De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle 290564253X, 9782905642530

Le "livre rouge" de la pédagogie institutionnelle frappe l'imagination. L'institutionnel va désormai

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French Pages 768 [802] Year 2000

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Table of contents :
Préface .................................................................................... 7
Le nous de ce livre ................................................................. 11
1967-1970 ................................................................................... 13
1. Mémoires d’un âne ............................................................... 49
A. Inexpérience (1939-1949) ......................................... 50
B.
Une classe insolite. Techniques Freinet et discipline coopérative dans un cours élémentaire urbain de
40 élèves (1949-1954) .............................................. 76
C. La classe spéciale .................................................... 174
2. Charlie et les techniques Freinet .................................... 231
A. Charlie ........................................................................ 232
B. ... et les techniques Freinet : le journal .............. 264
C.
Trois mois de correspondance Nanterre-Lausanne 307
3.
De quelques institutions dans la classe coopérative .... 337
A. La classe où rien ne va plus ................................ 342
B. Organisation .............................................................. 379
C. Des Conseils de coopérative .................................. 420
D. Le Conseil .................................................................. 463
4.
Groupes, tensions, conflits : la sociométrie à l’école? . . 513
A.
Un outil utilisable: le sociogramme-express .... 513
B.
Une classe à Nanterre. Commentaire des socio-
grammes du 19 décembre 1963 ............................ 530
C.
A travers quatre sociogrammes, dynamique des
groupes dans une classe de perfectionnement (novembre 1966-mars 1968) ........................................ 540
5. Sept enfants parlent .......................................................... 565
Pourquoi des monographies ? ...................................... 566
A. Monique au Conseil .............................................. 574
B. Luigi et Ahmed ...................................................... 582
C. Mohamed le berger .................................................. 604
D. Guillaume et les oreilles d’âne ............................ 620
E. Simone et le bohémien ............................................ 626
F. Gégène d’Ivry .......................................................... 635
G. Pauv’ Thérèse .......................................................... 653
6. Vers une pédagogie du XXe siècle.................................. 673
Les Cro-Magnon de la pédagogie ............................ 679
Notions utilisables ........................................................ 681
Le problème majeur a été esquivé .............................. 687
Annexes .................................................................................... 695
1. Un projet réalisable : le Complexe éducatif expérimental ................................................................. 695
2. Pédagogie institutionnelle et pays neufs .............. 725
3. Quelques textes anciens ......................................... 751
4. Livres utiles ................................................................ 760
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De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle
 290564253X, 9782905642530

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aïda vasquez fernand oury

de la

classe coopérative à la pédagogie institutionnelle

de la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle

aïda vasquez fernand oury

de la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle préface de jean oury

lllatrice

Préface Il y a là quelque chose qui peut être utile; utile à ceux qui ne savent rien. Ce livre s’interdit peut-être de lui-même, par luimême, à ceux qui savent, je veux dire à ceux qui croient savoir sur le Savoir. Il y a là de l’étoffe; trame qu’il faut suivre fil à fil pour retisser un monde toujours précaire dans son essence, celui d'être, toujours, juste le lendemain du Déluge. Venir ici sans cui­ rasse ni panoplie. Marcher sans bruit dans les sentiers pour se surprendre, au-delà de toute apparence, de ce qui cherche encore à vivre, de ce qui insiste au niveau d’une émergence qu’on ne souhaitait même plus trouver. Pédagogie, Psychologie : forteresses faites de boue imaginaire, de nuages de peurs séculaires; il nous faut les contourner, passer outre, les ranger dans les accessoires de cauchemar d’une civilisation qui n’en finit pas de s’avilir. Mais loin de nous l’intention de présenter ce livre comme la voie de la pureté, du salut, le chemin qu’il faut suivre pour... Il nous parait comme un entrelacs de traces multiples, de lignes plus ou moins interrompues, d’expériences partielles, d’interpré­ tations parfois hasardeuses. Il est l’exposé d’une théorie : celle qui s’efforce de ne pas s’engluer dans une rêverie totalisante, non pas en restant, comme on dit. près des « faits », mais en tissant le fait lui-mêine dans une suite d’événements; histoire de quelqu’un en prise directe avec une matière, combien subtile et fragile, matière qu’on ose à peine nommer étant donné l’adultération de tous les mots qui voulaient la désigner : l’école, dans le sens non pas de « faire l'école », mais plutôt de « faire école ». Histoire donc de quelqu’un qui a voulu continuer de « faire école » dans ces grands monuments extraordinaires, pétris de bonnes intentions et de traditions redoutables, que sont

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les établissements scolaires. Itinéraire non pas a personnel », mais récit de ce qui reste de collusions diverses, d’articulations besogneuses, d’entêtements audacieux. Histoire d’histoires qui trace une diachronie bien utile pour mieux situer ce qu’on appelle ici les «monographies », scènes concrètes qu’on pour­ rait désigner d’une paraphrase : « Psycho-pédagogie de la vie quotidienne ». Il ne s’agit pas tellement de présenter ce livre; il se suffit bien à lui-même. Il se tient tel qu’il est. Nous n’avons pas non plus la prétention de l’authentifier, de le « labelliser ». Il est recueil d’expérience et de vie. Par moments, il est hérissé de défenses, de provocations un peu polémiques. Ce n’est là que mal d’épo­ que. Nous vivons dans un monde de la sérialité où chaque chose, d’elle-même, tend à vouloir se classer, au risque de perdre son essence. Marque d’une méconnaissance générale de beaucoup de problèmes dont l’équation est posée dans ces pages. On parle en effet beaucoup de pédagogie, de psychologie, de psychanalyse, etc., mais les chemins se perdent souvent dans des champs de fadaises camouflées d’arguments scientifiques. Combien de spé­ cialistes de l’enfant ignorent' le monde extraordinairement varié de ces classes coopératives, avec le climat très particulier qui se dégage des relations et des structures dans lesquelles l’enfant se trouve pris aux racines de ses identifications, de ses refou­ lements, de ses petites misères et de ses petits triomphes de chaque jour ? Monde qui, pour ces spécialistes, est souvent forclos, et qui pourtant servira de trame à ce qui s’édifiera dans la vie de chaque enfant. Nous sommes persuadés que ce livre apporte énormément de matériaux, non pas tellement à l’état brut, mais déjà très éla­ borés, qui permettent au profane (spécialiste ou non) d’être de plain-pied dans une problématique essentielle : pas seulement celle de l’enfant, surtout celle de l’école. Autrement dit, l’accent est mis sur la nécessité de formuler une structure dont les nœuds se dessinent de plus en plus clairement; dans ce sens, il nous apparaît comme une introduction à une symbolique qui, loin de se déterminer dans des formules abstraites, se lit dans chaque cas, dans chaque réflexion. Ce recueil reste fidèle à cette zone de pensée qui sous-tend notre pratique de la psychiatrie; pensée dont les termes primi­ tifs et les axiomes se cristallisent lentement, bien que toujours menacés par les beaux parleurs et les cohortes dévitalisées des patentés ou futurs patentés. Ces contempteurs font glisser un à un les termes dans des plages monochromes, abrasant les arêtes vives, comblant les failles nécessaires; Marx et Freud redevien­

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nent anonymes, mêlés à la population trouble d’un patronage insipide. Ce n’est pas le lieu, ici, de dessiner des épures. Le risque est grand de jeter sur le marché des concepts non suffisamment étayés. La production de tels concepts nécessite un travail col­ lectif, une vigilance passionnée et attentive, l’élaboration d’une sémiotique très spécifique. Nous sommes nous-mêmes une par­ tie de ces signes auxquels nous accédons par une a réduction » qui est à définir. Le « qu’est-ce qu’on fait là » n’est qu’un abord timide de cette t réduction ». Timide, mais grave par ses consé­ quences : remise en chantier de notre existence, de notre pré­ sence, que nous soyons à l’école ou à l’hôpital psychiatrique. Ces lieux de ségrégation — peut-être nécessaires — demandent de notre part une démarche critique qui ne souffre ni l’erreur ni la tromperie. Ne s’agit-il pas là de l’entrecroisement de l’éthique et du politique ? Souhaitons que ce livre aide le lecteur à en formuler quelques arguments. Docteur Jean Oury.

Le nous de ce livre Mai 1968. Dans une petite salle, 10 heures par jour, chacun peut entrer, écouler et dire ce qu’il pense. L’instituteur, l’étudiant, le professeur, le parent parlent et parfois s’entendent. Pourquoi l’inspecteur et le pédagogue sont-ils aussitôt reconnus? Simplement parce que, au lieu de dire je, comme tout le monde, ils disent nous. Le Quillet nous enseigne que le nous s’emploie pour je : — soit par modestie, dans les préfaces... — soit dans les actes émanant d’une autorité souveraine.

Or, il n’est pas toujours facile de distinguer le nous de mo­ destie de ce Nous royal des Importants, qui suppose l’adhésion de la piétaille. Au lecteur habitué à la prose officielle, nous croyons utile de préciser que le nous de t e livre marque toujours un pluriel : c’est un je collectif, parole d’un groupe, sujet de son propre discours. L’ambiguïté vient du fait que ce n'est pas toujours le même groupe qui dit nous. Tantôt il s’agit d’un groupe-classe, tantôt d’un groupe de travail éphémère qui élabore une monographie. Le groupe se réduit parfois aux principaux auteurs. Parfois, au contraire, il s’élargit à l’ensemble des « novateurs ». Pourquoi Fernand Oury et Aida Vasquez signent-ils l’ou­ vrage ? C’est que, éléments dans chacun de ces groupes, ils sont à l’intersection des divers ensembles. Ils ont organisé et coor­ donné les apports. Ce qui ne leur interdit pas d’exprimer, si bon leur semble, leur opinion personnelle (par exemple, « 1D671970 » est signé F. Oury). 11 est évident que certaines prises de position ne sauraient engager tous ceux qui ont accepté d'appor­ ter leur pierre — signée — à l’édifice.

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Il ne s’agit donc pas, là encore, d’un texte collectif, mais d’une tentative pour trouver un commun dénominateur à des expériences différentes. On lira des textes de :

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Pierrette Chauvin-Dujon Madeleine Renaud Simone Timmermans Danièle Viallon Thérèse Bouchet Janine Philip, institutrices; Raymond Fonvieille, instituteur; des interventions de Martine Sandoz, Françoise Cherrier, institutrices; René Caron, inspecteur de l’Enseignement.

Quatre ® groupes d’éducation thérapeutique » ont élaboré les monographies, et la mise au point de l’ouvrage a été réalisée par une douzaine de camarades, dont Robert Alateinte, Marie-Josèphe Denis, Françoise Exertier, Michel Exertier, Denise Oury, Odile Redon, Jacques Thiébeauld. Mais où placer dans ces nous variés ceux qui nous ont ap­ pris à faire notre métier ? Sans négliger l’influence de certains à Caracas, Beaumont, Suresnes ou Nancy, nous devons avouer que, sans Freinet, nous n’aurions jamais écrit Charité et les techniques Freinet. Si Herriquet, de Quimper, n’avait pas envoyé des crêpes; si Grosjean, des Vosges, n’avait pas critiqué Le Lutin de Garenne, aurions-nous écrit la Correspondance et le Journal 1 Le classe­ ment des documents, c’est L. Lebreton (Seine-et-Oise); les albums, c’est M. J. Denis (Essonne); et l’on ne travaille pas dix ans avec R. Fonvieille sans acquérir quelques idées sur l’orga­ nisation de la classe, etc. En ce qui concerne les groupes et la psychothérapie, nous n’avons aucun scrupule à dire que nous avons beaucoup appris, grâce à des contacts directs, des docteurs Jean Oury, François Tosquelles, Françoise Dolto, de Pierre-Félix Guattari et de l’équipe de Cour-Chevemy. Il est bien possible aussi que d’autres psychanalystes, sans rien dire, nous aient donné accès à la parole.

1967-1970 1967 Aveugle, sourde, mais terriblement bavarde, l’institution ignore les réa­ lités gênantes et tout autant les tentatives pédagogiques des instituteurs.

1968 Le langage qui convenait ? L’espoir... et l’éteignoir. Les merveilleuses découvertes de la pédagogie moderne. Non seulement l’école traditionnelle n’a jamais existé, mais l'école, depuis toujours, était ouverte aux nouveautés.

1969 Des progrès décisifs : le tiers temps, les activités d’éveil, l’éduca­ tion physique, la rénovation des contenus, la formation des maîtres. La Grande Armée s’ébranle. Tandis que, dans l’institution inchangée, s’élabore en haut lieu une Pédagogie Ultra-Révolutionnaire, on crie par­ tout haro sur l’institutrice attardée. 1970 Le reflux. L’écart entre ce qu’on peut et ce qu’on devrait faire, la frustration et l’adaptation. La vie continue.

Certain directeur d’Ecole normale salua à peu près en ces termes les normaliens sortants : « ...oubliez ce que j’ai pu vous dire et tout de suite trouvezvous un violon d’Ingres. Sinon, à faire ce métier, dans dix ans vous êtes totalement idiots ! »

Mais il arrive que le violon d’Ingres soit justement la péda­ gogie. Tout peut alors advenir... Ainsi, sans en attendre l’autorisation, beaucoup « innovaient » sans le savoir ; certains, que rien ne destinait à la Recherche, trouvaient. Dans des stages semi-clandestins, ils mettaient en commun leurs techniques, leurs réflexions, leurs projets... Il Ce chapitre a été écrit par Fernand Oury.

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s’agissait évidemment d’utopistes : à quelle demande sociale correspondait leur offre ? En 1966, nous écrivions dans Vers une pédagogie institution­ nelle 1 :

« Hors du monde clos de l’école, en tant que citoyens fran­ çais, nous avons le droit et certaines possibilités de participer à l’élaboration de la demande que la société fait à l'école. Nous avons même le droit de penser qu’il est plus efficace de parler au présent [...] de ce qui est notre réalité quotidienne. C’est dans la mesure où ils seront bien informés que d’autres citoyens pour­ ront avec ou sans nous réfléchir, discuter, agir, modifier la réalité. « Préalables à toute discussion sur l'école : « I “ Reconnaissance du fait école-caserne. « 2" Connaissance précise des possibilités actuelles.

« Peut-être, pour un temps, sommes-nous voués au mono­ logue... »

Aussi, résignés, avions-nous projeté d’écrire « Freud à l’école primaire ?» et « Chronique de l’école-caserne ». Or, c’est un autre livre que nous vous présentons. Le problème numéro 1 demeure à nos yeux l’école-caserne 2, l’école de la non-commu­ nication, l'institution bureaucratique héritée de l’Empire, vouée par sa structure verticale à la pétrification et à l’absurdité ; une institution éducative qui assure la non-réciprocité des échanges !... « Le scandale, disait Freinet, c’est qu’il n’y ait pas de scan­ dale. »

Nous ne pensons pas qu’on puisse parler éducation ou péda­ gogie en « ignorant » ce fâcheux phénomène. Nous ne pensons pas non plus qu’on puisse impunément rompre « la conspiration du silence autour de l’école-caserne »34: la victime expiatoire semble toute désignée : l’institutrice ’. Défenseur et victime d'une institution sur laquelle il n’a aucune prise, le malheureux préposé scolaire, le fonctionnaire subalterne, sera tenu pour respon­ sable. 11 suffit de lire les journaux, d’écouter parents, supérieurs ou ruraux... Nous laissons aux spécialistes le soin de culpabiliser 1. Aida Vasqi t.z et Fernand Oury, Vers une pédagogie institutionnelle. Paris. Maspero éd., 1967. Cet ouvrage sera souvent cité ici sous le sigle VP1. 2. L’école-caserne : les nécessités immédiates du gardiennage prennent le pas sur les soucis lointains d’éducation. 3. Cf. Le Monde, 13-9-1966. 4. Combien d'hommes instituteurs ?

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des collègues coincés dans des institutions qui les vouent à l’impuissance, donc à l'angoisse ou à l’adaptation satisfaite et au salutaire désengagement. Nous croyons plus utile de faire savoir qu’il existe d’autres solutions que le maître de génie, l’éducateur-né ; autres solutions qui, au moins au niveau du primaire, ne datent pas d’hier et pourraient être transposées ailleurs si l’analyse de ce qui existe déjà était faite. Aussi, avant de publier notre Chronique de ïécole-caserne, pensions-nous mettre en circulation quelques hypothèses théoriques qui nous avaient sem­ blé bien utiles pour comprendre et modifier ce qui se passe dans nos classes coopératives devenues groupes, lieux de parole, de travail et d’échanges. Après les notions de lieu et d’identification, nous avions formé le projet de reprendre quelques concepts signalés par Aida Vasquez dans sa thèse de doctorat en psy­ chologie5 et de voir ce que devenaient, dans un milieu scolaire « institutionnel », le transfert, le fantasme, le désir ou l’an­ goisse... : Freud à l’école primaire ? Se posait évidemment un problème de communication : des monographies d’enfants ou de classes semblent un langage plus pratique que les termes tech­ niques incompréhensibles aux non-spécialistes. Pourquoi alors proposer, au lieu de l’étude annoncée, cet ouvrage « historique » qui, d’un point de vue théorique6, est peut-être en retrait sur Vers une pédagogie institutionnelle ? C’est que, de 1967 à 1970, il y a eu 1968. La mécanique sourde et bavarde qui, inlassablement, répète au praticien les besoins de l’enfant, les vœux et intentions de l’école s’est enrayée un moment. Les « bonnes paroles » étaient contestées ; de la base, des besoins confus s’exprimaient en demandes-refus contradic­ toires de liberté, de directives, d’aide, de conseils, de solutions, d’indépendance, de liaisons... Allions-nous pouvoir parler avec d’autres, enseignants ou non ? Le temps du monologue était-il révolu ? Ambiguë, une énorme demande de pédagogie émergeait, mettant en évidence une absence effrayante de théorie, le vide que masquait justement le discours dit « théorique ». Hélas, de quoi parlions-nous ? De nos classes a-typiques bien sûr, de ce qui s’y passe, de ce que nous y faisons et qui demeure parfaitement inconnu du voisin même. Plus qu’ailleurs, chaque mot devient un piège, point de départ de malentendus étonnants. Il suffit de dire classe, école, travail, liberté, normal, ordre, instituteur ou discipline pour que, faute de référence com­ 5. Contribution à l'étude des relations dans la classe coopérative primaire urbaine... Pédagogie institutionnelle, Paris, 1966. 6. Ce mot n’a pas pour nous le sens péjoratif habituel en pédagogie : Vaux, intentions, mépris des réalités, discours philosophique...

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mune, chacun en soit réduit à imaginer, en fonction de ses propres références antérieures, toujours chargées d’affects, et traduise à sa manière. Un Français bien élevé, normal, adapté, peut-il conce­ voir une institution qui donne la parole, c’est-à-dire du pouvoir, à ceux qui n’ont pas voix au chapitre ? Une institution venue « d’en bas », instituante, qui d’elle-même se remet en question ? Parlez de « l’ordre condition de l’expression libre » ou de « l’orga­ nisation au service de la fantaisie », et votre interlocuteur devient soucieux de votre équilibre mental. Dans l’imaginaire du lecteur, nous nous retrouvons tantôt champions de la spontanéité, du non-directivisme, du laisserfaire, supporters des caricatures d'école nouvelle style américain, responsables de la pagaille actuelle — il est exact que, dans nos classes, les enfants s’expriment et décident librement ; tantôt technocrates au petit pied, directifs et autoritaires, conservateurs et « alliés objectifs de l’ordre bourgeois » — il est exact que les élèves travaillent, produisent et sont soumis à des règles impératives ; tantôt aimables plaisantins — il est impossible que des enfants de cinq ans se réunissent en Conseil et décident puisqu’ils n’ont pas atteint le stade de la « socialité ». Nous donnons des responsabilités à des bambins : nous sommes imprudents, mais timorés, puisque nous n’avons pas essayé l’autogestion en maternelle. Dangereux révolutionnaires (conseil, en russe, se dit bien soviet ?) ou affreux réformistes récupérés par la nouvelle société (la classe coopérative, anti­ chambre de la participation), notre travail pédagogique n’est qu’un alibi, une fuite ; du reste, nous n’avons rien inventé : avant nous, Gutenberg, Rousseau, Freud, Makarenko, Freinet, etc. Tout cela est bien instructif, notamment en ce qui concerne les phénomènes de résistance au changement, mais ce n’est guère passionnant. Fallait-il aujourd’hui ajouter à la confusion en introduisant « Freud à l’école primaire » ? Nous avons cru plus utile, plus efficace de raconter comment nous travaillons dans nos classes. Que faisaient d’autre les camarades qui, durant des années, alimentaient dans L’Educateur la rubrique : « Comment je travaille dans ma classe » ? De quoi s’agit-il : de classe coopérative, de pédagogie insti­ tutionnelle ? Nous savons un peu de quoi nous parlons : certai­ nement pas de classes ou d’écoles imaginaires. Nous pouvons nous offrir le luxe de nous exprimer au présent de l’indicatif, laissant le subjonctif aux spécialistes. Nous ne sommes pas seuls aux prises avec les réalités. Au-delà des projections imaginaires, des rêves ingénus, des exégèses et des bavardages, et travaillant dans des contextes

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institutionnels différents, des praticiens essaient de s’entendre, d’échanger, de discuter sérieusement et, sachant de quoi ils par­ lent, de progresser. Mais nous pensons que les parents aussi sont des praticiens de l’éducation. Ce livre ne fait peut-être que préciser nos limites : celles de notre expérience dans des groupes coopératifs d’enfants et d’adultes, groupes qui vivent (ou survivent) dans des institu­ tions sur lesquelles ils n’ont qu’un pouvoir illusoire.

1967. AVEUGLE, SOURDE...

Forte de son inertie, l’institution « ignore » les réalités gênantes...

L’entrée de l’école est interdite à toute personne étrangère au service. Monsieur l’inspecteur qui, de temps à autre, apparaît en majesté, n’a rien remarqué d’anormal. Pas plus que ses adjoints, Monsieur le Directeur n’a intérêt à signaler ses diffi­ cultés. Ici, l’erreur s’appelle faute (faute d’orthographe ou faute professionnelle). « Question ambiance générale, ça va ? — Très bien, Monsieur l’inspecteur, j’ai de la discipline. » Quel fonc­ tionnaire s’aviserait d’avouer qu’il n’en a pas ? « Chaque homme, Monsieur, a la discipline qu’il mérite », nous a répondu l’impor­ tant 7. Donc, tout va bien : les témoignages d’enfants n’ont aucune valeur ; les psychologues ne surveillent pas les cantines ; les journalistes, quand ils s’intéressent au primaire, vont puiser aux sources autorisées. Bien des instituteurs, devenus malgré eux gardiens d’enfants, évitent de parler de leur métier. Les parents qui osent pénétrer dans le Temple du Savoir ont appris que, là, il faut être sage et ne pas poser de questions hors programme. Ceux qui ont réussi parlent parfois, et bien : oseraient-ils mettre en question l’institution qui a favorisé leur ascension ? S’ils sont autorisés à déplorer la surcharge des classes et le manque de formation des institutrices, la pédagogie ne les concerne pas plus que le règlement intérieur de l’école8. Les autres, les mauvais, ont 7. Il nous arrivera à plusieurs reprises de ne pas préciser l’origine des propos que nous rapportons. Si nous contestons l’institution, nous évitons de mettre en cause des personnes. La phrase citée ici date de 1959. 8. Pendant fort longtemps, les parents d’élèves n’ont-ils pas été ferme­ ment invités à ne pas se mêler de ces affaires intérieures à l’Etablissement ? (Cf. les avatars de l’art. 2 des statuts de certaines associations de parents d’élèves.) !

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appris à se taire. Certaines statistiques : accroissement du nombre des accidents (ne parlons pas des suicides d’enfants, c’est interdit par la loi), l’impressionnant développement des retards et inadap­ tations scolaires... ne font que souligner les méfaits du monde moderne, de la télévision, de la démission des parents et de la pollution atmosphérique. En de savants ( ?) colloques, des mes­ sieurs graves, des dames cultivées s’interrogent à ce propos et concluent à l’urgente nécessité de développer l’Enseignement spécial, complément indispensable de Notre Ecole Publique. Il leur arrive d’évoquer avec attendrissement l’école de leur enfance : « Mais enfin, cette Ecole qu’il est de bon ton de critiquer, elle a formé des Hommes1'!... Reprendrez-vous un peu de cham­ pagne ? » Silencieux, mains sur la tête, les enfants piétinent dans les couloirs 9 l0. Interminablement. Ce sont les vôtres peut-être. Ils peuvent attendre : l’Ecole-caseme n’existe pas. ... et tout autant les initiatives pédagogiques des instituteurs

« ...ne seront évidemment retenues que les expériences d’une certaine importance, celles qui sont faites à l’échelon d’une cir­ conscription ou au moins d’un établissement... » C’est au cours d’un de ces colloques que fut évoqué saint Freinet : plus de quarante ans après Bar-sur-Loup, son expé­ rience présentait un intérêt statistique. Mais, conscient de la modestie de son état, l’instituteur ne se risque guère à parler en public de son travail : ce qu’il fait est si loin de ce qu’il devrait faire, de ce qu’on pourrait faire... Signalerait-il une réussite qu’il serait pris dans la machine, devenant automatiquement maître modèle, exemple à suivre, illustration, justification, caution : du coup, le voilà « administré » comme une potion à ses collègues : « Vous voyez bien que c’est possible... » Il n’est plus simple instituteur comme les autres, et ces autres lui font rapidement comprendre qu’il a perdu sa vertu cardinale : l’humilité. Seul un diplôme lui redonnerait la parole. Ne vous étonnez pas, n’accusez personne : dans une institution verticale, toute parole ascendante risque de détraquer la machine. Tout apport de la base ne peut que retomber sur les voisins. Rien n’a été prévu 9. Cf. supra, note 7. 10. Hâtons-nous de signaler aux architectes que la suppression des cou­ loirs ne résoudrait rien.

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pour une telle éventualité : au temps de Taylor, il était impen­ sable qu’un exécutant ait, de son vivant, quelque chose à dire. « Travaillez, taisez-vous. Faites comme tout le monde. Nous jugerons de la valeur de votre travail. S’il Nous intéresse, Nous le donnerons à la Science u. »

... MAIS TERRIBLEMENT BAVARDE Par son seul volume, la littérature pédagogique joue un rôle appréciable : tout a été dit et répété, et le malheureux en proie aux difficultés quotidiennes n’a rien à ajouter. Il est facile de repérer cette prose : le mot clé est « il faut »11 1213 ; le mode ? subjonc­ tif (qu’il s’efforce, qu’il s’ingénie, qu’il se procure) ; les temps ? outre le passé révolu, on utilise le futur impératif (le maître saura...) ou le futur improbable (l’homme de demain...). Par contre, il est moins aisé de se dépêtrer parmi les kilos 18 de recommandations, intentions officielles, vues, vœux, finalités (à ne pas confondre avec les fins, les buts, les objectifs à court, moyen ou long terme). Si vous confondez contenu, programmes, répartition des matières, emploi du temps ou masses horaires, votre ignorance apparaîtra. Si vous remarquez que les « besoins des enfants » correspondent au désir du pédagogue (lequel coïn­ cide souvent avec la demande de la société), vous risquez d’être dassé « mauvais esprit ». Du reste, vous n’avez pas la parole : avez-vous pris l’avion ? Avez-vous visité les écoles de Suède ou du Beloutchistan ? Retournez dans votre classe ou complétez votre culture. C'est dans le domaine de la prospective que la pédagogie pros­ père : quel type d’homme devons-nous produire ? Devons-nous enseigner ? Apprendre à apprendre ou apprendre à devenir ? Que doit faire l’éducateur chargé de travailler les enfants, d’adapter, de faire entrer ces êtres incultes dans l’image de l’Homme que Nous élaborons ? Etc. Les discussions sont infinies autour de cette image de l’homme idéal qui vivra dans une société idéale. Elles sont passionnées et pourraient être intéressantes pour un psychologue qui croirait Utile d’étudier les projections et les avatars de l’idéal du Moi 11. Est-ce « la Science » qui touche les droits d'auteur 9 12. Ou ses substituts non directifs : « ne conviendrait-il pas ici de se demander si... » 13. Chacun des participants au colloque d’Amiens a eu droit à 4,2 kg de textes ronéotés ou imprimés.

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chez les pédagogues du xxe siècle. Elles ne passionnent pas obli­ gatoirement le « praticien » confronté avec le désir, l’apathie ou la turbulence de trente ou quarante élèves bien réels et actuels. Il a, lui aussi, des idées sur l’Homme de Demain. Il peut lire les sociologues, les économistes, les généticiens, les philosophes... Existe-t-il des pédagogues capables de répondre à la question qui se pose, urgente et parfois dramatique : « Comment faire ? » C’est en mars 1967 que M. Gilles Ferry, professeur à l’Université de Nanterre, avait publié dans L’Education nationale « Mort de la pédagogie ». Pensant que la vieille dame était morte d’ennui, nous nous étions rendus « à l’enterrement des feuilles mortes ». Jamais mort ne nous avait autant réjouis : nous savions bien que le cercueil était vide. Il ne s’agissait que de la mort d’un fan­ tôme, de l’enterrement d’une illusion. Nous étions donc partis à la recherche de la pédagogie : peut-être était-elle simplement égarée dans la forêt des intentions, dans le brouillard des abstrac­ tions ? Et nous avions interrogé d’abord Madame-la-bonne-institutrice-de-banlieue 14 qui s’était étonnée : « ...Ainsi, il existerait une pédagogie ? Quand je suis là, confrontée à la complexité de ce groupement d’enfants aussi inconnus que divers, j’ai un recours ? Correspondant à mes diffi­ cultés quotidiennes, existe quelque part une panoplie de tech­ niques rodées, des outils matériels et conceptuels qui m’aideraient à comprendre et à agir ? Donnez-moi vite l’adresse ! Et il existe aussi des spécialistes parfaitement au courant de la conduite des groupes d’enfants, de l’évolution psychologique, des difficultés personnelles des élèves et des maîtres, des gens compétents et disponibles, capables de comprendre, de me comprendre, d’expli­ quer, d’intervenir, de dépanner ? Où ? « Comprenez : quand je me retrouve à trois heures et demie avec mes 35 gamins de H.L.M., je n’ai pas besoin de commen­ taires philosophiques ou de leçon de morale ! Es ont trépigné dans la cour, ils ont piétiné dans les couloirs. Les coups de sifflet, les grandes manœuvres, le cérémonial d’entrée n’ont pas opéré. Ils sont là, ils “ grouillent ”, mais je ne suis pas sûre du tout qu’ils soient vraiment là — et moi j’ai bien envie d’être ailleurs ! « Rassurez-vous, je suis une bonne institutrice : mon emploi du temps est affiché, mon cahier journal est à jour, je sais aussi bien faire une leçon “ attrayante ” que rétablir l’ordre “ comme 14. La rareté des éléments mâles « demeurés » dans le primaire nous auto­ rise à choisir un exemple représentatif féminin.

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on balaie ”. Dans quelques minutes, ils feront semblant de lire, d’écrire, de compter ou d’écouter. Seulement, je ne suis pas dupe : quels que soient mes efforts et mon art, ils sont ailleurs, et combien attendent la sortie ? « Vous connaissez les résultats, ils vous étonnent ? Moi, c’est l’explication qui m’étonne : je n’arrive pas à croire que la majorité des jeunes Français est devenue incapable d’apprendre à lire, écrire, compter en un temps raisonnable. « Comprenez, je suis seule, terriblement seule devant ces enfants que je ne connaîtrai jamais, il faudrait des mois pour éta­ blir avec chacun une relation utile. Dès qu’un enfant a, comme on dit maintenant, des problèmes, il faudrait des mois pour trou­ ver ce qu’il faut dire et comment le dire. Que faire pour que X se réveille, que Y s’accroche, que Z cesse de s’agiter ? Pourquoi faire la classe devant tous ces X Y Z ? Je fonctionne, mais je n’y crois plus guère, je suis seule et démunie... « ...dans un groupe scolaire ? — Eh bien, figurez-vous que nous faisons classe aux mêmes heures. Voilà huit ans que j’aurais aimé voir comment Madame Hatort se débrouille dans sa classe. Impossible. « — Monsieur le Directeur... a autre chose à faire qu’à écouter, il y a des choses urgentes, sérieuses : des papiers, des statis­ tiques... : “ Commencez donc par montrer l’exemple et soyez à vos rangs une minute avant l’heure. L’Ordre, Madame ! Ah ! avant la guerre !... ” « Quant à Monsieur l’inspecteur, inutile de le déranger, il fera en novembre sa conférence annuelle. Et dites-moi, vous paraît-il intelligent d’avouer ses difficultés à Celui qui vous juge ? Un bon élève ne fait pas de fautes, une bonne maîtresse n’a pas de difficultés. » La vieille institution, sûre d’elle-même, n’avait guère pesé jus­ que-là que sur le menu peuple : écoliers et fonctionnaires d'ori­ gine modeste, respectueux du savoir, de la science et des néces­ saires hiérarchies. Nos maîtres, à l’abri des réalités déplaisantes, pouvaient penser et dormir en paix. Mais les étudiants ne sont pas obligatoirement destinés à la subordination. Ils n’avaient guère la parole — combien d’étudiants au colloque d’Amiens 15 ? — ils semblaient avoir trouvé le moyen de se faire entendre. 15. < [Ils] ne sont pas venus, car ils sont las de ne trouver, dans leurs reven­ dications, d’autres interlocuteurs que des administrateurs qui se sont révélés devant les faits incapables de leur apporter réponse. La volonté d’action véri­ table et progressiste se mesure dans les lois d’orientation, les lois-programmes et les budgets, ou bien par la grève ou dans la rue. > (A. Geismar, Amiens, 17-3-1968.)

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Quant aux instituteurs, étaient-il invités à un congrès qui avait lieu pendant les heures de classe? Sur 531 inscrits au 12-3-68, 13 instituteurs ; sur ces 13 instituteurs : 3 directeurs, 3 formateurs de maîtres, 3 expérimentaux et 4 adjoints. Parmi ces adjoints, citons Jeanne Lordon, responsable nationale du Syndicat des instituteurs. Le lapsus qui, sur cette liste des parti­ cipants, transforme F. Oury en « Inspecteur spécialisé » éclaire peut-être sur le désir de faire participer la « base »...

1968, LE LANGAGE QUI CONVENAIT ?

« JEUNE, VOICI TON BULLETIN DE VOTE. » L’affiche, fort simple, représentait un pavé... Un langage direct qui semblait efficace... De quoi faire réflé­ chir les candides instituteurs qui — depuis combien d’années ! — avaient l’honneur d’attirer les bienveillantes attentions sur ce qui se passait réellement, quotidiennement, sous leurs yeux, sur la détérioration des enfants entassés, sur les conditions de travail invraisemblables... De quoi faire réfléchir les modestes praticiens qui — depuis combien d’années ! — apportaient respectueuse­ ment, à une Institution qui ne daignait pas les entendre, le résul­ tat de leur travail obstiné : des techniques, des méthodes qui, si elles ne résolvaient pas tout, s’étaient révélées efficaces, opéra­ toires... D’autres que nous, documentés, historiens, sociologues ou spécialistes de la politique, écriront l’histoire de 1968. Nous nous contenterons de quelques citations. Des pédagogues firent preuve, en cette période agitée, d’une grande intelligence. Tel ce novateur, invité à participer aux discussions : « C’est bien trop tôt pour bouger. Je viendrai dans huit jours. Il faut voir d’où vient le vent... » Le vent ayant fait (momentanément) disparaître le chef de l’Etat, ce fut un spectacle inoubliable que cette olym­ piade de discours gauchistes où l’on entendit les Grands Maîtres « refuser tout retour à un système centralisé et bureaucratique », affirmer que « la transformation du système d’éducation ne doit plus et ne peut plus partir d’en haut par décrets et circulaires ministériels », et même (imprudence !) contester la validité du « gouvernement de fait ». Le remue-ménage, le « remue-mé­ ninges »16, l’interdiction d’interdire avaient fait penser des grandes personnes ? L’occupation des locaux avait fait lever de 16. Cf. Jean Lecerf, Le Figaro, 13-3-1970.

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leur fauteuil des « assis » ? L’ère de la « rénovation pédagogique » était ouverte.

L’espoir... Dans une école oubliée par la casemisation, les institutrices ne sont pas des « enragées »... Apparemment adaptées, fonction­ nant sans histoires, elles savent bien que l’innovation en péda­ gogie ne porte pas chance. Conservatrices ? Même pas. Elles savent aussi qu’elles ne sont rien, que leurs idées n’ont aucune valeur, que toute nouveauté risquerait de provoquer du change­ ment, du désordre : des « histoires ». Les vacances viendront, et la retraite. Attendons tranquillement. Elles n’étaient pas mortes : il a suffi de quelques semaines de liberté. Que la chape de plomb se soulève un peu, que l’air entre, elles se retrouvent vivantes : « On pourrait changer des choses... Croyez-vous qu’il soit vraiment utile d’apprendre cela à des gosses de 8 ans ?... Si nous nous mettions d’accord, nous pourrions arriver à... Oui, avec les parents... Certains s’intéres­ sent à leurs gosses et s’ils avaient quelque espoir de pouvoir agir..., etc. » « ... On pourrait continuer l’an prochain... Chaque semaine se réunir, discuter, décider... mais si, c’est possible, si nous décidons de l’horaire !... Faut voir les maternelles pour le C.P.... le C.E.G. aussi.... On ne fera rien sans les parents... on fera tout avec les parents... L’école, c’est aussi notre affaire, non ?» Ce n’est pas la Révolution Mondiale, ni même la Grande Rénovation Pédagogique. Simplement des institutrices qui parlent ensemble, proposent, essaient d’organiser et, sans même le savoir, remettent en question le contenu de l’enseignement, les méthodes, le mode de gestion, le pouvoir dans l’institution : l’institution elle-même. Ce n’est pas grand-chose. Des travailleurs prennent le pouvoir, tranquillement. Une lueur, un espoir fragile, une petit flamme qu’il suffirait de nourrir de brindilles, d’un souffle d’air. L’essen­ tiel, c’est le tirage... Dans des centaines d’écoles s’allument des points rouges... Espoir ? Non : danger. Au lieu de dresser les gamins à ingurgite.-dégurgiter un contenu indiscutable, les enseignants pourraient devenir éduca­ teurs, s’entraîner et entraîner les enfants à parler ensemble, ex­ primer leur pensée à eux, s’organiser, travailler en groupe, pro­ duire... Existent des classes, des écoles même, où avec les adul­

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tes les enfants élaborent leurs propres règles de vie, créent leurs propres institutions, font la loi et y obéissent. De simples insti­ tuteurs, avec les parents et d’autres, prennent en charge leur école, leur travail, leur vie. « Si cela existe, cela est possible : voyons comment faire... » Il est temps de crier à l’utopie : le désordre, ce n’est pas quand les enfants piaillent et gesticulent, jouent au lieu de travailler ou cassent les fauteuils, quand ils a font ce qu’ils veulent ». Ils peuvent, sans inconvénient, redire et chanter leur enfance, transgresser la loi qui ferait d’eux des hommes entiers... Ce désordre-là est « plutôt sympathique », cette éducation nouvelle-là n’est pas « mauvaise », elle sera même et de plus en plus vivement recommandée : qu’ils causent, qu’ils se « défoulent » ! Quoi de plus charmant qu’une masse d’imbé­ ciles heureux ? Quoi de plus commode ? Le désordre, c’est quand des enfants ou des hommes parviennent à faire, ensemble, ce qu’ils ont décidé ensemble. C’est quand ils prennent la pa­ role sans autorisation, s’organisent, partagent les responsabilités, se servent d’un pouvoir qu’ils devraient honorer, font la loi chez eux parce qu’ils respectent la Loi humaine : le désordre, c’est quand ils prétendent exister. Le danger est là. La peur aussi. Dogues, limiers, corniauds, roquets et policiers, les chiens de garde vont donner de la voix. Ce qui est techniquement possible est politiquement impensable. Que deviennent nos penseurs et notre Institution ? « Ne prenez pas vos désirs pour des réalités. Vous savez bien que l’école est toujours l’école d’une société. C’est la société qu’il faut changer d’abord. Vous prenez le problème à l’envers. [...] Il ne me paraît pas raisonnable [...] de croire que la transforma­ tion de l’école précédera et conditionnera celle de la société. Je pense que c’est plutôt le contraire qui arrivera17. Cette transfor­ mation, cette révolution socialiste seront d’abord l’œuvre de tous les travailleurs 18. » C’est le bon sens : c’est la poule qui fait l’œuf, la société qui fait l’école... Penser que l’école agit sur les jeunes, que les jeunes feront la société, c’est penser à l’envers. Les instituteurs n’ont pas à bouger : les défenseurs de l’école détestent le désordre; le ministre n’apprécie guère les expériences « anarchiques et mal coordonnées »... que les révolutionnaires condamnent au nom du marxisme. Ces tentatives dans les écoles : désordre, illusion réformiste ou alibi.

17. Ne rien changer avant de tout changer. 18. L. Rigaud, L’Ecole libératrice, 28-1-1966.

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et l’éteignoir Nous avons dit l’intelligence et le sang-froid des Grands. Se­ coués dans leurs fauteuils, d’aucuns s’étaient levés, et même avaient chanté... « Nous étions au sommet, nous serons à la tête. » Mais le vent a tourné, et ils se sont rassis, car nul n’avait songé à sortir les fauteuils. Quelques mots cependant restent dans les mémoires : « Nous garderons les idées, nous essaie­ rons d’oublier les visages. » « Il faut faire quelque chose... ou au moins en donner l’impression... » L’Olympe s’interroge sur les finalités de l’éducation. Le vent tombe, les brindilles n’arrivent pas à temps; les tisons, isolés, s’éteindront d’eux-mêmes... Il suffit de laisser pourrir, de faire attendre, de décourager, de laisser espérer. Nulle part, au royaume des bonnes intentions, ne se sont exprimés, à notre connaissance, de tels désirs : on a parlé seulement d’organiser la Rénovation. On peut compter sur l’énorme machine à ne rien faire : rien ne peut advenir que des discours, l’institution bu­ reaucratique a fait ses preuves. Pendant des mois, des commis­ sions s’interrogeront gravement sur les finalités de l’éducation... Redevenu gamin, le public sera passionné par des histoires de novation et de classement. Victoire ! Les chiffres seront rempla­ cés par des lettres 19. Bien sûr, on va remanier les programmes et modifier le baccalauréat. Dans le primaire, des Instructions vont paraître incessam­ ment. Agir prématurément serait compromettre la Réforme. Attendons...

LES MERVEILLEUSES DECOUVERTES DE LA PEDAGOGIE MODERNE Non seulement l’école traditionnelle n’a jamais existé...

Tous les auteurs pédagogiques sérieux vous le diront :

« Ainsi s’est fixée l’antithèse, maintenant courante : école traditionnelle-école moderne. Parallèlement, comme pour préciser plus aisément les principes dégagés par le mouvement pédago­ 19. Dans d’autres pays, le remplacement des lettres par des chiffres sera aussi une victoire.

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gique contemporain, on a construit le mythe de l’école tradition­ nelle autoritaire, didactique et dogmatique, véritable caricature en fonction de laquelle il devenait aisé de se poser en révolu­ tionnaire 20. »

Pour qui connaît les Instructions officielles, le caractère actif de l’enseignement primaire ne peut être mis en doute : « La seule méthode qui convienne [...] est celle qui fait inter­ venir tour à tour le maître et les élèves, qui entretient pour ainsi dire entre eux un continuel échange d’idées sous des formes va­ riées, souples, ingénieusement graduées. [...] En tout enseigne­ ment, le maître, pour commencer, se sert d’objets sensibles, fait voir et toucher les choses, met les enfants en présence des réalités concrètes, puis peu à peu les exerce à en dégager l’idée abstraite, etc. » (Instructions officielles, 1887.) « Méthode intuitive et inductive partant des faits sensibles pour aller aux idées; méthode active faisant un appel constant à l’effort de l’élève et l’associant au maître dans la recherche de la vérité. » (Instructions officielles, 1923.) « Tous les procédés mécaniques y sont condamnés. C’est par un incessant appel à la spontanéité intellectuelle de l’élève que l’on engage à procéder. Ce qui importe, c’est de cultiver les es­ prits, de développer parallèlement les diverses facultés de l’intel­ ligence, etc.2122 . »

Il ne convient évidemment pas de rappeler ici la malencon­ treuse circulaire dite « du par-cœur » ?2. Il ne convient pas da­ vantage de demander pourquoi l'écolier français, quel que soit son niveau de développement, doit obligatoirement apprendre à lire à 6 ans et en 3 mois (37,5 % de redoublements en 1963 dans les cours préparatoires de garçons). L’autoritarisme ? Un autre mythe.

« La leçon active implique la substitution du dialogue maîtreélève au monologue du maître. [...] Si le maître demeure le meneur de jeu et stimule ceux qui se cantonnent dans le rôle de spectateurs, le droit d’initiative appartient cependant aux diffé­ 20. Cf. Toraille, Villars, Ehrard, Traité de psychopédagogie pratique, ISTRA. 21. Leif et Rustin, Pédagogie générale par l’étude des doctrines pédago­ giques, Paris, Delagrave éd 22. Suit un énorme silence. Je suis très heureux de passer la parole à Monsieur le direc­ teur qui, mieux que je ne saurais le faire... Avec son adresse habituelle, il se réjouit de la liberté laissée en France aux instituteurs, fait remarquer que, si une méthode était obligatoire, Monsieur n’aurait pas eu l’occasion d’assister à cette séance et de poser une question aussi intéressante. (Ouf !) ... décisif

« Pourquoi n’est-ce pas obligatoire ?... » Je remarque alors deux collègues venues là, « pour voir »; j’essaie d’enchaîner, de leur passer la paroleinutile : la classe du fou a parlé.

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« Faire ou dire. » « Nul n’est prophète en son pays. » La suite est prévisible : « Oury, avec ses méthodes, commence à nous... » Après une telle « victoire », il devient prudent de quitter les lieux. L’Enseignement spécial pour inadaptés offre des débouchés (et un refuge) aux inadaptés de mon espèce : l’an prochain, je serai en stage. g) Vers la réadaptation

A vrai dire, il s’agit d’un prétexte : je pourrais continuer. J’en ai perdu le désir. L’an prochain, pour la sixième fois, je prendrai livraison de quarante bonshommes inconnus, tous différents, mais en appa­ rence identiques, dressés à se taire, à croiser les bras, à poser le porte-plume au signal ? Je leur enseignerai à parler, à ranger les caractères, à trans­ porter de l’eau pour la peinture et peut-être à circuler dans l’école « sans se faire prendre » ? Ils apprendront à travailler en équipe, à gérer leur « coopé », à faire des lois et à les respecter ? Toutes choses bien inutiles... « En octobre, rassureras; en novembre, désespéreras; en jan­ vier, travailleras; en mai, triompheras; en juin, rescolariseras »

Devenir le spécialiste du démarrage, de la mise en place des institutions ? Condamné, ma vie durant, à la répétition ? Je me sauve. Ce n’est pas moi qui changerai l’Ecole : quoi qu’on en ait dit, je ne suis pas fou au point de m’attaquer aux monuments historiques... En cinq ans, une démonstration pourtant a été faite : La « Nou­ velle pédagogie populaire »60 née trente ans plus tôt n’est pas, par essence, réservée aux enfants de paysans. Elle est là, dispo­ nible. Qu’on ne vienne plus me chanter : « Ces méthodes Frei­ net, ah oui ! c’est très bien... à la campagne... », je serais capable de demander innocemment : « Pourquoi ? », sachant fort bien ce qu’elles remettent en question. Les enfants d’ouvriers peuvent attendre : les méthodes nou­ velles demeureront réservées à l’élite... Et après ? Avouons aussi un intérêt nouveau. Dans cette drôle de classe, dans ce milieu que je voudrais éducatif, Claude, Eric, René, Gaël ont évolué sans que je m’en occupe spécialement. La classe 60. Cf. Elise Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, Paris, Mas­ pero éd., 1968.

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où l’on parle, où l’on travaille « guérirait » ? Un « milieu théra­ peutique » ? Qu’est-ce qui se passe dans une pareille classe ? Qu’est-ce qui agit ? L’imprimerie ? Ailleurs, on s’intéresse peut-être à ces questions ?... h) Un cas particulier ou... Loin de condamner l’Ecole nouvelle, je lui rends hommage, puisque je la situe à un niveau qui dé­ passe la moyenne des aptitudes du maître. André Merlier, agrégé de l’Université, professeur d’Ecole normale, in L’Edu­ cation nationale, 24-3-1960.

Un instituteur de banlieue tente de parler de son travail... Bizarre... Inhabituel... Est-ce possible ? Rassurez-vous. Il ne s’agit que d’un témoignage, d’un cas très isolé, à peine d’une monographie : tel instituteur dans tel contexte réagit de telle façon. Et après ? Quel intérêt scientifique ? Le chercheur « scien­ tifique » saura vous répondre : « Comment voulez-vous que je mette ça dans mon ordinateur ? Je le nourris de statistiques. Soyons sérieux : il n’y a de science que du général. D’ailleurs, ces faits ont-ils été scientifiquement contrôlés ? etc.,u. »

.. le coup du bon maître Le lecteur se laissera-t-il prendre aux discours habituels ? Le « coup du bon maître » commence à être connu...

« Dans des conditions certes difficiles (souligner ici l’origi­ nalité du cas et si possible son caractère unique), grâce à une •olide formation, tant intellectuelle que morale (victoire de la Pédagogie !), grâce aussi à des qualités remarquables (en mar­ quer le caractère exceptionnel), à la bienveillante compréhension* 61. Nous caricaturons à peine. Les méthodes statistiques (dont l’utilité, ailleurs, n’est pas contestée) ont l’inconvénient de renseigner plus sur ce qui Ht que sur ce qui peut, actuellement, être. Si l’on se place dans une perspec­ tive de changement, l’analyse des cas marginaux, des anomalies, des formations embryonnaires, des exceptions rejetées par les statisticiens comme non signi­ ficatives peuvent avoir, selon nous, un intérêt scientifique. La psychologie estelle condamnée au quantitatif ? L’utilisation des concepts aristotéliciens en psychologie a été critiqué par Lewin vers 1950, in Psychologie dynamique. P.U.F. éd.. p. 24-48.

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et à l’appui de MM. (nommer ici quelques supérieurs hiérar­ chiques, avec leurs titres), ce maître génial a réussi une œuvre inimitable62, etc. »

Ouf ! L’institution est sauve : il ne s’agit que d’une exception inimitable qui confirme la règle. Quant à vous, « modestes institutrices », « instituteurs moyens », ne vous lancez pas à l’aventure, vous manquez d’envergure... Coup double : le novateur déclaré génial, adroitement isolé de la masse des collègues, apparaîtra prétentieux. La « démo­ cratie » va jouer : « Qui donc lui a demandé de parler à celuilà ? Au nom de qui prend-il la parole ? » S’il n’est pas piétiné par le troupeau, il sera vite récupéré par les bergers, tout heureux de pouvoir présenter un modèle. Ainsi se conservent l’humilité... et les Institutions.

i) D’autres classes, d’autres maîtres... En relation depuis vingt ans avec quelques centaines de cama­ rades, comme moi inadaptés à l’institution, je suis heureux de signaler que ce cours élémentaire démocratique et cet instituteur de banlieue n’étaient pas exceptionnels en 1950 ; même si, en 1970, ils apparaissent un peu étonnants. Ailleurs, des enfants s’exprimaient, imprimaient, parlaient entre eux et, avec plus ou moins de bonheur, participaient à la gestion de leur classe (ou de leur « maison »). On savait vaguement que là, dans des classes — Freinet ou non —, la créativité poétique ou graphique des enfants était favorisée, qu’ailleurs le travail coopératif était organisé remar­ quablement. Ici, la maîtresse qui a s’occupait bien » des enfants était une véritable psychothérapeute... Mais ces classes, ces maîtres n’ont jamais existé : « Pour voir de telles classes, il vous faut retourner en Amé­ rique », s’entendit répondre Aïda Vasquez lorsque, en 1963, elle sollicita l’autorisation de travailler dans quelques classes coopé­ ratives parisiennes. Cette réponse nous avait paru significative de l’intérêt porté en France aux efforts des « praticiens novateurs ». Mais, direz-vous, pourquoi ne parlent-ils pas de leur travail, ces maîtres d’école ? En auraient-ils le temps, le désir et le cou62. Variante : ce jeune maître plein de talent a réussi à faire... ce qui n’était que son devoir d’éducateur.

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Mge, qu’ils n’en auraient pas la possibilité : ils n’ont pas la parole. L’Institution n’a pas prévu l’éventualité d’une pédagogie partie de la base. C’est justement pourquoi nous aimerions rappeler l’existence, dans les années 50, d’autres instituteurs de la région parisienne, dans la même situation. Ils avaient « su se procurer le matériel nécessaire », se débat­ taient avec parents et autorités. Nous avions, en novembre 1956. tenté d’étudier « la classe moderne isolée dans le groupe sco­ laire urbain » à l’aide d’un questionnaire. L’enquête portait sur onze classes Freinet de l’institut parisien de l’Ecole moderne (■oit une maternelle, une enfantine, une préparatoire, 3 élémen­ taires, 2 moyens, une fin d’études, deux perfectionnements). Il aurait été bien sûr intéressant de disposer d’un échantillonnage plus important ; nous suggérions, à l’époque, que les pédagogues officiels délaissent un moment Comenius et Erasme pour s’occu­ per un peu de ce qui se passait alors en France, dans les écolesCasemes où l’on entassait les petits blousons noirs et les futurs enragés... Claude Lévi-Strauss nous avait écrit : « Je vois comment l’école de village peut, grâce au dévoue­ ment et à l’ingéniosité de certains maîtres, retrouver une certaine humanité, mais que peut-il en être dans un milieu urbain ? Là eit, me semble-t-il, le grand problème, et je forme des vœux pour que votre initiative permette, sinon encore de le résoudre, du moins de le définir et de le présenter à la conscience claire des sociologues. » L’école urbaine vouée à la routine ?

De cette petite étude sur la classe urbaine (et, datant de la même époque, Connaître les enfants, I.P.E.M., février 1957), Dous présentons quelques extraits : La faiblesse numérique de notre groupe prouve assez qu’un problème se pose : en milieu urbain, la modernisation des classes est très lente. Effectifs et locaux ne sont pas seuls responsables. Alors que, officiellement, nos points de vue sont encouragés, la ■tructure des écoles, les coutumes, la situation vécue, pèsent d’un poids énorme sur l’instituteur et le vouent à la routine. En effet, la classe moderne est d’abord et toujours obligatoirement « isolée dans un groupe ». Si les maternelles et les perfectionnements sont optimistes, la lecture des comptes rendus est, en général, peu réjouissante :

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les camarades des classes primaires isolées se heurtent à des difficultés continues, et dans une atmosphère parfois pénible, effectuent des replis stratégiques ou livrent des combats sans gloire qui les limitent, les usent, et dont ils espèrent un jour pouvoir se dispenser.

L’inspecteur encourage vivement, accepte, ou est indifférent. Un seul cas d’opposition systématique et hostilité.

Le directeur semble avoir une action déterminante (matériel, collègues). Toutes les attitudes se rencontrent : — aide spontanée (dont un mari directeur) ; — évolution très favorable en quelques années ; — acceptation indifférente ou résignée ; — hostilité peureuse ou lutte ouverte. L’essentiel est de « ne pas faire de vagues ». Monsieur le directeur est raisonnable, il a l’expérience de l’école... tradition­ nelle et d’autres soucis que vos tentatives pédagogiques. Ne compliquez pas sa tâche ! Les collègues. — Nous l’avons vu : c’est à ce niveau que le véritable problème de « la classe dans le groupe » se pose. A l’école primaire, les collègues sont indifférents, parfois hos­ tiles. Certains dénigrent nos classes auprès des familles. Les parents. — L’obstacle n’est pas là : au contraire. Les parents admirent et aident (6 cas), acceptent (4 cas) ou sont indif­ férents (1 cas). Personne ne signale de parents globalement hos­ tiles. Mais les familles favorables le sont souvent devenues. Si, dans ce domaine, le travail d'explication est rentable quoique difficile, le meilleur argument est le succès. Il faut pouvoir dire : « Revenez donc au mois de juin... » Il est évident que, dans une même classe, les parents réagissent différemment. Un fait caractéristique : les oppositions irréduc­ tibles viennent de parents enseignants (2 cas) ou de parents, inquiets de l’Examen, qui font travailler à la maison. Nous signalons quelques difficultés : 1°) Certains parents tien­ nent à jouer aux pédagogues. 2°) Il est nécessaire de justifier ce que nous faisons... sans critiquer ce qui se faisait autrefois... ce qui se fait encore à côté. 3°) Prise de contact et travail d’explica­ tion sont à refaire chaque année puisque les enfants ne font que passer... Cette attitude favorable des parents nous avait surpris. Nous sommes, en effet, habitués à entendre : « Les parents tiennent

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à l’éducation traditionnelle qu’ils ont eux-mêmes reçue. Méfiezvous : que vont-ils dire de nos innovations ? » Les familles, en général, tiennent à ce que les enfants travail­ lent et fassent des progrès; elles s’opposent aux passe-temps appe­ lés improprement « méthodes actives ». Il leur est difficile de croire que, dans certaines conditions, on peut apprendre à lire ou à écrire comme on a appris à marcher ou à parler. Elles réclament devoirs, leçons, punitions, notes et classements, tant qu’elles croient ces procédés indispensables ; que les enfants fassent des progrès nets, et les sceptiques deviennent des propagandistes. L’ennui, c’est que, chaque année, il faut attendre quelques mois... Il reste néanmoins toujours quelques irréductibles qui annulent à la maison le travail de la classe, et ce sont souvent des adultes très satisfaits d’eux-mêmes, preuves vivantes de l’excellence des méthodes qui les ont formés. Leurs critiques exactes éreintent ce dessin qui ne ressemble à rien, ce texte libre plein de fautes et scient toute initiative enfantine. Il est délicat pour le maître de protéger l’enfant contre ses parents6S, ceux-ci triomphent alors amèrement : leur pessimisme était justifié. Parfois, ce sont des autoritaires qui tiennent à jouer à l’école : ils harcèlent leur progéniture de leur sollicitude, de leurs conseils, de leurs direc­ tives. Us sont désemparés devant le travail libre de l’enfant : « On ne sait pas comment les diriger. » Ils n’aiment pas nos classes, bien sûr, et il serait cruel de les priver de leur jeu favori. Plus sérieuse est la réserve des « parents de candidats inquiétés par l’examen ». Si le maître n’arrive pas à temps à inspirer confiance, ils accablent de dictées, de pro­ blèmes. de leçons particulières, le malheureux gosse qui. exté­ nué. s’effondre à l’examen. Mais on comprend aisément que les oppositions irréductibles viennent de certains parents enseignants. Une pédagogie diffé­ rente de la leur risque de leur faire perdre la face ; on ne peut leur demander, pour un an seulement, de changer leur person­ nalité.

Les enfants. — On s’en doutait : adhésion enthousiaste, active, unanime, sans laquelle il n’y aurait pas de classe possible.63 63. Je ne l'ai fait qu'une fois. Bernard, parce qu'il avait apporté à l’école de quoi faire une marionnette, a passé une partie de son jeudi à copier et recopier : « Je ne vait pas à l’école pour m’amusé. » Je ne pouvais signer un tel travail sans réagir. Bernard a souligné les deux fautes, a copié les règles correspondantes. Je n'ai jamais su s’il avait montré à son père le travail corrigé.

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Mais adhésion... au bout de quelques jours, de quelques semaines ou de quelques mois. Dans les grandes classes, les élèves conditionnés sont incapables de travailler librement. Pour eux, ce qui n’est pas corvée est chahut ou repos, le maître non autoritaire n’est pas un maître. Ces quelques mois d’adaptation, de déscolarisation sont très fatigants. Surtout répétés chaque année. Quand on les libère, les écoliers se libèrent, souvent agressivement. Des anciens élèves reviennent dans « leur » classe en « petits pèlerinages mélancoliques ». Certains apportent leurs trouvailles pour l’exposition et des photos pour les documents. Des grands, sortis de l’école, reviennent illégalement le samedi travailler « pour la coopé ». Devons-nous les chasser ?

La chasse au matériel inhabituel Voici quelques procédés employés souvent simultanément : 1. Convaincre le directeur... Procédé classique parfois très lent (8 ans). En effet, pour convaincre, il faut réussir et, pour réussir, il faut du matériel. 2. Agir directement auprès de la mairie... demande du doigté. Déconseillé aux débutants. 3. Achat par la coopérative... et ses amis. Technique très employée, éducative, d’une efficacité limitée. Permet rarement un démarrage. 4. Achats personnels. Bricolage. Système D. Procédé recom­ mandé pour son efficacité illimitée et sa simplicité. Très employé, quoique vite lassant. 5. Appel aux camarades du groupe qui prêtent le matériel de départ et se procurent facilement du matériel dit « complémen­ taire ». (Voir 1.) Effectifs, locaux et mobilier Plus qu’une autre, la classe active est sensible aux conditions de travail (Cf. « 25 élèves par classe »). Mais nos classes s’accom­ modent plus facilement des locaux bizarres : réfectoires, préaux, couloirs, pièces séparées.

Les programmes... ...ne sont pas un obstacle sérieux à la modernisation des classes, aucune difficulté réelle n’est signalée. Mais il est évident

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que l’exploitation de l’intérêt et de l’actualité vécue est plus déli­ cate que l’obéissance mécanique à une répartition éprouvée et approuvée. Discipline de la classe et discipline de l’école-caserne

Ce point n’a guère été abordé. Dans la mesure du possible, beaucoup essaient, discrètement, d’instaurer une discipline fonc­ tionnelle avec la participation des enfants, et d’éviter les « grandes manœuvres ».

Votre difficulté majeure actuelle 11 a semblé difficile de « choisir ». Le volume du travail — la recherche et le rangement du ma­ tériel, les apprentissages à refaire chaque année, etc. Une mère de famille, notamment, ne peut pas penser sans arrêt à sa classe.

La nécessité des solutions de compromis. — Mi-gardien, michef d’atelier, le maître mi-moderne est souvent tiraillé entre deux nécessités contradictoires. Il risque l’inefficacité et la fatigue nerveuse. Les incompréhensions, les hostilités « pédagogiques » qui obligent à une attitude stratégique continue. Et, bien sûr, la nécessité de recommencer tous les ans le même travail stérile... ...La division du travail et la spécialisation des techniques ont visiblement inspiré l’organisation des écoles-usines en ateliers de fabrication séparés. Une naïve philosophie chosiste pensait pouvoir sans dommage transformer les enfants en élèves-stan­ dards et les faire défiler comme des pièces de série. De ce fait les pédagogues sont devenus des instituteurs-adjoints : manœuvres intellectuels chargés d’accrocher ou d’emboutir quelques notions de calcul ou de morale. La machine à instruire se double obligatoirement d’une ma­ chine à niveler : « Elève Pascal, vous me ferez dix temps du verbe : inventer la brouette ! » Le système actuel condamne toute pédagogie à l’abstraction, à la déshumanisation et à l’inefficacité, tout éducateur à l’anony­ mat, à l’inexistence. Un collègue a pu dire : « Dans notre petit métier... » sans pro­ voquer d’étonnement.

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Evidemment, les instituteurs de l’institut parisien de l’Ecole moderne proposaient :

des solutions : — Respecter — et faire respecter par tous — les Instructions officielles qui, théoriquement, protègent les méthodes actives contre les coutumes archaïques. — Autoriser les instituteurs qui le désirent à suivre leurs élèves pendant plusieurs années, à prendre leurs responsabi­ lités 6465 . 66 — Favoriser la formation d’équipes de maîtres volontaire' désireux de travailler dans le même sens. — Créer des écoles à échelle humaine où la pédagogie de ces minoritaires serait mise à l’épreuve.

Il serait bien étonnant que les isolés soient majoritaires. Leur demande, qui risque d’introduire dans le corps des enseignants de fâcheuses divisions, etc., a peu de chance d’être entendue ,l5. Le caractère utopique de ces propositions de 1956 ne saurait échapper au lecteur de 1970. Ne vous paraît-il pas étrangement « actuel » ? N’éprouvez-vous pas quelque sentiment d’éternité, d’éternel retour ? Discours inopérant • qu’est-ce qui a changé ? Parole vide ou simplement parole dans le vide ? Remarquons que, si nous nous plaçons dans le champ de l’institution, il manque un verbe à ces propositions infinitives, un verbe qui marque l'origine et le sujet du discours : chaque phrase, si elle émane d’un instituteur, doit commencer par un « il faudrait » ou un « ne pourrait-on pas », reconnaissant impli­ citement l’existence de puissances supérieures. Laissons le conditionnel aux inférieurs respectueux. Les « il faut », les « qu’on s’efforce », les « on favorisera » conviennent aux chefs, aux Importants qui rédigent des Instructionsljti. Laissons-leur le subjonctif et le futur impératif. Remarquons qu’un pareil message, sans adresse et sans indi­ cation d’origine, a peu de chance de passer... 64. L’expérience a été faite par Raymond Fonvieille à Gennevilliers. 65. En février 1962, le texte Revendications pédagogiques, élaboré pa: le Groupe Techniques éducatives sera envoyé aux diverses « tendances » des syndicats et ne recevra aucune réponse. (Cf. Annexe 3.) 66. De la suggestion respectueuse de l’institutrice qui tente d’obtenir du matériel à la recommandation poliment impérative du « responsable ». en passant par les différents styles syndicaux de revendications, une étude compa­ rée des styles dans et autour de l’Edücation nationale serait instructive.

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Mais les propositions elles-mêmes sont-elles acceptables ? On peut s’étonner en lisant : « maîtres volontaires » « désirent » prendre des « responsabilités ». Et pourquoi pas le pouvoir ! Un fonctionnaire a-t-il à donner son avis sur l’institution qui le paie ? Depuis quand les ouvriers participent-ils à la gestion des entreprises ? Oui se permet de proposer ? et à qui ? L’école, que je sache, n’est pas une coopérative scolaire. N’importe qui ne peut, ici, proposer n’importe quoi, où irions-nous ! On touche à l’Ordre, à l’institution, à Notre Ecole : les défenseurs vont s’émouvoir, les chiens de garde vont donner de la voix... Nous sommes en 1956, les écoliers entassés s’alignent normalement ; ils ne sont pas encore devenus « enragés ». Qui s’intéresse aux méthodes, aux techniques pédagogiques ? Il n’y a là aucun pro­ blème urgent : aucun scandale. Attendons. 3. Enfants « normaux » dans la classe insolite Une expérience intéressante ?

De 1949 à 1954, j’ai donc utilisé l’expression libre, la corres­ pondance, le journal scolaire et les structures coopératives dans un cours élémentaire 2' année, inséré dans un établissement tra­ ditionnel en milieu urbain. Cinq ans : le temps d’une scolarité primaire. N’espérons pas cependant suivre l’évolution d’un groupe, ni celle d’enfants vivant en milieu coopératif : l’organisation de l’école-usine inter­ dit de telles fantaisies. On sait que les élèves doivent se retrouver « finis »67 en bout de chaîne, prêts pour la chaîne secondaire. L’adjoint semble voué ipso facto à la répétition. Il devient par la force des choses un spécialiste du démarrage, de la mise en place des institutions coopératives 68. Chaque année, sous peine d’échec éducatif grave69, il lurfaüt, 67. Ce « finis » prend un sens particulier pour ceux qui n’ont pas pu suivre la progression normale. Du fait que 3 élèves sur 4 ne suivent pas, on ne saurait tirer qu’une conclusion : le nombre des anormaux croît... 68. Est-il hardi de supposer qu’il ne répète pas indéfiniment les mêmes erreurs ? que son expérience pourrait servir à d’autres, en proie aux mêmes difficultés, donc intéressés ? Questions sans intérêt : il n’existe pas à ce niveau de possibilité légale de communication. 69. Peut-il, tous les ans, se permettre de perdre une année ?

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le plus rapidement possible, « faire tourner » sa classe et s’il a quelque prétention éducative, chercher à savoir « qui parle », et « à qui il s’adresse » : il écoute les enfants... et les familles. Nous l’avons dit : avec 40 enfants, il peut espérer voir clair à Noël7071 . La classe coopérative fonctionne à plein rendement de janvier à mai n. En juin, on prépare l’examen de passage, mais surtout on n’oublie pas de réadapter les élèves à l’école fourmilière. Chaque année, l’inadapté bâtit sur le sable un édifice que la marée de septembre emporte. Travail épuisant que l’on peut juger stupide, qui ne laisse guère de temps pour rédiger des monographies. Mais situation privilégiée : ni l’adjoint urbain qui sert la machine, ni le maître d’école rurale installé dans sa classe stable, ni le visiteur, aussi diplômé soit-il, ne peuvent aussi facilement remarquer ce qui semble résulter de l’introduction de techniques révolutionnaires. Il aurait été intéressant de rédiger quelques monographies d’enfants dits « normaux », de ces enfants que l’on dit exempts de tout problème, qui s’accommodent des pires pédagogies, que l’on peut impunément (pense-t-on) faire taire, faire parler, faire obéir, faire travailler... Des monographies d’enfants faciles72. Quarante enfants de 7 à 12 ans, nouveaux chaque année et pour la plupart réputés normaux 73, quelle mine d’observations ! Mais le maître est fort occupé et le psychologue, à l’époque, se soucie davantage de l’Enfant que des enfants réels entassés dans les écoles... Nous pourrions parler d’enfants vifs, turbulents, agressifs ; d’autres, renfermés, rêveurs ou lents à comprendre, timides, ner­ veux, etc., dont les progrès nous ont surpris 74. 70. Quand, dix ans plus tard, ayant découvert la non-directivité, de bons apôtres dénonceront le caractère antidémocratique de ces classes où l'auto­ gestion n’est qu’ébauchée, etc., leur discours sera apprécié. 71. Une classe qui apparemment ne « produit » de l’éducation que qua­ tre ou cinq mois par an, voilà qui est ridicule ! Remarquons que nul ne s’étonne qu’une classe n’ait aucun effet éducatif, et ne nous demandons pas ce qui, de la classe coopérative, du maître dévoué ou de l’organisation des écoles est ridicule. 72. « L’enfant normal » existe-t-il ailleurs que dans la bonne conscience et l’imagination des parents, et des pédagogues ? Concept commode, image du désir de l’éducateur... 73. Cf. infra, p. 138. 74. Nous éviterions de dire «caractériels», « schizoïdes » ou «débiles», toutes appellations contrôlées qui requièrent intervention de la Science. Du reste, remarque-t-on judicieusement, si de tels cas guérissent sans rembourse­ ment de la Sécurité sociale, c’est qu’il s’agit de faux débiles, de faux carac­ tériels, de faux énurétiques.

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Nous pourrions parler de Bernard L..„ faux sourd qui, petit à petit, entend sans que personne comprenne rien (mère infir­ mière) ; de Jacques V... (père industriel) qui se met à parler (mal) et à écrire des pages d’histoires, lui qu’on disait muet et débile mental ; de Jean H... (parents commerçants) qui, à la limite de l’autisme, ne gênait personne dans une classe d’enfants sages... Mais quel intérêt ? Combien de maîtres ont ainsi des « histoires » à raconter, témoignages subjectifs appuyés sur quelques documents contes­ tables, récits de petits fonctionnaires cherchant à briller ? Nous pensons que, dans ce domaine au moins, les sciences de l’éduca­ tion sont vouées au bavardage philosophique tant que ce qui se passe dans les classes ne peut venir au jour et faire l’objet d’analyses fort délicates. Ce sont donc des histoires que nous allons raconter. Histoires vraies d’enfants qui sont à présent des hommes, anecdotes sans prétention scientifique, qui diffèrent des monographies que nous présentons ailleurs75 76. Le risque existe de verser dans la « psychologie » larmoyante et les bons sentiments, de concurrencer certains courriers du cœur. Bien sûr, c’est un homme qui raconte, et il est facile de dire qu’il a beaucoup d’imagination, que ces cas sont inventés pour les besoins d’on ne sait quelle cause. Contes de fées pour grandes personnes, ou champ en friche, prairie inexplorée où fleurissent de petites psychothérapies sauvages, sans valeur. Ces histoires peuvent, tout au plus, expliquer notre position étonnante vis-à-vis de la ségrégation des enfants qui partout s’organise sur des bases « scientifiques »76. 75. Qui sont au contraire le résultat d’un très long travail dans lequel,

lelon une méthode précise, le groupe joue un rôle analytique. 76.

Nous sommes en effet persuadés que la classe qui accueille le tout-

venant, le « sur-doué », le « débile », l’« infirme », ou le « caractériel » (à

quelques rares exceptions près), parce qu’elle est organisée pour accueillir les différences, est un milieu autrement éducatif et thérapeutique que le meilleur établissement spécialisé. En effet, si le dépistage et le tri des anormaux sont faits correctement, on obtient des « classes homogènes ». Le travail de série devient possible, les « identifications hystériques » (cf. VPI, p. 186-187) permettent une normalisa­ tion maximum. Il devient « normal » d’être débile, sur-doué ou infirme, et les échanges se raréfient. Le vieux rêve du pédagogue se réalise... L’organitation de l’humanité en « classes de niveau » (dites abusivement « groupes de niveau ») n’a pas que des avantages. Nous trouvons plus normal d’appartenir à des groupes hétérogènes, différenciés, organisés, échantillons vrais d’huma­ nité. Cette conception, qui est à la base de notre projet d’institut d’éduca­ tion thérapeutique (cf. VPI, p. 257-259) ne risque guère, actuellement, de re­ tenir l’attention des bénéficiaires de la ségrégation. Cf. Annexe 1, « Le Com­ plexe éducatif expérimental ».

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a) Claude a traînait la patte »

Ma première « monographie » date de 1950. C’est une pein­ ture qui m’avait « accroché » : sur un ciel gris noir (encre sco­ laire + eau), une maison sans fenêtre, trois arbres curieusement renforcés à la base, un petit soleil très haut. Impression de déses­ pérance infinie. Claude avait librement écrit un très long texte (sept pages environ) : Ma jambe est réparée, histoire vraie. L’album qui en est résulté était un travail de groupe : quelques copains ont recopié chacun une ou deux pages, et Claude a dessiné des plans de l’hôpital. Banal. Ce qui l’est moins, c’est que Claude a cessé de bégayer à cette époque. Il ne s’agissait nullement d’une guérison miraculeuse : le bégaiement comme la boiterie étaient bénins. Mon intervention personnelle était réduite au minimum, donc pas question de psy­ chothérapie. D’où venaient alors les progrès ? Heureux hasard ? A moins que « quelque chose » ait agi, se soit révélé thérapeu­ tique, mais quoi ? L’expression libre ? Les relations entre gosses dans ce groupe organisé ? La « classe » ? Comme je ne voyais guère comment une opération à la jambe et un travail coopé­ ratif pouvaient influer sur un trouble de la parole, j’avais ajouté quelques notes. Peut-être la question aurait-elle pu intriguer quelque psychologue ? Ces notes n’ont plus qu’un intérêt historique. Nous les livrons sans commentaire. Non, Claude n’est pas malade, mais on ne peut pas dire qu’il ait bonne mine. 11 n’est pas triste, puisque ses lèvres fines hésitent un sourire tandis que ses yeux bleus demandent la permission de vivre. Il comprend bien, mais il est au cours élémentaire avec deux ans de retard. Il s'applique, s’applique. Ce n’est jamais assez bien. Alors il recommence. Il ne boite pas vraiment : il ne marche pas bien non plus. Il ne bégaie pas vraiment : il hésite, se reprend, répète des syl­ labes. Il a peur de tomber même quand il parle? Il n’est pas fatigué. Il a l’air de souffrir. Sait-il qu’il souffre? Et de quoi ? Claude « traîne la patte ». Comment l’aider à se lancer ? Dans la jambe, si j’ai bien compris, il restait un fil métallique qui avait eu son utilité après un accident.

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Extraits du texte de Claude.

Une longue suite de petites difficultés :

Il a mangé. On ne peut pas l’opérer aujourd’hui (bis). Maman veut téléphoner, le téléphone ne marchait pas. Elle ne pouvait pas y aller parce que mon petit frère...

L’opération : Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. [...] Je me suis réveillé dans mon lit, j’ai été malade toute la nuit. Le jour vient, ça va mieux. Etc.

L’accident antérieur : ... je portais mon petit frère [...] dans l’allée je me cogne au râ­ teau (que mon père avait laissé). [...] J’essaie de me relever, je re­ tombe. Je crie. Mon père accourt... Pas d’ambulance le dimanche... Camionnette... « Une fracture grave. » Trois jours et trois nuits dans un appareil... Deux mois dans le plâtre... Depuis j’ai repensé k mon accident... j’en ai même rêvé. Que s’est-il passé ? Claude a-t-il revécu son drame ? Le deuxième séjour à l’hôpital a-t-il une signification ? Tout cela a-t-il à voir avec une « castration symbolique » ? L’ensemble a-t-il des conséquences sur la psycho-motricité, sur la parole, sur le travail scolaire ? Ces questions intéressent-elles ceux qui sont, paraît-il, chargés d’éduquer des enfants ? Nous sommes en 1950.

b) Joseph... ou ma dernière leçon de morale

Ebouriffé, plus ou moins lavé, rigolard, Joseph arrive en retard. Comme d’habitude. A moins d’un miracle, ni devoirs ni leçons n’auront été vus. Pourquoi l’ennuyer avec ça ? Aimable, serviable, fort débrouillard, Joseph, 11 ans, redoublant, aide la classe. Et ses textes, l’an passé, disaient sa vitalité de Gavroche : La fête des

mères

« Si tu ne me donnes pas de sous, je pleure ! » Maman ne voulait pas quand même. Alors je suis monté dans le sureau et j’ai pleuré de toutes mes forces. Elle m’a donné cent francs. Je lui ai acheté une petite plante grasse qui dure longtemps. Ma sœur a offert deux bégonias (ça fane, les bégonias !). Je lui ai dit : « Ma plante durera plus longtemps que la tienne, Marie ! »

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Pourtant, ce matin-là, il exagère. Le travail et la propreté sont qualités de l’écolier. Je crois intelligent d’exploiter l’incident : leçon de morale collective occasionnelle et prétendument « moti­ vée ». Me voici donc à prêcher l’Effort : se lever tôt... se laver fort..., le travail, etc. Sagement, les bons élèves — ceux d’un « bon milieu », bien tenus, dorlotés — écoutent la leçon. Passionné sans doute par mon discours, Joseph dessine tran­ quillement. Un peu plus tard, un texte fort court est élu par éclat de rire : Conjugaison

Ma sœur a rêvé En dormant elle faisait : « Tu... tu... tu... tu... » Alors, je lui ai dit : « Tu : toujours S » 77 Elle s’est arrêtée Bien sûr, Joseph explique aux copains :

La p’tite sœur, elle est paralysée. J’ l’aime bien. C’est moi qui la garde. Je l’habille le matin. Ma mère, elle s’occupe des autres. Tu comprends, on n’a pas l’eau78. Je vais à la fontaine avec les brocs le matin... — Et ton père? — Il travaille, il est maçon, il est pas toujours là.

Je vois la plaine de Nanterre, les cabanes en hiver et les gamins à la fontaine... avant de venir à l’école pour écouter des discours sur la propreté. Tiens ! c’est Joseph aujourd’hui qui me fait la leçon... Je suis guéri : je ne ferai plus jamais de « leçon de morale ».

c) Hervé. 2 + 1 = 0

Mme C... est inquiète. Hervé, son blondinet frisé de 9 ans ne comprend rien au calcul du cours élémentaire 2' année. J’ai gardé l’enfant aux récréations, tenté d’expliquer, fait rabâcher les tables. Sans résultats apparents. Et les échecs, obligatoire­ 77. On ne peut rire sans savoir qu’il s’agit là d’un de nos réflexes gram­ maticaux bien connu de tous, qui nous épargne les litanies verbales habituelles. 78. On n’a pas non plus l’électricité et quand on n’a plus de pétrole, les cahiers de devoirs du soir sont tachés de bougie, etc.

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ment consignés sur le carnet scolaire, sont autant d’occasions de drames familiaux. Le père tempête, la mère pleure... Heureusement, la mère peut parler au maître directementï9... et le problème s’éclaire : Tout petit, Hervé couchait avec sa mère pendant les bombar­ dements, et il semble bien qu’il n’ait jamais apprécié le retour du père, prisonnier. Deux plus un ne font pas trois (or, comme il suffit d’un zéro en calcul pour provoquer une dispute entre les parents, Hervé ne se gêne pas...). A cette époque (1950-51), la dyscalculie n’était pas inventée. Il a suffi que le maître dédramatise, que les parents acceptent de se désintéresser en apparence des résultats scolaires, que le maître, sans risque de complications, devienne plus exigeant, pour que — miraculeusement, a-t-on dit — Hervé retrouve son intelligence et une mémoire qu’il n’avait jamais réellement per­ dues. Certes, les conflits affectifs, provisoirement fixés sur le plan scolaire, n’ont pas pour autant été résolus. Les échecs scolaires étaient vraisemblablement un élément de l’équilibre familial et les parents semblent avoir eu bien du mal à me pardonner cette réussite. Problème de transfert, bien classique, que le maître d’école, gratuit et obligatoire, résout plus difficilement que le spécialiste, facultatif et onéreux. Inconvénient de ces psychothérapies gra­ tuites, sur le pas de la porte. Une rééducation du calcul aurait-elle résolu la question ?

d) Eric et les crocodiles79 80

Octobre 1950. Milieu pauvre, famille nombreuse, logement inlüffisant. Petit, dur, tout noir81, solide, Eric monte le charbon ■U 4' étage. En classe, « il n’a rien à dire ». Son opposition n’est pas seulement symbolique et se manifeste d’emblée : C’est vrai, j’avais oublié de ramasser les cahiers. Ils ont rangé tours affaires, Eric, 9 ans, proteste : 79. Comme, pratiquement, le directeur ne peut recevoir 500 familles, il

lui arrive d’autoriser un subalterne... 80. Le cas Eric a été présenté en janvier 1954, lors d’une conférence organllée par l’Ecole nouvelle française. 81. Pour le sens possible de « noir », voir ci-dessous Commentaires *.

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— Fallait le dire avant ! — Je regrette. Donne ton cahier. Il faudra faire comme les au­ tres et prendre les habitudes de la classe... — Et si je les prends pas, les habitudes ?

La réponse n’arrive que le lendemain : je ne l’accepte pas en classe : « Va voir ailleurs. » Eric est obligé de capituler.

Novembre-décembre. Eric recherche les accrochages sans trop insister. Il participe cependant à la classe, aux choix de textes, mais ne présente rien. Les incidents diplomatiques semblent réservés aux camarades, mais, grâce au travail d’équipe, le rodage s’opère lentement. Avec moi, il a trouvé une forme d’opposition bien connue : il ht quand on écrit, compte pendant qu’on lit, dessine pendant le calcul, se repose pendant l’atelier. C’est une force d’expres­ sion non verbale fort efficace. Je ne réagis pas. Après tout, la « méthode Eric » est peut-être excellente. Attendons les résultats... Les résultats sont concluants en janvier. Eric ne semble pas apprécier : « Tu sais, tu as le droit de faire comme tout le monde. » Février. Eric présente son premier texte. Il est allé au Jardin des Plantes : J’ai vu des crocodiles. Ils étaient secs. Ils étaient énormément gros. Ils nous faisaient peur. Les crocodiles ont des espèces de mon­ tagnes sur le dos...

Texte non élu. Il fulmine. « Veux-tu les faire au lino ? » La classe s’orne d’une ceinture de crocodiles noirs de 30 cm *. C’est un succès. Fin des « incidents diplomatiques ». L’enfant a eu non seulement l’autorisation, mais les moyens (texte, auditoire, lino) d’extérioriser son monstre. Cette liberté totale d’expression permettait une libération efficace sur un plan symbolique. (S’il n’avait pas eu la perspective d’être imprimé, aurait-il écrit ?)

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Mars. Après une visite à Notre-Dame, nous peignons des vitraux Bur les vitres de la classe. Devant la maison d’Eric, il y a un petit arbre rabougri. — Tu devrais agrandir ton arbre... — Non. il va dépasser la maison. — Et après ? les arbres peuvent dépasser les maisons.

J’ai l’impression d’avoir bien fait en autorisant l’arbre à dé­ passer le cadre de la maison familiale et de ses problèmes : c’est le début du travail sérieux. Son texte sur le feu de cheminée est élu : Le pompier m'a embrassé et j’étais tout noir * ! Eric accepte maintenant des conseils pour son travail.

Avril. Deuxième texte élu, mis au point collectivement et repro­ duit dans Le Lutin de Garenne, N° 5. C’est : Un rêve

J’allais à la gare porter un colis pour nos correspondants de Luxeuil... Des gens attendaient portant sur leur tête des sacs d’ha­ bits d’enfants. Le chef de gare me dit : — Qu’est-ce que tu fais là, bohémien ? — Je vais porter un colis, Monsieur le garde champêtre. — Comment ? Moi, garde champêtre ? Petit voyou, tu vas voir je vais te corriger... Je plonge dans un tonneau. Je suis tout noir * [...]. Il me jette dans un train. Je tenais toujours le colis *...

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La fin, nébuleuse, où le chef de gare est tué par un taureau qui joue au football avec sa tête, est abandonnée.

Mai. Enquête au marché. Un texte d’Eric : Le fou

Dans le marché, il y a un marchand de cirage *. Il est complète­ ment fou. Il nous dit : « Allez-vous-en ou sans ça je vous fous un coup de couteau ! » Je me suis sauvé. J’ai été relever des prix : les autres marchands étaient très gentils. Dessin : un grand bonhomme hérissé, un petit bonhomme ri­ golard. Eric a réussi à exprimer son conflit sans dommage pour l’ordre social. Au contraire, le groupe reconnaît cette expression comme une réussite. Eric prend des responsabilités importantes, son travail devient d’une propreté méticuleuse. Juin. Eric doit redoubler : il accepte cet échec, conséquence de l’opposition du début de l’année.

L’année suivante, il est un des leaders, très sérieux (quoique rigide !). Sa personnalité se consolide. Au cours moyen, il a été inscrit au tableau d’honneur. Ses frères et sœurs sont dans des classes de perfectionnement **. Commentaires

* Les psychanalystes amateurs s’amuseront, s’ils le désirent, avec les crocodiles, la couleur noire, le pompier, le chef de gare et les marchands. Ce n’est pas sans intérêt, mais, à négliger le contexte (transferts, identifications, phénomènes de groupe, pro­ jections personnelles du maître, etc.), on risque fort de trouver une explication satisfaisante. (Cf. VP1, p. 103.) Nous estimons que ces notes partielles, anciennes et peut-être déformées, sont devenues inutilisables. Il n’y aura jamais de « monographie Eric ». Dans les centaines de classes « sans intérêt scientifique », combien d’Eric continuent à parler et à évoluer ? Combien de documents périmés ? Tandis qu’en haut lieu s’élaborent d’illusoires « pédagogies »... ** Nous n’attachons pas une signification exagérée aux succès scolaires, mais ce tableau d’honneur d’Eric nous accuse : fournis­ seurs de main-d’œuvre, agents du système répressif bourgeois,

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nous adaptons les enfants d’ouvriers à la société d’exploitation, etc. Un échec scolaire ultérieur aurait démontré notre irréalisme : « Que deviennent vos malheureux cobayes ? Des inadaptés so­ ciaux, bien sûr ! Avez-vous songé que, plus tard, ils devront ga­ gner leur vie, travailler en usine ? », etc. C’est seulement quand ces critiques sont formulées par les mê­ mes personnes qu’elles prennent sens : que rien ne bouge ! 11 n’est pas question de mauvaise foi; simplement d’un phénomène de résistance psychologique bien classique.

e) René82 n’existait pas

Il n’est vraiment pas gros à 8 ans. On le soulèverait entre deux doigts. Il ne pèse pas plus dans la classe : éteint, chétif, silencieux. B s’efface, se gomme lui-même. « Bon petit élève, peu de moyens », dirait le Pédagogue. Je ne veux pas croire qu’il n’existe pas. Pendant quatre mois, il ne présente aucun texte, jusqu’au jour où : Février J951.

J’ai rêvé que j’étais dans le métro, dans un tunnel. Il y a eu une panne de lumière. Je me suis évanoui. Quand je me suis réveillé, C’était sorti du tunnel. Il faisait jour. J’avais peur. Tiens, va-t-il sortir du trou ? Son texte n’obtient aucune voix. Je lui dis qu’il m’a intéressé, je ne lui dis bien sûr pas pourquoi. Huit jours après, Un

SECOND « RÊVE >i 83

J’étais dans la maison de ma grand-mère. Il faisait presque nuit. J'ai voulu aller dans la pièce à côté pour voir ma grand-mère. Mais C’était plein de toiles d’araignées, partout, partout, ça collait après moi. J’essayais de me dépêtrer. Je ne criais pas, ça durait.

Voilà qui devient sérieux. — Non, Monsieur, la naissance a été normale; un peu lon­ gue peut-être, mais rien de spécial. Mais ensuite, que de mal 82. Du verbe renaître... 83. Les enfants présentent comme « rêves » des « histoires inventées ». Il C'y a pas intérêt, ici, à faire préciser.

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nous avons eu. Il n’a jamais voulu boire. Encore maintenant, il n’a pas d’appétit : Regardez-le.

Je signale à la maman compréhensive l’évolution que j’espère. — N’intervenez pas, et surtout ne freinez pas si une vitalité un peu anarchique se manifeste. — Je voudrais bien, Monsieur !... René s’éveille un peu — (oh, il faut bien regarder !). Il parle plus avec les autres. Mars. Voici une histoire qui obtient quelques voix :

J’étais dans la forêt, tout seul. J’avais faim. Je ne savais pas com­ ment faire. Il est passé un facteur. Je l’ai appelé : il n’avait rien à me donner à manger. Puis il est passé un drôle de bonhomme avec un vélo. Il est venu avec moi. Il a fait du feu et j’ai fait cuire des pommes de terre. Maintenant, je mange. Le garçon a demandé une responsabilité.

Mai. Il est premier en orthographe. « Extraordinaire ! dit la ma­ man, il a brusquement trouvé l’appétit. Il mange depuis un mois. H est devenu vivant. » Juin. Un gros orage inonde les caves. Nous faisons un album. Quel texte noir et angoissé va écrire René ? Voici : La pluie est finie. Je passe dans la rue. Je passe une branche pleine de feuilles sur une grille, ça fait tac, tac et ça éclabousse. Je ris. Le collègue du cours moyen s’en va : il a trouvé une situa­ tion... Nul ne peut dire qui le remplacera. Mon rêveur va-t-il retrouver un préposé scolaire, un facteur distributeur de belles lettres ? Sera-t-il puni pour son inattention ? Qu’importe, on lui donnera des vitamines et des fortifiants...

f) Gérard et le psychologue

Neuf ans au lieu de huit. Grand, fort, éveillé; souriant, mais un peu crispé. Pourquoi semble-t-il mal assis sur sa chaise ? Signalé « très opposant s. Pourquoi n’a-t-il pas réussi les an­ nées précédentes ? Milieu ouvrier. Famille normale. Pendant deux mois, Gérard a travaillé, semble-t-il, sous la

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pression des événements. Voilà qu’il ralentit, devient de plus en plus buté ou distrait, alors que les autres, intéressés, participent à l’organisation de la classe et travaillent. Régulièrement, il propose un texte. Le thème est invariable :

Comment j’ai crevé le ballon de mon frère... J’ai fait pleurer ma sœur... Je fais des farces (méchantes) à mon grand-père. Il raconte une a bagarre avec mon père » à propos de travaux scolaires à la maison et des « farces aux camarades ». La pro­ vocation est trop évidente. Plus la classe devient vivante et libre, plus l’attitude d’oppo­ sition se précise. Peur de la liberté ? Expression d’une opposition familiale ? Je vois le père, ouvrier qualifié, très ouvert. Non, il n’y a pas opposition de sa part à cette méthode de travail plus libre... Nous sommes tous deux pleins de bonne volonté, mais ne voyons guère quoi faire... Je demande un mois de répit en éliminant tout risque de réactivation d’un conflit familial : « Que la mère ne se préoccupe plus des “ devoirs ” de Gérard, c’est mon affaire. Je travaillerai " plus près ” du gamin, je serai plus sévère. S’il y a conflit à propos du travail, c’est avec moi que cela doit se résoudre. N’embrouillons pas tout. » L’opposition en classe devient difficilement supportable, et Gé­ rard, qui sabote tout, est successivement « viré » de plusieurs équipes de travail : personne n’en veut plus. C’est l’impasse. Je décide alors de ne plus réagir. Je lui fais sentir que je le consi­ dère un peu comme malade. Il est libre de ne plus travailler (mais il a le droit de travailler s’il en a envie). Son comporte­ ment scolaire n’aura pas d’influence sur notre amitié. Détendu, U s’ouvre, parle un peu. Je lui propose de l’aider en lui disant que c’est mon métier84. Il accepte de dessiner pour que nous puissions ensemble parler, comprendre, décider de ce qu’il faut faire. Le bonhomme est raide, gêné, figé. La toiture de la maison flambe. Un rêve :

J’ai très mal à la tête. Des souvenirs :

J’ai lâché (exprès) le landau de ma petite sœur dans une pente... J’ai dérouillé... on m’a tué mon petit chien... 84. Affirmation osée ! Personne ne m'a jamais demandé quoi que ce soit à ce niveau, au contraire. La demande sociale reconnue (rémunérée) est simple : maintenir l’ordre, faire la classe, sélectionner, et surtout éviter les histoires.

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Il n’est point besoin d’être grand clerc pour pressentir quelques difficultés antérieures et demander à la mère de passer. C’est le père qui revient. La mère n’est pas d’accord avec ma façon de travailler. (Tiens, je ne m’étais pas trompé...) Je de­ mande des précisions sur la petite enfance : — Ne m’en parlez pas ! Ça a été un calvaire. Ce gosse avait de l’eczéma dans la tête. Il a fallu lui attacher les mains pen­ dant quatorze mois. On lui frictionnait la tête, ça devait le brûler. Il hurlait. Nous en étions malades. Aïe ! Je ne suis pas psychanalyste d’enfants. J’explique au père, qui « pige » immédiatement : il est bien possible qu’il y ait une certaine corrélation entre l’eczéma, le toit de la maison, le refus de se mettre des choses dans la tête et le caractère agréa­ ble du jeune homme. (Et j’évite de demander : « pourquoi cet eczéma ? ») Gérard ira avec son père consulter un psychologue. A cette intention, je résume mes observations, je joins textes et dessins. Le père revient : Alors ? — Gérard a été testé. Il a une intel­ ligence tout à fait normale et devrait suivre dans votre classe. — Bien, Monsieur. Le ton est significatif. La Science a parlé. J’entends : « C’est le spécialiste qui dit cela. Alors, vous, fichez-moi la paix avec toutes vos histoires. Allez corriger vos cahiers ! » Je doute qu’il ait entendu ma réponse : « Ne vous inquiétez pas. Je vous ficherai la paix avec votre gosse. Pas d’histoires, comme on dit dans la maison ! » Tout rentre dans l’ordre. Gérard, seul au fond de la classe, attend comme moi la fin de l’année et ne bronche guère. Je con­ nais des moyens d’avoir la paix... Régulièrement, j’écris « Tra­ vail insuffisant » sur le cahier. Gérard n’écrit plus de bêtises. Ni rien d’autre du reste... L’année suivante, il est presque maté. Il ne rit plus. Il est moins opposant, moins vivant aussi. Il est en fin d’études, où il ne réussit guère. A présent, on pourrait constater, peut-être, un retard intellectuel, le « cas Gérard » pourrait devenir intéressant ? J’ignore si Gérard a été « rééduqué t>. Je n’ai plus jamais adressé à un psychologue inconnu que des enfants dont je voulais me débarrasser : « à orienter vers un établissement adapté à son cas »85. 85. A l’époque, la psychologie n’avait pas encore découvert Freud. De grands progrès ont été réalisés : n’importe quel diplômé peut, sans analyse préalable et sans contrôle analytique, s’improviser psychothérapeute d’enfants.

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g) Gaël et son cahier

11 m’arrive de revoir Gaël qui termine un doctorat. C’est lui qui, récemment, m’a raconté son premier contact avec ma classe : du cours préparatoire voisin, le hasard, un jour de 1953, pro­ pulsa un petit bonhomme hurlant et catastrophé, son cahier à la main : Gaël, 6 ans et demi, le fils d’un ami. « Assieds-toi là et travaille avec les grands. — Nous conti­ nuons. » Compte rendu d'enquête : « D’où vient l’électricité qui nous éclaire ? » Gaël se souvient parfaitement des images de lacs, de barrages, de centrales, des tuyaux a plus gros que nous », des fils de 220 000 volts et, pour finir, la puissance des trains, la lumière des maisons. Le petit bonhomme émerveillé regarde, écoute et dessine. En passant, je vois l’origine du drame : Gaël a dessiné un magnifique marin86 sur le cahier de classe de la maîtresse87. « Gaël, tu as bien travaillé; voici un cahier spécial pour dessiner des bonshommes. Mais c’est compris : jamais sur le cahier de classe ! » 1954. Gaël est au cours élémentaire 2e année. J’ai vu les parents. Le garçon est énurétique et en souffre. Je ne tiens absolument pas à savoir de quelle « difficulté familiale » cette énurésie est le symptôme. En janvier, brusquement, les cahiers deviennent épouvantables. L’encre scolaire fait merveille. Gaël travaillera MU brouillon (j’ai d’autres soucis que l’inspection). Je me tiens au courant : dans son jardin, la nuit tombée, sous le regard inquiet de la grand-mère, Gaël construit, paraît-il, un port avec de la boue. « Donnez-lui du ciment et, s’il demande, aidez-le. Mais surtout laissez-le faire. » A l’école, il peint beaucoup, des­ aine, imprime et — miracle ! — des textes nets sortent de ses mains noires. Gaël est élu chef d’équipe. Le jour, il est maculé, barbouillé et charmant. D est devenu propre la nuit... Nous avions le temps. Il a repris un cahier. Peu et bien, puis peu et très bien, puis comme les autres, il a recommencé à écrire. Le moteur était reparti. Gaël, entré tôt en sixième, a passé son bac à 17 ans. Nous par­ lons un peu de l’aventure. Qu’il serait agréable de rédiger une belle explication à base de psychodrame, de catharsis, d’Œdipe 86. Qui indique clairement que le gosse, intelligent, s’ennuie en classe. 87. Signalons aux âmes sensibles que la maîtresse a besoin de gagner sa vie Le marin du cahier, symbole du Désordre et de l’inattention, pourrait bien un jour gambader sur un bulletin d’inspection, sauter de « Tenue des cahiers » k « Tenue des élèves et discipline » et jouer sur la note.

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et de transferts : le choc hydro-électrique, l’image du corps pro­ jetée sur le cahier et acceptée par le Père culturel, l’énergie anale sublimée et le moi reconstruit par le limon portuaire, etc. Soyons sérieux : cette année-là, sans barrages, ni ports, ni cahiers maculés, deux autres garçons ont cessé de mouiller leur lit. Nos belles hypothèses s’effondrent, et nous ne trouvons que deux explications :

1. Il s’agissait de faux énurétiques, puisqu’ils ont guéri sans intervention médicale. 2. Cette classe bizarre a une action thérapeutique. Idée scan­ daleuse : « Nos élèves ne sont pas des malades ! » Les bons apôtres qui s’émeuvent à l’idée qu’un milieu correct suffise à prévenir et parfois à guérir semblent moins gênés de constater que l’école, soulignant et aggravant toute difficulté, joue souvent un rôle pathogène. Le mot « estropié scolaire » n’est pas de nous...

Dans un tel cas, une méthode plus « rationnelle », fondée sur la répression du symptôme, aurait peut-être fait courir des risques à l’enfant. Certaines images sont difficiles à oublier : « Ce gosse de cours élémentaire, 8 ans, doit se promener dans la cour de récréation, son cahier taché accroché dans le dos avec une épingle. Impitoyables, les enfants sages dansent autour de lui. Le gamin pleure. Rage impuissante ? Désespoir ? Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir : il n’est pas de ma classe et j’essaie de ne pas voir. J’imagine l’appartement, la marmaille, les en­ criers 88... Maintenant, le cancre est au piquet. Ce gosse humilié, tout petit au pied de cette immense école neuve qui a coûté des centaines de millions, laisse songeur. La maîtresse qui l’a mis au pilori n’est pas un bourreau d’enfant; simplement une fonction­ naire qui tient compte des directives : “ ... je demande aux ins­ tituteurs d’éviter toute négligence et tout manque de soin ”, et qui sait qu’on peut tout obtenir. En y mettant le prix89. » h) Enfants anormaux ? On le répète assez pour que tout le monde soit au courant : ces méthodes-là ne conviennent qu’à une minorité d’enfants ina­ daptés, débiles, asociaux. 11 ne saurait être question de généra­ 88. Une circulaire de 1956 a, depuis, interdit les devoirs du soir dans les petites classes : ils ont été remplacés par des « leçons à préparer par écrit », facultatives, qui permettent de distinguer les élèves travailleurs des autres (et de justifier les « études » payantes). 89. Extrait de Chronique de ï école-caserne, en préparation.

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liser ! Ne discutons pas : des statistiques nous prouveraient que ia corrélation est très forte entre les variables « techniques Frei­ net » et « enfants perturbés ». D’une nécessaire limitation de la pédagogie institutionnelle... Or, à l’époque, j’entendais le discours contraire : « Il faut des enfants doués pour faire un journal intéressant. » Certes, l’intelligence verbale ne nous paraît pas une contre-indi­ cation majeure, et les enfants « doués »5,0 facilitent la tâche du maître : un texte sans faute est vite corrigé. Quand l’organisation du travail n'oblige personne ni à courir, ni à marquer le pas sur place, les anormaux qui ont toujours fini avant les autres peuvent lire!l!, dessiner, écrire des histoires, aider... A titre documentaire, voici, parmi d’autres réussites, deux textes libres bruts, et en un sens parfaits, réalisés sans aide aucune de l’adulte par des enfants « en avance sur leur âge », qui ne semblent pas avoir particulièrement souffert de leur passage dans une classe insolite. Le 28 avril : Gérald, 7 ans 9 mois, apporte un bou­ sier, deux dessins et un texte impeccable; personne ne l’a aidé 90 92 91 (sinon le dictionnaire et le tableau des règles d’accord). Le

bousier

J’ai regardé un insecte au microscope : c’était un bousier; il sentait mauvais. La tête est bleue et marron clair, les yeux sont rouges, les pattes sont attachées sous le ventre, les bouts des pat­ tes sont coloriés de bleu et de marron clair. La tête et le derrière sont poilus. Il va dans la bouse de vache. Son nid est en bouse.

Les correspondants nous envoient un texte de « Maryse 8 ans (toute seule) » qui ne semble pas, elle non plus, souffrir de ces méthodes peu sérieuses : Mon petit Nanou

Souvent, Nanou va près de l’aquarium, trempe sa patte dans l’eau, la soulève, la lèche, éclabousse par terre et l’on voit des pat­ tes mouillées sur les meubles. Il veut toujours attraper les poissons, mais ils se sauvent. Aujourd'hui, ce n’est pas pareil : la baignoire contenait un peu d’eau; d’abord, Nanou a tourné trois fois sur le bord en essayant de voir combien l'eau était profonde, mais quand il en a eu assez, il est descendu dans l’eau ! Il n’en avait qu’aux pattes et s'amusait à marcher. Quand il a trouvé l’eau trop froide, il est sorti : pour remonter, il s’est agrippé à la corde qui ferme la baignoire. 90. Le hasard seul fait qu’ils appartiennent neuf fois sur dix à un milieu « intellectuel »... 91. Je n’ai pas encore compris comment Jean-Luc (8 ans à peine) a lu en sept mois près de 200 brochures « Bibliothèque de travail ». Avec le sou­ rire. 92. On sait que, « dans ces classes-là. les gosses font ce qu’ils veulent » !

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Bien entendu, ces deux exemples assez exceptionnels (Gérald : ingénieur des Mines, puis professeur; Maryse : Concours général, plus jeune interne de France) ne font que confirmer ce que chacun sait : ces méthodes de travail ne conviennent qu’à des enfants anormaux, marginaux et on ne saurait, sans précautions, envisager leur extension à des classes ordinaires, etc. i) Marginale : « Neige de mars »

Il est difficile de ne pas entendre certaines demandes. Le père est mort accidentellement. La mère est serveuse. Lydia, treize ans, gentille fille brune un peu myope, vit souvent chez la grandmère. A l’école, elle ne vit plus : on l’a mise au Perfectionnement avec les débiles parce qu’elle fautait régulièrement en orthogra­ phe. Depuis, pleure, désespérée, persuadée qu’elle ne vaut plus rien... Il ne s’agit pas d’un caprice de gamine. Sa mère me la confie. Lydia a réappris à rire des croquemitaines qui effraient tant les bons élèves consciencieux... Chaque semaine, elle ap­ portait un texte (avec des fautes !) que nous mettions au point, avec d’autres enfants 9S. Voici l’un de ses textes : Neige

de mars

Le soleil a fleuri L’arbre de ma grand’mère Et dans le jardin noir J’avais cru au printemps Mais les fleurs du ciel sont venues Les fleurs tristes, jalouses des vraies Les fleurs mortes Les fleurs terribles de la neige Ah ! si les fleurs d’abricotier Savaient se refermer Rentrer dans leur cuirasse de résine Il est trop tard et je reste là Désolée derrière ma vitre A regarder mourir les fleurs.

J’ai revu plus tard une grande jeune fille sérieuse, mais sou­ riante. Lydia est vendeuse.93 93. Cette présence d'« autres » nous protégeait évidemment de certains transferts mortifères.

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j) Mostefa, agent de la circulation

« Celui-là, si vous en faites quelque chose, je paie l’apé­ ritif ! » Grand pour son âge, solide, astucieux, Mostefa, 11 ans, a longtemps régné sur les petites classes. Soutenu par ses parents dans sa lutte pour l’indépendance, il a donné du fil à retordre, et ses colères étaient célèbres. Nullement inadapté, il connaît bien l’école et la manière de s’en servir, il a su s’aménager un espace vital. Il a surtout appris à lire, me dit-on, avec des illustrés, au fond de la classe. Quand il est de bonne humeur, il aide la maî­ tresse, essuie le tableau, range le matériel... L’insertion d’un opposant scolaire ne pose guère de problèmes dans une classe active : les tâches matérielles ne manquent pas, et comme je ne prétends pas le faire étudier quoi que ce soit, l’opposition scolaire tombe à plat. Mostefa, pour s’occuper, continue à lire n’importe quoi, compte (parce qu’il sait) et se met à écrire (fort mal) des histoires. Il dépose dans la boîte des questions parfois pittoresques : « Comment les mamans font pour avoir des enfants roux9495 ? b Bien sûr, dans la cour, il continue à « jouer les terreurs b, mais le style change : c’est un jeu, et quand Mostefa est félicité par Monsieur le directeur pour ses progrès, je gagne mon pari. La suite n’est lisible que par un instituteur d’école-fourmilière : qui n’a pas vécu la situation ne peut imaginer le haut niveau des préoccupations quotidiennes du maître urbain96. Le problème : comment sortir de la classe ? Imaginez les 40 petits garçons au travail, les ateliers (imprimerie, lino, dupli­ cation, peinture, découpage, albums, etc.), les groupes (lecture, rattrapage, etc.) et le déploiement de matériel. Chaque soir, il faut tout ranger (sinon la femme de service...); or, les enfants 94. Celle-ci, malencontreusement découverte par les parents lors d'une visite dans la classe, lui vaudra une raclée à coups de ceinturon. 95. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, nul ne se soucie de vos mé­ thodes pédagogiques. Copie, dictée, texte libre, exercices bizarres ? Aucune importance. Vous ne demandez pas de matériel compliqué, les gosses ont des devoirs, les parents ne se plaignent pas, alors tout est bien. Par contre, si vos élèves ne savent pas s’aligner au signal, s’ils remuent, circulent dans l’école, si vous prétendez sortir, enquêter, vendre, attendez-vous aux pires difficultés ! La hantise de l’accident, le souci de l’Ordre priment toute autre considé­ ration : « Aucun enfant, à aucun moment, ne doit échapper à votre sur­ veillance... en cas d’accident... faute lourde... action récursoire de l’Etat... Problème permanent, ridicule, désespérant, dévalorisant, qui interdit tout espoir d’éducation active. Problème nié, ignoré, insoluble : ceux qui pour­ raient porter remède à l'institution n'en souffrent pas. Pourquoi bougeraientils ?

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n’aiment guère ranger9S. L’opération est possible : une organi­ sation minutieuse permet de « remballer » en 15 ou 25 minutes. La difficulté vient du fait que, si tous les enfants doivent sortir en même temps sous la conduite de leur maître, tous ne finis­ sent pas de ranger à la même heure. Certains, ceux qui se sont activés, doivent attendre de 16 h 20 à 16 h 40 parfois. Ils sont 40 dans la pièce. Nous avons tout essayé :

— laisser faire : ceux qui ont fini s’amusent... — rétablir l’ordre : les mêmes attendent en silence et en rangs le bon vouloir des traînards. Ils sont donc pénalisés... — à 16 h 25 : ceux qui ont rangé (d’autres aussi, bien sûr !)9; sortent sous la conduite de leur bon maître... pendant que les autres chahutent. En cas d’accident... — à 16 h 30, ceux qui sont prêts s’en vont par petits comman­ dos de dix et tentent de gagner la sortie. 50 mètres à parcourir en terrain plat sans escalier. Des enfants sans surveillance ? Illégal. Impensable : « Si tout le monde faisait comme vous ! » Nous sommes en France96 9899 97 . C’est Mostefa qui trouve la solution et l’expose au Conseil : Les gars, j’ai trouvé un truc pour sortir à 4 heures 1/2. Tu ouvres la porte ". Quand y a une classe qui passe, tu te mets derrière à la suite des autres. Personne te voit. Mais faut pas prendre la classe de M. X. Ils sont toujours punis. Hier, je suis resté longtemps les mains sur la tête avec les autres. Mais j’ai rien dit... On discute : — C’est comme des wagons derrière un train. — Mais si on te dit : Qu’est-ce tu fais là ? » — Ben, tu fais l’idiot, tu racontes une his­ toire. — Si on le dit, ce truc-là, ça marchera plus.

On écrit la décision sur le cahier. Longtemps, mes collègues ont ainsi convoyé, noyés dans la masse anonyme, des gamins qui se tenaient fort tranquilles (le savaient-ils ?). Qu’ils en soient ici remerciés. Excellent apprentissage de la vie sociale future dans les cités concentrationnaires. 96. Le maître non plus, qui ne trouve guère éducatif de jouer au domes­ tique. 97. A la maternelle ou dans la rue, des petits frères attendent... 98. En 1958, j’ai vu des écoliers soviétiques dans une école de vingt classes circuler aussi librement que des enfants français en colonie de vacances. 99. Six ou sept classes défilent devant cette porte.

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k) Mais les enfants en groupe ? Une telle énumération de cas particuliers pourrait continuer, sans apporter d’éclairage sur les phénomènes collectifs. Nous avions cherché un autre mode d’approche à partir des textes publiés dans les journaux scolaires. Il s’agit de textes élus, ayant recueilli de nombreux suffrages, qui semblent donc significatifs d’une préoccupation collective. De 1949 à 1954, des garçons de 9 ans, milieu urbain, avaient échangé leur Lutin de Garenne contre des centaines de journaux d’enfants du même âge. De nombreux exemplaires restaient dis­ ponibles. Mais l’exploitation sommaire de ces documents ne nous per­ mettait évidemment que de formuler des hypothèses; elles ont été publiées en juin 1963 dans Education et Techniques sous le titre : Une évolution significative

Il m’avait semblé constater chaque année une certaine régu­ larité dans l’apparition des thèmes proposés par les enfants lors de l’élection des textes libres 1M. La périodicité de ces thèmes, leur concomitance avec l’évo­ lution du comportement des élèves et surtout du groupe-classe prouveraient que nous sommes en présence de phénomènes com­ plexes plus ou moins inconscients, difficilement contrôlables, qui émergent là dans cette situation particulière; phénomènes ignorés qui peut-être font qu’une classe « marche » ou « ne marche pas »; qui expliqueraient ce que, faute de mieux, les visiteurs appellent le « climat » de la classe et qu’ils attribuent ingénument à la « personnalité » des instituteurs. Cette « explication » ne satisfait guère l’instituteur engagé dans une situation complexe. Une analyse sérieuse des facteurs qui influent sur les comportements (le sien y compris) et qui déter­ minent son efficacité éducative lui paraît plus utile. Plus difficile aussi. Et nous serions heureux que notre tenta­ tive maladroite de mise à jour de ces soubassements de l’action éducative en milieu scolaire retienne l’attention de psycho-socio­ logues ou de psychanalystes. 100. De telles idées viennent plus facilement à qui pratique régulièrement... 9

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Octobre. Souvenirs de vacances et thèmes anodins Ils sont sages, détendus, pleins de bonne volonté. On leur per­ met de s’exprimer; ils racontent tout naturellement ce qui conti­ nue à les enchanter. — 11 tombait de la neige sur les montagnes. On croyait que c’était l’hiver. Quand je suis rentré c’était encore l’été. — Je lève le pied. Je vois un énorme crabe... Dans le ruisseau j’attrapais des tout petits poissons avec ma main...

— J’allais dans l’étable détacher les vaches rousses à longues cor­ nes... Parfois je montais sur Rousselle, une grande vache bien gen­ tille. — J’étais perché sur les bottes de blé. Je passais les bottes à Madame Moulin sur la batteuse.

« Le bon peuple est convié de toutes parts à s’adonner à la quié­ tude de la pêche à la ligne », écrivait-on dans Education et Techniques101. Cet intérêt pour les vacances permet un démar­ rage paisible : l’anodin est facile à exprimer et n’engage pas plus les élèves, qui ont appris à ne dire que ce qui est convenable, que le maître soucieux de tranquillité. Seulement, très vite, l’intérêt baisse et « on n’a plus rien à se dire ». C’est le moment où, par leur comportement, les élèves expriment l’insécurité et l’inquiétude devant cette situation nou­ velle qui sollicite leur activité en même temps qu’elle leur ap­ porte la liberté. On peut s’arrêter là : rétablir l’ordre, apporter assez de « contenu » pour que les élèves, au lieu de s’exprimer, régurgi­ tent sous forme de pages imprimées. On peut aussi oser, ris­ quer le scandale et laisser les enfants s’exprimer librement, même si leur parole inquiète... Novembre. Tentatives, échecs et « punitions »

Aurions-nous en classe le droit de dire « ce qu’il ne faut pas dire », de faire « ce qu’il ne faut pas faire » ? Les enfants « bien élevés » ne peuvent concevoir une telle liberté. Les tentatives de désordre se heurtent aux nécessités du travail coopératif, à la 101. R. Fonvieille, déc. 1961.

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Masure du groupe naissant et à l’exigence du maître. Alors relurgissent des expériences malheureuses : — J’ai voulu plonger mais ce n’était pas profond... (bras cassé) — Je me coupai le bout du doigt. Je saignai beaucoup... — Je bute sur une grosse pierre. Cette fois je suis tombé sur les genoux. — Je cours, je glisse sur le tapis. Poum ! me voilà sur les fesses... — Un cycliste me crie : « Fais donc attention ! » — J’ai joué à la boxe... J’ai voulu riposter, je me suis tapé le poing contre le mur de la cour. Je suis allé à l’infirmerie.

Nous ne sommes pas en mesure de décider si certains textes, élus à cette période, ont une valeur symbolique significative. — J’étais au bord de la mer, je m’allongeai... Une grosse vague

me passa par-dessus.

— Le petit en pleine nuit se sauva pieds nus. 11 prit un gros che­ val blanc et s’en alla en plein bois. Il arriva au cirque. — L’avion flambe. Je saute en parachute. Le soldat américain met sa baïonnette au bout de son fusil. Je tombe le derrière sur la baïonnette. L’Américain dit à son chef : « Je fais la retraite aux flambeaux. »

Nous sortons là du domaine des pêcheurs à la ligne, et d’au­ cuns risquent de s’effrayer : « Les instituteurs ne sont pas des psychanalystes. Evitons les risques. » Or, si nous nous dispensons d’interprétations ridicules, nous pensons que « laisser dire » engage moins que « faire taire ». La censure exercée par le groupe des enfants : « On ne peut pas imprimer cela, les gens... », permet à chacun de ne pas se sentir isolé. Le maître est là qui écoute, qui au besoin interviendra, mais il laisse dire, et l’évolution va continuer.

Décembre. La mort du père (Noël)

Alors, c’est vrai, dans cette classe on peut parler ? Allons-y. — Nous avons fait la guerre à coups de tomates, Pierre en a pris une en pleine figure. Une dame avec une belle plume rouge et verte passait sur la place du marché; la tomate est arrivée sur son front. La jolie dame n’était pas contente. Nous étions déjà loin. — Nous avons fait une bonne femme en neige. Moi, je lui ai planté un bout de bois dans le ventre pour la tuer.

Mais c’est le « maître » qui va — symboliquement — être tué :

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— On était 35 contre le maître. Il recevait des boules de neige dans le cou, dans les oreilles, dans la figure.

— J’ai rêvé que je battais Monsieur Oury au judo. Pourtant il était ceinture noire et moi ceinture blanche. — J’ai rêvé que Michel faisait la boxe avec Monsieur Oury... Michel lui a fait une prise de catch et il est tombé. Michel était vainqueur.

Ainsi, il m’est arrivé d’être détruit de multiples façons au moment même où, dans la classe, s’établissait l’ordre. C’est alors que dans la « boîte à questions » apparaissaient les questions de confiance : . Ainsi disparaît (provisoirement) le Désir, qui est aussi angoisse, mais qui spécifie l’être humain et le distingue de l’animal. Parfois aussi, heureusement, la demande est entendue par un autre, enfant ou adulte, et l’enfant qui le sait peut continuer à désirer, à demander, à vivre. Pourquoi ces notions, si utiles, et finalement si communes, ne sontelles pas enseignées dans les Ecoles normales ? Parce qu’elles ne « s’ensei­ gnent > pas ?

charlie et les techniques freinet

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mauvaise — favorise la régression quand tout le monde parle de progression.

L’aventure

Nous avons des correspondants. « Nous ne sommes plus seuls. » « La classe s’ouvre sur le monde. » Une activité démarre. 11 faudra bien travailler ensemble : coopérer. L’aventure com­ mence. Une aventure qui peut mener loin, car on touche là à la structure même des relations. J’aide Manuel à écrire : nous parlons à Hortense, mais nous parlons d’elle et, à propos d’elle, nous parlons ensemble. Com­ bien sommes-nous ? Deux ? Trois ? Les autres, à Nanterre comme à Lausanne, continuent à exister. Que devient la « relation pédagogique i>, ses face à face meur­ triers (toi ou moi !), ses corps à corps émouvants (toi et moi !) ? Des praticiens proposent des médiations techniques. Les résis­ tances et les difficultés rencontrées sont surprenantes : tout se passe comme si l’instituteur, pris dans un système, continuait indéfiniment à rechercher avec l’enfant105 106 une relation duelle satisfaisante. Chaque enfant risque alors de devenir « l’objet fantasmatique de l’éducateur »10fl, d’être apprécié en fonction des satisfactions qu'il apporte à son « maître », de perdre toute réalité objective. Il devient difficile de parler d’éducation ? Ce qui nous paraît ennuyeux, c’est qu’un tel type de relation soit considéré comme « normal ». On peut, bien sûr, s’intéresser aux personnes : appeler maso­ chiste le chahuté ; sadique, celui qui ne l’est pas ; infantile et régressif, celui qui « pige » les gosses ; paranoïaque, celui qui ne veut plus rien savoir ; pédophile, celui qui aime les enfants. Sans arranger les choses, chacun y va de son petit « Discours aux instituteurs ». Certains psychiatres s’intéressent aux institutions malades : « Qu’est-ce qui rejette constamment l’instituteur dans sa classe, l’éducateur dans son groupe 107 ? » Pourquoi ne vit-il 105. Car la multiplicité et la juxtaposition des couples ne change rien à l’affaire. 106. « ... en tant que tel, il entraîne l’inconscient de l’éducateur dans ses expressions régressives; ce qui dans beaucoup de cas — après une période de renforcement des défenses névrotiques — amène à leur effondrement et à la névrose clinique. « Parallèlement, l’enfant est vécu et se sent vivre lui-même comme “ objet partiel ” dans le sens de Mélanie Klein. » Cf. Tosquelles (et collaborateurs), Hygiène mentale des éducateurs et leur efficacité, Paris, Hermann éd., 1962. 107. Cf. VPI, p. 211.

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de la classe coopérative

pas avec d’autres adultes ? L’institution favorise-t-elle ces contacts en proposant des tâches communes ? ou, au contraire, isole-t-elle de plus en plus ? Très schématiquement, le piège de la relation duelle fonctionnerait ainsi : faute de relations satis­ faisantes dans le groupe et dans les groupes, l’éducateur a ten­ dance à « oublier » sa situation et à rechercher des compensa­ tions. N’est-il pas payé pour être avec les enfants 108 ? Beaucoup redeviennent des enfants, la compensation éthique ou esthétique masquant la régression consécutive à un refoulement de la situa­ tion initiale. La solution serait institutionnelle : une école où les adultes, aussi, pourraient vivre109. A qui s’adresse alors le discours ? Ubu a déjà répondu : réaliste, concret, il lutte à sa façon contre l’isolement. Il ramasse et entasse dans ses écoles-casernes... Com­ ment lui expliquer que bruit et promiscuité ne sont pas syno­ nymes de langage et vie de groupe ? Hors de l’institution bureaucratique, avec les mêmes hommes libérés, fleurit le périscolaire. Ailleurs, des militants se retrou­ vent... pour défendre l’institution bureaucratique contre toute remise en question sérieuse. Il faudra attendre. Nous sommes bien loin de la correspondance ? Elle est là, toute proche, mo­ deste et efficace. S’il faut attendre la refonte de l’institution, nous risquons de nous ennuyer dans cette classe. En introduisant une autre classe dans la nôtre peut-être allons-nous nous déli­ vrer. Ils existent, ils demandent, ils veulent échanger (quoi ? comment ? On verra) : au moins, pour eux, nous existons, désaliénés. Ouf ! C’est peut-être ce qu’exprime une camarade dans une lettre que nous avions intitulée :

Ode a la correspondance 110

« Je ne sais comment vous remercier pour la promptitude avec laquelle vous venez à mon secours. Nous avons reçu tous vos envois : les Educateurs d’Ile-de-France, que je n’ai pas encore eu le temps de lire (me laissez-vous un temps de répit ? j’expé­ dierai avec votre album-correspondance sur Lausanne...) ; le colis 108. Certains groupes d’Education nouvelle, très « affectifs », jouent le même rôle compensateur, équilibrant et déséquilibrant à la fois. 109. Cf Annexe 1, « Le Complexe éducatif expérimental ». 110. Extrait de la lettre (29 septembre 1960) de Janine Monnier, stagiaire de Tours, institutrice d’enfants déficients dans un IMP, à son correspondant, un des organisateurs du stage parisien. Les stages de pédagogie Freinet sont organisés pendant les vacances par et pour des instituteurs. (Cf. L'Educateur d’Ile-de-France, N° 35, novembre 1960.)

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de textes, journaux, cahiers d’élèves qui me sont — ô combien — précieux ; et bien sûr reçu hier le paquet de lettres et de textes. Vous dire la joie de mes gosses, je n’ai pas de mots. Pensez, il y en a qui ne reçoivent jamais de courrier personnel ou 3 fois dans l’année, alors... Pour cette première fois, nous n’avons pas fait autre chose de tout l’après-midi, échanges de lettres avec les copains, commentaires, lecture des textes et la conclusion : “ Ben y zon drôlement plus travaillé qu’nous. 3 textes ! Nous, on n’en a qu’un seul ! ”

Car, oui, c’est fait, nous avons composé et imprimé (je vous envoie un spécimen que j’ai sous la main, j’enverrai 17 feuilles avec les lettres mercredi). Qu’en pensez-vous ? Nous avons tra­ vaillé dessus depuis lundi : vocabulaire, dictée, etc. Nous avons branché sur les compétitions de natation, car un des Parisiens a passé un brevet à la piscine... Maintenant nous sommes en pleine olympiade. Ils sont accrochés, c’est formidable. Mais voilà, ils n’ont pratiquement aucun document à apporter. Je n’ai pas de B.T. Je rapporte tout ce que j’ai, mais... Dites-moi ce que vous pensez de ce travail-là ? J’en reviens à l’imprimerie. Nous avons une presse à rouleau et des caractères corps 14. Vous demandiez des gros caractères pour votre C.P. Cela ira-t-il quand même ? Nous n’avons pas d’instruments pour faire des linos. J’ai voulu faire un essai au duplicateur... J’ai peur que l’alcool détrempe le texte et je trouve que ce n’est pas impeccable pour un journal. — Comment faites-vous imprimer ? Par équipes ? J’ai mis 4 gosses pour le tirage. Pour la composition, c’est pénible... — Que faites-vous des textes non élus qui ne passent pas dans le courrier ? Quand et comment les corrigez-vous ? J’ai tellement de choses à vous demander que je vais sûrement en oublier. — Pourquoi sortez-vous votre journal 2 fois par trimestre ? Dois-je imiter ? Faites-vous imprimer vos couvertures ? J’ai l’adresse d’un imprimeur qui fera ça et vendra du papier. — Quels jours devons-nous envoyer lettres et questions col­ lectives ? — Voudriez-vous envoyer votre emploi du temps ?... — Combien de fois imprimez-vous dans la semaine ?

Je trouve absolument formidable cet esprit d’équipe de l’Ecole moderne. Ne pas se sentir tout seul. Mais j’ai eu de la chance de

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de la classe coopérative

tomber sur vous comme correspondant. Les D. nous avaient raconté leur stage chez vous... J’ai rapporté de Tours des tas de bouquins, des B.E.N.P. 1U... J’allais oublier de vous raconter ce qui s’est passé hier matin : la plus grande joie de ma courte carrière. Nous (les instituteurs) étions en retard d’un quart d’heure. J’arrive dans la cour. Les autres maîtres assemblent leurs élèves. Moi, je ne vois aucun des miens. Quelqu’un me dit : “ Ils sont montés à la sonnerie. ” Je gravis quatre à quatre. J’écoute à la porte. Pas un bruit. Je frappe : “ Entrez ”, chacun à sa place, un au bureau faisant lire les copains, des visages heureux, des yeux brillants. J’en avais les larmes aux yeux. Je les aurais tous embrassés si je ne m'étais retenue. Je crois qu’il n’y a rien à ajouter ! » Nous aurions pu évidemment raconter la correspondance entre les Moussaillons d’Olonne et les Lutins courageux, visiter le chalutier, ramasser des algues et des palourdes, cultiver le tabac et dresser la jument... Nous resterons avec nos amis de Lausanne que le lecteur connaît un peu. « Montrez-moi les lettres que vos élèves ont envoyées », demanda un jour quelque visiteur étourdi. Tout au plus pour­ rions-nous montrer les lettres reçues de Lausanne... si elles avaient été adressées au maître. Il est bien évident que les enfants ont gardé « leurs lettres » ! Ainsi nous échappe aujourd’hui une part très intéressante de la correspondance : l’échange de lettres personnelles manuscrites entre les enfants appariés : il est tou­ jours dommage de ne pouvoir garder trace de la correspondance. Aussi avions-nous recommandé, dans L’Educateur d'Ile-deFrance, N° 26, en novembre 1959 : « Faites un album des ques­ tions et réponses collectives. » En plus de l’échange régulier de textes imprimés, en plus de l’échange régulier de lettres individuelles, les deux classes de per­ fectionnement de Nanterre et de Lausanne échangent tous les quinze jours des questions et des réponses collectives proposées par les enfants. Or, il n’est pas indispensable que tous les enfants reçoivent ces textes manuscrits. Il est facile et éducatif parfois de faire copier à tous ceux qui le peuvent ces textes élaborés en commun. 111. Brochures d’Education nouvelle populaire explicitant les techniques Freinet, CEL, Cannes.

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Textes écrits — textes envoyés = Textes disponibles, qu’il suf­ fit de coller dans l’album. Des documents reçus, quelques docu­ ments en double (plans, dessins, cartes postales) complètent l’album et donnent une physionomie de l’échange. Ainsi en 195859 : on voit, outre les plans habituels, du mimosa, du cyprès, des vers à soie, une alouette, des inondations, des photos de Ver­ sailles, de l’U.N.E.S.C.O., de Notre-Dame, etc. Cet album permet : — au maître de voir la succession des centres d’intérêt nés de l’échange (et de voir que la distance entre Freinet et Decroly est souvent bien réduite) ; — à l’inspecteur d’avoir une idée partielle sur la qualité de l'échange.

C’est cet album que nous nous proposons de feuilleter avec vous. Point important, les deux maîtres correspondants se connais­ sent : Fernand Barbay est à l’époque un des responsables du groupe suisse de l’Ecole moderne. Au collège de la Madeleine, qui domine Lausanne, il dirige une classe de développement qui peut fort bien correspondre avec la classe de perfectionne­ ment de Nanterre. En Suisse, les conditions scolaires sont meil­ leures; F. Barbay imagine difficilement l’école urbaine pari­ sienne. Nous connaissons l’un et l’autre les joies et les difficultés de la correspondance et nous n’aurons aucune peine à nous met­ tre d’accord sur quelques règles :

— vérification au départ; — envoi chaque mercredi. En alternance, lettres individuelles ou réponses-questions collectives; — signaler aussitôt tout désaccord : ainsi toute proposition de l’un ou de l’autre non contestée devient décision. L’année passera sans la moindre anicroche.

21 septembre

C’est Lausanne qui ouvre le feu par une série de lettres indi­ viduelles dont nous extrayons trois questions auxquelles nous savons répondre. Je reçois la liste des Suisses avec, trois lignes pour chacun, quelques renseignements : c’est à moi de faire les « mariages »

de la classe coopérative

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en tenant (un peu) compte des de'sirs des Nanterriens (Moi, j’ veux une fille !... Moi, j’ai assez des frangines, etc.) et de ce que je sais112. Ce projet, complété par un « panorama » des Lutins courageux, sera mis au point par F. Barbay, et nous essaierons de n’en point démordre. Les lettres personnelles partent de Nanterre le 23 septembre — on y parle de l’âge et de la profession des parents, des nom­ breux frères et sœurs, on dessine soi, sa famille et ce qu’on veut. A cet envoi sont joints les textes libres sur les vacances, qui évidemment ne pouvaient tous être élus pour le journal.

Lausanne

demande

:

1. A quelle heure entrez-vous en classe ? A quelle heure sortez-vous de classe ? 2. Combien de kilomètres de Nanterre à Paris ? De Paris à Lausanne ? 3. Quelle hauteur a la Tour Eiffel ? Et Notre-Dame? De Notre-Dame, voit-on la Tour Eiffel?

Nanterre

répond et envoie des photographies

:

1. Nous travaillons en classe de 9 heures à midi et de 1 heure 1/2 à 4 heures 1/2. 2. A vol d’oiseau, nous sommes à 12 km du centre de Paris (NotreDame). Par la route, nous sommes à 7 km de la porte Maillot. 3. Depuis Notre-Dame, on voit bien la Tour Eiffel. De notre classe, on voit la moitié de la Tour Eiffel.

Les réponse 1 et 2 ont été calligraphiées par Julien pour l’al­ bum. La réponse 3, écrite par Manuel, est complétée par un croquis assez compliqué avec cotes :

— Notre-Dame : les tours, 60 m; la flèche, 76 m. — Tour Eiffel : 300 m + 17 m d’antenne: Il est bien évident que ces réponses ne sont pas venues toutes seules. Il a fallu trouver, par exemple, la distance de Paris ins­ crite sur un panneau... 112. De l’avantage de suivre les élèves plusieurs années...

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Nanterre demande : 1. Quand êtes-vous en classe ? 2. Altitude de Lausanne? Altitude du mont Pèlerin ? Combien de temps met le funiculaire ? Combien paie-t-on ? 3. Combien un franc suisse vaut-il de francs français ?

C’est démarré. Mais d’où viennent ces questions sur le mont Pèlerin, le funiculaire et le franc suisse ? Pourquoi s’intéresset-on aux altitudes ? Savoir que le correspondant de Jérôme, Gérard, est allé au mont Pèlerin et l’a dit. Son texte élu imprimé a été lu et com­ menté à Nanterre, et le maître était bien incapable de répondre aux questions. Alors ? On écrit à Lausanne. Altitudes, temps, monnaies — l’instituteur se réjouit : « Voilà du calcul mo­ tivé ! »... pour les « grands ». Que vont devenir les « petits » ? Il est bien commode d’avoir une classe organisée en « classes de niveau » tant en écriture (les petits ne copient qu’une partie...) qu’en problèmes (avec eux, on ne fera guère que compter les minutes sur la pendule : 14 minutes pour monter au mont Pèle­ rin, etc.). Chacun fait bien ce qu’il peut faire, à son rythme 113. Et si je freine un peu les grands qui semblent s’emballer, ce n’est certainement pas à cause des petits. Du reste, sans trop demander avis, Charlie apporte un questionnaire supplémentaire que je mets au point avant envoi.

Questions de Charlie Habites-tu loin de l’école ? A quelle heure sortez-vous ? Y a-t-il beaucoup de montagnes ? Y a-t-il un stade près de chez vous ? Savez-vous parler les langues des pays qui sont autour de vous ? L’italien, l’allemand. 6. Fait-il bon chez vous? 1. 2. 3. 4. 5.

113. En décrivant successivement le journal, la correspondance, les classes de niveau, le Conseil, nous ne pouvons que donner une idée fausse d’un en­ semble vivant, en évolution, dont tous les éléments sont liés dialectiquement, cause et effet les uns des autres. Le type de liaison entre les éléments a son importance. Toute analyse élémentaire, toute description linéaire, est une autopsie. (Cf. VPI, « L’Atomium », p. 101-108.)

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de la classe coopérative

7. Recevez-vous la télévision parisienne ? Chez vous, qui envoie la télévision ? Chez nous, c'est la Tour Eiffel. 8. Voyez-vous le mont Blanc ? 9. Voyez-vous les phares de la Tour Eiffel ? 10. Y a-t-il beaucoup d’usines à Lausanne? 11. Y a-t-il de grands champs de culture ?

Onze questions, faciles à « mettre en conserve » pour les jours froids où l’on ne saura plus quoi leur demander. Bien d’autres aujourd’hui fuseraient si je laissais parler. Cinquante ? Cent 9 Est-il intelligent de faire taire ? Comment faire 114 ?

Lausanne

répond...

... de 8 heures à midi et de 2 à 4 heures. Altitude Lausanne : au bord du lac, 375 m; la cathédrale, 580 m. ... le mont Pèlerin (gare) : 807 m. Sommet 1 084 m. ... 14 minutes pour monter. ... Simple course : 1,80 F. Double course : 2,5 F. Billet du dimanche AR 1,4 F. 6. 100 francs français = 85 centimes suisses.

1. 2. 3. 4. 5.

. JOINT UN CROQUIS DU FUNICULAIRE ET AJOUTE '.

Nous avons calculé : — longueur du câble; — différences d'altitude — de Vevey (420 m) au sommet — de la gare au sommet.

Nous aussi, nous calculons : — Ils travaillent plus que nous. — Non, moins. — Je te dis c'est pareil. 114. L’année suivante, nous avons une solution. On jette les idées qui viennent, n’importe lesquelles, comme ça vient, sans demander la parole, per­ sonne ne critique, personne ne répond (tout dialogue coupe l’inspiration), : • maître note ce qu’il peut et dit ce qu’il note. En moins d’une heure, ce brain srorming produit 97 questions sur Olonne. Nous recevons 70 (projets de) questions obtenues par le même procédé. La correspondance, ça réveille ' Les « débiles » manquent d’idées, d’intérêts, d’imagination, c'est bien connu... Heu­ reusement : qu'arriverait-il avec des enfants plus « éveillés » ?...

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— Us sont plus hauts que la Tour Eiffel. — Leur ville, elle penche, etc. — Le mont Pèlerin, c’est 3 Tour Eiffel. — Non ! parce qu'en bas c’est haut. — Ça coûte combien, « en vrai », le funiculaire?

Réjouis-toi, éducateur, tu n’as plus à « animer », « motiver tes élèves », il te suffit de choisir... et d’organiser, de clarifier, de redire dans un langage plus commode... Je n’ai, bien sûr, aucune « préparation de classe », aucune fiche, mon « journal » est vierge, et voilà qu’à l’heure du français nous faisons du calcul. Quel désordre ! Tant pis pour l’avancement. Sans avoir rien demandé, nous recevons un petit album, très intéressant, sur les vendanges avec photos en couleur du lac, dessins d’enfants, vendangeurs avec légendes (qui obligent à déchiffrer: « On charge la brante sur le dos du brantard »115 et aussi des photos, des vraies : eux, qui font la cuisine dehors, en pique-nique. Ce qui met une certaine animation116 : « Re­ garde, Gérard ! Hortense ! Bertrand !... C’est le mien ! C’est la mienne ! » Questions... 1. 2. 3. 4. 5.

Combien d’habitants à Nanterre? Que fabrique-t-on à Nanterre ? Qu’est-ce qu’un bateau-mouche ? Y a-t-il un métro à Nanterre ? ... une rivière, des montagnes, des forêts ?

...ET réponses

Aux questions 1 et 2, nous répondons par l’envoi d’un grand album : Nanterrell7, avec photos, cartes postales, dessins et textes, que nous ne faisons pas en un jour et qui nous entraîne 115. On essaie même de lire en allemand : « Ça veut rien dire. » 116. « Décidément, pense la collègue qui conduit ses enfants, mains au dos, aux W. C., dans cette classe, ce n’est pas sérieux. » L’ennuyeux, c’est que cette opinion est générale (parents, administration), mais je suis toléré : a Ces méthodes-là, c’est bon pour (ou ça fait) des débiles. » 117. Nous recevons en échange un très bel album avec photos de Lau­ sanne complétées par des dessins (débarcadère d’Ouchy, etc.). Plusieurs en­ fants ont dessiné prte

56

Sacs

de 50 kg

0 Et ce 3emecamion pèse sur la bascule 42 ISO kg - ^ou5 Usons PM = 6450

Combien dë tonnes

porte-t-il ?

O Cette pe’Ue mécanique pèse pleine et 60okg'à vide • Combien

les

sacs :

Un c harbonnier met une bassine

(Vouée dans un sac et le charbon tomt?-? dedans. Les sacs pèsent 50 kg.

Enquête et compte rendu réalisés avec MM. Deglicourt Demolliens es du CNPS.

pourrait elle remplir de sacs deSCfcJf Q Combien rfernplira-t'on de Com»onS

cte -15 tonnes avec les 2^0 tonnes contenues

rions

la péni et « For­ mation des équipes » (chap. 4).

quelques institutions

403

La causette

Nous avons vu comment, du « bavardage légal », on passait à la « causette », à F « entretien du matin » et parfois aux « actualités »; nous avons dit l’intérêt de ces « réunions pour dire », leur fonction de libération, mais aussi d’entraînement à la parole. Combien d’enfants (et combien d’adultes !) inhibés, n’auront jamais de texte intéressant à proposer au journal, jamais rien à dire au Conseil faute d’avoir eu, et parfois longuement, la possibilité de parler « pour rien » à la causette. Nous disons « entraînement », mieux vaudrait préciser ? Outre l’agrément de faire du bruit avec sa bouche 73, le sentiment d’être écouté per­ met d’exister. Nous dirons l’importance pratique du silence si l’on veut que la parole soit entendue, donc l’importance de la fonction présidentielle. Le risque existe d’encourager par la permissivité certains cabo­ tinages. Est-il prudent de laisser quelque exhibitionniste raconter sa vie en public ? de se réjouir de réactions de groupe massives et destructrices ? Nous retrouverons ces questions avec le Conseil de coopérative.

Le choix de textes libres Ici la parole devient écrit, acte qui s’inscrit, mais aussi mes­ sage pour le groupe et le maître. Chaque instituteur « pédagogie Freinet » pourrait citer des textes, véritables demandes faciles à déchiffrer, qui peuvent être entendues là où il faut.

La réunion d'évaluation ? 11 nous paraît difficile de considérer comme lieu de parole libre ce qui de plus en plus sera présenté comme réunion d’éva­ luation. Nous avons quelques raisons d’accueillir avec circons­ pection certaines innovations « démocratiques ». S’il est utile et légitime de donner la parole à tous, de recueillir des avis afin d’évaluer ce qui a été fait et faire mieux la prochaine fois, il est trop tentant, pour qui détient le pouvoir, de faire causer... 73. On parlerait ici de sublimation de l’oralité...

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de la classe coopérative

Ainsi informé, l’état-major peut en toute quiétude corriger ia trajectoire, voire ajuster le tir, et éliminer les « résistances de groupe » sans avoir de comptes à rendre 74. Nous plaçant dans une optique différente, nous préférons par­ ler plus longuement du Conseil de coopérative qui assure entre autres fonctions celles, nécessaires, d’information réciproque et d’évaluation des résultats.

b) Des réunions de décision

Il ne s’agit plus tellement d’expression. Ici, la parole devient pouvoir : décision d’action ou loi, règle, institution. Nous allons parler du Conseil, mais nous croyons utile de donner notre opinion : la brève réunion qui, chaque jour, regroupe les chefs d’équipe et le maître, est indispensable au fonctionnement des ateliers de l’après-midi. Il ne s’agit plus du tout ici d’expression libre ou de conversation. Pendant qu’ouvriers et apprentis ran­ gent leurs cahiers et leur matériel de classe et préparent les ateliers, les responsables parlent ensemble et décident. L’équipe Guillaume pense terminer son tirage vers 3 heures et désire aller à l’atelier de peinture. L’équipe Jérôme est incomplète et a besoin de renfort. Chez Charlie, le travail de tirage est terminé, on voudrait peindre. Personne ne demande l’atelier « mesures et pesées ». Nous avons cinq minutes, dix au plus, pour nous mettre d’accord. Comment concilier les nécessités contradictoires, les travaux prioritaires, les désirs trop convergents ? Des règles, des coutumes assurent un roulement aux ateliers demandés, essaient de maintenir une certaine équité. Deux choses sont sûres : — tout le monde ne sera pas satisfait des décisions prises (il n’est pas mauvais d’apprendre tôt que tout n’est pas possible) ; — nous ne passerons pas l’après-midi à discuter : l’objet du débat disparaîtrait. Réunion d’information, de coordination, d’organisation, de décision sans laquelle il est peu probable que tout s’arrange harmonieusement. Nous retrouvons des réunions du même type, 74. Sinon aux supérieurs hiérarchiques ou à ceux qui paient... L’autono­ mie des établissements scolaires réclamée depuis le Colloque d’Amiens, la for­ mation psycho-sociologique des cadres administratifs vont vraisemblablement faire de ces questions des sujets d’actualité.

quelques institutions

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bien que laissant plus de place à la discussion, lorsqu’il s’agit de partager ou d’organiser un travail collectif (compte rendu d’enquête ou construction quelconque). Outre l’importance pra­ tique de ces réunions pour la vie de la coopérative, nous ne tenons pas pour négligeable le fait qu’elles constituent un entraî­ nement à la prise de décision. Pourquoi les enfants, à quelque classe qu’ils appartiennent, n’apprendraient-ils pas à décider ?

4. Rôles, statuts, responsabilités, pouvoirs, règlements et lois L’hypothèse qui sous-tend notre recherche n’a rien d’original (hors i ecole) : Par des processus aussi variés que complexes — du réflexe conditionnel à l’introjection symbolique — l’individu est marqué par ce qu’il vit, subit et fait. Le milieu proche, l’en­ vironnement déterminent des situations qui rendent possibles ou impossibles les actions et les réactions des individus. Il s’agit bien sûr du milieu matériel — il est difficile de nager sans eau —, du cadre légal et réglementaire — on s’en accommode... —, mais les psychothérapeutes savent bien qu’il s’agit aussi et surtout de la façon dont l’environnement est perçu, appréhendé, vécu par le sujet : de la signification donnée à cet environnement. Or, cette signification, surtout lorsqu’il s’agit de jeunes enfants ou d’éco­ liers, est toujours donnée, voire imposée : on lui « signifie » ce qu’il doit faire75 76. Donnée par qui ? Est-ce jolie naïveté ou suprême habileté que de répondre : par les parents, le maître, ou le groupe des enfants, comme si ces adultes et ces enfants n’étaient pas eux-mêmes « parlés » par l’institution? Nous l’avons dit à propos du texte libre : quelque chose parle et insiste. Que ce soit à travers les directives officielles, le discours et les attitudes des adultes (enseignants et parents) ou même à travers les textes « libres » des enfants, les murs, le mobilier, le matériel disponible, etc., parlent76 et influent sur ce que nous pourrions appeler, après E. Mounier77, la « sphère de l’aisance », ce qui fait qu’on se trouve — et qu’on se retrouve — bien ou 75. Qu’en est-il lorsqu’il s’agit de manœuvres? de fonctionnaires? 76. Et derrière tout cela, qui parle ? Cette voix efficace, qui répète en silence, qui vient de partout et semble ne venir de nulle part, cette voix du « bon sens », du « sens commun », n'est-elle pas celle de la société? (Cf. Piveteau et Hameline, in Orientations, N° 34.) 77. Cf. Traité du caractère, p. 309.

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de la classe coopérative

mal en tel lieu, qu’on se sent — ou non — « chez soi » 7S, qu’on peut — ou non — vivre là, qu’on a — ou non — envie de vivre, d’agir. Et de parler. Nous n’analyserons pas ici ce qui fait que, en France, les écoles sont ce qu’elles sont... Nous n’avons ni le désir ni la prétention de nous livrer à une étude théorique de ces notions de fonction, de rôle, statut, pouvoir, etc. Le lecteur intéressé se reportera avec profit aux travaux des spécialistes78 79. Simplement, nous croyons utile d’introduire à présent, dans notre étude de la classe institutionnelle, quelques notions de psychologie sociale suscep­ tibles d’éclairer la situation psychologique des enfants dans ce milieu. Les notes ci-dessous ne sont pas des « définitions » ; elles veulent tout au plus indiquer ce que deviennent ces notions dans le milieu qui nous intéresse.

Rôle...

Toute vie en société implique une réduction de la liberté per­ sonnelle et certaines obligations acceptées par l’individu et impo­ sées par le groupe. La place de chacun dans la société, ses droits, ses devoirs, ses limites de compétence, de pouvoir et de respon­ sabilité sont précisées, fixées80 dans la double notion de rôle et de statut. On pourrait définir le rôle comme « ce que les autres sont en droit d’attendre de moi », donner des exemples dans des domaines variés : l’avant-centre et le goal, le caporal et le géné­ ral, l’ouvrier spécialisé et le chef du personnel, le trésorier de la coopérative... et montrer que le rôle dépend de la tâche à effectuer, du mode de division du travail, de l’articulation entre les différents postes et de la structure générale de l’entreprise qui détermine largement le style des relations81. Souvent le ma­ laise — le mal-aise — de l’individu dans un groupe organisé a 78. On sait bien que, même chez soi, on ne peut pas faire n’importe quoi; mais on sait ce qu’on peut faire et de quels éléments on peut disposer. (Cf. < Les Lieux », in VPI, p. 175-181.) 79. Citons, relativement accessibles : J.-M. Aubry et Y. Saint-Arnaud, Dy­ namique des groupes, Editions universitaires; M. Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Editions du Seuil; la collection « Hommes, entreprises, organi­ sations », dirigée par J. Ardoino. Gauthicr-Villars éd. 80. Voire figées dans une société de castes. 81. Une comparaison entre ce que l’on demande au « bon maître » (ou au « bon infirmier ») et les possibilités d’action qui lui sont laissées expliquerait bien des difficultés psychologiques liées à la profession. Le rôle des travail­ leurs sociaux apparaît souvent grandiose... et ledit travailleur « au-dessous de sa tâche ».

quelques institutions

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son origine dans l’inadéquation entre ce qu’il croit pouvoir faire et ce qu’il a le droit ou le devoir de faire. Ou bien mon rôle dépasse ma compétence et mes possibilités : « On me demande l’impossible », ou bien, au contraire, « on m’interdit de faire ce que j’ai le sentiment de pouvoir faire » : ma compétence dépasse mon rôle.

...et statut En échange des limitations et des obligations, l’individu reçoit de la société une garantie : son statut, « ce que je suis en droit d'attendre des autres quand je remplis mon rôle », qui lui assure un espace-temps dans lequel il se sent à l’aise, en sécurité, libre, puissant. Bien des comportements asociaux sont réactionnels à une atteinte à cette « sphère de l’aisance »82. Un statut peut être imposé, octroyé, accordé, conquis. Il peut être fixé par une loi générale. Il peut aussi être discuté, négocié, défini en commun, modifié selon les nécessités locales et les rôles qu’implique l'action à mener. C’est dans la mesure où l’intéressé a la parole à ce propos qu’un statut a des chances d’être véritablement accepté.

La trinité : liberté - responsabilité - pouvoir

L’aliéné — étymologiquement privé de lien avec autrui — est pratiquement privé de liberté et de pouvoir, parce que reconnu irresponsable. Un autre — homme ou institution — assume alors la responsabilité et prend le pouvoir. Ne peut prétendre à la liberté que celui qui accepte les responsabilités. Ne peut être tenu pour responsable qu’un être libre, libre de ses actes : ce qui implique un certain « pouvoir de faire ». Nous considérerons l’ensemble « liberté-responsabilité-pouvoir » comme indisso­ ciable. L’éducation morale consisterait alors en un entraînement aux responsabilités, ce qui suppose ipso facto un élargissement pro­ gressif de l’aire de liberté et de pouvoir ; chaque enfant étant 82. Les instituteurs qui ont l’occasion d’apprécier le comportement de cer­ tains supérieurs hiérarchiques pourraient, s’ils étaient dégagés de l’emprise ins­ titutionnelle. faire bénéficier leurs élèves de l’enseignement qui leur est donné.

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alors en mesure de faire les expériences qui le conduisent de la dépendance du nourrisson à l’autonomie de l’adulte. Réglage délicat qui s’appuie sur une connaissance des possibilités de cha­ cun à chaque moment. Il est aussi nocif de maintenir des ado­ lescents dans une situation de dépendance infantile que d’aban­ donner de jeunes enfants à une liberté artificielle et périlleuse. Ces considérations sembleront bien banales aux théoriciens de l’éducation. Peut-être convient-il de remarquer que de telles notions ne deviendraient opératoires que si les éducateurs « au contact »88 bénéficiaient eux-mêmes d’une marge suffisante de « liberté-responsabilité-pouvoir », s’ils avaient notamment la possibilité de déléguer, sous leur propre responsabilité, une par­ tie de leurs prérogatives... à des mineurs irresponsables. Est-il séant de signaler que, dans le contexte urbain actuel, les règle­ ments qui assimilent l’élève à un objet recommandé qu’il importe avant tout de rendre en bon état à son propriétaire, limitent terriblement les possibilités d’éducation en milieu scolaire83 84. Rôles, statuts, pouvoir, etc. Ces notions peuvent-elles favoriser une approche de ce qui se passe dans une école ? Est-il plus sage de limiter notre ambition à l’étude de quelques classes mar­ ginales ? Idée bizarre ou plaisanterie ?

Une démarche inutile

En France, l’école semble hors du champ d’étude de la psycho­ logie sociale. Les travaux sont rares, du moins en ce qui concerne l’école primaire publique urbaine actuelle. Il est intéressant, certes, d’employer cette psychologie sociale pour augmenter la productivité des entreprises ou des adminis­ trations, mais pourquoi les mêmes notions ne seraient-elles pas utilisées pour améliorer les conditions de vie des écoliers fran­ 83. Cf. J. WirrwER, Pour une révolution pédagogique, Editions universi­ taires. 84. Notons que ia loi du 5 avril 1937, qui substitue la responsabilité de l’Etat à celle des membres de l’Enseignement en cas d’accident survenant au cours d’exercices non interdits par les règlements, n'a pas résolu la question. La « hantise de l’accident » (cf. circulaire du 23-11-1961, B. O., N» 36 du 14-12-1961), la multiplication des interdits réglementaires restreignent à un point difficilement imaginable la liberté... donc la responsabilité morale des instituteurs. Face à des règlements qui interdisent l’application des Instructions offi­ cielles, l’éducateur scrupuleux se trouve parfois en fâcheuse posture. Pierre Janet parlait de « névrose des sous-officiers »...

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çais ? A première vue, l’idée ne semble pas absurde d’étudier la zone de compétence, les rôles et les statuts des écoliers. Elle est irréaliste si l’objet d’étude n’existe pas. Nous rencontrons là encore l’école-caseme. Est-il intéressant d’observer des rangs silencieux qui défilent mains sur la tête, tandis qu’une classe punie attend bras en l’air que le calme revienne, dans une cour dite de récréation où sont interdits « tous jeux qui pourraient provoquer un acci­ dent »8586 (et engager la responsabilité de Monsieur le directeur) ? Une bonne classe, figée dans l’attitude de l’attention wi, bras croi­ sés et tête droite, justifie-t-elle le déplacement d’un spécialiste '? Mieux vaut renoncer à toute analyse et se retirer sur la pointe des pieds. Pas de scandale : « L’école-caserne n’existe pas. »

Un statut accordé ? Heureusement, toutes les écoles ne sont pas (encore ?) des écoles-casernes ! Mettons à part les écoles-témoins, les écoles privées souvent citées par la Recherche pédagogique. Existent de bonnes écoles traditionnelles où les enfants, avec des maîtres compétents et dévoués, sont heureux. Quel besoin de compliquer les choses avec vos notions théoriques ? Un maître sûr de lui-même, libre de ses méthodes, se sentant en sécurité dans l’école peut fort bien, s’il est convaincu des bienfaits de la liberté, accorder à ses élèves un statut libéral leur permettant de se développer. Est-il besoin pour cela de démolir l’estrade (du reste, il n’y a plus d’estrade) et de mettre en cause toute l’institution ? Une telle attitude n’est-elle pas devenue « éminemment souhaitable » et « vivement recommandée » ? « M’dame, je peux écrire en bleu ?» « M’sieur, je peux chan­ ger l’eau des poissons ?» « Maîtresse, je peux aller faire pipi ? » Le geste de l’élève qui à tout moment lève la main pour solli­ citer une autorisation est hautement significatif de la marge de liberté-responsabilité-pouvoir accordée à l’élève normal. 85. Ne vit-on pas, en ce printemps 1970, Monsieur le directeur de l’école J... consacrer tous ses moments libres à pourchasser les joueurs de billes et ra­ masser celles qu’il pouvait trouver ?... A tel point que ses adjoints l’avaient surnommé : « le gros Bill ». A l’école voisine, la marelle, qui salit la cour, est interdite par Madame la directrice. Ne vous étonnez pas : une bille peut être lancée, avalée même ! Si les enfants ont les mains sales, que deviennent les cahiers ? Quant à la marelle, peut-on autoriser la dégradation des locaux scolaires ? 86. D’après Théodule Ribot, l’attitude de l’attention est censée favoriser l’attention réelle.

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Peut-il quitter sa place, parler au voisin, sortir de la classe ou changer d’exercice sans autorisation ? La première des choses enseignées à l’écolier est qu’il ne faut rien faire sans demander ia permission. Si tout l'agir de l’élève est commandé de l’exté­ rieur, par un autre payé pour ce faire, le problème est résolu. Les notions de rôle, statut, etc., n’ont aucun sens. Pourquoi per­ dre son temps dans les écoles ? Cependant, à moins d’y avoir été spécialement entraîné, un homme ou une femme ordinaire se lasse vite d’« autoriser »; il n’a que faire de ce ridicule pouvoir. 11 a vite fait d’établir un certain nombre de règles qui donnent un peu d’air, d’aisance aux enfants 8;. 11 accorde un statut à ses élèves, dans le cadre, bien sûr, des dispositions réglementaires. Peut-on pour autant conclure, comme on le fait couramment, que « le maître détermine le statut de l’écolier » ? Nous craignons que, dans cette direction, le pouvoir du maître ne soit bien limité. Ne parlons pas des classes de campagne (en voie d’extinction), négligeons les inter­ dictions invraisemblables du Règlement intérieur qui place très vite le maître (chargé d’enseigner la loi)... hors la loi, négligeons les Interdits à face humaine : l’obstacle est ailleurs. Nous l’avons dit : a Les murs parlent. » Il ne s’agit pas des textes « régulière­ ment affichés » sur ces murs, des Récitations et Chants librement choisis (sur la liste arrêtée par Monsieur le directeur de la Pé­ dagogie), de YEmploi du temps confectionné par l'instituteur (dans le cadre des directives officiellesss), pas plus que du Règle­ ment intérieur des écoles publiques, valable pour tous âges sco­ laires, toutes classes et tous lieux89. Il s’agit des murs euxmêmes, de l'architecture, et plus encore du mobilier scolaire réglementaire. Reprenons90 un exemple : l’école primaire bénéficie d’atten­ tions spéciales; les tables-bancs intransportables, à deux places, au casier « ouvert côté maître », semblent avoir essentielle­ ment pour but de les « faire tenir tranquilles ». La proposition : 87. Des règles qui donnent la liberté ? Ce langage est-il encore audible des pédagogues atteints de « non-directivité » ? 88. Qui a décrété le tiers temps '! Les élèves, les instituteurs, les parents ? Qui dispose ainsi du temps et de la santé des gens ? Rassurons-nous : l’em­ ploi du temps n’est plus, dès lors, impératif, et le tiers temps n’est pas pour demain... 89. Cf. en annexe ce texte remarquable, et savoir qu’il est l’œuvre d’ins­ tituteurs chevronnés soucieux de sécurité... personnelle. 90. Dans L’Education nationale (mars 1955), F. Oury commente à sa ma­ nière l’arrêté du 1^-10-1954 : On est au Conseil pour parler de ceci ou de cela : de ce qui intéresse tout le monde. » 11 semble bien que les grandes avaient compris : gardiennes de l’ordre, elles faisaient la morale au groupe; elles étaient la loi. Une loi figée (qui leur assurait des avantages) dans un univers qui fonctionnait mécaniquement, une classe « bureaucratique », morte, qui finalement n’intéressait plus grand monde. Quand les petites disent : « On ne comprend rien », les gran­ des répondent : a Elles ne comprennent jamais rien, elles n’écou­ tent pas », ce qui est demandé là, c’est peut-être, d’une façon dé­ guisée : « Pourquoi les grandes font-elles la loi ? » L’interven­ tion de la maîtresse qui, elle non plus, « ne comprend rien » et se déclare « comme les petites », n’est pas reprise. On aurait tort de penser qu’elle n’est pas entendue des enfants. « C’est comme les chiens : ils ne peuvent pas parler, alors ils se battent... » Remarque qui s’intercale entre : « Je ris. Je pro­ pose » et : « Je parle [du choix des armes]... » et qui ramène là, alors que l’idée de bagarre gagne la classe entière, une autre loi bien connue qui transcende le groupe lui-même et ramène « les chiens » vers le langage ? Il suffisait de rappeler quelque chose que tout le monde savait, les enfants avaient besoin de l’entendre dire par quelqu’un d’autre pour le réaliser. Cela non plus ne passe pas inaperçu; de quoi discute-t-on à la causette du lendemain ? « Les bêtes parlent pas. » Il devient alors facile de faire admettre « la discussion avant la bataille ». Les agressivités vont passer par la parole, possibilités de dialectisation, d’utilisa­ tion pacifique de l’énergie... Dans la mesure évidemment où ces énergies, hors circuits la semaine précédente, se trouvent reprises, où chaque sujet s’in­ téresse à la question. En reprenant le projet de Catherine-LianeMicheline déjà soutenu par Josette, la maîtresse a vite fait de drainer tout ce qui auparavant, sous forme de blocages et de refus plus ou moins conscients, faisait obstacle. Les enfants qui « étaient ailleurs » se trouvent mobilisées, mais en même temps rassurées. On sent bien qu’il s’agit d’une plaisanterie, d’un gag, on connaît l'humour de la maîtresse qui rit et évoque les chiens. La guerre

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n’aura pas lieu... A noter aussi l’intervention d’Aïda Vasquez sur deux des « combattants » (« ça sert à quoi ? »). Intervention qui renforce l’allusion aux chiens. Finalement, seule Francine, une grande « sérieuse », a pris au sérieux cette histoire. Aussi nous paraît-il légitime de nous poser cette ques­ tion : pour qu’un changement aussi important ait pu se produire à partir d’un incident aussi banal, quelque chose s’est passé dont l’analyse des paroles dites ne semble pas devoir rendre compte.

Un langage sans paroles Finalement, les enfants ont peu parlé. Pierrette Dujon et Aida Vasquez, qui, peut-être, croyaient comprendre et utiliser les rela­ tions, pouvaient-elles prévoir ce réveil des petites, cette prise en charge de Liane ? Les adultes, les grandes, les petites « savaient » plus ou moins ce qui n’allait pas, mais par un mécanisme de dé­ fense bien classique (observable surtout chez les grandes) refu­ saient de vraiment savoir et au besoin niaient, pour éviter l’an­ goisse que l’acceptation de la réalité risquait de réveiller. On préférait « tourner autour du pot », « être ailleurs », hors du sujet, fuir ou revenir sans cesse sur un même aspect sans chercher à vraiment savoir ce qui se passait là : là-dessous... On aura sans doute remarqué dans ce compte rendu l’insistance de Pierrette Dujon à noter les gestes, les mimiques, le ton. Ce qu’elle a perçu dans ces réunions et qui lui a permis d’intervenir ne passerait guère en effet dans un compte rendu sténographique des débats. L’essentiel n’est pas dit en paroles claires (et ne peut l’être !), et c’est justement pour cette raison que « ça passe », que l’idée semble faire son chemin, trotter dans la tête des gamines, remuer beaucoup de choses chez certaines et parfois resurgir. Importance ici du temps et de son usage : laisser mûrir, laisser pourrir, laisser mourir... Ne prenons qu’un exemple de ces phé­ nomènes sous-jacents : — Ginette rit toujours quand elle me voit avec ma mère. Mais je sais pourquoi : c’est parce que ma mère a un manteau gris. Jolie métaphore... Or, le manteau en question n’est pas gris quand la mère vient vociférer à la sortie... Le drame est là, et pas seulement chez Liane : quand Aïda Vasquez essaie de dé­ vier, de passer de la critique de la personne à celle de la relation mère-enfant (en parlant du gros chat avec sa mère), elle provo­ que une réaction chez Micheline qui, brusquement, semble très excitée :

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— Je me demande ce qu’Aïda fait au Conseil, ça ne la regarde pas... Peu après, Liane déclare que sa mère ne la bat jamais. Là encore, on sait à quoi s’en tenir. Cette fausse image que l’enfant veut donner de sa mère, à qui d’abord veut-elle la donner ? Cette femme éthylique qui la bat et l’écrase de sa pesante sollicitude n’est pas sa mère : sa mère à elle est gentille, c’est son manteau qui est gris, etc. Ces enfants déclarent que leurs parents sont parfaits : les édu­ cateurs de cas sociaux connaissent bien la question.

Une mise à jour prudente Il est évident que, lorsqu’on touche à « Liane et sa mère », cela résonne chez la plupart de ces filles : on touche un point douloureux. Beaucoup de « débiles » ne peuvent pas sortir de cette relation duelle avec la mère qui souvent ne fait que les empêcher d’évoluer. Ils veulent grandir, mais ne « peuvent » pas, ils sont convaincus de n’y arriver jamais. Sur son dessin, Micheline a écrit :

« Dans la classe, on veut pas avoir de bébés, moi, je veux bien grandir, mais j’arriverai jamais. » Or, il semble bien que ce soit l’opinion des parents, de l’en­ tourage qui soit ici intériorisée. Peut-on sans précaution amener brusquement ces enfants à prendre conscience de leur solitude devant la vraie mère ? D’autre part, qu’il s’agisse de psychothé­ rapie ou de pédagogie, des progrès trop rapides provoquent sou­ vent une anxiété et des résistances chez les parents (cf. Maud Mannoni). Sur les vingt, combien sont-elles dans ce cas ?... Plus d’une ! Et cela expliquerait peut-être certaines identifications, certaines contagions, certaines sympathies aussi, fort utilisables. Liane a donc été prise en charge par le groupe. Après « ses histoires » dans plusieurs Conseils, elle a commencé à lire, heureux hasard puisque, depuis deux ans, « il n’y avait rien à y faire »...

La position du maître

Laissons cet exemple Liane et revenons à notre propos : de ce Conseil confus qui pouvait mal tourner mais finit par redonner vie à la communauté, que pouvons-nous tirer ? Quel enseigne­

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ment ? Quel recette ?... Nous poumons offrir aux amateurs quel­ que nouvelle édition du Bon Maître : « Attentif aux phénomènes de groupe, aux contagions, aux résistances, l'éducateur restera constamment à l’écoute de chaque drame enfantin, éveillé au moindre signe. Non directif (évidem­ ment), il saura demeurer présent, vigilant et disponible, tou­ jours prêt à diriger, par une intervention précise, opportune, l’énergie de chacun et de tous vers les voies d’une éducation dont il connaît les finalités, etc. » Nous demandons ici aux pédagogues un effort d’imagination : les responsables n’avaient évidemment pas préparé sur leur jour­ nal de classe leurs interventions spontanées. Même si elles sa­ vent ce qu’elles font et pourquoi elles le font, elles n'ont pas à ce moment une conscience claire de leur action. Alors ? Allons-nous parler de « dons » ou d’« attitudes » ? Nous préferons attirer l’attention sur la position des responsa­ bles vis-à-vis du groupe : non impliqués, extérieurs et très pro­ ches, ni « dans le coup ». ni « hors du coup » à la limite, libres de s’impliquer, de s’expliquer, de se dégager, libres d’interve­ nir b'. Mais à quoi sert de répéter que cette position est infiniment souhaitable ? Cette place au Conseil, qui détermine le rôle pos­ sible, est-elle prévue, est-elle tenable ? Celui qui n’a vécu autre chose que l’ordre traditionnel et le chaos du laisser-aller peut-il même concevoir ce lieu où un maî­ tre non directif dirige le groupe dont il a la responsabilité ?... La place du maître au Conseil ?... Une des institutions et non la moindre dans le complexe institutionnel, un lieu où la maî­ tresse peut être intelligente... si elle l’est...

3. Autogestion au cours préparatoire (Madeleine Renaud) Dans un Externat médico-pédagogique de province, Madeleine Renaud a la responsabilité de la classe d’initiation : une quin­ zaine d’enfants retardés, débiles mentaux de 7 à 11 ans, déjà un peu entraînés à la vie coopérative et au maniement de leurs institutions. La maîtresse a appris par des conversations de cou­ loir qu’il y a eu « des histoires dans le car de ramassage ». Elle 118. Assez proches pour entendre ce qui n’est pas dit, assez loin pour < voir un peu ce qui se passe là-dedans ». Sans inhibition du type « suis-jr directif ?... », etc.

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n'est pas directement concernée et volontairement se tient à l'écart : ce n’est pas le jour du Conseil. Mais elle est connue des enfants : sa présence ne pèse pas, les enfants peuvent parler. « Débrouillez-vous ! ». dit-elle, et elle se contente de noter ce qui se passe.

Conseil extraordinaire du 10 novembre 1965 )

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2 heures. On entre en classe. Les enfants prennent leur chaise pour faire le Conseil. Dominique proteste énergiquement : « Le Conseil, c’était hier. » Jacques et Martine (qui connaissent quelques sons) vont à l’em­ ploi du temps et essaient de lire "9. Jacques. — Y a pas c et on, y a pas con, y a pas Conseil aujour­ d’hui mais il y avait chant ce matin et on n'a pas chanté. Allez, tous à la grande table, on chante. La plupart des enfants reprennent leur chaise, mais Patrick et Pascal ne veulent pas bouger, ils veulent le Conseil. J’interviens : « Ce n’est pas le jour. Avez-vous quelque chose d’urgent à régler ? » Pas de réponse, mais les grands retournent au lieu du Conseil, les deux plus petits qui jouaient dans la cour vont chercher une chaise et s'installent. Jacques. — Faudrait savoir qui c’est qui prend les sous. (H s’agit de la monnaie intérieure de la classe qui, depuis quelques jours, disparaît des boîtes individuelles.) Ils sont tous en rond, silencieux, et ne savent trop que faire. Dominique me crie : « On vous attend. » On a déjà fait un Conseil hier, mon vieux souci de rendement me reprend, on va encore perdre son temps pour rien sans doute. Je réponds : « Non, ce n’est pas à l’emploi du temps, débrouil­ lez-vous ! » Dominique. — Bon, alors il faut un cahier. (H va chercher son cahier d’essai, aussitôt imité par Jacques.) Pascal. — Le Conseil commence, oui ou non ? J ’ai quelque chose à dire, moi !*11 119. L’emploi du temps est connu de tous puisqu’on en a parlé en Conseil. 11 est a régulièrement affiché dans la classe ». assez grand pour être lu et utilisé par les enfants.

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Jacques (avec son cahier). — Qu’est-ce qu’il faut écrire ? Guy. — La date, voyons, et puis le Conseil commence. Pascal. — Faut rien dire, c’est lui qui fait le Conseil. Taisezvous. Tous, l’un après l’autre, annoncent : « Le Conseil commence. » Pendant ce temps, Jacques écrit laborieusement la date. 35 Patrick. — Allez, t’écris Conseil c un on (deux jambes !) et seil. mais ça. j’ sais pas se il. Dominique écrit aussi. Bruits divers. Jacques. — C’est pas un Conseil, tout le monde parle ! Serge. — Le Conseil commence. 40 Dominique. — Absents ? Claude, Chantal. (Tiens, ils oublient Bernard. Pourquoi?) Bon, y en a dans le car qui ont fait les idiotes ! Liliane ? Liliane. — C’est pas moi, c'est Pascal qui a commencé. Dominique. — Expliquez-vous tous les deux. 45 Pascal. ■— La fille l’a battue, c’est bien fait, elle, elle donnait des coups de bonnet et elle disait des gros mots à ma sœur. Même que le chauffeur a dit qu’il lui prendrait sa carte ! Liliane baisse le nez. Dominique. — C’est pas un crime, allez, c’est fini. Faut pas re­ 50 commencer à se battre dans le car. Jacques. — Qui c’est qui prend les sous dans les boîtes ? Je donne la parole à Chantal. Dominique. — Oui, Chantal, qu’est-ce que tu prenais sur les tables ce matin ? 55 Pascal. — Elle me prenait mon crayon, et Pierrette aussi. Dominique. — Témoins ? Liliane. — Qu’est-ce que ça veut dire « du moins » ? (Elle ren­ tre d’une scarlatine et n’est pas bien dans le coup.) Pairick. — J’étais à ma table, j’écrivais, Chantal est venue me 60 demander mon crayon, à Liliane et à Martine aussi. Martine a dit : « Prête-lui rien, c’est une voleuse ! » Martine. — C’est pas ça que j’ai dit, mais elle prend les crayons tout neufs et elle s’amuse à les tailler jusqu’au bout. Liliane. — Moi, depuis avant-hier, j’ai pas vu mon crayon de 65 papier. Jacques. — Taisez-vous, la parole est à Chantal. 30

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Serge. — Les crayons disparaissent, oui, elle prend tout, même ceux de la maîtresse. Dominique. — Non, c’est Pierrette qui prend ceux de la maî­ tresse, allez, Pierrette, va les chercher. Pierrette s’exécute et pleure. Pendant ce temps, Jacques re­ prend la présidence. Jacques. — La parole est à Chantal. Chantal se tortille sur sa chaise, visiblement mal à l’aise. Dominique. — Moi je donne la parole à Patrick, il a levé la main. Patrick. — Elle a fait tomber tous les cubes ce matin. Dominique. — Mais non, mon vieux, c’est pas de ça qu’on parle ! Jacques. — Quelque chose de très important ! Y en a qui pren­ nent la pâte à modeler de l’imprimerie. Serge. — Les jeux sont mal rangés. Dominique. — C’est vrai, Claude est malade. J’en ai pris un tout seul. Faudrait savoir qui s’occupe des jeux quand Claude est malade. La parole est au chef d’équipe. Jacques (en colère). — Y finit pas, y finit pas, ça va pas ! Patrick. — Jacques a mis de l’eau dans la peinture, y en a de trop. Dominique. — La parole est à Jean-Claude. Un dialogue de sourds commence, tout le monde se lève, c’est la foire ! J’interviens : Le Conseil est terminé ? Vous êtes contents ? Eux. — Non, mais c’est pas la peine de continuer, c’est pas un vrai Conseil. Moi. — Pourquoi? Jean-Claude. — Y avait pas de maîtresse. Dominique. — C’est pas pour ça, c’est qui avait trop de bruit ! Pascal (un tout petit qui a passé une semaine à miauler à la rentrée et ne parle pas encore ou presque pas). — Moi, je sais, c’était pas un vrai Conseil parce que tout le monde y parlait sans écouter, on n’écoutait pas çui-là qui parlait ! Ensuite, Jean-Claude a proposé de faire asseoir Liliane près de lui dans le car et de la surveiller pour qu’elle se tienne tranquille. Le travail a repris assez calmement. 2»

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Commentaire

1. « Le pouvoir au Soviet ! » (lignes 1 à 32). Le pouvoir ne parle pas, il agit : Ils prennent leur chaise. Dominique et Jac­ ques, futurs leaders, font référence à la loi écrite (l’emploi du temps) : C’était hier, On chante, et parviennent presque à éviter ce Conseil. Presque... L’intervention de la maîtresse : Ce n’est pas le jour, a un effet imprévu : tous retournent au Conseil. Et le président improvisé, Dominique, prend brutalement le pouvoir : On vous attend. Il aurait été étonnant (et peut-être regrettable) que Madeleine Renaud obéisse : ... débrouillez-vous. La mise en place de l’appareil se heurte à quelques incapacités techniques, mais le Conseil commence.

2. La puissance des institutions est utilisée. Le recours à l’em­ ploi du temps par Jacques et Dominique qui assumeront la fonc­ tion présidentielle semble fortuit. N’ont-ils pas trouvé là un sup­ port, une référence à une loi connue et acceptée qui leur donne pratiquement le pouvoir ? Ils utilisent les « maîtres-mots » qui, doués d’un pouvoir magique, obtiennent le silence et l’attention de tous : « Le Conseil commence » « Absents ?» « Témoins ? » « Je donne la parole à Chantal ». Qui parle ? Dominique ? Le président de séance ? Les mots eux-mêmes ont pouvoir. Par eux, c’est l’institution qui parle, une structure signifiante : une langue connue de tous 120 qui permet le langage et la communication dans le groupe. Sans l’usage de cette langue qui — acceptation tacite ? conditionnement ? — les fait exister dans le groupe, les présidents pourraient-ils donner la parole sans l’avoir ? 3. La fonction présidentielle est assurée par Dominique et Jacques. On pourrait parler de concurrence, de lutte pour le pouvoir; il serait intéressant ici de faire la part des projections personnelles. Adultes élevés en milieu concurrentiel, nous par­ lons peut-être un peu hâtivement de « lutte pour le pouvoir ». Nous nous étonnons plutôt de l’efficacité de cette présidence dou­ ble qui permet de régler très correctement, semble-t-il, l’« affaire du car » : le différend Pascal-Liliane (1. 41 à 50) avec intervention ultérieure de Jean-Claude (1. 102) et aussi le problème du ran­ 120. A une exception près : Liliane demande : Qu'est-ce que ça veut dire « du moins » ? (1. 57).

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gement des jeux (1. 77 à 85). En réalité, quel que soit le style « présidentiel » des interventions de Jacques, c’est Dominique qui dirige avec une compétence certaine, soulignant un moment (1. 56) l’attaque de Jacques contre Chantal et prenant l’initiative d’interrompre cet interrogatoire qui devient inutile 121 (1. 75). Re­ fusant alors la lutte, Jacques signale « quelque chose de très im­ portant », et la présidence glisse sur la pâte à modeler (1. 81). Malgré la tentative de rattrapage de Dominique (1. 83), le pou­ voir du président de séance se dissout. Jacques crie (1. 86). Mais tout le monde se lève, c’est la foire, et le pouvoir revient à la maîtresse.

4. Le Conseil en question. L’intervention de celle-ci : Le Con­ seil est terminé ? Vous êtes contents ?, peut être entendue de diverses façons. Elle représente la loi, la légalité. Elle énonce : « Le conseil est terminé » et annonce la fin du jeu qui tournait à « la foire » et, par là même, met en question la légalité du Conseil; la validité des décisions prises aussi. Nous arrivons à une redéfinition du Conseil par les enfants : la présence de la maîtresse est nécessaire (1. 96), puisqu’elle a droit de veto et surtout, ce qui nous paraît important, une refor­ mulation du Conseil, « lieu de la parole », par Pascal (qui n’est vraisemblablement pas un expert en psychologie) (1. 98 à 101). La fête est terminée, on parle de « surveillance », le travail reprend assez calmement. Retour à l’ordre antérieur ? Il suffit de remarquer que désormais Liliane s’assiéra à côté de JeanClaude pour voir que la réunion a atteint l’objectif initial : la question du car. La maîtresse n’a rien « écrasé ». Il s’agit d’un vrai Conseil : on a pu parler et décider.

5. L’essentiel ? Ce début d’analyse devrait être complété par une étude des problèmes de communication dans le groupe. Les messages sont interceptés, déformés, les retours d’information sont insuffisants et ne permettent pas de corriger les représentations dues aux différences entre les cadres de référence individuels (différences probables, inaccessibles directement), etc. Bien faite, cette analyse pourrait avoir son intérêt, mais, selon nous, il serait dangereux de se limiter à cet aspect. N’est-il pas aussi utile de savoir que Dominique, ce président remarquable, a passé sa première semaine de classe à ramasser des escargots par centaines; que, plus tard, il a expliqué que c’était sa famille; 121. Remarquons au passage le style persécuteur, policier, de Jacques qui « donne la parole » à Chantal qui n’a visiblement pas envie de parler (1. 52, 66, 73). < Faire parler » et « laisser s’exprimer » ne sont pas synonymes.

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que la maîtresse (qui sait que la mère est morte) a pensé qu’il reconstituait et sa famille et lui-même; que tous les enfants, in­ téressés, se sont plus ou moins mêlés aux escargots dans une sorte de jeu collectif. Si, aujourd’hui, l’enfant-escargot montre ses cornes, il n’est pas indifférent de savoir que c’est dans une coquille que Dominique est entré dans le groupe. Utilité et limites d’utilité de l’analyse sociologique dans la classe de petits...

4. Exemple à ne pas suivre (Raymond Fonvieille)122 J’ai retrouvé, un peu par hasard, l’enregistrement magnétique de ce que j’appelais déjà, il y a une douzaine d’années, un Conseil de coopérative, en fin d’études lre année. J’ai eu la curiosité de l’écouter. J’en ai été atterré. Je voudrais ici, en vous en présentant quelques passages repi­ qués textuellement sur la bande magnétique, essayer d’analyser les attitudes fausses, mais aussi en dégager les situations qui les ont déterminées. D’abord, les situations matérielles. Elles sont d’autant plus dé­ terminantes qu’on n’y attache pas assez d’importance. Et que, dans la plupart des classes où le maître veut instaurer une orga­ nisation coopérative, le mobilier existant, la topographie des lieux ne permettent guère une modification fréquente et aisée de la disposition des enfants. Pour ces raisons — nous avions de grandes tables presque car­ rées pour huit élèves —, il n’était pas possible que le Conseil soit une table ronde. Le président — le président de la classe qui dirigeait toutes les réunions et non, comme maintenant, un président de séance dont le rôle n’était pas alors bien défini dans mon esprit — et ses as­ sesseurs, le secrétaire et le trésorier, s’installaient face à leurs camarades. Et s’établissait ainsi une configuration en forme de tribunal, non un conseil. Je ne me souviens plus où je me plaçais, mais mes interventions, vous le verrez, ne laissent aucun doute. Ma voix semble descendre des Cieux, telle la parole de Dieu. Ce qui m’incite à penser que je me tenais assez à l’écart de ce Con­ seil. Je n’étais pas entré, comme maintenant, dans le cercle de dis­ cussion, aussi il n’y avait pas vraiment discussion. Mes interven­ tions l’interdisaient pratiquement. 122. Extrait de Education et Techniques, N° 14, décembre 1963.

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Mais écoutez plutôt.

Le président de la classe. — Voici le conseil de coopérative du 12 février. Nous allons commencer par le Journal mural. Le secrétaire, qui lit le Journal mural. — Je critique JeanPierre et Roger N. qui se moquaient de la dame qui est venue, parce qu’elle ne parlait pas bien le français. Signé René et Claude B. Le maître. — Bon. De ça, nous en avons parlé en classe, ce n’est pas la peine d’insister là-dessus. Le secrétaire. — Je critique Jean-Claude qui ne veut pas que je fasse du filicoupeur. Signé Gérard. Le maître. — Comment ? je n’ai pas écouté. Le secrétaire répète.

Le maître. — Monsieur B. peut s'expliquer. Le micro a capté les rires sous cape de bon nombre des en­ fants. Jean-Claude. — M’sieur, y a Michel qui en faisait déjà et Gérard m’a dit : « Donne-moi-le. » Alors je lui ai répondu non. Gérard. — M’sieur, après il n’y avait personne, alors je lui avais demandé si je pouvais découper et il m’avait dit non, M’sieur. Jean-Claude. — C’est pas vrai. Gérard. — Si. Arrêtons-nous sur ce moment. Et d’abord à ce Journal mural. Ces critiques, écrites sous l’empire de la colère ou du dépit, souvent, et ensuite lues dans la forme où elles ont été d’abord formulées, me semblent annihiler une des plus évidentes qualités du Conseil : obliger l’enfant à différer ses réactions. Puisque, là, elles resurgissent telles qu’elles ont été ressenties et non pas apai­ sées par le temps. Par ailleurs, les écrits ont, dit-on, plus d’im­ portance que les paroles et ce qui, formulé oralement, n’apparaî­ trait que comme la désapprobation, le reproche fait à un cama­ rade, peut apparaître ici comme une forme de délation. L’ordre du jour, qui maintenant a été substitué à ce Journal mural, dans ma classe, outre qu’il fait beaucoup plus de place aux problèmes d’organisation qu’aux conflits, ne comporte pas cet inconvénient du fait que l’événement qu’on veut évoquer en Conseil n’y est traduit que par deux trois mots qui n’en sont qu’un rappel. Quant au maître, son attitude tranchante, la façon cavalière aussi dont il traite l’institution en faisant répéter le secrétaire

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alors qu’il n’a pas écouté, ne lui permettent pas de jouer un rôle dans ce groupe. De cette façon, il peut tout juste tuer dans l’œuf toute velléité du groupe de manifester effectivement sa person­ nalité et laisser les frustrations individuelles se manifester avec d’autant plus de virulence qu’un frein a malgré tout été desserré. Enfin, ces discussions qui ne sont pas suivies de décisions, ces conflits qui meurent sans être apaisés ne peuvent guère être évoqués avec sérieux. Seul point positif : la façon dont apparaît le respect du respon­ sable dans l’exercice de sa fonction, puisque, si l’impartialité de Jean-Claude, responsable du découpage, est discutée, ses inter­ dictions n’ont pas été transgressées. Mais écoutons la suite de ce Conseil :

Le secrétaire. — Je voudrais des vers pour les poissons. Signé Raymond. Le maître. — Eh bien, je crois que le plus simple est d’en ache­ ter... {Rires en fond.) Le magnétophone reproduit alors une discussion générale et désordonnée, sans tour de parole, que personne n’ordonne, et à laquelle le maître prend d’ailleurs part. Le secrétaire. — Je critique Jacques qui nous renverse les en­ criers et qui nous prend notre règle pour jouer au duel. Bernard. Jacques. — C’est vrai, en passant près de sa table, j’avais ren­ versé son encrier et j’avais pris sa règle pour me battre en duel avec Roger. {Rires en fond.) Le maître. — Moi, je croyais que c’était un garçon sérieux, Jac­ ques. Dans ce passage, le maître n’apparaît guère non plus à son avantage. Sa façon de ridiculiser un responsable, d’abord, par sa première réplique. Mais surtout l’obligation, certainement pas institutionnalisée, mais plus ou moins tacite, à l’autocritique. C’est là une forme d’humiliation qui doit être ressentie profondément et peut provoquer deux sortes de réactions, ou l’indifférence ■— les rires des camarades tendaient à choisir celle-ci — ou une réaction à la sensation de blessure. Enfin, dernier passage que nous écoutons.

Le président passe la parole aux différents responsables : Robert {responsable du fichier de documentation). — M’sieur, je voudrais qu’on fasse attention aux fiches et aux enveloppes. Il y en a qui sont déjà déchirées.

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Le maître. — Moi, je pense que les enveloppes n’ont pas à sortir du fichier; les fiches sortent, oui, mais pas les enveloppes. Robert. — Oui, M’sieur, mais après il va falloir tout reclasser; ils mélangent tout, après, M’sieur.

Le maître, dans cette classe, n’avait pas assez d’oreilles. Heu­ reusement, depuis, il est devenu beaucoup plus disponible et une remarque aussi justifiée que celle de ce responsable a, depuis, été adoptée. Car l’usager, qu’il soit enfant ou qu’il soit adulte su­ balterne, voit souvent mieux que le maître ou le sommet d’une quelconque hiérarchie. Enfin, cet incessant appel au maître, M’sieur, M’sieur, s’il dé­ note une habitude scolaire acquise, traduit malgré tout la situa­ tion de ce maître qui se tient inconsciemment en marge du groupe. Cette analyse m’a semblé nécessaire, mais elle serait insuffi­ sante et ne me satisferait guère personnellement si je ne pouvais vous promettre la relation in extenso d’un Conseil de ma classe actuelle. Commentaire Nous l’avons déjà dit : pris dans leur sens habituel, les mots « coopérative » et « scolaire » nous paraissent devoir s’exclure réciproquement. Contentons-nous de remarquer que le modèle normalisé, la coopérative scolaire-type, ne se distingue guère des autres modèles proposés à l’instituteur. Ne nous étonnons pas de voir le président, encadré de ses assesseurs, installé face au groupe, au-dessus de la masse des élèves. L’image de ce petit maî­ tre dérisoire, caricature de l’institution normale, a au moins l’avantage de faire apparaître dans sa pure absurdité une struc­ ture de relation incompatible avec celle d’un groupe coopératif. Il est possible qu’il s’agisse là d’un problème théorique bien plus général qui expliquerait les phénomènes massifs de rejet provoqués, quelles que soient les personnes en cause, par l’in­ troduction d’un système coopératif si anodin soit-il, dans une structure scolaire traditionnelle. Peut-être cette structure de rela­ tion (liaison univoque de haut en bas dans une hiérarchie pyra­ midale, en Tour Eiffel) est-elle incompatible avec celle de nos classes (liaisons nombreuses, réciproques, non hiérarchisées a priori, en atomium)123 ? 123. Cf. VPI, p. 106-107; Ardoino, Propos actuels sur l'éducation, p. 9-40.

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La question vaudrait la peine d’être étudiée. Elle économise­ rait certains discours sur la nécessité de concilier, etc. Il est rare que des corps hétéromorphes cristallisent harmonieusement, et la réalité se moque de l’infiniment souhaitable. Est-il déplacé de remarquer ici que Raymond Fonvieille n’a pas eu la possibilité de tenir sa promesse : publier in extenso un Conseil actuel, puisque la revue Education et Techniques n’a pas survécu à l’organisation de la Recherche pédagogique en France ? Nous reprenons notre propos : L’existence de noyaux coopératifs non hiérarchisés présente-t-elle un danger pour l’ins­ titution totale ? S’agit-il de structures incompatibles ? Nous ne sommes évidemment pas en mesure de répondre à ces questions. Aussi nous bornerons-nous à constater que, pour Raymond Fonvieille comme pour bien d’autres, l’expérience de la « coopé­ rative scolaire », sous sa forme normale et quasiment légale, pro­ voque, justement par son caractère dérisoire, une prise de cons­ cience salubre. En aurait-il été de même si le maître avait été très tôt norma­ lisé, formé par (et à) l’institution ?

5. Tumulte à Ivry on un Conseil pour savoir

Le texte ci-dessous ne rend pas compte du « tonus » de la réu­ nion. Les cris, les interventions hurlées sont restés sur la bande sonore; des mimiques et des gestes ne demeure que le souvenir On ne remarquera qu’une chose : la maîtresse n’intervient pas. Une séance vivante qui réjouira à coup sûr îes amateurs de spontanéité, qui pourrait instruire aussi ceux qui s’intéressent à la stratégie politique 124. Qui a eu l’idée de ce Conseil, et pourquoi ? Qui avait besoin d’y voir clair ? Qui a parlé ? Qui a écouté ? Finalement, qui a informé qui au cours de cette réunion assez informelle ? Il nous paraît parfaitement légitime que la maîtresse, respon­ sable des enfants, recueille les renseignements dont elle a besoin et nous voyons mal qui pourrait lui reprocher de préférer pour ce 124. A Propos du a subit intérêt des pédagogues pour la non-directivité » et à la suite d’expériences très instructives (1964), nous avions en 1967 (cf. VP1, p. 220-223) signalé l’intérêt pratique des techniques qui, transformant le groupe en un magma fraternel, permettent à chacun de s’exprimer sans contrôle... Elles rendent inutile la répression en supprimant ce qui aurait pu motiver cette répression. Nous demandions alors : « La psychologie sociale américaine, présentée parfois comme la fin des fascismes, serait-elle le fin du fin du fascisme ? » Chacun a pu trouver depuis de nouveaux éléments d’appré­ ciation.

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faire un Conseil non directif aux questionnaires imprimés. Mais nous ne nous hâtons pas de généraliser et de promouvoir des techniques (fort utiles) au rang de moyens de libération. Le Conseil peut jouer ce rôle d’informateur. Mais il a l’inconvé­ nient l2û de renseigner tout le monde sur ce qui se passe. Cela dans la mesure où i’« œil du groupe » ,2ti n’est pas aveuglé par les passions. Pour garder le pouvoir, il suffit souvent de laisser faire : la réunion devient animée, vivante, spontanée; ça parle, et bien des choses intéressantes sont dites. Il est des lieux où il suffit de parler pour perdre le pouvoir.

Simone Timmermans

Octobre 1967. Une classe de perfectionnement125 127 126 A part deux petits, nouveaux, les garçons vivent ensemble depuis trois ans. — Pendant les vacances les plus « vieux », 14 ans, ont changé physiquement; ils entrent dans l’adolescence. Guy, Jean-Claude, Pierre et Thierry travaillent en français et en calcul avec Pascal, plus jeune, mais scolairement plus fort. — De plus en plus, il y a du « tirage » dans ce groupe (quatre contre un) qui commence à vivre une vie indépendante de la classe. — Je les sens en proie à des inquiétudes d’ordre sexuel : sujets apportés aux actualités : un viol, ils auraient eu affaire à un voyeur (?), puis à un exhibitionniste... Leurs conversations sur les filles sont faites à mi-voix, mais de façon à être enten­ dues. Dans ces circonstances. Pascal se sépare d’eux d’un air outré — mais ne dit rien. — La mère de Pascal, qui vient souvent me voir, me signale que, pour la première fois, son fils n’a plus envie de venir en classe. Pascal est un enfant assez fragile, souvent malade, très attaché à sa mère, « à qui il raconte tout ». — L’arrivée de Michel Jeudy, un collègue et ami en stage CAEI128 dans la classe, semble renforcer l’attitude des grands. 125. ... ou l’avantage. 126. Cf. VPl. p. 86. 127. Décrite infra, chap. 5 (Gégène d’Ivry). 128. Certificat d’aptitude à l'enseignement des inadaptés, qui donne accès à l’Enseignement spécial.

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J’ai l’impression que la classe va « faire semblant » de tour­ ner parce qu’elle a des habitudes, mais que « ça se vide », que le désir est ailleurs. Incapable d’imaginer une classe coopérative qui tourne à vide, je cherche un moyen qui permettrait de réin­ vestir là l’énergie des enfants... Je sens bien, d’autre part, qu’il y a anguille sous roche, que ce qui se dit à mi-voix a à voir avec le désir d’être là ou ailleurs. J’ai besoin d’y voir clair, et le Conseil peut m’aider... Une belle séance Président. — Le Conseil commence. Gégène. — On y est. Pascal. — Je demande pourquoi Guy y m’en veut. Guy. — Ça regarde pas le Conseil. Exclamations, rires, cris. Gégène. — Y m’ fait rire, lui, avec son noir sur le nez. Jean. — Pourquoi tu dis : ça regarde pas le Conseil ? Le Conseil, c’est la classe et si tu l’embêtes à l’école... Guy. — Je te ferai remarquer que si je l’embête dans la cour, ça ne te gêne pas, et du moment que ça ne gêne pas la classe... Gégène. — Celui qui touche à Pascal, je le zigouille. Pierre. — Si c’est pour dire des bêtises, c’est pas la peine. Gégène. — Bon, le Conseil recommence. Président. — Qui a quelque chose à dire ? Roger. — Je demande à Eric si je peux être en équipe avec lui. Eric. — Oui. Jean. — Je quitte Olivier et je me mets en équipe avec Gégène. Gégène. — D’accord. Jean. — Je quitte le service de tableau. Qui le veut ? Il faut un grand. Gégène. — Je mesure 1,54 m. Bruits divers, rires, chacun annonce sa taille. Président. — Taisez-vous 1! (Crié.) Jean-Pierre. — Je prends le service de tableau. Thierry. — Je critique Paul du service de texte libre. Président. — Qui critique Paul ? Guy. — Pourquoi on le critique ?

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Thierry. — Il est pas à ce qu’il fait. André. — Ce matin, il ne comprenait pas mon titre. Pierre. — Oui, mais l’autre jour vous lui disiez des titres faux et bêtes. Gégène. -— Je critique le service petit matériel. Président. — Y a une question en route. Qui critique Paul ? Institutrice. — Je vous fais remarquer que le gars n’est pas là. Président. — Qui a quelque chose à dire ? Gégène. — Je critique service petit matériel. Tous les matins il faut que je lui dise. Silence. Jean (au président). — Donne des observations. Gégène. — Je critique le président. Tout à l’heure, Pierre l’a déjà dit, personne n’a voulu entendre. Brouhaha, silence. Président. — Qui a quelque chose à dire ? Jean-Claude. — Y a certains garçons qui se servent dans les étagères sans rien demander, et après on critique. André. — Je critique Guy du service de paie : l’autre jour, je lui ai demandé de la monnaie, il m’a envoyé une claque. Gégène. — C’est vrai, ça !!! (Affirmatif.) Guy (violent). — Pourquoi ?? J’ t’en ai mis une parce que je comptais. On dérange pas ceux qui sont occupés. Gégène. — Moi, je vois que depuis l’année dernière les grands y-z-ont jamais d’amendes. Thierry. — Ah ben, moi, j’en ai eu ! Gégène. — P’t’être toi, mais les autres — Guy... y-z-en n’ont pas. Thierry. — Au fait, pour la cantine, on fait comme l’année dernière, c’est un gars qui fait les comptes ? Gégène. — Pas Guy en tout cas. Guy (très violent}. — Pourquoi moi ? pourquoi moi ? toujours moi ! Président. — Taisez-vous !!! J annk k. -- Pourquoi les grands ont pas d’amendes ? Une voix. — ... parce qu'ils font pas les imbéciles. Gégène (au président). — Y avait une question en route et t’as donné la parole aux autres. Jean-Claude. — Moi je veux bien m’occuper de la cantine.

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Président. — Oui veut que Jean-Claude... (Il bafouille — se re­ prend.) André. — Qui veut que ce soit Jean-Claude qui fasse la cantine Vote : ça passe avec difficultés. Gégène se substitue au pré­ sident. Pierre. — Je vous fais remarquer que M. Jeudy a son magné­ tophone, alors cessez de crier. Président. — Où on en est ? Gégène. — Le président, il a perdu ses idées parce qu’il a plus de cheveux. Qui lui a coupé les cheveux ? Thierry. — C’est son père. Gégène. — Alors, chapeau ! André. — Y s’y connaît en escaliers. Président. — Taisez-vous. (Crié.) Pierre. — Je quitte le service de peinture. André. — Je veux bien le remplacer. Président. — Qui a quelque chose à dire ? Pascal (ému, bafouillant). — Je redis à Guy : Pourquoi y m’em­ bête ici ? Guy. — Encore une fois, ça regarde pas le Conseil. Jean. — Si, mon vieux. Moi, je vais te dire, c’est parce que t’as pas de raison. Guy. — Si, j’en ai une. Pierre. — Moi, je crois que je sais. (A Pascal.) l’autre jour, au ciné-club, t’as pas voulu payer, déjà on s’était disputés, on s'est encore disputés après, et « Monsieur » il envoie des autres gars nous narguer. Jean. — Qu’est-ce que t’allais dire au sujet de : il a pas payé. Cris. — Taisez-vous ! Guy (à Pascal). — Quand tu reproches quelque chose, dis-ie franc. Envoie pas un autre gars. Cris. Pierre. — Pour l’argent, il nous avait promis-juré qu’il nous paierait. Pascal. — J’ai payé mon pote. J Annick. — Toi (à Pascal), t’es un salaud, tu rapportes tout à Jean. Rires, cris.

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Président (hurlé). — Taisez-vous ! X. — Je critique le président. X. — Moi aussi. Jean-Claude. — C’est toujours facile de critiquer le président quand c’est les autres qui font les conneries. Silence. Président. — Qui a quelque chose à dire ? Pascal. — Et maintenant je dis à Guy : il a qu’à me laisser en paix. Gégène. — Voui. Voilà. Jean-Claude. — Je propose qu’on exclue Gégène pour aujour­ d’hui. Jean. — On a dit : des observations avant l’exclusion. Gégène. — Y a pas que moi qui crie. Président. — Qui a quelque chose à dire ? Jean. — Vous gueulez tellement qu’on comprend rien. Président. — Le Conseil... (Il allait dire : est terminé.) Thierry. — Et les changements d’ateliers ? Président. — Ateliers. (Suit la redistribution des ateliers, entre autres : à l’imprimerie : Jean-Gégène-Pascal.) Jean. — Est-ce que quelqu’un à l’imprimerie veut passer son brevet ? Pascal. — Moi, je vais essayer. Président. — Le Conseil est terminé. (Dit très vite dans un petit temps de calme.) Après ce Conseil

Peu de temps après, Pascal est tombé malade (infection intes­ tinale à répétition). Sa mère fait demander des fiches de travail. Guy et Pierre, qui habitent les mêmes H.L.M., s’offrent à aller les porter. Aucun commentaire. Pascal revient. L’agressivité s’est calmée. Les grands sont un peu « revenus » dans la classe. Et puis, les enfants ont demandé que nous parlions de l’anesthésie. Pourquoi, quand et comment ça se fait ? Pascal. — C’est ce qu’on fait aux mamans pour avoir leur bébé. Moi. — Toujours ?

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Pascal. — Ben oui, on leur ouvre le ventre et on retire le bébé. Pierre. — Qui te l’a dit ? Pascal. — C’est maman. Pierre. — M’dame, c’est vrai ? Et j’explique la réalité : Pascal accepte et en parlera avec sa mère. Quelque temps après, Pierre me demande « qui élève l’enfant quand un garçon de son âge fait un bébé à une fille ». Ma ré­ ponse provoque une demande claire du groupe des 5 grands : « Est-ce que vous pouvez nous expliquer tout : comment on est fait, comment “ ça ” se fait. » On restera un soir ou plusieurs, les grands et moi, après la classe. Je crois que ce Conseil nous a aidés à en arriver là.

Commentaire

Quand Simone Timmermans a apporté sa bande dans un groupe de travail sur les sociogrammes, nous n’avons guère réfléchi ensemble. Séduits par le pittoresque de l’affaire, nous avons ri avec Gégène... Est-il intéressant de voir si les fantaisies proposées à cette occasion ont une valeur plus générale ? Il y avait, on s’en souvient, anguille sous roche. A la faveur des remous, on a pu en entrevoir le dos, et il est bien difficile d’affirmer que cette anguille était unique. Dans ce groupe des grands où l’on parlait à mi-voix, Pascal était tenu à distance, et le groupe lui-même ne se mélangeait guère à la classe. Il n’arrivait rien, chacun se tenant, comme on dit, « à carreau ». La première affaire qui sort : Pascal n’a pas payé son cinéma, a quelque rapport avec l’argent... avec le « trèfle », dirait Gégène. Toutes les cartes ne sont pas sorties au Conseil. (Peut-être est-ce un bien, la réunion était suffisamment animée...) C’est donc après une histoire de sous que Pascal, pris au ventre, a dû quitter cette classe qui commençait à le faire... souffrir et il a retrouvé sa maman (que les autres ont de multi­ ples raisons, nous dit-on, de lui envier, voire de désirer). Le ha­ sard fait que, en petit groupe, on parle de bébés, d’amour et de vie; d’anesthésie aussi, après avoir parlé de viol. Après l’Argent, le Sexe et la Mort. Carreau, puis Trèfle, Cœur et Pique. De là à tirer enseignement, à prévoir, selon ce qui vient au Conseil, ce qui va advenir !... Toute affirmation serait hasar­

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deuse 12!l. Signalons un jeu amusant, quoique dangereux, qui per­ met d’« animer » les réunions trop paisibles : il suffit d’introduire (de préférence en contrebande) dans la discussion des notions maudites, de jouer trèfle, cœur ou pique, alors que chacun se tient à carreau, et d’observer les modifications de « l’ambiance »... Parce que nous pensons que le Conseil de coopérative est un moment à la fois décisif et difficile, nous croyons utile de faire part de notre expérience collective. Mais le pouvions-nous sans ajouter à la confusion et aux malentendus ? Nous espérons que le lecteur, après ces quelques comptes rendus, a pu se faire une idée de ce qui est en question. Notre souci majeur demeure évidemment l’évolution des en­ fants, et de préférence de ceux qui ont intérêt à évoluer vite : d’où ces groupes d’« éducation thérapeutique ». On peut ima­ giner que ce Conseil, lieu d’émergence de la parole vraie, peut avoir quelque vertu dans ce domaine... Pourtant, c’est de « tech­ nique » que nous allons à présent traiter. Simplement parce que nous pensons que, dans ce métier de maître d’école, il existe, comme ailleurs, des techniques communicables, et aussi des er­ reurs à éviter. Quitte à retrouver au chapitre 5, avec Monique, Luigi et Ahmed, des moments de Conseils qui décident de l’avenir d’un enfant.

D, LE CONSEIL Ce ne sont pas les méchants qui font le mal, ce sont les naïfs et les maladroits. Paul Valéry.

Ce chapitre 3 pourrait s’arrêter là : la suite n’apporte rien de vraiment nouveau, et le lecteur attentif, pour peu qu’il dispose de quelque loisir, pourrait trouver dans les textes précédents129 130 la plupart des éléments qui permettent de définir le Conseil de coopérative, de préciser certains « détails » dont dépendent l’effi­ cacité et la valeur éducative de la réunion. 129. Disons cependant que nous avons eu maintes fois l’occasion de noter les résultats de l’introduction de thèmes en rapport avec l’argent, le sexe ou la mort dans l’imaginaire d’un groupe. Qu’il s’agisse d'enfants, d’instituteurs en séminaire ou de stagiaires adultes en groupes de formation, les mêmes phé­ nomènes (agitation, angoisse, etc.) semblent se produire avec une régularité intéressante. 130. Cf. aussi « Le Conseil de coopérative », EPI, p. 81-100; BEM, N° 5; C. Freinet, L’Education morale et civique, CEL.

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Il est difficile de ne pas entendre ceux qui, aux prises avec une classe et parfois coincés dans des situations délicates, rêvent d’un (impossible) chapitre « technique » : « Mais enfin, ce Conseil, cette clef de voûte de “ votre ” édifice institutionnel, qu’est-ce que c’est ? Moi, j’ai essayé... Dans tel cas, comment faire ? », etc. Nous avons choisi de répondre : de reprendre, redire et expli­ citer à partir des exemples cités. Répéter ? Le risque est accepté, et qui n’est pas directement engagé dans une aventure coopé­ rative trouvera peut-être fastidieux un passage qui se voudrait un peu technique. Reste à nous excuser et à souhaiter que, tel qu’il est, ce texte rende quelque service à ceux qui, dans l’école, essaient de faire vivre des groupes d’enfants.

1, Définition simple... C’est simple, pense la collègue : à un moment donné, la classe cesse ; on parle ensemble de ce qui se passe pour le changer, puis on décide... C’est simple, pense le visiteur : on met le contact, les réacteurs soufflent. Face au vent, on met les gaz et l’avion décolle... On essaie et, dans les deux cas, on obtient des résultats... inté­ ressants.

... d’une réunion complexe Nous croyons utile de reprendre cette définition.

A un moment donné... Donné par qui ? imposé par quoi ? par l’emploi du temps que Jacques va consulter : a Y’a pas c et on... » (Cf. p. 447) ? Disons plutôt à un moment prévu, attendu par tous, et remar­ quons que l’institution existe d’une façon permanente dans l’ima­ ginaire de chacun. « J’m’en fous, j’ie dirai au Conseil ! », dit le gosse. Le maître fait-il autre chose quand il note sur son agenda ce qu’il dira au Conseil 1 Ça a été décidé au Conseil devient l’argument péremptoire qui élimine les discussions inutiles. Le temps est arrêté. Ainsi se trouve marqué un « heu » différent (que la disposition en cercle souligne) et une loi différente : la classe habituelle est interrompue. Effet de coupure.

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...le travail cesse

Que deviennent alors les rôles, les statuts habituels ? Manuel parle, mais qui parle ? Le trésorier, le chef d’équipe, le copain de Robert ou simplement « celui qui a attaqué Henri » ? Jérôme, en tant que président de séance, fait taire le maître au nom de la loi, et le maître obéit. Le visiteur de s’étonner, scandalisé ou émerveillé : un adulte obéit à un enfant ! O Education nouvelle ! O Non-Directivité ! O Révolution !... Etc. Qui obéit à qui ? Fernand Oury obéit à Jérôme ? Il serait étonnant (et regrettable) qu'un adulte, responsable d’un groupe d’enfants, prenne plaisir à subir le caprice d’un gamin de 11 ans. Jérôme se hasarderait-il à « faire la loi » sans support symbolique, sans référence 131132 ? Mais il serait aussi étonnant (et regrettable) qu’un éducateur soit incapable d’obéir à la loi qu’il a acceptée, qu’il crée avec les enfants, et qu’il prétend représenter dans le groupe. Le maître ? Son pouvoir exécutif est laissé momentanément au président. Il n’a rien à enseigner en Conseil : — On se voit plus pareil au Conseil. Il serait puéril de se leurrer : même discret, muet, voire physiquement absent, le maître continue à exister, à être perçu différemment selon les moments et selon les parti­ cipants : représentant de l’Administration, témoin de la Société, homme ou femme, support de toutes sortes de transferts, adulte représentant de la loi humaine, recours, et aussi lui-même tel qu’il est, avec ses qualités, ses défauts, ses réactions, ses désirs. Qui parle ? Il est quelquefois utile de le préciser, il est tou­ jours bon de le savoir soi-même si l’on prétend à quelque action contrôlée 1S2. 131. Ce qui nous paraît non pas étonnant, mais inacceptable, c’est que des notions aussi simples et aussi utiles ne soient pas mises à la disposition de ceux qui ont charge d'enfants. 132. Nous n'évoquons pas ici les rôles qu’il croit jouer, ceux qu'on lui attribue... Nous limitant au seul plan sociologique, remarquons que les enseignants, qui constamment « doivent faire », ne sont guère favorisés : leur rôle est défini. Où, quand, comment et pourquoi prendraient-ils conscience de la complexité, de la multiplicité de leurs rôles ? apprendraient-ils à en user intelligemment ? Ils sont évidemment à la merci de certains « spécia­ listes ». La tactique qui consiste à mélanger sciemment les rôles pour affermir son pouvoir personnel sur un groupe se révèle souvent efficace. Ainsi le président de séance, qui se trouve être le président de l’Association, parle « en homme », au nom des parents présents et absents, et dit « Nous »... Est-il utile d’envisager le cas (normal) où la présidence de séance est confiée au directeur d’établissement ou au représentant de l’Administration qui a pouvoir sur les s participants »? II ne s’agit plus ici d’éducation, mais de gestion « démocratique ». 30

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de la classe coopérative

Il serait intéressant d’étudier les changements dans la percep­ tion du maître par les enfants en fonction des situations. Le lan­ gage peut nous renseigner : comment les enfants appellent-ils le maître ?

En classe

A

l'atelier

Au CONSEIL

(rappel d’images scolaires antérieures)

(rappel de situations parascolaires)

(situation nouvelle)

Dans un cours pré­ paratoire (filles)

Maîtresse

Tutoiement maman

Prénom, Nom

Dans un cours moyen (filles)

Maîtresse

Maîtresse maman (nié) tutoiement

Mademoiselle

Dans un perfection­ nement (filles)

Maîtresse

Maîtresse maman tutoiement

La Maîtresse ou prénom

Dans un perfection­ nement (garçons)

Monsieur

Monsieur X tutoiement

Monsieur ou le Maître

On parle...

... parce qu’on ne parle pas ailleurs (des mêmes choses et de la même façon). Ce qui se dit ailleurs est sans valeur : « Tu diras cela au Conseil. » Le Conseil est le lieu où la parole engage. Ceux qui jasent, bavardent, critiquent « par-derrière » sont consi­ dérés comme des lâches incapables d’affronter le groupe ou comme des « petits ». Il est important de « désinfecter les cou­ loirs », de se débarrasser des « rumeurs » qui empoisonnent l’atmosphère d’une classe. ... parce qu’on parle ailleurs (d’autres choses et autrement). On bavarde à l’atelier, à la causette, et les timides apprennent qu’ils peuvent parler. Les autres réunions constituent un entraînement nécessaire. ... parce qu’on sait qu’on peut parler sans crainte. En principe, rien de ce qui se dit au Conseil ne sort de la classe, chacun peut rappeler cette règle. Mais surtout chacun est assuré que le fait de parler au Conseil ne peut en aucun cas provoquer automatique-

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ment une sanction. La moquerie, l’obstruction sont interdites. Est-il besoin d’être très intelligent pour comprendre que, si je punis celui qui a parlé ou celui de qui on a parlé, je transforme le Conseil en cour martiale et signe par là son impuissance en tant qu’institution ? Je vais retrouver le Silence au Conseil, et le vieux problème de la délation... Mais l’instituteur formé à la répression peut-il imaginer « autre chose » ? Des mois d’expé­ riences et d’efforts sont nécessaires pour comprendre que « la punition bouche l’accès au langage »133134 , et que les enfants, sou­ vent, sont les plus longs à guérir quand ils ont pris goût à « ces vices de grandes personnes » 184. Et ceux qui ne parlent pas ? 11 suffit de laisser faire : la parole sera monopolisée par ceux qui savent parler. Mais les petits, les inhibés, les mutiques ont beau savoir qu’on peut tout dire au Conseil, que chacun s’exprime dans sa langue, ils ne parlent pas, ou guère. L’aide du groupe est nécessaire. Quand le petit Manuel, nouveau, se plaignit des grands et précisa de sa voix d’ange : « Ils m’emmerdent ». personne ne rit. Ce n’était pas le moment de faire une leçon de vocabulaire ou de politesse, mais plutôt de a donner la parole » auxdits grands pas tellement fiers. C’est un grand (ou le maître) qui parle pour Florent, absolu­ ment incapable de s’exprimer, ravi d’entendre dire ce qu’il avait à dire : de parler au Conseil, d’être là. Le problème se pose (on le verra ci-dessous avec Luigi et Ahmed) avec les enfants étran­ gers. Il est prudent alors d’alerter tout le groupe : Ahmed ne parle pas, cela ne signifie pas qu’il n’a rien à dire !

On parle ensemble... N’est-ce pas supposer le problème résolu ? S’ils arrivent à parler ensemble, ils vont s’entendre... Pour s’entendre, il est souvent nécessaire d’écouter, et ceux qui ont quelque habitude des réunions savent combien il est difficile d’écouter autrui. Apprentissage utile. Il suffit que le président laisse bavarder pour que se perde ce désir d’écouter135. Est-il utile de souligner l’im­ portance de l’ordre dans la réunion ? Il suffit que deux personnes parlent en même temps pour que la communication soit impos­ sible. Diverses solutions sont possibles, mais il semble important 133. Dr Jean Oury, A propos de la punition, ronéoté, 1954. 134. F. Deligny, Graine de crapule, Lille, Michon éd., réédité au Scarabée. 135. La télévision qui cause en permanence dans certaines familles, le discours moralisateur (et certains cours) ont le même effet : par une salutaire réaction de défense, les enfants n’écoutent plus rien.

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qu’au Conseil chacun ait été sollicité et dise qu’il n’a rien à dire. La règle est nette : « Fallait le dire au Conseil ! Trop tard ÎS6'. »

...de ce qui se passe... Et si rien ne se passe ? Si tout est réglé, prévu, décidé à l’avance par l’autorité supérieure et compétente ? Dans ce cas, parlons de leçon d’élocution, non de Conseil. Quand la compé­ tence des coopérateurs se limite à la décoration de la classe, à la surveillance des mauvais élèves (on dit : « autodiscipline »), on peut se demander à quoi rime une réunion : service de ren­ seignements ? réunion d’évaluation ? police auxiliaire ? L’impor­ tance, l’efficacité du Conseil sont fonction de la compétence reconnue aux coopérateun et à l’institution. Quelle que soit l’intention du pédagogue, elles sont nulles dans un système tra­ ditionnel quand la discipline demeure « classique ». Il serait naïf de s’étonner de l’accueil fait à certaines tentatives de «t par­ ticipation »... Rappelons que, pour nous, le Conseil n’a de sens que dans le contexte d’une activité coopérative permanente, comme élé­ ment d’un complexe... Ne soulignons qu’une liaison dialectique : le Conseil ne vit que parce qu’on évoque des activités, mais per­ met à chacun de se sentir concerné par ces activités, donc aux activités d’exister. Si, pour eux, il ne se passe rien, pourquoi les « participants » participeraient-ils ? Peut-être convient-il de vérifier si ce qui vient au Conseil concerne le groupe entier. Certaines affaires personnelles, des difficultés dans une équipe auraient pu être réglées, hors Conseil, dans d’autres réunions et ne venir là qu’en cas d’échec pour demander la médiation du groupe entier. Mais si, vraiment, ce qui est là n’intéresse personne, la réunion n’a plus d’objet et doit être écourtée... La vie de la classe se chargera d’apporter, sans tarder, des éléments « intéressants ».

... pour le changer Là est sans doute le secret. La formule : « Discutez, nous décidons » n’est utilisable qu’avec des intellectuels amateurs de joutes verbales. Si les décisions ne sont pas appliquées — si le maître laisse prendre des décisions qu’il sait inapplicables —, 136. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que, souvent, la liberté de parole, la possibilité de se faire entendre sont assurées par une série d’inter­ dictions, de limites, de règles.

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si le Conseil n’a aucun pouvoir, il disparaît. Plus sérieux que bien des adultes, les enfants préfèrent jouer au ballon que « jouer au Conseil n. Il est facile de juger de la réalité d’un Conseil de coopérative : les mêmes décisions ne se trouvent pas deux fois sur le cahier du secrétaire.

Une définition compliquée... Le Conseil peut être considéré comme :

a) une réunion d’injormation Information verticale : le maître, porte-parole de l’Adminis­ tration, informe les élèves des décisions qui ont été prises (il est prudent parfois de préciser ce rôle de porte-parole). Evaluation aussi. Il suffit d’écouter, de faciliter l’expression pour avoir un « feed-back » qui renseigne sur la façon dont les informations précédentes ont été reçues, les nouveautés accueillies, les ordres exécutés. Il est facile alors d’annihiler les résistances. On com­ prend pourquoi, dans certains secteurs, on transforme le Conseil de coopérative en « séances d’évaluation » bien plus acceptables. Nous ne voyons là qu’un aspect, utile pour les responsables, d’une réunion qui en comporte bien d’autres. C’est l’information de tous par tous, antidote de la manipulation, information « hori­ zontale » ou « transversale » qui nous paraît une condition pre­ mière de cette discipline démocratique que nous nous efforçons d’instaurer. C’est aux yeux de tous qu’apparaît le comportement de cha­ cun ; « Hier, je suis sorti le dernier : c’est parce que Denis m’avait caché mon cartable. » « Denis ne m’a pas rendu le stylobille que je lui avais prêté. » « Denis dit que... » Denis, qui semble si sage, silencieux, inoffensif, se révèle être un pertur­ bateur de première classe ! C’est Guillaume qui fait remarquer que Mohamed, Nasser, Meziane et Jean-Paul ne se critiquent jamais entre eux, que Jean, Roland et Robert font de même. Il est facile de voir que la plupart des incidents ont lieu entre ces deux bandes rivales. Pas besoin de sociogramme. Mise à jour, pour tous, de structures implicites. Dans quelle mesure recouvrent-elles les structures instituées (équipe de travail, groupes occasionnels, places actuelles dans la classe, etc.) ? Plus que l’origine ou les motivations de ces groupements spon­ tanés, leur dynamisme est intéressant : peut-on, par le biais de tâches à réaliser en commun, les réintégrer dans le groupe total ?

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On peut en discuter ensemble et décider. Le Conseil est là pour ça.

b) une réunion d’analyse

La mise en commun des informations, l’arrivée de faits nou­ veaux ne simplifient pas obligatoirement les problèmes. Il peut même se produire des phénomènes d’encombrement : « Alors maintenant, on n’y comprend plus rien du tout. » Or, nous étions réunis pour essayer d’y voir plus clair (si possible), de donner un sens aux événements afin de prendre des décisions sensées. De la nécessité d’analyser, d’abstraire, d’interpréter, de proposer des hypothèses, de confronter, de choisir... On peut discuter à l’infini sur la part du maître. Les enfants sont trop petits pour avoir des idées, dit-on, mais si le maître intervient, il est directif. Et l’on propose des solutions réa­ listes 187 : un psycho-sociologue par classe... expérimentale 13!\ A relire les comptes rendus de séance dans des classes de « petits » 13S, on peut penser qu’avec quelque entraînement les élèves et le maître sont aptes à se tirer d’affaire et nous croyons inutile d’insister sur ce rôle essentiel du Conseil : aider à y voir clair. La participation des intéressés à ce travail est pour nous une condition sine qua non. Est-il utile de dire qu’elle est moindre en maternelle qu’en classe de 4'137 140 ? 139 138 c) une réunion de décision Organe du pouvoir comparable à un grand quartier général, à un (véritable) soviet, à un (véritable) conseil d’administration, à l’Assemblée générale de Makarenko. L’aspect « production » est ici mis en relief. C’est vraisemblablement l’aspect essentiel : si la réunion n’a pas de pouvoir, si les décisions ne sont pas appli­ quées, si elles sont contestées à l’intérieur ou annulées de l’exté­ rieur, mieux vaut renoncer à tourner en rond, à bavarder au Conseil. Toute parodie de Conseil est dangereuse dans ce sens qu’elle est un obstacle à la création ultérieure d’un Conseil réel, pièce essentielle selon nous d’une classe qui tend vers l’auto­ gestion. 137. 138. 1964 et 139. 140. l’école,

Plus qu’on ne le croit : le chômage est un problème grave... Entendu au Congrès mondial de la santé mentale en 1961, puis en en 1966 en d’autres hauts lieux. Cf. supra, p. 424-446. Cf. Marthe Bricks (7e) et Raymond Fonvieille (4e), dans Changer EPI.

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d) une réunion de « régulation » Il n’est pas question seulement de la régulation de la réunion, mais bien de la régulation de la vie de la classe.

A propos du Conseil, on pourrait parler parfois de psycho­ drame (cf. Monique, Luigi, Ahmed, chap. 5), parfois de traininggroup, dans certains Conseils non directifs. Nous parlons plus volontiers de réunion thérapeutique — thérapie du groupe, thé­ rapie des individus dans et par le groupe — et, plutôt que d’insis­ ter sur certains effets cathartiques indéniables, nous préférons souligner que l'interdiction des passages à l’acte et l’obligation de la verbalisation dans un groupe contrôlé où la parole dite et reçue donne un sens aux événements, où le « mal dit » — voire l'indicible — arrive à bien se dire et à s’accepter, favorise l'acceptation de la réalité (le mot étant pris ici dans le sens que lui donne Lacan en l’opposant au « réel »), condition de l’action sur cette réalité. e) un « trou » Pour faire saisir cet aspect du Conseil dans un groupe d’ins­ tituteurs, nous procédons de la façon suivante. Quand chacun est satisfait, que l’emploi du temps est totalement bouché par des occupations variées, nous faisons un trou dans cet emploi du temps affiché. Un véritable trou, une fenêtre dans la feuille de papier, et l’on voit apparaître ce qu’il y a derrière : le sousjacent (souvent un autre texte). Dans ce trou, chacun mettra ce qu’il ne peut pas mettre ailleurs, dira ce qu’il ne peut pas dire à un autre moment (on n’a pas le temps. C’est hors du sujet : ce n’est jamais le moment de dire cela). Chacun pourra s’exprimer. Trou dans le quotidien, le banal, l’obligatoire. Espace vide. Vacuole en apparence inu­ tile, mais indispensable au fonctionnement de cette cellule vivante qu’est la classe-groupe. Vacuole qui permet certes d’éva­ cuer les résidus, de liquider ce qui pourrait cristalliser en gra­ nules douloureux et fort gênants, mais aussi de récupérer ce qui semblait, dans le contexte quotidien, sans valeur. C’est l’exis­ tence de ce trou qui rend possible le travail : peut-on imaginer une production quelconque sans contraintes, sans frustrations, sans conflits ? un pouvoir sans quelques abus de pouvoir ? Sans cette possibilité de dire : « Je te critique au Conseil », de mettre dans le trou demain ce que je refuse d’« encaisser » aujourd’hui, la classe-atelier peut-elle être autre chose qu’une morne dicta­

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ture technocratique ou une perpétuelle discussion ? Sans cette possibilité de dire : « Si tu n’es pas content, tu me critiqueras au Conseil », un responsable peut-il commander ? Mais vacuole qui permet aussi l’émergence d’« autre chose ». Fenêtre ouverte sur ce qui est derrière, ou dessous : sur les fantasmes et l’inconscient de chacun et du groupe. Une compa­ raison avec la séance analytique est possible, mais plus simple­ ment ce « trou dans l’emploi du temps » ne rappelle-t-il pas ce qui se passe parfois lorsqu’on va prendre un pot ou boire un café ?

pour une chose bien simple

Mais, direz-vous, à quoi riment cette longue description et ces précisions ? N’auriez-vous pas tendance à compliquer les choses simples, à vous compliquer la vie ? Quand « ça marche », quand « ça tourne », chacun parle simplement, naturellement : « Moi, dans ma classe... » C’est vrai, tout est simple, normal, nature! : un homme marche, des enfants parlent entre eux, un moteur tourne, un oiseau s’envole, Caravelle atterrit, le dîner est servi. Au diable les psy­ chologues, les ingénieurs et les mécaniciens. N’est-il pas plus agréable et plus sain de commenter le vol gracieux de l’hiron­ delle et l’ambiance détendue de nos bonnes réunions ? Descendus de leur chaire, des instituteurs, des professeurs ont voulu donner la parole à l’Enfant, et pour eux la vie s’est brus­ quement compliquée. Dans les remous du milieu enfantin, en proie aux silences, aux refus, aux orages, interpellés, pris au ventre, ils attendent, démunis, autre chose que des discours sur l’ambiance ou la non-directivité. Nous nous permettrons de les mettre en garde. On peut tout dire ? Le Conseil est accueillant à n’importe quoi : on peut tout dire, puisqu’on est entre nous. Est-il assuré qu’on peut tout dire ? n’importe comment ? Est-il assuré qu’on peut tout laisser dire ? N’abordons pas ici l’aspect thérapeutique. Il n’est pas obligatoi­ rement « thérapeutique » de laisser tel hystérique faire son numéro, d’accueillir le discours répétitif de tel paranoïaque en herbe. Et que restera-t-il de celui qui, inconsidérément, raconte

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sa vie, se livre et se vide ?... Le groupe est-il en mesure d'accueil­ lir comme il convient de tels discours ? Sans public, il n’y a guère de cirque possible. Or, le risque existe au Conseil (et ailleurs) de cultiver l’exhibitionnisme et le masochisme. Qui contrôle le voyeurisme et l’agressivité (le sadisme parfois) de ceux qui regar­ dent au lieu d’écouter 'l « Il est des cas où... » Cela nous indique qu’il est davantage question ici de vigilance, d’entraînement et de compétence que de recettes ou de règles générales. Accordons au responsable, libéré de ses rôles habituels, quel­ que perspicacité et quelque sensibilité (à défaut de formation sérieuse) pour régler « ces cas où... » et envisageons des pro­ blèmes plus simples que nous dirons « diplomatiques ». Antoine aurait pu critiquer Monsieur le directeur en termes autrement vifs et imagés ; l’attitude d’un collègue peut être évoquée et com­ mentée de façon peu flatteuse ; la vie privée des participants ou de leur famille peut inopinément « arriver au Conseil » ; une mère encourage son fils à « trouver » du matériel ; une autre lui conseille de « se défendre » à coups de pierres ; la fréquence des conflits entre A... et C... s’explique par les relations sexuel­ les et économiques entre Monsieur C... et Madame A..., etc. Bien sûr, il peut être fort éducatif de faire revivre certains évé­ nements dans un nouveau contexte : la façon dont ils sont vécus a souvent plus d’importance que les événements euxmêmes. etc. Ce qui importe aussi, c’est la survie du contexte en question, la survie du Conseil et de la coopérative. Prudence ! Il est souvent facile de faire remarquer soit que les événements ne concernent pas directement le groupe, soit que nous n’avons aucun moyen d’action : changerons-nous l’Ecole ou les gens ? Pourquoi bavarder ? Mais il n’est pas toujours possible de « tourner la page » : — Monique, plus volubile que d’habitude, débite, au milieu d’une foule, des détails sur l’assassinat de Chantal : « Il l’a étran­ glée. Il l'a violée devant et derrière. Il lui a fait un bébé et tue la jeune fille. Il étrangle le bébé. » C’est très intéressant... « Qu’auriez-vous fait ? » demande la maîtresse... (Cf. infra, chap. 5, Monique.) — M. C..., stagiaire, a « emprunté » des documents exposés par M. F... Celui-ci, blanc de rage, ne veut rien entendre : « J’en ai rien à f... de votre Conseil. Il ne sortira pas entier d’ici... » Il s’agit cette fois d’adultes solides. Jolie bagarre en perspec­ tive. C’est très intéressant... « Qu’auriez-vous fait, vous ? », demande le responsable du groupe... Il s’agit évidemment de cas

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extrêmes et heureusement rares. Est-ce une raison pour ne pas en parler ? Le maître risque d’être pris au dépourvu. En psychothérapie institutionnelle, de tels cas n’ont rien d’exceptionnel. Peut-être n’est-ii pas mauvais d’avoir une idée sur les phénomènes de contagion hystérique, sur l’angoisse et le désir que réveille en chacun l’évocation de ce qui est interdit, tabou, sacré ? Toute société a ses tabous, qu’on ne viole pas impunément : dans une conversation banale, introduisez des questions d'argent. Notre monnaie intérieure, pourtant bénigne, provoque ordinai­ rement chez nos collègues une émotion inexplicable : des enfants qui manipulent l’argent ! Nous l’avons déjà dit14'. Parlez du sexe ou de la mort dans un groupe, sans précautions... Si vous êtes capable de prendre sur vous l’angoisse et l’agressivité que vous avez réveillées, tout ira bien et vous acquerrez le pouvoir du sorcier, sinon vous risquez et vous faites courir des risques. Une chose nous paraît certaine : le Conseil, où chacun écoute, participe, est engagé, n’est pas un lieu idéal pour de pareilles transgressions des interdits sociaux. Que faire, et com­ ment faire ? Avons-nous retrouvé le colloque singulier, le faceà-face, la relation duelle, ses fascinations et ses risques ? Le maître amateur de « psychanalyse » va-t-il jouer à l’attention flottante, manier les transferts et installer un divan dans sa classe ? « Le proupe .V » La médiation du groupe total se révèle non seulement ino­ pérante, mais dangereuse : les acteurs vont jouer en public. Or, nous abordons le domaine de la tragédie... Peut-être suffit-il de choisir une autre médiation, un autre groupe ? Sans aborder ici cette question du groupe d’intervention psychologique ’42, nous signalerons la composition d’un groupe X qui nous a permis de résoudre un conflit important. Le Conseil a délégué ses pouvoirs à une commission composée de : les deux adversaires A et B, deux « avocats » A’ et B", un « neutre », calme, non impliqué, substance tampon représentant le groupe, et le maître représen­ tant non seulement la loi du groupe et la légalité, mais la Loi. Sans témoins, sans réactions de prestance possible, sans émotions surajoutées, nous avons repris — et résolu — l’affaire. Une autre141 142 141. Cf. supra, p. 456 (Tumulte à Ivry). 142. Nous espérons la reprendre dans un ouvrage ultérieur.

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affaire grave 143 a été ainsi résolue par un groupe X auquel ne participait pas le maître. Mais, penserez-vous, voilà qui ressemble fort à un tribunal ; or nous pariions d’« intervention psychologique ». C’est d’aide qu'il s’agit : le groupe X n’a pas pouvoir de juger. Ce qui ne peut pas être dit au Conseil peut être dit ailleurs. Est-il possible en groupe total de « déballer » la vie privée de Stani. au risque de réactiver des problèmes en voie de résolution ? De L’Educateur d’Ile-de-France, décembre 1960. nous repre­ nons le texte suivant : li

iact salvi-r

Stani

'1 faut que nous voyions ensemble le cas de Stani Au début de l'année, on m'a proposé de le placer dans un centre de rééducation. J’ai dit que je le gardais et que j'en prenais la responsabilité. Mais je ne peux pas faire cela tout seul. — Bien sûr, c'est tout le monde... qui peut l’aider. — Croyez-vous que j'ai bien fait de le garder? — Oh oui ! il est beaucoup moins fou que l’année dernière. Il ne se bagarre plus tout le temps.

Nous regardons un moment Stani. Il a une petite boîte et ramasse des bestioles pour nourrir la mante religieuse. — ... et puis il s'occupe bien de l’oiseau. — Bon, essayons de voir ce qui ne va pas. — Il est intelligent. Il comprend bien et quand il veut il travaille bien... — Oui, c’est le plus intelligent de tous. Mais il ne veut rien faire. Il s’occupe de tout, il grouille tout le temps. Il laisse tout tomber. Il fait exprès à votre avis ? — Je ne sais pas. Il ne veut pas ou il ne peut pas ? — IJ y a un peu des deux. Et comment expliquez-vous cela ? — C’est drôle, il croit toujours qu’on l’attaque... — Vous rappelez-vous la première chose qu’il a faite dans le champ ? — Ah oui, sa cabane !

Stani avait construit une espèce de blockhaus. — C'était pour se protéger. — Mais on ne l'attaque pas. — Essayez de comprendre : que devient le bébé si la mère meurt ? — Il meurt aussi si... — ... si l’on ne trouve pas tout de suite quelqu’un pour remplacer la maman. 143. Pour des enfants ou des instituteurs, un vol de 100 francs est une affaire grave.

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— Où est la mère de Stani ? Morte. — Et le père ? Mort aussi. Oui, mais il a son grand-père et sa grand-mère. — Ça n’empêche pas que, quand il était petit, Stani s’est trouvé abandonné. C’est peut-être ce qui explique beaucoup de choses — Moi aussi ma mère est morte... — Oui, tu as perdu ta maman l'année dernière. C’était plus triste, mais tu était grand, tu comprenais. Ce n’était pas la même chose que pour un bébé. -- Alors, que faut-il faire ? — Faut être gentil avec lui, jouer avec lui. Tenez, regardez, les autres jouent au foot, mais lui est tout seul. — Stani nest pas fou. C'est un orphelin, il a peur de quelque chose qui n'existe plus. 11 se défend. Il a besoin d’être rassuré, de sentir autour de lui des amis. -- Oui, mais on ne peut pas se laisser em... bèter — Qui a dit cela ? — Et puis, si on ne le force pas à travailler, il ne réussit rien et comme il ne réussit rien il empoisonne tout le monde. Il faut le forcer à travailler. — Oui, c’est bien difficile, il faut être avec lui et contre lui. — C'est pour cela qu'il faut être plusieurs. — Et puis, ça dépend des moments, quand il joue, il faut être gentil avec lui, avoir de la patience, mais quand on travaille... — Quand on est chef, avec lui il faut être sévère, sans cela il ne fera rien. — Bon, alors nous sommes d’accord. J’ajouterai quelque chose : quand il se fait disputer ou un peu écraser, c’est justement là que les autres doivent être gentils avec lui.

Vous l’avez deviné, il ne s’agit pas d’une réunion de synthèse de psychologues ou d’éducateurs, mais d’une conversation à l’heure du « temps libre » entre un instituteur, Fernand Oury, et deux « grands », Manuel et Julien, chefs d’équipe et respon­ sables dans cette classe de perfectionnement où la coopération joue aussi un rôle psychologique. Il serait intéressant de remar­ quer combien la compréhension profonde d’autrui est souvent indépendante du niveau de culture intellectuelle. Mais cette constatation remettrait peut-être en question la notion même de culture...

2. Précisions. Techniques. Procédures et procédés

a) A propos de ficelles... Le Discours pédagogique se maintient d’ordinaire à un « ni­ veau élevé » : après les finalités de l’éducation — désir de la société et devoirs du maître —, on salue l’art de l’éducateur.

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Apparaissent l'esprit de finesse, le sens de l’humain, les qualités indispensables. Qu’un praticien ingénu dise : « Cela est fort beau : comment faites-vous ? », et le Discours, alors, se fait mé­ prisant : « trucs de métier », « recettes », « petits procédés », « ficelles ». a Faites preuve d’intelligence, d’ingéniosité, d’initia­ tive, de créativité, innovez sans crainte144145 !» Et le miracle se produit : les démunis reprennent à leur compte le Discours : « Ce qui importe, c’est l’Esprit, etc. » Si la pédagogie est dans la classe, si notre travail quotidien a une valeur, si les solutions ne peuvent venir que de là où se posent des problèmes, nous n’avons aucune raison de garder nos outils dans notre musettel46. Certes, nous n’avons guère de méthode à proposer, de « système basé sur des éléments sûrs prouvés scientifiquement et coordonnés d’une façon absolument logique » 146. Freinet a toujours préféré parler de techniques que de méthode. Laissant à ceux qui découvrent Moreno (et igno­ rent Freud) le soin d’élaborer des méthodes, nous n’avons à offrir que d’autres techniques, des procédés qui ont permis à des maîtres et à des élèves de se sortir d’affaire : bric-à-brac indigne de la pédagogie ? Peut-être. Mais il est parfois bien utile d’avoir de la ficelle dans sa poche et de savoir s’en servir. On connaît l’objection : « Les enseignants vont généraliser, ils prendront vos “ combines ” pour des solutions et s’en ser­ viront à tort et à travers. » Sont-ils vraiment si bêtes ? Quinze ans de stages, avec des volontaires, il est vrai, nous ont sans doute rendus optimistes : c’est surtout vus de dessus et écrasés que les subalternes paraissent dépourvus d’intelligence. Nous ouvrons notre musette, chacun se servira à sa guise. En lisant les comptes rendus de Conseils, vous avez déjà repéré des rites, des maîtres mots, des stratégies, des manipu­ lations. Vous en avez constaté l’utilité, les limites et les dan­ gers. Mais les mots, les mots malades, ont introduit de nouvelles confusions, de nouveaux malentendus.

Manipulation... On manipule un objet. Si je manipule une personne (ou un groupe), je lui dénie la qualité de sujet, j’en fais un objet : mon 144. On ajoutera bientôt : « Recyclez-vous. Rien ne vous interdit de suivre (à vos frais) des stages de “ conduite de réunion ’’ à 250 F par jour. » 145. Plus « intelligents », nous pourrions les vendre, enveloppés de beau langage et de parchemins. 146. C. Freinet, 1928. Cf. E. Freinet, Naissance d'une pédagogie popu­ laire, Paris, Maspero éd., 1968, p. 78-84.

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objet. Par force ou par ruse, j’annihile ses réactions pour la tenir à ma merci et affirmer mon pouvoir. 11 s’agit d’avoir l’autre 1,7 On conçoit que l’éducateur éprouve quelque scrupule à « mani­ puler » un élève ou une classe (que fait d’autre le a bon maître » ?). Dans le contexte actuel, on pourrait souhaiter qu’il éprouve autant de scrupules à laisser manipuler le groupe par quelque leader ou à se laisser lui-même prendre en main par les élèves. Comme la self-defense, les techniques de manipulation peuvent servir... ... et stratégie : La stratégie reconnaît à l’autre une existence, une valeur, une possibilité de réaction, d’initiative. Elle ne le réduit pas à l’état de chose, d’objet : au contraire. Explicitée, elle devient entraîne­ ment, éducation. 11 n’est pas de réunion sans stratégie (que celle-ci soit ou non volontaire et consciente). Comment aborder ce problème ? éviter ce guêpier ? tirer Line de ce mauvais pas ? stopper Lucie qui se donne en spectacle en racontant sa vie ? ac­ crocher le groupe à cette question dont il ne voit pas l'urgence Comment faire taire Meziane qui parle si bien... à la place de son frère ? Et comment arriver à ce que Christian, qui n’a jamais rien à dire au Conseil (ni ailleurs), prenne la parole ? Que faire ? Prier ? Peut-être est-il opportun de souligner que le retrait, la passivité, le silence, le laisser-faire et ce qui est appelé « nondirectivité » sont des éléments d’une stratégie dont il vaut mieux être conscient et responsable. Nous avons vu dans plusieurs Conseils le maître se retirer provisoirement du jeu. Il ne s’agit ni d’une mise à l’abri, ni d’une obéissance à une mode quelconque, mais bien d’une stratégie consciente et organisée dont on prend l’entière responsabilité u“. P. Dujon, A. Vasquez, M. Renaud et S. Timmermans contrôlent la confusion, la bataille imaginaire, le remaniement, l'« auto­ gestion » et le tumulte. A quel moment vous a-t-il semblé que ces femmes, émues, troublées, perdaient la tête et s’abandon­ naient au « groupe »... en abandonnant les enfants ? C’est à d’autres expériences, souvent involontaires, que nous voulons faire allusion.

147. Cf. Ardoino, Propos actuels sur l’éducation, Gauthier-Villars éd.. 1965, notamment p. 56-70. 148. Cf. supra, p. 436, 446, 456.

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... une distinction nécessaire

Si nous insistons sur ces notions de manipulation et de stra­ tégie, c’est que la confusion a eu des conséquences dans bien des classes « rénovées ». N’est-il pas légitime qu’un éducateur (et plus encore un fonctionnaire constamment manipulé par la bureaucratie) répugne à manipuler les élèves ? Mais il arrive bien souvent que, démocrates optimistes ou scrupuleux, enthou­ siasmés par des idéologies dites d’avant-garde U9, des éducateurs refusent cette idée de stratégie nécessaire. Sous des prétextes * 150 éthiques, le maître refuse le pouvoir et l’agressivité. L’expérience répond d’ordinaire : le groupe entier, les plus fragiles et le maître démissionnaire sont très vite maniés à loisir par les éléments les plus dynamiques. On connaît la suite : après la fête et après l’agitation joyeuse, l’anxiété, la las­ situde, l’apathie dépressive en attendant la sécurisante reprise en main. Dans le meilleur des cas, l’enseignant, guéri à jamais de ce qu’il appelle « l’éducation nouvelle », remonte tant bien que mal sur sa chaire et reprend son cours... S’il a disparu dans la tour­ mente, c'est l’institution externe, intacte, qui rétablit l’ordre, et tout redevient « normal ». Manipulation, stratégie des réunions... Notions qui ne s’acquièrent que par l’entraînement. Pourquoi demeureraient-elles l’apanage de « spécialistes » ou de « cadres supérieurs » ? Peut-être est-il utile de savoir que l’inertie, la candeur, la lâcheté et surtout l’ignorance deviennent des armes pour qui sait manier la bêtise avec intelligence.

b) De la fonction présidentielle

De quoi parlons-nous ? Du président de la coopérative ? Du président de la République ? Qu’on le veuille ou non, au moins au niveau primaire, le maître majeur est (ou devrait être) léga­ lement responsable de la classe, en assurer la continuité, en être le support symbolique. Peut-on, sans leurrer et sans se leurrer, laisser la place d’une façon permanente à un jeune enfant ? Il ne sera ici question que du président de séance, de celui qui, lors du Conseil et seulement là, détient un pouvoir limité dans le temps mais réel. 14-9. Qui datent parfois de plusieurs siècles... 150. Nous n’avons pas — Dieu merci ! — à examiner les motivations inconscientes qui poussent certains adultes à se laisser « dévorer » par des enfants ou manipuler par des adolescents... et à prendre plaisir à ces jeux. Il y a bien des façons d’a aimer les jeunes »...

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Il faudrait parler des présidents de séance puisque, en principe, les élèves se succèdent, mais c’est la fonction, plus que les per­ sonnes, qui nous intéresse ici. Le président de séance

l.e groupe a délégué à l’un de ses membres, pour un temps donné, un pouvoir défini... Le pouvoir de donner la parole, de faire exister le groupe qui le fait exister, lui, en tant que prési­ dent. Des accidents sont prévisibles : — Hassan croit que c’est arrivé : il est devenu caïd, roi, Dieu le Père ou Monsieur le directeur. Ecrasant allègrement ceux qui lui donnent pouvoir, il ne s’aperçoit pas que sa puissance gran­ diose est devenue imaginaire. II est fort surpris d’entendre : « Qui critique le président ?» et de voir tant de mains levées... S’il le pouvait, il ferait donner la garde. Remis à sa place, il pourra méditer : « Qu’est-ce que le pouvoir ? » — Denis a compris qu’il faut être gentil et populaire, laisser parler : personne n’entend plus personne. « C’est pas un Conseil, c’est la récré ! » « Taisez-vous », crie Denis, a Ta gueule ! », ré­ pond une voix. Le Conseil est terminé. Le président a détruit lui-même la loi qui le faisait exister. Thème de réflexion : le pouvoir s’use si l’on ne s’en sert pas.

— Jérôme, le retors, s’est instruit. Il est expert en manipu­ lation. Ce n’est pas lui qui fera taire brutalement ! Démocrate, il donne la parole aux petits, suggère, aide, reformule gentiment, oublie un grand qui le gêne... II oublie simplement qu’il n’est pas seul à connaître la musique. S’il n’est pas « descendu en flammes » par quelque Luigi161 furieux d’être pris pour un imbécile, Jérôme sera peut-être félicité publiquement par le maître pour son habileté tactique... Les autres apprendront ainsi à ne pas se laisser avoir.

Utiles expériences ? Utiles pour qui ? Pour tous ? A en juger par le comportement de la plupart des adultes confrontés à des situations anxiogènes (groupes de travail ou de décision), nous en venons à penser que l’entraînement à la conduite des réunions pourrait constituer l’essentiel de la formation des maîtres (qui151 151. Cf. infra, chap. 5.

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désirent faire vivre des groupes coopératifs). Mais ce qui est possible est-il vraiment souhaité ?

Et le maître ? 11 peut disparaître de la scène, il ne disparaît pas de la classe 162. Nous dirions même : au contraire. A un pouvoir imaginaire se substitue un pouvoir symbolique autrement efficace. Il est là, bien sûr, comme gardien de la loi locale’53, mais aussi comme repré­ sentant de la loi sociale 152 154 et comme garant d’une autre Loi qui 153 différencie l’homme de l’animal155156 . Il est là comme référence à autre chose d’extérieur au groupe, qui vient constamment en mé­ diation, évitant affrontements et blocages et, au moins dans des groupes d’enfants, son existence nous paraît être une condition nécessaire aux échanges. Est-il utile de signaler que le maître constitue un recours ? Recours pour Rémi, l’apprenti président; pour le secrétaire qui s’embrouille; pour le groupe entier, en proie à l’agitation ou au blocage; pour chaque enfant, qui ne parle que parce qu’il se sent en sécurité 15°. Le rôle du président est évidemment de conduire la réunion, c’est-à-dire : — donner la parole. C’est parce qu’il parle au nom de la loi que le président assure la sécurité de l’orateur qui peut, à coup sûr, être entendu. — conduire vers quoi ? 11 n’est pas toujours facile de renon­ cer à conduire le groupe vers la « bonne décision » : celle que le président avait prise. Mieux vaut cependant, le jour où l’on a une position à défendre, renoncer à la présidence. Mais pourquoi se réunir en Conseil ? Pour bavarder agréa­ blement, parler pour ne rien dire, chanter en chœur ou vociférer 152. Cf. supra, p. 446 et p. 456 (Autogestion au cours préparatoire et Tumulte à Ivry). 153. Cette fonction de « garde des sceaux » peut être assurée par un responsable élu. Elle l’est aussi, en partie, par le secrétaire. 154. Il ne sert à rien de nier que le fonctionnaire est payé par une certaine société. Qu’il agisse en petit gardien soucieux de l’intérêt de ses maîtres, en exécutant conformiste et scrupuleux, en révolutionnaire mettant en question ce qui est ou simplement en homme prenant ses responsabilités, ne change rien, sur le plan de la théorie, au fait que le maître, pour les enfants, représente la société des adultes. 155. Ainsi, après l’intervention de Pierrette Dujon, les enfants redécouvrent que les chiens ne parlent pas. (Cf. supra, p. 439.) Nous serions étonnés d’apprendre qu’un éducateur, quelles que soient ses options philosophiques, ait encouragé un inceste, un viol ou un crime crapuleux. 156. Cf. infra, chap. 5 (Mohamed). 31

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en tas ? Si le but n’est pas fixé, la voie est tracée. Nous som­ mes là pour essayer d’y voir clair, pour y comprendre quelque chose et pour décider ensemble. Au président de nous aider. — et sans accident. Des choses sont dites. Comment sont-elles reçues ? N’a-t-on pas, sans le vouloir, parlé de corde dans la maison du pendu ? Et celui-là, si heureux de raconter sa vie, quelle tête fera-t-il demain ? Parler dégage, mais parler engage Le président, qui donne la parole, la retire parfois... Un président élu...

C’est évidemment la solution idéale lorsque tous les partici­ pants sont capables de présider et le désirent. Pour éviter une perte de temps, on peut aussi décider que chacun présidera à son tour... Seulement il arrive que chaque enfant ne soit pas d’emblée capable d’assumer une fonction dont nous venons de pressentir la complexité 167, il serait alors intéressant de voir ce qui se cache sous l’attitude a démocratique » du maître. C’est ordinairement quand la place devient intenable que le maître offre la présidence et il y a toujours quelques étourdis pour se disputer cet hon­ neur... On note; le maître devient observateur (se met en A, comme disent les spécialistes) et. s’il est frotté de psycho-sociolo­ gie, analyse le naufrage de l’imprudent qui a voulu prendre sa place... JJ est possible que l’échec soit éducatif... Comment ap­ prendre sans essayer ? Il est possible aussi d’interpréter différem­ ment cette « non-directivité ». ... ou choisi ?

Dans une classe de petits, dans un Perfectionnement, le choix est limité à quelques volontaires, toujours les mêmes : ceux qui sont capables de présider (les bleus), ceux qui peuvent essayer (les verts)157 158159 . Nous avons vu, à Nanterre, Rémi conduire tant bien que mal une réunion houleuse, assisté par le maître 169. Pré­ sider un Conseil est une épreuve et un honneur, un exploit dont les répercussions psychologiques ne sont pas négligeables, et le maître a peut-être mieux à faire qu’à jouer au démocrate. Il s’in­ téresse plutôt à la météo : temps calme, mer belle ? C’est le mo­ ment d’offrir à un timide ou à un garçon qui a besoin de se 157. Il suffit de voir comment des adultes pleins de bonne volonté condui­ sent des réunions pour être convaincu de la nécessité d’un apprentissage ! 158. Cf. supra, p. 415. 159. Cf. supra, p. 429.

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réaffirmer160 une occasion de réussite. Mer agitée, coups de vent prévus ? Mieux vaut désigner un pilote entraîné. On ne préside pas deux fois de suite; sur le cahier de Conseil s’inscrit le nom du président de séance; il est facile d’éviter la formation d’un sous-groupe de présidents professionnels, de technocrates... Petites et grosses ficelles. Faciliter...

On voit bien que Christian veut parler, mais hésite, que Rémi s’endort... Il est facile d’annoncer : a Je crois que Christian vou­ lait dire quelque chose... » : ou « Rémi a un avis différent ».

... ou limiter la parole Meziane et Nasser ont entamé une petite conversation. Nasser sursaute quand il entend le président annoncer : « Nasser a quelque chose d’important à dire qui intéresse tout le monde. — Moi ? Non. — Alors, tais-toi. » Il est bien connu qu’il suffit de donner la parole pour faire taire. Il semblait difficile d’inter­ rompre Gilbert qui racontait ses vacances en Conseil. On pouvait bien sûr profiter du moment où il reprendrait son souffle, résu­ mer son histoire et conclure à sa place. Il a été plus expéditif de demander : « Quels sont ceux que cela intéresse ? » Avec un peu de chance, le président a ramené le bavard à la réalité.

Relancer... Pour Albert, l’affaire est réglée : il a donné son avis. Le pré­ sident en juge autrement : « C’est une question intéressante. Qu’en pensez-vous ?» Et voilà la discussion rouverte, de nou­ veaux éléments, et Albert, qui croyait bien avoir gagné la partie, amené à se justifier, à tenir compte d’autres avis. Le président aurait pu dire : « Personne ne propose autre chose ? », en comp­ tant sur l’intervention de Pierre qui a toujours quelque chose à proposer.

... ou terminer une discussion

Cette discussion qui s’éternise sur un détail finira-t-elle ? Il suffit de reformuler et de demander au groupe somnolent161 ou pressé de sortir : « Avis contraires ? » pour que la proposition 160. Robert, accusé le samedi, préside la séance du mardi. Cf. supra, p. 426. 161. Pour réveiller un groupe, il suffit parfois d’annoncer une décision invraisemblable en ponctuant d’un : « Vous êtes d’accord ? »

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devienne décision. La manœuvre est classique, et les organisa­ teurs savent bien que c’est en fin de séance que sont prises les bonnes décisions. Petites ruses de maquignons, astuces d’« ani­ mateurs » ou de « modérateurs » qui déconcertent, émerveillent ou scandalisent ceux qui, enfermés dans leur classe, ont rare­ ment l’occasion d’affronter des groupes d’égaux. Habiletés tac­ tiques qui permettent de gagner des batailles, de perdre des guer­ res et certainement pas d’assurer la vitalité et l’avenir d’un Conseil de coopérative. Est-ce à ce niveau que se joue la partie ? Redirons-nous, une fois encore, que l’essentiel est joué sur le plan du Désir; que le Conseil, s’il ne répond à aucun besoin, à aucune demande (implicite) ne rime à rien, n’a aucun sens ni aucune raison d’être ? Il n’a même pas le mérite d’amuser les enfants : les marionnettes ou les jeux dramatiques ont d’autres pouvoirs ! Supposons donc une réunion qui répond à une attente du groupe. Pourquoi s’achève-t-elle, neuf fois sur dix, dans la confusion ? « Ces enfants-là IB2, bien sûr, on n’en peut rien ti­ rer... » Mais le maître honnête, prompt à s’accuser, allègue sa maladresse : a Montrez-moi... » Hélas ! il n’y a rien à montrer, et les habiletés, si elles sont utiles, ne seront jamais suffisantes. Nous risquons ici de nous répéter.

c) Rituel et maîtres-mots Nous en avons dit l’importance "i3. Nous avons vu, surtout pour les petits 1M, l’utilité d’une langue efficace, accessible à tous : les petits, les étrangers gênés par le vocabulaire peuvent utiliser des mots, bien connus, qui leur donnent pouvoir. Il s’agit d’une première ordonnation des réactions passionnelles, qui donne sens à l’institution. Chacun sait que son tour viendra, comment il doit faire pour être entendu et imagine facilement ce qui va se passer. Pourquoi s’inquiéter ? Dans un cadre institué, qui n’a rien d’une scène de théâtre, il est difficile de faire une scène ou d’être théâtral. Gesticulations et mimiques perdent de leur pou­ voir suggestif, et cela est bien appréciable quand l’irruption de l’affectivité favorise les contagions hystériques et les formes pré­ verbales de communication. Un rituel stable évite les phases d’irrésolution si propices au désordre et aux manipulations. Jouant le rôle des consonnes dans une langue, les maîtres-mots 162. Des problèmes identiques se posent avec des adultes... 163. VPI, « Le Tumulte au Conseil », p. 96-97. 164. Cf. supra, p. 448.

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introduisent dans le discours collectif, souvent informe et confus, des coupures, des scansions qui l’organisent. 11 est bien agréable d’avoir à sa disposition une « machine à dédramatiser et à clarifier le discours », une machine qui enseigne à tous (au maître aussi) à parler utilement : c’est de cette pos­ sibilité de parole utile que dépend l’avenir du Conseil... et de la coopérative. Nous donnons ci-dessous la quinzaine de maîtresmots en usage dans une classe de perfectionnement de Nanterre vers 1960 et quelques règles qui assuraient le déroulement des séances. A titre d’échantillon : il ne s’agit pas de règles monas­ tiques; à chaque groupe de trouver son langage, de créer ses rites, en se souvenant simplement que c'est de la régularité que nais­ sent la règle et la régulation.

1. Le conseil commence. Et le silence se fait. 2. Décisions du dernier Conseil. Au secrétaire, chaque res­ ponsable répond : fait, ou explique ses difficultés. 3. Qui trouve que la classe marche mal 165 ? 16 présents, 4 mains levées = 12 sur 16. C’est la classe qui se trouve ainsi notée. Les 4 mécontents, notés par le secrétaire, auront certaine­ ment quelque chose à dire, sinon pourquoi auraient-ils levé la main ? 4. Une querelle sans importance est longuement évoquée. On s’ennuie. Le président estime que cela a assez duré : tas de sable 166 ? On manifeste son manque d’intérêt en levant la main. L’affaire est réglée i67.

5. Il est bien agréable pour un taquin d’écouter les plaintes de ses victimes : on rit, et pour un héros d’entendre le récit de ses exploits : on admire. Mais les dramatisations, l’exhibitionnisme, les chantages affectifs ne résistent guère à la statistique : qui se plaint des taquineries de Dominique ? Le secrétaire compte, inscrit et annonce : Dominique taquin : 7. Aucun commentaire. Dominique sait qu’on en reparlera au prochain Conseil. L’agres­ sivité du groupe s’est exprimée d’une manière froide, imperson­ nelle, à peine ressentie comme telle. La taquinerie est une mon­ naie qui n’a pas cours : il n’y aura pas d’« affaire Dominique ». Il faudra trouver autre chose, évoluer. 165. La question optimiste : « Qui trouve que la classe marche bien ? » provoquait une joyeuse animation inopportune en ce début de réunion. 166. Raccourci de : « Querelle de bambins autour d’un tas de sable » : aucune importance. 167. Bien savoir que, si cette censure du groupe est sévère, certains petits ne s’exprimeront jamais. Heureusement, le maître existe.

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6. Le Conseil se transformerait en tribunal : Pierrot est mort. On a voulu empoisonner Thierry 168. 11 importe d’éviter les psy­ chodrames d’amateurs et d’accélérer la procédure. L’accusé sait qu’automatiquement il aura la parole : il peut s’abstenir de ges­ ticuler et préparer sa défense en attendant le traditionnel : la PAROLE EST A L’ACCUSÉ.

7. Il récuse les faits ? témoins ? Le nombre de mains levées donne une première idée sur ce qui s’est passé. 8. Mais l’affaire n’est pas close. Il faut en parler ensemble : qui veut parler de cette affaire ? C’est un conseil dans le Conseil qui s’organise 169. Le président a bien centré le débat, mais trop de mains se lèvent. 9. Incapable de noter, il distribue des numéros, limite le temps de parole et interdit les redites : chacun écoute et parlera à son tour, sans fioritures, évitant le déjà dit ! qui lui retirerait la pa­ role. 10. La discussion a abouti. On pressent que, dans l’ensemble, le groupe est d’accord sur la décision à prendre, qui vient d’être formulée clairement. Un : avis contraires ? permet de clore le débat (... ou de le rouvrir). 11. Décision : Le président (ou le secrétaire) redit lentement ce qui s’écrit sur le cahier de Conseil. 12. Le Conseil continue : l’affaire est entendue, on passe à la suite. 13. C’est long! Les uns se passionnent, d’autres somnolent ou jouent. Jean-Paul pratique délibérément l’obstruction, parle, gro­ gne et amuse tout le monde. Une remontrance du président ferait rire : c’est ce qu’il attend. Jean-Paul gêneur ! Ledit Jean-Paul se calme : il sait que c’est inscrit, il sait aussi que, s’il insiste, il entendra encore Jean-Paul gêneur ! Le secrétaire ajoutera : deux fois. Il lui restera à prendre sa chaise et à sortir du cercle, à écouter (s’il le veut) les autres proposer et décider. Il aura (momentanément) perdu la parole et n’aura pas intérêt à protes­ ter : on ne l’écoute plus et, n’étant plus protégé par la loi que, lui-même, il vient de nier... 14. C’est la fin; le secrétaire annonce : décisions du Conseil, et relit lentement. Sa parole devient loi, que nul n’est censé igno­ rer. 168. Cf. supra, p. 429-430. 169. II suffirait de respecter « démocratiquement » l'ordre du jour ou le tour de parole prévu pour rendre improbable toute discussion réelle et noyer l’affaire. La manœuvre est classique.

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15. Le Conseil est terminé. Ite missa est. Ouf! on peut bavarder. On vient de dire en 45 minutes ou 1 heure plus de choses qu’on n’en aurait pu dire en trois si l'on avait jacassé. Très dure, très directive dans sa forme et ses procédures, la réunion demeure absolument non directive quant au fond, au contenu. Chacun, y compris le maître, a pu dire ce qu’il avait à dire, dans le langage qui lui convenait, sans risquer de jugement de valeur autre que celui du groupe. Si cette condition n’est pas remplie, pourquoi faire un Conseil ? Certains, fiers du sérieux et du calme de leurs « réunions de travail », se rendent à peine compte que lesdites réunions ont perdu leur sens et leur utilité. Il est bon de s’assurer que, si les conflits ne viennent plus en Conseil, ils ne sont pas réglés ail­ leurs, autrement et sans contrôle possible, et que les problèmes de relation « qui ne se posent plus » n’ont pas été scotomisés. Il faut avouer que la tentation est forte : à certaines époques (cf. « Le tumulte au Conseil »), avec des petits ou des élèves d’école-caserne, les conflits occupent tout le champ du Conseil et par là même risquent de s’éterniser si la classe s’y intéresse. Il n’est point de recette magique.

Ordre du jour...

Raymond Fonvieille, dans une classe de grands 17°, a signalé les inconvénients du journal mural. Au cours de la semaine, le président ou le secrétaire (désignés à la séance précédente) notent les titres et présentent en début de séance un ordre du jour cohé­ rent. Ailleurs, le cahier de Conseil est en permanence sur un bu­ reau et en principe l’ordre du jour s’y inscrit. Ailleurs, c’est une boîte qui recueille les titres d’interventions ’71... Mais quand tous les enfants ne savent pas écrire ? Les grands et le maître sont avantagés. Les petits, bien sûr, peuvent faire écrire, mais ils oublient (ainsi s’éliminent en douceur bien des querelles sans importance). Peut-on vraiment parler d’ordre du jour ?

170. Cf. supra, p. 452 et s. (Exemple à ne pas suivre). 171. Le président qui n’ouvre pas la boîte avant la réunion peut avoir des surprises...

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...ou tour de table 172173 ?

Chacun parlera à son tour et, si l’on n’a rien à dire, on le dira, et le président ajoutera : la vie est belle, signifiant par là que ce n’est pas après le Conseil qu’il faudra venir se plaindre ou réclamer. La présidence se complique : il s’agit d’organiser une série de débats sur les sujets qui arrivent sans crier gare. A qui donner d’abord la parole ? Les petits d’abord

Ils parlent mal. Ils ont du mal à écouter. S’ils ont quelque chose à dire, ou bien ils n’écouteront rien avant d’avoir parlé, ou bien ils oublieront. Souvent ce qu’ils ont à dire n’intéresse que médiocrement le groupe; or, il importe qu’ils soient écoutés : ils parlent d’abord. Sont considérés comme « petits » ceux qui ne peuvent pas attendre, les « caractériels », les « affolés », ceux qu’on appelait les durs et qui ne revendiquent guère l’honneur de parler « en premier ». Les « petits » disent : « Je me plains de. » L’art du président consiste à éliminer les querelles, les vétilles en évitant de laisser sans recours un enfant qui parle au Conseil. Sous un langage informe se dissimule parfois un drame. C’est le moment d’être vigilant. Nous l’avons dit, un grand ou le maître peut parler à la place d’un petit ou d’un inhibé. Souvent, heu­ reusement, n’importe quelle réponse convient : une bonne parole, une parole vide, un signe suffisent. Florent a parlé, il a été en­ tendu, une voix a répondu. Bébé était seul, il a appelé : maman vient et sourit... Il y a là une possibilité évidente de manipulation : combien d’adultes se laissent désarmer en douceur par un président affa­ ble... et adroit. Nous savons que les « grands » (verts, compor­ tement 10 ans) disent : « Je critique », mais ajoutent : « Je pro­ pose »17S, sinon ils sont considérés comme petits 174. Bien sûr, les petits peuvent faire comme les grands, critiquer et proposer, mais les grands ne peuvent se plaindre sans perdre la face. Le maître — le plus grand — parle à la fin. Il a su attendre. Il avait noté beaucoup de choses, mais il évite de reprendre ce 172. Sans table et sans tapis vert. 173. Il serait trop beau que les propositions soient d’emblée pertinentes : quelle importance ? C’est la démarche, l’affirmation de soi, l’orientation vers une action qui importent. De l’acceptation du nourrisson au refus du bébé, puis à l’affirmation d’un sujet qui parle dans un groupe. Du « bêe bêe » oral au « non » anal et agressif, puis au « je » phallique... 174. A ce titre, combien d’adultes en situation de groupe seraient consi­ dérés comme « grands > ?

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qui s’est trouvé réglé sans son intervention. Moins il parlera, plus il sera entendu. La multiplicité de ses rôles l’oblige parfois à préciser qui parle : responsable de la production coopérative, représentant de l’Administration, des familles, de la classe cor­ respondante. « garde des sceaux ». avocat de X ou de Y, ou sim­ ple coopérateur qui, comme tout le monde, exprime des désirs, des critiques, fait des propositions, défend son intérêt, accepte de n’être qu’un homme imparfait... infiniment supérieur aux ima­ ges dérisoires que l’on propose parfois comme modèle aux en­ fants.

d) Le secrétariat de séance

Les enfants ont compris la puissance de l’écrit175 176, tout comme ce chef Nambikwara, cité par Lévi-Strauss 17fi, qui traçait des lignes ondulées, participant ainsi au pouvoir secret du Blanc, et nous avons signalé le pouvoir que peut détenir un secrétaire permanent177178 . Puisque c’est sa voix qui, en fin de Conseil, an­ nonce les décisions, le secrétaire est, plus ou moins consciem­ ment, identifié à la Loi, au pouvoir. Il importe que cette voix soit celle d’un enfant, et pas toujours le même. Il est intéres­ sant aussi que les enfants sachent lire : le pouvoir aux lettrés ! Le cahier de Conseil est la mémoire du groupe : « Ça, on l’avait décidé avant Noël ! », affirme un responsable. Il est fa­ cile de vérifier (pour peu qu’une disposition correcte favorise les recherches 17s). « Si j’ai bonne mémoire, ce n’est pas la première fois qu’une semblable mésaventure t’arrive », dit le secrétaire en feuilletant son cahier et, dans le soleil d’avril, une sombre his­ toire d’octobre réapparaît : c’est écrit. Les enfants, qui ont du temps une notion assez différente de la nôtre, sont ordinaire­ ment très sensibles à ce genre d’intervention. Cette fonction de secrétariat, qui fait exister le Conseil dans le temps, assure sa durée, sa pérennité : sa puissance. Le secré­ taire qui relit les décisions relie au passé et ouvre le futur : « Dé­ cisions du dernier Conseil », « Décisions prises au Conseil » (d’aujourd’hui). Il implante la Parole de tous dans le temps, dans la réalité. Attention ! Il ne s’agit plus d’un jeu, la réunion a eu 175. Cf. supra, p. 430 (Nous inscrivons). 176. Tristes tropiques, Plon éd., p. 262-263. 177. Cf. supra, p. 417. Qui, à la mort de Lénine, était secrétaire général du Parti ? 178. VPI, p. 96.

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des conséquences : des institutions nouvelles, des lois auxquelles tous (et le maître plus que tout autre) vont se soumettre. Aïe ! Le Conseil a fait la loi. Bavards, débiles, agités, minables, ces enfants-là et leur instituteur prétendent exister, être pris au sé­ rieux. Le bon sens reprend ses droits : « Alerte au Désordre ! Ce n’est pas tolérable, donc ce n’est pas possible. Pédagogues, à vos postes ! » 11 suffit de remarquer que le secrétaire, s’il sait un peu écrire, est bien incapable de résumer, clarifier, rédiger : si les enfants savaient écrire, que viendraient-ils faire à l’école ? La fonction ne peut donc être correctement assurée qu’après le cours moyen, justement quand les enfants quittent l’école pri­ maire... Mais, direz-vous, le maître existe, il peut aider, dépan­ ner, contrôler, intervenir et même, avec des petits, assurer seul cet indispensable secrétariat de séance. Vous manquez de « culture »179 : ne savez-vous pas que, au nom de la Non-Direc­ tivité, de la Pureté et de l’Autogestion, il vous est désormais in­ terdit d’intervenir ? Honte sur vous ! Vous risquez d’être classé parmi les « directifs ». Laissez donc la parole aux enfants. Laissez jaser à l’infini. Pur, intemporel, le Conseil s’évanouira comme un rêve dans l’ici et maintenant, sans laisser de traces et, au bout de quelques séances, les enfants (plus sérieux en cela que les pédagogues) renonceront d’eux-mêmes à des réunions dont ils auront mesuré l’inutilité 180 : « A quoi ça sert ?... C’est du vent... Le Conseil, c’est impossible en primaire : j’ai essayé, etc. » Tout rentrera dans l’Ordre. A moins que le maître, délivré des fantasmagories non directives, ne laisse les « démocrates » à leurs interrogations, à leurs scrupules et à leurs inhibitions. A moins que le maître, capable de renoncer à ses défenses et à leurs camouflages idéolo­ giques, et devenu authentiquement démocrate et non directif, dé­ passant sa peur ’81, ose intervenir et donner du pouvoir à ceux qui, naturellement et institutionnellement, n’en ont pas. Existent, en maternelle, des classes coopératives où le Conseil n’a rien d’une plaisanterie182, le secrétariat étant bien entendu assuré par la maîtresse. 179. D'ordinaire, les instituteurs frottés de psychologie sont aussi nocifs que les mères frottées de psychanalyse... 180. Toute ressemblance avec ce qui se passe dans des réunions d’adultes manipulées par des spécialistes de la « démocratie » serait effet de pur hasard. 181. Peur de l’institution, peur instituée, institution elle-même, indispen­ sable à la survie des systèmes d’oppression. 182. Nous avons regretté que l'émission de télévision, réalisée par le Ser­ vice de la recherche, qui montrait, entre autres choses, une de ces classes, n’ait pu être programmée, comme nous l avions espéré, le 23 juin 1970.

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e) De la jonction présidentielle (suite}

Sans doute avez-vous remarqué que, parlant du rôle du pré­ sident, nous avions, tout naturellement, comme le veut la cou­ tume, « oublié », esquivé la question essentielle : la question du pouvoir qui arrête la plupart des tentatives. Assurer la liberté de parole, c’est aussi assurer l’ordre dans la réunion et au be­ soin le maintenir. Problème de la discipline ? faux problème, peut-être, si nous considérons le désordre dans le groupe comme un signe, l’agitation comme le symptôme d’une anxiété due sou­ vent elle-même à une carence de pouvoir; mais problème tout de même que, sans espérer le résoudre, nous nous efforcerons de ne pas escamoter. L'ordre, condition de la liberté...

Voilà qui demande au lecteur français, et plus encore au fonc­ tionnaire habitué à l’école-caseme, un effort d’imagination ! Li­ bérer, c’est d’abord abolir la royauté, contester le pouvoir, le bon plaisir du Maître. On sait ce qu’il en advient, tôt ou tard : le pouvoir est repris par quelque tyranneau qui prétend imposer sa volonté. Pourquoi ne pas laisser le pouvoir au président, quitte à le lui reprendre s’il en fait abus ? Le président en question Nous avons vu Hassan, puis Denis, disparaître de la scène et remarqué que le président se servait d’un pouvoir qui finalement n’était pas le sien. Qu’il s’identifie à ce pouvoir, qu’il en use à des fins personnelles, qu’il néglige de s’en servir ou enfreigne la loi qui le faisait exister, la réaction est prévisible, prévue, légale... La confusion passée, un autre président reprend un pouvoir in­ tact. Aucun problème. Mais pourquoi le président serait-il le seul à enfreindre la loi commune, à vouloir dominer ? Le groupe est-il composé de ché­ rubins raisonnables que seule la présidence pourrait dévoyer ? Personne ne cherche à manipuler le groupe ? Bien sûr, le prési­ dent a pour lui la légalité, mais pourquoi lui interdire d’utiliser des procédés que d’autres n’hésitent pas à employer ? 11 peut être utile alors de contrôler ce qui se passe.

Deux procédés discutables : le bouc émissaire... L’agressivité diffuse du groupe est à la recherche d’un objet. Le président de séance et le maître paraissent tout désignés. Ils

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peuvent utiliser l’ambivalence des enfants à leur égard pour déri­ ver cette agressivité contre des « gêneurs », et plus particulière­ ment contre l’imprudent qui les a mis en cause. 11 s’agit évidem­ ment d’une manipulation, d’une manœuvre dont la valeur édu­ cative n’apparaît pas d’emblée. On en voit les risques : peut-on se permettre d’écraser un participant sous le groupe 183 ? Il est quelquefois fort éducatif de montrer à un jeune stratège qu'il peut trouver à qui parler... La responsabilité morale du maître est ici engagée.

... et la démission provisoire La complexité de la réunion « touffue », la rapidité des phé­ nomènes de groupe simultanés, la régression à des stades de communication préverbaux, la réactivation aussi d’angoisses pri­ mitives peuvent provoquer chez le président un aveuglement provisoire — incapable de voir ce qui se passe, il est incapable de conduire la réunion — et une anxiété qui va être perçue par le groupe. Cette anxiété risque de provoquer des phénomènes d’agitation incontrôlables. Il paraît alors préférable d’arrêter la réunion : accepter l’échec provisoire évite parfois d’avoir à enre­ gistrer un échec définitif. Savoir qu’il ne s’agit pas d’une réunion publique, que les élè­ ves demeurent en classe et qu’il est bien utile de pouvoir passer très vite à autre chose...

L’institution en question

La légitimité même du pouvoir présidentiel, donc du Conseil, peut être contestée : crise institutionnelle184. Illégal, sans pou­ voir, le Conseil disparaît... en tant que Conseil d’administration, lieu de Pouvoir l85, mais demeure... en tant que lieu où l’on peut parler ensemble. 11 serait alors étonnant, si des activités sont en cours, qu’on n’ait pas bientôt à prendre des décisions. S’il tient à faire regretter le Conseil, le maître propose des solutions burlesques. 183. Les braves gens qui commentent classements et résultats de compo­ sition n’ont pas toujours de tels scrupules ! Ne parlons pas d'enfants au pilori : ça n’existe pas. 184. Savoir que souvent cette contestation n’est qu’apparente. A travers les enfants s’exprime l’inquiétude des parents : « Ils perdent leur temps, etc. » Il est facile de satisfaire cette (fausse) demande de retour au traditionnel sécurisant et d’attendre que la demande inverse se fasse jour. 185. Ledit pouvoir revient au maître, qui expédie les affaires courantes.

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Le Conseil a bien sûr le pouvoir de se supprimer lui-même. Pourquoi faire la révolution ? Elle est permanente, et même ins­ titutionnalisée. C’est ailleurs que peut se situer la contestation. Droit de veto et dernier mot

« Y a qu’à y mettre une grosse pierre et le f... dans la Seine. » Cette proposition de Philippe 186187 débarrasserait évidemment la classe de Guy l’infernal. Elle est envisagée calmement par le groupe excédé par les inventions de Guy. Le maître, qui n’est pas un fanatique de l’autogestion, intervient : veto. 11 s’agit d’un cas particulier : enfants débiles. En milieu psychiatrique, des contestataires (apparemment ni débiles, ni malades) s’insurgent contre la dictature des médecins, dénoncent le caractère pseudo-démocratique des institutions qui ne permettent pas aux malades mentaux de choisir eux-mêmes leurs médicaments et les doses... Les responsables réagissent, justifiant ainsi les critiques émises. 11 s'agit encore d’un cas particulier ls;... Laissant aux démocrates en chambre le soin de critiquer les travailleurs en proie auxdits cas particuliers, aux soi-disant « philosophes » celui de généraliser et de tirer des conclusions du type : « C’est une mystification ! Vous gardez le pouvoir ! etc. », nous énonçons sans émotion : « Le maître garde le droit de veto et c’est lui qui, en cas de conflit, a le dernier mot. » Si, dans un groupe d’adultes en bonne santé, nous ne voyons guère d’inconvénient à laisser à qui veut le prendre l’in­ dissociable ensemble « pouvoir-liberté-responsabilité », nous ne croyons pas qu’une telle attitude est concevable en tout lieu. 11 est vrai que nous ne sommes pas des spécialistes de la dé­ mocratie idéale. La contestation à l’école primaire ?

Cette fois, nous y sommes : il ne s’agit plus de désaccord pro­ visoire ou d’épreuve initiatique imposée par le groupe à un nou­ veau maître qui doit « payer son entrée » et faire preuve de cou­ rage. Le maître est globalement refusé. 11 n’a plus la parole. Qu’il s’en aille, c’est un mauvais maître... Que réclame-t-on ? Neuf fois sur dix : le retour au tradition­ nel. Parents et collègues sont souvent, sans le savoir, à l’origine de cette « révolution ». Pourquoi insister ? Si le maître est logi­ 186. Cf. supra, p. 219, n. 222. 187. Dans Sa Majesté des Mouches, W. Golding imagine une histoire « particulière i (Livre de poche).

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que avec lui-même, il se retire : pas plus que le texte libre, on n’impose la liberté. Pourquoi défendre une institution qui donne la parole aux opposants ? La mécanique va jouer, les enfants vont remettre tout en place : l’estrade, la blouse, la baguette et le sifflet, et l’image du Maître à laquelle ils obéiront (conditionne­ ments antérieurs) pendant un certain temps. Tout redeviendra normal. Si, pour des raisons personnelles, la place et le person­ nage ne conviennent pas, le maître peut chercher ailleurs ou démissionner (combien de jeunes sans « formation » quittent pour cette raison ?). Théoriquement, la classe sans maître établit des relations directes avec l’administration, les familles, l’Etat. Ce qui est concevable au niveau de l’Université est-il imaginable dans une classe de jeunes enfants ? Ce type de discussion, qui a passionné certains auditoires, nous paraît dénué d’intérêt. f) Thélème ? Nous essayons de donner aux enfants l’usage du pouvoir. Ce n’est certainement pas pour nier, au nom de la liberté, la réalité de ce pouvoir. Et c’est là que nous nous séparons de certains qui ont cru voir dans l’« éducation nouvelle », la « non-directivité » et... la « pédagogie institutionnelle » poindre l’âge d’or. Certes, il est agréable d’imaginer une société idéale, délivrée du mal, sorte de fête où chacun, libre de s’épanouir, renonce à asservir le voisin. Du jardin d’Eden au (futur) paradis socialiste, est-ce l’imagination ou le délire qui a pris le pouvoir ? Supposer résolu le problème évite d’avoir à le résoudre. On a même réussi à faire vivre, dans un ici et maintenant limité, hors du bruit et de la fureur, quelques micro-sociétés expérimentales et, de leur observation scientifique, tiré des conclusions bien séduisan­ tes. Est-ce parce que, confrontés chaque jour à la rareté et à la violence, nous n’avons pas l’expérience de ces milieux idylli­ ques que nous demeurons sceptiques ? Il s’agit, semble-t-il, d’adultes et d’adolescents issus de « bons milieux » qui, à l’abri des contraintes physiques ou institutionnelles, se réunissent dans des lieux ouatés. Peut-être s’agit-il aussi d’individus hypercivilisés, surmoïques et inhibés sous des dehors parfois libertaires et libertins, chez qui la répression bien intériorisée rend indisponi­ bles une agressivité et une sexualité normales. L’expression de quelques fantasmes peut être bénéfique et permettre des réin­ vestissements d’énergie intéressants. Nous croyons cependant préférable que ces pulsions agressives ou sexuelles s’extériorisent

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sur un mode symbolique en des lieux où les passages à l’acte sont improbables. Que l’intéressé et le groupe prennent conscience de la réalité psychique, l’acceptent et lui donnent un sens — un nou­ veau sens — et permettent à ces dynamismes libérés de s’investir dans de nouveaux objets ou projets, et l’énergie récupérée devient utile 18S. Y a-t-il là de quoi crier au miracle ? Ceux qui, psychanalystes ou instituteurs, utilisent l’expression libre à des fins de thérapie ne sont pas surpris. Ils savent que le mot « débloquer » a plusieurs sens, que ces réinvestissements de la libido, qui sont de nouvelles aliénations dans le travail et le lan­ gage, s’appellent aussi sublimation. Quoi de neuf ? Pourquoi ne pas parler tout bonnement d’éducation ? Sans doute parce que, pour être éducative, cette expérience de libération doit être as­ sociée à d’autres, moins agréables, où le désir se heurte à ce qui est et qui résiste : la matière ou l’a autre » (qui a, lui aussi, un désir). C’est de cette opposition entre ce que l’on désire et la réalité que naissent des conduites adaptées, c’est par là que celui qui renonce à sa toute-puissance imaginaire acquiert un pouvoir réel mais limité, etc. Est-ce bien nouveau ? Ces expériences émerveillent surtout ceux que leur situation privilégiée a maintenus dans un état d’infantilisme, ces nourris­ sons prolongés que Jean Oury appelle des a pourrissons ». Di­ sons simplement que la classe coopérative, que le Conseil où l’on s’exprime ne sont ni des Thélème ni des enfers : des lieux où plus qu’ailleurs peut-être on peut vivre et on vit.

3, Le Conseil, lieu d’éducation et de thérapie a) Notes sur le « Groupe de formation » ou « T-Group »

Pourquoi, à propos du Conseil, parler de ces groupes ? La prolifération de ce mode de formation (qui constitue sur le cours magistral de psychopédagogie un progrès indéniable), les vertus étonnantes attribuées à la dynamique de groupe, le mystère et le tapage développés à l’entour et surtout la confusion (naïve ou entretenue) entre Conseil de coopérative et Training Group, nous incitent à donner quelques indications, à défaut d’une étude 188 189. 188. Utile à qui ? La récupération de l’énergie d’un individu par le groupe, celle du groupe par d’autres groupes extérieurs au moyen d’institu­ tions sont des phénomènes banaux. 189. La littérature sur ce sujet est abondante. Nous renvoyons le lecteur intéressé à J. Ardoino, Propos actuels sur l’éducation, Gauthier-Villars éd., 1965 : la 2' partie est consacrée au groupe de diagnostic, p. 113-289; J.-M. Aubry et Y. Saint-Arnaud, Dynamique des groupes. Editions univer­ sitaires, et aux bibliographies proposées par ces auteurs.

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Savoir que ces groupes sont évidemment réservés à la formation d’adultes en bonne santé, volontaires; et aussi que la transposi­ tion. à la suite d’un stage, de techniques souvent déstructuran­ tes, dans la classe, a donné lieu à des expériences invraisembla­ bles, dites de « pédagogie nouvelle » ou de « pédagogie de groupe », dont les enfants ou les étudiants ont fait les frais. Qu’il s’agisse d’expérimentateurs hardis ou de naïfs pleins de bonne volonté, les résultats obtenus desservent à la fois la psy­ cho-sociologie et la pédagogie moderne. Seule une connaissance approfondie de ce qui se passe dans une classe encastrée dans un système institutionnel bien défini mettrait le formateur (qui demeure à nos yeux responsable de la formation donnée) à l’abri de telles mésaventures. Il est en effet bien naturel que le maître qui innove, inquiet ou inquiété, cherche des appuis, qu’il essaie de se raccrocher aux branches, que, faute de recours, il régresse en s’identifiant à ce formateur non directif, Sujet Supposé Savoir... et que, incons­ ciemment. il rejoue le stage. Comment s’étonner alors des résul­ tats ? De quoi s’agit-il ? Dix à quinze participants volontaires ne se connaissant pas (n’ayant pas d’histoire commune), réunis dans une pièce (toujours la même), sous la conduite (et la responsa­ bilité ?) d’un moniteur, sont placés en situation d’inter-agir ou plutôt d’interrelation (tout passage à l’acte étant exclu). Le mo­ niteur est membre du groupe, mais son statut privilégié fait de lui un objet, un support de transferts, car son rôle, défini à l’avance, ne correspondant pas aux représentations habituelles, apparaît particulièrement équivoque. (Une comparaison est pos­ sible avec l’analyste.) Sa fonction consiste à catalyser les rela­ tions, à faire prendre conscience des types de relations qui s’éta­ blissent, des rôles joués dans le groupe, des phénomènes de groupe aussi. 11 peut conseiller, favoriser ou bloquer les échan­ ges, entraîner les participants et le groupe à surmonter les obs­ tacles à la communication. D’où cette dénomination de Training Group ou T-Group. A partir des recherches de K. Lewin et Moreno (1945), des séminaires de Bethcl (U.S.A., dès 1947), les travaux et réalisations se multiplient aux U.S.A., en Angleterre (1948), puis en France, après 1955 surtout 19°. Le « groupe de formation au diagnostic190 190. Signalons cependant d’autres travaux, bien antérieurs, dans le do­ maine psychiatrique à propos des clubs de malades (dont Bierer et Strauss à la Tavistock-Clinic). Le club Panl-Balvet, qui fonctionnait à l’hôpital de Saint-Alban en 1948 avec le docteur Tosqueîles, n’ignorait pas les phéno­ mènes de groupe, Moreno et Lewin. Là encore, les « découvertes » récentes n'émeuvent guère... Cf. F. Tosquelles, Pédagogie et psychothérapie institu­ tionnelle; J. Oury, Les Clubs thérapeutiques, 1960.

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de groupe » s’adapte à certains besoins français et s’appelle, selon les auteurs et les buts visés : T-Group (M. Pagès), Groupe de base (R. Pagès), Groupe de diagnostic (J. Ardoino), Groupes institutionnels, d’autogestion (G. Lapassade). Il semble qu’il s’agisse surtout de « groupes centrés sur le groupe » (Meigniez)1B1. Les critiques du T-Group n’ont pas manqué. Sur le plan de la théorie, cette technique est apparue souvent insuffisamment fon­ dée. En 1959, R. Pagès parle de « bluff désastreux ». Pour J.-P. Sartre, cette « dialectique du dehors » interdit l’accès à « la dia­ lectique du dedans » (des groupes). J.-B. Pontalis souligne le dan­ ger de certaines « rationalisations ». J. Lacan invite le psychana­ lyste à « se préserver de l’objectivation psycho-sociologique [...], abstraction inadéquate où sa pratique s’enlise et se dissout ». G. de Montmollin parle d’« experts jouant avec le feu » et refuse de généraliser les conclusions obtenues à partir de petits groupes expérimentaux pour expliquer les phénomènes sociaux. Sur un autre plan, replaçant ces formations dans leur contexte économi­ que, idéologique et social, on parle d'« action psychologique », de « psycho-sociologie patronale » et « d’aliénation organisée ». En effet, il n’est pas inutile de savoir que les stages sont orga­ nisés en vue de la formation des cadres (industrie, commerce, administration, armée) avec parfois des visées particulières de formation (conduite de réunions, techniques d’interview, péda­ gogie des adultes, psychodrame, etc.) par des groupements va­ riés 191 192 qui ont parfois des soucis de rendement, de rentabilité. Il s’agit de séjours résidentiels, ordinairement assez onéreux193, ra­ rement destinés aux enseignants. 191. N'évoquons pas ici les groupes centrés sur la thérapie : groupes de psychodrame plus ou moins analytiques, groupes de contrôle, groupes Balint, groupes de monographie ou d’étude de cas, clubs thérapeutiques, etc. il serait étonnant que là, parce que ce n’est pas l’objet de la réunion, on puisse longtemps négliger ce qui se passe au niveau du groupe. 192. Citons, parmi d’autres : — le Groupe français de sociométrie, dynamique de groupe et psycho­ drame (A. Ancelin-Schützenberger) ; — l’ARIP, Association pour la recherche et l’intervention psycho-socio­ logiques (G. Palmade, M. Pagès, A. de Peretti); — l’ANDSHA, Association nationale pour le développement des sciences humaines appliquées (J. Ardoino); — PIPA, Institut promotion animation (B. Pasquier); — le CEPREG, Centre de perfectionnement des responsables de groupes. 193. Citons : — Prise de décision, conduite des organisations, oct. 1967, 6 jours, 1 020 F ; — Pédagogie et formation des adultes, 11 jours, en 1968, 1 640 F; ■— Cycle psycho-sociologie et sociologie économique, 1968-1969, 12 500 F. Le CEPREG, association loi 1901, organise des sessions plus accessibles (1968, 6 jours, 400 F environ), mais surtout, subventionné, l’IFEPP, Institut de formation en psychopédagogie familiale et sociale, peut accueillir des insti­ tuteurs. Nos stages de formation à la pédagogie institutionnelle s’adressent 82

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La solution à la mode : « Faites du groupe ! »

La dynamique de groupe et les T-Group sont et seront vrai­ semblablement de plus en plus présentés comme la solution aux maux dont souffrent l’Ûniversité et l’Education nationale. Parviendra-t-on par ce biais à redonner vie au système, à réno­ ver, à sauver les meubles et les institutions ? Déjà, pour les cadres supérieurs, des stages de recyclage, de haute valeur, sont légale­ ment organisés. A ce niveau, les offres de service ne manquent pas 194... Bien que les enseignants, les « maîtres aux silhouettes besogneuses », « effectuant leurs tâches routinières » 195 soient vigoureusement invités à évoluer, à faire un effort, à participer à la rénovation, à s’inscrire à des stages (?), la formation de la piétaille 196 « au contact »197 suscite, pour des raisons multiples faciles à comprendre, moins de vocations. Il se trouve que cette formation de praticiens est, depuis une quinzaine d’années, notre spécialité. Or, la vogue actuelle a l’inconvénient de créer un mythe : « Faites du groupe, tout va s’arranger. » Nous n’avons pas l’intention de mettre en question ici la valeur théorique des stages, leur utilité (ou leur nocivité) qui varient avec la compétence des animateurs, mais nous croyons urgent de dénoncer ce mythe du T-Group, image caricaturale d’une for­ mation réduite à l’un de ses éléments, image séduisante, large­ ment répandue et, dans la mesure où elle sécurise, dangereuse pour ceux qui, au sortir du séminaire, se retrouvent dans une vraie classe, en proie à un milieu autrement complexe et brutal. Il nous a plusieurs fois semblé que le fait d’avoir participé à des « groupes » (souvent trop courts) avait renforcé les défenses et les résistances à la communication, que les enseignants avaient davantage appris à se taire (à « la boucler ») qu’à prendre et à à un public différent, économiquement faible et moins intéressant : en 1970 8 jours en internat, 10 % du salaire mensuel (lre année) ou 15 % (2e an­ née) + 150 F de séjour. Dans le contexte actuel, des stages organisés par des instituteurs et des psychanalystes bénévoles « ne font pas sérieux », et l’on parle volontiers de < bricolage pédagogique ». Freinet aussi a fait du bricolage, imprimant les premiers textes libres derrière des bulletins de vote... 194. Cf. A. de Peretti, Les Contradictions de la culture et de la péda­ gogie, l’Epi, en conclusion : « Les hommes sont là... » 195. Le Monde, 8-9-1969. 196. « Qu’on titularise un éboueur qui a ramassé les poubelles pendant sis ou sept ans, c’est une chose. Ce n’est pas une raison parce qu’un maître enseigne depuis quelques années pour qu’il prétende s’intégrer au corps enseignant. » Les suppléants, les maîtres auxiliaires d’origine ouvrière appré­ cieront ces propos du président de la Société des agrégés. (Cf. L’Education. 5-11-70.) 197. Cf. J. Wittwer, Pour une révolution pédagogique, Ed. Universitaires p. 37 : Situation des « éducateurs au contact ».

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donner la parole et le pouvoir. Nous ne pensons pas que ce soit là le but recherché. Nous ne pensons pas non plus que la même technique soit à employer avec un fonctionnaire auxi­ liaire écrasé par la hiérarchie et avec un chef trop sûr de luimême et de sa supériorité.

De l’expérience involontaire... Grâce à l’obligeance de quelques « spécialistes », nous avons eu l’avantage de vivre des expériences involontaires mais très instructives, d’apprécier l’efficacité, les limites et les dangers de certaines techniques ou procédés « de groupe ».

...à l’expérimentation prudente D’autres expériences (cette fois volontaires, prudentes et con­ trôlées) nous permettront, nous l’espérons, de publier, après ana­ lyse, quelques documents utilisables pour la formation des maî­ tres. Nous ne pourrons nous faire entendre des gens « normaux », fussent-ils professeurs de psychologie ou de morale, que si nous sacrifions à la coutume, au sens commun. Sachant qu’en milieu enseignant (plus qu’ailleurs peut-être) il est indécent de parler des « fous » 198199 , nous éviterons de signaler d’autres expériences, pourtant instructives. Notre pratique se limitera ainsi au monde enseignant (instituteurs, professeurs, étudiants) : séquences non directives dans des stages (lre année), groupes de formation sans objet (Aida Vasquez, stages 2* année), séminaires de contact de style non directif (formation de maîtres de classe pratique), grou­ pes de contrôle analytique 1M. Certes, la pratique de la classe coopérative nous offre un autre entraînement en nous ouvrant constamment un monde moins familier aux spécialistes de psycho­ sociologie : le monde des enfants et des parents de milieux divers, mais cette expérience limitée ne nous autorise pas à formuler autre chose que... ... des conclusions provisoires200

Sur le plan de la théorie. Nous comprenons fort bien que, faute de références autres, il soit commode et tentant de réduire la 198. Cf. Dr Gentis, Les Murs de l’asile : qui est fou, qui ne l’est pas ?, Maspero éd.. 1970: Guérir la vie, Maspero éd., 1971. 199. Cf. infra, chap. 5 (Pauv’ Thérèse). 200. A partir de l'analyse de nos stages et des « démarrages » dans les classes, signalons un livre en préparation sur la formation des maîtres et les techniques de démarrage de la coopérative.

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pédagogie institutionnelle au conseil de classe et le conseil au T-Group. C’est le moyen de se faire entendre d’un auditoire lui aussi privé de ces références autres et prêt à raffiner sur les concepts. Nous l’avons dit en 1965 : cette réduction de la péda­ gogie institutionnelle au T-Group est, pour nous, inacceptable. Sur le plan de la pratique. Il n’est nullement assuré que cette démarche hardie, par la réassurance provisoire qu’elle procure, ne soit pas à l’origine de certains désastres lors de la reprise de contact avec les réalités scolaires. Quel qu’en soit le prix de revient, une formation des maîtres qui se limiterait à cette seule pratique du T-Group serait à nos yeux véritablement une for­ mation au rabais. Nous considérons actuellement nos « groupes de formation » comme un entraînement complémentaire, un perfectionnement que nous réservons à des camarades déjà aguerris par des stages antérieurs et des aventures coopératives. Les problèmes techni­ ques (journal, enquête, etc.) et pédagogiques (utilisation en fran­ çais ou en mathématiques de...) et les problèmes d’organisation (équipes, etc ) étant suffisamment maîtrisés pour n’être plus anxio­ gènes, des institutions assurant à tous (maître compris), dans la classe, une certaine sécurité, il devient alors (et alors seulement) possible et raisonnable de renoncer à des défenses devenues inutiles et dérisoires. Au prix d’une expérience qui souvent « remue » les participants, on souhaite alors acquérir plus de « disponibilité-vigilance » : devenir éducateur. Il est possible de répondre à cette demande par un « groupe sans objet », centré davantage sur les résistances à la commu­ nication (conscientes et inconscientes, émanant des personnes ou de la situation) que sur le groupe lui-même. Il est alors utile de savoir que, s’il est bon d’éroder ou d’attaquer ces résistances, il l’est certainement moins de démolir les défenses personnelles, conditions de l’équilibre psychique de chacun. Le risque de dé­ compensation est évident. Il est possible d’aider à voir, entendre et parler juste, de déboucher un peu les yeux, les oreilles, de rendre à chacun l’usage de ses sens sans pour autant fragiliser. On peut fort bien retirer une cuirasse devenue inutile sans enta­ mer la peau du stagiaire. Noter que ce groupe de formation est toujours associé à un « atelier » parallèle où, à propos de tra­ vaux, les maîtres sont entraînés à la prise de décision et à la conduite de réunion. Malheureusement, la difficulté d’une telle formation croît en raison directe de son utilité : ce sont évidem­ ment les individus les plus inhibés, donc les plus fragiles, qui ont besoin d’une intervention sur le plan psychologique. Or, il

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n’est pas toujours possible, en un temps très limité, de prendre en responsabilité une formation qui n’a jamais prétendu rempla­ cer une psychothérapie. A la limite, on pourrait faire remarquer que de tels stages de­ vraient être réservés... à ceux qui n’en ont pas besoin. Rappelons simplement que les groupes de formation n’interviennent qu’au deuxième stage et précisons que l’admission est subordonnée à l’accord des responsables.

Sur le plan de la déontologie. A moins de dénier au T-Group toute efficacité, nous estimons que cette technique, comme toute intervention thérapeutique, engage la responsabilité morale des organisateurs et nous ne voyons pas comment prendre en charge un groupe de formation sans avoir sur les transferts, les identifi­ cations, les projections, la contagion hystérique, les décompensa­ tions et les passages à l’acte autre chose que des idées : la com­ pétence nécessaire pour entendre, prévoir, contrôler et, au be­ soin, intervenir correctement. Une formation analytique nous pa­ raît un préalable, pour qui prend la responsabilité d’expériences de ce genre. Cette condition nécessaire, mais non suffisante, estelle toujours remplie ? Il est évidemment plus simple de nier l’existence de l’inconscient. Il est regrettable que cette annulation magique ne suffise pas à en supprimer les effets. Sur le plan politique. Avec J. Ardoino, nous considérons vo­ lontiers que « ces techniques sont des outils, et comme tels, elles ne sont pas plus essentiellement au service du capitalisme qu’à celui d’une classe sociale quelconque. En tant qu’objet, elles sont inertes ». Elles peuvent servir... Au lieu de s’en détourner avec horreur et terreur, les travailleurs pourraient en apprendre l’usage. Certes, nous ne voyons pas pourquoi un système bureaucratique, hiérarchisé et autoritaire, ne s’accommoderait pas fort bien de ces groupes de formation si prisés dans l’industrie. On peut même imaginer un système organisé, répondant aux besoins : entraî­ nement à la conduite de réunion et à la prise de décision pour ceux qui auront à tirer les ficelles, à administrer, à conduire, à décider; T-Groups non directifs d’épanouissement, d’expression libre, de « libération » avec jeux affectifs, voire érotiques sou201. Pourquoi pas ? Il suffirait de peu pour faire apparaître une demande sociale de recyclage en ce domaine. Il suffirait, les résistances surmoïques étant amoindries provisoirement, de laisser faire, d’interdire d’interdire, de ne pas repérer ou de ne pas interpréter à temps certains transferts pour transformer le T-Group en fête, glisser du a groupe en fusion » aux effusions en groupe, des « transferts latéraux » aux transports en commun... Certains alors se réjouiraient et parleraient de libération, de défoulement, d'inhibitions surmontées, etc. Justement parce qu’il ne s’agit que de transferts

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papes de sûreté pour ceux qui auront à obéir. Ce système de for­ mations différenciées n’est-il pas en train de se mettre doucement en place ? La chose vaudrait d’être étudiée...

b) Du réglage de l’t ambiance »

Garder la parole A peine a-t-il donné vraiment la parole que le maître craint de l’avoir perdue. Au risque d’énoncer des banalités, nous re­ marquerons qu’il est des choses qu’on peut fort bien à la fois donner et garder, des puissances qui n’accroissent celle du do­ nateur que dans la mesure où elles sont données à d’autres. Pour rester dans le domaine scolaire, disons qu’il est rare qu’un pro­ fesseur se plaigne de la science de ses élèves. On donne plus volontiers du savoir que du pouvoir. Pourquoi ? Cette crainte de perdre le pouvoir si on le donne procéderait-elle d’une illusion ? d’une confusion ? Les mains libres Qu’est-ce qui est caché sous ce mot « pouvoir »? Et d’où vient cette peur de le perdre ? Dans sa classe qui bouillonne ou qui décroche, le maître d’école ne peut guère réfléchir à ces ques­ tions. Il a surtout besoin d’avoir les mains libres et aussi la tête... C’est, bien sûr, le président qui dirige la séance, mais qui, fina­ lement, est responsable ? qui donne le ton ? Savoir que le silence du maître est interprété, et parfois aussi vécu comme une inter­ prétation. Savoir que toute non-intervention est en fait une in­ tervention...

Interpréter*202 ? « Alors ? Doit-on interpréter ? », demande le néophyte. Inter­ préter quoi ? qui ? quand ? comment et par qui ? Nous sortons ici du domaine de la technique : personne ne peut dire au maître ce qu’il doit faire, ce qu’il doit souligner, atténuer, « ignorer » publiquement. Doit-il donner un sens à ce qui n’en avait pas et qui, pour cette raison, est angoissant ? donner à un événement un sens nouveau et plus acceptable ou au contraire laisser agir le temps ? Autant écrire le manuel du petit psychanalyste. On et de contagion affective, il semble plus prudent de se méfier des lendemains qui déchantent, et de préférer aux passages à l’acte des modes d’expression plus symboliques. 202. Cf. infra, p. chap. 5 (Luigi et Ahmed).

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trouverait des réponses partielles en relisant les quelques comp­ tes rendus de conseil, mais ne nous faisons pas d’illusions : a-t-on jamais appris à nager par correspondance ? Une chose est sûre : si le responsable n’a pas les mains libres, s’il est encombré de « science », de principes, de bons conseils, de scrupules et d’inhibitions, s’il réfléchit trop et s’interroge au lieu de réagir, il manque le coche, il laisse passer le moment. Aussi nous bornerons-nous à citer quelques procédés qui nous ont parfois aidé à agir vite.

Déculpabiliser

Un drame, petit ou grand, réel ou imaginaire... Un enfant en impasse, culpabilisé, angoissé, agressif ou déprimé, bloqué ou agité et incapable de parler ou de se taire... Il y a fort à parier que, sous-jacents et proches, on trouve là le Sexe ou la Mort 208, sujets passionnants qu’il est aussi difficile d’aborder en public, au Conseil, qu’en privé en face à face203 204. Situation difficile pour le maître : tout refus de réponse équivaut à une fuite, à un abandon. Qui fuit perd la face et la parole : que montre-t-il, sinon l’envers de son personnage, son absence de courage ? On pourrait parler, dans certains cas, de non-assis­ tance à personne en danger, mais comment se jeter à l’eau quand on ne sait pas nager ? Nous avons déjà parlé de traumatisme et de recours : il suffit parfois d’écouter calmement l’enfant en détresse en l’encourageant par une série de : « oui... et après ?... et après ? », et de clore l’entretien par un « et alors ? » qui ne clôt rien du tout, laisse les portes ouvertes sur un « à venir ». C’est le gosse, non la cause, qui est entendu ; il reste certes démuni, mais délivré d’une culpabilité que vous jugiez néfaste, simplement parce que vous avez refusé d’être le Grand Inqui­ siteur.

Dédramatiser Antoine et le directeur, Henri et le serin, Hassan le « cradeux », Line et le manteau gris, etc., c’est constamment que nous sommes amenés à dédramatiser — à « dépsychodramatiser » — pour que, au Conseil, la parole passe et que « ça passe par la parole ». Faire apparaître, précisé, l’objet de la discussion, pola­ rise les affects, centre les projections sur un objet, évite les écla­ 203. Cf. supra, p. 456 et s. (Tumulte à Ivry). 204. Cf. supra, p. 474 et s. (Le Groupe X).

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boussures et les éclats (sur les sujets). En favorisant l’expression publique des représentations et des fantasmes de chacun (qui entrent ainsi en concurrence), le problème se simplifie, se clarifie, s’objective. Chacun peut alors devenir plus objectif et mettre à distance, voir ce qui « crevait les yeux », moins et mieux parler. Le temps, souvent, joue un rôle important : « Nous verrons cela au prochain Conseil 205. » Savoir ici que le ton, l’attitude du maître et du président (qu’ils agissent par contagion ou que, en lui donnant un sens, ils interprètent l’événement) sont au moins aussi efficaces que les paroles dites.

Dramatiser ? Jean et Julien coupant tranquillement les cornes des escar­ gots avec les ciseaux de la coopé 206, le comportement dominateur des grandes filles 207, la persécution d’Ahmed par le groupe208 ne font pas problème ; Nasser trouve parfaitement normal d’atta­ quer les filles dans la rue : elles sont pour lui des inférieures, objets de consommation ; Albert commente sans inquiétude cer­ tains pillages effectués en bande, avec des grands qui ont une auto. Tout cela apparaît normal... 11 se trouve que le maître a une opinion contraire et désire l’exprimer : comment ? C’est simple, pense-t-on, il n’a qu’à parler. Son discours viendra s’ajouter et se perdre dans le flot de paroles moralisatrices déver­ sées par la Famille, l’Ecole et la TV. Il peut aussi provoquer des débats où les coupeurs de cornes seront confondus et étonnés 209, où l’on parlera incidemment de vol avec effraction ou bien du statut de la femme en France et en Algérie. Il suffit parfois de laisser un Luigi clamer son indignation210 ou de proposer une bataille 211 pour attirer l’attention, dramatiser la situation et pro­ voquer certains changements. Le psychodrame

C’est souvent inopinément que le Conseil se transforme en psychodrame. Faute de pouvoir être verbalisés, les drames sont rejoués, revécus. En général, l’aventure n’enthousiasme pas le 205. 206. 207. 208. 209. 210. 211.

Cf. Cf. Cf. Cf. Cf. Cf. Cf.

supra, p. 436 VPl, p. 84. supra, p. 441 infra, chap. 5 VPI, p. 84. infra, chap. 5 supra, p. 438

et s. (De la confusion au remaniement).

(De la confusion au remaniement). (Luigi et Ahmed). (Luigi et Ahmed). (De la confusion au remaniement).

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maître. La situation de Conseil peut être perçue comme une invi­ tation : le public est là, parfois très coopérant, prêt à applaudir qui se donne en spectacle gratuitement : « On va bien rigoler. » Pour peu on crierait : « Ollé ! » « Toute complaisance serait hautement toxique. Le risque de cultiver l’hystérie ou le masochisme existe très concrètement dans une telle situation. Le maître classique, ici, risque et fait risquer », nous écrivait le docteur Claude Veil en 1958. 11 ne s’agit pas ici de psychodrame, mais de (mauvais) théâtre, voire d’exhibitionnisme. Le président d’ordinaire réagit: « Ça va, on connaît ton numéro » ou : « Quand tu auras fini ton cirque (ton cinéma ou ton strip-tease), on pourra reprendre le Conseil. » 11 est souvent utile d’appuyer (calmement surtout, pour ne pas trans­ former le numéro en corrida, ce qui est d’ordinaire le but recher­ ché) l’action du président. Mais, nous le verrons avec Monique 2,2 et Luigi212 213, le Conseil peut devenir brusquement le lieu d’expression de drames véri­ tables qui engagent l'avenir d’un enfant. Le groupe entier par­ ticipe. Sa réponse peut être décisive. Nous n’imaginons pas qu’un éducateur puisse se désintéresser de ce qui arrive, se laisser prendre au jeu, participer aveuglément à l’émotion générale, renoncer à sa vigilance et laisser au hasard le soin de décider. Ce n’est pas toujours facile 214215 . Si nous replaçons le Conseil dans son contexte, il est facile de voir qu’il existe d’autres lieux spé­ cialement destinés à l’expression socialisée 2,5 : la présentation des textes libres 216, les jeux libres dans le terrain, les marionnettes et le théâtre libre, ou jeux dramatiques. Marcel — le bouffon — avait campé ce jour-là une silhouette de mère au foyer chargée de famille que les petits lapins de H.L.M. avaient hautement appréciée. Il réglait là, sans aucun doute, des problèmes familiaux très précis. Nous rions encore de la grosse bonne femme, ménagère ultra-affairée, débordée de travail, qui envoie les gosses en commission parce qu’elle n’a pas le temps... occupée qu’elle est toute la journée à jacasser avec ses commères. F. Oury et A. Vasquez auraient été en peine d’imaginer un psychodrame aussi réussi : c’est ce spectacle qui nous apportait les éléments nécessaires. Faut-il parler de la peinture, du mode­ 212. Cf. infra, chap. 5. 213. Cf. infra, chap. 5. 214. Cf. infra, chap. 5 (Pauv’ Thérèse, Le Papillon mort, Mohamed, Mon pauvre copain). 215. On parlera ici, au choix, d’art ou de sublimation. 216 Cf. supra, p. 109 et s. (Enfants « normaux »; p. 216 et s. (Le 30 no­ vembre); infra, chap. 5 (Mohamed, Guillaume).

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lage, du bricolage, de la construction à partir de n’importe quoi d’objets « insensés » (qui n’ont de sens que pour leur auteur) ? Répétons que le Conseil, avec ses règles, ses limitations, n’a de sens et peut-être d’utilité que dans un contexte : institution parmi d’autres institutions qui toutes visent à donner des possibilités variées de production, d’expression, de travail et de langage 2I7218 . Le psychodrame, jeu dramatique à visée thérapeutique, pourrait être une de ces possibilités. En ce qui concerne la thérapie, l’ins­ trument nous paraît être d’un maniement délicat. En invitant inconsidérément certains névrosés à revivre leur drame, on ris­ quait fort de réactiver des angoisses difficilement contrôlables... Nous laissons volontiers le psychodrame, la psychanalyse, les neuroleptiques et les électrochocs aux spécialistes2,8 qui pren­ nent leurs responsabilités. Amateurs, s’abstenir.

c) Le Conseil, lieu privilégié Quitte à provoquer quelques déceptions, avouons que nous n’avons pas trouvé La Méthode, pas même la technique-miracle, applicable en tout lieu par le premier imbécile venu. La machine à instruire, à éduquer, à soigner ? Peut-être avons-nous seule­ ment trouvé qu’il était grand temps de renoncer aux rêveries pédagogiques et de se mettre sérieusement au travail, dans la réalité. Que livrer d’autre, actuellement, que des notes impar­ faites, en invitant le lecteur à confronter avec son expérience ?

Notes

prises au stage de

1964

au cours d’une discussion

A LAQUELLE PARTICIPAIT LE DR JEAN OURY

A propos du traumatisme On est devant quelque chose d’important. On a quelque chose à faire ou à dire : d’une part, on ne peut pas le faire ou le dire, on en est empêché ; mais d’autre part, on est sans recours, ni à la mère, ni au père, ni aux frères, institutions, Etat, etc. Chacun, dans son enfance, s’est trouvé sans recours, trauma­ tisé. Certains individus adultes se trouvent dans des situations 217. Voir ci-dessus, note 215. 218. Cf., entre autres, Ancelin Schutzenberger, Précis de psychodrame; D. Anzieu, Le Psychodrame analytique chez l'enfant, P.U.F. ; Diatkine et Kestemberg, Dix ans de thérapeutique par le psychodrame, La Psychiatrie de l’enfant, vol. I, fasc. 1, 1958; Moreno, Fondements de la sociométrie, P.U.F. ; Psychothérapie de groupe et psychodrame, P.U.F. ; Slavson, Psycho­ thérapie de groupe, P.U.F.

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où ils sont ainsi coincés... Dans une classe, il y a toute une somme de traumatismes qui bloquent les individus... et des blo­ cages, des interdictions qui traumatisent. Dans un groupe orga­ nisé, il y aura toujours des interdictions. Il pourrait y avoir, institués ou non, des recours. Le Conseil par exemple. Moment fécond...

Les tensions, les émotions collectives transforment les groupes et font évoluer les individus. La présence de tous et de chacun, les apports imprévus à la discussion, les interventions d’enfants non engagés affectivement dans un conflit permettent des mises en lumière, des reprises aussi. On reprend la situation, on reprend la question à zéro, on reprise aussi certaines déchirures... ... lieu de recours... On pourrait définir le Conseil comme un lieu où tout ce qui a été provisoirement sans recours est rapporté pour être mis en circulation, discuté... L’Autrui, qui était apparu brusquement menaçant, sera autre devant les autres, demain, au Conseil. Au bout d’un certain temps, on sait qu’il existe dans la classe un organe pour régler les questions et la machine antitraumatisme fonctionne en permanence : « Je m’en fous, je le dirai au Conseil ! » Autrement dit : « Je ne suis pas traumatisé : j’ai un recours. » Enfin, on peut vivre en classe !... sans risquer à tout moment de « traumatiser » ou d’« être traumatisé ». Ouf ! ... le Conseil peut lever des inhibitions... On explique volontiers la nocivité du milieu scolaire habituel par le nombre des interdictions ou des ordres : « Fais ci. Fais ça. Ne fais pas. Tais-toi. Recommence, etc. » Or, des règles, des interdictions, il y en a bien d’autres dans une classe coopérative ! Ce qui est dangereux, c’est de se trouver cloué, arrêté, sans pou­ voir : inhibé. C’est cela, un milieu nocif : qui crée, qui favorise, qui renforce des inhibitions. ... qui ont leur importance sur le plan scolaire... On ne sait pas trop ce qu’on fait quand on « coince » un gosse, ça peut se retrouver en calcul, en orthographe, dans le simple fait de parler au copain ou plus tard. (Pour parler aux filles, mieux vaut n’être pas trop inhibé...) Ainsi s’expliqueraient certains progrès scolaires inattendus qui succèdent, comme par hasard, à un Conseil où ça a parlé...

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On ne peut pas faire de frontières entre thérapeutique et péda­ gogie : c’est le même processus. On ne peut pas lire ou apprendre à lire si on a la tête ailleurs, l’esprit occupé, si l’on est trop pré-occupé par des choses qui trottent par la tête. Souvent il suffit de « régler ça » pour que le « ça » rentre dans l’ordre et que l’esprit libéré s’adonne aux sciences et aux arts. Le Conseil peut aider.

... à condition que le Conseil existe... Comme un lieu tout à fait défini, structuralement conçu avec un certain rythme, tout un appareillage de groupe, de discussion, qui se distingue sur le fond de la vie quotidienne, avec cette visée de réglage des « sans-recours » : avec cette visée thérapeutique.

...accueillant à n’importe quoi: au « mensonge »...

11 n'est pas bon que le Conseil apparaisse comme une cour de justice. Il n’est pas bon qu’il se passe sur le plan de la réalité. Bien sûr, pour que les gens puissent parler, il faut bien qu’ils y croient, qu’ils parlent sur ce plan de la réalité, mais il vaut mieux savoir que la vérité est souvent cachée dans le mensonge, pas toujours dans ce qui est clair et logique. Si on le pousse, on voit bien que l’enfant veut dire quelque chose de bien plus profond que ce qui s’est passé, on voit bien qu’il est conscient qu’il ment. ... à la vérité, à l’imaginaire... Ce qui se passe dans un Conseil à propos de la « réalité » se situe plutôt sur le plan de la fiction, fiction qui n’est pas men­ songe, presque le plan du théâtre, de la mythomanie : une partie de l’imaginaire. Bien sûr, pour que les gens parlent, il faut faire semblant de croire : — Dis-le, ce qui s’est passé, mais ne pas prendre à la lettre, prendre un certain recul, ne pas se fâcher pour que les gens puissent mentir à volonté, pour que ce qui est dit puisse s’articuler après.

... aux fantasmes...

Autrement dit, que ça débouche sur le plan du qui est le ressort de toute thérapeutique. Ce serait une autre façon de définir le Conseil : ouverte sur les fantasmes qui s’accrochent à partir de quel événement reel ». Fantasmes dans la classe,

fantasme,

« fenêtre n’importe fantasmes

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de la classe... Il vaut mieux savoir que l’angoisse du maître joue un rôle essentiel dans tout ce qu’il fait en classe, et, en particulier, dans la mise en place de ces institutions comme système de défense contre sa propre angoisse et contre celle qu’il fait éclore. Cette tendance policière, chez certains, n’est pas fortuite2,!’ ; « Que s’est-il passé ?» 11 faut savoir la vérité. Une enquête. Des témoins qui apportent des éléments faussés. « C’est pas vrai. » Nouveaux conflits. On n’en sort pas. « N’explore pas leurs “ petites histoires entre eux ” sans tenir ferme l'échelle par la­ quelle tu es descendu. Tu risques de t’y asphyxier comme au fond d’un puits 22ü. » Un puits où est la Vérité ? Il ne faut pas se tromper et croire que, plus on a de renseigne­ ments sur ce qui s’est passé, mieux cela s’arrangera. C’est sou­ vent faux.

... au langage vrai

Le Conseil, seul endroit de mise en fonction de quelque chose d’essentiel pour la reconnaissance des uns et des autres, non pas sous forme d’images, de mirages, mais de langage avec les autres qui sont là. Il y a là une possibilité de re-jeu, plus ou moins conscient, de ce qui s’est passé dans les conflits. Les autres inter­ viennent même s’ils n’en ont pas envie au début, et cela remue l'ambiance. Il est bon de parler d’un muet agressif : il se met parfois à répondre. Est-ce la profession qui rend l'instituteur toujours pressé ? Au Conseil, il est comme les autres, soumis aux mêmes lois, il est bien obligé de prendre le temps d’écouter. Et le maître ? De qui parlions-nous ? des enfants ? pourquoi pas du maître ? Peut-être conviendrait-il de parler là aussi de traumatismes, d’inhibitions, de fantasmes et d'hygiène mentale ? Les agres­ sions symboliques dont il est le témoin et souvent la victime 219. Comme la Sûreté nationale, l’Education nationale a ses inspecteurs. Pour l’Administration. pour l’option publique, donc les élèves, surveiller, contrôler, chercher à savoir, juger ou rapporter aux Autorités fait partie des devoirs de l’instituteur. Certes, dans le secondaire, cette fonction policière, jugée indigne du professeur, est laissée à des surveillants, personnel subalterne chargé de main­ tenir l’ordre. Mais comment s’étonner si, dans le contexte institutionnel « nor­ mal », rien ne réussit, si les enseignants et les inspecteurs, quelle que soit leur « attitude », sont d’abord perçus comme une instance surmoïque persé­ cutrice qui réveille l’agressivité, comme des « agents de la répression »? Si les élèves vivent la participation comme une « collaboration » et répugnent à organiser l’« autodiscipline »? Si des professeurs de bonne volonté déses­ pèrent ? 220. F. Deligny, Graine de crapule, cité dans VPt, p. 89.

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réactivent des conflits mal liquidés. Nous avons vu qu’une réac­ tion en chaîne peut se produire si, inquiet, il cesse de s’affirmer comme symbole de la Loi221. Son anxiété, parfaitement perçue, insécurise et agite. Une formation à la relation ?

Il est difficle de croire que l’organisation compartimentée des écoles urbaines, les conditions de travail et les modèles offerts favorisent, chez les enseignants, l’ouverture à autrui. Recomman­ der des groupes de maîtres, n’est-ce pas supposer le problème résolu ? Sur le papier, tout est simple : n’est-ce pas le Conseil des maîtres qui gère l’école primaire ? Dans les réunions de syn­ thèse, régulièrement, médecins, éducateurs, administrateurs coor­ donnent leurs activités dans les établissements d’enseignement spécial... Trois maîtres pour deux classes pratiques : une réunion de coordination incluse dans l’horaire. Ici et là, des inspecteurs remplacent la conférence pédagogique par des groupes de tra­ vail... Ailleurs (après la classe), des maîtres se réunissent et par­ lent de leurs difficultés... Des échanges sont possibles, des recours aussi. (Savoir cependant que, statistiquement, ces réu­ nions ne pèsent pas lourd.) Seulement, à ce niveau, on retrouve les mêmes problèmes d’organisation, de conduite de réunion que nous venons d’évoquer à propos du Conseil de coopérative, sou­ vent aggravés du fait que, conditionnés, les enseignants atten­ dent la bonne parole. D’ordinaire, ils n’attendent pas longtemps. Si l’inspecteur, le docteur ou le directeur laissent la parole, elle est vite reprise par quelque militant politique ou syndicaliste pressé d’endoctriner ce public de choix. Il est peu probable que, spontanément, de tels groupes évoluent vers l’efficacité : que devient la formation des maîtres ? Un spécialiste de la conduite de réunions serait-il au courant de ce qui se passe dans l’école ? Au demeurant, qui le paierait ? Délivrés de la hiérarchie, certains groupes d’enseignants réus­ sissent à faire du bon travail — dans quelles conditions ! Il faut cependant dire ici que, paradoxalement, certains apôtres d’une prétendue « éducation nouvelle » peuvent se révéler fort nocifs. Simplifiant les problèmes, c’est en toute candeur qu’ils prêchent, au nom d’une liberté idéale, le renoncement au pouvoir. Certains 221. Répétons qu’il n’est pas question ici de légalité.

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avouent ingénument leur espoir de « culpabiliser les maîtres » 222 ! Mais à qui s’adressent-ils ? Aux présents, bien sûr. Leur sermon est entendu justement de ceux qui, sensibilisés, inquiets, parfois traumatisés, n’en ont nullement besoin. Les autres, bien sûr, ne se sont pas dérangés. Le risque existe — et il est de taille ! ■— de confondre formation des maîtres avec culture des inhibitions et du masochisme. Alors ? Renoncer aux réunions ? Revenir à la leçon de pédagogie ? Nous ne voyons pas encore comment des émissions, même quand elles présentent des classes coopératives, constituent un entraînement à la conduite des réunions. Nous ne voyons pas comment un apport de contenu peut remplacer l’expérience vécue, les expériences confrontées et analysées.

Encore le Conseil ? Le problème de la formation des maîtres n’est pas résolu, et nous ne pensons pas qu’il se pose seulement en termes quanti­ tatifs. Des expériences sont tentées. Dans quelques années, nous publierons, textes à l’appui, les nôtres ; mais, dès aujourd’hui, nous sommes en mesure d’affirmer que la vie coopérative éduque aussi le maître. Un enfant parle à d’autres devant le maître, ou au maître devant d’autres enfants. Cette grande personne qui, d’ordinaire, préfère que les enfants écoutent, est bien obligée d’écouter et parfois d’entendre. Ce retournement, cette recon­ version, permet à l’enseignant de vaincre sa peur de l’enfant en le démystifiant, sa peur d’autrui aussi et sa peur de luimême. (Combien d’enseignants, sans le savoir, ont choisi un métier qui, au moins en principe, les met à l’abri de la contes­ tation, de la relation de réciprocité ?) La vie coopérative considérée comme une ascèse, une auto­ discipline sévère qui mûrit autant l’instituteur que les élèves... Accepter l’autre et la relation avec l’autre... Nous ne pensons pas pour autant que cette vie coopérative — un adulte avec des enfants — puisse à elle seule constituer une formation. Des confrontations, des échanges, des critiques, des mises en question, aussi, sont nécessaires. Où ? Quand 223 ? La rénovation pédagogique dont on vient de découvrir la nécessité passe inéluctablement par une formation des maîtres à la conduite des groupes. 222. « Un loup quelque peu clerc prouva par sa harangue Qu'il fallait dévouer ce maudit animal. » (La Fontaine.) 223. La formation en alternance, réalisée par les Centres de formation de maîtres de classes pratiques, constitue une tentative intéressante (qualifiée aussitôt de « formation au rabais »).

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Cette formation passe vraisemblablement par une critique impitoyable de l’institution qui interdit les relations « horizon­ tales » ou « transversales ». Peut-être vaut-il mieux parler de révolution. d) Extrapoler ? Généraliser ? C’est là que nous risquons de discourir. Nous décrivons ce que nous faisons, dans le contexte défini de la classe coopérative, sans prétendre apporter quoi que ce soit de directement trans­ posable. Quelques éléments, quelques lignes de force seraient utilisables ailleurs ? Nous l’espérons, mais le travail reste à faire. 11 est difficile de ne pas remarquer certaines similitudes. Ce qui se passe dans un Conseil de maternelle ou de perfectionne­ ment se passe aussi dans un stage d’instituteurs, dans un groupe de thérapie, dans une commission de personnes respectables ou dans une réunion de militants politiques. Notre expérience — quelques centaines de réunions —, notre travail d’analyse, nos recherches de « ce qui pourrait servir là » nous autorisent à for­ muler quelques hypothèses, à proposer même quelques explica­ tions. Nous ne sommes pas assez armés socialement pour affron­ ter le ridicule des affirmations péremptoires, des extrapolations hardies, des généralisations « nécessaires ». Il nous suffit d’écou­ ter des neurologues, des psychiatres, des psycho-sociologues ou des psychanalystes pour être convaincus que, en 1970, nous n’en sommes, en psychologie, qu’à l’aube de l’histoire. La seule cer­ titude à laquelle nous arrivons est que « ce qui se passe làdedans » est bien plus compliqué qu’on ne le croit. Nous nous trouvons devant un travail long, difficile, assez effrayant. Nous ne comptons guère pour le réaliser sur de génia­ les intuitions, mais plutôt sur l’obstination de ceux qui, un jour, viendront dans les classes avec le désir, le temps et la compé­ tence nécessaires pour analyser ce qui s’y passe 224. La pédagogie institutionnelle pourrait s’appliquer ailleurs ? Doit-elle nécessai­ rement être limitée à quelques classes « spéciales »? A chacun d'en juger... Nous retournons provisoirement dans la classe coo­ pérative explorer une autre voie d’accès à la complexité des groupes et des relations : la sociométrie. 224. Cf. en annexe quelques propositions : — Pour un centre d'études et de formation en éducation et pédagogie, 1968. Pour un code de déontologie de la recherche pédagogique, 1967.

4 Groupes, tensions, conflits : la sociométrie à l’école ? A. UN OUTIL UTILISABLE : LE SOCIOGRAMME-EXPRESS 1. Une foire-exposition imaginaire. 2. La sociométrie en pédagogie? 3. Où le profane pressent quelques difficultés. 4. Un sociogramme pour qui ? et pour quoi faire ? 5. Un outil utilisable. 6. Le sociogramme-express : fiche technique. 7. Précisions. 8. La sociométrie à l’école ? Comment ?

B.

UNE CLASSE A NANTERRE. COMMENTAIRE DES SOCIOGRAMMES DU 19 DECEMBRE 1963 Historique: Problèmes actuels de la classe et du maître. Travailler, obéir, jouer. Résultats globaux. Prévisions du maître et apport sociométrique. Leaders, opposants, rejetés et oubliés. Influence des institutions ?

C. A TRAVERS QUATRE SOCIOGRAMMES, DYNAMIQUE DES GROUPES DANS UNE CLASSE DE PERFECTIONNEMENT Méthode de travail. Une classe parisienne. Novembre 1966 : premiers sociogrammes et essai de commentaire collectif. Mars 1967 : une affaire de cœur; constituer des équipes (essai). Novembre 1967 : commentaire collec­ tif. Mars 1968 : une tentative d’autogestion; le jeu des équipes.

A.

UN

OUTIL UTILISABLE :

LE

SOCIOGRAMME-

EXPRESS l. Une foire-exposition imaginaire

Nous n’étions pas seuls à rêver en mai 1968 d’une Semaine de l’Education nouvelle. Nous imaginions une foire annuelle, une exposition de la pédagogie où instituteurs, éducateurs, parents et, pourquoi pas ?, pédagogues viendraient se documenter, apprécier les progrès des sciences de l’éducation et acheter des outils de travail pour leur classe. ss

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Il existe bien des expositions agricoles, des Salons de l’auto­ mobile, des Foires de Paris, de Lyon ou des congrès de l’Ecole moderne. Une foire avec des stands, des stands avec des documents, des démonstrateurs : lieu d’information, d’échanges, de rencontre, de discussion. Peut-être aussi une possibilité pour tous de savoir un peu mieux ce que recouvrent les mots, les titres, les sigles Le caractère utopique d’une telle réalisation n’échappera pas aux personnes informées des réalités de l’Education nationale. 2. La sociométrie en pédagogie ? Continuons donc à rêver et rendons-nous à la Foire imagi­ naire. Il serait étonnant que le stand « Sociométrie » n’attire pas la foule. Nous y rencontrons des amis et professeurs volontairement descendus de leurs chaires, ils se trouvent aux prises avec une micro-société en bouillonnement, complexe, inconnue, fascinante, souvent menaçante, qui tantôt les implique et les saisit, tantôt les rejette et les nie. B sentent confusément qu’il existe, proches, inaccessibles, des relations, des groupes, des tensions, des conflits, des sous-groupes, des constellations. De cette classe impossible, on ne leur a confié que la responsabilité. Ils ont le sentiment agréable d’être embar­ qués comme capitaines sur un engin dont ils ignorent les carac­ téristiques et les leviers de commande. Y voir un peu clair, se repérer, peut-être y comprendre quelque chose et retrouver, avec une certaine maîtrise de ce milieu, un peu de sécurité personnelle, de calme intérieur... Or, voici qu’on propose aux apprentis sorciers un instrument d’analyse d’apparence scientifique. Il est facile de retrouver, der­ rière la complexité apparente des sociogrammes, une pensée claire, des notions simples, de bon sens, accessibles, cartésiennes. Une logique binaire bien habituelle, rassurante, sans ambiguïté : attirance-rejet, positif-négatif. Quelque chose (enfin !) d’objec­ tif, de quantifié ; du solide et du raisonnable ! Vont apparaître en clair sur le papier les attirances, les rejets, les conflits, les groupements, les tensions... Comment ne pas être séduits ! 1. Des mots : caractérologie, non-directivité, pédagogie institutionnelle, psy­ chanalyse, psychologie, psychothérapie, psychothérapie institutionnelle, psycho­ sociologie, sociométrie, T-Group; des titres : Ecoles moderne, nouvelle, bilin­ gue, Decroly, Montessori, La Source ; des sigles : AFL, APC, CAIRE, CEL, CEMEA, CNEPA, CNPS, CRAP, ENF, FFC, GET, GERREN, GFEN, GRIP, ICEM, IFEPP, IPEM, IPN, JPA, OCCE, la série des UFOL, UFCV, UOCF, parmi d’autres... Chacun connaît, bien sûr.

la sociométrie à l'école ?

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Nos professeurs prennent donc contact avec les travaux de J.-L. Moreno, de Ph. Maucorps, Berthe Raymond-Rivier, Mary Northway, Lindsay, Weld et d’autres; ils sont vivement impres­ sionnés : une science existe. Mais comment utiliser tous ces ap­ ports dans cette classe qui s’agite ? Leurs questions apparaîtront bien naïves aux initiés...

3. Où le profane pressent quelques difficultés

1° Comment a-t-on pu mesurer des relations qui, dans les milieux scolaires habituels, n’existent guère ? 2° Le temps passé pour faire ces travaux paraît impression­ nant. Comment l’instituteur ou le professeur peuvent-ils, en même temps, faire leur travail ? 3°« Avec qui aimez-vous... ? « Question classique. Une analyse quantitative des sentiments est-elle possible ? Quelle unité de mesure a-t-on employée ? Cette question : « Avec qui aimez-vous... b ne risque-t-elle pas de provoquer des remous ? 4° Si Moreno 2... accepte d’étudier les rejets, Northway et A. Weld semblent moins enthousiastes ; or, ce sont ces rejets qui souvent importent. 5° Ils ne semblent guère envisager la publication, la commu­ nication des résultats.

Or, en temps de contestation lycéenne, l’enquêteur, s’il garde pour lui les résultats de ses questionnaires, ne risque-t-il pas de mettre de l’huile sur le feu ? U est facile de voir que, par cette analyse des relations et de la structure du groupe, on acquiert un nouveau pouvoir, les intéressés — qui ne sont pas des naïfs — vont réagir. Mais, bien sûr, le spécialiste, discret, sait se retirer à temps, laissant au professeur le soin de rétablir « le bon climat »... A une collègue qui s’enthousiasmait quelque peu à l’aspect mathématique des sociogrammes, notre ami a fait remarquer que + 10 — 10 n’était pas obligatoirement égal à zéro, qu’il pouvait arriver qu’à un amour soit liée une forte dose d’agressivité, ce qui, dit-il en souriant, vient quelquefois « pimenter » la relation... Mais où, dans la sociométrie, apparaissaient ces notions bien communes d’ambiguïté, d’équivocité, d’ambivalence ? Comment 2. Fondements de la sociométrie, p. 92 et s., Bibliothèque de sociologie contemporaine, P.U.F. éd., Paris, 1954.

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avec un sociogramme discerner toute la complexité de la réalité ? Nous allons laisser nos amis à leurs recherches, à leurs ré­ flexions, à leurs douloureuses expériences et revenir au milieu qui nous intéresse : la classe coopérative qui s’institutionnalise. 4. Un sociogramme, pour qui ?...

Egoïstement, les maîtres des classes coopératives répondent : « Pour nous et pour nos classes, » Nous connaissons (un peu) nos élèves qui parlent au Conseil3. Nous avons autre chose à faire qu’à nous livrer à des études complexes sur les groupes. La classe a autre chose à faire qu’à « s’autoanalyser ». Nous sommes pressés par le temps. ... et pour quoi faire ?

Il s’agit pour nous d’obtenir rapidement une image plus ou moins fidèle qui nous permettra de vérifier nos hypothèses en ce qui concerne les sous-groupes, les constellations. Mais surtout il s’agit d'obtenir un élément complémentaire qui aidera le groupe à désigner les responsables et à constituer des équipes. Pour ce faire, avons-nous vraiment besoin, dans la classe coo­ pérative, de savoir « qui aime qui » ? Le problème se simplifie : nous pouvons renoncer à connaître ce que. d’ordinaire, les sociogrammes prétendent étudier : les re­ lations réelles, vécues, ces acceptations et ces refus dont on pres­ sent l’origine irrationnelle inconsciente (on dit profonde et mys­ térieuse). Nous y renonçons d’abord pour des raisons pratiques : sou­ cieux du rendement, le groupe coopératif peut avoir besoin d’in­ formation sur les relations de travail. En quoi la vie privée de ses membres le regarde-t-elle ? Le risque existe de déclencher quel­ que déferlement d’ « affectivité » incontrôlable. Pourquoi provo­ quer artificiellement des tensions et des conflits ? D’ordinaire, la classe coopérative n’a pas besoin d’être « animée » de l’exté­ rieur 4 ! Nous y renonçons aussi pour des raisons scientifiques : ces 3. J.-L. Moreno n’est pas un instituteur de classe coopérative. Cependant il écrit : « Au lieu d’ooserver du dehors la formation des groupes, nous avons pénétré à l’intérieur de ces groupes, nous en sommes devenus partie intégrante et nous avons enregistré, du dedans, leur développement intime. » (Op. cil., p. 49.) 4, Le problème se pose différemment dans des groupes d’inhibés. Il nous paraît alors plus prudent de proposer une activité qu’un sociogramme.

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attirances et rejets, variables, ambivalents, se présentent schémati­ quement, figés et parfois chiffrés. Que nous le sachions ou non, nous risquons d’être séduits, mystifiés par l’aspect pseudo-scienti­ fique de ces lignes et de ces chiffres. Voilà que nous quantifions l’affectivité ! Avons-nous besoin d’un leurre de plus ? Avouons aussi certaine réticence, d’ordre éthique cette fois, qui explique notre refus de savoir. Si pour vous les enfants sont des êtres humains, vous vous interdirez certaines questions. Leur vie privée, leurs choix affectifs, tout ce qui de près ou de loin tou­ che au sexe appartient au sacré et n’a pas à être déballé en place publique. Les risques sont importants : le moindre serait de ren­ dre inutile toute tentative d’expression personnelle de ces senti­ ments justement si difficiles à exprimer. Nous ne posons donc que deux questions (doubles), deux ques­ tions ayant un sens précis pour les enfants, c’est-à-dire faisant référence à des situations déjà vécues par tous en ce lieu de la classe :

Premier sociogramme : Avec qui aimes-tu travailler ? et avec qui n’aimes-tu pas travailler ?

Deuxième sociogramme : A QUI ACCEPTES-TU D’OBÉIR ? et à qui refuses-tu d’obéir ?

Ces deux sociogrammes doivent, nécessairement, répondre à plusieurs conditions. 1. Rapidité. 2. Les rejets doivent être aussi connus que les choix. 3. Les résultats doivent pouvoir être communiqués aux intéressés.

Evidemment, on peut consulter les catalogues : il existe d’in­ nombrables sociogrammes présentés par J.-L. Moreno, mais peutêtre est-il plus simple de construire nous-mêmes, ensemble, les outils dont nous avons besoin. Freinet l’a fait avant nous. 5. Un outil utilisable... Avez-vous déjà vu un imprimeur composer toute une page en caractères monotypes, entourer le tout de ficelle et le disposer

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adroitement sur la presse ? Travail d’artiste qu’on ne saurait de­ mander à un enfant ou à un instituteur dans la classe. L’invention de Freinet, c’est peut-être d’avoir su utiliser le com­ posteur de laiton qui met l’imprimerie à la portée d’un enfant de 5 ans : donner aux écoliers et aux maîtres des outils de travail était bien le souci de ce praticien5 6. Pourquoi s’arrêter ? Ne peuton pas mettre à la portée de tous d’autres « outils », des concepts, des techniques, quelques éléments directement utilisables de sociométrie, de conduite de réunions, de psychanalyse ? Il suffit souvent de démystifier la science pour qu’elle devienne utile. Les résistances sont prévisibles. Pour le profane, comme pour beaucoup de psychologues « soucieux de rigueur », les tests ne sont-ils pas des « chasses gardées » ? Or, ce sont les instituteurs qui assurent bien souvent le dépistage des inadaptés. Pourquoi seraient-ils incapables d’utiliser des tests sociométriques ? Ne pouvait-on pas « trouver » quelque chose de commode qui puisse servir ? Notre sociogramme-express ne date pas d’au­ jourd’hui. Vous avez vu dans « Charlie », F. Oury tracer en 1956 des cercles (les plateaux de balance font merveille) et évaluer des relations ? Pourquoi ne pas avoir communiqué plus tôt le résultat de son travail ? Ici, nous ne ferons que signaler, sans les décrire, quelques ex­ périences malheureuses. N’a-t-on pas vu, à la suite du stage 1961, dans telle classe de­ meurée fort statique, les élèves classés, épinglés à leur place, avec, affichés au mur, de magnifiques sociogrammes ? N’a-t-on pas vu certains camarades, positivement séduits par l’aspect mathématique des sociogrammes, négliger l’aspect acti­ vités (fatigant), ou communication (décidément difficile), pour asseoir solidement leur classe sur des bases scientifiques, sociométriques ? Nous n’avons pas beaucoup de peine à imaginer quelques non-directifs d’occasion, installés paisiblement au mi­ lieu d’un chaos étonnant et fort occupés à analyser scientifique­ ment les conflits, les tensions entre les sous-groupes, les tentatives de prise de pouvoir, l’élimination de leaders... Expérience concluante : il vaut mieux ranger de tels outils que de les livrer sans mode d’emploi, et surtout sans précision de limites d’application. 5. Malheureusement le fastidieux travail de composition a pu aussi être utilisé comme sanction : est-il exact que, dans certain lycée, l’imprimerie Freinet a servi à imprimer des bulletins de punition ?

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C’est donc uniquement dans un groupe restreint de camarades, le G.E.T., que nous avons continué à expérimenter en milieu institutionnel ces sociogrammes. Tenant compte des apports et des critiques d’Aïda Vasquez, nous avons perfectionné, modifié, explicité ce qui, baptisé « so­ ciogramme-express », a été signalé dans sa thèse de doctorat. Nous présentons aujourd’hui le résultat provisoire de quelques années d’expérimentation et de mise au point (dix ans dans la classe de Fernand Oury, cinq ans environ dans d’autres classes du G.E.T.). Nous regrettons évidemment que ces mises à l’épreuve aient eu lieu dans des classes de perfectionnement hétérogènes et qu’il ne nous ait pas été possible de l’utiliser avec des enfants toutvenant, dans des milieux plus homogènes, justement là où les interrelations sociales explicitées, verbalisables, semblent avoir le plus d’importance. L’analyse des relations chez les adolescents, en milieu institu­ tionnel, présenterait sans doute un grand intérêt pratique et théo­ rique. Nous ne pouvons signaler que des tentatives semi-clandes­ tines, dans des classes terminales pratiques (14-16 ans) en voie d’institutionnalisation. Nous espérons qu’il existe, au niveau secondaire, des classes actives coopératives où les adolescents participent effectivement à la gestion, décident des horaires, des programmes, des contenus, en accord avec le maître responsa­ ble... Tel qu’il est, en 1971, ce sociogramme-express présente-t-il un intérêt pratique, un intérêt théorique ? Est-il communicable ? utilisable ? utile ? Ces questions demeurent ouvertes, et nous re­ mercions à l’avance les lecteurs qui voudraient nous faire part de leurs observations6. 6. Le sociogramme-express : fiche technique

I. Matériel — 2 feuilles papier fort (21X27 minimum, 24x32 optimum). — 2 stylo-billes (noir et rouge), une règle, un compas (ou assiette). 6. Il est utile de signaler que, pour J.-L. Moreno : « La technique sociométrique ne consiste pas en un jeu de règles rigides, il faut la modifier et l’adapter à chaque nouvelle situation collective qui se produit. La forme qu’elle prend doit s'harmoniser avec les forces qui sont, au moment même, en puissance chez les sujets pour en favoriser l’expression complète. Si la

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— convention : rouge = positif, noir = négatif. (Ici, le positif est indiqué par un pointillé.) II. Préparation de la première feuille travailler

Schéma du sociogramme

après

LE PASSAGE DE E.

(Ici, l’origine est visible, mais les classes comprennent d’ordi­ naire plus de 8 élèves.)

Préparer de même la feuille III.

— la date (que l’on oublie...) — le titre : avec qui aimes-tu travailler ? en rouge AVEC QUI N’AIMES-TU PAS TRA­ VAILLER ? en noir* 78 — un cercle (diamètre minimum: 16 cm) sur lequel des points ABC... représentant les en­ fants déterminent des arcs égaux — les noms des enfants s’inscri­ vent par ordre décroissant de sociabilité supposée (a)b à partir du haut et dans le sens trigonométrique (conven­ tion) obéir.

Explication collective

— rappeler le but : « nous aider à former les équipes de tra­ vail » ou bien : « nous aider à désigner les responsables de la classe ». — préciser le sens des questions posées en rappelant des situa­ tions déjà vécues. Ex. : « choisis deux camarades pour travailler à l’imprimerie », en faisant évoquer les qualités nécessaires (com­ pétence technique, mais aussi relations faciles et agréables). — éventuellement, signaler que X est absent, mais qu’il existe et peut être choisi (b). — rappeler que seuls les résultats globaux seront publiés, mais que l’anonymat sera respecté. technique sociométrique n’était pas accordée à la structure momentanée de la collectivité qu’elle étudie, elle ne pourrait en obtenir qu’une connaissance incomplète et faussée. » (J.-L. Moreno, op. cil., p. 50.) 7. Ou bien (2e sociogramme) : A qui acceptes-tu d’obéir ? en rouge. A qui refuses-tu d’obéir ? en noir. 8. (a), (b), (c).., cf. infra, p. 522-523, « Précisions ».

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— inviter à choisir 4 noms si possible : 2 choix et 2 rejets et à les taire provisoirement (on peut écrire) (c). —• préciser la consigne : vous continuez votre travail. Vous entendrez votre nom 2 fois. La première fois, ne bougez pas, pré­ parez-vous. La deuxième fois, vous viendrez me (d) dire à voix basse les noms que vous aurez choisis.

IV. Une manière commode de procéder La classe est au travail, calme. L’élève E appelé vient près du maître installé dans un coin et dit un nom, soit B. Le maître tire un trait rouge de 2 à 3 cm aboutissant en B dans la direction EB. Attention : Seule la partie terminale aboutissant en B de cette ligne EB est figurée. L’intervention de E ne s’inscrit donc pas en E, rien d’indique que E ait choisi. Il y a donc intérêt à poin­ ter E (entourer le point, par exemple) pour éviter d’appeler deux fois le même élève. E exprime un 2e choix qui s’inscrit en rouge en F. Puis 2 rejets qui s’inscrivent en noir en A et G. V. Communication des résultats au groupe 1. Il suffit de regarder les soleils rouges (leaders), les soleils noirs (rejetés), les soleils rouges et noirs (leaders contestés) et les blancs (oubliés). Si tous les élèves ne sont pas capables de lire le sociogramme, le maître commente. Attention : l’interprétation immédiate de certains résultats peut être nécessaire. 2. La note d’acceptation dans le groupe — le score — a l’avan­ tage d’abstraire, de dépersonnaliser au maximum les résultats, d’intéresser le groupe au « résultat sportif ® de l’épreuve plus qu’à l’origine des choix ou rejets. Ce score est facile à calculer publiquement pour chacun en comptant positivement les traits rouges, négativement les traits noirs. On annonce alors :

Michel 4 rouges 2 noirs = + 2 Jean 1 rouge 3 noirs = — 2 Pierre 2 rouges = +2 Le sociogramme-express est terminé (e).

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(On constate souvent que même des « débiles » comprennent fort bien les nombres négatifs et qu’ils sont sensibles à la relati­ vité des résultats : les scores de Michel et de Pierre, égaux, n’ont pas la même signification.) 3. Si l’on désire utiliser toutes les données du sociogramme pour la constitution des équipes, si l’on veut examiner un cas particulier ou si le maître est amateur de sociométrie, il est facile de prolonger les lignes 9 jusqu’à leur point d’origine (f), de dessiner des sociogrammes partiels en utilisant d’autres conventions gra­ phiques au besoin. Cette analyse détaillée est faite ultérieure­ ment. Il peut être utile de faire apparaître les origines des choix et rejets (utiliser un double), de distinguer à l’aide de couleurs les liaisons réciproques (en choix ou rejets), les rejets qui s’op­ posent à un choix de l’autre, de mettre en évidence les sousgroupes ou de dessiner à part le sociogramme individuel qui l’intéresse, etc.

7, Précisions a) Le maître peut, s’il le désire, placer le nom des élèves en cercle d’ordre décroissant de sociabilité supposée. L’examen des résultats permettra au maître de juger de sa perspicacité et de la valeur de son appréciation subjective 10. Cette disposition a l’avantage de rendre des surprises très appa­ rentes. 11 ne semble pas utile de communiquer à tous cette appré­ ciation du maître (éviter d’appeler les enfants en suivant les noms sur le cercle, un ordre quelconque est préférable). b) Il est très souhaitable que tous les enfants soient présents. Chez les petits surtout, les absents, quelle que soit leur impor­ tance sociométrique dans le groupe, sont oubliés, malgré le rap­ pel du maître. c) Ce sociogramme est expérimenté avec des petits, incapables d’écrire. Il doit être possible aussi de faire écrire les noms choi­ sis et de détruire les papiers. 9. C’est pourquoi nous évitons, les scores ayant été annoncés, de laisser le sociogramme express affiché à la portée des enfants : les plus malins pourraient déchiffrer à l’aide d’une règle. Or, d’après les conventions de départ, tout ne doit pas devenir public, chacun y a intérêt. 10. Nous ne partageons pas l’avis de J.-L. Moreno qui affirme (op. cit., p. 101) : « Les maîtres se montrent très souvent incapables de discerner la position des élèves choisis ou isolés dans leur classe. Les jugements de professeurs ne concernent que les positions extrêmes. Les indications des associations enfantines empêchent le maître d’avoir une intuition véridique de la situation. Ce fait apparaît comme un des handicaps le plus sérieux pour le développement des relations entre maîtres et élèves. » S’agit-il de classes coopératives ?

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la sociométrie à l’école ?

d) Il est peut-être souhaitable d’embaucher auprès des enfants un secrétaire qui sera tenu au secret professionnel et accepté par le groupe. C’est ce secrétaire qui appelle ses camarades dans un ordre quelconque; son rôle est ensuite de répéter les questions à chaque appelé. Surtout avec les petits, on constate que les en­ fants reçoivent mieux et plus vite les explications, parfois illus­ trées d’exemples récents, données par un camarade. Le maître n’a qu’à inscrire les réponses. e) Sociogramme-express ? Vingt minutes par élève, mais une heure seulement pour le maître, car chacun lui exprime indivi­ duellement choix et rejets en une ou deux minutes.

Le temps passé par :

en

préparation (il) présentation publique (ni) questionnaire (iv) communication des ré­ sultats au groupe (v) Total

Le maître (15 élèves)

Le maître (30 élèves)

2

10 7 25

15 7 45

8 ou 13

8

13

16 à 22

50

80

Chaque enfant

— 7 1 ou

L’utilisation du sociogramme, explicité en vue de la résolution de cas particuliers ou de la constitution des équipes, demande évidemment un temps variable que nous renonçons à chiffrer. /) Ce qui nous paraît important, et peut-être original, c’est le fait de ne pas tracer les liaisons en entier. Le point d’origine, en général, n’apparaît pas à première vue : les scores du sociogramme peuvent donc être communiqués. Répétons cependant qu’il est facile de prolonger les lignes pour retrouver un sociogramme habituel, avec ses conséquences pour le groupe. 8. La sociométrie à l’école ? En proposant un outil, nous n’avons pas l’impression d’avoir fait le travail. Nous ne faisons que signaler quelques difficultés rencontrées au cours de nos tentatives pour utiliser la socio­ métrie.

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1") En « milieu normal » ; Evaluer ce qui n’existe pas?

Les études sociométriques s’intéressent ordinairement aux re­ lations dans les groupes d’adultes. Les travaux sur les groupes d’écoliers semblent rares, et la plupart sont américains n. Peut-être en France le champ de recherche est-il beaucoup plus restreint qu’on pourrait le penser ? Mises à part quel11. Morcno a étudie «une collectivité près de Hudson (New York). Elle a la grandeur d’un petit village et comprend 500 à 600 personnes, toutes du même sexe; c'est une collectivité close; 'es jeunes tilles sont encore à l’âge de la formation et restent à Hudson plusieurs années jusqu'à ce que soit terminée leur rééducation; elles y sont envoyées par Es tribunaux et appar­ tiennent aux divers groupes raciaux et aux divers milieux sociaux de New York. » (J.-L. Mori-xo, op. ci;., I. 3 et « Sjciométrie d’une collectivité », P- 115). Mary L. Northway, Lindsay. Anne Weld, Ontario, étudient des groupes de jeunes enfants îles écoles en liaison avec l’Institute of Child Study. A lire aussi Helen Hall. NJ. Jeaning Longman Grlln, Leadership and halation. A Study of Personality in InterPersonal Leadership and Isolation, 2r édition, 1950; Mary !.. Nokihwa'. . A Primer of Socirtv, Liniversity of Toronto Press, Toronto. 1952. p. 48 et s.; Enncis James. Dynamics of Group and Action Process in Iherapy, Group Psychoiherapy. vol. 11. Nu 1-2, 1951. Une étude importante a été entreprise par P.-H. Maucorps, sur trois échantillons d’âge : 8, 11 et 14 ans. (Le Travail humain, XVIIIe année; N” 3-4 juillet-décembre 1955. p. 256.) Nous cioyons utile d'en donner un aperçu. L'auteur, « soucieux d’apporter une contribution au piohlème du travail en équipe ». fait porter son étude sur 48 classes de 25 à 40 élèves, classes « normales » où l’enseignement strictement traditionnel, magistral, ne favorise l’observation directe d'aucune vie de groupe. Pour établir les sociogrammes, les chercheurs proposent des situations plus ou moins insolites : faire un journal, une rédaction en groupe ou secouiir un orphelin (imaginaire). Ces situations seraient susceptibles de provoquer l’enga­ gement affectif... L'enquêteur explique aux enfants que l’orphelin est à la mairie, il signale l’urgence de la situation et demande à chaque enfant de choisir ceux qui. avec lui, pourraient constituer un groupe prenant en charge cet orphelin, l'inquêtcur revient ensuite communiquer que l'alïaire est arrangée et que le tiavail antéiieur est devenu inutile. Les choix sont limités à trois. On demande aussi : Avec qui n'aimes-tu pas travailler ? Qui inviterais-tu à aller chez toi ? A qui confierais-tu un secret ? Avec qui aimerais-tu être en internat ? Qui voudrais-tu qui te rende visite si tu étais malade ? Serions-nous étonnes d’apprendre que « le processus d'émission des choix se caractérise par une convergence révélatrice d'une certaine carence discriminative. concentration de choix sur un même individu malgré la multiplicité des choix » ? L’importance de l’échantillonnage (48 classes) permet à l’auteur de faire des analyses statistiques très poussées. Il existe aussi des enquêtes sociométriques où l’on utilise des questionnaires, plus des listes de la classe données à chaque élève, faits par G. Mialaret et d’autres chercheurs de pédagogie expérimentale. 12. Cf. R. Cousinet, La Vie sociale des enfants, Ed. du Scarabée, p. 52. 102-104.

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ques écoles privées, où pourrait-on étudier vraiment la vie sociale des écoliers ? Nous ne reviendrons pas sur les réserves que nous avons for­ mulées (dans VPI, p. 224-232) en ce qui concerne les études sociométriques en milieu scolaire dit normal. 11 est évidemment délicat d’étudier les relations là où la communication s’appelle bavardage ou tricherie, où celui qui « répond » à un professeur risque d’être puni pour insolence 13, où une part importante de l’énergie de l’enseignement se volatilise à lutter contre ceux qui gênent le fonctionnement « normal » de la classe. Les « groupes » à l’école s’appellent facilement des « bandes ». Même outre-mer 14. 11 nous paraît paradoxal de baser, par exemple, l’étude du tra­ vail en équipes sur une observation d’enfants qui n’ont pas l’ex­ périence vécue de ce type de travail. Comment un écolier peut-il imaginer un journal scolaire ? une enquête ? La question n’aurait aucune importance si l’on accep­ tait de rester sur un plan purement imaginaire, mais l’expérience nous a montré que les réponses étaient fort différentes lorsqu’on proposait des activités réelles, immédiatement réalisables, qui engageaient le sujet dans l’action 15. Nous ne pouvons ici que rendre hommage à l’intelligence, à l’ingéniosité des chercheurs, à leur imagination aussi..., mais nous aurions quelques scrupules à transposer leurs conclusions dans des milieux coopératifs, unique objet de notre attention. 2°) Mesurer... des sentiments? avec quelle unité? Nous ne savons rien de l’intensité des sentiments qui détermi­ nent les choix ou les rejets. Rien ne nous autorise à donner la même valeur au premier et au deuxième choix chez un enfant, à des choix venant d’enfants différents. 13. Idem. 14. Dans de nombreux cas, nous voyons des relations qui ont pris nais­ sance à l'école se transformer en bandes dont l'activité se déploie à l’exté­ rieur de celle-ci. Les formations se créent à l’insu des maîtres ou des parents, qui ignorent leurs ramifications. Il se peut que de telles associations aient une influence sur les structures des organisations scolaires auxquelles les enfants appartiennent. Le test sociométrique est susceptible d’en retrouver la trace. (..I.-L. Mopeno, op. cit., p. 103.) 15. « L'usage du test sociométrique implique nécessairement certaines conditions théoriques. Il faut : al que les sujets qui participent à la situation soient attirés les uns vers les autres par un ou plusieurs critères; b) qu’on ait fait choix d'un critère auquel les sujets se sentent obligés de répondre au moment du test avec une grande spontanéité; c) que les sujets soient suffisam­ ment disposés à répondre sincèrement: d’une femme dans cette langue française riche, précise, merveilleuse, apte à exprimer les mille raffinements de la Pensée7 ?... Le français correct, le langage académique enseigné par les éducateurs du peuple n’a pas un mot pour désigner l’être humain au féminin. En revanche, il enjoint à chacune de publier sa vie privée : « Madame ou Mademoiselle ? », et c’est par un nom d’homme que la femme acquiert une valeur sociale : « Madame la générale ». « Enfant. » On pense aussitôt : « enfant de qui ? », et il est plus aisé d’être « fils de docteur » qu’« enfant de putain », etc. On trouverait cinquante exemples... La langue est un phénomène social qui permet aux gens d’un même groupe de se reconnaître entre eux comme semblables. Peut-être le beau langage n est-il qu’un insigne, qu’un signe d’appartenance à une classe. Certes, il est bon de connaître la langue de nos maîtres, utile de savoir que cette langue condamne au silence ceux qui ne la possèdent pas, qui n’ont pas voix au chapitre 89 . Mais il est réconfortant de constater que, dans les domaines de la psychologie ou de l’éducation, ce langage châtié, châtré par la pudibonderie vicieuse du xix‘ siècle, condamne aux arabesques verbales et à la répétition ceux qui, ès qualité, de­ vraient penser. Car, que cela plaise ou non, les relations sexuelles et affectives, l’énergie libidinale, ont à voir avec les enfants, les processus édu­ catifs et les communications dans les groupes. Or, ces domaines de l’inconscient et de la sexualité sont interdits, et nul n’en peut parler sans émotion ou scandale. Libéré (en apparence) de quel­ ques tabous, le xx' siècle s’y précipite allègrement ". Mais comment parler de ça ? A peine proposés, les mots s’en­ richissent des projections et des fantasmes personnels, s’altèrent, perdent leur sens, se chargent de passions variées et perdent tout pouvoir (hors celui d’introduire de nouveaux malentendus). Ti­ 7. La Pensée de qui ? pour quoi faire ? 8. ... de l’importance de l’orthographe ou de la culture littéraire dans la sélection des élites. 9. Au cours des conférences-débats que, de 1963 à 1969, nous avons organisées, nous avons constaté qu’il suffisait d’annoncer un sujet < sexuel » du type « psychanalyse et éducation » pour voir les foules envahir l’institut pédagogique nationaL.

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mide ou simplement réservé, on « a des complexes », tel adoles­ cent se voit atteint du terrible « complexe d’Œdipe ». Justement parce que des refoulements salutaires n’ont pu s’effectuer, on est dit « refoulé »... Les complexes, les refoulements, les inhibitions deviennent des maladies qui s’attrapent (comme des puces). Il semble que les mots « psychanalytiques », réveillant chez beau­ coup d’adultes bien élevés des affects mal intégrés, favorisent davantage l’émotion et la confusion mentale que l’indispensable lucidité intellectuelle. N’allons pas, pour illustrer notre propos, jusqu’à dire que la langue du psychanalyste provoque des exci­ tations troublantes... Il est bien difficile d’utiliser un langage technique et précis10. Alors ? La discussion sur ces sujets émouvants réservée à des cercles d’initiés ? Utiliser métaphores et métonymies : la poésie, la parabole ? le parler dru des paysans ? celui — combien pit­ toresque — des ouvriers ? le surréalisme ? l’argot, le « langage des voyous » ? Est-il possible de ne pas ajouter à la confusion ? Peut-être les éducateurs, comme les enfants, sont-ils voués au silence...

... « Faites des monographies » (1959)

Eric et les crocodiles, Philippe a eu un grand frère, Francis et son bateau, Guillaume et les oreilles d’âne... Les petites monographies présentées au Congrès Freinet (Paris, 1958) avaient été bien accueillies :

« Ça passe la rampe, tes histoires de gosses. » « Ça me dit quelque chose. » « C’est pas du bla-bla. » « Moi, ça me rap­ pelle Jean-Pierre... » « Dans ma classe, j’en ai un qui... » Quelque chose en chacun se mettait à vivre, à revivre, courtcircuitant les « raisonnements », les constructions logiques fon­ dées sur des postulats trop commodes, évitant les résistances. On ne comprenait pas bien, mais on « pigeait ». Ce qui d’ordi­ naire est nié ou forclos allait-il venir là, permettant la commu­ nication entre des éducateurs ? Des notions floues, inexprimables dans la langue académique, allaient-elles circuler, devenir plus tard concepts utilisables ? Pour se comprendre, au lieu de «t inhi­ bition, identification hystérique ou fantasme persécutoire », il suffisait de dire Francis, Philippe ou Guillaume. 10. Cf. Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F.

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Avions-nous trouvé la langue qui convenait ? Nous avons dit : « Faites des monographies », et nous nous sommes mis au travail. Ce n’est que plus tard que nous avons constaté que l’étude d’un seul cas pouvait mener fort loin. (Nous avions dans ce domaine d’illustres prédécesseurs.) Dans les stages, mais aussi lors de séances publiques organisées par le G.T.E.11 ou la F.G.E.R.1.12 à l’institut pédagogique natio­ nal, nous avons présenté :

— en 1964, Patrice, Jean-Michel, Sophie d’Herblay, Alice d’ailleurs1314 et Monique; — en 1966, Daniel l’abandonné, Janot d’Aubervilliers H, Si­ mone et le bohémien, Marguerite et le jardinier d’amour 15; — en 1967, Gégène d’Ivry et Pauv’ Thérèse, puis Platero y yo et Gabriel l’Archange 16.

Un curieux silence

Il s’agissait de conférences-débats : nous espérions une dis­ cussion. Or. nous avons été un peu surpris du long silence qui, régulièrement, suit l’exposé. Quelque chose a été dit ? Par qui ? Est-ce le gosse, le modeste praticien ou la simple institutrice qui s’est fait entendre ? A propos de la monographie même, ce sont ordinairement des psychanalystes qui prennent la parole (Françoise Dolto, Félix Guattari, Maud Mannoni, Jean Oury, François Tosquelles). Pour­ quoi ? Aurions-nous parlé dans un registre inhabituel ?

Un langage qui ne facilite pas le dialogue Des faits sont exposés, difficiles à contester. La discussion pourrait porter sur des questions qui ne sont pas au programme, à l’aide de concepts qui ne s’enseignent pas ex cathedra... Les praticiens sont désavantagés ? Ils peuvent répondre par d’au11. 12. 13. 14. 15. 16.

Groupe Techniques éducatives. Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles. Publié dans VP1. Idem. A paraître dans Freud à l’école primaire? Idem.

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très monographies17. Ce qui, faute de pouvoir se dire, hurle parfois dans les classes, va pouvoir être entendu de ceux qui, eux aussi, interpellés par cette parole des enfants, refusent de se boucher les oreilles. A partir des monographies publiées, des discussions pourraient s’instaurer : où et quand ? Nous ne pouvons que signaler quelques réactions intéressantes :

1. Il a été rendu hommage à notre talent littéraire : « Bien trouvé, ces textes à l’appui de vos thèses. Vous avez beaucoup d’imagination. Trop peut-être. » (1968) A quoi servirait de présenter les manuscrits, les dessins, les photos de Patrice ou de Mohamed ? (Nos stages ne sont pas ou­ verts à ceux qui, coupés de la réalité, en sont réduits à inventer des cas pour vivre.)

2. « Il s’agit de cas particuliers, exceptionnels. Aucun intérêt pratique. » (1970) Il n’est de science que du général... Spécialistes des cas parti­ culiers, nous laissons à d’autres l’Enfant, l’Education, la Science, la Société, la Culture, etc.

L’objection qui nous intéresse... ... émane de camarades, d’amis :

3. ® Ce que vous racontez là est banal, c’est ma vie quoti­ dienne. Des Guillaume, des Monique, j’en ai eu combien dans ma classe ! Pourquoi raconter cela ? »

C’est justement là l’intérêt, théorique et pratique, de l’affaire : la banalité de ces « cas exceptionnels ». Si, dans certains milieux, l’exceptionnel devient quotidien, banal, inintéressant, n’est-il pas utile de signaler le fait et de chercher à comprendre ? Nous savons bien, et nous en réjouissons, qu’un peu partout des camarades parviennent à tirer d’affaire des enfants en diffi­ 17. Disons cependant que la méthode d’analyse collective suppose quelques possibilités de rencontres. Qui oserait demander à des fonctionnaires d’écrire « à leurs moments perdus », et, a-légalement, de se réunir pour travailler à Paris, Nice, Cour-Cheverny, Châteauroux ou Périgueux ? Les conditions de travail expliquent le caractère provisoire de ces groupes. Nous n’en concluons pas à la nécessité de laisser la recherche aux Chercheurs, mais nous nous excusons de présenter parfois des monographies imparfaites ou inachevées.

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culté, sans trop savoir comment. C’est ce retard de la théorie sur la pratique qui nous paraît regrettable. Les monographies pour­ raient être un moyen d’approche; mais les instituteurs qui inno­ vent manquent d’ordinaire de loisirs, et les directeurs de com­ munautés d’enfants sont, nous dit-on, « trop modestes, trop dis­ crets, trop occupés » 1819 . Nous souhaitons que les humbles, les modestes, les discrets aient la possibilité de dire ce qu’ils font et parlent sans trop s’inquiéter : ce sera exceptionnel et banal, trop long et allusif : « Quoi que vous fassiez, vous ferez mal », dit Freud. En 1970, nous répétons : « Faites des monographies et publiez-les où vous voudrez1B. »

A. Monique au Conseil (Thérèse Bouchet) Dans la classe...

Banlieue parisienne. Au milieu des H.L.M., une école neuve : 400 filles, 14 classes alignées. Le béton est neuf. L’Ecole, elle, date de 1887. Les classes, les élèves, les maîtresses sont normalisées, et le rendement scolaire est lui aussi normal : la moitié des élèves est en retard. D’où la nécessité indiscutable de cette classe de rattra­ page, dite multicours, où 17 filles de 9 à 13 ans, quotients intel­ lectuels de 48 à 84, plus ou moins découragées par leurs échecs antérieurs, se retrouvent, tout étonnées d’avoir brusquement le droit de parler, de se déplacer, d’être invitées à collaborer, à tra­ vailler ensemble. Comme dans les autres classes dont nous parlerons dans ce chapitre, les enfants savent qu’elles peuvent s’exprimer oralement, bavarder pendant les ateliers et s’adresser au groupe chaque ma­ tin, à la « causette »20. Elles peuvent aussi écrire, quand elles veulent, soit pour le journal Poisson rouge, soit pour la corres­ pondante de Bar-le-Duc. Les filles savent où elles sont : dans une classe où existent des « lois. », et aussi où elles en sont : classes de niveau scolaire en lecture, calcul, etc. Elles travaillent en équipes d’atelier, selon leur compétence; dans des groupes occasionnels, selon leurs intérêts et leurs affinités. La collabora­ is. S. Lacapère, L’Ecole libératrice, 28-4-1967. 19. La collection « Textes à l’appui » vous est ouverte. En 1971, L’Educa­ teur et bon nombre de revues pédagogiques publient ou publieraient des monographies d’enfants. Si votre modestie vous fait souffrir, offrez anony­ mement votre manuscrit à la Science : vous servirez. 20. Cf. supra, p. 403.

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tion est quasi constante : journal, enquêtes, albums, correspon­ dance collective, etc. Chacune a son « métier », son service et se sait utile à la com­ munauté. Ensemble, elles prennent en charge le groupe-classe, sa gestion financière, ses choix pédagogiques, ses institutions. La maîtresse est dans le groupe, avec les enfants, attentive et agis­ sante, se souciant peu d’être ou non « directive ». Elle aide, contrôle, dépanne, donne son avis et dirige lorsqu’elle le juge né­ cessaire. Faute de ces soubassements solides, le Conseil de coo­ pérative aurait-il un sens ? Depuis le début de l’année, la classe se réunit en cercle, deux fois par semaine, toutes affaires cessantes, pour le Conseil. En octobre, la présidente n’a guère de mal à assurer le tour de parole, la secrétaire a bien le temps de noter les décisions : les petites filles d’appartement savent ce qu’il faut dire et ne pas dire, elles savent aussi que la maîtresse est payée pour faire la loi. Comme elle dit : « Nous en parlerons au Conseil », comme il se passe des choses, qu’on travaille, qu’on achète, qu’on vend, qu’on se dispute aussi, qu’il y a des questions à régler, on ar­ rive à parler au Conseil, puis peu à peu à s’entendre. Quand, en mai, Monique parle, elle a des chances d’être entendue de toutes.

... Monique 10 ans, grosse fille à l’aspect peu soigné, à la voix grasse, ne s’est jamais particulièrement signalée dans les Conseils. Mais, depuis deux semaines, elle pose la même question sans être en­ tendue : une première fois, faute de temps; la deuxième fois, parce que la présidente trouve que ce n’est pas important pour la marche de la classe. Au Conseil du 8 mai 1963

La présidente élue est une de ses voisines de quartier, cama­ rade de jeux. Monique s’agite, lève les bras, tape sur la table et vocifère : — Pourquoi qu’on me choisit pas? Voilà! Et pourquoi? Même tout à l’heure si on choisit aut’chose : Euh ! Mettons j’sais pas quoi, j’ sais pas moi ! Aller acheter d’l’essence. Mettons je dis : « Moi, je veux y être », eh ben, personne me prend. Ben, j’en ai marre, marre, marre ! Complètement marre ! Je voudrais sa­ voir pourquoi qu’on me choisit pas ! Et j’ veux qu’on vote hein !

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Je voudrais qu’on me dise pourquoi qu’on me choisit pas ! j’en ai marre, marre, marre ! Et pis. tout le monde me dit... La présidente. — Bon, ça suffit, hein ! Oui ! Oui ! Monique. — T’es mal polie ! Tu coupes la parole ! Eh ben j’sais, tout 1’ monde va m’ dire... J’en ai marre, marre, que tu dises marre ! J’en ai marre que tu dises marre ! Quand au couloir j’ai dit à Françoise : « J’ vais demander à ma maman si è peut m’ donner des sous pour la caisse », Françoise m’a dit : « Tu peux les garder tes sous. » Alors j’ai dit : « Très bien. » Bé moi j’ vais répéter 1 000 fois s’il faut qu’on me dise pourquoi qu’on me choisit pas. Est-ce que tu as entendu, Bernadette ?

La présidente. — En tout cas quand j’ai été opérée, c’est Mi­ chèle qui devait m’apporter les leçons, le Conseil lui avait dit. Eh ben y’a qu’ Monique qu’a su 1’ faire et personne l’a choisie et qu’ c’est elle qui sait faire tout ! Monique. — Et j’ai la parole ! Tu peux m’ donner un avertisse­ ment ! Je voudrais savoir pourquoi qu’on me choisit pas. La présidente. — Oui ! Oui ! Tu l’as répété 50 fois. Monique. — Ben ! J’ voudrais 1’ savoir, hein ! La présidente. — Tais-toi ! La maîtresse. — Je voudrais bien aussi qu’on règle la question des équipes d’ateliers. La présidente. — Oh oui ! Mais tout à l’heure. Là on est en train de parler de quéqu’chose. Alors Monique elle dit comme ça : Pourquoi que vous la choisissez jamais ? Alors donnez votre avis ! Michèle (une timide). — Moi j’ la choisis jamais parc’ qu’elle dit tout le temps : on me choisit jamais. Vous choisissez vos ca­ marades ! Ceux que vous aimez ! (Oh ! d’indignation générale.) Odile. —■ Moi, j’ la trouve menteuse ! menteuse ! Jamais que j’ la crois ! Martine. — Bon ! Ben moi j’ choisis pas Monique, a suce tou­ jours son pouce (bis). Monique. — Premièrement c’est pas parce j’suce mon pouce. J’voudrais bien savoir une bonne question. J’voudrais savoir... pourquoi qu’on me choisit pas !

La présidente. — Tu l’as déjà dit 50 fois ! Tais-toi ! Mireille (petite rousse — vedette — prend la parole pour dé­ fendre sa place confortable). — Monique è dit toujours : pour-

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quoi qu’on me choisit pas. Après... d’un coup... tout 1’ monde va s’ mettre à la choisir ! Un coup, une autre è va 1’ dire. A c’ moment-là pourquoi on choisirait toujours Monique après ? Alors moi j’ai qu’à dire... tout 1’ monde a qu’à 1’ dire, tu crois que ce s’ra bien ! Moi j’ai la parole, Monique tu la laisses long­ temps parler ! Hein ! Eh ben, y’a pas qu’elle. Monique è dit tou­ jours pourquoi qu’on me choisit jamais (ter). Tout le monde a qu’à 1’ dire !

Le trouble naît dans les esprits, les filles ne savent plus très bien où elles en sont et où ça va les mener. Mireille est experte en matière de manipulations, il est l’heure, le Conseil est arrêté. Tout ça me semble extraordinairement riche, ça me fait réflé­ chir et m’évoque plusieurs événements du début de l’année, j’en discute avec les camarades pour essayer d’y comprendre quelque chose. Retour en arrière

Le 13 octobre 1962, les grands quotidiens titraient : « Qui a tué et violenté la petite Chantal, 13 ans ? » A 1 h 1/2, les filles rentrent très excitées et se ruent pour me raconter l’événement qui a fait le tour de la cité. Monique, plus volubile que d’ordinaire, débite au milieu d’une foule d’autres détails sur le rapt : — Il se dirige vers la cabane, elle dort encore la jeune fille, il met un foulard dans sa bouche, il l’a étranglée et il l’a violée devant et derrière, il lui fait un bébé et tue la jeune fille, il étran­ gle le bébé... Il y a là aussi les 16 autres, certaines petites dont l’émotion et la curiosité ne sont pas apparemment au même niveau. Qu’au­ riez-vous fait ? Je dis à Monique : — C’est très intéressant, mais si tu racontes seulement, on va oublier. Ecris-le ! Je m’arrange pour voir ses parents et qu’ils fassent des mises au point avec Monique. Le 15 novembre, Monique présente un texte libre, assorti d’une carte postale : A Pierrefonds.

— Hier, je suis allée à Pierrefonds avec mes parents, on a visité le château... 37

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Les filles lui posent des questions, demandent des précisions, certaines l’ont vue jouer dans la cité. On découvre vite qu’elle n’y est pas allée, mais que les parents ont rapporté une carte aux enfants restés seuls. La mère demande par lettre à récupérer la carte postale. Et, jusqu’au fameux Conseil du 8 mai, on n’entend plus guère Monique.

Et après ce Conseil ? C’est vrai : Monique est toujours prête à donner un coup de main dans la classe pour les travaux nouveaux. Les autres lui confient un peu plus facilement un colis, des lettres aux corres­ pondants à porter, un achat à faire. Elle voit quelques-uns de ses textes et de ses dessins dans notre journal. Elle est allée à Bar-le-Duc avec toute la classe, mais surtout sa correspondante est venue chez elle dîner; son père nous a apporté les repas en voiture à la gare. Elle est très amie avec une grande à l’autorité reconnue et, en ce moment, elle est dans un groupe de travail avec deux timides dont elle est le porte-parole. H y a un mois (1er trimestre 1964-65), un de ses textes a été élu et imprimé. Elle raconte : A table, tout le monde se chamaillait pour découper le flan aux pommes. Maman a dit : « Qui se propose ? » Alors ils m’ont tous choisie.

Commentaire cTAida Vasquez Ce n’est pas qu’à l’école que Monique fait figure de rejetée ; c’est aussi chez elle, dans son quartier, dans l’H.L.M. En fait, ce n’est pas Monique, mais son groupe familial, trop connu comme « bruyant », « sale », « prétentieux ». Monique fait partie de la constellation des rejetés du quartier et de l’école. Les collègues de son institutrice lui demandent, à plusieurs reprises : « Mais tu peux encore supporter cette fille ?» Ils contribuent ainsi à provoquer une zone d’interférence, de noncommunication entre l’institutrice et l’enfant, en camouflant ces remarques par un souci « esthétique ». En réalité, Monique offre un tableau très discret des troubles dits caractériels et même, aux tests, son QI figure parmi les plus élevés de la classe. Dans sa famille, Monique est effectivement le membre « mal aimé », « rejeté » du groupe où le père, tout en étant là, est

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complètement effacé par celle qui commande tout, la mère en perpétuelle adoration devant son seul garçon de 4 ans, ou sa deuxième fille, un génie. Monique a été un enfant peu désiré et malmené par la mère avec laquelle les rapports nourriciers sont encore dominants. Monique se trouve, dès le début de sa scolarité, classée comme méchante, paresseuse, bavarde, etc. L’année 1961-62, l’institutrice la dit « peu franche, attitude effacée en classe, batailleuse audehors, docile avec la maîtresse ». Pendant l’année 1962-63, Monique est mise dans une « drôle de classe » où, pour la première fois dans l’école, sa situation de rejetée et sa méchanceté a priori vont être mises en question. A remarquer, par exemple, que la fille paresseuse qui ne fait rien à la maison fait en classe des tâches similaires à celles que, chez elle, elle refuse de remplir. C’est un mois après la rentrée, lors du récit du viol de Chantal, que Monique raconte en classe quelque chose de vrai, par une envie de briller en classe, de s’exhiber devant un public et pour voir comment la maîtresse allait réagir, comment elle allait se débrouiller dans cette histoire. En fait, elle continuait une mise à l’épreuve du milieu scolaire pour savoir si « on va encore me rejeter ou quoi ? ». La maîtresse, soucieuse du règlement et des perturbations qui risquaient d’apparaître dans le groupe par cette histoire et expri­ mant peut-être, en fait, son retrait par inhibition, par angoisse, par soucis moraux, refuse d’entendre Monique et la renvoie chez sa mère pour que celle-ci informe mieux sa fille. (Attitude très compréhensible et souvent soulignée dans des publications de divulgation de psychanalyse à l’usage des éducateurs : la mise au point des questions sexuelles est à faire par les parents, de pré­ férence.) C’était une attitude de rejet où la maîtresse s’est servie de l’écriture comme d’une « camisole de force ». (Est-ce que cela ne va pas rejoindre, dans un certain sens, l’hypothèse de LéviStrauss, pour qui la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement ?) Lorsque Monique a raconté quelque chose d’inhabituel, mais qui s’est passé dans la réalité, son succès était d’être isolée et renvoyée à sa mère ! Monique s’était sûrement identifiée à la fille violée, l’incident du viol a été augmenté, fantasmé. Déjà, au début de l’année, Monique était préoccupée par des détails de vêtements, de ma­ quillage, qui signalent souvent les changements de la puberté chez les filles. Elle réagit par une poussée mythomaniaque en

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racontant un faux texte (Pierrefonds), où elle a pris la place de sa mère. Mais les autres enfants l’obligent à suivre la règle de la vérité des textes et, en plus, sa mère la dénonce à la maî­ tresse bien que, peu de temps après, elle semble vouloir aider son enfant à tricher devant la classe et qu’elle parle à sa place dans les textes. Monique continuait à travailler un peu, à se disputer beaucoup avec les autres et à se faire rejeter. Ces rejets étaient voulus, cherchés même, puisque c’était un des modes fondamen­ taux de traduction des « patterns », de rapports d’objets entre elle et les autres; une tentative de résoudre une tension naissant des relations de ce sujet avec ses objets inconscients, « imagi­ naires ». Le temps passe. Monique travaille pacifiquement et triche de moins en moins. Elle continue à se parer d’enseignes « orales » où elle se reconnaît et se fait reconnaître par les autres. Ainsi, un texte sur le marché, où la mère nourricière qui aime sa fille est à l’origine d’une visite aux Halles de toute la classe, et d’un album ; la signification sociale du marché est reconnue par le groupe au-delà des pièges imaginaires antérieurs. Le groupe a entendu et accepté son discours socialisé ; Monique (textes, his­ toires, dessins, etc.) a continué ses rapports mère-nourriture, tout en accusant sa mère d’une façon un peu déguisée d’avoir tué sa chatte. Sa situation dans la classe, pendant ces trois mois, ne pose pas de problèmes particuliers, elle travaille peu en classe, elle reste assez isolée, bien que très bavarde; et, lors de la maladie d’une camarade, elle l’aide très efficacement sans avoir été désignée par le groupe. Avec cette camarade, Bernadette, à qui elle s’était identifiée, Monique avait ébauché des échanges affectifs sous un autre mode que celui de « dévoration cannibale » avec la mère. Cet attachement a réveillé, peut-être, chez Monique, un désir de faire vraiment partie du groupe de la classe. Dans le Conseil, quand Monique demande : « Pourquoi on ne me choisit pas ? », nous pouvons supposer que :

I. - Monique joue en public son drame profond familial.

Elle a induit les rejets (en classe) par son aspect, son agressi­ vité, les situations « difficiles » où elle se trouve souvent mêlée, mais ces rejets, elle les refuse. Elle a régressé. Elle parle d’une façon automatique, stéréotypée. Mais sa question à ce momentlà semble être un des dénominateurs communs aux fantasmes du groupe qui vont s’exprimer au Conseil. C’est Michèle (le double silencieux de Monique) qui reprend, sous une autre

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forme, la question de l’amour, ce qui fait réagir violemment le groupe. Il y a quelques phrases significatives dans la discussion comme :

1) Parce qu’elle dit tout le temps : « on me choisit jamais » ; 2) On choisit celle qu’on aime ; 3) Tu peux te les garder tes sous ! (elle a essayé d’acheter : sous entendu, elle vole) ; 4) Je la trouve menteuse ; 5) Y’a pas qu’elle qu’on choisit pas ; 6) Elle suce toujours son pouce.

Donc, il n’y a pas que cela. L’agressivité du groupe vis-à-vis de Monique est évidente, les leaders se sentent menacés par cette question « idiote ». A souligner : le rôle présidentiel dans ce Conseil : la prési­ dente, Bernadette, connaît très bien ce rôle. Tout en ayant un peu pris parti pour Monique, Bernadette répète et précise plu­ sieurs fois la question ; la maîtrise du rôle présidentiel va lui permettre d’écraser le « boycott » inconscient que la maîtresse voulait imposer au groupe (lorsque celle-ci a voulu revenir sur l’organisation des équipes). Ainsi, une des « leaders » de la classe demande qu’on interroge la maîtresse « tout de suite ». II. - Aucune réponse n’aurait pu satisfaire dans l’« ici et maintenant » à sa question. Comment en saisir le sens véri­ table ? Il s’agit peut-être d’un cri d’appel — pourquoi ma mère ne m’aime pas ? — qu’aucune réponse ne peut combler sans gra­ tifier la régression. L’entendre et donner un signe, « même silen­ cieux », que l’on a accueilli sa question, va servir de réponse symbolique.

III. - Dans la question posée par Monique, il y a une expres­ sion, un fantasme de rejet du groupe à ce moment. La classe de rattrapage est souvent une classe difficile et un groupe un peu marginal dans l’école, et, à ce moment-là, la maîtresse joue inconsciemment le jeu du rejet. Monique, en exprimant le fan­ tasme du groupe, va être entendue. Sa question s’adresse à l’autre, à quel autre ? — mère symbolique ? — maîtresse ? — classe ? La question sans réponse possible a pu se reposer ailleurs ; pour Monique, cette possibilité de libre parole au Conseil lui a permis, dans ce lieu de rencontres instituées, de retrouver autrui, retrouver les autres, ce qui implique une remise en ques­

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tion d’elle-même, ce qui induit une reconnaissance. Pendant ce Conseil, Monique était inaccessible au tableau réel, objectif, des choix et des refus dont elle avait été réellement l’objet. Ce que je crois utile de souligner, c’est :

L’importance de la non-réponse Monique n’a pas reçu de réponse à sa question ; elle attendait sûrement qu’on lui dise : « On ne te choisit pas parce que tu es grosse, parce que tu ne travailles pas en classe, parce que tu es méchante, etc. On ne t’aime pas. » On ne l’a pas fait. Ainsi, sur un autre mode, elle a pu reposer sa question, la reformuler, et cela l’a fait progresser. Monique poursuit son travail en classe en se posant à la fois comme demandant et demandé vis-à-vis du groupe de la classe. Ses textes comiques donnent aux autres un nouvel aspect inconnu de Monique ; elle prend en charge les petites et les timides, et ses services, ses collaborations dans la classe, ses réussites sont vrai­ ment ressentis comme tels, pour elle et pour les autres. Les rap­ ports entre la famille de Monique et le groupe de la classe ont beaucoup évolué, et la mère (nous n’avons pas su pourquoi) a changé d’attitude vis-à-vis de la classe ; elle aide vraiment sa fille et s’intéresse à ses réussites ; elle accueille la camarade de sa fille venue à Paris en voyage-échange, etc. Dans une des dernières histoires racontées en classe, une petite phrase de Monique nous accroche : « Et ils m’ont tous choisie. » Est-ce le signe de la résolution du drame ancien ? Sa réapparition sous une autre forme ? Simple hasard ? Nous n’en savons rien.

B. Luigi et Ahmed

I. Au Conseil

du

5 décembre...

La classe. Perfectionnement à Nanterre (déjà décrite). Responsable : F. Oury. Président de séance : Manuel.

Luigi. 13 ans, nouvel élève, rapatrié d’Algérie. Retard scolaire important (lecture : 7 ans ; problèmes : 9 ans). Retard intellectuel ? On comprendra que, dans un pareil cas, les résultats des tests ne doivent pas être déterminants. Retard moteur et troubles du langage ne sont pas innés, mais acquis. La situation du père le désignait comme cible aux fellaghas, et il

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semble que l’enfant ait eu très jeune à souffrir de la guerre. La discrétion nous interdit de reprendre l’histoire de Luigi en vue d’une monographie détaillée. Réservé, peu actif, Luigi n’est pas vraiment dans le groupe. 11 semble un peu triste, résigné. Ahmed. 14 ans, lui aussi un nouvel arrivant. Lourdaud, amorphe, il se tient à l’écart, et la présence d’autres Algériens ne semble guère faciliter son insertion. Parle peu le français. Il a « appris à lire » : il transforme les lettres en sons.

Le compte rendu du Conseil est facilité par le fait que Luigi, quelques jours plus tard, a raconté puis écrit avec l’aide du maître pour sa correspondante Simone ce qui s’était passé. ... UNE INTERVENTION FULGURANTE

Voici le texte de Luigi : ... Alain, un petit, s’est plaint qu’Ahmed (55 kilos) faisait des prises de judo. Ce qui est interdit par les lois, car c’est dangereux. Alors le maître, « pour éviter les histoires », a dit : < Qui se plaint des prises de judo d’Ahmed ? » Tout le monde levait la main et le maître a dit : « Ahmed, si tu veux faire du judo, fais-en avec moi ! » J’étais choqué. J’ai levé la main : « Vous dites ce qu’il vous fait, mais vous ne dites pas ce que vous lui faites... » Alain et d’autres commençaient à parler entre eux pour m’empêcher de parler. Le président, Manuel, a dit : « Alain, gêneur » et je me suis lancé dans un grand discours et même le maître n’aurait pas pu m’arrêter. Ce que je disais était vrai et tout le monde écoutait même avec des grimaces. J’ai dit : « C’est dégueulasse ce que vous faites à Ahmed. C’est un gars qui peut pas se défendre. Vous dites qu’il est méchant, mais moi si j’étais traité comme lui, je serais aussi énervé que lui. « Au Conseil, vous la fermez pour pas qu’il y ait des histoires. Vous faites tous vos coups en dessous. Vous êtes tous des trouillards et des lâches. Vous osez pas dire ce que vous faites. A voir comme ça, la classe, ça paraît bien, mais au fond c’est dégueulasse... » Après, le maître a dit : « C’est vrai ce qu’il vient de dire ? En tout cas, c’est très important21 [...]. Moi-même ce que je fais en lecture avec Ahmed ne me semble plus bien fameux. C’est très bien, Luigi. » Il a dit aussi : « Qui veut être responsable d’Ahmed ? » Tous les grands levaient la main. Moi, j’étais nouveau et seulement « orange » en conduite. Des « bleus » levaient la main 22. J’ai essayé. Le maître a dit : « Ahmed, tu choisis. » Et sans hésiter, Ahmed m a désigné. Au Conseil suivant, je suis passé « vert » en conduite. 21. Ici s’insère la partie du discours < oubliée » par Luigi. 22. Cf. supra, p. 415 (Une hiérarchie de statuts).

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Une partie de l’intervention « oubliée » par Luigi mérite d’être relatée : F. Oury. — Nous allons parler d’Ahmed et voir ce que nous faisons avec lui. Je ne crois pas que je le martyrise... Luigi. — Vous aussi ce que vous faites c’est dégueulasse, mais vous le savez même pas. F. Oury. — Tu m’intéresses... Luigi. —■ En lecture, vous le faites toujours passer le premier « parce qu’il ne suit pas ». Vous dites que c’est pour l’obliger à lire un peu. Mais tout seul, devant tous les autres, il peut pas lire! Il a peur. Moi non plus, comme ça, je pourrais pas lire...

Précisions.... ... apportées en mai quand Luigi raconte son histoire : Ahmed parlait un peu (français) mais ne comprenait pas grandchose. Les autres en profitaient pour lui faire des misères. Au Con­ seil, il n osait rien dire, ne savait pas s'exprimer, et les autres conti­ nuaient. C’est une loi : on n'a pas le droit de se moquer. Mais Ahmed était gros, empoté, pas très malin et ne se défendait pas. Il avait appris à lire, mais ne comprenait pas un mot de ce qu’il lisait. Presque tout le monde trouvait drôle de le taquiner comme un idiot ou un muet. Le maître, pour le forcer à parler, l’interrogeait. Je voyais Ahmed qui se retirait de tout le monde et je trouvais ça dégoûtant. Je ne pouvais pas le laisser comme ça, comme un chien, alors que les autres étaient comme des rois. C’était une agonie. L’école, pour lui, c’était comme un enfer, mais personne ne le voyait, même pas le maître. Moi, je parlais avec lui. Il me racontait des tas d’histoires, et moi aussi. Un jour, à la sortie, des tas de gars de notre classe et d'ailleurs se sont mis après lui. J’ai voulu leur parler. Ils ne voulaient rien écouter. Us voulaient s’amuser avec Ahmed comme avec un pan­ tin... tirer les cordes... Je me suis mis à la place d’Ahmed. Ça lui a permis de s’échapper. J’ai essayé de me défendre, ils étaient treize. . Mais de ça, je n’ai pas parlé au Conseil : ils m’auraient mis en quarantaine et ça n’aurait pas arrangé les choses 23. Quand Alain s’est plaint d’Ahmed, quand le maître a essayé d'« éviter les histoires », alors, j’ai éclaté...

La réaction du maître

— C’est très bien, Luigi. — Qui veut être responsable d’Ahmed ? — Ahmed, tu choisis. 23. Le comportement de Luigi renseigne sur sa « débilité mentale »...

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Trois phrases qui se révéleront efficaces. Est-ce si facile à dire ? Cela paraît « naturel ». Nous nous défions de ce genre d’expli­ cation et croyons plus utile d’essayer de retrouver ce qui passe par la tête du maître confronté à la situation 2425 . D’abord pouvoir penser... L’intervention de Luigi peut être ressentie comme une série de claques. — le mot « dégueulasse » est par lui-même suffisamment per­ cutant et passe difficilement inaperçu ; — la classe, son organisation, ses lois, etc. — dont Luigi sent très bien que le maître est satisfait — est brutalement mise en question ; — le maître lui-même, sa façon de procéder avec Ahmed, la conscience qu’il a de ce qu’il fait sont aussi vigoureusement secoués. Le maître doit répondre, et vite, sous peine de perdre la face et le contrôle de la situation. Ce n’est pas le moment de s’inter­ roger, de réunir un colloque, ou de faire un sociogramme (fût-il express !). Donc garder la tête froide...

Savoir encaisser ?... Laissons de côté le vocabulaire. Que celui dont les oreilles chastes s’effarouchent change de métier -J. Dès que conflits et tensions se verbalisent, on peut s’attendre à des parlers drus. En tant que responsable de la classe « qui a l’air bien comme ça », en tant qu’instituteur qui inhibe Ahmed et ne se rend pas compte de ce qu’il fait, je suis mis violemment et publiquement en cause. Or, la suite le démontre, je réagis correctement. Allonsnous parler des qualités du bon maître ? 24. On voit immédiatement la hardiesse des hypothèses sous-jacentes : 1°) un instituteur pense; 2°) il n’a pas conscience de ce qui se passe en quelques secondes dans sa tête. C’est le rôle du maître qui se trouve ici mis en question. « Vous n’avez pas à penser », dit Monsieur le directeur. « Nous ne sommes nas tous faits pour penser ». écrit Durkheim. « Ajoutons que le maître, dans la classe, n’est qu'un maître, et n’a par conséquent presque jamais l’occasion de faire preuve de ces qualités humaines qui lui sont personnelles, qu'il n'apporte pas en classe. » Roger Cousinet, dans Le Rôle du maître, évoque la « normalité »... 25. S'il n’est pas de taille à entendre sans frémir, qu’il cesse de se croire éducateur, qu'il fasse taire les Luigi : le « bon sens » et l’Ecole lui donneront raison. A-t-on idée de laisser parler ceux qui ne savent pas s'exprimer avec distinction ! Qu’il s’élève et prenne du galon ! Devenu un respectable « Mon­ sieur le... », il n’aura plus à accueillir que des « sentiments respectueux et dévoués »...

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... ou pouvoir encaisser ?

A qui s’adresse le discours de Luigi ? Au groupe, à tous, à moi aussi bien sûr. Mais à quel moment ma personne est-elle agressée, quand Luigi a-t-il contesté Fernand Oury ? Ce sont des actions, des fonctions, voire des institutions qui sont mises en cause ? Pourquoi s’émouvoir ? B est facile d’esquiver des coups qui ne me sont pas destinés : il suffit26 de ne pas « coller » aux rôles, aux personnages. L'instituteur en défaut

C’est vrai : en interrogeant Ahmed, je le fais taire. Luigi a raison, il était mieux placé que moi pour voir ce qui se passait. Heureusement, je n’ai jamais accepté l’infaillibilité pontificale ; je peux me tromper et reconnaître mon erreur sans perdre la face. Parce que je travaille avec eux, les enfants savent bien que, comme eux, je tâtonne, je cherche, j’essaie : je fais ce que je peux. Ce qui me permet d’annoncer : « Ce que je fais en lecture ne me semble plus bien fameux » sans que la classe s’écroule. Ici, aucun problème. L’arbre creux

« A voir comme ça, la classe ça paraît bien, mais au fond... » Voilà une petite phrase fort désagréable à entendre. Surtout le 5 décembre, quand tout semble enfin mis en place, que les bandes sont devenues des équipes de travail, que le deuxième journal est en route, que le groupe s’harmonise, parle calme­ ment et tend apparemment vers « l’autogestion ». Pour peu que je sois atteint de démocratisme sentimental, je vais me réjouir : victoire de la pédagogie institutionnelle ! Or voilà que Luigi parle. Je suis bien obligé de m’apercevoir que cet ordre n’est qu’illusion, façade et vraisemblablement pourriture. Ainsi certains arbres de belle apparence sont minés de l’inté­ rieur ; ainsi certaines amours que l’on croyait solides... E est facile de prévoir la suite : remises en question, éclatement du groupe, tensions, conflits... Regretter quoi ? La belle classe qui tournait rond n’était qu’une apparence ; cet ordre pourri ne se serait maintenu qu’au 26. Quand, d’une façon permanente, ces notions sont définies et précisées dans la pratique, il devient plus facile de se dégager.

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prix d’une plus grande pourriture dont j’aurais été responsable. Et j’aurais continué de parler de pédagogie institutionnelle27! Merci, Luigi, d’avoir vu clair avant moi. Tout s’écroule ? C’est très bien ainsi. Reste à reconstruire autrement. « C’est très bien, Luigi. » Mais, dans ce propos, il y a aussi un hommage au garçon cou­ rageux qui a osé affronter seul le groupe et le maître. De cela on reparlera la semaine suivante. Luigi deviendra « vert » (puis « bleu ») en conduite : c’est par le groupe entier que sa valeur doit être reconnue.

La tentation Accepter la crise, reconstruire... Il serait tentant de nier l’échec, de faire taire (quitte à rationaliser a posteriori !) : il suffirait de donner la parole au groupe et de laisser faire. Menacés, les bons apôtres auraient vite fait de dénoncer cet hurluberlu qui, par ses critiques, rompt l’unité du groupe, trouble le climat amical, etc. Le troupeau aurait vite fait de piétiner Luigi, Ahmed et d’écraser l’histoire. E suffirait d’un vote ou d’un « tas de sable »28... L’affaire serait vite réglée ! Trop tard. Au nom de la loi, le président (bien qu’impliqué) a déjà réagi : il a fait taire les « gêneurs » et rendu la parole à Luigi. Et le maître a souligné d’un : « C’est très bien, Luigi. » Les dés sont jetés.

Et Ahmed ? Même si Ahmed vient, par le truchement de Luigi, d’entrer dans le groupe, même si on parle de lui, son intégration ne va pas se faire toute seule. Handicapé par ses difficultés d’enten­ dement, Ahmed a besoin d’aide : il faut lui expliquer, l’aider ou l’obliger à réussir, le prendre en charge. La question, qui signifie plutôt : « Qui veut prendre en charge Ahmed ? », a un inconvénient majeur : elle aliène encore plus le malheureux en accentuant sa dépendance. D’où la nécessité de redonner aussitôt la parole au sujet : « Ahmed, tu choisis. » Le groupe de la classe va se reconstruire. Il inclura obligatoi­ rement Luigi et Ahmed. 27. Avouons aussi que je suis furieux de m’être laissé prendre au piège de la « classe institutionnelle ». La mécanique avait bien fonctionné... au service d’une aristocratie d’anciens avec la complicité du maître soucieux d'harmonie, d’unité, d’ordre et de rendement; une belle machine à intégrer les petits, à écraser les opposants, proprement, avec l’accord du Groupe... Le fin du fin du fascisme... 28. Cf. supra, p. 484 et s. (Les maîtres-mots).

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Que se passe-t-il dans ce groupe ?

Luigi a parlé où il fallait comme il fallait. Reste à reconstruire. C’est-à-dire d’abord :

1. Reconnaître l’état de crise. 2. Accepter de démolir. Attitude courageuse, etc. ? Non : opération possible. Voici neuf ans que je suis dans cette classe. J’ai une idée de ce qui s’y passe. Apparemment, le groupe total, bien que très hétéro­ gène, a une certaine cohésion. Restent provisoirement (?) à l’écart, Ahmed, Luigi et Ali, un petit, rejeté et volontiers souffredouleur. Un sous-groupe de « grands » Français autour de Manuel (un des leaders de la classe), de Marc (qui joue facilement l’antileader et regroupe les opposants) et de Marcel qui est le « bouf­ fon » de la troupe. Le sous-groupe des Algériens, soudé autour de Nasser, s’oppose souvent au premier. On ne peut pas parler vraiment d’un sous-groupe des petits. Pour eux, entrer dans la classe serait entrer dans un des groupes précédents.

Groupe total = les grands + les Algériens + les petits + le maître + Luigi, Ahmed. Ali. Depuis quelque temps, l’ambiance est meilleure, et l’observa­ teur superficiel (que je suis) pourrait être satisfait de l’évolution d’un groupe qui tend vers l’unité. Il n’est plus guère question d’oppositions, de querelles ; tout le monde semble s’être mis d'accord... pour écraser Ahmed, Ali et peut-être d’autres, et pour n’en pas parler au Conseil. Luigi fait scandale en apportant une information au maître — les autres sont bien au courant ! —, mais surtout en disant clairement ce que chacun (ou presque) sait très bien. Il prend la parole, la garde et devient leader du groupe total. Protégé par la loi du groupe, par ses représentants — le pré­ sident et le maître —, il n’est pas immédiatement lapidé par ceux qu’il vient de contester : il a pris le pouvoir dans la classe. Posi­ tion dangereuse, car rien ne dit que les persécuteurs d’Ahmed (y compris « celui qui interroge ») sont satisfaits. Très vite, il est question de nouveaux statuts pour Ahmed et pour celui qui l’aidera : les relations instituées viennent de chan­

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ger. Quant aux relations réelles vécues, leur mise à jour les a fait basculer : on se disputerait à présent pour aider Ahmed ! Mais un seul angle de vue, si intéressant soit-il, ne rendra jamais compte d’une réalité complexe : Pourquoi Luigi est-il intervenu avec tant de fougue ? Pourquoi lui ? Pourquoi cet intérêt pour Ahmed ? Il faudra attendre quelques mois avant de répondre à ces questions. IL Où l’on voit Ahmed entrer dans la classe AVEC UN SINGE

Décembre Nous sommes allés au Jardin des Plantes pour voir des loups, des chacals et des hyènes 2P. Ahmed, qui a vu un singe, le rap­ porte pour le journal. C’est la première fois qu’il ose affronter l’opinion publique : Le singe déplie le papier. Il l’a mis là. Puis sur sa tête.

C’est bien pauvre, mais chacun comprend qu’Ahmed, faut qu’il réussisse. On peut l’aider, puisque chacun connaît l’histoire. Incorrigible, le maître essaie de questionner, et Ahmed se tait. Joli résultat. Marcel (le « bouffon ») intervient : « C’est moi qui ai donné le papier. Je recommence. Toi, Ahmed, tu es le singe : montrenous ce qu’il a fait avec. » Séance de mime. Commentée par les petits. Nous obtenons : Ahmed raconte

Marcel a donné un papier froissé au singe. Le singe a déplié le papier : il n’y avait rien dedans. Il l’a mis sur son visage puis sur sa tête comme un chapeau. Il a dansé puis il a grimpé avec le chapeau.

Qui a parlé ? Les camarades, Marcel, le maître ou Ahmed qui n’a rien dit (avec sa bouche) ? Le texte sera écrit dans l’album du Jardin des Plantes, imprimé dans le journal N° 51, illustré par un dessin de Marcel (singe 29. Mohamed disait s’être défendu des loups en Algérie.

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mitré accroché par un bras). Ahmed est entré dans le groupe au travail.

Janvier Ahmed et le singe reviennent la nuit : René a rêvé. Ahmed

et le singe

Ahmed et moi nous nous sommes promenés dans le bois et nous avons vu un gros singe marron qui se balançait dans les branches. Ahmed est monté sur l’arbre, mais il est tombé sur un tas de feuilles. Il est remonté mais le singe a sauté sur un autre texte.

Ce rêve de René est élu. Est-ce le hasard qui fait que, dans le même journal, on peut lire un texte, élu lui aussi, d’Ali, le petit rejeté ? Le singe colorié vit en Afrique Il est tout seul dans sa cage Peut-être il s’ennuie? Peut-être il est sauvage ? Peut-être il vient d’arriver ?

Est-ce le hasard qui, dans ce même journal, met les textes d’Ahmed, de René (un petit), d’Ali ? Est-il indifférent de noter que le texte d’Ahmed est illustré par Marcel (qui est de petite taille) et que c’est Luigi qui se charge de graver au lino le beau dessin d’Ali ? Que s’est-il passé avec cette histoire de singes qui gambadent dans les textes, dans les rêves et dans le journal de la classe ? Cette fois, c’est autrement compliqué et confus, et il est peu probable que l’analyse des relations conscientes suffise à rendre compte d’un phénomène qui semble avoir son importance pra­ tique : les petits, les transplantés sont-ils, à présent, dans le groupe ? Il serait intéressant d’étudier « le fantasme dans la classe institutionnelle »; il semble bien que l’inconscient joue ici. Ce singe qui se balade partout... Qu’en pense A. Vasquez ? « — Il doit se promener aussi dans la tête du maître. Avezvous remarqué le magnifique lapsus de F. Oury ? Sur ses notes, il a écrit : le singe a sauté sur un autre texte, au lieu de le singe a sauté sur un autre arbre (comme René l’avait écrit et comme on peut le lire dans le journal). Je crois qu’on pourrait parler

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aussi de l’inconscient du maître et de son désir de voir le singe reconstruire le groupe en y incluant les petits... » Ce singe fantastique qui saute du discours d’Ahmed au rêve de René, de la nostalgie d’Ali aux singeries de Marcel, ce singe qui est aussi dans la tête du maître remue chacun, mais relie aussi : c’est le singe d’Ahmed et de Marcel qui est dans le fan­ tasme de René. Et ce singe colorié d’Ali, tout seul dans sa cage, qui est-ce ? Lui ? ou moi ? ou toi ? C’est sans doute à ce niveau que s’établit la communication... Oui, il serait intéressant d’étu­ dier « le fantasme dans la classe institutionnelle » 3031 . 32

III. Luigi a. Textes à l’appui

C’est petit à petit et sans le vouloir vraiment81 que je ferai connaissance avec Luigi. Pataud, tranquille, sérieux, Luigi n’aime guère chahuter. S’il joue parfois au ballon dans le terrain, il préfère souvent bavar­ der tranquillement avec le maître et quelques camarades. « — Moi, Ahmed, je le comprends, ce n’est pas drôle d’ar­ river et d’être tout seul... — Mais il parle algérien ? — Vous le croyez, mais il parle kabyle. Les autres, Nasser, Mohamed, etc., ne le comprennent pas. Je vous dis qu’il est tout seul. » A travers quelques souvenirs algériens reviennent, par bribes, les tribulations de Luigi. J’écoute, mais je me garde bien d’inter­ venir ou même de « favoriser l’expression orale » de ce garçon qui a quelque difficulté à parler. Le peu que j’aie pu savoir sur son histoire ne m’incite absolument pas à encourager un « dé­ ballage » que je ne serais pas en mesure de contrôler. Aucune envie de jouer au « farfouilleur d’inconscient » 82 et de remettre en question l’équilibre personnel de Luigi. S’il a vraiment quel­ que chose à dire, ça viendra parce que le journal et la corres­ pondance sont là, médiations nécessaires et utiles. Qu’il apprenne 30. Cf. < Quelques problèmes de groupe en pratique psychiatrique et pé­ dagogique >, conférence du docteur J. Oury, parue dans Education et Techniques, N° 9, décembre 1962. Nous espérons reprendre ces questions dans Freud à l'école primaire ? 31. J’ai mieux à faire qu’à « observer » mes élèves. 32. André Rouède, Le Lycée impossible. Editions du Seuil.

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donc à écrire en écrivant. C’est à travers les textes que nous tenterons de comprendre (un peu). Je ne me souvenais plus de son premier texte, qui n’avait pas eu de succès. Un rêve

Avec mon frère, nous tirions au lance-pierres sur des pots de fleurs. Le pot est tombé sur la tête d’un flic. Il a dit : « Allez jouer plus loin, ça fait mal les pots ! » Moi, j’ai dit : « Vous êtes pas content ?» et j’ai balancé le reste des pots sur la tête du flic.

J’avais soigneusement évité de réagir. Le piège était trop gros. Je n’étais pas pressé de prendre la place du « flic ». Ecouter et attendre... En décembre, l’histoire des scorpions est élue, mise au point et imprimée dans le N° 50, illustrée d’un lino de Luigi. En Algérie

Tous les soirs, en rentrant, nous trouvions des scorpions dans l’évier. Maman disait : « Bruno, n’y touche pas ! » Mais papa les tuait avec un carton. Un jour, il s’est fait piquer à la main. Pour lutter contre le venin, il s’est frotté avec le scorpion broyé. Pour ne pas que les scorpions montent dans les lits, on mettait sous les pieds de lit des récipients pleins d’eau. Les scorpions s’y noyaient.

Les scorpions réapparaissent en février dans un texte non élu : Mon frère était au soleil dans son berceau avec la capote levée. Je vais le voir : un scorpion montait après les roues. Je cours prévenir mes parents. Le scorpion était sur l’oreiller, au soleil, près de la tétine. Mon père n’osait pas y toucher : il avait peur que le scorpion pique Toni. Nous avons attendu près du berceau. Il ne fallait pas non plus que le bébé se réveille. Le scorpion est parti.

L’attention flottante, les associations libres sont-elles interdi­ tes à l’éducateur ? Qui est ce scorpion qui vient du trou de l’évier maternel, menace le frère, essaie de tuer le père et finalement se noie ou disparaît comme par magie ? C’est bien toi, Luigi, qui court prévenir tes parents du danger ? Pourquoi interpréter ? Les scorpions sont remplacés par des sauterelles et des frites.

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Février : texte élu, Lutins courageux, N° 51. Luigi se souvient : Les sauterelles

en

Algérie

Les hommes tendaient un grand filet très fin, si fin qu’il ne se voyait pas. Un nuage de sauterelles arrivait, se prenait dans le filet. Trois jours après, on secouait le filet sur des braises, les saute­ relles grillaient. On les vendait au marché. J’ai mangé des sauterelles, c’est bon : ça ressemble à des frites.

Mais Luigi continue l’histoire pour sa correspondante : Ma mère ne voulait pas que je prenne des sauterelles, mais j’allais chez un copain algérien. Son père avait un filet... On grimpait aux arbres, on essayait de prendre des oiseaux. Ça me plaisait bien.

Tiens ! un copain algérien, avec qui on aime monter aux ar­ bres, comme un singe ? Cette histoire ne te rappelle rien, Ah­ med ? C’est dans ce même N° 51 qu’on peut lire le rêve de René, les textes d’Ahmed et d’Ali... Sans doute le hasard... Et pour­ quoi donc Luigi, le petit « Pied-Noir » rapatrié, s’est-il lié d’amitié avec Ahmed ? En mai, une fantaisie : J'ai grandi beaucoup

J'ai 13 ans et je mesure 13 mètres. Ce n’est pas commode pour m’habiller. Mon tailleur ne peut pas me fournir des vêtements de 13 mètres : la plus grande taille est 1,99 m. Quand je rentre chez moi, il doit y avoir derrière moi le maçon, le plâtrier et le peintre parce que j'écroule tout sur mon passage. Quand je tousse un peu, la maison tremble. Si je veux manger, je dévalise toute une bouti­ que. Je ne peux pas cueillir de fleurs. La vie de géant n’est pas agréable.

Texte non élu. On rit, et j’entends : « Il débloque. » (En voyant la mine réjouie de ce garçon trop sérieux, je penserais plutôt : « Qu’est-ce qui se débloque là ? ») « — Ton histoire, tu peux la recopier pour Simone. — Non, je vais faire un album d’histoires. »

b. Et Luigi devient écrivain On retrouve alors des précisions (citées ci-dessus) sur l’inci­ dent de décembre, au Conseil. Suit un chapitre scolaire : 38

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J’ai été dans beaucoup de classes. Ça ne marchait pas tellement. J’étais trop lent pour écrire. Je f... rien du tout. J’avais toujours les mains sur la tête et je faisais plein de bêtises. La maîtresse disait quelque chose ? Je répondais : j’étais puni. Les leçons, je les apprenais et je les oubliais : j’étais puni. J’ai été passer une visite et des tests. On m’a fait voir des chats sans oreilles. J’ai été jusqu’à la vache qui a un sabot de cheval. On m’a mis au Perfectionnement. Quand je suis arrivé dans cette classe, je pensais : « Je suis foutu. J’ai 13 ans, je n’arriverai jamais en un an à rattraper mon retard. » Mais le maître était gentil avec tout le monde, il aidait ceux qui ne réussissaient pas. On sortait, on imprimait, on correspondait. Ça m’a permis de m’intéresser à tout ce que je m’intéressais plus (sic). J’ai essayé.

Apparaît alors un fragment d’histoire familiale qui explique­ rait pourquoi Luigi s’est si facilement « mis à la place » d’Ahmed : Mes maisons

1. L’hôtel et la pension Nous sommes venus en France en bateau... A l’hôtel, ça ne pou­ vait pas durer. Papa nous a mis en pension... Les gens étaient gentils, mais on ne se sentait pas bien, loin de nos parents. Mon frère pleurait; je le consolais. puis chez une dame

Là, on se sentait très bien. C’était comme une dame de notre famille. après, chez les sœurs

La maison était belle, mais pour nous ce n’était pas beau. Il y avait un monsieur paralysé. Nous avions un collier avec notre nom. Nous cassions le collier pour nous faire renvoyer chez nos parents. 2. Le pavillon Mes parents avaient trouvé une maison petite, vieille, mais nous étions contents [...], la maison devait être démolie : il a fallu partir. 3. L’hébergement ... les gens pouvaient nous mettre à la porte quand ils voulaient. A la moindre bêtise, ils nous battaient (quand mon père n’était pas là). Maman travaillait aussi et ne se rendait pas compte de ce qui se passait. Quand nos parents étaient là, les gens étaient gentils et nous ne pouvions pas raconter.

4. Le baraquement Là, on se sentait mieux. On avait des copains, on s’amusait. Mais mon père a trouvé encore mieux : 5. Le pavillon à la campagne D’autres camarades. On s’amusait bien. Mais la maison était seulement prêtée...

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6. Le wagon ... des maisons en forme de wagon. Nous étions beaucoup. Les pièces étaient partagées. [...] plusieurs familles par wagon. Ça pou­ vait aller. 7. Enfin Nanterre! J’ai écrit à Simone : « J’habite un H.L.M. près de l’école au 2* étage, 5 pièces. Nous sommes très bien logés. Mon père travaille dans les transports. Ma mère est vendeuse à l’Uniprix. » Et avant ?

J’habitais chez mon grand-père et ma grand-mère. J’étais très bien. Et puis il y a eu la révolution. C’est loin...

— Oui, c’est loin, a été mon seul commentaire.

c. Il devient possible d’entendre

Luigi parle, et l’on entend qu’il a vécu, avant Ahmed, la situa­ tion d’Ahmed : battu sans pouvoir le dire, vivant dans un espace qu’il ne reconnaissait pas sien... S’il a pris, vigoureusement, la défense du copain algérien83, peut-être a-t-il été soutenu par quelque identification ? Ahmed, le ramasseur de sauterelles, le maître, le père et combien d’autres que nous ignorons. Evitons de simplifier ! D devient cependant intéressant de suivre, à travers les textes, l’histoire du père, plus précisément les avatars de l’image pater­ nelle. Flic agressé à coups de potiches, tueur de scorpions, défen­ seur des enfants qui finalement sauve la famille..., on pourrait noter un certain parallélisme avec l’évolution de Luigi acceptant la loi de la classe et se servant de cette loi pour prendre du pou­ voir, acceptant les règles d’orthographe pour acquérir le pouvoir d’écrire. Mais il serait étonnant que les choses soient aussi sim­ ples que, sans le savoir, je n’aie pas joué un rôle dans l’affaire. Un jour, nous parlerons de transferts84. 33. Non, ce n’est pas avec Ahmed que Luigi allait prendre les sauterelles dans les filets. 34. Comme en psychothérapie institutionnelle, cette notion se complique du fait que toujours et heureusement coexistent, dans le groupe, des transferts latéraux et qu’on risque d’énoncer des contre-vérités en envisageant unique­ ment la relation transférentielle maître-élève. Dans le cas présent, il serait indispensable de faire intervenir Simone, la correspondante. Voir infra, p. 626.

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Peut-être le mot le plus utile à entendre est-il le mot de la fin (qui, du reste, clôt très vite l’entretien). Au maître qui, par quelque diable poussé, voulait comprendre et savoir : « Et avant ? », Luigi répond : « C’est loin. » 11 est facile d’entendre : « C’est réglé, ne revenons pas là-dessus ». et de souligner : « Oui, c’est loin. » Contrairement à l’image qu’en donnent certains plai­ santins, la thérapeutique ne consiste pas à aller fouiller inconsi­ dérément dans les tiroirs du passé... d. Juin

Nos correspondantes de Montluçon viennent à Nanterre. En­ semble, nous allons au Jardin des Plantes et à l’Aquarium. Epa­ noui, souriant, plein d’humour, Luigi, devenu un des leaders et l’un des Sages, est aussi un des plus gentils. Simone et Luigi sont ravis d’être ensemble... Seul de la classe, Luigi, pour célé­ brer l’événement, apporte une peinture et un texte. A l’aquarium du Trocadéro, j’ai vu des carpes avec les couleurs de l’arc-en-ciel. Et des carpes blanches avec des écailles comme des pièces d’or. Lin petit poisson était pris par la tête. L’anémone le mangeait petit à petit. C’était un petit poisson gris.

On pourrait, bien sûr, interpréter. Terminons l’histoire de Luigi en citant un texte élu...

e. L’année suivante, en avril Stupides gamins !

Une grand-mère promenait sa petite fille dans les allées derrière l’immeuble. C’était une étrangère. Des gamins apparurent et se moquèrent d’elle parce qu’elle parlait espagnol. Ils disaient n’importe quoi : elle ne comprenait pas. La pauvre dame s’énerva et leur lança son chausson. Mais elle fut obligée de rentrer chez elle. Moi je regardais. Je ne pouvais pas intervenir, car les garçons étaient plus forts que moi.

C’est fini : Luigi est moins pittoresque. Ses textes décrivent la réalité actuelle, servent de point de départ à des discussions sur le racisme, sont exploités en calcul ou en géographie... Reste à le glisser dans une classe professionnelle spéciale où son courage supplée à sa maladresse et à son retard scolaire.

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IV. Commentaire

« Tiens ! il a changé, celui-là ! » Les praticiens n’ont guère le loisir de « s’interroger », seuls ou en groupe, à l’abri des contingences de ce bas monde. C’est dans un jardin cependant, avec mon amie Madeleine Renaud, que j’ai eu cette révélation : Luigi avait changé. 11 était plus que jamais Luigi, mais il apparaissait distinct parmi les autres. C’est cela qui était nouveau. Qu’est-ce qui avait changé ? Pour­ quoi ? Comment ? Je ne le savais pas. En voyant Luigi et Si­ mone discuter gentiment, j’ai seulement dit : « Tiens, il a changé, celui-là ! », puis nous avons parlé de Simone, qui, elle aussi, avait changé. Précisons que, par ce beau jour, deux classes de perfectionne­ ment, heureuses de se rencontrer, circulaient librement dans le Jardin des Plantes. Sans « surveillance » : sous la responsabilité de deux maîtres. Des règles précises, sévères et respectées de tous assurant mieux que les rangs et les aboiements la sécurité des en­ fants, les adultes avaient quelque disponibilité pour parler. Le lieu cependant n'était guère propice à une analyse de cas. Oc­ casion simplement de dire que ça serait intéressant... C’est vrai : Luigi, bavard, animé, joyeux, s’est éveillé. C’est plutôt sa façon d’être au monde qui a changé. Responsable écouté de tous, il a la parole et souvent j’oublie qu’il était bègue et bafouilleur. Dans une classe de garçons (où l’on ne peut guère remarquer et cultiver que des relations homosexuelles), il est bien difficile de se faire une opinion sur l’orientation affec­ tive des enfants. Si j’avais eu quelque doute de ce côté, l’em­ pressement et la galanterie de Luigi m’auraient rassuré ce jourlà. Ce garçon de treize ans, handicapé, retardé, envisage l’ave­ nir, fait quelques projets. Il est entré, comme on dit, dans l’« âge ingrat » avant d’aborder la « crise de l’adolescence ». Et je ne suis pas curieux de...

... savoir ce qui s’est passé Disons plutôt que je ne suis pas pressé de toucher, au risque de tout compromettre, à ce qui semble s’être tassé, rangé, ar­

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rangé tant bien que mal : il parle, produit, sait se défendre et attaquer, établit les relations correspondant à son âgeS5. De quel droit irais-je me mêler des affaires de Luigi ? Y a-t-il une demande ? Luigi et Simone sont-ils du matériel d’observation ? Ajoutons qu’il y a belle lurette que j’ai renoncé à « compren­ dre » : à me donner l’illusion d’avoir compris 3B. Quand, plus tard, l’infinie complexité du psychisme humain, que l’on commence à entrevoir, aura été reconnue et acceptée, on rira bien des « ex­ plications » des psychologues du xxe siècle35 37. 36

Luigi a parlé... ... parce qu’il avait le droit de se taire, bien sûr, mais aussi l’as­ surance qu’il ne risquait pas, en se distinguant de la masse, de se faire « fusiller > par quelque leader ou piétiner par le groupe. Plus ou moins confusément, on savait ici que l’intervention était utile, qu’elle favorisait la vie dans le groupe; on savait que la régulation n’est pas forcément limitée à des échanges de polites­ ses, que, si l’huile est utile, certains réglages se font à coups de marteau. Mais Luigi utilisait des canaux de communication sans se singulariser : d’autres que lui écrivaient des lettres, étaient im­ primés, parlaient en réunion. Correspondance, journal, Conseil n’avaient pas été spécialement créés pour permettre au jeune homme d’exprimer son sentiment. Remarquerons-nous que Luigi ne parle pas tout seul, mais que, toujours, il « parle à », il s’adresse à des copains impliqués dans l’affaire, à un maître qui l’écoute, à une Simone qui ré­ pond, aux lecteurs du journal. Notons plutôt que, dans tous les 35. Il parle, il travaille, il plaisante. A quoi servirait de dire maintenant que les pulsions de l’âge oral et anal se sont sublimées dans le langage, le travail et diverses productions ? que son attitude avec Simone semble indiquer que la résolution de l’Œdipe est en bonne voie ? que le refoulement (oubli) a joué et que les traumatismes de la petite enfance, etc. Une trans­ cription a posteriori dans un langage plus ou moins psychanalytique offre moins d’intérêt que l’élaboration d’une hypothèse de travail que l’expérience vient confirmer ou infirmer. 36. Mieux vaut savoir que la « compréhension » est souvent une conduite de défense : je comprends ce que je veux comprendre (en laissant soigneu­ sement de côté ce qui pour moi risquerait de faire problème) et je fais taire par une affirmation rassurante : « Gamins, je vous ai compris »... Pourquoi me défendre de Luigi ? 37. Chaque spécialiste est capable de donner d’un phénomène complexe et surdéterminé une « explication » convaincante, claire, logique et souvent vraie. Nous avons déjà dit (VPI, p. 103) qu’il s’agit d’éclairages, d’hypothèses, de modes d’approche et non de Vérité.

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cas, il est protégé des agressivités possibles : les copains, proches, sont peu engageants, le maître n’a rien d’un ange, mais le pré­ sident parle au nom de la loi. Inconnue, différente, autre, Simone est loin, mais Luigi écrit sans crainte de bêtises : le maître réagirait. Si les lecteurs de Lutins courageux sont mécontents d’un arti­ cle, ils le feront savoir... au gérant. Dans sa quête permanente de l’autre, Luigi rencontre à qui parler et avec qui parler, il peut s’opposer, mais aussi s’identifier aux autres. Sans insister sur les identifications88 nombreuses qui, dans le groupe, lui permettent de faire comme les autres, de parler, d’écrire, de graver, d’imprimer... nous rappellerons que, avant de trouver sa place, Luigi s’est — il le dit en clair — « mis à la place d’Ahmed ». Il se mettra facilement à celle de l’Espagnole en proie aux stupides gamins. Se mettre à la place de..., faire comme... A qui finalement Luigi essaie-t-il de ressembler ? Sa façon de « mettre les pieds dans le plat » sans ménagements est-elle inspirée par un modèle proche ? La place de « mon père » dans le discours, l’histoire du géant sont-elles des indi­ cations ? Finalement, Luigi ne ressemble guère à F. Oury; le maître semble être davantage celui qui rend possible les identifications que celui à qui « on doit » s’identifier : un médiateur.

Il a agi, produit, réussi... ... et ses résultats — textes, linos, albums, progrès — ont été reconnus et fêtés par le groupe entier. Parce qu’il s’agit de bons enfants...

Pourquoi limiter a priori à quelques classes spéciales la vali­ dité de ce que nous remarquons ? Il pourrait être intéressant de repérer les caractéristiques d’un lieu de parole. Luigi a parlé sans craindre l’ironie, les huées, la bienveillante attention ou la contestation systématique dans un groupe limité (provisoirement), fermé, protégé, délivré des hiérarchies, où l’on sait à quoi s’en tenir parce que des lois existent. Dans les mêmes conditions, des adultes parlent aussi : 38. Cf. VPI, p. 121-127, 182-190; supra, chap. 2, Charlie.

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Extraits (divers) d’une discussion qui demeure ouverte

De la liberté du maître

« — ... Je n’ai rien fait... Je ne suis pas intervenu... Je n'ai pas cherché à savoir. » Faut-il entendre : « dans ce cas précis, je me suis abstenu » ou fêter ta soudaine conversion à la NonDirectivité ? — ... pas d’idioties... si j’ai envie d’intervenir, si je juge utile de le faire, je ne demande pas l’autorisation : voir Bobi ! Là, je n’avais pas envie de m’en mêler, c’était inutile à mon avis. — ... ton avis... tu as envie... tu juges utile... — parce que je suis mieux placé que quiconque pour savoir ce que j’ai à faire... — ouais... avec quelques outils dans la musette et des copains pour pouvoir « en parler »... — des gens capables de comprendre que, s’ils pensent à ma place, ils me retirent parole et vertu...

De l’interprétation — Mais tu n’interprètes pas ? — Il faudrait s’entendre sur les mots. Je parle toujours d’in­ terprétations hasardeuses — en existe-t-il d’autres ? — on sait bien qu’il s’agit de projections personnelles, voire de réactions de défense. Ça peut servir d’avoir des idées, de faire des hypo­ thèses ? — A condition de trier un peu ce qui vient. — Une interprétation juste qui passe, parce qu’elle est don­ née au bon moment, dans le langage qui convient à ce momentlà, ça peut-être décisif. Question de langage : un silence, un sou­ rire, un « bien sûr » ou un coup de pied au cul sont souvent plus opératoires que le discours barbouillé de freudisme qui tient lieu parfois d’« interprétation ». Dans ce cas particulier, pour des raisons que j’ai dites, je ne réagis guère. C’est vrai, je n’interprète pas. — C’est cette neutralité de F. Oury vis-à-vis des histoires de Luigi qui les neutralise. En fait, tu n’es pas fasciné par ce passé dramatique et exotique ? — Non. Le gosse m’intéresse plus que l’histoire. — Tu le dis... Je pense que ce qui t’intéresse là-dedans, c’est le Conseil, l’affaire des singes...

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— Mais c’est justement cela qui fait qu’il est efficace ! Il n’aime pas Luigi, en ce sens qu’il n’est pas séduit, accroché d’une manière discutable. De la monographie de Charlie, on pourrait tirer une leçon. Non ? — Alors le refus d’« aimer b ?... il aide ?...

De l’écoute — Et ça suffit ? la présence du maître, l’acceptation incondi­ tionnelle de l’autre, l’écoute... — Ça peut suffire ici. Mais je ne généralise pas. La vertu de l’empathie, de la neutralité bienveillante... Moi, je ne crois pas à la magie, ni à La Solution. Si j’ai une bouche qui peut parler ou se taire, j’ai aussi des oreilles (pas trop fragiles). Personne ne m’interdit de m’en servir. Est-ce si exceptionnel ? — Oui. Chaque homme ou chaque femme — à moins d’avoir été abîmé [...] — pourrait entendre. — Mais si tu es un bon maître, si tu sais à l’avance ce que tu dois faire ou si tu espères trouver ailleurs la solution, pourquoi prendre la peine d’écouter et de traduire ? — Ecouter quoi ? le silence de la prison, le ramage de la volière ou le « boucan » du champ de foire ? Du reste, si tu es continuellement absorbé par des tâches mineures et répétitives, tu n’as pas le temps d’écouter...

Du transfert... — On ne va pas répéter... Quand tu soutiens qu’il n’y a pas eu d’identification entre vous deux, je ne suis pas convaincue. — Mais de quels éléments disposons-nous pour analyser ce qui se passe entre Luigi et moi ? 11 n’est pas question de remuer ce qui s’est décanté. Tout au plus pourrait-on parler du « contretransfert » du maître, comme on dit. Apparemment, pas de gros problèmes. Je n'ai jamais favorisé outre mesure l’expression libre. Nous ne sommes pas liés, emmêlés, empêtrés l’un dans l'autre. Nous n’avons eu aucune peine à nous séparer : nous étions sé­ parés. Comme disait Luigi : c’est loin. Je ne l’ai jamais revu. Simplement, nous n’avions pas peur l’un de l’autre, c’est-à-dire qu’aucun de nous ne désirait avoir l’autre, le posséder — ou se faire posséder. Mais allez donc expliquer ça dans un monde où l’on n’ose même pas avouer qu’on en est resté à la relation de Socrate avec ses « meilleurs b disciples... — Bon, nous voilà chez les Grecs ! Nous n’allons pas répéter que les autres, les médiations et les règles instituées font obsta­

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cle à la relation pédagogique « duelle, intime et personnelle ». Nous parlions d’identifications et de transferts. — Ce n’est pas cela, le transfert. — Tant pis. — Donc ce garçon timide et empêtré dans son histoire per­ sonnelle n’intéresse pas particulièrement F. Oury, or, il finit par s’imposer et en imposer aux autres... Il me semble qu’un jour il a dit : « C’est dégueulasse, ce qui se passe ici. » Ça, tu l’as entendu, non ? Avoue que tu as été « accroché ». — Bien sûr, ça me disait quelque chose. — Et cette façon délicate de « mettre les pieds dans le plat », ça ne te rappelle rien ? Moi, j’ai l’impression d’avoir entendu ça quelque part. Ecoute : « Sourde, muette, pétrifiée, l’institution écrase et pétrifie. Edu­ cateurs du peuple ? Rouages d’une grande mécanique, bouffons châtrés et châtreurs. Moyens d’action? Dans les fournitures scolaires, gratuites et obligatoires, des carcans, des béquilles et des corsets : un attirail ridicule qui vous isole du monde des vivants. « Je renonce à cet attirail ? Je m’enlise dans les marécages non directifs; je crois créer ? Mes créations sont conformes aux mo­ dèles fournis ! « Pendant ce temps, les gosses et les profs’ se détériorent. C’est dégueulasse, ce qui se passe là-dedans ! » Ça ne te rappelle rien, ce genre de discours ? Qui parle ? Luigi ou l’Ours des casernes ? — Je me demande si, sans sa petite intervention, Luigi aurait existé pour F. Oury ? — Bon. Bon. Disons qu’il n’y a rien, ni transferts, ni identifi­ cations, que F. Oury n’est pas dans le coup... — Disons que, consciemment... — Le transfert, c’est toujours inconscient. C’est même « la mise en acte de la réalité de l’inconscient ». — Il n’empêche que nous ne nous sommes pas mélangés... — Non, simplement vous aviez la communication. C’est comme le téléphone : il faut connaître le numéro d’appel..., mais il faut aussi qu’il y ait du courant...

... dans le groupe — Ne simplifions pas. H y a tout un réseau de communication. Toute la classe est dans le coup. — Ça vous protège des transports en commun.

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— C’est pour ça qu’il refuse de se croire dans le coup. — Nous parlions tout à l’heure d’interprétation : si la parole de Luigi a si bien passé, c’est qu’il s’agissait d’une interprétation juste, donnée à temps, par celui de qui on l’attendait le moins. Si cette parole est entendue de tous, c’est que, au niveau sym­ bolique, elle accroche tout le monde. Même ceux qui, dans les faits, rejettent les marginaux... On pourrait dire autrement que le signifiant ici devient opératoire au niveau de l’ensemble de la classe... — Je préférerais reprendre l’affaire des singes — pourquoi et comment se sont-ils mis à gambader de textes en têtes ? — et parler du fantasme dans le groupe. — Ça doit être plutôt caché, ça. — Comme on ne les voit pas, ils n’existent pas : CQFD. Ça les empêche pas d’y être et d*« in-sister » w, comme l’eau sous la terre, quitte à jaillir et à te sauter au nez, juste quand tu n’en as pas besoin. Brusquement, ça parle...

De la parole des mutiques — Encore heureux quand ça parle ! Oury a eu de la chance : Luigi a parlé. Avec un nautique, ça n’aurait pas été aussi sim­ ple. D’ordinaire, quand le milieu se détériore, ça cause par des passages à l’acte. Va y comprendre quelque chose : même l’in­ téressé ne sait pas pourquoi il a fait cela. Faute de pouvoir dire, on fait. — Encore des cas exceptionnels... — C’est la vie quotidienne. Je disais que le milieu se dété­ riore : les institutions qui permettent la communication sont bloquées ou détruites. Mais quand il n’y a pas d’institutions de ce type ? — Mais moi, j’ai toujours beaucoup de chance : ça parle. C’est peut-être parce que je veille à l’entretien des voies de com­ munication... que tout puisse se dire. Au fond, c’est de la pa­ resse. J’aime mieux éviter la casse que réparer... Et puis, je ne crois pas beaucoup aux mutiques39 40. Dans certaines situations, tout le monde devient « mutique ». Dans d’autres, les mutiques se mettent à parler. Il y a des institutions pour faire taire, d’au­ tres au contraire... 39. Cf. F. Tosquem.es, Structure et rééducation thérapeutique, Ed. universitaires 40. Cf. VPI (Patrice); supra, p. 287-288 (Le N° 28).

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Du changement comme institution

— C’est ça, l’important : la possibilité de changer les rôles, les statuts, c'est-à-dire les institutions, quand quelqu’un dit que ça ne va plus... — Si la classe « institutionnelle » est incapable de se trans­ former, mieux vaut parler d’autre chose... — Ouais, facile à dire... Je comprends les hésitations d’Oury. Tout bousculer, tu comprends... — Alors là, remonte sur l’estrade : si tu « colles » aux insti­ tutions, tu dois être invulnérable et insubmersible... Les person­ nages ne survivent qu’à l’abri, hors de portée, en milieu stérile. Toute mise en question des institutions les atteint douloureuse­ ment : ils sont devenus institution. — N’empêche qu’on y laisse des plumes... — ... si on se balade déguisé en chef indien. C. Mohamed le berger Notes de septembre ... Voilà deux jours qu’ils sont là. Je serais étonné qu’ils moi­ sissent en Perfectionnement. Ils parlent mal le français, mais ils parlent. Leurs yeux, leur réaction quand ils ne comprennent pas : pas plus débiles que moi. Ils sont là, semble-t-il, à titre provi­ soire. Je les « reclasserai » sans peine ! Deux frères algériens. Mêmes parents, même milieu, même his­ toire semble-t-il. Pourquoi leur comportement est-il si diffé­ rent ? Chercher une autre explication que le contexte socio-éco­ nomique... C’est Méziane qu'on voit d’abord : neuf ans, trapu, jovial, tout rond, vif argent, ravi d’être au monde et d’y faire du bruit. Grand, mince, silencieux, Mohamed, douze ans, regarde. Certainement il pense. Il doit penser qu’il a tort et, très poli, il laisse la place. Tort d’exister ? J'exagère. Mais pourquoi, par­ fois, pour rien, cet air de chien battu ? Le petit m'encombre, mais ne me fait pas souci : il est à son aise et saura bien se débrouiller sans moi. Le matériel, la classe organisée sont là. J’aimerais en dire autant de Mohamed. Celui-là m’intrigue et m’a accroché. Quelle demande derrière ce mutisme ? Un appel ? Lui non plus n’est pas seul : la classe existe. Que va-t-il se passer ? Je pourrais faire une monographie : « Mohamed ».

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Traité des caractères Si j’étais typologue, j’aurais là un matériel intéressant : deux frères. A l’aide de quelques auteurs, il me serait facile de jouer au petit jeu classique. Je trouverais Méziane le bon vivant, bréviligne, pycnique, respiratoire; cet encombrant, agressif et infati­ gable est sans doute un hyperthyroïdien, surrénalien, un extra­ verti, « sans complexes » comme on dit... Je pourrais aussi le dire du type sanguin : non Emotif Actif Primaire (nEAP). Pour moi, c’est un gosse vivant en bonne santé. A l’inverse, je dirais Mohamed le chien battu, longiligne, schizoïde, nerveux du type émotif inhibé, introverti, un anxieux tourmenté par un sur-moi persécuteur; et je classerais avec les sentimentaux : Emotif non Actif Secondaire (EnASj. Nous serions, les uns et les autres, bien avancés. Mais j’aurais l’âme en paix4l. Classer, étiqueter les êtres humains n’est pas mon métier4243 , et j’ignore le QI de mes deux arrivants. J’ai, heureusement, autre chose à faire : la classe se met au travail; moi aussi; ils parleront48. Décembre. Premier texte élu Le vélo

J’ai réparé mon vélo à la maison. Puis j’ai joué sur la route et je suis tombé sur la figure. Mon père est venu. 11 a dit : « Rentre ce vélo à la maison. » Texte anodin qui ne prendra sens peut-être qu’en regard du sui­ vant. Pourquoi Mohamed s’est-il cassé la... figure ? Pourquoi le père a-t-il interdit le vélo ? Nous parlons, bien sûr... Le père, spécialiste en terrassements, est un rude travailleur à qui il est plus prudent d’obéir que de 41. Les caractérologues sérieux reconnaissent eux-mêmes les limites et les dangers de ces classifications qui enchantent les adolescents : « [La typologie] fixe des arêtes au lieu de révéler des genèses, et les arêtes, ce sont précisé­ ment les arrêts, les limitations. [...] Aussi les beaux tableaux typologiques, commodes à lire et à retenir, sont-ils des refuges dangereux contre la compréhension, aventure toujours ouverte... » (E. Mounier, Traité du carac­ tère. Editions du Seuil. 1947, p. 41.) 42. Un débile profond qu’on dirigeait vers le bureau de tests nous a dit : « Je vais chez le catalogue. » 43. Une règle admise de tous les y aidera : les Algériens (ou autres) ont le droit et même le devoir d’interrompre qui que ce soit dès qu’ils ne comprennent plus. Les « quoi c’est ça ? » de Mohamed et surtout de Méziane nous donneront souvent l’occasion de préciser notre vocabulaire.

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répondre. Il tient beaucoup à ce que ses fils travaillent à l’école. Identification ou autorité : les fils travaillent, et je ne m’en plains pas.

Janvier,

le texte

de Mohamed Mon

pauvre copain

C’était au Maroc. Abd el Krim jouait avec son vélo. Je lui dis : « Viens te promener vers la mairie. J’avais des sous. « Traversons pour acheter des bonbons chez le boulanger. » Un gros camion américain est arrivé à toute vitesse. ATTENTION !! Mon copain a couru. Le camion est passé dessus. Abd el Krim a fait HA-A-A ! Sa maman pleurait sur son fils. Moi aussi je pleurais.

La classe est pétrifiée. Le attention ! et le ha-a-a ! de Moha­ med étaient des cris. Il a lu, ou plutôt il a dit son texte avec une intensité dramatique... Il est là devant nous. Le silence ne peut pas durer... « Quelqu’un veut parler ? »... mais il dure. Or ce texte est un appel, une demande, bien sûr... Je lance : a A votre avis, qui est responsable ? Ce qui est arrivé, c’est la faute à qui ?» On parle du gosse qui traverse étourdiment, du chauffeur qui roule trop vite... Personne ne parle de Mohamed. Je n’ai rien à ajouter 44. « Mohamed : Acquitté. Non-lieu. Autorisé à vivre », a décidé le Tribunal. Cela, je n’ose même pas le penser : la suite me dira si j’ai le droit de me réjouir ou non.

Février. Mohamed fabrique du chocolat De la sortie-enquête chez Monbana 45, nous avions rapporté des échantillons et, puisque nous avions vu comment on fabri­ quait du Monbana, chacun avait à essayer... « Devoir du soir ». 44. En attendant que des spécialistes dûment estampillés viennent faire du psychodrame à heure fixe dans des classes traditionnelles, les maîtres et les maîtresses d’école (qui ne sont pas obligatoirement des imbéciles) continueront à faire des textes libres... 45. Cf. VPI, p. 54-68.

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Sept garçons ont essayé à la maison de faire la cuisine. Cinq ont réussi, mais Mohamed : J’avais un petit bloc de tourteau de cacao dur et amer. Je l’ai écrasé avec un marteau. J’ai mélangé la poudre, le sucre et un peu de beurrre de cacao. J’ai versé le lait chaud. J’ai laissé bouillir. J’ai bu : c’était amer.

Pas de notes sur Mohamed en février. Il travaille, progresse, s’affirme, surtout à l’atelier, et joue au football.

Mars. Un rêve amusant... Le rêve du pantalon

J’avais acheté un pantalon plus long que mes jambes. Je dis à maman : « Coupe-moi un petit morceau. — Non, je fais la vaisselle. » Je demande à ma sœur : «Non, je vais faire les commissions. » Je vais chez ma cousine : « Non, je fais la cuisine. » Quand je suis revenu de promenade j’ai voulu mettre le panta­ lon. Chacune avait fait son travail et raccourci le pantalon : j’avais un short.

« Coupe-moi un petit morceau, » Je me souviens — pourquoi ? — que les musulmans sont rituellement circoncis : acceptant le sacrifice d’une toute-puis­ sance illusoire, le petit garçon devient un homme et est reconnu comme tel. Ce rêve vient après l’histoire du pauvre copain. Le rêve, expres­ sion déguisée d’un désir..., tentative pour rejouer la partie... « Chacune avait fait son travail et raccourci le pantalon. » Il semble bien que — à la suite de quel accident, de quelle culpa­ bilité ou de quel malentendu ? — Mohamed soit allé un peu loin dans l’acceptation... Bien entendu, je garde pour moi ces idées personnelles46. Tout le monde rit, je ris avec tout le monde, et le texte est im­ primé. Il suffit d’attendre la suite : la classe coopérative offre suffisamment d’occasions pour « rejouer la partie ». 46. Quand, Freud devenu obligatoire, on — éducateurs ou psychologues — se mêlera d’interpréter publiquement les textes libres, les enfants n’écriront plus, rassurons-nous.

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Mai. Texte collectif Dans le fond du terrain nous allumons des feux.

Pour faire un four dans une butte de terre : je creuse d’abord horizontalement un petit tunnel puis, verticalement, un trou pour la cheminée; ensuite, j’emboîte le tuyau. (D'après Mohamed.)

C’est peut-être le moment de se souvenir que le père de Mo­ hamed creuse des tunnels, mais rien ne m’interdit de regarder le lino d’illustration : un bonhomme rouge, armé d’une longue tringle phallique, creuse un trou dans la motte de terre où est le feu... La technique nous est précisée. Si j’interviens, c’est pour fournir des mots : horizontalement, verticalement, et pour exploiter ce texte en géométrie. 11 est possible que mon interprétation du pantalon soit juste. Mohamed, « bleu » en conduite, chef d’équipe d’imprimerie, est devenu ce qu’il était : un grand. Travailleur, calme, gentil avec tous, souriant et de plus en plus sûr de lui-même, il est totalement indépendant, à présent, de son dynamique cadet, devenu, lui, spécialiste des contes arabes et terriblement bû­ cheur 47. Vraisemblablement, il s'est passé quelque chose cet hiver... L’année suivante Octobre ou... de la culture populaire

Les journalistes de Lutins courageux ont visité le Musée de Saint-Germain. Us y ont vu entre autres choses : Sur un os, gravé, un cheval à deux têtes ou bien deux têtes de che­ vaux... des harpons en os : la pointe seulement, car le manche est pourri depuis longtemps... des galets peints : la première écri­ ture ? On n’en sait rien.

et aussi Une grosse femme en pierre avec un gros ventre, des grosses fesses, des gros seins. Elle devait manger beaucoup !, etc. 47. Le reclassement de Méziane s’est opéré sans complications inutiles. A la rentrée scolaire, j’étais absent. Dès que je reprends la classe, je m’informe auprès des enfants : « Méziane n’est pas là ? — Il est parti. — Où 1 — Au cours moyen. Il nous a dit : je suis marron en français, en calcul, donc je peux aller au cours moyen. — Il aurait pu m’attendre ! — Et si vous n'étiez pas revenu ? — D’accord, je verrai la maîtresse. » J’ai vu Méziane, normalisé, mains au dos, toujours vif et rigolard : « Ça va ? — Oui. » Il est, je crois, entré au collège.

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11 faut croire que la préhistoire a intéressé Mohamed puisqu’il écrit : Dimanche, je suis retourné tout seul au musée. J’ai payé 1,20 F pour le train et 0,5 pour l’entrée. J’avais 4 F. Il me restait ?

Mohamed sort et a vraiment l’air de s’en sortir. Sans que je me mêle directement de ses affaires personnelles. La classe co­ opérative « institutionnelle », milieu culturel, semble avoir des effets thérapeutiques. Et cela est bien agréable pour le maître... L’affaire semble réglée ?

Décembre. Souvenirs Quand j’étais en Algérie, avant la guerre, je vivais dans une ferme. J’aimais mieux cela. Je venais à l’école à cheval. Je soignais les petits moutons. J'aidais les agneaux à naître. Je les enveloppais dans une peau de mouton. Mon poulain s’était couché sur un tesson de bouteille. Il était si gravement blessé qu’il a fallu le tuer. Je n’ai pas voulu regarder : j’avais trop de chagrin.

Mon pauvre copain poulain ! Il a fallu le tuer, et je n’y pou­ vais rien... Des souvenirs qui peut-être ne manquent pas de signi­ fication. Nous parlons de l’Algérie, des moutons, et Mohamed affirme qu’il a vu des loups. Ou des chacals ? Ou des hyènes ? A voir... Nous nous retrouvons au Jardin des Plantes. Ahmed et Ali y voient des singes 48. Fabrice a vu : L’oiseau-statue

J’ai vu une espèce de grosse cigogne qui dormait sur une patte. L’autre patte était cachée dans ses plumes. J’ai pensé qu’elle avait froid aux pattes.

Il y a des choses qu’on ne laisse pas passer quand on s’appelle Mohamed et qu’on n’a plus peur d’intervenir : Ce n’est pas vrai : j’en ai vu en Algérie et il faisait très chaud. Ces oiseaux-là dorment sur une patte pendant des heures.

Où est donc passé mon chien battu, l’émotif inhibé, l’introverti anxieux ? 48. Cf. supra, p. 589 et s. 39

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Mars A côté du texte sur le Ramadan, j’ai collé une photo. Le vi­ sage ovale du sentimental longiligne s’est élargi. Où donc a-t-il été chercher cette mâchoire volontaire et cet air décidé ? La puberté sans doute ou... l’âge ingrat. Le Ramadan

Tous les musulmans font Ramadan. Ils ne mangent pas pendant 28 jours. (Heureusement, ils mangent la nuit.) Les enfants jusqu’à 15 ans, les malades et les femmes enceintes ont le droit de manger, car ils ne pourraient pas résister. Moi j’ai fait Ramadan pendant deux jours. Le 2 février, c’était la fête : nous avons mangé des poulets rôtis et nous avons bien ri.

Titre du compte rendu qui suit cet article : Mohamed a fait Ramadan alors... Nous avons visité la Mosquée de Paris

Mohamed tient à présent beaucoup de place dans la classe. < Marron » en calcul, en français, il a demandé à passer « mar­ ron » en conduite lorsqu’il a réussi à débrouiller et à arbitrer une difficile affaire de vol (100 F dans le sac d’une invitée). Il est devenu aussi le plus riche de la classe : son travail supplé­ mentaire, énorme, est payé, et Mohamed sait gérer ses affaires. Grâce à un emprunt, il réussit à acheter... le vélo du maître (3 000 points de monnaie intérieure, soit l’équivalent de 30 F). En mai, son texte sur le porc-épic est élu, mais bien d’autres récits de chasses africaines seraient aussi élus : c’est impossible 49. Inspiré par l’exemple de Luigi, Mohamed entreprend lui aussi de faire un album, de raconter son histoire. Il s’agit essentielle­ ment de récits de chasse. Il suffit de voir Mohamed manier la fronde ou le bâton dans le terrain pour savoir qu’il n’invente pas.

Le texte imprimé en mai J’ai chassé le porc-épic avec des copains et des chiens. On voit sortir le porc-épic. Je reste à côté de son trou. Deux copains courent pour l’effrayer. Il retourne vite à son trou. Je l’assomme d’un coup de matraque sur le nez : ça le tue net. Nous l’avons mangé; ça ressemble à du lapin. 49. Une règle interdit de mettre deux textes du même auteur dans un numéro du journal.

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D’autres textes de fin d’année recopiés sur l’album... Le chacal. Un matin, il me manquait un petit mouton. [...] Le soir, j’ai guetté sur le toit. Vers minuit le chacal est venu. Mon chien aboie, le chacal se sauve. Il avait été plus malin que moi. Le renard. ... il manquait deux poules... Nous avons fait un piège... un trou... un toit fragile... une poule attachée... on a tué le renard, on a enlevé sa peau pour faire un cache-nez.

Les hérissons... Le gros serpent de 2,5 m de long qui mangeait les œufs. Le petit taureau que j’aimais bien-

Je suis resté tout seul dans la montagne avec mon chien. Un aigle est venu...

Mohamed écrit... Commentaire

A la question rituelle : « Que s’est-il passé ? », la méthode employée ici ne nous permet pas de répondre. Rédaction a pos­ teriori, textes à l’appui : ce n’est pas une monographie in vivo M; ce serait plutôt une fouille archéologique dans la classe dispa­ rue de Nanterre. En effet, la banalité du cas nous avait incité à abandonner cette monographie : un Nord-Africain, plus ou moins catalogué débile léger, timide, effacé, serviable, s’adapte à la bonne classe, s’identifie au bon maître, progresse, se réveille et s’affirme : il s’agissait d’un faux débile. Allons-nous retrouver l’histoire de Charlie61 ? Mohamed, lui, voudrait devenir instituteur pour les Algériens, puisqu’il connaît les deux langues. Certes, il aurait été intéressant d’étudier chez Mohamed la frustration, la castration, le remaniement du sur-moi, etc., et même (l’évolution morphologique nous y incitait) les avatars de l’image du corps. Mais de quels documents disposons-nous ? de quels renseignements en ce qui concerne les relations dans les groupes ? Renonçant donc à une analyse du « cas », nous centrerons notre attention sur les deux textes dont la succession nous paraît décisive : « Mon pauvre copain » et « Le rêve du pantalon ».50 51 50. Savoir que la méthode habituelle qui consiste à recueillir au jour le jour des documents et des observations n’est pas exempte de risques (connus, acceptés, contrôlés). A centrer notre attention sur un enfant (ne parlons même pas d’une écoute privilégiée qui est un acte à visée thérapeutique), nous pouvons fort bien, à notre insu, fabriquer < un beau cas ». 51. Cf. supra, p. 260.

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Il est rare qu’on puisse parler relation sans mettre en cause les intéressés52. Pourquoi F. Oury raconte-t-il cette histoire ? Mo­ hamed l’a vraisemblablement accroché au profond de lui-même. Où ? Comment ? Ce petit garçon, écrasé par une culpabilité ima­ ginaire, qui est-ce ? Pourquoi F. Oury passe-t-il son temps à récupérer gratuitement des Patrice, des Charlie, des Luigi ou des Mohamed ? N’y a-t-il pas pour un instituteur d’autres activités plus intéressantes ? A la façon dont il en parle, nous nous deman­ dons si Mohamed n’est pas tout simplement le successeur de Charlie : le problème a-t-il encore à voir avec la pédagogie ? Nous avons beau dire que les médiations instituées permettent d’éviter certains écueils, les risques d’identification, de fascina­ tion, etc., demeurent. Remarquons simplement qu’à la fin de l’histoire Mohamed s’en va sur le vélo du maître... Contrairement aux usages, le praticien a gardé la parole et le texte ci-dessous, hétérogène, discutable, exprime d’abord son point de vue. Ensuite, citant autant que possible des phrases en­ registrées, nous avons cru intéressant de refléter des discussions qui ont suivi. Le traumatisme

L’écrit n’est pas le cri. Le texte suffit-il à suggérer l’émotion ressentie dans le groupe quand Mohamed raconte ? Il est là, dé­ muni, tout seul devant nous. Sans rien demander, il appelle. Son texte hurle pour lui. Devant la mort du pauvre copain, il s’est trouvé sans recours. Aujourd’hui encore, il est seul, avec son drame qui, depuis quelques années, lui noue la gorge, lui fait baisser la tête et demander pardon. Mais il parle devant ce groupe qui semble avoir entendu quelque chose. Sa voix se perdra-t-elle dans le désert ou la confusion ? L’impasse

Qui parle ? Un Arabe immigré, déraciné, élève d’école-caseme, classé débile, muni d’un frère encombrant qui, littéralement, lui pompe l’air et répond avant lui. Mohamed, tout naturellement, s’efface pour laisser Méziane passer devant lui. Lors de l’accident, face à la mort, à qui Mohamed a-t-il pu s’identifier ? A son copain écrasé, bien sûr. Il lui était difficile de s’identifier au ca­ mion assassin et de devenir lui-même le meurtrier d’Abd el 52. D’où l’empressement des praticiens à répondre aux questions des chercheurs...

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Krim. Remarquons qu’à aucun moment n’apparaît le chauffeur, qui a dû cependant (espérons-le) manifester quelque émotion. « Elle pleurait sur son fils et moi aussi. » En s’identifiant à une femme (et à une femme arabe), le garçon ne risque-t-il pas de se nier en tant que mâle ? Son propre nom — celui du Pro­ phète — devient dérisoire. Les jeux sont faits. 11 sortira de l’im­ passe à reculons : en régressant. On peut compter sur la Famille, l’Ecole et la Société pour favoriser une « adaptation ». Moha­ med a tort, il aura toujours tort : c’est lui le coupable, quoi qu’il dise, il en demeure convaincu, et tout ce qui arrive n’est que punition du ciel63. N’est-il pas un « bougnoul », un « retardé » ? Toujours, l’autre a raison. Mohamed, gentil, prévenant, évite tout conflit. 11 se bricole un vélo et se casse la figure : l’accident punition n’était-il pas probable ? Le père supprime le vélo : quoi de plus normal ? (Sur le plan de la réalité, il n’a sans doute pas tort.) Les autres ont des vélos, pas lui. C’est normal. Moha­ med va s’adapter : il est dans une classe de débiles mentaux. Il sera « orienté »53 54... Une occasion à ne pas manquer

Ce qui est en jeu, c’est l’existence de Mohamed. 11 semble qu’il y ait là une tentative pour rejouer la partie, un processus qui pourrait être comparé à celui du rêve 55. L’enjeu, c’est lui. Or, je n’interviens pas, et apparemment ça s’arrange. Il suffit de laisser faire, d’être « non directif » ? Malheur ! Et si un gamin pervers ou moralisateur avait dit : « C’est la faute à Mohamed » ? Le maître se serait-il contenté d’assister à la curée ? 11 est ridicule de dire, après coup, ce que j’aurais fait56. Une chose est sûre : j’étais là, nullement inhibé par de prétendus 53. A. Koestler, Croisade sans croix, Calmann-Lévy éd. 54. Une identification féminine plus poussée, quelques encouragements à la passivité pourraient lui offrir des débouchés... Mohamed est joli garçon... Mais il est possible aussi que, réveillée par la puberté, l’agressivité devenue incontrôlable éclate en « incompréhensibles » passages à l’acte, laissant pantois le psychologue qui aura observé « objectivement » son comportement anté­ rieur. Délinquant ? Malade mental dangereux pour lui-même et pour son entourage ? Comme Patrice. (Cf. VPI, p. 29.) 55. La présentation publique de « Mon pauvre copain » est une répétition, sur un autre mode, de la scène de l’accident. Tentative pour résoudre une tension pénible, pour abréagir le traumatisme initial ? Si cette tentative, en elle-même pénible, échoue, elle peut être vécue comme une nouvelle expérience traumatisante. Qu’elle se renouvelle ou non, Mohamed risque l’impasse. Il nous semble utile de contrôler l'accueil fait par le groupe à de tels textes libres. 56. Comment prévoir les textes libres qui vont surgir et rédiger la « fiche de préparation de classe » qui m’éviterait d’être pris au dépourvu ?...

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principes, et vraisemblablement mon intervention ne serait pas passée inaperçue ! Cela, Mohamed le savait sans le savoir : il a parlé.

Les recours Le prudent Mohamed vivait depuis plusieurs mois dans cette classe coopérative (une vingtaine de « choix de textes »). H savait que là, il était en sécurité, qu’il pouvait parler sans s’expo­ ser. D’autre part, lors du texte de décembre, ce fatalisme, cette acceptation résignée m’avaient désagréablement surpris. Je ne me souviens pas avoir réagi, mais avais-je donné là cependant un signe montrant que j’étais capable d’entendre un peu ce qui se disait ? Mohamed savait aussi qu’il ne risquait pas de voir son texte commenté, interprété67. L’essentiel : l’écoute, la présence, le signe de cette présence. Nous pensons que l’instant décisif pour Mohamed a été la revi­ viscence de la mort du copain et l’interrogation sous-jacente. Il est important que la réponse, sous forme de non-jugement — qui équivalait à un non-lieu judiciaire — soit venue de l’opi­ nion publique (incluant celle du maître) plutôt que du maître. Celui-ci ignorant comment, à ce moment même, il était vécu par l’enfant, avait bien peu de chances de parler juste. Libéré, acquitté, Mohamed a pu revivre, et les contraintes de la classe lui paraissaient bien minimes en regard de la culpa­ bilité qui avait pesé sur lui. Il pouvait se charger de bien des responsabilités... L’agressivité nécessaire 57 58

Il a pu alors exprimer sans malaise une agressivité normale et saine qu’il retournait d’ordinaire contre lui-même. De cette agressivité, il a fait du travail, du langage, des textes : toutes 57. Notre opinion à ce sujet a été précisée à propos de Luigi. C’est une idée naïve que de réduire la psychanalyse à l’interprétation, et l’interprétation à une explication rationnelle de ce qui émerge dans le discours ! Surtout juste, et même correctement donnée, une interprétation n’est pas obligatoirement nécessaire : la preuve. 58. Titre du livre de A. Storr, Laffont éd. Cf. à ce sujet K. Lorenz, L'Agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion éd., et le séminaire 1969-1970 du docteur F. Dolto. Contrairement à ce que pensent certains amateurs de mort douce et de nirvanas, l’agressivité n’est nullement une pulsion de mort, mais, bien au contraire, la manifestation essentielle de la vitalité : une pulsion de vie qu’il convient d’orienter, de maîtriser, de contrôler et non de détruire.

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choses qui dans ce milieu étaient accueillies, fêtées, lui donnant pouvoir (et même pouvoir financier !). Le problème consistait à aider Mohamed à récupérer son agressivité. Mohamed a été entendu, mais il a entendu aussi, bien que nul ne l’ait dit, qu’il avait le droit, tout comme un autre, d’être là, avec son histoire. Un processus jusque-là bloqué par l’an­ goisse va se remettre en route et, puisque dans la classe existe un lieu où l’on peut, en toute tranquillité, « débloquer », Moha­ med va nous raconter le rêve du pantalon. On voit bien que c’est la même histoire de castration, revécue cette fois sur un mode humoristique : « Coupe-moi un petit mor­ ceau. » Répondant à une demande exagérée, « chacune a fait son travail », et Mohamed se retrouve en short : petit garçon. Un malentendu dont à présent nous pouvons rire ensemble. Peutêtre peut-on pressentir que toute « interprétation », toute allu­ sion même, serait un désastre ? A propos de la castration69

D n’est pas interdit au maître d’avoir quelque lueur en ce do­ maine59 60. Peut-être suffit-il de savoir que, de la façon dont est vécue la castration, dépend tout l’avenir du sujet; de savoir aussi que les événements sont vécus sur un plan fantastique et (normalement) inconscient, donc inaccessible à l’intervention di­ recte : inutile de discourir. Savoir aussi que c’est lorsque les événements mal vécus reprennent sens pour l’individu qu’une évolution peut être espérée... 59. Cf. Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F. Cette notion théorique de « castration » a une importance pratique consi­ dérable pour les éducateurs : « Si l’Œdipe et son angoisse critique le [l’écolier] rend inconsciemment coupable, provoqué par les événements de l’école, les blâmes, les punitions paternelles, le désarroi maternel, il cherche avidement à actualiser une castration salvatrice. Il faut absolument que son impuissance insupportable soit “ la faute à l’autre ”. » Le docteur Françoise Dolto précise : « Je ne parle pas ici de mutilation pénienne, mais de l’abandon définitif dans l’image de son corps d’un lien fantasmé de fécondité qui érotise la relation “ enfant-ses parents et les adultes auxquels il les associe ”. » (Cf. VP1, p. 14.) 60. L’acquisition de connaissances intellectuelles, de type universitaire, sur le transfert ou la castration a-t-elle une utilité quelconque ? Une formation consisterait à entraîner l’éducateur à réagir correctement, c’est-à-dire au bon moment et dans la langue qui convient, et à faire entendre la < parole » juste qui donne ou redonne un sens à l’événement. Nous pensons que cette capacité de réaction juste existe chez tout être humain normalement constitué (si ce langage sans parole n’existait pas, serions-nous là ?), dans la mesure où il n’a pas été abîmé par une c éducation » maladroite ou une < culture » qui l’a isolé de la vie.

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J’ai vu, dans un film sur la circoncision en Afrique, des ga­ mins épouvantés mais stoïques accepter une mutilation désagréa­ ble. En public, au cours d’une cérémonie : quand le petit bon­ homme lève les yeux, il voit de grands guerriers armés, impo­ sants chasseurs de fauves, hiératiques et superbes. Il devient possible d’accepter le sacrifice symbolique d’un phallus toutpuissant dans l’imaginaire : ce sacrifice vous élève au rang des guerriers. Dans toute civilisation dite « sauvage » existent ces rites de passage et d’initiation que les bandes d’adolescents re­ trouvent spontanément afin d’exister dans une société qui, en les surprotégeant, les nie61.

L’agressivité retrouvée

11 suffit de lire la série de textes sur la chasse, de voir Moha­ med jouer au ballon ou lancer des cailloux dans le terrain avec sa fronde pour comprendre que le jeune homme a retrouvé sa vitalité ! Le petit mouton Mohamed, voué au sacrifice comme le poulain ou le copain, redevient berger et chasseur; de son bâ­ ton, il tue le porc-épic et le renard; avec sa fronde, il défie l’ai­ gle. Mohamed devient un homme : parlerons-nous de sa fierté d’avoir fait Ramadan ? Si je ne craignais de choquer les chastes oreilles pédagogiques et de provoquer des plaisanteries de pioupiou, je parlerais de « phallus retrouvé ». « Joli cours de psychanalyse appliquée à l’éducation, avait ironisé A. Vasquez, mais le moindre grain de mil ferait bien mieux notre affaire : pourquoi ça a marché ? Là et pas forcément ailleurs ? » La discussion était engagée

— En général, tu t’entends bien avec ces enfants sous-déve­ loppés... — Comme avec les autres. — Mieux quand même... Et si on parlait du racisme des Fran­ çais... — ... ou de celui des psychologues... — on saurait peut-être pourquoi Mohamed se sent à l’aise et parle dans cette classe. 61. Soleil hopi, Plon éd. ; Bloch-Niederhoffer, Les Bandes d’adolescents, Payot éd. ; Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 10.18, entre autres. Et le film de Jean Rouch.

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Le racisme : digression

L’ignorance de l’autre — Les Français apprennent l’histoire de France, c’est nor­ mal; mais, hors de l’hexagone, rien n’existe vraiment que des pays lointains, bizarres et sauvages... — On connaît les Etats-Unis — et le chewing-gum. J’ai été à Londres. On va en Espagne, en Italie — oui, les corridas, les spaghetti et les Horse Guards, tu connais l’histoire de l’Espa­ gne ? — Et toi, les Comprehensive Schools ? — Et nos lettrés, ils savent ce qu’ils disent quand ils parlent de la condition ouvrière ? Un P3 c’est quoi ? « Couler un bon », ça veut dire... ?

L’apport de la Science — La psychologie, c’est très utile. Mohamed aurait dû être testé, et j’aurais dû être tenu au courant : j’aurais su à quoi j’avais affaire. Son handicap précisé, son infériorité soulignée... scientifiquement, nous n’en serions pas là à perdre notre temps... — N’exagère pas : le psychologue, intelligent, t’a envoyé le gosse sans étiquette. — En est-il toujours ainsi ? — Ce ne sont pas les psychologues qui sont mis en cause, mais l’outil... — Oui, la critique des tests, ça ne date pas d'hier. On connaît... — ... c’est l’outil qui définit statistiquement le normal par rap­ port à un échantillon limité à une ethnie. 11 serait étonnant que l’étranger, l’étrange, apparaisse normal; le glissement est pré­ visible : étranger, marginal, étrange, anormal, inférieur... — Mais ça, les psychologues le savent !... —■ Alors, pourquoi ne le disent-ils pas ? — Je vous signale une étude intéressante; on a comparé deux populations : l’une aux U.S.A., l’autre en Afrique noire, à l’aide d’un test de figures géométriques. Eh bien, les Blancs américains sont supérieurs. Ça a été démontré scientifiquement. Pourquoi riez-vous 62 ? 62. Cf. L. Bender. Un test visuo-nioteui et son usage clinique. P.U.F., 1957.

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— On parle de Mohamed ou des tests ? — On parle de l’idée du gosse dans la tête du maître, de la représentation qu’il s’en fait. C’est important63. Ça joue, cette idée, ça joue même et surtout si je ne veux pas le savoir. Je dis que Mohamed n’avait pas besoin d’être écrasé — dans mon idée de lui — par une évaluation chiffrée de sa débilité mentale. Ça suffisait comme ça !

Au nom du Père... — Pourquoi n’as-tu pas bronché quand il a dit que son père supprimait le vélo ? Tu étais d’accord avec cette décision ? — Non; mais de quoi se mêlerait-il ! — C’est plus compliqué. Ma connaissance fantaisiste de l’is­ lam à travers le discours des élèves nord-africains ne m’auto­ rise guère à affirmer... Cependant, il est utile de tenir compte de l’image du père tout-puissant, respecté, vraisemblablement identifié à Allah. Quand j’ai entendu l’affaire du vélo, il m’a semblé essentiel, non seulement de garder l’appui du père, mais surtout de ne pas rompre la relation entre le père et le fils. S’il y avait une bêtise à éviter, c’était bien là. Une remarque intem­ pestive ! Si Mohamed a retrouvé sa vitalité, c’est vraisemblable­ ment par une identification au père, mais j’ai joué là-dedans... C’est à la suite d’un transfert sur ma propre personne qu’il a pu accepter la fatalité qui l’avait écrasé — dans l’imaginaire —, accepter aussi d’être agressif... — Et castrateur des autres ? — Oui. — Et tes rapports avec le père ? — En fin d’année, il m’a offert de l’argent, me remerciant de mon influence sur ses deux fils : « — J’ai fait mon métier. — Non. Plus ! » Pas question de refuser le cadeau du terrassier. J’ai expliqué que la somme reviendrait au véritable thérapeute : la classe coopérative. Nous avons acheté des stylos-feutre et je ne sais quelles fournitures... 63. Les expériences de Rosenthal (Californie) sont connues. Il vient enquê­ ter, dit-il, sur « l’éclosion tardive des élèves » et laisse fortuitement aux professeurs une liste d’élèves « intéressants ». Les résultats sont stupéfiants : tel quotient intellectuel passe de 61 à 106 en un an. Les . 73. Avoir entendu — et avoir attendu — le premier rêve facilite l’écoute du second. 74. On trouve souvent ce fantasme des oreilles d’âne, signe de dé­ chéance absolue, chez des psychotiques graves adultes ou au cours de psycho­ thérapies d’enfants.

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dit : « Oh ! je savais bien qu’un jour il te pousserait des oreilles d’âne puisque tu ne vas pas à l’école quand je t’y envoie; mainte­ nant, tout le monde va se moquer de toi. Te voilà bien avancé ! » Elle me donna des coups de pied et me lança des chaussures sur la tête et aussi je reçus des coups de manche à balai. Je criais : « Au secours ! » Alors... toute la famille arriva. Ils virent que j’avais des oreilles d’âne. Ils couraient tous après moi avec des balais et des chaus­ sures. Je me réveille... Je regarde de tous les côtés. Je ne vois rien. Je suis tout seul...

Un dessin et quelques notes Un bonhomme (12 cm) de profil regarde à gauche. Ni mains, ni pieds, mais un képi, un nez. une pipe qui fume et un magni­ fique bâton qui lui sort du ventre. On ne peut pas ne pas penser à un phallus. Pourtant le bonhomme est habillé (trois boutons). « ... 12 ans. Quotient intellectuel 77, niveau scolaire cours élé­ mentaire 2e année. Difficultés en calcul. Le blocage affectif cause du blocage intellectuel ? Petite affaire d’exhibition sexuelle en classe. Voir relation avec la sœur, qui réussit mieux à l’école. Comparaisons ? Essayer rencontrer le père. »

Une feuille (colonie sanitaire)75

« ... Va bien. Enurésie très fréquente... Comportement général. Guillaume ne semble pas fait pour la vie collective... Pourtant, réels progrès. Il a besoin qu’on s’occupe particulièrement de lui. Il reste quand même affectueux et gentil. » Une note du directeur de l’école...

« Guillaume me dit avoir pris 1 000 francs (anciens) dans la tirelire de sa sœur... » ... et une lettre de la mère

« ... Mais si, par hasard, il ne fait pas une nuit, de l’instant où je le réveille jusqu’à celui où on part, il est impossible. Il fait la tête, il répond, il ne veut pas se laver ou s’habiller. Comme je m’énerve en voyant l’heure tourner, je le bouscule et ça n’ar­ 75. Guillaume est en bonne santé, mais la taille et le poids étant infé­ rieurs à la normale statistique (les parents sont de petite taille), il bénéficie automatiquement des colonies sanitaires.

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range rien, après il refuse de manger. C’est à tel point que j’en arriverais presque à souhaiter qu’il s’équilibre en faisant au lit. » Un texte ultérieur très banal

Guillaume est allé au cinéma avec son père. H a vu Tarzan. Quelques brouillons de lettres aux correspondants et correspon­ dantes. Un tract récent venu là je ne sais comment :

« Visite de la Tour Eiffel... Les enfants ont posé des questions au guide; nous les avons enregistrées sur magnétophone et avons pris quelques photos. Visite du Jardin d’Acclimatation... Des sorties-enquêtes le dimanche ? Pour des enfants de 11 à 13 ans... Parmi les responsables de ce groupe de jeunes : Guillaume... Commentaire Nous ne saurons jamais pourquoi et comment Guillaume, dé­ bile authentifié par son séjour en établissement spécialisé, est devenu un homme équilibré et fort actif. Il est trop tard pour reprendre cette histoire. Tout au plus pourrait-on en faire un « cas », apte à susciter les projections personnelles et les com­ mentaires des étudiants et des professeurs. Ce n’est pas notre propos. Si nous avions l’intention d’en tirer un quelconque enseigne­ ment, c’est le caractère banal de cette histoire que nous aimerions souligner. Certes, on se doute bien que tous les dossiers ne sont pas aussi réjouissants; que la classe, fût-elle institutionnelle, est désarmée devant l’apathie ou les résistances de certaines familles, devant le poids de certains handicaps. Mais une question vaut d’être posée : faute d’avoir été entendus à temps, combien de Guil­ laume, de Mohamed, de Monique ou de Charlie deviennent de véritables débiles difficilement récupérables ? Question qui en entraîne une autre : combien de maîtres et de maîtresses ont à raconter des histoires du même genre ? Il est possible que notre fréquentation exclusive d’instituteurs inadaptés à l’institution nous incite à l’optimisme, mais nous croyons pouvoir affirmer : beaucoup, et beaucoup plus en tout 40

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cas qu’on ne l’imagine. Ils se taisent; leurs petites histoires n’in­ téressent personne : cas particuliers. Ils restent seuls, démunis, face à des problèmes dont ils pressentent l’intérêt vital. Ce n’est pas leur affaire, dit-on... L’Institution qui les emploie organise à grand-peine la ségrégation des enfants... et la mise en place de spécialistes... Quand et pourquoi ceux-ci viendraient-ils, avec nous, sur le tas, travailler, expérimenter, débrouiller la com­ plexité du milieu scolaire pour voir ce qui agit ? Les statuts, les coutumes et les mœurs universitaires76 s’oppo­ sent à de telles collaborations, et il n’est pas assuré que l’actuelle formation des psychologues les prépare sérieusement à « entrer dans la classe » 77.

E. Simone et le bohémien

Loin de Paris, la ville maudite, de l’air pollué, du milieu arti­ ficiel qui de nos écoliers fait si souvent de mauvais élèves, respi­ rons un peu l’odeur de la campagne. Retrouvons à la fois la bonne Nature, les enfants épanouis et la « saine morale de nos pères ». Par les champs et les chemins creux, écoliers et éco­ lières se rendent chaque jour à la bourgade voisine où, sur le seuil de la maison d’école, les attendent les bons maîtres. Char­ mant tableau que tous les Français connaissent bien78. Nous avons enfin une référence commune, nous allons nous entendre. Nous pouvons refermer le livre d’images de la IIP Républi­ que. Le sous-développement rural, la politique nataliste, l’alcoo­ lisme, les lambeaux de morale désuète qui tiennent lieu d’éthique suffisent à alimenter largement les classes de débiles de nos amis Renaud. Nous connaissons un peu Madeleine Renaud qui, plus tard, observera du coin de l’œil l’autogestion au cours préparatoire 79, et nous connaissons déjà Simone, la correspondante de Luigi, si heureuse de « monter à Paris » et de se promener au Jardin des Plantes. 76. Notamment en ce qui concerne l’« exploitation » des travaux des praticiens. 77. Cf. Aida Vasquez, < Entrer dans la classe », L’Education nationale, N° 848, 25-1-1968. 78. Cf. les manuels de lecture, les morceaux choisis et obligatoires ou les livres de Gaston Bonheur. Cf. aussi Suzanne Mollo, L’Ecole dans la société, Dunod éd. ; Mona Ozouf, L’Ecole, VEglise et la République, Colin éd. ; Paul Nizan, Les Chiens de garde, Maspero éd. Le bucolisme de l’école primaire n’est pas fortuit. 79. Cf. supra, p. 446 et s.

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C’est elle qui, le 17 mars, avait écrit : « Ma mère ne veut pas que j’aille à Nanterre, » Cette phrase bénigne, qui n’appa­ raît pas dans le texte de Madeleine Renaud, est peut-être signi­ ficative des difficultés que rencontrent nos camarades de pro­ vince. Sitôt qu’ils prétendent faire quelque chose qui sort de l’ordinaire, ils risquent de se heurter au solide bon sens des paysans, à l’opinion publique de la petite ville : « C’est l’école maintenant qui fait sortir nos filles ! Monter à Paris et pour voir qui ? Des garçons, des correspondants, qu’ils disent ! Je vous demande un peu : à quoi ça peut servir tout ça ? Ils feraient mieux de leur apprendre l’orthographe et les départements. » Heureusement, Madeleine Renaud connaît ce discours et la ma­ nière de s’en servir...

Madeleine Renaud : Simone... A la rentrée de janvier, Simone, 14 ans, élève de ma classe de perfectionnement, propose à la classe le texte suivant : Un mauvais

rêve

Hier soir, j’étais au lit. Je sentais que je m’endormais. Raoul et Roland au bout d’un moment m’entendirent parler : je rêvais. Je suis près des barrières. Un monsieur arrive dans une vieille voiture, il s’arrête près de moi. Je lui dis : « Allez-vous-en ! vous ne voyez donc pas la pancarte : il est interdit de stationner sur la commune. » Il me regarde, je le regarde. Je répète : « Allons, allez-vous-en ! » Il sort son pistolet. J’appeile : « Raoul, Raoul ! » Mon frère arrive, il arrache le pistolet des mains du bonhomme et le tue. Je me réveille et j’entends Raoul qui me demande : « Pourquoi cries-tu si fort ? » Simone.

Le texte est choisi parmi d’autres qui me semblent pourtant mieux refléter les préoccupations actuelles des enfants (la fête de Noël, une tempête de neige, les méfaits du gel). La pancarte « Interdiction de stationner », le pistolet du frère... tout cela m’évoque un incident dont Simone a été la victime l’an passé. Je ne suis pas la seule d’ailleurs. Lorsque le journal sort, en février, les garçons de la classe de perfectionnement voisine disent en lisant le texte et la signa­ ture : Simone ? Mais c’est bien celle qui avait eu une histoire avec un bohémien l’année dernière ?

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...et le bohémien Le 24 juin précédent, Simone arrive à l’école vers 14 h 30, peutêtre un peu plus ébouriffée que d’habitude, mais je ne la remar­ que guère ! Elle arrive ordinairement en classe sale, mal coiffée, les vêtements en désordre et à des heures variées suivant le temps qu’elle a passé à observer les ébats d’un écureuil, le travail d’un cantonnier ou simplement les nuages ! Elle se met au travail sans rien dire. Trois quarts d’heure après environ, je vois sa mère entrer dans la cour de l’école, elle marche droit ! et, pour la pre­ mière fois depuis que je la connais, semble être dans un état normal. Intriguée, je sors à sa rencontre. Elle est toute souriante et me parle pendant une dizaine de minutes de la pluie, du beau temps, des récoltes. Je me demande où elle veut en venir lors­ qu’elle me dit :

« Vous savez, je suis bien embêtée, il y a un bohémien qui vient de violer Simone, c’est un gars de la route qui est monté le dire à la maison, alors je suis venue la chercher pour la mener aux gendarmes ! s Et elle m’explique que la route qui mène au village est en répa­ ration et que Simone, pour venir à l’école, doit traverser le bois. C’est un endroit très isolé. Or, depuis quelques jours, des bohé­ miens campent dans ce bois. Simone nous a d’ailleurs décrit leurs roulottes à la causerie du matin. En début d’après-midi, un ou­ vrier de la route qui faisait la sieste en bordure du bois a en­ tendu du bruit, il s’est approché et il a vu un homme en chemise rouge qui se sauvait vers le campement des bohémiens, des branches cassées, de l’herbe froissée et la gosse au milieu du chemin qui se repeignait avec ses doigts en rajustant ses vête­ ments. Il est donc remonté à la ferme prévenir Mme Dupont que sa fille avait été sans doute attaquée par un nomade. Le soir, après la classe, Mme Dupont revient me dire que les gendarmes avaient retrouvé le gars à la chemise rouge, qu’ils l’avaient confronté avec Simone sans qu’il ait avoué, mais que l’histoire allait être jugée dès le lendemain au tribunal du cheflieu puisqu’il y avait un témoin en flagrant délit.

25 juin. — Le matin, en classe, mes filles parlent un peu du bohémien qui a attaqué Simone, mais comme aucune n’habite en dehors de la ville, elles ne se sentent pas très concernées. Coïncidence ou non, à midi, en sortant de l’école, une autre

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de mes élèves est retrouvée évanouie au pied d’un escalier qui mène à la cité où elle habite. Elle m’explique : « J’ai eu peur d’un bonhomme, il avait une vipère dans sa main. » 26 juin. — Simone reviWit à l’école toute souriante :

« Si vous saviez, j’ai drôlement eu de la chance ! j’ai monté dans le train, j’ai été à C..., j’ai mangé au restaurant, le témoin m’a payé des gâteaux et puis une glace et un paquet de bon­ bons. J’ai fait de la balançoire dans un jardin où qu’y avait plein de fleurs. J’en ai eu de la chance ! » Les plus grandes, Christine en particulier, sont assez excitées ! Elles interrogent Simone :

« Pourquoi que t’as pas crié ? — Tiens, pardi, j’ suis pas folle, si j’avais crié, il aurait bien pu m’étrangler. C’est plein de marnières dans le bois, il m’aurait fichue dedans. On aurait toujours pu me chercher après ! > C’était, je crois, au moment de l’affaire Tharon et si, pendant quelques jours, quelques petites, effrayées, se sont fait accompa­ gner en classe par leurs mamans, Christine et d’autres reparlent du voyage de Simone à C... : elles non plus ne sont jamais mon­ tées dans le train ! A la fin de la semaine suivante, cependant, l’affaire avait perdu de son intérêt, la classe avait repris sa phy­ sionomie habituelle. Les vacances et la vie familiale

Pendant deux mois et demi, Simone ne va plus sortir de la ferme. Pas de voisins autour : que la famille et quelle famille !... Le père, plus que débile, n’a jamais pu apprendre à lire, mais comme « il avait du bien » on l’avait marié à une fille intelli­ gente. La mère, peut-être pour pouvoir supporter cette vie, s’est mise à boire et a travaillé dans des hôtels ou à faire des ménages chez quelques vieux célibataires. C’est une tante, sœur du père et débile comme lui, qui tient la maison et s’occupe des enfants : Raoul, qui rentre du service militaire ; Roland, 17 ans, débile profond, illettré, qui travaille à la ferme avec le père ; Simone et Guy, 4 ans, qui ne parle pas encore et a un comportement très anormal. Simone couche dans la chambre de ses frères aînés ; à 12 ans, elle partage encore le lit de Roland.

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Au premier trimestre, Simone régresse En septembre, Simone reprend en classe la place de chef d’équipe qu’elle avait depuis Pâques et dont elle s’acquittait fort bien, mais maintenant, elle ne s’intéresse plus à son travail : elle est « paresseuse ». Va-t-elle redevenir U Simone d’il y a trois ans ? Celle qui passait totalement inaperçue, ne s’intéressait pas au travail du groupe et copiait inlassablement les pages d’un syllabaire ? Ensuite, elle avait appris à coudre, elle est assez adroite, quoique gauchère ; à ce moment, les autres s’étaient rendu compte de son existence et elle était venue lire avec les toutes petites de 6-7 ans. Or, voici que ses camarades la critiquent et la contestent vio­ lemment. Elle régresse terriblement en lecture, elle ne sait plus lire, ni dans un livre, ni dans un journal ; elle déchiffre cepen­ dant, assez aisément, les lettres de son correspondant. Elle qui, l’an dernier, présentait des textes drôles, pleins de verve, parfois même poétiques, n’écrit plus rien du tout. Au sociogramme du 4 novembre, elle apparaît rejetée par tout le monde ; non seulement Christine lui a pris sa place de chef d’équipe, mais personne ne veut plus travailler avec elle. Pourquoi, au deuxième trimestre, revit-elle ?

En janvier, quand son mauvais rêve a été choisi par la classe, Simone se remet à travailler, elle prend en charge une nouvelle élève, elle sait à nouveau lire et, au sociogramme de mars 1965, elle n’est plus rejetée que par quatre élèves. Elle a, à nouveau, sa place dans le groupe.

Dialogues imaginaires A juste titre inquiète, l’institutrice aurait pu, dès novembre, s’adresser à la Science : Aïda Vasquez. — Pour la psychologue, le problème est clair, il s’agit d’un traumatisme grave consécutif à une agression subie à une période pré-pubertaire particulièrement sensible. Trauma­ tisme ayant provoqué une régression massive même sur le plan intellectuel. L’événement est susceptible de provoquer une né­ vrose grave, justiciable d’une prise en charge psychothérapique. Madeleine Renaud. — Et où çà ? Chez nous il n’y a rien ! Ce n’est pas les parents qui vont monter à Paris tous les jeudis, et moi je ne m’en ressens pas non plus !

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Aïda Vasquez. — C’est une solution utopique, je sais... Elle aurait pu aussi revenir en mars :

Madeleine Renaud. — Je me demande d’ailleurs si c’est si grave que ça. Tu n’as sans doute pas écouté jusqu’au bout, car elle a fait des progrès quand même. Et moi, ce qui m’intéresse, ce serait qu’on m’explique pourquoi. Aïda Vasquez. — Oh ! ça, c’est bien plus difficile...

Commentaire d’Aïda Vasquez Un viol, c’est quoi ? Il y a, bien sûr, l’élément physique et psychique en soi, l’agres­ sion sexuelle subie, mais il y a surtout la réaction des gens qui sont autour. Simone, en apparence, n’a pas été troublée par le viol, la signification sociale a été donnée par le reste de la classe. Simone sort d’un milieu fruste où la promiscuité règne, ses relations avec les frères, et même le père, sont peu claires. Elle en savait tellement sur le sexe qu’elle ne savait pas grand-chose. En apparence, donc, elle n’a pas été troublée, elle n’a pas parlé du viol, mais elle a parlé du voyage, évitant là une première fixa­ tion au fait traumatisant. Pouvoir parler de cela en classe était essentiel. Les « bénéfices secondaires » du viol, c’est Christine qui les a pris : Christine est devenue l’héroïne, elle a pris la place de la violée, et Simone, elle, a pris la place que Christine occupait dans le groupe. Madeleine n’a pas dit que c’était un phénomène d’identification réversible. Mais depuis deux ans, cela apparaît, par exemple, dans les sociogrammes : c’était Christine, aussi sale que Simone, qui était rejetée par la classe. Ce qui est important, c’est la manière dont la maîtresse et le groupe ont pris la chose. Des progrès se sont déclenchés. Simone a évolué. Pourquoi ? Ce qui l’a arrangée, c’est peut-être d’avoir écrit le texte : ce qui était d’abord l’indicible, elle l’a rêvé et elle l’a écrit. Elle a trouvé un mode d’expression. Bien sûr, la prise en charge psychothé­ rapique n’aurait peut-être pas été mutile, mais on s’en passe, semble-t-il, assez bien. Les progrès ont été déclenchés par le rêve ? Oui, presque sûre­ ment ; mais surtout par le rêve exprimé, le rêve entendu, le rêve choisi.

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Les sujets comme l’hiver, les fêtes de fin d’année, etc., n’ont pas été choisis. Peut-être le rêve correspondait-il à des préoccu­ pations inconscientes du groupe à ce moment-là. Mais peut-être aussi a-t-il été choisi parce que la maîtresse n’a pas écrasé ce que Simone voulait dire en racontant un rêve. Il me semble que c’était l’essentiel pour l’évolution de l’enfant. Le rêve n’a pas été interprété, mais il a été compris (il a même été compris par les garçons de la classe d’à côté, la classe de Daniel Renaud comme par hasard !). Le viol a été revécu sur le plan social, pas sur le plan du trauma en soi. Simone, la violée, c’était quelqu’un au-delà de cet incident, elle racontait un rêve où le viol apparaissait sous une autre forme et intéressait tout le monde, car les autres ont bien dû piger l’appel que Simone lançait en racontant son rêve. La dernière phrase de ton texte : « elle retrouve sa place dans le groupe », me semble essentielle. L’évolution a été possible aussi parce que Simone a pu parler, correspondre avec un garçon lointain, ils se sont liés par des lettres avant de se connaître réellement au cours du voyage à Nanterre. On pourrait parler ici de l’importance d’une référence à quel­ qu’un de l’extérieur, garçon inconnu avec lequel on peut être amie. Ce qui me semble aussi très important, c’est que la maîtresse ait toujours eu le contrôle de la classe et qu’une chose aussi grave qu’un viol ait pu être reprise sur le plan de la parole8a. [...] Avec une maîtresse « absente du groupe » l’incident et ses suites n’auraient pas été les mêmes. Mais la maîtresse faisait partie du groupe, elle était là, elle donnait « le ton », et il y avait fort peu de chance qu’elle ait envie de se faire violer pour aller à la ville. A défaut de cette présence, l’expression publique de choses aussi graves aurait des conséquences imprévisibles.

Simone et le bohémien (additif 1970)

Nous étions restés à la rentrée de Pâques 1965 ; Simone était à nouveau parfaitement intégrée à la classe ; elle entretenait avec son correspondant un abondant courrier, parlait souvent de lui, regardait fréquemment sa photo dans l’album. 80. Cf. supra, p. 579.

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Nous commençons à parler sérieusement du voyage à Nan­ terre. Simone travaille d’arrache-pied à l’atelier couture : il nous faut avoir beaucoup de choses à vendre pour pouvoir partir. La veille du grand jour arrive enfin ; derniers préparatifs, Marie-Françoise annonce : « Je vais me faire une mise en plis pour que mon correspondant me trouve jolie. » Toutes décident de se laver la tête, même Simone ! Jour du départ. Simone arrive très en avance ; heureusement ! Ses cheveux sont brillants et elle a une robe rose toute propre, mais elle a le visage, les bras et les jambes recouverts d’une épaisse couche de crasse. Avec l’aide des cantinières et de deux boîtes de poudre à récurer, nous en venons à bout. Les correspondants nous attendent au Jardin des Plantes. Simone et Luigi sont les deux seuls grands à n’être pas gênés de se voir après les échanges de lettres et de photos ; ils marchent à grands pas et parlent, parlent... A Nanterre, Luigi emmène Simone chez lui pour la présenter à ses parents qui l’invitent à dîner. Elle est séduite par l’ascen­ seur et le confort de l’appartement, mais encore plus par l’accueil qui lui est fait. Au retour et jusqu’à la fin de l’année, elle reste rêveuse et écrit pour Luigi des lettres qu’elle n’envoie pas. Je quitte la ville pour un nouveau poste. Simone, elle, quitte l’école définitivement ; elle a quinze ans. J’ai fait, avec l’aide d’une assistante sociale, quelques tentatives pour placer Simone dans un commerce ou dans une famille comme aide ménagère ; mais dès qu’on prononce son nom de famille, toutes les portes se ferment ; il lui faudra donc rester dans l’exploitation fami­ liale. Peu de temps avant la rentrée des classes, je reçois une lettre de Simone : J’ai envie de faire inscrire le gamin [son frère Guy] à la mater­ nelle. Quoi que vous en pensez ? Je vous drez pas qui fass comme moi, qui perde son temps pour rein...

Au cours de l’année scolaire, je reçois d’autres petits mots, quelquefois deux ou trois par semaine après un ou plusieurs mois de silence. Le gamin veut bien aller à l'école mais y veu par marhéalors je le porte su mon do les 4 fuis par jour et la cote alé dur à monter; vous avait-y des nouvelles de Luigi si y travaille ousi y vasencoe à l’école de M. Oury faut y dire pourquoi qui m’écrit pas le temps me dure...

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Je réponds chaque fois que je n’ai pas de nouvelles de Luigi, qu’il n’est plus dans la classe de M. Oury, mais Simone n’en continue pas moins à terminer toutes ses lettres de la même façon. A nouveau un très long silence, puis, au printemps 67, un infâme chiffon de papier dans une enveloppe non cachetée portant une adresse presque illisible : J’ai pasécrit pasque javez pas detinb et que ma mère a veu pasme dner des sous je suis bienen betteé; j’ai fait des bêtises, j’ai soté avec un gars et je vas avoir un petit; le gars vou leconéssez pas il es pas un teresant y van des légumes sur le marché; qoui que faut que je fasse ? croillez vous que je peut y faire pailler le petit lit? je vas faire toutes les petites affaires du gamin avec ma mère mais jairein pour le coucher je suis bien en bettée...

Je récris en donnant à Simone l’adresse de l’assistante sociale et je lui propose de venir me voir pour l’aider à régler sa situa­ tion. Pas de réponse jusqu’en novembre, où elle me fait part de la naissance d’un petit André ; elle continue à me poser des ques­ tions sur Luigi et demande qu’il lui écrive en rappelant son adresse. Puis je reste une bonne année sans nouvelles de Simone ; j’apprends par ses anciennes compagnes de classe que sa mère est souvent malade et qu’elle-même ne sort presque plus jamais en ville, car elle s’occupe de son bébé. Début 69, une nouvelle lettre que j’ai beaucoup de mal à déchiffrer et qui m’annonce que le petit André est malade, qu’il est hospitalisé à C... Simone me demande d’aller le voir et de m’assurer qu’il est bien soigné. Je suis moi-même malade et ne peux me déranger ; j’écris à Simone pour le lui expliquer. Plus tard, elle m’annonce la guérison de son fils et son retour avec elle, me parle de sa vie à la ferme, du prochain mariage du grand frère. Je laisse plusieurs lettres sans réponse, qui toutes parlent de Luigi, je répète encore une fois que je ne sais pas ce qu’il est devenu, car je ne vois plus souvent son maître. Simone alors ne m’écrit plus : Pourquoi ? En septembre, cette année, je reçois trois jours consécutifs du courrier de Simone : c’est-y que vote mari ilai malade ou cesty quevous habi tépu à C. que je n’ai pas de nouvellesvous avez bein su que ma mère alée morte et que sa fait du boulot.

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Non, je ne l’avais pas su. Cette fois, pas un mot de Luigi ni du petit André. Je réponds ; plus rien jusqu’à la semaine dernière ; je recon­ nais l’écriture de Simone sur une enveloppe froissée, l’adresse un peu fantaisiste est placée en haut et à gauche. Ça vat-y la santé ? J’ai trouvé un moillun d’ailé à C.; pour vous voir la Paquita a travailt-y bien ? et vot’mari quiqui fait ? et Luigi faut me dire ou qu’il est s’il est malade; faut que je vous cause à biento.

J’attends. Qu’est devenue Simone ? Son aventure a-t-elle eu des répercussions sur son comporte­ ment actuel ? Son passage dans ma classe a-t-il été bénéfique ? Elle y a appris à lire, à se faire comprendre à peu près par écrit ; était-ce bien utile ? je me le demande parfois. N’aurait-elle pas été plus heureuse en restant la petite bête apeurée que j’ai connue ? Quel a été le rôle et l’importance de Luigi dans la vie de Simone ? J’aimerais bien le savoir. Peut-être a-t-il apporté à ma petite sauvageonne la part de rêve qui en a fait un être humain ?

F. Gégène d’Ivry

Les deux monographies « Gégène d’Ivry » et « Pauv’ Thérèse » ont été présentées le 10 mai 1967 à l’institut pédagogique natio­ nal lors de la conférence-débat organisée par la Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles.

Voici un extrait de l’invitation :

Possibilités

éducatives et thérapeutiques

DE LA CLASSE COOPÉRATIVE

Si l’écolier reste enfermé dans un univers hyperprotecteur, empêtré dans ses problèmes de petite enfance, soumis à des influences pathogènes, apprendra-t-il à lire, écrire, compter ? Non. Quand la coopérative et la vie de groupe deviennent réalités quotidiennes, [...] d’obstacle à la communication, le groupe devient outil d’éducation.

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Est-ce à dire que tout est possible ? Le milieu éducatif sco­ laire pourra-t-il compenser les conditionnements antérieurs, les influences socio-familiales ? Par la présentation d’une tumultueuse séance de Conseil 81, nous avons pu faire connaissance avec Simone Timmermans (qu’un ob­ servateur scientifique aurait classée dans la catégorie des non-direc­ tives 8283 ) et aussi avec un certain Gégène, qui ne paraissait pas outre mesure gêné ou rejeté. Il semblait même avoir la parole facile : « Le président, il a perdu ses idées parce qu’il a plus de che­ veux », etc. Ce Conseil avait lieu en octobre 1967. Gégène était dans la classe depuis trois ans.

Simone Timmermans raconte l’histoire de Gégène (de septembre 1964 à mars 1967)

En septembre 1964, je suis nommée dans une classe de per­ fectionnement nouvellement créée à Ivry : 15 garçons de 8 à 11 ans. Ils ne m’ont jamais vue, je ne les connais pas. Le jour de la rentrée, nous disposons d’une classe vide, pas de tables, pas de matériel. Les enfants sont assez surpris, un peu déçus ; personnellement, je pense que c’est une chance : ils ne vont pas s’installer les uns derrière les autres, croiser les bras, s’éteindre, jouer le jeu habituel. Nous nous asseyons en rond par terre, nous nous présentons et faisons des jeux. Peut-être que les vacances continuent ? Je ne remarque rien de particulier, ils se chamaillent, s’inju­ rient, se battent. Allons ! la bonne classe de perfectionnement habituelle, les collègues m’ont gâtée ! Le lendemain, le mobilier arrive, j’ai obtenu des tables indi­ viduelles. Je viens de faire le stage8S, c’est le moment : c’est au pied du mur qu’on voit le maçon. 81. Cf. supra, p. 456 et s. (Tumulte à Ivry). 82. Des enquêtes fort sérieuses ont été faites en 1969, et les futurs psycho­ pédagogues parisiens ont classé les institutrices par espèce selon leur « direc­ tivité ». Faut-il en rire ? 83. Stage du Groupe Techniques éducatives (septembre).

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J’annonce : a Vous pouvez vous installer comme vous le voulez, par groupes, entre copains. » Quelle foire ! Je pense un peu à mes voisins, mais pas long­ temps : ce qui se passe est intéressant. Après des discussions, des bousculades, le calme s’établit. Un seul enfant est isolé. — Tu es tout seul ? — Y veulent pas. — Personne ne veut le prendre dans un groupe ? — Ah ! non, m’dam’, y pue. Je ne dis rien, il reste seul. J’ai envie de dire qu’il encaisse. Le peu que j’ai entendu de sa voix est rauque, il ne parle qu’argot, sans faire de phrases. 11 s’appelle Gégène. Il aura 10 ans dans l’année. Il est mince, mais a l’air solide. Le temps passe, la classe s’organise tant bien que mal, souvent mal : les enfants hurlent, se battent, les chaussures volent, le Conseil balbutie. Gégène, lui, ne participe pas. Il regarde. Les mises en rangs sont pittoresques — car nous passons par la loi de l’école, pas trop serrée d’ailleurs, ce qui permet un rang original : une file de 14 garçons et, à côté, Gégène seul ! De temps en temps, j’invite les autres à se mettre derrière lui. — Non, pas derrière pue la merde ! Si, dans la classe, il s’approche d’un atelier, l’intervention des autres est rapide : — A un mètre ! Il va à sa place ou plus loin — il encaisse. Son niveau scolaire est très faible : rien en lecture, rien en texte libre. Je le sollicite : — Raconte ce que tu veux, n’importe quoi, je te l’écrirai. — Ch’sais pas. Le 22 octobre, j’écrivais à Jean Larbre84, le maître de la classe avec laquelle nous correspondions : « Il semble que Gégène n’ait pas acquis le langage. » En calcul, il exécute pourtant des fiches d’opérations du niveau du C.P. Ses rapports avec moi sont sobres et naturels, il s’efface pour me laisser passer; souvent il me vient en aide : si j’ai les mains embarrassées lors d’un atelier, il fait de la place sur une table, déplace un seau. Il est efficace sans servilité. 84. Cf. VP1 (Daniel), p. 135

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Pourtant :

— Il est vrai qu’il sent mauvais, mais il n’a pas l’allure d’un bébé qu’on déculotte et qu’on lave. — Au cours de l’année, il n’est pas allé chez le coiffeur et il contrevient aux règlements scolaires eu égard à la tenue correcte. — Il est vrai que le médecin scolaire a noté à son sujet : « Niveau presque animal ! » — Il est vrai aussi qu’il est venu dans ma classe après avoir triplé un cours préparatoire et avoir donné un niveau de 48 au Binet-Simon. Mais j’ai le temps ; je le reverrai l’année prochaine, et puis j’ai appris beaucoup de choses sur le monde où il vit. J'AI VU : le lieu d’habitation : c’est le 171, le mot bidonville est impropre puisqu’il s’agit de baraques préfabriquées, mais la population qui a été regroupée là est en difficulté : peu d’argent, souvent pas de travail, beaucoup d’enfants, alcoolisme, violences. La police est souvent appelée. Dans certaines baraques, on refuse l’entrée aux assistantes sociales. La municipalité aide les enfants matériellement et a prévu depuis longtemps de supprimer ces locaux. J’AI VU:

la mère de Gégène, elle est énorme, malpropre. Je l’ai vue le 2 février, elle est venue en même temps que le père de Bernard, autre élève de ma classe vivant aussi au 171. Le directeur et moi avons assisté à un échange de menaces, d’injures, mais n’avons rien compris au différend qui les opposait. — On m’a montré le père, qui a la réputation d’être ivrogne et brutal. — Et puis, un jour, à l’école, un homme s’est présenté à moi : « Je suis le père de Gégène, le vrai, faites tout ce que vous pou­ vez pour le placer. » Cet homme est Italien et n’habite plus le quartier. — J’ai eu aussi la visite d’un représentant de la protection de l’enfance qui m’a appris que les parents avaient été déchus, mais que la mesure n’avait pas été exécutée. J’ai dit que l’enfant venait à l’école et avait un comportement convenable. — La rumeur publique accuse la famille de vols à Prisunic... Il est intéressant que je sache tout cela, mais je n’ai pas l’inten­ tion de jouer à l’assistante sociale. Ce n’est pas mon métier.

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— Au cours de cette année, la classe a tenu Gégène à l’écart. Je suis la seule à avoir établi une relation avec lui. C’est, sem­ ble-t-il, sa malpropreté qui est la cause de cette quarantaine. Je ne suis pas intervenue : son odeur, bien sûr, me gênait, mais les moyens dont je disposais pour la faire cesser ne me convien­ nent pas. Je pouvais l’envoyer se laver ou le faire moi-même, ou le faire reconduire chez lui : dans tous les cas, j’établissais entre lui et moi une relation où il était humilié et où je me faisais juge. Cette intervention se situait sur un plan de police sociale, je crois que mon rôle n’est pas là. D’autre part, je sentais la pression du reste de la classe : 9 enfants de milieu courant et 5 autres des baraquements. Ces derniers n’auraient d’ailleurs pas été les moins ravis que je désigne un bouc émissaire à leurs propres difficultés. Gégène a souvent manqué quelques jours à la fois ; je l’ai toujours repris sans exiger de justifications. Je crois que, si je l’avais fait, je l’aurais renvoyé à la rue. Ses absences ont quelquefois coïncidé avec des incidents dans le quartier, et la rumeur publique disait qu’il était dans « la bande ». C’est possible, il connaît déjà le panier à salade. Malgré tout cela, je ne suis pas intervenue parce que son QI de 48 et son niveau presque animal ne cadraient pas avec son comportement utile et sensé. Mon chien est bien élevé, mais ne débarrasse pas la table.

Année 1965-1966 Même situation que l’année précédente. Les enfants sont les mêmes, mais la classe au départ a des structures. Gégène a gardé son statut. Il y a pourtant assez vite une nouveauté : il existe dans la classe un bon atelier de vannerie. Les enfants fabriquent des objets vendables et ont une clientèle : les collègues, les parents. Ces objets sont faits collectivement. Au deuxième trimestre, Gégène prend une corbeille commencée et la termine. La classe et moi apprécions le travail : c’est bien. 11 a dû apprendre en nous observant, car il n’est jamais allé en colonie de vacances, ni au patronage.

Le 15 avril, au Conseil Patrick propose. — Si y veut, je prends Gégène dans mon équipe. Gégène accepte.

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Patrick est un garçon des baraquements, d’un bon niveau sco­ laire; c’est le bouffon de la classe. Le 18 avril, au Conseil

Henri. — Je critique le service de balayage. Gégène. — J’comprends pas pourquoi, c’était bien balayé. C’est la première fois qu’il prend la parole au Conseil, il n’aura fallu attendre que 19 mois pour cela. Il a su demander la parole et a su s’en servir : le balayage avait été bien fait, tout le monde en a convenu. Le 20 avril, à la séance de lecture, Gégène demande à aller mon­ trer les mots qu’il connaît au tableau. Ces mots sont : le, la, une, des, et.

Le 25 avril, au Conseil

Nous faisons le point sur le travail en ateliers. A la vannerie, il y a beaucoup à faire. Le président propose que Gégène montre « aux débutants ». J’interviens : « Alors, il est respon­ sable à la vannerie ?» La réponse est presque unanime : a Ben oui, c’est lui qui sait le mieux. » C’était implicite, mais je vou­ lais que cela soit dit. Le 2 mai : Gégène apporte pour la première fois 2 F pour la coopérative. Pour la première fois, il écrit seul une ligne de texte libre :

Hier j’ai été jouer au fort. Le 7 mai : Gégène annonce à la réception du courrier : — Je peux lire la lettre de Bernard, j’ai lu deux lignes tout seul ! Commentaire de Jacques : — Y démarre, M’dam’ !

Le 16 mai : lors d’un travail sur un texte, Jacques me prévient : — M’dam’, Gégène y peut copier les mots où y a des ou, il en a trouvé trois. Y démarre, M’dam’. Au cours du dernier trimestre, la classe s’est organisée en équipe de football pour disputer un match avec les correspon­ dants. Gégène est un gardien de but apprécié.

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Nous préparons le voyage-échange Gégène prévient : — Moi, j’irai pas. — Pourquoi ? — Ma mère elle a pas d’argent. Je vais voir la mère pendant l’heure du déjeuner. Je découvre leur baraque, la dernière sur le terrain. La femme qui se présente n’est pas celle que je connais, pourtant c’est bien la mère. — Pourquoi n’êtes-vous jamais venue me voir ? — Je ne sors jamais de chez moi. J’explique les modalités du voyage et j’avance que, pour les frais, ce n’est pas urgent ; elle pourra régler plus tard. J’obtiens l’assurance que Gégène viendra. Au retour, l’idée m’est venue que j’aurais pu demander des explications au sujet de cette femme qui s’était fait passer pour la mère. Je ne l’ai pas fait parce que j’ai l’impression que, à deux pas de l’école, vit une autre société que celle dont je connais les lois. L’essentiel pour moi était que Gégène soit du voyage. Le jour du départ, tous les enfants sont là, tous les parents également, sauf la mère de Gégène. Pourtant, elle est sortie de chez elle, elle est un peu plus loin sur le trottoir et regarde notre embarquement. Nous partons pour Châteauroux en car. C’est le début de juin, il fait beau, la campagne est magni­ fique. Gégène, assis devant ma fille de 18 ans qui nous a accom­ pagnés, lui prend brusquement le bras et crie « tout bas » : « C’est beau, les arbres », il le répète plusieurs fois au cours du voyage avec des variantes : « C’est beau, les fleurs, c’est beau, les champs. » Je souligne au passage qu’il n’est jamais sorti d’Ivry. A Châteauroux, il passe inaperçu, offre à Madeleine Renaud, l’institutrice, la coupe de rotin qui lui est destinée et qu’il a faite seul. Il tient efficacement sa place de gardien de but dans la partie de foot. Fin juin, il est grand responsable à l’atelier de vannerie ; nous avons de nombreuses commandes après une exposition. Il fait un travail intensif qui n’a rien de récréatif, il travaille comme un ouvrier. Pendant cette deuxième année, le statut de Gégène a évolué; l’odeur qui l’enveloppait a disparu peu à peu, son surnom aussi. Il est pleinement reconnu à l’atelier de vannerie, où il travaille de façon adulte. Il a fait entrer de l’argent dans la caisse de coo­ pérative. Il n’a pas encore accès aux autres ateliers. Les résul­ 41

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tats scolaires sont maigres, mais la correspondance semble avoir éveillé en lui un intérêt pour la lecture.

Septembre 1966 Gégène est là, propre, les cheveux frais coupés. La classe tourne, deux élèves sont partis, deux autres les remplacent, on enchaîne. Au premier Conseil, Gégène obtient sans contestation une res­ ponsabilité : la couverture des livres et des cahiers. Dans les Conseils suivants, il prend la parole souvent et avec sérieux, la plupart du temps pour démasquer les pressions de certains gar­ çons sur d’autres. Il est rigoriste. Son langage s’est amélioré, mais il a du mal à trouver ses mots. Il se propose pour d’autres responsabilités et essuie les refus avec calme. Il est de temps en temps en équipe avec Jacques ou Bernard, tous deux des baraquements. Il n’est pas encore sollicité pour les activités en groupes, mais est accepté. Il devient taquin, remuant, il rit. Il était beaucoup plus sage avant ! Sur le plan scolaire, il travaille : il a demandé un cahier de lecture pour classer les mots par les sons. Il a un cahier de géographie, un cahier d’observations. Ses textes libres sont pauvres, il va au cinéma ou il va jouer au fort. B écrit à son correspondant : lui parle exclusivement de la classe. Ce début d’année est prometteur, il y a un début d’intégration dans le groupe, les résultats scolaires sont encore très faibles, mais Gégène arrive de si loin ! Il aura 13 ans dans l’année.

Le 20 novembre, il me prévient : — Demain, j’ viens pas, j’ déménage. — Tu quittes les baraques ? — Non, y en a d’autres qui partent, nous on change de mai­ son et on va démolir la nôtre. — Ah ! bon, tu vas aider tes parents ? — Ouais. En effet, quelques familles sont relogées, celles qui pourront payer un loyer. Quelques baraques sont démolies. La municipalité commence l’exécution de son projet. Mais, au bout de 15 jours, Gégène n’est pas revenu. Les copains de la classe vont le solliciter, ils le voient traîner au fort avec des grands sans travail. Ils récupèrent ou volent des

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bouteilles vides, les font déconsigner et s’achètent de la bière et des cigarettes. Gégène envoie promener grossièrement les copains et voue aux pires calamités la classe, le correspondant, la vannerie et moi. Le temps passe, j’adresse aux parents une lettre amicale : au­ cun résultat. Les gars de la classe continuent à le relancer, il répond qu’il a peur de revenir. En groupe de travail, au GET, nous parlons de Gégène depuis un moment, les camarades me suggèrent de lui écrire personnel­ lement, ce que je fais, mais je pense qu’il devra faire lire sa lettre. Fin janvier, il n’est toujours pas là. Début février, l’assistante sociale passe me voir. Jusque-là, je n’avais rien dit, parce que, à tort ou à raison, l’assistante so­ ciale représente dans les baraques un secours en argent ou en vêtements, ou une menace. Chez Gégène, elle représente une menace, car il devrait être à l’école. Or, les parents ne l’em­ pêchent pas d’y venir et, depuis quelque temps, il dit qu’il a peur de revenir. Peut-être qu’il en a envie, les journées sont lon­ gues. C’est peut-être le moment d’aller le voir, en y mettant des formes. Je demande à l’assistante sociale qu’elle le voie, lui, qu’elle l’assure qu’il peut revenir sans crainte et que les copains s’en­ traînent pour le match de foot qui se fera cette aimée à Fécamp. Elle essaiera. Je n’ai guère d’espoir. Lors d’une précédente présentation de cas d’enfants, il nous a été reproché de ne présenter que des réussites. J’ai là un échec. Nous décidons de faire la monographie : « Echec à la pédagogie institutionnelle. » Mais... le 17 février, Patrick arrive et me prévient : — Gégène est là dans 1’ chemin derrière la maternelle, il ose pas entrer ! — Ah! Bernard arrive à son tour et me déclare sans attendre de ré­ ponse : — Gégène est là, j’ vais 1’ chercher. Ainsi est fait. Et notre échec ?... Nous entrons en classe. Gégène récupère son matériel. Les dif­ férents responsables lui rendent ses affaires, qu’ils avaient mises de côté. Sa table, qui avait servi à l’atelier de céramique, est lavée et lui est rendue. Bernard dit : — Il a qu’à se mettre n’importe où, il y a Conseil tout à l’heure.

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Didier, qui s’était chargé de son correspondant pendant son absence, lui donne sa dernière lettre. La réintégration de Gégène après trois mois d’absence passe par les institutions de la classe. Je n’ai pas à intervenir; c’est bien commode.

C’est vendredi, jour de Conseil ; Gégène. — Y’a pas d’atelier de rotin ? Le président. — On va le mettre en route peut-être aujourd’hui pour le cadeau de Pâques aux correspondants. Puisque Gégène est là, je propose qu’il soit chef d’atelier. On vote : proposition acceptée. Puis, nous lui présentons Alcidès, élève exceptionnel de la classe : c’est un Portugais qui ne connaît pas le français. Gégène. — Est-ce que le nouveau veut bien être en équipe avec moi ?

Le président traduit par gestes et langage petit nègre. Alcidès est d’accord. Mais Alcidès est lui-même en équipe avec Gérard, un garçon qui vient de démarrer en lecture à 12 ans. Gérard accepte Gé­ gène également. En lecture, Gégène n’a rien perdu, au contraire. E semble être arrivé au niveau de l’analyse : sur un texte inconnu pour lui je l’entends décomposer : se - ou - sou...pe. Dans l’après-midi de ce premier jour, il s’aperçoit que les cahiers d’Alcidès ne sont pas couverts; or, Gérard a retiré toutes les couvertures de papier de ses cahiers pour les remplacer par des protège-cahiers. Gégène s’empare des dépouilles, les retourne, couvre les cahiers d’Alcidès et va demander des étiquettes au responsable... Et je pense : niveau presque animal, QI 48... Au Conseil suivant, il est accepté à l’atelier d’imprimerie, il décomposera. Le résultat est très bon, aucune erreur. Depuis son retour, Gégène s’intéresse vivement au chat que nous avons adopté pendant son absence; il en parle longuement à son correspondant et dicte son brouillon de lettre à Bernard. Au moment où je décide d’arrêter la rédaction de ce témoi­ gnage, Gégène semble vraiment dans le groupe, son statut est celui de tous. D n’observe plus ce qui se passe dans la classe, il y vit. Il n’a plus d’odeur, mais il est bruyant comme les au­ tres, il rit, il appelle à l’aide pour effectuer la soustraction à re­ tenue. Il a compris et accepté les institutions de la classe. Il se fait entendre au Conseil. Ses responsabilités à la vannerie et à

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la couverture des livres ont survécu à sa longue absence. Pour­ tant. la classe ne lui a pas fait de concessions — mais je me suis opposée aux humiliations. Quelquefois aussi ses absences l’ont servi, comme ce jour où une respectable matrone a fait irruption dans ma classe en an­ nonçant : « Préfecture de Police, je viens visiter les têtes ! » J’ajoute qu’elle l’a fait avec un seul peigne ! L’émotion que j’ai ressentie ce jour-là me fait penser que je ne souhaite peut-être pas que Gégène devienne un adapté social. L’adaptation sociale au 171 et ailleurs passe par le bureau de charité où on habille, où on nourrit, et par Police-Secours, où on punit. Gégène repartira peut-être encore, mais maintenant que la sco­ larité est prolongée jusqu’à 16 ans, il aura le temps de revenir plusieurs fois et peut-être apprendra-t-il à choisir une façon... de vivre... Commentaire

D’ordinaire, le texte élaboré à partir de l’analyse collective du cas et des réflexions des participants 86 est rédigé et présenté par Aida Vasquez. A propos de Gégène, après échanges de points de vue, chacun a préféré présenter lui-même son commentaire. C’est donc une série d’interventions que nous publions. Aida Vasquez

Commenter, c’est redire On ne dit jamais rien que redire les même choses dans un autre langage, avec l’espoir d’être entendu. Il semblerait bien qu’il y ait malentendu entre Gégène et le reste du monde... Que fait le psychanalyste, sinon redire et surtout faire redire dans un autre langage ce qui, déjà dit, maudit, mal entendu, interdit la relation du sujet avec son environnement et provoque son exclusion, ce qui le voue à la délinquance et à la folie ? Il nous importe peu de classer Gégène, d’en faire un dossier à classer. Le « cas Gégène », son niveau de développement, son QI, la description de ses troubles caractériels ne nous intéressent guère.85 85. Cf. VPI, p. 254.

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Nous essayons de comprendre ce qui est exprimé avec son comportement; ce qu’il ne dit pas avec sa bouche, il le dit avec... son corps; ce qu’il veut nous faire sentir. C’est toujours un travail d’égoutier et de traducteur. Travail inutile s’il s’agit seulement de débarrasser la société de ceux qui puent la merde. Travail utile, si nous voulons aider l’éducateur à décrypter, à transcrire le langage de celui qui, justement, ne parle pas. Pour quoi faire ? Le piéger ? L’adapter ? Le socialiser ? Simone Timmermans répond : en deux ans, elle a réussi à donner la parole à Gégène. L’« animal » accède au langage hu­ main mais demeure libre. Ce qui s’exprimait par des attitudes, des odeurs, des refus et des comportements, et pouvait difficile­ ment être accepté, pourra s’exprimer autrement. Comment a-t-elle fait? Il y a des langages transitoires du « faire » : le panier, le balai, les couvertures de livres, le foot et, avec eux, l’acquisition d’une certaine puissance phallique. Dans l’évolution de Gégène, le maniement du temps par l’institutrice est important : elle n’est pas obsédée par l’efficacité de ses méthodes, sa conscience pro­ fessionnelle de fonctionnaire dans la fabrique de robots adaptés n’est pas opérante. Elle attend, et Gégène évolue. Dans nos commentaires, nous pouvons seulement lancer des interrogations, des hypothèses, qui ne tombent pas toujours du ciel. Elles sont en rapport avec les découvertes freudiennes et la pratique des psychothérapeutes institutionnels. Je laisse la pa­ role aux spécialistes de la pédagogie : aux instituteurs.

Jean Larbre, instituteur Ces quelques réflexions tendent simplement à situer l’histoire de Gégène à l’intérieur de la classe, sans aborder la complexité des liaisons qui ont pu s’établir pendant deux ans. 1. En écoutant la monographie de Simone Timmermans, des mots m’ont arrêté.

— — — — — — —

J’ai envie de dire qu’il encaisse bien. Il regarde. Il s’efface pour me laisser passer. Il est efficace sans servilité. Il n’a pas l’air d’un bébé. Il est solide. Je le reverrai.

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Ce qui m’a frappé, c’est que ce vocabulaire est celui de la sympathie, on pourrait parler d’affinités.

2. Dans cette classe, il se produit un accrochage entre Simone Timmermans et Gégène. On pourrait parler de séduction et faire un roman : « Pourquoi j’ai aimé Pue la merde (en bandes dessi­ nées, pour être dans le vent). » Gégène apporte avec lui des parfums d’aventure : le bidon­ ville et ses lois : « C’est un dur, Gégène. « 3. La maîtresse se refuse systématiquement à intervenir : toute intervention se placerait sur un plan de police ou de maternage.

4. Essayez d’imaginer autre chose... Une classe traditionnelle... Estrade... tableau noir... classe­ ments... des élèves sages... bras croisés. Imaginez une relation pédagogique entre la maîtresse et le premier de la classe. On pourrait dire les mêmes choses... Tout serait pour le mieux; au pire, on pourrait accuser la maî­ tresse de favoritisme, et les autres diraient : « C’est le chou­ chou. ® 5. Attention, vous êtes dans un milieu scolaire institutionnalisé qui ne favorise guère la relation pédagogique classique. Dans cette classe, il y a des groupes : Gégène ne s’y intègre pas spontanément. Dans cette classe existe un bon atelier de vannerie, il ne s’agit pas seulement d’ergothérapie. Dans cette classe, il y a même eu la possibilité de faire voler des chaussures sans que la classe vole en éclats. Il s’agit peut-être d’une réaction utile du groupe qui, sur un plan inconscient, contrôle à coups de godasses les relations qui se sont établies entre Simone et Gégène. Ce sont peut-être ces « pompes » qui empêchent Simone d’établir dans sa classe 15 relations duelles. (Pour des gens non avertis, précisons que, parmi toutes les relations qui peuvent se développer dans une classe institution­ nalisée, les chaussures ne sont qu’un moyen à la disposition du groupe.) 6. Au bout d’un an, qu’est-ce qu’on entend ? — Y démarre, M’dam’... Au Conseil, un jour, Patrick propose de le prendre dans son équipe. Au Conseil, il prend la parole.

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7. Le ton de la monographie change. Si, au début, Simone décri­ vait Gégène, maintenant, elle note des avis de la classe. On ne parle plus de Gégène, mais de Gégène et la classe : — Il obtient sans contestation une responsabilité. — Il est rigoriste. — Il se propose. — Il travaille. 8. Peu à peu, les enfants et la maîtresse ont construit une ma­ chine qui fonctionne bien. Gégène sent bien qu’une fois pris il ne pourra plus s’en sortir. Par deux fois, il refuse de devenir un enfant comme les autres. — Il refuse d’aller à Châteauroux : or, il est indispensable au foot, et sa correspondante l’attend. Simone va le chercher au nom de la classe. — La seconde fois, c’est plus grave : pendant 3 mois, il ne vient plus à l’école. Cependant, il cède, il reviendra avec les autres, par eux, et à cause d’eux. Pierrette Dujon8ti, institutrice

Je suis institutrice à Champigny, près du bidonville. L’histoire de Gégène me rappelle ma vie quotidienne. C’est un gosse de bidonville. Il sait qu’il fait partie d’un milieu hors la loi, ce qui ne veut pas dire sans lois. Mais il sait aussi que son milieu de vie est rejeté par la société « normale », et notamment par l’école. C’est pourquoi, quand il arrive dans la classe de Simone, il est méfiant. Il se défend contre toute incursion dans sa vie personnelle. U se tait, il encaisse. Il vit en dehors de la classe, comme le bidonville vit en dehors de la cité et des H.L.M. Les injures : « pue la merde » et « à un mètre » viennent buter contre sa carapace de Bororo d’Ivry. Il sent qu’aucun effort ne sera épargné pour l’adapter à la vie sociale, celle du frigidaire, de la machine à laver, de la publicité et de la télé, c’est-à-dire l’inadapter encore davantage, puisqu’à l’école il sera toujours un enfant du bidonville et il transportera dans son bidonville les bribes de culture apprises à l’école. D’ail­ leurs, son placement dans une « classe spéciale » est un pas de plus vers la ségrégation en vue de la réadaptation aux normes communément admises et indiscutables. Mais l’école poursuit 86. Cf. supra, p. 436 et s. (De la confusion au remaniement).

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inlassablement cet effort de civilisation-réadaptation. Alors que nos lycéens vont étudier les langues étrangères dans le pays, je connais des classes où l’on a regroupé tous les Portugais afin de leur apprendre plus facilement le français et favoriser leur adap­ tation à l’école. Dans Psycho-pathologie sociale de l’enfant inadapté, Madame Chombard de Lauwe a judicieusement remarqué que les classes sociales les plus défavorisées du point de vue économique ont le niveau culturel le plus bas et 99 chances sur 100 de voir leurs enfants inadaptés. Elle m’a appris aussi que les enfants des villes sont plus éveillés que les enfants des campagnes. Mais, dans cette étude, j’ai été fort étonnée de ne trouver ni Gégène, ni les enfants de ma classe. Il est vrai que les enfants de bidonvilles fréquentent rarement les consultations. De ceux-là, la police se charge quand ils sont devenus délinquants. On les consi­ dère ordinairement comme de vrais inadaptés. Mais inadaptés à quoi ? A la société telle qu’elle est ? C’est certain. A l’écolecaserne actuelle ? C’est encore plus certain, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes à l’éducateur. A Ivry, Gégène observe quand il arrive dans la classe. Simone n’est pas ce type d’institutrice qui le rejette. Alors que veut-elle ? Est-elle une humaniste gauchisante qui revendique pour tout le monde le droit de vivre dans une H.L.M. (quelquefois des bidonvilles à étages sont disséminés dans la ville), quitte à faire intervenir la police pour faire respecter ce droit. Est-elle un amateur de fol­ klore, de pittoresque, d’art brut, une esthète qui s’extasie devant cette fleur de poubelle ? Toutefois, comme elle reconnaît et respecte la loi du 171, il accepte de vivre dans sa classe. Tant qu’il n’est pas trop menacé. Sinon, il « se taille », surtout si des événements graves se pas­ sent dans les baraques. Ce garçon, qui avait un pied dans l’école, un pied dans le bidonville, va-t-il devenir un candidat au bonheur climatisé, ou bien un homme capable d’agir, de s’intégrer dans des milieux divers sans se sentir menacé ? Sommes-nous condamnés à payer le confort matériel par l’aban­ don de ce qui fait l’originalité de chacun ? Il s’agit d’une entreprise de colonisation. On ne s’affole pas de trouver un bidon rouillé en plein cœur de la forêt amazo­ nienne, mais on s’insurge si Gégène veut vivre en Bororo à Ivry. Il est évidemment souhaitable que Gégène soit propre et sache lire. Mais faut-il le laver pour lui apprendre à lire, le sujet est-il voué au passif ?

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Michel Jeudy, instituteur

Ce qui frappe, d’emblée, c’est le décalage : le médecin scolaire dit : « Niveau presque animal »; Simone dit : « Il est prévenant, il aide efficacement. » Il semble presque adulte par son compor­ tement, et au niveau d’un enfant de maternelle pour le langage — au sens où on l’entend habituellement, c’est-à-dire le langage d’un enfant normalement scolarisé. Ça ne veut pas dire que Gégène ne parle pas. Evidemment, dans le bidonville, on ne dit pas : « Madame, me permettez-vous de me rendre aux toilettes ? » On le dit... autrement. Mais le message est le même, n’est-ce pas l’essentiel ? De toute façon, j’ai rarement vu des « toilettes » dans une école. Les enfants, et souvent les adolescents, ne peuvent s’isoler. Quand il entend : « Passe-moi 1’ pinard » ou : « Ferme un peu ta gueule », ça ne doit pas tellement le favoriser sur le plan du langage scolaire ! Que pouvait-on faire de Gégène, et que pouvait-on attendre de lui ? Bien sûr, l’école est obligatoire. Mais Gégène avait un pied dans la classe, et l’autre dans le bidonville. A certains moments, d’ailleurs, il ne savait pas sur quel pied danser ! Permettez-moi de poser une double question : qu’est-ce que l’école pouvait bien faire de Gégène, et qu’est-ce que Gégène pouvait bien faire de l’école ? La société crée l’homme à son image. C’est le fils de famille qui fera des études supérieures, et il est vraisemblable que ce ne sera jamais le cas de Gégène. Que chacun reste à sa place, nous nous approchons doucement de la société des castes et du « meilleur des mondes ». Simone aurait pu écouter les leçons de psychologie de l’enfant :

« Il y a des aptitudes constitutionnelles qui sont plus ou moins développées d’un individu à l’autre, mais le développement de ces aptitudes est conditionné par des modalités de vie et d'édu­ cation... « Ces influences sont capitales pendant les sept premières an­ nées. Après ces premières années, on peut faire acquérir beau­ coup à l’enfant, on ne le développe plus au point de vue intel­ lectuel. »

Alors, que pouvons-nous faire, nous, modestes instituteurs, qui avons des enfants de plus de sept ans ?

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Cessons de nous poser des questions et apprenons aux « dé­ biles » à enfiler des perles...

Mais, tout de même, la classe, six heures par jour et cinq jours par semaine, est-ce que ça n’est pas un environnement qui compte ? C’est un milieu éducatif, l’école-caseme. D’ailleurs, un milieu, c’est toujours éducatif, par définition. La rue, ça apprend beau­ coup, vous savez ! Elle est très éducative, l’école où l’on apprend à s’aligner, à se taire, à obéir, à ne pas poser de questions, à accepter comme une fatalité la hiérarchie, l’ordre établi, les jugements définitifs et la sélection des élites. Ça pourrait leur servir, plus tard, aux écoliers ! Les gosses du bidonville apprennent dans le cours prépara­ toire voisin de ma classe que sur la table on met une nappe blanche et que, sur cette nappe, on dispose des porte-couteaux. Ceux que ça n’a pas intéressé — c’est peut-être parce que chez eux il n’y a pas de table — tourneront dans la cour après quatre heures. Ils y tiendront compagnie à celui qui ne savait pas que « le beurre est un aliment très nourrissant qui durcit au froid et fond à la chaleur ». La collègue qui, elle, mange du beurre et possède des portecouteaux, dit : « Il faut bien qu’ils aient une idée du monde différente de ce qu’ils voient chez eux, quand même ! » Mais de quel monde parle-t-elle ? Et si la classe était vraiment un « milieu éducatif », une micro-société où l’on parle, travaille, décide, agit ensemble ? Un lieu où les enfants accèdent au langage, à la parole, à la socialisation et peut-être aussi au socialisme, un milieu qui per­ mette les évolutions rapides et tolère les régressions passagères, car ni les unes ni les autres ne remettent en question son exis­ tence. Dans la classe où il vit, Gégène peut écouter, parler, jouer au foot, tresser des paniers, puer la merde... ou apprendre à lire : c’est normal, ça fait partie du réel, ça ne remet pas en cause l’ordre et la loi. C’est peut-être un hasard si Gégène découvre le langage, l’uti­ lité de savoir lire et écrire — pour communiquer avec son cor­ respondant par exemple. C’est peut-être un hasard si ses progrès sont suivis et repris par le groupe. Avez-vous souvent entendu, dans une classe tra­

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ditionnelle, « Y démarre, M’dam’ » ou : « Moi, je veux bien prendre Gégène dans mon équipe » ? C’est peut-être un hasard si la classe lui donne l’occasion de découvrir, pour la première fois de sa vie, que « c’est beau, les arbres ! ». Nous commençons à être spécialistes de ce que Charles Fort appellerait des « coïncidences exagérées ». Aïda Vasquez

On pourrait se demander si Mme Timmermans a fait son tra­ vail d’institutrice. Si l’on fait jouer le bon sens habituel, on dit NON !... Il faudra alors la critiquer : elle ne s’en occupe pas, elle ne lui fait pas respecter l’obligation scolaire, elle ne colla­ bore pas... Si quelqu’un dans la salle se mettait à la place d’un inspecteur primaire, il ne serait pas indulgent : « Pourquoi la paie-t-on ? » Bien sûr, Gégène devient propre, il parle, mais il devient remuant, il apprend à lire : c’est modeste. Facile à dire. Il a investi son désir dans le travail, dans la culture, il apprend tout seul et il suffit de l’aider un peu, le moteur est en marche. Mais nous pourrions peut-être faire un intermède et nous inter­ roger sur le sens de la saleté, le signe de Gégène ; ce qui le marque d’abord, c’est la merde ; son nom : « pue la m... », char­ mant !... Signe de quoi ? de puissance maudite ? de mystère ? (le diable sent le soufre). Mais c’est aussi le signe de la production (paniers), de l’argent. Le psychanalyste amateur pourrait lier son intérêt pour la matière et la réalisation d’objets (qui rapportent 100 NF pour la coopérative). Il dirait : Gégène est resté au stade anal. Mais si c’était surtout le signe d’une défense ? C’est un paria peut-être, mais aussi un intouchable, il accepte bien facilement la mise à l’écart. La non-intervention de la maî­ tresse et du groupe, qui l’ont respecté, a aussi permis de vaincre la résistance et a rendu cette défense inutile; la maîtresse n’a pas eu beaucoup de mal à ne rien faire, car ce n’est pas une bonne âme et surtout elle a d’autres élèves dans la classe. Elle refuse de jouer le rôle « social », et on peut se demander si ce n’est pas la meilleure manière de remplir sa fonction d’institutrice. Mais si nous revenons à Gégène, on peut aussi se demander qui persécute l’autre avec sa merde ? Gégène. le chevalier à la rose, qui sent pas bon, mais cela est son signe, son insigne, ça le fait remarquer, ça le marque. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

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Il signe son lieu comme les chiens ou comme certains énurétiques... Ça signifie aussi sa façon de dire m... Mais, à Ivry, Gégène a trouvé un autre lieu d’existence, une place, un emploi ; une place qui ne lui est pas prise ; il n’a pas été remplacé lors de son départ; ses signes : vannier, couvreur, son moyen d’existence, ce qui a commencé à le signer, à le mar­ quer comme « Gégène » dans le groupe, demeurent ; il y a eu des remplacements qui servent de roues de secours dans la classe ; la correspondance avec Jean ne s’est pas arrêtée pendant son absence. Quand il revient, il se retrouve et trouve aussi un petit Portugais qui ne sait pas parler — comme lui au départ. Je vous rappelle que Gégène, sans être mutique, n’a pas dit grand-chose pendant plus d’un an et personne ne l’a forcé à parler. Curieuse façon de rééduquer dans nos milieux institutionna­ lisés où le langage est primordial. Comment expliquer l’évolution de Gégène ? Simone Timmer­ mans ne l’a pas fait exprès. C’est une réussite fortuite ? il n’y a pas d’action concertée ? consciente ? un heureux hasard ? Mais en fait, nous ne croyons pas à une spontanéité mythique, sinon plutôt à celle du pianiste ou de l’escrimeur ; cela suppose une certaine maîtrise de soi et des événements dans une classe, cela suppose, surtout, une certaine formation, un entraînement... Ce qui nous semble très important dans la monographie de Gégène, c’est d’abord le respect des caractéristiques de l’autre, même si ces caractéristiques sont déplaisantes...

G. Pauv’ Thérèse (Janine Philip, 10 mai 1967)

Pourquoi Thérèse, plutôt qu’Annie, Marlène, Joëlle ou bien une autre des quatorze filles de ma classe de perfectionnement, où chaque enfant est un cas ? Un Conseil d’abord a troublé ma paix. Le Conseil de coopérative du 4 octobre 1965

Présidente : Joëlle. P. — Qui trouve que la classe marche mal ? Deux doigts levés, dont Thérèse.

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Th. — Y’a Claudine et Fabienne qui se disputent tout le temps et moi et ma sœur aussi. P. — Qui pense que Claudine et Fabienne nous dérangent par leurs disputes ? Vote : 8 voix. — Décision : les changer de place. P. — Qui pense que Liliane et Thérèse nous dérangent par leurs disputes ? Vote : Personne. (Voilà gui est curieux ! On a peur de Liliane, je pense). Th. (à sa sœur). — Oui, tu me traites de guenon, tu me tapes dessus et tu ne me fais jamais de passes (au ballon prisonnier). P. — Ça va, tais-toi. Qui a encore à se plaindre de quelqu’un ? Un silence, puis Liliane crie : — Moi, j’ai à me plaindre de ma sœur, elle embête Claudine. Hier, elle lui a tout sorti les affaires du cartable pour la faire chialer. Et pis, je me plains de Claudine, elle chiale toujours. Th. — Je me plains de ma sœur, elle ne me fait jamais de passes. L. — J’ai pas envie... et pis, d’abord, elle râle parce qu’elle est petite, c’est une naine, elle n’arrive pas à l’attraper, le ballon. Elle râle parce que c’est une naine et une guenon. P. — Qui pense que c’est Liliane qui embête ? Vote : 10 voix. L. — Oui, je me défends parce qu’elle m’embête. D’abord elle dit que des mensonges. A ma mère aussi. Elle a dit que la cheftaine la battait et... (Suit une histoire de colo très embrouil­ lée...) C’était pas vrai, elle dit que des mensonges. P. — Qui pense que c’est Thérèse qui embête ? Vote : 8 voix. Certaines, les mêmes qui avaient voté contre Liliane. Je demande pourquoi. P. — Parce qu’il y a du vrai dans les deux. Patricia. — Hier, à la récréation, Thérèse a boudé quand on jouait, elle a pris une bouteille et voulait la casser, puis un bâton, elle voulait nous taper dessus. C’est vrai qu’elle embête ! L. — D’abord, à la maison, elle veut rien faire, c’est tout moi qui fais. Quand elle est rentrée de colo, elle a dit qu’elle ferait son lit. Vous l’avez vue faire son lit ? C’est moi qui me le tape tous les matins. C’est une fainéante. P. — Bon ! ça suffit comme ça les disputes de famille.

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Cette fois, ça barde : si les affaires de la famille B... déferlent dans la classe, ça ne va pas manquer d’animation. Naine et guenon : c’est bien Thérèse, 1,28 m à 12 ans, le corps aux muscles noués, un petit visage aux pommettes saillantes, aux yeux vifs, des cheveux raides, « coupachés », il faut la voir grimper, faire la roue, marcher sur les mains... Depuis Pâques 1965, elle anime la classe. Thérèse taquine sa sœur jusqu’à ce que Liliane hurle des injures et la frappe. Elle ne riposte jamais, mais prend un air de martyre. Liliane tient à sa supériorité d’aînée et ne manque pas une occasion de rabaisser sa sœur : « Oh ! vous lui donnez le livre vert de calcul ? elle est pas capable. » Elle-même, Liliane, réus­ sit des fiches de CM2 pour la surpasser. Thérèse a fait un problème juste : « Tu ne sauras jamais dis­ poser un problème, on met : solution, opérations. » Au ballon prisonnier, Liliane nargue Thérèse : « Tu oseras pas me tirer dessus, t’as trop peur de moi. » Thérèse ne tire pas, mais Liliane « tue » sa sœur à toute occasion. Si Thérèse attrape le ballon : « Eh ! guenon, passe-moi le ballon. » Thérèse se sauve avec le ballon dans les massifs. Quand elle a exaspéré tout le monde, elle revient et attend que sa sœur vienne brutalement lui arracher le ballon.

Une demande Que ce problème de relations ait été évoqué en Conseil m’a à la fois ravie et effrayée : — ravie, parce que c’est le premier Conseil où sans doute j’ai été assez en retrait pour qu’on ose y parler d’autre chose que de papiers dans la classe ou de bruit dans les escaliers ; — effrayée, parce que j’ai l’impression d’avoir fait lever la tempête. Les deux sœurs se sont lancé durement leurs vérités. Elles hurlaient. C’était dramatique. En bonne institutrice, je crains le désordre et le bruit. N’ai-je pas commenté en disserta­ tion à l’Ecole normale cette « maxime » : « Je préférerai tout au désordre, même une injustice » ? Cette brutalité de ton me fait peur. Le cas est intéressant, mais je me sens un peu seule... J’écris à Aïda : comment résoudre ce conflit ? que faire ? Fort aimablement, elle me répond : « Prends des notes ; nous

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en parlerons. » Elle n’aime pas les distributions de conseils. Le E.T., G. semble-t-il, ne travaille pas par correspondance. J’habite Nice.

Thérèse

Elle se plante quelquefois devant moi et me fixe dans les yeux d’un air effronté. Dans ses colères, elle recherche le geste spec­ taculaire qui pourra effrayer. Elle casse une bouteille et brandit le tesson, tape sur une boîte avec une énorme barre de fer, lance des pierres. Mais les pierres tombent à côté, et elle ne frappe personne : j’ai bientôt cessé de m’émouvoir. En classe, elle sème la perturbation jusqu’à ce que, exaspérée, je lui flanque une claque. Alors elle se calme, et j’ai souvent l’impression qu’elle n’attendait que cela. Thérèse parle beaucoup de sa petite taille avec un air de mar­ tyre : : « Je suis naine », « Je ne peux pas attraper ça, je suis trop petite » ; « Je n’ai pas assez grandi », se plaint-elle à la visite médicale, alors qu’elle a pris 2 cm. Je ne sais pas quel médecin a dit (?) que c’était son bras qui l’empêchait de grandir. Thérèse a bien retenu cette explication. Dès son arrivée, elle se présente par un texte en mai 65. Le

bras cassé

Quand j’avais deux ans, un jour que ma maman faisait des commissions, ma sœur Monique me gardait au jardin. Deux gran­ des filles m’ont prise par les bras et m’ont fait passer par-dessus le grillage. Quand maman est rentrée, elle m’a vu pleurer et mon bras pendait. Elle m’a ramenée à la maison. Elle m’a fixé des journaux autour du bras avec une bande. Papa a dit : c’est une foulure. Mais le docteur appelé par ma maman a dit : « Il faut l’emmener à l’hôpital, elle a le bras cassé. »

Ce bras est resté déformé au coude et se plie légèrement en arrière. Cette difformité passerait inaperçue si Thérèse n’exhibait son bras à chaque instant Si une personne étrangère vient, elle se plante devant elle, retrousse sa manche et montre son bras comme une curiosité. Elle dit : — Je ne peux plus écrire, j’ai trop mal à mon bras. Aux jeux, elle est toujours par terre, étendue de tout son long. Quand elle se relève, elle tient son bras, avec des mimiques de

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souffrance. Au début, nous allions voir; notre émotion a diminué avec l’habitude. Or, un autre bras est aussi déformé : le bras de sa mère. Thé­ rèse nous raconte : — Une nuit, quand elle était petite, maman s’est réveillée avec son bras paralysé. Les docteurs lui ont fait des piqûres qui ont arrêté la maladie, mais son bras est resté comme ça. Mme B. ne peut presque rien faire. Ses grandes filles s’occu­ pent du ménage. Une assistante s’occupe des petits.

La famille est « intéressante » Thérèse l’a dessinée pour son correspondant : quatre têtes et des embryons de bras . « Ma sœur Monique, papa, maman (elle n’a pas de bouche), moi (un cercle avec des cheveux). Il y en a trop, je n’ai pas tout dessiné. » A la place du reste, une rose, le brouillard. Moi-même, après avoir eu Liliane (la grande sœur) quatre ans dans ma classe, j’étais incapable de dire l’âge et le nombre exact des enfants. Après enquête, je trouve : — un grand-père ; — le père, ouvrier spécialisé, très élégant et pas souvent chez lui ; — la mère, qui semble excédée par les enfants. Ils sont le plus souvent dans la rue, mais s’ils rentrent à la maison, elle aboie : « Tais-toi ! », « Assieds-toi ! ». Seuls, les aînés qui travaillent ont droit à la parole. — une fille, 19 ans, mariée, vit dans la famille avec son mari, attend un bébé ; — une fille, 16 ans, travaille ; — un garçon, 15 ans, en maison d’éducation surveillée ; — Liliane, 14 ans, en classe avec nous, a la responsabilité de la maison ; c’est une petite femme débrouillarde et qui ne se laisse pas faire ; — Thérèse (on a cru longtemps qu’elle avait 13 ans) : 12 ans ; — 2 garçons, 11 ans et 8 ans, à l’école ; — une fille, morte en bas âge ; — un garçon, mort en 1964 de la maladie bleue à 4 ans. Il semblait l’enfant le plus aimé de la maison. On l’avait transporté à Lyon pour essayer de le guérir. On a fait beaucoup pour lui, car il fallait le nourrir comme un bébé. 42

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Au total : 11 personnes, 2 chambres Nice, ville des fleurs, de la Promenade des Anglais, du Ruhl et du Régina, a aussi des H.L.M. où s’entassent les familles nom­ breuses. Thérèse vient à l’école de Cimiez. Là, on est dans le quartier bien. L’école toute neuve, entourée d’arbres, a vue sur la mer et possède une piscine. La population de l’école est d’un « niveau intellectuel élevé » 87. L’école possède une cantine-restaurant pour quand « maman a un bridge », « parce que les enfants fatiguent la bonne » ou pour faire manger « une enfant si capricieuse à la maison ». La cantine est aussi, paraît-il, « un excellent moyen d’éduca­ tion ». Malheureusement, aucune réduction n’est accordée ; Thé­ rèse, comme la plupart de mes élèves, n’y reste pas88. Deux fois par jour, elle gravit les 220 marches qui mènent à Cimiez. Tout cela ne me donne pas la clé de Thérèse : il y a d’autres enfants dans les H.L.M., et toutes ne sont pas des guenons. Je continue à écouter. Thérèse a écrit une histoire de petits chats. Il y a un an, nous avons trouvé neuf petits chats sous une brique. Les petits chats respiraient encore. Des garçons les ont achevés à coups de bâton. Un seul chat a réchappé à la tuerie. Je l’ai emmené chez une dame. Maintenant, il est gros.

Octobre 1965 Marie-Christine est tombée en récréation, elle s’est évanouie. J’essaie de la ranimer. Ses camarades l’entourent, silencieuses, effrayées. Thérèse se plante devant elle et fait des singeries. Cette réaction insolite provoque l’indignation. Sa sœur la traite de folle. Elle dit : « Mais c’est pour la faire rire », et elle continue. L’après-midi, Thérèse, au centre de la classe, est le personnage important : elle répond aux questions. Son texte corrigé et com­ plété devient : Maman a dit : « Mets tes souliers. » J’ai mal au pied, le soulier m’a blessée. Mais maman m’a rabrouée. Je suis partie pour l’école et j’ai vu ma sœur Liliane et Joëlle qui me faisaient des signes. Je suis allée les rejoindre. Oh ! ce que j'ai mal au pied ! Ma sœur a répondu : enlève ta chaussure. Elle a regardé et a trouvé que je n’avais rien. J’ai pensé : « On voit bien que tu ne le sens pas, toi, mon mal au pied. » 87. Sur les 16 élèves de Perfectionnement, 4 seulement habitent Cimiez. 88. Quand on est dix à table, un plat de pâtes coûte moins cher.

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On cherche un titre. Quelqu’un propose : « Pauvre Thérèse. » Ce titre la ravit.

La classe de neige (décembre 1965) Nous préparons notre départ. L’ambiance est euphorique. Les anciennes rappellent leurs souvenirs. Toutes ont envie de partir... « Liliane n’ira pas, car elle m’est indispensable, mais Thérèse peut y aller. Si elle a une bourse. » (O familles ! Avenir de la France !) A ma grande surprise, Thérèse déclare : « Moi, je ne veux pas y aller. > L’assistante pense que peut-être Thérèse, qui a fait trois mois de colonie sanitaire en été, peut ressentir ce départ comme un nouveau rejet de la famille, puisqu’on garde Liliane. Je suis ennuyée : son comportement s’améliorait un peu, cette coupure avec le groupe... J’essaie encore : « C’est toi qui décides... » Elle s’entête : c’est non. (Qui parle ici ?) Colères, chutes, agitation, opposition, disputes avec la sœur reprennent aussi vite. Dans la classe qui l’a accueillie, Thérèse s’est ennuyée. Elle demandait souvent quand nous allions rentrer et avait l’air d’une âme en peine.

Pâques 1966. Le G.E.T. Les copains sont à Nice. Nous corrigeons coopérativement des textes dactylographiés. Je n’ai, semble-t-il, rien de particu­ lier à dire. J’entends : « On pourrait parler de Thérèse ?» J’ai des documents : un Conseil enregistré, la famille de Thé­ rèse (dessin), des textes... et, dans la tête et derrière la tête, beau­ coup de choses que je sais sans trop savoir. Je parle, on m’écoute, je parle encore. Je dis des choses que je ne savais pas et j’entends : « Thérèse exploite son handicap, c’est son moyen d’exister. Avant de le lui enlever, il faut lui donner autre chose, un investissement solide qui ne permette pas de retour en arrière — quelque chose de physique, par exemple, en compensation de son handicap physique — la res­ ponsabilité de la gymnastique ? » Je suis émerveillée. Eux, qui n’ont jamais mis les pieds dans ma classe et ne connaissent pas Thérèse, ils ont trouvé la solu­ tion. Ils détiennent le Savoir, je suis enthousiaste et gonflée à bloc, décidée à écrire une monographie.

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de la classe coopérative

On cherche un titre. Quelqu’un propose : « Pauv’ Thérèse ». Nous nous reverrons.

Avril 1966. La voix céleste du G.E.T. m’a inspirée et Thérèse devient professeur de gymnastique

J’ai proposé ce nouveau service au Conseil : Thérèse s’est tout de suite proposée et elle a été élue sans difficulté, sa supériorité dans ce domaine étant reconnue. La démonstration d’un mouve­ ment ? Là, elle brille. Cela satisfait son goût de l’exhibition. La responsabilité d’une équipe ? Ça marche beaucoup moins bien. Elle voudrait que les autres sachent tout de suite marcher sur les mains; elle s’énerve et tape. Cela reste quelque chose d’assez peu important pour elle. Ce n’est pas « l’investissement solide ». Cette tentative rejoint celles que j’avais déjà faites, plus ou moins manquées. Thérèse s’est occupée successivement de l’imprimerie, des tableaux, de la documentation. Elle débute avec enthou­ siasme, mais se lasse vite et laisse tout tomber au bout de trois jours. Mon enthousiasme tombe aussi. Pas plus que moi, mes amis du G.E.T. ne détiennent le Savoir. Que faire ? Que pro­ poser ? Heureusement, la classe vit, ouverte sur le monde. Et dans cette classe arrive... ... la grenouille Elle était belle, elle était verte tachetée de noir avec de gros yeux dorés. Je voulais la garder en classe. Mais Madame Philip a dit :