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French Pages 194 p) [196] Year 2013
Que serait aujourd’hui une philosophie vivante, quel rapport entretiendrait-elle avec son héritage ? Ce ne peut être qu’un rapport complexe, puisque l’héritage doit assurément être conservé, mais qu’il doit aussi être transposé. Tel est ce qui a lieu, de manière exemplaire, dans la philosophie de Sartre, où s’élabore une raison critique soucieuse de son insertion dans l’histoire. Après avoir proposé, dans les premiers chapitres, une libre réflexion sur les exigences qui s’imposent aujourd’hui à la pensée, le présent ouvrage s’attache plus particulièrement à la « reprise » de Hegel par Sartre : il s’emploie à dégager tout ce que le second doit au premier, mais aussi ce qu’il en refuse, et les déplacements (salutaires) qu’il effectue.
Professeur honoraire, agrégé de philosophie, Albert Vanriet a enseigné dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Il est titulaire d’un Diplôme d’Études Supérieures sur Nicolas Berdiaeff et l’auteur d’Icare, Une dialectique de situation (de Schleiermacher à Adorno) paru chez Peter Lang en 2000. Il a été membre de plusieurs associations de professeurs de philosophie.
Albert Vanriet De Hegel à Sartre
Albert Vanriet
De Hegel à Sartre
Pour une pratique de la raison critique
ISBN 978-3-0343-1394-0
www.peterlang.com
Peter Lang
De Hegel à Sartre
Albert Vanriet
De Hegel à Sartre Pour une pratique de la raison critique
PETER LANG Bern · Berlin · Bruxelles · Frankfurt am Main · New York · Oxford · Wien
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L’auteur remercie les Éditions Vrin, le Dipartimento di filosofia de l’université de Bologna, l’Association Tunisienne des Études Philosophiques et le Secrétaire général de l’ASPLF pour l’autorisation de reprendre des passages de trois contributions parues dans les actes des congrès de l’ASPLF : « La paix considérée selon une dialectique négtive » in La philosophie et la paix, Actes du XXVIIe Congrès International de l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française, Università degli Studi di Bologna, 29 août - 2 septembre 2000, Paris, Vrin, 2002 (p. 449 à 454). « L“universel concret” sartrien, universel reconquis » in L’universel et le devenir de l’humain, Actes du XXVIIe Congrès International de l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française du 28 Août au 1er Septembre 2008 à Carthage - Tunisie, édités par A. Chenoufi, T. Cherif, S. Mosbah, publiés par l’Association Tunisienne des Etudes Philosophiques et l’Institut Français de Coopération en Tunisie, Tunis, 2010 (p. 69 à 73). « Sartre inverse-t-il le sens hégélien de l’action? », in L’Action. Penser la vie – ‘agir’ la pensée, Actes du XXVIIIe Congrès International de l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française du 17 au 21 Août 2010 à Venise, à paraître chez Vrin. Couverture : Jakob Schlesinger, portrait de Hegel (1831) © bpk / Nationalgalerie, SMB Jean-Paul Sartre. 1961. Photographie. Collection particulière. © Léon Herschtritt / LA COLLECTION Conservant toute la responsabilité de ses dires, l’auteur adresse de grands remerciements à Madame Marlène Zarader, professeur à l’Université Paul ValéryMontpellier III, qui l’a fait bénéficier de son encouragement pour ce projet et de ses suggestions critiques.
ISBN 978-3-0343-1394-0 pb.
ISBN 978-3-0351-0606-0 eBook
© Peter Lang SA, Editions scientifiques internationales, Berne 2013 Hochfeldstrasse 32, CH-3012 Berne, Suisse [email protected], www.peterlang.com Tous droits réservés. Cette publication est protégée dans sa totalité par copyright. Toute utilisation en dehors des strictes limites de la loi sur le copyright est interdite et punissable sans le consentement explicite de la maison d’édition. Ceci s’applique en particulier pour les reproductions, traductions, microfilms, ainsi que le stockage et le traitement sous forme électronique. Imprimé en Suisse
« La véritable particularité d’une philosophie est l’intéressante individualité, où, avec les matériaux d’une époque particulière, la raison s’est organisé une figure concrète » G. W. F. Hegel, Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, in Premières publications, p. 86.
Sommaire Préface
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Chapitre I Un cas signifiant de la recherche philosophique : la paix se laisse-t-elle définir ?
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Chapitre II Comment mettre la philosophie au présent ?
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Chapitre III Le vrai a-t-il une Histoire ? Peut-il se définir encore « adaequatio rei et intellectus » ?
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Chapitre IV Le trajet de la réflexion vers la pratique impose à Sartre comme à Hegel des « sursomptions ».
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Chapitre V La philosophie pour l’un comme pour l’autre doit saisir « son temps dans la pensée ». Comment le peut-elle ?
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Chapitre VI Mais Sartre n’inverse-t-il pas le sens hégélien de l’action ?
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Chapitre VII L’« universel concret » sartrien, universel reconquis
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Chapitre VIII La prise de conscience contemporaine d’une « méta-physique » interrogative : « Du même à l’autre »
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Abréviations
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Bibliographie des éditions citées
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Index des auteurs
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Préface La philosophie de Sartre comme toute pensée critique concrète recèle plusieurs significations explicites ou implicites. Choisissons d’en dégager une qui paraît centrale, le rapport entre une philosophie vivante et son passé. Ce rapport concerne en fait toute l’histoire de la réflexion philosophique, car il s’agit de globaliser et de juger dans son ensemble, en vue du présent, tout ce qu’elle a été, ce qu’elle a cru ou voulu être. Mais un tel acte, en urgence, a en philosophie des caractères originaux. C’est ce que Sartre a bien mis en évidence dans son œuvre sous des formes diverses (roman, traité philosophique, théâtre, polémiques sur la réflexion esthétique, philosophique ou politique). La philosophie vivante a besoin pour se justifier de tout son passé (à l’inverse du progrès dans les sciences qui peut souvent négliger des avancées anciennes par le fait d’une découverte nouvelle). Elle manifeste une forme originale de l’Histoire en tentant d’exprimer le vouloir d’un monde renouvelé, sans cesse en genèse et combattu en lui-même par luimême. Sartre a voulu décrire et juger ce double mouvement qui lie de façon originale théorie et pratique, appréciation qui nous est nécessaire pour acquérir la compréhension réelle de notre présent. Il l’a dialectisé en inversant leur ordre traditionnel, en en faisant donc « pratique et théorie », ordre qui contredisait un impératif archaïque, lequel plaçait au principe premier une ontologie et une morale absolues : « cette philosophie spéculative que l’on enseigne dans les écoles », disait Descartes dans la 6e partie du Discours de la méthode où il proposait « d’en trouver une pratique ». Était-ce là un abandon de l’ambition philosophique ? Nullement, au sens où celle-ci s’accorde toujours difficilement, en fait, à la pratique de son époque. Il ne s’agissait pas non plus pour Sartre, et il ne s’agit pas pour nous, après lui, d’exhiber une supériorité présente sur les pensées anciennes mais d’acquérir la possibilité de mieux comprendre les nôtres. En effet, saisir ce lien à chaque moment du temps les justifie relativement et met cependant en question notre propre façon de les penser, interroge sur le sens à donner au futur, nous incite moins à rompre avec le passé qu’à tenter de vivre lucidement, à l’inverse, l’authenticité relative de notre présent. La mythification pour nous du cosmos ancien, les significations nouvelles du travail et de l’esclavage par rapport à
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Aristote, le sens religieux puis scientifique de la douleur, les fonctions anciennes ou présentes de l’art à partir du temple antique (comme le fit Heidegger), en tout cela une philosophie concrète comprenant le passé doit rendre justice au présent, du moins l’« historialiser » au sens sartrien, c’est-à-dire le rendre intelligible dans les variations des thèmes pratiques et leurs significations pour nos projets. Est-ce là une découverte de la « vraie » philosophie ? Elle peut l’être pour nous, liée à nos convictions, à nos ambitions dans leurs rapports avec une image du monde qui s’est, depuis les Anciens, plus d’une fois bouleversée et que nous transformons encore. Mais si nous nous convainquons par là-même que si l’on ne peut vivre à la fois pratiquement et mentalement avec Platon ou Aristote, c’est que la philosophie n’a pas seulement une histoire comme toute chose dont il faut nous instruire mais qu’elle est une Histoire nous permettant de corriger, de justifier nos jugements propres. Ce peut être à propos des découvertes médicales, du suicide, de l’euthanasie, du traitement des ressources naturelles, de l’exploration cosmique... « Toute philosophie est pratique », dit Sartre. Elle n’obligera donc plus un serviteur, en vertu d’une dogmatique impérative, à dire à un intrus malfaisant (pour ne pas mentir) où se trouve son maître, selon le précepte contesté de Kant dans sa célèbre polémique avec Benjamin Constant. Cela libérera aussi concrètement un accoucheur en difficulté de l’obligation morale de préférer toujours la vie de l’enfant à celle de sa mère en vertu d’un autre impératif célèbre. Qu’il s’agisse d’un chirurgien, d’un décideur politique en situation de guerre, exerçant la contrainte de leurs terribles et pourtant nécessaires décisions concernant le risque, cela rend impossible de séparer absolument ces grandes décisions (comme le fit pourtant Hegel dans sa Philosophie de l’Histoire) du sens moral que nous leur attribuons. Nulle création active, réelle dans sa plénitude, ne peut être légitimement une soumission pure à un seul point de vue initial. Elle est aussi une invention complexe, un engagement global qui nous définit en créant notre monde, c’est-à-dire un présent-futur toujours problématique. Le mouvement de la pratique est alors inséparable de celui de la pensée et, en un sens, le précède, il ne méprise pas pour autant ses expressions anciennes sans pouvoir nécessairement s’y accorder, par exemple en pratiquant le retrait du monde comme le fit Pascal après les Provinciales. Ce mouvement crée plutôt en cherchant, dans un temps
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nouveau, les moyens de la variation certaine et incertaine à la fois de soi et du monde qu’il transforme. Hegel, dans son génie créateur, avait perçu le déchirement qu’exige sans cesse une pensée critique active, l’avait exposé plusieurs fois, par exemple en découvrant le sens de la Réforme, cette « révolution » qui a fait renoncer au mouvement « extérieur » du culte (Leçons sur la philosophie de l’Histoire, p. 318), à ce qui « dans la religion est plus étranger à l’esprit » (Propédeutique philosophique, p. 177). Il bouleversait ainsi pour beaucoup les sentiments et les pratiques mais il affirma pourtant l’identité finale de la pensée à soi et au réel, idéalité absolue, déjà supposée en Dieu dans une tradition métaphysique, « cette vérité, qui est une seule et même vérité dans ses trois manifestations complémentaires : l’État, la Nature et le Monde idéel » (Principes de la philosophie du droit..., § 360). Sa philosophie met ainsi en évidence le conflit renouvelé, la tension toujours renaissante entre la réflexion et le monde qu’elle tente de prendre en charge. L’esprit est certes ce qu’il fait – mais ne le fait-il pas dans un monde qu’il est lui-même sans pouvoir l’accepter tel ? Le triomphe idéal de l’intériorisation ne peut se confondre avec le cours de notre action. Sartre a donc découvert en Hegel à la fois l’élan créateur qu’il recherchait et qu’il a poursuivi mais aussi un idéalisme de la totalité absolue qu’il ne put accepter dans le temps déchiré des épreuves qu’il a vécues, que nous avons affrontées comme lui ou après lui. Hegel inspirateur à bien des égards de la pensée vivante dans le temps s’en était fait pourtant aussi l’annulateur, le contempteur idéaliste, accordant alors ce qui ne peut l’être. C’est ce qui a donné à sa pensée un mouvement contradictoire à propos d’une Histoire qu’elle inspire pourtant et qu’elle a contribué à transformer par son influence (sur Marx et beaucoup d’autres). Mais des ruptures jalonnent notre Histoire, nos pensées, nos actions, sans les rendre conciliables. La philosophie ne peut être paisible, se retrouver absolument en accord avec elle-même comme l’a proposé finalement Heidegger. Contestant tout dogmatisme, sans rompre avec son histoire militante qui fut sa vie propre, la philosophie, telle que Sartre l’a exercée, est ainsi par son élan un inachèvement actif plutôt qu’une pensée « pure » et une pratique déductive dont l’avenir, nécessaire, n’est jamais assuré.
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Chapitre I
Un cas signifiant de la recherche philosophique : la paix se laisse-t-elle définir ?
1. La paix qu’on croit conquise semble très diverse, circonstancielle. Aux origines, le mythe, la paix des dieux (Hésiode : « le Ciel, assise sûre à jamais » ; la Bible : Dieu créa la terre, « il vit que cela était bon »). Mais surgit « Chronos aux pensées fourbes », ou le péché d’origine. Le mythe final voit le triomphe des dieux, de Dieu, mais aussi le terrible Jugement dernier, division ultime d’un monde non réconcilié. L’Histoire : la paix y est cruellement double. Avec Piero della Francesca, « La victoire de Constantin » et des chrétiens ; avec Vélasquez qui en reprend le thème, « La reddition de Breda », la remise au vainqueur des clés de la ville à merci, devant une forêt de lances. Dans l’âme chrétienne le déchirement : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive ». Y a-t-il alors une pensée de la paix autre que la continuation de la guerre « par d’autres moyens » ? Kant dialectise le progrès, dépassement d’antagonismes. On pourrait aussi penser la paix selon une « dialectique négative », non identitaire. Pas de synthèse théorique, la paix, inadéquate aux luttes effectives, est une pensée nécessaire, pratique mais sans concept, utopie sans description, tension permanente entre le désordre et l’exigence de l’esprit, décision cédant la place au combat nécessaire comme celui de Goetz, héros sartrien de la pièce Le Diable et le Bon Dieu. Une critique philosophique de la politique est-elle possible si cet horizon de la pensée ne peut être construit selon des concepts ? L’un des angles apparents sous lesquels on perçoit ce domaine est la paix (il en est d’autres : la cité, le contrat, le pouvoir...). Mais si un tel thème semble d’abord inconsistant (en extension ou/et en compréhension) ne serait-il pas admissible de le penser comme limite, comme Idée de la raison pure peut-être ou, à l’inverse, non comme affirmation idéale mais plutôt
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comme négation signifiante ? Au-delà de l’entendement réglé une pensée reste en effet possible. Par exemple le chemin de la dialectique négative dans la pratique, par laquelle Adorno, marchant sur les traces de Hegel le corrige pourtant, s’ouvre un horizon pour penser les antinomies de la paix. Une exigence intellectuelle et morale s’exerce pour la pensée dans un domaine où l’indétermination pratique blesse profondément, audelà de l’intellect la sensibilité. Souffrir des conflits sans connaître la signification de la paix, y aspirer sans pouvoir la définir, est-ce intellectuellement et affectivement supportable ? Trois hypothèses de recherche se présentent : la paix ne semblet-elle pas d’abord une expression dont le sens est fragile, rendu fort indécis par le fait des impasses ou des ambiguïtés du langage ? Nous examinerons donc d’abord son expression dans les mots lorsqu’on tente de la définir. Mais il faut, car le langage n’est qu’un côté de l’expérience de la vie, examiner brièvement ce qu’est la paix concrète dans l’Histoire et dans les conflits, collectifs ou singuliers où elle se révèle incontestablement ambivalente. On resterait en dehors de la philosophie, enfin, si on n’analysait la notion de paix, après tant de penseurs illustres et d’une manière plus générale, au point de vue de la réflexion critique. Y aurait-il une expression univoque de la paix ? N’est-elle pas à l’inverse un haut lieu de l’équivoque langagière ? Un mot de Montesquieu (Esprit des lois, XIII-XVII) fortement antinomique le suggère. Il ironise lorsqu’on définit la paix par l’accumulation des troupes : « on nomme paix cet état d’effort de tous contre tous. » N’y aurait-il pas la paix sans cette tension qui en même temps la détruit ? Cette contradiction engage l’esprit dans des directions opposées : tantôt la paix est signifiée par sa rareté même ; on va jusqu’à contester sa possibilité ou parfois son utilité. « Tous les traités », dit Rousseau, « sont plutôt des trêves passagères que de véritables paix ».1 Quant à Voltaire il évoque « l’impraticable paix de l’Abbé de Saint-Pierre ». Mais cet être de la paix, potentiellement inexistant, est pourtant défini par d’autres comme une essence fondamentale en elle-même antagonique ce qui la rend quoiqu’irréelle, métaphysiquement nécessaire.
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J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, Éditions de la Pléiade, tome 3, 1964, p. 568.
C’est le cas chez Pascal : « Ne pouvant fortifier la justice on a justifié la force [...] afin que la paix fût qui est le souverain bien ».2 Pascal semble décrire là des conflits tels que les luttes de la Fronde, conflits dont le résultat est toujours contestable pour l’esprit. Mais quand il parle sur un autre plan de l’âme chrétienne, de la lutte toujours reprise « entre la concupiscence et l’amour de Dieu », là, dit-il, « il n’y a point ici de paix ».3 S’accordant avec le mot du Christ selon l’apôtre Matthieu : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive »4, l’âme chrétienne lui semble être dans une telle contradiction permanente que la paix apparente du monde pécheur, que ce monde prétend rechercher pourtant, ne peut être qu’une fausse paix. Mais pourtant la paix semble accordée, malgré cela, à une âme chrétienne pour un moment réconciliée dans le repentir : « Vos péchés sont pardonnés, allez en paix ! », dit-on au pécheur5, et dans le culte on donne le « baiser de paix », on embrasse la « paix », cet objet en métal orné, symbolique, souvent décoré d’une scène de la passion du Christ. Cette contradiction paraît inévitable si l’amour de Dieu fait vivre en pensée hors du « monde ». Redescendant au niveau des conflits mondains ne peut-on trouver pourtant au souhait de paix une connotation plus « réaliste » ? Politiquement, cela semble fort commun c’est-à-dire très communément invoqué : la paix, avec l’ordre, selon un mot célèbre ne régnait-elle pas à Varsovie lors de la révolte de l’Université, en 1830, réprimée alors par les troupes de Paskévitch ? L’Université resta fermée de 1831 à 1862 ! Une apparente positivité de la paix qui recouvre un machiavélisme cruel sert d’argument à tout faire, recouvrant d’une part une volonté de domination et, chez le dominé, souvent, l’expression d’une crainte et parfois un refus de lucidité. Chamberlain « fait la paix », disait-on (et sans doute pensait-il la faire, une certaine presse parlait de « politique d’apaisement »). Mais c’était à Munich, une paix avec Hitler, lors des « accords » de 1938 ! Un monde cruel, en proie à des contradictions mortelles cherche alors à exprimer, par un jugement « moral », ce qui 2 3 4 5
B. Pascal, Pensées et opuscules, Édition Brunschvicg, Hachette, pensée 299. B. Pascal, Œuvres complètes, Éditions du Seuil, 1963, Lettre de Pascal à Mademoiselle de Roannez du 24 septembre 1656, p. 266. Bible de Jérusalem, Evangile selon Matthieu, X, 34. L. Bourdaloue, Sermon du 18e dimanche après la Pentecôte (cité par Littré à l’article « Paix »).
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refoule le vrai. Le mot paix n’est pas innocent si l’on ne met au jour effectivement ce qu’il recouvre ! N’en est-il pas de même à propos de l’improbable « paix sociale », souvent illusoire même sous une apparence calme aussi bien dans les banlieues que dans le chic des « beaux quartiers » ? La géologie des rapports sociaux, celle des intérêts économiques est peu visible, leur tectonique se révèle soudain dans ses à-coups, ses bouleversements imprévus.6 D’un côté la notion de paix s’évanouit dès qu’on cherche à la définir, de l’autre elle biaise avec la réalité des conflits et les camoufle. L’usage de la langue peut aisément se faire manipulateur. Mais alors, pour trouver la paix, vraiment, où ira-t-on finalement ? Au désert, par un retour aux origines comme les anciens Pères ? Ou bien se cachera-t-on dans des communautés qui veulent, affirme-t-on, se préserver du tumulte du monde et qui parfois protègent, au nom de leur propre justice (parfois celle d’une secte), ceux que le « monde », à tort ou à raison, poursuit ? Plus vulgairement l’idéologie du langage dissimule, assez mal, sous le vocable de paix, la manifestation de la force, de l’autorité brutale : « baston porte paix », selon le vieux proverbe. « Paix, ma femme », dit le barbon de la comédie classique, exprimant par cet ordre, chez Molière ou ailleurs, tout ce qui réduit au silence, tout ce qui exige le respect, les mots disant l’inverse de leur sens apparent.7 Pour jouir de ce genre de paix, peut-on se passer des « officiers de paix », des sergents de la paix, des opérateurs nécessaires d’un monde qui se veut « policé » ? Et dans les rapports « mondains » peut-on négliger la paix linguistique apparente d’une politesse conflictuelle autant que conventionnelle ? On rencontre sous les meilleures plumes l’ironie volontaire ou involontaire des formes convenues.8 Les conflits ne sont pas 6
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A ce sujet voir par exemple L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses. L’auteur part de Balzac, de Victor Hugo, du policier Vidocq, cet ancien forçat qui notait que beaucoup de gens « placés par leur position au-dessus des lois, se faisaient une sorte de gloire de les braver ». L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris : Plon, 1958, p. 59. Ainsi dans Molière Arnolphe parle à Agnès, l’innocente dont il veut faire sa femme (L’Ecole des Femmes, II, 2) et lui enjoint d’observer « Le profond respect où la femme doit être / Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître. » Pascal termine ainsi une réponse « au très bon Révérend Père Noël, recteur de la Société de Jésus à Paris » : « On ne peut vous refuser la gloire d’avoir soutenu la
que politiques et guerriers, pour être intellectuels ils n’en sont pas moins acerbes et, pour nous, médiatiques. Tout cela met en évidence le lien essentiellement ambigu, symbolique, des formes du langage et des habitudes mentales par rapport aux tensions et aux conflits effectifs, vécus et pensés, exprimés dans des combats contradictoires. Tantôt symbolique tantôt concret, le langage se réfugie ici, par une démission inavouée, dans des formules où éclate l’impossibilité d’un concept purement positif de la paix. N’en est-il pas de même dans les manifestations du respect, dans les conventions d’un pieux langage serait-il sincère ? Selon un proverbe populaire répandu il n’est pas admis aisément de dire du mal des morts. Usage convenu, la paix dite « éternelle » des cimetières est elle-même refuge langagier, symbolisme plus ou moins esthétique d’un oubli inévitable qu’une poésie ou une expression plastique reprennent souvent à leur compte, celui des colombes « pacifiques », des symboles d’espoir, des poèmes idéalisants, de bien des refuges dans l’imaginaire.
2. La paix vécue, victoire ou défaite, est irreprésentable. Au-delà de l’ambiguïté souvent cruelle du langage ou des fictions qui se veulent consolantes, elle est vécue durement dans les victoires et dans les défaites, considérée au point de vue des rapports de forces. Non idéalisée, victoire ou défaite, elle porte dans les deux cas le poids du passé, une charge à assumer, à défendre, ou à reconquérir, toujours cruellement double, joie et souffrance, joie contre souffrance. L’art, on l’a dit, illustre admirablement cette ambivalence : « La victoire de Constantin », de Piero della Francesca,9 remportée sur les rives du Tibre fut signifiée comme un miracle. Constantin avait, dit-on, la nuit précédente, aperçu la Croix en songe : « In hoc signo vinces ». Mais
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physique péripatéticienne, aussi bien qu’il est possible de le faire ; et je trouve que votre lettre n’est pas moins une marque de la faiblesse de l’opinion que vous défendez, que de la vigueur de votre esprit [...] », Pascal ajoutant « Je suis, de tout mon cœur, Mon très Révérend Père, Votre très humble et très obéissant serviteur » (29 octobre 1647), in B. Pascal, Œuvres complètes, p. 203 et 204. Piero della Francesca, « La victoire de Constantin sur Maxence », fresque de l’église Saint-François à Arezzo, vers 1458.
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c’est devant une forêt serrée de lances et, dans l’autre camp de soldats défaits, désarmés, rendus à merci, que la paix se remporte. Vélasquez, s’inspirant de Piero la remettra en scène sur le même fond de tableau inquiétant dans « La reddition de Bréda ».10 Il s’agit de part et d’autre d’une victoire contre une défaite : la première remportée contre Maxence et le paganisme, aux origines du triomphe de l’Église ; la seconde, victoire des catholiques espagnols contre le calvinisme rigoureux du Prince de Nassau, victoire à peine adoucie pour le vaincu, dans le tableau du moins, par la magnanimité princière du vainqueur. S’affirmant religieux ou moraux, se voulant politiques, nécessairement brutaux, de tels affrontements déterminent le destin ultérieur des consciences et des royaumes. Sur un autre plan, devenus symboliques, ces combats en sont, pour l’art qui les magnifie, l’illustration (grâce aux princes que les artistes glorifient). Ils sont aussi la proclamation d’une force qui, comme l’a dit Pascal, pense prouver par sa puissance même l’exaltation de sa justice. Dieu, maître de l’Histoire, ont expliqué par ailleurs théologiquement Augustin11 et Bossuet12, a choisi le vainqueur, lui a soumis ses ennemis. C’est ce qu’exigeait en effet une pensée fort assurée de l’ordre providentiel. Cette théologie de la victoire pourtant n’aurait-elle pas perdu pour nous beaucoup de sa force ? Pascal, dans le texte cité, n’y voyait-il pas déjà l’impuissance propre à la justice elle-même ? Cette dernière pensée, moins consolante déjà, est une réaction de la modernité en laquelle l’analyse politique et philosophique a conquis sur la théologie une plus grande autonomie.
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Vélasquez, « La reddition de Bréda », 1634-1635, Musée du Prado, Madrid. « La divine providence qui décide si, par la guerre, on passe sous le joug ou on impose son joug [...] que les uns ont obtenu la domination, les autres sont tombés dans la sujétion ». Augustin, La Cité de Dieu, trad. G. Combès, in Œuvres de Saint Augustin, tome 36, Desclée de Brouwer, 1960, p. 485. « Dieu forme les princes guerriers [...] Il fait un commandement aux Israélites de faire la guerre [...] Dieu avait promis ce pays à Abraham et à sa postérité [...] Dieu voulait châtier ces peuples [que les Israélites combattent] et punir leurs impiétés ». J.-B. Bossuet, Politique tirée de l’Ecriture Sainte (1709), in Œuvres de Bossuet, tome 1er, livre 9, Firmin Didot, 1877, p. 427. Cf. aussi « Il faut ici vous découvrir les secrets jugements de Dieu sur l’Empire romain [...] Dieu enfin se ressouvint de tant de sanglants décrets du Sénat contre les fidèles [...] Il livra donc aux barbares cette ville enivrée du sang des martyrs, comme parle Saint Jean ». J.-B. Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, Paris : Garnier Flammarion, 1966, 3e partie, chap. 1er, p. 36.
D’autre part dans l’expérience concrète des luttes, la paix, accablante ou victorieuse, traîne avec elle un travail de deuil personnel et collectif selon des modalités foncièrement ambivalentes. Le premier deuil est celui, pour chacun, du souvenir des êtres aimés qui furent les proies des combats ou des répressions. Il y a en effet d’une part les monuments aux morts glorifiés, honorés, le Panthéon, « au-dessus de Paris, la ville aux mille tours », chantait Victor Hugo, et il y a d’autre part les murs des fédérés, des fusillés, des résistants, des martyrs des camps, de la Shoah. Le souvenir de ces victimes réhabilitées reste cruel et soulève encore un sentiment de révolte contre leurs bourreaux. Une ambiguïté profonde, une équivoque irréductible se lève toujours sur le thème de la guerre achevée donc sur celui de la paix qu’elle entraîne, dans une contradiction vécue, passionnée. « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle » a écrit Péguy avant d’être lui-même frappé. Exaltation patriotique ou refus des massacres, résignation ou sentiment de reconnaissance, désir de justice ou de revanche ou pensée d’un oubli nécessaire pour un avenir meilleur ? Nos monuments parlent beaucoup mais à qui et pour quoi, pour quel avenir ? Que disent-ils à chacun ? Le 11 novembre, en France, l’hommage à l’inconnu se tait dans une minute de silence mais après l’exaltation orchestrée d’un défilé militaire. La paix vit de ces contrastes. Elle établit la justice ou son inverse, consacre des changements multiples. Si on ne peut lui attribuer, certes, tous les maux de la guerre elle les prolonge souvent, et peut aussi en établir selon la loi du vainqueur. Mais le travail de deuil tend aussi à être parfois (comme à Nuremberg, comme dans le cas d’Eichmann) jugement des criminels de guerre, ébauche d’un droit international plus effectif. Bénéfique, équivoque, cruelle, la paix est par conséquent ce qu’on en fait. Elle est dérision parfois dans l’accusation contre les vaincus de la guerre comme elle le fut à Riom, sous le gouvernement de Vichy. Comment alors l’Histoire vécue, remémorée pourrait-elle dissocier pleinement dans la narration des drames et dans la joie et la peine des âmes tous ces sentiments mêlés ? Le souvenir des luttes reste une lutte dans les esprits, l’opposition ou l’union de « celui qui croyait au Ciel, » et de « celui qui n’y croyait pas », le chagrin, la nostalgie, l’exigence de justice et le sentiment de l’inaccompli se juxtaposent sans pouvoir, le plus souvent, s’entendre. C’est pourquoi, en un un sens, la paix vécue semble proprement irreprésentable. Elle apporte trop, est trop évocatrice des luttes
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anciennes, des combats inachevés. Souvent, dans les monuments aux morts, le plus évocateur, le plus émouvant est la lecture des noms, celle de la liste des disparus. Pourtant la paix a été mille fois représentée depuis l’image d’Eirénè sur l’Agora d’Athènes, la paix portant son fruit d’abondance, une femme avec son enfant Ploutos, symbole de la richesse. C’est une image optimiste que l’on veut retenir, plus émouvante sans doute pour nous que la colonne Trajane (qui évoque surtout des conquêtes et la pax romana, c’est-à-dire la domination de Rome). Mais le glissement du souvenir, de la paix à la richesse des conquêtes, est bien ambigu : les richesses naissent-elles de la paix lorsque les marchands d’armes et les trafiquants seuls s’enrichissent ou lorsque la conquête ruine le vaincu et parfois le vainqueur ? Hegel montre, d’une façon ici respectueuse de la complexité des faits, que l’art et la pensée du moins ne suivent pas toujours l’élan victorieux de la conquête, qu’ils ont pu renaître dans la misère d’Athènes.13 Il n’y a pas que pour l’âme chrétienne en effet que les contradictions, la cruauté de la vie se perpétuent, se renouvellent et parfois réveillent la pensée à travers de terribles contradictions patentes. La paix est donc le souvenir de la guerre, d’actes de haut mérite mais aussi de bien des crimes, un achèvement et un irrésolu. Par la confusion concrète des sentiments qu’elle fait jaillir en nous, la paix est souvent pour la réflexion un indicible chaos, une sorte d’accouplement révoltant que l’on ne considère pas sans un recul intérieur tout en en comprenant pourtant le sens terrible et parfois la beauté. Il nous faut évoquer les êtres que nous avons connus et aimés, grâce à qui nous avons pu, individuellement et/ou comme communauté survivre, mais qui ne l’ont fait qu’en s’arrachant à nous, en nous arrachant ainsi à nous-mêmes pour le meilleur ou pour le pire. Peut-on définir, dans ses contradictions, une dialectique de la paix ? Comment penser la paix de façon critique ? Une dialectique, fût-elle négative comme l’exige Adorno, ne recule pas devant l’affrontement des opposés. Peut-elle pour autant sauver (intellectuellement et pratiquement) une notion aussi ennemie de soi-même que la paix ? Une 13
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« Les Grecs s’écartèrent de l’État quand ils commencèrent à penser et ils commencèrent à penser quand, au-dehors tout était orageux et misérable ». G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, traduction Gibelin, nrf Gallimard, 1954, p. 137.
dialectique négative n’est pas un raisonnement mais la problématique concrète d’une contradiction, d’une lutte. Elle se reconnaît être sans synthèse, sans recours circulaire intégral à une perfection originaire, légendaire, par exemple celle du paradis terrestre, celle de l’Olympe ou plus idéalement celle de l’esprit absolu, aristotélien, union parfaite « de l’intelligence et de l’intelligible », cette union qu’invoque encore Hegel à la fin de l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques. Mais la dialectique, même si elle apporte un surcroît à la plénitude prétendue originaire ou acquise de la conscience ne viendra pas « à bout » du problème de la paix, elle servira plutôt à ouvrir des discussions successives sur les formes de paix apparentes ou réelles et s’efforcera de penser leur avenirvérité. La paix humaine ne peut être la paix mythique des dieux, d’ailleurs aussitôt troublée dans le mythe lui-même par la perfidie de Chronos, symbole du temps et des passions ou par l’insoumission originelle d’Adam, père de tout homme, traçant librement son chemin. Il est aussi des mythes gnostiques et ceux qui décrivent un dualisme radical, une lutte éternelle, manichéenne du bon et du mauvais principe, mais dans ces interprétations l’histoire est annulée ou privée d’une finalité libre non soumise au surhumain. Le mythe recouvre et cache souvent l’expérience vécue, par exemple celles de Goetz dans Le Diable et le Bon Dieu de Sartre, lorsqu’il mime vainement d’abord les gestes du conquérant puis ceux du pacifiste intégral avant de reconnaître qu’il faut s’engager concrètement. En outre, problème central, il faut choisir ici entre l’essentialité et le caractère « indigent et superficiel » du temps, selon Hegel (dans une note ajoutée de l’Encyclopédie III, p. 546). Cependant Hegel lui-même ne fait pas ce choix et maintient à la fois une dialectique de l’Histoire et une annulation finale ultérieure de la durée concrète bien qu’énoncée avec plus de réserve. Cette annulation, si on l’acceptait, effacerait finalement le drame. Hegel justifie mal cet abandon ultime et peu dialectique du temps, essence pourtant de la négativité et qui donne vie et intérêt à la pensée du philosophe. Or l’idéalisme absolu, privé de la réalité transcendantale et matérielle du temps, dimension commune de la réflexion pour le penseur et de toute réalité « externe » par rapport à la pensée,14
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« Nous devons résoudre l’opposition de l’idéalisme et du réalisme » affirme Schleiermacher. « Chaque perception [...] se rapporte à l’ensemble du système des concepts ». L’espace et le temps sont « une forme commune de l’être et de la
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peut-il s’accorder avec une dialectique qui décrit la lutte effective, le progrès ou le recul de la pensée dans un univers toujours ouvert ? La dialectique, phénoménologie de l’à-venir, ne peut se priver d’un temps réel, matériel et mondain, interne et externe par rapport à la conscience. Or la paix, qui implique le temps et l’aléa des luttes, est une contradiction en elle-même, une opposition vivante qui ne se laisse pas annuler. Pratiquant la « réduction » du temps, Hegel est amené à considérer finalement le passé comme un présent : « Sa concrétion immédiate » se dissout au profit d’une « représentation universelle », dit-il. Le passé devient donc absolument, en principe, une présence à soi et le Soi devient lui-même, au-delà de la diversité des intelligences, une diversité supprimée dans le Vrai, dans « l’absolument concret » de l’esprit absolu (Encyclopédie III, p. 132). Mais, demandons-nous, cette idéalité absolue du vrai est-elle compatible avec les conquêtes et les errances de la pensée, avec le cheminement des consciences situées que ce philosophe a si bien analysé ? C’est là sans doute le point faible de la réflexion hégélienne intellectuellement conquérante, ce qui est sa force, mais qui reste assujettie par ailleurs au thème aristotélicien d’une victoire ultime et totale de l’esprit. Il faut dire, à l’inverse de cette minimisation ou de cet effacement du temps, que l’esprit ne s’accorde à soi qu’à travers les moments d’une Histoire déchirée, irréductible, qui le désunit de soi-même. Certes Hegel admet plusieurs fois, par rapport à un hyper-idéalisme absolu impossible, qu’il y a dans la pensée comme dans l’Histoire des pertes irrémédiables, irrécupérables,15 que l’esprit ne peut se retrouver totalement dans une parfaite plénitude, dans un accord total avec soi du fini et de l’infini, de l’en-soi et du pour-soi. Mais il faut dire en outre, pensons-nous, qu’une dialectique du réel se heurte à sa propre incohérence à travers une conscience acceptatrice du temps mais aussi en révolte contre lui. Cette négativité du temps, en nous-mêmes, nous annule souvent contre nousmêmes, nous fait changer de route, rompre avec nous-mêmes. Hegel, comme Aristote, a décrit symboliquement le retour infini de l’esprit en soi, mais notre histoire concrète ne symbolise pas, elle effectue sa route, s’accomplissant ou se détruisant. La conscience que nous en avons opère
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pensée ». F. Schleiermacher, Dialectique, trad. Berner et Thouard, Éditions du Cerf, 1997, p. 306. G. W. F. Hegel, La raison dans l’Histoire, traduction Papaioannou, collection 10/18, Plon, 1965, p. 103.
à travers une matérialité inachevable de l’espace et du temps vécus qui ne peuvent faire retour sur eux-mêmes ni redevenir présents. Leur symbolisation n’est possible que par une sublimation esthétique telle que celle qu’a décrite Proust à travers les jeux de la mémoire. Cela fait avec raison de cet écrivain, selon Adorno, un métaphysicien qui a su admirablement évoquer la recherche ou la disparition des êtres dans un temps perdu ou retrouvé, donnant à l’art une vérité, au présent conscient une richesse neuve. La paix ne peut donc être victoire ou paix éternelle ni jugement dernier de la pensée. Elle ne peut être non plus un repos dans un combat prétendu éternel des forces opposées antithétiques, description qui est un oubli aliénant de l’origine des conflits réels, situés dans une Histoire. Il convient d’écarter dans la pensée concrète ces mythes de la paix, contrepoints poétiques mais illusoires de nos luttes. La paix n’est jamais non plus un don présent, acquis pour toujours. Il faut tenter de la penser plutôt sur le mode d’une utopie nécessaire, en un sens du mot défini par Adorno c’est-à-dire non comme un lieu purement illusoire, selon l’étymologie, mais comme un jeu effectif dans notre vie, un combat sans cesse repris de la réflexion et de l’action dans leurs présents successifs et la volonté de leur donner un sens qui cherche à être en accord avec luimême bien qu’ouvert à l’imprévu.
3. La paix reste pourtant une utopie nécessaire. Adorno développe une exigence que l’on peut appliquer au thème de la paix en le dialectisant selon l’esprit de la Dialectique négative, ce livre riche, compact, difficile mais nécessaire. L’utopie « s’enracine », dit Adorno, « dans ce qui s’est conjuré pour qu’elle ne se réalise pas ». Un principe, celui de chercher la paix, entre donc en contradiction évidente avec des situations singulières. La dialectique est, dit-il, sous cet angle, « l’ontologie » (c’est-à-dire ici la réalité essentielle) des conditions fausses qui peuvent libérer pourtant, si on en trouve la clef, des conditions plus adéquates pour un avenir meilleur. Il y a une nécessité, dit encore Adorno de « surmonter le concept par le
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concept ».16 D’où vient cette exigence ? De ce qu’une société est, à la fois, dit-il, « l’affirmation d’un ensemble de sujets et leur négation » dans une concurrence constante. C’est le résultat des conformismes, des tensions internes multiples, des rapports, à d’autres niveaux, d’un groupe humain avec d’autres qui sont en relation pacifique ou conflictuelle avec lui. La dialectique de la paix ne peut donc être un projet idéal, en notre temps, sans promouvoir une analyse réaliste, sévère, scientifique, des conflits. Si l’on néglige cette contradiction du concret on fait, selon Adorno, d’une idée « un mur entre [elle] et ce qui est à penser ».17 C’est pour cela qu’un certain pacifisme, purement idéaliste peut être un obstacle pour penser la paix. D’autre part, le réalisme plat, celui qui prétend s’incliner absolument devant les faits, qui se satisfait de l’immédiat et qui l’absolutise, est, affirme Adorno, « une impudence », disons aussi un simple conformisme. Mais il en résulte qu’un système théorique de la paix ne peut à lui seul satisfaire non plus. Tout système doit en effet surmonter son antinomie propre, celle des contradictions vivantes.18 Le désir de paix est donc toujours méta-physique, c’est-à-dire, au sens que l’on peut donner à ce mot, au-delà du réel présent dans l’expérience contradictoire, aléatoire que nous vivons. Cependant, ce désir de paix est bien réel, actif, projet et espoir il exerce sa force comme toute pensée vivante. Il est un « moment » dans l’analyse des forces, au sens physique et objectif du terme, au sein des mentalités qu’il transforme, dans la société où il agit. La négativité s’exerce certes nécessairement par le fait du temps, ce qu’a bien décrit Hegel, mais ce n’est pas seulement dans son écoulement, elle s’exerce par « le choc de l’ouvert », dit Adorno, traduisant de l’imprévu qui fournit souvent une possibilité d’intervention, d’invention, qu’il faut saisir. Ne sommes-nous pas dans un temps de communication généralisée ? La paix est donc comme le vrai, toujours remise en question, fragile et nouvelle, toujours à recréer. La dialectique ne 16 17 18
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Th. Adorno, Dialectique négative, critique de la politique, traduction du Collège de Philosophie, Éditions Payot, 1978, p. 16. Th. Adorno, id., particulièrement p. 15-25. Une telle pensée pourrait, selon le vœu de Schleiermacher conduire également au refus de désunir réflexion et matérialité objective.
s’accomplit donc pas du tout nécessairement, dit-il, dans une négation de la négation, formule trop abstraite, inadéquate et qui renvoie à une situation antérieure. Est-elle alors une synthèse ? Peut-être, mais une synthèse réelle fait perdre ici au sens du mot son principe formel, celui d’une pensée essentiellement discursive, essentiellement logique selon laquelle la dialectique deviendrait un mode de raisonnement qui regrouperait pour la pensée les éléments d’une situation. A l’inverse une dialectique effective, c’est-à-dire portant sur des faits, sur des « événements », c’està-dire sur l’inattendu, le contingent, ne saurait être un pur raisonnement même si la logique y intervient pour tenter d’ordonner sa cohérence, aussi bien dans la pensée que dans la réalité externe qu’elle veut transformer. Il s’agit en effet d’un domaine où l’improbable se combine avec le réfléchi. En situation conflictuelle, la dialectique est surtout une création, une invention (d’après l’étymologie du mot invention puisqu’on met alors en lumière une réalité jusque là inaperçue). On est donc loin d’une combinaison purement formelle d’éléments purement intellectuels traduisant un conflit. Il s’agit d’une démarche active qui se transforme en intervenant (comme, après tout, peut le faire un diplomate avisé). Ainsi toute paix peut et même doit être une « idée neuve » (comme l’affirmait Saint-Just, à propos du bonheur en Europe en son époque novatrice). Il s’agit d’une création, de quelque façon, mais comme dans l’art, avec des matériaux, d’une manière réaliste et risquée, souvent réitérée. Cela s’accorde, semble-t-il, avec l’idée d’Adorno selon laquelle il faut se méfier d’une idéologie de la paix qui poserait en premier un principe absolu, car la tension entre une exigence universelle et une situation concrète renaît sans cesse sous des aspects divers. La paix, selon une formule frappante de cet auteur, ne sera donc une pensée vraie « que si elle ne se contient pas elle-même », au sens où une pensée vivante doit, pour être valable, porter en soi l’exigence de son dépassement c’est-à-dire le rendre pensable et possible. C’est par une conquête, par un mouvement nouveau combinant des énergies nouvelles, des engagements nouveaux d’acteurs multiples (et pas seulement des « bons » gouvernements que des citoyens trop kantiens se borneraient à écouter) que l’on peut passer des mythes de la paix qui éternisent un thème en l’illustrant, qui accompagnent certes et idéalisent le concret mais aussi se contredisent en eux-mêmes (et par conséquent dans leurs interprétations), il faut passer à une pensée active pour la paix. C’est de cette façon que l’on peut « agir » une utopie au
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sens défini ici. Il s’agit d’une transformation, d’un mouvement pratique, d’une exigence de compréhension, de convergence, de dépassement dans des conditions originales, transformant entre autres et étendant la pratique politique fût-elle terrible. « Il y a cette guerre à faire et je la ferai », décide Goetz. A l’inverse de ce cheminement difficile vers la paix, Brecht chantait, négativement, le désespoir d’une reprise indéfinie de la guerre, passivement subie, dans un refrain célèbre de Mère Courage. Il disait la fatalité d’une lutte sans raison, sans cesse ranimée à travers l’écoulement indifférent des saisons. Le printemps vient, debout chrétiens ! La neige a fondu sur les morts. Et tout ce qui se traîne encor Repart en guerre sur les grands chemins.19
La répétition indéfinie de la volonté aveugle d’anéantissement que l’homme exerce contre lui-même, il faut la vaincre ou du moins la surmonter, mais la victoire de la paix, comme celle de la guerre, est toujours inachevée. Aussi, au lieu d’affirmer, comme le fit Clausewitz, l’égalité relative de la paix et de la guerre dans la continuité de la lutte politique (proposition qui n’est vraie que pour un chef d’État simplement, platement « réaliste », éternisant son expérience d’une façon statique), il faut tenter, à l’inverse, comme Kant le fit d’ailleurs non sans raison, mais seulement sur le plan de la pensée, de concevoir et d’utiliser un dépassement des antagonismes dont le rôle d’ailleurs n’est pas purement négatif.20
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Texte français de G. Serreau et B. Besson, in Bertolt Brecht, Théâtre complet II, L’Arche, Paris : 1959, p. 12. Kant reconnaît l’aspect positif de « l’insociable sociabilité » des humains qui peut jouer vers un progrès. C’est la 4e proposition de « L’idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique », (1784), in La philosophie de l’Histoire, (Opuscules), trad. Piobetta, Paris : Aubier, 1947, et Vers la paix perpétuelle, trad. Darbellay, P.U.F., 1958. Toutefois ce philosophe était, en son temps, trop absolument respectueux du pouvoir. Dans son élan vers les Lumières il entra en contradiction avec lui-même. Il déterminait la direction d’un progrès mais, adversaire de la démocratie, interdisait à d’autres que les princes d’y œuvrer par leurs actes (sauf dans l’usage public de la raison, donc sur un plan purement réfléchi). L’enthousiasme pour la Révolution Française ne l’empêcha pas, on le sait, de condamner toute action « révolutionnaire ».
Si nous revenons à notre temps, ne sommes-nous pas, malgré tout ce qui nous sépare de Kant, dans une situation quelque peu analogue ? Héritiers lointains des projets de paix perpétuelle, de l’Abbé de SaintPierre, de Rousseau qui le critique, de Kant bien sûr (qui en avait montré théoriquement les principes et la nécessité) et depuis de tant d’hommes politiques, du président Wilson, d’Aristide Briand et de bien d’autres jusqu’à nous, la recherche de la paix s’est inscrite en fait, au-delà de la théorie, dans des institutions concrètes mais fragiles, dans des organismes et des constructions politiques qui ont suscité un sentiment d’espoir mais aussi d’impuissance. Elles n’ont pu, jusqu’à présent, faute d’appuis suffisants des intervenants dans la Cité, devenir fréquemment efficaces, se brisant contre des puissances économiques et politiques qui n’ont d’autres règles que leurs intérêts. Concluons : Au-delà du mythe se manifeste l’exigence d’une « utopie », par l’action d’un réalisme réfléchi au sens adornien, c’est-àdire une volonté toujours à reprendre. Les pensées pratiques, celles de l’action ne sont pas en effet des purs concepts au sens où leur définition est nécessairement inachevée, dans l’inachèvement du temps lui-même et dans la tension permanente entre le désordre et les exigences pratiques, multiples, de l’esprit et de l’action. Aussi n’est-ce pas une idée pure de la paix identique à elle-même dans sa perfection (elle ne l’est jamais) que l’on peut penser mais un équilibre et la poursuite d’une finalité plus juste dans une lutte à poursuivre. Cette lutte est plus inachevée que celle de Jacob avec l’ange dans le tableau de Delacroix (à l’église Saint Sulpice, à Paris), car nul ange ne mettra fin à nos conflits comme celui du récit biblique. Une telle œuvre, pourtant, éveille la réflexion, car l’art est aussi une force vivante. Il propose des mythes créateurs qu’il faudrait unir puissamment aux exigences propres de la raison. Contrairement à l’affirmation finale de Wittgenstein21 dans le Tractatus (« ce dont on ne peut parler, il faut le taire »), il faut tenter de dire pour la paix ce qu’on ne peut pourtant énoncer toujours d’une façon purement logique, contre Wittgenstein, « dire ce qu’on ne peut pas dire » (comme l’affirme Adorno), puisque, par le concept, il s’agit d’atteindre le non conceptuel. Or, non conceptuelle, la paix le sera toujours, de quelque façon, dans ses exigences contradictoires. Aussi ne peut-elle être qu’une perpétuelle invention-création, vivante.
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Tractatus logico-philosophicus, fin.
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Chapitre II
Comment mettre la philosophie au présent ?
1. L’interrogation philosophique porte concrètement sur sa propre possibilité. Il en résulte la déconstruction des systèmes. Les bouleversements successifs d’un monde tourmenté n’ont pas laissé les philosophes du passé indifférents à la manière du laboureur peint par Brueghel qui laisse Icare se noyer sans même lui tendre la main. Mais qu’en est-il de la philosophie elle-même ? Qu’est-ce qui a déplacé, déphasé pour nous le sens des philosophies anciennes, en a fait parfois des représentations piranésiennes d’une grande beauté, œuvres à contempler mais apparemment sans portée pratique actuelle ? Cette difficulté devrait-elle pourtant nous détourner des philosophies anciennes ? Que peut une philosophie contre le temps ? La question at-elle un sens ? Même lorsqu’elle s’en détourne en apparence n’est-elle pas fille de son temps ? « Notre » philosophie, traditionnelle en droit, « pérenne » en ce sens mais toujours en rupture en fait, soucieuse de l’unité parménidienne mais héritière aussi de la dialectique d’Héraclite, de la contestation sceptique et sophistique, est toujours, se voulant sereine pourtant, contractée, tendue, polémique, s’arrachant au passé, ne serait-ce qu’en en contestant ou en en déconstruisant le sens dont elle ne peut pourtant se priver sans cesser de se comprendre elle-même. Mais la philosophie ne saurait être un refuge, ni l’instance de la contemplation. L’idée même de contemplation s’est retournée, le respect et la vénération qu’elle impliquait ont disparu. D’ailleurs avec le monde technique et l’art, le cinéma par exemple qui signifie ce monde technique, c’est la nature mentale du regard, de l’audition qui a elle-même changé. Elle s’est accordée phénoménalement à la vitesse des mobiles. Chaque fois la perception banale, « objective », apparemment « naturelle », soit pour les sciences, soit pour l’art, a été heurtée, violée, car il fallait pour comprendre l’œuvre ou la théorie nouvelles réapprendre à voir le monde. Est-ce alors une suggestion pertinente (ou à l’inverse
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impertinente ou excessive...) que de mettre l’espace-temps vécu, pratique, conflictuel, au centre de la réflexion philosophique ? Après Hegel et Marx, Sartre à suivi cette voie. Une dialectisation du réalisme est apparente. Le phénomène stable était le point de départ traditionnel de la réflexion, de la méditation, mais celles-ci, si elles subsistent, ne peuvent se fonder sur lui comme principe du vrai, car il ne l’est plus, ou moins que jamais. Il n’est de phénomène pour nous, en effet, que pris dans l’action, transformé, dans un rapport au monde en perpétuel bouleversement. Il existe une dialectique phénoménale, un monde virtuel, non traditionnel, issu à la fois de l’artificialisation de la vie et de l’imaginaire exalté, de ses mythes du présent (et non plus d’origine). La monade esthétique, par exemple à la Documenta de Kassel en 1997, unité expressive, n’est pas ou n’est plus le reflet d’un univers ancien où tout aurait été idéalement innocent ou du moins compossible. Peut-être d’ailleurs ne l’a-t-elle jamais été tout à fait, mais elle est plutôt pour nous l’expression déchirée d’un élan passionnel qui dit le monde et se veut pourtant en rupture avec lui. La philosophie n’a-t-elle pas pour tâche maintenant de suivre fidèlement ce sens créateur plutôt que de s’efforcer d’atteindre une origine radicale par des démarches essentiellement régressives ? C’est pourquoi elle ne peut se satisfaire d’une conception non dialectique des essences qui y verrait des natures métaphysiques absolues, la matière, l’esprit... Le « monde », c’est-à-dire le lieu de notre vie, est à la fois ce qu’il devient par lui-même et ce que l’homme en fait. Comme l’affirme avec raison Heidegger, le moi est d’abord au monde, le cogito est d’abord cette présence. « Il n’y a pas à prouver que et comment un monde extérieur est sous la main », dit-il.1 La conscience éprouve donc le réel qu’elle n’est pas, ce qui est en-soi et celui qu’elle constitue, ce qu’elle peut changer et celui dont elle ne peut répondre, serein ou terrifiant. Il n’est pas aisé de distinguer, selon le principe d’Epictète, « ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas ».2 Mais du moins l’espace-temps est à la fois dans notre pensée et dans le réel du monde, décrit et expérimenté par les sciences. Espace et temps sont objets mais aussi conditions intégrées de notre pensée transformatrice. Ils peuvent être pensés mais sont aussi transcendantaux (quoique non constitués au sens husserlien).
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M. Heidegger, Être et temps, § 43, trad. Martineau, p. 156. Premier principe d’Epictète dans le Manuel.
En quel sens pourtant les théories scientifiques sur l’espace objectif sont-elles philosophiques ? Le neurone, l’atome sont certes des « substructions » théoriques, d’un point de vue phénoménologique, comme le dit Husserl 3 selon qui leur vérité n’est pas, de ce point de vue, originaire ou absolue, mais le phénomène subjectif ne l’est pas non plus. En effet, ce qui crée le phénomène n’est pas immédiatement phénoménal ou ne le devient que d’une manière très indirecte : l’atome, la radioactivité ne sont certes pas « subjectifs » mais ils guérissent ou tuent. Le phénomène, la donnée observable est, dialectiquement, le produit du monde qu’il permet de décrire et ne peut donc en livrer l’origine absolue. Le photon par exemple est à la fois une création de la pensée et sur un autre plan la condition de l’observation elle-même. En fait, dans une pensée située, la possibilité d’une origine absolue pour la réflexion est illusoire. Le « fondement » de la dialectique ne prétend pas en être un. Sa justification réelle est l’acceptation de la contradiction matérielle qui la constitue : son être au monde. L’ego, à l’inverse du point de vue de l’idéalisme transcendantal husserlien, ne précède pas « tout étant effectif et possible ».4
2. Quel est alors le rôle situé du philosophe ? Comment la philosophie peut-elle chercher sa voie dans un monde qui se transforme ? Si la philosophie n’est pas fondatrice, dira-t-on, à quoi sert-elle ? Quel peut être le rôle du philosophe ? Ne sera-t-il que le descripteur scrupuleux d’une inquiétude sans cesse renouvelée ? Quel rapport aurait-il avec les sciences plus assurées, en apparence du moins, de leurs acquis ? Mais on
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« La science objective n’éclaircit rien ». Selon Husserl elle est une substruction. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, nrf, Gallimard, 1976, p. 215. Voir aussi Husserl, Expérience et jugement, trad. Denise Souche-Dagues, P.U.F., 1991, p. 51 et La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 421 et 426 sur les « archi-évidences », mères de tout savoir selon Husserl. « L’arche qui rend d’abord possible le sens de tout mouvement et de tout repos [...] son repos n’est donc pas un mode de mouvement [...]. L’ego vit et précède tout étant effectif et possible ». E. Husserl, L’arche originaire terre ne se meut pas, trad. D. Franck, in « Philosophie 1 », Éditions de Minuit, 1989, p. 27-28.
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constate que les problèmes d’origine (qu’il s’agisse des astres, des espèces vivantes, des phénomènes « de la nature » en général) sont devenus scientifiques dans une culture concrète. Les mythes d’origine euxmêmes sont maintenant étudiés dans leur structure. La philosophie n’at-elle pas été quelque peu déplacée par ces transferts ? Notre enseignement ne l’a-t-il pas été ? Aux questions d’origine s’oppose cependant le choix des fins, dans l’action, déterminant le sens de nos actes. A l’inverse d’un sens prédonné par des origines hors d’atteinte il y a, en ce qui concerne les fins, un choix possible, des options à discuter avec les risques qu’elles portent, par exemple en philosophie politique. Il existe donc une dialectique temporelle, une préoccupation des valeurs sur la base du relevé scientifique d’une situation que nous ne pouvons transformer que d’une manière relative. Le réel se découvre avec ses surprises. Aussi, faire dépendre les sciences, « fondamentalement », avec l’imprévu qu’elles mettent en évidence, de la philosophie, est devenu tout aussi impossible à la philosophie qu’il l’est en sens inverse, de fonder la philosophie c’est-à-dire le choix des valeurs purement et simplement sur les sciences. Devant cette double impossibilité pourtant le philosophe hésite : faut-il être empirique, s’en tenir à l’observation des faits ? Ne faut-il pas plutôt s’élever à la considération de leur essence ? Mais est-ce bien sur un caractère durable ou absolu de l’essence que l’on peut s’appuyer ? N’y a-t-il pas déjà dans une théorie de l’essence philosophique séparée des sciences, une dissociation philosophiquement contestable ? L’essence n’est-elle pas, selon ce que dit Hegel, ce qui est passé, ce qui est pour l’esprit apparent (Encyclopédie I, p. 371) : « gewesen » [« ayant été »] (id., p. 547). L’image du monde, informée par la science, heurte ici de plein front, par sa contingence indépassable, une explication par les essences qui se voudrait vérité absolue. L’homme (qu’il s’agisse des origines de l’espèce ou de notre histoire personnelle : on ne choisit pas ses parents), « a émergé par hasard », son destin, dit encore Jacques Monod, « n’est écrit nulle part ».5 C’est ce qu’affirme également François Jacob. « Est définitivement rejetée l’idée de nécessité imposant un système de rapport entre les êtres [...]. Tout concourt à montrer la contingence des êtres
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Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Éditions du Seuil, 1970, p. 225.
vivants et de leur formation ».6 Cette formation les transforme et change l’idée que nous en formons. Il y a ici un point de césure, une scission possible entre le phénoménologue et le biologiste par exemple. En quoi, demande par exemple Paul Ricœur7, la connaissance de ce qui se passe dans le cerveau (et qui est d’ordre causal sur le plan biologique après une longue évolution du vivant) me fera-t-il mieux me comprendre moi-même ? Il y a en effet une telle distance entre les lois du neurone et la conscience de l’homme ému ! La philosophie peut-elle trouver un langage commun entre l’expérimentation objective et la phénoménologie du moi ? Ricœur semble en douter. Jean Pierre Changeux, lui répondant, reconnaît qu’en effet le chemin est long mais qu’il faut pourtant vouloir le parcourir dans les deux sens !8 Il faut consentir à étudier les deux termes, conscience et monde scientifiquement mieux connu dans leur rapport réciproque, car l’homme est au monde par ce rapport original, récepteur et producteur de phénomènes. « Au bout d’une réflexion qui le retranche d’abord, mais pour lui faire mieux éprouver les liens de vérité qui l’attachent au monde et à l’histoire, le philosophe trouve non pas l’abîme du soi ou du savoir absolu mais l’image renouvelée du monde et lui-même planté en elle [...]. Le philosophe est l’homme qui s’éveille et qui parle », dit Merleau-Ponty,9 pensée qui fut aussi très sartrienne ! Qu’est-ce que le phénomène ? Il est la rencontre d’un monde préexistant avec un vivant préexistant (à une autre échelle de durée toutefois), tributaire d’une matérialité hasardeuse où des formes de vie ont pu se faire jour, devenir sensibles et exprimer à leur façon active mais transitoire l’image du monde, ne serait-ce qu’en se reproduisant. Mais ces êtres restent exposés pourtant à une extériorité totale. L’homme lui-même reste exposé à un tel risque et aux hasards heureux ou malheureux de la vie. Comme l’a écrit Sartre, « L’être en soi déborde la connaissance qu’il en prend ».10 6 7 8 9 10
François Jacob, La logique du vivant, Collection Tel, Gallimard, 1970, p. 183. J.P. Changeux, P. Ricœur, La nature et la règle, Éditions Odile Jacob, 1998, p. 31. Id., p. 17, 25 et 31. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Gallimard, 1953, p. 85-86. Critique de la raison dialectique II, abrégé CrRD II, p. 333. Cf. aussi « L’homme enfin sait qu’il est seul dans l’immensité de l’univers », Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Éditions du Seuil, 1970, p. 224.
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Cependant l’artiste, le technicien font plus que survivre en ce monde. Technique et art ne sont pas des refuges. Le pouvoir de transformer la vie est plus qu’une conséquence purement technique des sciences. Il est créateur de valeurs. L’architecte, technicien et artiste, donne une âme à un quartier, à une ville en bouleversant son paysage antérieur. De la théorie scientifique à la pratique et à l’art il y a des liens certains et nécessaires, que l’observation scientifique découvre mais que la technique ou l’art peuvent modifier ou adapter. Il n’y a plus de monde réel pour nous sans hommes sensibles et créateurs. Un paysage, des nuages deviennent romantiques, dignes de Turner ou cézanniens, si bien que sur l’autoroute on affiche « Paysages de Cézanne ». S’agit-il d’un rapport à l’être dans sa plénitude comme le pense Mikel Dufrenne en conclusion de sa Phénoménologie de l’expérience esthétique ? Ne s’agit-il pas plus simplement d’une création de sens, c’est-à-dire d’une signification qui n’avait pas encore d’« être » ? L’être se crée aussi en l’homme dans son rapport vivant avec le monde. Créer de l’être n’est cependant pas en connaître la valeur. La situation de fabricant d’outil et de formes d’art, ce que l’homme en fait dans son histoire transforment celle-ci mais n’en font pas saisir absolument le sens. L’inventeur sait-il toujours à quoi servira son invention, le père ce que sera son enfant ? L’artiste connaît-il le sens qu’on donnera à son œuvre ? Créer n’est pas découvrir un sens achevé. Aussi n’est-ce pas l’origine première, malgré la tradition métaphysique et religieuse, que la philosophie doit justifier en se justifiant ainsi elle-même. Le monde nous impose des conditions, nous donne des moyens mais ne nous fournit ni des buts ni des origines absolues, ni des valeurs absolues de justification. Il faut donc que la « philosophie », la pensée de tous, en fait, les invente, les interprète ou les recrée d’une manière qui ne soit pas arbitraire et parfois, qu’avec tous, elle les rende possibles. Comment la philosophie peut-elle chercher sa voie dans un monde qui se transforme ? S’il ne faut pas diviser la raison, faut-il la dialectiser ? En laissant les faits aux sciences objectives qui n’importent pas essentiellement, selon lui, au vrai (puisque seules, selon lui, les essences peuvent être nécessaires), Husserl introduisait une dualité de la raison que l’on peut rapprocher de celle de Leibniz : principe d’identité d’une part, principe de raison suffisante de l’autre, le premier étant formel, le second se rapportant aussi aux faits. Il manque, à notre sens, dans l’un et
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l’autre cas, le lien dialectique entre les deux aspects du vrai. Le vrai est l’accord de la pensée avec elle-même mais dans un monde qui change ! On ne peut confondre ni séparer les deux principes du vrai sans esquiver le problème ontologique qui est, selon la première désignation donnée par Leibniz au principe de raison suffisante, le problème « de la convenance, de l’harmonie ».11 Mais, malgré Leibniz, l’être et les valeurs s’accordent ou se désaccordent, l’homme et son monde ne sont nullement en harmonie spontanée. Si les causes le sont, les raisons d’existence des êtres ne sont que rarement suffisantes... L’existence des virus est-elle « nécessaire » ? Mais alors, objectera-t-on, une telle situation de connaissance et de réflexion peut-elle se « justifier » autrement pour l’homme que par des principes absolus ou un « fondement » ontologique « méta-physique » au sens d’un autre monde ? La charge de penser le meilleur des mondes possibles ne serait-elle pas devenue la nôtre ? Oui, sans doute, faut-il espérer, mais seulement dans une vue prospective. Vivre est devenu plutôt qu’une acceptation un projet : l’être au monde, le cogito incontestable (au sens du « sum » et du « je pense » aussi mais considérés comme inséparables), ne doit pas être vu, à l’inverse de ce qu’affirmaient Descartes et surtout Husserl, comme une origine du vrai. Il est plutôt la prise de conscience d’une situation incertaine en elle-même qui donne à la pensée pourtant une possibilité de vérification, de fermeté objective. Il faudrait que la pensée s’avance, comme le dit Hegel de Descartes, à la manière d’un initiateur ramenant « le contenu [de la philosophie] à la pensée et à l’étendue ou être, mettant pour
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« Déjà Platon et Aristote avaient, du principe de contradiction, distingué le principe de la cause, αιτια [...] Mais il appartient à Leibniz d’avoir ramené au principe de raison toutes les règles de la connaissance [...] L’idée essentielle du principe leibnitien c’est que la vérité d’une proposition ou l’existence d’un fait n’est pas suffisamment déterminée quand on a montré que cette vérité ou ce fait n’implique pas contradiction. [...] L’explication n’est complète que lorsqu’on a montré pourquoi c’est tel possible plutôt que les autres, qui a été réalisé [...]. Leibniz avait commencé par donner à son principe le nom de principe de raison déterminante. Il se servit aussi du nom de principe de convenance et d’harmonie, parce que la raison de l’existence et de la détermination doit être cherchée dans l’accord de la chose en question avec les autres choses. » E. Boutroux in Leibniz, La monadologie, édition Boutroux, Delagrave, 1966, note 2, p. 158 et sq.
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ainsi dire devant la pensée cet opposé qui est le sien ».12 Mais, contrairement à ce que pense Hegel qui totalise en conciliant, cet opposé, irréductible à la pensée, est aussi pour elle une constante menace. C’est ce que montre Sartre. Il faut nommer transcendantal, selon cette vue, plutôt qu’une forme qui ne dévoile l’être qu’en cachant l’absolu, ce qui donne au progrès de la réflexion son mouvement vers le concret, ce qui fournit aux possibilités pratiques le cadre réel matériel-mental hors duquel la pensée serait creuse. Ces conditions sont pour une part indépassables (l’espace-temps, le devenir, la mort). Elles sont à la fois lieu et moyens de la pensée pour ce « doublet empirico-transcendantal » qu’est l’homme selon le mot de Foucault.13 Pourquoi, dans ce cas, invoquer à propos de cette situation incertaine qui ne se prête à aucun dogmatisme le pari de Pascal ? Il le faut d’abord parce que Pascal est l’un des pères intellectuels de la dialectique, exprimant avec force et clarté le principe de la double insertion (inclusion) inverse : « Par l’espace l’univers me contient et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends »,14 ce principe est l’expression d’un réalisme nullement empiriste, nullement satisfait d’un monde tel qu’il le percevait ! Il le faut ensuite pour la signification humaine du pari qui conserve une valeur certaine pour nous, indépendamment même de toute considération théologique. A-t-on alors le droit d’effectuer une transposition humaniste du pari de Pascal ? Mais lui-même nous y invite par l’exposé incessant des contradictions qu’il décrit, car le pari est un acte situé, dans des conditions réfléchies, « matérielles » en donnant à ce mot le sens de tous les conditionnements nécessitants. Il faut donc dire que rien n’échappe au devenir, pas même le vrai, l’art ou les valeurs morales, à l’inverse de l’éclipse finale injustifiée du devenir dans la dialectique de Hegel qui affirme « [...] espace et temps sont des déterminations au plus haut degré indigentes et superficielles [...] Les choses par leur perte – si toutefois celle-ci était possible – perdraient très peu. La pensée qui connaît ne s’arrête pas à ces formes, elle saisit les choses dans leur concept, qui contient en lui-même l’espace et le temps comme quelque chose de 12 13 14
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Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, VI, trad. P. Garniron, Vrin, 1985, p. 1384. M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 329. B. Pascal, Pensées et opuscules, édition Brunschvicg, Classiques Hachette, s.d., pensée 348.
supprimé » (Encyclopédie III, p. 550, addition au n° 448). Cela va aussi à l’inverse pour nous de la constitution hypothétique du devenir par l’esprit, « lui seul immortel » 15 selon l’idéalisme transcendantal husserlien. La dialectique doit alors redescendre sur terre, dans le temps effectif, l’espace-temps matériel, mesuré, qui conditionne toute activité et prend dans notre vie un autre caractère à la fois de limite et d’exigence, d’ouverture. Philosophiquement, il ne nous est pas possible de ne pas intégrer l’irréversibilité du temps au vrai parce qu’elle se fait condition matérielle pour nous dans l’Histoire (quelle que soit la position du problème pour le physicien).16 C’est pourquoi l’objection des deux discours juxtaposés qui ne pourraient se rejoindre, dit-on parfois, celui de l’expérience mathématisée17 et celui de la conscience18, argument sans cesse radicalisé par Husserl,19 repris seulement sous un certain angle et de façon interrogative par Paul Ricœur,20 ne peut être acceptée que très relativement. Cette objection est peut-être valable sur le plan de la distinction des méthodes, des langages distincts, phénoménologiques ou scientifiques, mais ne l’est pas sur celui de la compréhension des projets, concept central du thème existentiel. En fait, la pratique unit, à travers des conflits plus ou moins surmontés, ce que la diversité des langages et des concepts distingue, sépare et même oppose souvent, par exemple en médecine, à propos de l’anesthésie, de la douleur, de l’angoisse et des émotions en ce qui concerne le psychiatre. « C’est le même homme qui est “mental” et “corporel” », dit Paul Ricœur. « De cette identité ontologique [affirme-t-il encore] relèverait un discours tiers qui excèderait et la philosophie phénoménologique 15 16 17
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E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, p. 383 (dernier mot de la Conférence de Vienne de 1935). I. Prigogine, La fin des certitudes, Éditions Odile Jacob, 1996, p. 221-224. Selon Husserl le discours galiléen est un discours de substitution. « Le monde exact fut d’emblée substitué à celui de notre expérience ». E. Husserl, Expérience et jugement, p. 51. Selon Husserl celui du monde de la vie, celui du sensible, de la doxa, est plus fondamental. Id., p. 53. Le combat de l’objectivisme et du transcendantalisme « forme le sens de l’histoire de l’esprit moderne », La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, § 14, p. 79. Au niveau des phénomènes mentaux, la connaissance du cerveau, dit-il, « ne paraît pas pertinente ». Changeux et Ricœur, o.c., p. 38.
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et la science ».21 Ce discours ne devrait-il pas devenir le thème central d’une ontologie philosophique ? Il distingue l’en-soi mondain et ce que l’homme en pense. Certes on peut affirmer qu’il y a eu historiquement « concurrence » et même lutte vive, au moins depuis Galilée, entre les désignations philosophiques et scientifiques de l’essence. Mais peut-on se résigner à cette dualité qui se veut parfois radicale, des concrets ? Ne prolongerait-on pas ainsi l’indifférence au sort d’Icare du laboureur brueghélien quand le monde actuel se fait pratiquement d’après la techno-science ? N’est-il pas vrai plutôt que l’éloignement irréductible, l’un par rapport à l’autre, des deux concrets, comme le montre Sartre après Marx, n’est pas philosophiquement acceptable et que les transformations scientifico-techniques du monde doivent être traduites puis envisagées sur le plan d’une visée du destin de l’homme et de ses fins propres, visée sans laquelle il n’est pas de philosophie ?22 L’ontologie est dans cette perspective un examen toujours à refaire des liens entre l’être et la valeur, liens qui changent : une découverte transforme donc l’ontologie elle-même ! Leibniz pensait d’ailleurs avec raison qu’une idée nouvelle à propos de la force ouvrait une voie philosophique.23 Toutefois, inséparable du progrès des sciences et de l’image du monde (que l’on ne pourrait constituer sans elles), proposant un projet de vie, un choix de valeurs à conquérir, utopique comme Platon, plus réaliste comme Aristote, politique du moins au sens architectonique,24 la philosophie ne peut accepter de se confondre avec l’actualité, avec les sciences, ni d’ailleurs s’en passer, ne cessant de s’interroger de façon critique sur la signification pratique de leurs résultats, sur les changements 21 22
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Id., p. 39 et sq. « Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le véritable point de départ et par suite également le point de départ de la vue immédiate et de la représentation [...] pour la conscience donc le mouvement des catégories apparaît comme l’axe de production réelle », Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, texte de 1857, trad. M. Husson et G. Badia, Éditions Sociales, 1957, p. 165. Leibniz, Remarques sur Descartes, in Opuscules philosophiques choisis, trad. Paul Schrecker, Vrin, 1962, p. 77 et p. 92. Aristote, Politique I, traduction Aubonnet, collection Budé, Les Belles Lettres, 1960, 1260 b.
de l’image du monde, sur les enseignements qu’ils comportent à propos des buts que l’homme peut librement se proposer. Sa situation propre si elle est soucieuse de la pratique, est, de ce fait, aussi nécessaire que tout à fait inconfortable.
3. Pourquoi la philosophie doit-elle être, en toute époque, une interrogation sur sa possibilité historiquement située ? Il faut d’abord poser l’hypothèse d’une nécessité de découvrir la philosophie propre de ce présent, active mais implicite. Mais il a fallu déconstruire des systèmes pour comprendre une époque. Pour être elle-même vivante la philosophie doit considérer en effet les transformations du concret qui n’est pas purement externe ni réduit essentiellement à la pensée philosophante comme l’a cru Martial Gueroult. Ce concret consiste dans le lien variable que l’on établit entre ce que l’on perçoit et ce que l’on comprend. Il indique donc aussi ce que l’on peut faire avec quelque raison, ce que l’on peut estimer bon ou mauvais dans une situation donnée. Or si cet exercice de la raison cherche l’accord de la pensée et du réel qu’elle affronte, il semble être devenu à la fois la cause de son progrès et de son éclatement destructeur. Ne serait-ce pas par le fait d’oublier que le concret est fréquemment en opposition avec lui-même et que ce conflit s’inscrit toujours dans la dialectique des époques, dérangeant les systèmes qui tentent de s’y inscrire ?25 Ces époques n’ont guère, en effet, la conscience précise ni même présente d’elles-mêmes. Descartes l’avait déjà noté : « Pour savoir quelles étaient véritablement leurs opinions [des gens avec lesquels j’aurais à vivre] je devais plutôt prendre garde à ce qu’ils pratiquaient qu’à ce qu’ils disaient [...] l’action de la pensée par laquelle on croit une chose, étant différente de celle par laquelle on connaît qu’on la croit, elles sont souvent l’une sans l’autre ».26 25
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Cf. H. Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, trad. M. Sagnol, J.-L. Schlegel et D. Trierweiler avec la collaboration de M. Dautrey, nrf, Gallimard, 1999, p. 537. Ce désaccord s’exprime selon Blumenberg dans un renversement des valeurs (p. 527) ; il se manifeste aussi par une nouvelle qualité de la conscience (p. 150). Blumenberg justifie enfin longuement le concept d’époque qui s’applique particulièrement, selon lui, à la modernité. R. Descartes, Discours de la Méthode, 3e partie.
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Le monde de la vie juxtapose, il oppose même très souvent les principes réfléchis et l’action spontanée, jusqu’à en faire, consciemment ou non, des inverses. Par exemple après Machiavel qui dénonce assez justement dans le chapitre XV du Prince « Bien des gens [qui] ont imaginé des républiques et des principautés telles qu’on n’en a jamais vu ni connu »27, Thomas Hobbes en 1640 attribue au « dogmatisme » et non à la raison les écrits anciens sur « la justice et la politique », écrits qui, ditil, se contredisent. Lui veut les fonder sur « les lois de nature » au lieu de « les bâtir en l’air ».28 Mais Hobbes ne néglige-t-il pas pourtant ici deux éléments essentiels du « monde de la vie » ? D’une part ce monde est-il réellement celui de « la nature » ? D’ailleurs peut-il l’être et en quel sens ? On ne peut confondre la nature du monde et celle des systèmes sociaux. Pour fonder la justice sur la nature il faudrait pour cela que l’homme ait une nature achevée et en ait la conscience à travers la nature d’un monde qu’il connaît imparfaitement. D’autre part le sérieux du progrès moderne n’est nullement celui des eschatologies anciennes qui espéraient ou craignaient un Jugement dernier prochain de l’univers. Avec le progrès, a écrit Hans Blumenberg dans La légitimité des temps modernes, le sérieux moderne, à l’inverse des sérieux anciens, est devenu la justification du présent par l’avenir, un présent s’estimant confirmé par ses « succès dans le monde de la vie », ce qui est un jugement à travers le temps, sans cesse à reprendre. Mais un sérieux nouveau, concret, ne doit-il pas manifester en outre une autre prise de conscience que Hans Blumenberg indique également ? Il s’agit du sentiment, souvent négatif, de « ce qui ne pourra plus être évacué du monde », de ce qui est un événement c’est-à-dire ce qui n’est nullement immémorial. Or, la nouveauté, très souvent, surprend et dérange nos projets.29 Le concret (c’est-à-dire l’entente très relative du sensible et de l’intelligible, de la pensée et de ses matériaux ainsi que l’estimation de leur valeur) ne cesse pour cela de se transformer. La raison a dû et continue à devoir le chercher. Il lui faut créer son chemin 27 28 29
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Machiavel, Le Prince, trad. J.V. Périès, U.G.E., 10/18, 1962, p. 50. Th. Hobbes, De la nature humaine, trad. baron d’Holbach, Vrin, 1971, p. I et II. H. Blumenberg, o.c. p. 39, 41, 532, 536 et 537. Retenons pour le présent la « nouveauté » d’une démographie de plus de six milliards d’hommes. Peut-on contester que le quantitatif, ne serait-ce que par la quantification des ressources ou encore à propos des problèmes de pollution, transforme le qualitatif, la qualité pratique de notre vie, pose un problème d’équilibre politique et économique ?
dans le temps à travers l’imprévu des sciences, des techniques et de l’Histoire, à travers ces conflits que Hobbes n’attribuait encore qu’aux contradictions des raisonnements « non fondés ». Mais existe-t-il un « fondement » concret possible justifiant des sentiments de valeur définitifs sur des données d’époques très diverses, conflictuelles ? Le problème se pose dans la politique, dans la vie sociale, pour la pensée philosophique elle-même qui s’efforce de traduire les mouvements de la raison et de leur donner un sens universel. Peut-elle éviter à la fois les risques d’un scepticisme passif et ceux des dogmatismes intolérants ? Il a fallu déconstruire des systèmes pour comprendre une époque. Mais pourquoi déconstruire dans le présent ce que la philosophie a pensé être ? Lorsqu’elle a voulu tracer son chemin (et non seulement prolonger une tradition), elle a dû, pour les raisons indiquées ci-dessus, affronter l’exigence de se renouveler elle-même dans les bouleversements du monde. C’est une pratique ancienne en fait, théorisée et illustrée cependant de nouveau par Heidegger dans Sein und Zeit30 et par Sartre, Foucault et Derrida. Le terme déconstruire paraît dater de 1835, le Robert le définit « défaire par l’analyse une construction de concepts, un système ». Déconstruire chez Foucault (même s’il n’emploie pas ce terme mais plutôt ceux d’une « attitude critique », d’explication « par un réseau non par un principe », de « généalogie », d’« interaction », de « mise en accusation historique », ou encore « le fait de déboîter, déplacer ») serait en fait : montrer d’abord qu’un texte ancien avait, en puissance, une signification originale ; ensuite montrer, au-delà du sens de ce texte qu’il pose un problème devenu conscient en notre temps d’une autre façon.31 Quant à Derrida, il a défini la déconstruction en fonction d’une dislocation, d’un « mouvement historique » qu’il est nécessaire de 30
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« Répéter la question de l’être signifie donc : commencer par élaborer de façon satisfaisante la position de la question », M. Heidegger, Être et temps, p. 28. Au § 6 Heidegger met pour titre : « La tâche d’une destruction de l’histoire de l’ontologie ». Foucault a montré d’abord que Kant tout en louant l’Aufklärung pour son éloge du courage de savoir (sapere aude) dans sa réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », lui a imposé en fait une limite critique : « Connaître la connaissance ». Ensuite Foucault lui-même affirme que « faire de l’Aufklärung la question centrale » engage dans une pratique historico-philosophique et « concernant les rapports entre la rationalité et les mécanismes d’assujettissement qui y sont liés ». M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » in Philosophie, anthologie, folio essais, Gallimard, 2004.
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repenser, de baliser à propos « des jugements et de l’activité en s’engageant dans une philosophie de « responsabilité éthico-politique ». Il avait écrit précédemment que la grammatologie doit déconstruire tout ce qui est lié à l’onto-théologie.32 Or la déconstruction des philosophies plus anciennes a pu se faire de façons multiples, par exemple soit par un recours à une origine fondatrice33 soit par une projection dans une philosophie de l’avenir (ce qu’elle était déjà chez Descartes). Elle se fait souvent chez un philosophe par une critique ajustée de son rôle dans l’époque qui le situe, en laquelle il se situe (comme l’ont pratiquée Descartes et Kant). Mais comment ce philosophe pourrait-il alors mettre sa pensée absolument en ordre dans le temps de sa vie ? La logique s’exerce dans un temps mais le temps de sa vie qui se transforme, lui-même a-t-il une logique ? Cette mise en ordre est donc bi-polaire, réflexive et temporelle, accidentelle, inachevée. L’éclatement de la philosophie s’est fait par ailleurs en rapport avec celui des conceptions et des pratiques portant sur l’ordre des êtres dans la nature que l’homme par son action interroge, utilise et transforme de façon variable selon les temps (puisque la philosophie depuis Platon et Aristote a toujours comporté outre une théorie sur la nature une pratique pour l’homme). Pour la théorie il a fallu aux philosophes s’accorder avec les classifications nouvelles à propos des choses et des êtres vivants. Kant par exemple s’interroge en 1775 sur la définition du concept de « race humaine » (à propos d’un texte de Buffon, puis en 1785 à propos des plus « récents voyages »).34 Les limites entre les espèces vivantes, entre l’animal et l’homme se sont cherchées, se sont redéfinies scientifiquement et philosophiquement. Une classification35 cherchant à intégrer le concret totalement est restée donc de ce fait une « idée » de la raison, un projet philosophique dont elle ne peut d’ailleurs se passer, mais en le soumettant toutefois, dit Kant, à l’expérience.36
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J. Derrida, « La déconstruction de la philosophie», in Magazine littéraire, n° 286, mars 1991, p. 30 et Positions, Éditions de Minuit, 1972, p. 48. Il s’agit, dit Heidegger, de « ranimer la tradition durcie et de se débarrasser des alluvions déposés par elle ». Cette destruction, dit-il, « reconduit celle-ci aux expériences originelles où les premières déterminations de l’Être furent reconquises » (Être et temps, p. 39). E. Kant, La philosophie de l’Histoire, (Opuscules), p. 37 et 129. G.D.E.L., article « Classification ». E. Kant, La philosophie de l’Histoire, (Opuscules), p. 154.
Mais selon Robert Lenoble dans son Histoire de l’idée de nature, une liberté nouvelle s’est traduite pour l’homme par de nouvelles pratiques dans ses rapports avec la nature. En cela cette liberté l’a privé « du guide qu’il avait jusqu’alors trouvé » (ou cru trouver, ajoutons-nous) en elle.37 L’Henri Ofterdingen de Novalis, le poète du premier romantisme allemand, s’obstinait encore à chercher en un monde idéalisé la petite fleur bleue symbolique qui, pensait-il, pouvait seule transfigurer sa vie.38 Mais l’homme a cessé depuis, rappelle encore Lenoble, de « regarder [la nature] comme un enfant regarde sa mère ».39 Son pouvoir sur elle s’est accru mais, ajouterons-nous, son amour pour elle s’est déchiré comme l’ont éprouvé Baudelaire, Rimbaud, plus près de nous Antonin Artaud, Pasolini.40 Chacun d’entre nous est désormais partagé plus consciemment, par sa propre existence et par le fait des œuvres de culture, entre l’attrait qu’un homme éprouve pour d’autres êtres, pour le monde entier et le retrait que sa propre singularité, sa « diversità » comme le dit Pasolini,41 c’est-à-dire sa différence, son éloignement (qui peuvent être cruels) lui imposent.42 Sartre s’éprouve laid dès son enfance. Freud a théorisé cette conflictualité singulière qu’il a lui-même vécue, il a décrit aussi les malaises collectifs, ceux des civilisations que l’homme s’est créées de façons multiples dans ses rapports avec d’autres. Il s’agit de profonds arrachements à soi-même, de profonds renouvellements des sentiments envers soi et envers le monde : « le progrès de la civilisation [écrit Freud] saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations
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R. Lenoble, Esquisse d’une histoire de l’idée de nature, Paris : A. Michel, 1990, p. 228. Novalis, Henri d’Ofterdingen, in Œuvres complètes, tome I, trad. Guerne, Gallimard, 1975, p. 79. Lenoble, o.c., p. 312. « [...] je propose un théâtre de la cruauté. [... non contre les autres mais] celle beaucoup plus terrible et nécessaire que les choses peuvent exercer contre nous ». A. Artaud, Le théâtre et son double, Gallimard, 1964, p. 121. P.-P. Pasolini, Théâtre, trad. Fabien et alii, Babel, Livre de poche, 1995, par exemple p. 392. Dans Théorème le « Corollaire » de Paul évoque « cette transaction, conclue avec la vie, à seule fin de la perdre ». P. P. Pasolini, Théorème, trad. Guidi, Gallimard, 1978, p. 168.
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apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? » 43 La déconstruction nécessaire, entendue de cette façon, n’est donc nullement récente ni propre à la philosophie, elle se fait, elle s’est faite et doit encore se continuer dans toutes les parties du savoir et de la sensibilité, du vouloir et de sa projection dans l’avenir puisqu’elle est liée à une expérience hasardeuse. Pour la philosophie elle a eu et conserve pourtant un caractère encore plus impérieux. Etant une pensée de synthèse, la philosophie doit se resituer sans cesse parmi les composantes mobiles de la réflexion sans pouvoir s’y assurer plus que d’autres une place incontestée. Par exemple Thomas d’Aquin, en son temps, a posé le problème au premier article de la Somme théologique en réservant à la métaphysique, parmi les disciplines philosophiques, la dispute contre les négateurs. Mais à ses yeux la science sacrée « qui n’a pas de supérieure », car elle est fondée sur la révélation, se doit d’user d’autorité.44 Il situait d’une autre façon qu’Augustin, plus platonicien, la philosophie du rapport entre la « science » et la foi. Newman, penseur de l’église anglicane puis cardinal de l’église romaine, a constaté ces transformations à propos de la philosophie religieuse.45 Sur un autre plan d’abord, Copernic puis Galilée, avant tout « savants », avaient provoqué, d’une manière hypothétique, puis expérimentale par le télescope, la déconstruction d’une représentation du ciel, bouleversement qui annula les philosophies du cosmos ancien. Or ce choc provoqua, dit Koyré, « une révolution spirituelle très profonde qui
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S. Freud, Malaise dans la civilisation (1929), trad. Odier, P.U.F., 1971, p. 107. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Question I, article 8, p. 45-46. Alors que, bien plus tard, Descartes, rompant avec la scolastique, écrit : « Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique » (Discours de la méthode, p. 105). Mais à Huyghens qui le voit hors de la philosophie commune, il dit que ses principes « ne la contrarient point du tout mais seulement qu’ils l’ont enrichie ». Œuvres de Descartes, tome IV, Vrin, 1996, p. 225. Cassirer situant la pensée cartésienne dans l’âge classique affirme : « Ce n’est pas Descartes mais Bayle qui a marqué qu’une époque est révolue [et a, radicalement] séparé le savoir de la croyance ». Cassirer, La philosophie des Lumières, trad. Quillet, Fayard, 2005, p. 86-87. Argumentant contre Milman qui repousse « ce qui se rencontre chez les païens », il préfère dire « avec l’appui de l’Écriture » que les « semences de vérité » sont nées partout dans le monde. H. De Lubac, Catholicisme, p. 393.
modifia les fondements et les cadres mêmes de notre pensée ».46 Cette transformation sortait donc du cadre admis à l’époque pour la connaissance de la nature. Il existe, parce qu’une culture est historique et plurale, une forte tension interne des plus lucides prises de consciences philosophiques lorsqu’il s’agit pour elles de se situer avec précision. Galilée proposait de réduire celle qu’il percevait en bouleversant l’herméneutique c’est-à-dire en proposant une lecture non réaliste, à la fois symbolique et pragmatiste, des textes bibliques, lecture qui s’accordait mieux, pensait-il, avec une astronomie nouvelle. « L’Écriture sainte [...] dit ce qui apparaît aux yeux de la multitude » 47. Plus tard si Descartes, pour sa part, s’en prit au vocabulaire scolastique avec la volonté affichée d’en respecter le contenu, cette promesse fut cependant impossible à tenir comme l’a montré Leibniz. Mais celui-ci a pensé par exemple, contrairement à Descartes, que « s’il n’y avait pas de Dieu nous n’en serions pas moins capable de connaître la vérité ».48 Il donnait de l’univers, dans son rapport avec Dieu, une représentation nouvelle : il y a, « un monde de créatures, de vivants, d’animaux, d’entéléchies, d’âmes dans la moindre partie de la matière » a-t-il écrit dans la Monadologie à l’article 66.49 Plus tard encore Kant admit qu’il s’inspirait, quoique sur un autre plan, de Copernic c’est-à-dire du fait que la pensée humaine ne reflète pas spontanément le cosmos objectif. Mais d’un autre côté Kant en admettant que les objets se règlent sur l’a priori de la raison a inversé le sens de la pensée copernicienne, comme l’a remarqué Adorno. Copernic décentrait l’homme par rapport à l’univers alors que le philosophe, à l’inverse, a recentré le monde phénoménal sur l’homme puisque selon lui, dans notre pensée, la nature s’exprime nécessairement d’une façon humaine à travers nos catégories. Les tensions inévitables dans la philosophie sont donc doubles. Elles sont d’abord internes à chaque système. Il s’agissait par exemple déjà bien avant Kant, chez Aristote, du rapport complexe entre l’idéal et une 46 47 48 49
A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini (1957), trad. Tarr, nrf, Gallimard, 1973. p. 9. G. Galilée, Dialogues et lettres choisies, trad. Michel, Paris : Hermann, 1966, p. 412. G. W. Leibniz, Remarques sur Descartes (1692), in Opuscules philosophiques choisis, trad. Paul Schrecker, Vrin, 1962, p. 22. G. W. Leibniz, La monadologie (1714), édition Boutroux, Delagrave, 1966, p. 179.
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pratique de la vie plus équilibrée.50 Mais ces tensions furent aussi externes au sens où elles ont concerné, pour chaque penseur, le souci de l’héritage qu’il assumait c’est-à-dire des philosophes qui pouvaient l’inspirer. Il lui a fallu les choisir ou plutôt, comme l’a dit Jacques Derrida, « les garder en vie ».51 Lui-même52 et Michel Foucault53 ont repris la tradition des Lumières, d’abord en l’analysant, ensuite en commentant l’interprétation qu’en a donnée Kant mais chacun d’eux l’a faite sienne et/ou l’a critiquée à sa façon. Cette tension inévitable d’une philosophie présente dans son temps traduit donc en fait la recherche de sens nouveaux. Or on peut suivre le cours du temps pour trouver de tels sens soit vers l’amont soit vers l’aval, parfois selon les deux voies successivement comme l’a fait Heidegger qui a lui-même transformé sa pensée par un « retour » (« Die Kehre »)54 souvent signalé, juxtaposant en réalité dans son œuvre des philosophies distinctes.55 Faut-il contester alors l’intérêt de cette tension dans les pensées les plus célèbres, y voir un défaut de structure et leur en faire un reproche ? On ne le peut, du moins en général, car cet arrachement, cette division consistent, comme on l’a dit à propos de Jacques Derrida, à chercher une voie pour « sortir de l’indécidable »56 en une époque donnée. Est-ce que cela peut se faire autrement qu’en débordant cet indécidable, en acceptant d’entrer dans des problématiques nouvelles dont l’issue est elle-même incertaine ? Il s’agit, aux yeux du philosophe, de ce qui devrait venir mais « reste à penser et à faire ».57 Derrida évoque à ce propos des héritages pesants, par exemple la notion de souveraineté 50 51 52 53 54 55
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P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Quadrige, P.U.F., 1963, p. 174-175. J. Derrida et E. Roudinesco, De quoi demain..., Fayard et Galilée, 2001, p. 16. J. Derrida et E. Roudinesco, o.c., p. 39 et 160. M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » in Philosophie, anthologie, folio essais, Gallimard, 2004. M. Heidegger, « Le tournant » (« Die Kehre »), in Questions IV, (1949-1973), trad. Beaufret et alii, Paris : Gallimard, 1976, p. 140. On ne saurait confondre le langage martial du Discours du Rectorat (1933) – « Nous voulons que notre peuple remplisse sa mission historique » (p. 22) – et de l’Introduction à la métaphysique (1935) dans laquelle il parle des « forces violentes qui dominent l’homme et qu’il doit assumer » (p. 163) avec la philosophie de la sérénité (« Gelassenheit ») de 1959 dans laquelle s’efface le vouloir (Questions III, p. 212). C. Dubois, Article « Déconstruction », in Encyclopédie philosophique universelle, Les notions philosophiques I, P.U.F., 1990, p. 557. J. Derrida et E. Roudinesco, o.c., p. 201.
dans notre héritage culturel ou le « refoulement du féminin » dans le monde islamique.58 Toutefois la nécessité de déconstruire, comme l’a dit justement Heidegger, n’est nullement celle de « détruire » la philosophie ellemême (Être et temps, p. 39), elle traduit bien plutôt la nécessité de situer une pensée. Hegel a exprimé, en son temps, la nécessité dialectique qui fait renaître le « besoin de philosophie », à toutes les époques, lorsque la culture se défait et que cela est ressenti par les contemporains, éprouvé comme un manque.59 Il venait, dans ce texte, d’interpréter dialectiquement le rapport entre une œuvre d’art et un texte qui expose une philosophie. Ce dernier était considéré par lui comme une « intéressante individualité où, avec les matériaux d’une époque particulière, la raison s’est organisé une figure concrète ».60 Cette figure vivante, il semble nécessaire d’ajouter, à ce qu’affirme Hegel, qu’elle ne peut être celle d’une époque antérieure même si elle s’y retrouve de quelque façon ! Possèdet-elle cependant, comme l’a dit Hegel, au nom d’un postulat d’« identité » très contestable, « la totalité en soi » ? Exprimerait-elle donc d’une certaine façon la philosophie tout entière ? C’est cette négation, implicite chez Hegel, de la nouveauté, de l’imprévisibilité du temps à travers cette prétendue « identité » proclamée que devait déjà fortement contester Adorno dans la Dialectique négative. Cependant la renaissance de la philosophie dans les moments où « la puissance d’unification disparaît de la vie des hommes » est, au contraire, justement affirmée par Hegel comme un besoin.61 Ce besoin de philosophie, dit aussi Derrida, est présent dans les époques de « dislocation ».62 L’on perçoit ici, bien avant la conclusion aristotélicienne de l’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel, conclusion dans laquelle une tension est exprimée, comment se présentait, dans la morale 58 59
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Id., p. 316, note. G. W. F. Hegel, Premières publications, Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, (1801 et 1802) trad. Méry, Éditions Ophrys, Gap, 1964, p. 88. Id., p. 86. Id., p. 88. Les déconstructions « arrivent », chaque « lecture déconstructrice propose un autre de ces balisages multiples [...] l’événement étant chaque fois singulier [...] il faut chaque fois inventer, non pas sans concept mais en débordant à chaque fois le concept sans assurance ni certitude ». J. Derrida, « La déconstruction de la philosophie», in Magazine littéraire, n° 286, mars 1991, p. 27-28.
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d’Aristote, la contradiction interne d’un tel idéalisme.63 D’un côté le philosophe Hegel s’ouvrait à une reconnaissance originale des créations culturelles toujours renouvelées, inquiètes de leur avenir et de l’autre il juxtaposait la pensée du temps à sa négation dans l’absolu. Le temps fut finalement nié par lui parce que son incertitude, son ouverture indéfinie ne peuvent assurer la victoire achevée de l’esprit.64 Plus généralement, la recherche d’une philosophie s’est exprimée chez beaucoup de créateurs à la façon d’une inquiétude personnelle. Maurice Clavelin, à propos de la philosophie naturelle, au temps de Galilée aussi bien que pour notre temps, retrouvait ce besoin, exprimé par eux, chez des chercheurs, dans les sciences. Il s’agit, conclut-il, du « droit pour chaque savant d’être à lui-même son propre philosophe ».65 La réflexion philosophique vivrait donc en fait, concrètement, peut-on penser, dans cette double tension qu’elle exprime et qui pourtant la déborde. En elle, en chaque épreuve intellectuelle ou pratique, collective ou personnelle, elle doit chercher sa place légitime. Ne peut-on déjà, par ce caractère, la définir ? Ce ne serait pas suffisant et donc on peut le contester parce que les cultures résistent considérablement à cet effort de renouvellement. Les philosophies s’inscrivent dans une Histoire qui est aussi leur histoire, dans laquelle elles se distinguent pourtant en cherchant à retracer, par diverses voies, le chemin de la raison. Les ruptures culturelles sont donc pour elles philosophiquement essentielles bien qu’elles puissent être contestées. Par exemple celle que dénonça Koyré entre philosophie et science, au temps de Galilée, put paraître annuler l’importance des interprétations anciennes, évidemment d’abord celles d’un monde clos, des cosmos pré-coperniciens, puis celles du cosmos galiléen lui-même bientôt transformé par Newton. Les interprétations anciennes de l’image du monde résistaient et résistent encore dans des croyances, par exemple dans la tradition biblique, pour certains groupes religieux, jusqu’à nous (en particulier lorsque ces groupes en restent à la littéralité des textes). 63
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Chez Hegel il est dit au § 577 dans La philosophie de l’esprit que « l’Idée se scinde, se divise entre esprit et nature mais s’engendre » elle-même. Hegel cite Aristote selon qui nous ne percevons l’état de joie de la contemplation « qu’à certains moments, mais DIEU l’a toujours » ( Encyclopédie III, p. 375, note 1). Id., addition au § 448, p. 550. M. Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, Albin Michel, Paris : 1996, p. 459.
Or on ne peut isoler philosophiquement (c’est-à-dire si l’on cherche l’unité de la raison non seulement à propos de la nature mais par ailleurs aussi dans l’Histoire) les domaines qui comprennent l’activité théorique et pratique de la vie sociale sous toutes ses formes dans leurs expressions multiples. On ne peut non plus soustraire arbitrairement à la réflexion l’influence des théologies qui ont pensé la régenter ni leurs héritages. 66 Quant aux sciences, soucieuses surtout de leur progrès elles ont négligé parfois leur histoire propre plus que ne l’a fait la philosophie (plus exactement les philosophies polémiquant entre elles). Mais les philosophes de leur côté ont laissé parfois les sciences en marge,67 ce qui a créé d’autres vides intraculturels. Enfin les conceptions « actuelles », « modernes » de la nature, celles des sciences du moins et des techniques dont elles ont permis la naissance, semblent avoir pénétré, théoriquement aussi bien que pratiquement dans certaines cultures alors que d’autres mondes historiques, toujours vivants cependant, n’ont accepté que leurs pratiques présentes qui se sont imposées à tous, les juxtaposant à des croyances anciennes sans grand souci de cohérence. Les croyances n’ont donc pas le même âge que les pratiques concrètes ! Il faut ajouter que du point de vue intellectuel l’image du monde fournie par les télescopes géants et les microscopes électroniques s’exprime partout en langage scientifique, aussi celui des laboratoires, plus sèchement, plus abstraitement dit-on, que le langage usuel (est-ce seulement de l’abstraction quand ce langage gouverne la pratique ?) et que celui des croyances et même parfois que ceux des philosophes. Si cette image scientifique du monde pose ainsi un problème au philosophe, elle est, du point de vue mathématique et technique, difficile d’accès. La philosophie ne peut pourtant le négliger bien que ce langage ne puisse être le sien. Mais puisqu’il transforme notre monde il s’agit de le comprendre. Pour cela il faut l’interpréter ce qui est souvent malaisé comme l’a montré Dubarle à propos d’erreurs de Kant et de Hegel68, comme on peut le montrer aussi à propos de Husserl réduisant la science 66 67 68
M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, (1912 et 1920), trad. Grossein, Gallimard, 2004. Par exemple Heidegger affirmant après Husserl que la science ne pense pas le fondement ontologique du « Dasein », cf. les §§ 10 et 11 de Sein und Zeit. Dans la préface de D. Dubarle à G. W. F. Hegel, Les orbites des planètes, (dissertation de1801), trad. François De Gandt, Vrin, 1979.
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à l’extériorité du vrai.69 Il n’est pas aisé certes de contester les sciences qui permettent aussi de vivre en les transposant dans un langage proprement philosophique qui veut exprimer « le monde de la vie ». La philosophie vit donc elle-même, de ce fait, une pluralité conflictuelle inévitable, plus vive qu’autrefois (car il y a plus d’éléments de culture en jeu, plus de nouveautés imprévues), entre des éléments dont elle tente de penser les rapports. Elle devrait se réconcilier avec elle-même, qu’il s’agisse des contradictions récentes ou de celles qu’elle peut percevoir dans son propre cheminement historique. Mais le peut-elle ? Le peut-elle d’ailleurs autant ou plus que les diverses formes de sensibilité théoriques et pratiques à travers les héritages et les conflits des mondes de l’art, de l’économie et de la politique ? La philosophie le tente sans cesse pourtant avec raison en se plaçant à un point de vue original qui n’est nullement celui d’une simple histoire des idées mais celui de l’unité recherchée de la raison et de son histoire, de l’unité difficilement voulue des projets humains dans l’Histoire.
4. Les philosophies inspirées par le cogito, fondamental pour nous, n’ont pu pourtant réduire leurs conflits ni dans la théorie ni pour la pratique. Elles ont eu besoin d’un cogito repensé. Le cogito absolutisé s’est affirmé tel contre l’Histoire, c’est-à-dire contre l’expérience vivante, pratique. En philosophie cependant la voie nouvelle ouverte par Descartes, après des précurseurs comme Nicolas de Cues (par la méthode de la docte ignorance en 1440), fut l’initiative, dans les philosophies modernes, des essais de résolution, c’est-à-dire de retour à l’unité dans la pensée et dans l’action. Historiquement cette voie fut géniale. Elle décentra la réflexion, la libéra du cosmos au profit de l’analyse du transcendantal c’est-à-dire, dans ce cas, d’une détermination universelle et nécessaire des voies d’accès au vrai par la détermination d’une méthode dans la pensée réfléchie. Mais cela impliquait aussi une interprétation philosophique absolue de 69
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Dans l’introduction à Expérience et jugement, où Husserl affirme « La science exacte [...] n’est rien d’autre qu’un vêtement d’idées jeté sur le monde de l’intuition et de l’expérience immédiate, sur le monde de la vie ».
l’inversion de la révolution copernicienne. Il s’agit en effet de celle de Copernic qui concerne les astres, non de celle de Kant qui est l’invention d’un transcendantal ! L’inversion de Copernic fut elle-même retournée, inversée car l’axe du transcendantal en ce sens devint, dans la philosophie de Descartes, par le cogito, puis dans celle de Kant, l’activité du sujet, réfléchie dans le monde repensé en nous, par nous, et non l’axe de l’activité intellectuelle réfléchie face au monde encore ignoré, ce monde existant déjà hors de nous, se transformant lui-même et en quoi nous nous situons si diversement. Le régulateur, selon cette voie nouvelle, n’était plus l’ordre et le mouvement des sphères, ce qui était en un sens un oubli (celui d’une condition essentielle). Dans cette voie « l’ordre du monde » devint en philosophie (du moins pour une part ou absolument) celui que la pensée, se substituant ainsi au monde, peut y percevoir selon ses modes de sensibilité et d’entendement.70 Ce principe d’intériorité de la connaissance était pourtant philosophiquement nécessaire, car pour la philosophie nouvelle il s’agissait à la fois de constituer réflexivement le réel et de construire cette réflexion en accord avec sa découverte dans une expérience toujours ouverte. Le centre intellectuel de cette reconstruction restait donc pour elle, à bon droit, le sujet pensant. Mais pouvait-on pourtant, en absolutisant cette idée, en la radicalisant comme le firent, après Kant, Fichte et certains post-kantiens établir absolument la nature des choses par le fait de pouvoir les reconstruire dans l’esprit ? Cela ne risquait-il pas de se faire en absolutisant l’a priori dont Maurice Clavelin a écrit que son dogmatisme « est toujours l’envers d’une expérience figée ».71 Le centre intellectuel du monde est, certes, pour nous la pensée qui en explore la structure mais cette démarche interne a dû chercher pour cela sans cesse, aussi bien en elle, dans ses conditions propres, qu’en dehors d’elle dans le corps, dans la sensibilité donc dans le système nerveux, dans le monde tel qu’il nous apparaît, toujours nouveau, une extériorité active constante, celle des mers, des volcans, même si elle est traduite en nous ! Le monde nous change, nos techniques le changent. Cette extériorité multiple, éclatée pour nous, selon nos pouvoirs mais en progrès, en impressions sensibles, en réel intelligible, en possibilités d’action originales mais limitées, exige pour être comprise la 70 71
Th. W. Adorno, o.c., p. 155. M. Clavelin, o.c., p. 404.
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reconnaissance précise de notre situation à la fois intellectuelle et pratique. Cela signifie l’acceptation d’un dualisme réfléchi, dialectique existentielle qui envisage sans cesse l’interaction de l’objet et du sujet-objet situé lui-même. Le cogito, s’il est absolutisé, s’est donc affirmé tel contre l’histoire c’est-à-dire contre l’expérience vivante, pratique. Il ne fut pas possible d’intérioriser absolument notre savoir et l’image renouvelée du réel déconcerta bientôt tout autant, dans cette voie, les métaphysiques, héritières du cogito, en particulier celles qui dépendaient de Kant, que celles dont le principe ancien était la soumission absolue au cosmos.72 La limite du cogito en effet, du moins si on le prend absolument, est son unilatéralité dans la pensée. Descartes la compensait métaphysiquement par le principe de la véracité divine et par celui des vérités éternelles, principes qui, pensait-il, peuvent garantir pour l’homme les vérités atteintes dans les idées claires et distinctes. Mais il ne fut pas possible pourtant de réduire à une pensée « pure », dans les sciences et dans la pratique, l’extériorité sans cesse renouvelée et enrichie de la nature, par exemple à propos des sensations nouvelles procurées par l’infiniment petit, nouvellement découvert, et dans le ciel par le télescope. Qu’aurait pu d’ailleurs pour cela une pensée dépourvue de corps et d’instruments et se plaçant elle-même hors du temps de la recherche73 ? En ce qui concerne Descartes (qui par ailleurs admettait la découverte d’Harvey mais ignorait la cause réelle de la circulation du sang) s’agissait-il d’énoncer un idéal de clarté et de distinction rigoureuse exprimant surement et totalement le vrai dans l’expérience ou s’agissait-il selon une autre voie, celle de Leibniz, d’une pensée pure et absolue dans son principe mais relative dans ses applications ? Dans la Monadologie il est affirmé en effet : « chaque monade dont la nature est représentative, rien ne saurait la borner à ne représenter qu’une partie des choses, quoiqu’il soit vrai que cette représentation n’est que confuse dans le détail de tout l’univers ».74 Mais Leibniz réduisait pour cela l’espace et le temps à n’être que l’ordre des choses, ordre qu’ils permettent 72
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C’est pourquoi J. Vuillemin a jugé finalement la seconde révolution copernicienne, celle de Kant, impossible. J. Vuillemin, L’héritage kantien et la révolution copernicienne, P.U.F.,1954, p. 300 et sq. Galilée par exemple, était-il aprioriste ? Cf. M. Clavelin, o.c., Albin Michel, Paris : 1996, p. 429. G. W. Leibniz, La monadologie, p. 175.
évidemment dans notre pensée. Il précisait pourtant que l’espace et le temps n’entrent pas « dans leur manière d’exister », c’est-à-dire dans leur être même.75 Espace et temps étaient ainsi expulsés, métaphysiquement du moins, de la nature d’un monde disparu en tant qu’extériorité, celle-ci étant résorbée dans la pensée ! Espace et temps ne purent l’être pourtant concrètement de notre expérience qui n’est pas seulement représentative mais aussi pratique et doit se refaire sans cesse en circulant intellectuellement et aussi bien matériellement selon la représentation de notre être propre, situé, que dans celle de l’univers illimité et imprévu qu’il explore. Les descriptions diverses du chemin de « l’idéalisme radical » n’ont abouti qu’à une impasse.76 Le chemin d’un idéalisme que l’on pourrait dire absolu si l’« idéalisme » ou le « matérialisme » pouvaient l’être vraiment, ce qui n’est pas puisque l’extériorité du réel et l’intériorité de la pensée sont inséparables dans notre expérience concrète,77 fut décrit après Leibniz de façons diverses. Kant séparait déjà rigoureusement, dans la Critique de la raison pure du moins, la sensibilité et l’entendement, brisant donc en cela le concret.78 Fichte, on l’a dit, juxtaposait dans la pensée, inévitablement selon lui, l’idéalisme théorique à une pratique réaliste.79 Les post-kantiens Cohen et Natorp utilisèrent ensuite, contradictoirement à leur refus de l’extériorité,80 la voie des découvertes nouvelles pour avancer. Par exemple ils jugèrent que le calcul infinitésimal dont l’origine est à la fois mathématique et physique peut rendre compte dans la pensée de ce qui est qualitatif dans la nature.81 Cela impliquait d’ailleurs un renversement très significatif du rôle des 75 76 77
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G. W. Leibniz, « A Clarke » in Les deux labyrinthes, textes choisis par A. Chauve, P.U.F., 1973, p. 70. René Le Senne s’est demandé comment la pensée est conduite à l’idéalisme (titre de la première partie de son Introduction à la philosophie, P.U.F., 1939). « Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends », B. Pascal, Pensées et opuscules, édition Brunschvicg, Hachette, 348. Kant donne l’exemple de l’arc-en-ciel : les gouttes sont un simple phénomène dont « l’objet transcendantal nous demeure inconnu ». Critique de la raison pure, p. 70. « Le règne de Dieu [c’est-à-dire du Bien] injustifiable pour la raison théorique mais il est le thème de la raison pratique ». J. Hyppolite, Préface de J. G. Fichte, La destination de l’homme (1775), trad. Molitor, coll. 10/18, s.a., p. 8. Natorp rejette la chose en soi dans Platos Ideenlehre. J. Vuillemin, o.c., p. 204.
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mathématiques, dans le néocriticisme, par rapport à l’idéalisme mathématique traditionnel.82 La nature, créée par la pensée, pouvait selon eux servir de modèle et de guide à l’idéalité mathématique purement formelle en soi. L’idéalisme radical n’accordait pas au temps ni à l’espace leur sens dialectique effectif. Il s’agissait selon un principe (« radical » selon l’expression de Martial Gueroult83) de constituer dans la théorie tout le réel perçu et cela jusqu’à la première phénoménologie de Husserl qui suit encore cette voie.84 On voulait « constituer » le réel uniquement par et dans le sujet, en qui, affirmait-on alors, se résout l’objet. On négligeait donc, légitimement en apparence, de situer l’objet-sujet lui-même dans le monde qui le contient et dans son histoire. Mais cette expérience du sujet estelle purement créatrice ? Toute extériorité indépendante, invoquée dans le temps et dans l’espace, tout souvenir de la « chose en soi » aurait pu, selon ces penseurs, philosophiquement disparaître. Mais est-ce possible ? La « chose en soi » ne reste-t-elle pas la référence nécessaire, en un certain sens, au monde que l’on ignore encore ? Au lieu d’en faire un être de pure pensée, un absolu métaphysique (comme il le semblait d’abord selon une interprétation immédiate de Kant 85) n’est-il pas nécessaire de voir surtout dans la chose en soi une reconnaissance de l’incomplétude de la réflexion ?86 La chose en soi devient alors « objet transcendantal » c’est-à-dire non un absolu inconnaissable mais une limite de la connaissance possible en même temps que la reconnaissance de son progrès. Par cette idée géniale Kant avait 82 83
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« Les sciences empiriques perdent [alors] leur signification réelle et se confondent avec les principes philosophiques ». Id., p. 204-206. « On doit donc conclure que la réalité des philosophies est une réalité qu’elles produisent chacune et non la vérité d’une image qu’elles ne produisent pas. » M. Gueroult, Philosophie de l’Histoire de la philosophie, Paris : Aubier-Montaigne, 1979, p. 232. E. Husserl, « Renversement (Umsturz) de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle du monde. L’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de la corporéité, de la spacialité de la nature au sens premier des sciences de la nature », cf. « L’archeoriginaire Terre ne se meut pas » trad. D. Franck, in « Philosophie » n° 1, Éditions de Minuit, 1984. « L’unité de la conscience » qui précède toute intuition et sans laquelle une représentation d’objet « est seulement possible ». E. Kant, Critique de la raison pure, p. 120. J. Vuillemin, o.c., p. 1-7.
ouvert en fait une voie féconde mais la signification concrète de son œuvre est restée ambiguë, soumise à des interprétations divergentes. Le chemin d’un idéalisme unilatéral, radical, s’est montré également chez Hegel, bien malaisé lorsqu’il l’a suivi. Il était peu compatible dans sa pensée même avec une méthode de rencontre circonstancielle, objective, méthode qu’il pratiquait moins volontiers à propos de l’extériorité de la nature qu’à propos des événements dans l’Histoire.87 Hegel a reconnu par ailleurs qu’il faut pour philosopher se jeter dans le réel et dans l’histoire, « à corps perdu ».88 Mais le fit-il pour tout le réel ? Il mit cependant en pratique cette méthode, essentiellement dialectique, par la mise en évidence des contradictions concrètes (à propos de l’art, de l’Histoire, de l’économie, du droit).89 Telle fut l’une des tensions propres à sa philosophie. Cependant la dialectique qu’il mit en œuvre avec succès s’accordait mal avec l’affirmation ultime du règne absolu de la pensée ! L’affirmation de ce règne absolu fut encore près de nous reprise pourtant et affirmée, proclamée d’une manière originale dans l’idéalisme radical selon Martial Gueroult. Cet idéalisme avait le projet d’inverser le rapport entre la pensée et le monde qu’en chaque époque elle se représente et transforme par la technique. Un réalisme, au sens général du terme, maintient qu’il est, relativement, indépendant d’elle mais l’idéalisme « radical », à l’inverse, affirma (chez Gueroult, après Fichte et Natorp) que pour chaque grande philosophie le réel est, en fait,
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Pouvait-il définir comme il l’a fait par exemple la lumière, dans Encyclopédie II, comme un pur « concept » ? La simplicité de la lumière dans l’idée qui la définissait selon lui, d’une façon purement réflexive, excluait par principe à ses yeux (comme à ceux de Goethe, hostile en général à l’expérimentation, non à l’observation) sa prétendue division newtonienne dans l’expérience du prisme. Ce procès montre, par son échec relatif pour Hegel dans l’acceptation des surprises expérimentales, que le « sujet » lui-même est un être concrètement situé, un sujet-objet dans l’espace et dans le temps, au centre apparent d’un monde qui n’a pourtant pas de centre, dont le sujet n’est pas non plus centre constitutif absolu bien qu’il le soit du point de vue de son interrogation sur le monde. G. W. F. Hegel, Premières publications, p. 85. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit..., § 279. La souveraineté y est réduite en cet endroit par Hegel à la personne du Monarque. Ou encore au § 301 lorsque Hegel parle à propos d’un système politique « du plus grand nombre souhaitable » à propos « des intérêts généraux » en sont exclus les enfants et les femmes.
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« inexistant » intellectuellement sans la pensée qui le constitue.90 Ne serait-ce pas, semble-t-il, à la façon des œuvres d’art qui, dans leur sphère subjective et objective, négligeant (relativement) la ressemblance et l’imitation, recréent effectivement à chaque fois un monde réel et virtuel original ?91 Cette volonté d’unilatéralité exprime certes, si l’on l’applique au savoir lui-même, une exigence initiale, héritée du cogito, exigence d’intelligibilité absolue pour la pensée. Cependant cette exigence, absolutisée, est devenue de plus en plus inadéquate pour une philosophie vivante, élargie et en recherche, dispersée dans chaque présent d’un monde intellectuellement et matériellement changé dans son esprit et dans ses pratiques et dont l’accès extrêmement divers est souvent inattendu. Dans ce monde d’ailleurs l’art se transforme aussi pour en traduire le sens changeant ou pour le contester, ce que Hegel dans son esthétique avait remarquablement décrit ! Il l’avait aussi reconnu à propos du caractère essentiel de la Réforme au point de vue moral. Toutefois il réduisait et contestait dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques la signification et l’importance de la contingence, c’est-àdire de l’imprévu des événements.92 Une reconnaissance nécessaire du rapport entre le sujet-objet situé et son monde s’impose donc, à propos de laquelle une réflexion dialectique est exigible. Si l’on admet avec raison comme le dit Heidegger dans Sein und Zeit que s’inquiéter de la réalité du monde est poser un faux problème et donc si l’on accepte, avec toute notre expérience, que nous sommes vraiment dans un espace-temps multiple à découvrir, rejoignons-nous pour autant Clarke (et Newton son inspirateur) dans sa polémique contre Leibniz ? Ils avaient affirmé l’extériorité certaine et l’universalité de l’espace et du temps, y concevant même, théologiquement, le « sensorium Dei » (le fait que Dieu voit tout, agit partout). Mais l’extériorité n’exigeait-elle pas, en fait, pour être pensée, moins une théologie peut-être qu’une dialectique négative, celle qui reconnaît son 90 91 92
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« L’exercice même de la pensée philosophante témoigne que c’est elle qui décrète ce qu’est le réel et là où il se trouve ». M. Gueroult, o.c., p. 103. « La réalité des philosophies est une réalité qu’elles produisent chacune » ce qui les rend, selon Gueroult, compossibles. M. Gueroult, id., p. 232. Selon Hegel, le fait contingent est finalement « négligeable » dans une Histoire gouvernée par « la divine providence » (Encyclopédie III, add. au § 377, p. 380). Luther fut conscient de ce qui n’est d’aucune manière « présent au réel » (Leçons sur la philosophie de l’Histoire, p. 318). Sur la difficulté, selon Hegel, de saisir la « masse du contingent » cf. Encyclopédie III, p. 552.
ignorance relative dans le temps et ne fait pas a priori triompher l’esprit, prétention qui semble prolonger une théodicée traditionnelle (et l’éternité du vrai décrétée par Dieu selon Descartes) ? La philosophie a dû pourtant se distinguer de cette théodicée. Elle n’est pas en question ici car la réflexion, qu’elle se fasse ou non théologique (et elle était théologique, elle était une théodicée aussi bien chez Newton que chez Leibniz et chez Descartes), est située elle aussi dans le monde, dans l’espace-temps bien qu’elle en constitue, par son action propre, une image renouvelée et une hypothétique explication. Notre monde intellectuel est d’ailleurs sans cesse en difficulté avec ses propres héritages culturels, théologiques ou non, qu’il remet en question. Il est dispersé dans chaque présent à la fois par des théories et par des façons de vivre en mouvement qu’il connaît encore mal, par les significations multiples et contestées qu’on leur accorde. On ne peut donc éviter de les dialectiser pour chercher à les comprendre en examinant leurs conflits dont l’issue est théoriquement et pratiquement incertaine. Les philosophies ne peuvent se contenter de s’exposer dans une sorte de musée intellectuel soumis à un a priori éternel,93 elles sont aussi dans la rue, dans les luttes économiques, dans les théories et les pratiques incertaines des États, on le savait bien avant Marx, depuis Aristote et Machiavel ! Comme l’avait dit lucidement Pascal dont le combat fut double, à la fois intérieur et mondain, la pensée est à la fois, en ce sens, le contenu et le contenant du savoir, car la pensée ne signifie le réel « externe » qu’en se signifiant elle-même,94 se découvrant difficilement en même temps qu’elle découvre la nature sans se résoudre en elle, étant une représentation et une recherche de sa genèse. Mais la nature ne se résout pas non plus dans la pensée. Une réflexion dialectique est donc nécessaire. Elle se justifie à la fois par l’acceptation du temps et par le rapport qu’elle reconnaît entre l’extériorité toujours renouvelée du monde et son intériorisation nécessaire dans la pensée, double exigence, dualité qu’il faut maintenir telle dans sa relation interne, dans sa réciprocité et son risque. Héraclite ne 93
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Gueroult affirme à l’inverse que « le monde des systèmes est celui des essences éternelles » qui constituent selon lui « le véritable en-soi au fondement des phénomènes ». M. Gueroult, o.c., p. 182. Heidegger rappelle cette affirmation de Pascal dans « L’être-essentiel d’un fondement ou raison », (1929), in Questions I, trad. A. Préau, trad. Corbin et alii, nrf, Gallimard, 1968, p. 113.
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l’avait-il pas déjà suggéré ? En tout cas il nous dit : « entrer deux fois dans le même fleuve n’est pas possible ». Il n’est le même, en effet, qu’en devenant autre, parcourant le fleuve du temps avec son propre cours. Notre réflexion philosophique, à l’image du fleuve parcourt des lieux multiples, y trouve son chemin dans des oppositions. Ce n’est pourtant là qu’une image, car le fleuve n’a pas le pouvoir de choisir relativement son cours. S’il se disperse, notre réflexion, elle, se concentre, elle désire comprendre son passage d’un lieu intellectuel à un autre, d’une époque à une autre. Elle cherche à s’orienter et à s’unifier, remettant en question, à chaque fois son héritage et sa direction. Cela est nécessaire non seulement pour penser mais pour agir envers d’autres êtres réfléchis que l’on situe en rapport avec nous dans des pratiques à la fois intellectuelles et économico-politiques. La philosophie consiste certes dans des œuvres célèbres mais elle est aussi hors d’elles, dans le monde que nous voulons faire nôtre en lui donnant un sens parce qu’il nous est difficile d’accepter son déchirement. Elle doit intégrer pour chaque époque, en chaque situation, à la fois l’Histoire, son histoire propre et l’interrogation sur l’ « à venir » afin de découvrir et de proposer le sens du présent. Elle doit être à la fois théorique et active. C’est cette entreprise, cette tentative que l’on pourrait appeler, après Hegel, mais en un sens différent, le « Concept » et chez Sartre le « projet ». On ne peut vivre le présent consciemment qu’en repensant le passé dans sa conflictualité complexe. Les traditions en tous domaines se justifient à travers des conflits, car leur transmission est historiquement multiple.95 Elles résistent donc à l’exigence d’unité que tentent de constituer les philosophies qui vivent et s’opposent en elles. Il s’agit d’un conflit à travers quoi elles se refont sans cesse et que nos polémiques animent dans le présent comme elles le firent dans le passé. Il y eut à cela des causes accidentelles, par exemple la mort de Descartes ou celle de Marx brisa leurs pensées, les livra à des héritiers. Mais il y eut aussi les raisons internes-externes des réinterprétations, d’abord celles qui furent effectuées par les philosophes eux-mêmes. Par exemple Kant est passé d’une philosophie précritique à la Critique de la raison pure, Sartre de L’être et le néant à la Critique de la raison dialectique. Ces modifications sont aussi externes par le fait des événements, des 95
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Elles le sont dans leurs sources, dans les interprétations qui en sont faites pour les religions aussi bien que dans les théories et dans les pratiques morales et politiques.
réactions et des critiques faites aux diverses thèses, par celui des rapports entre les penseurs qu’il s’agisse de la lutte d’Augustin contre les gnostiques ou de la contestation de l’« humanisme » par Heidegger.96 Le caractère sévère, souvent dramatique de ces déconstructions à la fois philosophiques, religieuses, politiques dans notre Histoire fut incontestable, parfois tragique. Il nous suffit d’évoquer Galilée, Giordano Bruno, Luther mais aussi, bien plus récemment, les anathèmes du Syllabus du pape Pie IX en 1864 contre la liberté de conscience et les principes républicains pour en mesurer la gravité. On ne peut oublier par ailleurs les luttes (rarement purement théoriques) suscitées en philosophie, dans les sciences et en politique à propos de Darwin, de Freud, de Marx. Comment négliger enfin, du point de vue philosophique, les affrontements des guerres, les tragédies des déportations, la Shoah ? Heidegger semblait espérer pourtant la venue d’une philosophie paisible à la fin de la Lettre sur l’humanisme, il la définissait une pensée liée « à l’être en tant qu’il est la venue », une pensée qui serait « le langage de l’être comme les nuages sont les nuages du ciel ». Elle tracerait dans le langage « des sillons sans apparence ». Mais cet espoir paraît vain. La raison en est qu’il s’est créé à la fois des déterminations opposées, des conflits de leurs rencontres, de leurs résultats présents. Heidegger en fut d’ailleurs lui-même acteur et témoin, transformant son propre langage jusqu’à en inverser le sens, ce qu’il contesta pourtant.97 L’exigence d’une unité recherchée et pourtant contrariée s’est manifestée de façon multiple. Elle a concerné certes, de Platon jusqu’à nous,
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La situation de Descartes, très apparente dans le Discours de la méthode et dans sa correspondance illustra le heurt qui se produisit dans son monde entre le legs de la scolastique traditionnelle et les aspirations nouvelles qu’il créait ou faisait siennes. Descartes déconstruisit méthodiquement le vocabulaire de « l’Ecole » dont il voulait pourtant, a-t-il dit, compléter la pensée sans la détruire (Œuvres de Descartes, éd. Adam et Tannery, tome IV, Vrin, 1996, p. 225). Mais peut-on construire une philosophie nouvelle (dont il a pour sa part proclamé la nécessité) sans en défaire d’autres ? « L’objectif » dans la pensée devient selon Descartes celui de l’objet luimême mais pensé sans forme scolastique ; la « Création » devient « création continuée » mais aussi « création des vérités éternelles ». On ne peut confondre Dieu, dit Descartes, « avec Jupiter ou Saturne ». Il parle d’un Dieu qui aurait pu rendre, s’il l’avait décidé, les contradictoires compossibles (id., tome I, p. 145 et tome IV, p. 118). Cf. plus haut chapitre II, note 54.
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la vie sociale et politique.98 En outre, pour nous, depuis Descartes plus précisément, elle s’est rapportée à la signification philosophique qu’il convient d’accorder aux découvertes dans les sciences renouvelées de la nature dont le concept se transforme. On sait que la réflexion, lorsqu’elle est partie des traditions, ne s’est pas accordée aisément aux langages nouveaux qui ont décrit, avec Copernic et dans son héritage, un univers élargi à l’infini et dans lequel, pour cette raison et pour d’autres, nullement astronomiques, les croyances, les espoirs ont été bouleversés. Mais il s’est produit, mettant en crise plusieurs domaines, d’autres ruptures non compensées. Des procès ont brisé l’unité culturelle et souvent l’orthodoxie imposée par l’autorité religieuse ou politique. Ce furent dans notre Histoire, la Réforme protestante,99 le procès de Galilée, le mouvement des Lumières et, bien sûr, le bouleversement de la Révolution française. Peut-on d’ailleurs considérer ces procès comme achevés ? Plus près de nous l’accord des esprits et des pratiques a été bouleversé par des découvertes et des techniques qui paraissaient incompatibles avec certaines traditions. Cela se produisit pour les théories évolutionnistes à propos du vivant et pour celles qui ont accompagné la découverte des atomes dans la « matière » au sens moderne du mot, sens qui reste à la fois philosophique et scientifique. La signification nouvelle de l’atome n’a été ni scientifiquement ni philosophiquement facile à admettre au XXe siècle !100 Pourrait-il exister une philosophie pure qui
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Dans le Gorgias, dans La République, dans Le Politique est énoncé à la fois le précepte de ne pas intervertir le rôle des classes sociales et celui de les rendre compatibles. 99 Luther affirma la supériorité de la théologie et le caractère secondaire de la philosophie d’une façon très absolue qui ne s’accordait pas avec l’aristotélisme thomiste et sur le plan moral il absolutisait le principe paulinien selon lequel la foi seule justifie et non les œuvres. Pour philosopher, dit-il, il faut être « fou en Christ » et aussi « des œuvres bonnes et justes ne font pas un homme bon et juste mais un homme bon et juste fait de bonnes œuvres » (respectivement dans Th. Süss, Luther, P.U.F., 1969, p. 94 et dans M. Luther, Les grands écrits réformateurs, trad. Gravier, Coll. bilingue, Aubier-Montaigne, Paris : s.d., p. 285). 100 Un penseur tel que Duhem, théoricien de la physique et défenseur de l’aristotélisme contre Galilée, ne voulut voir dans les atomes qu’un produit transitoire de la théorie. Il est resté jusqu’au bout réfractaire à l’idée de leur réalité physique.
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négligerait l’image, le concept changeant et les pratiques transformées de la nature des choses?101 Il s’est créé en conséquence un champ contrasté de la réflexion philosophique, depuis le temps où saint Augustin disait que certes les astronomes peuvent prédire des éclipses mais que cela n’importe pas au salut de l’âme. Il critiquait la « maladie de la curiosité ».102 Notre réflexion présente est restée conflictuelle. Elle hésite entre l’expérimental et le conceptuel « pur » c’est-à-dire l’analyse réflexive, ceci dans son rapport avec les sciences aussi bien que pour les interprétations qui débordent leur domaine. La philosophie a pu parfois vouloir les régenter ou, à l’inverse, accepter de les entendre. Il s’est donc développé le souci de résoudre ces conflits qui n’étaient pas seulement ceux des philosophies entre elles ni ceux de leurs oppositions avec des thèmes religieux, à propos de Spinoza par exemple dans la querelle de l’athéisme.103 Les conflits naissaient encore par le fait d’une béance croissante entre les représentations nouvelles du monde et les croyances anciennes ainsi que des heurts que ces représentations faisaient naître avec des comportements traditionnels.104 Koyré dit à ce propos que ce fut une crise de la conscience européenne, crise qui a modifié « les fondements et les cadres mêmes de notre pensée ».105 Maurice Clavelin, après Koyré, a vu en cela, dans les sciences du moins, la « substitution d’un idéal explicatif à un autre idéal explicatif ». Les conceptions, dit-il, « que l’on avait depuis vingt siècles de la rationalité scientifique ont changé brusquement de visage ».106 Mais n’en est-il pas de même pour la raison morale ? Sartre en donne un exemple dans sa pièce Le Diable et le Bon Dieu laquelle par son humanisme radical heurta certains esprits religieux lors de sa création. Ce drame politique et moral désitue en effet Karl Moor, le héros libérateur des Brigands de Schiller en lui faisant jouer cependant le même rôle. Karl Moor disait à ses troupes qu’il luttait avec elles contre 101 Il est impossible de mettre la philosophie à part comme le dit Koyré à propos de Copernic et comme le remarque aussi Cassirer à propos de la différence entre Descartes et Bayle. 102 Augustin, Confessions, trad. Mondadon, Pierre Horay, Paris : 1947, p. 110 et 304. 103 Fichte en fut victime, devant quitter pour cela Iéna en 1799. 104 Par exemple les comportements d’intolérance combattus par Voltaire dans l’affaire Callas ou les traditions qui acceptèrent longtemps l’esclavage. 105 A. Koyré, o.c., p. 46. 106 M. Clavelin, o.c., p. 389.
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les seigneurs pour leur liberté : « Vous n’aviez jamais rêvé que vous deviendriez un jour le bras des hautes majestés morales ». Il s’agit en fait du bonheur de toute l’humanité (« das Wohl der Menschheit »). Or Goetz qui commande ses hommes dans la pièce de Sartre avec le même but apparent veut créer, lui, un ordre tout à fait nouveau, jusque là inconnu, « sous un ciel vide ». Il s’agit donc d’un humanisme désormais athée. Si l’on ne range pas les philosophies dans le rayon des théories abstraites, sans application présente, on comprend qu’une philosophie ancienne a deux aspects : il faut comprendre Hegel tout en admettant qu’il est impossible de « vivre hégélien » comme il est impossible de vivre platonicien ou cartésien. Une philosophie est une pensée qui trouve son sens concret dans son époque, dans l’interprétation vécue qu’elle en donne et qui est « sa morale ». Après elle une pensée se situe certes comme un point de réflexion et de critique nécessaire, point lui-même situé comme peut l’être toute pensée. Il faut reconnaître en conséquence qu’une philosophie ne devient présente que si elle constitue un système de pensée à la fois théorique et pratique. Descartes en eut conscience lorsqu’il commença le Discours de la méthode par le récit de sa propre expérience et qu’il y joignit l’appréciation qu’il faisait des sciences de son temps.107 Kant eut soin de se situer dans la Critique de la raison pure, en particulier au sujet de la métaphysique ancienne en constatant son impuissance morale et le besoin d’y remédier.108 Les façons de penser engagent des façons diverses de vivre, d’espérer, de concevoir et de transformer le monde et surtout lorsqu’il s’agit du choix entre un recours aux traditions et le nouveau sens (ou les nouveaux sens) que sollicitent philosophiquement les découvertes nouvelles. Elles peuvent être « matérielles » et/ou mentales comme le fut l’enthousiasme pour les Lumières. Le « Concept », pris en ce sens, doit donc être situé. Il semble nécessaire d’admettre, en philosophie du moins, la recherche de ce qu’on peut appeler le Concept concret qui n’est pas fait seulement d’idées pures, logiquement isolables ni d’une totalité absolue qui se retrouve en soi comme le pense Hegel. On pourrait lui accorder (en français) une majuscule. Cette majuscule signifierait la démarche qui cherche à 107 R. Descartes, Discours de la Méthode I et VI (sur la médecine). 108 E. Kant, Critique de la raison pure, p. 25-26.
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caractériser la rencontre réfléchie d’une Histoire largement imprévue, aventureuse et, sur un autre plan, d’une réflexion unifiante dans le domaine de la pensée scientifique et philosophique et dans la critique de ses pouvoirs. Mais cette démarche est elle-même située chaque fois. L’Histoire et la réflexion révisent sans cesse leur accord qui reste donc une dualité conflictuelle. Hegel a théorisé cette dialectique, l’a exercée brillamment mais sans admettre, pensons-nous, le rapport juste entre le Concept et l’Histoire concrète qui le dissocie, bien plus incertaine qu’il ne le pensait car son chemin ne se termine pas, n’accomplit jamais la victoire achevée de l’esprit. Il croit d’ailleurs, dans Leçons sur la philosophie de l’Histoire du moins, qu’elle n’est pensée totalement et concrètement qu’en Dieu. Les contemporains d’un grand acte historique comprennent peu, selon lui, le sens de ce qu’ils vivent. La saisie du concret ouvre donc une voie d’intelligence et d’accès pratique et théorique possible au réel présent et à venir mais elle ne permet que son exploration, à la façon de Christophe Colomb qui partit tracer une nouvelle route des Indes mais révéla en fait, sans le savoir d’abord, un nouveau monde ignoré. La philosophie, interprétant un monde toujours nouveau et souvent en péril, ne peut se donner à ellemême dans sa totalité, dans son unité réalisée, même si elle veut le faire idéalement comme elle l’a souvent tenté. Elle reste, en chaque époque, un risque, une recherche inachevée, un espoir de découverte et c’est pourquoi la « conscience calme de la pure intellection » reste affrontée à une « conscience déchirée » de la culture. Cette déchirure est le « sentiment du monde d’être la dissolution de tout ce qui se consolide ».109 On peut donc dire aussi tout ce qui se déconstruit. La philosophie est en proie au temps qui l’exige et pourtant la combat. Sartre eut le grand mérite de mettre en évidence les facteurs de cette dialectique constante.
109 G. W. F. Hegel, « L’Aufklärung ou “les Lumières” » in La phénoménologie de l’esprit, tome II, (1807), trad. Hyppolite, Aubier, Éditions Montaigne, Paris : 1941, de la page 93-97, voir la note d’Hyppolite à la page 93.
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Chapitre III
Le vrai a-t-il une Histoire ? Peut-il se définir encore « adaequatio rei et intellectus » ?
1. Le vrai est-il une règle absolue, invariable du monde total ? Ne l’est-il pas plutôt de notre pensée ou encore de notre pratique ? Son Histoire, s’il en a une, paraît tourmentée. N’est-ce pas toujours par le fait d’une façon de vivre nouvelle qui le bouleverse ? Elle semble en effet s’être inversée, à travers le temps par rapport aux pratiques réfléchies qui se sont imposées. Le préjugé favorable à une théorie pure, immuable, d’où découleraient des pratiques qu’elle devrait commander s’est transformé. Le vrai n’est-il pas plutôt pour la pratique ce qui rend efficace notre action présente ? Pratique et théorie ont dû être pensées selon de nouveaux rapports. En particulier la mise à l’écart de la raison pratique politique en ce qui « ce qui touche le public », nécessaire selon Descartes, pouvait-elle être autre que circonstancielle ? La pratique paraît avoir dialectisé la théorie de telle façon que le changement de l’un des deux termes transforme l’autre, peut en changer le sens. Sartre, né en 1905, en donna l’exemple dans ses Carnets de la drôle de guerre.1 Il dit qu’il renonce, en 1940, au personnage qu’il s’était fait et cela au contact de ses « camarades », tous soldats dans cette guerre (immobile) qui se prolongeait. Se découvrant jusqu’alors « solidaire de rien », ce personnage, cet intellectuel détaché qui fut lui, ne lui plaisait absolument plus. Il y renonça au profit d’un « enracinement plus profond dans le monde ». La personnalité, dit-il alors, « doit avoir un contenu ». Il veut « être avec tous » poursuit-il, mais « en l’absence d’un ordre universel, supposé encore par Hegel dans le mouvement total de l’esprit du monde ».2 1 2
Carnets de la drôle de guerre, XIV, p. 356. « Je n’ai aucune sympathie pour ce personnage et je veux le changer. Ce que j’ai compris c’est que la liberté n’est pas du tout le détachement stoïque des amours et
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La philosophie devient alors, d’explication totale du monde qu’elle a voulu être, la recherche personnelle, mais avec tous, d’un sens à donner au monde, cela dans un univers inhumain. Ce n’était pas une idée tout à fait nouvelle, Kant avait ébauché cette démarche dans la Critique de la raison pure3 et l’avait effectuée dans sa théorie morale et plus encore dans sa pensée politique où la pratique en vient à contester la théorie, par exemple à propos du rapport entre les principes téléologiques et la philosophie.4 Hegel a remarqué cette inversion et l’a vivement reprochée à Kant dans La phénoménologie de l’esprit, y voyant un « mouvement charlatanesque »,5 mais n’était-ce pas là plutôt un aspect essentiel de ce que l’on a appelé « révolution copernicienne », du moins celle de Kant lorsqu’il a théorisé le transcendantal ? Jules Vuillemin a repris et analysé cette critique dans son étude L’héritage kantien et la révolution copernicienne. Kant nomma ce qu’il fit une « révolution totale suivant l’exemple des géomètres et des physiciens ». Il la fit en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance et dans le but, dit-il, « d’abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance ». Il voulait enlever « à la raison spéculative ses prétentions injustes à des vues transcendantes » (et la faire rester « sur le terrain qui lui est propre »).6 C’était aussi la conclusion des Rêves d’un visionnaire. Il confiait ainsi en fait à la raison pratique la fonction de support d’une foi métaphysique (donc non théologique au sens d’une révélation), fonction qui était confiée traditionnellement à la raison pure, par exemple dans l’argument ontologique anselmien, argument que Kant refusa comme les autres preuves de l’existence de Dieu, inexistantes, ditil, pour le public. Cet intérêt pour le public a chez Kant un autre sens que
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des biens. Elle suppose au contraire un enracinement profond dans le monde et on est libre par delà cet enracinement [...] Le Castor m’écrit justement que la véritable authenticité ne consiste pas à déborder sa vie de tous côtés [...] mais à faire corps avec elle. » Carnets de la drôle de guerre, p. 354 et sq. « De l’usage régulateur des idées de la raison pure ». « Dieu, l’âme ne peuvent être ni prouvés ni niés » (Critique de la raison pure, p. 452 et p. 509). « La téléologie pure [l’étude des fins] ne peut être que celle de la liberté ». La philosophie de l’Histoire, (Opuscules), p. 208. « L’Être suprême reste donc pour l’usage simplement spéculatif de la raison un simple idéal ». Critique de la raison pure, p. 452. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, tome II, p. 157. Critique de la raison pure, p. 537.
chez Descartes pour qui il est purement négatif. Chez Kant à l’inverse l’argument est moral, religieux, il s’agit chez tous, pas seulement chez les philosophes, de combattre l’athéisme. Mais en suivant cette voie Kant ne dédouble-t-il pas sa philosophie, la rendant équivoque du point de vue pratique comme du point de vue théorique ? Jules Vuillemin l’affirme en analysant cet événement philosophique.7 Il se réfère à la critique par Hegel des « déplacements » c’est-à-dire des procédés pratiqués par Kant où Hegel discerne une « contradiction fondamentale ». Ainsi, dit Vuillemin, en accord sur ce point avec Hegel, l’idéalisme kantien est en réalité double. Il y aurait chez Kant deux visions morales contradictoires. La première implique et affirme, par les « impératifs catégoriques », l’indépendance de la nature par rapport à la moralité.8 L’autre à l’inverse affirme entre ces deux termes une dépendance lorsqu’il évoque l’harmonie du bonheur et de la moralité, le progrès de la conscience dans cette harmonie, la foi en un saint législateur du monde exprimée fréquemment par un appel à la providence.9 On ne radicalise Kant, poursuit Vuillemin, qu’à la condition de négliger sa dualité. Le centre de la doctrine kantienne, avait montré Hegel, est dans les exigences de la raison pratique puisque Kant a demandé à celle-ci les renseignements réservés selon la tradition à la raison théorique mais que celle-ci ne peut fournir. Dans la Critique de la raison pure, dit encore Vuillemin, la « chose en soi » pose aussi un problème dualiste. L’acte transcendantal décrit en effet le passage immanent du sujet à l’objet (par les formes a priori) mais la définition de la sensation comme affection venant de la « chose en soi » renvoie à une source réelle, transcendante, inconnaissable. Là encore il y a dualité.10
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J. Vuillemin, o.c., p. 1-11. J. Vuillemin, o.c., p. 4. Il ne faut cependant pas négliger le fait que, chez Kant, l’affirmation des postulats de la raison pratique est jointe d’autre part à l’affirmation du progrès qui résulte du conflit d’intérêts antagoniques. Cette jonction manifeste selon lui dans le temps le mouvement de l’histoire et la nécessité d’en prendre conscience dans l’esprit des Lumières. Kant admet donc l’existence d’une dualité conflictuelle inachevée alors que Hegel, finalement, résout cette dualité en un absolu symbolique d’origine chrétienne. J. Vuillemin, o.c., p. 10.
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Le « je pense » kantien, conclut Vuillemin, est donc ambigu. Traduit-il une métaphysique de l’infini ou celle de la finitude ? Exprimet-il un dégagement ou non par rapport à la théologie ? On peut remarquer que cette question qui inquiétait les théologiens se posait déjà à propos de Descartes. Avec Descartes et Kant pourtant la philosophie a pris, par rapport à ses origines dans notre culture, une autre voie mais souvent sans le reconnaître tout à fait.11 Hegel avait sans doute raison de constater un renversement dans la philosophie de Kant et de la juger double, en ce sens équivoque. Cependant, pensons-nous, il avait tort de le lui reprocher, car il s’agissait de la mise en évidence d’une ambiguïté inévitable du présent, vécu dans sa conflictualité plus ou moins consciemment par rapport au sens indécis, mais transformable sans certitude que nous pouvons tenter de lui donner. La question est double : d’où vient ce sens présent ? quelle est sa finalité dans un temps à venir ? D’ailleurs Hegel mettait en œuvre cette même réflexion, nécessairement dialectique, dans l’histoire de la pensée et dans celle de son époque, dans l’exposé du Droit par exemple lequel, selon lui, après avoir dépendu des structures traditionnelles historiquement particulières, cherche l’universel à travers « le champ de bataille des intérêts individuels », dans le temps transformé de son Concept, car le droit ne pouvait s’immobiliser dans un « système des besoins » qui se transforme. Mais alors le « Concept » doit épouser son temps ! Kant avait déjà commencé cette réflexion, du moins dans sa philosophie politique par son exposé de « l’insociable sociabilité » humaine, en lui attribuant un rôle de progrès dans les transformations sociales. Il avait repris ces thèmes avec plus d’hésitation dans son jugement double sur la Révolution française, la considérant d’abord avec sympathie, ensuite la condamnant. Mais Hegel fit de même à travers le vécu du présent, car le sens du passé se transforme. Il le montre par exemple à propos de la Réforme. Elle fut, dit-il, « la doctrine catholique débarrassée toutefois de ce qui découle de la condition d’extériorité [...] il n’y a plus désormais de différence entre prêtres et laïques ».12 Si le sens du vrai par rapport à la pratique en des temps bouleversés a pu ainsi s’inverser dans son principe ou du moins se dialectiser dans son mouvement propre, contradictoire, à travers une critique nécessaire de l’idée du progrès, c’est à propos des changements imprévus, « contingents » et 11 12
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J. Vuillemin, o.c., p. 11. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’Histoire, p. 319.
des luttes qu’ils entraînent. La contestation intellectuelle persiste mais change de terrain depuis saint Augustin qui contestait les gnostiques, depuis Descartes qui ménageant les « Ecoles » cherchait une science et une philosophie nouvelles, depuis enfin la longue dispute scientifique et théologique entre Leibniz et Newton ! Le sens du monde vécu se bouleverse-t-il aussi pour nous ? En fait la critique des systèmes de pensée est devenue inséparable de la critique des modes de vie sans pourtant se confondre avec elle. Le cogito cartésien se voulait une rupture théorique et pratique limitée. Descartes ne voulait ni ne pouvait nullement bouleverser la pratique sociale commune. Pourtant, dans sa pensée il y eut une rupture entre une morale acceptée comme provisoire et d’autre part les règles de la raison et le cogito qui le l’étaient pas. Descartes se défendait contre tout bouleversement inquiétant et il désirait que sa philosophie puisse être enseignée mais il inquiéta pourtant sur les deux plans, celui de la théorie et celui de la pratique. La rupture se manifesta donc déjà bien avant Kant qui la constate dans La critique de la raison pure, l’accepte comme « très positive » et l’accentue même dans ses écrits politiques lorsqu’il dit par exemple que certains principes téléologiques peuvent être mis en œuvre « là où la théorie nous abandonne ».13 Cette ambiguité que Hegel reprocha à Kant, du moins dans la théorie, s’opéra au temps où s’effectuait une prise de conscience de l’éparpillement du savoir, de son élargissement entre des horizons scientifiques multiples et parmi des recherches sans signification et sans unité philosophique immédiatement apparentes. La philosophie pourtant dut les intégrer parce qu’une définition de l’homme et de la raison ne peut se séparer d’une « histoire de la nature ».14 Le lien entre croyance et savoir fut d’abord jugé contingent par Kant. Il ne pensait pas qu’il entraînerait une division irrémédiable de la pensée, car l’esprit des Lumières, la confiance dans la raison s’adressaient certes à tous les hommes. Mais sur le terrain matériel, intégrant la vie des groupes sociaux, les conquêtes, les explorations, fut mise en évidence pour tous la diversité conflictuelle infinie des croyances et des mœurs dans une sorte 13 14
E. Kant, La philosophie de l’Histoire, (Opuscules), p. 176. Cela est très explicite dans les textes politiques de Kant qui sont en fait La philosophie de l’Histoire (textes choisis par Piobetta).
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d’exhibition baroque généralisée. On mit en scène « le bon sauvage », le baroque étant, on l’a dit, une théâtralisation de l’art et de la vie sociale, rendue possible en l’occurrence par la conquête du « nouveau monde ». Les conquêtes coloniales, l’ouverture d’écoles, l’activité des missionnaires, ceux de la raison (les philosophes) et ceux des religions, pouvaient, pensa-t-on, conduire à un progrès intellectuel et moral. Mais ce projet ambigu pouvait être celui d’une volonté sincère ou seulement d’une volonté de puissance, dans les colonies par exemple. L’idée de progrès devenait équivoque.
2. Cet espoir du progrès a été contesté. Quels sont les problèmes et les risques d’une idée du vrai qui se projette vers l’avenir ? N’est-ce pas de cette façon que la philosophie est spéculative ? L’espoir du progrès s’est renversé souvent dans le double thème de la complexité et de la difficulté des sciences de l’homme et dans celui de la non communication des cultures. Mais il est devenu aussi une volonté de paix. Kant l’exposa déjà dans son projet Vers la paix perpétuelle anticipant l’espoir qui prolongeait et corrigeait les idées de l’Abbé de Saint-Pierre et celles de Rousseau, l’espoir d’une société pacifique des nations.15 Chez nous, plus souvent, sur le plan personnel une forme modérée de la rupture entre le savoir et la raison pratique s’exprime dans les diverses philosophies des valeurs, héritage idéalisé d’une histoire des grandes doctrines morales.16 Leur diversité impliquerait, selon cette vue, que nous pouvons effectuer le choix d’une sagesse, à la fois héritée et personnelle, non fondée dans un accord sur des principes avec d’autres sagesses mais nous permettant, peut-être, d’en user librement comme on le fait d’un héritage ! Cette hypothèse est pourtant fragile, car la pratique 15
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Sur le plan philosophique l’Encyclopédie philosophique universelle promeut cette intégration à une possible pensée philosophique commune des cultures qui ne sont pas nées de la culture grecque. (Encyclopédie philosophique universelle, P.U.F., 1990.) Par exemple dans le Traité de Morale générale Le Senne a posé « dix modèles de vie », d’originalités créatrices, sans décision légitime possible, pense-t-il, « entre la véracité, le mensonge, le courage ou la lâcheté », R. Le Senne, Traité de Morale générale, P.U.F., 1942, p. 39-40.
réelle des philosophies anciennes est impossible. Cette pratique reste métaphorique et le réel présent en est l’inverse : être « engagé », volontairement ou non, nous situe, nous contraint. Mais lorsque l’idée du vrai, à l’inverse, se jette vers l’avenir, dans l’autre dimension du temps par rapport au souci métaphysique des origines (selon l’exemple des missionnaires jésuites en Chine qui espéraient une convergence morale et religieuse avec une culture si différente dans ses origines de nos traditions), elle devint de ce fait, pour beaucoup d’hommes, la recherche pratique d’un projet de vie plutôt que celle d’une origine fondatrice, ou la recherche d’une justification qui serait la révélation définitive du sens du monde et de la vie. Cette projection dans l’avenir, sociale et politique, cette acceptation résolue du temps avait déjà été faite autrefois sur le plan religieux, comme le rappelle d’ailleurs Blumenberg, par saint Augustin combattant dans la Cité de Dieu ceux qui professaient une fin proche du monde.17 La projection de la raison pratique dans l’avenir multiplia et divisa les options philosophiques et religieuses d’une autre façon que n’avaient pu le faire les sagesses stoïcienne ou épicurienne, celle-ci pourtant déjà transformée par Lucrèce lui-même partagé entre le sentiment de la grandeur et celui de la misère de l’homme. A notre époque cette projection dans le futur heurte une philosophie traditionnelle pour laquelle la multiplication des choix économiques et politiques, c’est-à-dire la prise en compte de l’Histoire et de ses conflits semble prendre la place de la pure méthode réflexive. C’est une telle substitution que Martial Gueroult a combattue vivement, à l’inverse de Jacques Derrida, projetant de déconstruire l’onto-théologie. Mais au lieu de se demander (avec Camus contre Sartre) si l’Histoire a un sens, ne s’agit-il pas plutôt de le rendre possible dans le futur ? Il s’agit alors moins d’une inquiétude que d’une tâche difficile et urgente. Quels sont les problèmes et les risques d’une idée du vrai qui se projette vers l’avenir ? La première interrogation concerne le rapport entre théorie et pratique. Le vrai peut-il se subordonner à ce que l’on observe ? Ne considérer le vrai que comme un immédiat serait indéfendable puisque la connaissance ne progresse qu’en en transformant la compréhension aussi bien dans les sciences que dans l’art ou en morale. Ce n’est donc pas de cette façon qu’il faut envisager les liens entre les 17
Augustin, La Cité de Dieu, livre XVIII, Desclée de Brouwer, Œuvres de Saint Augustin, tome 36, 1960, p. 679.
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pratiques et le vrai. La dialectique ne repose pas sur des principes, elle est la mise en œuvre intellectuelle et pratique de ce que l’expérience nous impose : la réalité du temps et l’extériorité du réel, indissolublement liées. Nous devons donc construire notre réflexion dans des conditions que nous ne constituons pas entièrement si ce n’est, illusoirement comme d’anciens moines qui « se retiraient du monde », pensaient-ils ! La philosophie doit s’adresser, dit Hegel avec raison, à un public vivant : « ce qu’il y a d’excellent dans la philosophie de notre temps [...] ne se fait connaître et valoir que par elle [...] le vrai a pour nature de faire irruption quand son temps est venu ».18 Cependant « faire irruption » peut désigner ici soit le produit de la nécessité présente soit celui d’un événement contingent radicalement nouveau (une crise, une guerre, une grande découverte), ce qui, pensons-nous, est plus vrai. La vérité est-elle alors engendrée par la philosophie ou exposée en raison par elle devant ce qui nous surprend ? D’ailleurs ce qui est « engendré » (« erzeugt ») n’est-il pas le plus souvent à la fois nécessaire et contingent ? Hegel cependant conteste l’essentialité de la contingence et finalement la nie. Mais il ajoute pourtant avec raison que la philosophie est spéculative. Elle n’est pas seulement positive ou attributive. Cela signifie qu’elle veut penser le devenir du réel, devenir qui n’est pas donné. Elle fut donc, dès Socrate, transformatrice.19 Elle est une mise en question de ce qui est effectif dans le présent et en même temps de ce qui est possible. Son contenu est en même temps le sujet qui, dans une assertion philosophique ne se contente pas d’une indication positive. Dans une telle assertion le sujet ne se dissout pas dans l’attribut, dans le caractère qu’on lui reconnaît. Il pense à l’ « à venir » dans l’incertitude du temps. La « ruse de la raison » est le vrai problème de la dialectique, commente Jean-Pierre Lefebvre. On peut donc penser que le passage de l’« en-soi » au « pour-soi », prolongé jusqu’à l’« en-soi et pour-soi » sartrien a pour but d’intégrer ce qui est là à ce que nous sommes et à ce que nous posons dans l’avenir à la fois pour le monde et pour nous. C’est de cette façon que la philosophie est spéculative. Si l’on accepte ce style de la « pensée concevante », le rapport entre la théorie et la pratique se transforme. 18 19
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Le commentaire de Jean-Pierre Lefebvre pour la Préface de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, texte dense et difficile, est ici très éclairant. Il se disait « attaché par le Dieu au flanc de la Cité comme au flanc d’un cheval puissant [...] qui a besoin d’être réveillé par une manière de taon » et il se projetait dans « le beau risque de l’immortalité ».
S’agit-il d’une question classique, dira-t-on, par exemple à propos de la Cité ou à propos de la vie meilleure, il faudrait lire L’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Le conseil est utile, l’interrogation sur la pratique est cependant nouvelle parce qu’on ne peut y répondre aisément d’une façon ancienne (comme le fait Aristote par exemple à propos des rapports entre le maître et l’esclave). Les questions, en fait, sont transformées par les réponses, comme l’ont dû faire les théoriciens de l’éducation pour leur monde. S’il s’agit de l’âme, elles le sont par la découverte du système nerveux et les neuro-sciences ; s’il s’agit du monde par un concept original de son immensité et par les explorations scientifiques qui décrivent un « ciel » ancien ayant changé plusieurs fois de nature ; s’il s’agit de l’homme dans le monde par sa préhistoire qui rend les écritures les plus anciennes proches de nous dans un temps multiple. Lorsqu’il s’agit de Dieu c’est par la polyvalence de ce qui était pour Kant une Idée de la raison, à travers les cultures et dans les crises de notre propre Histoire. En bref, la curiosité, réhabilitée par Thomas d’Aquin comme le montre Hans Blumenberg, est devenue non seulement une grande vertu mais le principal moyen de nous comprendre. Nos pratiques se sont transformées non seulement dans nos rapports avec la nature mais aussi avec notre propre nature médicalisée, avec notre espérance de vie, avec notre propre mort dont le sens se transforme avec l’Histoire comme on le voit en politique et dans les cimetières militaires. Aristote pourtant reprend-il ses droits en disant avec raison que la nature d’une chose c’est sa fin, l’autarcie la plus parfaite ? Pour nous cependant l’obscurité des origines a bouleversé l’idée de nature au point de ne pouvoir chercher en elle un fondement ! Si nous lui donnons raison c’est donc en un sens différent de ce que pensait Aristote, puisque pour lui il existe des esclaves « par nature ». On ne peut être injuste avec soimême, affirme-t-il, donc on ne peut l’être avec un esclave ou un enfant jeune puisqu’ils sont, pense-t-il, notre bien, notre propriété. Le « fondement » de la pratique dans ces cas est-il la théorie quel qu’ait pu être son intérêt ancien ? Ce « fondement » ne se transforme-t-il pas plutôt à mesure que des pratiques nouvelles ont mis en évidence d’autres façons de vivre (par exemple en génétique ou dans les rapports d’égalité ou d’inégalité sociales) ? Il faut donc dissocier les concepts de fondement et d’origine dans la mesure où le premier reste le synonyme métaphorique d’une base indestructible. Cela s’accorde, sur un autre plan, avec la relativisation
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des principes, si on les considère comme des fondements dans les sciences, même dans les mathématiques (par exemple dans une géométrie non euclidienne). Mais cette dissociation heurte vivement le respect des traditions mythiques ou historiquement bien établies puisqu’elles supposent qu’une réalité nouvelle ne peut transformer des principes et des valeurs anciennes. Cela signifierait que les jugements de valeur ne peuvent être qu’abstraitement distingués des jugements de réalité, problème épineux par exemple pour notre économie actuelle dans laquelle des inégalités croissantes sont justifiées, dit-on, au nom de la valeur théorique du système ! Le rapport entre théorie et pratique reste extrêmement polémique. La raison est héritée, mais étant un héritage vivant elle se transforme dans son histoire à travers des accidents et ce n’est qu’ainsi qu’elle peut être dite, comme l’affirmait Descartes, « la chose du monde la mieux partagée », mais à coup sûr polémique et inégalement distribuée dans le temps. Descartes admettait pourtant comme Bossuet l’existence de « vérités éternelles » 20 créées par Dieu. Il pensait qu’elles auraient pu être différentes mais disait aussi qu’il ne comprenait pas que 4 + 4 auraient pu ne pas faire 8.
3. La critique s’exerce sur des préceptes pratiques. Le vrai, dans ce cas, n’est plus seulement « adaequatio rei et intellectus » mais la recherche d’une valeur. Il s’est fait la règle de notre action présente pour qu’elle aboutisse. Il y a pour nous une inversion à opérer à propos de ce qu’espérait Kant. Au lieu de porter surtout contre la métaphysique ancienne et de sauver les absolus pratiques de l’impératif catégorique comme il le pensait, notre critique doit s’exercer à l’inverse sur tous les préceptes moraux et politiques que nous sommes tenus alors, en vertu d’une exigence matérielle et morale, de refaire à notre usage. Kant le faisait partiellement mais pensait en fixer la transformation selon l’espoir des Lumières. Elle ne peut l’être. Il s’agit par exemple de la souveraineté, dit Derrida, que Kant peinait à accorder à l’exercice de la raison, il s’agit aussi de la générosité morale, de la possibilité du pardon mais aussi de 20
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Œuvres de Descartes, Vrin, tome IX, « 6èmes réponses aux objections », p. 236.
l’interprétation de l’inconscient dans le jugement hésitant, inachevé que nous portons sur nous-mêmes. Cette dialectique négative (parce qu’elle ne peut s’exprimer pratiquement dans les préceptes absolus que Kant espérait formuler) a été engagée par Adorno, poursuivie par Sartre, par Michel Foucault et par Jacques Derrida. La critique de la métaphysique devient alors une critique de la morale et de la politique qui porte souvent moins sur des principes (qu’il faut désabsolutiser toutefois) que sur leurs rapports avec une pratique située, selon les exigences de leurs transformations réciproques qui en déplacent les termes. Mais ces transformations peuvent-elles se dissocier de la critique du langage aussi bien réflexif que technique comme l’ont fait ces penseurs ? Peut-elle le faire en restant modeste selon une exigence heidéggerienne bien tardive ? A travers ces déchirements, ces bouleversements théoriques et concrets qu’accompagnaient le progrès plus vite universalisé des sciences et aussi de l’urbanisation, la « définition » philosophique réflexive traditionnelle du vrai comme adéquation au réel semble perdue, car le réel, dans la pensée, a profondément changé. La philosophie devient plus autonome en même temps que les sciences et les techniques, analysant et transformant les choses, les expriment sans prétendre les connaître dans leur « substance » métaphysique permanente c’est-à-dire absolument. Il en est de même plus consciemment dans l’art qui est aussi toujours fait de techniques. On apprit à caractériser le réel d’une façon approchée selon le mouvement et le progrès d’une ignorance savante sans confondre son expression idéalisée, libre et sa complexité infinie. La recherche multiplia les hypothèses et les doutes sur la nature et sur sa représentation. Toute réalité immédiate devient ainsi, en plusieurs sens, à la fois pratiquement plus prévisible et théoriquement plus incertaine du point de vue de sa découverte. Le concret redevient mystérieux pour les sciences comme pour l’art mais tout autrement que dans la magie dans laquelle le pouvoir dépendait d’un secret alors que dans la technique il dépend progressivement d’un savoir communicable et autrement que dans l’art où il s’agit d’une réinvention libre de tout modèle. Plus tard, en microphysique, dans la théorie de la relativité, l’identité du temps perçu par rapport au temps expérimenté s’effaça. Le déterminisme classique, la notion de loi furent remis en question au niveau des atomes, des « quanta ». En biologie la notion d’espèce linnéenne fut mise à mal par les observations et les découvertes nouvelles tandis que le transformisme
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bouleversait la représentation des origines des espèces et celle de l’homme.21 Cependant un rapport aisé entre des pensées anciennes toujours vivantes et une situation toujours nouvelle du monde que nous devons affronter reste pour nous, sur d’autres questions toutefois, un rapport bien problématique, pratique, bien qu’urgent dans un univers ambigu déchiré, politiquement, économiquement, moralement divisé. Notre monde communiquant en effet par des techniques infiniment plus que par une pensée commune qui permettrait d’en accorder les projets souvent inconciliables, nous sommes à la recherche à la fois d’une philosophie pour notre temps et d’une liberté concrète. Il en résulte bien des variations sur le thème de la morale. Le terme lui-même est devenu plus obscur pour nous. Ces contradictions, ces tensions déchirant la culture ne pouvaient respecter l’idée traditionnelle du vrai. Celle-ci se multiplia en connaissances concrètes et en transformations possibles de notre expérience, en découvertes et même en créations originales. Les valeurs peuvent être traditionnelles, quoique portées jusque là par d’autres civilisations ou à l’inverse librement créées.22 Déjà chez Pascal, parfois, l’inquiétude d’un univers in-défini23 avait concurrencé dans sa pensée la métaphysique des trois ordres fondamentaux (les corps, les esprits, la charité). En inversant pour la réflexion les mouvements du ciel, la révolution de Copernic avait libéré la réflexion scientifiques de l’ordre cosmique en transformant son concept sous bien des formes jusqu’à Newton. La philosophie ne s’y sentit plus soumise en aucun domaine. Descartes, Leibniz avaient déjà représenté le monde selon des modèles différents d’un ordre rationnel possible parce qu’ils les recréaient intel21
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On semblait revenir en lui donnant un sens nouveau toutefois à la « docte ignorance » annoncée par Nicolas de Cues. Un savoir en progrès, toujours imparfaitement adéquat, n’est-il pas aussi toujours mécontent de soi ? L’idée d’adéquation au réel, dans son principe, impliquait l’existence d’un accord métaphysique de la pensée aux fondements du monde, accord que voulait exprimer par exemple l’argument ontologique dont le principe exprime la revendication d’une certitude absolue. Mais le mouvement du monde dans le temps ne pouvait que déplacer cette certitude. Elle correspondit chez Saint Anselme et même chez Descartes au principe d’ordre auquel l’homme, créature divine mais être second, devait, à son niveau de dignité propre, se soumettre. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Pascal, Pensées et opuscules, édition Brunschvicg, pensée 206.
lectuellement. Les sciences devinrent hypothèses, théories. Le vrai originaire, pensé métaphysiquement devint un vrai possible hypothétique dans la pratique scientifique et sociale. Cela est important pour les façons de vivre, car si les systèmes métaphysiques des philosophies classiques ont pu paraître d’abord théoriques et abstraits, chacun d’eux pourtant était aussi le support d’un système de valeurs. Mais deux éléments bouleversaient sans cesse les principes de conduite : l’image du monde, car elle changeait et la conscience de pouvoirs nouveaux possibles pour l’homme dans son univers propre. Les valeurs morales se transformèrent (par exemple la valeur du travail, devenu valeur moderne accompagnant la Réforme selon Max Weber, valeur liée à l’activité « bourgeoise », pleine d’inquiétude active). Cela divisait le sentiment moral. Le sublime kantien par exemple, à la fois moral et métaphysique décrivait encore une finalité « naturelle » de la pensée accordée aux croyances traditionnelles.24 Kant y joignit pourtant, devant l’ébranlement visible du monde social et politique ancien, la tâche humaniste urgente et nouvelle, le souci de la création d’un ordre « cosmopolitique ». Il l’y juxtaposa d’ailleurs plutôt selon Hegel qui perçut ce déchirement. Cela se passait dans le monde « d’insociable sociabilité », selon Kant, qu’avaient déjà décrit Machiavel et Hobbes. Un monde qui change en a plus ou moins le sentiment et parfois interroge ses philosophes qui en traduisent l’inquiétude. N’était-ce pas déjà vrai pourtant de quelque façon pour Platon (après la condamnation de Socrate et en ce qui concerne la dualité de l’idéal et du possible dans le Philèbe) ? Quant à Aristote le début de sa Politique se rapporte à la légitimité de l’esclavage. Mais en venant vers nous, à travers leurs pensées, les anciens systèmes de soumission politique et sociale, aussi bien l’obéissance stoïcienne à la raison qui gouverne le monde que la soumission augustinienne aux décisions divines (encore si présente dans la Politique tirée de l’Ecriture sainte de Bossuet) s’effacèrent dans des esprits libres et aventureux. Ils cédèrent une place aux révoltes ou aux indécisions des choix possibles pour une liberté nouvelle. Thomas More et d’autres utopistes avaient commencé à décrire ces possibilités pour une pratique partiellement libérée. Près de nous l’accroissement de l’espérance de vie, 24
« Deux choses remplissent le cœur (« Gemüth ») d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi » (Critique de la raison pratique, p. 173).
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la maîtrise risquée mais plus effective des conditions mieux connues de la naissance, de la vie et de la mort, ouvrirent, pour beaucoup d’hommes, des pistes nouvelles d’espoir et d’angoisse, pistes que nous cherchons à poursuivre d’une façon consciente dans l’ordre ou le désordre du monde présent. Aussi nous sentons-nous plus consciemment responsables (bien qu’impuissants souvent) dans un monde que déchirent ses croyances et que les pratiques divisent à propos des pouvoirs que l’homme se donne sur lui-même, des possibilités nouvelles qui heurtent les philosophies de soumission à un ordre plus ancien alors que le monde se tourne vers son futur.
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Chapitre IV
Le trajet de la réflexion vers la pratique impose à Sartre comme à Hegel des « sursomptions ».
1. Pour un réalisme du temps : ce pas en avant de la pratique doit être une « sursomption ». Une philosophie peut se définir par son rapport avec le temps : une prise de conscience et une transposition de la conception du réel mais aussi de ce qui est à venir. En effet les systèmes de pensée changent par rapport au devenir, même si l’on juge abstraitement d’abord que le vrai n’en dépend pas, parce qu’il n’y a pas de réflexion active sans risques pour la pensée, sans aléas pour l’action. Platon exposait déjà dans Le politique1 une théorie des mouvements inverses du monde se succédant sous la direction des dieux puis lorsque ceux-ci l’abandonnent à lui-même. Chez Hegel il s’agit, plus intérieurement, de la détermination de soi dans la logique du Concept. L’objet, dit Hegel, n’est pas quelque chose de figé et qui ne comporte aucun processus (Encyclopédie I, p. 609). Sa « manifestation », selon l’expression hégélienne (Encyclopédie III, p. 98), met en œuvre la transcendance de l’esprit produisant le monde, se mêlant à lui puisqu’il se détermine par l’objectivation, se reconduisant aussi à la subjectivité totale selon une parfaite circularité, car l’esprit, selon Hegel, contient tout le réel dont l’analyse ne le sépare pas.2 Par le fait pourtant il y a mise en évidence dans cet idéalisme (très réaliste en ce sens) à la fois d’une signification ontologique de l’Histoire qui transforme gens et choses et celle d’une interrogation sur la prégnance du rôle du sujet qui paraît s’annuler. Cela éloigne certes de la théorie de la substance pure (spinoziste) c’est-à-dire de la conception d’un être en droit toujours indépendant du temps. A l’inverse, même si 1 2
Platon, Œuvres complètes, traduction Robin, dialogue Le politique, La Pléiade, Gallimard, 1950, p. 359-360, numéros 269 et sq. « L’esprit est [...] la totalité retournée en elle-même » (Encyclopédie III, p. 172).
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Hegel annule finalement, du point de vue de l’absolu, le rôle de l’espace et du temps3, le sujet devient concrètement, dans le mouvement de la vie, initiateur de l’être lui-même. Ce philosophe en décrit des moments créateurs originaux, par exemple dans son Esthétique.4 Ces moments sont conflictuels, le temps manifeste partout une dialectique avec ses contradictions, singulièrement dans la religion par le fait du christianisme (religion trinitaire du Dieu-homme), dans l’art par les époques significatives des manifestations de la vie et des théories du beau, dans la politique enfin à travers les concepts heurtés de l’État, du droit, de l’économie à propos du « système des besoins ».5 Par ces transformations l’humanisme actif, indépendamment de Hegel, a été plus d’une fois transposé. Il a pu cesser d’être seulement la quête d’une sagesse indépendante des désordres du temps, cette sagesse fût-elle aussi pénétrante que celle de Montaigne. Chez Descartes il y a la recherche d’une pratique qui n’est pas purement morale. Chez Sartre, porteur et pionnier après beaucoup d’autres de ce mouvement, l’humanisme « désidéalisé » devient plus consciemment volonté, projet, justification d’une prévision active, située, « existentielle ». Le mot (« ex-sistere ») manifeste l’exigence d’une sortie constante de soi du sujet, exil nécessaire hors de son vécu propre, effort pour se ressaisir lorsqu’il tente de rester à la mesure d’une image sans cesse bouleversée du monde qu’il affronte. Cet humanisme se définit pour nous à la suite de Hegel, grâce à lui et pourtant aussi contre lui, chez Marx par exemple, avec un sentiment devenu plus aigu du péril que court toute volonté active dans la nécessité de transformer à la fois l’objectivité du monde et de constituer, d’accepter aussi une image de soi, personnelle et, dans son rapport avec autrui, toujours à repenser. On envisagera ici brièvement l’extrême difficulté de justifier ce passage du social au politique à partir d’un savoir limité, de le faire jusqu’aux pratiques concrètes du travail, moyen de vivre, problème hérité d’Aristote à propos de l’esclavage6. Cette difficulté reste nôtre. Peuton en exclure l’inquiétude ? N. Luhmann, théoricien néo-libéral l’a affirmé avec vigueur : le fait de joindre des soucis sociaux ou moraux à la 3 4 5 6
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« La pensée qui connaît ne s’arrête pas à ces formes » (Encyclopédie III, p. 550). Par exemple à propos de la peinture hollandaise. Elle fut « le dimanche de la vie qui nivelle tout et éloigne tout ce qui est mauvais » in La peinture, la musique, p. 152. Principes de la philosophie du droit..., p. 220. Aristote, La Politique, livre I, 1253-1255, trad. fr. J. Tricot, Vrin, 1982.
politique (laquelle doit rester selon lui un système fermé, autopoïetique7) est à ses yeux « l’erreur capitale de l’humanisme » 8. On touche ici le point central de la polémique : sommes-nous maîtres de notre vie sociale ou est-elle régie par des lois indifférentes à nos choix ? A l’opposé de Luhmann Sartre, repensant après Marx l’humanisme dans le temps pour défendre l’existence de tous dans l’Histoire concrète, a défini l’un des sens du temps vécu. Le concret est certes l’action, la totalité de ses « moments » 9 (au sens dynamique hégélien). Mais les événements, déterminations externes de l’époque, devenaient pour Hegel l’expression des déterminations du Concept, constituant pour nous le sens en nous et hors de nous de notre histoire toujours en devenir actif, c’est-à-dire transposée dans le temps (ce que Hegel dit de la nature même du Concept : « Le Concept est l’universel en tant qu’il se particularise [...] la révélation est la position de son objectivité [...] le devenir de la nature » 10). Sartre exprima à sa suite, mais en un sens retourné, humanisé, cette expression du vécu. Il retrouvait pour nous des soucis pratiques, modernes qui animaient déjà Kant11. Celui-ci avait annoncé, avant Marx, le thème d’une Thèse sur Feuerbach 12 touchant la seconde éducation « rude et sévère » 13 infligée par l’Histoire. Le « pas » 14 kantien « risqué [...] en dehors du monde sensible » (en soi directement métaphysique, puisqu’il s’agit d’une « recherche de l’être absolument nécessaire ») a cependant selon Kant « un usage pratique » parce que cet usage peut sauver, pensait-il, les impératifs moraux traditionnels. Toutefois ce pas était aussi orienté très nettement par Kant,
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N. Luhmann, Politique et complexité, trad. fr. par Schmutz, Paris : Éditions du Cerf, 1999, p. 170. J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Douze conférences, trad. Bouchindhomme et Rochlitz, Paris : Gallimard, 1988, p. 450. La « manifestation » hégélienne, du moins son effectivité (au § 303 de l’Encyclopédie III) est transposée par Sartre dans ce qu’il appelle la « praxis ». Cf. Encyclopédie III, § 380, p. 49, 177 et sq. « Le processus subjectif du ‘se transposer dans’ est [dit Bernard Bourgeois] caractéristique du mouvement de l’autodétermination du soi dans la “Logique subjective” du concept », Encyclopédie I, p. 449. Cf. Encyclopédie III, p. 98 et sq., §§ 303-307. Cf. E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, p. 166. Cf. K. Marx, L’idéologie allemande, trad. fr. par Badia et alii, Paris : Éditions sociales, 1968, p. 32. Cf. Anthropologie..., p. 166. Cf. Critique de la raison pure, p. 22, 412, 467-476.
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d’une façon objective vers l’anthropologie, l’étude du progrès humain 15. Ce thème a été repris par Sartre dans la préface de la Critique de la raison dialectique16. Si ce pas en avant de la pratique doit être une sursomption c’est-àdire une transposition-progrès, nous pouvons tenter de définir, rétrospectivement (après que Hegel en ait dégagé le concept), le « pas » de Kant, dans ses opuscules politiques comme étant déjà une « Aufhebung » 17, c’est-à-dire une action décidée sans savoir absolu. Kant faisait ce pas dans l’esprit des Lumières (mais d’une façon critique)18. Il promouvait une volonté politique en mouvement, incertaine toutefois de son succès, transposée à partir d’un héritage monarchique européen mais inspirée par « l’événement de notre temps qui prouve cette tendance morale de l’humanité [...] le droit qu’a un peuple [...] de se donner une constitution politique à son gré » 19. Mais n’a-t-il pas existé déjà pour toute philosophie vivante depuis Platon une exigence de transposition nécessaire, dans le temps, du plan spéculatif au politique ? Il s’agissait selon Platon de définir l’art du dirigeant comme talent d’« entrelacer les oppositions nécessaires du tissu social ». Cette exigence, en s’humanisant dans la pensée moderne, en a transformé radicalement le sens, devenu plus consciemment et plus volontairement porté par tous et « humaniste », car égalitaire du point de vue juridique et pratique.
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Cf. E. Kant, préface de l’Anthropologie et La philosophie de l’Histoire, (Opuscules) : « Des différentes races humaines » etc. Notons à propos du rapport conflictuel entre Sartre et Heidegger que « le pas en arrière » de celui-ci abandonna non seulement l’humanisme mais expressément toute anthropologie (opposition très significative pour les débats contemporains). Cf. M. Heidegger, Questions IV, p. 146 et Questions I, p. 194 et 284. Cf. Préface de la Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. par Lefebvre, p. 129-131 et Encyclopédie III, p. 552 (le passé conservé dans l’esprit), ainsi que p. 438 à propos du progrès. Hegel décrit aussi de façon très concrète, à propos des « âges de la vie », la transformation de l’adolescence : le sentiment s’éveille chez l’enfant qu’il « n’est pas encore ce qu’il doit être ». Cf. La philosophie de l’Histoire, (Opuscules), p. 159-161, 172, 221, 226 et 230232. Dans Le conflit des Facultés II Kant pose la question : « le genre humain est-il en progrès constant ? » La philosophie de l’histoire, (Opuscules), p. 222 et sq.
2. Transposition vécue du cogito cartésien : une contrainte d’époque suscite la réflexion, la met en mouvement. Le cogito est donc souvent repris par Sartre, mais devenu chez lui pratique et retourné comme le demande Heidegger dans Sein und Zeit : « Je suis à un monde »20. L’objection au cogito que fit Kant jugeait celui de Descartes abstrait, « excluant tout mélange de l’expérience » 21. Sartre au contraire en fit la recherche d’un « universel concret » transposé, inspiré de Hegel (analysé plus tard dans Situations IX, p. 67 et sq.). Il s’agit de la mise en œuvre d’une réflexion articulée à la praxis « permettant une plus grande conscience ». La philosophie doit exprimer concrètement, dans l’action, « la prose » du monde, son vécu, mais elle le fait autrement que dans un roman, avec des « notions ». Il s’agit donc de fonder sur le vécu et non l’inverse ce qui constitue la « méta-physique » de la réflexion présente. C’est, pour Sartre, la pratique qui nous questionne « pour aller plus loin ». Le cogito cartésien, rationnel, voulait établir « la distinction qui est entre l’âme et le corps » (selon la proposition 8 dans Les principes de la philosophie), « encore qu’il ne fût point, nous aurions raison de conclure qu’elle [l’âme] ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est » (proposition 11). Il s’agit bien, a précisé Descartes, de deux « substances ». Mais pour Kant ce concept de substance ne sera plus que « la forme abstraite du jugement de prédication », dit Lalande. Pour Hegel, il n’est plus qu’un refuge obscur et confus de désignation du réel, désignation abstraite, « sommeil de l’esprit » (Encyclopédie III, § 310). Ce concept cache en effet la vie changeante du réel. Sartre reconnaît sur un tout autre plan la vérité fondatrice du cogito. Il est d’abord pré-réflexif, c’est la conscience d’exister ne faisant qu’une avec sa perception, son acte, son être au monde. Il n’y a donc pas en lui de primat théorique de la connaissance, car il s’agit d’un « absolu d’existence », c’est-à-dire le fait de se voir changer en même temps que le monde que nous percevons. Si l’être n’est pas alors mesuré par la connaissance mais par la conscience, la preuve ontologique n’a plus à découvrir le réel comme elle tente de le faire encore chez Husserl. Son « noème », si l’on utilise le 20 21
Cf. M. Heidegger, Être et temps, p. 158 (§ 43). Dans l’édition Niemeyer (1979) le cogito devient « ich-bin-in-einer-Welt » (§ 43, p. 211). Critique de la raison pure, p. 282.
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vocabulaire de Husserl, est d’emblée concret. « La conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un autre être que lui » (L’être et le néant, p. 21 et 28-29). Le cogito hégélien, rationnel, celui de Descartes sont pensés. Celui de Sartre, grâce à Hegel pourtant, est vécu, prolongeant le pré-cogito, réveil de la conscience plutôt qu’éveil de la raison. Il est d’abord non critique, annonçant comme au réveil dans une chambre inconnue tout ce que je ne suis pas, le lit, l’armoire, la porte de la chambre. Précédé d’un cogito pré-réflexif, ce cogito n’est rien de ce qu’il annonce comme vécu. Il est plutôt présence du monde pour soi, monde qui passe, s’éloigne dans un inconnu futur. L’en-soi, c’est-à-dire ce qui est sans plus (L’être et le néant, p. 33-34), les joint-il ? Il ne le fait qu’abstraitement, car le pour-soi les sépare. Un cogito d’expérience vécue, limitée se substitue donc à un cogito d’évidence intellectuelle, celui des « chaînes de raison ». Pour celles-ci il existait logiquement un tout dont je fais partie mais que je ne perçois pas, je le pense seulement. Pour Sartre à l’inverse la première expérience vécue est l’exclusion de ce tout. Je ne suis même pas absolument moi-même, car je m’annule sans cesse vers le futur comme projet d’être. J’annule donc l’en-soi tout en le représentant, car il se transforme. Chez Sartre une philosophie s’éprouve dès son premier acte et se vit par rapport au présent. Elle se pratique, on n’y entre pas sans cela. Elle a aussi un point de fixation dans l’Histoire, n’est donc nullement intemporelle à l’inverse du cogito cartésien. Sartre rend compte de son expérience présente, pas seulement de sa pensée. Le vécu, limité, constitue un absolu d’existence (tout ce que j’éprouve et qui n’est pas moi, car il passe). Dans le même temps il est donc le lieu de la néantisation du passé vécu. Mais le cogito met en existence une volonté d’être (L’être et le néant, p. 652 et sq.). Comment cela ? « J’ai donné un sens au réel » (L’être et le néant, p. 560-561), dit Sartre. « Je me choisis perpétuellement et je ne puis jamais être au titre d’ayant été choisi sinon je retomberais dans la simple et pure existence de l’en-soi » (L’être et le néant, p. 514). Mais « dans le moment où le pour-soi pense se saisir et se faire annoncer par un néant projeté [de ce qu’il a été] ce qu’il est, il s’échappe et pose par là même qu’il peut être autre qu’il est. Il lui suffira d’expliciter son injustifiabilité pour faire surgir l’instant, c’est-à-dire l’apparition d’un nouveau projet sur l’effondrement de l’ancien ». Il est l’être lui-même en mouvement.
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Je suis donc, ajoute Sartre (ici post-hégélien)22, condamné à exister par delà mon « essence ». On vit en réalisant une rupture néantisante avec le monde et avec soi-même. Le cogito cartésien s’exerce à partir de la « substance », c’est-à-dire de ce que l’on ne peut manquer d’être, le cogito sartrien à l’inverse à partir de l’acte qui nous en libère vers l’avenir. Cette démarche s’est opposée aussi à celle de Heidegger, reconnaissant le cogito et l’intégrant dans un néo-cosmos harmonieux qu’il poétise, le « Geviert », quête d’une vérité originaire justificative de l’ordre du monde.23 Mais, pense Sartre, il faut plutôt créer cette vérité du moi dans le monde : ne nous découvrons pas nous-mêmes plutôt à partir d’une « ignorance commune originelle » ?24 Toute vérité, dans son devenir, n’aura-t-elle pas, dans la réflexion et la pratique, « un dehors que j’ignorerai toujours » ?25 Ne sommes-nous pas plus certains du vécu cruel de notre monde ambivalent que de son origine comme de la possibilité d’y vivre pour tous ? La conclusion de l’Anthropologie de Kant, tournée vers l’avenir, était déjà à cet égard fort indécise,26 car il a conclu en rappelant le pessimisme politique de Frédéric II. Quant à notre contemporain Luhmann, purement libéral, il a tout abandonné à l’événementiel, dans sa théorie du système politique. Ce système doit, selon lui, « se coder et se proclamer soi-même en fonction de la contingence », abandonnant ainsi toute finalité morale. Nous sommes régis alors par les lois d’un réel que nous ne pouvons modifier. La démocratie ne résulte, affirme-t-il, que « du simple hasard historique »,27 aussi peut-on s’attendre ou espérer que la communication politique « se produise en dehors des schémas moraux » ? Mais à nos yeux pourtant une théorie de l’État peut-elle se dissocier de la question des rapports pratiques et moraux entre les classes sociales ? Pouvons-nous cesser de revendiquer (si ce n’est pour défendre des intérêts injustes) une égalité concrète des citoyens au-delà d’un droit purement formel ? Sartre 22 23 24 25 26 27
Sartre cite Hegel : « Wesen ist was gewesen ist », L’être et le néant, p. 515. Cf. M. Heidegger, Questions I, trad. A. Préau, trad. Corbin et alii, nrf, Gallimard, 1968, p. 283. Cf. J.-P. Sartre, Vérité et existence, texte établi et annoté par A. Elkaïm-Sartre, Paris : Gallimard, 1989, p. 14, 35, 45 et 46. Id, p. 117. Cf. Anthropologie ..., p. 169-170. Cf. N. Luhmann, Politique et complexité, trad. fr. par Schmutz, Paris : Éditions du Cerf, 1999, p. 170.
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exprime une volonté active, celle d’une pratique « révolutionnaire » en actes dans une Histoire. Une contrainte d’époque suscite donc la réflexion, la met en mouvement. Cela nous ramène alors plus généralement au lien vital entre une philosophie et son temps. Si la réflexion philosophique, même attachée à la tradition, se réinitie pourtant toujours à travers son histoire, comme le montrent (dans ses œuvres) les « disputes », au sens ancien, de Sartre avec Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, Marx, Husserl, cela est dû aussi au fait que ces penseurs lucides ne sont pas en concurrence pratique. Ils ont vécu dans des mondes concrètement différents. Les représentations du monde, celles des possibilités d’actions se sont profondément transformées. Elles se sont exprimées pour chacun d’entre eux, comme pour chacun d’entre nous, dans une conscience d’époque. Celle-ci, externe en apparence par rapport à la réflexion, lui était et reste essentielle. Hegel, critiquant l’abstraction, a dit avec raison de la pensée qu’elle a l’« être dans son seul opposé » et qu’en ce sens, si on l’en sépare, elle n’est pas vraie. « Le savoir d’abord abstrait, formel, devient un savoir concret rempli de contenu, vrai » (Encyclopédie III, p. 544). La conscience de son temps a inquiété Sartre dans le temps de sa formation qu’il jugeait inattentive au monde dans lequel il vivait. Une urgence intellectuelle, héritière du temps des Lumières l’a contraint (comme elle en a contraint d’autres, son ami Paul Nizan par exemple) à scruter son temps déchiré, elle a fait naître en eux la volonté d’humaniser une vie sociale injuste, en même temps raffinée et barbare. Cette contrainte d’époque (qu’on peut retrouver aisément chez Kant comme élément de croyance et d’espoir28) est devenue chez Sartre volonté d’une sursomption, c’est-à-dire d’une transposition, volonté active envers le vrai présent que nos actes dévoilent et enrichissent en l’affrontant : « C’est à un être qui se jette vers l’avenir et qui décide de sa manière d’être que l’En-soi se révèle : en un mot la vérité se révèle à l’action ».29 Comme pour Kant toutefois il s’agissait du projet de rendre une histoire
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« Ce progrès est également lié à l’affranchissement qui a exilé l’homme du sein maternel de la nature [...] mais qui en même temps reste néanmoins gros de danger ». La philosophie de l’Histoire (Opuscules), p. 160-161. Cf. Vérité et existence, p. 39, 44 et 45.
commune possible, plus intelligible et plus humaine.30 Nul oubli en cela de la réflexion théorique, de l’art ou de la volonté du bien (comme le montrent entre autres chez Sartre les Cahiers pour une morale mais il le fait en rompant avec l’universalité kantienne). « La moralité n’est pas [...] fusion des consciences en un seul sujet, mais acceptation de la Totalité détotalisée et décision à l’intérieur de cette inégalité reconnue de prendre pour fin concrète chaque conscience dans sa singularité concrète et non dans son universalité kantienne » (Cahiers pour une morale, p. 95). Cela ne put se faire que par une recherche pour rendre compte des ruptures de l’époque et concevoir une remise en question radicale afin d’en refaire l’unité relative économico-politique.
3. Le « devenir-objet », c’est-à-dire le monde objectif des situations concrètes, dit Sartre, se conceptualise. Un humanisme présent au monde devient de ce fait une exigence créatrice. Mais comment penser et vivre entre théorie et pratique ? Dans cette voie Sartre revient sur le sol d’une matérialité concrète, celle qu’avait décrite F. Braudel qu’il cite : « La Méditerranée avec son vide créateur, l’étonnante liberté de ses routes d’eau [...] avec ses villes filles et mères du mouvement » (CrRD I, p. 238/279). L’existentiel s’exprime dans ce « devenir-objet » (CrRD I, p. 107/128), création impliquée dans nos créations, nos situations, nos modes de vie, dans les luttes présentes dont l’origine « à travers des médiations est [...] l’urgence absolue des besoins ». (CrRD II, p. 337) Concrètement « l’homme est l’être par qui le devenir-objet vient à l’homme » (CrRD I, p. 107/128). De la mine l’exigence commune remonte [...] il faut (pour réduire les coûts) enlever l’eau des galeries profondes ; [...] Au XVIIIe siècle, la première pompe à vapeur, qui est anglaise, s’inscrit déjà dans une tradition d’efforts et de recherches cristallisée en objets matériels [...], l’exigence de la matière à travers ses hommes finit par nommer l’objet matériel qu’elle exige. Papin et Newcomen en définissant l’exigence elle-même avaient établi les schèmes et les principes généraux de 30
Cf. La philosophie de l’Histoire (Opuscules), p. 208 et 233. En particulier « Sur l’emploi des principes téléologiques » ainsi que la conclusion du Conflit des Facultés II : « Dans quel ordre seul peut-on s’attendre au progrès ? ».
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l’invention avant qu’elle ne fût faite » (aboutissant à la machine à vapeur de Watt, CrRD I, p. 257/302).
Il s’agit de ce qui se crée ou se découvre, par exemple dans des « grandes découvertes », tout ce qu’on peut appeler un « nouveau monde» mais en un sens élargi. Des universaux pratiques31 aux formes multiples s’y constituent pour la réflexion. Il s’agit de la matérialité concrète de l’espace et du temps qui nous éloigne à la fois des autres et de nous-mêmes (et qu’on peut appeler la « réification » de tout ce que nous créons). Notre réflexion la structure techniquement pour agir (par exemple plus aisément pour nous maintenant avec l’ordinateur). Il s’agissait pour Sartre des transcendantaux vivants, mobiles de nos rapports à autrui, des techniques de communication qui les permettent mais aussi des comportements favorables ou non qui y naissent : « L’homme qui regarde son œuvre, qui s’y reconnaît tout entier et qui dans le même temps ne s’y reconnaît pas du tout, qui peut dire à la fois : “Je n’ai pas voulu cela” et “Je comprends que c’est cela que j’ai fait et que je ne pouvais rien faire d’autre” » [...] (CrRD I, p. 285/336). Ce qu’il découvre ce sera la « sérialité » déplorée (c’est-à-dire l’anonymat réciproque, le vulgaire « chacun pour soi »), à travers laquelle « le collectif [c’est-à-dire le groupe] se définit par son être » (CrRD I, p. 307/363), totalisé ou détotalisé, c’est-à-dire capable ou non d’agir, de se transformer (CrRD I, p. 438/517 et 544/644). Les luttes en commun (CrRD I, p. 433/511), les obstacles pratico-inertes (CrRD I, p. 362/428) que constituent travaux et progrès anciens s’y opposant comme des intérêts non convergents à travers l’ambivalence et les conflits de la temporalité.
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Ils sont transposés à partir de l’universel concret hégélien. CrRD I, p. 10/14 : « Si quelque chose comme une vérité doit pouvoir exister dans l’anthropologie, elle doit être devenue, elle doit se faire totalisation. Il va sans dire que cette double exigence définit ce mouvement de l’Être et de la connaissance (ou de la compréhension) qu’on nomme depuis Hegel ‘dialectique’. » D’autre part (id., p. 238/280) : « L’idée de la chose est dans la chose, c’est-à-dire qu’elle est la chose même, révélant sa réalité à travers la pratique qui la constitue ». Cf. Hegel (Encyclopédie I, p. 168) : « Accord [nécessaire de la philosophie] avec l’effectivité et l’expérience » et p. 178 : « La philosophie est redevable de son développement à l’expérience. Les sciences empiriques [...] ont élaboré la matière pour la philosophie en venant au devant d’elle, en tant qu’elles trouvent les déterminations universelles, les genres et les lois. » Cf. chapitre VII ci-dessous.
Sartre avait déjà analysé longuement dans L’être et le néant la dialectique c’est-à-dire l’aspect contradictoire concret du temps personnel : le pour-soi, a-t-il dit, est « ek-statique », l’individualité toujours à distance de soi, de son futur, « incomparable qu’elle est [à] elle-même sur le mode d’avoir à l’être »32. Le temps n’est plus alors seulement une forme de la pensée (ce que Hegel avait reconnu), il est matière et instrument de la réflexion philosophique, la dialectique exprime ses conflits, cherche son rapport concret au réel. Un humanisme présent au monde devient de ce fait l’exigence d’une sursomption concrète. Sartre, après ses maîtres anciens, Hegel et Marx, a donc participé par ses interrogations et sa pratique active aux luttes concrètes sociales et politiques qu’on tente parfois d’exiler dans la marge incertaine du « non-philosophique ». Mais « la vérité humaine est totale »33 écrit-il, une totalisation actuelle toutefois, car l’humanisme exige une présence au monde, une sursomption devant le paradoxe de notre monde riche mais déchiré, si souvent inhumain, qui nous met sans cesse devant les produits de sa cruauté. Cette urgence suscite une pensée active. Elle transpose les héritages qui pourtant l’inspirent. Hegel considérant les rapports des classes sociales, avait reconnu que « la société est le champ de bataille des intérêts individuels de tous contre tous »34. En son temps la misère, la formation d’une plèbe en Angleterre devenaient ou plutôt redevenaient avec force l’un des aiguillons d’une exigence politique, morale et sociale que Hegel constatait sans concrètement la partager vraiment. Certes, dans Le conflit des Facultés, Kant avait salué déjà à sa façon l’imaginaire, fût-il utopique, « répondant aux exigences de la raison », c’est-à-dire soumis au temps. Son éditeur ayant réédité La religion dans les limites de la simple raison, Kant commente prudemment « Je ne dirai rien sur la religion de la Bible [...] afin que au cas où le monarque décéderait avant moi, je puisse reprendre de nouveau ma liberté de penser » 35. Sartre, héritier de la Philosophie du droit hégélienne, a
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L’être et le néant, IIe partie, chapitre 2, p. 204 et 205. « La vérité humaine est totale » (Situations IX, p. 92 et 93). Principes de la philosophie du droit..., p. 300. Le conflit des Facultés, p. 143-144.
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pourtant laissé, dit-il, « derrière nous » 36 des principes qui étaient seulement ceux de la persuasion morale ou de l’autorité éducative dont Hegel à l’inverse peut-être se contente. Sartre a exigé à tout le moins de les confronter à une réalité ambiguë qui en transforme le sens et la valeur. Kant avait refusé de le faire par exemple dans la discussion avec Benjamin Constant à propos du « prétendu droit de mentir par humanité ». Lui-même cependant n’avait-il pas mis parfois en réserve, ne serait-ce que par son silence polémique ou par ses interventions prudentes ou véhémentes, ses principes stricts pédagogiques ou politiques qu’il s’agisse de la « querelle de l’athéisme », de l’éducation des jeunes gens ou de la soumission prudente au Prince qui prend fin avec sa mort37 ? Une philosophie en effet est une façon de vivre qui tente non sans difficultés de s’accorder dans le présent à une façon de penser. Après Marx, Sartre ne se contenta pas de comprendre, il voulut « se changer, aller au-delà de soi-même », a-t-il dit. Vivant au milieu d’« idéalistes en rupture d’idéalisme » selon la définition qu’il donne de lui-même et de ses amis, il lia la réflexion philosophique à la condition ouvrière. Il théorisa dans son universalité concrète l’expression manifeste de la « totalisation d’enveloppement » (CrRD II, p. 96 et 452) – devenue pour nous une mondialisation consciente. Un de ses aspects majeurs est la lutte des classes, inavouée mais constante à travers la concurrence libérale. Cette lutte est aussi à l’origine d’une prise de conscience collective, d’une énergie organisatrice, intellectuelle et pratique pour défendre les exploités dans un monde démesurément inégal en pouvoir et en richesse. Ne faut-il pas voir en cela un degré de plus d’une révolution post-copernicienne parmi toutes celles de la pensée ? Le monde n’est pas un cosmos moral harmonieux. Comment penser et vivre alors entre théorie et pratique ? Il a existé pour Sartre comme pour Kant, mais sur un autre plan, un hiatus, une césure, une indétermination entre le savoir d’une part et l’existence et la pratique de l’autre. Celle-ci n’est que l’application d’un savoir dans le meilleur des cas mais elle est d’autre part une recherche fondatrice en un sens différent de celui de Hegel. L’aventure humaine n’apparaît plus seulement comme « une aventure de la nature » (CrRD I, p. 158/186) – 36
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Cf. CrRD I, p. 10/15. Mais Kant par exemple l’a fait à propos de l’autorité du Prince : La philosophie de l’Histoire (Opuscules), p. 224 et 225. Philonenko a jugé cela contradictoire chez Kant. Le conflit des Facultés, p. 144.
formule que Sartre avait d’abord employée puis corrigée et qui exprimerait seule un naturalisme. Mais cette césure a été beaucoup plus importante dans sa pensée que chez Kant et que chez Hegel. L’homme se cherche, dit-il, résiste à la « détermination en extériorité » que la nature et la vie sociale lui imposent (CrRD II, p. 335). Cette volonté va donc à l’inverse du sentiment qui satisferait idéalement une conscience parfaitement hégélienne (s’il en existe) assurée en toute hypothèse du triomphe final de l’esprit. Même si celui-ci avait « dans lui-même [dit Hegel] le contenu total de la nature » (Encyclopédie III, p. 392), ce qui est impossible à nos yeux. Une pensée pratique, à l’évidence, ne se détermine pas aisément dans son rapport avec elle, qu’il s’agisse du monde « matériel » ou des rapports sociaux. Elle reste interrogative et conflictuelle, car la nature en nous et hors de nous est à la fois humaine et inhumaine, préservatrice et destructrice. L’homme, dit Sartre, « doit se saisir originellement comme autre » (CrRD II, p. 335 et 336), ce qui est un refus à la fois de l’idéalisme et du naturalisme immédiat. Mais une grande pensée va au-delà de son temps. Celle de Hegel dans son mouvement concret est-elle seulement un idéalisme ? On peut objecter à cet aspect de l’interprétation d’une œuvre géniale et tendue que ce qu’elle conceptualise, ce que Hegel nomme « manifestation », que Sartre traduit en « praxis », est le renouvellement concret constant du monde. Il s’agit d’une effectivité contrariée, incertaine. Kant reconnaissait déjà que « la pire des détresses est celle que les hommes s’infligent les uns aux autres ». Hegel décrit souvent aussi l’irrécupérable, l’affection morale que provoquent en nous les spectacles désolants de l’Histoire. Une philosophie vivante ne peut plus être, idéalement du moins, un retrait du monde ni sa totalisation absolue, elle est de ce point de vue à l’opposé d’une sagesse qui refuserait de se heurter aux luttes de son temps. Un humanisme concret n’est pas une philosophie du « sage » et n’autorise plus, comme on l’a cru parfois, la paix intérieure de la réflexion dans un monde en désordre. Mais on ne peut plus « renoncer au monde » sans rupture avec soi-même en même temps qu’avec autrui. Sartre, transcendantaliste inversé en ce sens, éprouve que la nature et la vie sociale tentent de nous imposer leurs déterminations alors que l’activité humaine, libre, créatrice de valeurs se pose au contraire en projet aléatoire, « centre absolu d’une infinité de relations nouvelles entre les choses » (CrRD II, p. 335). Toutefois la définition hégélienne admirable certes mais trop optimiste du travail (« le soi fait de ses
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déterminations la forme des choses »), ne fournit-elle pas en un sens général une définition du projet actif ? Cette volonté, au sens moderne, s’oppose à la nature, est en ce sens différent fondatrice, « dans son secteur, à sa place, un absolu », dit Sartre, car il n’y en a pas d’autre. Ne tentons-nous pas maintenant dans des pratiques multiples de maîtriser une nature sous contrôle et pour nous-mêmes, par exemple une génétique purement « naturelle » ? (CrRD II, p. 335) Les formes sociales et politiques (la vie des grandes villes par exemple) ne posent-elles pas des problèmes constants d’« écologie » c’est-à-dire de recherche d’un équilibre qui ne peut être purement « naturel » puisqu’il résulte aussi de ce que nous faisons du monde ? La réflexion contemporaine, délibérément a-cosmique en ce sens, ne consent plus à dépendre d’un ordre universel présumé, désormais illusoire, qui tentait de justifier moralement les catastrophes naturelles. Cette réflexion étant toujours en situation de risque naturel ou humain, elle ne peut compter non plus sur aucune correction naturelle ou idéale telle que celle qu’a supposée la « main invisible » d’Adam Smith à propos de la création des biens38. Notre monde d’opulences et de famines ne peut plus croire comme lui que les moyens de vivre se distribuent « naturellement dans les différentes classes du peuple » (selon le titre de son premier chapitre). Pour nous, le monde n’est pas en ordre. Avec Sartre on est donc loin de l’optimisme nuancé du « système des besoins » de Hegel, lecteur d’Adam Smith 39. Certes Hegel était engagé dans le mouvement d’une histoire indécise (il fut journaliste). Mais par ailleurs il a entièrement suspendu cette Histoire au principe du triomphe de l’esprit se retrouvant chez soi en toute réalité. Sa réflexion n’élude pourtant, pas plus que celle de Kant, les problèmes des conflits, de la concurrence, de la guerre. C’est de cette façon inquiète, en proie à de perpétuelles contradictions, qu’une pensée moderne concrète pose le problème de l’ordre du monde. Avant Hegel Kant, observateur souvent conciliant, avait imputé « l’antagonisme au sein de la société », néces38
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Cf. L. Salleron, La richesse des nations, Adam Smith, « Profil d’une œuvre », Paris : Hatier, 1973, p. 19. Cette activité concrète ne s’opposera-t-elle pas également pour nous maintenant à une inconscience collective selon laquelle l’État, une fois justifié dans son principe abstrait du « voile d’ignorance » initial du citoyen (selon Rawls) n’a plus à agir pour corriger, pour transformer une situation de crise ? Cf. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit..., p. 220.
saire au progrès selon son jugement, à la Providence, à un « sage créateur » (par exemple dans l’opuscule Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique40). Mais sans illusions il en avait aussi décrit l’effectivité sous le concept plus pessimiste de confusion « abdéritaine », emprunté à son contemporain Wieland. Peut-il exister encore un optimisme purement métaphysique c’est-à-dire impliquant un ordre idéal ? Cet optimisme doit se faire, à l’inverse, concrètement ordre à inventer d’un monde spontanément inhumain, donc au-delà de l’immédiat. Le sens pratique de la réflexion se concrétise en projet. Pour Sartre, inversant toute transcendance idéale, s’imposent d’abord en vue d’un bien, « directement ou à travers des médiations », les urgences pratiques antagoniques du présent : « vivre, manger, travailler, lutter contre l’exploitation, contre l’oppression et la colonisation » (CrRD II, p. 337). La praxis n’est nullement à ses yeux un épiphénomène de l’ordre présumé du monde, une force supplétive par rapport à une force idéale du bien comme elle l’était pour Kant. Comme pour Marx elle est plutôt une compréhension et une lutte vitales, justifiées qui tentent de transformer à la fois la nature et la vie sociale, et de l’orienter vers une sursomption pratique, difficile, tourmentée. La dialectique de cette « Aufhebung » concrète veut satisfaire un besoin vivant, légitime, matériel et mental, communication de tous envers tous, polémique, combative, assumée dans des situations singulières mais sans être jamais assurée de son succès (CrRD II, p. 24 et sq.). Ces luttes sont représentées et symbolisées par Sartre au début du tome II par une analyse des conditions d’un des sports les plus durs : la boxe. Il s’agit, à travers des processus historiques, d’empêcher la décomposition d’une Histoire à vocation humaniste, à visée internationale, d’empêcher aussi de la réduire en histoires particulières incompatibles entre elles et hostiles. Mais Kant avait reconnu avant lui que « l’état de paix parmi les hommes qui vivent côte à côte n’est pas un état de nature ». La coexistence est aussi un conflit, au dehors et en chacun de nous, dans nos jugements, nos projets, nos « manifestations ». De ce fait « l’histoire est-elle non essentielle ou essentielle à l’homme ? » (CrRD II, p. 454), demande finalement Sartre. D’une part en effet faire le métier d’homme, écrivait-il dans ses Carnets de la drôle de guerre, c’est « parer à la destruction ». En conclusion, l’Histoire est 40
Cf. E. Kant, La philosophie de l’Histoire, (Opuscules), p. 66 et Anthropologie..., p. 168 et 174.
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essentielle, répond-il dialectiquement, parce qu’elle fait de lui un « intelligible non-essentiel », intelligible, car elle lui permet et même le contraint à tenter de vivre, à se situer, à se comprendre. D’autre part elle est pourtant non-essentielle (CrRD II, p. 454 et 455) parce que, comme l’affirma également Merleau-Ponty dans son Eloge de la philosophie, l’homme n’a d’essence qu’au passé : « la vérité d’un être n’est pas ce qu’il est finalement devenu, ou son essence, c’est son devenir actif ou son existence ». Hegel avait déjà dit de l’essence qu’elle n’exprime qu’un résultat et non plus un passage. Or, l’homme est ce qu’il se fait être et pour lui l’essence de ce qu’il est devient le souvenir de son action. L’accent de la liberté trouve au contraire son sens « dans l’inachèvement de la vie », dit Merleau-Ponty.41 Sartre avait jugé dès L’être et le néant que « la réflexion nous livre le réfléchi non comme un donné mais comme l’être que nous avons à être ».42 L’homme, a-t-il encore dit, tentant de se construire, est « en lui-même être-autre » (CrRD II, p. 455), par sa compréhension et son projet sursomptif, vivant.
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Cf. M. Merleau-Ponty, Eloge de la philosophie, Paris : Gallimard, 1953, p. 88 (note 1). L’être et le néant, IIe partie, chapitre 2, la temporalité, p. 202-204.
Chapitre V
La philosophie pour l’un comme pour l’autre doit saisir « son temps dans la pensée ». Comment le peut-elle ?
1. Il faut d’abord reconnaître le mode d’intelligibilité d’une réflexion qui cherche, selon le précepte hégélien de la Philosophie du droit (préface, p. 57) à « saisir son temps ». Cela signifie se situer en agissant, traduisons-nous, dans le langage de Sartre, car situer c’est, pour agir, découvrir le concret, le critiquer en y participant. Il existe un archaïsme des modes d’intelligibilité : l’illusion de vouloir comprendre les faits humains et les corriger hors du temps. Il faut donc d’abord les situer : cela n’est possible qu’à travers une transposition1 que la modernité, après d’autres chocs historiques, a rendue bouleversante aussi bien pour l’esprit que dans l’action. Une telle situation requiert à chaque moment une compréhension originale renouvelée, celle d’une dialectique des transformations du monde et de nos concepts, de leurs contradictions, c’est-à-dire la saisie de leur intelligibilité relative dans le temps et celle de leur inquiétude propre,
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Cf. Hegel, Encyclopédie I. Cette transposition, chez Hegel, (§ 214 et § 215) est à la fois idéale et objective. Elle se détermine dans l’objectivité et se reconduit dans la subjectivité « moyennant sa dialectique immanente ». Il faut se souvenir de ce que l’idéalisme hégélien, dans son mouvement, ne sépare pas l’idée et le réel effectif. Ce qui est supprimé est en même temps conservé (« aufgehoben »), Encyclopédie III, addition au § 450). Dès l’édition de 1817 Hegel écrit : « L’Idée est essentiellement processus (§ 165, p. 269) ; d’autre part dans l’addition au § 244 (p. 624) : « Nous avons l’Idée en tant qu’être ; mais cette Idée qui est, c’est la nature ». La dialectique sartrienne, dans un autre esprit, ne sépare pas non plus la pensée de la découverte du concret dans son mouvement historique qu’il s’agit pour Sartre « d’historialiser », c’est-à-dire d’intérioriser dans notre action et par elle. Mais elle reconnaît que née du monde et par lui la pensée s’en distingue dans le pour-soi.
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située.2 « Il ne s’agit pas de choisir son époque mais de se choisir en elle »3. Il y faut aussi, pour notre pratique, une dialectique des actions en commun selon leur rapport avec le vrai c’est-à-dire ce qui existe effectivement et, à titre d’hypothèse, ce qui s’annonce. Il s’agit de vivre en acceptant des luttes souvent sévères dans une réalité (une effectivité4 en terme hégélien) en conflits. Le vrai, dans cette recherche, c’est le réel, mental, spatial, temporel, l’effectif, avec son mouvement relativement connu. « [...] l’homme – qui est à la fois un agent et un acteur – qui produit et joue son drame, en vivant les contradictions de sa situation » (Situations IX, p. 12). Un tel projet actif se paie d’un prix élevé dans les échanges sociaux. Sartre a dû y consentir et sa pensée prolonge pour nous, avec nous, cette vive confrontation. Il s’agit en effet d’arracher la réflexion et les habitudes aux archaïsmes qui les figent. Déjà Hegel, dont Sartre se reconnaît l’héritier, s’est montré sévère contre « ceux qui assurent avoir la possession exclusive du christianisme » ou professent exclusivement la pensée, formelle à ses yeux, de l’ « Aufklärung » (cf. Encyclopédie I, avant-propos, p. 141 et 142). Il l’a été aussi contre ceux « pour qui la philosophie n’est plus qu’un besoin contingent, subjectif » (id. p. 143). « Je pense mal », disait Hegel, « en tant que j’ajoute quelque chose de moi » (id., addition au § 24, p. 477). Mais est-ce possible s’il faut se situer ? Sartre, bien avant Les mots, se situe personnellement et intellectuellement dans le début de L’être et le néant. Comme Hegel il a lié en général la réfutation d’une pensée à sa reprise critique, par exemple à propos du kantisme. « La solution de l’idéalisme critique », a-t-il jugé, « est derrière nous ». Toutefois, dès L’être et le néant, il se réfère à Kant très souvent (25 fois dans L’être et le néant, 15 fois dans le premier tome de la Critique de la raison dialectique, sans
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Pour comprendre Flaubert Sartre demande : qu’est-ce qu’un noble, qu’est-ce qu’un bourgeois en son temps ? (Flaubert est né en 1821). « Issu d’une famille domestique et séparé d’elle par ses fonctions, par ses honneurs, ce déclassé [le père de Flaubert] fonde une famille nouvelle et la reconstitue domestique » (L’idiot de la famille, tome I, p. 69). Situations II, « Situation de l’écrivain en 1947 », p. 265 « Effectivité », « Wirklichkeit » : « Les choses sont pourtant », dit Hegel, contre Kant qui a pensé faire de l’espace et du temps des formes subjectives, « en vérité elles-mêmes spatiales et temporelles ». Hegel, Encyclopédie III, p. 98 (§ 303) et addition p. 549 (§ 448).
parler des Cahiers pour une morale etc.5). C’est encore le cas à propos du lien entre Hegel, le marxisme et « l’idéologie de l’existence » (Critique de la raison dialectique, dès la préface p. 10). Arlette ElkaïmSartre a défini la pensée de Sartre comme « une démarche progressive de l’expérience critique » (CrRD II, p. 7). Soucieuse du présent elle reste très liée cependant en fait aux philosophies classiques.
2. Affronter les archaïsmes exige de se redéfinir soi-même, dans les rapports avec autrui comme le firent autrefois Descartes, Kant, Hegel lui-même. Cette nécessité fut toujours acceptée par Sartre : dans L’être et le néant, il définissait sa pensée dans ses liens avec les philosophes classiques (Descartes, Leibniz, Spinoza, Kant) et par rapport aux modernes (Hegel, Kiekegaard, Husserl, Heidegger). Dans Questions de méthode (CrRD I, conclusion p. 103-105/124-126), Sartre s’est proposé de « donner un fondement politique à l’anthropologie » : ce « fondement » exprime la nécessité d’une totalisation située dans notre temps et non un principe initial. Il est en effet une réflexion sur la praxis, sur le projet personnel et le rapport à autrui. Il faut rappeler sans cesse à l’anthropologie, dit-il, « la dimension existentielle des processus [objectifs] étudiés ». La même année il rappelle ce projet dans Situations IX (p. 9) et ajoute « la philosophie est dramatique [...]. Sartre ajoute qu’il veut luimême en être le témoin « devant tous » (id., p. 39), témoin du temps, de la vie, de soi et d’autrui à travers l’Histoire. Pour cela, dans le même recueil où figure sa communication à l’UNESCO lors de la journée « Kierkegaard vivant » (en 1964), Sartre définit, en opposition à l’antisubjectivisme hégélien de principe, la recherche d’un universel concret singulier. Il faut, dit-il, accorder « l’immanence kierkegaardienne à la dialectique historique » (id., p. 190). Cela se fait à travers la lutte ou/et l’accord des consciences. Il avait écrit dès 1948 dans le projet Vérité et existence (p. 31) que cet universel est « le choix des consciences à qui cette vérité est donnée pour qu’ils la vivent : c’est l’universel concret d’aujourd’hui et de demain ». Un universel cherché dans des rencontres ne résulte pas d’une dialectique de la pensée 5
Cf. J. G. Adloff, Sartre, Index du corpus philosophique.
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« pure » s’affrontant à elle-même mais d’une saisie et d’un affrontement à son époque. Ce choix des consciences multiples pour orienter la réflexion implique de mettre en lumière une dialectique du progrès recherché. Or, une dialectique (intériorisée) du progrès est un mouvement de la conscience de soi par rapport à soi mais aussi par rapport aux autres et au monde. La fin du progrès n’est, en ce sens, nullement extérieure comme on le suggère parfois quand on veut l’opposer à l’intériorité pure. Hegel écrivait déjà : « Le fait de rendre l’objet intérieur et l’intériorisation de l’esprit, c’est une seule et même chose [...] Ainsi le savoir d’abord abstrait, formel, devient un savoir concret, rempli du contenu vrai, donc objectif » (Encyclopédie III, addition au § 445, p. 544). Cette transposition vers le concret est un caractère fréquent de la modernité, ajoutet-il.6 Sartre, qui avait pourtant dressé contre Hegel (dans L’être et le néant, p. 296 et 299) une double « accusation d’optimisme » à la fois épistémologique et ontologique portant sur la reconnaissance d’autrui et sur le vrai comme totalité, fit cependant du progrès intériorisé, comme lui, le sens vécu de l’action présente : si, dit-il, « le présent ne décide pas de l’être du passé mais de son sens »7 c’est qu’une histoire atteint sa fin à l’intérieur de son développement, car on ne peut agir sans intérioriser cette fin qui n’est donc pas un absolu terminal mais le sens d’une vie (Vérité et existence, p. 108-113).
3. Le progrès est donc concrètement une expérience active atteignant sa fin dans les actes qui le promeuvent. Il sera peut-être repris ou contesté par moi ou par d’autres, le sens en reste ouvert. Son avenir est donc aléatoire ; vivre, a souvent répété Sartre, est une aventure (CrRD II, p. 335). Arlette Elkaïm-Sartre a noté que cette analyse était en rapport à l’époque avec le concept d’authenticité selon Heidegger – que Sartre, peut-on ajouter, a inversé dans son rapport avec le temps, l’authentique devenant
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Cité dans La raison dans l’Histoire, texte rappelé par Jacques D’Hondt, dans Hegel, philosophe de l’Histoire vivante, p. 370 et sq. Vérité et existence, p. 113, Situations IX, p. 178 et 187. Cette idée était déjà justifiée dans L’être et le néant, p. 533-537.
chez Sartre notre choix actif, multiple, et non le don de l’Être. Il est en effet un rapport avec tous aussi bien qu’avec le réel contingent. Cela demande aussi de repenser, comme Hegel en son temps, les conflits de culture, leurs étapes, les ruptures qu’ils ont produites et dont nous héritons, que nous vivons (par exemple la Révolution française dont Sartre reprend l’analyse dans la Critique de la raison dialectique). Il d’agit de décrire, d’un point de vue philosophique, le rapport effectif, concret de la vérité au temps, dans son mouvement. Il s’est construit des universels singularisés dans nos cultures (par exemple l’idée multiple de l’homme : après la scolastique la Renaissance en avait formé une avec Pic de la Mirandole8). « Un universel concret d’aujourd’hui » implique donc aussi un projet d’avenir. Il n’était autre, selon Hegel, que la raison des choses, ce qu’elles doivent être, ce qu’elles deviennent (Encyclopédie I, addition au § 213). Mais Hegel se plaçait, dit Sartre, « au commencement de la fin de l’histoire ». Nous pouvons ajouter qu’il pratiquait une sorte de jugement dernier rationnel rendu possible, selon lui, en considérant l’absolu comme Idée, totalité, « unité de la pensée et de l’être » (Encyclopédie III, p. 405), totalité absolue que Sartre met précisément en question, car il ne s’agit pour lui que de ce que nous pouvons devenir, de ce que nous espérons réaliser. Il faut donc, à l’inverse de ce que pense Hegel pour qui, d’après sa Philosophie de l’Histoire peu d’hommes comprennent le sens absolu (divin) de leurs actes, faire vivre cet « absolu » concret, c’est-à-dire présent dans une philosophie de l’existence, alliant héritage et rupture. Il s’agit pour lui d’un « absolu » humain vivant dans l’histoire (Situations IX, p. 169), absolu parce qu’il a un sens par soi-même, qui « résiste à sa détermination en extériorité » en devenant le centre « d’une infinité de relations nouvelles entre les choses » (CrRD II, p. 335). Cela signifie la nécessité de recréer sans cesse ce centre, de retracer notre chemin à travers l’inconscience du réel, de cette « poussière des mondes » indifférente à notre destin. Le vrai se découvre, se transmet, se juge sur son avance et sur ses applications pratiques. Les principes sont utiles mais se transformeront à mesure. La vie du vrai s’exerce donc en fait comme un risque dans nos rapports aux autres autant que dans nos rapports au monde. « La vérité se révèle toujours dans un horizon d’ignorance qui 8
L’homme est capable de modeler sa propre figure, cf. J. Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, 1496.
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constitue ses possibilités de développement et de vie sans lui ôter son cœur de révélation évidente [...]. Toute vérité est pourvue à présent d’un dehors que j’ignorerai toujours » (Vérité et existence, p. 115 et 116). La guerre achevée, pensait-on en 1944 et 1945, que pourra-t-on, transformer ? Tout chercheur est à la fois heureux et inquiet par ce qu’il découvre parce qu’il se pose la question du sens à donner à ce qu’il décrit, à ce qu’il est en train de vivre. Sartre, présent, témoin attentif de son époque, consacré lui-même à l’écriture, a éclairé sous des formes multiples, polyvalentes (littéraires et philosophiques, polémiques, médiatiques, subjectives et politiques) les défis vivants des épreuves vécues en commun, à travers son trajet à la fois déchiré et partagé. Son théâtre philosophique, proche de celui de Brecht, l’a fait ironiquement : Huis clos, transposition humaniste tragicomique d’un « enfer » archaïque, La p... respectueuse, farce de cette respectabilité sociale que Sartre refusait. Il a créé des mythes dramatiques, le premier fut un conte de Noël écrit et joué en captivité, Bariona qui mettait en scène des bergers symboliques résistant aux Romains ! Le propos de Sartre se fit plus âpre dans Les mouches, sur le modèle grec, à propos de la révolte d’Oreste dressant sa liberté contre Jupiter, dieu qui asservit. La pièce Les mains sales décrivit des engagements politiques contradictoires chez les communistes, déclenchant une vive polémique. Sartre fit revivre des drames religieux et sociaux : en marge d’Engels (La guerre des paysans, 1850), la lutte contre les nobles au temps de Luther dans Le Diable et le Bon Dieu. Goetz, chef de guerre, bâtard issu d’une noblesse qui le méprise, se met à la tête des paysans après avoir vainement tenté de se supporter lui-même soit comme tyran cruel, soit à l’inverse en décidant d’être un saint. Mais il conclut finalement : « Avec ce ciel vide au-dessus de ma tête [...] je n’ai pas d’autre manière d’être avec tous ». La pièce Les séquestrés d’Altona rendit compte en posant la question « qui sera puni ? » du drame récent d’Allemands nazis vaincus mais conscients, assumant leur responsabilité en disparaissant. Quant au roman La mort dans l’âme, en 1949, il décrivit le vécu absurde et tragique d’un groupe de soldats français en 1940. Au-delà de l’optimisme, Sartre met en scène à la fois l’absurde concret et pourtant la volonté d’être et de signifier.
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4. Qu’est-ce, selon Sartre, qu’une praxis ? Son lien avec la pensée peut-il être inversé ? L’universel concret, pivot existentiel qu’il a tenté, après Hegel et Marx, de décrire et de pratiquer, n’est pas une sagesse de pure réflexion dont l’existence est d’ailleurs impossible, car « toute philosophie est pratique même celle qui paraît d’abord la plus contemplative » (CrRD I, p. 16/20). Elle est vécue, transformatrice, nous changeant aussi nous-mêmes. C’est donc une sagesse de témoignage actif, héritière de Hegel pour qui la raison doit être « saisie comme but » (Encyclopédie, I, § 155, p. 263), héritière aussi de Marx. L’universel concret hégélien diffère pourtant de celui de Marx. Le premier définissait la concrétude essentiellement par la transposition de l’Idée dans l’objectivité : ce qui est seulement pensé, affirme en effet Hegel, n’est pas quelque chose de vrai, car « la pensée a dans l’être son opposé » (Encyclopédie I, § 141) et la tâche est de retrouver avec elle le sensible, le concret de l’expérience. « L’universel est précisément l’unité de tels concepts opposés »9. Cependant pour Marx, à l’inverse de Hegel dit Sartre, « l’être reste irréductible au savoir » (CrRD I, p. 121-122/142-143). La praxis déborde en effet le savoir : « L’originalité de Marx c’est d’établir irréfutablement contre Hegel que l’Histoire est en cours », c’est-à-dire non écrite en Dieu comme l’affirmait La philosophie de l’Histoire mais qu’elle est à faire par nous dans notre absolu présent qui est aussi un projet. Si « [...] l’être reste irréductible au Savoir » il s’agit donc « tout à la fois de vouloir conserver le mouvement dialectique dans l’être et dans le Savoir. Il [Marx] a raison pratiquement », ajoute Sartre (id., p. 121/142). La raison constitue donc une praxis de notre projet « sur la base des conditions antérieures » (id., p. 131/154). La dialectique, ainsi relativisée, devient alors « l’aventure singulière de son objet » et « l’expérience même de vivre » (id., p. 132-134/155-157). Elle est le fait de découvrir dans le réel le chemin à suivre et de le créer. Comment est-ce possible ? Il existe, montre Sartre, une intelligibilité-praxis. Elle manifeste le besoin d’un « dépassement totalisateur » par le projet. Celui-ci est porteur d’une « évidence intuitive » concrète, incertaine et non effectuée, à 9
Texte des Leçons sur l’histoire de la philosophie, cité par Bernard Bourgeois, Encyclopédie I, p. 514.
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réaliser. « Toutes les démarches de l’agent pratique se comprennent par l’avenir », par exemple une réparation technique ou un diagnostic médical (id., p. 149 et 150/176). Sartre a défini ce dépassement : « intelligibilité dialectique d’une totalité pratique ». Elle est aussi, dira Dominique Janicaud, l’expression d’un choix possible, car la raison vivante ne peut être purement analytique et positive. Bernard Bourgeois a remarqué que la philosophie, déjà selon Hegel, devait être elle-même « dépassement fondateur de son contenu », l’art, la religion (Encyclopédie III, p. 82). N’était-ce pas définir sur ce plan la modernité ? Mais on voit que la notion de fondement chez Sartre en inverse le sens reçu. Dans la pensée classique, en effet, ce qu’on appelle la pratique semble devoir être en général une application des principes qu’on a d’abord posés en les baptisant « fondements ». Mais existe-il en ce sens des fondements ? Il apparaît, même chez ses défenseurs, que ce rapport pouvait être sinon inversé, du moins modulé par l’application elle-même. Kant, après la Critique de la raison pratique dans laquelle l’application des impératifs était pensée le plus souvent comme un absolu (on le voit par exemple dans sa polémique avec Benjamin Constant sur le mensonge), a reconnu, dans Le conflit des Facultés, qu’une institution doit montrer sa valeur pratique. Lui-même, par obéissance, après un blâme du souverain, lui promit de s’abstenir de critiquer la religion (du moins pour un temps...). Quant à Hegel, dans les Principes de la philosophie du droit, il demandait au système des lois « de pouvoir s’appliquer à toutes les situations », mais il considérait en même temps dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie que celle-ci (la philosophie) « trouve sa place aux époques où la situation politique se renverse » (cité par Jacques D’Hondt, o.c., p. 165). Cette remarque relativise autant l’autorité d’un système de lois que celle d’un système interprétatif du droit. Un monde tourmenté peut exiger de repenser ou, à l’inverse, de différer sa prise en charge théorique, tout système devant affronter son « autre ». Une expression extrême de ces retournements possibles dans la pratique fut manifeste chez Heidegger si présent philosophiquement dans l’époque de Sartre. Le Discours du Rectorat de 1933 intimait au corps des enseignants comme à celui des étudiants « d’endurer le destin allemand » (par le travail, les armes, la science). En 1935 dans son Introduction à la métaphysique, leur maître les chargeait encore d’assumer « la mission historique de notre peuple en tant qu’il est le destin de l’Occident » (p. 61). Mais après le drame, en 1946 dans la Lettre sur
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l’humanisme, Heidegger dit qu’« il faut se libérer de l’interprétation technique de la pensée » (p. 31). Cela se fait, dira-t-il en 1957, par « un pas en arrière » (« Identité et différence », in Questions I, p. 284). La conférence « Le tournant », dès 1949 (in Questions IV, p. 140) justifie cette vue antihumaniste par une philosophie du dévoilement de l’être en précisant que : « la technique dont l’essence est l’être lui-même ne se laisse jamais surmonter par l’homme. Car cela voudrait dire que l’homme serait le maître de l’être ». La technique moderne en est, selon lui, et elle seule, « l’élément inquiétant ». Elle est, dit Heidegger « une provocation » parce que, par elle, « le nature est mise en demeure de libérer une énergie qui peut être extraite et accumulée » (Essais et conférences, p. 20). Heidegger juge qu’il y a là un élément monstrueux si l’on songe par exemple à une centrale électrique sur le Rhin qui, dit-il, « mure » le fleuve. Il évoque, contre ce qui est pour lui une sorte de désacralisation, l’hymne de Hölderlin chantant « le plus noble des fleuves »... Mais qu’est-ce que ce « tournant » lui-même ? Est-il le fait de l’Être ou de la pensée ? Il est pour nous, dit Heidegger, négligeant la première possibilité, [...] le tournant de l’oubli de l’être [...]. Quand et comment advient-il destinalement, personne ne le sait ; il n’est pas non plus nécessaire de le savoir. Un tel savoir serait même pour l’homme ce qu’il y a de pire, si son essence est d’être celui qui attend, celui qui attend l’essence de l’être en le gardant par la pensée. (Questions IV, p. 147)
Or à présent, dit Heidegger, « tout s’est retourné ». Avec l’ère du « Gestell » c’est-à-dire de la technique commandant à la fois la pensée et l’action est venu « l’avènement de l’oubli » (id., p. 151 et 152). Ce sera donc seulement « lorsque dans l’avènement du regard l’essence de l’homme renonce à l’opiniâtreté humaine [...] que l’homme [...] regarde comme mortel le divin à l’encontre. [...] le dieu lui-même, s’il est, est un étant, se tient comme étant dans l’être ». Heidegger ajoute (id., p. 154) qu’il ne décrit pas « la situation contemporaine », c’est au contraire la constellation de l’être qui se dit à nous, affirme-t-il, le quadriparti (« das Geviert ») du ciel et de la terre, des mortels et des divins, qu’il évoquera symboliquement dans « La chose » (in Essais et conférences). En 1962, dans Temps et être (titre inversé de celui de 1927, Sein und Zeit), l’ « Ereignis » (l’événement) fut défini par lui comme une « venue à nous ». La même année Heidegger insista dans une lettre au religieux
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Richardson sur l’idée qu’il n’avait nullement exprimé deux philosophies successives. Ce que son correspondant a jugé d’abord tel n’est en effet, affirma-t-il, qu’un développement en quelque sorte organique de sa réflexion. Enfin en 1964, le texte « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » (in Questions IV, p. 109) fut lu par Jean Beaufret au colloque Kierkegaard, à l’UNESCO où Sartre présentait aussi un exposé, « L’universel singulier » (Situations IX, p. 152). L’opposition de leurs doctrines fut alors évidente. Sartre, existant sortant de soi, disait : Lisant Kierkegaard je remonte jusqu’à moi, je veux le saisir et c’est moi que je saisis ; cette œuvre non conceptuelle est une invite à me comprendre comme source de tout concept [...] je me découvre comme existant irréductible, c’est-à-dire comme liberté devenue ma nécessité [...] et du même coup que je suis non-objet parce que j’ai à être mon être [...] Kierkegaard est restitué comme mon aventure non pas dans son sens unique mais au niveau de mon être-aventurier, en tant que j’ai à être l’événement qui m’arrive du dehors (Situations IX, p. 187).
Sartre ajouta pourtant que Kierkegaard a manifesté l’historialité mais manqué l’Histoire : il a « négligé la praxis qui est rationalité, du coup il a dénaturé le savoir oubliant que le monde que nous savons est celui que nous faisons » (Situations IX, p. 187-189), ce qui est à l’opposé du dernier Heidegger sublimant, pouvons-nous penser, l’échec du Discours du Rectorat de 1933.
5. Un humanisme doit être en mouvement, comme le sont les universels. Mais il peut aussi tomber dans l’oubli comme la sagesse de Montaigne en son siècle. La tâche toujours urgente est donc de déchiffrer et d’assumer deux vérités dont l’une est présente, concrète. Mais alors que signifie l’Histoire ? Sartre, humaniste, transpose l’héritage hégélien et met en évidence la nécessité pratique non d’une attente mais celle d’une « Aufhebung »,10 c’est-à-dire de l’ouverture d’un horizon de sens, d’une sur10
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Le mot « Aufhebung » ne trouve pas, dit-on, d’équivalent simple en français. Jacques Derrida a proposé le mot relève pour conserver ce sens spéculatif. On a forgé également le néologisme sursomption (proposé par le philosophe québécois Yvon Gauthier, par opposition à la « subsomption » kantienne). Le terme « suppression » est adopté dans la plupart des occurrences, car le mot « Aufhebung » est employé généralement dans son sens purement négatif (ce qui n’est nullement vrai
somption (ou « assomption », dit Sartre, Situations IX, p. 178) à la fois singulière et concrète. Chaque vérité vivante (elles ne le sont pas toutes à tout moment) ouvre un horizon de sens « dans un monde qui est semidialectique, à structure fibreuse », tantôt favorable, tantôt comme obstacle (Vérité et existence, p. 114 et sq.). La Critique de la raison dialectique a donc voulu être une « théorie des ensembles pratiques » c’est-àdire des « structures [plus ou moins constituées] dont relèvent les actions humaines individuelles et collectives et les objets ou champs matériels sur lesquels la pratique exerce sa fonction totalisatrice », relève le Robert. Quant aux universels (l’idée d’homme par exemple, CrRD I, p. 140/164), ils sont certes des produits de l’Histoire passée, mais ils doivent être aussi et sont en fait ceux de notre histoire propre. Ils sont des « universaux » modernes, singularisés, œuvres de nos effectuations totalisantes (le « bourgeois », l’« ouvrier », la « démocratie », le « fascisme ») et ils sont nôtres pour chacun par l’intériorisation vécue, objective et subjective, des contingences, des hasards souvent cruels de nos expériences, comme Sartre l’expose à propos de Flaubert. Ne pourraient-ils l’être pourtant, pensait Kierkegaard, grâce à une ironie existentielle, supérieure à l’Histoire laquelle, pense-t-il alors, est hors de nous et dont cette attitude semble nous libérer ? Kierkegaard l’a pratiquée en croyant choisir son temps, il demandait par exemple qu’on s’adresse à l’Antiquité « pour apprendre d’elle ce qu’il en est d’être un homme individuel, ni plus ni moins, ce qu’est aussi un écrivain, ni plus ni moins ». Il voulait échapper, pouvons-nous penser, à une explication historique qu’il jugeait réductrice de son être situé afin de s’atteindre avec une pleine vérité en lui-même. Mais si Sartre a refusé, comme l’avait fait à l’avance Hegel, « l’abstrait “ou bien... ou bien” »11 que devait analyser Kierkegaard, c’est-àdire, en fait, « l’alternative » concrète de vivre esthétiquement pour soi ou moralement avec tous, c’est dans un esprit bien différent à la fois de celui de Kierkegaard et de celui du refus hégélien. Pour lui l’homme est « l’existant dont l’être est en question dans son être » (L’être et le néant, p. 29). La réalité humaine est projet, donc toute théorie a besoin d’un
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chez Sartre). La traduction de ce terme reste en soi un problème philosophique concernant les rapports de la pensée et de la langue (et de la traduction). Cf. (dernière consultation le 2/12/2012). Encyclopédie I, addition aux §§ 80 et 119.
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fondement existentiel. Il avait montré, dès 1948, (dans Situations II) que pour chaque grande période de notre Histoire la situation de l’écrivain, telle que celui-ci la ressent spontanément, ne se sait, ne devient réellement intelligible pour lui ou pour d’autres qu’à travers son accomplissement, d’abord incertain. « Dans ce présent absurde [du Procès de Kafka] que les personnages vivent avec application et dont les clés sont ailleurs nous reconnaissons l’histoire et nous-mêmes dans l’histoire » (Situations II, p. 255). Cet absurde nous interroge à la fois sur notre présent et sur notre avenir. Quant à la philosophie, dit Sartre, elle doit « rejoindre le plus possible, par approximation notionnelle le niveau d’universel concret qui nous est donné dans la prose », par exemple dans les Confessions de Rousseau (lorsqu’il s’agit pour lui de son « attache » à Madame de Warens, sentiment qui l’empêche, lorsqu’il la quitte pour un temps, d’aller « jamais plus loin »). Il faut en effet exprimer des liens vrais avec le monde, les situer, les comprendre, peut-être les transformer, ce que le temps seul rend possible (Situations IX, p. 67). Kierkegaard refusait d’être réduit à la définition qu’une explication historique donnerait de lui après lui, d’être « une conscience malheureuse » (Situations IX, p. 162). Mais l’Histoire pourtant ne pouvait que le ressaisir, dit Sartre ! La conscience de soi ou la saisie de celle d’autrui, la possibilité de comprendre notre temps propre et ses liens avec celui de tous ne peuvent être qu’une élucidation progressive qu’il est possible d’effectuer. Elle est nécessaire pour donner un sens légitime à notre action. L’autre est donc aussi moimême avec qui, en un sens, j’arriverai « rien qu’au passé » à m’accepter (ce qui est déjà la conclusion de La Nausée). Mais comment séparer alors l’art, comme tout autre mode d’expression de la pensée, donc de l’action inscrite dans le temps ? Le langage est inséparable de notre action, les mots, dit Sartre écrivain, pour exprimer ces rapports, dans nos épreuves vécues, sont « la matière ouvrée » c’est-à-dire « historiquement produite et refaite par moi » donc recréée autant que transmise (Situations IX, p. 53) pour dire l’universel concret que la philosophie a pour tâche d’élucider, de rejoindre en l’éclairant, « n’ayant à sa disposition que des notions » (Situations IX, p. 67). Le cogito cartésien avait abattu « le vieux logis » philosophique, contesté radicalement les « formes ou qualités dont on dispute dans les écoles » (Discours de la méthode), mais il fut lui-même souvent et fortement contesté ou/et repris, réinterprété par Kant, par
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Husserl, par Heidegger, par Sartre lui-même ! La réflexion traduit ainsi une expérience vivante sous des formes multiples, ici existentielle. Le cogito aura donc plusieurs sens. Il se transpose dans les différents modes culturels jusqu’à nous. Sartre se situe donc à l’opposé de la Lettre sur l’humanisme (p. 165173) et ensuite du schème heideggérien, le rêve poétique du « Geviert » (le quadriparti) qui réconcilient abstraitement la Terre et le Ciel dans « La chose » (in Essais et conférences) et tout son monde harmonieux. Cela impliquait l’éloge du « même » dans l’œuvre d’art : le temple « par son instance [son insistance] donne aux choses leur visage, et aux aux hommes la vue sur eux-mêmes » (Chemins qui ne mènent nulle part, p. 45). A l’inverse pour Sartre cette présence du temple qui est l’historialisation des dieux pour nous, est essentiellement leur présence archaïque comprise. Ces textes heidéggeriens annonçaient alors la fin de toute philosophie active au profit d’une méditation modeste, quiétiste. « Supérieure à toute action et production », elle devait être aussi « sans résultats », prescrivait son auteur.12 Heidegger, renonçant alors « à l’opiniâtreté humaine », avait dit adieu à toute réflexion transformante (et expressément à toute anthropologie, Questions I, p. 194). Inversement, il soumettait la pensée à l’hypothétique « assignation de ces consignes qui deviendront pour l’homme normes et lois [...] assignation cachée dans les décrets de l’Être » (Lettre sur l’humanisme, p. 163). Pourtant dire, comme il l’a fait, qu’il faut « porter au langage » cette venue de l’être qui « attend l’homme » et que l’essence de celui-ci « est d’être celui qui attend » (Questions IV, p. 147), n’est-ce pas l’inversion imaginaire de notre propre attente active ? On peut remarquer que Sartre reste en accord avec Heidegger sur la double face du temps, mais en confiant à l’homme ce choix qui n’est pour nous nullement un don.
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Ce qui paraît proche de la conclusion hégélienne dans Leçons sur la philosophie de l’Histoire, car Hegel y incite à la contemplation comme attente du don de l’être et comme « véritable Théodicée » (p. 346).
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6. L’expérience moderne a mis en évidence en effet l’exigence insatisfaite d’impératifs sans cesse nouveaux ou renouvelés. Sartre s’est éprouvé luimême comme vivant et réagissant dans son monde heurté (celui de deux guerres, celui de la révolution de 1917) qui avait créé pour s’en affranchir des projets consolants et des volontés de révolte. Cette pensée négative a défini alors la modernité, Sartre a jugé qu’elle ne figurait guère dans l’enseignement qu’il avait reçu : « L’horreur de la dialectique était telle que Hegel lui-même nous était inconnu » (CrRD I, p. 22/28). Homme d’écriture et d’action, il a donc fait vivre ce bouleversement, cette dualité du vécu. L’exigence d’une dialectique naît de ce dédoublement du temps, celui de l’en-soi qui persiste, celui du pour-soi qui est immédiat. Par ailleurs la survie, l’évasion vers d’autres horizons possibles, la sublimation esthétique, pensait-il, ennoblissent certes la dureté quotidienne, mais ne l’expriment qu’en l’irréalisant. « La contemplation esthétique est un rêve provoqué » 13, une néantisation du monde, ajoute-t-il, c’est-à-dire que l’art est autre et le même sur un autre plan, ce qui est l’inverse de l’instance heidéggerienne. Il transpose donc pour la pensée le réel en création libre. A l’inverse « les valeurs du bien supposent l’être-dans-le-monde »14. L’art ne nous dispense donc nullement d’une morale du présent, d’un engagement lequel pourtant, paradoxalement, ne peut devenir doctrine (Sartre le dit, dans une interview, à Michel Rybalka).15 Les impératifs moraux essentiels sont plutôt chaque fois des exigences à créer dans des situations originales, dans des conflits portant sur les choix et les moyens. Notre morale concrète se fait dans l’immédiat d’une guerre, d’une révolution, d’une catastrophe ou d’une exigence personnelle impérieuse, unique. N’est-ce pas la nécessité qui se fait alors « catégorique », plus que l’impératif ? Elle est créée par nous. Il en résulte que la brutalité mal endormie des anciens mythes, porteurs à la fois de monstres culturellement familiers (comme ceux de 13 14 15
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J.-P. Sartre, L’imaginaire, nrf, Gallimard, 1948, p. 245. Id., p. 245. Entretien avec Jean-Paul Sartre « Je voulais que ma pensée ait du sens par rapport à l’être », propos recueillis par M. Rybalka et alii, (1975), in Marianne, Le Magazine littéraire, hors série Sartre, mars-avril 2010, p. 33-39.
Dante dans son Enfer) ou de préceptes reçus sans critique, doit être combattue. Simone de Beauvoir l’a montré à propos des mythes qui ont été créés, dit-elle, par des hommes à l’usage du « deuxième sexe » (Le deuxième sexe, livre I, 3e partie). Heidegger, soucieux d’authenticité au sens d’une origine absolue, avait réservé ses blâmes aux techniques modernes. Nous affrontons ainsi dans nos pratiques à la fois l’idéalisation du passé et l’appréhension légitime du futur. Pour Sartre, l’absolu, l’authenticité vraie est donc notre vouloir créateur à la fois impératif et inachevable comme tout projet. Son code est à inventer en toute situation critique. Nous vivons alors la possibilité d’un usage non dogmatique des croyances, des traditions même vénérées, condamnées à disparaître (sauf dans l’art et dans l’Histoire où elles s’irréalisent), si elles n’affrontent, par une véritable « Aufhebung », l’ensemble des savoirs et des pratiques actives, c’est-à-dire si elles ne peuvent se sursumer, en se transposant selon les formes de pensée et d’action d’un monde en mouvement. Cela révèle « la positivité du négatif [...] dans le devenir qui l’engendre »16. Ces traditions cessent par là d’être des dogmes, des « religions » au sens large, leur signification et leur capacité de convaincre ont subi une mutation. Nous vivons ces mises en question présentes. Sartre a ainsi décrit un mouvement conflictuel constitutif de la modernité. Croire, pour agir, ne peut plus être seulement le respect d’une tradition, d’un respect, d’une confiance en une personne, en une tradition, en une croyance, en un parti. C’est le fait souvent, l’exigence d’un déchirement : dans Les mains sales, Hoederer, militant convaincu désire faire parvenir Hugo à « l’âge d’homme » et affirme qu’il aime les hommes « pour ce qu’ils sont ». Il contredit en cela Hugo, militant naïf, amoureux d’absolu, qui prétend ne les aimer que pour ce qu’ils devraient être. La croyance n’est plus, comme l’avait d’abord pensé Kant, un acte légitimement à la fois rationnel et subjectif. Cet acte de croire exige un futur original, objectif, que nous devons créer. Kant lui-même qui refusait d’être révolutionnaire l’avait d’ailleurs pressenti dans Le conflit des Facultés (II, n° 6-7) à propos de la Révolution française dont le souvenir, dit-il, doit rester actif. Pas plus que le « ciel » astronomique ne peut être celui des anciennes croyances, la raison pratique dans un monde de communications multiples ne saurait rester celle de la scolastique ni celle des 16
P.-J. Labarrière, cité d’après B. Cassin, (sous la direction de), Vocabulaire européen des philosophies, Éditions du Seuil, 2004, article AUFHEBEN, p. 153.
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grandes découvertes et de la colonisation, encore moins celle des vertus présumées des classes sociales au temps de Qu’elle était verte ma vallée ou de Germinal. Paraphrasant presque Rimbaud 17 on pourrait dire que la vérité « retrouvée » d’un universel est celle de l’universel « mêlé » à notre histoire, c’est-à-dire à notre présent conflictuel. Pourquoi faut-il toujours alors déchiffrer et assumer deux vérités ? Si l’« on ne comprend que par la praxis » (Situations IX, p. 91), c’est que l’addition étrangère [à la nature] « n’est autre que l’homme concret, vivant » (CrRD I, p. 125/146). A l’inverse de ce que pensait Heidegger son « instance » créatrice n’est plus celle des temples du passé. Il faut donc, pense Sartre, « dans l’aventure que je suis », admettre que la nature est à la fois moi-même et la liberté créée par nous en elle, liberté que découvre et réalise imparfaitement mon expérience limitée. Il s’agit de « deux séries différentes » (CrRD II, p. 317), de notre « rapport ontologique avec l’extériorité ». Notre être dans le monde « définit l’organisme pratique par lequel il circonscrit son champ d’action » mais il se double « d’un être au milieu du monde par quoi il reçoit le même statut que toutes les autres réalités ». Sartre veut écarter ainsi un « matérialisme de l’extérieur » (CrRD I, p. 124-129/146-151), qu’il n’impute pas à Marx mais qu’il critique chez Engels et retrouve chez certains de ses héritiers. Il le fait au profit d’un vouloir original dans le présent vécu. Le « matérialisme » unilatéral, non dialectisé, inconscient de l’irruption d’une volonté imprévisible, pense-t-il, réduirait l’Histoire humaine à l’histoire naturelle et Sartre affirme qu’« il est faux que l’aventure humaine soit, de ce point de vue, une aventure de la Nature ou de l’univers » (CrRD II, p. 335). L’homme, en effet, produit aussi ce qui le produit. Il est, selon un vocabulaire hégélien transposé, sa propre essence ou son passé dépassé, « caput mortuum de l’abstraction » (Encyclopédie I, § 112, p. 372). Dans un univers à déchiffrer qui n’est plus d’aucune façon celui d’Henri d’Ofterdingen (le héros de Novalis), c’est-à-dire un monde de rêve, idéalement poétisé, le travail est une transformation c’est-à-dire dialectiquement une négation du réel (CrRD I, p. 158 et 173/186 et 202). L’homme vit dans l’espoir d’un avenir incertain qui se dessine par un choix des consciences, dans un projet communicable. Il en résulte le développement difficile des rapports entre une vérité propre, « interne » et une vérité « externe », étrangère qu’il conquiert, « l’ex17
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« Elle est retrouvée ! / Quoi ? l’éternité. / C’est la mer mêlée / Au soleil. » Rimbaud, Une Saison en Enfer, Paris : Mercure de France, 1941.
tériorité de son intériorité » (CrRD II, p. 334) que l’homme transforme dans une lutte (CrRD II, p. 317). La réflexion informée, en révélant le monde, en nous l’ouvrant, dit Sartre, nous le ferme aussi lorsqu’il s’oppose à notre volonté de vivre, à notre pratique. Il en résulte que l’on ignore l’avenir du vrai c’est-à-dire celui de notre recherche (Vérité et existence, p. 117). L’image du monde se renouvelle sans cesse et notre réflexion accompagne cette transformation. Une dialectique intériorisée « me jette pour être autre et le même vers un avenir qui se révèle déjà comme le même et l’autre » (CrRD II, p. 415). « L’être-autre » qu’il devient est en lui, par lui pourtant, l’intériorisation libre du monde. Celle-ci se fait « comme ne pouvant se penser par concept (puisque son être – [comme chez] Pascal – est toujours caractérisé par autre chose fondamentalement que lui-même) » (CrRD II, p. 454 et 455). Le christianisme avait en effet exprimé cette tension, ce déchirement. Un événement (une guerre, une crise) transforme rapidement nos pratiques et nos rapports à autrui. Il s’agit, pouvons-nous penser, d’une transposition dramatisée par Sartre, dans le concret, du thème hégélien de la « manifestation » (Hegel, Encyclopédie III, § 383, p. 178). Nous vivons dans l’écart entre ce que nous éprouvons et ce que les autres voient en nous : le fait d’être étranger, ouvrier plutôt que patron, le fait d’être juif. Il s’agit de tout ce qui nous rend – en tant qu’êtres singuliers pourtant – assimilés à un collectif de race, de classe, de situation sociale, donc différents, adversaires potentiels, mythiquement ennemis. Sartre décrit ce processus dans Réflexions sur la question juive. Il décrit tout ce qui interdit à un être singulier de penser par lui-même : « Il [l’antisémite par exemple] souhaite que sa personne se fonde soudain dans le groupe et soit emportée par le torrent collectif ».18
7. Ainsi considérée, « l’Histoire apparaît comme le dehors constitutif du dedans, à titre de hasard indécelable et pourtant assumé » (CrRD II, p. 455). Un déchirement (une guerre, une crise) bouleverse alors nos pratiques, notre rapport à autrui. La transposition du thème hégélien fait 18
Réflexions sur la question juive, p. 135.
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qu’à l’inverse de la puissance de l’Idée totale, la « manifestation » devient concrètement chez Sartre la « praxis » c’est-à-dire activité désormais universelle, mais s’attachant à « l’effectif », tendue vers ses fins, critiquant ses interprétations inadéquates (par exemple l’utilisation irréfléchie des ressources vitales que Sartre décrit à propos du déboisement effectué par les paysans chinois, CrRD I, p. 232/272-273). L’histoire philosophique, ainsi comprise, est une lutte qui donne son sens à notre vie mais pourtant ne peut nous définir (au sens où il s’agirait d’une limite). Reconnaître, comme Marx le fit, que « les hommes font l’Histoire sur la base de circonstances antérieures », cela ne désigne encore, dit Sartre, qu’une circularité, une réciprocité abstraite, la réalité du temps n’étant qu’une des conditions du concret. Mais Hegel a soumis, idéalement du moins (car il a reconnu aussi l’existence de destructions irréparables), chaque destin singulier à un universel concret, devant lequel « supprimée et immergée dans l’universalité rationnelle », pensaitil, « la subjectivité du moi s’efface » (Encyclopédie I, § 5, p. 157). Chez Sartre cet effacement est refusé. Hegel ne se dissimulait pourtant en aucune façon le tragique de l’Histoire ni sa contingence dont il annulait pourtant l’importance. Il affirmait le triomphe de l’Idée, c’est-à-dire du Concept au sens absolu de l’accord et de l’unité finale de tous les opposés sur le fonds si riche, si heurté, des guerres et des ambitions censées y conduire. Il acceptait ainsi, dans sa transposition toute moderne, le postulat de l’identité entre l’intelligence et l’intelligible, retrouvant l’affirmation de la Métaphysique d’Aristote (L 7) qu’il cite en conclusion de son Encyclopédie III, « l’esprit absolu » (p. 375). Aux yeux de Sartre, à nos yeux pourtant, l’incertitude née des bouleversements qui nous transforment en même temps que le monde et nous jettent dans son Histoire, nous permet de contester le caractère absolu, la possibilité même d’une « effectivité » achevée, idéale, dans laquelle le sensible et le monde constitueraient, essentiellement pourrait-on dire, des réalités et des significations à la fois supprimées et conservées dans l’intelligible, c’est-à-dire totalement sursumées (« aufgehoben »). Ce serait là une sorte de salut, d’apocalypse, c’est-à-dire de dévoilement absolu philosophique ! Dans le concret, rien ne nous annonce une telle « fin » du monde (au sens du but recherché). Si l’univers nous devient progressivement intelligible et que, de cette façon, il acquiert un sens pour nous, celui-ci est objectif, largement indifférent à celui que nous
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créons subjectivement pour notre vie. Il en résulte qu’expliquer le monde n’est pas le justifier, n’est nullement faire accepter le présent comme un produit de la raison dont « la ruse » supposée échoue souvent. La philosophie se fait arbitraire sans les sciences, ne peut les négliger, mais ne peut être, comme l’aurait voulu Hegel, leur justification, leur preuve. Cela veut dire qu’elle n’est non plus l’unique science fondatrice, car s’il existait une dialectique objective de la nature, ou même de l’Histoire, elle ne serait pas celle de notre vie dont les drames si divers ne se concilient pas. La philosophie peut-elle se passer de son histoire ? Le cogito joue cependant le rôle essentiel d’une interrogation constante et non celui d’une vérité première. Martial Gueroult, dans sa Philosophie de l’histoire de la philosophie, n’accepte la pensée de Hegel qu’en faveur de l’un de ses pôles (p. 39). Seul un idéalisme conséquent peut satisfaire l’esprit selon lui. Mais cela, pense-t-il, rompant avec Hegel, rendrait une philosophie de l’Histoire, c’est-à-dire son élucidation globale dans son rapport au vrai, tout à fait impossible. La philosophie, dit-il, « exclut la détermination par le passé. Toute philosophie se présente comme un effort de création radicalement indépendant et original ». Pour lui, par conséquent, « la notion de philosophie [...] ruine [...] celle de son histoire possible ». Pour cette raison, elle doit se séparer de l’Histoire. Mais quelle pensée majeure située a pu jamais accomplir ce vœu ? Quel sens aurait pour son temps, dans ses pratiques, une philosophie non située, ne débattant pas avec le savoir en progrès qui la motive, c’est-à-dire avec l’état du monde et de ce fait avec ses anciennes représentations (par exemple les théories anciennes du cosmos au temps de Galilée et celui de l’embarras cartésien) ? Il paraît plus juste d’affirmer avec Henri Niel19 et avec Jacques D’Hondt 20 commentant Hegel que l’histoire de la philosophie, plutôt qu’une « philosophie de l’Histoire » qui se voudrait théorie de l’absolu au sens de la jonction totale du temps de l’univers et du temps humain, met en évidence la fin possible, c’est-à-dire le but à la fois interne et externe des réflexions d’une époque. Le « but » de l’Histoire est conscient, humain, ne peut être autre que le projet, l’ambition inachevée qui 19 20
Cf. G. W. F. Hegel, Les preuves de l’existence de Dieu, trad. H. Niel, Aubier, s.d. J. D’Hondt, Hegel, philosophe de l’histoire vivante, p. 268.
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meut ses nombreux acteurs (CrRD I, p. 668/790). Hegel lui-même avait jugé non vrai un idéalisme purement subjectif dans lequel « le contenu du savoir a seulement la détermination d’un produit posé par le moi, d’un produit subjectif enfermé à l’intérieur de la conscience de soi parce que la raison [...] est consciente de soi comme de l’être » (Encyclopédie I, p. 157). Mais cet « être » n’est-il pas ici, contrairement à ce qu’affirmait Hegel, du moins dans sa philosophie de l’Histoire, celui de la tâche commune dans un monde devenu différent, tâche à poursuivre plutôt que celle d’un absolu total ? Descartes avait l’ambition « de trouver quelque moyen [la médecine] qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici » ; Kant cherchait à définir politiquement Vers la paix perpétuelle ; Hegel lui-même réservait surtout au philosophe la tâche de penser l’État, car « la chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit » (Principes de la philosophie du droit..., préface). N’annonce-t-elle pas, par ce fait, la fin d’un jour, d’une époque devenue Histoire lorsqu’elle est néantie ? Mais c’est une fin située, relative, en fait un moment de notre vie. Sartre, en ce sens cartésien convaincu, a recours au cogito dans son interprétation phénoménologique. Il distingue comme Descartes la volonté, tâche de l’intelligence pratique, in-finie, du savoir, de l’incertitude du résultat, et transforme donc à mesure à la fois son ambition théorique et son action : « La pensée comme rapport de l’organisme aux significations se détermine comme l’action devenant sa propre lumière » (CrRD II, p. 367). Il avait écrit déjà : Ce ne peut être qu’en s’accrochant à la finitude du vécu, ce n’est pas en tentant de transcender son époque vers l’éternel ou vers un avenir sur lequel nous sommes sans prise qu’on échappera à l’historicité. En ne prétendant pas vivre avec mes petits fils, je leur interdis de me juger avec leurs barêmes. En leur donnant mon acte comme proposition, pour qu’ils en fassent ce qu’ils veulent, j’échappe au risque qu’ils en fassent autre chose que ce que je voulais (Vérité et existence, p. 136).
La distance, sans cesse éprouvée (par exemple dans nos erreurs) de la conscience au réel avait été radicalisée par les phénoménologues dans le présent subjectif lui-même. Elle est, avait dit Husserl, toujours « conscience de quelque chose », non du Tout. Elle naît, interprète Sartre, « portée sur un être qui n’est pas elle », à distance de soi, dans la présence double d’un monde et d’un moi mal connus. Cette distance, à l’inverse de ce qui se ferait sous l’action d’un Je transcendantal « accompagnant toutes mes représentations » du moins si ce Je habitait « tous
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nos états de conscience » et en exprimerait le sens (Kant, Critique de la raison pure, p. 110), fait de mon moi interne-externe, pour ma réflexion, un être du monde donc aussi ignoré que l’ego d’autrui. Comme Rimbaud qu’il cite, Sartre affirme : « Je est un autre ». Il est en effet constitué par la conscience réflexive (La transcendance de l’Ego, p. 63-68). Je suis donc dans la nécessité d’opérer une interrogation sans cesse reprise sur moi-même, dans mes rapports avec autrui. Mon « je pense » est « un absolu d’existence et non de connaissance [...] un absolu non substantiel » (L’être et le néant, p. 23). La « substance » au sens philosophique traditionnel semblait déjà à Hegel être un concept équivoque : « l’abîme sombre, informe qui engloutit en lui tout contenu déterminé » (Encyclopédie III, p. 586). Elle est telle du moins, selon lui, si on ne la conçoit pas comme un passage (Encyclopédie III, addition au § 389, p. 405). Mais si on la considère comme telle, cela n’annule-t-il pas son concept puisqu’elle change alors avec le temps ? Pour Sartre, en outre, la réflexion situe le moi dans son monde par une expérience dont l’épreuve, négative, est proche de celle du premier Heidegger (Être et temps, § 38). « La réalité humaine », dit Sartre, « en découvrant l’Être découvre son délaissement au sein de l’inhumain. Car le monde est à la fois humain et inhumain [... ] C’est la liberté qui est perpétuel projet de s’adapter au monde. Le Pour-soi saisit d’abord sur l’Être le refus silencieux de sa propre existence » (Vérité et existence, p. 83). Mais à l’inverse de Heidegger qui a renoncé finalement à toute domination pour accéder au vrai, l’existant pour Sartre est d’abord un organisme vivant, pratique. Sa vérité est celle de l’homme du besoin, des exigences vitales et de leurs risques. L’existant cependant est aussi un créateur en s’ouvrant au monde, sortant de soi (ex-sistere), il n’est nullement sceptique. « En me choisissant moi-même je suis l’être par qui la vérité viendra de l’intérieur au monde » (Vérité et existence, p. 46 et 121). Il existe donc pour Sartre (comme pour Descartes) un rapport nécessaire entre l’ignorance et l’action, une négation de soi qui est ouverture à l’être. Les deux séries différentes, celle de notre vie et celle de l’être, ont un rapport constant, inégal (CrRD II, p. 317). Si, contrairement à Hegel, Sartre a refusé radicalement de « s’immerger dans l’Universalité rationnelle » (Hegel, Encyclopédie I, § 5 et addition au § 24) alors que Hegel l’avait fait mais trop absolument, d’une façon à la fois abstraite et
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concrète en ce qui concerne la subjectivité qui s’objective, par exemple dans « les âges de la vie », c’est que Sartre donnait en cela raison à Kierkegaard. Mais il a poursuivi le thème de l’extériorité en l’inversant, a développé la conscience concrète d’un monde qui nous déborde, dépourvu selon lui, pour nous du moins, de toute détermination téléologique (CrRD II, p. 317, 335 et 336). Aussi une téléologie qui paraîtrait d’abord objective, par exemple « l’être pour la mort » heideggérien (Être et temps, § 53), ne décrit qu’une contrainte, nullement une valeur, une menace, nullement une possibilité. Sartre ne considère notre univers humanisé comme un absolu, c’est-à-dire comme l’être à quoi il faut philosophiquement tout rapporter (et non l’inverse, c’est-à-dire en soumettant l’homme au monde ou à quelque autre transcendance purement externe), qu’en lui octroyant une libre autonomie, accompagnée d’une conscience aiguë de l’absence radicale de sens de son évidente extériorité subsistante.
8. Notre rapport à la nature n’est donc pas dialectique en soi, n’est pas non plus un aboutissement. C’est ce qui constitue le « délaissement » que ne corrigera aucun « fondement », aucune « authenticité ». Cette extériorité sans doute est une menace possible mais dépourvue d’un sens proprement humain. Le monde nous convient mal, n’est pas fait pour nous. Cela peut s’exprimer dans une « nausée ». Celle-ci exprimait un recul métaphysique, nullement psychologique. Sartre a bien précisé qu’il l’avait pensée, nullement éprouvée ! La dialectique se construit en fait dans notre pensée, aux prises avec ce qu’elle affronte : un univers étranger, une vie sociale aliénée. La nature peut nous servir ou nous détruire, elle ne peut nous « comprendre ». Notre rapport à elle est réciproque mais n’est nullement un rapport « dialectique » au sens d’une pensée pure qui se répondrait à elle-même : nous tentons de comprendre le monde en nous, nous nous situons en lui qui ne peut nous répondre, ainsi que dans nos liens avec autrui. Mais celui-ci intériorise peut-être tout autrement les mêmes questions. Cela implique pourtant, dans la modernité du moins et dans la mesure de nos pouvoirs, non seulement la possibilité de mettre en œuvre le monde matériel et le monde social mais aussi celle d’en détourner pratiquement les « lois », par des remèdes, par
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le contrôle des naissances et par l’euthanasie, par le déplacement des lieux de vie, par la maîtrise relative des climats avec ses risques, par toutes les dialectiques équivoques de pouvoir et d’influence, enfin par le suicide parfois, refus d’une situation devenue pour un être totalement inhumaine. Le tragique est alors de se tuer pour ne pas trahir, pour ne pas se trahir. Sartre analyse longuement l’acte de certains résistants, en particulier celui de Pierre Brossolette.21 Plus généralement, un monde, dépourvu de sens en lui-même, où nous ne sommes que par accident, ne peut prendre une signification que si nous la constituons, si nous l’acceptons. Le Concept au sens posthégélien d’une totalité significative, même si elle est plus limitée, ne peut donc exister pour nous que par nous, il est à repenser, à recréer sans cesse en notre temps, dans notre rapport au monde et aux hommes. Il le fut en astronomie, en son époque, par le génie et pour la peine de Copernic, de Galilée, précurseurs incompris qui avaient détruit le cosmos grec au profit d’un monde mieux connu. Un humanisme réfléchi ne peut donc être ni un idéalisme, pour lequel la pensée triomphera sûrement, ni un matérialisme, qui ne lui reconnaîtrait pas son pouvoir original. Ce pouvoir ne se définit pas par une limite absolue de la réflexion, comme chez Kant qui reconnaissait le fait qu’elle nous intègre imparfaitement à un monde qu’elle n’a pas créé. Que ce monde nous déborde sans nous commander est de ce point de vue indifférent ; ce qui ne l’est pas, c’est notre décision. Est-ce alors à nous de créer nos valeurs ? Elles sont créées certes dans le monde, grâce à lui, mais n’ont de sens que pour nous. Comme cela est manifeste dans une guerre, en toute lutte vitale, il existe un impératif des impératifs, l’urgence de notre choix.
9. Si le présent ne peut décider de l’être du passé mais le peut de son sens pour nous, comme le dit Sartre, un humanisme doit se situer pour décider dans l’action. L’humanisme de situation, ainsi défini, est frappé
21
J.P. Sartre, « Morale et Histoire » (1964), in « Temps modernes » n° 632-634, « Notre Sartre » 2005, p. 269-414.
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d’une dualité certaine, à la fois créateur, contingent, frappé par l’inertie de son passé. Tournée vers nous, posant le principe radical d’une morale strictement humaniste, l’exigence répétée de Sartre consiste à vouloir exprimer pour tous (elle est égale en ce sens, c’est une égalité de situation et un universel à créer) la recherche singulière et active, mais menacée, de chaque présence au monde. La seule transcendance qui pèse sur elle est souvent l’absence, une indifférence inhumaine. Aussi, un universel réellement concret, singulier c’est-à-dire ayant un sens personnel effectif, ne peut être que l’exigence d’obtenir pour chacun, mais avec tous, par les moyens du monde (son immanence matérielle, humaine et morale étant mieux déchiffrée) une présence désaliénée libre. Il s’agit pour cela d’intervenir en agissant, en jugeant (par exemple selon la tentative du « Tribunal Russell », expression publique d’une exigence commune), en assumant et en conciliant nos possibilités, nos espoirs de vivre contre toutes les injustices qui annulent l’espoir. Sartre a cherché ce que peut être cette pratique historialisée dans sa nudité, à la fois selon des concepts théoriques et d’autre part selon une action et selon une transposition créatrices, réalistes, sans aucun romantisme d’un « hors du monde », d’un au-delà. Son athéisme, exprimé par une approche répétée et critique envers Kierkegaard, est, a-t-il dit, « une longue entreprise difficile » (Situations IX, p. 189), nullement une rupture arbitraire. Cet athéisme signifie en effet la nécessité d’une transposition culturelle, d’une sursomption à la fois intellectuelle, culturelle et pratique, car une culture est une expérience à refaire et non une mémoire pure. Une cathédrale reste pour nous un chef-d’œuvre esthétique signifiant pour son époque, également symbole moral et politique, quelle que soit notre croyance religieuse ou notre athéisme. L’Histoire nous déborde, car nous y sommes jetés. Elle nous commande en ce sens. L’« historialiser » comme le demande Sartre (Vérité et existence, p. 135 et 136) c’est refuser en elle pour l’avenir toute fatalité d’un temps, toutes celles des croyances purement héritées, en un mot toute « historicité » passive, précisément tout « destin » comme celui qu’imposerait, selon Janicaud une métaphysique « héritée », mais aussi tout héritage mental non critiqué. Le second Heidegger, celui de l’antihumanisme, refusait au contraire ce concept d’historialisation parce qu’à ses yeux il était devenu un
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refus du « destin ».22 A l’inverse de Heidegger, Sartre affirme qu’une « intériorité » réciproque, est à créer, à reprendre sans cesse, entre notre temps et nous (Situations IX, p. 190). Il a conservé cette ambition considérable à travers ses succès, ses déceptions, à travers toute son action. Ce monde indifférent ne devient capable de nous humaniser que si nos actes, en le changeant, nous transforment nous-mêmes, nous rendent plus lucides. Telle doit être la dialectique du travail, de l’action politique et sociale, des diverses formes de culture, toutes susceptibles d’échec, même si l’on en étudie avec raison du point de vue réflexif, comme le fit aussi Heidegger, l’origine grecque, mais cette origine en fait est multiple. Sartre analyse avec précision sur le plan théorique, dans la Critique de la raison dialectique mais aussi bien dans ses récits de voyage (par exemple dans La reine Albemarle ou le dernier touriste, les perceptions multiples, contradictoires, d’une culture italienne aimée, à la fois catholique et humaniste). Il rend compte positivement de l’ambiguïté de toute culture sociale concrète à propos de l’étude de Fernand Braudel sur la Méditerranée, laquelle porte par exemple sur les péripéties économiques de l’or espagnol venu de la conquête des mines du Pérou (CrRD I, p. 236/277-278). Sartre analyse dans la Critique de la raison dialectique les aliénations négatives du travail, de la concurrence, de la lutte des classes : celles du « marché » qui fait de l’acheteur l’ennemi du vendeur, du taylorisme qui détruit le sens personnel de l’agir, les difficultés de la praxis de groupe, la réduction mutilante de chaque travailleur à un « être de classe » ou à un « spécialiste ». Tout cela exprime l’ambivalence des progrès anciens devenus avec le temps des obstacles « pratico-inertes » à dépasser par une dialectique active.23 Le sens du temps, sans cesse renouvelé, est ainsi sans cesse à repenser.
10. L’humanisme de situation, ainsi défini, est frappé d’une dualité certaine. Kierkegaard, aristocrate mystique, l’avait déjà éprouvé négativement. 22 23
Dans le texte intitulé « Die Kehre », « Le tournant », in Questions IV, p. 142-155. CrRD I, « l’être pratico-inerte », p. 256/302 ; « les choses sont des faits sociaux », p. 246/289 ; « la machine, impératif catégorique », p. 269/317.
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Sartre fut très attentif, dès L’être et le néant, au conflit intellectuel de ce penseur avec Hegel, philosophe d’un universel concret convergent. « A Hegel il faut, ici comme partout, opposer Kierkegaard » (L’être et le néant, p. 295). Il y a divergence : comment accorder, dit Kierkegaard, en chacun de nous, le savoir qui nous révèle l’être du monde et l’être luimême du sujet qui agit ? N’est-ce pas là pourtant l’interrogation essentielle qu’une philosophie veut situer ? Elle est morale autant que théorique : chacun de nous, par son pour-soi, sa liberté, est à la fois un être vivant actif et un savoir. Il y a certes « l’universalité des déterminations historiques », mais qu’en faisons-nous ? Dans la conscience moderne le sentiment s’en est inversé. Cet ancrage devient le hasard de la naissance, le fait d’être involontairement dans une culture qui contraint, dans un universel qui appartient au moi comme un hasard malheureux. « Soeren [Kierkegaard] n’a-t-il pas dit un jour, à Lévine : “Quelle chance vous avez d’être juif : vous échappez au christianisme. Si moi j’en avais été protégé, j’aurais bien autrement joui de la vie” » (Situations IX, p. 173). Dans le temps même de sa vie, dit Sartre, ce penseur inquiet n’avait cessé de creuser une hétérogénéité radicale dans la conscience de son histoire personnelle, héritage douloureux empreint cependant d’une exigence d’achèvement et de plénitude. S’il existe un dualisme légitime de l’engagement moral, il est le fait de cette dualité souvent cruelle de notre vie que Sartre comme Kierkegaard a éprouvée. Peut-on être vraiment ce que l’on veut être ? A ses yeux pourtant il n’y a pas à choisir entre les deux engagements. Se voulant homme entre tous, vivant avec tous, s’en distinguant le moins possible, il a vécu ou recréé dans ses romans la vie de ceux qui se cherchent, qu’il s’agisse de la défaite de 1940 (dans La mort dans l’âme), de ceux qui croient faussement se trouver eux-mêmes en s’aliénant (dans L’enfance d’un chef), ou la cruauté du drame algérien pour lequel il intervient avec « L’appel des 121 ». Sartre analyse la souffrance et l’espoir de tous ceux qui se perdent, « totalisés » dans des groupes ou « seuls », c’est-à-dire réduits à leurs émotions, à leur indécision, à leur simple courage. Il peut paraître en accord, dans ces cas, avec le Heidegger de Sein und Zeit.24 La vie les a « jetés-là » entre d’autres êtres si différents, si semblables aussi, dans des situations qui semblent souvent dépourvues de sens. Ils ont été plongés dans l’imprévisible, dans la 24
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§ 38, « das Verfallen und die Geworfenheit », l’échéance et l’être-jeté.
guerre, les tortures, dans des conflits sociaux, des luttes où ils se risquent, se perdent. Cela, Heidegger en avait exprimé le principe, invoquant ensuite en vain une transcendance correctrice qui les accorderait par leur soumission à un univers révélé dans le temps par l’Être souverain, faisant ainsi de l’homme simplement « l’être qui attend ». Heidegger attend (est-ce de l’optimisme ou l’expression d’un échec ?) – « laissant la chose advenir comme chose » – l’être « ainsi approprie l’homme à ce qui le regarde » (Questions IV, p. 147 et 155) ce que Sartre refuse, poursuivant l’inverse, voulant accorder le monde à l’homme.
Conclusion Sartre fut le témoin et l’acteur d’exigences présentes sur le front d’un réel en mouvement. Philosophe subjectif d’un monde où se combattent sans cesse des universels objectifs, tourmentés, ennemis (le travail, l’argent, les classes, pour nous une mondialisation conflictuelle), il a voulu théoriser sans cesse, dans leurs mouvements, ces liens au monde qui hantent nos consciences et nos pratiques. Elles sont désormais incapables de les vivre de façon réfléchie sans affronter, au-delà de leur propre culture, l’inquiétude d’un salut global que ne peut plus apaiser l’héroïque confiance en la Raison souveraine des anciens stoïciens. Notre pensée ne peut plus se clore, se limiter comme elle le faisait chez certains humanistes qui cherchaient surtout à être personnellement des sages. Elle peut difficilement nous apaiser dans une foi religieuse cherchant comme Pascal un point métaphysique d’inquiétude et de don personnel qui serait le seul témoin de notre dignité. Mais il ne peut en être ainsi pour une pratique incapable de se satisfaire de ses acquis, même lorsqu’il s’agit des progrès de l’esprit. Jean Toussaint-Desanti, ami de Sartre, a écrit, trop rapidement sans doute, qu’une de ses limites est, par rapport à Husserl et à Heidegger, de n’avoir pas créé une métaphysique.25 C’est tout à fait contestable, car Sartre répondait en s’y opposant aux questions les plus classiques de ce temps où l’intérêt pour Husserl et pour Heidegger servait aussi de rempart contre Marx et contre Sartre luimême !
25
« Le Monde des livres », 2 juillet 1993.
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Ne faut-il pas dire plutôt que, dans notre culture, la méta-physique (en deux mots joints) change, nécessairement, de sens ? Agir ne peut s’exercer sans projeter par notre action un au-delà de toute « physique », c’est-à-dire de toute connaissance du monde. Une méta-physique humaniste (qui se crée avec plutôt qu’après nos connaissances) est essentiellement un vouloir et un espoir. Dans cette voie aucun arrêt pratique n’est justifié, aucune œuvre parfaitement définie. La philosophie concrète devient ainsi l’inachèvement nécessaire d’une « politique ». Elle se définit par la recherche d’une « contemporanéïté transhistorique des morts et des vivants ». En 1964 à l’UNESCO pendant le colloque « Kierkegaard vivant » Sartre proposa la tâche de découvrir, en chaque conjoncture singulière, donc dans notre Histoire, indissolublement liées mais contradictoires, « la singularité de l’universel et l’universalité du singulier ». Il voyait pour cela en Kierkegaard et Marx « ces morts vivants [qui] conditionnent notre ancrage et se font instituer, disparus, comme notre avenir, notre tâche future ». Ainsi a tenté de se définir résolument, jusqu’au terme, le sujet existentiel sartrien, témoin et partisan, philosophe de combat par la pensée et dans l’action. Sartre eut le projet, et la volonté, de se choisir dans son époque à la fois comme homme d’une tâche singulière et comme militant. Pour chacun, dans sa « singularité irréductible », pour Sartre lui-même, s’attacher à l’universel au-delà de ce qui l’aurait distingué, fut et reste « une tâche » constante. Manifestant avec beaucoup d’autres dans la cité, dans la rue lorsque c’était nécessaire, être singulier, personne réfléchie jointe à tous, refusant de constituer une théorie des valeurs détachée des urgences communes, Sartre resta ainsi avec tous, avec bien sûr leurs risques, leurs raisons, leurs erreurs. Quand nous aurions la connaissance de tels désastres qui doit exterminer dans mille ans, dans cent ans l’espèce, les urgences proprement humaines et historiques de la situation présente ne changeraient en rien : pour les hommes d’aujourd’hui, il faudrait vivre, manger, travailler, lutter contre l’exploitation, contre l’oppression et la colonisation ; car les luttes présentes n’ont pas des principes ou des valeurs pour origine [...] mais – directement ou à travers des médiations – l’urgence absolue des besoins » (CrRD II, p. 337).
Ils crient en effet à la fois l’expression et le sens de nos vies, ceux de tant de vies déchirées. Sartre présent à son monde, le reste singulièrement pour nous par ses œuvres, par son souvenir, la part qu’il a prise à des tâches urgentes. Il nous appartient de le situer librement, par la réflexion
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et l’action, comme pour tout philosophe, dans notre présent. C’est l’engagement d’une philosophie vécue.
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Chapitre VI
Mais Sartre n’inverse-t-il pas le sens hégélien de l’action ?
1. Sartre s’inspire-t-il d’une philosophie qu’il conteste pourtant ? Hegel affirme : « L’esprit est essentiellement le résultat de son activité ; son activité c’est le dépassement de l’immédiateté, la négation de celle-ci et le retour en soi. Nous pouvons le comparer à la semence, car avec celleci la plante commence, mais elle est aussi le résultat de toute une vie ».1 L’esprit serait donc selon lui à la fois l’Être en mouvement et la recherche d’un soi qui se retrouve. Selon Sartre toutefois, dans ce mouvement le dédoublement de l’Être est nécessaire. La conscience, dit-il, ne peut être l’en-soi dont elle est conscience : « Elle naît portée sur un être qui n’est pas elle » (L’être et le néant, p. 28-29). Or une semence ne peut croître en une autre espèce. L’acte devient donc pour Sartre, à l’inverse semble-t-il de ce qu’il est pour Hegel, l’appréhension, la création, l’approbation ou le rejet d’un signifiant extérieur, c’est-à-dire d’un autre être reconnu, approuvé ou combattu. Être situé c’est intervenir en ce qu’on croit seulement créer, connaître ou ignorer avec les risques que cela implique. Mais est-ce là une inversion du sens hégélien ? Ne serait-ce pas plutôt la mise en question d’une difficulté fondamentale de cette philosophie ? Une dialectique de l’agir, « historialisée », c’est-à-dire située, critique à propos d’une totalité présente, est mise en œuvre chez Sartre pour vivre et penser un effort partiel d’une manière compréhensive, vers un à venir souhaité mais incertain et non vers une totalisation hégélienne a priori absolue. Immédiatement alors, pour Sartre l’acte c’est le projet partiel, par conséquent « détotalisé », d’un futur réfléchi, comme nous opérons dans 1
G. W. F. Hegel, Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, trad. J. Gibelin, Vrin, 1963, p. 66.
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le travail, en divisant la tâche qu’il faut accomplir. Pour Sartre son sens n’est pas totalisé absolument, ni sublimé à notre insu, par un pouvoir total aliénant, réputé divin : « Ce qui est arrivé et arrive tous les jours, non seulement ne se fait pas sans Dieu, mais est essentiellement son œuvre », affirmait Hegel.2 Ce pouvoir total ne semble-t-il pas confisquer et même clore, selon la Philosophie de l’Histoire du moins, le sens que nous accordons au vécu immédiat ? Désignerait-il un sens transformé sans nous, loin du présent ? Mais est-ce cela que signifie Hegel ? L’absolu hégélien prive-t-il de sens la « totalité » immédiate, bonne ou mauvaise, qui est notre œuvre ? A l’inverse l’absolu pratique, toujours partiel que décrit Sartre produit-il un sens au-delà du présent, sens souhaité mais que nous ne pouvons que préjuger ?
2. Pour qui l’acte acquiert-il un sens ? Le fait d’agir a pour l’actant un sens immédiat mais il a aussi une signification et un résultat pour tous. Hegel voit passer à Iéna l’Empereur à cheval et contemple alors la puissance de cette « âme du monde » (lettre du 13 oct. 1806 à Niethammer, in Correspondance I, p. 114). Mais où est alors l’âme du monde, pouvonsnous demander. N’est-elle pas en Hegel lui-même qui se situe par rapport à elle et croit produire cette âme dans la pensée ? Il la constitue en imaginant le rôle du conquérant, ce qui est aussi un acte. Hegel existe et agit dans ce moment du temps, devant cette force qu’il découvre, approuve ou conteste. Penser l’Histoire c’est donc intervenir. Sartre après Hegel, après Marx, fait partie de ceux qui ont voulu, par des moyens nouveaux, interroger les puissances personnelles et collectives, économiques et politiques de nos actes, de nos travaux en conflits et aussi leur donner un sens. Se situant avec elles il les a défiées aux noms de ceux qui les construisent, les rendent agissantes par leur travail, leur soumission de classe. Il a pensé et poursuivi un effort d’éveil, de désaliénation pour créer enfin un monde à vivre. Il s’agit là d’une critique pratique, ayant un but, non d’une contestation totale a priori du présent effectif, lucidement reconnu.
2
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Id., p. 346.
Sartre l’a fait par étapes en partant du lien de chacun avec l’autre. Dans L’être et le néant, l’acte du Pour-Autrui est d’abord la saisie du regard, celle de l’impossibilité d’être « pour soi » sans être aussi avec tous, hors de soi et affrontés à l’en-soi, c’est-à-dire à ce qui ne peut prendre un sens que pour nous, que par nous. Dans La Critique de la Raison dialectique, c’est-à-dire dans un champ social collectif, celui du travail et des conflits qu’il fait naître, l’acte singulier devient l’effort d’échapper à la sérialité, à la proximité indifférente des existants pour contribuer à créer le « pour-autrui » dans le travail, dans toutes les formes de la vie sociale active. L’ « âme du monde » hégélienne devient chez Sartre le projet vivant d’un monde effectivement commun créé par la pensée et l’action. En fait cependant, à nos yeux, dans notre monde concret en mouvement le sens des conquêtes ou des échecs passés se transforme. D’autre part, le « pratico-inerte », c’est-à-dire selon Sartre l’obstacle ou l’aide rencontrés par les réalisations anciennes qui nous heurtent (les monuments que nous contestons, les friches industrielles qui encombrent nos villes) est, en fait, le « non effectif » sartrien (si l’on reprend pour le désigner le terme hégélien). L’obstacle alors nous contraint à transformer la nature de nos actions. Nous devons affronter une situation nouvelle, prévue ou imprévue. Comment concilier cela avec Hegel ? Comment préjuger alors du sens total de nos actes ? Mais pour Hegel pourtant l’Histoire s’élève à une totalité que nous ignorons. « [...] l’unique esprit universel [...] conclut ».3 C’est cette totalisation radicale que Sartre conteste, car l’action pour lui constitue en même temps la recherche de son sens présent et celui d’un avenir souhaité. Il ne suffit pas pour les comprendre d’opposer Hegel à Sartre ou l’inverse, l’un idéaliste, dit-on, l’autre non, ce qui n’explique rien. Précisément pour Sartre la dialectique est ce lien tendu, sans cesse rompu puis renoué, accordant puis désaccordant entre elles des pensées et des actes que l’on peut juger pourtant chez l’un et chez l’autre existentiels puisqu’ils cherchent leur sens d’abord dans le temps vécu et dans l’Histoire, sens à la fois idéal et réel. Chez Hegel pourtant ce sens nouveau n’est indiqué, sans l’être au sens absolu qui pour lui est divin, que par des héros dans leurs conquêtes. Leur vocation, dit Hegel, a une 3
G. W. F. Hegel, Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, trad. J. Gibelin, Vrin, 1963, p. 66.
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source « dont le contenu est caché ».4 Chez Sartre, après Marx, la recherche du sens, c’est-à-dire celle du but poursuivi est complexe, plus ou moins consciente, collective, conflictuelle. Elle s’accomplit dans des ensembles humains théoriques et pratiques en lesquels s’accordent ou se désaccordent des intérêts matériels et moraux souvent transformés à travers les événements. La réalité humaine, dit Sartre, « crée son sens par ses actes » parce qu’elle ne peut d’abord conclure. Sartre dialectise le sens, refuse de l’achever et même de croire qu’il peut l’être absolument, car il est à la fois relativement ignoré et pourtant créé par nous. N’est-ce pas en effet le prévu et l’imprévu que nous découvrent les situations, les créations nouvelles matérielles et mentales ? « L’en-soi » hégélien n’est pas comme il l’est pour Sartre l’état présent du monde que nous percevons, il est le vrai total. La conscience morale n’est pas non plus pour lui celle que nous éprouvons, que nous vivons. Elle n’exprime donc pas pour Hegel le Bien absolu : « la pure moralité en soi et pour soi [commente Jean Hyppolite] est rejetée dans une autre essence ».5 Pourtant, chez Hegel lui-même au terme d’une dialectique complexe il y a réconciliation dans cette dualité.6 Elle exprime, peut-on penser, la lucidité morale, le fait que nous pouvons vouloir le bien sans le connaître vraiment. L’action, selon Sartre, reste cependant « hégélienne » dans son mouvement. En dépit des objections immédiates que nous pouvons faire à l’idée d’un sens total, absolu, transcendant, ignoré par celui-là même qui agit, notre action nous paraît avec ses contradictions propres, sa dialectique inachevée, peut-être inachevable. Mais ce conflit est immanent, éprouvé, reconnu c’est-à-dire non finalisé totalement comme il le paraît pour Hegel, parce qu’il reste provisoire, dans l’exigence du concret présent. Sartre, certes, a pu dire qu’il prenait finalement le contre-pied de Hegel (CrRD II, p. 319-320), que le caractère propre à la praxisprocessus est, du point de vue ontologique, l’inverse de celui que Hegel prête au mouvement de la conscience dans la Phénoménologie de l’Esprit. Sartre n’aurait-il pas surtout contesté la formulation singulière, absolue que Hegel a donnée de sa méthode et qui en détruit, croyons-
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Id., p. 35. La phénoménologie de l’esprit, tome II, p. 165. Id., p. 200.
nous, le sens concret, vécu ?7 L’analyse hégélienne contredit notre expérience, notre recherche puisque la signification de l’acte est finalement dite par lui à la fois totale et ignorée par nous (est-ce concevable ?), la nôtre, paraissant au contraire consciente et partielle, donc en projet. Mais la formulation hégélienne nie-t-elle pour autant le progrès que Sartre a voulu également mettre en évidence ? Selon Hegel ce progrès est absolu, totalisant tout le réel et en ce sens fait abstraction du temps. « L’expérience que la conscience fait de soi ne peut, selon le concept de l’expérience même, comprendre rien de moins en elle que le système total de la conscience ou le royaume total de la vérité de l’esprit ».8 Ce système « total » est-il alors ou non dans le temps ? Comment une totalité infinie pourrait-elle s’y inscrire ? Hegel sera conduit pour cette raison à la négation de l’importance du temps. L’idée du vrai absolu en annule le rôle, annule le sens même du temps. L’idée d’un jugement dernier déjà pensé ne détruit-il pas le besoin même de la justice, le rendant inutile ? Sartre objecte frontalement à cette négation hégélienne : « Seul type d’existence inconditionnée : l’absolu-sujet de Hegel. [...] Malheureusement il y a des consciences et il y a de l’être en soi » (Vérité et existence, p. 17). Pour Sartre en effet, seule une réalité pratique, mobile peut s’inscrire dans le réel du temps posant de ce fait un sens inachevé. D’autre part la transposition hégélienne du sens d’un acte dans l’absolu, cet absolu fût-il présent, même sans nous apparaître (il est affirmé tel dans la pensée de Hegel, Encyclopédie I, p. 266 et 267, § 163), pourrait bien être, cet absolu s’étant « donné la forme d’un être-là extérieur », la perte immédiate de son sens pour nous, mais cela n’enlèverait rien à son résultat, à son objectivité concrète au moment où nous agissons. « Tout être effectif, pour autant qu’il est un être vrai, est l’Idée », celle-ci étant, vient-il d’écrire « unité absolue du Concept et de l’objectivité ». Par exemple, indique Hegel, l’incapacité militaire, sociale et politique des princes allemands, très divisés, a beaucoup retardé la formation d’un État allemand ayant son unité propre et ses pouvoirs d’État.9 Il y a vu essentiellement une victoire du protestantisme, spirituellement supérieur 7 8 9
Singulièrement dans Leçons sur la philosophie de l’Histoire, mais aussi dans l’Encyclopédie. La phénoménologie de l’esprit, tome 1, p. 77. Et conclusion de Principes de la philosophie du droit..., § 360. Leçons sur la philosophie de l’Histoire, p. 333.
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au catholicisme selon lui, et qui aurait disparu, pensa-t-il, si les princes catholiques l’avaient emporté. Il s’agit donc d’une totalité spirituelle, sublimée dans le futur à partir d’un évènement politique. Nous nous interrogeons : y a-t-il dans cette totalisation et surtout dans cette transposition du politique au spirituel une compréhension certaine ou seulement une préférence idéologique, subjective, transformée en explication philosophique à propos d’un fait incontestable mais dont l’interprétation absolue reste contestée ? Mais pour Hegel, tout est dans l’esprit. Même s’il a raison sur le plan politique pour les faits de cet événement, ne porte-t-il pas jusqu’à l’absolu l’incertitude d’une action vécue (l’échec des princes catholiques) tout en paraissant respecter apparemment, mais après coup, l’incertitude où l’on était dans l’action elle-même de son devenir immédiat ? Ce prophétisme de l’achevé, de l’historiquement déjà certain, n’est-il pas parent de celui d’Augustin ou de Bossuet ? Ils imputent à Dieu la prévision divine d’un fait accompli, ce qui est pour l’historien qui tente d’expliquer une garantie fort illusoire contre l’erreur ! Comment concilier la pensée du relatif et la connaissance affirmée d’un absolu ? Le religieux dogmatisé est-il transposable dans la réflexion philosophique ? Plus contestable encore parce qu’elle détruit le drame vécu, cette « totalisation » est alors en rupture chez Hegel avec les pratiques morales concrètes. S’agissant d’une « philosophie de l’Histoire » qui se veut totalisée et sublimée, n’y a-t-il pas un paradoxe à la mise en marge de la moralité dans l’explication historique, oubli qui en fait un mythe transformant l’imprévu, le contingent en absolu (une défaite militaire par exemple) ? Elle introduit un premier désaccord entre la théorie et son effectuation tellement complexe. Les grands desseins historiques, affirme Hegel, « n’ont pas à rendre de comptes au moralisme »10. Ce refus répété par lui des forces morales dans l’explication de la vie sociale est juxtaposé par ailleurs au thème apparemment contradictoire selon lequel « l’État est l’idée morale extériorisée de la volonté humaine et la liberté de celle-ci ».11 Cela contredit une tradition théologique que Hegel requiert par ailleurs avec énergie pour donner un sens à l’écoulement du temps. « Le mouvement du monde [affirme-t-il] n’est nullement insensé ». Peut-il être à la fois sensé et à ce point a-moral ?
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Id., p. 38. Id., p. 46.
Cette interrogation a pris pour nous des sens nombreux à travers nos conflits ! Est-il possible cependant pour les comprendre d’écarter dans l’explication historique les convictions liées à la religion, par exemple son utilisation machiavélique qui les prend fort en compte parce qu’elles sont puissantes et politiquement importantes ?12 Peut-on négliger par exemple, dans l’analyse historique pour la France dans la Réforme, les conflits qu’a vécus Pierre Bayle, son action, l’Édit de Nantes ou plus tard les luttes indécises politico-religieuses pour ou contre Dreyfus et la République ? Totaliser l’incertain ne peut être tenté qu’au passé. N’estce pas si on en fait une certitude éliminer l’inquiétude concrète du vécu des acteurs ? N’est-ce pas alors mythifier le passé plutôt que l’expliquer ? Sartre dit que Hegel semble rédiger son Histoire presque à la fin du monde. Mais l’Histoire comme le projet n’est-elle pas plutôt une interrogation ?
3. La question est de savoir si la signification du temps peut être mythique ou si elle doit rester concrète, c’est-à-dire s’inscrire dans l’incertitude du présent vécu ? Pour Sartre il faut vivre « en avant de nous-mêmes » dans cette hésitation. La néantisation change donc radicalement de sens de Hegel à Sartre. Il semble doublement mythique, soit de supposer comme le fait Hegel un sens absolu ignoré de ses acteurs ou, à un autre point de vue, celui de Heidegger, proche d’ailleurs de celui de Hegel, de supposer un sens imposé que l’homme aurait comme tâche de mettre en œuvre. « L’Être enjoint à chaque fois à l’essence de l’homme conformément au destin d’habiter dans la vérité de l’Être » affirme Heidegger.13 Mais comment porter un jugement historique fondé en vérité en négligeant l’immédiat ? Opérer ces sublimations aussi décisives qu’abstraites n’estce pas laisser perdre dans l’explication qu’on en donne l’effectivité vécue, son incertitude ? Le sens d’une totalité historique peut-il être découvert hors de ses limites ? La difficulté subsiste toutefois de les déterminer. 12 13
G. Mounin, Machiavel, P.U.F., 1964, p. 79-84. M. Heidegger, Lettre sur l’Humanisme, p. 157.
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Aux yeux de Sartre, on ne peut s’éloigner vraiment du vécu existentiel, de la fin limitée que nous cherchons à donner à nos actes. Rompant souvent avec la tradition, avec nos familles, ne serait-ce que par la force des choses qui ont changé, nous agissons peut-être sans aucun catéchisme pratique, sans aucune garantie de succès, sans écarter a priori des contradictions possibles dans le futur mais avec la conviction de la valeur au moins relative de nos actes. Le temps que nous vivons, que nous créons, peut-il avoir un autre sens que celui que nous cherchons, sans garantie aucune, à lui donner ? Mais une « totalité » pratique en fait est un projet, une recherche, car pour nous rien n’est achevé sans son avenir possible. Agissant avec conviction dans l’incertitude du présent, c’est inévitablement, dès maintenant pour le monde futur que nous avons à vivre, dit Sartre, celui où nous entrons, que nous choisissons, où nous acceptons de vivre : un métier, un milieu, un pays. C’est toute notre expérience que nous risquons alors. Pour Sartre en chaque décision (importante) se constitue un abandon conscient de soi-même. Cet abandon (une néantisation) n’est pourtant pas une perte puisqu’il est réfléchi à propos d’un futur qui pourtant ne peut l’être encore objectivement. Il dit du personnage romanesque qu’il a créé dans La Nausée : « J’étais Roquentin » (Les Mots, p. 210-212), lequel en effet se proposait dans le récit d’écrire un roman ! Lui-même, Sartre, éprouvait, tout en lui donnant un autre sens pour lui-même, ce qu’il décrivait chez son héros avec qui pourtant il rompra plus tard. 14 Prévoir est aussi se quitter de quelque façon. Comment donc « vivre soi-même » et penser dans le temps ? Il faut admettre pour vivre autant que pour philosopher une transpositionnégation inévitable d’un système de pensée à l’autre : Hegel l’opéra partiellement par rapport à une théologie traditionnelle, Sartre en transposant la dialectique hégélienne dans une pratique présente, active, militante. Une pensée dans le temps peut-elle vivre dans son sens initial sans le faire croître, sans agir mais en cela peut-elle se retrouver ? N’est-elle pas tendue vers un succès ou un insuccès possibles qui peuvent tout changer ? Mais pour Hegel nous sommes déjà pensés tout en l’ignorant dans ce mouvement qui « développe l’État pour en faire l’image et la réalité de la raison ».15 Hegel, critique des Lumières, n’en est-il pas aussi par là pourtant le défenseur absolu très imprudent ? 14 15
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Cahiers de la drôle de guerre, p. 410. Principes de la philosophie du droit..., § 360.
Peut-on mettre par ailleurs en parallèle avec ce type de transposition subjective l’affirmation totaliste de Hegel annonçant dans la Phénoménologie de l’Esprit le « savoir absolu » ? Il dit lui-même, dans la préface de son livre que cette science nouvelle qu’il qualifie de « couronne d’un monde de l’esprit » n’est pas encore accomplie à son début.16 Elle est plus comparable, ajoute-t-il, à un gland qu’au chêne qu’il peut devenir ! Il y faut « un temps de gestation et de transition » remarque Jean Hyppolite à ce propos.17 Il s’agit en effet d’une annonce de ce qui n’est encore ni réellement connu, ni pleinement accepté, encore moins accompli comme l’est d’ailleurs tout temps que nous vivons, que nous affrontons. Mais affronter c’est espérer et croire, donc par là transformer mentalement ce qu’on ne peut concrètement encore décrire. Pour Sartre, s’il nous faut vivre « en avant de nous-mêmes », la néantisation change radicalement de sens. Quant à lui, il s’est décrit avoir été dans son enfance toujours en avant de lui-même : « L’avenir me tirait » dit-il (Les Mots, p. 192-198). Il avait théorisé cela dès L’être et le néant : « C’est continuellement que la conscience se vit elle-même comme néantisation de son être passé » (p. 65). Il lui arrive de se rencontrer étrangère à soi-même, transformée, « convertie », alors que selon Hegel, pourtant parfois excellent descripteur de l’éducation, nous étions déjà tout entiers, a-t-il dit, dans l’enfance que nous avons vécue ! La « néantisation » vécue dans l’expérience du temps change donc de sens. Pour Hegel, par elle, dit-il, c’est l’intelligence qui épure l’objet de ce qui est extérieur, contingent et qui est selon lui « comme du néant » (Encyclopédie III, p. 543, addition au § 445). Il dit qu’ainsi l’objet devient plus vrai, la néantisation serait alors pour Hegel « le rappel de l’esprit à l’intérieur de lui-même ». Ce rappel supprime, pense-t-il, la contingence, car c’est reconnaître « la nature substantielle de l’objet » et non plus seulement le « savoir » qui le concerne. Mais Sartre, plus justement, voyait dans la néantisation la présence concrète en chaque instant d’un monde nouveau, d’un inconnu à vivre, de « contingences » imprévues. « Toute vérité est pourvue à présent d’un dehors que j’ignorerai toujours. Cette fois c’est une ignorance non dépassable qui constitue ma vérité [...] ainsi l’attitude de la générosité c’est de jeter la vérité 16 17
G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, tome 1, p. 13. Il s’agit, dit-il (dans Encyclopédie I, p. 267, § 163) de « l’absolu présent ». J. Hyppolite, Genèse et structure de la « Phénoménologie de l’Esprit », AubierMontaigne, Paris : 1946, p. 48.
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aux autres pour qu’elle devienne infinie dans la mesure où elle nous échappe ».18 Cette démarche facilite à tous la découverte et l’avance dans l’inconnu c’est-à-dire ce que sera notre sort commun. Elle est différente d’une historisation simplement objective.
4. Le vrai, selon Sartre, est donc à la fois découvert, inachevé et imprévu, donc non totalisable absolument. On peut remarquer qu’en cela toute vérité est souvent semblable à celle des sciences, car elle existe pour tous, sinon théoriquement du moins destinée à tous dans sa pratique transformatrice : un aveugle lit avec les caractères Braille et le monde, qu’il découvre ainsi, change pour lui de sens. Mais cela est vrai aussi pour un astronome au télescope s’il fait une observation inattendue. En historialisant le monde s’ouvre à nous par nous, pour notre pratique, se transforme sans cesse mais la transformation recherchée reste encore une hypothèse. Le temps, selon Hegel au contraire est ce que l’esprit, seule vraie réalité, peut assumer et vaincre, finalement annuler, car, dit-il, il n’est rien d’absolu. Pour Sartre il est au contraire dans le passé ce que nous ne pouvons plus changer. L’historisation doit donc être scientifique, objective, l’historialisation à l’inverse exprime un projet. Aussi devons-nous plutôt partager l’apparence fondée du monde réel, toujours nouveau à nos yeux, en soi et pour soi, monde qu’on ne peut annuler et qu’il nous faut affronter mais que l’on peut transformer. L’annulation sartrienne du temps est celle d’une lutte et d’une découverte qui sont celles du vrai non acquis. Ce vrai est humaniste ce qui signifie qu’il faut le constituer, le penser dans son avenir, recréer en chaque projet le réel présent en réel possible. Il s’agit pourtant, chez l’un et l’autre, Hegel et Sartre, d’un progrès de la pensée qui va de l’avant. Pour Sartre il correspond à un réalisme du temps acceptant le passé mais créateur pour nous de nouveauté. Or Hegel l’a décrit souvent d’une façon géniale dans l’Histoire sans toutefois, paradoxalement, consentir à lui accorder réellement l’être, lequel 18
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Vérité et existence, p. 117. L’idée était déjà dans L’être et le néant, p. 65.
pour Sartre à l’inverse n’existe qu’en lui, pas de vérité concrète hors du temps. « Bien que le monde doive être reconnu comme tout achevé pour l’essentiel, il n’est pourtant rien de mort », dit Hegel. Mais alors comment pourrait-on le penser à la fois comme vivant et comme achevé ? Le passé peut-il être à la fois vivant et hors de nos projets ? Pourtant, dit Hegel, « L’homme fait ne produit que cela même qui est déjà là [...] c’est seulement de ce qui est sans vérité, des vides abstractions que l’homme se dégage nécessairement en travaillant » (Encyclopédie III, p. 438 et 439). Incroyable annulation, dans cette totalisation idéale, de la réalité du travail que le philosophe a pourtant justement décrite comme un lien interhumain conflictuel dans son analyse des rapports entre le maître et l’esclave !19 Mais il l’a limitée en fait à ce rapport et ne fait pas du travail la création réelle d’un monde nouveau. Une « lutte à mort » oppose chez Hegel l’une des consciences à l’autre (en négligeant alors le combat qui est mené grâce aux forces naturelles et à la fois contre elles, exploitables et hostiles). C’est le combat de l’ouvrier, du technicien à qui la « nature » ne procure nullement d’une façon « immédiate », comme il le dit, un matériel « adaptable » à des fins multiples. C’est le plus souvent d’une façon indirecte et très dangereuse, imprévisible. Mais pour Hegel, dont la pensée totaliste (néologisme nécessaire) reste cosmique c’est-à-dire appliquée à décrire un monde ordonné par la pensée jusqu’à tenter de se confondre avec elle, la science, nous ouvre au-delà des planètes, selon leur « dignité » diverse, écrivait-il (il s’agit ici de leur influence astrologique) le chemin d’une philosophie dont « tout l’effort doit être de l’élever au ciel ». Ces astres « les plus parfaits », comme il l’affirmait dans sa thèse, s’avancent librement « comme des dieux »,20 à travers « ce grand vivant nommé système solaire ». Hegel est donc parti non seulement du projet de rendre compte d’un cosmos harmonieux, mais aussi d’une Histoire certes conflictuelle, ignorant le plus souvent son sens réel qui est une perfection spirituelle. Le réel pour lui est ainsi soumis à l’idéal même contre le vouloir de ceux qui pensent le créer (ce qui peut être partiellement vrai).
19 20
G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, tome 1, p. 161. G. W. F. Hegel, Les orbites des planètes, dissertation de 1801, trad. F. de Gandt, Vrin, 1979, p. 128 (348).
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Dans les Principes de la philosophie du droit encore « l’objet est lui-même rationnel » 21 bien que, reconnaît Hegel, cela ne puisse apparaître qu’à un niveau plus élevé de culture, par exemple en ce qui concerne le « droit de propriété, le contrat, la moralité » etc. Mais « le concept reste l’âme qui tient tout rassemblé ». Mais comment « rassembler » esclavage et liberté sans avoir recours au temps ? Cette totalisation idéaliste hégélienne annule de la sorte la réalité d’un humanisme en conflit constant dans et par le travail, à travers les luttes internes d’une Histoire qui se cherche douloureusement. Pourtant Hegel reconnaît aussi, en conclusion de sa Philosophie de l’Histoire, rendant alors au temps sa réalité signifiante : « Voilà la collision, le nœud, le problème où en est l’Histoire et qu’elle devra résoudre dans le temps à venir ». Il vient de décrire selon les titres des chapitres : « La décomposition du Moyen Âge », « La Réforme », transformation spirituelle profonde, « Le siècle des Lumières » et « La Révolution ». C’est aussi la vérité de son œuvre que d’exposer les problématiques d’une Histoire sans cesse en conflit avec elle-même, espérant et désespérant de réaliser son unité sans cesse à repenser et à refaire. Or en cela, ce n’est pas du tout l’inverse du sens que Sartre a imprimé à sa pensée et à ses interventions sociales et politiques ! Selon Hegel l’universel vivant, spirituellement présent, existe donc déjà (car il y a identité du repos et du mouvement), il se dégage pour nous et l’homme s’y retrouve. Pour Sartre à l’inverse il faut le créer, le faire vivre sans certitude. Créer n’est donc pas pour lui seulement révéler, car le vrai n’est pas certain, il n’existera, peut-on dire, qu’en sortant de soi, pratiquement et aussi par la pensée, aussi détruira-t-il souvent sa forme ancienne (par exemple celle du cosmos). Pour Sartre il y a dans nos vies l’expérience de l’ouverture du réel, l’élargissement et le dépliement d’une image nouvelle du monde, donc de nos projets lorsque la réflexion à partir des sciences multiplie nos découvertes et nos pouvoirs et arrache clairement au concept de révélation son sens traditionnel, rien ne restant semblable aux représentations archaïques. Mais pour Hegel s’il y a une Histoire c’est essentiellement dans l’esprit, car Hegel n’est pas copernicien au sens objectif limité des sciences dont nous ne pouvons que présumer le progrès. Or c’est pour tous l’univers que les sciences révèlent, plus souvent qu’un universel 21
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G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit..., § 31, p. 90.
humain dans l’Histoire, beaucoup plus obscur, plus incertain que celui de Hegel dans sa polémique avec Newton.22 Au sens hégélien, à la fois archaïque et pourtant déjà humaniste, cette transformation du monde reste ambiguë, comme le montrait déjà la thèse sur les planètes où l’on voit bien que le monde y est encore pour lui constitué par de l’esprit et n’est nullement de l’« en-soi » sartrien. Il sembla alors penser à une conscience qui ne découvrirait le monde physique qu’à travers une image idéale du passé, d’origine grecque.23 L’astronomie de sa thèse est un archaïsme. Pourtant Hegel, par ailleurs, donna les clés d’une compréhension nouvelle, souvent très réaliste, du temps historique : « Descartes [...] le véritable initiateur (Anfänger) de la philosophie moderne [...]. Le penser pour lui-même est ici distinct de la théologie philosophante, qu’il met de côté ; c’est un nouveau sol ».24 Il nous fit le don d’un héritage complexe, génial mais déchiré, en conflit avec soi, donc divisé pour nous à travers des interprétations possibles forcément divergentes. Qu’en est-il, pour le sens concret du temps, de l’historialisation sartrienne ? Alors que pour Hegel il s’agit pour l’esprit de se retrouver en créant, pour Sartre l’historialisation concerne le projet pratique, le monde à créer qui ne se retrouve pas. Elle se veut chez lui une mise au jour des événements, des découvertes à partir desquels on peut concevoir une signification existentielle originale. Elle ne concède rien à une totalisation radicale qui était déjà avant Hegel le sens des idéalismes religieux, de saint Augustin à La Politique tirée de l’Écriture Sainte de Bossuet. L’historialisation laisse d’abord l’« en-soi » hors du « poursoi », car il n’est, en son sens premier, que représenté avant de s’intégrer cependant à nos projets. L’idéalisme hégélien, mystico-réaliste décrit deux puissances idéales, l’une spirituelle, l’autre temporelle qui se combattent, puis se réconcilient pourtant par degrés dans « une seule et même vérité » sous trois formes complémentaires : « l’État, la Nature et le monde idéel » (comme l’indique le paragraphe ultime de La Philosophie du droit...). Ne peut-on voir là une théologie transposée ? Mais
22
23 24
Encyclopédie II, p. 27, 28, 33 et 218, § 270 : « Les corps planétaires, comme étant les corps immédiatement concrets, sont dans leur existence les corps les plus parfaits ». G. W. F. Hegel, Les orbites des planètes, p. 128 et 129. Leçons sur l’histoire de la philosophie, tome 6, trad. Garniron, p. 1384/331-332.
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l’Histoire ne se retrouve pas, elle découvre un passé contesté (la préhistoire par exemple). Par ailleurs trouve-t-on vraiment chez Sartre l’inverse absolu de l’idéalisme ramenant tout à l’esprit ? N’en pratique-t-il pas plutôt l’acceptation limitée à un futur à vivre ? Elle est pour lui effectuée avec nous et en nous mais dans les limites d’une volonté réfléchie qui se voudrait pourtant décisive, car elle poursuit une désaliénation active à propos d’un réel objectif limité historiquement, imparfaitement connu, alors que chez Hegel, à l’inverse de Sartre il n’y a pas de pur réel à la fois ignoré et hors de l’Esprit mais une seule et même vérité dans ses trois manifestations. Dans L’être et le néant au contraire (p. 14, 23, 29 et 258), si la conscience naît « portée sur un être qui n’est pas elle », cette « preuve ontologique » n’énonce nullement un dualisme des substances mais constate la présence du monde à soi, « le phénomène d’être ». Celui-ci, dit Sartre, n’est pas l’être mais « l’indique et l’exige ». L’être est absent de soi puis révélé en elle par le surgissement d’un « pour-soi ». La conscience n’est pas alors ce qu’elle révèle mais elle en fait notre monde, en elle il se découvre et se transforme. N’est-ce pas le thème post-feuerbachien dominant de la modernité ? Le principe de la recherche philosophique selon Sartre n’inverse donc pas le sens hégélien de l’action. Le sens devra conduire de la compréhension des ensembles pratiques dans le travail et des groupes humains opérant la praxis, organisation sociale de l’action, jusqu’aux formes et aux groupes, à leurs activités dans le temps, à leurs conflits, à l’Histoire. Le monde sartrien est une conscience de soi en mouvement dans la totalité pratique, dans le temps de l’action. Il y a donc d’abord la liberté du mouvement intérieur (je « prête » mon attention). Elle s’applique à la « nécessité » dans ce que je perçois ou ce que je pense c’est-à-dire à ce sur quoi j’exerce mon attention : soulever un poids, gravir une pente, rédiger un texte. Les deux aspects dans leur liaison constituent, dit Sartre, la « translucidité de la libre praxis », car je peux renoncer ou poursuivre mon effort. Elle est indépendante, par rapport à cet effort, de l’objet auquel je l’applique. Ils paraissent pourtant inséparables dans ce lien libre, mais plus ou moins selon les circonstances dans le rapport que j’ai avec le monde. La « libre praxis » est sans cesse confrontée à mes possibilités pour agir ou à la difficulté que j’éprouve dans le monde « déjà là », déjà encombré par rapport au but
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poursuivi. C’est l’encombrement du « pratico-inerte » c’est-à-dire tout ce que je rencontre dans ma poursuite d’un objectif et qui ne m’aide pas ou constitue un obstacle, par exemple le choix difficile d’un itinéraire ou d’une méthode. Sartre décrit de cette façon le rapport « intérioritéextériorité ». J’objective ce rapport par ce que je crée ou que j’utilise matériellement ou symboliquement : les outils, le langage concrétisé par exemple dans le sceau, signe d’une volonté d’agir qui se prolonge. Dans ce rapport il se crée une contradiction vécue, une « aventure » perpétuelle. Cela existe pour chacun, dans sa propre histoire mais aussi dans l’Histoire où se manifeste une « nécessité », sans cesse éprouvée au cœur de l’ « intelligibilité ». Comment séparer alors ce que je désire idéalement de ce que je rencontre en fait, la nécessité « matérielle » ? Il y a contradiction entre l’intelligibilité et la nécessité mais elle se vit, se laisse dominer dans la mesure où j’en reconnais et où j’utilise ses propres lois. Cela peut-il définir un « matérialisme » ? N’est-ce pas seulement de la lucidité, laquelle, en ce sens, échappe au « matérialisme » si du moins l’on définit celui-ci en oubliant le pour-soi ? Or Sartre décrit celui-ci sans cesse dans sa rencontre d’un monde difficile à vivre. Si le « sens » est ici la direction proposée, de ce fait il indique une signification à la fois matérielle et morale. En quoi alors la démarche sartrienne peut-elle être l’inverse de la philosophie de l’Histoire hégélienne ? Nullement inverse dans son mouvement vers le futur elle en est pourtant à la fois l’opposé métaphysique par sa limitation et l’approbation concrète mais transposée. L’Idée qui est tout le réel dans la philosophie de Hegel laisse la place chez Sartre à un monde dans le temps prenant une conscience limitée de soi. Il s’agit de l’aventure de la vie présente, de notre pensée avec ses risques, ses contradictions, tout ce qui permet une dialectique légitime de la réflexion sans autoriser toutefois son auto-transformation idéale. Celle-ci était d’origine chrétienne, un monde créé allant à sa négation dans le temps jusqu’au salut final, éternel. Cela devient chez Hegel « totalité » absolue de la pensée, totalité absolument contestée pourtant à chaque moment dans une pratique concrète. Or, la pensée pure, reconnaît Hegel, « est tout d’abord un comportement ingénu, absorbé dans la chose, mais cet agir devient nécessairement aussi objet à soi-même » (Encyclopédie I, p. 267, § 163). Elle le fait pour se juger, se dépasser, peut-on en effet ajouter. Mais peut-on
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affirmer, comme il le fait, que les déterminations de la chose sont les siennes et inversement ? Hegel semble supposer là à chaque instant une connaissance totale. « Moyennant ce rappel en et à soi moyennant cet aller-dans-soi de l’intelligence celle-ci devient volonté ». C’est par une volonté de salut hors de soi, se jugeant, revenant selon Hegel à l’esprit pur hors du temps. Elle se transforme donc en un acte idéal. L’agir de la pensée devient la chose dans le temps mais elle se jugera finalement en niant le temps. Hegel semble faire l’économie de la recherche, de ses erreurs, de ses progrès scientifiques et techniques. Car cela arrive, selon Hegel, dans le monde : « L’acte subjectif de voir, projeté hors de lui, est le soleil », écrit Hegel – thème éblouissant (et sidérant) de l’idéalisme. En même temps cette incarnation est pour lui inessentielle. Bien qu’espace et temps soient produits par l’esprit infini, « l’idée créatrice éternelle » : La pensée qui connaît ne s’arrête pas à ces formes, elle saisit les choses dans leur concept qui contient en lui-même l’espace et le temps comme quelque chose de supprimé. [...] L’esprit qui se représente a l’intuition ; celle-ci est, en lui [...] aufgehoben [supprimée en étant conservée] non pas disparue, non pas quelque chose de simplement passé [mais...] conservé dans l’esprit. (Encyclopédie III, p. 550 et 552).
Mais qu’est-ce qui justifie de « ne pas s’arrêter à ces formes » sinon un monisme implicite hors du temps, de l’esprit et du monde ? Hegel loue Héraclite de nier la valeur du savoir particulier.25 Comment concilier cela avec le progrès de la pensée, avec une dialectique qui triomphe de ses contradictions ? Comment peut-on se faire l’idée d’une pensée pratique à la fois dans et hors du temps ? Hegel transpose métaphysiquement un dualisme se niant lui-même qui devient jugement dernier du monde par une pensée pure qui ne saurait pourtant être concrètement la nôtre. Il conteste donc aussi le monde de l’évolution (Encyclopédie II, p. 353-356) dans lequel l’homme, produit par une nature d’abord sans pensée, pense et juge cette production. Le temps hégélien, souvent génialement décrit à propos de l’Histoire est aussi nié chez lui par l’Esprit comme Histoire au sens global, puisque l’Esprit la précède toujours, l’oriente et indique son achèvement ce qui est un singulier prophétisme.
25
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G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la Philosophie, Tome 1, (1832) trad. P. Garniron, Vrin, 1971, p. 173.
Conclusion Concluons sur les sens différents de l’acte selon ces deux philosophes. L’athéisme de Sartre n’a pu évidemment s’accorder à une théologie hégélienne à la fois désituée et philosophiquement réintégrée. La philosophie de Hegel s’est faite un théisme de l’Histoire, séparant résolument le sens transcendant divin de l’acte et son sens humain pour les rejoindre enfin, mais dans l’autonégation de ce dernier. Il en est ainsi du moins très clairement dans la Philosophie de l’Histoire, car il ne s’agit plus en elle de notre monde en peine, très incertain de soi que Hegel par ailleurs pourtant aide à comprendre dans les liens de la pensée avec ce qu’elle transforme à travers le temps, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie. Comment résoudre cette contradiction ? Hegel affirme que les passions y « réalisent leurs fins selon leur destination naturelle et produisent l’édifice de la société humaine, ayant procuré le pouvoir en droit à l’ordre contre elle-même. Les actions des hommes produisent autre chose que ce qu’ils savent et veulent ».26 Elles vont chez Hegel jusqu’à leur auto-jugement absolu alors que pour Sartre elles produisent à la fois espoirs et menaces inachevés dans un monde, il faut le reconnaître, tantôt lucide et tantôt aveuglé. Que l’action soit aliénante est donc vrai aussi dans la pensée de Sartre mais dans un tout autre sens puisque, pour lui, la vérité ne se fait jour que par nous, révèle l’être et cependant, nous l’avons dit, nous échappe encore. Pour lui le monde tente de se comprendre dans un temps qu’il ne peut conclure, qui est à la fois porteur de l’affirmation pratique et de la négation possible de nous-mêmes. « Nous découvrons dans notre expérience dialectique, l’être en soi de la praxis-processus comme ce qu’on pourrait appeler son inassimilable et non-récupérable réalité », son « autonomie », écrit-il (CrRD II, p. 319-320 et 340-341).27 La libre opération de l’esprit nous fuit donc dans le temps même où on l’opère. Pour Sartre il faut lier pensée critique, souci et volonté pratique en refusant un dogmatisme impossible. « Il est dans l’essence même de la vérité qu’elle 26 27
G. W. F. Hegel, Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, p. 33. Exemple de César, p. 135. Cf. aussi « [L’homme] est en lui-même “être-autre” (parce qu’il se fait intériorisation du monde) [...] L’être-soi c’est justement la reprise de l’être-autre » (CrRD II, p. 319-320, 340-341 et 455).
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doit être dépassée [...] » (Vérité et existence, p. 117-119). On ne peut donc conclure absolument à son sujet comme le fait l’idéalisme. Sartre a refusé également deux mythes opposés et pourtant joints à propos de l’avenir : celui du sens totalement ignoré et celui du sens imposé par le destin. Pour Heidegger c’était par le fait de « l’Être », dans L’essence de la vérité et dans la Lettre sur l’humanisme. Il y a proposé « une non vérité originelle plus ancienne que toute révélation ». L’Être dont il parle a donc, selon lui, exclu l’homme de sa décision initiale. Pour Hegel le mythe inverse est celui d’une Histoire transcendée par sa fin idéale que la pensée pourtant reconnaît. Pour l’un comme pour l’autre elle ne l’est pas par nos actes, alors que pour Sartre ceux-ci ont comme limite l’autonomie du monde qui nous enveloppe. S’il y a totalisation possible il faut la considérer comme un « enveloppement » matériel et historique, nullement totalisant vers l’absolu. On peut cependant rendre le lien entre Hegel, Sartre et Heidegger plus intelligible en remarquant que le sens moderne du temps politique, scientifique et industriel, temps de transformation pratique rapide d’une complexité inégalée a pu être « pressenti » par Hegel (comme l’a dit Jean Hippolyte) et après lui « vécu » par Heidegger ou Sartre, sans être tout à fait reconnu ni aisément accepté. Leur œuvre vivante est aussi un produit du temps, qui doit en effet être affronté alors que l’on ne peut conclure. Exister, c’est sortir de soi, donc être dans l’inquiétude du réel. Dès 1950 ce sens moderne du temps, clairement refusé par Heidegger, est à l’inverse décidément accepté par Sartre, refusé, accepté à travers leur affrontement. Quelle œuvre datée ne sollicite pas implicitement de ses lecteurs une interprétation critique, c’est-à-dire ici un effort d’intelligence de sa situation historique, situation de repli subjectif pour l’un, d’action décidée pour l’autre ? Il s’agit même d’une constante si l’on admet non seulement que la philosophie a une histoire mais qu’elle est une histoire, faite de thèmes vitaux, vivants, sans cesse repensés et revécus, mis en question hors du présent, acceptés ou combattus en lui (singulièrement entre 1930 et 1950). Elle reste donc dans la pensée et pour elle-même un risque vivant et inachevable comme notre espoir à travers nos luttes. Toute philosophie non seulement doit alors être repensée mais elle a besoin, dit Sartre, d’être revécue en son sens second, « l’historialisation » produit le sens fini qu’elle peut prendre pour nous. Considérée comme un facteur relatif d’Histoire présente, existentiellement, cette dé-
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marche peut juger l’extension sans cesse renouvelée de l’objectif et du subjectif avec ses retours apparents. Un jeune soldat médecin de 1918, Aragon par exemple, doit affronter de nouveau la guerre de 1940, tout comme Sartre à 35 ans (qui n’avait connu la précédente que pendant son séjour malheureux à la Rochelle). Hegel a-t-il pu pressentir ces expériences difficiles sans cesse renouvelées quand il écrivait que « l’État, la nature et le monde idéel s’accordent dans une seule vérité dont l’union se fait dans un dur combat » ? Mais peut-il y avoir une union totale dans nos compréhensions du temps ? Cependant la magie ou si l’on veut la nostalgie de Être total, le besoin de transfigurer un monde inquiet de son avenir à travers les déchirements qui l’ont brisé fut défendue de nouveau par Heidegger, plus radicalement peut-être que dans la pensée hégélienne. Dans la Lettre sur l’humanisme dressée contre l’existentialisme sartrien, la contingence apparente de l’Être-là, du « Dasein » et le sentiment immédiat, vécu si souvent par chacun d’avoir été jeté sans raison dans la vie, sont transfigurés. Cette contingence apparente, ce manque de sens devient paradoxalement chez Heidegger un don absolu de Être, concept idéalisé de la Totalité. Il nous faut assumer ce don, selon lui, alors que Sartre à l’opposé y a vu avec le temps la tâche partielle d’un chemin à tracer dans un en-soi, c’est-à-dire dans un monde qui se découvre par nos actes et à quoi seuls nous pouvons donner un sens. La philosophie reste ainsi une lutte réfléchie, un acte intégré ayant un sens pour tous, mais sans cesse conflictuellement mis en question, ce qui paraît beaucoup plus être notre expérience vécue.
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Chapitre VII
L’« universel concret » sartrien, universel reconquis
Introduction : « L’universel singulier » selon Hegel et selon Sartre Hegel définit l’universel singulier par l’identité subjective, la ressemblance conquise dans une communauté idéale (libre), élargie (l’esclave libéré). « Le maître qui se tenait face à l’esclave n’était pas encore véritablement libre, car il ne s’intuitionnait pas encore lui-même totalement chez l’autre : c’est seulement pour autant que l’esclave devient libre que le maître, lui aussi, devient en conséquence complètement libre. » (Encyclopédie III, add. au § 436, p. 536). Et au § 436 Hegel voit dans cet « apparaître alterné universel de la conscience de soi » le principe de toute spiritualité essentielle de la famille, de la patrie, de l’État ainsi que de toutes les vertus – de l’amour, de l’amitié, de la bravoure, de l’honneur, de la gloire. Sartre, pour qui c’est le sens à créer de notre propre vie, définit l’universel singulier par une dissemblance subjective à laquelle un être meurtri donne un sens qu’il crée (tout en la conservant comme Kierkegaard, blessé par la malédiction paternelle envers Dieu qu’il assume pourtant). Vivre la contingence originelle, c’est la dépasser : l’homme, irrémédiable singularité, est l’être par qui l’universel vient au monde et le hasard constitutif, dès qu’il est vécu, prend figure de nécessité. Le vécu, nous l’apprenons chez Kierkegaard, ce sont les hasards non signifiants de l’être en tant qu’ils se dépassent vers un sens qu’ils n’avaient pas au départ et que je nommerai l’universel singulier (Situations IX, p. 175).
Et dans « Justice et État » (in Situations X, p. 51) Sartre définit : « le fondement de la justice, c’est le peuple. [...] l’ensemble des opprimés et des exploités [qui] peuvent [...] réclamer leur libération ». Elle reste cependant leur histoire. Hegel étend une universalité de gain collectif de l’esclave au maître.
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Sartre dépasse (sursume) une singularité négative qui subsiste mais change de sens. Il la décrit pour lui-même dans Les Mots, faible petit enfant au Luxembourg mais se constituant dans et par l’écriture, se reconnaissant pourtant dans cet enfant.
1. Y a-t-il un universel, c’est-à-dire une vérité possible du vécu ? La « vérité » des temps modernes, celle du progrès, semble à l’inverse une ambivalence inquiète. Sartre s’est proposé d’intégrer à la réflexion philosophique, au mouvement de sa pensée propre, l’apport de Hegel, volonté d’accorder la vérité réfléchie, celle de notre expérience et de notre savoir à la transformation de son sens réellement concret, celui de l’Histoire. Ce vouloir articulé sur des universaux réputés rationnels constitue le lien de notre rapport au monde et permet notre action. Mais pour Sartre il s’agit de le comprendre comme l’intelligence du vécu imprévu qui s’annule, nous déconcerte, nous contraignant sans cesse à nous faire autres. Sartre s’écarte du thème hégélien selon lequel l’univers, étant luimême Idée-monde, porte son propre sens dans le temps. Hegel affirme en effet « La pensée spéculative doit montrer chacun de ses objets et le développement de ceux-ci en leur nécessité absolue » (Encyclopédie III, add. au § 379, p. 382). A l’inverse Sartre substitue à ce thème celui de la signification toujours inachevée et incertaine que nos actes cherchent à donner à chaque événement à travers les aléas de notre histoire propre, vécue en commun mais souvent peu solidaire. L’acceptation sartrienne de cet apport hégélien du vécu, à la fois reconnu comme chemin du vrai mais privé désormais de l’interprétation idéale selon laquelle l’Esprit ne révèle dans l’Autre que lui-même, signifie-t-elle pour autant le rejet de la pensée « pure » c’est-à-dire d’une vérité que l’on souhaiterait fondée sur l’absolu ? L’être de la nature, selon Hegel, n’est que le mode le plus abstrait de la réalité, « l’être hors de soi-même de l’esprit » (Encyclopédie III, add. au § 384, p. 395). L’acception opposée, selon Sartre, pour qui la conscience est notre pour-soi révélant en partie au présent, dans le concret, l’en-soi de la nature, de nous-mêmes et du pour-autrui, n’exprime-t-elle pas l’exigence d’une mutation concrète de la réflexion, de son « progrès » pratique, de son
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mouvement actif non isolable du savoir acquis à propos du réel, porteur d’un absolu différent présent, humain, le seul possible ? La « vérité » des temps modernes, celle du progrès, est une ambivalence inquiète. Pour Sartre, être philosophe c’est d’abord vivre en s’éprouvant soi-même – et en éprouvant avec beaucoup d’autres – l’obsolescence concrète des formes de l’universel, donc des traditions. « Né de l’écriture » selon son expression, conscient de sa faiblesse, après s’être jeté dans l’imaginaire de ses « romans » enfantins où il se présentait symboliquement en héros intrépide, il s’est défini par son « pouvoir d’arrachement ». A dix ans, dit-il dans Les Mots (p. 193) : « J’avais l’impression que mon étrave fondait le présent et m’en arrachait ; depuis lors j’ai couru, je cours encore [...] ressentant une irrésistible attraction qui me contraignait sans cesse, fût-ce en dépit de moi-même, à faire de nouveaux progrès. » Sartre, hors des conventions, s’est reconnu dans l’athéisme, lequel comme la foi elle-même d’ailleurs, dit-il, est « une entreprise cruelle et de longue haleine » (puisqu’elle inverse une interprétation répandue du monde et bouleverse le sens des œuvres de culture). Il a dédié d’abord à son grand-père et à ses livres aussi bien qu’aux habitudes convenues un attachement et une ironie reconnaissante, s’est « voué à faire des livres », se jugeant « tout juste un individu » (selon le mot de Céline), celui qui dans La Nausée esquisse un roman que lui, Sartre, est en train d’écrire. Mais il rompra avec ce personnage dans ses Carnets de la drôle de guerre. Il s’est défini dialectiquement sur un autre plan, s’est engagé à fond dans le monde conflictuel où il avait à vivre, cherchant à lui donner un sens : « ma seule affaire [dit-il] était de me sauver par [...] le travail et la foi [...] ma pure option ne m’élevait au-dessus de personne ». Ce fut dans un temps que les guerres bouleversaient, qui fut aussi celui du surréalisme dans lequel la pensée et la représentation ont voulu renoncer à toute convention. Le théâtre, la poésie, le roman, le cinéma, miroir nouveau du réel, ont cherché alors à reconnaître, à justifier avec Charlie Chaplin l’expression sympathique ou/et la satire de l’absurde des Temps Modernes. La modernité fut pour Sartre comme pour ses contemporains très souvent un déchirement par lui reconnu, accepté, car si Sartre l’a vécue, il a voulu aussi en « réfléchir » les drames avec tous, les a rendus manifestes dans une œuvre et dans une vie aux langages et aux interventions publiques multiples, jusque dans la rue, dans la foule, sans
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accepter jamais de se poser en « notable », en « prix Nobel ». Il a rompu avec la nullité de principes traditionnels qui prescrivent abstraitement des règles universelles en dépit de leur impuissance concrète, non seulement dans la création esthétique, mais aussi parce qu’ils exhibent leur impuissance dans la vie, en face des préjugés de classe ou des cruautés racistes, et montrent leur nullité dans des guerres où il faut tuer ou être tué pour recevoir des éloges, comme dans la captivité vécue dont, dans l’impossibilité d’être kantien, on ne s’évade pas sans ruses. Il a éprouvé l’incohérence du monde à travers les nouvelles façons de vivre, les impératifs conformistes, leurs applications aussi contradictoires qu’autoritaires, en France ou en Italie, à Cuba ou aux U.S.A. comme en Russie soviétique. Tout cela contraignant, bien ou mal, à y vivre ou à y mourir. Ce refus sartrien de l’universel convenu fut heurté, polémique. Sartre s’est vu, à un moment du moins, à l’opposé de Camus qui, après avoir lutté dans la Résistance, a refusé pourtant l’Histoire dans L’homme révolté, prônant alors une révolte morale contre la révolution politique.1 Sartre ajoute qu’il est vain comme le fit Camus, du moins dans ce livre, de se demander si l’Histoire a un sens puisqu’il faut lui en créer un, fût-ce à travers son absurdité (par exemple en Hongrie en 1956). C’est dans l’action historique, dit-il encore, que la compréhension de l’Histoire se fait par nous. Elle n’est possible ni dans une morale qui se voudrait hors du temps, ni dans le respect d’une transcendance inhumaine mais le devient relativement par la présence et l’action. La transcendance de l’être en soi ramène la praxis-processus à l’intériorité comme sa réalité pratique. [...] quand nous aurions la connaissance de tel ou tel désastre qui doit exterminer dans mille ans, dans cent ans l’espèce, les urgences proprement humaines et historiques de la situation présente ne changeraient en rien (CrRD II, p. 337).
Le besoin est, selon Sartre, l’origine de la dialectique entre la nature et un être conscient. La philosophie alors n’a pas à dire l’esprit pur se retrouvant en soi, comme le pensait Hegel : « L’esprit est l’Idée infinie, et la finité a la signification qui est la sienne, celle d’être l’inadéquation du concept et de la réalité, avec la détermination consistant en ce qu’elle est, pour l’esprit, un paraître à l’intérieur de lui-même » (Encyclopédie III, § 307).
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Cf. « Réponse à Albert Camus » in Situations IV, p. 121-124.
Pour Sartre, au contraire, notre vie inquiète, agissante, en recherche, est en besoin, en recherche d’une vérité-valeur active mais toujours inachevée.
2. Ne faut-il pas contester dans ce cas la jonction hégélienne de la certitude idéale du vrai et du dépassement dialectique ? La vérité-valeur ne romptelle pas de ce fait avec la vérité-essence ? Elle est création libre à partir du réel. Il faut reconnaître que les thèmes idéalistes, ceux du triomphe de la raison, occultent parfois la dureté des mutations historiques chez Hegel, celle des bouleversements qu’il a pourtant reconnus et qu’il a luimême vécus, comme professeur d’université, puis comme journaliste, ensuite directeur et professeur de lycée, grand voyageur avant de triompher à Berlin. Sur un autre plan par ailleurs il est incontestable que la pensée hégélienne paraît exiger idéalement la circularité totale (ou du moins spiralée par l’effet des progrès du savoir) d’une vérité qui ne ferait que se retrouver, se reprendre elle-même au point de sembler parente du cosmisme idéal de la métaphysique d’Aristote qui annonce, espère pour nous, à certains moments du moins, l’identité de l’intelligence et de l’intelligible. Hegel affirme « l’esprit n’est comme tel que pour autant qu’il se révèle à lui-même » (Encyclopédie III, add. au § 383, p. 395). Il reprend ce thème de la Métaphysique d’Aristote (Λ 7) et en cite le texte après avoir conclu : « L’idée éternelle qui est en soi et pour soi se fait agissante, s’engendre et jouit de soi éternellement comme esprit absolu » (Encyclopédie III, § 577). Aux yeux de Sartre, à l’inverse, la contingence c’est-à-dire la survenue de l’événement, l’expérience du quotidien ne peuvent coïncider avec ce que Hegel appelle le Concept. Il dit : « Nous découvrons, dans notre expérience dialectique, l’être-en-soi de la praxis-processus comme ce qu’on pourrait appeler son inassimilable et non-récupérable réalité » (CrRD II, p. 319). Il n’est pas moins vrai pourtant, il faut être juste envers Hegel, que par un renversement dialectique, une prise de conscience, résultat et exigence bouleversante des Lumières et de la modernité, le Concept selon Hegel, dans son mouvement, son éclatement constant, met en évidence
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la puissance et la vérité des genèses transformatrices. Hegel définit alors la pensée par sa négativité (Sartre l’appellera néantisation). « La finité de l’esprit [...] doit être connue comme un simple moment. Le fini a ainsi, dans l’esprit, seulement la signification d’un être supprimé, non celle d’un étant « (Encyclopédie III, add. au § 386, p. 399). Le fini n’est plus alors l’absence, la nostalgie de l’infini mais à l’inverse la reconnaissance de l’infini dans le fini par son sens, sa visée toujours reprise. Hegel a bien exposé la relation de l’en-soi et du pour-soi qui, chez lui, n’est pas seulement celle de l’esprit total mais aussi la vie de la conscience qui dissimule et révèle. Elle recrée et annule sans cesse le présent nouveau à quoi il nous faut faire face. L’« autre [...] cesse complètement d’être une borne pour lui [l’esprit fini] » (Encyclopédie III, add. au § 384, p. 396). Ce mouvement vivant, limité, deviendra pour Sartre l’expression de la vérité pratique. Une sursomption est pour Hegel comme pour lui (Vérité et existence, p. 114) le saut nécessaire par lequel la réflexion abandonne l’abstrait qui subsiste en tant que moment, en s’élevant au plus concret. « Ainsi apparaît également pour l’objectivité la double signification de se tenir en face du concept autonome, mais aussi d’être l’étant en et pour soi ».2 Une loi physique implique l’universalité d’abord théorique puis concrète du concept. Si la raison était purement formelle, l’application des mathématiques à la nature ne serait pas possible. La raison est concrète ou doit se rendre telle. C’est ainsi que la vie de l’esprit dans le temps devient, avec Hegel mais aussi dans toute pensée rationnelle concrète, une « suppression conservante ». Ce n’est pas toutefois dans le même sens, car Sartre retourne et réinterprète ce thème hégélien en affirmant que, pour chacun, toute conservation est antinomique. A l’inverse du mouvement qui conduit à une totalité idéale Sartre pense le progrès du vrai comme étant une découverte active à la fois fondée et incertaine de soi. Elle se fait dans un monde « semi-dialectique » qui se révèle être « totalité détotalisée ». Le monde est tel que « l’avenir décidera du vrai ». [...] chaque vérité est simultanément fermée et ouverte. Elle apparaît comme présence en personne de l’en-soi avec un horizon circulaire de significations qui ferme le regard. Et en même temps elle est ouverte dans la mesure où ces significations sont non vérifiées mais seulement présumées [...] l’usage ultérieur que l’alter ego et
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G. W. F. Hegel, Science de la logique, tome II, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier Montaigne, 1981, p. 213.
plus tard les autres feront de cette vérité demeure indéterminé (Vérité et existence, p. 115).
Le vrai est donc alors vérifiant, praxis en devenir (comme il l’est dans les sciences, mais sur un autre plan). La vérité-valeur ne rompt-elle pas de ce fait avec la vérité-essence ? La diversité philosophique est légitime puisqu’elle est une recherche pratique. Le vrai pour Sartre n’est plus seulement une totalisation concrète toujours reprise du réel ancien et présent, il a un avenir, un chemin incertain qu’il faut créer grâce à des découvertes communes ou à des recherches divergentes. Il devient le vrai-valeur commun et/ou subjectif, à mettre en question dans nos actes et non un vrai-essence. « L’essence, c’est tout ce que la réalité humaine saisit d’elle-même comme ayant été ». A l’appui Sartre cite d’ailleurs Hegel « Wesen ist was gewesen ist » (L’être et le néant, p. 72). Le cogito, mouvant, se fait, selon Sartre, affrontement au réel. L’acte intellectuel cartésien, initiant la réflexion moderne selon Hegel, n’a pu conserver pour tous son sens premier. Sartre en transforme le sens : d’une reconnaissance de la pensée pure et du corps chez Descartes il devient pour lui sans dualisme autre que celui de la conscience et du monde, du pour-soi et de l’en-soi, l’examen et l’épreuve de l’affrontement de la pensée à ce dont elle cherche à s’affranchir. L’analyse sartrienne heurte frontalement ce qui l’arrête, elle souffre avec tous dans un monde « désenchanté », dit Marcel Gauchet3 après Max Weber. L’aliénation de la praxis dans le pratico-inerte, le déjà-là, est inévitable, car le vécu fige souvent notre effort dans lequel la liberté risque à chaque instant de se perdre par son exercice même. Dans la recherche du sens de cet en-soi, de cette étrangeté du monde qu’elle découvre et transforme, souvent elle ne voit que la vérité apparente de ses propres actes. Un symbole vrai en est « la pièce frappée » (CrRD I, p. 246/289) – l’or espagnol de la conquête des Indes Occidentales arraché par la violence aux esclaves du Pérou comme l’a rappelé Braudel dans son livre sur le monde méditerranéen au temps de Philippe II, or qui a enrichi sans rien créer.4
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M. Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985. Cf. F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, étudié par Sartre dans CrRD I, p. 235-238/276-280.
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3. Une philosophie affronte donc en chaque temps pour atteindre l’universel une extériorité nouvelle qu’elle transforme. Si l’on vit l’Histoire, le sens en est situé et à la fois incertain et contraignant. La philosophie alors se reconnaît et peut se vouloir temporelle et même plus située qu’héritée. Le philosophe, remarquait déjà Hegel, n’est pas d’abord celui qui reçoit et perpétue une tradition. La philosophie en effet commence avec chacun de nous. Hegel écrit : « Son commencement est seulement une relation du sujet en tant que celui-ci veut se décider à philosopher » (Encyclopédie I, § 17 de l’introduction, p. 183). Il faut pour cela que chacun se constitue critique de son temps propre. Hegel a exposé surtout la vie de la réflexion dans le temps de l’Histoire et il a montré la vérité des sauts qualitatifs anciens. Il a décrit des ruptures qui ont constitué des drames pour tout un monde (la Réforme, les Lumières, la Révolution). Elles furent des drames non seulement pour les créateurs des nouveautés mais aussi pour la « belle âme » qui craint d’entrer dans un temps nouveau, ébranlée par « l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l’action ».5 Et en un sens cette démarche nécessaire, cet espoir, en rupture avec le thème illusoire de la perfection cosmique, sont douloureux. Ils mutilent notre propre vie, heurtent encore ceux qui restent fidèles à l’idée consolante d’un monde ordonné pour ou par l’homme. Sartre dit ainsi de Camus en qui il percevait cette crainte : « Ce cartésien de l’absurde refusait de quitter le sûr terrain de la moralité et de s’engager dans les chemins incertains de la pratique. Nous le devinions et nous devinions aussi les conflits qu’il taisait : car la morale, à la prendre seule, exige à la fois la révolte et la condamne ».6 La morale n’est en effet, dit Sartre, qu’une recherche toujours actuelle, personnelle et commune, souvent déçue, de ce que nous pouvons, de ce qu’il nous faut reconnaître et vouloir en un temps dans un monde situé, dépourvu en lui-même de justification, de raison ultime et donc, pour nous, d’assurance absolue de la valeur de nos actes à travers lui. En ce sens elle est, dans le concret, imprévisible. Savons-nous
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G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, tome II, p. 189. « Réponse à Albert Camus » in Situations IV, p. 127.
exactement d’avance ce que nous dirions, ce que nous ferions devant l’inadmissible, pendant une autre guerre ?
4. Que peut être alors une dialectique interrogative ? Quelle est l’aventure de l’universel concret selon Sartre ? Sartre propose, après l’avoir vécue, de théoriser l’« historialisation » qui n’est pas, dit-il, l’historicité, la simple reconnaissance de l’événement. Il faut « s’historialiser contre l’historicité » (Vérité et existence, p. 136). Il s’agit de dépasser son époque en cherchant concrètement au milieu de tous, universellement en ce sens, mais non sans risque, à la transformer vers les fins qu’elle pourrait et devrait se proposer. La liberté, écrit-il, c’est de « prendre après coup ses responsabilités de ce qu’on n’a ni créé ni voulu » mais qu’il nous faut assumer (id., p. 88 et 89). L’éloge hégélien de Descartes, éloge déjà critique en lui-même, est interprété par Sartre dans la reprise insistante d’un cogito revécu par nous et non simplement repensé. Cet héritage reconnu est pour lui la certitude du « je pense » dans le pour-soi, mettant en présence non deux « substances », esprit et corps, mais un révélateur du sens de l’en-soi c’est-à-dire du monde. Il exprime de ce fait à la fois le lien mais aussi la rupture constante entre la conscience, la réflexion et le réel. Hegel déjà, dans sa recherche vers l’universel concret, trouvait ce lien dans l’être singulier selon le modèle de l’esclave libéré.7 Il le théorisait, à l’inverse de Leibniz hors d’une monade qui ne peut communiquer avec ses voisines. L’intellectualisme de Leibniz, a-t-il dit, n’avait pas su se rendre maître de cette « séparation dans le Concept, qui va jusqu’à la mise en congé hors de soi-même, jusqu’au paraître dans une indépendance distincte ».8 Leibniz « ne sait pas établir cette relation en soi et pour-soi », ajoutait-il. Mais Sartre a exercé plus pleinement l’appropriation-rupture proposée par Hegel. Elle justifie en fait l’histoire de la philosophie, histoire que nous vivons que nous transformons aussi. La conscience, dit-il, « qui 7 8
Leçons sur l’histoire de la philosophie, tome 6, p. 1637. Id., p. 1637.
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est comédie, qui est truqueuse, a à se faire être ce qu’elle est » (Vérité et existence, p. 89) selon le modèle de Kierkegaard assumant ce dont il n’est pas responsable. Nous devons admettre que le vrai connu est dans le temps, donc vivant, changeant. Nous n’avons pas voulu notre époque, notre vie mais tout en nous laissant libres, elle impose une limite à nos pensées. Le sens attribué au réel est donc à la fois situé et contraignant. Ces exigences, ces découvertes imprévues, sont en un sens contingentes, dans notre vie du moins, car nous n’en sommes pas les auteurs. Or le monde très souvent nous interpelle, nous contredit. Le chanoine Copernic, ayant appris par l’observation et le calcul que l’ordre supposé de l’ancien cosmos est inexact, craint longtemps de publier sa découverte. Tycho-Brahé mitige cette thèse bouleversante, car nous dépendons dans nos croyances menacées de ce que nous savons. Pour nous Sartre confirme non les contenus mais la situation instable du vécu réfléchi. Il s’agit pour lui de l’universel du sens présent pour moi, celui que je donne, maintenant à ma vie dans le monde, en jugeant vrai dans l’affrontement au réel le choix que j’en fais. Il n’existe d’universaux effectifs, théoriques ou pratiques, que par la recréation constante que nous pouvons en faire. Elle est vitalement nécessaire. Se fait-elle à partir de rien qui soit hérité mais seulement de ce qui est actuel ? Non, sans doute, pas absolument mais, dans son sens final, oui, car si des données culturelles scientifiques et morales existent, survivent, signifiantes certes mais multiples et souvent incohérentes, elles ne nous donnent pas par elles-mêmes le pouvoir, dans un monde a-cosmique, de produire ce qui peut devenir le sens présent, « mondial », légitime de nos actes, de nos vies qu’il faut créer au-delà, en une méta-physique, au sens proposé par Janicaud, laquelle « échappe au destin à l’intérieur duquel on prétendait l’enfermer ».9 Quelle position prendre dans un conflit inédit qui nous concerne, qui me concerne ? Aucun principe hérité ne peut me donner une certitude (lorsqu’il s’agit d’une guerre par exemple). L’universel concret doit pour cela être philosophiquement recréé en chaque temps, reconquis contre l’absurde qui nous menace, devant l’inconnu nouveau que nous devons vivre et le pratico-inerte qui dès le présent nous submerge, devant l’injustice du monde. 9
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D. Janicaud, « Phénoménologie et métaphysique », in La Métaphysique, Vrin, Laval, 1999, p. 124-126.
Se disant « aventurier », Sartre fut un penseur de l’inquiétude active, en souci de tous, fort différent sans doute de ce que fut Nietzsche, mais cherchant comme lui sans cesse la vie en compréhension avec soi-même qu’il nous faut sans cesse repenser.
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Chapitre VIII
La prise de conscience contemporaine d’une « méta-physique » interrogative : « Du même à l’autre »
« je me jette, pour être autre et le même, vers un avenir qui se révèle déjà comme le même et l’autre » (CrRD II, p. 415)
1. Une philosophie s’interroge. Peut-elle se faire, comme le souhaitait Hegel, pensée totale ? Selon « l’ignorance d’extériorité » sartrienne, cette ambition est vaine, ce qu’il faut discuter. Sartre a repris instamment, c’est-à-dire avec une volonté sans cesse présente, la tâche des philosophes qui après Kant ont transposé le mythe métaphysique d’un savoir absolu fondateur, souvent hérité d’une théologie. « S’agissant des êtres de raison [...] nous ne devons les prendre pour fondement que comme des analogues de choses réelles », avait dit Kant.1 Mais pour Sartre c’est au profit d’un autre absolu actif, le seul possible mais sur fond de risque suprême : le témoignage des hommes engagés dans la recherche et la pratique d’une volonté commune ; ils sont à la fois ignorants et dans la nécessité d’agir. Pour Sartre « l’être en soi de l’activité humaine [...] est, dans son secteur [...] un absolu [...] ; [...] l’histoire de l’homme résiste à sa détermination en extériorité, elle demeure comme centre absolu d’une infinité de relations entre les choses » (CrRD II, p. 335). Sartre a poursuivi trois débats critiques dialectisés. Le premier concerne la géniale thèse hégélienne du vrai en devenir que Sartre a transposée dans la vie sociale mais en refusant son idéalisme. Le second fut une polémique contre un matérialisme « métaphysique », celui d’Engels, une sorte de philosophie de la nature qui 1
Critique de la raison pure, p. 469.
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oublie qu’elle est en un sens l’œuvre de l’homme. En troisième lieu la nécessité d’une raison « synthétique et progressive » en anthropologie a mis en évidence l’exigence de ce que Dominique Janicaud appellera « le noyau-méta » d’une réflexion présente à son temps. Mais qu’est-ce que transposer, dialectiser dans la réflexion philosophique ainsi que dans l’action qui pour Sartre en est inséparable ? Cela définit pour lui l’engagement critique. La philosophie peut-elle être totale ? Pour Sartre, la vie du vrai, effectivement dialectisée (c’est-à-dire mise en rapport avec notre situation globale), est « le devenir d’elle-même » comme l’a montré Hegel mais elle n’est pourtant aussi que la vie commune d’une pensée située, une totalisation conflictuelle relative. Déjà il ne s’agit pas essentiellement chez Hegel de la pensée du moi subjectif. La voie pour rendre compte de l’opération nécessaire laquelle, à l’inverse d’un subjectivisme passionné, nous rend à nous-mêmes dans le présent, fut initiée par lui dans la pensée moderne, car il ne séparait pas l’universalité du vrai du temps vécu et de l’action, « quelque chose d’autre est en marche ». Cependant, dit Hegel, « Dieu seul est l’accord véritable du concept et de la réalité ; mais toutes les choses finies ont en elles-mêmes une non-vérité, elles ont un concept et une existence, mais qui est inadéquate à leur concept. C’est pourquoi elles doivent aller au fondement » (Encyclopédie I, add. § 24, p. 479). C’est ce que dit aussi Heidegger. Mais n’est-ce pas plutôt l’inverse qui éclaire, c’est-à-dire s’orienter vers une fin choisie ? Le commencement de la philosophie est la décision de philosopher, donc aussi d’agir. Mais Hegel refuse de lui promettre d’atteindre une unité substantielle, du moins à la manière de Spinoza pour qui la substance est Dieu, l’Être total absolument infini. Le défaut de Spinoza, dit Hegel « consiste [...] en ce que la substance ne progresse pas » (Encyclopédie I, p. 48). Pour Hegel l’esprit est l’immédiat véritable en progrès, ce que pense aussi Sartre de notre expérience présente. Hegel ne prive pas la réflexion de l’absolu, c’est-à-dire de la totalité signifiante (ce qui a un sens parfait par soi). Il s’agit, dit Bernard Bourgeois, du « savoir que l’absolu prend de lui-même en l’homme » (id., p. 39). L’esprit dit Hegel est « l’unité concrète du sens, du logique et de la nature » (id., p. 43). Pour lui l’esprit peut devenir certain de soi (puisque lui seul existe réellement). Pour Sartre cependant, le sens s’évade sans cesse de ces trois repères que pourtant il recrée.
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Kant avait renoncé à un absolu total dans sa thèse des formes a priori, limitées, phénoménales, de la sensibilité et de l’entendement. Mais selon Hegel qui pense avec raison que la pensée n’est pas qu’une « représentation », car elle resterait alors empirique, son objet est l’Idée comme sens, liée au mouvement même de la réflexion et à l’effectivité du monde. La pensée doit « opérer par le moyen du Concept ». Ce terme désigne, dit Bernard Bourgeois, le « passage immanent, nécessaire d’une détermination à une autre » (id., p. 118). « La progression du concept est un développement », celui-ci exprime le dynamisme de l’absolu. « Le fondement est l’unité de l’identité et de la différence » (id., p. 221). L’autodétermination du Soi total dans le présent est celle de « l’effectif » c’est-à-dire du réel (« Wirklichkeit ») dans son ensemble, considéré concrètement. « L’existence est l’unité immédiate de l’être et de la réflexion » (id., p. 230). Mais l’effectif peut-il être total ? Il s’agissait d’abord, a dit Hegel devant ses premiers étudiants à Berlin en 1818, de restaurer et de sauver « le tout politique, [...] la vie du peuple et de l’État » (id., p. 145). Dans un tel ensemble, dit-il encore, la raison est consciente de soi comme de l’être, la subjectivité doit s’effacer dans la mesure où elle se séparerait de l’objectif. « La subjectivité du Moi est [alors] immergée dans l’universalité rationnelle ». Il ne s’agit donc pas chez Hegel d’un idéalisme dans lequel l’essence ne serait qu’une détermination abstraite (id., p. 232) mais d’une théorie du Tout, du Soi total mû par l’Idée. La bonté de l’absolu, dit Hegel, « laisse aller les réalités singulières à leur jouissance du soi et c’est cet absolu lui-même qui les ramène dans l’unité absolue ». Bernard Bourgeois dit qu’alors le moi philosophant fait place à la réflexion propre du moi réel. La philosophie doit être alors une ambition à la fois située et pensant cette situation dans tout le possible. Mais n’est-ce pas là une annulation de tout possible imprévu ? Comme le fit Aristote, métaphysicien et penseur politique, d’ailleurs cité à la fin de l’Encyclopédie, Hegel joignait au final l’intelligence à l’intelligible dans un savoir heureux, à la fois être et esprit, réfléchi et politique. Pour Hegel donc « le subjectif, en sa vérité est tout autant l’objectif » (même lorsqu’il s’agit de Dieu par exemple). L’homme, au moins par ses aspirations, est pleinement, totalement un être du monde : « La nature de l’esprit est la manifestation [...] sa déterminité et son contenu sont cette révélation même. C’est pourquoi sa possibilité est immédiatement une effectivité infinie absolue. » Pour Hegel la pensée,
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« de même qu’elle constitue la substance des choses extérieures, est aussi la substance universelle de l’être spirituel » (id., add. au § 24, p. 475). Il ajoute pourtant « je pense mal en tant que j’ajoute quelque chose de moi » (id., p. 477). Dans sa visée en quoi pourtant cette subjectivité du moi pourrait-elle être fausse ? Il existerait donc de l’être extérieur au vrai ? L’in-fini, c’est-à-dire aussi l’inachevé, peut-il être l’absolu au sens classique ? Mais l’absolu pour Sartre est le concret pratique que nous vivons. C’est donc l’effectivité achevée en soi que Sartre conteste dans son analyse de l’« ignorance d’extériorité » (CrRD II, p. 332-337). Mais pour Hegel, le moi dans sa contradiction, est « l’expression de la relation infinie et en même temps négative à soi-même ». Homme et monde sont pour lui le chemin, le combat et le triomphe de l’esprit à la fois dans le temps et au-delà du temps qui pour lui n’existe (ainsi que l’espace) que comme un mode réel mais second de l’Idée. L’Esprit ayant en lui « le contenu total de la nature ». Cette affirmation définit évidemment pour Sartre un idéalisme inadmissible, aussi bien en ce qui concerne la nature qu’en ce qui rend intelligible notre action vers l’au-delà du temps vécu, exigence sans repos. La dialectique est pour lui, plus souvent qu’une synthèse, une dualité d’opposition partagée (dans la division du travail, les échanges sociaux, du potlach à la Bourse...). Ce n’est pas la cité des fins, dit Sartre : « Je me traite comme moyen et ne puis traiter l’autre comme une fin ». Comment ne pas ignorer avant sa détermination le résultat précis d’échanges libres ? Aussi l’intériorisation sartrienne de ce qui est effectif n’est nullement pour Sartre une philosophie du Tout total. Pour lui, un humanisme situé, acceptant d’être une histoire, doit rompre avec cet idéalisme. On doit admettre de devoir proposer, à travers l’incertitude d’un jeu collectif, un choix commun. On ne peut ni l’imposer ni le supposer tout à fait inexact sans nier le temps et la possibilité pratique d’un progrès. Pénétré de la pensée classique dans sa diversité critique, l’esprit, selon Sartre, ne s’identifie pas à toute la nature, à tout le réel comme le suppose Hegel. On ne peut pas sans doute se situer dans l’être sans l’exprimer dans l’espace et dans le temps et ainsi sans le rejoindre, car le savoir, l’action sont aussi des formes de la vie, donc de l’être. Mais il n’est pas possible de traduire cette situation comme si elle exprimait une effectivité achevée : toute « totalisation » comporte une extériorité à la
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fois variable et constamment présente, inachevée. Elle est donc relative et menacée. L’Histoire elle-même devenue pour nous « science humaine » est une totalisation conceptuelle laborieuse et nécessaire. Pourtant lorsqu’il s’agit de l’Histoire, comme le disait avec raison Hegel, c’est du passé vivant qu’il s’agit. En elle qui est globale, totalisante « nous n’avons pas affaire à du passé mais à la pensée, à notre propre esprit [...] Les idées que nous avons devant nous sont quelque chose de présent ». Elles nous animent certes mais peuvent être acceptées ou rejetées et il faut se demander si elles peuvent jouer un rôle sans un projet situé de nous-mêmes qui justifie leur sens dans le présent sans pour autant justifier le monde. Une telle pensée conserve chez Sartre au devenir l’inquiétude, le risque que l’idéalisme global dogmatise et croit apaiser. L’Histoire, dit-il, est « le dehors vécu comme le dedans » (id., p. 454), extériorité vécue qu’il nous faut sans cesse assumer. Lorsqu’on demande, comme l’a fait Kant, « s’il y a quelque chose de distinct du monde qui contient le fondement [c’est-à-dire la justification] de l’ordre du monde et de son enchaînement » 2 (demande que la conclusion de la philosophie de l’Histoire de Hegel satisfait en Dieu), l’interrogation critique inversée devient pour Sartre le souci de distinguer ce qui dépend de nous et met à la place d’une « théologie transcendantale » un humanisme hypothétique et pourtant justifié parce que modulé par notre action. « L’être en extériorité [c’est-à-dire l’homme, ignorant à tout le moins l’avenir du monde], loin de transformer l’intériorité en songe, lui garantit son absolue réalité [...] imposant l’unité de ses fins aux choses comme donneuses de sens ». Il s’agit donc d’une « dialectique d’intériorité pratique » soumise à « l’urgence absolue des besoins ». Sartre en quelque sorte néo-copernicien sur le plan moral détache les valeurs à vivre d’un cosmos idéal, impensable, donc d’un panthéisme illusoire ou d’un matérialisme théorique achevable. Il substitue aux prétentions d’un ordre du monde global celles d’une totalisation humaniste liée au temps, toujours partielle, inachevée. [...] l’idéalisme humaniste [totalisant de manière absolue] se trompe deux fois : l’intégration pratique des individus ne saurait liquider la multiplicité d’extériorité qui caractérise ces mêmes individus comme substances, [mais] la totalisation d’enveloppement existe [...] ([...] elle produit [...] ses propres limites). [...] cette finitude devient une structure d’extériorité dans son être-en-transcendance. Le caractère propre à la praxis-processus est donc, du point de vue ontologique, l’inverse de 2
Critique de la raison pure, p. 481.
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celui que Hegel prête au mouvement de la conscience, dans La Phénoménologie de l’Esprit. [...] En gros, l’être-en-soi, comme essence, est cette face externe de l’Être que la conscience reprend en soi puisqu’il ne peut exister que pour elle. [Mais]] nous découvrons, dans notre expérience dialectique, l’être-en-soi de la praxisprocessus [...] son inassimilable et non-récupérable réalité (CrRD II, p. 319).
L’ « essence » est donc pour Sartre l’extériorité des êtres du monde que nous découvrons, que nous faisons nôtre, du point de vue pratique, sans du tout pouvoir absolument les assimiler à nous. Il en est de même, sur un autre plan de l’expérience, pour notre lien avec autrui dont la « pratique » est alors pour nous une relation qui peut certes devenir « intime », disons-nous, mais dont nous n’éprouvons le besoin et la réalité qu’en éprouvant son étrangeté libre. Le monde et autrui révèlent dans le cogito leur extériorité vivante qu’il nous faut sans cesse « comprendre » pour qu’ils deviennent dialectiquement la part, en nous-mêmes qui nous constitue, dans et par « l’autre » irréductible. Il faut reconnaître en effet que même si nous sommes situés l’êtreautre est déjà en nous : Sartre éprouva dès son enfance la disjonction de ses représentations, de ses désirs et de tout ce qui lui paraissait effectif. Enthousiaste, à cet âge, de son « héros », Pardaillan (le personnage célèbre de Michel Zévaco), il se reconnut pourtant petit et faible, découvrant le monde dans l’imaginaire des livres, prolongeant très tôt par l’écriture cette découverte qui le transforma. L’écriture fut pour lui une sursomption, une « Aufhebung » longuement décrite dans la seconde partie des Mots. Sartre se fit alors humaniste c’est-à-dire, sur un autre plan peut-on dire, néo-copernicien du savoir, contestant l’unité absolue non pensable de nos connaissances et de l’univers. C’est en ce sens qu’il ne fut pas hégélien : la vérité de l’homme n’est pas plus la vérité seule du monde, du grand Tout, que celle de l’univers astronomique depuis Copernic et Galilée, n’est celle de l’absolu des Sphères aristotéliciennes. Un humanisme conscient affronte l’homme à une totalité qui est, en ce sens, extérieure à sa réflexion. Cet humanisme est pour cela incompatible avec un panthéisme illusoire ou avec une philosophie de la nature qui nous réduirait à elle ainsi qu’avec une relation à autrui qui en détruirait l’absolue différence. Par ailleurs ce que Hegel a transposé philosophiquement, c’est l’absolu du salut chrétien qui se veut également total, jugement dernier ou plutôt « révélation de la raison » selon l’auteur de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, du moins sous sa forme libre, rationnelle qui ne saurait être, dit-il, « simple chose du cœur », sentiment religieux. Hegel a
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précisé que la forme rationnelle du christianisme n’était pas pour lui une révélation au sens de la tradition des Eglises mais une spéculation concrète. Sartre lui opposa idéalement sur ce plan l’idée kierkegaardienne du retrait de Dieu, puisée chez des auteurs mystiques (Situations IX, p. 176). Ce retrait reste pour lui la condition de notre autonomie : « l’omnipuissance a le pouvoir de se retirer afin que par là même la créature puisse être indépendante ». Ce texte évoque ce qu’a été la sobre intériorité religieuse de la Réforme en contraste avec l’exubérance du catholicisme baroque. Sartre dit que l’état d’ignorance, d’inquiétude du salut est pour lui, dans la pensée religieuse, l’expression pour la personne de « l’être en extériorité ». Sans doute reste-t-elle pour tous l’originalité familière de notre expérience commune, sans cesse à recréer dans un monde qui se transforme, car l’humanité est affrontée à sa propre Histoire, à son avenir menacé.
2. Le « devenir du vrai » rend possible à l’inverse, selon Sartre, un humanisme critique et créateur. Ce thème, hégélien à l’origine, devient pour lui l’expression d’un double refus. D’abord celui du « premier moteur immobile » aristotélicien annonciateur déjà d’une totalité hégélienne certaine de soi. L’un et l’autre affirment un sens originel supposé absolu de l’univers. Mais s’agissant pour Sartre de la pensée contemporaine, c’est également le refus d’un matérialisme totaliste « de l’extérieur », donc d’une Dialectique de la nature (titre du livre d’Engels) qui paraît refuser l’autonomie de la conscience et la soumettre aux « lois de la dialectique », supposées être celle de la Totalité (par exemple le rapport entre quantité et qualité). Mais une totalisation, dit Sartre, est un acte humain, une interprétation et une volonté, non une propriété des choses. Une dialectique, métaphysique et idéaliste dans son mouvement, même si elle se pensait matérialiste, nous priverait des significations multiples qu’il faut découvrir et créer en un univers dépourvu, initialement, de tout sens humain autre qu’immédiatement vital. Le vrai n’est pas dans les choses, il n’est que dans notre rapport à elles, la vérité pratique. S’il y a une dialectique, pense Sartre, elle n’existe avec certitude qu’entre des rapports humains. Le principe absolu que la nature est
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dialectique est invérifiable. La conscience fait naître au contraire dans le monde une façon d’exister (ex-sistere, une façon de sortir de soi), une nouvelle façon d’être, autonome dans les buts qu’elle se donne. En ce sens « nous sommes tous Adam. Ainsi l’état préadamite ne fait qu’un avec la contingence de notre être situé. Pour Kierkegaard c’est l’unité désunie des hasards qui le produisent » (Situations IX, p. 177). Mais, ajoute Sartre « Kierkegaard est vivant [...] nourrissant sa singularité de la nôtre [...] dénonciateur perpétuel en chacun du non-savoir, du palier dialectique où l’intériorisation se meut en extériorisation, bref de l’existence » (id., p. 186). Nous avons à découvrir le réel, à le faire nôtre, car il n’y a de vrai que pour nous. On peut donc dire la conscience indépendante d’un illusoire ordre absolu et parfait du monde, car notre vie dépend au contraire des lois et aussi de l’imprévu non humainement finalisés de la matérialité, « rapport futur de l’institué à la totalité du monde » (Situations IX, p. 178). Cette dépendance nous fait désirer de créer un surréel qui nous exprime librement soit dans l’art, soit dans la technique mais aussi en morale. « Le sens, c’est l’universel singulier » et Sartre ajoute « chacun de nous, dans son historicité même, échappe à l’Histoire dans la mesure même où il la fait » (id., p. 179). Le temps vécu nous transforme ainsi que notre monde qui nous exprime. L’ontologie a donc changé d’objet. Elle était, a dit Hegel, « une théorie des déterminations abstraites de l’essence ». Pour Sartre, athée conscient, établi dans un rapport très différent au temps et au monde, qu’apporte Kierkegaard ? D’abord l’idée d’une ignorance, d’une contingence c’est-à-dire d’une extériorité qui ne nous contraint pas absolument et nous invite à la transformer. La vérité de l’homme se fait pratique, non abstraite, originale, modestement mais volontairement « prophétique », magicienne c’est-à-dire annonçant parfois le monde humain à venir si elle le peut tout en le changeant. Chacun de nous, par son historicité même, est en ce sens « anhistorique ». La pensée angoissée de Søren Kierkegaard est transposée en expression, en pouvoir libre (Situations IX, p. 180-189). La vérité de l’homme se crée, accepte ou utilise des lois objectives, ne les achève pas, étant d’un autre ordre. D’ailleurs ces lois la mettent souvent en péril. Le choix de « l’effectif », c’est-à-dire de « l’événement » réel, qu’il soit jugé nécessaire ou « contingent », accompagne un projet de vie mais cependant, dit Sartre, « dans le progrès nous allons
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vers ce que nous voulons [le but] et ce que nous ne saurions ni vouloir ni prévoir [la fin totalisante] ». Cette fin peut être par exemple le résultat heureux ou malheureux dans une lutte dont l’issue nous redéfinit. La philosophie doit donc se faire interrogative alors que pour Hegel le « Concept », dans son mouvement est « vérité de l’être et de l’essence ». Pour Sartre au contraire nous sommes toujours à la recherche d’une vérité au-delà de cette essence abstraite et de notre propre action présente. Mais l’inquiétude ou l’angoisse, si ce n’est ironiquement, peuvent-elles devenir « Concepts » ? L’humanisme peut pourtant être critique et créateur : « chacun fait avancer l’Histoire en la recommençant » (id., p. 187). Pour un humanisme critique l’aventure humaine située, soumise à des besoins impérieux et insatisfaits, menacée par la rareté, en risque mortel par le fait d’une nature indifférente, terriblement inégale, cette aventure est donc en ce sens a-cosmique. Le monde qu’elle peut annoncer n’est que le sien propre sans certitude. On naît ici ou là, on rencontre sans cesse des humanisations à la fois aléatoires et radicales (car elles prennent l’être à sa racine c’est-à-dire pour Sartre dans leur projet). La culture est « le miroir critique qui offre [à l’homme] son image », mais cette image est éclatée, dispersée, dépend de l’événement. « Je fus sauvé par mon grandpère », dit Sartre. Elle est chanceuse, expressive plus qu’ontologique. Elle concernera surtout les êtres que nous avons pu ou que nous pouvons créer avec nous et en nous tout en vivant dans une nature transformée, par exemple dans des villes semblables aux cités italiennes ou « modernes » conçues par un art créateur qui peut aussi en transformer l’image. Sartre dit à propos du peintre Jacopo Robusti (le Tintoret) qu’il a dans ses tableaux métamorphosé Venise : il a changé « la lumière en ville et la ville en lumière ». La temporalisation est aussi transhistorique. Nous créons en bien ou en mal des fictions archaïques ou futuristes. L’art et même le projet pratique jonglent avec le temps. Le premier porte-parole de Sartre, Roquentin l’homme quelconque, « héros » de La Nausée, éprouve le besoin constant d’un autre monde à la fois subjectif et repensé : les racines du marronnier sont là, sans raison humaine, elles paraissent « de trop », car si on peut expliquer, on ne peut justifier leur existence. Mais trop de choses sont « inhumaines ». Pourtant la vie est créatrice, elle peut devenir belle, se justifier dans le monde lui-même. L’art la sursume concrètement : « Les choses, on aurait dit des pensées qui s’arrêtent en route », dit Roquentin (ce qui pourrait être
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hégélien) ; en regardant longtemps, ajoute-t-il, « le jardin m’a souri [...] voulait dire quelque chose » (Les mots, p. 176). Il s’agit de ce que luimême est tenté d’exprimer, ce qui lui permettra finalement de s’accepter pour ce qu’il aura créé (ce qui n’est plus hégélien). Il s’agit du roman qu’il projette et que Sartre-Roquentin écrit avant toutefois de laisser derrière lui (dans les Cahiers de la drôle de guerre) l’attachement à ce personnage qu’il fut, car créer c’est aussi néantir. La « nécessité transcendante du processus historique » laisse s’exercer « la libre immanence d’une historialisation sans cesse recommencée », et d’un futur qui se projette (Situations IX, p. 190). On se crée ainsi un futur en projet dans l’imprévisible. Créer, unir, se fait donc selon Sartre avec et contre soi-même, avec et contre l’autre. Toute dialectique est en soi conflictuelle sans être a priori insoluble. D’une autre façon pourtant Sartre peut paraître hégélien. Dans un débat où la pensée moderne se met en question à propos de son rapport au monde, Sartre joint comme Hegel l’opposition à soi à la médiation de l’autre. Bernard Bourgeois d’ailleurs, commentant Hegel, indique que pour lui « la conscience exige la différenciation de soi, l’opposition à soi ». Mais Sartre affirme aussi que la praxis de tous doit se retrouver de quelque façon commune, il faut la créer. Hegel avait écrit déjà « Il faut que les hommes veuillent se retrouver l’un dans l’autre ». Il s’agit d’unir l’homme à lui-même, non de l’aliéner ni de le confondre avec le monde. En même temps l’homme se transforme. Déjà selon Hegel « la satisfaction est la négation de sa propre immédiateté », car elle nous change. La réflexion, dans son mouvement, s’oppose aussi à elle-même : toutes les philosophies, affirme peut-être imprudemment Hegel, ont été réfutées dans leur forme sans l’être dans leur principe « affirmatif », mais cela impliquerait la totalisation achevée que Sartre conteste. A l’inverse, cette négation de soi qui d’abord, en vue d’un progrès, se dresse contre soi-même, Sartre l’a exercée à tout moment, en luimême, dans les symboles qu’il a créés par son art, dans ses rapports à son milieu, à ses amis, aux chercheurs et au public pour dialectiser la relation entre des praxis ennemies. Les Temps Modernes ont été intentionnellement ouverts à la polémique, le théâtre sartrien a mis en scène constamment les luttes de la vie. La première expérience sartrienne du théâtre, Bariona, un Noël écrit en captivité, dressait les bergers de la crèche contre les Romains ! Goetz, symbole sartrien central, guerrier
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cruel dans Le Diable et le Bon Dieu, décide après une conversion vaine de rester auprès des paysans dans leur guerre contre des seigneurs qui les massacrent. Il est seul, moralement du moins, puisqu’il n’est plus croyant comme eux. Il se transforme pour combattre, les rejoint pour se justifier en restant avec tous. Ainsi l’esprit se fait essentiellement conscience, par conséquent conscience d’un contenu objectif conflictuel sans cesse élargi mais c’est afin de le soumettre à tous, nullement de les soumettre à une totalité absolue, ni à un vouloir, un succès ou un échec arbitraires. Il faudrait alors unir les êtres dans le respect de leur singularité.
3. L’universel concret singulier est ambigu parce que la vie du vrai, avec tous, a ce caractère. Cet universel, inspiré de l’universel concret hégélien (par exemple la volonté générale d’une société) mais détotalisé, car toute philosophie doit affronter ses héritiers, doit être, pense Sartre, à travers ces oppositions, la recherche d’une « intériorité réciproque ». Pour cela, aux yeux de Sartre comme pour Kierkegaard, notre subjectivité (c’est-àdire notre recherche aussi bien compréhensive qu’explicative) ne doit nullement s’effacer. Mais il importe, affirmait-il l’année qui suivit la rédaction des Mots, dans son hommage au penseur danois à l’UNESCO, en 1964,3 de découvrir une convergence capable de supporter une contradiction nécessaire (Situations IX, p. 190). Cette « relation d’intériorité réciproque » doit médier l’Histoire et le transhistorique qui revendique face à elle. Il est vécu comme une aventure (Situations IX, p. 181), car pour agir en étant soi on ne peut le faire que dans une complexité hasardeuse, étrangère. Déjà dans L’être et le néant, dès le début, Sartre donnait raison à Kierkegaard (qui maintient la singularité radicale de l’expérience, inséparable de notre temps propre) autant qu’à Hegel qu’il critique pourtant vivement. La conscience, dit-il, est un être concret qu’une égologie transcendantale ne saurait exprimer : « C’est son accomplissement comme individu que réclame l’individu » en chaque moment de son action. S’exprimer sur soi-même n’est
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« L’ universel singulier » in Situations IX, p. 152.
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d’ailleurs pas pour lui perdre le vrai en situation, mais il faut le faire avec tous. D’ailleurs, reconnaît Sartre, « l’intuition géniale de Hegel » n’étaitelle pas, elle aussi, de « me faire dépendre de l’autre dans mon être » ? Il affirmait que c’est à l’existence même de ma conscience comme conscience de soi que l’apparition d’autrui est indispensable et que le médiateur c’est l’autre. Je suis en tant que personne, avait affirmé Hegel, la répulsion à l’égard de moi-même. Mais il a contesté pourtant une singularité spirituelle voulue que Kierkegaard et Sartre ont également revendiquée. « Le premier peut-être Kierkegaard a montré que l’universel entre singulier dans l’Histoire, dans la mesure où le singulier s’y institue comme universel » (Situations IX, p. 181). Il est vrai que Sartre a pratiqué comme Hegel des médiations entre les personnes mais en dénonçant l’acceptation traditionnelle (qui fut aussi parfois fâcheusement hégélienne) des subordinations injustes, s’interrogeant lui-même pour savoir s’il s’acceptait tel qu’il fut : un bourgeois qui partageait son temps entre un livre sur Flaubert et le Tribunal Russell... Il posait ainsi le problème du rôle des intellectuels, à la fois présents, soucieux d’eux-mêmes, parfois moralement absents dans la vie de la cité. L’universel humain libre, porteur de sens, ce qui est le thème de la modernité consciente d’elle-même, se crée donc en conflit, d’une façon subjective/projective, dans un monde où les besoins immédiats sont concurrents et où les luttes sont constantes. Or Hegel avait reconnu l’existence de la lutte des classes dans les Principes de la philosophie du droit... d’une façon générale, historique et juridique, sans en dénoncer le plus souvent avec précision les déchirements. Il crut voir dans « l’histoire mondiale » l’explicitation et la réalisation d’un « Esprit Universel » qui n’a guère reculé pourtant jusqu’à nous devant son propre enfer. « Malgré son excès de richesse [a-t-il écrit dès 1821, dans les Principes de la philosophie du droit... § 245] la société civile n’est pas assez riche pour empêcher l’excès de pauvreté et la production de la populace ». Il constate d’ailleurs, au paragraphe 289, que « la société civile est le champ de bataille où s’affrontent les intérêts individuels privés de tous contre tous ». Marx fit la critique de ce livre dès 1844 au début de sa recherche. La vie du vrai, avec tous, est donc ambiguë. Pour Sartre une vie du vrai est, à l’inverse du singulier optimisme dramatique mais inconscient de Hegel (il ne devient conscient qu’en Dieu), une exigence commune.
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Nous constatons donc que les individus et les peuples considèrent comme leur plus grand bonheur, ce qui est leur malheur, et combattent au contraire ce qui est leur bonheur comme leur plus grand malheur [...]. L’Europe vient à la vérité, l’ayant repoussée et dans la mesure où elle l’a repoussée. C’est ce mouvement qui constitue à vrai dire le gouvernement de la Providence. (Leçons sur la philosophie de l’Histoire, p. 274).
Mais pour Sartre les actes collectifs sont d’abord soucieux de leur présent vécu. Des incertitudes de la vie matérielle et sociale, sondées par la pensée dans de multiples directions atteignent en effet une vérité sans cesse bornée par une ignorance conjointe à elle. Comment comprendre et comment vivre cette dialectique cruelle du vrai et de ce qui le menace ? La vie du vrai, montre Sartre, est avant tout non le déploiement de l’Idée, ce déploiement fût-il dialectique, mais un témoignage existentiel, vécu. C’est « l’universel concret d’aujourd’hui et de demain » qui se crée ou se défait dans les liens avec autrui, à propos de situations multiples, car la vérité n’est pas anonyme, elle doit être à tous, c’est un don et parfois un cadeau. Mais cela se produit, à l’inverse de ce que pense Hegel, dans un univers indifférent, nullement ordonné, nullement finalisé, en quoi toute morale héritée reste souvent un recueil de principes formels ou oppressifs. On peut se retrouver, différent pourtant, en l’autre. « La profondeur de Kierkegaard, sa manière de rester autre en moi sans cesser d’être mien, c’est l’autre d’aujourd’hui, mon contemporain qui en est le fondement. [...] il est notre liaison existentielle multiple et ambiguë [...] comme ambivalence vécue » (Situations IX, p. 189). Sartre dit qu’il se sent revivre en lisant Kierkegaard, car le conflit subjectif du penseur danois le ramène au sien propre. Il a décrit comment il vivait ce devenir du vrai, cette vérité de lui-même dans des échanges complexes dès le texte (posthume) Vérité et existence, écrit en fait en 1948.4 Ce texte évoque, en opposition, celui qu’il venait de recevoir alors, une traduction de De l’essence de la vérité de Heidegger, texte de 1930, publié en 1943, où la vérité était définie comme « l’Unique dissimulé de l’histoire ».5 On voit au contraire dans Vérité et existence comment peut se vivre l’exigence d’un « universel singulier » qui s’attache à cette conquête événementielle du vrai (donc en un sens elle 4 5
Arlette Elkaïm juge que Sartre y a évalué surtout « le rôle de l’idée de vérité dans l’intersubjectivité des existants ». Heidegger, De l’essence de la vérité, p. 104.
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conserve un caractère contingent). Elle transforme nos actes, car « il y a dans toute vérité un rapport interne à ma propre liberté ».
4. Mais que devient l’action ? « Nous ne sommes pas maîtres du passé mais de son sens ». Pour Sartre le vrai présent, toujours inachevé, se transpose en projet. Il y a donc nécessité d’une raison synthétique et progressive, étudiant les faits humains. Sartre affirme d’une part que nous sommes maîtres seulement de l’orientation que nous pouvons donner au présent, acte qui désoriente le passé par un projet, et d’autre part que cette orientation est ambiguë, elle a aussi « un dehors que j’ignorerai toujours ». Ce dehors était externe dans le vécu qui interroge notre projet. Il s’agit de le justifier et « d’assumer » en même temps le monde tel qu’il est. La réalité humaine est « vérifiante », mais en découvrant le réel, elle découvre aussi son délaissement au sein de l’inhumain. Nous saisissons dans l’Être « le refus silencieux de notre propre existence ». Pourtant « le dévoilement de l’Être se fait dans l’élément de la liberté », porté par nos projets. Hegel a dit justement que la dialectique est l’activité du vivant « qui se conserve lui-même, se développe et s’objective ». La vérité est donc « devenue », celle du monde présent avec celle de nos actes. Mais de quelle façon peut-elle se faire universelle et concrète ? Toute dialectique, pense Sartre est d’abord une lutte pratique, d’ailleurs « toute philosophie est pratique ». Il ne s’agit pas d’un conflit logique mais de celui qui existe en situation. Comment peut se faire alors le progrès difficile de la pensée ? Sartre exprime la possibilité d’un choix qui seul rend compte de l’ambiguïté du vrai : « chaque vérité est simultanément fermée et ouverte » (Vérité et existence, p. 115), car elle est pleinement dans le temps, non dans l’Idée. En cela Sartre semble rompre résolument avec Hegel. L’horizon des significations que le vrai suggère, d’abord ferme notre regard (puisque cet horizon présent nous cache d’autres interprétations). « Il y a une antinomie nécessaire et dialectique de la vérité ». On ne sait quel sera son avenir, son développement mais on ne peut lui enlever sa part d’évidence. Cette vérité est donnée « à l’alter-ego que je serai ». Elle est aussi donnée aux autres, « dans la perspective de les laisser en faire ce qu’ils voudront », la vérité ne peut donc être absolument totalisée. Sartre
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décrit de la façon suivante ce rapport au réel qui a le caractère d’un choix risqué, ignorant l’affirmation hégélienne d’une vérité absolue (située en Dieu, dans Leçons sur la philosophie de l’Histoire) qui l’oriente, la surplombe. A l’inverse : Tout m’est donné au départ sous forme indifférenciée, comme corrélation de mon projet indifférencié d’exister, et j’ai la compréhension originelle que je choisirai l’éclairement de certaines plages intramondaines en me choisissant moi-même. Ainsi, dire que j’ignore originellement, c’est dire que la vérité est ma possibilité, qu’elle m’attend et que je suis l’être par qui la vérité viendra de l’intérieur au monde. (Vérité et existence, p. 46)
L’existentialisme exprime donc l’exigence et la nécessité d’un choix à la fois de soi-même et du monde. Si Sartre adopte le concept hégélien d’une « vérité devenue » c’est donc en le transposant dans l’intuition pratique, dans ses contradictions et sa transformation qui elle-même nous transforme et peut nous unir. Il s’agissait chez Hegel, dans la définition qu’il a donnée du vrai, du mouvement non purement subjectif d’une « identité » vivante « [...] qui se reconstitue ou de la réflexion dans l’être autre en soi-même – et non une unité originelle en tant que telle, ou immédiate – [cela] est le vrai. Le vrai est le devenir de lui-même, le cercle qui présuppose [...] sa finalité, qui a pour commencement sa fin et qui n’est effectif que par sa réalisation complète et par sa fin ».6 Pour Hegel le vrai ne s’accomplit donc que dans le mouvement achevé du Tout qui se reprend pourtant en lui-même. Mais comment comprendre qu’il peut alors rester tel qu’il fut ? L’universel concret hégélien veut unir absolument la forme et le contenu, car « tout le contenu de la nature est repris dans l’esprit », l’esprit étant la totalité absolue. Ne s’agit-il pas plutôt pour nous, dans notre expérience, d’une totalité présente en devenir ? Cependant le vrai se transpose. Pour Sartre cette idée hégélienne, héritée du christianisme mais sublimée, semble être le jugement dernier de la pensée et du monde lui-même, peut-on dire. Elle est géniale parce qu’elle considère la vie de la pensée à travers le temps, mais elle est aussi fausse par sa conception de la totalité. Elle se transforme radicalement chez Sartre, dans la Critique de la raison dialectique, en celle d’un horizon scientifique élargi, ouvert sur des possibilités à créer. Le 6
Préface de la Phénoménologie de l’esprit, p. 59 dans la trad. de J.-P. Lefebvre.
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projet sartrien est de donner « un fondement à l’anthropologie ». C’est évidemment l’inverse d’une présence hégélienne du sens qui « ignore comme telle [dit Hegel] la différence subjectivité objectivité ». Pour Sartre ce fondement du vrai ne résidait nullement en un principe initial, c’est à l’inverse la conscience d’une histoire commune avec le souci de lui découvrir un sens actuel, nouveau, progressif. Il ne peut s’agir, en anthropologie, d’une « nature humaine » dogmatisée pour un être sans cesse transformé devant des risques nouveaux, devant la mort. En même temps que la compréhension d’un devenir objectif la philosophie doit donc « devenir monde », un monde à vivre pour tous lequel cruellement nous fait défaut. L’ambiguïté de l’événement selon Hegel était de rendre l’homme à lui-même dans un cercle absolu dont le mouvement était censé se ressaisir d’une manière non subjective. A l’inverse l’événement sartrien devient l’occasion aléatoire d’une invention de soi et d’un rapport à l’autre, aventureux, mondains, invention et rapports qui ne sont nullement l’expression d’une vérité totale mais celle d’un effort commun pour vivre la conquête du vrai. « Toute vérité [dit Sartre] est ignorance devenue vérité », car le monde se fait sans cesse effectivité nouvelle. Le vrai, ajoute-t-il, concerne l’événement que j’ai à vivre sur fond d’ignorance afin d’être moi-même (par exemple, dit Sartre, la guerre de 1939 « qui m’a changé » et qu’il évoque dans les souvenirs de la drôle de guerre et dans le roman La mort dans l’âme). « Je tire l’être de sa nuit » comme une possibilité pour moi d’exister. Il en est ainsi de toute découverte, de tout événement qui se fait « rapport interne à ma propre liberté ». Ce rapport n’est évidemment pas un déterminisme mais tente d’être un choix qui risque d’être difficile ou contraint. Le « totalisme » absolu (risquons ce néologisme nécessaire) fut une volonté de tout conclure dans le présent, hors du temps concret. Or Hegel, pour nous, est un héritage : la dialectique, à l’inverse est la conscience et le mouvement d’un devenir incertain. Comment joindre alors une métaphysique de l’absolu à ce qui survient et que nous ne pouvons encore intégrer ? Les deux attitudes d’acceptation et de refus de cet absolu créent un désaccord entre les schèmes théoriques acquis pour rendre compte du temps et de l’action, c’est-à-dire du vouloir concret : où en sommesnous, que voulons-nous à présent ? Faudra-t-il écarter pour le comprendre,
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comme le prescrit Hegel dans sa philosophie de l’Histoire, les impératifs moraux ? Mais comment la réflexion dans ce cas s’accordera-t-elle avec son histoire, sa volonté d’accord total dans la mesure où il est possible ? Justifiera-t-on à la fois les conquêtes barbares et les résistances qu’elles ont suscitées ? Un héritage est un fait : sa signification est transformable. Historialiser, pense Sartre, c’est renoncer à consacrer le passé au profit d’une liberté concrète dans ses limites présentes, celles d’un jugement critique et créateur. Après Thomas More, comment concilier la philosophie politique et l’Utopie ? Les normes et la volonté de progrès, toutes deux en actes, se contredisent sans cesse. C’est donc l’expérience elle-même qui motive mais aussi détruit la perfection au sens d’un achèvement. Il y a en effet au moins deux façons de considérer les « leçons de l’Histoire ». Pour l’historien il s’agit surtout d’établir l’intelligibilité du présent que nous vivons. Il le considère alors, intellectuellement du moins, comme un terme connu ou connaissable. A l’inverse l’« historialisation », selon Sartre, « déborde » : au contraire du sens actuel de l’historicité, elle supprime la limite, celle d’un présent qui pourrait, pense-t-on, s’expliquer totalement ou du moins devenir intelligible. Elle l’outrepasse en impliquant son insuffisance pour rendre compte du temps vécu, de la contingence (absolument prévisible cependant, celle de l’événement du futur, du temps comme dit Sartre « que j’ai à vivre »). Le temps pensé sort alors de lui-même, vécu il exige de considérer ce à quoi il s’engage. Il peut être à la fois décidé et imprévu, sans conclusion préalable possible de succès ou d’échec. Qu’est-ce qui nous attend ? La pensée de Sartre devient-elle, de ce fait, dispersée entre des éventualités, des choix incertains ? Il peut le sembler, car elle agit à l’inverse d’un idéalisme qui rejoint et concentre sur des « essences » et leurs jonctions nécessaires les modalités de l’action. D’ailleurs Hegel pense les joindre dans une totalité qui exprime l’Esprit en elle et qui les meut. Il en a pourtant, singulièrement, lui-même dénoncé le Concept qu’il instruisait : « l’essence est le passé » (« Wesen ist was gewesen ist »), ce que Sartre rappelle. Elle ne peut alors, pense-t-il, rendre compte absolument de ce que j’ai à vivre. La dispersion présente des événements (souvent apparente) peut cacher la formation, sans qu’on puisse encore bien la comprendre, d’un sens que le devenir en lui-même ne propose pas mais dont il apporte ou rendra peut-être la signification possible, en
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tant que projet. La réflexion tente de rejoindre le devenir bien qu’elle en soit d’abord l’inverse. La dialectique est un mouvement qui se veut créateur, dont la tâche est d’assumer un monde différent et non une totalité essentielle, immédiatement cohérente à nos yeux. Par exemple la Révolution française transformant l’Europe a éclaté dans des voies diverses, imprévues. Fichte s’inspire à la fois de Kant et de la Révolution française et les a pourtant contredits. Parmi tant d’aspects évolutifs de sa pensée très riche Bernard Bourgeois remarque sa théorie du moi pratique laquelle « se fait nécessairement théorique ». Sans avoir sans doute inspiré Sartre elle doit en être rapprochée. « Pas de Moi sans un Toi : grande innovation en philosophie que cette démonstration de l’intersubjectivité comme constitutive originairement du sujet. Selon Fichte, “l’homme ne devient homme que parmi les hommes” ».7 La pensée de Fichte, si tel est son message « penser vraiment en vivant pleinement » exprime le but d’une philosophie concrète. Si l’on peut se choisir librement une totalité, par exemple pour nous, vouloir constituer l’Europe comme unité politique, elle reste problématique en elle-même. On est amené à penser le Concept hégélien qui lie la volonté politique et la réflexion à l’Histoire dans son mouvement et à le considérer pourtant comme l’expression d’une contradiction vécue qui ne peut s’accepter comme telle. Une vue objective détruit alors l’idéalisme qui l’inspirait. La pensée des luttes présentes, des contingences multiples, concrètes et contradictoires, met en évidence le mouvement d’un monde aux prises avec lui-même. Un idéalisme, avant tout porteur d’une unité de sens et en genèse vers une totalité qui joint toutes choses en apparence, se révèle donc à la fois signifiant et impossible. Sartre a fortement souligné cet inachèvement et il montre l’impossibilité de totaliser au sens hégélien. « Nos rôles sont toujours futurs » (CrRD I, p. 72/86). La totalisation existentielle s’inscrit dans le vécu et ne peut être qu’un projet.
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B. Bourgeois, Fichte, p. 22. Cf. aussi L. Vincenti, Pratique et réalité dans les philosophies de Kant et de Fichte, Éditions Kimé, 1997.
5. Une pratique libre de la philosophie ne se confond donc pas avec une philosophie de la pratique qui reposerait sur des principes préalablement posés, par exemple des « impératifs catégoriques ». Dans la Critique de la raison dialectique le caractère existentiel de la réflexion est celui d’une raison synthétique et progressive. S’agissant d’un homme ou d’un groupe d’hommes ou d’un objet humain, il faut le considérer dans la totalité synthétique de ses significations et de ses références à la totalisation en cours. Une raison dialectique, en mouvement, s’oppose par conséquent à une raison simplement « analytique et positiviste ». Une théorie des ensembles pratiques, « De la “praxis” individuelle au praticoinerte »,8 précède donc au livre II du tome I le passage « Du groupe à l’Histoire », le deuxième tome que Sartre n’a pu éditer lui-même étant consacré à « L’intelligibilité de l’Histoire ». L’ensemble analyse ce que Sartre appelle la « totalisation d’enveloppement » en laquelle l’étude de la vie des « collectifs » introduit à celle des « totalités situées ». La compréhension de la pratique doit, pour Sartre, précéder toute théorie sociale ou politique, tout principe initial impératif. Sartre a refusé par ailleurs absolument de faire de l’origine du vrai, comme le fit Heidegger, son contemporain, le sens de l’être, c’est-à-dire un mystère, un don, une révélation ou un impératif de l’Être ; s’il a refusé également d’accepter la circularité hégélienne, le retour du vrai en soi en un sens absolu, c’est que l’Histoire est unique en chacun de ses moments et ignore sa fin. Le sens du vrai devient pour Sartre, à partir d’un « passé dépassé » l’exigence d’un futur humain à rendre intelligible. Très peu semblable au berger fidèle de la Lettre sur l’humanisme (p. 109), gardien d’un Être qui serait aussi son maître, Sartre partage pourtant avec Heidegger la conviction que le vrai est un souci et une expérience où nous découvrons « la preuve ontologique ».9 Il ne sépare pas la réalité d’un monde à affronter du jugement vrai, du moins à la manière de l’auteur de Sein und Zeit, « L’Histoire est en cours ». Mais Sartre approuve Marx d’avoir montré que « l’être reste irréductible au savoir ». Cela condamne tout dogmatisme sans faire aucunement du progrès du 8 9
CrRD I, Livre I, p. 165-377/191-446. L’être et le néant, p. 29-34.
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savoir une révélation, car il est une conquête même si elle peut être fortuite, l’en-soi étant souvent imprévu. Repoussant au contraire la possibilité d’un jugement pratique et d’une maîtrise sur le temps, Heidegger se tournait en 1927 vers la recherche d’une « constitution de l’être originaire du Dasein »,10 à l’inverse de l’ouverture marxienne ou sartrienne vers un futur humanisé. Dans la Lettre sur l’humanisme, en 1946, il dégagera l’homme définitivement (après la guerre toutefois...) de la responsabilité d’un sens dont il ne peut, selon lui, être l’auteur. La pensée de Sartre, faut-il le rappeler, s’est construite en son temps à travers un duel intellectuel très vif entre d’une part l’influence croissante de l’héritage hégélien et marxiste et d’autre part le fidéisme heideggerien qui eut un succès d’après-guerre, attitude qui s’accordait d’ailleurs mal avec le Discours du Rectorat de 1933 ou avec l’Introduction à la métaphysique de 1935, très directive et qui se veut « [...] une prise en charge de la mission historiale de notre peuple en tant qu’il est le milieu de Occident » (p. 61). Pour Sartre le sens de l’action est pourtant aussi à créer. Sartre exprime avec force le besoin de donner une valeur à un monde nouveau (CrRD I p. 255-257/301-303). La possibilité du vrai « comme sens » qui oriente la vie, quoique bien autrement que pour Hegel, vient à Sartre de son interprétation du cogito longuement interrogé dans L’être et le néant. Initié par le cogito, l’humanisme est donc la création d’un sens : « La conscience naît portée sur un être qui n’est pas elle » (p. 29). L’homme est libre « parce qu’il n’est pas soi mais présence à soi ». La conscience est donc selon Sartre une négativité, posée pourtant comme unité avec notre être. C’est une façon de ne pas être sa propre coïncidence que nous éprouvons sans cesse, l’inverse d’un moi substantiel. Il n’existe pas de vérité sans présence, tel est le critère. « Toute conscience est conscience de quelque chose », répète Sartre après Husserl, conscience d’abord de soi et d’autrui. Or, la présence du monde et d’autrui n’est pas un jugement, pense-t-il, mais surtout le flux spontané de la conscience, la rencontre d’un « absolu d’existence ». La conscience n’est en elle-même qu’un aveu de l’être, pourrait-on dire. « L’autre apparaît avec moi-même [...] le fait premier c’est la pluralité des consciences sous forme d’une double et réciproque relation d’exclusion ».11 L’existence n’est donc pas une connaissance, elle se fait une 10 11
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Sein und Zeit, § 83. L’être et le néant, p. 291-292.
tâche. Le cogito est la conscience d’un « il y a » sans quoi il n’y aurait pas de vrai ou de faux. Ce « il y a » n’est en lui-même d’abord ni vrai ni faux, n’est pas connu, encore moins est-il pur produit de l’esprit. Il n’obéit même pas au principe d’identité, n’est pas encore « ce qu’il est ». Lorsque Descartes s’est demandé ce qu’est le « je pense », il en était conscient, dit Sartre. Le cogito est, seulement. Cependant au plus profond de moi-même, dit Sartre, je dois trouver « non des raisons de croire à autrui mais autrui lui-même comme n’étant pas moi ». Cette méthode, appuyée sur Husserl au départ devient pourtant l’inverse de la thèse husserlienne qui annule le monde par l’épochè pour définir le vrai. Mais chez Husserl elle peine à le retrouver ensuite, dans la cinquième Méditation cartésienne, à propos des liens avec autrui, donc dans son débat concret puisque la tâche reste selon Husserl de « constituer autrui » afin de le connaître à partir de soi-même. Sartre affirme au contraire : « Je ne constitue pas autrui, je le rencontre », cette rencontre est à la fois un événement et une découverte en moi-même. Le cogito ainsi repensé qui n’indique pas une substance mais une relation reste pour Sartre « le seul départ possible » pour reconnaître un monde qui soit nôtre, ce qui définit un humanisme. A partir du cogito, il faut donc créer un sens non originaire. Pas plus chez Sartre que chez Hegel ou que pour Heidegger chez qui l’apparition du réel dans Les chemins qui ne mènent nulle part semble essentiellement interrogative, le monde n’est mis « entre parenthèses » comme le fait Husserl. Pour Sartre la découverte du monde par l’homme, aussi bien que celle d’une intériorité extériorisée, autorisent un sens que l’homme crée. « Nous sommes tous Adam » (Situations IX, P. 177). Le moi, commente Sartre, est une finitude choisie, à laquelle le bien et le mal donnent un sens pour tous. Dans une telle pensée existentielle, qui n’est en soi ni scientifique ni religieuse mais morale, philosophique, c’est-à-dire ici conscience conquise de soi (avec et contre tous), la réflexion sur l’origine première n’est en rien, contrairement à la tradition, une justification. Cette origine est un fait dépourvu de sens. Elle explique mais n’est pas une valeur, l’origine elle-même est un fait dépourvu de sens moral qui n’implique aucune obligation. Le « péché originel » c’est le fait de rompre avec soi, évidemment créateur. Mais alors, si l’on renonce à la circularité hégélienne qui ne maintient la vérité que par le Tout, le vrai, qui n’est plus une origine,
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serait-il seulement un but ? Chez Sartre il reste pourtant une origine non arbitraire en tant que besoin vivant, une exigence de soi toujours inachevée, notre choix d’être nous-mêmes, choix difficile qui doit sans cesse se reprendre dans une expérience heurtée. Une justification de notre vie ne peut donc se faire que par nous, devant nous. Le vrai, également toujours inachevé, est à la fois la saisie présente d’un rapport à l’autre et d’un usage de la pratique du monde. Le cogito est précédé dans notre expérience par une situation éprouvée, un pré-cogito, une précompréhension qui l’annonce à travers un affrontement. Peut-on comparer, se demande Sartre, ce sentiment à une « Stimmung » (une ambiance) ? Il est surtout réfléchi, construit, dans la maîtrise de soi. Nos projets, nos affrontements traduisent d’une façon concrète le besoin de cet « universel concret » personnel, rapport au monde qu’il faut sans cesse transposer dans l’objectivité selon l’expression hégélienne, car le subjectif seul, ajoute-t-il, n’aurait encore « aucune autorité ». Il ne serait que désir. Heidegger, à l’inverse, a combattu avec force (du moins dans sa Lettre sur l’humanisme) l’autorité humaine sur l’existence. Il y affirmait, « ce qui jette dans le projeter n’est pas l’homme mais l’Être lui-même », en ajoutant que c’est l’homme qui est « jeté » par l’Être dans la vérité de l’Être. « Quant à savoir si l’étant apparaît et comment il apparaît [...] l’homme n’en décide pas ». Le vrai fut donc pour lui, d’après son expérience, une prescription, une soumission. Alors que pour Sartre, qu’il en décide ou non, l’homme le prend en charge selon la symbolique active de Goetz, ou selon le fait d’assumer leur siècle et leur faute comme le font Frantz et son père, s’exprimant par une voix off, au terme des Séquestrés d’Altona, sur une scène vide. Pour Sartre, ce que nous n’avons pas voulu est pourtant aussi ce dont nous nous faisons responsables.
6. Le réalisme sartrien ainsi défini, informé, intuitif, dépourvu de dogme se veut le point d’appui d’une pratique de la raison, non d’une théorie. Comment transposer, pour notre usage, un passé très riche en conflit avec lui-même ? C’est la tâche de l’universel concret singulier qu’il faut mettre en œuvre. On a besoin de son passé, de son histoire, de ce qu’on a
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subi ou affronté pour se comprendre. L’expérience propre ou commune, souvent démocratisée, comporte le désaccord quotidien et dramatique de nos volontés. Pour ce motif, la « raison pratique » selon Kant, dont Sartre rappelle pourtant souvent la pensée, est, plus et autrement que ne pouvait le penser l’auteur de Qu’est-ce que les Lumières ? et du Conflit des Facultés, politique et sociale en un sens très général. Elle comporte sa propre contradiction. Elle peut exiger d’un « bourgeois », en l’occurrence Sartre le pense de lui-même, qu’il se fasse adversaire de sa propre classe. Il en avertit d’ailleurs ses lecteurs tout en restant délibérément par son art singulier un créateur qui s’adresse à eux. La pensée et la sensibilité modernes ne sont-elles pas souvent en révolte contre le présent ? La philosophie cependant, pense Sartre, doit assumer en premier la tâche d’un projet, celui d’un universel commun, d’une Histoire possible. « Chacun fait avancer l’Histoire en la recommençant », dit Sartre qui hérite en cela de l’élan du Marx de L’idéologie allemande. Il faut projeter, réaliser un monde, une cité vraie (« polis », une communauté de citoyens) où peut-être, comme l’espérait Marx, il n’y aurait, en un sens, plus de « peintres » reconnus tels mais seulement des gens qui feront librement de la peinture. La division des tâches devrait pouvoir devenir, elle aussi, libre, égale, complémentaire. Pour Sartre, c’est la recherche en notre temps d’un humanisme hérité des Lumières, à la fois absolu, car il est le seul possible, et cependant dépourvu de la certitude d’une unité achevée, d’un bonheur définitif, car il reste temporel, limité. Aussi « le socialisme [dit-il] n’est pas une certitude, c’est une valeur: c’est la liberté se prenant elle-même comme fin ». Il dit encore « Kierkegaard et Marx: ces morts vivants conditionnent notre ancrage et se font instituer, disparus comme notre avenir, comme notre tâche future » (Situations IX, p. 190). Sartre refuse comme le fit Hegel (contrairement à ce que fera Kierkegaard) le « ou bien ou bien », sauf dans la recherche des moyens. Il subsiste pour nous, dans cet héritage vivant, une tension toujours obsédante que l’on ne peut esquiver sauf à manquer à soi-même. Un passé très riche est ainsi en conflit avec lui-même. Transposer peut se faire intellectuellement, logiquement sans considérer le temps. Par exemple on utilise une méthode ancienne pour résoudre un problème nouveau, le calcul des triangles sert à mesurer une distance inaccessible à partir de trois points déjà connus. Mais un héritage d’Histoire exige dans la réflexion, une tout autre transposition, contradictoire, car cet héritage est un projet de vie ! Il s’agit pour nous de comprendre La
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République de Platon, de chercher son sens sans l’avoir vécue, cela dans un monde où l’esclavage qui subsiste encore sous bien des formes doit être combattu. Il faut repenser « les droits de l’homme », les réinterpréter à deux siècles de la Révolution française, après la révolution industrielle. Il s’agit aussi pour Sartre de comprendre Flaubert dans la bourgeoisie de son siècle qui nous est peut-être devenue odieuse. Sartre lui-même a dû comprendre son désaccord vécu avec Camus à la lumière de leur époque et de leurs parcours. On s’interroge aussi à propos de ce que l’on conteste. Le temps ainsi compris n’est pas essentiellement comme il l’est pour Kant une forme a priori ni comme l’a pensé Hegel une réalité seconde que le vrai efface, c’est une matière concrète qui pourtant ne vaut que par sa disparition vécue dans un présent mobile. Il existe en chaque moment un absolu vivant intuitif qui existe par soi, le seul réel qui nous oriente mais ne nous contraint que si nous l’acceptons. Une réflexion dialectisée, acceptant d’affronter ses contradictions propres nous permet seule de le projeter devant nous, ce qui nous rend à nousmêmes. Un projet, qui est aussi un espoir, lie toute chose à notre vie et à l’incertitude de l’inconnu subjectif/objectif où nous nous jetons, même si ce n’est pas selon le modèle de Jakob Böhme, le cordonnier mystique du XVIe siècle, fort loué par Hegel pour sa dialectique, qui en son temps de contradictions réunissait « tous les opposés en Dieu » ! Mais l’expérience du temps transforme la réflexion, la réinvente chaque fois. Cette expérience n’est plus seulement, comme elle le fut pour Valéry, celle d’une « mer toujours recommencée », immense comme le temps, où il nous faut « tenter de vivre ». Elle se dédouble en savoir effectif et en un au-delà des luttes et des incertitudes de notre « aventure », mot clé souvent répété des entreprises sartriennes, exprimant le risque de toute Histoire. « L’être du pour-soi est une aventure individuelle ». Ce temps vécu, vivant, mobile s’inscrit dans « l’ignorance fondamentale du destin que le monde réserve à l’entreprise humaine ». Il nous enlève à l’enfance, raconte Sartre revivant son arrachement à soi dans Les mots. D’abord par le « lire » qui découvre le monde et l’inscrit en nous et bientôt par l’ « écrire », pouvoir subjectif, double travail de la réflexion s’éclairant elle-même en donnant un sens à nos actes. Renonçant par nécessité à certains liens avec autrui et, inséparablement pour soi-même au mythe d’un ego figé, au profit d’une « existence nouvelle » imprévue, nous n’acceptons de laisser derrière nous
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l’Histoire qui nous a produits qu’en l’interrogeant dans son rapport avec notre présent actif. Cela met en œuvre une dialectique, c’est-à-dire une pensée pour laquelle le temps n’est nullement un abstrait, un pur a priori, mais se fait aussi matérialité concrète, durcie, cachant souvent ce qui nous attend, nous empêchant d’agir lorsqu’il manque, rendant obsolète ce qui n’est plus pensable, nous obligeant à réinterpréter le réel, comme le firent Hegel et Marx (celui-ci par exemple dans le livre 1er du Capital « inventant », c’est-à-dire découvrant, la théorie de la valeur-travail dans une lecture inverse du fait historique de l’accumulation primitive). Une histoire concrète de la philosophie vivante ne saurait être un simple catalogue d’idées, elle doit inventer, construire, instruite par la pensée critique, pour aider à vivre un avenir sans cesse déconcertant. Il existe pourtant l’espoir et la volonté d’une méta-physique, celle de nos choix possibles, de leurs sens. Les certitudes anciennes, métaphysiques ou morales, reposaient souvent sur l’exigence d’une pensée pure oublieuse du temps. Idéalistes ou se cherchant matérialistes, elles ont donc tenté de définir l’Être absolument, hors de la dualité inséparable qu’il présente à notre expérience, car l’Histoire est moins un savoir qu’un héritage et une interrogation. L’image du monde et son interprétation se transforment sans cesse en même temps que nous. A l’inverse, l’espoir d’un à-venir qui n’est pas seulement un futur peut être celui d’une méta-physique active, traduisant l’inquiétude constante du monde présent que Sartre ne cessa d’éprouver comme beaucoup et qu’a fort bien définie le philosophe Dominique Janicaud lorsqu’il a écrit, faisant de la culture, au-delà d’un acquis, la recherche et la création d’un chemin nouveau : Comment ne pas reconnaître l’unité destinale de la puissance du rationnel à l’œuvre dans la pensée occidentale devenue planétaire ? Faire ce pas, c’est accepter de lire le texte métaphysique non seulement comme corpus acquis et comme promesse d’un projet, mais comme destin. Faut-il cependant rabattre tout projet métaphysique sur son corpus, lui-même inplacablement inséré dans son destin ? Nous répondons négativement, ce qui entraîne la disjonction du schème « historial-destinal » de Heidegger. D’où une lecture plus ouverte d’une métaphysique qui retrouve sa vie et son « bougé » [...] l’inquiétude de la pensée face aux questions ultimes est à préserver comme un privilège irréductible de l’être humain (c’est ce que nous appelons le noyau “méta” de la métaphysique) ; enfin, admettre le poids du destin qui se joue dans la pensée occidentale, c’est aussi dessiner ses contours, afin de mieux discerner le partage de liberté qui s’y réserve. [...] c’est assumer l’inscription de nos choix possibles au sein de l’inéluctable complexité de notre situation, d’êtres
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rationnels/irrationnels incarnés, héritiers d’une tradition dont il nous revient de mesurer le legs et les limites.12
Dans le concret toute méta-physique, c’est-à-dire désormais toute option pour le monde où nous devons vivre, rendue possible par l’intelligence de son devenir concret, peut donc et doit même souvent être contestée, dépassée pour rendre compte du présent. Sartre tentait ainsi d’inventer « l’universel concret de notre époque » après Pic de la Mirandole, Montaigne et les humanistes des Lumières qui l’avaient fait en leurs temps, après Marx pour nous, éclairant par leurs actes une difficile façon nouvelle de vivre et de penser, expérience que nous connaissons encore. Cette exigence en nous-mêmes et pour nous-mêmes, sans cesse reposée, est la philosophie vivante qui s’interroge, met en œuvre les tâches de nos vies, nullement le triomphe certain de l’esprit ni celui de la vérité abstraite d’une doctrine. « Je cours, je cours », a écrit Sartre, mû par l’inquiétude qui le jeta et nous jette avec lui vers un au-delà de nous-mêmes : « J’arriverais – au passé, rien qu’au passé – à m’accepter », c’est le dernier mot de Roquentin dans La Nausée. Il s’agissait alors du « passé dépassé », celui d’un homme encore seul (avant sa captivité, a précisé ensuite Sartre). Mais ce « passé dépassé », qui définit l’essence selon Hegel (« Wesen ist was gewesen ist », cite Sartre), nous invite à chercher par nos actes un sens commun à vivre dans un présent projectif dans l’ignorance d’un futur où il nous faudra l’assumer. L’essence, en soi abstraite, disait Hegel, « n’indique aucunement le passage en autre chose ». Or il s’agit pour Sartre d’une expérience sans cesse arrachée à elle-même. La Nausée, dont le titre premier était Melancholia, d’après la gravure de Dürer, transposait surtout dans la volonté mais aussi dans la sensibilité musicale les symboles du rêve déçu des magiciens d’autrefois devenu rêve créateur : « Et moi aussi j’ai voulu être. [...] me purifier, me durcir, pour rendre enfin le son net et précis d’une note de saxophone », dit Roquentin qui se sent artiste en puissance. Sur un autre plan désormais, Sartre, comme chacun de nous « responsable du monde et de luimême », a voulu rendre compte de l’instance dramatique de notre époque. L’être et le néant, la Critique de la raison dialectique mais aussi ses romans (par exemple La mort dans l’âme) ont décrit comment il a pu 12
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D. Janicaud, « Phénoménologie et métaphysique », in La Métaphysique, éditeurs J.-L. Narbonne et L. Langlais, Vrin, Laval, 1999, p. 126.
voir et juger les crises et le dépassement nécessaire de nos drames. Il faut élucider d’un point de vue à la fois « anthropologique » et moral (dans l’espoir d’une morale concrète d’ailleurs en soi rarement présente et efficace) les conflits d’un monde dans lequel, chacun existant à distance de soi « comme présence à soi » parmi d’autres, comme le disait Sartre dans La transcendance de l’ego puis dans L’être et le néant, nul ne peut se comprendre sans autrui, que ce soit dans une réciprocité positive ou négative dont la libre échéance ne peut être sûrement prévue. « Je suis condamné pour toujours à exister par delà mon essence », affirme Sartre, donc en me réinventant devant l’incertain. Il y a l’urgence de l’universel concret singulier qu’il faut mettre en œuvre. Sartre était buté, a écrit Simone de Beauvoir, dans « le projet qui gouvernait toute son existence : connaître le monde et l’exprimer ». 13 Cette intuition centrale reprise de Merleau-Ponty décrivait « le milieu où une forme grevée de contingences ouvre soudain un cycle d’avenir et le commande avec l’autorité de l’institué ». Cette intuition dirige les analyses de la seconde partie de la Critique de la raison dialectique. Sartre cherche à y saisir l’intelligibilité complexe des luttes et des transformations de l’économie et de la politique sociale. Comment vivre sans optimisme imaginaire la totalisation radicale que l’on nomme maintenant mondialisation ? Elle exige du moins un regard lucide sur la rupture nécessaire entre le pur profit que Sartre méprisait et le souci, le respect, la volonté d’être avec tous dont Sartre après Marx s’est voulu témoin et acteur. Il ne cessa d’exercer l’analyse de ces contradictions et d’en rendre compte à travers des guerres, des révolutions anciennes, en cours ou espérées. Il vécut des polémiques ardentes, par exemple celles de l’affaire hongroise ou du stalinisme. Il les traversa, non sans erreurs sans doute, les jugea en philosophe, en théoricien de la raison, en militant soucieux d’accorder toujours sa vie et sa pensée inséparables de son engagement littéraire et esthétique. Il joignait pourtant comme chacun l’horizon d’ignorance du vrai à la mutation de soi dans une vie qui nous change sans cesse. « La guerre a vraiment divisé ma vie en deux », a-t-il dit à Michel Contat. Il a reconnu également que la politique l’avait changé à partir de 1936 parce qu’il
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Dans une préface à La transcendance de l’Ego.
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s’était « installé » avant la guerre dans une situation d’écrivain antibourgeois et individualiste.. Mais comment peut-on vivre un « universel concret singulier » ? De quelle façon Sartre s’est-il voulu « existentialiste », terme qui, finalement, reconnut-il, exprimait le mieux sa pensée ? Il n’a pas créé cette qualification inventée par un journaliste et qui fut d’abord, pour certains, à l’époque des caves de Saint-Germain-des-Prés, un sujet de plaisanterie, mais il l’a acceptée jusqu’à la fin de son œuvre, car elle correspondait à la volonté d’annuler toute « essence » selon la signification traditionnelle d’une vérité originaire absolue, figée. La réflexion de Sartre est à la fois abondante et, comme on le dit parfois, inachevée (ce qui pour le Goethe du Divan était plutôt un signe de perfection...). Mais quelle philosophie, en aucun temps mais moins encore dans notre présent bouleversé, pourrait s’achever ? Sartre a caractérisé lui-même sa pensée comme la compréhension aléatoire du projet d’un avenir possible. Un cogito critique en fut le départ concret. Hegel l’a aidé à décrire le mouvement du réel, du vrai et de son sens. L’héritage des Lumières et celui de Marx ont permis à Sartre de théoriser le refus d’un universel élitiste, refus qui ne peut se passer du contrepoint kierkegaardien de la singularité subjective. La dialectique a donc pour tâche d’exprimer et de tenter de résoudre le conflit constant de ces deux exigences. Peut-on résumer cet objectif en quelques thèmes ? Le progrès de la pensée n’est pas lié à des principes mais à un débat, il est donc nécessairement un risque. La contradiction n’est pas d’abord un obstacle pour penser le vrai mais la rencontre d’une situation conflictuelle. Lorsque la pensée conceptualise elle totalise en fait une multitude de totalisations partielles, d’expériences de compréhension concrètes, toujours susceptibles de se défaire (qu’il s’agisse de doctrines, de mouvements, d’œuvres qui font face à des événements par définition non encore réfléchis). L’intelligibilité du réel dans le temps, c’est-à-dire dans son mouvement, est donc impossible si l’on ne s’y engage pas, si elle n’en traduit pas les luttes. Elle ne peut être purement externe ou théorique. Le « concept » sartrien s’est hégélianisé, a intégré le temps dans la pratique. La pédagogie par exemple, pas plus que l’action syndicale ou politique, ne saurait être une application de « principes ». Ces tâches exigent une pratique commune, « une activité humaine concrète [à réinventer ensemble], en tant que praxis, de façon non subjective » (a dit
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Marx dans sa première Thèse sur Feuerbach). Dans une telle activité, dit Sartre, « l’action en cours se crée ses propres lumières ». Il s’agit d’une Histoire en train de se vivre qui prend conscience de soi en chacun et en tous. La « négation » dialectique n’a donc de sens que dans un projet, dans une totalisation vivante toujours à reprendre. La création d’un universel concret singulier est une expérience dont la réflexion critique est un moment. Les principes doivent en être « retournés », jugés sur leur fin : par exemple une maxime morale dont le sens est souvent à venir, car son existence concrète dans notre présent cruel reste souvent fort douteuse, changeant de sens au cours d’une crise, d’une guerre, d’une décolonisation (par exemple à propos de l’égalité, du respect de la vie). Sartre juge notre société, polarisée par le profit, très immorale. Toute signification morale, qu’il s’agisse de l’euthanasie, des conditions du travail, d’une situation révolutionnaire, d’une guerre, de tout ce qui nous met au contact vivant de l’effort, de la misère et de la mort, reste un problème. Les universels des humanismes anciens, c’està-dire les créations originales et célèbres pour nous d’une idée nouvelle de l’homme, furent dans l’Histoire des expériences concrètes situées, ayant gagné leur inscription dans un temps qui n’était pas encore « historique » pour ses témoins. Ce fut chaque fois une expérience « historialisée », c’est-à-dire rendue vivante par sa singularité, imprévue, susceptible aussi de perdre son sens, car une dialectique d’oppositions concrètes est toujours menacée par l’inertie « pratico-inerte » qu’ellemême crée et qui s’oppose au progrès. Par exemple le groupe social, politique, moral, dit Sartre, « se fait pour faire et se défait en se faisant ». L’idéal ancien du Chevalier de la Manche n’a pu rester longtemps une possible façon de vivre... L’engagement sartrien fut, dans son temps, le lien que Sartre put construire entre sa pensée, son écriture polémique, les rencontres amicales et les exposés publics qui furent souvent des « disputes » agitées. Sartre vécut donc le risque renouvelé des Situations vécues qu’il multiplia, dont il fit les témoignages qui justifiaient sa pensée et dont il souhaitait le succès. Il voulut être l’homme du débat, le penseur des conflits en actes, le témoin résolu qui s’engage et prend parti, mais, disait-il, on ne s’engage pas, on est engagé. On peut donc le qualifier de philosophe du présent vécu, de témoin-communicant très soucieux pourtant de l’histoire de la pensée.
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A l’inverse, Hegel avait édifié génialement une justification dramatique, dans le temps par et pour la vie de l’esprit, de tout le réel, justification dont Sartre comprit pourtant la leçon et la limite. Faut-il dire qu’il se contenta plus modestement d’une revendication vivante pour l’homme de notre temps ? Ce ne serait pas juste, car son œuvre a des sens multiples, non encore ajustés à nos conflits. N’est-ce pas ainsi cependant qu’une philosophie située joignant le présent au passé doit poursuivre sa tradition pour rester avec nous ? Une philosophie est un effort constructif, un projet. A l’inverse d’une « croyance » elle ne peut ni ne veut se séparer de la réflexion scientifique et technique sur la situation de notre monde et ses possibilités. Une pratique de la philosophie ne peut donc plus être pour nous une Critique de la raison pratique énonçant des principes dont il faudrait, selon l’une des conclusions, écrivait Kant, écarter le public à propos des « recherches subtiles » qui la concernent pour les réserver à l’autorité des « maîtres ». Ne doit-elle pas se faire plutôt en chaque conflit, en chaque drame que nous vivons, autant qu’il se peut réflexion et action communes ? Ne peut-on l’appeler alors « Pratique de la raison critique » ?
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(dernière consultation le 2/12/2012)
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Index des auteurs Adloff, 97 Adorno, 14, 20, 23-25, 27, 45, 47, 51, 75 Aristote, 10, 22, 35, 38, 42, 45, 46, 48, 57, 73, 77, 80, 112, 149, 159 Artaud, 43 Aubenque, 46 Augustin, 18, 44, 59, 61, 69, 71, 130, 137 Bayle, 44, 61, 131 Beaufret, 46, 104 Beauvoir, S. de, 109, 183 Blumenberg, 39, 40, 71, 73 Böhme, 180 Bossuet, 18, 74, 77, 130, 137 Bourdaloue, 15 Bourgeois, 81, 101, 102, 158, 159, 166, 174 Braudel, 87, 119, 151 Brecht, 26, 100 Camus, 71, 148, 152, 180 Cassin, 109 Cassirer, 44, 61 Changeux, 33, 37 Chevalier, 16 Clavelin, 48, 51, 52, 61 Cohen, Hermann, 53 Contat, 183 Copernic, 44, 45, 51, 60, 76, 117, 154, 162 D’Hondt, 98, 102, 113, 188 de Cues, 50, 76 De Lubac, 44 Derrida, 41, 42, 46, 47, 71, 74, 104, Descartes, 9, 35, 38, 39, 42, 44, 45, 50, 51, 52, 57, 58-62, 65, 6769, 74, 76, 80, 83, 84, 86, 97, 114, 115, 137, 151, 153, 177 Dubarle, 49 Dubois, C., 46 Dufrenne, 34
Duhem, 60 Elkaïm-Sartre, A., 85, 97, 98, 169 Epictète, 30 Fichte, 47, 51, 53, 55, 61, 174 Foucault, 36, 41, 46, 75 Freud, 43, 44, 59 Galilée, 38, 44-46, 48, 52, 59, 60, 113, 117, 162 Gauchet, 151 Gueroult, 39, 54-57, 71, 113 Habermas, 81 Heidegger, 10, 11, 30, 41, 42, 46, 47, 49, 56, 57, 59, 82, 83, 85, 97, 98, 102-104, 107, 109, 110, 115, 118- 121, 131, 142, 143, 158, 169, 175-178, 181 Héraclite, 29, 57, 140 Hésiode, 13 Hobbes, Th., 40, 41, 77 Husserl, 31, 34, 35, 37, 49, 50, 54, 83, 86, 97, 107, 114, 121, 176, 177 Hyppolite, 53, 63, 128, 133 Jacob, François, 32, 33 Janicaud, 102, 118, 154, 158, 181, 182 Kant, 10, 13, 26, 27, 41, 42, 45, 49, 51-54, 58, 62, 66-70, 73, 74, 77, 81-83, 85, 86, 89-92, 93, 96, 97, 102, 106, 109, 114, 115, 117, 157, 159, 161, 174, 179, 180, 186 Kierkegaard, 97, 104-106, 116, 118-120, 122, 145, 154, 164, 167-169, 179 Koyré, 44, 45, 48, 61 Le Senne, 53, 70 Lefebvre, J.-P., 72, 82, 171 Leibniz, 34, 35, 38, 45, 52, 53, 56, 69, 76, 97, 153 Lenoble, 43
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Luhmann, 80, 81, 85 Luther, 56, 59, 60, 100 Machiavel, 40, 57, 77, 131 Marx, 11, 30, 38, 57-59, 80, 81, 86, 89, 90, 93, 101, 110, 112, 121, 122, 126, 128, 168, 175, 179, 181-185 Merleau-Ponty, 33, 94, 183 Monod, 32, 33 Montesquieu, 14 More, Thomas, 77, 173 Mounin, 131 Natorp, 53, 55 Newton, 48, 56, 69, 76, 137 Nicolas de Cues, 50, 76 Niel, 113 Nietzsche, 155 Novalis, 43, 110 Pascal, 10, 15, 16, 18, 36, 53, 57, 76, 111, 121 Pasolini, 43 Philonenko, 90
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Pic de la Mirandole, 99, 182 Platon, 10, 35, 38, 42, 59, 77, 79, 82, 180 Prigogine, 37 Rawls, 92 Ricœur, 33, 37 Rimbaud, 43,110, 115 Roudinesco, 46 Rousseau, 14, 27, 70, 106 Rybalka, 108 Salleron, 92 Schiller, 61 Schleiermacher, 21, 24 Smith, Adam, 92 Spinoza, 61, 86, 97, 158 Thomas d’Aquin, 44, 73 Tycho-Brahé, 154 Vincenti, 174 Voltaire, 14, 61 Vuillemin, 52, 53, 54, 66-68, Weber, 49, 77, 151 Wittgenstein, 27
Que serait aujourd’hui une philosophie vivante, quel rapport entretiendrait-elle avec son héritage ? Ce ne peut être qu’un rapport complexe, puisque l’héritage doit assurément être conservé, mais qu’il doit aussi être transposé. Tel est ce qui a lieu, de manière exemplaire, dans la philosophie de Sartre, où s’élabore une raison critique soucieuse de son insertion dans l’histoire. Après avoir proposé, dans les premiers chapitres, une libre réflexion sur les exigences qui s’imposent aujourd’hui à la pensée, le présent ouvrage s’attache plus particulièrement à la « reprise » de Hegel par Sartre : il s’emploie à dégager tout ce que le second doit au premier, mais aussi ce qu’il en refuse, et les déplacements (salutaires) qu’il effectue.
Professeur honoraire, agrégé de philosophie, Albert Vanriet a enseigné dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Il est titulaire d’un Diplôme d’Études Supérieures sur Nicolas Berdiaeff et l’auteur d’Icare, Une dialectique de situation (de Schleiermacher à Adorno) paru chez Peter Lang en 2000. Il a été membre de plusieurs associations de professeurs de philosophie.
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Albert Vanriet De Hegel à Sartre
Albert Vanriet
De Hegel à Sartre
Pour une pratique de la raison critique
Peter Lang