aliénation dont cette langue n’est que le véhicule. (Paquette, in Weinmann & Chamberland, 1996 : 201-202)

Il s’avère que cet état dégradé de la langue est particulièrement perceptible dans les classes ouvrières de Montréal : ce parler ouvrier, développé d’abord à l’usine comme langue véhiculaire, sous l’influence des patrons et des chefs anglophones, finit par déborder dans les foyers, dont il devient la langue vernaculaire : Le continuum linguistique du Québec comprend de nombreuses variétés, mais à ses deux pôles, on trouve une parlure populaire dénommée joual et une parlure bourgeoise ou québécois soutenu, à peine différent du français standard. À l’instar du français populaire, le joual a une dimension dialectale et sociale car il est circonscrit aux couches urbaines défavorisées de la région de Montréal. Mais il représente aussi le niveau familier et relâché de la langue des Québécois qui en ont au moins une connaissance passive […]. (Brancaglion, 2003 : 263)

Dans les années 1960, au moment de la Révolution Tranquille et de Parti pris, le joual vient à faire la une de virulents débats linguistiques. Il revêt une forte dimension politique, qui permet de comprendre pourquoi le mouvement partipriste assimile ceux qui le parlent aux peuples colonisés. Pour les membres de Parti pris, du moins dans un premier temps, le fait de préconiser une écriture anti-esthétique ne découle pas d’une 168

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volonté euphorique assimilable à l’expression d’un orgueil identitaire. L’entreprise est davantage une expérience cathartique et le point de vue porté sur le joual est d’abord négatif et dysphorique : il est à comprendre comme un acte de honte, presqu’un geste d’auto-humiliation, motivé par le désir de montrer, pour la surmonter, l’aliénation dont la société québécoise est victime, et de convaincre d’une nécessaire révolution politique pour endiguer les conséquences de la colonisation. Il s’avère que l’insertion du joual dans l’écriture littéraire ne laisse pas de poser des problèmes, comme celui du destinataire du texte, à savoir le public populaire : étant donné que la transcription de la parlure ouvrière ne connaît pas de codification, il est difficilement imaginable que les classes défavorisées, qui utilisent le joual au jour le jour mais dont les habitudes de lecture sont limitées, se montrent soudain désireuses de décrypter des transcriptions phonétiques que l’élite intellectuelle sera certainement plus à même d’assimiler. Un autre problème touche le paradoxe qui vient subitement frapper la création littéraire, à laquelle il est demandé de s’auto-anéantir en refusant toute forme d’écriture artistique. C’est la raison pour laquelle certains des membres de Parti pris déchantent vite et font l’aveu explicite de l’impossibilité de cerner le réel québécois dans sa complexité. La volonté idéologique d’afficher le joual comme un dialecte proprement et purement québécois pousse certains auteurs à surmonter le pessimisme radical du programme littéraire préconisé par Parti pris : la réalité, jugée aliénante et honteuse, est sublimée et valorisée par eux ; nouvel emblème identitaire, le joual vient à jouer chez eux le rôle de signe euphorique7.

La littérature et l’engagement Pour aborder ce sujet, nous nous appuierons sur la réflexion de JeanPaul Sartre. Comme le rappelle justement le chercheur belge Benoît Denis (2000), « la figure de Sartre est aujourd’hui le repoussoir de bien des rancœurs ou même de fantasmes. Il n’en reste pas moins que Qu’estce que la littérature ? continue d’être le texte qui a envisagé le plus complètement la question de l’engagement en littérature […] ». L’occasion 7

Józef Kwaterko voit ici l’expression d’une grave contradiction au Québec, société de relative abondance, et pour cela même incapable de concilier nationalisme et socialisme. Parmi les romanciers qui ont stylisé le joual et l’ont investi de valeurs euphoriques, il cite Claude Jasmin (pour son roman Pleure pas, Germaine, publié en 1965 aux Éditions Parti pris et racontant le voyage d’une famille ouvrière en quête de rédemption) et Jean-Jules Richard (pour son roman Journal d’un hobo, publié en 1965 aux Éditions Parti pris et touchant au thème de l’androgyne) ; dans ces récits, il y a un retour aux valeurs communautaires, notamment familiales, de même qu’aux signifiés « peuple » et « pays » (Kwaterko, 1989 : 48-49).

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nous est ainsi offerte de redécouvrir un essai important, notamment sous l’angle d’une interprétation des lettres québécoises. Nous pourrons nous rendre compte que le programme littéraire des partipristes est une réponse à l’appel de Sartre, pour qui la littérature est d’abord une action et vise le dépassement d’une situation d’aliénation concrète, historiquement et géographiquement située. L’ouvrage Qu’est-ce que la littérature ? (1948) est long, dense et désordonné. Nous nous efforcerons d’en établir un ordonnancement et d’en organiser simplement et brièvement les idées dans la perspective de ce qui nous occupe dans le cadre du présent article. Pour Sartre, la parole littéraire doit être transitive : comme dévoilement du monde, l’œuvre doit être « pure présentation » et respecter la liberté critique du lecteur (Sartre, 1948 : 56). En ce sens, le style doit passer inaperçu, pour que le regard puisse en traverser les mots transparents et rejoindre aisément leur référent (Sartre, 1948 : 30)8. Contrairement au poète, dont la parole est intransitive, l’écrivain est d’abord un prosateur et la dimension esthétique de son écriture ne peut pas se suffire à elle-même : elle se double d’un projet éthique, qui la sous-tend et la justifie. Sartre est adversaire de la conception esthéticiste des modernes, chez qui la littérature est elle-même son propre objet. Pour lui, la forme sert un contenu qu’elle ne peut pas précéder, car la vérité de l’écriture littéraire réside dans une action dans le monde (Sartre, 1948 : 25-27). Comme seule la prose est utilitaire par essence, les genres privilégiés de l’engagement littéraire sont le théâtre, le roman, l’essai, le pamphlet et le manifeste, qui valorisent la dimension référentielle et l’expression des idées (Denis, 2000 : 75-99)9. Venons-en à la façon dont Sartre conçoit la notion d’engagement. Il s’accorde à dire que, dans les faits, toute littérature est engagée : en 8

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Nous recommandons la lecture de l’excellent essai Littérature et engagement (2000) de Benoît Denis, lequel a su traduire la prolixité et le ton doctrinaire de Sartre en un discours clair, neutre et objectif. C’est que la parole de Sartre est volontiers pamphlétaire : elle se gonfle et s’enflamme facilement, ce qui peut gêner le lecteur soucieux d’objectivité et d’impartialité. Paradoxalement, l’essai de Sartre n’est pas toujours cette « présentation pure et simple » qu’il préconise pourtant lorsqu’il touche au style ; il fait souvent usage de ce que Denis appelle un « pathos catastrophiste » (Denis, 2000 : 92) et aime à amplifier la gravité de certaines situations en vue de provoquer une réaction, sans toujours respecter ou ménager autant qu’il prétend le vouloir la liberté critique de son lecteur. Nous constatons un investissement des auteurs québécois dans la prose romanesque plus que dans l’écriture poétique. Mais force est de souligner l’existence de nombreux poètes québécois sur lesquels la critique a apposé l’étiquette de poètes engagés, en dépit d’ailleurs de ce que Sartre énonce concernant le désengagement de la poésie. Cette atteinte portée à la tradition de la représentation moderne du fait littéraire serait un trait spécifique de la littérature québécoise contemporaine, qui se démarque en effet clairement de la tradition française.

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choisissant de se taire, un écrivain s’engage encore inévitablement (Sartre, 1948 : 30). Toutefois, dans l’esprit de Sartre, le propre de l’engagement est le refus de se placer hors du monde et d’adopter une attitude de retrait et de passivité – qui est précisément la tentation de la littérature moderne, laquelle rêve d’être désituée – au bénéfice d’une « prise de position réfléchie », d’une « conscience lucide d’appartenir au monde » et d’une « volonté de le changer » (Denis, 2000 : 36). La participation plutôt que le repli ou l’abstention : l’écrivain engagé se compromet dans le monde et fait participer la littérature à la vie sociale et politique de son temps ; il engage sa personne par rapport aux questions sociales, politiques, intellectuelles ou religieuses. Au cœur de l’engagement se trouve donc la responsabilité de l’auteur, qui doit accepter l’idée d’être jugé par la collectivité devant laquelle il se compromet. Cette insistance sur la personne du scripteur, qui prend des risques devant la collectivité en s’exposant moralement et en faisant montre des convictions et des choix qui dirigent son action, explique que le ton importe souvent plus que le style dans le texte engagé (Denis, 2000 : 51) ; elle explique aussi une certaine propension à la mise en scène de soi dans des textes où le témoignage accrédite la fiction, comme dans le cas du journal intime et de l’autofiction (Denis, 2000 : 48-49) ; elle confère à la temporalité de la parole engagée un caractère d’urgence qui situe l’œuvre dans un maintenant en la faisant coller le plus possible au présent de la réalité, ce qui la voue à une obsolescence rapide déliée du souci de s’assurer la postérité (Denis, 2000 : 37-40) ; elle explique enfin que son insertion dans un champ politique n’est jamais que secondaire par rapport à une vision plus large, qui touche l’homme et le monde : la vision de l’écrivain plutôt que celle d’une doctrine ou d’un parti politique (Denis, 2000 : 34)10. Si l’auteur et son texte sont situés dans un temps et dans un espace déterminés, la communauté des lecteurs l’est aussi. L’engagement permet de réconcilier le public (ou la société) et la littérature, dont la modernité a perturbé les rapports. Sartre récuse l’autosuffisance de l’œuvre littéraire et privilégie la relation entre l’écrivain et le public. Le lecteur que vise Sartre n’est pas l’homme universel. Il n’est pas non plus une instance abstraite postulée par l’échange littéraire. Si Sartre s’adresse idéalement à tous les hommes, sans classes, il le fait à l’horizon de lecteurs concrets, situés historiquement, socialement, politiquement et idéologiquement. Le lecteur est un homme concret, inséré dans une collectivité, avec des goûts et des envies, avec une histoire particulière. En choisissant son public, l’écrivain définit son projet et la nature de son engagement : 10

C’est ce qui, selon Benoît Denis, permet de différencier la littérature engagée et la littérature militante, davantage tournée vers la propagande.

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[…] on peut dire aussi bien que c’est le choix fait par l’auteur d’un certain aspect du monde qui décide du lecteur et réciproquement que c’est en choisissant son lecteur que l’écrivain décide de son sujet. Ainsi tous les ouvrages de l’esprit contiennent en eux-mêmes l’image du lecteur auquel ils sont destinés. (Sartre, 1948 : 79)

Le but de l’entreprise littéraire, le sujet traité et les moyens mis en œuvre découlent de l’élection d’un public déterminé. « L’efficacité de l’engagement tiendrait à cet ajustement étroit entre le propos du texte et les lecteurs pour lesquels il est écrit » (Denis, 2000 : 58). Sartre est conscient du fait que le destinataire élu n’est pas forcément le lecteur réel et que le public choisi initialement échappe dans une certaine mesure au pouvoir de l’écrivain. Dans le fond, « écrire pour » revêt deux sens : « s’adresser à » et « écrire au nom de ». Pour conclure sur la littérature engagée, nous soulignons que, pour Sartre, la seule activité critique valable est celle qui observe et interprète les œuvres en situation, à savoir la critique sociologique11.

Le roman populaire Quel dénominateur commun permettrait d’associer des romans contemporains comme L’Abyssin, Sauver Ispahan, La Salamandre ou Rouge Brésil, de Jean-Christophe Rufin, et Le cœur découvert ou Le cœur éclaté, de Michel Tremblay ? À première vue, ces récits ne paraissent pas devoir relever de ce que la critique associe à la haute littérature ; or il est évident qu’ils ont le don de séduire le public, au point que des prix littéraires ont été décernés à certains d’entre eux. Pour répondre à cette question, nous proposons de nous pencher quelques instants sur le concept de roman populaire, que nous nous efforcerons de circonscrire dans le cadre de l’étude qui nous occupe ici. D’emblée, nous sommes forcé de reconnaître le caractère englobant de ce concept, qui peut en effet désigner des réalités fort diverses : l’épopée orale, le roman-feuilleton, les collections propres aux usines à romans contemporaines, le roman d’aventures, le roman sentimental, le roman social, le roman policier, le roman historique, le roman régionaliste, le photoroman, certaines œuvres de Victor Hugo ou de Léon Tolstoï, la Bible 11

Sartre dénonce avec véhémence une tendance de la critique à faire de la littérature un ensemble de monuments en privilégiant les écrivains morts – en dehors de toute situation –, dont les œuvres sont vidées de leur ancienne puissance d’action dans une réalité concrète et ne laissent plus voir qu’une élégante parure : la littérature devient ainsi tautologique, comme si son seul intérêt résidait dans un style. Sartre dénonce aussi la critique biographique, qui fait ressortir des œuvres contemporaines ce qui n’intéresse personne, à savoir l’âme voilée des auteurs : « le lecteur, en reposant son livre, pourra s’écrier, l’âme tranquille : “Tout cela n’est que littérature”. » (Sartre, 1948 : 35-40).

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(Thiesse apud Aron et al., 2002 : 458). Comme nous pouvons nous en rendre compte, l’adjectif « populaire » est fortement polysémique et peut désigner à la fois le genre (ou le sous-genre), le public visé, le mode de diffusion du livre, la représentation idéologique dont le récit est porteur, l’aura qui accompagne l’énorme répercussion de certaines œuvres, un type de roman historiquement situé au XIXe siècle. Plusieurs questions se posent dès lors. L’épithète « populaire » se réfère-t-elle à des récits dont le peuple est le producteur, le destinataire ou le consommateur ? Faut-il prendre en compte l’origine sociale des auteurs ? Quant au mot « peuple », signifie-t-il « une catégorie sociale, une population déterminée selon des références ethniques ou nationales, ou est-il synonyme de masse ? » (Thiesse apud Aron et al., 2002 : 458). L’entreprise se complique si nous avons recours aux concepts, encore plus englobants, de littérature et de culture populaires. Essayons toutefois, à partir de la polysémie des vocables « populaire » et « peuple », de déboucher, concernant le roman populaire, sur une définition qui puisse servir nos intentions. En somme, nous proposons une définition non restrictive, partant, plus aisément – ou moins malaisément – utilisable. Tout d’abord, pour commencer par une considération générale, nous faisons observer que l’expression « littérature populaire » a une valeur positive lorsqu’elle renvoie à la culture orale, et une valeur négative quand elle se réfère à la culture écrite de masse (Thiesse apud Aron et al., 2002 : 459). Nous admettons ainsi avec Marc Angenot que la notion de « littérature populaire » revêt souvent un caractère péjoratif qui vise à dévaloriser une production qui n’est pas tenue comme relevant de la littérature légitime et se trouve ainsi rejetée dans des marges que d’aucuns ont parfois nommées paralittérature. Cette marginalisation opère en raison de l’étendue du public (la masse) et des traits propres à une écriture encline aux lieux communs, au pathos, aux effets prévisibles, aux aventures exotiques, aux amours à l’eau de rose, voire à des thèmes moralement dégradés qui, dans la haute culture, sont refoulés, comme dans le cas du roman pornographique (Angenot, 1974). Un clivage est ainsi instauré entre une littérature dite légitime, qui tend à échapper à des lecteurs socialement situés ou à des moments déterminés de l’histoire, et une littérature dite populaire qui, pour sa part, se trouve directement associée à un public socialement défini, à une durée précise et à une inscription dans un état de société. Alors que la première se trouve fétichisée et tend à être perçue comme intemporelle, la deuxième est méprisée ou même vilipendée au nom du bon goût et au nom d’une nécessaire élévation esthétique et morale de la société. Force est de constater que ce clivage culturel est le reflet d’une hiérarchie sociale. Or, au lieu de considérer la paralittérature comme une forme dégradée de la littérature, Marc Angenot soutient l’idée que l’une ne peut pas exister sans l’autre, qu’elles forment un couple indissociable, pris dans 173

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une relation dialectique : San Antonio inaugure par exemple de nouveaux thèmes et de nouveaux modes d’expression ; et Victor Hugo n’hésite pas à recourir à certains topoï parmi les plus usés du roman populaire à la manière d’Eugène Sue. D’une manière générale, continue Angenot, il faut envisager qu’entre les pôles extrêmes de la paralittérature (la mauvaise littérature, la littérature industrielle ou de masse) et de l’ultralittérature (la littérature érudite ou monumentalisée) existe une vaste production intermédiaire qu’il importe de ne pas rejeter d’un bloc ni de mépriser. Ainsi les best-sellers sont des « œuvres “avouées” quoique correspondant à des stéréotypes nivelants qui permettent une consommation très vaste » (Angenot, 1974 : 13-14). En ce sens, il importerait de relativiser le concept de littérature savante ou légitime et de revaloriser – ou (re)légitimer – le concept de littérature populaire pour désigner un certain type de production écrite : en 1843, dans la presse socialiste française, la notion de « roman populaire » revêtait d’ailleurs un sens valorisant qui rendait hommage aux qualités littéraires des Mystères de Paris (Angenot, 1974 : 11). Comme littérature de masse, le roman populaire présente une genèse, des thèmes, une écriture, des mécanismes de production et de consommation dont nous proposons une brève présentation, sur la base de commentaires développés par Marc Angenot (1974 : 19-21) et à partir de notre propre expérience12. Le roman populaire, qui vise le grand public, a recours à des types, ou représentations essentialistes, liés à des archétypes, des stéréotypes ou des fantasmes sociaux significatifs ; ces types varient selon les lieux et les époques considérés : le forçat innocent, la prostituée vertueuse, l’enfant abandonné, le redresseur de torts. Le roman populaire exprime en outre une soif d’évasion et un besoin d’illusion, moins comme une fuite que comme une sublimation, à travers le dépassement onirique de certaines contradictions sociales. Idéologiquement, il vise un renversement des clivages sociaux et dénonce des iniquités perpétrées contre certaines figures-victimes de la société ; il fait dès lors une large place à la notion de justice immanente et au triomphe du Bien sur le Mal, se fait le défenseur d’une vérité évangélique bafouée 12

En l’occurrence, des notes prises au cours de Littérature française moderne, consacré à Victor Hugo, et donné par le Professeur Jacques Dubois, à l’ULg (Belgique), dans les années 1980. En fait, c’est toute une recherche spécifique qui se profile ici. Dans le cadre du présent article, nous nous contenterons de présenter un échantillon. À notre humble avis, des ouvrages de référence touchant à la production contemporaine de romans populaires font encore défaut : c’est que les travaux consacrés à ce sujet tendent à se centrer sur le roman-feuilleton du XIXe siècle – comme si la production de romans populaires se limitait à cette seule période de l’histoire littéraire – ou sur certains auteurs (Rabelais) ou sous-genres spécifiques (pensons au récit de cordel, dont la répercussion par la critique brésilienne est très vaste ; au roman noir ; au roman policier ; au roman pornographique ; au roman de science-fiction).

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par la société. Rhétoriquement et stylistiquement, le roman populaire est foncièrement optimiste et, pour cette même raison, prévoit volontiers les attentes du public plus qu’il ne les déçoit, par des jeux de hasard heureux ou malheureux (et par une poétisation de la coïncidence insérée dans les mots ou dans les noms des personnages : pensons à « Cosette », la petite chose ou la misère ; à « Jean Valjean », le double « Je », hyperbolisation et/ou duplicité du personnage) ; il aime à émouvoir, toucher, bouleverser, voire faire pleurer, par un recours aux sentiments, au pathétique et aux situations mélodramatiques ; il narre une belle histoire, qui devient fête narrative ou merveilleux narratif ; il accueille les valeurs, le langage (l’argot) et le mode de vie des classes populaires ; il mêle souvent la grande et la petite histoire, l’épopée collective et le drame personnel ; il est fondé sur une opposition manichéenne entre le Bien et le Mal, entre les Bons et les Méchants ; il fait une large place à l’humour, de même qu’aux effets de réel ; il tend à inverser le Bas et le Noble et à subvertir le conservatisme, la répression, l’obscurité ou le cloaque par le progrès, la liberté, la lumière et le refuge paradisiaque ; il est romantique par son attrait pour toutes les formes populaires, comme le carnaval ou le festoiement, par son idéalisme et son régionalisme à la manière de George Sand, par son attrait pour le caractère national ou pour le pittoresque ou la couleur locale ; feuilletonnesque, il a recours à l’énigme et au mystère, ménage des fins de chapitre qu’il se plaît à laisser en suspens et utilise des lieux communs tels que le pacte ou le serment, le rachat ou la rédemption, la reconnaissance ou l’identification, qui créent un vraisemblable douteux, mais auquel, par le pacte de lecture, le public croit et adhère, et qui traduit une vision optimiste du monde ; il aime à théâtraliser, rassemblant ou faisant converger les personnages en un même lieu, qui devient spectacle. Le roman populaire peut aussi véhiculer des thèmes aliénants : il peut servir des instincts primaires et utiliser l’absence d’esprit critique des masses, ce qui apparaît bien dans la littérature pornographique. Il importe en fait de différencier les productions populaires, sans associer à la hâte des noms d’auteurs comme Delly, Paulo Coelho ou Danielle Steel à ceux de Victor Hugo ou d’Alexandre Dumas. Il vaut la peine de mettre en évidence toute une production romanesque populaire de grande qualité, qui peut se montrer transgressive et éclairée.

Les deux cœurs de Michel Tremblay À trois ans d’intervalle, en 1986 et en 1989, l’écrivain québécois Michel Tremblay publie Le cœur découvert et Le cœur éclaté13. Pour les 13

Les références pour les citations extraites de ces deux romans se présenteront de la façon suivante : Lcd pour Le cœur découvert et Lce pour Le cœur éclaté. Nous précisons que la première édition du cœur découvert, chez Leméac, en 1986, n’a pas été

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interpréter, nous placerons les deux récits au cœur du triangle qui vient d’être présenté : le mouvement partipriste, la littérature engagée et le roman populaire. Les intrigues des romans sont en fait les deux volets d’une même histoire, centrée sur le personnage de Jean-Marc, professeur de français dans un cégep à Montréal14. De ses activités professionnelles, il n’est pratiquement pas fait mention, mais bien des questions de cœur, plus spécifiquement la naissance et l’installation de la relation amoureuse qui lie Jean-Marc et Mathieu, dans le premier roman (de quelque 400 pages), puis le désespoir et la lente et pénible tentative de reconstruction personnelle de Jean-Marc, dix ans plus tard, après que Mathieu a décidé de mettre un terme à cette relation, dans le deuxième roman (de près de 300 pages). Nous considérerons tout d’abord ces deux ouvrages comme des récits engagés. Un tel point de vue corrobore une opinion reçue : comme il a été mentionné plus haut, la critique s’accorde à singulariser la littérature québécoise par son caractère militant et son engagement, notamment en faveur de l’autonomie de son champ vis-à-vis du champ littéraire français, et de manière plus générale en faveur de l’autonomie politique du Québec au sein de la Confédération canadienne. En publiant Le cœur découvert et Le cœur éclaté, dans les années 1980, Michel Tremblay choisit de se mettre en situation par rapport à une question sociale encore polémique à cette époque : l’homosexualité15 ; il

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publiée dans son intégralité et que ce n’est qu’en 1992 qu’elle est éditée conformément au manuscrit original : n’étant pas en possession de cette première édition, nous ne pouvons pas dire ce qu’il y manquait, et qui pourrait s’avérer intéressant sous l’angle de l’homosexualité en tant que thème polémique. L’acronyme signifie « collège d’enseignement général et professionnel » ; il s’agit d’un réseau public d’établissements d’enseignement francophones québécois qui forment la première étape des études supérieures, après six ans d’école primaire et cinq ans d’école secondaire. En fait, ces établissements font aujourd’hui cohabiter l’enseignement préuniversitaire et l’enseignement technique, qui prépare au marché du travail. Quel que soit le programme où ils sont inscrits, les étudiants suivent des cours de formation générale, dont une partie est commune à tous. Les cégeps reçoivent un nombre croissant de jeunes de 16 à 17 ans qui n’ont pas forcément arrêté leur choix de carrière et qui doivent trouver leur voie au cégep. Nous n’ignorons pas que les termes homosexuel et homosexualité sont fréquemment rejetés aujourd’hui dans les essais et autres travaux de recherche sur le sujet ; considérés comme aliénants, ils sont volontiers remplacés par des périphrases censées démystifier la conception selon laquelle il existerait une catégorie d’individus identifiables en fonction de l’orientation de leurs préférences sexuelles. S’il vrai que les inclinations homoaffectives sont loin d’être réductibles à une identité homogène, il n’en est pas moins vrai que les représentations mentales tendent à créer la réalité autant qu’elles visent à la décrire, ce qui apparaît clairement dans le cadre des identités : l’on sait que les fictions ont le pouvoir d’engendrer le réel. Nous choisissons donc de recourir aux termes homosexuel et homosexualité, qui nous paraissent utiles pour

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engage sa vision personnelle de l’homme et du monde, autrement dit sa personne, face à la collectivité québécoise, et plus précisément montréalaise, de son temps. Cet engagement est d’autant plus sincère que dans la vie réelle Michel Tremblay est homosexuel. Il serait même le premier auteur québécois à avoir déclaré publiquement son homosexualité. Dans une interview concédée à la fin des années 1970, il explique qu’il n’a pas le projet de s’ériger en porte-parole d’une communauté homosexuelle, car pour lui le fait d’être homosexuel n’est finalement qu’une façon ordinaire, bien que minoritaire, de vivre la condition humaine ; il considère d’autre part que pour l’écrivain qui s’assume comme homosexuel, c’est simplement une façon particulière de voir et de dire son humanité, et c’est aussi la reconnaissance que chacun des mots de sa production littéraire découle de cette vision (Tremblay, 1977). Jusque dans les années 1970, les rencontres anonymes dans les bars et les saunas sont souvent pour les gays québécois la seule façon de répondre à leur désir homosexuel. Ces lieux font l’objet de descentes policières fréquentes. Ainsi, dans la nuit du 21 au 22 octobre 1977, plus de 140 hommes homosexuels sont arrêtés dans le bar Truxx à Montréal, accusés de fréquenter « un lieu de débauche » et de commettre « une grossière indécence » ; c’est la descente policière la plus agressive jamais effectuée au Québec : elle fait même intervenir des mitrailleuses. Ce fait divers scandaleux provoque de vives réactions : dès le 22 octobre, l’Association pour les droits des gays du Québec (ADGQ) rassemble près de deux mille personnes qui manifestent dans la rue. Le 15 décembre 1977, le gouvernement péquiste de René Lévesque inclut dans la Charte des droits et libertés de la province du Québec l’interdiction de la discrimination face à l’orientation sexuelle. Le Québec devient alors un des rares États à offrir une protection légale à sa minorité homosexuelle. Ce n’est pourtant qu’en 1986 que la Charte canadienne des droits et libertés emboîte le pas : plusieurs actions en justice sont alors menées et quelquefois gagnées par les militants gay, notamment en faveur de la reconnaissance des unions de même sexe, qui n’aura effectivement lieu qu’en 2003 (Tremblay, 1977 ; Thibault, 2010). De 1978 à 1986, il faut considérer que le contexte change et que la tolérance vis-àvis des homosexuels s’élargit. Toutefois, de nombreux préjugés continuent d’exister au nom de principes moraux (notamment religieux) et médicaux. Le narrateur du cœur découvert écrit : Des gars l’osent aujourd’hui, dans le village gay, mais encore avec un manque de naturel qui me dérange, comme si l’atavisme de milliers d’années qualifier la représentation sociale touchant ce type de comportement sexuel, sans rejeter pour autant les périphrases qui s’efforcent de déconstruire la représentation essentialiste. Sur ce sujet, nous renvoyons aux réflexions de Jurandir Freyre Costa (1995).

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de clandestinité nous empêchait d’être spontanés. Nous avons atteint une certaine désinvolture, c’est vrai, mais pas encore le naturel et c’est dommage. (Lcd, p. 190)

En définitive, le temps des persécutions n’est pas très lointain. JeanMarc en est même une ancienne victime ; par ailleurs, il explique que : […] des centaines d’hommes de tous âges et de toutes convictions grimpent chaque soir les pentes raides du Mont-Royal dans l’espoir de se retrouver soit dans le groupe le plus wild du siècle, soit dans le coin le plus discret et le plus romantique de la ville, dans les bras d’un partenaire qu’ils ne reverront jamais et qui baisera comme si c’était la dernière fois de sa vie […] tout en spéculant déjà sur leur bonne fortune ou leur malchance du lendemain. La sexualité du désespoir de ne plus rien trouver qui en vaille la peine et de l’espoir d’être encore étonné, une ultime fois, la bonne fois. (Lcd, p. 106)

C’est aussi l’époque où, au Québec, apparaissent les premiers cas de malades atteints du SIDA, dont la société dit qu’il est « le châtiment de Dieu » : « deux gars parlaient du SIDA avec des mines effrayées. Ils citaient pêle-mêle les journaux […]. Je pouvais sentir dans le ton de leurs échanges une vraie peur, une terreur, même, de celles qui glacent […] » (Lcd, p. 23). C’est dans cette situation montréalaise spécifique de la deuxième moitié des années 1980, période semble-t-il cruciale au Québec et au Canada pour la reconnaissance des droits des homosexuels et le respect de leur égale dignité par rapport aux hétérosexuels, que s’insèrent les deux romans de Michel Tremblay. La prégnance d’une écriture qui monologue à la première personne engage fortement le narrateur : « J’en ai reconnu quelques-uns […]. Des fantômes pour qui je ne suis, moi aussi, qu’un fantôme, que j’ai vus vieillir, engraisser, maigrir, s’améliorer ou enlaidir sans jamais savoir qui ils étaient […]. » (Lcd, p. 106-107). Quant à l’auteur, il compromet sa personne par l’insertion, dans la fiction, de plusieurs éléments autobiographiques aisément repérables. Comme Michel Tremblay, JeanMarc est écrivain ; nous apprenons qu’il a publié un premier roman qui est comme « l’œuvre d’une vie » (Lce, p. 41), que le lecteur peut librement associer au cœur découvert. Tremblay dédie en outre Le cœur éclaté à Marie-Claire Blais (parce qu’elle lui a fait découvrir Key West) ; or Jean-Marc a soin de préciser lui aussi que l’idée de Key West comme destination de vacances lui est venue de la lecture d’une interview concédée par Marie-Claire Blais dans une ancienne revue littéraire (Lce, p. 30). On sait par ailleurs que pour Michel Tremblay et MarieClaire Blais, la petite ville de Key West, située à l’extrémité de l’archipel des Keys en Floride, est le réel lieu de retraite créatrice qu’ils ont élu et où ils vivent pendant plusieurs mois de l’année. Les médias le confirment. À notre grande surprise, Tremblay y prétend avoir connu Key 178

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West en « 1991 », « pour échapper à une peine d’amour épouvantable » alors qu’il approchait de la « cinquantaine » ; il explique qu’il refusait de passer un « autre hiver à Montréal » dans cette situation et décida de louer une maison à Key West « pour quatre mois » (Guy, 2011). Y aurait-il erreur ? Il s’avère que la date réelle de publication du cœur éclaté est 1989, en dépit d’ailleurs de la mention, à l’extrême fin du roman : « Key West, 18 décembre 1992-10 mars 1993 ». La date de publication du roman et le contenu de la dédicace consacrée à MarieClaire Blais nous obligent à considérer que Tremblay a connu Key West au minimum trois ans avant 1991 ; il manifeste en effet une connaissance trop précise de ce lieu, comme permettent de le penser les descriptions minutieuses qu’il fait de la petite ville et de sa faune humaine. La fiction aurait-elle dès lors envahi la réalité ? À moins que Tremblay n’ait malencontreusement confondu les dates ; et dans ce cas il se serait trompé d’un an par rapport aux dates mentionnées à la dernière ligne du roman… Dans la même interview, il semble également vouloir être précis premièrement quant à la durée et à la période du séjour en Floride, censées renvoyer au moment de l’écriture du récit, soit quatre mois situés durant l’hiver (dans la fiction, Jean-Marc y passe le mois d’août), et deuxièmement quant au contenu de l’intrigue romanesque, en faisant notamment référence à « Provincetown », une station balnéaire réelle qui, tout comme Key West, est un lieu de vacances fréquenté par la communauté gay et où se rend Mathieu dans la fiction du cœur découvert. En procédant de la sorte, l’auteur semble vouloir entretenir le jeu autofictif et brouiller les frontières entre la réalité et la fiction dans des commentaires qui ressortissent au péritexte. Une chose est sûre : les multiples insertions de la vie réelle de l’auteur dans la fiction des deux cœurs renforcent l’impression d’une présence écrivante engagée dans son récit16. Les nombreuses références à la ville de Montréal jouent le 16

Nous pouvons supposer que la mention fictive « 18 décembre 1992-10 mars 1993 » dans le roman est un jeu de science-fiction ou d’anticipation visant à créer une impression de durée qui ressemble à dix ans et rende ainsi plus vraisemblable le brouillage entre d’une part la genèse et la réalité de l’écriture et d’autre part l’univers de la fiction ; l’humour ou l’ironie (sous forme de clin d’œil adressé par l’auteur) que pouvait receler cette mention quasi anodine au moment de la publication du cœur éclaté, soit en 1989, étaient voués à devenir fortement autofictifs pour les lecteurs qui découvriraient le roman après mars 1993. La question reste de savoir si Tremblay a planifié cela. Le brouillard qui entoure la réponse à cette question favorise précisément, dans l’esprit des lecteurs, un brouillage concernant la ligne de démarcation censée exister entre la fiction et la réalité. Quant à la mention « Outremont, 31 juillet 1985, 4 septembre 1986 », dans Le cœur découvert, elle semble simplement vouloir authentifier la part de vérité autobiographique, par des dates et un espace qui pourraient être réels tout en correspondant au contenu de la fiction. Nous ajoutons que la figure de Jean-Marc comme alter ego de l’auteur déborde le cadre des deux romans que nous présentons ici. Il intervient dans d’autres romans et dans des pièces de théâtre. Un dictionnaire des personnages de l’univers de Michel Tremblay a

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même rôle : les rues, les quartiers, les stations de métro, les parcs, les jolies maisons aux balcons fleuris, les terrasses des cafés, les cinémas, les magasins, les festivals, les transformations de la nature au fil des saisons amplifient l’effet de réel. De même l’ambition de Mathieu de devenir acteur de théâtre et de tenter sa chance auprès des réalisateurs de Radio-Canada rapproche le personnage fictif des intérêts dramaturgiques et de la carrière professionnelle de Tremblay. Quelle aliénation l’engagement de ce dernier dans les deux romans considérés vise-t-il à dénoncer ? L’histoire des amours heureuses de Jean-Marc et Mathieu, suivie de leur éclatement qui provoque la longue dépression et la lente guérison de Jean-Marc, tend à normaliser, en les valorisant, les relations homosexuelles ; en même temps, elle stigmatise les préjugés que la société continue de nourrir à l’encontre de l’homosexualité masculine et dédramatise les ghettos gay, comme ceux de « la région des boisés maudits » de Montréal ou des bars spécialisés de Key West tels que le Loo ou le Brad’s Breath : le look des gays musclés et tatoués vêtus de débardeurs échancrés et de pantalons moulés au bon endroit est souvent tourné en dérision par la voix narrative, de même que la nouvelle vogue des anal floss, ces maillots de bain qui découvrent des fesses pas toujours ragoûtantes et sont finalement l’expression d’un désespoir (Lce, p. 288). Le cœur découvert décrit fort positivement et avec beaucoup de simplicité la rencontre de deux hommes et la construction de leur vie de couple ; les faits banals et les petits gestes échangés qui composent leur quotidien permettent d’entrevoir l’éclosion et l’épanouissement de ce qui devient peu à peu une grande complicité : Mathieu s’est installé chez moi morceau par morceau. J’ai commencé à trouver quelques-uns de ses sous-vêtements dans mon lavage, puis une paire de jeans, puis des chemises, des bas, des T-shirts. […] Il se levait avant moi, les samedis matins où il ne travaillait pas, et fourrait tout le linge sale dans la lessiveuse pendant qu’il préparait le petit déjeuner. J’étais réveillé par la bonne odeur du café et le bruit infernal de ma vieille Inglis17 que je traîne depuis plus de dix ans. Je ne lui disais pas, évidemment, que ça m’énervait d’entendre tout ce bruit si tôt le matin ; il était trop fier de lui quand j’arrivais dans la cuisine, ébouriffé et bâillant, pour que je le gronde. (Lcd, p. 194-195)

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d’ailleurs vu le jour en 1996, publié par Jean-Marc Barrette : à la manière de Zola et de Balzac, Tremblay fait aller et venir ses personnages dans ses récits et dans ses pièces, à des moments divers de leur vie. Ce phénomène autoréférentiel lié au personnage de Jean-Marc et associé à l’idée d’un redoublement de l’auteur contribue également à faire se rencontrer la fiction de l’œuvre et la réalité de la vie. Marque de machine à laver le linge.

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Le texte est ouvert et limpide, nous fait entrer dans l’intimité amoureuse des deux hommes et partager leur tendresse et leurs peurs, notamment celles de Jean-Marc relativement à la différence d’âge entre Mathieu et lui : Les paroles ont été inutiles. J’ai tout de suite lu dans ses yeux la semaine qu’il avait passée et il a compris en me voyant mes interrogations, hésitations, certitudes et déprimes des derniers jours. L’image de Mathieu s’est agrandie démesurément pendant que fondait le reste du monde. Une seule chose m’a frappé avant que je le prenne dans mes bras, un petit éclair de conscience bien achalant qui aurait pu me gâter mon plaisir : Mathieu avait l’air encore plus jeune que le souvenir que j’en gardais ! (Lcd, p. 188)

Le plaisir physique des amants, sans être évincé de la narration, n’y occupe qu’une place secondaire, comme par un mouvement de pudeur dans l’écriture : « Nous avions fait l’amour en silence, avec cette douceur qui semblait vouloir devenir notre façon de nous prouver nos sentiments. » (Lcd, p. 190). Plutôt que la séduction des corps ou l’érotisation du point de vue sur la relation amoureuse, ce sont les sentiments et les marques d’affection ou l’énorme peine d’amour que Tremblay met en avant-plan, faisant tomber ainsi d’éventuels tabous et préjugés : Une de mes grandes frustrations, quand je suis en amour, a toujours été de ne pas pouvoir me promener librement en tenant mon chum du moment par la main ou par le cou, sans avoir l’air de défier tout le monde. […] Au beau milieu de la nuit, comme ça, avec Mathieu qui appuyait sa tête sur mon épaule, j’avoue que je ne pensais pas aux éventuels problèmes et que j’étais tout à fait à l’aise. (Lcd, p. 190)

Le fait que, par le passé, Mathieu se sentait « straight », au point de s’être marié avec Louise quand il avait dix-huit ans et d’être aujourd’hui le père de Sébastien, âgé de quatre ans, fait brusquement intervenir le thème, controversé, des nouvelles familles, notamment la question de la présence d’un enfant au sein du couple homosexuel. La naturalité du petit garçon entre ses deux papas fait tomber bien des résistances et finit par réduire au silence certaines insinuations viles, dirigées (notamment par Paulot, le frère de Louise) contre Jean-Marc, qui est injustement soupçonné d’échanger des caresses érotiques avec l’enfant : J’ai oublié de te conter quelque chose, ce soir… J’ai appelé Sébastien, avant que t’arrives de travailler… J’y ai donné la permission d’envoyer chier Paulot à la première occasion… Et si Paulot vient nous narguer jusqu’ici, parce que ça a l’air qu’y’en serait capable, c’est Louise qui me l’a dit, sais-tu ce

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que j’ai envie de faire ? De le frencher18 ! Ça va y faire beaucoup plus mal que de le battre. (Lcd, p. 399)

Tout en souffrant de ces fausses accusations, le couple tient bon et l’amour vrai et sincère a le dernier mot : Si j’t’aimais moins, j’m’en irais tout de suite, Jean-Marc. J’ferais ma valise sans rien dire, j’prendrais un taxi, j’irais me réfugier chez ma mère, comme d’habitude. Ça ferait mal mais ça finirait par passer. Comme toujours. […] Mais j’veux pas m’en aller. J’veux absolument pas guérir de toi. Moi, du courage, j’en ai pour deux. Si tu veux, j’vais t’en passer… J’entendais résonner sa voix à l’intérieur de son corps et j’ai eu l’impression pendant un très court instant d’être lui. Et j’ai su que quoi qu’il arrive Mathieu ferait à tout jamais partie intégrante de moi. Ou moi de lui. Le choix s’est fait avec une facilité déconcertante. Une grande chaleur s’est ouverte, comme une fleur qui se déplie. Je venais de trouver mon élan. (Lcd, p. 390-391)

À rebours des dix années d’amour et de vie commune – dont la majeure partie se situe en fait dans l’interstice des deux récits –, la douleur qui naît de la séparation conjugale est relatée par Jean-Marc avec la même vérité : J’étais seul au milieu du drap gris, Mathieu n’entrerait pas dans la chambre sans faire de bruit pour ne pas me réveiller, il ne me secouerait pas la jambe du bout de l’orteil si je ronflais trop fort. Plus jamais. Un sanglot, un vrai, monta brusquement de très loin et je me suis dit ça y est, les grandes vannes vont s’ouvrir, je vais connaître quelque chose qui ressemble à du soulagement… Mais tout se bloqua dans ma gorge et j’ai cru mourir de désespoir. (Lce, p. 20)

Pour se consoler et recouvrer quelque sérénité, Jean-Marc décide de passer le mois d’août à Key West, dans un pavillon que lui louent Gerry et Dan, un couple homosexuel. Dans cette île de Floride, Jeanne-Mark, qui a pourtant toujours voulu éviter les ghettos gay de Montréal, se retrouve tout d’un coup au milieu d’un groupe d’hommes qui ressemblent précisément à ceux dont il s’est tenu éloigné jusqu’alors : « […] plutôt que d’en éprouver du malaise, je me sentais à l’abri de tout, protégé, sans doute parce que je ne connaissais personne, que je pouvais me noyer, disparaître dans la masse de mes semblables en goûtant sans arrière-pensée leur vitalité, leur insouciance, leur sens de l’humour » (Lce, p. 120). Le Cœur éclaté permet ainsi de découvrir aussi les beaux côtés d’une communauté gay enjouée et heureuse qui, bien que foncièrement futile 18

Dérivé de l’expression anglaise « french kiss », le verbe frencher signifie en québécois : rouler une pelle, c’est-à-dire embrasser avec la langue.

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et quelquefois dissimulée, s’avère néanmoins capable aussi de sympathie, de générosité et d’amitié, comme il apparaît au moment des adieux à la fin du séjour de Jean-Marc à Key West : […] ils étaient tous beurrés, sentimentaux, presque larmoyants : ils me donnaient rendez-vous à Noël ou me suppliaient de ne pas partir alors que je n’avais été l’intime d’aucun d’entre eux, seulement le sympathique locataire de Gerry et Dan, un agréable voisin de table de café ou le méchant intrus dont on disait qu’il avait des chances de devenir le prochain chum de Michael… (Lce, p. 300)

Somme toute, c’est grâce à ces amis que Jean-Marc, tel « un adolescent de 49 ans » (Lce, p. 244), recouvre la santé et le goût de vivre ; il peut enfin exorciser sa douleur : « […] j’arrivai au bout de quelques essais à pousser hors de mes poumons […] des cris d’une étonnante puissance, une vomissure de sons inarticulés qui lançait à la nuit et au soleil naissant les dernières bribes de mon désespoir […]. » (Lce, p. 261). Jean-Marc est prêt à retourner à Montréal. C’est donc tout le champ de l’homosexualité masculine que met en récit Michel Tremblay : l’auteur parvient à en faire luire des moments de beauté et de sensibilité simplement humaines. C’est pourquoi, dans les deux romans étudiés, l’écriture se révèle être transitive : le projet éthique y motive le choix d’une esthétique qui, loin d’être fermée sur elle-même, sert son référent. Dans une interview concédée récemment, Tremblay déclare devant la caméra, pour définir sa conception du roman : « le roman est une histoire que je raconte à l’oreille de mon meilleur ami » (Tremblay, 2012). Sans se montrer doctrinaire, l’écriture des deux cœurs présente de l’homosexualité masculine un portrait qui peut toucher le lecteur, si celui-ci est sensible : la tendresse et le sentiment y priment le raisonnement. En ce sens, nous tendons à situer l’esthétique de Tremblay du côté de la veine romantique (celle de ce que nous appellerons le romantisme éternel), le réalisme des personnages étant d’abord celui de leurs sentiments, dans lesquels transparaissent aussi ceux de l’auteur. Nous nous demanderons à présent si Michel Tremblay ne serait pas redevable de quelque chose aux partipristes, notamment du succès que lui a valu, depuis 1968, l’insertion du joual – qu’il mentionne aussi sous le nom de québécois – dans ses pièces de théâtre et dans ses romans, ou de quelque autre élément caractéristique de son projet de création littéraire. Il est en effet difficilement concevable que le jeune Tremblay n’ait pas subi l’impact, dont nous avons pu constater l’importance, des théories de Parti pris au Québec. Il s’avère qu’à aucun moment de nos recherches nous n’avons découvert, concernant Tremblay, des contacts ou des accointances dans le cercle des partipristes. Dans une interview concernant sa pièce Les Belles Sœurs et le débat linguistique qu’elle 183

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suscita, nous pouvons entendre l’auteur déclarer qu’il est allé plus loin que ses prédécesseurs Marcel Dubé et Gratien Gélinas, qui auraient certainement été excommuniés en leur temps, à savoir dans les années 1950, s’ils avaient eu plus d’audace dans leurs tentatives d’introduire le joual sur la scène québécoise. Tremblay laisse clairement entendre qu’il a pu profiter d’un contexte moins défavorable pour matérialiser son besoin de décrire les gens du peuple (Tremblay, 1968). Fort étrangement, il ne fait pas mention des expériences littéraires partipristes, qui doivent pourtant compter pour quelque chose dans la popularisation et dans la relative acceptation du joual parmi les écrivains. D’autres recherches s’avéreraient certainement utiles dans ce sens, mais à notre humble connaissance à ce stade de nos recherches, force est de reconnaître qu’il n’y aurait pas eu de rapports personnels entre Tremblay et les partipristes, peut-être en raison des positions politiques très (trop) explicitement revendiquées par ceux-ci, ou peut-être parce que le périodique Parti pris se faisait le relais de valeurs phallocratiques, peut-être aussi parce que le réalisme radical et le refus d’une littérature artistique le gênaient. Quoi qu’il en soit, nous percevons des similitudes de part et d’autre, notamment un centrage sur les milieux populaires, voire carrément marginaux, et une volonté de dénoncer les expériences d’aliénation qui pèsent sur le Québec. C’est sans doute par son projet proprement esthétique que Tremblay se démarque très clairement de ses contemporains partipristes, dont il parvient en quelque sorte à résoudre les blocages majeurs, en évitant la césure entre le public visé et la littérature19 et en ne rendant pas incompatibles le besoin d’une description collant à la réalité et celui d’une expression littéraire susceptible de jouer ce rôle : le génie de Tremblay consisterait ici à comprendre la possibilité d’une exploitation esthétique du joual et de sa valorisation en tant qu’expression emblématique populaire québécoise. Comme homosexuels, Jean-Marc et Mathieu sont des figures marginales. En outre, Mathieu est au chômage et fait partie d’une génération sacrifiée : Si tu savais à quel point je travaille, actuellement, pour me bâtir un semblant d’éducation ! Sais-tu ce que c’est que de rattraper dix ans de niaisage ? Chus sorti de l’école pour me marier, Jean-Marc, j’savais à peine lire, pis pas écrire pantoute ! J’le sais que c’est de ma faute autant que de votre faute à vous autres mais vous avez même pas pris la peine de nous pousser dans le cul pour nous intéresser à quoi que ce soit ! Prends-lé pas personnel ; t’es 19

Par exemple, les partipristes ne comprennent apparemment pas l’intérêt que pourrait leur offrir la voie du théâtre. Michel Tremblay aurait en somme réussi à dépasser la contradiction québécoise dont parle Kwaterko, à savoir l’impossible rencontre entre le nationalisme et le socialisme (voir ci-dessus la note 7).

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peut-être un professeur exemplaire, mais j’veux pas le savoir… T’es coupable collectivement si tu l’es pas individuellement ! Si mes professeurs avaient pris la peine de me dire qu’y’existait une culture, quequ’part, j’aurais peut-être eu le goût de la connaître ! (Lcd, p. 192)

Le mélange du québécois et du français standard, loin de créer une esthétique de la laideur susceptible de stigmatiser un mal, nous paraît manifester ici le dépassement d’une autre forme d’aliénation : celle du complexe linguistique par rapport au français correct de France. Tremblay parvient à associer la parlure québécoise, non pas à une appartenance honteuse et douloureuse, mais à la chaleur d’une communication québécoise quotidienne, qui a lieu dans les foyers et dans les cercles d’amis, et qui exprime une intimité et une manière québécoise d’exister. Le parler québécois se trouve ainsi investi chez Tremblay d’une forte valorisation emblématique qui met en avant-plan les fibres réelles d’une sensibilité propre au peuple québécois. Il en ressort un effet de réel et un supplément d’engagement, notamment identitaire et national. Il en ressort aussi la preuve concrète de la possibilité de créer un beau proprement québécois, sans renoncer pour autant à une volonté de désaliéner l’homme québécois. En ce sens, c’est sans doute aussi pourquoi, chez Tremblay, l’humour et la dérision jouent un rôle important, comme il est apparu dans le portrait des ghettos gay de Montréal et de Key West20 ; il offre les moyens d’une dénonciation compréhensive, respectueuse et nuancée du mal, permet de souligner l’aliénation des individus sans les avilir ou les juger, joue un rôle temporisateur et dédramatisant. Pour terminer notre étude, nous envisagerons Le cœur découvert et Le cœur éclaté dans la perspective du roman populaire. Si nous prenons la peine de visiter des sites de vulgarisation accessibles sur l’Internet, nous obtenons facilement des informations touchant la vie et l’œuvre de Michel Tremblay. Il est né dans un milieu modeste. À onze ans, il quitte l’école pour travailler comme typographe et livreur de tissus. Son œuvre foisonnante connaît au Québec et dans le monde une renommée impressionnante : traduite dans plus de vingt-cinq langues, elle vaut à son auteur plusieurs prix littéraires et des nominations, dont celle de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres de France21. Polygraphe, il est tout 20

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Dans Le cœur éclaté, l’Intercalaire III, intitulé « Los Tabarnacos », possède une dimension plus partipriste que l’ensemble du roman, dans la mesure où y sont explicitement et impitoyablement fustigés les modes vulgaires et ignorants des touristes québécois d’extraction populaire. Toute une médiocrité sociale se trouve ainsi dénoncée. Pourtant, l’humour y demeure continuellement présent, comme si Tremblay ne perdait jamais cet amour qu’il prétend éprouver pour tous ses personnages. Nous renvoyons aux pages 185-199 du roman Le cœur éclaté. Paulo Coelho a quant à lui reçu la décoration française de Chevalier de l’Ordre national de la Légion d´honneur.

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à la fois conteur, romancier, traducteur, adaptateur, scénariste de films, dramaturge pour la radio, la télévision et la scène, et auteur de comédies musicales. Son œuvre est polémique, aime à caricaturer la morale étroite et les travers de la société québécoise ; elle tend à élire comme protagonistes des personnages qui sont en rupture par rapport aux conventions sociales et subissent une marginalisation sexuelle, raciale ou culturelle. En résumé, elle parle des difficultés vécues par les milieux populaires francophones québécois. Tremblay serait le premier auteur du Québec à avoir introduit avec succès le joual dans ses créations, non sans choquer l’establishment de son époque. Quand bien même plusieurs de ces informations seraient douteuses, voire incorrectes, il n’en demeure pas moins que les sites visités sont la preuve éminente de la grande popularité de l’écrivain Michel Tremblay et de l’idéologie démocratique dont son œuvre est porteuse. Par ailleurs, la diversité des modes d’expression (théâtre, roman, scénario, etc.) et des moyens de divulgation (livre, scène, télévision, cinéma, radio) témoignent chez cet auteur d’un évident souci d’atteindre la masse : des stratégies semblent être mises en œuvre en vue de conquérir un vaste public. Quant aux personnages qui interviennent dans les deux romans étudiés, ils forment un ensemble impressionnant de figures représentatives de stéréotypes et de fantasmes associés au monde gay dans la société contemporaine : la famille réinventée (Jean-Marc vit en communauté avec des amies lesbiennes, « une famille inventée de toutes pièces ») (Lcd, p. 40) ; le couple gay (Jean-Marc et Mathieu) ; le couple de lesbiennes (Mélène et Jeanne) ; la famille recomposée (Mathieu, JeanMarc, Sébastien, Louise et Gaston, ce qui fait dire à Sébastien qu’il a « une maman pis trois papas ! ») (Lcd, p. 369) ; le beau gars, la « bête » comme ils disent dans le milieu, « quelqu’un qui sue la sexualité » mais dont on a vite fait le tour (Luc, l’ex-amant de Jean-Marc, « pantalon de cuir moulant, veste de jean savamment délavé, chemise échancrée sur la virile touffe de poils frisés ») (Lcd, p. 244) ; le gay atteint du SIDA et qui est à l’article de la mort (Luc, dans le deuxième roman, méconnaissable, dont on peut lire la mort dans les yeux, « recroquevillé sous la tente à oxygène » à l’hôpital ; le jeune Rob, qui a perdu l’usage de la vue et auquel le vieux Bill sert de guide et de traducteur visuel) (Lce, p. 37, 311 ; Lce, p. 177) ; les dragueurs anonymes des parcs publics et des boîtes gay ; la drag-queen (Lcd, p. 177) et le présentateur de show travesti (Sandra Deelicious) (Lce, p. 175) ; la folle (Gerry, qui colore volontiers son anglais d’un accent parisien forcé et dont les pyjamas sont en taffetas) ; la communauté gay (celle de Key West, joyeuse et festive) ; le serveur de bar qui fait battre le pouls de sa clientèle homo (« la magnifique queue de cheval ») (Lce, p. 161) ; la mère réticente 186

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mais compréhensive devant la fatalité de son fils homosexuel (Rose) ; l’hétérosexuel homophobe (Gaston, Paulot et le frère de Jean-Marc). Tous les types significatifs de la collectivité gay semblent avoir été convoqués, de même que les figures-clés de ses détracteurs. Il faut y ajouter des topoï typiquement gay, relatifs à des activités ou à des comportements (la représentation dans les bars nocturnes, la drague dans les parcs, le pyjama party, la séance de cinéma porno, le tourisme gay, la duplicité des gars mariés qui vivent leurs expériences homosexuelles clandestinement, la coke sniffée dans les toilettes, le concours de wetbobettes)22. Cet ensemble de figures et de topoï forme à lui seul comme une archi-figure de la minorité gay et de tous les stéréotypes qui s’y trouvent associés. Cette archi-figure occupe toute la place des romans, inversant de la sorte les notions de majorité et de minorité : les marginaux détiennent ici le premier rôle, et ils le jouent bien ; les personnages normaux, représentants du groupe social majoritaire, ont un rôle totalement subalterne23. Le goût de l’évasion et de l’illusion et l’accès à des espaces-refuges sont présents, principalement à Key West, où les couchers de soleil et la flore sont merveilleux et où les divertissements se succèdent du matin au soir et du soir au matin ; ils sont présents aussi dans la maison de la rue Bloomfield où, pour Jean-Marc, Mélène et Jeanne, il fait vraiment bon vivre, à passer d’un appartement à l’autre, humer l’odeur du café, des toasts et du bacon, boire un verre de vin, papoter sur le balcon, s’asseoir dans les beaux fauteuils Roche Bobois. Les espaces privés et protégés, où l’on se sent en sécurité et en confiance, l’emportent de loin sur les espaces publics, qui sont ennuyeux et froids : la vie des sentiments et des affections importe plus que celle des apparences, de l’hypocrisie ou de la compétition (l’univers professionnel ; les ghettos gay ; la partie chic du quartier d’Outremont). La présence du joual dans l’écriture renforce cette primauté absolue du sentiment et du bien-être privé, qui induisent la recherche de valeurs authentiquement humaines. Cet idéalisme touchant un mode de vie où règne la simplicité et que le récit restitue à travers les petits événements qui font le chaque jour de la vie à la maison, en couple et avec les amis est sans doute ce qui ressort le plus sous l’angle de la dimension populaire des deux romans : il est une 22

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La bobette en québécois désigne le slip ; l’adjectif wet signifie humide : le concours de wet-bobettes consiste à évaluer la beauté du sexe qui s’exhibe sous un slip ou un caleçon mouillés (Lce, p. 176-177). Nous savons que des critiques ont été adressées à Tremblay concernant cette vie gay en dehors du monde, dans les deux romans. Nous y voyons plutôt, outre la volonté de faire ressortir une vie homosexuelle en vase clos, par ailleurs imposée par la société elle-même, un désir d’inverser les codes sociaux et de prendre le contre-pied des préjugés qu’ils véhiculent.

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valorisation du petit et du quotidien, tel que le tout un chacun ou le n’importe qui de Montréal – les gens du peuple québécois – peut le vivre. Comme nous le voyons, le peuple ne renvoie pas ici à une catégorie sociale : c’est le tout le monde. Le récit ménage des moments de spectacle où convergent les personnages : la fête de Noël dans la maison de la rue Bloomfield, devant l’arbre de Noël illuminé, où le petit Sébastien, les yeux écarquillés, reçoit des tas de cadeaux des adultes qui forment avec lui une famille, Mélène, Jeanne, Jean-Marc et Mathieu ; la réception chez le peintre Catherine Burroughs, parmi les nombreux artistes et prix Pulitzer, en compagnie de la petite communauté gay de Key West, avec des sushis et du champagne, où Jean-Marc découvre dans l’intimité de la chambre de la vieille dame un tableau qui le révèle à lui-même ; le théâtre du ciel et de l’eau sur la plage : « Nous étions tous très beaux. Des dieux nimbés d’or qui regardaient le monde disparaître. Le temps s’était suspendu, les conversations si animées quelques secondes plus tôt avaient cessé et tous, sans exception, nous étions tendus vers le ciel qui s’embrasait lentement devant Key West qui flambait. » (Lce, p. 137). Comme au théâtre, le récit ménage, au fil des scènes qui le composent, une série de tableaux d’une émotion intense. Il y a les nombreux épisodes de larmes versées, qui sont peut-être l’expression (stéréotypée ?) d’une émotivité typiquement gay : « J’ai beaucoup pleuré dans les bras de Mathieu » (Lcd, p. 388) ; « Je vis Michael s’essuyer les yeux » (Lce, p. 163) ; « Il a appuyé sa tête sur mon T-shirt et j’imaginais déjà les taches foncées que produiraient ses larmes, bleu marine sur fond de Méditerranée » (Lce, p. 241) ; « Je me suis déchargé de mon tropplein d’émotions contenues, j’ai pleuré un bon coup » (Lcd, p. 182). À tous ces épisodes larmoyants s’ajoutent les innombrables épisodes pathétiques, qui frôlent quelquefois le mélo ; la charge émotive y est extrême et invite le lecteur à s’attendrir, voire à pleurer : les révélations échangées entre Mathieu et sa mère, les conversations de Jean-Marc et de Luc presque mort, l’appel téléphonique au cours duquel Jean-Marc suggère à Sébastien d’envoyer chier Paulot, la fête de Noël chez Mélène et Jeanne, plusieurs dialogues et élans de tendresse échangés entre Jean-Marc et Mathieu, les cris de Jean-Marc lorsqu’il se libère enfin de sa longue dépression. Le sentimentalisme et la sensiblerie ne sont pas absents : ils sont même récurrents. Nous voyons là un choix d’écriture conscient, une esthétique personnelle qui sait manipuler avec talent les ressources du roman populaire et de genres tels que le feuilleton télévisé, le téléroman et le cinéma24. C’est que Tremblay semble ne pas craindre 24

Est-ce un hasard si le récit fait intervenir plusieurs épisodes où il est question de feuilleton télévisé, de série américaine, de téléroman, de cinéma ou de prix Pulitzer ? Certaines chansons françaises ringardes et plutôt kitsch sont également mentionnées,

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d’accentuer l’optimisme et de forcer la barre du romantisme et de la sentimentalité : nous n’identifions pas une intention parodique, mais bien un désir d’exalter, de magnifier et de proposer à l’admiration, pour toucher, attendrir, émouvoir. Dans le même esprit, le didactisme qui ressortit aux deux ouvrages paraît vouloir se révéler comme tel : un couple de deux hommes d’âges différents (quinze ans d’écart), dont le plus jeune a été marié et est père d’un enfant, et qui sont de milieux culturels et sociaux différents. Ajoutons que les thèmes de la pédophilie et de l’euthanasie s’enclenchent aisément à partir de Paulot et de Luc. Voilà qui ressemble à un modèle presque (trop ?) parfait. Les personnages ne stagnent jamais dans une situation de blocage et finalement tout est toujours bien qui finit bien : Jean-Marc adopte Sébastien ; Louise accepte que son fils fréquente le foyer des deux homosexuels et redevient l’amie de son ex-mari ; Rose comprend son fils et vient dîner en compagnie des deux amants ; Mathieu adopte la drôle de famille que s’est inventée son chum ; un simple coup de fil à la chambre de commerce de Key West permet à Jean-Marc de louer en un temps trois mouvements un pavillon dans la propriété de deux hommes qui, comme par hasard, sont gay. La fiction des cœurs est pleine de coïncidences, surtout heureuses et quelquefois malheureuses. Cette esthétique a quelque chose de baroque, que nous pourrions envisager sous l’angle de l’écriture de Rabelais tout en insistant sur l’inscription du cadre populaire québécois. Nous sommes tenté d’y déceler aussi un goût du kitsch, que nous mettons en rapport avec ce qui serait une esthétique gay propre à Michel Tremblay et à ce qui serait, comme il l’affirme, simplement une façon particulière de voir et de dire son humanité, et la reconnaissance que chacun des mots de sa production littéraire découle de cette vision : une vision qui fait superbement se déplacer ou s’inverser les dogmes, les rôles et les concepts de la doxa, la déviance venant à revêtir un pouvoir de subversion à de multiples niveaux.

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Espacio y movimiento Trayectorias identitarias del sin-tierra1 Vanderlei J. ZACCHI Universidade Federal de Sergipe, São Cristóvão (Brasil)

Introducción La consolidación del Movimiento de los Trabajadores Rurales Sin Tierra de Brasil (MST) como un movimiento político organizado se da en 1984, habiéndose desarrollado a partir de conflictos agrarios con trabajadores rurales en el sur del país en la década de 1970. El propio Movimiento (Quem somos, 2006) lo atribuye al resultado de la concentración agrícola existente en el país desde 1500 y que ha generado innumerables focos de resistencia en el campo. Siendo así, la reforma agraria es actualmente la principal bandera del movimiento. El histórico de los conflictos rurales en Brasil es el reflejo, además, de la centralización que ocupa la agricultura –y en menor escala la pecuaria– en la economía del país desde su descubrimiento. De acuerdo con Holanda (1984: 60), ese “aplastante predominio del ruralismo”2 es antes una herencia de los colonizadores que una imposición del medio ambiente. El origen de muchos problemas en el campo, y fuente de resistencia del MST en los días actuales, está en la manera como se efectuó esa agricultura desde el periodo colonial: extensas áreas de tierra –en las manos de un pequeño número de propietarios– dedicadas al monocultivo para un mercado externo. Así, la ocupación del interior de Brasil y el doble movimiento migratorio entre el campo y la ciudad durante la historia del país han tenido una gran influencia sobre la formación de la identidad del trabajador rural. Identidad, en este caso, puede ser entendida como “el proceso de construcción de significados con base en un 1

2

Versiones anteriores de este trabajo fueron presentadas en el Mobility Language Literacy Conference, que tuvo lugar en la Ciudad del Cabo, Sudáfrica, de 19 a 21 de enero de 2011, y en el IV Seminário Internacional NEOS, realizado en Aracaju, Brasil, de 5 a 6 de mayo de 2011. La traducción de textos en lengua extranjera es de mi responsabilidad.

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atributo cultural, o también, un conjunto de atributos culturales interrelacionados, que prevalece(n) sobre otras fuentes de significado” (Castells, 1999: 22). Este trabajo busca analizar ese movimiento migratorio y la ocupación del espacio por los sin-tierra –así como la influencia que ha tenido todo ese proceso en la formación de su identidad– a partir de las nociones de espacio liso y espacio estriado de Deleuze y Guattari (1997). No obstante, primeramente se discutirá la manera cómo se dio la ocupación del interior de Brasil.

La interiorización de Brasil De acuerdo con Furtado (1998), la ocupación económica de las tierras brasileñas por los portugueses fue una reacción a las presiones ejercidas por otras naciones europeas que amenazaban tomar las tierras que no estuvieran ocupadas de hecho. La explotación agrícola, en detrimento de la extracción mineral, fue la solución encontrada por la corona portuguesa para poblar las posesiones americanas y cubrir los gastos en defensa, hecho de inmensa importancia para la historia del continente: “De simple empresa expoliadora y extractiva […], América pasa a constituir parte integrante de la economía reproductiva europea, cuya técnica y capitales son aplicados en ella para crear permanentemente un flujo de bienes destinados al mercado europeo” (Furtado, 1998: 8). La caña de azúcar fue el primer monocultivo, seguida del algodón, del tabaco y, después de la independencia, del café. Hoy en día son la soya, nuevamente la caña de azúcar y el eucalipto. Esto significa que los factores que han determinado el surgimiento de los movimientos sociales están en las propias raíces de la organización socioeconómica brasileña. Según Souza (2006: 62), estos factores son: “concentración de propiedades, explotación de mano de obra, relación patrón y trabajador/esclavo, Estado clientelista y patrimonialista, políticas populistas y dependencia del capital externo”. En cuanto al “Estado clientelista”, según el MST, él está todavía actuante: “Además del latifundio y de las empresas transnacionales, el Estado es uno de los principales enemigos de la clase trabajadora. [Él] hace las leyes para proteger el “agronegocio” cuando debería valorar los pequeños productores” (Para..., 2007). Para Picoli (2006), en la región amazónica esa actuación del Estado ha contribuido también para la devastación de la selva. En una entrevista al autor de este trabajo, Marina dos Santos, representante de la Coordinación Nacional del MST, confirma:3 El actual contexto político está marcado por el neoliberalismo y la dominación del capital financiero. Con el apoyo del Estado brasileño, las grandes 3

Marina dos Santos respondió a un cuestionario, enviado por e-mail al autor de este trabajo el 11 de noviembre de 2007.

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transnacionales y los estancieros capitalistas dominan el campo. En esta alianza no hay espacio para la agricultura campesina, pues hay intereses divergentes. Para el campesino, restan tres opciones: la “favela” en la ciudad, las políticas de compensación social o la integración en las empresas extranjeras.

Además de los latifundios de monocultivo del periodo colonial, integrados en el circuito de la economía europea, existía también la agricultura de subsistencia, practicada por pequeños productores para su propio sustento y, a veces, para el mercado interno. Este tipo de agricultura pasaría a intensificarse al final del siglo XVIII, cuando empiezan a agotarse las minas de oro de la región de Minas Gerais (Furtado, 1998; Ribeiro, 1995), desacelerando el impulso de explotación de los bandeirantes.4 La enorme multitud de mano de obra desocupada se esparce por el interior del país, especialmente en la región Centro-Sur, que Ribeiro (1995: 383) llama de “área cultural caipira”.5 Aunque Ribeiro se refiera a estas tierras como vírgenes y despobladas, no se puede ignorar el hecho de que muchas comunidades indígenas ya habitaban una buena parte de esta área y su cultura logró tornarse también un elemento fundamental en la constitución del caipira. Las nuevas poblaciones, al principio itinerantes, acaban por estructurarse en núcleos familiares. A pesar de su dispersión por grandes áreas, se formaron villas rurales que garantizaban la sociabilidad entre los núcleos más cercanos geográficamente. Éstos podían organizarse para la realización de tareas en conjunto, intercambio de mercancías, cultos religiosos y festejos. Esa situación empieza a cambiar, nuevamente, a inicios de 1850. La simple ocupación y cultivo de la tierra ya no garantizan la propiedad, empeorando la situación del caipira, para quien la compra de la tierra o la legitimación notarial de la posesión eran inalcanzables, puesto que vivía en una economía típicamente de subsistencia (Ribeiro, 1995: 386). También por esa época, el sistema mercantil se reestructura después de un breve receso; la producción agroexportadora (de café, principalmente) gana nuevo impulso y las tierras se revalorizan. Agricultores que no poseen escritura de posesión son expulsados de sus propias tierras. Muchos de ellos son reclutados como trabajadores asalariados y otros asumen la condición de copartícipes, por lo cual arriendan una porción de tierra en una gran propiedad a cambio de una parte de la producción. Pero incluso ese sistema, con el tiempo, va siendo absorbido por la economía de hacienda. Todo un modo de vida a las orillas del sistema capitalista empieza a ser sustituido por un modelo de explotación co4 5

Los bandeirantes eran exploradores de las regiones interiores del Brasil que buscaban yacijas de oro y piedras preciosas durante los siglos XVI a XVIII. Caipira se refiere a persona que vive en las regiones rurales del Brasil.

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mercial regulada y con leyes propias, ajenas al mundo característico del caipira. El sistema de haciendas, que se fue implantando y expandiendo inexorablemente tras la producción de artículos de exportación, crea un nuevo mundo donde no hay más lugar para las formas de vida no mercantiles del caipira, ni para la manutención de sus creencias tradicionales, de sus hábitos arcaicos y de su economía familiar. Con la difusión de ese sistema nuevo, el caipira ve desaparecer, por inviables, las formas de solidaridad vecinal y de compadrazgo, sustituidas por relaciones comerciales. Ve extenuarse las artes artesanales por la sustitución de los paños caseros por tejidos fabriles y, con ellas, el jabón, la pólvora, los utensilios de metal, que ya nadie produce en casa y deben ser comprados. (Ribeiro, 1995: 390-391)

En la mitad del siglo XX, el proceso está todavía desarrollándose, pero ya casi todo está consumado. Reportándose sobre una región del interior del estado de São Paulo, en el Sudeste de Brasil, que estaba investigando, Cándido afirma: …ya no se fabrica el azúcar, ni tampoco se limpia arroz en casa. Así como pasó con la harina de maíz, predomina el hábito de recurrir a los establecimientos beneficiadores del pueblo, donde se compra azúcar y grasa. Se trata, pues, de un acentuado incremento de dependencia, que destruye la autonomía del grupo vecinal, incorporándolo al sistema comercial de las ciudades. Y, al mismo tiempo, una pérdida o transferencia de elementos culturales, que antes caracterizaban la sociedad caipira en su adaptación al medio. (1982: 141-142)

En otras regiones del país, el proceso tuvo desarrollo semejante. En la Amazonia, por ejemplo, los latifundios expulsaron de sus tierras a los habitantes –indios o quiñoneros– que vivían de la caza y pesca o de la explotación de “siringales” nativos. Para Picoli (2006), ese proceso fue más lento y comenzó a intensificarse con el golpe de Estado practicado por los militares en 1964. Se creó entonces la ilusión de que se realizaría una reforma agraria en la región, atrayendo trabajadores, en general desocupados, de varias partes del país. Sin la infraestructura adecuada, estos trabajadores acabarían dejando sus tierras, una vez más, para trabajar como empleados en las grandes empresas o emigrar para la ciudad. Todos esos aspectos tienen, por lo tanto, profundos efectos en la cultura e identidad rural. Con la marcha progresiva de la racionalización, hubo toda una reelaboración de técnicas, prácticas y conceptos, además de alteraciones en el sistema de creencias y valores (Candido, 1982). Si en el inicio de la expansión agraria los pequeños agricultores se veían empujados cada día más para el interior del país, con el pasar del tiempo ellos comenzarían a emigrar para los grandes centros urbanos. Primero, porque el sistema de haciendas logró llegar hacia las más distantes localidades; segundo, por la mecanización de las plantaciones, que generó 196

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desempleo; finalmente, por la industrialización del país, que atrajo para las ciudades a la gente del campo. No obstante, en busca de empleo y/o mejores oportunidades de vida, muchas veces esas personas acababan por “incorporarse a las masas marginales urbanas como aspirante[s] a la proletarización” (Ribeiro, 1995: 392). Candido (1982) concluye que el latifundio, especialmente el improductivo, no es sólo un obstáculo al progreso económico, sino también a la estabilización de la población rural, privada de la posesión de la tierra. Ese proceso podría ser revertido con una reforma agraria.

Espacio liso y espacio estriado La reforma agraria es la principal reivindicación del Movimiento de los Trabajadores Rurales Sin Tierra de Brasil. Sin embargo, además de la dimensión política de la lucha de esos trabajadores, se puede pensar también en cómo todo ese movimiento de interiorización del país, así como de los flujos migratorios entre el campo y la ciudad, han sido fundamentales en la construcción de la identidad del sin tierra. Para ese análisis, serán utilizados aquí los conceptos de espacio liso y espacio estriado de Deleuze y Guattari (1997). Ambos autores afirman que tanto en el espacio estriado como en el liso existen puntos, líneas y superficies. Mientras que en el estriado las líneas y trayectos quedan subordinados al punto, en el liso son los puntos los que están subordinados al trayecto. Mejor dicho, es una subordinación del hábitat al recorrido, “conformación del espacio de dentro al espacio de fuera” (Deleuze y Guattari, 1997: 185). Los autores citan como ejemplos la tienda, el iglú y el barco. En el presente análisis, se puede añadir también las chozas indígenas y las barracas de lona negra de los sin-tierra acampados al borde de las carreteras. En ambos espacios, hay paradas y trayectos, pero en el liso es el trayecto el que provoca la parada. La línea entonces es un vector, una dirección y no una dimensión o determinación métrica. “Es un espacio construido gracias a las operaciones locales con cambios de dirección.” (185) Esos cambios pueden ocurrir debido tanto a la naturaleza del recorrido (espacio liso “dirigido”) como a la variabilidad del fin (espacio liso “no dirigido”). En cuanto a la superficie, el liso se distribuye en un espacio abierto, según frecuencias y a lo largo de los recorridos; en el estriado se cierra una superficie, repartida según intervalos determinados. De ahí que el espacio liso sea intensivo y de distancias, mientras que el estriado sea extensivo y de medidas. De acuerdo con Deleuze y Guattari (1997: 186), el primer espacio a ser estriado fue el marítimo, que sería “el arquetipo de todos los espacios lisos”. El “estriamiento” ahí se lleva a cabo progresivamente, escudriñándolo “aquí o allí”. Antes de la determinación de las longitudes, hay toda una navegación nómada empírica; después, 197

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una navegación direccional, basada en la latitud y sin verdaderos mapas. Finalmente, las conquistas científicas del Renacimiento, basadas en la astronomía y geografía, completarían el proceso de estriamiento marítimo. Para dichos autores, el habitante del espacio liso es por excelencia nómada: “el espacio sedentario es estriado, por muros, vallas y caminos entre ellos, mientras que el espacio nómada es liso, marcado apenas por ‘trazos’ que se apagan y se dislocan con el trayecto” (52). No obstante, el nómada difiere también del emigrante, que va principalmente de un punto a otro, “aunque este otro punto sea incierto, imprevisto o mal ubicado” (51). Se puede decir que la colonización del interior de Brasil, principalmente con el caipira, ocurre en los moldes del espacio liso del nómada. Un espacio que sería progresivamente estriado: primero, de forma desordenada, por los bandeirantes y el propio caipira; después por la economía de hacienda y, al final, por el agronegocio, intensificado en los últimos años por la participación de las transnacionales de alimentos. El caboclo6 que se mueve rumbo al interior no busca un punto final. Él busca siempre nuevas tierras, sin tomar posesión de ellas definitivamente. “Se difunde, así, una agricultura itinerante, derribando y quemando nuevas glebas de matorral para cada cosecha anual, combinada con una exploración complementaria de las tierras, de las aguas, del matorral, a través de la caza, la pesca y la cosecha de frutos y tubérculos.” (Ribeiro, 1995: 383-384) En el interior del nordeste brasileño, pasaría algo semejante con el vaquero, que “iba juntando las reses de su propio rebaño, que después llevaría para zonas inhabitadas, todavía desconocidas y no alcanzadas por los sexmos” (342). En la Amazonia, afirma Picoli (2006: 84), la persona posee la tierra, pero no su titulación. Acostumbrado al fácil acceso a la tierra, cree que “la selva pertenece a la naturaleza y, siendo de la naturaleza, le pertenece a él”. Poco a poco, todavía, esos caboclos, caipiras y sertanejos7 van haciéndose sedentarios y formando comunidades que se convertirían en ciudades. De nómadas, pasan a ser agricultores sedentarios. Finalmente, cuando el estriamiento de la tierra es consumado por los grandes propietarios, el trabajador rural emigra para la ciudad. Una vez allí, va a efectuar el proceso contrario: restituir el espacio liso a la ciudad estriada.

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Caboclo o cabocla se refieren a persona de origen mestizo, descendiente de blanco/a con indígena, que en general habita el interior del país. El sertanejo o la sertaneja es persona que vive en el sertão, zona del interior del país, especialmente el semiárido de la región Nordeste, donde la cría de ganado prevalece sobre la agricultura.

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Para Deleuze y Guattari (1997: 187), hay dos movimientos no simétricos: uno que estría el liso y otro que restituye el liso. El estriamiento del territorio rural en Brasil se da con la agricultura, pero principalmente con la propiedad de la tierra. El caboclo, más nómada que emigrante, ocupa la tierra sin poseerla necesariamente. Y sigue entrando en el país tras la búsqueda de nuevos suelos y presionado por la economía de hacienda: “el nómada solamente va de un punto a otro por consecuencia y necesidad”, afirman los autores (51). Además, utiliza un espacio abierto, no delimitado, donde se distribuyen personas y animales. Con la sedentarización y el estriamiento de la tierra, el espacio se cierra: es medido, vallado y repartido. Ahí se distribuyen las personas, y a cada una se atribuye una parte. Se vuelven necesarias las carreteras y otros medios de comunicación entre las partes. Según Deleuze y Guattari, es la ciudad la que inventa la agricultura y no al contrario: “bajo la acción de la ciudad es cuando el agricultor, y su espacio estriado, se sobreponen al cultivador en el espacio todavía liso” (188). Sin embargo, cuando ese trabajador rural se ve forzado a emigrar para la ciudad –para “incorporarse a las masas marginales urbanas como aspirante a la proletarización”, como diría Ribeiro (1995: 392)–, ocurre el proceso inverso. Habitantes de chabolas movibles y temporales –de lata y de cartón, restos reciclados (patchwork), no afectadas por el estriamiento del dinero, del trabajo y de la habitación (Deleuze y Guattari, 1997: 189)–, esas masas marginales urbanas restituyen el espacio liso al estriado. Ese patchwork caracteriza también las barracas de los campamentos de los sin-tierra: “habían erguido sus barracas con lo que tenían a mano: plástico negro, tablas, palos, hasta pasto usaron para hacer de tejado”, de acuerdo con la descripción de Branford y Rocha (2004: 33). Se puede decir, además, que, así como el proceso colonizador/civilizatorio en escala planetaria (Mignolo, 2003), la interiorización del Brasil ocurrió de este para oeste.8 Así, las migraciones en ámbito mundial muestran también ese alisamiento de los países antes colonizadores por la inmigración de personas que vinieron de las ex-colonias. Primero, Europa estrió el espacio terrestre, después tuvo su espacio interno sometido a un proceso de alisamiento. Según lo mencionado anteriormente, el indígena ya habitaba el interior del país antes de la llegada del europeo. Eso que se llama interiorización del país se inicia con el surto exploratorio de los bandeirantes en 8

En un aspecto, no obstante, el presente análisis se contrapone a la de Mignolo (2003), para quien la teoría de la nomadología de Deleuze y Guattari no se adecua al contexto de los países poscoloniales por haber sido engendrada en el interior de la propia modernidad y colonialismo. Eso no impide que esa teoría sea apropiada y traducida para el caso de la ocupación del interior brasileño y de sus consecuencias para el surgimiento y actuación del MST.

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busca de yacijas de oro y piedras preciosas. Con ellos, emerge otro actor nómada: el garimpeiro,9 que según Ribeiro (1995: 375) “todavía hoy conserva trazos de independencia, reserva y rebeldía”. El caipira surge entonces de ese contacto entre el europeo explorador y el indígena habitante del interior. Se puede decir también que el espacio habitado por el indígena es lo que más se caracteriza como nómada liso: por la subordinación de los puntos al trayecto; por la conformación del espacio de dentro al espacio de fuera, con sus chozas y cabañas, y su distribución por un espacio abierto y no delimitado; por su relación con la tierra, que diferentemente de aquélla del sin-tierra no privilegia el cultivo, sino la convivencia con el medio ambiente. Así se justifica la lucha del indígena por la demarcación de su territorio, al paso que el MST lucha por la reforma agraria. Pero si el agricultor invade el territorio indígena, estriándolo, el indígena hace del área urbana un espacio liso.10 De acuerdo con Castro (2008), aldeas ubicadas en la periferia de la ciudad de São Paulo, como la Krukutu y la Pyau, sirven como puntos de contacto entre las familias Guaraníes que se trasladan del estado de Paraná para el litoral del estado de São Paulo y viceversa. Para ella, “Estos encuentros constantes de las familias Mbya de las aldeas del litoral, con las aldeas del sur y las aldeas de la periferia del municipio de São Paulo, refuerzan su identidad, demarcando territorios Guaraníes en el espacio metropolitano y en la Región Sudeste. Y esta red de relaciones sociales no puede ser comprendida aislándose cada aldea en su límite territorial administrativo” (Castro, 2008: 42). No se puede ignorar, sin embargo, que fue primero la ciudad la que estrió el espacio antes ocupado por comunidades indígenas. Incluso así, ese territorio no cesa de sufrir transformaciones. En el proceso de caza y colecta y en el circuito de permutas entre las diversas comunidades, rutas indígenas se van consolidando en los alrededores de la ciudad y en el interior de la Mata Atlántica. Y en sus relaciones comerciales con la metrópolis, los Guaraníes utilizan el sistema de transporte urbano y complementan con largas caminadas el trecho entre la aldea y la ciudad, según Castro. Sin embargo, sería erróneo pensar que aquello que caracteriza al nómada es el movimiento. Deleuze y Guattari (1997) afirman que, mientras el emigrante es aquél que abandona un medio tornado amorfo o ingrato, el nómada se recusa a partir, agarrándose a su espacio liso. Así, 9 10

Garimpeiro se refiere a persona que vive de la extracción de metales y piedras preciosas. En 2009, agricultores de arroz se recusaban a dejar las tierras indígenas de la Reserva Raposa Serra do Sol, en el estado de Roraima, en la Amazonia. Después que el Tribunal Supremo de Brasil confirmó la demarcación continua de la reserva, los agricultores no indios debieron dejar el lugar.

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éste puede ser considerado “el Desterritorializado por excelencia” (53), pues la reterritorialización no se hace ni después, como en el caso del emigrante, ni en otra cosa, como en el caso del sedentario. De hecho, es la propia tierra que se desterritorializa, y el nómada encuentra ahí un territorio. “La tierra deja de ser tierra y tiende a tornarse suelo o soporte.” Por lo tanto, se puede decir que, si el indígena es el que más se caracteriza como nómada, el caboclo, más que nómada, es emigrante. La distinción entre sedentarios, emigrantes y nómadas no impide las mezclas, pero las torna necesarias, como argumentan Deleuze y Guattari. Para ellos, si hay un proceso general de sedentarización venciendo a los nómadas, hay accesos de nomadización local que arrancan a los sedentarios, duplicando a los emigrantes. Esa parece ser la dinámica que impulsa a los trabajadores rurales hasta los días actuales, incluyendo a los sin-tierra, que aparentemente congregan conjuntamente los dos tipos de narrador de los que nos habla Benjamin (1994): el viajante, representado por el marinero comerciante, y el sedentario, ilustrado por el campesino. Para Benjamin, esos dos estilos de vida han producido sus propias escuelas narrativas, pero se entremezclan y se influencian mutuamente. El sin-tierra tiene momentos de sedentarismo, nomadismo y migración. A veces transforma el espacio estriado en liso, pero no deja también de estriar el liso. De manera semejante, se engancha en procesos mutuos de desterritorialización y reterritorialización. Cuando ocupan los bordes de las carreteras con sus barracas de lona negra, son nómadas que se sirven de las vías de comunicación entre las ciudades como parte de su trayecto. Los sin-tierra, en el sentido pleno de la expresión, habitan un espacio liso, comprimido entre la carretera y el cercado, dos vectores que parecen prolongarse al infinito. Y cuando ocurre la ocupación, el espacio liso se impone al espacio estriado del latifundio. Cuando se rompe el cercado, es como si un flujo de material líquido encontrara un desagüe por una pequeña brecha. Todo el impulso acumulado se concentra en ese pasaje, esparciéndose en fin por todo el espacio posterior. En las palabras del fotógrafo Sebastião Salgado, que acompañó una ocupación: “Pues el río de campesinos que corrió por el asfalto noche adentro, al desembocar enfrente a la tranquera de la hacienda, para y se esparce como las aguas de una represa. [...] los hombres de vanguardia revientan el candado y la tranquera se abre completamente; entran; detrás, el río de campesinos se pone nuevamente en movimiento; hoces, azadas y banderas se erguen en la avalancha no contenida de las esperanzas en ese reencuentro con la vida” (Salgado, 1997: 143). El estriado se pone liso, para después ponerse estriado otra vez, pero ahora con nuevas facciones.

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La ocupación del espacio Para el movimiento, la ocupación de una propiedad es el “bautismo de fuego” del militante; es como un rito de pasaje. De acuerdo con Pedro Tierra, militante y poeta, “Cuando los alicates muerden el hilo y el alambre estala como la cuerda de un violín y el vallado viene abajo, los sin-tierra pierden la inocencia” (apud Branford y Rocha, 2004: 99). Con las ocupaciones, los sin-tierra hincan raíces, restablecen fronteras y reconstruyen el espacio. De nómadas y migrantes, pasan a sedentarios, proceso que se concretiza con el asentamiento. El espacio es nuevamente medido y compartido, pero ya no más como un latifundio. Para Garmany (2008: 323), la lucha por la tierra es una lucha por territorio, por el cambio de las prácticas socioespaciales, de modo que el MST “reterritorializa los paisajes socioespaciales antes dominados por la aristocracia”. Además, según Stedile y Fernandes (2005: 78), el MST es un “movimiento socioterritorial” porque su lucha no se concluye con la posesión de la tierra. En verdad, con la conquista de un asentamiento, se abren perspectivas para la conquista de otros. Morissawa (2001) añade que el asentamiento es fruto de una larga y ardua lucha. Como resultado, los sin-tierra establecen nuevas relaciones sociales, basadas en la cooperación, y desarrollan una nueva visión del mundo, distinta de aquella adoptada por los que viven y actúan aisladamente. Se puede decir que un primer paso es renombrar la propiedad,11 para que el nuevo nombre refleje o refuerce la identidad colectiva de los que ahora ocupan aquel territorio. Se inicia entonces una nueva relación con el espacio. Como asentado, el sin-tierra va a experimentar la vida en colectividad en toda su amplitud, pues el reparto alcanza también al trabajo y a la vida social. Es una situación diferente de aquella que muchos de ellos habían vivido en la ciudad, donde el espacio es más restricto y las relaciones más pulverizadas. Difiere también de la experiencia del empleado de la gran hacienda, principalmente en su relación con los patrones y otros trabajadores. Tampoco se asemeja a la experiencia de los primeros caboclos, que tenían la inmensidad en torno a sí, pero que vivían en aislamiento. Y ya no es más la misma de aquella vivida en el campamento. Irène, una estudiante canadiense que vivió con asentados en el estado de Sergipe, en una entrevista concedida al autor de este trabajo,12 informó que el 11

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Algunos nombres de asentamientos encontrados en el estado de Sergipe: Fidel Castro, Irmã Dorothy, Milton Santos, Paulo Freire, Rosa Luxemburgo, Zumbi dos Palmares (Zacchi, 2009: 220). En general son nombres de personalidades que destacaron por resistir a fuerzas opresoras. Irène participó de un programa de intercambio canadiense llamado Québec Sans Frontières. En 2008, ella pasó 75 días viviendo en un asentamiento en el estado de Sergipe. Irène (nombre ficticio) fue entrevistada en Montreal, Canadá, el 27 de agosto de 2008.

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movimiento es más rigoroso con los acampados, pues habría la necesidad de más unión para conquistar la tierra y ellos serían más dependientes del movimiento que los asentados. Según Branford y Rocha (2004), la rutina de un campamento es marcada por la disciplina, la cual, se puede decir, actúa sobre el cuerpo y la mente. La ocupación del espacio por los sin-tierra también ocurre de otras formas, como en las marchas y manifestaciones. Es una ocupación que se asemeja a una práctica interpretativa, según la afirmación de Certeau (1995: 248): “El valor cultural del mismo escrito o de la misma calle varía según la utilización que se hace de ellos”. En sus largas marchas, organizadas periódicamente, los sin-tierra utilizan las carreteras. Ellas pueden ser vistas como símbolo del progreso por excelencia, pero también como algo que divide y al mismo tiempo conecta. Durante las marchas, que generalmente llevan días o semanas, la carretera sirve de medio de acceso, interconectando dos puntos. Entonces el sin-tierra la ocupa y durante ese breve período de tiempo la transforma en su morada itinerante, desterritorializándola. Así mismo, la marcha, el vector, la carretera asumen una función pedagógica y teleológica: el trayecto entre dos puntos determinados, el objetivo a ser alcanzado, el planeamiento y la ejecución del acto. La organización de la Marcha Nacional por la Reforma Agraria, en 2005, por ejemplo, estuvo bajo la responsabilidad de un equipo de más de mil militantes (Suptitz, 2009), diferente de lo que pasa en las manifestaciones, que pueden estar planeadas, pero que también se basan en la improvisación. La ocupación del espacio es otra. Las manifestaciones, en general, ocurren en territorio urbano y, aunque el objetivo esté definido (el INCRA, el Banco do Brasil,13 una multinacional), otros sitios son afectados. Se ocupa el espacio urbano para fines diferentes de aquellos del cotidiano. En algunos casos, hay una transformación en la rutina de parte de la ciudad y el territorio puede además volverse un campo de batalla. Juris (2004) comenta sobre las manifestaciones anticapitalistas en Seattle, Estados Unidos, en 1999, y Génova, Italia, en 2001. A pesar de la violencia que marcó los dos eventos, principalmente por parte de la policía, los manifestantes hicieron uso del espacio de manera diversificada. Había un grupo de frente protestando, pero personas se manifestaban a su propia manera, sin necesariamente hacer coro con ese grupo. Muchos de ellos se disfrazaban o se expresaban como podían y sabían: “grafiteros, muralistas, titereros, artistas de calle”, ejemplifica Downing (2003: 288) en cuanto a las protestas de Seattle. 13

INCRA (Instituto Nacional de Colonização e Reforma Agrária) es el órgano del gobierno federal responsable de administrar la reforma agraria. Banco do Brasil es el banco estatal que en general administra el financiamiento de la agricultura.

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Obviamente el grupo de los sin-tierra ni siempre es tan diversificado, principalmente porque en las manifestaciones mencionadas arriba participan personas de varias partes del mundo y de diferentes clases y formaciones. Una manifestación del MST puede pasar como una pequeña marcha por la ciudad, y entonces ella tiene comienzo y fin predeterminados, con un trayecto sabido de antemano, lo cual, se supone, será seguido por los participantes. Puede ser también una protesta en un lugar determinado. Sin embargo, nada de eso impide que ellos ocupen otros espacios, huyan del “script”, dibujen o escriban su propio trayecto/narrativa en fin, desterritorializando las calles de la ciudad. Si las marchas dan la impresión de un cuerpo único y modelado, de un movimiento para frente de una masa uniforme, las manifestaciones, disformes, indican heterogeneidad y fragmentación. Finalmente, se puede pensar todavía en un último aspecto en relación a la ocupación espacial, que toma otra facción con el surgimiento de las nuevas tecnologías de comunicación. Con el proceso de estriamiento de los territorios y superficies del planeta, restan las vías cibernéticas como espacio liso. Es un espacio principalmente de flujos, no escudriñado, en que el camino se hace en el acto de navegar. Es como si lo virtual tornara liso el espacio estriado de lo real, incluso llevándose en consideración que ese estriamiento nunca es total o definitivo. Así es que el MST ha establecido aparcerías con otros movimientos sociales alrededor del mundo y para eso la Internet ha desempeñado un papel fundamental (Zacchi, 2010). Su página web, por ejemplo, además del portugués, está disponible en otras nueve lenguas.

Conclusión Como afirman Deleuze y Guattari (1997: 190), “No se trata de volver a la navegación preastronómica, ni a los antiguos nómadas. Es hoy, y en los sentidos más diversos, que prosigue el afrontamiento entre el liso y el estriado, los pasajes, las alternancias y superposiciones”. Uno puede decir que el Movimiento de los Trabajadores Rurales Sin Tierra sigue un trayecto estriado, pensado, calculado, pedagógico. Pero, al mismo tiempo, su recorrido es liso, cambiando su dirección a lo largo del trayecto y haciendo las paradas que el camino impone. Por más que el movimiento establezca objetivos de largo alcance, son las prácticas sociales, narrativas y espaciales diarias las que garantizan no sólo su sobrevivencia, sino también la construcción permanente de su identidad. Esas prácticas se dan dialógicamente en la convivencia diaria con el grupo, en la articulación y contacto con otros movimientos sociales y en la confrontación de fuerzas antagónicas. Una buena parte de esa performance cotidiana de las relaciones sociales se define por el espacio del asentamiento. Él es el que garantiza la sociabilidad de los sin-tierra, que 204

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se desarrolla en un movimiento lateral y no progresivo: es un proceso cotidiano y constante de alisamiento del espacio estriado.

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Collección Trans-Atlántico Literaturas En el panorama actual de la investigación, especialmente en el campo del hispanismo, se afirma la presencia de un nuevo paradigma que toma en cuenta, privilegiándolos, los intercambios y la circulación de modelos. Esta nueva perspectiva ha permitido la emergencia de un nuevo campo de estudios, centrado en las relaciones trasatlánticas, transnacionales e intercontinentales, que subraya la importancia de los intercambios, migraciones y pasajes que se declinan de diferentes modos entre las culturas de los dos lados del Atlántico, desde hace más de cinco siglos. El título de esta nueva colección Trans-Atlántico / Trans-Atlantique se propone evocar, más allá del vapor de línea que hace la travesía regular entre Europa y América, la novela homónima de Witold Gombrowicz – donde aparece justamente el guión –, y las deambulaciones del protagonista entre dos mundos así como los acercamientos posibles entre dos lugares diferentes de una misma realidad (Polonia, donde Gombrowicz nació y Argentina, lugar donde reside de manera prolongada). La collección Trans-Atlántico / Trans-Atlantique es un espacio de publicación de obras que se centren en este tipo de abordaje de la literatura como lugar transcultural por excelencia, lugar de diálogo y de controversia entre diferentes tipos de discurso, lugar de todos los posibles donde se elaboran nuevas prácticas de conocimiento y de creación para dar sentido a lo que está afuera y que, sin embargo, la literatura comprende. Directora de colección Norah DEI CAS-GIRALDI Catedrática – Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

Comité científico Fernando AÍNSA, Escritor y crítico literario Carina BLIXEN, Biblioteca Nacional – Montevideo Manuel BOÏS, Traductor Patrick COLLART, Universiteit Gent Ana DEL SARTO, Ohio State University Carmen DE MORA, Universidad de Sevilla Geneviève FABRY, Université catholique de Louvain-la-Neuve Cathy FOUREZ, Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 Rosa Maria GRILLO, Università di Salerno Fatiha IDMHAND, Université du Littoral Lucía MELGAR, Universidad Nacional Autónoma de México Teresa MOCEJKO-COSTA, Universidad Nacional de Córdoba Francisca NOGUEROL, Universidad de Salamanca Lucila PAGLIAI, Universidad de Buenos Aires Kristine VANDEN BERGHE, Université de Liège Christilla VASSEROT, Université Sorbonne Nouvelle – Paris III Bénédicte VAUTHIER, Université de Berne

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