Droit international et Antiquité: Aspects culturels 9782296565074, 2296565077

Dès le IIIe millénaire avant J.-C., les souverains évoluant dans une sphère géographique où ils sont en contact utilisen

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Table of contents :
Sommaire
Editorial
Culture et diplomatie dans le Proche-Orient du Ir millénaire avant notre ère : les prémisses d 'un système de relations internationales
Primus hostis transmarinus Enjeux diplomatiques entre Rome et le monde grec-hellénistique au IIr siècle av. J.-C. *
Folie et passions de 1 'esclave romain dans la tradition médicophilosophique et le droit antiques
Varia
Compte rendu
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Droit international et Antiquité: Aspects culturels
 9782296565074, 2296565077

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Droit international et Antiquité

© L'Harmattan, 2011 5-7, rue de l'Ecole polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com diffusion.harrnattangwanadoo.fr [email protected] ISBN : 978-2-296-56507-4 EAN : 9782296565074

Sous la direction

Jacques BOUINEAU

Droit international et Antiquité

L'Harmattan

Méditerranées Dirigée par Jacques Bouineau

La nouvelle collection « Méditerranées » a pour objectif de s'intéresser au dialogue nord-sud en mettant en avant les racines culturelles méditerranéennes qui portent vers un réel rapprochement des deux rives. Les études se feront dans deux directions : d'une part la notion de romanité, d'autre part celle de culture méditerranéenne. La romanité est constituée par la formation des modèles juridiques, politiques, sociaux et artistiques qui composent les assises de l'empire romain, ainsi que par les créations issues de cet empire. Ce double mouvement, antérieur et postérieur à Rome, qui a uni autour du mare nostrum l'ensemble des terres méditerranéennes, exprime une des originalités de la Méditerranée et permet de rapprocher des cultures qui, dans le monde contemporain, oublient souvent ce qu'elles portent en commun. Par ailleurs une réflexion en ce sens pousse à considérer sous un nouvel angle les assises de la construction européenne. L'Europe est en effet radicalement différente dans les terres méridionales pétries de romanité et dans les terres septentrionales qui en furent moins imprégnées.

Déjà parus Laurent REVERSO (sous la dir.), Constitutions, Républiques, Mémoires. 1849 entre Rome et la France, 2011. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Pouvoir civil et pouvoir religieux entre conjonction et opposition, 2010.

Laurent HECKETSWEILER, La fonction du peuple dans l'Empire romain. Réponses du droit de Justinien, 2009. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Personne et res publica, Volumes I et II, 2008. Laurent REVERSO (textes réunis par), La République romaine de 1849 et la France, 2008. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Enfant et romanité, 2007. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), La famille, 2006.

Sommaire Jacques Bouineau 9

Editorial

Bertrand Lafont Culture et diplomatie dans le Proche-Orient du If millénaire avant notre ère : les prémisses d'un système de relations internationales.. 11

Maria Teresa Schettino Primus hostis transmarinus : Enjeux diplomatiques entre Rome et le 39 monde grec-hellénistique au Ille siècle av. J. -C

Anne Marie Voutyras Pierre -

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Folie et passions de l'esclave romain dans la tradition médico57 philosophique et le droit antiques

Varia

Philippe Sturmel De la police et des services de renseignements sous le Premier 153 Empire : brèves visions de l'Allemagne

Compte rendu

Jacques Bouineau Gâbor HAMZA, Le développement du droit privé européen

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Editorial Qu'est-ce qui permet de parler de relations internationales, et donc de droit international ? L'existence de nations, serait-on tenté de répondre immédiatement. Si ce seul critère devait être retenu, il est évident qu'on ne pourrait approcher le phénomène durant l'Antiquité, puisqu'il n'existait pas alors de nations au sens moderne du terme. Or il ne fait aucun doute qu'il existe depuis fort longtemps un ordre « global », à l'intérieur d'une sphère géographique au sens large, même si ce n'est pas à l'échelle mondiale. Au-delà des mots, nous allons rechercher ce qui constitue cet instrument de dialogue, que l'on appellera plus tard le droit international. Au niveau le plus élevé, il s'agit d'abord d'un référent philosophique ancré dans une tradition, dans des usages. Philosophiquement, les hommes qui ont commerce les uns avec les autres considèrent qu'ils sont « frères ». Ceci est perceptible dès le Ille millénaire avant Jésus-Christ dans les civilisations mésopotamiennes. Cette idée communément admise induit des pratiques iréniques, telles que l'assistance mutuelle en cas de conflit, les serments destinés à protéger les accords conclus, les messagers qui assurent la communication entre les royaumes et les peuples, les cadeaux qui scellent et qui obligent, les liens matrimoniaux qui renforcent l'interdépendance, ceux que l'on protège en cas de crise : les réfugiés. Au cours du millénaire suivant, cet équilibre perdure. Il n'est remis en cause qu'au I' millénaire, lorsque les déséquilibres font naître des dominations forcées dans le sillage des guerres. A Rome, au Ille siècle avant JésusChrist, la diplomatie viendra accompagner la guerre au moment de l'affrontement entre Rome et l'Epire. On raisonne un peu par analogie. Les hommes forment une grande famille. Il y aura donc parmi eux des grands et des petits. Certains rois seront plus importants que d'autres, mais il existe bien un ordre naturel, sur lequel tous s'accordent. Et quand il est contredit, c'est la guerre, ou la folie. Le personnage clef de cet équilibre est l'ambassadeur, l'envoyé, qui bénéficie d'une sorte d'immunité. Il a pour mission de représenter, de

négocier, de renseigner. Même si, tout au long de l'Antiquité, la diplomatie demeure itinérante. Elle s'organise quand on a besoin d'elle. Il faut pour cela adopter une langue commune, qui n'est pas toujours celle de la puissance dominante. Certes, au moment de l'affrontement entre Rome et l'Epire, les ambassadeurs latins doivent parler grec, mais au He millénaire, les représentants des principales puissances (1' Egypte et les Hittites) s'expriment en akkadien. La langue commune traduit une réalité plus profonde : celle d'une culture commune, qui se développe au sein d'un protocole accepté par tous, qui respecte des usages (les banquets, l'écrit, la procédure), parce qu'elle repose sur une certaine vision du monde dans laquelle on ne peut pas faire n'importe quoi, comme être juge et partie, ce qui sera évoqué dans le différend entre Rome et 1 ' Epire. Pyrrhus ajoutera un autre usage : celui de la flatterie. Mais le discours du roi d'Epire repose en grande partie sur une propagande grâce à laquelle il se présente comme paré de très hautes vertus, dans le but d'impressionner l'ennemi. Sommes-nous donc en présence d'un dialogue entre Etats, à défaut de l'être d'un dialogue entre nations ? Moins qu'il n'y semble. En Mésopotamie, les accords ne valent que pour la durée de la vie des signataires. Viagers, ils supposent donc d'être de nouveau négociés dès qu'un des protagonistes disparaît. Au moment de la guerre entre Rome et l'Epire, les relations se tissent sur un mode qui fait entrer en jeu le registre public et le registre privé. Et enfin, serait-on tenté d'ajouter, il faut prendre en compte tout le poids de l'occulte, que l'on verra triompher à d'autres périodes ; sous Napoléon, par exemple. Ces traits sont-ils spécifiques à l'Antiquité ? Le sont-ils, de façon plus générale, à l'histoire ? Ce qui est peut-être plus caractéristique de la culture ancienne repose sur le poids de la tradition, l'inscription dans une culture, dont on revendique d'être les héritiers. La Grèce doit beaucoup à la Mésopotamie et à l' Egypte ; Rome doit tant à la Grèce. Graecia capta coepit ferum victorem, comme disait Horace. Et si l'on prend un exemple non plus diplomatique, mais culturel, on s'aperçoit qu'en matière d'étiologie de la folie, si la réflexion est née en Grèce, elle s'inscrit dans l'héritage des civilisations orientales antérieures. Elle passe à Rome par le truchement de Platon. Jacques BOUINEAU

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Culture et diplomatie dans le Proche-Orient du Ir millénaire avant notre ère : les prémisses d 'un système de relations internationales S'il est vrai que nous sommes les héritiers plus ou moins directs des prophètes juifs et des philosophes grecs l , nous avons parfois tendance à oublier à quel point ceux-ci furent eux-mêmes tributaires des deux grandes civilisations qui, dans l'environnement méditerranéen, ont joué un rôle prédominant pendant de nombreux siècles : celle de Mésopotamie sur les territoires actuels de l'Irak et de la Syrie d'une part, et celle des pharaons le long de la vallée du Nil d'autre part. C'est surtout la première d'entre elles qui va principalement retenir ici notre attention, en commençant par rappeler que c'est en son sein qu'a été inventée, il y a plus de cinq mille ans, cette écriture dite « cunéiforme », qui est restée d'usage courant pendant une trentaine de siècles jusqu'à l'hellénisation du Proche-Orient et qui nous a fourni de nombreuses informations sur le thème retenu pour cette contribution 2 .

I Voir l'introduction du livre d'Yves SCHEMEIL, La politique dans l'ancien Orient, Paris, 1999, p. 11. 2 Les principaux éléments de bibliographie auxquels on peut se référer sur ce thème sont : - Mario LIVERANI, Prestige and Interest. International Relations in the Near East ca. 1600-1100 BC, Padoue, 1990. - Raymond COHEN et Raymond WESTBROOK (eds), The Beginnings of International Relations. Amarna Diplomacy, Baltimore, 2000. —Bertrand LAFONT, « Relations internationales, alliances et diplomatie au temps des rois de Mari », Amurru 2, Paris, 2002, p. 113-228. — Contributions de Jesper EIDEM et Gary BECKMAN sur le droit international au Be millénaire avant notre ère, dans Raymond WESTBROOK (ed), A History of Ancient Near Eastern Law, Handbuch der Orientalistik, Leiden & Boston, 2003, p. 745-774.

Bertrand Lafont

1. Approches modernistes ou primitivistes Prétendre parler, dans ce cadre et pour des temps aussi anciens, de « diplomatie » ou de « relations internationales » mérite cependant que l'on prenne d'abord quelques précautions méthodologiques et que l'on procède à quelques définitions. Ainsi le mot même de diplomatie : celle-ci peut se définir comme étant la conduite de négociations entre des personnes, des groupes, des cités ou des États, décidés à entrer en interaction les uns avec les autres et à régler leurs éventuels désaccords autrement que par la force brute et la violence. Dans le cadre des relations internationales, elle est souvent conduite par des professionnels : ceux que l'on appelle les diplomates. Cette expression « relations internationales » est elle-même bien sûr un anachronisme s'agissant de périodes situées dans une Antiquité aussi lointaine, l'idée même de nation étant éminemment moderne. Mais cette expression commode, explicite et qui reste difficile à remplacer, n'est pas si inadéquate que cela comme nous allons essayer de le montrer. Son utilisation laisse cependant poindre d'emblée un problème général : peuton tenter de décrire ou reconstruire des systèmes provenant d'un passé très lointain avec nos propres vocabulaire, concepts et références ? Sans entrer ici dans le vieux débat opposant les modernistes, qui acceptent l'idée de l'existence de « lois » générales valides pour l'ensemble de l'histoire de l'humanité, et les primitivistes, pour qui chaque société a ses propres lois et règles auxquelles on ne peut appliquer nos concepts et notre vocabulaire, on essayera simplement de montrer, dans le cadre de cet article, que les procédures utilisées dans cette lointaine Antiquité par un certain nombre de cités, royaumes, populations et États pour entrer en relation les uns avec les autres, s'apparentent en fait assez bien à certaines pratiques actuelles. Et l'on verra que les notions d'ambassade, d'immunité diplomatique, d' usages protocolaires, de traité négocié, de droit international, de souveraineté, d' équilibre des puissances, etc., ne sont peut-être pas, en réalité, si anachroniques que cela quand on les utilise dans le contexte de l'histoire ancienne du

- Amanda PODANY, Brotherhood of Kings. How International Relations Shaped the Ancient Near East?, Oxford, 2010.

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Culture et diplomatie dans le Proche-Orient du Ir millénaire avant notre ère

Proche-Orient, même si elles n'ont bien sûr jamais été conceptualisées ni catégorisées en tant que telles 3 ...

2. Trois mille ans d'histoire Sur une durée de trois mille ans, on ne peut cependant envisager l'histoire ancienne du Proche-Orient comme si elle ne formait qu'un seul bloc. Dans la perspective de l'étude des « relations internationales » et de la naissance, puis de l'évolution des usages diplomatiques, il reste commode d'articuler l'histoire de cette longue période autour de chacun des trois millénaires qui la composent. 1) Au Ille millénaire avant notre ère, la région de Sumer, en Irak du sud, a été l'un des principaux foyers de civilisation au Proche-Orient. C'est là que sont apparues les premières villes de l'histoire. Plusieurs cités-États se développèrent et finirent par entrer en rivalité les unes avec les autres, tout en gardant une conscience forte de l'unité culturelle de la culture sumérienne. Des inscriptions officielles nous rapportent ainsi les « accords de fraternité » que purent conclure deux rois voisins de ces cités-États sumériennes, ou les serments qu'ils se firent prêter. Comme cette inscription qui date des environs de 2400 avant notre ère (extrait) : « En ce temps-là, Enmetena, prince de Lagash, et Lugal-kinishe-dudu, prince d'Uruk établirent (entre eux un accord de) fraternité » (RIME 1, 9.5.3) 4. À peu près à la même époque, en Syrie intérieure, à plus de mille kilomètres au nord-ouest du pays de Sumer, le site d'Ebla a livré quelque dix mille tablettes d'archives en écriture cunéiforme, au sein desquelles ont été identifiés un traité diplomatique s et une lettre que le roi d'Ebla Le débat primitivistes / modernistes sur ces questions reste très ouvert en réalité : voir R. COHEN et R. WESTBROOK, op. cit. (n. 2), p. 227-229. 4 On peut mentionner aussi la célèbre « Stèle des vautours », conservée au Musée du Louvre, dont l'un des passages inscrits mentionne un serment prêté par les rois sumériens de Lagash et d'Umma pour sceller un accord diplomatique (RIME 1, 9.3.1, col. xvi : 18 sq. [pour cette abréviation, voir en fin d'article]). 5 Traité en langue éblaïte conclu entre les villes d'Ebla et d'Abarsal : D. O. EDZARD, « Der Vertrag von Ebla mit A-bar-QA », in P. FRONZAROLI (ed.), Literature and Literary Language at Ebla, QdS 18, 1992, p. 187-217. Voir aussi, d'une façon générale pour l'époque d'Ebla : M.-G. BIGA, « I rapporti diplomatici nel Periodo Protosiriana », 3

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Bertrand Lafont

projetait d'envoyer à son voisin du royaume de Hamazi. Celle-ci est rédigée de la sorte (extrait) : « Tu es (mon) frère et je suis (ton) frère. (Comme il est de règle) entre frères, quelque désir que tu puisses exprimer, je (te le) donnerai, et quelque désir que je puisse exprimer, tu (me le) donneras » (LEMn° 2) 6 . Sans entrer ici dans le détail de ces différents documents initiaux (peu nombreux en réalité) datant du Ill e millénaire avant notre ère, plusieurs éléments caractéristiques apparaissent d'emblée, que nous allons retrouver assez systématiquement par la suite et qui permettent déjà d'entrevoir les prémisses d'un véritable « système » diplomatique, fonctionnant autour de quelques éléments clefs : ■ la notion de « fraternité » entre partenaires, ■ l'assistance mutuelle en cas de conflit, ■ l'attention portée à la question des fugitifs et réfugiés, ■ la formule « ami avec les amis, ennemi avec les ennemis », ■ l'importance des serments avec la malédiction appelée sur la tête des parjures, ■ l'envoi et l'accueil des messagers, ■ l'échange de cadeaux, ■ l'établissement de liens matrimoniaux entre alliés. En l'état actuel de nos sources, on peut dire que ces documents rédigés sur une période de deux siècles environ (XXV e-XXIVe siècles) constituent une sorte d'« acte de naissance » de la diplomatie, dans le contexte des civilisations de l'ancien Proche-Orient. À ces témoignages d'accords politiques ayant réellement été conclus au Ille millénaire, il est intéressant d'ajouter un texte qui appartient quant à lui au corpus des textes de la littérature léguée par les anciens Sumériens. Il s'agit d'un récit (aujourd'hui connu sous le nom de Enmerkar et le seigneur d Aratta) qui raconte les entreprises du roi

dans P. MATTHIAE et alii, Ebla : Alle origine della civiltà urbana, Milan, 1995, p. 140147, ainsi que M.-G. BIGA, « Au-delà des frontières : guerre et diplomatie à Ebla », Orientalia NS 77, 2008, p. 289-334. 6 On trouvera à la fin de cet article la liste des abréviations des ouvrages d'où sont extraites les traductions des textes anciens cités ici. 7 On en trouve une traduction en anglais dans T. JACOBSEN, The Harps that once..., Sumerian Poetry in Translation, New Haven, 1987, p. 275-319. On le trouve aussi en

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Culture et diplomatie dans le Proche-Orient du If millénaire avant notre ère

sumérien d'Uruk pour établir sa domination sur une ville mythique nommée Aratta, au-delà de plusieurs chaînes de montagne (sans doute aux confins du Pakistan), et censée regorger de richesses introuvables en Mésopotamie. Étant donné l'éloignement de cet Eldorado, le roi d'Uruk ne peut envisager une conquête militaire et il entreprend donc d'établir des relations avec Aratta en envoyant ce qu'on appellerait aujourd'hui un ambassadeur. S'ensuit alors toute une série d'épisodes, de menaces, de défis et de négociations imposés aux envoyés des deux royaumes, soumis à d'incessants allers et retours et à une véritable compétition visant à faire reconnaître, chacun, la prééminence de leur roi. Ce récit offre le témoignage de la pratique d'une diplomatie itinérante qui deviendra une caractéristique essentielle des relations entre royaumes, cités et peuples du Proche-Orient, et sur laquelle nous aurons à revenir. Voilà donc pour le Ille millénaire, à la fin duquel les Sumériens ont fini par disparaître définitivement de la scène historique, cédant la place à de nouvelles populations d'origine sémitique, progressivement installées sur la majeure partie des territoires de l'Irak et de la Syrie actuels : les Amorrites. 2) Le premier tiers du He millénaire peut ainsi se définir comme étant l'époque des royaumes amorrites. L'un d'eux allait d'ailleurs être appelé à jouer un rôle majeur : Babylone, sur lequel régna, vers 1750 avant notre ère, le fameux Hammurabi. Et ce sont les archives cunéiformes retrouvées sur le site de l'ancienne Mari (moderne Tell Hariri), sur les bords du Moyen Euphrate syrien, qui éclairent le mieux cette importante période de l'histoire, pour une zone couvrant à peu près les territoires de l'Irak et de la Syrie d'aujourd'hui. Les textes de Mari jettent une vive lumière sur une courte séquence historique d'une trentaine d'années, celle où régna notamment sur cette ville le roi Zimrilim, contemporain de Hammurabi de Babylone. Mais deux ou trois siècles plus tard (milieu du He millénaire), se produisit une nouvelle période de grands bouleversements. Elle demeure mal connue et mal documentée, mais quand réapparaît la documentation écrite, on observe alors que l'horizon géopolitique régional semble s'être considérablement élargi : il s'équilibre désormais autour de quelques transcription et traduction sur le site web de l'Electronic Text Corpus of Sumerian Literature (http://etcsl.orinst.ox.ac.uk), au §1.8.2.3 du catalogue.

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Bertrand Lafont

« grandes puissances », couvrant un espace considérable, depuis la vallée du Nil jusqu'au coeur de l'Anatolie, et depuis la côte méditerranéenne jusqu'à l'Iran. Ces pays (voir ci-dessous), fortement hétérogènes les uns par rapport aux autres (et il s'agit là d'une grande différence par rapport à la situation ayant prévalu à l'époque amorrite), ont fini par entrer en interaction et ont établi entre eux des relations assez étroites : c'est ce que l'on appelle « l'époque d'El Amarna » (XVe-XIIIe siècles), du nom du site de la capitale égyptienne Akhétaton, où ont été notamment trouvées des archives cunéiformes qui portent un éclairage particulièrement intéressant sur ces relations. Au total, au cours de cette période du He millénaire avant notre ère, à deux moments privilégiés, l'époque amorrite et l'époque d'El Amarna, une situation de stabilité géopolitique et d'échanges semble avoir prévalu, conséquence ou moteur, comme on va le voir, du développement d'une intense activité diplomatique. 3) Au Ier millénaire enfin, à partir du Ville siècle avant notre ère, c'est dans un cadre géographique de plus en plus vaste que se sont désormais exprimées des ambitions nouvelles de type impérialiste et totalitaire, avec l'apparition d'Empires qui ont tous plus ou moins prétendu à la domination « universelle ». En moins de cinq siècles, les peuples du Proche-Orient ont ainsi vu se succéder l'Empire néo-assyrien (Sargon, Assurbanipal...), l'Empire néo-babylonien (Nabuchodonosor...), l'Empire perse achéménide (Cyrus, Darius...), puis l'immense Empire d'Alexandre-le-Grand. La guerre et la conquête à outrance ont alors remplacé, pour une bonne part, la pratique de la diplomatie et la recherche de relations équilibrées. Tous ces grands Empires successifs ont cherché à imposer à leur entourage leur volonté plutôt qu'à négocier, persuadés qu'ils étaient que leur destin consistait principalement à assujettir tous leurs voisins par la force brute et à repousser sans cesse les limites extérieures des territoires qu'ils contrôlaient. En définitive, par contraste avec le Ille millénaire, période de mise en place des premières structures de type étatique, et le Ier millénaire, période de conquêtes et d'impérialisme à outrance, le He millénaire avant

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Culture et diplomatie dans le Proche-Orient du Ir millénaire avant notre ère

notre ère semble avoir permis certaines périodes de relatif équilibre géopolitique au Proche-Orient, ce qui a favorisé le développement d'un système cohérent de relations interétatiques. Et c'est donc principalement lui qui va retenir notre attention ici. 3. Époque amorrite et époque d'Amarna

Vers 1800 avant notre ère, l'ensemble des territoires de Syrie et de Mésopotamie est divisé en de très nombreux petits royaumes 8. Et pourtant, de la Méditerranée jusqu'au golfe Persique, la plupart des populations présentes dans ces régions ont en commun une même origine : elles appartiennent à la famille des Amorrites, population sémitique qui, désormais dominante, use du même langage, partage les mêmes valeurs et la même religion, et qui vit dans des structures politiques, économiques et administratives grosso modo identiques. Malgré leurs antagonismes souvent très forts et d'incessants conflits, les Amorrites sont conscients d'appartenir à un même monde et à une même culture9. Ainsi, dans une lettre des archives retrouvées à Mari, qui éclairent, on l'a dit, cette période du début du He millénaire avant notre ère, l'un des serviteurs du roi Zimrilim lui fait l'affirmation suivante : « Il n'y a pas de roi qui soit puissant à lui tout seul. Dix (ou) quinze rois suivent Hammurabi roi de Babylone, autant Rimsin roi de Larsa, autant Ibalpi-El sire d' Eshnunna, autant Amutpi-E1 roi de Qatna ; vingt rois suivent Yarimlim roi d'Alep » (A.482) 10 .

Cette représentation de la situation géopolitique de l'époque montre bien la conscience que l'on avait alors de l'existence, dans l'ensemble du domaine syro-irakien, d'une hiérarchie de rois, avec sept souverains « puissants » de rang équivalent (ceux d'Alep et Qatna en Syrie centrale ; ceux de Mari, Babylone, Larsa le long de l'Euphrate ; et ceux d'Ekallatum et Eshnunna le long du Tigre ; voir carte fig. 1) et une Voir B. LAFONT, op. cit. (n. 2), notamment p. 218-224. On le verra notamment lorsque, mettant provisoirement un terme à leurs querelles incessantes, les royaumes amorrites se mobiliseront ensemble contre des ennemis considérés comme vraiment étrangers : les Élamites venus d'Iran (cf par exemple, avec un vocabulaire imagé, la très explicite lettre LAPO 17, 733). 1° Voir B. LAFONT, op. cit. (n. 2), p. 222. 8 9

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Bertrand Lafont soixantaine de petits rois ou chefs de communautés qui leur étaient soumis, ce qui confirme une situation de grand émiettement politique dans l'ensemble de la région. Trois siècles plus tard les sources écrites provenant d'Égypte, de Syrie, de Mésopotamie ou d'Anatolie, documentent un horizon géopolitique très différent, qui s'est considérablement élargi. On est alors en présence de quelques « grandes puissances » et d'une sorte de « club » de grands rois, ceux régnant sur l'Égypte, le Hatti (Anatolie), le Mittani (Syrie du nord), l'Assyrie, la Babylonie et l'Élam (voir carte fig. 2). Les nombreuses informations que l'on possède sur les relations établies entre eux à cette époque proviennent notamment de quelque quatre cents lettres retrouvées sur les bords du Nil, à El Amarna l 1 et échangées pendant une vingtaine d'années, entre les pharaons de la XVIIIe dynastie (Aménophis III, Aménophis IV, Toutânkhamon) et leurs homologues asiatiques d'Anatolie, de Syrie ou de Mésopotamie. Mais celles-ci sont également documentées par des sources venant de sites archéologiques situés au Liban (comme Kamid el Loz), en Syrie (comme Ugarit), en Anatolie (Bogazkiiy, etc.), ou en Irak (sites d'Assyrie et de Babylonie). A priori, tout semble opposer les deux périodes amorrite et amarnienne : dans le premier cas, on a affaire à un monde clos et homogène, limité au domaine syro-mésopotamien et dans lequel évoluent des royaumes de même culture amorrite, et dans l'autre à un monde beaucoup plus vaste, couvrant une bonne partie du Moyen-Orient considéré au sens large, et composé de grandes puissances auto-centrées, très hétérogènes les unes par rapport aux autres, au plan politique, idéologique, culturel ou religieux, et dont les capitales sont fort éloignées les unes des autres. Et pourtant, malgré ces différences fondamentales, on observe que ces entités politiques ont adopté à chaque fois un système interrelationnel 11 L'édition de référence pour ces lettres est celle de W. L. MORAN, The Amarna Letters, Baltimore, 1992, dont une version française est parue sous le titre Les lettres d'El Amarna, LAPO 13, Paris, 1987. C'est à ces éditions que renvoient les références aux textes cités sous la forme EA xx. Cette documentation d'El Amarna a par ailleurs fait l'objet de très nombreux travaux sur le sujet qui nous intéresse, dont on trouvera la liste dans la bibliographie de l'ouvrage de R. COHEN et R. WESTBROOK cité ci-dessus n. 2. Pour une étude synthétique, voir aussi par exemple R. COHEN, « On Diplomacy in the Ancient Near East: The Amarna Letters », Diplomacy & Statecraft 7, 1996, p. 245270.

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Culture et diplomatie dans le Proche-Orient du If millénaire avant notre ère

reposant sur des fondements identiques et utilisant les mêmes moyens et méthodes pour entrer en interaction et échanger entre eux, méthodes sur lesquelles il est donc intéressant de s'attarder.

4. Métaphore familiale ; moyens et méthodes de la diplomatie À chacune de ces deux époques, ces souverains ont souhaité communiquer entre eux et ils ont adopté pour le faire une langue « internationale » commune : l'akkadien (la langue des Babyloniens et des Assyriens), et le même medium de communication : la tablette cunéiforme en argile, alors même que cette langue et ce système d'écriture ne leur étaient pas nécessairement familiers (notamment dans le cas des deux plus grandes puissances de l'époque qu'étaient l'Égypte pharaonique et l'Anatolie hittite). Ensuite ces relations et ces échanges semblent s'être toujours établis en s'appuyant symboliquement sur une métaphore et une rhétorique communes : celle mettant en avant la force des liens familiaux. Selon cette conception apparue pour la première fois au Me millénaire (voir cidessus), les différents rois se considéraient comme appartenant à un même ensemble de communautés familiales ou maisonnées (bîtum) et ils ont donc inscrit leurs relations dans un cadre reproduisant celui de la structure de familles vivant dans un environnement commun et traditionnellement composées du père et de ses frères (maîtres de maison et chefs de famille), chacun avec leurs fils et leurs serviteurs respectifs. Ainsi, les rois de statut identique se considéraient comme « frères », ceux de moindre envergure n'étant que les « fils » ou les « serviteurs » des premiers.

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Fig. 2 - Le Proche-Orient à l'époque dite d'El Amarna (xv-xiiie siècles avant notre ère)

Bertrand Lafont

Ce vocabulaire n'était pas employé à la légère ; il permettait de préciser la place exacte de chacun : une fois les liens établis et acceptés de part et d'autre, on s'attendait alors à ce que s'appliquent les mêmes règles de loyauté et d'échanges que celles qui régissent habituellement les rapports entre les membres d'une même famille : les frères entre eux, et les pères vis-à-vis de leurs fils ou de leurs serviteurs, dans un strict respect de l'ordre hiérarchique. Au sein de ce système, nos textes montrent cependant que la compétition et la négociation étaient permanentes, chacun cherchant à s'assurer la meilleure place possible. Ces relations d'alliance et de dépendance étaient donc extrêmement mouvantes et complexes et elles étaient susceptibles d'être sans cesse remises en cause, en fonction de stratégies suivies par les uns ou les autres 12 . Dans ce cadre, les quelques « grands rois » étaient ceux à même de pouvoir exercer une influence hors de leurs frontières et de participer à l'ordre politique de l'ensemble de la zone considérée, en ayant la possibilité politique, économique et militaire d'imposer leurs ambitions. Leur sentiment était fort d'appartenir à une communauté de pairs dont ils cherchaient à s'assurer la reconnaissance. Au total, à l'époque amorrite comme à celle d'El Amarna, on s'est donc trouvé dans un système d'interdépendance et d'échanges librement voulus et entretenus par différents États qui ont consenti à coopérer et à établir entre eux des relations, mais sans jamais cesser d'être en compétition les uns avec les autres. S'ils ont agi de la sorte, c'est sans doute en réalité parce qu'aucun d'entre eux ne pouvait réellement s'imposer sur les autres. Ils ont dès lors principalement cherché, via ce jeu de négociations et d'échanges, à augmenter leur prestige et à faire croître leurs propres intérêts. À chacune de ces deux périodes s'est donc développée la fiction d'une véritable « confrérie » au sein de laquelle chacun des membres aspirait à ce qu'on lui accorde le maximum de reconnaissance et la meilleure place possible. C'est en ce sens que l'on peut parler, pour cette époque, de l'établissement d'une sorte de communauté internationale avant l'heure. 12

Voir B. LAFONT, op. cit. (n. 2), p. 243-247. Le cas du dénommé Yashubaddu, roi du petit royaume d'Ahazum à l'est du Tigre, mérite tout particulièrement d'être cité en exemple, lui qui parvint à changer complètement d'alliance à cinq reprises en moins de trois ans !

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5. Les premiers diplomates Lorsqu'elles n'existaient pas encore, comment s'établissaient des relations diplomatiques entre deux de ces royaumes ? Comment s'y prenait un roi pour tenter d'adhérer à la « communauté » qu'il souhaitait rejoindre ? A l'époque d'Amarna, cette lettre du roi d'Assyrie adressée à Pharaon offre une bonne illustration du modus operandi adopté, en gardant présent à l'esprit que plus de 1500 kilomètres séparaient leurs deux capitales, situées l'une à proximité de l'actuelle Mossoul, l'autre non loin du Caire, et que chacun de ces pays relevait de mondes culturellement fort différents : « Je (e)envoie mon messager afin qu'il te voie et qu'il voie ton pays. Jusqu'à présent, mes prédécesseurs n'avaient pas écrit, (mais) aujourd'hui (moi) je t'écris. Je t'envoie un beau char, deux chevaux et une datte en lapis-lazuli authentique en guise de cadeau en ton hommage. Ne retarde pas le messager que je t'ai envoyé en visite. Qu'il visite et puis qu'il s'en retourne chez moi. Qu'il voie comment tu es et comment est ton pays, et puis qu'il s'en retourne chez moi » (EA 15).

On observe ici que les relations diplomatiques s'initiaient donc par l'envoi d'un messager à qui l'on confiait des cadeaux à remettre au souverain visité. On demandait à ce que l'émissaire puisse visiter le domaine de son hôte et à ce que sa curiosité soit satisfaite. Celle-ci était perçue comme une marque d'intérêt positive et en aucun cas comme de l'indiscrétion ou comme une entreprise susceptible d'éveiller les soupçons 13 On demandait également à ce que le messager soit bien traité et rapidement renvoyé chez lui afin de pouvoir rendre compte. L'intéressant est ici de constater que l'Assyrien, au moment où il envoie sa lettre, est en réalité un aspirant au « club » des grandes puissances et que le but de sa manoeuvre est précisément de faire reconnaître sa position de grand roi. Il souhaite que son indépendance et son statut de pair soient reconnus par l'Égyptien. Ainsi, pour ce premier .

13 fi est intéressant de remarquer que l'on possède un document tout à fait parallèle pour l'époque de Mari : dans une lettre, on voit le roi d'Ugarit exprimer à son voisin d'Alep son désir de connaître le domaine du roi de Mari et il se propose de lui envoyer un émissaire à cette fin. Cf A. MALAMAT, Mari and the Early Israelite Experience, Oxford, 1989, p. 25-26 et pl. IIa.

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Bertrand Lafont contact, n'utilise-t-il pas d'emblée le titre de « frère » en s'adressant à son correspondant. Mais le texte suivant (EA 16) montre que l'opération fut couronnée de succès, puisque le roi d'Assyrie se mit alors à employer le terme de « frère » pour s'adresser à Pharaon et qu'il entra d'emblée dans le jeu de la négociation et du marchandage sur la valeur des cadeaux à échanger entre les deux royaumes, prenant notamment comme point de référence la connaissance qu'il avait du montant des biens échangés entre son voisin le roi du Mittani et le pharaon égyptien 14 . À travers cette lettre, deux éléments fondamentaux apparaissent d'autre part, qui sont au coeur même des pratiques diplomatiques alors mises en oeuvre : l'envoi de messagers et l'échange de cadeaux. L'un et l'autre ont représenté les signes habituels et indispensables de relations cordiales. Une fois que des relations étaient établies, ne pas s'y soumettre était immanquablement perçu comme une marque d'hostilité. Les capacités de ces envoyés diplomatiques variaient selon les circonstances : ils pouvaient être de simples messagers uniquement porteurs d'un courrier royal, mais parfois aussi de véritables « ministres plénipotentiaires », à même d'engager et de mener des négociations 15 . Concernant le statut de ces diplomates et leur protection, on est en droit de supposer l'existence tacite de véritables règles de déontologie diplomatique, en dépit de l'absence du moindre document y faisant explicitement allusion : aucun Code diplomatique n'a, de fait, jamais existé à ces époques et le vocabulaire akkadien ne dispose pas même d'un mot signifiant « diplomatie ». Mais quand on voit par exemple des émissaires se rendre à la cour d'un roi ennemi en période de crise aiguë, comme ce fut le cas des ambassadeurs élamites présents chez Hammurabi de Babylone alors que l'Élam et Babylone étaient entrés en guerre 16 , c ' est bien la preuve qu'ils devaient se sentir relativement protégés par leur statut même de diplomates. Il serait sans doute, là encore, anachronique de parler de réelle immunité diplomatique, mais l'impression domine qu'était quand même tacitement reconnue alors une forme 14 Voir à ce sujet P. ARTZI, « The Rise of the Middle-Assyrian Kingdom, according to El Amarna Letters 15 & 16 », in P. ARTZI (ed.), Bar flan Studies in History, Ramat Gan, 1978, p. 25-42. 15 B. LAFONT, « Messagers et ambassadeurs dans les archives de Mari », in D. CHARPIN et F. JOANNES (éds.), La circulation des biens, des personnes et des idées dans le Proche Orient ancien, CRRAI 38, Paris, 1992, p. 167-183. 16 Voir le dossier étudié par D. CHARPIN dans ARMXXVI/2, p. 139-205. -

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d'inviolabilité personnelle des messagers se déplaçant d'une cour à l'autre. Dans le même ordre d'idées, à l'époque amorrite, les archives de Mari attestent l'existence de nombreuses ambassades qui ne faisaient que transiter par. Mari (capitale située au coeur de la région syromésopotamienne et qui jouait donc un rôle de carrefour de communication) sans y être officiellement reçues. Cela semble montrer l'obligation dans laquelle on était d'accueillir à l'étape et de favoriser le déplacement de toutes les missions diplomatiques, même celles qui ne venaient pas de pays alliés. À l'époque d'Amarna, cette forme première « d'immunité » est bien illustrée par une lettre du roi du Mittani, en Syrie du Nord, adressée aux vassaux de Pharaon par lesquels devait transiter son messager envoyé en Égypte : « Avec la présente, j'envoie Akiya mon messager, en hâte et de toute urgence auprès du roi d'Égypte mon frère. Personne ne doit le retenir. Fournissez-lui un sauf-conduit pour l'Égypte et confiez-le au commandant de la forteresse (qui est à la frontière) de l'Égypte. Qu'il poursuive (sa route) immédiatement. Et en ce qui concerne ses cadeaux : il ne doit rien » (EA 30). On constate clairement, dans le cas présent, qu'un émissaire royal était donc exempté de taxes et paiements. Il avait droit à la protection des autorités, et nul ne pouvait le retenir, le bloquer ou le tracasser. Mais il faut bien reconnaître que l'on dispose aussi de plusieurs contre-exemples qui montrent que cette sorte d'immunité dont devaient en principe bénéficier les diplomates a été souvent bafouée. Ainsi voit-on des ambassadeurs être jetés en prison, des délégations être attaquées, kidnappées, ou même assassinées 17 .

17 II existe de nombreux exemples. Ainsi pour l'époque amorrite : ARM XXVI/2, 363: 26 ; 370: 40' ; 372: 33 ; 383: 17' ; 449: 36 ; LAPO 16, 298 et 416 ; LAPO 17, 590. Sur le contrôle de la circulation des messagers dans le Proche-Orient amorrite, voir D. CHARPIN, « La circulation des commerçants, des nomades et des messagers dans le Proche-Orient amorrite », in C. MOATTI (ed.), La mobilité des personnes en Méditerra-

née, de l'Antiquité à l'époque moderne. Procédures de contrôle et documents d'identification, CEFR 341, Rome, 2004, p. 51-69.

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6. Ambassades accréditées ; questions de protocole et d'étiquette Pour l'époque amorrite, toujours grâce aux lettres des archives royales de Mari, nous sommes désormais bien renseignés sur le déroulement des ambassades accréditées. À leur arrivée, les diplomates étrangers étaient logés dans une résidence particulière, une sorte de « maison d'hôtes » (bit naptarim) 18 extérieure au palais, qui leur était spécialement réservée. Et le souverain qui les accueillait devait pourvoir à leur entretien quotidien : ils étaient entièrement pris en charge, logés, habillés, nourris, car ils s'attendaient en réalité, et ils veillaient, à être traités comme l'aurait été leur maître. L'une des richesses des textes de Mari est qu'ils nous ont fourni quelques récits très détaillés d'audiences diplomatiques. Celles-ci présentent deux caractéristiques essentielles : elles étaient assez largement ouvertes (ministres, devins, notables, officiers, proches du roi, et tous les émissaires étrangers y participaient) et les questions de protocole y jouaient un rôle crucial. On le constate notamment à travers le récit de multiples incidents, tournant souvent autour de questions de préséance, surtout lorsqu'étaient simultanément présents des émissaires de rois ennemis entre eux ou de rang inégal. Ainsi voit-on, à l'occasion, certains ambassadeurs tenter d'être reçus de façon indépendante ou refuser de délivrer le message de leur maître en présence d'oreilles jugées indiscrètes ou hostiles 19 . Force est donc d'admettre, en définitive, l'existence d'une sorte de « corps diplomatique » régulièrement présent à la cour de chaque grand souverain, et composé de tous les émissaires étrangers conviés à participer aux audiences royales. Cette participation était ressentie comme un droit par ces diplomates, comme le montre la véhémence des protestations de ceux qui étaient menacés d'en être exclus 20 . Le déroulement même des audiences royales et la réception des ambassadeurs suivaient un protocole extrêmement strict : après les ,

18 ARMXXVI/2, 361, 368, 369, 373, et LAPO 17, 584. Voir à ce sujet le commentaire de J.-M. DURAND, LAPO 16, p. 299 note c. Parallèlement, une résidence similaire a existé pour les ambassadeurs à l'époque d'El Amarna : EA 29 : 28-54. 19 ARMXXVI/2, 384. 20 Voir quelques exemples de ces exclusions en ARM XXVII2, 308, 309, 438, 451, et LAPO 16, 368, ainsi que dans le texte cité en ARMXXVI/1, p. 267-268.

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salutations d'usage (shulmum) 21 , les ambassadeurs offraient le cadeau qu'ils avaient apporté (tâmartum). L'ambassadeur révélait ensuite le contenu du message dont il était porteur en donnant lecture au roi de la tablette, elle-même scellée dans une enveloppe d'argile qui était sans doute brisée à ce moment-là. Cette fonction importante de la tablette écrite, que l'on devait vraisemblablement exhiber et remettre pour authentifier le message transmis, est bien montrée par une lettre retrouvée à Ugarit en Syrie (on est donc à nouveau cette fois à l'époque d'Amarna), qui évoque le déroulement d'une audience accordée à un émissaire hittite par le roi d'Assyrie, lui-même auteur de la lettre 22 : « Le roi hittite m'a envoyé un messager porteur de deux tablettes (de déclaration) de guerre et d'une tablette (de proposition) de paix. Il m'a (d'abord) présenté les deux tablettes de guerre. Lorsque mes soldats ont entendu ces messages de guerre, ils ont brûlé de partir au combat. Et le messager hittite s'en est rendu compte. Alors, trois jours après, le messager du roi hittite m'a produit une tablette de paix » (RA 76, 1982, p. 141-156) 23 .

Ce document est l'un des rares dont nous disposions, permettant d'entrevoir ce que devait être l'habileté d'un diplomate à diverses phases des discussions auxquelles il participait, et peut-être même sa ruse en l'occurrence, puisqu'il semble avoir pris soin de faire rédiger plusieurs tablettes annonçant la guerre ou la paix, pour pouvoir s'en servir en fonction de l'évolution de la négociation. Outre les cadeaux qu'ils apportaient de la part de leur maître et ceux avec lesquels ils repartaient en échange, les diplomates recevaient 21

ARMXXVI/2, 372 : 43, et 384: 18'. Ces salutations peuvent être refusées, comme en

LAPO 17, 584 : 38. 22

Un autre témoignage de l'importance du texte écrit est par exemple donné par la lettre

EA 32, dans laquelle le roi d'Arzawa (dans sud-ouest anatolien) s'adressant à Pharaon lui dit : « Sur ce point, je n'ai pas confiance en Kalbaya (= le messager). Il a dit cela en paroles, mais cela n'a pas été confirmé sur la tablette ». `3 A compléter par I. SINGER, ZA 75, 1985, p. 100 123. G. BECKMAN, op. cit (n. 2), p. 767, n. 74, qui fait pour sa part le commentaire suivant : « The envoy uses his own judgement as to whether he should present his host with a hostile or conciliatory message. Given the length of time it would take an envoy to return home for consultations or to request and receive instructions from his master, such flexibility was often a pratical necessity ». -

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Bertrand Lafont personnellement, eux aussi, des présents sous forme de parures vestimentaires, d'armes et de sommes d'argent, le tout distribué selon des « tarifs » extrêmement précis et soigneusement évalués en fonction de leur qualité et de leur rang. Sans doute la remise de ces gratifications intervenait-elle notamment au moment et dans le cadre des repas officiels et banquets régulièrement offerts, qui jouaient également un important rôle politique et suivaient des règles précises de cérémonialité ; ils sont, eux aussi, très bien documentés 24 Selon les circonstances, ces missions diplomatiques pouvaient se prolonger plus ou moins longtemps : les durées extrêmes qu'évoquent nos textes vont de quelques jours à deux ou trois mois, et jusqu'à plusieurs années 25 ! Cela dans un contexte où, rappelons-le, des distances immenses devaient être parcourues : on a estimé qu'il fallait sans doute un mois et demi à un messager pour se rendre de Bogazkôy (capitale des Hittites, au coeur de la Turquie actuelle) jusqu'à El Amarna en Égypte (résidence de Pharaon) ; et deux fois plus de temps s'il s'agissait d'une caravane chargée de marchandises... Nombreux sont les documents évoquant le retour du messager à l'issue de sa mission, car on espérait toujours son retour le plus rapide possible. C'est une demande qui revient comme un leitmotiv dans presque toutes les lettres royales et à toutes les époques. Cependant, pour pouvoir repartir, ce messager devait attendre qu'on lui en donne la permission et qu'on lui délivre des instructions (wu'urum) pour le retour, dans le respect, là encore, de strictes règles de procédure. Dans ces circonstances, il est clair que cette faculté de retenir un émissaire étranger a souvent été utilisée comme moyen de pression sur l'allié ou l'adversaire avec lequel on était en relation. Tous les rois ont usé de cette possibilité, leur éventuelle mauvaise volonté à laisser partir un émissaire étranger ayant en soi valeur de message : marque d'hostilité ou de désapprobation, désir de manifester sa force et sa capacité de nuisance, ou alors marque d'indifférence ou de mépris face aux problèmes du reste .

24 Voir par exemple à ce sujet Y. SCHEMEIL, « Déjeuner en paix. Banquets et citoyenneté en Méditerranée orientale », Revue Française de Science Politique 48, 1998, p. 349-375, qui voit dans ces repas un « modèle réduit de la société », mettant en oeuvre un « idéal de civilité ». 25 Envoi quotidien de messagers dans la lettre ARMXXVI/2, 363. Missions étalées sur plusieurs mois : à Mari par exemple : LAPO 16, 258 ; et à El Amarna : EA 27 : 55-58. Missions ayant duré jusqu'à six, et même vingt ans : EA 3 et 59.

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du monde, comme ce fut sans doute le cas pour l'Égypte d'époque amarnienne (entité largement la plus puissante) vis-à-vis de ses voisins asiatiques. En définitive, ce qui a caractérisé les relations internationales, depuis l'époque amorrite jusqu'à la fin de l'Âge du Bronze récent (fin du lle millénaire), c'est qu'elles se sont appuyées avant tout sur une diplomatie itinérante. Les souverains ont accordé une très grande importance à ces échanges de messagers, à qui était confiée une triple responsabilité : ■ de représentation, ■ de négociation, ■ et de renseignement, auprès des capitales voisines, ce qui constitue la définition même du rôle d'un ambassadeur jusqu'à aujourd'hui. Les conditions de déplacement et d'accueil de ces envoyés ainsi que les modes de négociation et d'échanges ont induit l'acceptation implicite d'un véritable code diplomatique qui ne fut jamais mis par écrit mais que maints témoignages et indices nous montrent avoir été assez généralement admis de façon implicite.

7. Échange de cadeaux ; don et contre don -

Derrière cette extrême importance accordée aux questions de préséance et de protocole, on devine aisément en réalité une très grande soif de reconnaissance de la part de tous ces souverains, ce qui a sans doute motivé leur volonté d'accroître ces échanges diplomatiques : la guerre pouvait leur procurer butin, territoires, esclaves, mais pas l'admiration d'un roi aussi puissant qu'eux. C'est pourtant cela qui semble les avoir beaucoup préoccupés. À côté de l'envoi de messagers, cette soif de reconnaissance passait aussi par un autre vecteur : l'échange de cadeaux. Il s'agit là du second signal concret qu'il était indispensable de transmettre à ses voisins, ne serait-ce que pour manifester ses bonnes intentions. Un devoir à la fois moral, politique et social s'imposait en effet aux rois qui se prétendaient « frères », de se faire des cadeaux, en suivant les règles d'un jeu subtil de

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Bertrand Lafont « don » (shûbultum ) et de « contre-don » (shûrubtum), échanges qui devaient observer des principes de stricte réciprocité26 Dans ce schéma, M. Liverani a notamment montré qu'un « grand » roi se devait absolument d'être généreux car il y allait à la fois de son prestige et de son intérêt27 Le prix en argent des cadeaux échangés n'est presque jamais mentionné dans les textes, mais leur valeur était néanmoins soigneusement évaluée, comme le montre cet exemple du roi amorrite de Qatna (en Syrie centrale), qui ne put se retenir d'envoyer à son « frère » d' Ekallatum (en Irak, dans la région de Mossoul) une lettre exceptionnelle de remontrance, se plaignant de façon véhémente de n'avoir reçu que vingt pauvres mines d'étain en échange de deux magnifiques chevaux qu'on lui avait réclamés et qu'il avait expédiés à Ekallatum. .

« Voici une affaire dont on ne devrait pas parler et pourtant il faut que j'en parle et que je soulage mon coeur ! Tu te comportes en grand roi, toi ! Tu m'as réclamé les deux chevaux que tu voulais et je te les ai fait envoyer. Or c'est vingt mines d'étain que, toi, tu m'as fait porter (en échange). Tu ne dois certes pas avoir de désir sans m'en parler. Cependant, tu m'as fait porter là bien peu d'étain ! Si tu ne m'avais rien fait porter du tout, eu égard au dieu de mon père, (cela eût mieux valu) même si mon coeur s'en fût offusqué. Le prix de semblables chevaux, chez nous, à Qatna, leur valeur est de six cents mesures d'argent, et voilà que toi tu m'as fait porter (seulement) vingt mines d'étain ! Celui qui l'apprendra, que dira-t-il ? Ne se moquera-t-il pas de nous ? Cette maison-ci est ta maison. Que manque-t-il dans la tienne ? Un frère ne donne-t-il pas à un frère ce qu'il désire ? Si au moins tu ne m'avais pas fait porter d'étain, mon coeur n'aurait pas eu à s'offusquer ! Tu n'es pas un grand roi ! Pourquoi as tu fait cela ? (Et pourtant) cette maison ci est ta maison ! » (ARMV , 20 = LAPO 16, 256) -

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On retrouve dans cette lettre la rhétorique habituelle autour des notions de fraternité, de maisonnée commune, etc., et on observe la posture prise en définitive par le roi de Qatna ne pouvant cacher son 26 Pour l'époque amorrite, voir F. LEROUXEL, « Les échanges de présents entre souverains amorrites au XVIII' siècle avant notre ère d'après les archives royales de Mari », Florilegium Marianum VI. Recueil d'études à la mémoire d'André Parrot, Paris, 2002, p. 413-463. 27 D'où le titre de son important ouvrage sur ce thème : M. LIVERANI, Prestige and Interest. International Relations in the Near East ca. 1600-1100 BC, Padoue, 1990.

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humiliation en constatant la médiocrité du « cadeau » reçu en échange du sien28 Il apparaît donc en fin de compte que l'objectif de ces échanges de cadeaux était d'arriver à un point d'équilibre symbolique entre partenaires, faute de quoi des tensions ne manquaient pas d'apparaître. Que s'échangeait-on ? Les textes montrent que ces « générosités nécessaires », pour reprendre la jolie expression de G. Duby, étaient constituées de pierres et métaux précieux, de chevaux et autres animaux plus exotiques, d'objets manufacturés (trônes, chars, parures, coiffes, vases, bijoux), ou de cosmétiques, etc. Il est clair cependant que ces échanges de présents diplomatiques n'avaient pas seulement une valeur politique ou symbolique, mais une réelle portée économique et commerciale : les marchands n'étaient jamais bien loin derrière les diplomates. Et ce n'est pas un hasard d'autre part si, à toutes ces époques, la négociation sur les cadeaux a été étroitement mêlée à celle concernant les échanges de femmes à marier : les mariages interdynastiques occupent en effet une place de choix dans toute cette correspondance échangée entre les rois de ces époques, ce qui n'est pas étonnant dans la mesure où, d'un point de vue anthropologique, ils participaient à la fois du système du don/contre-don et de celui de la fiction familiale. Pour préparer ces mariages, on retrouve dans les textes les mêmes étapes que pour l'échange de cadeaux : demande d'une princesse à marier, atermoiements de celui qui reçoit cette demande, échange d'ambassadeurs, négociations sur le montant de la dot, puis du prix du mariage, voyage processionnel et fête à l'arrivée. On dispose de documentations très complètes à ce sujet 29 .

28 On retrouve des témoignages tout à fait similaires à l'époque d'Amarna : voir par exemple la lettre EA 16. 29 Voir notamment la grande étude, déjà ancienne, de F. PINTORE, I1 Matrimonio interdinastico nel Vicino Oriente durante i Secoli XV-XIII, Rome, 1978. Voir aussi P. ARTZI, « The Influence of Political Maillages on the International Relations of the Amarna-Age », in J.-M. DURAND (éd.), La Femme dans le Proche-Orient antique, CRRAI 33, Paris, 1987, p. 23-26 ; ou encore B. LAFONT, op. cit. (n. 2), p. 312-315.

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8. Alliances et traités

Dans le cadre des relations internationales et de ces échanges en tout genre, un dernier point important reste à évoquer : celui des serments d'alliance et de fidélité qu'ont pu se jurer tous ces rois, et des traités qu'ils ont parfois conclus. On trouve des traces de ces engagements dans la correspondance elle-même 30. Mais il est intéressant de constater que, pour l'ensemble des trois millénaires d'histoire de l'ancien Proche-Orient, on dispose désormais d'une petite centaine de documents cunéiformes qui sont de véritables traités ou des textes de serment d'alliance entre rois. Et l'on ne sera pas étonné de constater que la plupart d'entre eux date précisément des époques amorrite et amarnienne. Ces documents permettent notamment de montrer que, à l'époque amorrite (début du Ir millénaire), l'alliance entre rois reposait principalement sur une cérémonie publique de prestation de « serment par les dieux » (nîsh au cours de laquelle, après négociation, les protagonistes se juraient fidélité à distance, via leurs ambassadeurs respectifs. Chaque roi s'engageait alors par rapport à un texte que lui avait soumis son homologue, sans qu'il n'existe, dans ce cas, de document unique de référence, stipulant les obligations mutuelles des deux parties, comme dans nos traités modernes. Les textes dont on dispose aujourd'hui31 sont donc des textes d'engagement unilatéral utilisés à l'occasion de la cérémonie solennelle de serment que devait organiser successivement et publiquement chacun des protagonistes à distance l'un de l'autre. Voici par exemple ce que put jurer Hammurabi, roi de Babylone, à son voisin du nord, le roi Zimrilim de Mari, lorsqu'il fit alliance avec lui pour combattre les Élamites venus du sud-ouest de l'Iran :

a,

Ainsi par exemple ce type d'engagements dans la correspondance d'El Amarna : « Tout comme nos pères étaient amis l'un avec l'autre, ainsi nous serons amis l'un avec l'autre » (lettre du roi de Babylone au souverain d'Égypte, EA 8) ; « Si dans l'avenir un ennemi envahissait le pays de mon frère, mon frère n'aurait qu'à m'écrire et le pays hurrite (...) serait à sa disposition » (lettre du roi du Mittani au souverain Égypte, EA 24 § 26). Pour le même genre d'engagements dans les lettres d'époque amorrite, voir B. LAFONT, op. cit. (n. 2), p. 289-293. 31 B. LAFONT, loc. cit. 30

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Culture et diplomatie dans le Proche-Orient du If millénaire avant notre ère « Par Shamash des cieux, par Addu des cieux, par ces dieux-là, (moi) Hammurabi, roi de Babylone, (je jure en ces termes) : "À compter de ce jour, pour ma vie entière, je serai en guerre avec Siwapalarhuhpak (souverain d'Élam). À des serviteurs à moi, je ne ferai pas prendre la route comme messagers avec des serviteurs à lui et je ne lui en dépêcherai pas. Je ne ferai pas la paix avec Siwapalarhuhpak, sans l'accord de Zimrilim, roi de Mari et du pays bédouin. Si je me propose de faire la paix avec Siwapalarhuhpak, je jure d'en délibérer (d'abord) avec Zimrilim, roi de Mari et du pays bédouin (pour savoir) s'il faut ne pas faire la paix. Je jure que c'est de concert que nous ferons la paix avec Siwapalarhuhpak. C'est avec de bons sentiments et une sincérité complète que je formule ce serment par mes dieux, Shamash et Addu, (serment) qui est juré à Zimrilim, fils de Yandunlim, roi de Mari et du pays bédouin » (LAPO 16, 290).

On observe qu'il s'agissait surtout ici de s'assurer que les deux alliés, Babylone et Mari, ne feraient pas de paix séparée face à un ennemi commun, le souverain élamite. Il faut néanmoins admettre que la valeur juridique intrinsèque d'un tel texte n'est pas celle d'un véritable texte de traité : sans que cela n'en diminue l'intérêt historique, cette tablette n'a sans doute servi qu'à préparer et réaliser la cérémonie d'engagement de Hammurabi, pas à en garder la trace. Car le plus important était le rituel lui-même de prestation du serment : la solennité de l'engagement oral et public des contractants comptait plus que tout autre élément et le texte écrit n'a dû jouer ici qu'un simple rôle d'« aide-mémoire ». Cette importance du serment prêté oralement devant témoins apparaît aussi dans un autre rituel bien attesté, que purent également utiliser les rois amorrites pour s'allier : il consistait pour eux à se réunir et à proclamer solennellement tous ensemble leur alliance au cours d'une cérémonie où un ânon était rituellement sacrifié. Ce « rituel de l'ânon » (hayâram qatâlum), dont on possède plusieurs témoignages 32 , était manifestement l'expression d'une union conclue dans le sang (ina dâmi), faisant des protagonistes des parents par alliance. Il n'est dans ce cas jamais question de texte écrit : là encore, le rite exécuté en commun et devant témoins suffisait.

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Voir B. LAFONT, op. cit. (n. 2), p. 263 271. -

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Contrairement à ce qui se passera plus tard, l'engagement solennel des rois de l'époque amorrite avait donc un caractère essentiellement verbal et ne donnait pas lieu à la rédaction d'un texte définitif de traité à caractère bilatéral. Pour l'époque suivante en revanche, celle d'El Amarna, on a trouvé beaucoup de véritables textes de traités, notamment dans les sources hittites 33 . Ils se présentent sous la forme d'un texte unique, adopté simultanément par les deux parties et récapitulant les obligations des cocontractants. Ce sont les précurseurs de nos traités modernes. L'un des plus célèbres est sans doute le traité qui fut signé en 1270 avant notre ère entre l'Égyptien Ramsès II et le Hittite Hattusili III, à la suite de leur affrontement à la bataille de Qadesh, en Syrie centrale, dont l'issue était restée indécise. De ce traité on possède une version en akkadien (langue tierce mais qui était, comme on l'a vu, la langue « internationale » de l'époque), et une autre en égyptien, étant entendu qu'il est également fait mention d'originaux écrits sur des tablettes d'argent, mais qui n'ont jamais été retrouvées. Quant au contenu de ces traités, que ce soit ceux de l'époque amorrite ou ceux de l'époque hittito-amarnienne, il s'agit soit d'accords militaires, soit d'accords de fidélité et de loyauté. Ils furent souvent conclus à l'occasion de l'accession au trône d'un nouveau roi ou à l'issue d'un conflit, mais on possède aussi des accords commerciaux ou des accords relatifs à la délimitation des frontières entre royaumes. Au total et quoi qu'il en soit, contracter ces alliances par engagement oral solennel ou via un accord écrit visait principalement à s'assurer la loyauté et la fidélité de ses partenaires, qu'ils soient vassaux ou voisins de rang égal. On constate néanmoins qu'il s'est toujours agi d'engagements entre personnes et non pas entre États : à la mort d'un roi, les alliances devaient être renouvelées avec son successeur.

Au total, les sources écrites en cunéiforme datant du IIe millénaire avant notre ère, celles d'époque amorrite comme celles d'époque amarnienne, jettent une vive lumière sur la mise en oeuvre et le développement de moyens et méthodes diplomatiques particulièrement 33

Voir G. BECKMAN, Hittite Diplomatie Texts, Atlanta, 1996.

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Culture et diplomatie dans le Proche-Orient du If millénaire avant notre ère

élaborés. C'est notamment au cours de ces deux époques que s'est mis en place un véritable système diplomatique rationnel, méthodique et complet, dont l'adoption et la mise en oeuvre par les parties impliquées ont été source de stabilité politique et de paix relative pendant plusieurs siècles. En utilisant des moyens plus ou moins identiques de représentation, de communication et de négociation, ce système a reposé sur : ■ une volonté et un besoin : communiquer et échanger avec ses voisins ; ■ un objectif : accroître son propre prestige et sa propre influence tout en évitant la guerre ; ■ une métaphore et une symbolique communes : celle illustrant le fonctionnement des relations familiales ; ■ un principe de base : le respect (jusqu'à l'obsession) des règles de préséance et de réciprocité dans les liens établis avec les autres membres de la « famille » ; ■ une menace de sanction : la malédiction divine pesant sur la tête du parjure, promis à coup sûr à la défaite et à la déchéance ; ■ un ensemble de règles et procédures reposant sur l' échange de messagers ainsi que sur la circulation de cadeaux et de princesses à marier ; ■ la conclusion d'alliances formelles sous forme de prestations de serment et de traités. Ce système que l'on voit commencer à se mettre en place dès la fin du Ille millénaire, a été très rigoureusement perfectionné, ritualisé, instrumentalisé, et il a correctement fonctionné, par épisodes, pendant plus de mille ans (ca. 2300-1300 avant notre ère). Durant cette période, la négociation semble avoir prévalu sur la guerre à outrance (ce qui n'a pas empêché de sempiternelles situations de conflit), amenant, au moins à deux reprises, à des situations d'équilibre géopolitique entre diverses puissances de rang égal. À l'époque d'El Amarna, ces institutions, conventions, procédures et règles communes ont fait émerger et ont donné forme à la première « communauté internationale » d'États indépendants de l'histoire 34 , sur une vaste zone

Le spécialiste de sciences politiques R. Cohen y voit l'origine de ce qu'il appelle « the Great Tradition » dans l'histoire de la diplomatie, qui se développera ensuite via la

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Bertrand Lafont

couvrant une partie de la Turquie, de l'Iran, de l'Irak, de la Syrie, et de l'Égypte actuels. Pour anachronique que pourrait paraître l'usage de cette expression de « communauté internationale » pour définir la situation qui a prévalu alors, il ne semble pourtant pas illégitime d'établir des parallèles entre tout ce qui vient d'être rapidement évoqué et l'idée contemporaine de Société des Nations ou d' Organisation des Nations Unies. Ainsi, dans un discours daté de 1999, Kofi Annan, alors Secrétaire général de l'ONU, déclarait à propos de cette organisation : « Au sens large, il s'agit d'une vision commune pour un monde meilleur. Elle repose sur un cadre partagé de droit international, de traités et de conventions. Et également sur une vision générale d'opportunités d'échanges et d'institutions communes, le tout autour de cette idée simple : ensemble, nous sommes plus forts. »

Il n'est pas certain que les souverains amorrites ou ceux de l'époque amarnienne aient finalement raisonné tellement autrement.

Bertrand LAFONT Directeur de recherche CNRS - UMR 7041 (ArScAn) Maison René Ginouvès, Archéologie et Ethnologie 21, allée de l'Université 92023 Nanterre Cedex

Grèce et Rome : R. COHEN, « The Great Tradtition: the Spread of Diplomacy in the Ancient World », Diplomacy & Statecraft 12, 2001, p. 23-38.

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Culture et diplomatie dans le Proche-Orient du If millénaire avant notre ère Liste des abréviations utilisées

ARM Archives Royales de Mari,

Paris (31 volumes

parus). CEFR Collection de l'École Française de Rome. CRRAI Comptes Rendus des Rencontres Assyriologiques Internationales. EA El Amarna (EA + nombre renvoie à la numérotation des lettres d'El Amarna publiées dans LAPO 13

par W. L. Moran). LAPO Littératures Anciennes du Proche-Orient, Paris (le

volume 13 de la collection, publié par W. L. Moran en 1987, est consacré aux Lettres d'El Amarna ; les volumes 16, 17 et 18, publiés par J.-M. Durand en 1997-2000, sont consacrés aux Documents épistolaires du palais de Mari). LEM Letters from Early Mesopotamia (P. Michalowski,

Atlanta, 1993). QdS RA

Quaderni di Semitistica, Florence. Revue d'Assyriologie et d'Archéologie Orientale,

Paris. RIME Royal Inscriptions of Mesopotamia, Early Period,

Toronto (4 volumes ; le volume 1, par D. R. Frayne, publié en 2008, est consacré à la période dite pré-sargonique). ZA Zeitschrift fuir Assyriologie, Berlin.

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Primus hostis transmarinus

Enjeux diplomatiques entre Rome et le monde grec-hellénistique au IIr siècle av. J.-C.* La célèbre définition de Prrhos comme le premier ennemi des Romains venu de l'Orient grec exprime bien la nouveauté représentée par l'arrivée du roi d'Epire en Italie. La mort d'Alexandre le Molosse ayant laissé inachevés ses projets occidentaux, ce fut l'expédition de Pyrrhos qui constitua la première véritable rencontre des Romains avec l'un des souverains hellénistiques. Celui-ci se présentait comme le descendant d'Achille 2 , ce qui rappelait les dix ans de la guerre de Troie, les exploits des héros, la destruction de la ville grâce à la ruse d'Ulysse et la fuite d'Enée, en replaçant le conflit en cours, entre les Romains et le roi d'Epire, dans un cadre où l'histoire et le mythe se rejoignaient 3 . Les généalogies, réelles ou fictives, étaient au centre de la propagande du roi. Il avait également légitimé son intervention en Sicile et ses visées concernant l'île sur la base de sa parenté avec Agathocle, dont il avait épousé la fille, Lanassa 4 . Les Romains s'aperçurent de la Je remercie Jacques Bouineau de sa gentille invitation dans le cadre des conférences organisées annuellement par le CEIR, ce qui m'a permis de reprendre certaines observations déjà présentées dans mon article « Pyrrhos en Italie : la construction de l'image du premier ennemi venu de l'Orient grec », Pallas 79, 2009, p. 173-184. Mes remerciements aussi à Burt Kasparian pour ses remarques lors de ma conférence à la Faculté de Droit de La Rochelle. I Eutrope 2.6 : [...] tumque primum Romani cum transmarino hoste dimicaverunt. 2 Voir LEVEQUE 1957 ; LA BUA 1971, p. 1-61. 3 Il s'agit de l'interprétation qu'on retrouve chez l'historien sicilien Timée de Tauromenium. Cf. GABBA 1976, p. 84-101. Sur la postérité de cette interprétation auprès des intellectuels grecs de l'époque impériale, voir BEARZOT 1992, notamment 220 ; SCHETI'INO 1998, p. 268. 4 Voir LÉVÉQUE 1957, p. 451-452 ; LA BUA 1978, p. 181-205 ; SCHETTINO 1991, p. 68.

Maria Teresa Schettino nouveauté de la propagande épirote, qui faisait appel au sentiment d'appartenance des cités de la Grande Grèce au monde hellénisé. Ils réutilisèrent la même forme de propagande lors de la première guerre punique, et aussi bien envers Syracuse, qu'envers Ségeste. Avec Syracuse, Rome appela à la coalition du monde grec occidental contre les barbares, incarnés par les Carthaginois, tandis que les « communes origines troyennes » servirent à justifier l'alliance politique avec Ségeste 5 , alliance de circonstance, liée à la guerre en cours contre les Carthaginois. La tradition historiographique concernant le conflit entre les Romains et le roi d'Epire souligne la nouveauté que ce conflit représentait, dans la mesure où l'expédition occidentale de Pyrrhos mettait face à face Rome et l'un des héritiers d'Alexandre le Grand. Cet événement marqua donc l'avènement de Rome dans la grande politique de la Méditerranée, au côté des puissances qui étaient à l'époque les protagonistes sur l'échiquier international. Les sources anciennes mettent en valeur le changement de perspective de la politique romaine ainsi que les modalités selon lesquelles se déroule ce rapport inédit, en tournant leur attention vers les aspects diplomatiques qui accompagnent le conflit. En effet, la tradition historiographique porte un intérêt spécifique et tout à fait particulier aux rapports diplomatiques entre Rome et Pyrrhos. Bien que l'état fragmentaire des sources ne permette qu'une connaissance partielle de la tradition et que ce soit la sélection byzantine qui ait contribué à conserver plusieurs passages consacrés à la thématique diplomatique s, toujours est-il que les sources rapportent nombre d'ambassades et de négociations, et cela est d'autant plus étonnant que la durée du conflit fut brève.

Cf. GABBA 1976, p. 84-101 ; POUCET 1987, p. 69-85. J'ai fait allusion aux Excerpta Costantiniana, constitués de trois recueils : les excerpta De virtutibus et vitiis (appelés également Excerpta Valesiana d'après le nom du premier éditeur, en 1634, Henri de Valois) ; les excerpta De sententiis (publiés pour la première fois en 1826 par Angelo Mai) ; et à proprement parler les excerpta De legationibus (ou Excerpta Ursiniana, le premier éditeur ayant été en 1582 Fulvio Orsini), recueil qui est 5

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précisément consacré à la thématique des relations diplomatiques.

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Primus hostis transmarinus

Ce caractère de l'histoire du conflit dut être déjà perçu dans l'Antiquité. Aulu-Gelle mentionne deux épisodes du conflit, sur la base des témoignages des annalistes 7 . Or, ces deux témoignages concernent exactement les tractations qui se déroulèrent entre le Sénat, les consuls notamment Fabricius - et Pyrrhos. A travers les contacts diplomatiques, l'on pouvait mieux mettre en valeur et apprécier les différences entre les coutumes et la mentalité politiques des deux partis en présence. Cela pourrait également corroborer l'hypothèse que, indépendamment de la sélection byzantine, les historiens anciens avaient mis les rapports diplomatiques entre Pyrrhos et les Romains au centre de leurs récits. Autrement dit, les excerptores byzantins trouvaient nombre de passages à sélectionner, car ce thème était largement traité par la tradition historiographique antérieure. Cela dit, le conflit peut être interprété, et dut probablement l'être, comme une phase de mise au point de la diplomatie. A ce propos, les observations que je propose dans les pages qui suivent tournent autour de deux questions, étroitement liées, et qui me semblent centrales pour comprendre les retombées en profondeur du premier contact de Rome avec la diplomatie d'un royaume hellénistique. Première question : quel était le niveau de connaissance que les Romains avaient de la diplomatie grecque lors de l'arrivée en Italie de Pyrrhos, et quelles démarches et méthodes étaient-ils déjà en mesure d'utiliser ? Seconde question, qui en découle : les rapports diplomatiques entre les Romains et Pyrrhos ont-ils changé la pratique et la stratégie diplomatiques des Romains ? Les Romains n'étaient pas dépourvus de compétences ni d'une pratique déjà consolidée au niveau diplomatique. Ils avaient établi des liens depuis longtemps avec plusieurs villes grecques d'Occident, villes situées dans la Péninsule, mais aussi ailleurs, comme le cas de Massalia (Marseille) le confirme 8. Ils avaient surtout renforcé leurs compétences et connaissances diplomatiques lors de la signature des traités avec les J'utilise l'appellation conventionnelle d'annaliste. Sur les limites de cette définition, voir CHASSIGNET 1996, p. VII-XXIII. Aulu-Gelle 3.8.5 (en s'appuyant sur Valérius Antias, frg. 22 CHASSIGNET, et Claudius Quadrigarius, frg. 40a CHASSIGNET sur cet épisode cf. LEVEQUE 1957, p. 404-406 ; CHASSIGNET 2004, p. 27) ; Aulu-Gelle 3.8.8 (en citant Claudius Quadrigarius, frg. 40b CHASSIGNET). Sur la tradition annalistique dans Aulu-Gelle, voir SCHETTINO, 1987, p. 123-145. 8 Sur les rapports avec Marseille, voir au moins BATS 1990, p. 80-87. :

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Maria Teresa Schettino

Carthaginois, traités sur lesquels nous sommes renseignés grâce à Polybe. En fait, malgré le témoignage détaillé de cet historien, la problématique des traités signés entre Rome et Carthage est épineuse à cause des informations discordantes transmises par les sources anciennes : la difficulté concerne le nombre des alliances conclues, leur datation et leur contenu s . Polybe relate le texte de trois traités antérieurs au déclenchement des hostilités en Sicile entre les Romains et les Carthaginois l° ; il date le premier du début de la République ; il ne mentionne aucune date pour le deuxième ; il situe le troisième à l'époque de l'expédition de Pyrrhos (probablement en 279). Diodore évoque un traité de l'année 348 et le considère comme le premier ayant été établi entre Rome et Carthage". Tite-Live écrit aussi au sujet d'un accord de la même année, sans préciser s'il s'agit ou pas du premier 12 ; toutefois, en 306, il atteste son renouvellement pour la troisième fois 13 et pour la quatrième fois, en 279 14 . Il n'est pas possible de discuter, ici, dans les détails, de la question complexe de ces traités. Quoi qu'il en soit, Rome avait, depuis longtemps, tissé des rapports officiels et positifs avec Carthage. Il s'agissait de traités entre deux Etats en bons termes, visant à se partager des zones d'influence et à réglementer le rapport de bon voisinage. En ce qui concerne Pyrrhos, la situation était tout à fait différente. C'était la condition créée par l'état de guerre ouverte, menée sur le sol de la Péninsule par le souverain d'un des royaumes qui évoquaient les conquêtes et les exploits militaires d'Alexandre le Grand. C'était la tradition à laquelle le roi d'Epire lui-même se rattachait, et qui dépassait les confins étroits de son royaume.

Sur le sujet cf. WALBANK 1957, p. 337-355; ALFOLDI 1963, p. 347-354 ; HEURGON 1969, p. 386-393 ; Huss 1985, p. 86-92, 149-155, 167-168, 204-206 ; SCARDIGLI 1991 ; PALMER 1997, p. 15-30 ; LORETO 1995-1996 (2000), p. 779-821. 10 Polybe 3.22-25. 11 Diod. 16.19.1. Bien que la datation polybienne du premier traité de 509 soit largement acceptée (Heurgon, Palmer), elle a été remise en cause par quelques spécialistes (De Sanctis, Alfôldi), qui datent le premier accord de 348 et le second de 343. 12 Liv. 7.27.2. 13 Liv. 9.43.26. On ignore si le second traité relaté par Polybe doit être attribué à l'année 348 ou à l'année 306: la coïncidence entre Diodore et Tite-Live a fait pencher pour la première hypothèse. 14 Liv. Per. 13. 9

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Ayant déjà acquis une longue expérience diplomatique, à travers les contacts avec les Carthaginois et les Grecs d'Occident, les Romains se trouvèrent malgré tout face à une nouvelle situation lors de l'arrivée de Pyrrhos, et purent appliquer et adapter à la nouvelle situation ce qu'ils avaient appris pendant les siècles précédents. Autrement dit, la guerre contre Pyrrhos se situe à l'intérieur d'une évolution diplomatique de Rome. Les rapports tissés par les Romains avec Pyrrhos et son entourage sont toujours à la frontière entre la guerre et les tentatives de paix, et impliquent d'envisager deux aspects : d'un côté la représentation de l'ennemi, d'un autre côté les modalités de la prise de contact.

1. Le portrait de Pyrrhos : vertus et défauts d'un ennemi La première réélaboration concernant la personnalité de Pyrrhos appartient à l'époque des deux premières guerres puniques. Elle est influencée par les jugements formulés à l'époque des faits, comme plusieurs éléments le démontrent. Un annaliste rapporte un célèbre épisode dont Hannibal est le protagoniste, épisode dans lequel Pyrrhos est aussi mentionné : cet annaliste pourrait dépendre de sources contemporaines de Pyrrhos. Il s'agit d'un dialogue entre les deux anciens adversaires Hannibal et Scipion. Hannibal propose une liste « virtuelle » des trois commandants les plus experts et les plus valeureux jusqu'à cette époque-là. Le classement d'Hannibal place en tête le nom attendu d'Alexandre le Grand, à la deuxième place Pyrrhos, à la troisième place lui-même : le choix de Pyrrhos est le postulat nécessaire pour insérer son propre nom à la fin de la liste, dans la mesure où ce roi aussi avait été défait par les Romains, et pourtant ses qualités sont reconnues par l'interlocuteur d'Hannibal lui-même, à savoir le vainqueur de Zama, Scipion l'Africain. L'anecdote est rapportée par l'annaliste C. Acilius, qui semble avoir utilisé des sources grecques contemporaines de Pyrrhos, à savoir Proxénos, membre de l'entourage du roi, et Hiéronymos de Cardia, lié à la cour des Antigonides et dont le récit garde des éléments de polémique

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envers Pyrrhos 15 . Il se peut donc que le portrait du roi que l'anecdote présente dérive de ces sources, ou au moins conserve des éléments remontant à l'époque de l'expédition occidentale de Pyrrhos. Dans ce portrait, l'on souligne l'expérience et les compétences militaires de Pyrrhos ainsi que son habileté diplomatique 16 . Il s'agit d'un portrait positif, qui reflète vraisemblablement la propagande qui accompagna l'expédition du roi en Italie 17. Cette veine de la propagande amène à lier ce portrait à l'entourage même de Pyrrhos, et à l'activité politique et diplomatique menée par ses philoi auprès des peuples italiens. En fait, les raisons militaires et politiques qu'Hannibal invoque pour justifier le classement de Pyrrhus à la deuxième place dans une liste virtuelle des trois commandants les plus experts et les plus valeureux correspondent à d'autres témoignages concernant Pyrrhos et qui remontent au Ill e siècle av. J.-C. En ce qui concerne les mérites militaires de Pyrrhos, ils sont attestés par le prestige dont le roi jouissait auprès des Romains, prestige dont témoigne Appien Samnitica 10.2, où l'on souligne lors de l'ambassade de Cinéas au Sénat la peur que Pyrrhos suscitait auprès des Romains 18 , et cela évoque par conséquent la considération et la réputation que le roi avait acquises et dont les Romains eux-mêmes avaient connaissance. En effet, Pyrrhos est appelé par les Tarentins en vertu de cette réputation, et le prestige international du roi d'Epire est mis en valeur également par Dion Cassius. Cet historien présente notamment un portrait du roi d'Epire (frg. 40.3 et frg. 40.13) qui est tout à fait cohérent avec celui

15 16

Voir LA BUA 1971, p. 1-61 ; SCHETTINO 1991, notamment p. 91-95. Acilius, fr. 7 CHASSIGNET : [...] Quaerenti (scil Hannibal) deinde quem secundum

poneret, Pyrrhum dixisse : castra metari primum docuisse, ad hoc neminem elegantius loca cepisse, praesidia disposuisse ; artem etiam conciliandi sibi homines eam habuisse ut Italicae gentes regis externi quam populi Romani, tam diu principis in ea terra, imperium esse mallent 17 Selon LEVEQUE 1957, et LA BUA 1971, p. 1-61, les annalistes présentent une image

positive de Pyrrhos, dans le but de mettre encore plus en évidence la victoire remportée sur un adversaire si valeureux. Cela toutefois ne met pas en cause la crédibilité de ce portrait et son élaboration à l'époque de l'expédition occidentale du roi. 8 Appien, Samn. 10.2 : oï 8' ive8ota(ov (sciL : les Romains) ËTri TrXdo--rov, -n1 TE 66

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Primus hostis transmarinus

d'Appien 19 . D'après Dion Cassius, le roi d'Epire avait conquis beaucoup de territoires grecs, dispensant des bienfaits tout en inspirant aussi de la peur, il était largement respecté en Grèce, et sa réputation dépassait l'étendue de son royaume (frg. 40.3) 29. Par conséquent, les Romains craignaient l'arrivée de Pyrrhos en Italie, parce qu'ils avaient appris que le roi d'Epire était un guerrier valeureux et disposait d'une armée nombreuse et invincible (frg. 40.13) 21 Dion Cassius ajoute un commentaire à ce propos, en soulignant qu'il s'agit du type d'informations que l'on reçoit de sources invérifiables et géographiquement éloignées. Ce commentaire démontre que le portrait de Pyrrhos se trouvait dans la source de Dion, qui juge nécessaire de le relativiser. Pour corroborer cette hypothèse, on peut remarquer que l'allusion à l'armée nombreuse s'explique bien dans le contexte de déclin démographique que le monde grec vit au Ill e siècle av. J.-C. et dont, à Rome, on devait avoir eu quelque connaissance. L'adjectif TroXX-111 manque dans Zonaras, qui bien évidemment ne comprend pas le sens de cette précision, une fois perdu le contexte de référence 22 . Par ailleurs, le .

19 Aussi bien Appien que Dion Cassius pourraient dépendre de sources annalistiques, qui sont toutefois différentes, comme les versions attestées dans les deux historiens le prouvent : cf. SCHETTINO 1991, notamment p. 19 note 1, 20 note 3, 21, 54 et note 7 ; PITTIA 2002c, p. 481-491, en particulier p. 490. Cf aussi CROUZET, 2002, p. 329-392, qui porte sur les récits d'Appien et Dion Cassius concernant l'affaire de Rhégion. Crouzet formule l'hypothèse que le récit d'Appien dérive de celui de Denys d'Halicarnasse, tandis qu'elle souligne les détails originaux rapportés par Dion Cassius. 20 Dion Cassius, fr. 9.40.3 : STL ô Th5ppoç è Ç3ao- LXe1 c T11 TE 'Hue t pou KaXouiii v rlç i-(3ao-Reuae, Kat T0'1) EXX71VlK01.3 Tè 1TXEt6TOV, Te, 1.1h) eôepyea[aLc Tè SÉ 4ôr3(9,

irpoaeTTEITOUITO. AI TWXOI TE TrOXi) TÔTE 8uvàliEVOL Kat CitXL11-1TOC Ô MaKE8d11/ Kat d '1)0wpiK4) 8uva6Tat É OEpclTrEUOV aüTév. Kat yàp 4).C.) E LOC XOLl1TTp6T1f1T1 Kat rat 8E Clc Kat É1TrEL p[ÇI irpayp_à -Rov 1TOXi) TràvTwv rpoiybepev, (kJTE Kat 151TEp Tètc- 81JVciflEtC Kal TàC ECLUT01) Kat TàC niïv ouppiixwv KaITrE p pey6Xac oi5crac eteiofxsOaL. 21 Dion Cassius, fr. 9.40.13: RTL oi `Pwliatoi ilaeôvTec igen, Tèv fhppov Ka Ti8E 1.00W, èKEtV6V TE aôTèv eirn-6Xeliov eivaL p a06vTec Kat &m'ami/ irokX.fiv Kat àvcwTay(;)vio-Tov ËXELV, oie( Trou 0141430LIVEl Ire pi TE 1-63V otyv(I)OToiv o-cgo- L Kat ire pl T6iv 8Là 1TXELGTOU 511TCJV riàXtuTa OpuXetcrOaL TOÎ_C 1TUVOOLVOIIÉVOLC. 22 Zonaras 8.3 : f...] 01 8' iv Tli KOlTé- SEIGOLV p_aeôvTec TèV ThppOV iX06VTIŒ Etc Tàpctvrot TE ÉKTTE1TOXE[11)000a Tel il, TtlTOlX1Ol" Cli/TOtc Kat TLij OpuUdal3ai ÉKELVOV einT6Xep ôv TE Tuyxàvetv Kat Hvap LV XE LV àvavTaycôvw-Tov. Cf aussi Zonaras 8.3 : avant la bataille d'Héraclée Valerius Lœvinus

entend donner une démonstration de sa force à des guides ennemis qui avaient été capturés, et il suscite une forte impression chez les prisonniers grâce au nombre de soldats qu'il est en mesure d'aligner ; l'épisode dégage toute sa valeur par rapport à la

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Maria Teresa Schettino

prestige et la réputation de Pyrrhos se reflètent chez Zonaras dans la peur que les soldats romains éprouvent à son égard (Zon. 8.3) 23 . En ce qui concerne les raisons politiques qui justifient le jugement d'Hannibal, elles correspondent à ce qu'Appien rapporte à propos des motivations qui ont amené les Tarentins à invoquer l'aide de Pyrrhos (Samn. 7.3) : ci 8è Kat Tfiç èXeveepÉctc èyKpourck &«)I_1.E0Ct Kat TroXeplio-opev É ïaov Hi5ppov 'Hudpou TÔV PaalXiet K(1X61EV, Kal uTpannièv âTroyblivcop.ev Tot-ibe TOû TroXiptov. Cette dernière ,

phrase, qui conclut le fragment d'Appien, évoque la propagande épirote et fait allusion à l'action menée par Pyrrhos, qui se pose comme le défenseur de la liberté des Grecs d'Italie 24 . D'ailleurs la capacité diplomatique de Pyrrhos est soulignée en particulier par Dion Cassius. L'homme clef de son entourage en ce qui concerne les aspects diplomatiques est sans doute Cinéas.

crise démographique de la Grèce pendant le III' siècle av. J.-C. (KaTao-K6Trovc TIVCIC CYLAX00(Lw, 8EIeaC

T7ly 8.15Vap IV ClûTOIC

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Kat ilTEITTdJV -rroXXaTi-Xaoicw

ixetv, àTriTreeev). Le thème démographique est également mis en évidence dans App., Samn. 10.3: Kat il 3ouX-r) CiTrep Kat "AlT1TIOC EïTÎEV dliTEKpIWITO AIlLOVIIIÙ) 8' àXXa 8i)o TiXT1 KaTaXiyovTec ofxrwc, EL TIC dtV11. T6)1/

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1118I8LLIGIV, Kat OEC4IEVOC GtôT0iJC

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Tac duroypacixic, Xiye Tai upèc Tèv Thppov inavaaliv EïTFEtV 8TI rpèc ii8pav iGT1.1) ai)TOIC ô Tr6Xe[toc. Les mots de Cinéas soulignent l'impression provoquée par le constat que C;)00141iVOUC iC

l'armée romaine recrutée après Héraclée était plus nombreuse qu'auparavant. Cf également Dion Cassius, frg. 9.40.28. 23 Zonaras 8.3 : T6iv 8É 0TpaTIOJT6)1, irpèc T7lV TOO %pou (gp_riv K&1 8Là Toi,c iXig)avTac èKTreTrXrryp ivtav [...]. Les soldats romains étaient terrifiés par la réputation de Pyrrhos et par les éléphants. L'iconographie remontant à l'époque du roi représentait Pyrrhos casqué et mettait en valeur son lien de parenté avec Alexandre le Grand, à travers leur ascendance commune, remontant à Pyrrhos Néoptolémos et au père de ce dernier, Achille, selon la tradition. Cette iconographie contribuait de façon propagandiste à accréditer son image de guerrier invincible. Sur le sujet, voir LEVEQUE 1957, p. 683-689 ; BROWN 1995 ; SCHMINO 1998, p. 268. 24 On peut remarquer que les régimes démocratiques se rallient au roi hellénistique, tandis que les régimes aristocratiques penchent pour les Romains. Cela met en valeur la modalité propre à la politique romaine, qui s'adressait notamment aux élites des cités grecques. En ce qui concerne la propagande de Pyrrhos à travers le monnayage des cités de l'Italie du sud, voir LEVEQUE 1957, p. 423-474.

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Primus hostis transmarinus

2. Cinéas et l'activité diplomatique de Pyrrhos Le rôle de Cinéas, au sein de l'entourage de Pyrrhos, est de premier plan, et cela est attesté par plusieurs épisodes dont Cinéas est lui-même protagoniste. Il suffit de rappeler les divisions au sein de l'entourage du roi, lors de l'ambassade menée par Fabricius après la bataille d'Héraclée, pour traiter de l'échange des prisonniers (280 av. J.-C.) 25 . Milon déconseille de restituer les prisonniers et d'accorder une trêve. Après Milon, c'est Cinéas qui intervient. Il propose de rendre tous les prisonniers sans rançon et de conclure la paix avec les Romains 26. Le discours de Cinéas influence tout l'entourage du roi, et amène en effet à une décision unanime, qui est acceptée par Pyrrhos en personne 27 .

L'activité diplomatique de Pyrrhos est souvent confiée à Cinéas luimême. L'habileté de Cinéas était déjà reconnue dans l'Antiquité : aussi bien le portrait élaboré par Plutarque que le jugement exprimé sur Cinéas par Dion Cassius corroborent l'image d'une personnalité clef au sein de l'entourage de Pyrrhos en ce qui concerne la politique étrangère et la diplomatie28. Il est difficile de trancher la question de savoir si toute Sur la question du nombre et de la chronologie des ambassades conduites par Fabricius, voir LEVEQUE 1957, p. 359-370, 404-422 ; SCHETTINO 1991, p. 36-42, 95103 ; PITTIA 2002a, p. 343-345 ; G. STOUDER 2009, p. 185-20. Sur les portraits des personnalités romaines, parmi lesquelles C. Fabricius Luscinus, dans le récit de Denys d'Halicarnasse sur l'expédition occidentale de Pyrrhos, voir CORBIER, 2002, p. 393-411. Sur le rôle diplomatique joué par Fabricius, je renvoie également à l'article de G. STOUDER 2009, p. 185-201. 26 En fait, Cinéas avait manifesté des doutes sur l'opportunité d'entreprendre l'expédition, et cela avant le début de l'expédition elle-même : cf. LEVEQUE 1957, 1). 289-294. 2 7 Dion Cassius, frg. 9.40.31 : "[...] 1..te -raxeLplo-ao(iat pixac Kat Trapa -ràet.c. 25

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Zonaras 8.4).

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Plut., Pyrrh. 14.1-3 : ljv SÉ

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47

Maria Teresa Schettino

l'action diplomatique menée par Pyrrhos en Italie doit être attribuée aux conseils de Cinéas, toujours est-il que ce dernier était chargé de s'occuper de la stratégie diplomatique envers les Romains et les peuples d ' Italie. Quoi qu'il en soit, pendant la campagne en Italie, Pyrrhos n'écarte jamais l'idée d'avoir recours aux flatteries dans la diplomatie, et cela malgré sa réputation de guerrier fort et invincible. Après la victoire remportée à Héraclée par Pyrrhos, plusieurs villes qui étaient restées neutres jusqu'à ce moment-là se rallièrent au roi, et même les villes déjà alliées de Pyrrhos qui avaient gardé une attitude très prudente s'unirent ouvertement à lui 29 . Envers ces dernières, Pyrrhos se montra conciliant et assuma une attitude tout à fait diplomatique : oi) p.fiv oi'rre è[t(Pavrj (115TOÏ:C ÉTrOL1 GŒTO, Oi)T aï) TrallTEX6iC euTEK05(Poro, àXX' ôXLya (Tem]) hrt Trj 81ap.EX/Maet i - ITLTLpnio-ac iiULOC (1)1X0415VWC è6éCtTO [...] ObV TŒIDTa npawc TE (11)TOIC StEXéxOri Kat Ta, GIÇÛXWV boxe v 3° . De façon semblable, après '

la victoire d' Héraclée, il envisagea de rendre volontairement les prisonniers romains, afin de conquérir la ville sans combattre 31 . Une allusion à la propagande du roi épirote en Italie, afin de se concilier la faveur des peuples italiotes et italiques, est clairement présente dans Dion Cassius, fragment 40.26, où l'on précise qu'après la dévastation par les Epirotes de leurs territoires, les Italiens renoncent à se rallier à Pyrrhos, rpoo-rjeai Kat 8LeTiXEL

àv8pa TLpLüjv èv T6i.0 pLàXto-Ta Kat xptivevoc. irrrè TOI) KLVÉOU ÉXÉrTO 1Uppoc à P3a6iXei)c rXelovac 1T6Xeic A 15Trè TOO aûTOÛ è&Xeiv 86paToc. KaL yàp 8a,v6c, griot 1-Dw1JTapxoc, iv Tti) Xiyav, Ke TLÏÏ 30110G0ÉVEL Ovoc iv Tl1 8E- W6TTITL TrapLo-oiip evoc. Plutarque est mentionné dans ce fragment de Dion Cassius, et de T(s)1)

Cf Dion Cassius, frg. 9.40.5 : 8TL

nouveau dans le fragment 107. Cependant, comme il s'agit de deux citations isolées, Boissevain pense que les deux références sont dues à l'excerptor. 29 Dion Cassius, fr. 9.40.21 : àT1 TUppoc Xaprrpèc TE iut T1 vticri rlv Kat 8vop.a. àr' rpoaxtelicra[ oL

,

- cs,)(ev, (ITTE ITOUOlic 11.É1/ Ta) ràvTac 8'è TOÛ‘ repLopwivouc

Cf Zonaras 8.3. 3° Dion Cassius, frg. 9.40.21-22. 31 Dion Cassius, frg. 9.40.23: 8Ti

ÉK TOÛ pleGOU

1- (il1,

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GWOXWV et4)LKÉGOCIL.

1-It'Jppoc TOÛC T6)11 `Kap atcov aLmiaX(Touc uuxvoix 8vTac TÔ up6jTov rauai èrexetpricrev irt TT1V 1)(Lip,fiv cruuTpaTakrai, WC 8É C)iJK eXTpav, Luxupck aepdreucre, p.ATe 8A(Tac Tivà IIAT ' 1 XX0 TL Kaldn, 8pàaac, (ln Kat upoilka ai)Toix àro86kuiw Kat àp.axei 8C airr6J-Iv Ti) éiGTU rpouroincrégevoc.

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Primus hostis transmarinus

en prenant en compte ses actions plutôt que ses promesses (Tà yàp ïpya ati)Toû p.O(Uov Tàç in-rocrxianç èax6Trouv). Cette phrase, qui conclut le fragment de Dion Cassius, témoigne de l'action diplomatique menée par Pyrrhos auprès des peuples de l'Italie du sud, d'autant plus que l'absence de contextualisation du passage rend l'allusion qu'il contient tout à fait fiable 32 .

3. Les Romains et la diplomatie internationale L'ambassade envoyée par les Romains à Tarente pour résoudre la crise ouverte par l'affrontement naval dans le golfe de la cité témoigne du fait que la classe dirigeante de Rome était formée à la pratique de la diplomatie grecque dès avant l'arrivée de Pyrrhos en Italie. Devant l'assemblée des Tarentins, Postumius parle en grec et démontre qu'il connaît la pratique et le code du langage diplomatique. Néanmoins, la réaction des Tarentins, méprisante et insultante, met en évidence l'état de faiblesse et même le caractère sporadique des relations entre les Romains et la plupart des cités de la Grande Grèce, ainsi que l'inexpérience des ambassadeurs romains 33 . Les négociations avec l'entourage de Pyrrhos furent l'occasion d'un rapide développement des compétences diplomatiques des dirigeants romains. Il y a un événement pivot pour comprendre, d'un côté, les connaissances en matière de droit international chez les Romains et, d'un autre côté, le langage diplomatique que le roi et les Romains mirent respectivement en oeuvre tout au long du conflit. Il s'agit de l'ambassade menée par Cinéas après la victoire remportée par Pyrrhos à Héraclée en

On peut remarquer que la propagande hostile à Pyrrhos soulignait précisément l'attitude autoritaire du roi au détriment de ses alliés italiens dès son arrivée en Italie : àrt peTà Ti) vemetrov ô Thppoc ô gan-Lxeik TIC 'Huelpou ic Tbv TélpalITOI KaTilyETO [...] 1)C 8É Kat Tel CrUGGITla GCPCtil, ô Il[ôppoc Kat Tà ôÂXac o- uvôiiouc 32

(.

Kati 81ctTpq3àc- (I)C ITKITOLJGOK ITOXill(1) ÔleXUE, yulivetatà TE evoirXa É TaaaEV airroic, Kat Oewctrov Toic égt eXoficstv t7JpiCE [...1 (Appien, Samn. 8).

Cf. Denys Hal., Ant. Rom. 19K PITTIA. Sur l'épisode et les interprétations dégagées par les spécialistes, voir SCHETTINO 1991, p. 19-23 ; PITTIA 2002a, p. 318-320. 33

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280 av. J.-C. (Appien, Samn. 10.1) 34 . Envoyé au Sénat, Cinéas propose un accord avantageux pour les Romains, ainsi que pour les Tarentins et les peuples italiens. La forme diplomatique adoptée par Cinéas semble être celle de la koinè eirénè35 . Bien que le refus opposé aux termes de paix proposés par Cinéas ait été souvent interprété de façon générique comme expression de la fierté des Romains et reflet de leurs visées d'expansion sur l'Italie du Sud, en fait les Romains contestent plus l'applicabilité dans ce cas de la koinè eirénè. Il s'agit donc de termes juridiques qu'ils connaissent bien et dont ils mettent en doute la légitimité du point de vue du code diplomatique, en faisant allusion euxmêmes aux normes du droit international 36 . Rome s'oppose à la proposition de Pyrrhos, et cela pour deux raisons, l'une proprement juridique, l'autre politique. D'un point de vue juridique, la proposition de Pyrrhos est illégitime, dans la mesure où le roi représente l'une des parties prenantes, plutôt qu'un Etat neutre, qui puisse être garant de la paix 37. D'un point de vue politique, l'acceptation

Cf Zonaras 8.4. Je garde la datation la plus répandue dans les sources anciennes, sans intervenir sur la problématique concernant la chronologie des négociations entre Pyrrhos et les Romains, pour laquelle je renvoie aux articles de M. HUMM 2009, p. 203220 et G. STOUDER 2009, p. 185-201, ainsi qu'à ma discussion des témoignages concernés dans SCHETTINO 1991, p. 36-42. 35 Appien, Samn. 10.1 : TrapeXMv ô Kiviac èç Tô pouXeu -rApLov CiUa TE 34

TTOXXôt TrEpL TOi (3acjiXÉwç É6E µvoXôyEL, KOLTEXOyt (ETO, [17)T

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Ili)ppov,

Et

TClpallTtilOUC

eirénè dans cette proposition de paix, cf aussi CLEMENTE 1990, p. 19-38, notamment p. 34-38. 36 Cf également Zonaras 8.4, bien que les termes juridiques évoquant le modèle de la koinè eirénè soient plus évidents dans Appien, Samn. 10.1. 37 C'est le discours d' Appius Claudius qui précise les termes juridiques auxquels il faut se tenir (Appien, Samn. 10.2 ; Zonaras 8.4), et qui devient le point de référence de l'attitude romaine envers Pyrrhos. En effet, les Romains donnent exactement la même réponse après la bataille d'Ausculum (cf. Appien, Samn. 11.4 ; Zonaras 8.5). App., Samn. 10.2: [.. .1 (Ma TE TroW 811ua TO15TOLC ô "AurrLoc e[Trdw Katl è pe 0[ crac, ÉOIIyi TO

50

TUppov, EL 8ioiTo T11C 'PcokalŒw (j)i)dac Kat o-untaxtac,

Primus hostis transmarinus

de la koinè eirénè proposée par Pyrrhos impliquait le fait de lui attribuer le rôle d'arbitre dans les événements italiens. Autrement dit, cela comportait la reconnaissance d'une autorité, voire d'une puissance supérieure à Rome dans la Péninsule, et à laquelle on eût confié le soin de trancher les questions politiques de l'Italie 38 . Ce sont les mêmes arguments qu'on retrouve dans la lettre envoyée par le consul Valerius Lœvinus à Pyrrhos avant la bataille d'Héraclée, en réponse aux requêtes avancées par Pyrrhos lui-même 39 . Rome était déjà habituée à des formulations de traités dans lesquelles les parties prenantes signaient au nom des alliés, mais dans ce cas précis les alliés, comme Tarente et les peuples italiens, sont autonomes et indépendants. Il s'ensuit que le roi d'Epire visait à se poser comme le médiateur entre les peuples en conflit et comme le garant des accords éventuellement signés 40. Autrement dit, Pyrrhos appartenait à l'un des deux camps en guerre : il pouvait proposer un accord, mais il ne pouvait pas être le garant de la paix, et en même temps se proclamer le signataire

TOALGC diTTEX061,T01 1TpEOEI'JELV, ITap6111-a 8È ilATE 4Uov

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8LOLLT1IT1 V.

Cf. CLEMENTE 1990, p. 37. Denys Hal.,

Ant. Rom.

Tipweio-Oat 19P _Pu-ru, : 1 0- TO,C x eLaap_ev, àXXà TOtC Ëpyo1S, Kat Oi'JTE SLKŒGYfill ITOL041E13ét GE rept (Lv TapowTivoLc ZOLUVtTalC TGÉS aXOLC TFOXEµLOLC iyKaXoPp_ev oi5T iyyurrip, Xap 3(it vop.ev éKTL611aToc oôSevôc F...]. J'ai quelques doutes sur le fait que 39

TOÙC É XOpOÛS

la mention d'un garant atteste que les relations sont pensées en termes de droit romain (ainsi PITTIA 2002a, p. 333, note 55). Cf. Zonaras 8.3 : Aaout vioc 8È Tâ6E TC,i Tiùppcli àvTéypculse "TTavu [10L 6OKEtC, Cil TiPppe, TET146:100al, 8LIC0.011V fikiv EGIJ1- 61) KG01.0MC KU1 TapavrÉvoic rptv 8ÉK -r1v 71g) inTOGXEtV 8TL KGI Tà1., àpxi)v e ïc Tfiv '1 TaXÉav i- TrepaLanc". Le rôle d'arbitre et de garant de la paix entre les Tarentins

et les Romains que Pyrrhos entend revêtir évoque des pratiques diplomatiques appartenant au monde grec : GIOVANNINI 2007. Sur la correspondance entre Lœvinus et Pyrrhos, voir SCHETTINO 1991, p. 29-35 ; le commentaire de ROBERT, dans PITTIA 2002a, p. 333-334 note 58 ; SCHETTINO 2003, p. 25-38, notamment p. 33-34. Les objections juridiques avancées par Lœvinus corroborent l'hypothèse que cette correspondance date du H e siècle av. J.-C., c'est-à-dire après la guerre contre Pyrrhos, quand les termes juridiques étaient désormais compris et même réutilisés. Autrement dit, l'hypothèse de BICKERMAN 1947, p. 137-146, qui voit dans Acilius la source de ce passage, s'en trouve renforcée. 4° On peut remarquer que la même perspective est déjà dans la réponse de Lœvinus à Pyrrhos chez Zonaras 8.3.

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du traité au nom de l'une des deux parties prenantes 41 . La familiarité avec le droit grec permit aux Romains de déjouer la manoeuvre de Pyrrhos, aussi hasardeuse que subtile, pour s'assurer par la démarche diplomatique un succès politique, qui l'aurait rendu maître de la Grande Grèce, à défaut d'un véritable royaume italien 42 . Les effets de la longue série de négociations entre Pyrrhos et Rome furent autant d'ordre diplomatique que d'ordre politique. Rome s'était trouvée pour la première fois en situation de traiter directement avec l'un des représentants des royaumes hellénistiques. Elle avait dû s'efforcer d'utiliser le langage de la diplomatie internationale, pour contrecarrer les tentatives de l'Epirote de se mettre à la tête d'une « nation virtuelle » grecque et italienne face à l'expansion romaine vers le sud de la Péninsule. L'expérience acquise grâce aux rapports avec les Carthaginois et les Grecs d'Occident, comme les Massaliotes, avait porté ses fruits, et au début du Ille siècle av. J.-C. Rome était en mesure de traiter sans complexe d'infériorité avec l'un des souverains hellénistiques et de faire contrepoids à Pyrrhos en utilisant son propre arsenal juridique. C'étaient les mêmes principes qu'il avait invoqués contre les Romains, en ayant recours à un langage qui mélangeait l'orgueil grec et la flatterie envers cet Etat de l'Italie centrale. Et pourtant les Romains ne tombèrent pas dans le piège. Après la guerre contre Pyrrhos, la koinè eirénè entra régulièrement dans la pratique diplomatique romaine. Il suffit de rappeler les relations avec Sagonte ou la paix de l'année 205 av. J.-C. avec Philippe V de Macédoine : encore une fois il s'agissait soit d'une cité grecque, soit d'un souverain hellénistique 43 . C'étaient des modalités diplomatiques que les Romains semblaient de préférence appliquer dans le cas de puissances liées au monde gréco-hellénistique. La guerre contre Pyrrhos, si brève soit-elle, se révèle être un événement clef. Ce conflit déboucha sur l'élaboration d'une nouvelle 41

Appien, Samn. 10.2 ; Zonaras 8.4. Il est difficile de croire que Pyrrhos envisageait la constitution d'un royaume en Italie. Ses visées devaient être moins territoriales que politiques. Cf. CLEMENTE 1990, p. 37. 43 Sur les relations entre Rome et Sagunte, voir SCHETTINO 2008, p. 53-87, notamment p. 68-70. La paix de Phoeniké avec Philippe V est communément considérée comme une koiné eirénè. Cf

42

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forme de propagande destinée à justifier les interventions militaires, sur l'évolution de la diplomatie, et enfin sur la consolidation de la stratégie et de la tactique militaires. En ce qui concerne la propagande, les mots d'ordre de liberté et d'autonomie des cités grecques furent en premier lieu réutilisés lors de la première guerre punique et devinrent fondamentaux dans la future stratégie romaine en Orient. Au niveau diplomatique, on peut remarquer le développement de pratiques déjà connues, mais qui se révélèrent dans leur plénitude tout au long de ce conflit44. D'un point de vue militaire, il s'agit du premier affrontement avec l'armée d'un souverain hellénistique, dont Rome pouvait finalement mesurer la force, mais aussi les points faibles. Il faut surtout rappeler la retombée politique la plus éclatante qui suivit le conflit contre Pyrrhos. La première reconnaissance du rôle assumé par les Romains en Méditerranée vint de la part d'un autre souverain hellénistique, Ptolémée II d'Egypte 45 . L'ambassade envoyée par le roi est mise en relation avec la victoire remportée par les Romains sur Pyrrhos. Je voudrais souligner que cet acte politique et diplomatique n'était pas seulement la reconnaissance de la puissance militaire de Rome, encore bien loin des futures conquêtes dans la Méditerranée orientale : il était surtout la reconnaissance que Rome parlait un langage commun, était en mesure de maîtriser la pratique et la forme de la diplomatie internationale. Finalement il s'agissait de mettre en oeuvre des rapports diplomatiques normaux, possibles parce que Rome avait accepté d'utiliser le code commun de la diplomatie grecque, et avait démontré qu'elle savait bien le maîtriser. La partie diplomatique, plutôt que la partie militaire de la guerre contre Pyrrhos (ou à la rigueur les deux à égalité) avait amené Rome sur l'échiquier de la grande politique méditerranéenne.

Maria Teresa SCHETTINO Professeur d'Histoire ancienne Université de La Rochelle

Cf. LEVEQUE 1957, qui toutefois insiste sur les aspects politiques découlant de la diplomatie, plutôt que sur la diplomatie elle-même. 45 L'initiative aurait été prise par Ptolémée lui-même, qui envoya une ambassade au Sénat (Dion Cassius fr. 41; Zon. 8.6) : HOLLEAUX 1969, p. 60-75 ; GRUEN 1984, p. 673678 ; HARRIS 19852 [1979], p. 183. 44

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SCHETTINO 2003: M. T. SCHETTINO, « In margine a una nuova edizione dei frammenti de Dionisio d'Alicarnasso (A. R., XIV-XX) », Med Ant, 6, 2003, p. 25-38.

55

Maria Teresa Schettino SCHETTINO 2008: M. T. SCHETTINO, « L'età delle guerre puniche », dans Storia d'Europa e del mediterraneo, Rome, Salerno Editrice, 2008, p. 53-87. STOUDER 2009: G. STOUDER, « Le rôle de Fabricius dans les négociations avec Pyrrhus et l'émergence de la figure de l'ambassadeur à Rorne », dans Sicile antique. Pyrrhus en Occident, Pallas 79, 2009, p. 185-201. WALBANK 1957: F. W. WALBANK, A Historical Commentai)! on Polybius, vol. I, Oxford, Clarendon Press, 1957, XXVII+775 p.

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Folie et passions de 1 'esclave romain dans la tradition médicophilosophique et le droit antiques Le Livre 21 du Digeste sur l'Edit des Ediles l , et sur les actions rédhibitoires des contrats de ventes d'esclaves en raison de leurs maladies ou de leurs perturbations mentales, permet de saisir incidemment l'idée que les Anciens se faisaient des esclaves. Ce livre laisse apparaître dans le Digeste le sujet des troubles tant somatiques que mentaux qui, dans le savoir médical antique, s'interpénétraient. Il y revêt un caractère essentiel quant au traitement juridique des esclaves malades. Les médecins de l'Antiquité grecque avaient découvert que les problèmes mentaux trahissent un déséquilibre des humeurs dans le Ainsi, corps 2 . Ai ns i , pour les médecins, les pathologies mentales et les passions qui pouvaient y conduire relevaient du corps 3. Pour les philosophes qui avaient également une légitimité à se prononcer sur ce que nous appelons, de nos jours, la psychopathologie, il y avait une interaction entre le corps et l'âme 4 .

1 Magistrats créés en 367 pour assurer la police des marchés.

Hippocrate, Humeurs IX, Loeb classical Library, Harvard University Press, 1967, t. IV, p. 80. Epidémies III, Le Régime des maladies aiguës, Airs, Eaux, Lieux, in CEuvres complètes, Paris, E. Littré, 1839-1861 ; A. THNEL, Cnide et Cos, essai sur les doctrines médicales dans la collection hippocratique, Paris, Les Belles-Lettres, 1981, p. 311, n. 63 : l'a. donne de nombreuses références sur le caractère corporel des troubles psychiques dans l'oeuvre hippocratique ; J. PIGEAUD, La maladie de l'âme, 2

Etude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, 1989 ; I.E. DRABKIN, Remarks on ancient psychopathology, in Isis,

Cambridge, 1955, vol. 46, n° 145. Hippocrate, Traité de la maladie sacrée, Paris, 1894, tr. Ch. DAREMBERG, « Le cerveau est en réalité la cause de cette maladie, comme de toutes les autres maladies très graves ». GALIEN, L'âme et ses passions, Paris, Les Belles-Lettres, 1995, p. 77-116. Platon, Le Timée, 86 E : « car nul n'est vicieux volontairement. C'est par l'effet de quelque disposition maligne du corps ou d'une éducation mal réglée que l'homme vicieux devient vicieux », in J. PIGEAUD, La maladie de l'âme, op. cit., p. 48. 3

Anne-Marie Voutyras-Pierre Le Digeste, fait état de l'incidence des troubles mentaux sur la

mécanique contractuelle. Ses auteurs avaient manifestement connaissance de ces avancées de la pensée médico-philosophique qui s'était largement répandue dans la société s . Les problèmes posés par les troubles de l'esclave ont été envisagés par de nombreux jurisconsultes : les commentaires d'Ulpien, de Paul et de Gaius sont les plus nombreux. Il s'y ajoute ceux d'Africanus, de Julien, de Marcien, Javolénus et Papinien, Pomponius, Vénuléius. C'est dans ce livre sur les ventes d'esclaves, que par une sorte de paradoxe nous voyons le plus l'influence de la médecine et de la philosophie marquer son empreinte sur le droit. Le sujet principal du livre 21 n'est certes pas la connaissance de l'esclave et le souci de son bien-être. C'est indirectement, à l'occasion du contrat de vente d'esclave, que l'on peut découvrir la conception réelle que les Romains se faisaient de ces êtres, à la fois hommes et choses. Nous n'avons pas trouvé d'évocation de la femme esclave atteinte de pathologies mentales ou en proie à ses passions. Seuls les esclaves masculins malades ont retenu l'attention des jurisconsultes. La maladie, les perturbations mentales de l'esclave offrent, à cet égard, un élément de réflexion sur son statut qui a été éclairé d'un jour nouveau par les études menées ces dernières années sur la vie sociale romaines . Les troubles mentaux doivent, selon nous, être compris au sens large : tout d'abord, la folie agitée que les Grecs plaçaient dans la mania, tandis que les Romains parlaient de furiosi, demens, mente capti, réceptacles de troubles mentaux divers. Certes, la recherche d'une correspondance avec des pathologies que nous connaissons, de nos jours, est assez délicate. Nous pouvons toutefois penser, avec une certaine probabilité, qu'à côté d'affections aiguës d'origine infectieuses, mais sans fièvre ou neurologiques (dégénératives, tumorales...) on ait affaire à des troubles psychiatriques qui pourraient relever soit de l'hystérie 7 , soit plus sûrement de troubles psychotiques, tels que nous les connaissons (qui

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J.M. ANDRE, La médecine à Rome, Tallandier, Paris, 2006. P. GARNSEY, Conceptions de l'esclavage, Paris, Les Belles-Lettres, 2004 et P. VEYNE,

La société romaine, Paris, Seuil, rééd. 2001, livrent une abondante bibliographie. 7 Les psychiatres appellent l'expression des troubles hystériques, manifestations de conversion, c'est-à-dire l'angoisse qui s'extériorise par le biais du corps.

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représentent actuellement environ 2% de la population quelle qu'en soit l'origine ethnique). Même s'il est nécessaire de garder une très grande prudence à propos de ces pathologies, qui sont caractérisées par des altérations profondes du rapport de l'individu à la réalité, un certain nombre de descriptions dans les textes nous incitent à croire à cette hypothèse. On y trouvera une validation supplémentaire, dans l'utilisation sémantique de « fous apathiques », qui renvoie à l'évolution la plus habituelle de la schizophrénie, appelée autrefois démence précoce et que l'on décrit actuellement par les termes d'évolution déficitaire avec asthénie, aboulie, apragmatisme, incurie. En dehors de ces cas, se rencontrent les débilités profonde, moyenne, légère (on parlait en Grèce de asthenês, à Rome du stultus, du morio) qui correspondent à ce que l'on appelle actuellement les « déficiences intellectuelles »8 , qu'elles soient congénitales ou acquises dans l'enfance (comme les psychoses infantiles), ou plus tardivement dans l'existence (par exemple à la suite d'un traumatisme crânien ou encore d'une encéphalite infectieuse ou métabolique). Nous comprenons, face à cette complexité du mental humain, les hésitations et les difficultés des Anciens autour des phénomènes congénitaux et évolutifs. Dans les perturbations mentales 9 , les Anciens comprenaient les passions, telles que la colère (thumos et ira), la crainte (phobie et metus) ou le chagrin (lupê, aegritudine), l'ivresse, (métê, vinolentia, ebrietas) c'est-à-dire l'alcoolisme, qui pouvaient selon eux, entraîner des comportements graves, semblables à la folie (mania), voire conduire à la folie elle-même, en être un des symptômes 10. S'y ajoutent les On préfère dans le milieu psychiatrique, depuis quelques années, employer le terme « déficience » plutôt que « débilité » qui était en usage depuis le XIX' siècle et avait une connotation morale. 9 Cicéron, Les Tusculanes, III, 4, 9 : « Omnis autem perturbationes animi morbos, philosophi appellant... » : « Or toutes les perturbations de l'âme, les philosophes les appellent maladies... » 1 Les craintes ou phoboi, voire le découragement, dusthumia, le chagrin, lupè, étaient des symptômes de maladies, des signes psychopathologiques, dans Epidémie III d'Hippocrate, in J. PIGEAUD, Folie et cures de la folie chez les médecins de l'Antiquité romaine, Paris, 1987, p. 26. Métê est à la fois l'ivresse et le trouble de la raison chez Platon, Les Lois, I, 639 B. 8

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Anne-Marie Voutyras-Pierre comportements pervers, la dépression, taedium vitae, qui se terminait parfois par le suicide. Tous ces troubles exprimaient le déséquilibre normal d'un individu, la difficulté étant de savoir où placer le curseur de la normalité dans les comportements sociaux. Pour ce qui concerne l'esclave, la préoccupation du maître était que la perturbation mentale ne vînt pas entraver son usage. La place de l'esclave dans les sociétés païenne et chrétienne fut toujours ambiguë, elle intégrait le constat inéluctable de son humanité sans en tirer les conséquences qui s'imposaient, en raison de l'emprise de l'organisation sociale sur la liberté. Tout en reconnaissant l' humanitas de l'esclave, la société antique, quelles que fussent ses croyances, a instrumentalisé les faiblesses psychologiques de l'être humain, pour justifier son esclavage. Ce faisant, elle maintenait un statu quo qui contribua à un délaissement de l'esclave malade venant directement heurter les principes proclamés sur l'humanitas.

La faiblesse mentale et morale était un prétexte à l'esclavage. Quand on lit les justifications avancées à l'existence de l'esclavage par les philosophes païens et les penseurs chrétiens, on constate que les données mentales et morales ont joué, en dehors des motifs politiques, un rôle de premier ordre. Cependant, ces justifications embarrassaient les penseurs au regard de leur conception idéale de l'humanité, car indubitablement, ils ne pouvaient nier que l'esclave en partageait l'essence. D'où leurs contradictions et leurs difficultés pour justifier un système que l'économie antique avait inclus comme une nécessité inéluctable dans ses rouages et que les mentalités païenne comme chrétienne n'acceptèrent jamais de remettre en cause.

L'esclave était considéré comme affligé d'une infériorité mentale naturelle. Platon s'est préoccupé du comportement psychologique de l'esclave que, par ailleurs, il considérait comme un hier». La juste autorité ou la

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Les Lois, VI, 776 B. tr. E. Des Places.

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violence du maître modifiait le mental de l'esclave 12 . Ainsi, la psychologie dans le traitement de l'esclave était un élément essentiel de son équilibre ou, au contraire, de sa perturbation mentale. Le philosophe était enfermé dans un dilemme pour concevoir le statut d'un être humain, considéré comme un objet d'appropriation. Dans Les lois, Platon reconnaissait qu'il y avait de bons esclaves : « beaucoup dans le passé ont été, pour leurs maîtres, meilleurs à tous égards que des frères ou des fils » 13 et de mauvais esclaves : « la domesticité soulève des problèmes de toutes sortes » 14 . Il admettait que le comportement des maîtres à leur égard y était pour quelque chose : « comme s'il s'agissait de bêtes sauvages, ils rendent à coup d'aiguillon ou de fouet non pas trois fois, mais plusieurs fois esclave, l'âme de leurs serviteurs ; les autres font tout le contraire 15 ». L'esclave, par les mauvais traitements qui lui étaient infligés en permanence, devenait un être enragé ou abattu dont l'âme était malade. Alors que le dressage de l'animal ne parviendrait pas à lui inculquer les vertus morales, l'éducation façonnait l'esclave, à l'instar de l'homme libre' 6 . Quand Platon nommait l'esclave « animal-homme » 17 et « bête sauvage » 18 , on saisit toute l'ambiguïté de son statut, l'embarras qu'il suscitait chez les Grecs, et les détours de raisonnement, qui étaient autant d'arguments alambiqués, pour sauvegarder son utilité. Aristote et Platon ont justifié l'esclavage par l'infériorité mentale de l'esclave. Ce faisant, ils se sont heurtés à leurs propres contradictions. Aristote a posé la théorie de l'esclavage par nature, sur le fondement des déficiences Ibid., VI, 776 C. Les Lois, VI, 776 D. 14 Les Lois, VI, 776 C. 15 Les Lois, VI, 777 A. 16 Ibid., VI, 777 E. 17 Ibid., VI, 777 B. 18 Ibid., VI, 777 A. Les Politiques 1255 A : « Tôv airrày 5è rp6Troy àyayKaioy )(ai én i nàyrcov ày0pdemoy. "Oom pèy OiSV TOGOOTOV 51.E0TdOlV 500V iiu 0.6.)110(TOÇ Kal Ciy0pcanoç Oripiou (5.aintyrat 5è TOUTOU TèV rp6Iroy 5ocoy èorly è.pyoy TOO odyaroç xpiiotç, Kai rofir' è0T 1 eut' atiTCJV 13anoroy), airot pv dal (4)150E1 50i52■01, OIÇ [3é2vri.6y àFT1V â pxsoOal Tal5TTIV TfiV ètpxiv, EIrœp Kal roiç Eipnpéyoiç. "Earl yàp (Out Soi.3Âoç ô 5uyàpEyoç IP6ÀOU dyai. (516 xal ifUou éoriy), Kai ô xotywydw 2 ■6you r000Orov 50oy aioOàyafflal Daà pi ëXE1V. Tà yàp éMa «.9a . 011 X6ycp aio0ay6peya àUà TraOtipamy intripErEI ». 12 13

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Anne-Marie Voutyras-Pierre intellectuelles et morales des esclaves, de leur incapacité à accéder à la raison, d'où la nécessité de subordonner ces hommes à des maîtres : « C'est là aussi la loi générale qui doit nécessairement régner entre les hommes. Quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps l'est à l'âme, la brute à l'homme, on est esclave par nature et c'est la condition de tous ceux chez qui l'emploi des forces corporelles est le seul et le meilleur parti à tirer de leur être. Pour ces hommes-là, ainsi que pour les autres êtres dont nous venons de parler, le mieux est de se soumettre à l'autorité du maître ; car il est esclave par nature, celui qui peut se donner à un autre ; et ce qui précisément le donne à un autre, c'est qu'il ne peut aller qu'au point de comprendre la raison, quand un autre la lui montre ; mais il ne la possède pas par lui-même. Les autres animaux ne peuvent pas même comprendre la raison, et ils obéissent aveuglément à leurs impressions. » 19. Avec la théorie de l'esclavage par nature, Aristote apportait une justification à ce système, mais soulevait maintes contradictions qui l'obligèrent à distinguer l'esclavage par nature de l'esclavage léga1 20. La difficulté à trouver une cohérence interne à ses idées sur l'esclavage, nous montre l'ampleur des controverses morales qui devaient exister en Grèce sur ce sujet. La théorie de l'esclave par nature chez Aristote est une défense de l'esclavage comme une nécessité et une pratique juste. La gêne, que l'on ressent à la lecture des textes d'Aristote, est due au raisonnement par prétérition qu'il adopte. Il lui fallait justifier l'existence d'un maillon qui constituait la cheville ouvrière de l'organisation économique. Le philosophe a inversé l'ordre de son raisonnement dont le résultat était acquis d'avance.

Tr. J. BARTHÉLÉMY-SAINT-HILAIRE, Paris, 3e éd. 1874. P. GARNSEY, Conceptions de l'esclavage d'Aristote à Saint Augustin, Paris, 2004, p. 113. Comment justifier, en particulier, qu'un captif de guerre fût un esclave par nature ? Aristote, par des détours de raisonnement, reporta son argumentation sur le caractère de la guerre juste ou injuste, sur l'ethnie du prisonnier grec ou barbare. 19

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La folie et les passions justifiaient l'esclavage. Les passions constituent autant de faiblesses psychiques dans lesquelles l'être humain se laisse enfermer, qui brouillent sa perception de la réalité, et en font un esclave de ses sens. Les philosophes avaient observé qu'elles conduisent les hommes à la folie, qu'en particulier la colère est semblable à la folie 21 . Outre la faiblesse naturelle des hommes, l'évolution du contexte économique et social dans lequel vivaient les esclaves a conduit à imaginer d'autres justifications psychologiques à leur servitude. Sous la République, la familia englobait les parents et les esclaves au sein d'un groupe humain unifié, elle correspondait à des liens réels, elle conférait au statut de l'esclave dans la société une vision juridique et idéologique, plus qu'une conception économique et sociale. Le paterfamilias avait la patria potestas sur ses fils et la domenica potestas sur ses esclaves. Lorsque l'esclavage patriarcal se transforma en système esclavagiste global, l'esclave perdit toute relation personnelle avec son maître. Il fut de plus en plus réifié, pris dans une masse servile qu'il fallait gérer. On voit bien que Cicéron, dans le plaidoyer Pro Roscio, défend les intérêts patrimoniaux du maître sans prêter attention à la personne d'un esclave qui vient d'être tué dans cette affaire. L'évolution de la situation de l'esclave fut contingente des grandes ruptures économiques de l'Empire 22 , dont la première se produisit à la période hellénistique, au début du Ille siècle avant notre ère. Alors, à la faveur des guerres qui virent un afflux massif d'esclaves, provoqué par les grandes conquêtes de Rome, une nouvelle organisation se mit en place dans laquelle les esclaves étaient détachés des familles ruinées et intégrés dans de grandes unités de production où leur travail devint uniformisé. Ainsi se mit en place un système d'exploitation rationnelle, coercitif, de l'esclave pour en tirer la meilleure rentabilité. Cette promotion des valeurs marchandes dans la société eut pour conséquence de remplacer Sénèque, De Ira, II, 12, 6. Cicéron, Les Tusculanes, IV, XXIII, 52, 53. Y. THEBERT, « Les esclaves à Rome », in L'Homme romain, dir. A. Giardina, Paris, 1992, p. 177. J.-J. AUBERT, Business Managers in Ancient Rome. A Social and Economic Study of Institores, 200 BC-AD 250, Leyde, New-York, Cologne, E.J. Brin, Columbia Studies in the Classical Tradition, vol. 21, 1994.

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les distinctions aristotéliciennes, fondées sur la nature des hommes, au profit de critères économiques, qui donnèrent un statut de bien patrimonial à l'esclave. Il en résulta une attention très forte, portée au contrat de vente de l'esclave et, par là même, à toutes les maladies, les troubles, et les handicaps qui pouvaient en empêcher l'usage. A partir du He siècle de notre ère, les conditions de travail des esclaves se transformèrent car d'autres modes d'exploitation parallèles apparurent. Les esclaves côtoyèrent des hommes libres, les colons qui accomplissaient des tâches similaires et avaient un niveau économique comparable. A la faveur de la crise du III e siècle, certains esclaves prirent la fuite et il fallut rechercher d'autres recrues parmi les barbares 23. Quoi qu'il en fût, le système de production esclavagiste déclina, les esclaves se virent confier toute sorte de missions, allant même jusqu'à gérer de manière autonome les grands domaines, délaissés par leur propriétaire 24 . Certains esclaves, dont la formation le permettait, accédèrent aux fonctions intellectuelles, dont celle de médecin 25 . Cependant, l'activité intellectuelle était dévalorisée, quand elle était exercée ar un esclave, et était alors considérée comme une activité physique 6 . En tout état de cause, au dernier siècle de la République, existèrent de nombreuses fonctions choisies prioritairement par les esclaves, qui devinrent prépondérantes à l'époque des Antonins. Désormais, les esclaves ne formaient plus un groupe homogène 27 . Cette évolution se traduisit par un affaiblissement de l'incapacité juridique de certains esclaves, auxquels il fallait accorder une marge de liberté suffisante pour agir à la place du maître. On invoqua un droit naturel autonome qui entérinait, de fait, l'exercice par les esclaves de nombreuses fonctions, tout en maintenant, au plan civil, leur statut de A. PIGANIOL, L'empire chrétien, Paris, 1972, p. 449. J ANDREAU, R. DESCAT, Esclave en Grèce et à Rome, Paris, 2006. 25 Y. THEBERT, « L'esclave », in L'Homme romain, sous la dir. d'A. GIARDINA PARIS, 1992, p. 210. 26 K. VISKY, « Esclavage et actes liberales à Rome », RIDA, 15, 1968, p. 474. 27 G. BOULVERT, Domestique et fonctionnaire sous le Haut Empire romain : la condition de l'affranchi et de l'esclave du prince, Paris, Les Belles Lettres, 1974 ; A. CARANDINI, L'anatomia della scimmia, La formazione economica della società prima del capitale, Turin, 1979. 23 24

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dépendant. M. J. Modrzejewski 28 a souligné la distinction entre le statut juridique et le droit naturel reconnu aux esclaves : « Si les esclaves n'ont aucune personnalité juridique au point de vue du droit civil, il n'en n'est pas de même sur le plan du droit naturel, selon lequel tous les hommes sont égaux. »29 . La nature ignore la servitude. Le droit naturel est commun à tous les hommes, il côtoie des droits propres à chaque peuple, il s'applique aux hommes et aux animaux, aux esclaves considérés comme des hommes et des animaux domestiques. Cette idée existait chez les pythagoriciens, chez le pseudo-Démosthène 30, et Cicéron dit que l'Académie l'avait fait sienne après la mort de Platon 31 . Chez les juristes des He et Ille siècles, l'esclave était défini par son statut juridique plus que par la nature. Or, la légalité fondait la servitude qui était contraire à la nature. Désormais, on l'invoqua comme point d'ancrage de la liberté humaine. Ainsi, Florentinus déclara : « La liberté est une faculté naturelle », « libertas est naturalis facultas »32 . Pour Ulpien, tous les hommes étaient égaux en droit nature1 33 . Il en résulta un affaiblissement de la coercition exercée par les maîtres, et un processus progressif d'intégration 34 . Cette situation, qui estompait les différences avec les hommes libres, ne concernait qu'un faible nombre d'esclaves privilégiés. La grande masse demeurait une 28 « Aut nascuntur aut fiunt ». Les schémas des sources de l'esclavage dans la théorie grecque et dans le droit romain, dans Actes du colloque de 1973 sur l'esclavage (Annales littéraires de l'Université de Besançon, t. 182, Centre de recherche d'histoire ancienne, vol. 18), Paris, 1976, p. 361. 29 Ibid., D.50.17.32. Ulpien, lib. 36 ad Sabinum : « Quod attinet ad ius civile, servi pro nullis habentur: non tamen et jure naturali, quia, quod ad ius naturale attinet, omnes hommes aequales sunt. ». 30 Ibid., Contre Aristogiton, XXV, 65-66. 31 De Republica, III, 19. 32 D.1.5.4.1. Florentinus, lib. 9 Institutionum. De même, Tryphoninus : « la liberté est contenue par le droit naturel », « libertas naturali jure continetur ». 33 D.50.17.32. Ulpien, lib. 36 ad Sab. 34 M. MORABITO, Les réalités de l'esclavage d'après le Digeste, Paris, Les BellesLettres, 1981, p. 214. A partir de la période des Antonins, les juristes se firent une nouvelle image de l'esclave : d'un objet, il devint agent d'acte juridique selon l'utilisation qui en était faite.

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catégorie parmi les pauvres, dont le statut juridique était distinct et qui ne fut guère amélioré par la législation impériale tardive. La distinction essentielle au cours de l'Empire fut celle qui démarquait les honestiores des humiliores35 . L'esclavage revêtait alors une situation totalement paradoxale. Ainsi, on vit de pauvres hommes libres se vendre en esclavage pour assurer leur survie, d'autres le faire pour exercer des professions élevées où un maître était exigé 36 . Les frontières juridiques entre les hommes libres et les esclaves demeuraient une réalité qui n'excluait pas le rapprochement de leur situation sociale : ainsi, le pauvre libre était proche de l'esclave de rang inférieur et l'esclave aux fonctions élevées se rapprochait de l'homme libre. Cette évolution, dans laquelle les réalités sociales l'emportaient sur le statut juridique, conduisit le monde romain vers une nouvelle philosophie. Elle estompait, dans les sphères supérieures, les distinctions entre les esclaves et les hommes libres, tandis qu'à l'échelon inférieur elle créait des masses de pauvres, sur lesquelles l'encadrement coercitif tendait à diminuer. L'esclavage était un élément structurel tellement ancré dans l'organisation des sociétés antiques qu'au lieu de le combattre ouvertement, on en a proposé des interprétations qui lui apportaient des justifications indirectes. Ce fut le cas des philosophes stoïciens et des penseurs chrétiens. Là encore, le mental et en particulier les troubles du comportement servirent de point d'ancrage à la persistance de l'esclavage. Les stoïciens abandonnèrent l'idée aristotélicienne de l'esclavage par nature venant justifier l'esclavage légal, qu'ils contournèrent par une argumentation morale. Dans leur conception, l'esclavage des passions, de nature morale, était le seul véritable esclavage, plus important que la servitude légale. Ils mirent l'accent sur la morale individuelle par laquelle on acquiert la seule vraie liberté ; en cela, ils étaient les héritiers de Sophocle, qui avait déclaré que « le corps est esclave mais l'esprit est 35 G. CARDASCIA, « L'apparition dans le droit des classes cr honestiores" et d — hum/flores" », RHD, 1950, p. 305. 36 P. VEYNE, « Droit romain et société : les hommes libres qui passent pour esclaves et l'esclavage volontaire », in La société romaine, Paris, rééd. 2001, p. 248. J. ANNEQUIN (« L'esclavage en Grèce ancienne. Sur l'émergence d'un "fait social total" », in Droits, Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, n° 50, Puf, 2009, p. 4) a évoqué pour la Grèce la diversité des modes de sujétion et d'exploitation du travail, ainsi que leur coexistence avec l'esclavage.

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libre »37 Les stoïciens reprirent l'idée que le seul véritable esclavage était celui de l'esprit, et que tous les hommes, à l'exception d'un petit nombre, étaient esclaves de leurs passions. Cicéron, dans les Paradoxa stoïcorum, posa que « tout homme mauvais est esclave ». En faisant admettre aux esclaves que leur vertu morale était supérieure à leur statut légal, on n'avait plus besoin d'exercer de fortes pressions sur eux pour les soumettre. Cependant, leur vertu resterait toujours inférieure à celle d'un homme libre et elle serait rarement récompensée par l'octroi de la liberté 38 . .

Les stoïciens ont développé l'idée d'une parenté commune entre les hommes dont le destin était fixé et auquel ils devaient se conformer 39 . Si tous avaient accès à la raison, la logique aurait voulu que l'esclavage fût aboli, mais là encore, les mentalités n'avaient pas franchi ce pas. Ainsi, les stoïciens substituèrent la morale à la discipline dans les relations maîtres-esclaves. Ils contribuèrent à désamorcer les conflits sociaux sans remettre en cause l'ordre établi. La liberté morale donnée à l'esclave, tout en assurant sa soumission, évitait d'avoir à lui accorder une authentique liberté. Dans cette seconde étape, une fois encore, la capacité intellectuelle et morale, comme le psychisme de l'esclave, reconnu apte à la maîtrise de ses passions, furent pris en compte, soit pour utiliser ses compétences de gestionnaire, soit pour s'assurer de sa fidélité. De la maladie mentale proprement dite, il n'était pas question. Les passions dont on savait qu'elles pouvaient s'invétérer en folie furent essentiellement visées. La passion rendait tout homme esclave, elle en faisait un doulone. Selon les stoïciens, la liberté pouvait être perdue par les hommes libres, esclaves de leurs passions. Le vice, par essence, émanait d'une nature servile, de celle qui ne pouvait se maîtriser. Ainsi, au cours de l'Empire se dessina dans les idées une inversion des rôles : l'esclave libre Frag. 854 in P. GARNSEY, op. cit., p. 98. Sénèque, De Beneficii, 3.20.1. Les Tragiques avaient, déjà auparavant, souligné l'injustice de l'esclavage : Euripide, Hélène, 728-733, cit. P. GARNSEY, p. 101.

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39 Sénèque et Epictète savaient que l'esclave et le maître ont la même origine ; comme ils avaient en vue la paix sociale, ils recommandaient de mieux traiter les esclaves, mais leur voix fut souvent ignorée. 4° Stobée, Eccl. 1.101.14.

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intérieurement, le maître prisonnier de sa passion, qui était un désir asservi.41 . L'homme, aux yeux des philosophes, esclave de ses passions, se mua chez les chrétiens en un esclave de ses péchés 42 ; ainsi, la souffrance psychique, inhérente à la condition humaine, transcendait les statuts juridiques. La folie du péché. fut une nouvelle justification de l'esclavage. Le christianisme a repris cette démarche de contournement. L'asservissement au péché qui prit la suite de l'esclavage stoïcien aux passions, arrimait la cause de l'esclavage au domaine spirituel qui est aussi du ressort du mental, puisque l'homme, par faiblesse psychologique, s'abandonne au péché. Or, le péché attisé par le démon rend l'homme fou 43. Ce faisant, on escamotait l'esclavage légal. Une fois encore, la condition de l'homme pécheur, par sa faiblesse mentale, l'emportait sur les statuts sociaux. Sur le fondement de l'Ancien Testament, Paul construisit une distinction entre le bon esclave, celui qui est esclave de Dieu, et le mauvais esclave, celui qui est esclave du péché 44 . Cependant, l'esclavage légal si méprisé heurtait l'idée que l'homme est fils de Dieu. Paul se sortit de ce dilemme, en faisant des recommandations d'humanité aux maîtres dans le traitement des esclaves, et d'obéissance à ces derniers envers leurs maîtres. La contradiction éclatait entre une conception de l'homme à l'image de Dieu et l'acceptation de son asservissement. Dans ces circonstances, on peut légitimement s'interroger sur le sens de la liberté donnée aux hommes par Dieu. Ne voulait-on pas apporter des justifications, sous un habillage subtil, à une institution qui consolidait le système économique et plaçait l'Eglise dans la bienveillance du pouvoir impérial ?

Manuel d'Epictète, 4,1,77. et 3,24,82 ; Cicéron, Paradoxe des Stoïciens, V, 33. Augustin, La Cité de Dieu, L.XIX, chap. 15. 43 Tertullien, Apologétique, XXII, 6 ; Jean Chrysostome, Consolations à Stagire, II, 2 ; Clément d'Alexandrie, Protreptique, X, 99, 1: il emploie le mot mania. Paul, Epître aux Romains, 6, 15-23, cit.P. Garnsey, op. cit., p. 246. 41

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Les théologiens chrétiens, troublés par les contradictions que soulevait le problème de l'esclavage, le résolurent par le fardeau du péché originel. Là encore, c'est la faiblesse mentale de l'homme qui fut mise en exergue. Elle ne jouait pas un rôle de marginalisation, mais au contraire d'acceptation du statu quo du système esclavagiste. Ils reprirent les idées stoïciennes sur les passions, en y substituant les péchés, idées selon lesquelles le faible mental qui ne peut résister ni aux péchés ni aux passions donnait toute sa légitimité au maître qui devait le diriger. Selon Ambroise, l'esclavage est le lot des hommes insensés 45 . C'est la folie qui faisait l'esclavage, et non pas une condition acquise par hasard. Cette folie méritait la servitude qui en était le remède à ses yeux 46 . La folie était pire que l'esclavage. Ambroise voyait le fou comme un déficient permanent qui avait besoin d'être asservi pour être guidé. Il ne lui concédait pas la possibilité de surmonter son mal-être comme le faisaient les stoïciens. Seul, l'état de l'âme faisait l'esclave et non le statut légal. Augustin franchit un pas de plus dans l'explication de toute servitude par le péché. Il construisit sur la pensée de Paul sa théorie de la grâce, de la liberté et de la prédestination. Augustin constata que l'esclavage selon la loi était universel, qu'il frappait tous les hommes 47 . Il évoqua du « bout des lèvres seulement » la commune humanité de l'homme et du maître 48 . Comme ce fut le cas dans bien d'autres domaines de la pensée chez les Pères, Augustin utilisa le thème de l'esclavage à des fins de démonstration théologique. Il lui servit de fondement à la doctrine du péché. On a le sentiment que le mal-être de l'homme lui importait moins, dans sa causalité psychologique, que la construction de sa doctrine et la démonstration théologique d'une éthique chrétienne. Toute forme d'esclavage, y compris celle résultant de la guerre 49 , était due au péché. Cette démarche augustinienne, qui prend pour nous parfois des allures stupéfiantes, s'intégrait à l'idée de la grâce et de la prédestination. L'esclavage, tant spirituel que physique, était la conséquence de la Chute. Ainsi, l'esclave et l'homme libre partageaient un destin commun mais seulement sur le plan spirituel. Par l'esclavage, Augustin expliquait la Ambroise, Lettre 7.24 in P. Garnsey, p. 260. Ambroise, Lettre 7.6-8, ibid., p. 262. 47 Augustin, La cité de Dieu, XIX, 15 : « Prima ergo seruitutis causa peccatum est... » « La cause première de l'esclavage, c'est donc le péché... ». 48 P. GARNSEY, op. cit., p. 276. 49 P. GARNSEY, op. cit., p. 291. 45

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relation entre l'humanité et Dieu, dont il se servit pour lutter contre les ennemis de la vraie foi, en particulier les hérétiques. De la folie, on en venait à la déviance, qui est la forme politique de l'anormalité. Dévier est s'écarter de la voie, qui est synonyme de la norme. Elle est la stigmatisation de celui qui fait un mauvais choix, lequel est au sens de la pensée chrétienne de l'Empire tardif, une aïeresis: une hérésie. La coercition des déviants fut ouverte par les propos sur l'esclavage : les hérétiques devaient être ramenés de force dans l'Eglise, les esclaves fugitifs châtiés. Ces données philosophiques, toujours ambiguës (qui trahissent un peu de mauvaise conscience et beaucoup d'intérêt matériel sous un habillage argumentaire un peu factice), confirment le sentiment que l'on éprouve à propos de l'esclave malade dont les souffrances sont celles de l'humanité, mais dont le traitement s'escamote derrière son statut utilitaire. Nous pensons que beaucoup d'auteurs ont dressé un tableau essentiellement noir de l'esclavage à Rome pour mieux venir souligner ensuite l'apport du christianisme et qu'ils mirent ainsi en place une sorte de paramétrage favorable avec une intention prédéterminée de dresser un panégyrique. Le lent travail sur les esprits, de remise en cause de l'esclavage, est beaucoup plus ancien que le christianisme. Or, on sait que les Pères de l'Eglise n'ont pas eu de position novatrice au plan social sur l'esclavage 50 . Seule comptait la liberté intérieure qui permet de reconnaître ce que Dieu commande, les réalités sociales de l'esclavage passant au second plan 51 . Les chrétiens ont déplacé le débat vers l'esclavage du pécheur, comme l'avaient fait avant eux les stoïciens, avec 50 Dion Chrysostome, Sur l'esclavage et la liberté, XIV, 14, déclarait que l'homme libre est celui qui sait distinguer le bien du mal et faire le choix du bien ; l'esclave est incapable de faire une telle distinction. Si M. FINLEY, op. cit. p. 146: l'a. montre la cruauté des empereurs chrétiens qui n'étaient absolument pas amandés par la douceur du message religieux et qui ordonnaient d'exécuter par la croix ou le bûcher les esclaves portant des accusations contre leurs maîtres. On retrouve cette injonction dans le C. Th. IX, 5, 6. Nous ne souscrivons pas à l'idée de J. M. SALAMITO (« Pourquoi les chrétiens n'ont-ils aboli l'esclavage antique ? », in Droits, Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, n° 50, Puf, 2009, p. 42) qui considère que la pensée chrétienne a effectué « un véritable travail de sape » en ne justifiant pas l'esclavage sur le plan théologique. Recommander l'acceptation d'un ordre établi ne peut contribuer à sa remise en cause. Le travail de sape a été fait par d'autres penseurs.

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l'esclavage par les passions 52 . La recherche de pureté de l'être intérieur, de son mental, de ses intentions, au regard des canons de l'Eglise, aboutissait à assumer l'esclavage social. Certains régimes politiques de l'époque contemporaine ont également fait un usage perverti de la psychologie afin d'intégrer les individus dans le monolithisme totalitaire. Les chrétiens se sont bien accommodés du système esclavagiste puisqu'ils avaient eux-mêmes des esclaves 53. On peut aussi penser que la condition des esclaves devait être à leur époque suffisamment variable, pour qu'ils n'entrent pas dans la voie d'une condamnation générale 54 . Ainsi, tout au long de l'histoire romaine, quel que soit le système de relations ayant existé entre le maître et son esclave — de son intégration à la familia jusqu'à son exploitation dans le système marchand impérial, et à la large autonomie laissée au gestionnaire des grands domaines —, le mental de l'esclave a toujours été utilisé pour justifier sa situation. L'ambiguïté du statut de l'esclave, que révèlent les écrits des philosophes, se traduit de manière manifeste dans la maladie. Là encore, les Anciens conçurent le sort commun que les esclaves partagaient avec les hommes libres, dans les pathologies qui les frappaient et les souffrances qui les déchiraient, mais ils finirent par justifier leur traitement différentiel en vue de ne pas retirer la clef de voûte de l'édifice économique romain. Il nous apparaît néanmoins, au-delà des préoccupations matérielles qui ont focalisé l'attention des Anciens sur les esclaves, qu'une meilleure connaissance de leur psychisme s'est fait jour à l'époque impériale, fruit des réflexions médicales et philosophiques ayant rayonné sur le monde gréco-romain. L'esclave était un outil animé, il fallait en comprendre le mode d'emploi pour l'utiliser au mieux de ses compétences. Ce mode d'emploi, c'était la connaissance de son mental.

Cicéron, Les Paradoxes des stoïciens, V, 33. W.L. WESTERMANN, The Slave systems of Greek and Roman antiquity, The American Philosophical Society, Philadelphie, 1955. 54 « Il y a pendant l'Antiquité une permanence de la définition de l'esclave qui n'empêche nullement des évolutions importantes sur la situation de l'esclave », in Y. THEBERT, « Les esclaves à Rome », in L'Homme romain, p. 173. 52 53

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Notre étude n'aura pas pour objet de reprendre tous les éléments du statut de l'esclave sur lequel existe déjà une abondante bibliographie, mais de l'observer dans son psychisme, aux prises avec les maladies mentales, les passions dont il souffrait (I) et le sort que la société romaine lui réservait dans ces circonstances (II).

I Les esclaves malades L'esclave, tout en étant considéré comme une marchandise, une res pour la vente de son corps, l'utilité qui pourrait en être retirée, est le sujet auquel les jurisconsultes ont le plus appliqué, dans le livre 21 du Digeste, les notions de la pensée scientifique et philosophique de leur temps. Sa maladie allait faire apparaître, plus que son corps, sa personne. A vrai dire, les sources se montrent hésitantes sur le caractère de res de l'esclave. Ce qui distingue l'esclave de l'homme libre est moins le partage entre les choses et les personnes que les statuts de libre et de nonlibre'. On en prend pour preuve l'emploi par les sources du terme homo tant pour l'esclave que pour l'homme libre 56. Cet homme-propriété devait être productif pour le maître, il était apprécié par ses capacités physiques et par ses facultés mentales. Les jurisconsultes relevèrent des maladies corporelles et des vices ou infirmités qui se soldaient par des inadaptations fonctionnelles, origines lointaines et encore floues de ce que, de nos jours, on qualifie de handicaps physiques et mentaux.

Gaius, Institutes, 1, 9 : « Et quidem summa divisio de Jure personarum haec est, quod omnes homines aut liberi sunt aut servi » : « La principale division du droit des

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personnes est la suivante : tous les hommes sont libres ou esclaves. » tr. J. GAUDEMET, Droit privé romain, Paris, 2000, 2e éd. G. MELILLO, Persona status e condicio nell' esperienza romana. La dogmatica moderna, Diritto ed economia in età tardoantica, Atti del Convegno Internazionale, Naples, 14-16 novembre 2005, a cura di A. POLICHETTI, F. TUCCILLO, Naples, 2006, p. 88 : « la parola homo e sopratutto l'aggettivo humanus si riferiscano al libero corne al servo. » M. Finley a mis en lumière un certain nombre de distinctions entre l'homme libre et l'esclave dans Esclavage antique et idéologie moderne, Esclavage et 56

humanité, tr. D. FOURGOUS, Paris, 1981, p. 123.

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Un esclave souffrait de maux identiques dans son corps et dans son mental à ceux de l'homme libre : maladies, passions, handicaps, leur étaient communs 57 . Le livre 21 du Digeste montre la triste réalité de l'esclave travaillé par la folie, furiosus, melancolicus, épilepticus, bacchatus, et affaibli psychologiquement par les passions, les troubles de l'esprit, aleator, vinarius; erro, joueur, alcoolique, errant 58 . Nous avons, en miroir, les pathologies dont souffraient également les hommes libres, évoquées dans d'autres livres du Digeste59 . Encore fallait-il savoir ce que les Anciens mettaient sous les mots maladies, vices, passions, dont les réalités nous semblent beaucoup plus mobiles que celles de nos conceptions modernes.

A) La distinction vice et maladie Dans la Grèce ancienne, la maladie était d'étiologie divine 80. Elle échappait à la fois à l'homme et à l'ordre naturel. Lorsque la médecine et la philosophie se sont prononcées sur les perturbations mentales à partir de la période classique grecque 61 , le débat s'est élargi à des interlocuteurs dont les approches étaient distinctes. Ainsi, pendant des siècles, les croyances religieuses, la médecine, la philosophie, la magie se sont partagé les réflexions sur ce que l'on appelle de nos jours les maladies mentales et les passions. En fait, les disciplines n'étaient pas divisées en catégories, la science n'était pas un champ autonome et conceptualisé, et Pline le Jeune avait montré que la maladie frappe aussi bien l'homme libre que l'esclave, Ep. VIII. 24. 5 : « Vides a medicis quamquam in adversa valetudine nihil servi ac liber' differant. » : « Voyez, selon les médecins, que dans la maladie rien ne diffère entre les esclaves et les hommes libres. » 58 D.21.1.25.6. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. 59 L'homme libre fou était déclaré, furious, demens, mente captus, et celui qui était entravé par ses passions éprouvait, entre autres, la libido ou la metus. so P.H. USENER, Geitternamen. Versuch einer Théorie des reliogiôsen Begriffsbildung, Bonn, 1896, p. 248 ; E. ROHDE, Psyche. Seelencult und Unsterblichkeitsglaube der Griechen, Tübingen, 1907, I, p. 39 ; J.E. HARRISON, Prolegomena fo the Study of Greek Religion, Cambridge, 1908 ; J.-P. VERNANT, P. VIDAL-NAQUET, La Grèce ancienne, III, Paris, 2009, p. 290. 61 Quoique d'autres civilisations orientales eussent déjà entrepris une démarche que l'on a improprement appelée laïcisation de la médecine. En ce sens D. GOUREVITCH, Hippocrate, De l'art médical, Paris, 1994, p. 20. 57

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Anne-Marie Voutyras-Pierre tous les domaines - on pourrait plutôt dire les approches s'interpénétraient 62. Ce fut un temps où l'ouverture de la pensée grecque à tous les courants qui venaient l'enrichir permit de poser de bonnes questions dans le domaine des perturbations mentales. Le fait de n'avoir pas eu les bonnes réponses, d'avoir proposé des traitements qui nous semblent dérisoires, importe moins que le sens de la démarche qui orientait vers le lointain futur de la science moderne, passé les siècles d'obscurantisme religieux 63. Pour les médecins hippocratiques, les maladies étaient des perturbations d'un équilibre naturel dans l'homme ; quand bien même elles se révélaient contraires à l'harmonie humaine, reflet de l'harmonie universelle, elles faisaient partie de la nature et obéissaient à des règles. Vers 500 avant notre ère, Alcméon de Crotone définit ainsi la maladie naturelle : « La santé se maintient par les droits égaux (isonomia) des forces de l'humide, du sec du froid, du chaud, de l'amer, du sucré. Tandis que le règne exclusif (monarchia) chez eux produit la maladie. Le règne de l'un des opposés est corrupteur. Les cas de maladies peuvent s'expliquer, quant à la cause, par l'excès de la chaleur ou du froid, et quant à l'occasion, par la surabondance ou la pénurie alimentaire ; quant à la localisation, le sang, la moelle et le cerveau sont touchés. Cependant, les maladies proviennent aussi des occasions externes, comme certaines eaux, le lieu, l'effort, la torture ou certaines choses semblables. La santé, c'est le mélange des qualités en proportion juste. » 64 .

G.E.R LLOYD, Magie, raison et expérience, Paris, 1990, p. 53. A cet égard, nous ne souscrivons pas au pessimisme de P. Green, dans son jugement sur la médecine hellénistique dont il finit néanmoins par reconnaître qu'elle a rendu de grands services sur un plan humanitaire par la philantrôpia, D'Alexandre à Actium, du partage de l'empire au triomphe de Rome, Paris, 1997, p. 548. 4 Alcméon, fragment 4, D.K. texte transmis par la doxographie d'Aetios, V, 30, 1. H. DIELS et W. KRANZ, Fragmente der Vorsokratiker, e éd. Berlin, Weidmann, 1951, voll, p. 215-216, cit. par M. GRMEK op. cit, p. 69. 62 63

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Cette explication réalisait la synthèse des idées pythagoriciennes et de la pratique médicale. Il y avait une fusion des approches philosophique et médicale comme une sorte d'interdisciplinarité, source de progrès, qui dura jusqu'à l'avènement du christianisme. Le concept de maladie est de nature abstraite, le diagnostic médical est conventionnel. Les maladies sont des modèles explicatifs de la réalité, elles n'en sont pas un élément constitutif ; elles émergent du monde des idées et par l'interprétation qu'elles donnent d'une réalité empirique, elles font surgir la philosophie médicale qui leur est sous-jacente. Leur conceptualisation dépend à la fois du niveau scientifique d'une société et de la réalité pathologique de leur environnement 65 . Chez les Grecs, le terme nosos et ses dérivés englobaient les maladies corporelles et mentales 66 . Ils sont partout présents dans la Collection hippocratique et repris par Galien : outre le mot nosos, les termes étaient spécialisés pour chaque catégorie de délire selon un ordre de gravité croissant (lérésai, paralésai, paraphrosune pour les lésions de la mémoire morosis, la perte de l'intelligence sunesis. De ces termes médicaux, les juristes n'ont pas fait usage, préférant, pour en exprimer le sens, les mots intellegitur, intellectus6 ou alienatio continua68 (sans doute d'époque tardive). Galien, reprenant l' oeuvre hippocratique, désignait spécifiquement chaque pathologie mentale selon son vocable : mania, phreneticos ou phrenitis, epilepticos ou epilepsis, dont on retrouve dans les textes juridiques romains, soit un équivalent (pour manikos, furiosus), soit la traduction (phreneticus, epilepticus).

M. GRMEK, Les maladies à l'aube de la civilisation occidentale, Paris, 1983, 1994, p. 12-13. 66 , « Eyco SE cpotrc7wr' aySpa payteusty yelootç », Sophocle, Ajax, 59 « ... et moi de presser l'homme en proie à son délire... » tr. P. MAZON, Paris, 2001 ; sur la maladie physique, Hippocrate, Des Lieux dans l'homme, XXXIX, XL, Paris, 1978 ; Du régime des maladies aiguës, VII, Paris, 1972 ; Ancienne médecine, VI, VIII, Paris, 1990 ; le Pronostic, 2. De la maladie sacrée, 2 ; Platon, Les Lois, VI, 761, Paris, 1975, maladies physiques, nosois. b7 D.19.7, 2, 3. Julien lib. 7 Digestorum. 68 D.1.18.14. Macer lib. 2 de judicis publicis. 65

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Anne-Marie Voutyras-Pierre Nosos désignait aussi les passions, les souffrances morales 69 , le vice au sens du défaut moral, ainsi la conduite honteuse des Ménades était une noson70 . Le vice était désigné par le terme kakos avec une connotation morale car il signifiait également le mauvais 71 , le méchant, le coupable 72 . Hippocrate avait conçu la maladie comme un processus qui devait être abordé dans une dimension temporelle, évolutive, où l'équilibre des humeurs du corps se trouvait perturbé. Il avait divisé ses formes cliniques, selon le pronostic qui en améliorait la nosologie. Certaines maladies étaient aiguës, elles se terminaient soit par la guérison, soit par des rechutes, la chronicité, ou la mort 73 . Le caractère labile des pathologies mentales dans la conception grecque, la propension de l'être à passer d'un mal à l'autre, de la passion à la folie, est marquée par la souplesse du vocabulaire qui embrasse le mal physique, celui du défaut moral et des passions. Cependant, les successeurs d'Hippocrate pour traiter des maladies de l'esprit employaient des termes spécifiques comme la mania, la phrénitis, et ils désignaient nommément les différentes passions : la colère, orgè, thumos, la peur, phobos. La situation de labilité que les médecins grecs avaient établie entre les maladies se retrouva chez les jurisconsultes romains entre vitium et morbus. Un vitium corporis pouvait entrainer une morbus74 ou un vitium animi75 : « Si cependant un vice du corps pénètre jusque dans l'âme, par hasard, si un esclave parle de manière insensée à cause de la fièvre ou tient dans les quartiers des villes des discours ridicules en public, selon l'habitude des fous, dans lesquels le vice de l'âme est provoqué par un vice corporel, il peut être rendu. »

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Platon, Les Lois, I, 632 A ; Phèdre, 244. Euripide, Les Bacchantes, 1060.

7° Médée, 471. 71 Hésiode, Les

Travaux et les jours, 265. Ibid., 485. 73 Ibid., 422. 74 D.21.1, 12, 4. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. 75 D.21.1.4. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul : « Sed si vitium corporis usque ad animum penetrat, forte si propter febrem loquantur aliena vel qui per vicos more insanorum deridenda loquantur in quos id animi vitium ex corporis vitio accidit, redhiberi posse. » 72

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A Rome, la morbus ou maladie avait aussi un sens englobant les maladies physiques 76 et les souffrances psychiques, les passions 77. Celse employait le terme morbus pour toutes sortes de pathologies. Quand il reprenait la distinction des médecins grecs, entre maladies aiguës et chroniques, ilparlait également d'un état contraire à la santé : « adversae valetudinis »7e . Quand il évoquait la folie, il prenait le terme d'insania". Cicéron, de manière didactique, exposa la distinction vitium et morbus, mais il fit observer qu'ils s'appliquaient tous les deux au corps et à 1' âme8° : « Mais dans le corps il y a la maladie, le mal chronique et le vice, tous les trois peuvent être aussi dans l'âme. On appelle maladie, une altération de tout le corps, une maladie chronique avec faiblesse. Par vice, quelque irrégularité dans la conformation, comme la difformité des membres, la distorsion et la laideur. Toute maladie, tout mal chronique vient de ce que la santé est attaquée : tandis que le vice de conformation est indépendant de la santé. En ce qui concerne l'âme, on ne peut distinguer autrement que par la réflexion les maladies d'avec le mal chronique. Mais le vice ou la mauvaise disposition de l'âme est une qualité, une habitude, qui consiste en ce qu'on n'a point de règle dans l'esprit, et qu'on n'est jamais d'accord avec soi-même. Ainsi, l'âme atteinte d'un mal chronique ou de

Celse, De Medicina, III, 1. Cicéron, Les Tusculanes, III, 5. 78 De Medicina, L. III . I. 79 Ibid., III, 18. 80 Cicéron, Les Tusculanes, IV, 13 : « Quo modo autem in corpore est morbus est aegrotatio, est uitium, sic in animo. Morbum appellant totius corporis corruptionem, aegrotationem morbum cum imbecillitate, uitium, cum partes corporis inter se dissident, ex quo prauitas membrorum, distortio, deformitas. Itaque illa duo, morbus et aegrotatio, ex totius ualetudinis corporis conquassatione et perturbatione gignuntur, uitium autem integra ualetudine ipsum ex se cernitur. Sed in animo tantum modo cogitatione possumus morbum ab aegrotatione se iungere, uitiositas autem est habitus aut adfectio in tota uita inconstans et a se ipsa dissentiens. Ita fit, ut in altera corruptione opinionum morbus efficiatur et aegrotatio, in altera inconstantia et repugnantia. Non enim omne uitium partis habet dissentientis, ut eorum, qui non longe a sapientia absunt, adfectio est illa quidem discrepans sibi ipsa, dum est insipiens, sed non distorta nec praua. Morbi autem et aegrotationes partes sunt uitiositatis, sed perturbationes sintne eiusdem partes, quaestio est. » 76 77

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Anne-Marie Voutyras-Pierre maladie, est celle qui s'est laissée prévenir de quelque opinion fausse, ou vivre en désaccord avec soi-même. »81. Cicéron déclara que le vice était indépendant de la santé « qui peut être parfaite »82 . Il distingua la maladie (morbus), le mal chronique (aegrotatio) et le vice (vitium) afin de définir ce dernier comme une passion « adfectio ». C'était une façon de vivre dans l'inconséquence et le désaccord avec soi-même, « inconstans et a se ipsa dissentiens ». Dans le langage des augures, le vitium était un présage ou un signe contraire, défavorable, fourni par un animal qui avait des défauts 83 . A vrai dire, il recouvrait des sens multiples, allant du défaut moral à la malformation physique. Le vitium avait, en philosophie, une forte connotation éthique, puisqu'il signifiait le défaut 84 mais aussi l'état anormal de l'âme qui se gonfle lorsqu'elle est dans un état de perturbatio : « Sic igitur inflatus et tumens animus in uitio est »85 , Les Anciens avaient souvent fait un parallèle entre les esclaves et les bêtes de somme. Cependant, tout naturellement, les esclaves souffraient de morbi et de vitia animi qui leur étaient propres et que l'on ne retrouvait pas pour les chevaux et autres animaux employés dans les travaux agraires. Les jurisconsultes égrenaient par de longues énumérations tous ceux qui souffraient de vitia, outre le mélancolique", le délirant religieux 87 , le timide, le cupide, l'avare et le coléreux 88 , l'insolent89 qui, selon Gaius, était atteint d'une maladie de l'âme ou passion ; plus étonnante était la mention, par le même jurisconsulte, du galeux qui souffrait d'une maladie contagieuse et qu'Ulpien classait dans

Tr. J. HUMBERT, Paris, Les Belles-Lettres, 1968, p. 67. Les Tusculanes, L. IV, XIII, 29 : « vitium autem integra valetudine ipsum ex se cernitur. » 83 A. ERNOUT et A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, rééd. 2001, p. 741. 84 Les Tusculanes, L. III, XXIX, 73. 85 Ibid., L. 4. XXI, 47. 86 D.21.1.2. Paulus, lib.1 ad Ed. Aed. curul. : « Vel melancholici ». 87 D.21.1.1.9. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. 88 D.21.11.11. Ulpien, lib.1, ad Ed. Aed. curuL : « Idem dicit etiam in his, qui praeter modum timidi, cupidi, avarique sunt aut iracundi. » 89 D.21.1. 2 et 3. Paul et Gaius lib.1, ad Ed Aed. curul. 81

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les vitia90 alors que dans un autre fragment d'Ulpien, la maladie contagieuse était considérée comme une morbus91 ; quant aux bossus et courbés, ils avaient des malformations physiques, vitia92 . Les sourds, les muets étaient au coeur d'une controverse quant à leur classement dans les vicieux. Ulpien, reprenant les propos de Pomponius, y ajouta : « les joueurs, les ivrognes 93, les gourmands 94 , les imposteurs, les menteurs, les querelleurs »95 . Venuleius évoquait l'appétence des esclaves aux D.21.1.4. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul D.21.1.7. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curuL Il suit en cela la pensée médicale : « dans un ouvrage lié à la tradition du Lycée, les Problèmes du Pseudo-Aristote, on affirme que la lèpre peut passer d'un malade à un homme sain, tout comme la gale et cela parce q2ue ce sont des affections superficielles », in M. GRMEK, op. cit., p. 247. 9 D.21.1.3. Gaius, lib. 1, ad Ed. Aed. curul. : « Vel protervi vel gibberosi vel carvi vel pruriginosi vel scabiosi, item muti et surdi » (« les insolents, bossus, courbés, ceux qui sont atteints de démangeaisons, galeux, muets, sourds »). 93 D.21.1.25.6. Ulpien, lib.1, ad Ed. Aed. curuL : l'ivrognerie est considérée comme un vitium animi ; de même, in D.21.1.4.2. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curuL : Pomponius dit que l'Edit des Ediles ne comprend pas les buveurs de vin. 94 Les gourmands que l'on appelle de nos jours, en médecine, les boulimiques, ont fait l'objet à eux seuls d'études spécifiques car la psychologie occupe un rôle central dans le dérèglement de leur comportement. De plus, la gourmandise est contingente de la richesse d'une société. Ainsi, les cenae romaines décrites par Suétone (Vie des douze Césars, Néron, 27), Pétrone, (Satyricon, 70, sur Trimalchion), Juvénal (Satires, VIII, 912), évoquent des festins d'apparat offerts par les gens aisés où l'on se goinfrait sans gêne car cela était admis par la société impériale. Avec l'émergence du stoïcisme, elle est une passion fustigée (Sénèque, Consolation à Helvia, 11, 3 et 4 : l'excès est une maladie de l'âme), et avec le christianisme, apparaît dans l'héritage de la culture hébraïque, le péché capital de gourmandise (O. PITTE, Rome à table, Université Jean Moulin, Lyon, 1991 ; Ph. JOST, La gourmandise : les chefs-d'oeuvre de la littérature gastronomique de l'Antiquité à nos jours, Paris, 1998). Il reste à se demander à quel niveau on plaçait le vice de gourmandise pour un esclave. 95 D.21.1.4.2. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curuL : « item aleatores et vinarios nec gulosos nec impostores ut mendaces aut litigiosos. » Les litigiosos peuvent être ceux que l'on nomme les quérulents processifs : ils cherchent les querelles et ont une obsession processuelle. C'est une forme de paranoïa. Ils sont, dans le fragment, associés aux aleatores qui étaient les joueurs des jeux de hasard, comme celui des dés. Rome avait une culture des jeux que Juvénal a fustigée dans sa célèbre expression, panem et circenses. P. Veyne en a décrit l'ampleur dans Le pain et le cirque, Paris, 1976. Les jeux de hasard étaient associés à la magie. Néanmoins, si le divertissement est une chose courante, l'excès du jeu, qui relève de la passion, est une addiction pathologique. Elle entraîne un isolement social du sujet. Elle peut parfois accompagner une psychopathie. L'alcoolisme a fait l'objet d'études très nombreuses. Il demeure dans la civilisation grecque lié à une pratique religieuse (P. VILLARD, Recherches sur l'ivresse 90

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Anne-Marie Voutyras-Pierre spectacles qui, pour nous, ne serait sans doute pas un vice, mais devait représenter un inconvénient pour le maître 96 . Il est arrivé également qu'Ulpien comparât le vitium animi à l'insanité d'esprit « more insanorum »97 . Cette prolifération de vitia sous la plume des jurisconsultes Ulpien, Paul et Gaius, peut surprendre le lecteur car elle mêlait des maux divers, des passions, des troubles psychosomatiques ou autres, des maladies corporelles, des handicaps très variés 98 . Elle nous renvoie à une image négative de l'esclave dans l'Antiquité, qui est corroborée par les réflexions de certains auteurs. Celle d'un être rempli de vices, de passions, libidineux, stupide 99 , (lui avait, selon Varron, une tendance à voler et à causer des dommages m , et que Platon jugeait sévèrement : « Il n'y a rien de sain dans une âme d'esclave. »un Bien plus tard, Jean Chrysostome à son tour, fut convaincu du caractère vicieux de l'esclave : « la race des esclaves est effrontée, difficile à former et à conduire et très peu propre à recevoir l'enseignement de la

dans le monde grec, Th. Aix-Marseille, 1988) qui implique une tolérance forte de celleci que l'on retrouve dans le droit pénal romain. Les Anciens reconnaissaient que l'ivresse était une cause de folie (Hérodote, Histoire, VI, 84 ; Cicéron, Ad Familiarem, XII, 25 ; Philon d'Alexandrie, De Plantatione, y. 147). 96 D.21.1.65. Vénuléius, lib. 5 Actionum pr. « Animi potius quam corporis vitium est, veluti si Judos adsidue velit spectare aut tabulas pictas studiose intueatur, sive etiam mendax aut similibus vitiis teneatur. » Vénuleius traite encore des passions de l'esclave, des vitia animi, chez celui qui aime trop constamment assister aux spectacles, regarder attentivement avec ardeur des tableaux, qui est menteur ou a d'autres vices semblables. Les mots employés par Vénuléius, tels que « adsidue » qui marque la persistance, l'opiniâtreté de l'esclave à assister aux spectacles, ou encore « studiose » qui signifie l'ardeur, la passion pour la peinture, expriment des vices de l'âme plutôt que du corps, que l'on pourrait rapprocher avec ce que l'on appelle de nos jours les conduites addictives. 97 D.21.1.4. Ulpien, lib.1 ad Ed. Aed. curul. : « selon le caractère de l'insanité ». 98 Un lien est fait par les auteurs entre ces cas par les expressions : « idem dicit » (fr. 11) vel, (fr. 2 et 3). Il y a tout lieu de penser que les idées médicales d'Hippocrate à Galien, selon lesquelles les passions, vices et maladies mentales étaient le résultat d'un déséquilibre du corps, avaient été entendues par les juristes. Ceux-ci procèdent par casuistique et ne systématisent pas leur énumération autour d'un concept unificateur qui aurait été bien difficile à trouver. 99 Xénophon, Les Mémorables, 2.1.15.17. Cit. p. 109. 100 Varron, Res Rust. 2, 10, 5. loi Platon, Les Lois, 776 d-778 a.

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vertu »102. Dans cette litanie de vitia, philosophes et juristes se sont efforcés de trouver un critère distinctif entre le morbus et le vitium. Aulu-Gelle s'est fait l'écho des controverses entre les jurisconsultes sur la distinction morbus et vitium 103 . Il nous livra le débat entre Labéon et Trebatius qui égrenaient des maux de toute nature pour les classer sous l'une des deux rubriques. Ils nous peignaient à cette occasion un tableau assez sordide de la santé publique à leur époque. Aulu-Gelle reprit les opinions de Caelius Sabinus sur l'Edit des Ediles et il en conclut : « Mais celui qui est malade est aussi vicieux, cependant, l'inverse n'en est pas de même ; celui qui en effet est vicieux, peut ne pas être malade. » 104 . Ainsi, celui qui est malade subit une inadaptation fonctionnelle, ne serait-ce que temporaire, du fait de son état morbide. A l'inverse, une personne souffrant d'un handicap, n'est pas nécessairement malade. C'est pourquoi nous ne souscrivons pas à l'idée selon laquelle la distinction n'avait pas posé de problème et que c'est seulement l'échelle de gravité qui était la plus difficile à appréhender i°5 . Nous pensons, au contraire, que les Anciens se sont efforcés de comprendre le vitium et le morbus sans les enfermer dans des concepts. Ils ont adopté, comme nous le reverrons, le critère de l'utilité de l'esclave, invoqué tant pour le morbus que pour le vitium qui constitue l'origine lointaine de ce que nous appelons le handicap. A ce critère, ils en ont ajouté d'autres pour essayer

Homélie sur l'Epitre à Tite 4, p. 108 in P. GARNSEY, Conceptions de l'esclavage d'Aristote à Saint Augustin, Paris, 2004, p. 108-110. 103 Aulu-Gelle, Les Nuits Attiques, IV.2, 6-10. Il pose la question des critères de différenciation : « morbus et vitium quid differat et quam vim habeant vocabula ista in edicto aedilium » : « En quoi diffèrent les mots morbus et vitium et quel est l'emploi de 102

ces termes dans l'Edit des Ediles ? » 104 Aulu-Gelle, Les Nuits Attiques, IV. 2, 6-10 : « Sed cui morbus est, idem etiam uitiosus est. Neque id tamen contra fit ; potest enim qui uitiosus est non morbosus esse. » 105 Y . RIVIERE, « Esclaves fugitifs », in L'information et la mer dans le monde antique,

sous la direction de J. ANDREAU et de C.VIRLOUVET, Coll. de l'Ecole Française de Rome, 2002, 297, p. 124.

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de distinguer le vitium du morbus. Tout d'abord, Modestin a retenu pour cette distinction le caractère évolutif de la maladie et non du handicap 106 « On entend véritablement par morbus maladie, celle qui affecte momentanément le corps d'une faiblesse qui le rend moins propre à remplir les fonctions de la nature ; et par vitium le défaut, des imperfections naturelles qui ne peuvent se guérir : par exemple si quelqu'un a une maladie des yeux telle qu'il ne voit plus rien dès qu'on lui approche la lumière ; c'est par cette raison qu'on dit qu'un homme borgne est vicieux. ». Cependant Aulu-Gelle, dans Les Nuits Attiques, leur reprochait une conception qui était en marge de la réalité. Il avait bien perçu que la maladie comme le handicap évoluent, ne serait-ce qu'en raison de l'âge : « Il conteste les écrits des anciens jurisconsultes selon lesquels le vice serait permanent et la maladie évolutive. Alors, ni l'aveugle ni l'eunuque ne sont malades, comme ils le prétendent. » 107 . Ensuite, les Anciens ont tenté avec plus de succès de poser deux critères à la notion de morbus. D'une part, le « non sanus » est « morbus », ce qui est non sain est malade, d'autre part, ce qui est « contra natura est morbosus », ce qui est contraire à la nature est maladif. L'esclave non sain est malade. Pour les jurisconsultes, le critère du non sain, non sanus, était l'état d'un corps ou d'un esprit malade, morbosus. Quand Vivien dit qu'un esclave qui souffre d'un vice de l'âme peut avoir quand même la santé l08 , D.50.16.101.2. Modestin au lib. 6 Diff : « Verum est, morbum esse temporalem corporis imbecillitatem : vitium vero perpetuum corporis impedimentum : veluti si lusciosus sit : nam et luscus itaque vitiosus est. » 1°7 Aulu Gelle, Les Nuits, IV. 2.13 14 : « Non praetereundum est id quoque in libris ueterum iurisperitorum scriptum esse « morbum » et « uitium » distare, quod «uitium» perpetuum, « morbus » cum accessu decessuque sit. Sed hoc si ita est, neque caecus neque eunuchus morbosus est... » 108 D.21.1.1.9. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curuL : « Apud Vivianum quaeritur. » 106

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il s'empresse d'ajouter qu'il n'est pas atteint de maladie, morbus. De même, un esclave qui souffrait d'un vitium corporis pouvait être sain. Ainsi, le bègue, dont Ulpien nous dit qu'il est plutôt vicieux que malade m° , est néanmoins déclaré sain 110 . Le jurisconsulte balançait entre les deux qualifications du bègue. Une distinction semblait se faire jour entre vitium et morbus, cette dernière relevant seule du non sain. Cependant, les jurisconsultes semblent avoir eu parfois des doutes pour placer un trouble dans la catégorie morbus ou vitium. Le cas de l'esclave muet a été également chez les Anciens un sujet d'hésitation. Nous en comprenons bien la raison car un muet peut être un handicapé de naissance ou être frappé de mutisme, à la suite d'une maladie ou d'un accident touchant les aires du langage (comme un accident vasculaire cérébral). Les médecins observèrent que certains cas de mutisme correspondent à une maladie mentale, à la phrénitis ou à des troubles hystériques". Ulpien, reprenant l'avis de Sabin, était d'avis que le mutum, le mutisme, était une maladie, morbus, à l'instar de celui qui était privé d'un langage compréhensible. En revanche, l'esclave qui parvenait à parler difficilement n'était pas morbosus : « Sabin dit que le mutisme serait une maladie. Il paraît en effet que ce serait une maladie de ne pouvoir parler. Pour autant, celui qui parle avec peine n'est pas malade, ni celui qui est asafos, c'est-à-dire qu'il est difficile de comprendre : ou plutôt celui qui est asémos, c'est-à-dire qui parle par des mots sans signification, celui-ci en tout cas est malade. » 112.

109 D.21.1.1.7. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. : « hunc vitiosum magis esse quam morbosum. » 110 D.21.1.9.5. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul.: « Quaesitum est, an balbus 1...] sanus sit ? Et opinor eos sanos esse. » : « On a demandé si un bègue [...] était sain ? Et je pense qu'il est sain. » in Hippocrate, Epidémie III, 4' malade (L III, 119) et 15e malade (L III, 147), Epidémie VII, par. 53 (LV, 423) cit. par S. Byl, op. cit., p. 104. 112 D.21.1.9. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. « Mutum morbosum esse Sabinus ait. Morbum enim esse, sine voce esse, apparet. Sed qui graviter loquitur, morbosus non est, nec qui asafos, id est obscure : plane qui asemos, id est, sine ulla significatione yods, loquitur, hic utique morbosus est. »

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Ulpien nous livra ses doutes sur le caractère morbide du mutisme, il écrit « apparet » dans son avis « Morbum enim esse sine voce apparet », qui peut signifier « il apparaît » ou « il semble », mais aussi « il est manifeste ». Cependant, il écrit esse et non est, ce qui montre qu'il y avait un doute et qu' apparet doit être pris dans son premier sens. L'hésitation d'Ulpien était partagée, semble-t-il, par les autres jurisconsultes, puisque Gaius place le mutisme dans les vitia113 , tandis qu'en l'occurrence Sabin le considère comme une morbus.

La maladie est contre nature. Chez les Grecs, le corps humain, pour être intelligible, devait imiter la permanence et la tension de la sphère 114 . Pour Platon, le plus parfait des hommes tendait à ressembler au cosmos. Par conséquent, il fallait penser le corps humain à partir de cet univers identique à lui-même, non engendré, impérissable. L'anatomie de l'homme était en accord avec ces principes, la maladie était un phénomène contre la nature 115 : « D'où viennent les maladies, voilà qui est évident pour tous. Il y a quatre éléments dont notre corps est composé : la terre, le feu, l'eau et l'air, lorsque, contrairement à la nature, ils sont en excès ou en défaut, ou qu'ils passent de la place qui leur est propre dans une place étrangère, ou encore, parce que le feu et les autres éléments ont plus d'une variété, lorsque l'un d'eux reçoit en lui la variété qui ne lui convient pas, ou qu'il

113 D. 21.1.1.3. Gaius, lib. 1 ad Ed. Aed.cural. Les muti sont considérés par renvoi au frag. 21.1.1.11 souffrir de vida. 114 H. WISMANN, « Les analogies cosmiques du corps humain chez les Grecs anciens », in Champ Psychosomatique, n° 42, 2006/2, p. 15 : les analogies entre l'équilibre du corps humain et l'harmonie universelle chez les Grecs anciens. 115 Timée 82 a : « Tè Sé rCiiv v6acov 50£V mn/fo-ratai, Seby nou Kai navri. rErràpwv yàp iivrwv yEvc7.)v Lv outil-ramé-y TÔ ac.7)ua, y>1ç nupèç i5Scrôç TE Kal àépoç, rotinov tj Impôt (Orly ITÀEOVElla KOLI Mac( Kai rilç xd.)paç pETétaTaalç é oiKEtaç élr' àÀÀOTpfaV ytyvouévri, Trup6ç TE aï) xai. rc7.)v éTépwv éTrEtSii yévn TrÀ.Efova éVOç 5vra ruyxâvri, rè lt Ÿj trpoafixov glaXOTOV éatyrq) npoaÀapi3àvEtv, Kai ncivO' 5aa rotai:ra, arcioEtç KŒ1 V6CSOltç napéxEt- »

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arrive quelque autre accident de cette espèce, c'est alors que se produisent les désordres et les maladies. » 116 . La folie serait un dérèglement des subtils agencements des mouvements de rotation des sphères et elle pourrait être guérie en restaurant l'équilibre, contrairement à l'autre folie que représente la stupidité qui, selon Platon, trouvait une issue dans la métempsychose et la réincarnation en un être régressé dans l'ordre de la création. La pensée de Platon sur la folie, dans le Timée, comprenait les perturbations mentales au sens large. Elle incluait la maladie mentale d'origine corporelle, empruntée à la théorie humorale hippocratique 117 et la maladie de l'âme, qui était le résultat de l'erreur de jugement (amatie La stupidité occupait une place moindre, car ce terme renvoyait à la déficience constitutive ou de naissance. Cette pensée de Platon nous semble étonnante par sa modernité et par sa vertu explicative des interrogations des Anciens. On y trouve, en effet, une distinction fondamentale entre une folie qui est le résultat d'un dérèglement organique au cours de la vie, et celle qui est psychologique car elle relève des passions incontrôlées. La première peut se traiter 118, la seconde condamne les êtres à s'éloigner de la perfection, si l'éducation, l'acquisition de la connaissance ne leur sont pas inculquées 119. Pour Platon, la nature a créé des hommes aptes à une telle fonction : « [...] tout d'abord, la nature n'a pas fait chacun de nous semblable à chacun mais différent d'aptitude et propre à telle ou telle fonction... »120 La nature obéissait aussi chez les Anciens à un critère fonctionnel. A l'époque hellénistique on était esclave par nature : c'était la conception d'Aristote selon laquelle la nature d'une chose est sa fin 121 . L'esclavage était, à ses yeux, une institution naturelle, donc bonne et juste. Aristote a théorisé des idées que l'on trouvait quelques siècles avant lui chez Tr. A. RIVAUD, Paris, Les Belles-Lettres, 1963. Timée, 82 C. 118 Ibid.,87 c et 89 d. 119 Ibid., 86 b. 120 La République 2, 370 b . 121 La Politique, Liv. I, p. 159, 1254 a 18. 116 117

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Anne-Marie Voutyras-Pierre Hérodote, qui avait fait 122 un récit fictif mais significatif du point de vue idéologique. Les Scythes comprirent que ce n'est pas les armes à la main que l'on vaincrait des esclaves, car alors ils se considèreraient comme des égaux, mais avec le fouet, car avec cet instrument ils reconnaîtraient qu'ils étaient esclaves et n'opposeraient plus de résistance 123. Les différences naturelles fondaient les différences de statut. On reconnaît, disait Aristote, l'homme libre à sa capacité de raisonner ou encore à sa force qui le rend apte aux travaux de nature servile. Le corps et l'âme de l'homme libre se distinguaient de ceux de l'esclave. Ulpien invoquait la natura qui nous a donné un corps en santé dont les différentes parties ont une finalité fonctionnelle. Si l'une d'entre elles, voire le corps tout entier, ne pouvait pas remplir sa fonction, elle était malade ou vicieuse. Ces propos révèlent une vision déterministe de la nature qui, spontanément, crée l'être sain avec une fonctionnalité précise de chaque partie du corps. La maladie vient contrarier cet ordonnancement naturel. On sent un certain embarras chez Ulpien pour opérer une distinction claire entre les deux notions. Il affirme que maladie et vice sont différents, il en donne des énumérations sans pratiquer une synthèse qui, de toute façon, n'avait pas été faite par les philosophes et les médecins : « Il faut savoir que la maladie est ainsi définie par Sabinus : la constitution d'un corps contraire à la nature dont l'usage l'a rendu moins propre à accomplir les fonctions pour lesquelles la nature a accordé la santé corporelle. Dans certains cas, la maladie affecte le corps tout entier, dans d'autres cas, seulement une partie ; et en effet, la maladie est de tout le corps, je pense à la phtisie qui est une maladie par dépérissement, alors que la fièvre est d'une partie du corps comme la cécité, même de naissance. Le vice diffère beaucoup de la maladie : un esclave bègue, par exemple, est plutôt vicieux que malade. Je pense que c'est pour ôter tout doute sur ce sujet que les Ediles ont dit deux fois de la même manière en

122

Enquête, 4, 1-4 .

123

M. FINLEY, Esclavage antique et idéologie moderne,

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Paris, 1981, p. 159.

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grec (kata ton auton) et en latin (de oedem) "de même", afin de dissiper toute incertitude. » 124. Le fragment indique : phtisis id est tabes. Le mot tabes fut employé par Tacite dans le sens d'une maladie consomptive 125 apparentée, mais sans certitude, à la lèpre 126 . Chez Cicéron, tabes est employé pour une passion, c'est le dépérissement de l'âme dû au chagrin s a . Nous avons adopté le sens de maladie par dépérissement, car il illustre un élément essentiel de la phtisie. On s'explique ainsi aisément pourquoi l'esclave pouvait être retourné au vendeur. Les idées grecques sur la cosmologie et l'ordre naturel, que les choses et les êtres y occupent nécessairement parce que « Tout est un », avaient pénétré le monde romain. Le déterminisme de l'organisation naturelle donnait tout son sens à la maladie.

B) La conception dualiste de l'homme-esclave L'esclave, comme l'homme libre, est fait d'un corps et d'un esprit qui interagissent l'un sur l'autre. Les tenants de la pensée médicophilosophique se sont opposés en Grèce sur la conception moniste ou dualiste de l'être humain. Tout en l'homme peut-il se concrétiser dans le corps, ou sommes-nous faits de deux êtres, l'un corporel, l'autre

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« Sed sciendum est morbum apud Sabinum sic definitum esse habitum cuiusque corporis contra naturam, qui usum eius ad id facit deteriorem, cuius causa natura nobis eius corporis sanitatem dedit : id autem alias in toto corpore, alias in parte accidere (namque totius corporis morbus est puta phtisis id est tabes, febris, partis veluti caecitas, licet homo itaque natus sit) : vitiumque a morbo multum differre, ut puta si quis balbus sit, nam Nunc vitiosum magis esse quam morbosum. Ego puto aediles tollendae dubitationis gratia bis kata ton auton, de oedem, idem dixisse, ne qua dubitatio superesset. » D.21.1.7, Ulpien, lib. 1, ad Ed Aed Guru]. 125 Une maladie consomptive se caractérise par un dépérissement progressif, un amaigrissement, une asthénie, un épuisement. 126 Tacite, Ann.12. 50 : « tabes quae corpora foedaret » (« une maladie consomptive qui souillait les corps », in M. GRMEK, La maladie à l'aube de la civilisation Occidentale, Paris, 1983, rééd. 1994, p. 242). 127 Les Tusculanes, III, 13.

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psychique 128 ? Les deux composantes de l'être interagissent, ce qui donne une légitimité au médecin et au philosophe à se prononcer sur elles. Tous deux posent, dans leur domaine de préoccupations, les grandes questions sur la représentation mentale du monde qui nous entoure, sur sa réalité objective et, par contraste, sur le dysfonctionnement de la représentation avec des phénomènes délirants, reposant sur des mécanismes interprétatifs, hallucinatoires, ou des illusions. Les hallucinations ne s'ancrent pas dans la réalité, alors que les illusions sont des déformations des objets 129 . Les commentaires des jurisconsultes font apparaître une optique dualiste de l'homme qui est fait d'un corps et d'un esprit distincts mais dont la santé de l'un peut influer sur celle de l'autre. Ainsi, Vivien opère clairement la distinction entre le corps et l'esprit puisqu'il énonça qu'un esclave dont l'esprit était perturbé pouvait néanmoins être déclaré sain de corps 139 . Cette opinion était celle de Cicéron : « mais le vice luimême se distingue de la santé qui peut être intacte » 131 La santé et la maladie concernaient aussi bien le corps que l'esprit. La morbus comme le vitium peuvent être corporis ou animi : .

« Et il y a autant de différences entre ces vices, que les Grecs appellent kakoetheian, c'est-à-dire la disposition vicieuse, et ce qu'ils appellent patos, c'est-à-dire perturbation, ou noson, c'est-à-dire maladie, ou arrostia, c'est à dire aegrotationem, il y a autant de différences entre de tels vices et la maladie de laquelle un usage moindre puisse être fait de la capacité. »132. -

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Dans ce fragment, Paul montre sa connaissance des distinctions faites par les philosophes grecs entre les vices (kakoetheian), les perturbations (patos), les maladies (noson), les maladies chroniques (arrostia, c'est-àdire aegrotationem). Arrostia a également le sens d'une faiblesse de constitution, d'une infirmité morale, voire d'une incapacité. J. PIGEAUD, Maladie, p. 245 sq. J. PIGEAUD, Maladie, p. 97. 1 " D.21.1.1.9 Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curuL qui rapporte les propos de Vivien. 131 Tusculanes, IV. 13. 29 : « vitium autem integra valetudine ipsum ex se cernitur. » 132 D.21.1.5. Paul lib. 11 ad Sab. : « Et quantum interest inter haec vitia quae Graeci kakonteian dicunt, id est vitiositatem interque pathos id est perturbationem aut noson id est morbum aut arrostia id est aegrotationem, tantum inter talla vitia et eum morbum, ex quo quis minus aptus usui sit, differt. » 128 128

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Cicéron, le vecteur de la pensée grecque dans le milieu romain, avait posé les normes de insania, évoquant la maladie et la chronicité : « Le mot insania signifie une maladie chronique de l'esprit, c'est-àdire un état opposé à la santé, et maladif de l'âme, qu'ils appellent insania. Or, les philosophes appellent maladies toutes les perturbations mentales. » 133 . Il faut cependant garder présent à l'esprit que la chronicité médicale n'était pas de même nature que la chronicité des maladies de l'âme vue par les philosophes 134 . Les médecins, avec Thémison, avaient posé la distinction entre maladies aiguës et chroniques, en précisant qu'il s'agissait de pathologies d'espèces différentes, allant de la manie à la phrénitis, ce qui n'excluait pas que l'on pouvait passer de l'une à l'autre. Pour les maladies de l'âme, l' aegrotatio, c'est-à-dire la chronicité, est l'invétération de la passion. Une passion qui vieillissait devenait une morbus animi qui, à son tour, se chronicisait. Les philosophes ont utilisé l'analogie médicale pour définir la maladie de l'âme et ses rapports avec le corps, depuis Démocrite : « La médecine, selon Démocrite, soigne les maladies du corps, la sagesse libère l'âme de ses passions. » 135 . Platon construisit une théorie de la maladie de l'âme conçue comme une démence, anoia : « Ainsi, se produisent les maladies du corps. Celles de l'âme naissent de nos dispositions corporelles. Il faut admettre que la maladie (noson) de l'âme est la démence (anoiae Mais il y a deux espèces de démence (anoias) : l'une est la folie (mania) l'autre l'ignorance (amatie En conséquence, toute affection (patos) qui entraîne, soit l'une, soit l'autre, 133 Les Tusculanes, III, 4. 8 : « quia nomen insaniae significat mentis aegrotationem et morbum id est insanitatem et aegrotum animum quam appellarunt insaniam. Omis autem perturbationes animi morbos philosophi appellant. » 134 J. PIGEAUD, Maladie, p. 289. 135 D. K. II. B. 31 in J. PIGEAUD, La Maladie, p. 17.

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doit être appelée maladie (noson) et il faut reconnaître que les plaisirs et les douleurs excessives sont pour l'âme les plus graves des maladies. » 136. Pour Cicéron, perturbatio équivaut à mot-bus : « quoniam quae graeci patê vocant, nobis perturbationes appellari magis placet quam morbos » 131

Cicéron utilisait le mot perturbatio pour rendre compte des troubles de l'âme, des passions plutôt que morbus, quand il traduisait le grec pathê, car morbus avait une connotation à la fois médicale et éthique. Pathos était la passion chez les Grecs, un mouvement de l'âme contraire à la raison. Cependant, dans la filiation de la pensée grecque, il affirmait que la passion pouvait conduire à la maladie : « Ex perturbationibus auteur primum morbi conficiuntur... » : « Les passions provoquent d'abord les maladies » 138 Chrysippe était moniste et faisait une analogie entre la maladie de l'âme et la maladie du corps, ce que Cicéron a récusé en faveur d'une conception dualiste des pathologies, qui distinguait l'âme du corps et leurs pathologies spécifiques. Ce faisant, il s'est inspiré de Platon. Là où Chrysippe estimait que l'homme formait un tout indissociable, Cicéron reprit le dualisme posé dans certaines sectes médicales comme la secte méthodique de Caélius Aurélien, la plus brillante de l'époque impériale 139 . On y évoquait la dualité de la folie : ainsi, la manie était d'origine organique, d'où un traitement du corps, mais elle provoquait des troubles de l'âme qu'il convient de soulager par .

136 Timée 86b : « Kai rà pèv nEpi là oc7)pa vomipara raôrn csopPaivEt ytyv6pEva, rà Sè TrEpi Stà ad)paroç tv rpSE. vôoov pèv Sri tpuxtlç avolcxv ouyxwpriréov, 51')o 5' àvoiaç yévn, rà pèv paviav, rô Sè àpa0fav. ireiv oiSv ôrt miaxwv riç Traoç Cor6rEpov aürfijv 'faxEt, vôoov Trpoopnréov, ii5ovàç Sè Kal Unraç iirrEpPaUot'xyaç rclw v6owv pEyforaç 0Eréov Tri » 137 Tusculanes, IV, 10, 9 : « puisque nous avons décidé de désigner ce que les Grecs appellent pathê par perturbations plutôt que par maladies. » 139 Ibid. IV, 9, 22. 139 M. D. GRMEK, Histoire de la pensée médicale en Occident, Paris, 1993, p. 101.

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une psychothérapie. Cette conception dualiste affleure à plusieurs reprises dans le livre 21. Elle concerne la morbus comme le vitium 140 : « Pomponius dit aussi, quoique le vendeur ne doive pas garantir que l'esclave est très sage, cependant s'il l'a vendu tellement délirant ou débile, qu'il soit de nul usage, il sera considéré comme vicieux . Et il semble que, selon la règle adoptée, les termes défaut et maladie sont seulement applicables au corps, mais pour le vice de l'âme, le vendeur n'est pas tenu de garantir un esclave sauf s'il a promis quelque chose à cet égard, non s'il a promis une moindre < garantie >. D'où l'exception expresse faite pour les esclaves qui sont errants et fugueurs, car ce sont des vices de l'âme et non du corps. En effet, certains disent que les juments craintives ou rueuses ne sont pas malades, car ce sont des vices de l'âme et non du corps. ». Ainsi, à propos du vice et de la maladie, affleure à maintes reprises, dans le livre 21141, la conception dualiste qui distingue corpus et animus. Pomponius soulignait que le vendeur ne devait pas la garantie que son esclave était sage. Il n'employait pas le mot sanas qui voudrait dire sain, par opposition à une maladie, mais sapiens, qui était le terme utilisé par les stoïciens à propos du sage pour les distinguer de ceux qui souffraient d'une maladie de l'âme. Ce sapiens était très présent chez Cicéron 142 et D.21.1.4.3 Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. : « Idem Pomponius, ait, quamvis non valide sapientem servum venditor praestare debeat, tamen, si ita fatuum vel morionem vendiderit, ut in eo usus nullus sit, videri vitium. Et videmur hoc iure uti, ut vitii morbique appellatio non videatur pertinere nisi ad corpora animi autem vitium ita demum praestabit venditor, si promisit, si minus, non. Et ideo nominatim de errone et fugitivo excipitur : hoc enim animi vitium est, non corporis. Unde quidam iumenta pavida et calcitrosa morbosis non esse adnumeranda dixerunt : animi enim, non corporis hoc vitium esse. » 141 D.21.1.1.9. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curuL : « magis enim de corporis sanitate quam de animi vitiis promitti » ; D.21.1.1.10. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul : « sed vitium animi non corporis. » 142 Les Tusculanes, 4, 17 : « Ergo, hic, quisquis est qui moderatione et constantia quietus animo est sibique ipse placatus, ut nec tabescat molestiis nec frangatur timore nec sitienter quid expetens ardeat desiderio nec alacritate futili gestiens deliquescat, is est sapiens quem quaerimus. » : « Donc, celui qui est modéré et d'un esprit constamment calme tel qu'il ne se laisse jamais accabler par le chagrin, ni anéantir par la crainte, ni enflammer par de vains désirs, ni amollir par une joie folle, c'est là ce sage que nous cherchons. » 140

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Anne-Marie Voutyras-Pierre sous la plume de Sénèque, il offrait une forte similitude avec le texte de Pomponius 143 . En cela, le fragment 3 est dans la suite logique du précédent qui traite des passions. On a ainsi une antithèse entre le sapiens qui ne peut pas être la proie de la passion et le fatuus, le délirant, ainsi que le morio ou débile. Le vendeur ne pouvait pas garantir que l'esclave ne serait pas sujet à des passions, c'est-à-dire qu'il serait sage. La passion n'était pas un vice ayant une incidence sur le contrat. En revanche, l'esclave délirant ou fatuus, l'esclave débile ou morio, souffraient de vices de nature à entraîner une rédhibition. Pomponius, repris par Ulpien, précisa que les termes de vices ou de maladies dont se servaient les édiles concernaient le corps. Pour ce qui est des vices de l'esprit, le vendeur n'était engagé que s'il avait promis quelque chose à cet égard, sinon il n'était obligé à rien. Ulpien fit ensuite la synthèse de ce qu'il avait relevé chez les autres jurisconsultes. Il commença son propos par : « in summa ». Il se montra d'accord avec l'avis selon lequel : « s'il y a un vice de l'âme, il n'y a pas lieu à la résolution du contrat, sauf si le vendeur a déclaré faussement qu'il ne l'avait pas. Cependant, il peut agir, selon l'action du contrat de vente, si connaissant ce vice de l'âme, il s'est tu. Cependant, si c'est seulement un vice corporel, ou un vice à la fois du corps et de l'âme, la rédhibition aura lieu. »144 . Ainsi, la théorie dualiste de la philosophie platonicienne, selon laquelle l'âme et le corps sont deux entités distinctes, triomphait chez les jurisconsultes. Nous ne sommes pas un seul être, mais deux, et notre 143 De tranquillitate animi, 7, 2 : « initium morbi est aegris sana miscere. Nec hoc praeceperim tibi, ut neminem nisi sapientem sequaris aut attrapas : ubi enim istum inuenies, quem tot saeculis quaerimus ? Pro optimo est minime malus. » : « C'est un début de maladie que de mêler les personnes malades avec les personnes saines. Ce n'est pas que j'exige de toi de rechercher le sage, de ne t'attacher qu'à lui : où en effet le trouveras-tu, celui que tu cherches depuis tant de siècles ? Pour le meilleur, prenons le moins mauvais. » Cependant, ajoute Pomponius s'il a été vendu tellement délirant ou débile tel que l'on ne puisse en tirer aucun usage, il doit être considéré comme défectueux. 144 D.21.1.4.4. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. : « In summa si quidem animi tantum vitium est, redhiberi non potest, nisi si dictum est hoc abesse et non abest : ex empto tamen agi potest, si sciens id vitium animi reticuit : si autem corporis solius vitium est aut et corporis et animi mixtum vitium, redhibitio locum habebit »

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esprit est prisonnier de son enveloppe charnelle. Les médecins grecs, à partir de ces postulats, ont médité sur la nature des pathologies corporelles et mentales. Une grande partition s'est opérée à l'époque de Cicéron, entre les maux qui relevaient de la médecine et ceux qui entraient dans le champ philosophique, les deux domaines continuant néanmoins de s'influencer mutuellement, puisque les disciplines n'étaient pas encore spécialisées et cloisonnées dans un ordre conceptuel strict. Nous pouvons constater, à l'époque contemporaine, les conséquences lointaines de cette première avancée cicéronienne vers une conceptualisation de la maladie de l'âme, avec la répartition du traitement des problèmes mentaux entre la psychologie qui couvre le champ philosophico-social et la psychiatrie qui relève du domaine médical. Galien réaffirma au IF siècle, selon la pensée hippocratique, que les maladies de l'âme sont des maladies du corps et, dans un traité : Que le bon médecin est aussi un philosophe 145 , il préconisa l'association des deux disciplines dans la formation d'un médecin. A l'origine, la médecine est née de la philosophie pour tenter d'expliquer ce qu'est l'homme, elle s'est coulée dans son moule rhétorique ) 6 , lui empruntant son mode de raisonnement pour l'appliquer à la science. Les philosophes ont posé le postulat que des lois règlent l'univers et non plus la volonté des dieux. Les éléments constitutifs du monde se retrouvent à l'identique dans le corps des hommes qui en sont des parties intégrantes. Leur dérèglement causant les maladies donnait lieu à des théories philosophiques reprises par les médecins. Il en allait ainsi de la théorie atomistique posée par le philosophe Démocrite et reprise comme modèle médical explicatif des pathologies 147 .

Tr. Ch. DAREMBERG, Paris, 1854. G.E.R. LLOYD, Magie, Raison et expérience, origine et développement de la science f recque, Cambridge, 1979, tr. Paris, 1980. 4 7 Ph. MUDRY, Medicina soror philosophiae, regards sur la littérature et les textes médicaux antiques, Lausanne, 2006, p. 431. 145

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Anne-Marie Voutyras-Pierre C) Les pathologies de l'esclave Le fragment 9 où Ulpien s'exprime sur la notion de vitium animi par un commentaire de Vivien 148 est essentiel pour cerner ces pathologies : « Il a été demandé à Vivien si un esclave qui, entre des délires, ne balancerait pas toujours sa tête et ne débiterait pas n'importe quelle parole pourrait être tenu néanmoins pour sain.Vivien dit que, néanmoins, il est sain ; en effet, nous ne devons pas comprendre que serait moins sain celui qui aurait quelque vice de l'esprit ; autrement, dit-il, à l'avenir nous dénierions pour cette raison à une infinité de personnes d'être saines, comme par exemple ceux qui sont peu sérieux, superstitieux, irascibles, insolents et ceux qui auraient quelques vices de l'âme semblables. En effet, c'est plus la santé du corps que celle des vices de l'âme qui est promise. Cependant, ajoute-t-il, les vices du corps parviennent jusqu'à l'âme et la vicient, par exemple celui qui est atteint de phrénésie, c'est-àdire qui a l'esprit ravi parce que la fièvre l'a atteint. Que doit-on faire ? Si le vice de l'âme est tel que l'attention aurait dû être appelée par le vendeur sur lui et qu'il ne le fit pas, alors qu'il était conscient de son existence, il sera responsable par l'action du contrat de vente. ». L'héritage de la pensée médicale, selon lequel la pathologie mentale résultait d'un dérèglement corporel, est manifeste dans cet écrit de Vivien. Dans ce fragment, il observait l'esclave fanaticos ou bacchatus, ainsi que le phrénétique. Il employait fanaticos, dont nous avons vu qu'il concernait le délire religieux, puisque ce terme est construit sur le mot fanum, le temple 149 . Il est assorti d'une sémiologie telle que le 148 D.21.1.1.9. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curut : « Apud Vivianum quaeritur, si servus inter fanaticos non semper caput iactaret et aliqua profatus esset, an nihilo minus sanus videretur. Et ait Vivianus nihilo minus hunc sanum esse : neque enim nos, inquit, minus animi vitiis aliquos sanos esse intellegere debere: alioquin, inquit, futurum, ut in infinito hac ration multos sanos esse negaremus ut puta levem superstitiosum iracundum contumacem et si qua similia sunt animi vitia : magis enim de corporis sanitate, quam de animi vitiis promitti. Interdum tamen, inquit, vitium corporale usque ad animum pervenire et eum vitiare : veluti contingeret frenytiki, quia id ei ex febribus acciderit. Quid ergo est ? Si quid sit animi vitium tale, ut id a venditore excipi oporteret neque id venditor cum sciret pronuntiasset, ex empto eum teneri. » 149 A. ERNOUT et A. MEILLET, Dictionnaire, op. cit., p. 216: « celui qui appartient au temple ».

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balancement de la tête et l'incohérence des propos. L'emploi du mot inter par Vivien pouvait signaler des intervalles lucides pendant lesquels l'esclave était considéré comme sain. Il est vrai que ces intervalles peuvent être très longs, durer plusieurs années. Dans ce cas, l'esclave était en mesure de servir son maître. On peut aussi interpréter le mot inter comme visant le cas d'un esclave qui focalisait son délire sur les questions religieuses et y trouvait une sorte d'exutoire, laissant par ailleurs ouverte la possibilité d'être utilisé dans des tâches serviles qu'il accomplissait correctement. C'est le cas des délires paranoïaques, des paraphrénies ou, d'une façon plus générale, des délires en secteur. Si l'on interprète le texte a contrario on déduit qu'en l'absence d'intervalle, le fanaticos était non sanus, c'est-à-dire morbosus. Le délire religieux était une maladie. Mais alors, on se heurte au texte voisin sur le bacchatus. Dans le fragment 10, Ulpien reprit les commentaires de Vivien sur le cas du délire religieux avec des intervalles 150 : « De même, Vivien dit que, bien qu'un esclave dans un délire bachique, coure autour des temples et rende des oracles, cependant, si maintenant il ne le fait plus, il n'a plus de vice, et il n'y a pas plus d'action à ce titre que s'il avait eu quelquefois de la fièvre. S'il persévère néanmoins dans ce vice tel qu'il s'ébatte autour des temples dans des délires bachiques et donne des oracles comme un quasi-dément, même s'il le fait par exubérance, c'est un vice mais un vice de l'âme, non du corps et, par conséquent, il ne peut y avoir de rédhibition puisque les édiles ont parlé de vices des corps : néanmoins, une action de la vente pourrait être engagée contre le vendeur. ».

150 D.21.1.1.10, Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul : « Idem Vivianus ait, quamvis aliquando quis circa fana bacchatus sit et responsa reddiderit, tamen, si nunc hoc non faciat, nullum vitium esse : neque eo nomine, quod aliquando id fecit, actio est, sicuti si aliquando febrem habuit: ceterum si nihilo minus permaneret in eo vitio, ut circa fana bacchari soleret et quasi demens responsa daret, etiamsi per luxuriam id factum est, vitium tamen esse, sed vitium animi, non corporis, ideoque redhiberi non posse, quoniam aediles de corporalibus vitiis loquuntur : attamen ex empto actionem admittit. »

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Dans le Digeste, le bacchatus, qui était délirant sur un thème religieux151 et rendait des oracles, était atteint, selon Ulpien, d'un vice, « in eo vitio permaneret », qu'il comparait à de la démence, « quasi demens » 152 Ce délire religieux pourrait nous mettre en présence d'un vrai malade mental. Nous constatons que les jurisconsultes éprouvaient de sérieuses difficultés avec l'appréciation des troubles mentaux, et c'est pour cette raison qu'Ulpien, reprenant les propos de Vivien, déclara que les édiles ne retenaient pas en principe pour la rédhibition les troubles de l'esprit mais seulement ceux du corps. En présence d'un trouble mental, il y avait lieu à l'action en réfaction de prix du contrat, actio empti, ce qui confirme l'opinion d'Ulpien dans le fragment précédent, selon laquelle le trouble mental en relation avec le corps donnait lieu à cette même action. Les jurisconsultes marquaient, dans une optique dualiste, une différence entre le vice du corps et celui de l'esprit, sans doute en raison, d'une part de la visibilité dans la vente du premier et du caractère souvent plus dissimulé du second, d'autre part de l'influence de la conception philosophique dualiste sur la pensée juridique. Ainsi, dit Ulpien, l'esclave qui était bacchatus, qui courait autour des temples et rendait des oracles « responsa », n'était pas vicieux s'il avait cessé son comportement, mais s'il persévérait il avait toujours un vitium animi, il était quasi demens, il pouvait agir per luxuriam, par exubérance. Cette description nous montrait que le jurisconsulte hésitait entre la démence comprise comme morbus et vitium animi, handicap mental ou passion invétérée. Il est significatif qu'il n'employait pas insanus, qui serait une maladie mentale. Il ne dit pas non plus qu'il était non sanus, qu'il souffrait d'une maladie ayant un effet sur le mental, c'est-à-dire psychosomatique. Il le déclarait vicié et faisait une équation entre le vice et la quasi-démence. Il pourrait être atteint d'un handicap mental, étant entendu que dans les conceptions anciennes et jusqu'à une époque récente, une maladie pouvait entraîner un vice. Depuis peu, au .

151 Le terme bacchatus est emprunté aux bacchantes qui entraient en transe dans un délire les portant à communiquer avec Dionysos. Cette expérience du contact direct avec le divin était recherchée comme un moyen de guérison mentale en vue d'apaiser la colère des dieux. Ceux-ci pouvaient guérir les forces qu'ils avaient déclenchées. Les rituels de guérison ont été accomplis ensuite pour d'autres dieux aux époques hellénistiques et romaines, E. DODDS, Les Grecs et l'irrationnel, Paris, rééd. 1977, p. 76 et 87. 152 D.21.1.1.10. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed.curul.

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XXI' siècle, on scinde maladie et handicap qui sont des concepts évoluant de façon de plus en plus autonome 153 . L'esclave phrénîtique Selon Galien, Hippocrate définissait la phrénitis comme : « un délire ininterrompu dans une fièvre aiguë [...1. Tout le monde s'accorde à utiliser mainesthaï pour des malades qui délirent sans fièvre, par opposition à phrenitizein pour ceux qui délirent avec fièvre [...]. Hippocrate appelait donc phrénitiques tous ceux qui avaient la pensée dérangée sans interruption comme les maniaques, la seule différence entre eux étant la fièvre » 154 . Les symptômes relevés par les Anciens permettent de faire un rapprochement prudent vers ce que l'on appelle le syndrôme délirant organique 155 . Ulpien reprenant, sans les démentir, les propos de Vivien, réaffirma que chez le phrénitique156 , le vice du corps entraînait un vice de l'âme 157 ; la fièvre, vitium corporale, vice du corps, lui ravissait l'esprit, c'est-à-dire qu'il était mente captus. Elle atteignait son âme et le faisait délirer. La question de la définition de l'âme, dans la Collection hippocratique, s'est déclinée en des variantes nombreuses, décelables dans le concept de phrénitis, qui était une maladie mentale d'origine corporelle, et dans la mélancolie, dans la manie, où les maux du corps dominaient l'âme 158. C'était un concept médical que la philosophie et la rhétorique concouraient à définir. La phrénitis était une maladie de la relation de l'âme et du corps. Selon Hipparque le Pythagoricien, dont les 153 Classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé CTNERHI, 2002. 154 M. CENTANNI, Nomi del male. Phrenitis e epilepsia nel corpus Galenicum, Museum Patavinum, Padoue, 1988-1989, vol. 5, p. 47. 155 D.S.M. III R, p. 87-88, Manuel diagnostique et statistique des maladies mentales, 1987, cit. par S. BYL et W. SZAFRAN, « La Phrénitis dans le Corpus hippocratique. Etude philologique et médicale », Vesalius, II, 2, 98-105, 1996, p. 98-103: le patient

présente des idées délirantes prédominantes liées à des troubles organiques, soit de nature métabolique, soit hyperthermiques, toxiques ou autres. 156 La phrénésie est mentionnée en grec dans le texte. 157 D.21.1.1.9. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. : « Les maladies du corps influent sur l'esprit et l'altèrent ». 158 J. PIGEAUD, La Maladie, p. 31 et p. 61. 97

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propos ont été rapportés par Stobée, la phrénitis était une maladie somatique comme l'épilepsie. Elle provoquait, comme elle, une aliénation de l'esprit et posait des problèmes médicaux et philosophiques. Caélius Aurélien a défini la phrénitis : « aliénation de l'esprit à évolution rapide avec fièvre aiguë et un mouvement des mains sans objet, comme de quelqu'un qui voudrait attraper quelque chose de ses doigts, phénomène que les Grecs appellent crocydismos ou carphologie, avec un pouls petit et dense. » 159 . Dans le Corpus hippocratique c'était une maladie aiguë, c'est-à-dire à évolution rapide et accompagnée de délire. Asclépiade de Bithynie fut le premier à donner une théorie cohérente de cette pathologie 16° , en mettant la cause de la maladie dans la définition : « La phrénitis est un arrêt des corpuscules ou un infarctus causé par ces corpuscules dans les membranes du cerveau, fréquemment sans douleur, avec aliénation et fièvre » 161 . Cette classification, selon un critère étiologique, était une démarche très progressiste. Elle demeure dans notre médecine contemporaine le principe essentiel de la classification des maladies. Vivien reprit la pensée médicale sur l'esclave phrénitique dont la maladie du corps altérait l'esprit. Quand bien même le vice du corps était essentiellement retenu pour invoquer l'action rédhibitoire du contrat de vente d'esclave, le vice de l'âme était invocable en cas de phrénitis. Le vendeur était alors tenu par actio empti en réduction du prix de l'esclave, s'il n'avait pas averti l'acheteur de ce vice de 1,âme162

L 'esclave mélancolique La mélancolie était une maladie organique car la bile noire intervenait dans son étiologie comme Hippocrate l'avait soutenu. L'étymologie de la

Maladies aiguës, I, 21, in J. PIGEAUD, op.cit. T. P IGEAUD, La Maladie, p. 91. 161 Maladies aiguës I, 6. 162 D.21.1.1.9. lib. 1 ad Ed. Aed.curul. 159

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mélancolie est à cet égard significative 163. C'est une maladie qui mettait en relation l'âme et le corps car, outre le dérèglement humoral, elle comprenait aussi l'affectivité, le thymos où le sujet était pris d'angoisse, ressentait le mal de vivre. Cicéron a vu dans la mélancolie une maladie de l'âme et non du corps qu'il définissait, selon ce qu'en dit Caelius Aurélien, comme une colère profonde et non comme un déséquilibre humoral. Pour des médecins comme Thémison et Arêté, la mélancolie était une classe de la manie. Quand Cicéron dit que pour les Grecs la mélancolie est une forme de folie, il pratiquait une identification à partir du Problème XXX d' Aristote. La mélancolie était la maladie où la médecine prenait le plus en compte la philosophie car le corps et l'âme y étaient étroitement imbriqués. La douleur morale y était intense, elle provoquait une tristesse permanente sur laquelle l'entourage n'avait pas d'influence, le sujet perdait tout intérêt aux choses et il était frappé d'un ralentissement psychomoteur qui imprimait une lenteur mentale, une impuissance à agir, son corps s'étiolait, son expression se figeait. Toutes les pensées étaient pessimistes, l'image de soi était mauvaise 164 . La mélancolie pouvait conduire au suicide 165 . Ces signes avaient été répertoriés par les Anciens 166 qui préconisaient le traitement médicamenteux 167 : « A ce malade on fera boire de l'ellébore, on purgera la tête ; et après la purgation de la tête on donnera un médicament qui évacue vers le bas. Ensuite, on prescrira le lait d'ânesse [...] pas de vin [...] pas de gymnastique ni de promenades. Par ces moyens, la maladie se guérit avec le temps. ».

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melanos kolia : bile noire. Caélius Aurélien dit que la mélancolie « tient son nom de la bile noire », in Maladies chroniques, I.V1.180. 164 G. THUILLIER, La folie, Paris, 1996, p. 619. 165 Sénèque, De tranquillitate animi, 11.14 et 11.15. 166 Hippocrate, Aphorismes, 6' section, n° 23 IV L 568, tr. Littré et Caélius Aurélien, Maladies chroniques, I.VI. 167 Hippocrate, Maladies II, VII L 108-110, tr. Littré.

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Anne-Marie Voutyras-Pierre Selon Aristote, le mélancolique devait se soigner car il était de santé fragile, puisque la nature de la bile est instable 168 : « Mais les hommes d'un tempérament mélancolique sont comme dans un état de maladie qui exige, pour ainsi dire, des remèdes ; car la nature et l'âcreté de leurs humeurs entretiennent dans leur corps une irritation continuelle, et ils sont toujours en proie à des désirs violents. ». Les médecins comme les philosophes préconisaient le dialogue avec le malade 169 : « Toutefois, il n'est rien qui puisse donner plus de contentement à l'âme qu'une amitié tendre et fidèle. Quel bonheur de rencontrer des coeurs bien préparés, auxquels vous puissiez, en toute assurance, confier tous vos secrets, qui soient, à notre égard, plus indulgents que nousmêmes, qui charment nos ennuis par les agréments de leur conversation, fixent nos irrésolutions par la sagesse de leurs conseils, dont la bonne humeur dissipe notre tristesse, dont la seule vue, enfin, nous réjouisse ! Mais il faut, autant que possible, choisir des amis exempts de passions, car le vice se glisse sourdement dans nos coeurs ; il se communique par le rapprochement ; c'est un mal contagieux. » 170 . Avec le Problème XXX d'Aristote fut introduite la notion de tempérament mélancolique qui correspondait à une structure de caractère tantôt sauvage, tantôt silencieux ou solitaire. Il reprenait une idée hippocratique, qui actuellement est encore agitée dans les milieux 168

Ethique à Nicomaque, 1154 b 11: « 01 Si 1avcyxo2tucoi

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Kai yôcp rô crci)mcc Socit-vciiievov Stara.er Ste< vil; Kpchrcy, xai ëceiv cip* cccpoSpc,i Eiccir » in J. PIGEAUD, Maladie, p. 496.

Sénèque, De tranquillitate animi, VII.1: « Nihil tamen aeque oblectauerit animum quam amicitia fidelis et dulcis. Quantum bonum est, ubi praeparata sunt pectora in quae tuto secretum omne descendat, quorum conscientiam minus quam tuam timeas, quorum sermo sollicitudinem leniat, sententia consilium expediat, hilaritas tristitiam dissipet, conspectus ipse delectet ! Quos scilicet uacuos, quantum fieri poterit, a cupiditatibus eligemus : serpunt enim uitia et in proximum quemque transiliunt et contactu nocent. » 170 Tr. M. CHARPENTIER, F. LEMAISTRE, OEuvres de Sénèque le philosophe, Paris, 1860, 169

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psychiatriques, sur le thème des structures de caractère aux étiologies diverses, dont certaines font référence à l'environnement et d'autres à des considérations plus endogènes, par exemple génétiques. Parmi les maladies mentales, la mélancolie représentait celle où le sujet était le plus tourmenté sur un plan existentiel, par une souffrance qui renvoyait à des questions essentiellement philosophiques. La mélancolie était visée sans commentaire par Pau1 171 et qualifiée, en même temps que d'autres passions énumérées par Ulpien, de vices 172. Or, Cicéron en fit une maladie de l'âme et fut, consciemment ou non, l'artisan d'une école de pensée médico-philosophique vouée à un avenir prometteur à l'époque moderne 173. Ulpien reprit cette conception cicéronienne et fonda une tradition philosophico-juridique du trouble mental. Il fut le jurisconsulte le plus intéressé à cette question. Le laconisme du fragment de Paul rapporté par Ulpien semble un emprunt coupé d'un ancien contexte et qui confère à la mélancolie la nature d'un trouble de l'âme. La place de la mélancolie dans le livre 21 peut sembler surprenante. En effet, les jurisconsultes énumèrent 174 dans une psalmodie par des « vel...vel...vel », placés dans le texte, des individus souffrant de pathologies très différentes, allant de la timidité à l'avarice, de la colère à la mélancolie, de l'insolence au fait d'être bossus, courbés, galeux, muets et sourds et qui sont tous mis sur le même plan. La recherche d'un critère commun entre ces maux s'avère délicate. Il nous semble que les Anciens ont voulu insister, en situant la mélancolie parmi des troubles aussi divers, sur son hétérogénéité. Si son étymologie (melas, noir, kholê, bile), qui signalait son étiologie, indiquait un mal d'origine corporelle, un déséquilibre de l'humeur noire était également l'expression d'un mal de vivre profond, une maladie de l'âme. C'est cette hétérogénéité remarquée par les médecins qui trouvait ici sa traduction.

D. 21.1. 1.2. Ulpien, lib.l ad Ed. Aed. curul. D.21.1.1.4. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. 173 J. PIGEAUD, Aux portes de la psychiatrie, Pinel l'Ancien et le Moderne, Paris, 2001. 174 D.21.1.1.11. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul ; D.21.1.2. Paul, lib. 1 ad Ed. Aed. curul; D.21.1.3. Gaius, ad Ed. Aed. curul. 171

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L'esclave épileptique Les édiles ont évoqué les maladies en général, sans l'épilepsie 175 que l'on appelait aussi le mal caduc car les crises alternent avec des périodes de rémission. Les Anciens ne considéraient pas les épileptiques comme des fous. Ils souffraient d'un trouble d'origine organique ayant des conséquences sur le comportement 176 . Pomponius, avec lequel Ulpien semblait d'accord, dit que ce mal ne faisait pas obstacle aux ventes d'esclaves. Il reprenait en cela l'opinion des Grecs 177 . Cela se conçoit, en raison du caractère intermittent des crises d'épilepsie 178 . Marcien confirma ce caractère, il parlait des jours où la « morbus vacaret », « la maladie vaque ». Pour autant, l'esclave n'était pas considéré, selon lui, comme sain i(9 : « Ceux qui sont tourmentés par la fièvre tierce ou quarte ou par la goutte ou ont le mal des comices ne peuvent être réputés justement sains, même dans ces jours où la maladie vaque. ». Néanmoins, on constate que les acheteurs d'esclaves étaient attentifs à l'existence de cette pathologie. Ainsi, à propos d'un contrat de vente de 142 de notre ère, rédigé sur un papyrus, à Sidè, conclu entre un acheteur, Pamphilos, marchand d'esclaves alexandrin et le vendeur, Aristoklès. L'esclave vendue était une fillette de dix ans, Abaskantis, galate, dont on précisa qu'elle était en bonne santé, exempte de vices corporels et sans épilepsie 180 . D.21.1.4.5. Ulpien, lib. 1 ad Ed Aed. cucul. il existe différentes formes d'épilepsie : on distingue le grand mal où la personne perd totalement connaissance, des crises partielles ou d'absence. Les Anciens lui donnaient l'appellation de mal sacré ou de morbus comitialis. 177 Hypéride, Discours, op. cit., VII, 15 : « la présence d'un esclave épileptique n'a pas pour conséquence de ruiner la fortune du maître ». 178 D.21.1.4.5. Ulpien, lib. 1 ad Ed Aed. curuL « Illud erit adnotandum, quod de morbo generaliter scriptum est, non de sontico morbo, nec mirum hoc videri Pomponius ait : nihil enim ibi agitur de ea re, cui hic ipse morbus obstet ». 179 D.21.1.53. Javolenus lib. 1 ex Posterioribus : « Qui tertiana aut quartana febri aut podagra vexarentur quive comitialem morbum haberent, ne gulden) his diebus, quibus morbus vacaret, recte sani dicentur ». 180 Y RIVIERE, Les cachots et les fers, Paris, 2004, p. 276-277. 175

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Vénuléius décrivit les caractères de l'épilepsie, morbus sonticus qui, tout en se manifestant par des crises temporaires, était une maladie incurable, donc perpétuelle 181 : « Quand on parle de maladie épileptique, Cassius dit que cela signifie celle qui peut nuire. Cependant, il faut comprendre nuire comme ce qui est perpétuel et non ce qui est temporaire. Mais l'épilepsie est censée arriver à l'homme après sa naissance : sontes signifie ce qui est nuisible. » Vénuléius reprit le sens donné par Aelius Stilon au mot sontes182 : « Elius Stilon dit que, dans la loi des XII Tables, sonticus morbus signifie une maladie certaine avec une juste cause. Selon l'opinion de quelques-uns, il signifie "qui nuit", parce que le mot "sontes" signifie "nocentes" ».

C'est une des maladies qui a été le plus étudiée par les médecins anciens, et Celse déclara que cette pathologie était bien connue. Arêté, Celse, Caelius Aurélien en firent des tableaux cliniques. C'était une maladie d'origine organique qui saisissait l'individu brutalement et lui donnait un comportement aberrant. L'épilepsie, cette maladie psychosomatique concernait chez Lucrèce à la fois le corps et l'esprit 183 : 181 D.21.1.65. Venuleius lib. 5 Actionum : « Quotiens morbus sonticus nominatur, eum significari cassius ait, qui noceat : nocere autem intefiegi, qui perpetuus est, non qui tempore finiatur : sed morbum sonticum eum videri, qui inciderit in hominem postquam is na tus sit: sontes enim nocentes dici ». 182 Sextus Pompus Festus, De verborum significatione 17 : « Sonticus morbus in XII significare ait Aelius Stilo certum cum justa causa quem nonnulli putant esse qui noceat, quod sontes significat nocentes. » 183 Lucrèce, De rerum natura, III, 487 509, tr. A. Ernout, Les Belles Lettres, 1955, p. 132: « Quin etiam subito ui morbi saepe coactus ante oculos aliquis nostros, ut fulminis ictu, condicit et spumas agit, ingemit et tremit artus, desipit, extentat nervos, torquetur, anhelat inconstanter, et in iactando membra fatigat : nimirum quia vi morbi distracta per artus turbat agens anima spumas quasi in aequore salso ventorum validis feruescunt viribus undae. Exprimitur porro gemitus, quia membra dolore adficiuntur, et omnino quod semina uocis eiciuntur, et ore foras glomerata feruntur qua quasi consuerunt et sunt munita viai. Desipientia fit, quia vis animi atque animai conturbatur, et, ut docui, divisa seorsum disiectatur eodem illo distracta veneno. Inde ubi iam morbi -

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« Souvent aussi, cédant tout à coup à la violence de son mal, sous nos yeux un homme, comme frappé de la foudre, s'abat ; il écume, il gémit et tremble de tous ses membres, il délire, il raidit ses muscles, il se tord, il respire d'un souffle haletant et saccadé, il s'épuise en mouvements convulsifs. C'est évidemment que, déchirée par la violence du mal à travers les membres, l'âme se soulève et écume, de même que sur la plainte des mers salées la violence déchaînée des vents fait bouillonner les flots. Quant aux gémissements, ils sont arrachés par la douleur éprouvée par les membres et parce que dans l'effort pour rejeter audehors les éléments de la voix, ceux-ci sont entraînés en masse hors de la bouche par la route qui leur est familière et qui est pour ainsi dire leur grand chemin. Le délire naît du désordre de l'esprit et de l'âme et, comme je l'ai montré de la division qui les disperse et détruit l'union de leurs éléments, arrachés les uns des autres par l'effet du même poison. Puis, lorsque la cause de la maladie a rebroussé chemin, quand s'est retirée dans ses retraites l'âcre humeur du corps corrompu, alors le malade, chancelant comme un homme ivre, commence par se redresser et peu à peu il recouvre tous ses sens et rentre en possession de son esprit. ». L'image donnée dans ce passage est semblable à celle du sommeil dans le chant IV, à la différence qu'ici, l'âme reste dans le corps. Lucrèce décrivait la soudaineté de la crise épileptique ainsi que ses manifestations organiques. Il visait l'étiologie humorale essentielle dans la survenance et le reflux du mal. La description mettait en lumière l'action du corps sur l'esprit. L'épilepsie était comparée à un phénomène cosmique s 4 . De caractère aigu, elle pouvait voir le malade revenir à lui et retrouver ses esprits. Reprenant le concept de labilité des maladies, Galien commentant les Epidémies VI déclara que les épileptiques pouvaient devenir reflexit causa reditque in latebras acer corrupti corporis umor, tum quasi vacillans primum consurgit et omnis paulatim redit in sensus, animamque receptat Haec igitur tantis ubi morbis corpore in ipso iactentur, miserisque modis distracta laborent, cur eadem credis sine corpore in aere aperto cum validis ventis aetatem degere posse ». 184 T j. PIGEAUD, La Maladie, p. 230.

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mélancoliques si la maladie se dirigeait vers l'intelligence, et qu'à l'inverse les mélancoliques pouvaient devenir épileptiques si la maladie se dirigeait vers le corps' 6. Galien appelait l'épilepsie, la maladie d'Héraclès 186. Dans la pensée populaire, Héraclès aurait été saisi de la maladie sacrée car il était fatigué par ses Travaux. Euripide 187 décrivit l'immobilité d'Héraclès, ce qui corroborait la sémiologie de Caélius Aurélien qui notait un sommeil après la crise 188 . Sénèque dépeignit chez Héraclès des signes qui semblaient être ceux d'une crise épileptique : les troubles de la vue 189 , que Caélius Aurélien avait relevés 196. Sénèque, dont l'inspiration était à la fois médicale et littéraire, compara l'attaque épileptique à la colère 191 « Ceux qui ont des attaques d'épilepsie pressentent la crise prochaine, lorsque la chaleur abandonne leurs extrêmités, que la vue se trouble et qu'ils sont pris de tremblements nerveux, lorsque la mémoire se perd et que la tête tourne. ». Nous pouvons relever de l'état de l'Hercule furieux des symptômes qui nous font penser à l'épilepsie. O. Temkin pensait plus à une analogie avec l'épilepsie 192 ou à un emploi indéterminé, comme l'usage qui était fait par les Anciens de la furor. Le genre tragique a puisé dans les 199 Galien, V. L. 355, commentaire d'Epidémies, VI, 8 e sect. p. 31, in J. PIGEAUD, Maladie, p. 261. 199 Maladies aiguës, I. 11. 99 J. PIGEAUD , op.cit. p. 411. 197 Héraclès furieux, y. 930. 188 Maladies aiguës, I. 4. 61. 189 Hercule furieux, y. 939 943. 199 Maladies chroniques, 1.4.6.2. 191 De Ira, III. 10. 3, Tr. A. Bourgery, Les Belles Lettres, Paris, 1971, p. 76 : « Qui comitiali uitio soient corripi iam aduentare ualetudinem intellegunt, si calor summa deseruit et incertain lumen neruorumque trepidatio est, si memoria sublabitur caputque uersatur... ». 192 The Falling Sickness, Baltimore, 1971, p. 17 a montré que le terme grec epilambanein avait, dans les temps anciens de la Grèce, désigné de manière indistincte -

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une maladie quelconque dont le sujet était saisi ou attaqué par les démons. Avec Hippocrate, l'épilepsie s'isole comme maladie spécifique, voire héréditaire : M. GRMEK, Les maladies à l'aube de la civilisation occidentale, Paris, p. 25. Il renvoie à De Aere, 14, De morbo sacro, 2, Prorrh. 5 ; quoiqu'il ne dispose pas d'un terme technique pour la nommer : H. GRENSEMANN, Die hippokratische Schrift über die heilige Krankheit, Berlin, 1968, p. 68.

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Anne-Marie Voutyras-Pierre connaissances médicales qui ont émergé à l'époque même où ses auteurs découvraient la psychologie humaine ; il en a enrichi ses oeuvres de descriptions très illustratives sur les symptômes des maladies. En revanche, il ne peut servir à opérer des distinctions fines entre pathologies voisines car le Tragique opère sa propre réflexion sur la folie à partir de sa forme spécifique. Ainsi, penser la maladie mentale comme un drame ne relève pas de la médecine mais de la littérature et de la philosophie. L'épilepsie était considérée, nous l'avons vu, par les médecins depuis Hippocrate comme une maladie du corps. Le concept de morbus, employé par les juristes pour désigner l'épilepsie, montre qu'ils avaient eu connaissance des découvertes de deux médécins alexandrins, Hérophile et Erasistrate, qui avaient par des dissections humaines révélé l'existence du système nerveux et posé les bases de la future neurologie ; en améliorant la connaissance du système nerveux, ils avaient par là même permis une meilleure approche de l'épilepsie. Les troubles épileptiques sont en relation directe avec un dérèglement neurophysiologique, donc une maladie du corps, morbus, ayant des incidences sur l'esprit. On constate que le Digeste ne fait jamais allusion à la présence d'une divinité pour évoquer l'étiologie de l'épilepsie. C'est bien la preuve que l'on était passé à un autre niveau de connaissance dans certains milieux, ce qui n'excluait pas, par ailleurs, la persistance des croyances populaires 193 . Dans la pensée populaire, l'interprétation religieuse de l'épilepsie demeurait vivante. Apulée révélait cette dualité d'approche quand il disait que Thallus, esclave épileptique, avait plus besoin d'un médecin que d'un magicien 194. Apulée, en insistant sur la présence du médecin, montre qu'à son époque il existait une césure entre la mentalité populaire 193 Sur les superstitions populaires autour de l'épilepsie : Apulée, Apologie, L. tr. P. VALETTE : « Eum nostri non modo maiorem et comitialem, verum etiam divinum morbum, ita ut Graeci iera noson vere nuncuparunt, videlicet quod animi partem rationalem quae longe sanctissima, eam violet. » (« Cette maladie est appelée chez nous non seulement haut mal ou mal comitial mais mal divin comme chez les Grecs iera noson et c'est à juste titre puisqu'elle profane la partie raisonnable donc la plus sainte de l'âme »). 194 J. PIGEAUD, Poésie du corps, Paris, 1999, p. 120 sq.

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faite de superstition sur l'épilepsie et la pensée médicale qui, dans une optique naturalistique, recherchait les symptômes dans le corps puis proposait un traitement de la pathologie. Apulée parlait de morbus à propos du mal dont Thallus est saisi 195 .

D) L'esclave malade en quête de liberté L'esclave las de son sort ou pour un autre motif — qu'il nous est parfois bien difficile de connaître — pouvait vouloir rompre les amarres avec le système qui l'aliénait, soit en prenant la fuite, soit en décidant de se suicider. 1)

Fuir ou errer

Les Anciens ont hésité sur la qualification à donner à certains troubles, pour des raisons qui nous apparaissent actuellement beaucoup plus claires qu'elles ne l'étaient alors. La situation de l'esclave fuyard ou errant est topique de la façon dont ils abordaient les problèmes de cas limites. Ils considéraient que l'esclave était atteint d'un vice de l'âme tout en faisant jouer dans certains cas sur le contrat de vente un effet rédhibitoire. Les esclaves en fuite constituaient une proportion importante de la population servile en Grèce et à Rome 196 . C'était un problème lancinant qui préoccupait quotidiennement les maîtres. Socrate jugeait inutile de contraindre par les fers un esclave fuyard, ce qui l'incitait à fuir de nouveau. Afin de retenir ou de faire revenir un esclave fuyard, ils Apologie, XLIV : « Negate Thallum multo prius, quam ego Oeam venirem, corruere eo morbo solitum, medicis saepe numero ostensum. » (« Osez nier que Thallus, bien avant mon arrivée à Oea, fût sujet à des accès qui le faisaient tomber, qu'on l'ait souvent montré à des médecins ». Tr. P. VALETTE, Les Belles-Lettres, 1960). 196 Si l'on ajoute aux actions rédhibitoire et estimatoire les constitutions impériales, sous les Antonins et les Sévères, relatives aux esclaves fugitifs, on pourrait en déduire que le problème des fuyards a été en augmentant dans l'histoire romaine, mais cela n'exprime peut-être qu'une intervention croissante de l'Etat sur un problème demeuré stable : H. BELLEN, Studien zur Sklavenllucht im rômischen Kaiserrecht, Wiesbaden, 1971, cit. par Y. RIVIERE, p. 363. 195

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sollicitaient l'intervention des Vestales par des prières et des sacrifices, interrogeaient les oracles ou se livraient à des observations astrologiques 197. Ils mobilisaient également les organes de police pour, entre autres missions, mettre la main sur les esclaves fugueurs, ou demandaient à leurs proches de les aider à retrouver les fuyards 198. La fuga était un fait et non un vitium dans le De Officiis ; elle était inéluctable aux yeux des Romains et sa sanction demeurait une affaire privée. On embauchait un chasseur de primes, fugitivarius, pour retrouver l'esclave. La fuite est devenue une affaire publique quand on a considéré qu'elle traduisait un vice de l'esclave entachant la validité du contrat de vente 199 . Ainsi les tresviri capitales, érigés dans les années 290-287 avant notre ère, gardaient un oeil vigilant sur les esclaves : ceux qui vagabondaient dans les rues risquaient d'être arrêtés, fouettés et remis à leurs propriétaires. A l'époque impériale, la recherche des esclaves fugilifsmo incombait aussi au préfet des vigiles. Les sources nous montrent que le problème de la fuite des esclaves fut permanent dans toute l'histoire de Rome 201 . Devant un phénomène qui semble revêtir une telle importance, comme le montrent les moyens que l'on déployait pour remettre la main sur les esclaves, on peut se demander ce qui les poussait à errer ou à fuir.

Pourquoi partir ? Les modifications des conditions d'exploitation de la main-d'oeuvre servile de la République à l'Empire ont eu des incidences sur les mobiles Y. RIVIERE, Les cachots, p. 257. D.18.1.35.3. Gaius, lib.3 ad Ed. prov. : un homme charge son ami partant pour un long voyage de rechercher, à cette occasion, un esclave fugitif. 199 Histoire institutionnelle et sociale de l'Antiquité, Mélanges L. - R. Ménager, Presses universitaires de Perpignan, 1999, I, De l'esclavage à l'esclavagisme, p. 142. 200 J U. KRAUSE, Kriminal Geschichte der Antike, Munich, C.H. Beck, 2004, p. 44. 291 C.Th. 10.10.20. Théodose, Arcadius et Honorius, le 8 avril 392. Par leurs constats et leurs ordres, ils nous informent que les esclaves errants étaient nombreux. Le titre 12 du livre 10 du C.Th. est entièrement consacré aux esclaves errants. Egalement, C.Th. 2.1.8. Arcadius et Honorius, (395) : beaucoup de personnes font des procès pour des esclaves fuyards. Le livre VI du Code de Justinien tente de régler les problèmes posés par la fuite des esclaves : en particulier, Constantin, in C.J.6.1.4 ; C.J. 6.1.5 ; C.J. 6.1.7. 197

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de fuite des esclaves 202 . Certains esclaves ont certainement voulu, en fuyant, échapper aux sévices de leurs maîtres, ou se libérer de leur condition. Gaius approuve 203 l'Empereur Antonin qui, dans une constitution, contraignit les maîtres dont la cruauté était intolérable à vendre leurs esclaves devenus fuyards pour ce motif. Cependant, ces raisons n'étaient pas les seules et, de surcroît, elles n'étaient pas toujours de nature à entraîner une telle conséquence. P. Veyne 204 a, en effet, mis en lumière que certains pauvres, libres, demandaient à entrer en esclavage pour avoir la protection d'un puissant. Par conséquent, la condition servile n'était pas toujours un motif de fuite. Le plus étonnant était la fuite d'esclaves à la veille de leur affranchissement par un testament dont ils avaient eu au préalable connaissance 205 . La fuite des esclaves avait lieu ausssi à l'instigation d'autres maîtres dans une situation concurrentielle à l'embauche de la main- d'oeuvre servile206 . Les textes nous révèlent l'importance de la capture des esclaves en fuite par d'autres maîtres 207 qui ne voulaient ni laisser enquêter chez eux 2e , ni les restituer. L'empereur Antonin a dû mettre en place de larges mesures d'enquête 2°9 . Le recéleur d'esclave était passible de sanctions pour vol ou, au contraire, bénéficiait de la clémence en cas de restitution volontaire. La lex Fabia, du Ier siècle avant notre ère, punissait celui qui prenait un esclave en fuite sous son autorité et sur le plan civil, pour indemniser le préjudice patrimonial du maître résultant de la fuite, l'action de servo corrupto pouvait être mise en oeuvre z to. Théodose211 puis Justinien ont, à leur tour, multiplié les mesures pour parer aux effets préjudiciables de la fuite des esclaves. M. MORABITO, « Les réalités de l'esclavage d'après le Digeste », Annales littéraires de l'Université de Besançon, n° 254, (Centre de recherche d'histoire ancienne, vol. 39)

202

diffusé par Les Belles-Lettres, Paris, 1981, p. 262. 2°3 Gaius, Inst 1.53. 2°4 P. VEYNE, La société romaine, Paris, 2001, p. 247. 205 Y. RIVIERE, Les cachots, p. 260 sur D. 40.7.14.1 et 40.7.4.8 où il est question de prolonger le statut servile de ce type de fuyard. `°6 Ibid., p. 260. 207 D.11.4.1. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. Curul. 208 Ibid., 4.2 209 Ibid., 5. Ulpien, lib. 7 de Off Proc. 21° M. MORABITO, Réalités, p. 262.

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Il y avait donc une grande diversité de causes à la fuite ou à l'errance des esclaves. Certaines que l'on pourrait qualifier d'objectives : les rapports sociaux difficiles avec le maître, la violence, les mauvais traitements ; la culture des populations asservies (le nomadisme de certaines cultures s'accorde difficilement avec l'esclavage). A ces causes s'ajoutent celles relatives au mental de l'esclave : la soif de liberté et le refus d'être intégré à la société, que l'on retrouve de nos jours dans l'errance des SDF 212 , des troubles tels que la dépression, des pathologies mentales, telles que la schizophrénie, la déficience. Il apparaît délicat d'expliquer l'errance qui est au confluent de raisons objectives, et de causes tenant au mental de l'esclave : troubles de comportement, défauts, ou authentique pathologie, plusieurs raisons pouvant de surcroît se cumuler. Les anciens jurisconsultes ont ressenti cette difficulté qui est encore soulevée de nos jours parmi les spécialistes de disciplines différentes, dont les médecins et les sociologues. Les jurisconsultes, face à l'importance que revêtait ce phénomène socia121 , ont déployé toute leur perspicacité juridique pour apporter des précisions exégétiques à l'Edit des Ediles et des éclairages sur la psychologie des esclaves en fuite. Par la fuite, on entendait un départ sans intention de retour. L'errance, au contraire, était un vagabondage sans but précis, fait d'allers et retours permanents chez le maître. Comme les intentions des esclaves pouvaient fluctuer, on distinguait aussi le fuyard du fugitif. Ofilius donna la définition rapportée par Ulpien de ce qu'était un esclave fuyard : « Celui qui est fuyard est défini par Ofilius : est fuyard celui qui reste en dehors de la demeure de son maître dans le but de s'enfuir et de se C.Th.1.29.2 ; 2.1.8 ; 10.10.20 ; 10.12.1-2 ; 9.45.5. L'empereur Constantin en 317 prit de nombreuses mesures de sanctions contre les maîtres qui accueillaient des esclaves fugitifs : C.J.6.1.4 ; 6.1.5 ; 5.1.6 ; 6.1.7 ; 6. 2.6. 212 Sans domicile fixe. 213 Un intendant auquel le maître reproche que le travail n'est pas suffisant dans son domaine : « cherche à se faire absoudre en alléguant les maladies des esclaves, leurs fugues... » (« Dicit vilicus sedulo se fecisse, servos non valuisse... servos aufugisse... » : Caton, De Re rustica, II). 211

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cacher de son maître. Cependant, Caelius dit qu'est fugitif celui qui a changé d'avis, quoiqu'il ne voulût pas revenir chez son maître, il y revint : en effet, dit-il, pour un tel péché, nulle pénitence ne fait disparaître la culpabilité. » Z14 . La première intention qui motivait le départ de l'esclave servait à le qualifier ou non de fuyard, peu importe qu'il changeât ensuite d'avis. Ainsi, selon ce que nous a livré Caelius, un esclave qui fuit pour se jeter dans le Tibre n'est pas fuyard, sauf si en partant il avait eu d'abord l'idée de fuir et que l'idée de se suicider ne lui était venue à l'esprit qu'ultérieurement 215 . L'intention de fuir la maison du maître était chargée de culpabilité 216 . La fuite était soit intentionnelle, certo proposito217 , soit impulsive, affectu aninil218 . Faute d'intention, l'esclave n'était pas fuyard. Ainsi, un esclave dont le maître était décédé et qui se croyait faussement libéré par son testament, se comportait en homme libre, n'était pas pour autant

D.21.1.17. pr. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. CuruL : « Quid sit fugitivus, definit Ofilius: fugitivus est, qui extra domini domum fugae causa, quo se a domino celaret, mansit. 1. Caelius autem fugitivum esse ait eum, qui ea mente discedat, ne ad dominum redeat, tametsi mutato consilio ad eum revertatur : nemo enim tali peccato, inquit, paenitentia sua nocens esse desinit. » 215 D.21.1.17.6. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curuL : « Caelius quoque scribit, si servum emeris, qui se in Tiberim deiecit, si moriendi dumtaxat consilio suscepto a domino discessisset, non esse fugitivum, sed si fugae prius consilium habuit, deinde mutata voluntate in Tiberim se deiecit, manere fugitivum. Eadem probat et de eo, qui de ponte se praecipitavit. Haec omnia vera sunt, quae Caelius scribit ». « Caelius écrivit aussi que si tu as acheté un esclave qui s'est jeté dans le Tibre et s'il a quitté son maître dans l'intention de se suicider, il n'est pas fuyard. Si cependant il avait l'intention de fuir et qu'ensuite, ayant changé d'avis, il s'est jeté dans le Tibre, il demeure un fuyard. Il tient la même opinion dans le cas d'un esclave qui s'est jeté d'un pont. Tout ce que Caelius a écrit est vrai. » 216 Le mot peccato, péché, semble être interpolé et il est en corrélation avec la pénitence, paenitentia, qui sont des occurrences d'époque plus tardive. 17 D.21.1.17.2. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curuL : « Cassius quoque scribit fugitivum esse, qui certo proposito dominum relinquat. » (« Cassius écrit aussi qu'est fugitif, l'esclave qui a une intention certaine de quitter le maître »). 214

Ab affectu anim cujusqu aestimandum » in D.21.1.17.4, Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul : Ulpien rapporte l'avis de Proculus.

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considéré comme fuyard, car il n'avait pas l'intention de fuir 219. De même, l'esclave « qui se cache dans la maison pour attendre que la colère de son maître s'apaise n'est pas fuyard » 220 ou encore « celui qui menacé d'être frappé par son maître s'est retiré chez un ami pour le prier d'intercéder en sa faveur »221; certains trouvaient refuge dans les temples ou auprès de la statue d'un prince 222. L'intention, même spontanée, le mouvement passionné de l'âme faisaient retenir le caractère fuyard de l'esclave. Ainsi, l'esclave qui fuyait son maître en raison de mauvais traitements suivait une impulsion irrésistible. Dans ce cas, Vivien, s'attachait plus à l'affecta animi 23 qu'à la fuga : « Pour Vivien, il faut comprendre la qualification de fuyard plus par l'impulsion de l'esprit que par le fait de la fuite : en effet, il est vrai que celui qui fuit l'ennemi ou des voleurs, ou l'incendie, quoiqu'il soit en fuite, n'est pas pour autant qualifié de fuyard. De nouveau, celui qui a fui de chez un précepteur auprès duquel il aurait été placé dans un but d'instruction n'est pas un fugitif, s'il a fui parce qu'il était maltraité par lui. Il en est de même si, pour une raison semblable, il s'enfuit de chez celui auquel il était prêté par un contrat de commodat. Vivien suit la même opinion pour la fuite de celui qui a été traité trop sévèrement. Cependant, cela s'applique seulement à ceux qui fuient puis retournent vers leurs maîtres : les autres, s'ils ne retournent pas vers leurs maîtres, seront sans aucun doute considérés comme fuyards. »224 D.21.1.17.16. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul. : «Nec enim mentiendo se liberum, enquit, fugitivus esse coepit, quia sine fugae consilio id fecit. » (« En se maintenant

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faussement comme un homme libre, il ne fut pas fuyard, parce qu'il n'avait pas la résolution de fuir »). 220 D.21.1.17.4. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul : « si autem in hoc tantum latuisset yod iracundia domini effervesceret, fugitivum non esse. » D.21.1.17.4.: « sicuti ne eum quidem, qui cum dominum animadverteret verberibus se adficere velle, praeripuisset se ad amicum, quem ad precandum perduceret. » 222 Gaius, Inst. 1.53. 223 Affectus peut signifier le mouvement passionné de l'âme, aussi bien qu'une affection 21

ou maladie physique. 224 D.21.1.17.3. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul. : « Item apud Vivianum relatum est fugitivum fere ab affectu animi intellegendum esse, non utique a fuga : nam eum qui hostem aut latronem, incendium ruinamve fugeret, quamvis fugisse verum est, non tamen fugitivum esse. Item ne eum quidem, qui a praeceptore cui in disciplinam traditus erat aufugit, esse fugitivum, si forte ideo fugit, quia immoderate eo utebatur. Idemque

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Le texte ajoute une condition pour rendre le caractère fuyard tout à fait certain, c'est l'absence de retour de l'esclave. Le début d'exécution fut également une condition ajoutée à l'intention de fuir pour déclarer un esclave fuyard : « Et ideo fugitivum quoque et erronem non secundum propositionem solam, sed cum aliquo actu intellegi constat. »225 . « Et de même, le fugitif comme l'errant ne devaient pas être qualifiés tels par leur seule intention, mais aussi par quelque acte d'exécution ». On observe, au passage, qu'une assimilation fut faite entre le fugitif et l'errant. Elle est nette chez Ulpien : « Il faut comprendre que l'esclave fugitif est aussi un errant »226. Labéon opposait le petit fuyard, pusillum fugitivum, au grand vagabond, magnum erronem. Le petit fuyard allait et venait, il errait puis revenait chez son maître : « Labéon définit ainsi le vagabond un petit fuyard et différent du grand fuyard. Mais nous définissons ainsi proprement le vagabond, celui non pas qui fuit mais vague souvent sans raison et dissipe son temps dans des choses futiles puis rentre plus tard à la maison. »227 . probat et si ab eo fugerit cui erat commodatus, si propter eamdem causam fugerit. Idem probat Vivianus et si saevius cum eo agebat. Haec ita, si eos fugisset et ad dominum venisset : ceterum si ad dominum non venisset, sine tilla dubitatione fugitivum videri ait. » Sur les mauvais traitements subis par les esclaves, lors de la survenance d'un incendie, par la colère du maître, témoigne un récit de Diodore de Sicile, La bibliothèque historique, 3, 12. 225 D.50.16.225. Tryphoninus, lib. 1, Disputationum : « Fugitivus est non is, qui solum consilium fugiendi a domino suscepit, licet id se facturum iactaverit, sed qui ipso facto fugae initium mente deduxerit. Nam et fureur adulterum aleatorem quamquam aliqua significatione ex animi propositione cuiusque sola quis dicere posset, ut etiam is, qui numquam alienam rem invito domino subtraxerit, numquam alienam matrem familias corruperit, si modo eius mentis sit, ut occasione data id commissurus sit, tamen oportere eadem haec crimina adsumpto actu intellegi. Et ideo fugitivum quoque et erronem non secundum propositionem solam, sed cum aliquo actu intellegi constat. » 226 D.11.4.1.5.Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. Curul. : « Fugitivum accipe et si quis erro sit. » Ulpien assimile encore les deux caractères d'esclaves dans D.21.1..4.5 : « Et ideo nominatim de errone et fugitivo excipitur : hoc enim animi vitium est, non corporis ». 227 D.21.1.17.14. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. Curul : « Erronem ita definit Labeo pusillum fugitivum esse, et ex diverso fugitivum magnum erronem esse. Sed proprie erronem sic definimus : qui non quidem fugit, sed frequenter sine causa vagatur et temporibus in res nugatorias consumptis serius domum redit. »

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Cette description insiste sur la matérialité de la fugue : soit définitive, soit temporaire. Le tableau du petit fuyard montre sa propension à perdre du temps dans des choses futiles, à papillonner, à s'en aller puis à revenir. On a incidemment une allusion à l'errance, laquelle peut correspondre à une authentique pathologie. Au terme de trois étapes historiques, le droit en est venu à assimiler erro au fugitivus. Dans une première phase, les jurisconsultes ont énuméré des situations de fait avec des cas précis de fuite ; ensuite, Caelius Sabinus essaya de poser un cadre normatif à la fuite servile en associant à l'élément de fait un élément intentionnel, subjectif, la volonté de fuir. Enfin, sous les Sévères, les jurisconsultes ajoutèrent comme critère le début d'exécution. Cette troisième étape aboutit à assimiler Ferro au fugitivus et à ne plus laisser aucun espace de liberté à l'esclave 228 . S'il y avait une assimilation entre fuyards et errants, l'issue quant au contrat de vente dépendait de l'opiniâtreté de l'esclave à fuir. L'objet du contrat en fuite !

L'inclination à fuir faisait partie des vitia animi229 . L'action en justice pour la fuite de l'esclave devait aboutir à une réduction de prix 23° . Cependant, la passion de fuir, lorsqu'elle était une tendance permanente dans le comportement de l'esclave, était considérée comme un vice rédhibitoire si l'acheteur n'en avait pas été averti. Ceci est bien la preuve que les Anciens avaient perçu que le vagabondage de l'esclave était le symptôme, dans certains cas, d'une vraie pathologie mentale. Selon Ulpien, seul le fugitif était conduit devant l'autorité publique 231 , 228 Histoire institutionnelle et sociale de l'Antiquité, Mélanges L. -R. Ménager, Presses universitaires de Perpignan, 1999, p. 1 De l'esclavage à l'esclavagisme. p. 134-149, le fugitivisme. 229 D.21.1.4.3. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curuL Ulpien rapporte une observation de Pomponius. 230 D.21.1.31.16. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curuL : « Si quis egerit quanto minoris propter servi fugam, deinde agat propter morbum, quanti fieri condemnatio debeat ? Et quidem saepius agi posse quanto minoris dubium non est, sed ait Iulianus id agendum esse, ne lucrum emptor faciat et bis eiusdem rei aestimationem consequatur. » 231 D.11.4.1.3. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curuL : « Unusquisque eorum, qui fugitivum adprehendit, in publicum deducere debeL »

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Folie et passions de l'esclave romain étroitement gardé et enchaîné 232 . En revanche, il ne semble pas que l'esclave errant, pusillum fugitivum, petit fuyard, donnât lieu à rédhibition. Il n'en allait pas de même pour le grand fuyard, puisque Ulpien avait déclaré que si l'esclave était fuyard ou errant, quis fugitivus errove sit233 , et que cela avait pour effet de le rendre inutile, la vente était résolue. Dans les ventes d'esclaves on essayait de se prémunir de ce défaut tant redouté. Ainsi, un document de la pratique, une tablette de bois trouvée à Londres en 1994, témoigne de l'existence d'Eunus, esclave vicaire d'un esclave impérial qui vivait en 42 avant notre ère. L'esclave-vicaire acheteur, et le vendeur (d'une jeune fille gauloise, Fortunata, de la région des Diablintes, à l'ouest du Mans), rédigèrent un contrat dans lequel ils portaient une garantie contre les vices cachés : « elle est saine, elle n'a pas l'habitude d'être vagabonde », « puellam... sanam traditam esse, fugitivam erronem non esse ». Ils ajoutèrent des aranties contre l'éviction avec une « stipulatio simplae » ou « duplae »2 On retrouve de semblables garanties dans des actes rédigés en d'autres lieux de l'Empire. Ainsi, dans l'acte de vente d'une jeune esclave 235 étaient mentionnées une mancipation, qui couvrait l'acheteur du risque d'éviction, et une stipulation de garantie des vices cachés. Le vendeur garantissait que la jeune esclave était saine et qu'elle n'était pas fugueuse : « sanam esse... fugitivam non esse »236 . L'acte était rédigé selon la pratique du droit classique. Il reprenait des dispositions du

D.11.4.1.7. Ulpien, lib.l ad Ed. Aed. curuL Aussi, Ulpien en assimilant les deux termes, a rapporté un propos communément admis comme l'exprime le verbe accipere. 233 D.21.1.1.1. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. 234 F. REDUZZI MEROLA, « L'esclave qui agit comme un homme libre : servus vicarius emit mancipioque acceptit puellam », in Esclavage antique et discriminations culturelles, Actes du XXVIII' colloque international du groupement international de recherche sur l'esclavage antique, Mytilène 5-7 déc. 2003, Berne, 2005, p. 316. 235 Ph. MEYLAN, « La mancipation et la garantie d'éviction dans les actes de vente de Transylvanie et d'Herculanum », Sein und Werden im Recht, Festgabe furUlrich von Lübtow, Berlin, 1970, p. 417-429. A propos des actes de Transylvannie publiés par Mommsen dans le CIL, 3, p. 921. Actes de ventes publiés par Arangio-Luiz et G. Pugliese Canatelli in La parola dell passato, fasc. 34, 1954, p. 54-58. 236 Ibid., p. 426 Tabl Hercul. LX tablette 1 ou 3. 232

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Anne-Marie Voutyras-Pierre Digeste dans le titre sur « les actions que le contrat de vente donne au

vendeur et à l'acheteur »231 . Ainsi la mens et l'animum avaient une forte centralité dans les appréciations que l'on portait sur le comportement de l'esclave. Outre le fait de prévenir dans le contrat qu'il n'était pas fugitivus pour empêcher la fuite de l'esclave, on l'enchaînait, on lui faisait porter des médailles avec l'indication du nom du maître. Le fugitif arrêté par n'imp o rte quel homme devait être conduit devant l'autorité publique2 8 . Les magistrats municipaux devaient le garder, l' enchaîner et le remettre au préfet des vigiles ou au gouverneur avant qu'il ne soit restitué à son maître. L'esclave vagabond pouvait avoir subi une détérioration (deterior foetus). Le sort de l'errance est d'être exposé à l'agressivité d'autres marginaux, aux dangers multiples d'une existence dépourvue de protection. Le terme deterius correspondait au statut de res de l'esclave et pouvait atteindre le physique (corpus) ou le mental (vida aninn) 239 : « Mais ce qui a détérioré l'esclave doit se référer non seulement au corps mais aussi au vice de l'âme, par exemple si par imitation des autres esclaves de l'acheteur il est devenu tel que joueur, ivrogne, ou vagabond. ». Les édiles décidaient qu'en cas de détérioration de l'esclave depuis la vente et la tradition, il y avait lieu à une indemnisation de l'acheteur 24°. Due à l'activité de la familia de l'acheteur ou de son mandataire, elle donnait lieu à restitution « ut ea omnia restituat ».

D.19.1, 11, 2-8 Ulpien, lib. 32 ad Ed. Aed. curul. D.11.4.1.3-6. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. 239 D.21.1.25.6. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curuL : « Hoc autem, quod deterior factus est servus, non solum ad corpus, sed etiam ad animi vitia referendum est, ut puta si imitatione conservorum apud emptorem talis factus est, aleator forte vel vinarius vel erro evasit. » 240 « Si quid autem post venditionem traditionemque deterius emptoris opera familiae procuratorisve eius factum erit » : D. 21.1.1. Ulpien en avait déjà énoncé, au début du livre, la règle en cas de détérioration de l'esclave. 237 238

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Folie et passions de l'esclave romain L'ambiguïté de la situation des esclaves à Rome 241 éclate dans le régime juridique du contrat de vente : être dont le corps était une marchandise, objet de propriété, faisant fonctionner l'économie antique et sujet d'observation de l'élite médico-philosophique, le rattachant par ses souffrances mentales à la commune humanité. La fuite de l'esclave l'exposait à l'opprobre 242 , mais pour certains intellectuels elle constituait l'exercice d'un droit naturel, celui de résister à l'oppression 243 . Il semble difficile de distinguer, en dehors des causes objectives de fuite, par-delà les siècles qui nous séparent de l'Antiquité, le fuyard travaillé par une passion du vrai malade mental. Il était une autre forme de fuite de l'esclave face à son destin insupportable : le suicide. 2)

le suicide de l'esclave

A l'origine, le suicide était vu avec méfiance, car le suicidé devenait, par son entrée violente et prématurée dans la mort, un esprit malfaisant qui pouvait tourmenter les vivants 244 . A partir du Ir siècle de notre ère, la loi donna aux esclaves le droit de se suicider, entérinant ce qui depuis le siècle précédent était toléré comme un droit nature1 245 . Les expressions utilisées étaient identiques pour le suicide de l'esclave et celui de l'homme libre. Il n'y avait pas en droit romain de traduction unique du terme suicide, mais plusieurs : mortis sibi adsciscere, manus sibi inferre ; manus sibi afferre, mors voluntaria, vitam finire, se interficere, se occidere, se praecipitare246 L'Edit des Ediles aborda le problème de la tendance suicidaire d'un esclave :

A. GONZALES, Esclaves et affranchis à Rome. La dépendance chez Pline le Jeune. Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2003, p. 124. 242 Plaute, Mostellaria, IV, I 880. 243 Plaute, Les Captifs, II, 2, 193. 244 JOBBE-DUVAL, Les morts malfaisants, Paris, réed. 2000, p. 82. 245 D.15.1.9.7. Ulpien, lib. 29 ad Ed. Aed. curul. 246 A. VANDENBOSSCHE, « Recherches sur le suicide en droit romain », in Mélanges Henri Grégoire, IV, 1953, p. 472. 241

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« Si l'esclave a lui-même cherché à se détruire [...] cela doit être constaté au moment de la vente. »247 . L'expression mortis consciendae exprime l'intention consciente, volontaire, de se donner la mort. Le verbe consiscere, employé dans le droit public romain, signifie discuter, débattre, c'est une décision prise en connaissance de cause 248. Ainsi, l'esclave qui ne supportait plus de poursuivre son existence dans la douleur prenait sciemment une décision de suicide. A cet égard, rien ne le distinguait de l'homme libre. Le vendeur de l'esclave devait avertir l'acheteur de ses tendances suicidaires, car il y avait un risque qu'il recommencât et, de plus, il pouvait inciter d'autres esclaves de la familia à s'engager sur ce chemin249. Les Anciens reconnaissaient que le mal-être pouvait se communiquer au sein d'une communauté, ainsi que les idées sur la libération par la mort qui s'offrait à ceux qui ne voyaient aucune autre issue à leur souffrance. Ulpien assimila250 , sous l'influence des idées philosophiques 251 , l'esclave suicidaire à un assassin potentiel : « comme il peut oser sur les autres ce qu'il a osé attenter contre lui-même ». C'est une idée communément admise en psychiatrie moderne que la violence exercée sur les autres finit par se retourner en violence sur soi. Il y avait peut être aussi, en l'occurrence, une certaine exagération d' Ulpien qui exprimait la crainte de maîtres souvent trop durs, entourés de hordes d'esclaves qui les détestaient et laissaient planer des menaces latentes de rébellion. Sans doute Ulpien en était-il conscient, car il avait aussi clamé que même un

D.21.1.1. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul : « ... si quod mancipium , mortis consciendae Bibi causa quid fecerit... ea omnia in venditione pronuntianto.». 248 Y. GRISE, Le suicide dans la Rome antique, Montréal, 1982, p. 24-25. 248 Ibid., p. 277. 258 D.21.1.23.3. lib. 1, ad Ed. Aed. cur. : « tamquam non nihil in alium ausurus, qui hoc adversus se ausus est ». 251 Sénèque le Rhéteur, Contr. VIII, 4 et Quintillien, Instit oratoire, 7, 3, 7, cit. Y. GRISÉ, p. 278. 247

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esclave a un droit naturel à se suicider 252 . L'esclave suicidaire était censé être un mauvais esclave 53 : « malus servus creditus est ». Les mobiles du suicide de l'esclave étaient semblables à ceux des hommes libres : ce pouvait être une passion comme la débauche, la crainte ou le caractère intolérable d'une souffrance physique, dont on sait qu'elle était de nature à provoquer le taedium vitae, la lassitude de la vie, une dépression nerveuse dans laquelle un être sombre et se désintéresse de toutes choses 254 : « Celui qui s'est donné la mort en raison de la débauche et de mauvaises moeurs ou de scandale se rend coupable d'avoir voulu un tel suicide mais non pas s'il l'a fait parce qu'il ne supportait plus une douleur corporelle. ». L'influence des doctrines stoïciennes apparaît ici certaine 255 . Le mobile était ce qui rendait le suicide coupable ou au contraire exonérait de la culpabilité. Il conditionnait, à l'époque classique, la mise en oeuvre de la répression en cas de tentative. L'Edit des Ediles curules avait prévu la tendance suicidaire des esclaves et l'action rédhibitoire qui pouvait en découler. Si la douleur corporelle avait justifié le suicide, l'action rédhibitoire était exclue mais non pas si elle était justifiée par des causes morales256 . Nous ne sommes pas certains qu'une action rédhibitoire soit directement visée par ce fragment. Nous pensons à deux hypothèses que l'on peut formuler à ce propos. La première tient à sa place dans le livre 21. C'est parmi les cas relatifs à l'esclave fuyard que l'on trouve celui qui s'est donné la mort. Le suicide n'est-il pas une certaine façon de licet enim etiam servis naturaliter in 252 D.15.1.9.7. ad Ed. Aed. cur. lib. XXIX : « suum corpus saevire ». 253 D.21.1.23.3. lib. I, ad Ed. Aed. cur. 254 D.21.1.43.4. Paul, 1ib. I, ad Ed. Aed. curut : « Mortis consciscendae causa sibi facit, qui propter nequitiam malosque mores llagitiumve aliquod admissum mortem sibi consciscere voluit, non si dolorem corporis non sustinendo id fecerit » 255 J.C. GENIN, « Réflexions sur l'originalité juridique de la répression du suicide en droit romain », in Mélanges L. Faletti, Paris, 1971, p. 257. 256 P. VIGNERON, « La douleur vue par les jurisconsultes romains », in Le monde antique et les droits de l'Homme. Actes de la 50e session de la société internationale Fernand de Visscher pour l'histoire des droits de l'Antiquité, 16-19 septembre 1996, p. 32.

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fuir la société des hommes ? Ulpien y fait directement allusion quand il essaie de démarquer l'intention de l'esclave fugitif du suicidaire 25 : « Ni ne doit être considéré comme fugitif celui qui est parti dans le but de commettre un suicide ; autrement on pourrait même appeler un esclave fuyard celui qui, monté en haut de la maison dans le but de se précipiter, voulait davantage se suicider. ».

Il était naturel qu'un esclave maltraité par le maître, dans une existence sans horizon, amorçât un processus dépressif qui pouvait aboutir au suicide. En cas d'échec, cette tentative faisait qualifier l'esclave de fuyard. De nombreuses sources attestent la dureté des maîtres et les exhortations de Sénèque à se montrer moins sévères y ajoutent foi258. Gaius rappela l'interdiction des châtiments démesurés et sans motif258 . Lactance donna une teinture moralisante à l'attitude convenable des maîtres, en faisant la distinction entre bons et mauvais esclaves pour discriminer peines et récompenses. Ce faisant, il prêchait pour le maintien des sanctions. Les chrétiens ne remirent pas en cause l'usage de la discipline pour rendre l'esclave vertueux même s'ils recommandaient au maître d'éviter la cruauté. Le corollaire à la maltraitance était la reconnaissance du droit d'asile, droit ancien dans l'Antiquité gréco-romaine. A l'époque d'Auguste, des débats ont lieu sur le point de savoir si un esclave demandant l'asile devait être considéré comme fugitif et il n'est pas certain que la question fût résolue en sa faveur, car l'opinion d'Ulpien n'était pas tranchée de manière décisive 280. Les esclaves recherchant un asile ont fait remonter à l'empereur, via les gouverneurs, le problème de leur maltraitance. Antonin le Pieux leur a accordé le droit d'asile avec la possibilité d'un D.21.1.17.4. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul. : « Ne eum quidem fugitivum esse, qui in hoc progressus est, ut se praecipitaret (ceterum etiam eum quis fugitivum diceret, qui domi in altum locum ad praecipitandum se ascendisset), magisque hunc mortem sibi consciscere voluisse. » Dans le même sens : D.21.1.17.6. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. 258 Sénèque, Ep. 47. 259 Institutiones, 1. 53. 260 D.21.1.17.12-16. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul. 257

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changement de maître. On doute de l'application réelle 261 d'une telle décision, qui devait être relayée par le personnel subalterne. L'esclave était classé parmi les fuyards s'il avait tenté de se suicider pour une cause que l'on estimait non légitime : sa débauche (nequitia), ses mauvaises moeurs (malos mores), l'acte criminel (flagitium admissum). En revanche, il n'était pas considéré comme fuyard si sa tentative était provoquée par des douleurs du corps insupportables. Chez les Anciens, la douleur était le ressort d'une passion au même titre que la crainte, metus, ou le désir ardent que l'on ne peut réprimer, libido. Ainsi, l'esclave qui craignait le châtiment pour quelque crime qu'il avait accompli, se donnait la mort, cédait à la metus 62 , considérée comme une passion. Il reste à savoir quelles étaient les passions excusables qui jouaient comme circonstances attténuantes de la faute de l'esclave et celles, au contraire qui, l'aggravaient. La dolor, ici visée, rappelle singulièrement les circonstances prises en considération pour atténuer les sanctions menaçant le soldat qui tentait de se suicider en raison de la dolor ou du taedium vitae, qui était une souffrance mentale. Certes, R. Vigneron avait observé que la dolor avait été prise en compte largement, jusqu'à tenir compte de celle d'un cheval 263 . Un animal a fait un mouvement qui n'est pas naturel, « contra naturam », car il a été excité par la douleur. En l'occurrence, il s'agissait de retrouver le responsable d'un dommage résultant de cette agitation. On a une application mécanique de la douleur pour l'animal qui réagit ipso facto à une stimulation. Rien de tel pour l'esclave dont la douleur était un processus mental qui lui rendait la vie insupportable et le poussait au suicide. La préoccupation de la dolor était très forte tant chez les médecins que chez les philosophes, et elle répondait à la conception dualiste dans laquelle le corporel et mental formaient la savante chimie de l'être humain 264 . La douleur au sens médical est institutrice de la P. GARNSEY, Conceptions, p. 136. D.21.1.43.4. Paul, lib. I, ad Ed. Aed. curul. : « Mortis consciscendae causa sibi faci gui propter... aliquod admissum mortem sibi consciscere voluit. » 263 D.9.1.7. Ulpien, 18, ad. Ed. 264 F. LE BLAY, « Penser la douleur dans l'Antiquité : enjeu médical ou enjeu philosophique », in Penser et repenser le corps dans l'Antiquité. Actes du colloque international de Rennes, 1-4 septembre 2004, dir. F. PROST et J. \1VILGAUX, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 79-92. 261

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Anne-Marie Voutyras-Pierre perception de soi. En faire l'histoire revient à évoquer ce qui était de nature à l'apaiser 265 . C'est bien par la question des sens et du mal-être psychologique que les philosophes l'abordaient 266 . Cicéron avait bien perçu que l'on ne peut abolir la souffrance et faire taire absolument ses passions, si ce n'est au prix d'une déshumanisation de 1 , être 267 . A partir de l'époque hellénistique, les stoïciens apprirent à assumer la douleur et le corps fut revalorisé. On peut chercher à surmonter la douleur, on ne peut pas la nier 268. La douleur dans l'Empire chrétien reçut un statut théologique puisque le fidèle participait ainsi à la souffrance du Christ. Elle n'était plus, dès lors, directement un sujet de préoccupation en tant que telle, mais un objet de sublimation. Elle était rédemptrice du péché et constituait pour le chrétien une épreuve qui le menait à Dieu 269 . Seule la prière pouvait apaiser une âme malade.

Ibid., L'histoire de la douleur peut être abordée par les remèdes qui ont été proposés : Hippocrate De l'Art (3, 2) plaça au coeur de son éthique les soins palliatifs ; Gallien proposa des traitements pour l'apaiser, Ad Pisonem de theriaca, Kühn, XIV, p. 270271 et des antidotes : 1-6 Kühn XIV, p. 32-45. R. Rey, Histoire de la douleur, Paris, 1993: il n'y a pas de théorie générale de la douleur qui suit l'étiologie de chaque maladie. 266 Aristote, De anima, 3. 414 a 29-415 a 17. Lucrèce, De natura rerum, II. 431-443. « Car le toucher, grands dieux ! le toucher, c'est le sens du corps tout entier : par lui pénètrent en nous les impressions du dehors, par lui se révèle toute souffrance intérieure de l'organisme », Sénèque, Lettres à Lucilius, 2, 13, 6. 267 Cicéron, Les Tusculanes, III, 6, 12 : « Tâchons de n'être point malades. Mais si nous le sommes jamais, soit qu'on nous coupe, soit qu'on nous arrache quelque membre, ne soyons point insensibles. Car que gagne-t-on, en s'opiniâtrant à ne se point plaindre, si ce n'est de faire dire qu'on a l'esprit féroce, ou le corps en léthargie ? Osons ne pas couper seulement les branches de nos misères, mais en extirper jusqu'aux fibres les plus déliées [...]. Encore nous en restera-t-il quelques-unes ; tant les racines de la folie sont en nous profondes et cachées. Mais n'en conservons que ce qu'il n'est pas possible de supprimer ; et mettons-nous bien dans l'esprit que sans la santé de l'âme nous ne pouvons être heureux. » 268 Sénèque, Ep. LIV. L. VILLARD, « Vocabulaire et représentation de la douleur dans la collection hippocratique », in Penser et repenser le corps dans l'Antiquité, p. 61-78 : la douleur jouait un rôle d'alerte pour signaler l'existence des maladies, pour la sémiologie (séméion), utile enfin pour le pronostic et le traitement proposé par le médecin afin de rendre la santé au patient. Cette étude montre l'ampleur des investigations d'Hippocrate sur la question de la douleur. 269 Saint Augustin, La Cité de Dieu, I, 22. 8 . 265

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Bien que les sources sur le suicide de l'esclave montrent que sa souffrance est en partage avec la commune humanité, une fois encore le droit romain exprima la priorité accordée à l'intérêt matériel dans l'existence de l'esclave : les conséquences sur le contrat de vente de son état mental défectueux. Le laconisme des textes sur la répression du suicide manqué renvoie au statut de res de l'esclave, dépourvu de capacité testamentaire et ne laissant donc aucune perspective de gain pour l'Etat27°. Le suicide restait une affaire domestique entre maître et esclave. Les écrits des intellectuels romains ont beaucoup glosé le suicide de l'homme libre, quasiment pas celui de l'esclave. Ainsi, exista-t-il un cloisonnement entre la reconnaissance des éléments de l' humanitas chez l'esclave et celle des principes qui auraient dû naturellement en découler. La pénétration des idées chrétiennes dans l'Empire n'a pas modifié la situation juridique de l'esclave quant au suicide, même si celui-ci était interdit dans les écrits des Pères 271 . Ils ne distinguaient pas parmi les chrétiens les hommes libres des esclaves, puisque tous étaient déclarés égaux aux yeux de Dieu : « Quel devoir n'est-ce donc pas pour les chrétiens, serviteurs du vrai Dieu, amants de la céleste patrie, de s'abstenir d'un tel crime... »272 Ces principes sont demeurés sans portée concrète pour l'esclave, à l'exception de quelques recommandations faites aux maîtres de bien traiter les esclaves, mais ils ne faisaient en cela que reprendre les exhortations des philosophes stoïciens. .

Y. GRISE, Suicide, p. 276. Saint Augustin, La cité de Dieu, I, 17 28 : « ... c'est certainement un crime de se tuer » (« nefas est profecto se occidere »1. 272 Ibid., I, 24. 270 271

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II Le sort de l'esclave malade Le sort de l'esclave était lié à son statut et à son rôle social. Le statut ne correspondait pas aux droits naturels que la philosophie lui avait reconnus, ce rôle social était très diversifié, allant des tâches les plus subalternes aux fonctions intellectuelles les plus élevées. Il vivait dans une situation paradoxale, renvoyant aux hommes libres comme le reflet d'un miroir, leurs propres contradictions entre leurs aspirations intellectuelles élevées et les contingences de la vie matérielle, entre l'humanitas et utilitas.

A) Le sort de l'esclave dans la vente Le droit des peuples possédant des esclaves dans l'Antiquité traitait des vices du corps et de l'esprit des esclaves mis en vente. Les obligations du vendeur d'esclave, au regard de l'information qu'il devait communiquer à l'acheteur sur sa santé et ses vices, étaient empruntées au droit grec, dans lequel le verbe paralambanein, recevoir, tenait lieu de délivrance et correspondait à la stipulation édilicienne, selon laquelle la traditio de l'esclave emportait l'obligation d'en garantir les vices 273. Ainsi, dans une loi athénienne du Iv e siècle rapportée par Hypérides : « si une partie vend un esclave, elle doit au préalable déclarer s'il a quelque vice, si elle omet de le faire, alors il y aura une action rédhibitoire à son sujet »274 . Toute fraude sur le marché des esclaves était interdite par la loi275 . Une infirmité quelconque non décelable directement lors de la vente devait être révélée à l'acheteur. Platon plaçait aussi la vérité comme condition de maintien du contrat. Si l'acheteur avait été prévenu

L. GERNET, Droit et société dans la Grèce ancienne, Paris, 1964, p. 210 : « le droit de la vente et la notion du contrat en Grèce d'après F. Pringsheim », The greek Law of the sale, Weimar, 1950. 274 Hyperides, Discours, VII, 15, Contre Athénogène, Paris, Les Belles-Lettres, 1968. 275 Ibid., VI, 14 : « ainsi il existe une loi en particulier qui ordonne de ne pas frauder sur le marché ». 273

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des vices corporels ou mentaux de l'esclave le contrat n'était pas annulé276 : « Si quelqu'un a vendu un esclave malade de phtisie ou de la pierre ou de la strangurie ou de la maladie qu'on appelle sacrée ou de quelque autre mal corporel ou mental, inobservable aux yeux du vulgaire, grave et difficilement curable, l'acheteur ne pourra obtenir la rescision s'il est médecin ou gymnaste, ni si on lui dit la vérité avant la vente. Mais si pareille vente a été faite à un profane par un homme du métier, l'acheteur aura le droit de le rendre dans les six mois, sauf s'il s'agit du mal sacré, maladie pour laquelle la rescision est loisible tout le cours de l'année. Que l'affaire soit débattue devant trois médecins à choisir par entente entre les deux parties, le perdant du procès paiera le double du prix vendu. »2". Ainsi, Platon opérait une distinction selon les compétences de l'acheteur qui lui permettaient de juger de la santé de l'esclave. S'il était médecin, il n'avait pas pu être trompé. Si, au contraire, il était inexpérimenté, la restitution de l'esclave avait lieu moyennant le paiement du double de son prix. Cette indemnisation prenait alors le caractère d'une sanction pénale, en raison de la fraude commise par le vendeur. A Rome, aussi bien que dans la pensée de Platon, la préoccupation essentielle était la protection de l'acheteur : « La raison de la promulgation de cet Edit est de prévenir les fraudes des vendeurs et de porter des secours aux acheteurs toutes les fois qu'ils Platon, Les Lois, XI, 916 A-B : « éàv nç civ5pàno5ov Coto5Corat xequvov cp06n fi XtOcin, fl orpayyoupkijv fi trl xaXoupévn iEpâ v6ocp fi Kal érépcp rtvl à544.) TOIÇ troXilotç vooripan paxix7..) xal SVOlétTC9 KaTà Tè otinia fi Icare( d'y 5tàvotav, éàv pév iatp4 nç yupvaorlà, pi\ àvayùyuiç àyroo rotin!) r[pèç rèv rototirov ruyxàvEtv, pri5' éàv ràÀriOéç rtç TrpoEtttiov àrro5cijrai èàv 5é rtç iSttlyrn n tCv rrno&rwv Curo6Ccrat Sriptoupy6ç, ô rtptegiEvoç éVTÔÇ £xprivou àvayérw, rtÀfiv rfiç iEpâç, rai5rriç S' éVTÔÇ évtauroi.3 àvorywyfiv «éon» -ramdam. TfIÇ V6001). 51C(51Kg£00C0 ÉV nal Vin/ iarpG)v, oüç Ch/ Kolvfi TrpogaX6pEvot awvrar ràv 5è 6pÀ6vra tin/ Sixriv Str[Âàatov àirorivEtv rfiç rtpfiç àiroSCirren. éàv. » 277 Tr. E. DES PLACES, Paris, Les Belles-Lettres, Paris, 1956. 276

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auront été trompés par les vendeurs. Nous devons cependant comprendre que le vendeur, même s'il était ignorant de ces choses que les Ediles ont ordonné d'observer, sera toujours responsable, et cela n'est pas injuste car un vendeur peut vraiment obtenir connaissance de ces matières, il n'y a aucune différence pour l'acheteur d'avoir été trompé par ignorance ou par ruse. » 278 . En dépit de l'hétérogénéité de leurs fonctions, le statut juridique des esclaves à Rome l'emporta dans le sort qui leur fut réservé. Les esclaves au sein de l'humanité étaient des choses animées 279 , apparentées aux animaux domestiques 280, ou encore des vivants dans un état semblable à la mort281 . L'esclave était un servus282 et une res mancipi, ou 3 mancipium 28 une chose 284 sur laquelle le maître avait un droit de ,

278

D.21.1.1.2. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul : « Causa huius edicti proponendi est, ut occurratur Fallaciis vendentium et emptoribus succurratur, quicumque decepti a venditoribus fuerint : dummodo sciamus venditorem, etiamsi ignora vit ea quae aediles praestari iubent, tamen teneri debere. Nec est hoc iniquum : potuit enim ea nota habere venditor : neque enim interest emptoris, cur fallatur, ignorantia venditoris an calliditate. » 279 Gaius, Institutiones, 1, 9, divise l'humanité entre hommes libres et esclaves dont seuls les premiers étaient dotés de la plénitude des droits : c'est la summa divisio personarum ; Institutes, 1, 16, 4 : « Servus..., nullum caput habuit » (« Un esclave....n'a pas de droits civils ») ; Aristote, Ethique à Nicomaque, VI, 8-13 : l'esclave est un outil animé. 299 Dans les cités grecques, une même loi s'applique fréquemment aux hommes et aux animaux. Ulpien assimile souvent la fuite d'esclaves et la perte de bétail ; même rapprochement chez Caton, entre l'approvisionnement du bétail et des esclaves : De l'agriculture, 58-59, p. 173- 218. D. 9. 2.1.2. Ulpien, lib. 18 ad Ed. : la loi Aquilia met sur le plan l'esclave et l'animal quant à la réparation due pour leur mise à mort. 281 D.35.1.59.2. Ulpien, lib. 13 ad Legem Juliam et Papiam : « servitus morti adsimilatur », « L'esclavage est comparable à la mort », et « Servus..., nullum caput habuit », « Un esclave... n'a pas de droits civils », in Institutes, 1, 16, 4. 282 Désigne l'agent d'un acte juridique et l'objet d'un acte juridique, in M. MORABITO, Réalités, p. 127. 283 L. CAPOGROSSI COLOGNESI, Struttura della proprietà e la formazione dei iura praedioruin nell'età repubblicana, 2 vol. Milan, 1969, p. 725: mancipium devint synonyme de servus comme res mancipi, objet non naturel, in M. FINLEY, Esclavage antique, p. 132. 284 La valeur de l'esclave s'appréciait comme une chose : D.9.2.23.5. Ulpien, lib.18 ad ed ; D.9.2.51. Julien lib. 86. Dig. Appréciation selon un critère fonctionnel, D.9.2.23.3. Ulpien, lib. 18 ad ed. L'esclave qui se trouvait sur un fond rural faisait partie de

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propriété complet, qu'il était possible d'acheter et de vendre, d'inclure dans un legs par des contrats assortis de formalités 285 . C'est ainsi qu'il circulait de maître en maître. Les esclaves, quoique soumis à l'autorité de leurs propriétaires, se virent confier des fonctions intellectuelles au cours du temps ; on leur accorda la capacité légale de faire certains actes, tout en les laissant dépourvus de droits et d'obligations. Le droit romain, sous l'influence de la philosophie 286 , prit une légère teinture de moralité pour dissimuler des intérêts plus matériels et il reconnut la persona à l'esclave qui la méritait, voire également une qualitas selon son caractère, son attitude et sa fonction 2'. Cependant, c'est comme des choses que les esclaves étaient vendus aux enchères publiques, avec au préalable une annonce 288. En principe, le vendeur devait porter à la connaissance de l'acheteur les maladies et les vices dont ils étaient atteints et qui étaient de nature à en diminuer le prix289 « Les Ediles déclarèrent : ceux qui vendent des esclaves doivent avertir l'acheteur de leurs maladies et de leurs vices, déclarer s'ils sont fuyards, coureurs, s'ils n'ont pas causé quelques dommages ou commis quelques délits, à raison desquels ils puissent encore être poursuivis par l'action noxale. Toutes ces choses doivent être déclarées lors de la vente des esclaves. Si un esclave a été vendu contre la présente disposition ou si on contrevient à ce qui aura été déclaré et promis à cet égard au temps de la vente, il faudra indemniser totalement l'acheteur et nous donnerons action pour que la mancipation soit soumise à la rédhibition. »

l'instrumentum, in M. JACOTA, Les transformations de l'économie romaine pendant les premiers siècles de notre ère et la condition de l'esclave agriculteur, Paris, 1970, p. 381. 85 Parmi les différents contrats qui permettaient de s'approprier un esclave, le vente en représentait 50 %. M. Morabito, Réalités, p. 39. 28 Sénèque, Ep. 47.1 : « Ce sont des esclaves. Non, ce sont des hommes ». 287 D.45.10.15.44. Selon Ulpien, cette qualitas permet d'intenter l'action d'injures au nom de l'esclave et non plus au profit de son maître. 288 Plaute, Menechmes, V, 9. 1159. 289 D.21.1.1.1. Ulpien, lib. 1, ad Ed curul. : « Aiunt aediles : Qui mancipia vendunt

certiores faciant emptores, quid morbi vitiive cuique sit, quis fugitivus errove sit noxave solutus non sit : eademque omnia, cum ea mancipia venibunt, palam recte pronuntianto. Quodsi mancipium adversus ea venisset, sive adversus quod dictum promissumve fuerit cum veniret, fuisset, quod eius praestari oportere dicetur : emptori omnibusque ad quos ea res pertinet iudicium dabimus, ut id mancipium redhibeatur. »

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Anne-Marie Voutyras-Pierre Néanmoins, force est de constater que les vendeurs imaginaient de multiples subterfuges pour dissimuler les maladies et les vices d'esclaves dont ils cherchaient à se débarrasser. Les esclaves pouvaient être vendus en groupe ou individuellement. Dans une vente en groupe, on faisait passer quelques vieillards décharnés au milieu d'esclaves solides pour les travaux. La vente individuelle permettait un examen plus complet de l'esclave, auquel on demandait d'accomplir des épreuves de gymnastique ou de littérature. Térence, qui avait été lui-même vendu comme esclave au sénateur Terentius Lucanus quand il était enfant, a évoqué 290 dans la question de la vie de l'esclave, l'appréciation que portaient les maîtres sur ses qualités et ses défauts. Un héraut, ou le marchand lui-même, vantait ses mérites et déclinait tout ce qu'il savait sur l'esclave, son origine, son nom ; il déployait une habileté commerciale pour le vendre au meilleur prix 291 et n'hésitait pas à recourir aux artifices pour travestir la réalité, donner une apparence, une color, plus flatteuse de l'esclave. Quintillien dénonçait l'habileté des marchands d'esclaves « qui savent donner une apparence de santé et d'embonpoint à des corps qui n'ont ni l'un ni l'autre 92 », duperie relevée également par Pline l'Ancien 293 et Sénèque 294 , révélant la pratique des acheteurs qui consistait à faire mettre l'esclave à nu pour déjouer les supercheries : « Les marchands ont toujours quelque ornement pour dissimuler les défauts qui éloigneraient l'acheteur ; aussi, tout ajustement nous est-il suspect : qu'une jambe, qu'un bras soient enveloppés, nous les faisons découvrir, et voulons voir à nu tout le corps. ». Suétone, par une allusion fallacieuse sur les moeurs d'Auguste, confirma cette pratique :

290

Eunuque, 111.11.476. Lucien , Vies aux enchères, VIII.23.5. 292 Quintillien, Institution oratoire, 11.XV.25 : « qui colorem fuco et uerum robur inani 291

sagina mentiantur, legalis cauillatricem, iustitiae ». Histoire Naturelle, XXXII.47.1 ; XXIV.22.3 ; XXX.13.1 ; XXXI.47.1. Ep. LXXX.9 : « Mangones quidquid est quod displiceat, id aliquo lenocinio abscondunt, itaque ementibus ornamenta ipsa suspecta sunt : siue crus alligatum siue brachium aspiceres, nudari iuberes et ipsum tibi corpus ostendi ». 293 294

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« Les amis d'Auguste le pourvoyaient de femmes mariées et de filles nubiles qu'ils faisaient déshabiller et qu'ils examinaient, comme des esclaves vendus par Toranius. »295 . Cicéron296 rappela que l'acheteur était censé connaître l'état physique et mental de l'esclave qu'il vendait et toute fraude dans la vente, à cet égard, était sanctionnée par l'Edit des Ediles. Le vice de l'esclave ne pouvait être invoqué que si l'acheteur ne le connaissait pas au moment de la vente : « car il est en effet confirmé que l'Edit des Ediles se réfère seulement à de telles maladies et vices que l'acheteur ignorait ou pouvait ignorer »297. La tendance à fuir peut être un vice caché, « vitium fugitivi latens », si elle a été ignorée de l'acheteur, « qui... ignoravit »298. Si le vice était caché, Ulpien déclarait que la rédhibition avait lieu : « ... Tout cela doit être publiquement constaté lors de la vente de l'esclave. Si l'esclave était vendu contre ces dispositions ou contrairement à ce qui avait été déclaré et promis au temps de la vente, sur cette base il faudrait indemniser l'acheteur et toutes les parties intéressées, nous accorderons une action pour contraindre le vendeur à reprendre l'esclave. »299 .

Suétone, Vie des douze Césars, Auguste, XLIX.2 : « condiciones quaesitas per amicos, qui matres familias et adultas aetate uirgines denudarent atque perspicerent, tamquam Toranio mangone uendente. » 2" De Officiis, 3.71. 297 D.21.1.14.10. Ulpianus, lib. 1, ad Sabinus : « Ad eos enim morbos vitiaque pertinere edictum aedilium probandum est, quae quis ignoravit vel ignorare potuit. » 298 D.21.1.55. Papinien, lib. 12 Responsorum. 299 D.21.1.1.Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. Curul. : « eademque omnia, cum ea mancipia venibunt, palam recte pronuntianto. Quodsi mancipium adversus ea venisset, sive adversus quod dictum promissumve fuerit cum veniret, fuisset, quod eius praestari oportere dicetur : emptori omnibusque ad quos ea res pertinet iudicium dabimus, ut id mancipium redhibeatur. » 295

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De l'action estimatoire à l'action rédhibitoire L'action rédhibitoire, créée sous la République, fut complétée par une action estimatoire sous le Principat en révision du prix de vente de l'esclave 30° . Le Digeste nous montre les passions à l'oeuvre sur des esclaves qui semblent se mêler, dans une commune humanité, par le biais de la souffrance psychique, aux autres hommes. Il ne les évoque que pour soulignerqu'ilne s'agit pas d'une pathologie donnant lieu à rédhibition3 1 . Les vitia animi pouvaient être plus difficiles à déceler qu'un vice corporel, lors de la mise en vente de l'esclave sur le marché. Ils n'étaient pris en compte que de manière limitée. Les maladies de l'âme, les défauts de caractère ou temperamenta, sur lesquels les stoïciens avaient longuement disserté, dans l'espoir d'améliorer l'ordinaire humain, étaient ceux sur lesquels l'homme pouvait éventuellement avoir une emprise 302 et qui n'étaient pas de nature à toujours rendre un esclave inutilisable. Les jurisconsultes ayant conçu l'étendue des vitia, véritables stigmates de la misère sur la nature humaine, pensaient qu'il fallait mettre quelques bornes à leur invocation juridique, sous peine de remettre trop souvent en cause les contrats. Il ne fallait pas trop étendre, disait Vivien, la notion de vice de l'esprit3°3 car elle concernait celui dont le défaut était de manquer de sérieux, d'être étourdi, superstitieux, coléreux, toutes personnes qui ne se plieraient pas facilement aux ordres du maître en raison d'une perturbatio animi, un trouble du comportement, appellation assez vaste pour être le réceptacle d'un déséquilibre quelconque. Les passions étaient ainsi trop communes aux hommes pour être prises en considération, à moins que le vendeur ait menti sur elles, et qu'elles revêtissent une D.21.19.5-6. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. On ne peut dire, selon certains auteurs, si les actions rédhibitoires ont été introduites dès l'origine dans l'Edit des Ediles ou plus tardivement, in Mélanges L.-R. Ménager, Histoire institutionnelle et sociale de l'Antiquité, Presses universitaires de Perpignan, 1999, I : De l'esclavage à l'esclavagisme, p. 134-149. En tout état de cause, l'auteur démontre qu'elles existaient en 44 av. n. è., puisque Cicéron les mentionne dans le De Officiis. 301 Ph. COCATRE-ZILGIEN, « La rédhibition de l'esclave pour cause de maladie en droit romain », Revue Générale de Droit médical, Pouvoir, Santé, Société, Oct. 2008, p. 9-81. 302 Ce sont les pertubationes animi décrites par Cicéron dans les Tusculanes, IV, 18. 303 D.21.1.1.9. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. Ulpien reprend les propos de Vivien. 300

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certaine importance 304 Les vitia tels que les débilités modulaient le prix de l'esclave, selon sa capacité de compréhension : .

« Il était réputé débile léger : je l'ai acheté vingt mille Rends-moi l'argent, Garigilien, il a de l'intelligence. •» 305 . Ainsi Ulpien, très pragmatique, faisait la distinction entre l'action rédhibitoire et l'action estimatoire. Il considérait que les vitia n'entrainaient pas la rédhibition mais seulement une actio empti en réfaction de prix 306 , sauf si la gravité du vice corporel atteignait l'esprit de l'esclave : « Sed si vitium corporis usque ad animum penetrat » et « in quo sit animi vitium ex corporis vitio accidit » 307 . C'était le cas d'un esclave qui, sous l'empire de la fièvre s'analysant en un vice corporel, se mettait à délirer, donc endurait aussi un vice de l'esprit, lequel le poussait à courir dans les places publiques. De même pour la morbus : c'est seulement si elle rendait l'esclave inutile308 qu'il y avait lieu à rédhibition, dans le cas contraire il faisait l'objet d'une réduction de prix, selon l'actio ex empto309 . Par exemple, on devait observer la gravité de la fièvre de l'esclave avant de le déclarer malade. Paul compléta ce tableau par le cas de l'esclave furiosus aut lunaticus. Cette fois, sans aucun doute, l'action rédhibitoire était ouverte car l'esclave n'avait plus d'utilité pour l'acheteur. Il était de nulle valeur : « Parfois un esclave devrait être repris même si nous aurions dû faire une action estimatoire, c'est-à-dire en réduction de prix : en effet, s'il est de nulle valeur au point qu'il n'y ait aucun avantage pour le maître à garder un tel esclave comme par exemple s'il était fou ou lunatique, D'où le mot « tale » dans : « si quid sit animum vitium tale ». Martial, Epigrammes, VIII, 13 : « Morio dictes erat : uiginti milibus emi. Redde mihi nummos, Gargiliane : sapit. » 3°6 D.21.1.4. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. cure]. 307 Ibid. 3°9 « Usus et ministerium impediat » D. 21.1.8. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul. 3°9 D.21.1.3. Gaius, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. et D.21.1.4. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. 304

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Anne-Marie Voutyras-Pierre même si une action en estimation aurait dû être instituée, c'était

néanmoins le devoir du juge d'ordonner que le prix fût rendu après la restitution de l'esclave. » L.R. Ménager analyse les vices de l'esprit et du corps comme des tentatives pour l'esclave de se libérer de la contrainte 311 . Il ne s'agissait plus de considérer ces vices de manière marginale, mais comme une psychopathie insupportable, car il fallait que l'esclave acceptât toutes les volontés du maître. Les vices risquaient de porter un préjudice économique au maître. Or, il nous semble, selon une optique un peu différente, que la pathologie mentale n'est pas un acte délibéré pour briser une contrainte sociale ; elle est subie par le sujet qui n'en mesure pas toujours la nature et la gravité. L'essence même de la pathologie mentale est l'incapacité du sujet à avoir une distance suffisante de luimême pour juger de manière critique son état et en être pleinement conscient. Le sujet subit sa maladie plus qu'il ne la dirige. Si les stoïciens avaient prôné, à juste titre, le travail sur soi pour essayer de surmonter les passions, une telle capacité d'emprise du sujet atteint de psychose ou souffrant d'un handicap grave s'avérait plus incertaine. Lorsque les jurisconsultes évoquaient la mélancolie de l'esclave, ou son délire religieux, ses déséquilibres, ils constataient l'existence de vices ou de maladies de l'âme dont souffrait l'esclave comme tout être humain, et qui n'avaient pas été décelés lors de la négociation du contrat de vente. C'était une entrave au bon usage de l'esclave qui, assurément, portait préjudice à l'acheteur. Ces troubles ont toujours existé depuis la haute Antiquité ; la nouveauté résidait dans leur prise en considération et leur formalisation dans un texte juridique. Cela étant, il est indéniable que la pression exercée par les maîtres sur leurs malheureux esclaves a provoqué l'émergence de perturbations psychiques graves. Ceci est une conséquence naturelle de la violence physique et morale exercée sur des êtres humains. Rien ne permet d'affirmer qu'à l'époque où on ne mentionnait pas ces troubles de l'esclave dans un texte, il ait été mieux D.21.1.43.6. Paul, lib. 1, ad Ed Aed. curul. : « Aliquando etiam redhiberi mancipium debebit, licet aestimatoria, id est quanto minoris, agamus : nam si adeo nullius sit pretii, ut ne expediat guidera tale mancipium domini habere, veluti si furiosum aut lunaticum sit, licet aestimatoria actum fuerit, officio tamen iudicis continebitur, ut reddito mancipio pretium recipiatur. » 311 Op .cit., p. 147. 310

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traité en cas de défectuosité. Le fait de laisser errer un esclave dément dont on ne pouvait résoudre la vente constituait-il un meilleur traitement que de le restituer à l'acheteur ? La réponse relève autant de l'éthique que du droit. L'Edit des Ediles nourrissait une défiance envers les marchands d'esclaves fraudeurs ; les jurisconsultes ont multiplié les commentaires pour laisser peu de marge aux actes frauduleux, et cela d'autant plus que l'Edit prévoyait de sanctionner même les cas de fraude, qu'il n'avait pas prévus. Un mensonge sur la qualité de l'esclave voire l'omission de révéler un défaut permettaient à l'acheteur d'agir au titre de l'action rédhibitoire dans les six mois de son achat pour obtenir la résolution du contrat, la remise en état antérieure à la vente et contraindre le vendeur à reprendre l'esclave : « Contre celui qui, de mauvaise foi, a vendu un esclave en violation de ces dispositions, nous donnons une action. »312 , Si le vice de l'esclave n'était pas suffisamment important pour entraîner une résolution de la vente ou si on découvrait en lui des passions qui étaient des caractéristiques trop communes pour donner lieu à la résolution du contrat, l'acheteur avait deux actions à sa disposition : une actio ex empto en indemnité, ou une actio aestimatoria, en révision du prix. Il fallait que l'esclave fût impropre à l'usage pour lequel il avait été acheté 313. L'acheteur essayait donc de traquer le vice ou la maladie de l'esclave. Il nous faut ensuite savoir ce que, pour les Anciens, recouvraient ces termes, appliqués aux esclaves. Qu'est ce qu'un esclave malsain ? -

Nous avons vu, dans le livre 21, que les jurisconsultes ont recherché des critères du malsain ou du non sain. Cependant, appliqués à l'esclave, ils prirent un caractère fonctionnel et cela de manière prédominante. Il faut y voir un infléchissement de la pensée médicale et philosophique. D.21.1.1. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curuL : « si quis adversus ea sciens dolo malo vendidisse dicetur iudicium dabimus. » 313 D.21.1.18. Gaius, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. 312

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Alors que l'étiologie et la recherche des symptômes sont essentielles pour la démarche classificatoire médicale et pour la thérapeutique, nous constatons que les juristes ont orienté leur raisonnement en vue d'une finalité propre à leur science : l'utilité de l'esclave et le sort du contrat. Les juristes ont emprunté ce sens de vitium aux philosophes stoïciens. Pour les jurisconsultes, l'esclave non sain était celui que la maladie empêchait de remplir sa fonction et qui donnait lieu à rédhibition. La recevabilité de l'action rédhibitoire fixait le critère de la santé de l'esclave. Certains textes mentionnent que le sujet n'est pas sain car il n'est pas utile 314 . Pour le juriste, le critère essentiel de validité de la vente, c'était l'utilité fonctionnelle d'un corps ou d'un esprit par rapport à ce qui en était normalement attendu. Dans l'esprit des jurisconsultes, la morbus et le vitium pouvaient empêcher l'usage de l'esclave 315 : « Par conséquent, si le vice ou la maladie est tel qu'il empêche l'usage ou le service de l'homme, cela donnera lieu à la rédhibition, mais il faut se souvenir que toute affection légère ou faute ne peut pas être tenue pour une maladie ou un vice. C'est pourquoi une fièvre légère ou une vieille fièvre quarte qui est sur le point de disparaître [...] peuvent être négligées. Ainsi, nous allons donner des exemples de ceux qui sont malades ou vicieux. ». Aulu-Gelle a perçu que cette préoccupation utilitaire sur l'esclave était le seul critère réel du non sain :

314 D.21.1.10. pr. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul : une mutilation rend un esclave non sain car il est d'une moindre utilité. «... ob eam rem eo minus uti possit non videri sanus ». 315 D.21.1.1.8. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul : « Proinde si quid tale fuerit vitii sive morbi, quod usum ministeriumque hominis impediat, id dabit redhibitioni locum, dummodo meminerimus non utique quodlibet quam levissimum efficere, ut morbosus vitiosusve habeatur. Proinde levis febricula aut vetus quartana quae tamen iam sperni potest [...] contemni enim haec potuerunt. Exempli itaque gratia referamus, qui morbosi vitiosique sunt. » D.21.1.1. Upien lib.1, ad Ed. Aed. curul : « Aiunt aediles : Qui mancipia vendunt certiores faciant emptores, quid morbi vitiive cuique sit. » : « Que ceux qui vendent des esclaves doivent prévenir l'acheteur de leur vice ou de leur maladie. » D.21.1.51. Africanus lib. 4 ex Minicio : « Cum mancipium morbosum vel vitiosum servus emat. » : «Dans le cas d'un esclave qui en achète un autre malade ou vicieux. »

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« J'ai présenté les propos de Massurius Sabinus : "le fou, le muet, celui qui a un membre brisé ou mutilé, celui qui est atteint d'un handicap qui le rend moins apte au service qui lui est demandé, sont des malades. Celui qui a la vue courte n'est pas considéré plus malsain que celui qui marche avec difficulté" »316. Les jurisconsultes ont énuméré des cas nombreux de malades et de vicieux afin de fournir une réponse à l'acheteur qui se déclarait lésé par le contrat. La morbus obéissait au critère d'utilité : « la maladie est l'état d'un corps contraire à la nature qui le rend moins propre à remplir les fonctions pour lesquelles la nature l'avait fait »317. C'est ce qui fit écrire à Ulpien qu'un eunuque 318 qui ne pouvait engendrer, morbosus est319 . Ce critère d'utilité est invoqué dans le livre 21 pour des pathologies très diverses. A propos de la maladie mentale dont souffrait l'esclave ou la débilité32° : « S'il est tellement délirant ou débile que l'on ne puisse en tirer aucun usage, il doit être regardé comme défectueux. ». Le morio (ito.)poç) était dans les connotations anciennes un bouffon, un imbécile321 , ce que nous exprimons, de nos jours, par déficience, mais cela pouvait être aussi un monstre, une personne contrefaite 322 qui était

Aulu-Gelle, Les Nuits Attiques, IV-2, 15 : « Verba Masuri Sabini apposui ex libro iuris ciuilis secundo : Furiosus mutusue cuiue quod membrum lacerum laesumue est aut obest, quo ipse minus aptus sit, morbosi sunt. Qui natura longe minus uidet tam sanus est quam qui tardius currit. » 317 D.21.1.1.7. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul : « morbum... habitum cujusque corporis contra naturam qui usum ejus ad id facit deteriorern, cujus causa natura nobis ejus corporis sanitatem dedit. » 318 spado : eunuque ou esclave mutilé. 319 D.21.1.7. Ulpien, lib. 11, ad Sabinum : à mettre en relation avec le fragment précédent, D. 21.1.6.2, Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed.curul : si l'esclave mutilé peut engendrer, il est sain. 320 D.21.1.4.3. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed.curul : « si ita fatuum vel morionem vendiderit, ut in eo usus nullus sit, videri vitium. » 321 Pline, Ep. 9, 17, 1. 322 Mart. 6.39.17. 316

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contra natura. Les maladies mentales rendaient l'esclave inutile, sans préciser autrement qu'il était morbosus323 .

Ulpien plaça sur le même plan morbus et vitium : « qui morbi vitiique cuique sit »324 et « non utique muodlibet quam levissimum efficere ut morbosus vitiosusve habeatur »3 Cette équation ne voulait pas dire que pour Ulpien morbus et vitium fussent de même nature, mais que leur effet sur le contrat pouvait être identique, s'il avait un caractère invalidant pour l'esclave. Le critère de la fonctionnalité évoquait la notion contemporaine de handicap mental, sous réserve, naturellement, des différences considérables tenant à l'évolution de la science. Le handicap est, de nos jours, considéré comme une déficience physique ou mentale, rendant le sujet incapable de s'adapter ou, tout au moins, limitant ses possibilités d'adaptation, sans pour autant que la santé soit nécessairement atteinte 326 . Les Anciens avaient ressenti cette différence entre la pathologie et la faiblesse de l'être constitutive d'une inadaptation fonctionnelle. .

Le Corpus du livre 21 offre une ample démonstration de cette importance de l'utilité comme critère du sain et du non-sain, ainsi l'esclave y est comparé au cheval, et à la bête de somme dont les vices cachés peuvent conduire également à la rédhibition 327 . Les motifs de l'Edit32 ainsi que les règles 329 qu'il prévoit sont les mêmes pour les 323 D.21.1.6.1. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul : à propos d'une dartre ; D.21.1.14. pr. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul: à propos de l'esclave qui accouche d'enfants morts. Une esclave stérile est improductive, donc elle n'est pas saine. 324 D.21.1.1.1. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curuL : « qu'ils soient malades ou vicieux ». 325 D.21.1.1.8. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul : « ... non utique quodlibet quam levissimum efficere, ut morbosus vitiosusve habeatur » ... il ne doit pas être tenu pour malade ou vicieux dans tous les cas même les plus légers ») ; D.21.1.1.6. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curuL : « si intelligatur vitium morbusque mancipii » (« si le vice ou la maladie de l'esclave a été compris ») ou encore : D.21.1.4.3. Ulpien, lib. 1, ad Ed.

Aed. curul : « viril morbique ». 326 Dictionnaire de médecine, sous la coord. de S. KERNBAUM, Flammarion, p. 401. 327 D.21.38.2. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul. Le fragment 38 relatif au cheval reprend

les termes du premier fragment sur les maladies et les vices cachés pouvant donner lieu à rédhibition. 328 D.21.38.2. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curuL : « Causa autem huius edicti eadem est, quae mancipiorum redhibendorum ».

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esclaves et pour les animaux. Les vices et les maladies de l'animal le faisaient considérer comme défectueux, « exemplo mancipiorum »33°. L'expression souligne que l'esclave était une sorte de référence pour les ventes d'animaux. Un cheval vicieux a une humeur tellement mauvaise qu'il ne peut pas être attelé ; il se révèle impropre à l'usage, rejoignant le cas de l'esclave vicieux ou malade 331 .

B) Portée de la finalité utilitaire sur le sens de la pathologie La pratique médicale et celle des juristes avaient leur finalité propre. Les médecins avaient une double optique dans leur approche de la maladie : celle de poser un diagnostic et celle d'établir un pronostic. Le diagnostic médical consiste à faire le lien entre la réalité observée sur un cas concret et la doctrine nosologique. Le pronostic envisage l'évolution de la pathologie : « Le but des Epidémies I et III est d'apprendre aux médecins à former un pronostic correct, permettant une thérapeutique appropriée, en leur montrant comment tenir compte des divers éléments qui s'offrent à eux, comment mettre en rapport les habitudes du patient, les symptômes qu'il présente, la maladie, le climat... En réalité, comme le suggèrent de nombreux indices, l'orientation des Epidémies I et III est nettement pronostique ; elles permettent à Hippocrate de montrer à quelles maladies peut et doit s'attendre le médecin, dans quelles conditions atmosphériques et avec quelle régularité ces maladies se produisent. Seule, cette interprétation rend compte du caractère spécifique de la médecine hippocratique, pour laquelle le pronostic tient une place

D.21.38.3. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul. : « Et fere eadem sunt in his, quae in mancipiis, quod ad morbum vitiumve attinet ». 339 D.21.38.10. Ulpien, lib.1, ad Ed. Aed. curul. « Non tantum autem ob morbum vitiumve redhibitio locum habebit in iumentis, verum etiam si contra dictum promissumve, erit locus redhibitioni exemplo mancipiorum. » . « Il y aura lieu à rédhibition pour les chevaux en raison de leurs défauts ou maladies, mais encore s'ils ne sont pas comme ce qui a été déclaré ou promis, à l'exemple des esclaves ». 331 D.21.1.8. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul. : « si quid tale fuerit vitii sive morbi, quod usum ministeriumque hominis impediat. » Dans le même sens, D.21.1.9.3. 329

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déterminante, alors que le diagnostique proprement dit, tel que le conçoivent les Modernes, n'est pas utilisé. » 32 . M. Grmek réfute cette idée partagée par O. Temkin et d'autres philologues pour démontrer que le diagnostic est inclus dans le pronostic. Le pronostic avait une utilité sociale et à la fois une logique médicale permettant de déceler dans une réalité nosologique complexe des régularités typologiques. Cette spécificité de la démarche retentit sur l'expression médicale et juridique : alors que les médecins parlaient de la mélancolie, de la manie, c'est-à-dire de maladies qui avaient reçu une conceptualisation à l'époque hellénistique, nous remarquons que les jurisconsultes ont dressé des archétypes : les mélancolici, le bacchatus, le fanaticus, le morio, le fatuus, le balbus, le mutus, le surdus, les timidi, cupidi, avari, iracundi, fugitivi, vinarios. C'étaient des figures, des types humains qui servaient de référence au juriste afin d'appliquer en l'occurrence les règles d'annulation du contrat. Nulle part dans le livre 21 n'était précisée l'instance qui déclarait la pathologie dont souffrait l'esclave. Il y a tout lieu de penser que l'on faisait appel au bon sens des parties et du juge pour effectuer les distinctions entre ces archétypes qui étaient assez sommaires. En revanche, la difficulté devenait beaucoup plus grande quand il fallait analyser des cas limites, par exemple déclarer qu'un fugitivus était saisi d'une pulsion irrépressible de partir, d'une passion ou d'une maladie mentale. Le sort du contrat en dépendait. Allait-on demander l'expertise d'un médecin ? Là-dessus, le silence des textes demeure. En revanche, Platon nous révèle que l'on faisait appel, en de tels cas, à l'expertise de médecins333 .

332 M. VUST-MUSSARD, « Remarques sur les livres I et III des Epidémies. Les histoires de maladie et le pronostic », Etudes de Lettres, Lausanne, sér.3, vol.3, 1970, p. 67-69, in M. GRMEK, op. cit., p. 421. 333 Platon, Les Lois, XI, 916 A- B, op. cit.

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La seule indication fournie par le Digeste consistait à relever des symptômes qui n'avaient pu être fixés que par les médecins ou les philosophes et entérinés par les juristes 334 : « Là où le vice ou la maladie de l'esclave est apparent, comme cela est fréquemment le cas, là où les vices sont manifestes, d'après certains signes, on peut dire que l'Edit cesse d'être appliqué. Ces dispositions devraient être prises pour empêcher qu'un acheteur ne soit pas déçu. ». Par signis, il faut entendre les symptômes que l'on pouvait percevoir des vices ou maladies. Cette perceptibilité rendait les symptômes apparents et, ainsi, on ne pouvait pas soutenir qu'il y avait eu dissimulation de nature à faire appliquer la garantie des vices cachés selon l'Edit. La maladie comme le handicap 335 sont évolutifs, selon l'âge du patient. Ulpien apporta des précisions sur le vice et la maladie mettant l'esclave dans l'incapacité de rendre le service qui en était attendu. Ils devaient atteindre une certaine gravité pour être invalidants. S'ils étaient légers, ils n'étaient pas pris en compte pour l'action rédhibitoire. Les vices de l'âme étaient énumérés par les jurisconsultes sans synthèse précise. La maladie était définie, mais on a parfois des difficultés à distinguer ce qui la différenciait du vice. On a le sentiment que les jurisconsultes ont voulu prévoir toutes les hypothèses possibles de contestation de la vente et y fournir par avance une réponse. Nous constatons que les Anciens ont fait porter leur réflexion sur la question centrale de la maladie et du handicap qui soulève, de nos jours, de grands débats, tant dans le milieu médical que juridique. Même si les Anciens ne conceptualisèrent pas ces états dans une synthèse cohérente, ils en relevèrent la distinction et l'importance. Les professionnels de la santé parviennent difficilement au XXI' siècle à mettre en place les critères du handicap qui a connu un champ très extensif autour de l'incapacité d'un individu à s'adapter à ce qui est attendu de lui. Ainsi l'aveugle, le sourd, le muet sont dans notre société des handicapés. Celui D.21.1.1.6. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. : « Si intelligatur vitium morbusve mancipii ut plerumque signis quibusdam soient demonstrare vitia, potest dici edictum cessare : hoc enim tantum intuendum est, ne emptor decipiatur. » 334

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Il en va ainsi des traumatismes subis à la suite d'accidents.

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qui, mentalement, est incapable de pourvoir à ses affaires, par une sorte d'incurie chronique, une déficience sévère, ou moyenne, souffre-t-il d'une maladie mentale ou d'un handicap ? Le caractère évolutif, critère retenu par les Anciens, leur semblait plus facile à percevoir au sein même des maladies, qu'entre celles-ci et les handicaps. Parmi les maladies, les médecins grecs avaient opéré une répartition entre maladies aiguës à évolution rapide, souvent d'origine toxico-infectieuse, et maladies chroniques 336 . Ils ont éprouvé plus de difficultés pour concevoir, de manière unanime, le caractère évolutif des handicaps, ceux-ci étant en apparence plus statiques que ne le sont les maladies. La référence à l'étiologie comme critère classificatoire n'offre pas toujours une rationalité très claire. A une même étiologie peuvent correspondre des tableaux cliniques divers et, à l'inverse, à un tableau clinique unique peuvent correspondre plusieurs étiologies. Ainsi, dans le cas de la déficience mentale, il y a une échelle de gravité croissante de la déficience faible à moyenne, puis sévère ou majeure, qui pourrait faire penser, en apparence, à une étiologie commune. Or, la déficience faible peut être constitutive, c'est-à-dire résulter d'une carence sur le plan génétique. La déficience sévère ou majeure peut-être le résultat d'un accident durant la grossesse de la mère ou lors de l'accouchement. Ainsi, l'étiologie se révèle différente. De l'élément constitutif à l'élément accidentel ou lié à une évolution organique, il y a des pathologies de nature différente. Il n'en allait pas de même pour la problématique soulevée par les Anciens sur le passage de la passion exacerbée à la folie. Dans cette invétération, les Anciens concevaient une échelle de gravité croissante de la maladie, et non pas des pathologies de nature différente.

336 Hippocrate, Du régime des maladies aiguës, Paris, Les Belles-Lettres, 1972 ; Caelius Aurelianus, Maladies aiguës, maladies chroniques, University, Chicago Press, 1950.

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Folie et passions de l'esclave romain C) Les pathologies révélatrices de la conception romaine sur l'esclave Les souffrances psychiques, les maladies mentales, les faiblesses, passions ou péchés reliaient tous les hommes, libres et esclaves, estompaient les distinctions sociales comme de pâles identités face à la misère commune de la nature humaine. L'esclave était avant tout un corps, doté d'une fonctionnalité, cependant les Anciens se sont interrogés sur les relations entre son corps et son esprit. L' humanitas de l'esclave le rapprochait de l'homme libre, son utilitas appréciée par sa santé mentale et corporelle l'en éloignait. Ainsi, le sujet mis en esclavage, quoique étant statutairement une chose, res, n'en était pas moins considéré comme un homme, homo. A cet égard, Caton s'était exclamé : « lorsque tu achètes des serviteurs pour ton usage privé, quoique esclaves, souviens-toi qu'ils sont des hommes »3' 7 . Homo est une créature raisonnable338, par opposition à la fera bestia, la bête fauve, « un homme digne de ce nom »339 ou, au contraire, un être sujet à l'erreur 34°. Ainsi, Ulpien parlait de l'usage et du service que l'on attendait de l'esclave : « usum ministeriumque hominis »341 Pour les animaux, il employait les termes « usus, utilitas », ainsi le mulus castratus n'en est pas moins considéré comme utilitate342 . L'utilité était donc requise des esclaves comme des animaux. .

Ad (ilium, IV, 44, « Quum famulos fueris proprios mercatus in usus, ut servos dicas, homines tamen esse memento. » 338 M. MORABITO, Réalités, p. 129, relevait que Homo était plus usité que servus et désignait l'esclave, objet de droit. Cette application le surprenait car homo concernait aussi l'homme libre ; il y voyait sans doute un phénomène compensatoire par rapport à servus, qui désignait principalement l'agent de droit. 339 Cicéron, Att. 4, 15, 2 in A. ERNOUT et A. MEILLET, Dict. étym. op.cit., p. 297 : « si vis homo esse. » 340 « Possum fallu ut homo », Cicéron, Att. 13, 21, 2. 341 D.21.1.8. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. On sait par le mot ministerium que l'esclave a des fonctions domestiques. Il a ce sens chez Ulpien. D.40.9.12.1 et chez Papinien. D.40.4. 51.1, et un sens plus large de service chez Africain. D.41.1.40, cit. M. MORABITO, op.cit., p. 85. 342 D.21.1.38.7. Ulpien, lib. 1 ad Ed. Aed. curul. 337

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Reconnaissance de l' humanitas de l'esclave.

Malgré la dure condition de la majorité des esclaves, il est frappant que, par la folie et les passions, des liens se soient noués entre l'esclave et l'humanité. L' humanitas, ce terme romain, n'a pas de traduction équivalente en grec, si ce n'est une pluralité de mots comme filantropia, oikeiosis343 . Néanmoins, ce qui constitue humanitas avait été conçu par les Grecs comme un état qui résulte de l'éducation du corps et de l'esprit344 , à tel point que Varron et Cicéron traduisirent paideai par humanitas345 . Ce fut également une notion éthique où la philosophie stoïcienne 346 s'attacha à rendre sa dignité à l'homme, ce qui conduisit à une atténuation de la rigueur du droit dont certains esclaves, selon les circonstances, purent bénéficier. Ainsi, Gaius donna une option de poursuivre par une action criminelle celui qui avait tué l'esclave, ou d'intenter une action pour dommage 347 ; il approuva l'Empereur Antonin de sanctionner le maître qui tue son esclave sans motif ou qui use d'une trop grande rigueur à son égard 348 . A l'esclave fugueur fut accordé, nous l'avons vu, le droit d'asile. Dans le même courant, la pietas reconnue à l'esclave exprimait son humanitas et l'affection que tout homme avait envers les siens. Elle faisait également partie des sentiments que nourrissait l'esclave vis-à-vis de sa famille. Certes, Ulpien ne parlait pas de l'officium qui était la notion de devoir que le citoyen avait envers les siens, mais de rationem. Il ajoutait que c'était faire offense, offensam, à cette raison que d'y contrevenir : « Il arrive souvent qu'à cause d'esclaves malades, des esclaves qui sont non malades soient aussi renvoyés s'ils ne peuvent pas être séparés sans grand inconvénient ou sans offenser des raisons d'affection. En effet, que se passe-t-il si un acheteur préférait retenir un fils et F. SCHULZ, Prinzipien des Rômischen Rechts, München, 1934, p. 128 ; traduit en Principles of Roman Law, Oxford, 1936. 344 E. ZELLER, Die Philosophie der Griechen, Leipzig, 1923, p. 294. 345 H.-I. MARROU, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, le monde grec, Paris, 1964, p. 152. 348 M. POHLENZ, Die Stoa, Geschichte einer geistigen Bewegung, Güttingen, 1970, p. 82. Gaius, Inst., 3. 213. 348 Ibid., 1.53.

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retourner les parents ou l'inverse ? Il est nécessaire d'observer la même règle en référence aux frères et aux esclaves unis dans le mariage. »349 . Les premières occurrences du terme Humanitas dans la Rhétorique à Herrenius35° et dans Pro QuinctiO351 de Cicéron y exprimaient le sentiment de l'appartenance au genre humain, la conscience d'une fraternité qui conduisait à la bienveillance 352 . A la fin de la République, le mot humanitas prit le sens de culture et de civilisation, qui enrichissent l'esprit humain353. Les bienfaits de la civilisation se concentrèrent dans la notion d'humanitas354 . Cicéron, dans le Pro Flaco, rendit hommage à Athènes qui a apporté ces bienfaits par le savoir, les lois, la justice et une nouvelle manière de se conduire : « Voici les députés d'Athènes où l'on croit que la civilisation, les sciences, la religion, l'agriculture, lajustice, les lois, ont pris naissance pour se répandre sur toute la terre. »353 . Cependant, l'usage de humanitas dans l'Antiquité peut aussi nous apparaître surprenant par son ambiguité. Ainsi, une pratique de prix justes dans les ventes d'esclaves destinés à la gladiature relevait de D.21.1.35. Ulpien, lib. 1, ad Ed. Aed. curul : « Plerumque propter morbosa mancipia etiam non morbosa redhibentur, si separari non possint sine magno incommodo vel ad pietatis rationem offensam. Quid enim, si filio retento parentes redhibere maluerint vel contra ? Quod et in fratribus et in personas contubernio Bibi coniunctas observari oportet. » 3e Rhétorique à Herrenius, 351 A. NOVARA, Les idées romaines sur le progrès d'après les écrivains de la République, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 168. Pro Quinctio, oeuvre de 81 av. n. è. 352 Cornifici, Rhetorica ad Herrenium, introduzione, testo critico, commento, Bologne, 1969, p. 12 ; P. DE LABRIOLLE, « Pour l'histoire du mot « humanité », in Les Humanités, VIII, 1931-1932, p. 424, G. BOISSIER, « Comment les Romains ont connu l'humanité », Revue des deux mondes, 1906, t. 36, p. 762-779 et 1907, t. 37, p. 82-116. 353 A. NOVARA, Idées, p. 169. Cicéron dans le Pro Roscio Amerino met en relation humanitas avec litterae : F. BECKMANN, Humanitas. Ursprung und Idee, Münster, 1952. Cicéron met aussi en relation humanitas et urbanitas : E. FRANK, De vocis urbanitas apud Ciceronem ui atque usu, Berlin, 1932, p. 27. 354 L. PERELLI, Antologia della letteraturas latin, Turin, 1971, p. 111. 355 Cicéron, Pro Flaco, XXVI, 62 : « adsunt Athenienses unde humanitas, doctrina, religio, fruges, Tura, leges ortae atque in omnis terras distributae putantur. » Tr. A. BOULANGER, Cicéron, Discours, Les Belles-Lettres, Paris, 1966, t. XII. 349

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Anne-Marie Voutyras-Pierre humanitas. Marc-Aurèle fit adopter un projet de loi par le Sénat qui épargnait la fortune des mécènes, obligés de financer les combats de gladiateurs et dont le coût était considérable. Le mécénat devenant trop lourd, l'Etat réduisit le prix de vente autorisé. Un sénateur s'exclamait que désormais les marchands de chair humaine la vendraient à des prix plus humains, il envisageait le juste prix qui ne découragerait pas les mécènes de donner les spectacles pour le peuple 356 . Le paradoxe de cette humanitas fut d'entretenir la poursuite des combats qui nous semblent inhumains.

C'est encore par cette notion d'équilibre que l'on peut comprendre les propos de Pline le Jeune qui, tout en témoignant son humanitas pour ses esclaves, déclarait à plusieurs reprises qu'un maître ne devait pas être trop indulgent envers eux 357 . D'autre part, humanitas à Rome ne signifiait pas comme pour nous un engagement militant, consécutif à la reconnaissance d'un principe humanitaire. Tout homme de culture à Rome, sans être philosophe, devait être plein d' humanitas. C'est elle qui fit approuver à Cicéron la destruction de Carthage parce que c'était une cité rebelle. L' humanitas était une conception élitiste de l'attention portée aux choses de ce monde, faite de connaissance lucide des faiblesses de l'homme et de détachement, sans prosélytisme, sans visée de changer le monde. Elle proposait des préceptes de vie saine à qui volontairement acceptait d'y adhérer 358 . C'est ce sens que l'on retrouve, lorsque Paul déclara que les édiles avaient avec raison défendu qu'un esclave fût considéré comme l'accessoire d'une chose de moindre valeur que lui, ce qui était fait suivant Pédius par honneur pour l'humanité 356 .

Marc-Aurèle, Table d'Italica, CIL II, suppl. 6278, senatus-consulte pour la diminution du prix des gladiateurs. H. DESSAU, Inscr. Latinae selectae, 5163. J.H. OLIVER et R. PALMER, « Minutes of an act in the roman senate », Hesperia 24, 1955, p. 320 49 ; G. VILLE, La gladiature en Occident des origines à Domitien, Ecole française de Rome, 1981, p. 275 in P. VEYNE, L'empire gréco romain, Paris, 2005, p. 569. 357 Pline le Jeune, Ep. 8, 16, 3. 358 P. VEYNE, L ' empire, p. 571. 359 D.21.1.44. Paulus, lib. 2, ad Ed. Aed. curul : « Iustissime aediles noluerunt hominem ei rei quae minoris esset accedere,... ut ait Pedius, propter dignitatem hominem. » 356

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La conquête romaine a conduit à mettre en esclavage des citoyens grecs de grande culture qui ont servi les Romains, d'où l'ambiguïté des relations de maître à esclave qui pouvait laisser éclater la supériorité intellectuelle de l'esclave sur le maître. Ceci a entraîné une disparité de traitement des esclaves. Cependant, la reconnaissance de l' humanitas des esclaves n'a guère amélioré leur condition en l'absence de changement de la logique économique. De plus, la notion de statut social était si fortement ancrée chez les Anciens qu'elle leur fermait l'accès aux solutions rationnelles auxquelles conduisait le constat de humanitas. Au contraire, les Romains se sont efforcés de diminuer l' humanitas qu'ils trouvaient inéluctablement dans les esclaves pour les faire entrer de force dans le statut de choses, auquel leur corps se prêtait. Ainsi, la cruauté des châtiments coporels36° , le mépris que représente l'exploitation sexuelle des esclaves36 avaient pour but de les déshumaniser. Les sources nous renseignent sur la conscience qu'avaient les penseurs de l'ancien monde de l'ambiguïté de l'esclavage sans qu'elle ait pour autant produit des doutes ou des sentiments de culpabilité chez les maîtres362 . Les références à l'esclavage comme phénomène contre nature (contra naturam) en donnent une preuve suffisante, car elle n'a pas entraîné de conséquence sur la vie réelle des esclaves 363. Finley critique Richter d'avoir attribué à Sénèque et à Pline le rôle de fondateur de notre système de valeurs avec humanitas. Leur conception de humanitas renforçait l'institution plus qu'elle ne contribuait à la changer. C'est progressivement, dans le cadre des relations personnelles que l'esclave pouvait entretenir avec son maître, que l'idée d'humanitas a pu apporter une aide à des esclaves. Ainsi, Pline le Jeune qui se targuait de son 360

M. FINLEY, Esclavage antique et idéologie moderne, Paris, 1979, p. 127.

361

Ibid., p. 132.

COLOGNESI CAPOGROSSI, « Il campo semantico della schiavitu nella cultura latina del terzo e del secondo secolo a.c. », Studi storici, 1978, XVIII, p. 725: il suggère que mancipium en vint à être un synomyme précoce de servus, parce qu'un esclave est la seule res mancipi qui ne soit pas un objet « naturel », à la différence de la terre d'une maison ou d'un boeuf ; F. CALABI, « Despotes e technites. Definizioni essenziali e definizioni funzionali nella politica di Aristotele », Quaderni di storia, IX, 109-34. 363 P. MILANI, La schiavitu nel pensiero politico : dai Greci al Basso Medio Evo, Milan, 1972 ; E. LEVY, « Natural Law in Roman Thought », SDHI, 15 (1949), p. 1-23. M. MODRZEJEWSKI estime que cette classification est issue de la rhétorique antique « aut nascuntur aut fiant », op.cit. 362

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Anne-Marie Voutyras-Pierre

humanitas était aussi partisan de sanctionner toute la famille de l'esclave qui avait tué son maître 364 . Constantin, _par deux fois, protégea des maîtres qui avaient battu leurs esclaves 5 . De plus, il semble que l' humanitas au sens de enre humain a été initiée par les penseurs antérieurs au christianisme' 66 . Cependant, force est de constater que dans l'Eglise, cette idée est demeurée un thème qui n'a guère reçu d'application au plan social, et qu'au contraire les sociétés chrétiennes ont été très hiérarchisées. L'égalité spirituelle des hommes face à Dieu y revêtait un caractère essentiel, tandis que l'égalité terrestre y était d'importance secondaire. Quoi qu'il en soit, l'humanitas n'influença la vie des hommes que dans un avenir lointain. C'est plus par la notion de caritas que le christianisme a porté son attention sur les hommes, mais pour les conduire, sous l'Empire, par une pensée unique 367 , vers un système dogmatique, monolithique. A l'occasion des perturbationes animi qui viciaient le contrat de vente des esclaves et qui étaient le réceptacle d'une palette étendue de troubles, allant des passions à la maladie mentale, les jurisconsultes ont rapproché l'esclave de l' humanitas. Il est singulier que la folie et les passions, la souffrance psychique, soient précisément le lieu où se sont rencontrés hommes libres et esclaves. Encore fallait-il qu'elle fût reconnue comme existant en soi et dans l'autre. A cet égard, le cheminement de la pensée 364

Ep. 8.16.

C.Th. 9.12.1.2 sans qu'il y ait d'enquête pour rechercher le motif de cette mise à mort. 366 GAUDEMET, « La personne, droit et morale au Bas-Empire », in Droit et Société aux derniers siècles de l'Empire romain, Naples 1992, p. 70 : « c'est avec Minucius Félix que pour la première fois humanitas est employé pour désigner le genre humain ». De même, à propos de l'égalité entre les hommes, l'auteur dit, p. 71, que c'est un grand thème de la littérature chrétienne, tous les hommes sont enfants de Dieu et donc frères. Il souligne que l'égalité entre les hommes n'avait pas été celle de la Cité antique qui s'enfermait dans les étroites frontières de la citoyenneté : « certes des philosophes avaient su franchir ces étroites frontières disant l'égalité foncière entre les hommes, leur fraternité en s'ouvrant à l'ensemble du monde. Mais il s'agissait de doctrines minoritaires, révolutionnaires aux yeux de beaucoup, parce qu'elles menaçaient le cadre civique. » Dans le même sens, H. WALLON, Histoire de l'esclavage dans l'Antiquité, Paris, rééd. 1988. Cependant, ce n'est pas parce que ces doctrines étaient minoritaires qu'elles n'étaient pas pour autant initiatrices dans l'histoire des idées. 365

T.

P. ATHANASSIADI, Vers la pensée unique, La montée de l'intolérance dans l'Antiquité tardive, Paris, Les Belles-Lettres, 2010.

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Folie et passions de l'esclave romain

grecque, philosophique et littéraire, poursuivait sa course en milieu romain. 2)

Prédominance de l' utilitas de l'esclave

En l'occurrence, il n'était pas question de mettre en oeuvre les recommandations stoïciennes pour vaincre la maladie de l'âme, ni les prescriptions médicales d'un Celse pour le traitement des troubles mentaux. En effet, une chose est de reconnaître un état pathologique, une autre est de vouloir y porter remède. Il peut y avoir dans les mentalités une césure complète entre le constat du trouble et la suite que l'on veut réserver au sort de l'individu. Ceci relève d'un choix philosophique et surtout de l'existence d'un système juridique qui prévoit de tirer les conséquences de la reconnaissance d'un caractère humain, d'établir un statut de la personne. Or, après avoir examiné l'état mental de l'esclave, on concluait sur le sort du contrat. Il y a tout lieu de penser qu'un esclave qui devenait dément était, le plus souvent, abandonné dans la rue ou bien pouvait être lynché : c'est ce qui ressort de la proposition de Platon de frapper d'une lourde amende le maître qui négligeait de s'occuper de son esclave devenu fou. Le texte nous laisse entrevoir que les familles cherchaient aussi à se débarasser d'un de leur membre devenu fou et peut être encombrant s'il était très agité, voire dangereux. Quoique libre, il partageait alors, par l'abandon, le sort de l'esclave : « Un homme atteint de folie ne doit plus paraître dans la cité ; ses proches devront en tout cas le confiner à la maison en le surveillant du mieux qu'ils pourront, sinon ils paieront une amende de cent drachmes s'ils sont citoyens du premier cens, que le fou mal surveillé soit esclave ou libre ; quatre cinquième de mine s'ils sont du second ; trois s'ils sont du troisième, deux du quatrième. »368 . 368

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