Dakar et ses cultures: Un siècle de changements d'une ville coloniale 2343128626, 9782343128627

Dakar et ses cultures . Ce livre met en scène l'habitant de la ville de Dakar. Ce personnage n'apparaît en « g

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French Pages 412 [394] Year 2017

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Dakar et ses cultures: Un siècle de changements d'une ville coloniale
 2343128626, 9782343128627

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Etudes africaines

Série Histoire

Ousseynou Faye

Dakar et ses cultures Un siècle de changements d’une ville coloniale

Dakar et ses cultures Un siècle de changements d’une ville coloniale

Ousseynou Faye

Dakar et ses cultures Un siècle de changements d’une ville coloniale

© L'HARMATTAN, 2017 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-12862-7 EAN : 9782343128627

REMERCIEMENTS L’écriture et la publication de ce livre ont été rendues possibles par l’intervention de nombreux acteurs. La collecte des matériaux et la vérification de la fiabilité des analyses de plusieurs énoncés ont pu se faire grâce au concours du Conseil pour le Développement de la Recherche en Sciences sociales en Afrique (CODESRIA), d’Achille Mbembe (son secrétaire exécutif des années 1990) et de la fondation Mac Arthur des Etats-Unis associée à cet institut de recherche inter-africain. La relecture du tapuscrit s’est faite sans difficultés en raison de l’accueil chaleureux qui m’a été réservé, durant mes « voyages d’écriture », par les familles Allah-Blé de GagnoaYopougon-Toumodi, Allou d’Abidjan-Angré, Thiam de Gagnoa et par Babacar Mbaye Badiane et le collectif des commerçants sénégalais du marché central de Gagnoa. Je ne saurai trouver les mots justes pour remercier mon aîné Ibou Diallo. C’est avec minutie, allant et générosité qu’il est intervenu dans la relecture de l’avant-dernière épreuve du draft, et qu’il a réalisé la mise en forme du texte soumis à l’éditeur. J’ai pu poursuivre le chantier d’écriture de ce texte et m’engager dans sa publication en raison des encouragements et de la sollicitude de MomarCoumba Diop. Cet autre aîné altruiste s’est beaucoup investi et s’investit encore dans la recherche en sciences sociales. Je remercie également mon amie Hélène Neveu de l’université d’Oxford. Elle n’a pas cessé de m’encourager à persévérer dans le travail de déchiffrement historique de la culture urbaine. Que mon épouse Soukeyna Ndiaye, ma fille Coumba Ndoffane Faye et mon neveu Saliou Dione, qui ont souvent souffert de mes absences répétées et de mon agenda de travail de « sujet solitaire », découvrent entre les lignes que je leur consacre toute mon incapacité à leur dire et redire, de façon satisfaisante et concise, le mot « merci ». Last but not least, je remercie vivement Abdoulaye Diallo, de L’Harmattan Sénégal, pour l’estime qu’il me porte et sa disponibilité à vouloir me gratifier, à tout instant, d’un alarba, cette figure de viatique qui solidifie la relation solidaire et influe sur l’éthos. Mais, je dois dire que tous ces acteurs de premier rang de mon univers social ne sont point responsables des faiblesses du texte présenté. Il me revient la charge d’assumer, en toute humilité, les imperfections contenues dans cet ouvrage d’histoire.

Introduction générale

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Introduction générale

L’explosion remarquable du phénomène urbain, à la fin du XXe siècle (50% de citadins, en l’an 2000, contre 3%, au début du XIXe siècle, à l’échelle de la population mondiale), est, en partie, à l’origine de la réflexion nourrie, consacrée à la question des établissements humains, aux Conférences sur l’Habitat de Vancouver, en 1976, et d’Istanbul, en 1996. Le thème de la menace urbaine, qui sous-tend les débats sur la ville, conduits par les « experts » en « politique de développement », laisse apparaître une focalisation excessive de l’attention sur la métropole urbaine. Les grandes villes du Tiers-Monde (Mexico, Le Caire, New Delhi) sont montrées du doigt, en tant que dangers à vaincre dans les plus brefs délais. La pensée dominante tente de les faire passer pour les nouvelles figures de l’angoisse collective d’une humanité qui serait parvenue à vaincre, en 1989-1990, le spectre du communisme. La responsabilité du développement de ces métropoles urbaines est attribuée à l’État postcolonial. Dans son rapport, daté de 1989 et intitulé L’Afrique subsaharienne : De la crise à une croissance durable, Étude de prospective à long terme, la Banque mondiale, qui critique le modèle de gestion du phénomène urbain, soutient que les politiques macroéconomiques, mises en œuvre ici et là, ont favorisé le boom de la ville. Cette institution stigmatise ainsi les stratégies d’implantation d’industries à forte intensité de capital et celles relatives à la conduite d’une politique du commerce et du crédit qui favorise le citadin. Cette stigmatisation cache un autre projet, celui de la condamnation à mort de l’État-Providence qui accompagne les tentatives de contrôle des métropoles urbaines et d’éradication des intégrismes (religieux, ethnique et politique). L’historien africain, souvent convoqué par les milieux politiques, du fait de la vocation nationalisante attribuée à sa discipline, n’est pas absent de ce débat sur la ville, même si son propos, sur cet objet d’étude, peut être jugé distant de ce qui est attendu de sa part : une contribution capable d’éclairer le pourquoi des choses du présent, voire, de tracer un cadre normatif à appliquer, en vue de sortir l’urbain de l’emprise de la crise récurrente. Ainsi, une sorte de procès en pointillé lui est intentée, avec le déni de science comme chef d’accusation. En d’autres termes, il serait coupable de trahir sa propre vocation : répondre aux interpellations des vivants. Certes, une mauvaise querelle serait ainsi faite à l’historien, qui doit continuer à explorer de nouveaux champs de recherche et à investir de nouveaux chantiers d’étude. Ainsi l’habitant de la ville doit occuper plus de place dans ses centres d’intérêt. 1 Souvent occulté dans les études d’histoire urbaine ou pris en compte dans les contributions discursives sur le mode de la référence incidente, il n’apparaît en « gros plan » que dans 1

Catherine Coquery-Vidrovitch (1993) estimait à 800 le nombre des études d’histoire sur la ville africaine. 13

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les textes relatifs à son statut de producteur de plus-values (travailleur salarié, entrepreneur et les pratiquants de « petits boulots »), à ses jeux de subversion (grèves, émeutes, militantisme politique pacifique, actes délictuels, illégalismes, incivisme), aux transactions ou négociations dont il est l’auteur et, enfin, à son peuplement de l’espace urbain (« (sous)quartiers ethniques », localisation dans les « bidonvilles », effectifs de population jugés croissants ou excessifs). Ce livre préconise une présence plus dense de l’habitant de la ville dans le discours historien, questionne le lieu habité par cet acteur historique. Ce lieu n’est rien d’autre que la ville, cet établissement humain décliné dans le discours dominant en termes de création coloniale. Pensé ici comme le résultat des luttes d’intérêt et des négociations entre acteurs impliqués dans le procès de son aménagement, la littérature coloniale voit plutôt en elle un modèle d’hétérotopie avec le recours à des formules de désignation comme la « ville blanche », la « ville européenne », la « ville noire », la « ville indigène » ou la « ville africaine ». Ces mots renvoient non seulement à la production territoriale de la ville, aux projets urbanistiques qui font l’éloge de la distinction et de la distanciation, mais aussi au dessin auréolaire et à la participation de divers acteurs dans la réussite ou la subversion de l’aménagement de l’espace urbain colonial. Par cette participation, l’habitant de la ville de Dakar n’a cessé de renouveler le site d’observation de ses gestes et de ses actes, de ses discours et de ses silences. L’espace urbain (ré)aménagé est ainsi le lieu d’exhibition de son vécu au quotidien. Ce livre s’intéresse prioritairement à ce statut dans ses différents passages où sont étudiés les façons, les rythmes et les formes d’aménagement ou de dés-aménagement de l’espace urbain. La quotidienneté, en question ici, renvoie à celle du village lorsque cet acteur rejette l’urbain, tout en vivant dans son territoire (en son centre ou sur ses marges), ou est tenu, du fait des contraintes (comme le pouvoir d’achat et la non assimilation des façons d’habiter du colonisateur), de s’exercer à ce que l’on pourrait bien désigner par le terme de reprise culturelle. Cette quotidienneté s’écrit ainsi au pluriel, se décline en termes de totalité de faits, tels que la satisfaction de besoins organiques et sociaux qui nécessitent la production et/ou la consommation d’utilités et de commodités. Dans cet ordre d’idées, on peut citer la construction d’une maison, l’aménagement d’une pièce à usage d’habitation, l’achat et la cuisson d’aliments, l’expression de désirs, la recherche des plaisirs et la conduite de tactiques propres à les satisfaire, l’accomplissement de gestes par lesquels on se présente à soi et aux autres. Comme trame de gestes esquissés, mimés, montrés ou cachés, de postures et de volontés, la quotidienneté se présente comme un confluent de sens. Ce livre tente de dévoiler les différentes significations portées par ces scènes du quotidien assimilables à des

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Introduction générale

manières de dire et de faire, elles-mêmes réductibles à un savoir-faire la vie en ville ou à un savoir-vivre la vie en ville. Ce projet d’écriture de l’histoire de ces scènes du quotidien n’ignore pas la portée des philosophies d’ombre à l’œuvre dans la vie quotidienne (Foucault 1969). C’est souvent sur le mode du pointillé que le livre aborde ces idées. En conséquence, il se veut un fragment d’histoire des idées. Exprimées sous forme de codes de croyances et de valeurs à préserver, à subvertir ou à réinventer, ces idées ont déterminé les styles de vie adoptés et gouverné le rapport à la ville des populations africaines de Dakar. Dans ce lieu de rencontres entre les normes introduites par la puissance publique coloniale et celles diffusées par les colonisés, se sont exprimés des sentiments qu’il importe de décrire et de nommer. Ceux de l’estime (de soi ou de l’autre) et de l’amour retiendront notre attention. Rappelons-le, ce dernier sentiment est censé produire une totalité de gestes (esquissés, mimés, montrés ou cachés), d’intentions, de postures et d’attentes. La référence aux idées et aux sentiments des habitants de cette ville pose la question de la reconstitution de leurs cultures. Ce livre porte en conséquence sur l’histoire culturelle de Dakar. Autrement dit, l’on est en présence d’un discours sur la conscience identificatoire ou sur l’autoréférence. Il aborde les cultures immatérielles, celles des villageois de et dans la ville ou celles empruntées par ses (néo)citadins à la puissance coloniale. L’examen des congères y est traité, ne serait-ce que sur le mode du pointillé ou de l’incidence. Mais, le texte accorde également une large place aux cultures matérielles. Lesquelles renseignent sur beaucoup d’aspects. Outre les rapports de l’homme à la nature, l’occupation, la valorisation et la maîtrise de l’espace (ainsi transformé en sphère privée où est déroulée l’intimité et en sphère publique), on peut citer les savoirs instrumentaux produits et véhiculés, en vue de satisfaire les besoins organiques et sociaux, la production, la circulation et les usages des matériaux de fabrication, le déroulement du travail productif, les sensibilités artistiques, les tendances et les goûts en matière de consommation, la constitution d’un marché de consommation, gouverné par le numéraire, l’imitation et la mode. Les faits de culture matérielle ciblés dans ce livre portent, avant tout, sur la reproduction du cadre de vie villageois, hérité par l’habitant lebu, la construction, l’équipement mobilier et la décoration des maisons occupées par des (néo)citadins, maîtrisant parfaitement l’art de la proxémie, la vaisselle de la ménagère, l’habillement et ses accessoires. Ces faits de culture ont présidé à Dakar, et ailleurs, à la (re)production de nombreuses scènes de vie. Soulignons, parmi elles, les rites festifs et les loisirs. Leur intérêt réside dans la nécessité ressentie par leurs initiateurs d’œuvrer au raffermissement du lien social, de s’investir dans la (dé)construction de l’ordre social, d’être toujours attentif à tout ce qui préserve et renforce l’estime de soi et de renouveler

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l’activation des logiques d’évasion afin de mieux consommer le temps libre et de vaincre les angoisses existentielles. Cette étude pose la question de l’inscription, dans le temps, des sentiments, des codes, des façons de faire et des façons d’être qui délimitent le champ de la culture. Dater ces faits de culture constitue un exercice incontournable. L’histoire des cultures est nécessairement soumise à la loi d’airain de la périodisation. Un pareil projet d’écriture ne peut occulter le fait que l’inégale durée des incubations et des évolutions et le flou des coupures ne militent pas toujours en faveur de l’adoption d’une chronologie stricte (Crubellier 1974). Cette conclusion vaut pour Dakar, dont l’histoire culturelle ne valide pas totalement le point de vue de cet auteur qui veut que l’élite soit plus portée au changement que ses subalternes. Nous reviendrons sur cette référence au temps, précisément sur celui construit dans ce livre, après avoir expliqué nos choix d’ordre anthropologique et cartographique. Ils réfèrent exclusivement au visage multiple de l’habitant de Dakar et à cet analyseur réductible à une ville coloniale édifiée, comme la plupart de ses consœurs de l’Ouest africain, sur la côte atlantique. Le résidant de Dakar, paré des atours d’inventeur et de réinventeur culturel et mis en scène comme la cible principale de cette étude, ne se reconnait pas dans le visage du colonisateur commis aux tâches de commandement, ni dans celui du « Petit Blanc » dont la présence multipliée est attestée après la Grande Guerre, encore moins dans celui du migrant marocain ou libano-syrien souvent enclin à produire une territorialisation centrée sur une vie socio-familiale et une culture changeantes (TarafNajib 1994). Le sujet qui retient ici notre attention est le représentant de la majorité démographique que l’ordre colonial veut transformer en minorité sociologique, du groupe de sujets impliqués dans le projet de refus de l’ordre urbain ou de résidents déterminés à vivre autrement la vie en ville. En bref, le colonisé est le sujet historique mis en scène. Peu importe qu’il soit perçu comme un outsider, un subalterne ou un coopté. Son visage est multiple. Le plus en vue est celui du Lebu. Parfois impliqué dans l’exode urbain, il se singularise par le fait qu’il a été un détenteur de « privilèges » civiques conférés par la jouissance du statut de citoyen français et un des principaux producteurs et diffuseurs de la culture urbaine. Les autres visages sont ceux du migrant venu d’un autre milieu urbain (comme SaintLouis) et du résidant dont le parcours migratoire a pour point de départ un village qui appartient au ressort territorial de l’Afrique occidentale française (AOF). Présent dans la ville, il se voit souvent confiné dans les marges. Même installé au centre du territoire urbain, le discours dominant sur l’espace l’inclut souvent dans le groupe des intrus de la cité coloniale. Aussi, avons-nous pensé que cet acteur social et son semblable forment un groupe bien distinct que nous pourrons appeler les « gens des marges ». Cette désignation renvoie à l’actualité de l’étude des cultures « du bas ». Sa 16

Introduction générale

prise en compte permet de s’exercer à l’écriture de ce que l’on appelle l’histoire par le bas, c’est-à-dire celle qui ne se focalise pas sur les initiatives des « grands hommes » censés faire, eux seuls, l’histoire réelle. La ville de Dakar constitue notre second choix. Comment pouvonsnous expliquer une pareille décision ? La réponse implique, en plus de l’invocation de notre pratique intellectuelle (cette ville appartient au « précarré » de nos sites d’enquêtes), celle de la trajectoire suivie par ce lieu de vie : passage du village à la ville, du statut d’agglomération sous tutelle administrative à celui de capitale fédérale de l’AOF et, par la suite, de capitale du territoire du Sénégal. Mais, il y a aussi et surtout le fait que ces évolutions statutaires ont contribué à faire de Dakar la plus grande production urbaine du Sénégal et de l’AOF. Cette ville a réussi la prouesse de surclasser ses concurrentes (Gorée, Rufisque et Saint-Louis) condamnées à devenir des établissements humains de second rang. Ce faisant, elle a donné plus d’épaisseur à son profil de site d’observation de l’homme (Leclerc 1979). Dakar est ainsi devenu le principal foyer d’accueil des migrants africains, européens et levantins, le centre de commandement de l’armée coloniale basée en Afrique de l’Ouest, en raison de son statut politicoadministratif et de sa position géostratégique, la destination distinguée de la majorité des hauts fonctionnaires français affectés en AOF, le bassin d’accueil de premier rang des industries coloniales, une des escales transatlantiques fréquentées par une variété de navires de la marine marchande. Ce site d’observation privilégiée des évolutions sociales, politiques et culturelles se caractérise aussi par sa double fonction de banc d’essai et de destination commerciale de l’aviation civile internationale. Ce portrait éclaté en fait un excellent analyseur pour reconstituer, questionner et interpréter les tendances lourdes, les désajustements et les involutions de l’histoire urbaine. Ce livre, qui retrace l’histoire coloniale de Dakar, affiche, comme borne chronologique de départ l’année, 1857 (celle de la « fondation » officielle de la ville)2 et, comme borne chronologique d’arrivée, la date de 1960, retenue pour fixer l’entrée du Sénégal dans le « concert » des nations souveraines et l’obtention par Dakar d’un nouveau statut, celui de ville postcoloniale. Cette étude porte donc sur une durée qui s’étend ici sur un peu plus d’un siècle. En convoquant la notion braudélienne de longue durée, nous sommes en mesure de dire que la moyenne durée est l’échelle du temps choisi dans notre enquête.3 Ce choix permet de suivre un ensemble d’évolutions et de repérer des seuils. Ainsi, l’on se rend compte que, dans le cadre de cette moyenne durée, on a des évolutions lentes ou accélérées, régressives ou progres2 3

Voir Charpy (1958). Passet (1997) parle d’étendue de la durée. 17

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sives. Toutes sont susceptibles d’être intégrées dans les grandes étapes de l’histoire de l’aménagement du cadre physique sur lequel vont être inscrites et réinscrites les cultures à l’œuvre à Dakar. Les évolutions lentes renvoient aux mouvements longs de l’histoire, à ce qu’on peut appeler l’histoire lente. Avec cette figure du cours de la vie, parfois désignée par les termes d’histoire circulaire, d’histoire linéaire ou d’histoire tabulaire, se trouve posée la problématique de la gestion des héritages, l’aptitude des héritiers à les gérer, à réinventer les choses et à en faire de futurs héritages. Cela est attesté, à Dakar, par la reproduction des cultures (im)matérielles propres à l’ordre villageois, qui se traduit par une longue présence de la paillotte dans l’ensemble urbain constitué par le Plateau et la Médina. Sa survivance s’énonce en termes de siècle. Le code vestimentaire renseigne également sur la vigueur de la gestion des patrimoines hérités. Quant aux évolutions rapides, elles actualisent les mouvements courts de l’histoire et l’histoire accélérée. Celles d’entre elles qui relèvent du registre de la régression portent sur les modifications des manières de dire, d’être et de faire que l’idéologie dominante du moment réprouve. Cette réprobation autorise à voir en la ville, un lieu des inversions, des renversements, des renoncements ou des reniements. Bref, ce site se donne à lire comme un lieu de tensions. Dans l’histoire de Dakar, celles-ci se lisent à travers le renouvellement des patrimoines immobiliers, des repères auditifs, des cultures du sensible, etc. Les évolutions frappées du sceau du progrès renvoient aux changements validés par le dispositif idéologique des dominants. Elles ont été écrites dans des lieux de cristallisation, de déroulement de scénarios d’osmoses culturelles. Ces dernières ont pour noms : les consensus réalisés par des acteurs sociaux et les emprunts faits par les uns auprès des autres. De façon contradictoire, le code vestimentaire, le patrimoine (im)mobilier, le rite festif, les sentiments d’amour et le jeu de modification des apparences du corps témoignent de la rapidité des changements opérés par les (néo)citadins. Ces acteurs du désajustement culturel ont souvent fait preuve d’imagination et d’audace en s’engageant dans l’écriture d’une culture urbaine estampillée par les logiques du métissage. Pour documenter ces évolutions et ces invariants, qui semblent s’emmêler, produire une féerie de sens et dicter plus que jamais la mise à contribution de l’une des vocations de l’historien, celle de démêler les choses par la construction d’une chronologie indicative fiable, diverses sources primaires, portées par une enquête extensive, ont été consultées. Quatre types d’entre elles doivent être cités : les sources écrites, les sources iconographiques, les sources orales et les restes dites « archéologiques ». Les sources écrites se répartissent en sources manuscrites et en sources imprimées. Les documents manuscrits correspondent à des dossiers d’archives coloniales conservés à la Direction des Archives Nationales du Sénégal (ANS), à Dakar, et au Centre des Archives d’Outre-mer d’Aix-en-

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Introduction générale

Provence (France). Concernant toutes les questions relatives à l’urbanisme de Dakar, les séries L (Concessions et domaines) et P (Travaux publics, 1821-1958), renferment des dossiers riches en informations. Les tensions entre intérêts immobiliers et intérêts urbanistiques ou encore entre intérêts fonciers et urbanistiques traversent la série L. Dans ce gisement de matériaux, se trouvent consignées d’utiles indications relatives à la constitution du domaine foncier de l’Etat, aux transactions et au quadrillage viaire. Mais, c’est la série P qui regroupe le maximum d’informations sur l’urbanisme du centre-ville, de la Médina et des extensions de la ville survenues entre 1946 et 1960. A quelques exceptions près, c’est la soussérie 4P (Urbanisme, habitat, bâtiments et voiries (1909-1959) qui renferme les documents portant aménagement et assainissement (lotissement et bornage), les dossiers techniques (plans de situation, plans des maisons, cahiers de charges) et financiers (les devis estimatifs), les écrits relatifs aux procédures de lancement d’appels d’offres et d’adjudication, aux équipements techniques de base constitués de réseaux d’adduction d’eau et d’éclairage public, routes bitumées et relevant, au plan budgétaire, de ce que des spécialistes appellent les investissements de peuplement. Sur le vécu culturel quotidien, notamment tout ce qui a trait à son déroulement et aux tentatives de contrôle par l’autorité coloniale de certains de ses constituants, les rapports périodiques des agents administratifs (sous-série 2G) et les notes circonstanciées de certains d’entre eux (sousséries 13G et 17G) donnent des renseignements appréciables. Le rite festif est le fait de quotidienneté le plus investi par les rédacteurs des documents officiels répertoriés dans ces deux cotes d’archives. La sous-série 1 AFFPOL du Centre des Archives d’Outre-mer d’Aix-en-Provence n’aborde cette question de la quotidienneté que dans l’évocation de la condition (surtout matrimoniale) de la femme de l’Ouest africain. Les sources manuscrites contiennent de nombreuses lacunes. Par exemple, on ne parvient pas encore à détecter des indices fiables et susceptibles d’aider à la reconstitution des affaires de corruption, au terme de la lecture des dossiers d’attributions de marchés publics. Les tensions entre les architectes et les entrepreneurs ne sont pas répercutées dans les pièces d’archives entreposées à la Direction des Archives du Sénégal. Cette vacuité est un autre exemple de lacune à citer. Toutefois, ces pièces restent incontournables pour écrire l’histoire de l’urbain à Dakar. Il importe, au cours de son examen, de savoir prendre la distance nécessaire face aux choses dites. Une pareille posture est reconductible avec l’examen des sources imprimées. Celles-ci se divisent en sources anciennes et en sources récentes. Les premières se composent des relations de « voyageurs » européens présents ou censés être présents en Sénégambie entre les XVIIe et XIXe siècles. Ces textes, riches en informations sur les milieux écologiques 19

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et les vécus quotidiens, observés dans cette sous-région ouest-africaine, sont l’œuvre de La Courbe (Cultru 1913), Demanet (1767) et Labat (1728). Ces auteurs rendent ainsi compte de l’unité culturelle des formations sociales de la Sénégambie septentrionale et centrale. Leurs cultures matérielles ayant été soumises aux « lois d’airain » de l’histoire lente, nous avons fait du résident du « village indigène » de la ville de Dakar, un héritier et un reproducteur de certains des gestes attribués par ces « voyageurs » à des sujets historiques rencontrés et observés dans d’autres temps. Les sources imprimées récentes sont constituées de textes datés du XXe siècle. Elles se composent de relations de voyage, d’autobiographies de colonisés (natifs ou non de Dakar) et de témoignages romanesques. Le dépouillement des textes de voyage montre que le paysage urbain (Randeau 1923 et Valande s.d. [post 1940]) et les scènes du vécu quotidien (Cousturier 1925 et Garnier 1961) ont beaucoup retenu l’attention des visiteurs occidentaux. Ces deux voyageuses ont décrit le mobilier, les moyens de transport et les formes d’expression de la sociabilité. Les discours autobiographiques de Nafissatou Diallo (1975), Adja Ndèye Boury Ndiaye (1984) et Seydou Traoré (1975) s’appréhendent en termes de « fabriques du regard » de l’intérieur (Sicard 1998). Ces auteurs ont fourni d’abondantes informations sur la quotidienneté, l’espace domestique et le paysage urbain. Mais, le texte de Traoré a l’avantage de rendre compte du vécu au quotidien au travers d’une description des relations entre « Blancs » et « Noirs », employeurs européens et employés africains, entre employés africains (particulièrement entre domestiques). Dakar et SaintLouis sont les deux sites d’observation retenus dans son compte-rendu de l’histoire urbaine du Sénégal. Les témoignages romanesques proposés par Mariama Bâ (1980) et Tita Mandeleau (1991) contiennent des informations contrastées. Là où le dernier auteur entreprend d’écrire un récit que l’on classe dans le roman historique et qui porte sur une signare saint-louisienne, la première narratrice tente de reconstituer des scènes et des expériences de la vie urbaine de Dakar des années 1940 et 1950. Ce genre de tentative est encore noté dans les textes d’Ousmane Socé Diop (1948) et d’Abdoulaye Sadji (1953). Saint-Louis, Rufisque et Louga sont respectivement les autres agglomérations urbaines dont les trames de la quotidienneté sont décrites dans ces constructions romanesques. Dans la présentation de l’état des lieux relatifs aux sources imprimées, on ne peut faire l’économie de la mention des périodiques officiels qui ont pour noms : Bulletin administratif du Sénégal, Journal Officiel de l’AOF et Journal Officiel du Sénégal. L’enjambement de la chronologie adoptée pour classer le document imprimé est une de leurs caractéristiques. Ils offrent l’intérêt de contenir la variété des actes officiels sur l’urbanisme à Dakar et dans le reste du territoire du Sénégal. 20

Introduction générale

Julia Kristèva (1969) jette un regard suffisamment critique sur les textes des « voyageurs » européens, y compris ceux qui ont effectivement visité la Sénégambie et la « colonie » du Sénégal. Pour cette auteure, ces « sources renseignent, avant tout, sur le système des représentations et d’appréciation des locuteurs », c’est-à-dire sur les logiques structurant l’imaginaire social de ces chercheurs d’exotisme qui sont porteurs d’un « regard vertical » (id. : 268). Leurs récits sont empreints de partis pris et de vérités élidées. Bref, on est en présence de scories à détecter et à isoler pour collecter, au terme de la lecture de ces écrits, de véritables faits d’histoire réelle ou d’histoire du possible. Les autobiographies et certaines constructions romanesques laissent apparaître le déroulement de récits de vie concernant des personnages ayant effectivement existé. Pour valider ce propos, l’exemple de Karim, le roman d’Ousmane Socé Diop (1948) peut être retenu. Les lutteurs nommés Ousseynou (qui porte le patronyme Ndiaye et était une des vedettes de Rufisque en matière de lutte libre) et Pathé (son nom de famille est Diagne) ne sont pas des personnages fictifs. Il s’agit bien de noms de champions « sportifs » de la fin des années 1930 et du début des années 1940. Leurs exploits comme ceux de leurs pairs ont été relatés dans les colonnes du journal Paris-Dakar. Ils actualisent l’historicité de nombreux faits narratifs des œuvres romanesques des générations d’écrivains sénégalais des années 1940-1980. L’examen de ces sources primaires, qui informent sur des expériences personnelles et familiales lorsqu’elles correspondent à des autobiographies, peut être combiné avec celui des albums de photos de famille. En tout état de cause, le traitement de ce genre de document permet de multiplier les opportunités d’élargir le champ de la collecte d’informations. C’est sous ce dernier rapport que nous avons consulté des sources iconographiques. Elles sont composées de photos de famille mises à notre disposition pendant nos enquêtes de terrain, de cartes postales et de photogravures conservées à la Direction des Archives du Sénégal. Ces deux dernières catégories d’images portent la cote 4Fi. Quelques pièces photographiques gérées par le service de la photothèque de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (rebaptisé IFAN-Cheikh Anta Diop) ont été également consultées. Il en est de même de certains des documents iconographiques gardés au Centre des Archives d’Outre-mer d’Aix-en-Provence. Portant la cote 30Fi, ils appartiennent aux collections photographiques constituées par l’Agence de la France d’Outre-mer (Agence FOM), classées géographiquement et thématiquement pour chaque territoire du domaine colonial français. Les albums de photos montrés par des informateurs s’ordonnent autour du thème de la mode vestimentaire. En revanche, les photothèques des ANS et de l’IFAN-Cheikh Anta Diop contiennent des documents icono21

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

graphiques aux centres d’intérêt variés. Scènes de rue, portraits de personnages, vues d’immeubles sont les thèmes récurrents de ces collections. Pour celles de l’Agence FOM, les pièces photographiques examinées portent sur des scènes de vote (qui montrent des femmes vêtues avec emphase), des modèles de villas vues de façade et des activités commémoration, en 1957, du centenaire de la « fondation » de la ville de Dakar. Ces images représentent de bons instruments de connaissance du passé. Chacune d’entre-elles fonctionne comme une rétine sur laquelle doit s’exercer notre regard d’historien, transformé en scrutateur d’images, enjoint de porter intérêt à la fois à l’« objet d’image », à son constructeur et à son support, et contraint d’imaginer une méthode de lecture et de traitement des photogravures et photographies. Ce besoin d’imagination ne s’est pas posé avec le problème des sources orales. Différentes personnes ont été rencontrées au cours des enquêtes de terrain. Certaines d’entre elles, natives de Dakar, se réclament de l’identité lebu. D’autres, interrogées en milieu périurbain, déclinent des origines rurales et des parcours migratoires anciens constitués de multiples allers-retours entre Dakar et leur foyer de départ. Elles sont détentrices d’informations plus ou moins riches sur le vécu culturel au quotidien. Le livre reproduit les noms et adresses des informateurs, jouant parfois le rôle d’acteurs du présent, qui détiennent beaucoup de renseignements du passé de la ville de Dakar et du vécu culturel d’origine de ses habitants lebu. Leurs discours, comme tous les autres textes, sont sujets à la critique. Leurs propos correspondent à des évocations plus ou moins détaillées de scènes de vie déterminées et de pratiques sociales ritualisées, d’exposés de fragments de souvenirs et de confidence d’aînés, d’opinions personnelles ou de représentations collectives ayant résisté à l’usure du temps. Tous ces textes ont été questionnés et confrontés aux matériaux fournis par d’autres sources primaires, ce qui permet de cerner les contours de leur rapport au passé. Un dernier type de source a été exploré : la « pièce dure » ou reste archéologique. Comme micro-reste, elle correspond au vêtement ancien, sorti du fond de vieilles malles ou valises par quelques informatrices4 ou encore au bâtiment défiguré par le poids des ans ou reconstruit à l’identique. 5 Pour exploiter ce type de macro-reste culturel, nous avons appliqué la méthode de l’observation in situ. Elle a consisté, dans le cas 4

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C’est le cas de Fatou Ndoye (ménagère octogénaire de Colobane qui nous a accordé un entretien oral sur la vêture le 26 décembre 1990) et de l’épouse de Magatte Ndoye (pêcheur faisant partie des premiers habitants de Pikine et ayant accepté de s’entretenir avec nous sur l’histoire de la quotidienneté des Lebu, le 1er décembre 1990, à son domicile du quartier Gazelle de Pikine). Figures évoquées par un autre informateur, Dansy Camara, né en 1932, journaliste. L’entretien avec cet informateur a eu lieu à son domicile de la rue 31 angle 18 de la Médina, quartier où il a passé sa jeunesse.

Introduction générale

d’espèce, en un examen de l’intérieur (visite des pièces de l’édifice) et de l’extérieur (regard de la façade) qui privilégie la « saisie » des principales structures architecturales (fondations en saillie, ouvertures, pans de murs, véranda, toiture), des dimensions des pièces à usage d’habitation ou non (longueur, largeur et hauteur) et de l’esthétique que s’est imposée la communauté des bâtisseurs et des usagers du bâtiment. Les autres méthodes appliquées sont intervenues, pour la plupart du temps, en aval de l’enquête sur le terrain. Elles concernent essentiellement le croisement des différents jeux de documents obtenus en vue de produire un intertexte (qui nous a servi de document de travail de base) et la mise à contribution des résultats de travaux publiés, en histoire moderne et contemporaine, sur la ville (dont celle de Dakar), dans des sous-disciplines de l’histoire (histoire médiévale et histoire ancienne) et dans d’autres branches des sciences de l’homme et de la société comme la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, la sémiotique et la sociolinguistique. L’interdisciplinarité (de méthode et de contenu) ainsi mise en œuvre a été inégalement employée. Ce livre comprend trois centres d’intérêt. Le premier questionne le vécu culturel et la production du centre et des marges de la ville de Dakar. Etalée sur deux phases, l’une, caractérisée par la construction monocentrée de l’espace urbain ceinturé d’auréoles villageoises, et l’autre, marquée par l’éclatement de la ville, cette production territoriale est présentée après l’évocation des acteurs sociaux en présence dans le champ de l’aménagement urbain et celle du site convoité, disputé et transfiguré. C’est dans ce lieu que se sont déroulés entre 1857 et 1914 divers faits historiques, dont le vécu quotidien, travaillé par le modèle de vie villageois, le balancement de résidents de Dakar, entre le refus de la ville et l’adoption de ses valeurs et de sa culture matérielle. Cet ouvrage décrit et questionne ensuite les changements majeurs constitués, entre 1914 et 1946, par la diversité des projets urbains des aménageurs européens, l’implication des populations africaines dans l’expansion, l’inflexion et la subversion du modèle urbain, proposé à travers la création de la « ville africaine », dénommée ici « Médina », la multiplication des « taudis », la poursuite des déguerpissements de populations du centre ville et la continuation des investissements de peuplement et des innovations architecturales et urbanistiques dans et hors du centre ville. Les cultures urbaines, observées à Dakar durant cette période, sont à l’actif de (néo)citadins. Ces acteurs des cultures urbaines ont excellé dans la débrouille et su inscrire, avec plus ou moins de succès, les itinéraires de leurs vies collective et individuelle, dans le cours de l’histoire accélérée. Ils ont été confrontés à des conjonctures économiques ou politiques (dé)favorables : rente arachidière, crise de l’économie arachidière, crise des années 1930, guerre 1939-1945 avec son cortège de privations, de ra23

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

tionnements et d’infortunes diverses, provoquées par les difficultés de ravitaillement en biens de consommation et de production. En dépit ou à cause de cela, ils ont contribué au renouvellement des formes du patrimoine immobilier et de l’art d’occuper, d’équiper, de présenter et de se représenter l’espace résidentiel. En outre, ils ont fait preuve d’inventivité, montré de bonnes aptitudes en mimétique et affiché des capacités d’adaptation remarquables en matière de mode vestimentaire et de gestion de rites importants comme la fête, le loisir, le divertissement et les jeux de séduction (dont le travail des apparences du corps), etc. Ce livre éclaire, enfin, ce que nous assimilons au spectre du basculement qui tend à travailler le fait culturel enregistré dans une ville en pleine expansion. Lancés en 1946, date du démarrage effectif des multiples projets de lotissement, dont le lotissement de recasement, matérialisé par la création, en 1952, de la lointaine banlieue de Dagoudane-Pikine, les travaux d’agrandissement, combinés avec des projets de renforcement de l’appareil productif de Dakar et d’amélioration du bien-être de plusieurs catégories de (néo)citadins, ont donné lieu à la métamorphose des paysages urbains. Avant l’année 1960, date à laquelle elle perd son statut de ville coloniale, tout en conservant celui de métropole ouest-africaine, l’histoire des cultures urbaines a connu de fortes accélérations. Durant ce temps très court, formé par l’intervalle 1946-1960, cette ville est gagnée par la rapidité, l’ampleur ou la profondeur des changements de la vie économique, politique et culturelle, observés ailleurs avec l’entrée du monde dans une ère historique soumises aux lois d’airain du nucléaire, de la décolonisation, de la guerre froide et de la coexistence pacifique. C’est sous le sceau de l’efficace des logiques du numéraire ou de la séduction politique que se sont déroulées, sur les terrains de la fête, de la mode vestimentaire et de la maîtrise des distances, un ensemble de transformations culturelles exhibées à Dakar.

Première partie

Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914)

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Chapitre I : Aménageurs européens, résidents africains et site de Dakar Le savoir-aménager l’espace urbain est un des principaux domaines de compétence des forces sociales chargées de conduire le projet colonial. Héritières des expériences de construction urbaine et d’un riche rapport au politique et au culturel (notamment dans sa dimension esthétique), ces élites, qui animent la chaîne de commandement territorial, l’administration déconcentrée, les professions libérales et les milieux de la libre entreprise, ont été les principaux artisans de la « fondation » et de l’extension de la « ville-outre-mer » de Dakar. Pour réussir ces deux projets, elles ont été obligées, non seulement, de s’informer sur les visages des colonisés, (re)présentés comme des victimes, des destinataires ou des partenaires de l’entreprise de substitution de la ville au village, mais aussi et surtout, de circonscrire et de connaître les atouts et les inconvénients du site retenu. Ainsi, elles pouvaient dérouler, sans nourrir la crainte d’une quelconque déconvenue, le procès d’involution que constitue la « mission civilisatrice » à accomplir dans le champ de l’urbain. Un de ses principaux résultats attendus est la transformation de l’espace écologique, précisément du sol, en bien marchand susceptible de contribuer à l’enrichissement du patrimoine économique et symbolique de la puissance coloniale.

Les aménageurs européens de la ville de Dakar Typologie des acteurs de l’aménagement urbain Les acteurs impliqués dans la politique d’aménagement de la ville de Dakar se recrutent parmi les élus parlementaires et locaux, les autorités administratives et leurs subalternes, chargés des questions techniques, les auxiliaires de justice, les entrepreneurs de travaux de construction (immobilière) et les patrons de presse. Des dynamiques d’enchâssement et d’enchevêtrement, ainsi que des logiques d’opposition, de collusion ou de convergence d’intérêts influent sur les relations entre ces acteurs qui forment une petite société d’interconnaissance.

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Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

 Les acteurs publics Au sommet de la hiérarchie des acteurs publics de la politique d’aménagement de la ville de Dakar, on retrouve les élus et des agents de l’administration coloniale. Au centre du cercle de ces décideurs coloniaux se trouve le gouverneur général de l’AOF. La chaîne de commandement, qui le lie à ses supérieurs et à ses subordonnés, est suffisamment connue (Suret-Canale 1977). Son pouvoir s’est exercé sur le cours de l’aménagement urbain de Dakar depuis le transfert de la capitale de l’AOF de Saint-Louis à Dakar – décision prise en 1902 – et son installation, en 1907, dans le palais, construit pour lui servir de logement et de lieu de travail. Pendant un demi-siècle, ce personnage, qui s’est attaché les services d’un architecte-conseil, a pu faire prévaloir ses prérogatives, en matière de conception et d’exécution de grands travaux urbains, de programmation, de financement et de répartition des infrastructures de base et des équipements économiques (Sinou 1993). Pour cet auteur, le lieutenantgouverneur du territoire fédéré du Sénégal, venant au second rang de la hiérarchie administrative, installé à Saint-Louis et disposant de faibles moyens, s’est vu confier la gestion de l’assainissement, de la grande voirie et des questions foncières. Entretenant un rapport d’homologie avec le lieutenant-gouverneur, le délégué du gouverneur général de l’AOF, dont le rôle principal consiste à administrer la Circonscription de Dakar et dépendances6, en gérant ce « service... sans autonomie » (Faye 1989 : 93-94), se présente comme l’ombre du gouverneur général. Les autorités militaires font partie de la cohorte des décideurs de second rang, impliqués dans la conception, l’adoption et/ou l’exécution de mesures d’aménagement urbain. Cela s’explique avant tout par le fait que le pouvoir militaire déconcentré7 disposait, à Dakar, d’un vaste parc foncier et immobilier. Le domaine militaire était composé de la zone du Parc à fourrages, des sites des camps des Madeleines I et Madeleines II, des terrains inclus dans la réserve des cinquante pas géométriques, des espaces formés par « la pointe du Cap Manuel, la presqu’île de Fann et la presqu’île de Bel Air »8, etc. Les services de l’administration civile, mettant en avant la nécessité de faire triompher les raisons urbanistiques, vou6 7

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Ce rouage administratif a été créé par le décret du 27 novembre 1924 pour répondre à la nécessité de gérer efficacement et diligemment une ville en pleine expansion. Comme centre de commandant des armées coloniales déployées en AOF, Dakar était le point d’appui de la flotte de guerre française dans la partie africaine de l’océan Atlantique et le principal lieu de formation des recrues indigènes. La chaîne de commandement du pouvoir militaire établi dans cette ville était placée sous le contrôle d’un général de division. Son chef d’état-major était choisi parmi les officiers supérieurs ayant le grade de lieutenant-colonel puis de général de brigade à partir des années 1930 (Faye 1989). ANS, P 167, Urbanisme de Dakar. Rues et places. 1901-1908. Rapport du capitaine du génie Degouy, chef des travaux militaires, transmissif d’un avant-projet d’arrondissement de la ville de Dakar, en date du 25 novembre 1901 : 4.

Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914)

laient réduire l’emprise du domaine foncier (Sinou 1993) et du parc d’immeubles9 du pouvoir militaire, qui s’opposa, à plusieurs reprises, à la réalisation de ce projet. L’implication de la hiérarchie militaire dans l’aménagement urbain de Dakar s’explique également par le fait qu’elle était appelée à désigner les officiers du génie susceptibles de diriger les services techniques spécialisés, de s’occuper de la conception des plans d’urbanisme et du règlement des questions relatives au lotissement et à l’équipement en infrastructures. Les membres du Conseil général, devenu Conseil colonial, en 1920, tout en gardant la possibilité de pouvoir se prononcer sur les transactions concernant les biens immobiliers de la colonie, étaient associés à la gestion de l’urbanisme. Mais leur pouvoir était purement consultatif. Ils émettaient des vœux sur les questions qui leur étaient soumises et s’occupaient, parfois et à la demande du pouvoir fédéral, de dossiers dits sensibles. En atteste, le cas du conseiller E. Chambaud qui fut nommé président de la Commission des Terrains de Tound. Le député du Sénégal au parlement « métropolitain » s’ajoute à la liste des acteurs publics disposant de moyens d’intervention relativement limités. On peut en dire autant avec le maire et ses conseillers (au nombre de 14) dont les compétences portaient sur la gestion des problèmes d’hygiène (jusqu’en 1918)10, des édifices municipaux et de la petite voirie, ainsi que sur la mise en place et en fonction d’équipements collectifs.11 Sous l’autorité de certains de ces différents personnages, on retrouve, de 1857 à 1876, le corps du génie militaire, chargé du lotissement et de la préparation des dossiers techniques sur les équipements urbains (Venard 1996). Son responsable, un ingénieur de métier, dirigea, de 1876 à la fin du XIXe siècle, le service des Ponts et Chaussées qui hérita des compétences du corps du génie (Sinou 1993) et les transféra, au début du siècle suivant, à l’administration technique des Travaux publics. Celle-ci fit l’objet de nombreuses modifications d’appellations. Il fut dénommé Inspection des Travaux publics, en 1908, Inspection générale des Travaux publics, en 1912, et, enfin, Direction générale des Travaux publics (DGTP), en 1942. Son organigramme est contenu dans quatre arrêtés (datés des 6 mai 1927, 27 novembre 1929, 22 décembre 1942 et 31 décembre 1943) et deux décrets (qui datent du 15 juillet 1944 et 11 juillet 1945). Il ne prit définitivement forme qu’avec la Loi-Cadre. Avec la déconcentration qui touche cette institution, dont les services territoriaux sont devenus autonomes, la DGTP changea radicalement d’appellation en devenant le 9 10

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ANS, L 12, Régime et propriété domaniale au Sénégal. 1862-1894. Rapport d’ensemble sur la propriété d’immeubles et terrains en litige entre les Services militaires et civils. Le règlement des problèmes d’hygiène a été attribué, par le décret du 6 mai 1918, au délégué du gouverneur général (Mbaye 1991). La loi de 1884 leur a attribué ces domaines de compétence. 29

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

service de Coordination de l’Infrastructure et des Equipements de base.12 Cet organisme technique se chargea de l’aménagement urbain de Dakar durant les dernières années de la colonisation. En dehors des questions liées à la consommation domestique (ou publique) de l’électricité, de rares points ont échappé à son domaine de gestion. Enfin, on retrouve le service de l’Hydraulique de l’AOF. Ce démembrement technico-administratif mobilisait plusieurs dizaines de techniciens, dont un architecte habilité à statuer sur les bâtiments civils. Devenu une « instance opérationnelle pour l’ensemble des territoires de l’Afrique [en] matière d’aménagement urbain » (id. : 179), il a, sans doute, participé au renforcement du pouvoir d’aménageur dévolu au gouverneur général.  Les acteurs privés Les avocats et les notaires, les entreprises de presse, du bâtiment et des travaux publics intervenaient, en matière d’aménagement urbain, en faveur ou en défaveur de l’État colonial. De nombreux notaires et avocats, souvent acquéreurs de terrains, entrèrent, à plusieurs reprises, en opposition ouverte ou discrète avec les autorités administratives. Pour ce faire, elles jouèrent sur la contradiction récurrente entre les intérêts urbanistiques et les intérêts fonciers et/ou immobiliers. Les notaires Minville ou Patterson13 et des avocats comme Pierre Herbault, qui eut à défendre Iba Guèye contre l’administration du fisc et des questions domaniales14, appartenaient au « noyau dur » des acteurs capables d’infléchir, entre 1900 et 1914, le cours de l’aménagement urbain à Dakar. Ce résultat était atteint chaque fois qu’ils purent contourner les blocages du pouvoir judiciaire, régulièrement convié à fournir la matière des arrêtés des gouverneurs. Dans les années 1860-1890, les magistrats Pierret (procureur de la République) 15 et Carrère (chef du service judiciaire) étaient fréquemment sollicités par le « chef de la colonie » au regard de leur réputation d’autorités judiciaires ayant « le mieux pénétré l’esprit des coutumes indigènes du Sénégal » (ibidem).

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ANS, 1P 123, Note sur la réorganisation de la Direction Générale des Travaux Publics. ANS, P 179, Assainissement de Dakar. 1908-1919. Lire la pièce 34 portant le dossier en date du 15 mai 1908 sur les questions domaniales. ANS, L 28, Conservation et Défense du Domaine à Dakar. 1904-1919. Affaires diverses. Lettre de Maître Pierre Herbault, en date du 24 juin 1909, au Gouverneur Général de l’AOF. Ce magistrat est l’auteur d’une brochure intitulée Essai sur la propriété indigène. Se prononçant sur les indemnisations à verser aux victimes des mesures de dépossession foncière, il y souligne que les « sommes d’argent remises à des indigènes pour obtenir d’eux la cession de terrains occupés ou cultivés... ne représentent point le prix d’une propriété aliénée, propriété qui n’avait pas d’existence juridique, mais bien une indemnité de dépossession ou de déplacement, le remplacement des impenses faites sur le lot ». Voir le texte aux ANS (L 30, Régime de la propriété foncière à Dakar. 1896-1917).

Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914)

Deux catégories d’entreprises apportèrent leurs concours dans l’aménagement urbain en exécutant deux séries de travaux confiés par les services techniques du Gouvernement général. La première comprend les entreprises basées à Dakar et chargées d’exécuter les travaux ayant fait l’objet de marchés de gré à gré. Démembrements de sociétés dites « métropolitaines », à surface financière plus ou moins modeste, ou groupes créés par des migrants européens ou des cabinets d’architectes, comme le duo Chesneau-Kérola, elles étaient souvent accusées de recourir à deux pratiques déviantes : la dictature des prix et la surfacturation. Cette dernière forme de déviance financière constitue une des sources de la corruption des agents administratifs compétents en matière d’établissement du marché de gré à gré et de contrôle du déroulement des travaux de construction. La seconde catégorie d’unités économiques, sollicités par l’État colonial, chaque fois qu’il lançait des appels d’offre(s) pour la réalisation de grands projets d’investissement d’infrastructures, comprenait des journaux et des entreprises de travaux, établis au Maghreb et en France. Pour s’acquitter de cette sollicitation, les organes de presse inséraient, dans quelques-unes de leurs publications, des encarts publicitaires ou reproduisaient les différents avis d’appels d’offres bien circonstanciés. Leur lecture est un biais utile pour s’informer de la constitution d’un dossier de compétition par les entreprises de travaux nanties en ressources techniques et financières satisfaisantes. G. Leblanc, entrepreneur établi à Paris, et Jammy et Galtier, entrepreneurs établis à Bône (Algérie), sont des exemples de gestionnaires d’entreprises impliquées dans la poursuite des travaux d’urbanisme des années 1880 et 1904-1910.16 Ces acteurs, impliqués dans les travaux d’urbanisme, tels que l’allotissement, la vente de lots de terrains à usage d’habitation et l’installation d’un réseau d’adduction, se livrèrent à une concurrence âpre. En s’activant dans la mobilisation des ressources (intellectuelles, relationnelles) propres à garantir le bénéfice du monopole de ces « marchés » (id. : 180), ils profitèrent, probablement, des opportunités offertes pour s’investir également dans la concussion, étant donné que « l’une des caractéristiques du commandement en colonie était la confusion entre la sphère publique et les domaines privés », que les différents « agents de la colonie pouvaient, à tout moment, se servir de la loi et de son excédent et, au nom du pouvoir souverain de l’État, l’exercer aux fins d’un profit purement privé » (Mbembé 1999 : 11). Cette assertion conforte l’hypothèse qui veut que l’« agent de la colonie » reproduise, outre-mer, ce qu’il a vu, fait ou entendu faire en « métropole ».

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ANS, L 28, pièce N° 46. 31

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

L’héritage culturel des aménageurs européens  Un modèle urbain qui se veut œuvre de synthèse historique Le modèle de la ville française que les aménageurs européens voulaient reproduire à Dakar est celui d’une œuvre de synthèse historique. Celle-ci concerne, en plus de la cité-État et la cité-foire qui portent les marques du dessin architectural de l’Europe antique et médiévale, la ville haussmannienne. Cela se traduit par la reproduction combinée de l’aménagement d’un centre rappelant l’agora grecque, l’affectation du statut d’œuvre d’art aux édifices et la fragmentation du territoire du citadin conformément à la technique du zoning (Lefebvre 1968 et 1872). Avec cette dernière, l’urbanistique, qui segmente l’espace, établit des hiérarchies en consacrant la ségrégation socio-résidentielle avec la mainmise du centre-ville par les fortunés et la création de lointaines banlieues réservées aux pauvres et aux misérables, introduit une variation des valeurs marchandes des sites d’établissements humains. La plaine et la vallée font ainsi figure de lieux mal cotés, réservés aux (néo)citadins damnés (Corbin 1986), tandis que le haut relief, à investir par les riches, est censé constituer une membrane « oxygénée ». La référence, en pointillé, à l’hygiène, dans la qualification de la zone située en altitude 17 comme site d’implantation idéal du citadin aisé, montre le caractère central de l’hygiène dans le discours dominant sur la ville. La mise en discours de la ségrégation socio-résidentielle L’hygiénisme est une des idéologies héritées par les aménageurs européens de Dakar. Il trouve ses origines dans la lutte contre le microbe, la morbidité, la saleté, visualisée par l’excrément, à Paris. Dans cette ville, la désodorisation et l’aseptisation, au moyen du savon et la quasi-ritualisation du bain, ont été les maîtres mots d’un discours centré sur l’entretien du corps ou la conservation de la bonne santé (Vigarello 1985), la préservation de la salubrité de l’espace public et des lieux domestiques (Corbin 1986). Ce langage, à plusieurs répertoires, est convoqué pour occulter et légitimer la ségrégation qui s’appuie sur la prétendue infériorité du pauvre, dont la fétidité serait un attribut de son être physique. L’hygiénisme a également pour fonction d’occulter la peur que le riche éprouve vis-à-vis du pauvre prolétaire, perçu comme un être dangereux. La réitération de la référence à ce discours, aussi bien dans la construction que dans le réaménagement des villes « métropolitaines » et coloniales, renvoie à cet autre héritage constitué par l’imitation et visible dans les initiatives des aménageurs européens de Dakar. 17

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Le discours ethnologique français, puisant aux sources des « Lumières » et prompt à convertir la différence en preuve d’une supériorité ou d’une infériorité, fait du montagnard un homme plus grand, plus fort, plus blond, moins métissé que l’habitant de la plaine (Leclerc 1979).

Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914)

L’efficace de l’imitation L’imitation informe la fondation de la « cité » que le pouvoir colonial se représente comme une copie de la ville française, une reproduction du « procès de civilisation » occidental et une inscription spatiale de la « mission civilisatrice »18 ou de la gouvernementalité19. Celle-ci, qui commande de faire apparaître, dans la configuration de l’espace de la ville, l’image d’une toile d’araignée, renvoie à cette conception du pouvoir qui se pense « comme un système unitaire, organisé autour d’un centre qui est en même temps la source, et qui est porté par sa dynamique interne à s’étendre toujours » (Foucault 1989 : 135). Dakar a vocation à servir de lieu de mise en scène d’un pareil système où se diffuse la culture française. Cette culture intègre la combinaison de ce que Raymond Boudon (1986) appelle les notions de position et de disposition. La première peut être appliquée aux pouvoirs détenus par les élites coloniales. Consacrant leur omni-compétence (Suret-Canale 1977), ces pouvoirs renforcent la conviction chez ces dernières d’être des alter ego des administrateurs « métropolitains » ; lesquels se présentent comme les sujets les plus brillants des promotions sortantes des grandes écoles de formation fréquentées. Le parcours de formation commun entre ces « esprits brillants » et les mal classés de ces établissements, envoyés dans les colonies, pousse les uns et les autres à effectuer les mêmes gestes, à dire et à redire les mêmes mots. La seconde notion proposée par Boudon (1986) renvoie au savoir et à l’affectif, qui réfèrent à l’inaptitude des élites à faire fi de cette tendance à ériger en norme l’application de la leçon apprise dans la grande école ou de la réponse apportée en « métropole » au règlement des difficultés du temps présent. Il ressort de ce qui précède que le décideur colonial était condamné à s’investir dans l’édification d’auréoles urbaines ressemblant ou pouvant ressembler à des lieux célèbres de la géographie de la ville française, à des paysages de Paris. Dakar a ainsi eu son Neuilly. Sous ce rapport, la vraisemblance des portraits physiques des établissements humains (Lassus 1985) est censée fonctionner comme une attestation de la de la réussite du modèle mimétique. Le jacobinisme participe également de la consécration de l’imitation comme héritage culturel en matière d’aménagement de l’espace urbain colonial. Le traitement réservé aux plans d’urbanisme et d’architecture rend compte de la volonté d’obtenir, à Dakar et ailleurs dans le reste de 18

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Son inscription est également réalisée sur les terrains du politique (Hargreaves 1965, Johnson 1971, 1972 et 1978, Légier 1968) et de l’école (Bouche 1995, Fall 1995, SuretCanale 1977). L’imitation informe également l’histoire de l’art figuratif européen (Rencontres de l’École de Louvre 1985). 33

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l’empire colonial, la production d’un paysage urbain assise sur l’efficience de la technologie du « faire ressembler ». Technologie dont l’utilisation est également observée dans les exercices de rhétorique par lesquels on s’efforce de faire en sorte que « la syntaxe vraisemblable d’un texte [soit] ce qui le rend conforme aux lois de la structure discursive donnée » (Kristèva 1969 : 152-153). Comme le note Alain Sinou (1993 : 315), « ces plans conçus en France... sont destinés à toutes les colonies ; ils sont approuvés par des fonctionnaires du ministère des Colonies, qui les diffusent à travers des atlas, envoyés à tous les services techniques territoriaux. Ceux-ci sont tenus, chaque fois qu’ils envisagent de construire un édifice, de choisir dans le catalogue le modèle qu’il convient. » Cette technologie du « faire ressembler » est adossée à la matrice de l’autonomie financière accordée à chaque possession coloniale et à la politique du moindre coût. Cette dernière formule-option gouverne la poursuite de l’entreprise de colonisation en ce sens qu’elle permet de faire l’économie du « travail de conception,... et, par-là même, l’envoi de personnel qualifié... [à] une époque où l’administration se heurte toujours à un problème de mobilisation de la main-d’œuvre française pour ses colonies » (ibidem). C’est toute la problématique de la construction d’une cohérence du système colonial qui se dévoile à travers la possibilité de donner sens à l’enchâssement de ces recettes coloniales. L’imitation fonctionne également comme une contrainte du fait de la tutelle pesante du ministère de la France d’Outre-mer qui édictait les codes de conduite des administrateurs coloniaux. Marquée du sceau du paternalisme, la « Circulaire ministérielle 563 aux autorités administratives et techniques locales », qui a été élaborée le 5 janvier 1958, est un exemple de condensation de la syntaxe à rédiger et des chiffres à aligner pour réussir la mimétique recommandée dans la mise au point de programmes de lotissement, d’aménagement de la voirie, d’édification de réseaux d’adduction d’eau, d’assainissement et d’électrification. Cette façon d’ordonner l’accomplissement des tâches fixées laisse peu d’initiatives aux personnels administratifs et techniques de la colonie. Elle trouve ses origines dans le réglementarisme, ce trait de culture politique des élites françaises qui est à l’œuvre dans la constitution du patrimoine matériel de la ville de Dakar et le contrôle des façons de faire de ses habitants.

Les résidents africains Le dénombrement des acteurs africains Le pouvoir colonial a accordé une place de choix au dénombrement des colonisés, car dénombrer confère un pouvoir de contrôle. La variable statistique, bien présente dans le dispositif de domestication des acteurs sociaux de souche africaine et dans le discours colonial relatif au « péril »

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de la « population flottante », exprime éloquemment la prégnance de la culture du chiffre. Au Sénégal et dans les autres territoires, les autorités coloniales ont périodiquement adopté la tactique du contrôle statistique. Un cycle de recensements démographiques est ouvert, entre 1857 et 195520. Utilisées, entre 1857 et 1914, comme techniques de dénombrement, l’estimation ou l’« évaluation administrative »21 ont servi de caution scientifique au discours sur le boom démographique de Dakar. Le dénombrement démographique de 1904 propose un protocole de comptage qui rend facultative la mention de la religion. En outre, on remarque que n’ont pas été incluses, dans cette opération statistique, des catégories de résidants comme les détenus, les personnes âgées, les handicapés, les aliénés, les jeunes orphelins et les enfants dits « abandonnés », « trouvés et recueillis » dans des structures d’accueil comme les hospices, les hôpitaux et les ouvroirs22. Mais si l’option d’inclure des « personnes étant fixes », c’est-à-dire ayant élu domicile dans le lieu du dénombrement, renseigne sur la fixation relative à l’identité vagabonde, l’on soulignera, avec force, que l’inclination à la sélection (perceptible dans cette expérience de comptage démographique) est étroitement articulée à la volonté des autorités administratives de placer la question du fisc au cœur du procès colonial de contrôle social. Par ailleurs, la prise en compte prioritaire du sexe masculin, considéré comme la principale force productive, et l’absence sur les listes des dénombrés des « sans domiciles » ou des « sans identité » ont abouti à la minoration de la réalité démographique de la ville de Dakar (Diop 1996). Tout ce qui précède conforte la justesse de la lecture qui fait du chiffre de population une donnée conjecturale. L’attestent les correspondances envoyées, entre 1905 et 1908, par le lieutenant-gouverneur du Sénégal, au gouverneur général de l’AOF. Le problème de la fiabilité des statistiques démographiques parcourt les lettres datées du 27 mars 1905 et des 12, 17 et 27 juillet 190723.

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Pour s’informer des résultats de ces opérations de dénombrement démographiques, voir, aux ANS, les cotes 22G6, 22G19, 22G20, 22G23, 22G26, 22G30, etc. Mais, l’opération de dénombrement démographique de 1857 ne mentionne pas Dakar et Gorée (voir ANS, 22G6, Recensement de la population du Sénégal. 1847-1884). Cette enquête a ciblé l’arrondissement de Saint-Louis et dépendances et le Haut Fleuve, qui abritaient l’essentiel des « citadins » de la population du Sénégal chiffrée à 30 266 habitants. Il en a été ainsi jusqu’en 1951. ANS, 22G19, Recensement général 1904-1906, pièce n° 75. ANS, 22G19, op. cit. et 22G20, Statistiques de la population des colonies de l’AOF pour les années 1905-1908. 35

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale Tableau n° I : L’accroissement de la population de Dakar entre 1902 et 1914 Années 1902 1904 1907 1914

Effectifs de population 8737 18 500 23 803 25 000

Sources Biarnès 1987 Ibidem Faye 1989 Ibidem

L’accroissement exponentiel enregistré entre 1902 et 1904 confirme, en dépit du relatif ralentissement noté dans l’augmentation des effectifs de population, après 1904, la forte attraction exercée par Dakar. Cette ville devient un des points d’arrivée des principaux flux migratoires en direction des régions côtières et urbaines de l’AOF. Les acteurs de ces mouvements de population dans l’espace sont nombreux (Brunschwig 1983). On retiendra, pour la migration méridienne (Europe-AOF), entre autres catégories, les fonctionnaires coloniaux affectés dans les services du Gouvernement général de l’AOF ou en instance de déploiement ou de redéploiement dans les autres territoires, les employés des maisons commerciales métropolitaines, les « Petits Blancs » du Midi de la France (victimes de la crise secouant, en 1905, l’économie viticole). Quant à la mobilité spatiale qui met en liaison Dakar et les campagnes, elle se déroule essentiellement durant la saison non pluvieuse (octobre-juin). Par cette migration, les travailleurs des campagnes cherchent à mettre un terme à leur inactivité. Ils le font en tentant de tirer profit des nombreuses offres d’emploi domestique ou de manœuvre dans les nombreux chantiers ouverts en ville. Parmi ces chantiers, on note la construction d’immeubles, le percement d’avenues, la réhabilitation de rues, le rééquipement du port de commerce, la manutention de marchandises, etc.  Deux catégories d’habitants Effectuant, en 1984-1985, une enquête de géographie humaine sur la Médina orientale, Pape Sakho (1985) a emprunté à ses interlocuteurs du quartier de Jekko (Diecko) un appareil lexical qui rend compte de l’intérêt suscité, au sein des primo-résidents lebu, par les vagues successives de migrants venus gonfler, avant la Première Guerre mondiale, les effectifs de population de la ville de Dakar. Pour désigner les immigrants, le terme de doxandeem (formé à partir du substantif dox qui signifie marche ou marcher, en langue wolof) était utilisé.24 En outre, la volonté affichée, par les 24

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Ce mot a fonctionné comme un héritage pour les habitants de ce quartier interrogés par Pape Sakho (1985) qui enquêtait sur l’histoire sociale de ce qu’on pourrait appeler le Dakar des années 1930. La persistance de son emploi, un quart de siècle après la fin de la séquence coloniale, atteste de la forte adhésion à un discours classificatoire assimilable à un lieu de protection d’une identité collective. À Saint-Louis (Ndar), l’expression doomu Ndar (« fils de Ndar ») est utilisée pour distinguer les citadins de souche, c’est-à-dire dont

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Lebu, de constituer, au sein de la population africaine, une majorité sociologique, en dépit ou précisément à cause de leur relative faiblesse démographique25, contribue à faire de la sauvegarde des références identitaires un des enjeux et jeux de (contre) pouvoir suffisamment mobilisateurs. Les descendants des (primo) migrants sont désignés par le terme de doomi doxandeem (fils d’étrangers). Cette expression condense la volonté de perpétuer l’allochtonie et de délimiter l’autochtonie par l’emploi de la formule « doomi Lebu » (fils de Lebu). Ces unités anthroponymiques révèlent une double catégorisation. L’on a ainsi la production de deux visages : l’autochtone lebu, dont le parcours migratoire de l’ancêtre est bien connu26, et l’allochtone qui s’origine pour l’essentiel dans le tissu ethnique du Sénégal (Wolof, Tukulër, Soninké, Joola, Fulaani et Sereer). La diffusion du vocable « doxandeem » participe de l’efficace d’une taxinomie dont l’examen révèle que le modèle de représentation lebu privilégie le binarisme comme mode de mise en ordre de la société d’accueil et comme marqueur de la distinction. L’étiquetage sert ainsi à consolider le paradigme de l’appartenance, à rendre compte de l’altérité et à construire une distanciation sociale et culturelle propice à l’édification de sous-groupes communautaires dans un espace urbain ayant vocation à célébrer l’osmose.  Des actifs des secteurs secondaire et tertiaire L’onomastique coloniale s’écarte du modèle identitaire lebu au profit du modèle statutaire (Fraser 2012). Ce faisant, le rapport au travail et au marché fait figure de discriminant. La notion d’activité professionnelle est utilisée pour configurer la population des actifs africains et faciliter son dénombrement. Les statistiques relatives aux activités socioprofessionnelles sont éclatées dans plusieurs dossiers de l’office colonial qui déclinent les statuts suivants : ouvrier, domestique et « autres employés »27. Une étude comparative des recensements de 1910, pour les villes de SaintLouis, Rufisque, Tivaouane et Dakar28, montre que la catégorisation socioprofessionnelle, proposée en 1910 et 1911 par cet office, est relativement insuffisante. Même le registre du dénombrement de 1904 fournit plus

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l’arbre généalogique n’a que l’île comme terre d’enracinement. Du fait de leur accession à la citoyenneté française, dès le XIXe siècle, ils ont pu asseoir, avec plus de facilité, leur identité. Présentement, l’expression dolil Ndar sert à désigner les « non originaires » de Saint-Louis. En milieu sereer, le mot tik est employé pour nommer tout étranger à la communauté linguistique, voire villageoise. Pour ce faire, ils misent sur la capacité de lobbying reconnue à leur personnel politique (Benga 1989, Diouf 1989, Mercier 1954). On peut avoir un aperçu des performances des élites lebu en questionnant le dédoublement fonctionnel du chef de quartier devenant, en même temps, leader politique local. Lire Angrand (1951), Bâ (1972), Duchemin (1949), Faye (1989), Sarr (1980), etc. ANS, 22G26, Statistiques pour l’office colonial. Année 1911 et 22G27, Statistiques pour l’office colonial. Année 1912. ANS, 22G23, Statistiques pour l’office colonial. Année 1910. 37

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d’informations sur les statuts professionnels 29 . Au chapitre des activités commerciales, mobilisant 239 résidants de Dakar, il y est fait état de 48 boutiquiers et 43 marchands de cola, tandis que l’on dénombre, par exemple, dans l’univers de la bijouterie 64 travailleurs et 54 dans celui de la forge. Les autres professions sont ainsi représentées : 316 agents d’administration, 147 chauffeurs, 250 maçons, 447 carriers capverdiens, 245 menuisiers, 121 tailleurs, 61 tisserands, 1976 manœuvres, 890 filles ou femmes de ménage. Ces derniers statuts sont portés par 2566 travailleurs sur une population de 6200 actifs, ce qui donne un taux de représentation de 41,38%. Malgré les changements des ratios, au fil des ans, ces métiers du « bas » ont continué à attirer de nombreux migrants, contrairement aux métiers de la terre et de la mer occultés dans les différents recensements. Le contrôle statistique des colonisés qui informe la quête de renseignements sur les métiers du « bas » a accompagné le projet de modification du statut du lieu d’accueil des activités professionnelles exercées dans et autour du site retenu pour fonder ou étendre la ville de Dakar. L’espace convoité, disputé et modifié par la puissance coloniale correspond, ici, à un relief de plateau. Parallèlement à la manifestation de la volonté d’occuper ce lieu écologique, on assiste à la (re)diffusion du discours dominant sur la valeur marchande de la terre. Le plateau de Dakar  La terre, un capital précieux Le projet colonial a porté sur la mise en ordre du passage du statut de bien collectif inaliénable et de valeur d’usage de la terre à celui de bien aliénable au profit d’un individu et de valeur d’échange. Cela a ouvert la voie à la constitution du patrimoine domanial de l’Etat. L’ordonnance du 17 novembre 1823 lui permet d’appliquer, dans sa « colonie du Sénégal et dépendances », la loi du 8 mars 1810 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique. Bien avant l’adoption du plan cadastral de 1874 de la ville de Dakar, le régime de la propriété individuelle est produit et véhiculé à travers un ensemble de textes tels que les arrêtés sur l’impôt foncier30, l’arrêté du 11 mars 1865 sur la concession de terrains dans les territoires nouvellement annexés, le décret foncier du 24 juillet 1906 fixant la procédure d’immatriculation. Ces documents induisent la mise en œuvre d’un ensemble de techniques représentatives « des modes [européens] de représenter l’espace et de l’organiser » (Crousse, Le Bris, Le Roy 1986 : 12). La diffusion et le triomphe de ce nouveau mode de représentation de la terre ont été facilités par des membres de l’élite autochtone impliqués 29

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ANS, 22G19, Extrait du registre du recensement de la ville de Dakar. 1904. Ils portent les dates des 15 mai 1837, 5 février 1848, 20 août 1849, 29 décembre 1871 et 30 juillet 1874.

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dans des spéculations foncières survenue moins d’une décennie après la « fondation » de la ville de Dakar. En acceptant de convertir la terre en bien marchand, ils ont compris les bénéfices susceptibles d’être générés par sa vente. Chargées de gérer les patrimoines fonciers des lignages, ils ont pu identifier, entre autres faits bénéfiques possibles, la conservation du prestige social, l’accession au nouveau mode d’enrichissement économique conféré par l’accumulation du numéraire et l’accroissement du pouvoir de négociation avec l’administration territoriale et fédérale. L’appropriation de l’espace s’est faite au travers de procédures variées. La spoliation foncière en est un exemple31. Très fréquemment employée en vue de réaliser les tracés de la voirie et d’aménager des places publiques, elle rime avec vente forcée de lots de terrain par les propriétaires lebu et/ou indemnisation de ces derniers32. Afin de ne pas prêter le flanc aux critiques des élus municipaux ou parlementaires, notamment avant et pendant les campagnes électorales, et de pouvoir éviter les éventuelles sanctions administratives, la puissance coloniale convoqua invariablement la cause d’utilité publique comme caution de légitimation. Promulgation et application de textes réglementaires ou législatifs forment autant de balises de la trajectoire de l’expropriation pour cause d’utilité publique. La loi du 8 mars 1810, dont l’application est stipulée par l’ordonnance du 17 novembre 1823, constitue le premier document adopté 33 . Viennent s’ajouter à ce texte l’arrêté du 18 mai 1889, relatif à l’application de la loi du 3 mai 1856, et les décrets du 21 avril 1880 et 16 février 1889. L’achat constitue une autre procédure d’aliénation de la terre. C’est par elle que les autorités coloniales sont devenues propriétaires, en 1857, du site d’accueil du poste de Dakar et de ses rues34. Les correspondances des autorités coloniales rendent compte de l’implication de dignitaires lebu dans la constitution d’une sorte de marché du foncier. L’année 1886 est une des dates marquées par des records appréciables dans l’achat de ter31

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Voir aux ANS : L 11, Rapport du Comité consultatif du contentieux au sujet de la « Question relative à la propriété indigène de Dakar » et lettre, en date du 28 juin 1884, du Président de la Commission des Terrains de Dakar au Député du Sénégal, le Contre-Amiral Vallon ; L 22, Conservation du domaine et concessions au Sénégal (1895-1919). Affaire Badié (Louis) Rufisque. Conclusion du Tribunal de 1ère Instance de Dakar. Parquet du Procureur de la République, en date du 17 mars 1906 ; L 30, Régime de la propriété foncière à Dakar. 1896-1917. Dossier Domaines. La question des terrains de Dakar [1906]. ANS, L 2, Régime et propriété domaniale au Sénégal. 1862-1894. Questions de la propriété domaniale de divers immeubles et terrains au Sénégal (Saint-Louis, Gorée, Dakar). Ces deux textes ont été cités ci-dessus. ANS, L 11, Correspondance du Commandant Pinet-Laprade au Gouverneur du Sénégal, en date du 8 août 1863. 39

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rains. Les notables Ousmane Diène, qualifié de « fournisseur du Gouvernement », Baye Diémé Diène, Moussé Yess Diagne, Médoune Diène et Elimane Diop, associé à Demba Fall, ont vendu un total de 42 465m² de terrain. Les deux derniers nommés aliénèrent une surface de 13 680m² – cédée au prix de 4 francs la mesure au lieu du tarif plafond fixé à 6 francs – où les Français comptaient édifier la Place Protêt. En conséquence, ils ont fait partie du cercle restreint d’acteurs engagés dans la mise en place et en fonction du marché foncier dakarois35. La lettre du président de la Commission des Terrains de Dakar au directeur de l’Intérieur, en date du 24 juin 1890, classe également le notable Elimane Diol36 parmi les Lebu qui vendirent une partie de leur patrimoine foncier. Les spéculateurs européens se recrutaient parmi les fonctionnaires et les officiers coloniaux37. Acheteurs, (re)vendeurs et intermédiaires revendeurs sont nommés dans les correspondances, du 8 août 1863, du commandant Pinet-Laprade au gouverneur du Sénégal38, du 5 mars 1890, du président de la Commission des Terrains de Dakar au député du Sénégal, le contre-amiral Vallonet, et du 18 février 1892, de ce député au sous-secrétaire d’État aux Colonies 39 . L’aliénation aurait pris une ampleur telle qu’un village entier pouvait être dépossédé de son site d’édification. C’est le cas de Hock. Le déplacement de ses habitants en 1892 est imputé au fait que son patrimoine foncier aurait été entièrement acheté par des habitants de Dakar et de Gorée40. Cet épisode, illustratif de la fièvre de la terre qui s’est emparée de nombreux segments de la société dominante, indique que l’achat et la vente ont prévalu sur l’échange41. La concession provisoire et gratuite de terrains a été une modalité d’acquisition courante de lots de terrain. Appliquée aux biens fonciers relevant du domaine de l’État colonial ou censés en relever, elle a été une mesure opératoire bénéfique aux maisons commerciales ou à des membres de professions libérales. Ayant comme corollaire ce que l’on appelle la demande de terrain, cette procédure, dont l’usage s’est répandu avant les années 1870, a été sujette à des détournements. Le cas qu’on retiendra est celui de la Compagnie des Messageries impériales. Bénéficiaire du régime concessionnaire, en 1865 (Bulletin administratif du Sénégal 1865), elle est citée parmi les personnalités morales ayant vendu à l’État colonial des terrains. Le lot qui lui a été cédé, en 1886, à 10 francs la mesure par cette 35 36 37 38 39 40 41

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ANS, L 9, op. cit., folios 31-32. ANS, L 11, Alignement des rues à Dakar (1884-1886). Une circulaire ministérielle datée du 9 mars 1874 est consacrée à cette question. Cf. le document annexe n° II. ANS, L 11, op. cit. ; L 9 : Fondation et acquisitions de terrains à Dakar. 1830-1889. ANS, L 11, op. cit. ANS, L 11, Lettres du Contre-Amiral Vallon, Député du Sénégal, au Sous-secrétaire d’État aux Colonies, en date du 18 février 1892. Ibidem.

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société, s’étend sur une superficie de 10 122,5m². Il est possible que la pratique du détournement fasse partie des modalités de corruption d’autorités administratives et de constitution d’un « noyau dur » de la reproduction de stratégies de rapine à l’échelle de la nouvelle ville en construction. Sa trajectoire rappellerait, alors, celle de l’unité nationale en Italie, qui fut une entreprise politique adossée à la spéculation foncière (Ferraresi 1979).  Un espace multiple et attrayant Un contraste orographique La cartographie coloniale, centrée jusqu’en 1922 sur la méthode « qui consiste à recopier éternellement les travaux précédents » (De Martonne 1929 : 12), a fait appel à des procédés techniques innovants, comme la phototypographie. Pour cartographier l’espace convoité, la puissance publique coloniale a mobilisé des engins aussi performants que les appareils aéronautiques et les ressources intellectuelles des « géographes [en uniforme] du roi »42. Autant d’atouts qui lui ont permis de décrire, avec précision, l’habitabilité43 de l’espace écologique de Dakar. Carte n° 1 : Modelé et sols dans la presqu’île du Cap-Vert

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Le lieutenant Bibault, le capitaine Pelletier et le lieutenant de vaisseau Lebail ont été, entre 1894 et 1911, les principaux géodésiens du pouvoir colonial (De Martonne 1929). Nous empruntons l’expression à Louis Marin (1983). 41

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Les altitudes relevées, en 1922, par De Martonne (1929), rendent compte du contraste orographique. Celui-ci se matérialise par : - l’existence d’un relief de plateau (dont l’altitude va de 16 à 38m), qui correspond à cette « colline à pente douce, assez bien disposée et bien orientée au levant »44 où le colonisateur français veut bâtir sa ville outre-mer45. Appelée à se substituer aux villages de Sañcaba (Santhiaba), Hok, Kaay, Ngaraaf, Cedeem (Thiédem), Guy Salaan (appelé anciennement Tann), Guy Mariyama, elle va ainsi bénéficier de la circulation des alizés maritimes ; - d’une zone dépressionnaire où les mesures de grandeur donnent une moyenne de 5-6 m ; - d’une partie volcanique à l’ouest enregistrant des hauteurs de 99 et 105 m ; - d’un réseau de dépressions inter-dunaires situées au nord, appelées ñaay et soumises, du fait de leur relatif éloignement du bassin océanique, à l’affaiblissement de l’influence des alizés qui adoucissent les températures ; - d’un modelé de côtes où falaises et escarpements voisinant avec le littoral oriental de basse attitude soumis à l’ensablement (Ministère du Plan (République du Sénégal) 1962) facilitent ou non la construction du port de commerce, concourent à la constitution du périmètre dit des cinquante pas géométriques, et/ou accueillent l’édification d’ouvrages par les décideurs du corps de l’Infanterie de marine. Ces unités orographiques ont fait l’objet d’aménagement par les paysans-pêcheurs lebu. Leur mode d’occupation de l’espace a ainsi produit, outre des établissements humains, des terrains de culture, des zones de mise à terre des poissons pêchés (les teeru), des cimetières et des bois. Réservés aux activités de chasse, de ramassage de combustibles végétaux, de cueillette de fruits dits « sauvages » et de produits légumiers, ces biotopes faisaient office de réserves foncières et zones de collecte de matériaux de construction. Des espaces comme le plateau et le littoral firent non seulement l’objet d’une forte dispute entre les colonisateurs et les dominés (Diop 1995), mais aussi d’une spéculation remarquable à mettre à l’actif des élites européennes et des dignitaires lebu.

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ANS, L 178, Assainissement de Dakar (1898-1907). Note sur l’état sanitaire de Dakar, en date du 10-10-1900, adressée au Gouverneur Général de l’AOF par lettre transmissive du 16-10-1902 par MM. Hersent et fils : 7. Ses contreforts occidentaux offrent peu d’intérêt.

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Un milieu climatique relativement favorable La dispute du plateau aux « indigènes » par la puissance publique coloniale46 prolonge celle notée aux XVIIe-XVIIIe siècles, lorsque les milieux marchands européens avaient jeté leur dévolu sur les monticules et les territoires insulaires. Ces lieux étaient faciles à défendre contre les dangers physiques et les épidémies, à repérer, par les navigateurs, et à ériger en sites d’implantation des comptoirs (Sinou 1993). Les séries météorologiques, enregistrées à la station de l’Hôpital principal entre 1903 et 1926, donnent quelques traits caractéristiques du site disputé qu’est le plateau. Les plus saillants sont : - l’infériorité des températures maximales enregistrées de septembre à janvier à celle d’un lieu comme Hann, situé à 4m d’altitude ; - l’humidité relative inférieure à 5% ; - la fraîcheur accentuée et durable des vents en saison pluvieuse (grâce à la mousson du sud-ouest) et en saison non pluvieuse ; - la clémence remarquée de l’« hivernage » avec une pluviométrie inférieure en général à 520 mm, mais susceptible de culminer jusqu’à 609 mm dans les parties basses du territoire de la ville de Dakar (Godin 1970). Cette clémence prêtée au climat subcanarien explique, en partie, le dévolu jeté sur le plateau, par la puissance publique coloniale. Entre également en ligne de compte, dans l’explication, la référence au statut de ce relief perçu, à la fois, comme une membrane oxygénée et un site approprié pour organiser la fuite verticale (Corbin 1986) du dominant. Cela facilite la mise en place de la ségrégation socio-résidentielle47, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’épouse pas forcément les « lignes de fracture raciale ».

Conclusion Le colonisateur français est plus connu comme constructeur d’une superstructure linguistique qui dévalorise les parlers sénégambiens que comme aménageur urbain ou encore diffuseur du modèle d’Etat-appendice qu’est l’État colonial. Sa culture d’aménagement de la ville, qui plonge ses racines dans l’Antiquité et le Moyen Age, s’est renouvelée avec la Révolution industrielle. Appartenant aux instances de décision du politique et de 46

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À Abidjan, c’est le même relief de plateau qui a été, plus tard, convoité par la puissance publique coloniale, tandis qu’à Bamako le modelé situé au centre des enjeux fonciers est une colline (Gelin 1955, Brasseur 1955). Dans les capitales de territoires fédérés comme Abidjan, pour la Côte d’Ivoire, les chefslieux de cercles, comme Bakel, Goundam, Macenta, dans les territoires du Sénégal, du Soudan et de la Guinée, les résidences des autorités administratives sont situées en altitude (Cousturier 1923 et Traoré 1975). 43

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l’administration coloniale, exerçant le métier de la guerre ou les professions qui donnent vigueur à la libre entreprise, il s’est engagé dans la construction d’une ville coloniale. Ce faisant, il a été sommé de visualiser son héritage culturel, de s’opposer ou d’entrer en négociation avec les populations africaines en matière de représentation, d’organisation ou de réorganisation de l’espace. Pour ces dernières, l’entrée dans l’histoire du procès colonial s’est faite sous le sceau de l’augmentation de leurs effectifs, la diversité des statuts, des rangs et des référents identitaires construits, revendiqués ou attribués, l’ambiguïté du rapport à la ville. La genèse et l’expansion de cet établissement humain, qui sont synonymes de remise en cause de l’ordre villageois, ont servi d’arrière-plan à la conduite d’exercices aussi variés que la connaissance du milieu naturel de Dakar, la délimitation changeante du périmètre où doit être édifiée la ville, la diffusion d’un discours qui convertit, en bien marchand, l’espace convoité ici et réductible à un relief de plateau. Comme ressource écologique marquée par la diversité et l’attractivité, ce site disputé a servi de lieu d’exécution de projets de mise à distance des colonisés.

Chapitre II : Refoulement du village lebu, fondation et extension de la ville La construction d’une ville sur le site du village de Dakar a connu, entre 1857 et 1914, une fortune diverse. Après son grippage, apparu très tôt, ce procès a pris par la suite de l’allant. Il met en scène les aménageurs européens et des résidants africains engagés dans un jeu de relations qui n’est pas souvent aisé à reconstituer et à décrypter. La ville, bâtie sur la pointe finistérienne du pays lebu et reprenant à son compte le toponyme donné par les pêcheurs autochtones à leur établissement humain, est resté, bien après le bornage chronologique (1870-1885), proposé par Pierre Biarnès (1987), un exemple d’établissement humain en faible expansion territoriale et à faible accroissement démographique. Ces tendances n’ont pas été inversées par la somme d’efforts d’équipement fournis par la puissance publique coloniale et figurés par les travaux d’adduction d’eau, de creusement d’égouts, de pose d’un système d’éclairage public (Danfakha 1990, Biarnès 1987). Elles s’observent essentiellement dans la période 1858-1904. Avec elle, Dakar vit d’ailleurs au rythme de la marginalité de fonction ou de ce qu’on pourrait appeler l’ancillarité. Comme nouvelle « fondation » urbaine (Charpy 1958), elle est polarisée administrativement par Gorée, résidence du commandant de la Station des Côtes Occidentales d’Afrique, et par Saint-Louis, capitale politique de la « colonie du Sénégal et dépendances ». Durant cette séquence, qui se signale par la faible étendue de sa durée (Passet 1997), s’observe une dispute de l’espace. Les principaux protagonistes de ce jeu se recrutent dans le noyau dur de la société dominante en formation48 et dans les communautés villageoises. Les challengers africains pouvaient bénéficier, selon les circonstances, du soutien multiforme de leur propre élite. Le contrôle de l’espace destiné à être le site de la construction d’un isotope urbain, conformément à une tradition française (Pinon 1997), est le 48

Elle comprend les autorités administratives, le personnel militaire, les représentants d’intérêts économiques « métropolitains », les métis autochtones, les membres de professions libérales, etc. 45

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

dessein nourri par les pouvoirs publics coloniaux. L’éloignement des autochtones lebu, qui en est le moyen de réalisation, utilisé de façon itérative, aboutit à l’érection d’un espace social dual. Une constellation de villages ou de quartiers villageois, appelés à devenir des marges socio-spatiales, coexiste ainsi avec un établissement urbain marqué par ses dimensions modestes et perçu comme unique modèle de lieu de vie en phase avec le temps du monde. Dakar se présente au début comme une ville de garnison et de fonctionnaires, à la recherche de logements. Son expansion s’accélère dans le tournant du XXe siècle. L’année 1904, choisie par le pouvoir colonial pour écrire, après deux ans d’inertie, l’agenda du transfert de la capitale fédérale de l’AOF de Saint-Louis à Dakar, en est le point de départ. À partir de cette date, démarre véritablement la production extensive de la ville de Dakar et s’ouvre une courte séquence chronologique. Délimitée, en aval, par la date emblématique de 1914, celle-ci se remarque par la profusion d’accélérations, voire de décélérations. Ces deux dynamiques renvoient à la capacité ou à l’incapacité des « indigènes » à subvertir les projets urbains du décideur colonial, à négocier avec lui pour obtenir la modification de la morphologie de la « ville outre-mer » en construction dans le pays lebu.

Terroirs lebu et éloignement des populations africaines (18571904) Pendant cette période, la dispute et le contrôle de l’espace se traduisent par l’exclusion des communautés villageoises lebu du nouvel ordre urbain. L’antinomie entre le village africain et la ville coloniale est ainsi postulée. Les efforts fournis par le dominant européen, pour produire de l’urbain et contrôler le colonisé en contrôlant l’espace, tendent à donner de la vigueur à ce postulat qui est au fondement de la « mission civilisatrice » que s’attribue une « métropole » coloniale, dont le projet de modernisation disqualifie le matériau de construction du terroir. Un espace reconstruit La reconstruction de l’espace villageois des Lebu de Dakar a nécessité, pour sa réussite, la mise en action des mécanismes classiques de production d’un paysage urbain. Au premier plan, figure la planification spatiale. La domanialité est visée, en premier lieu, par cette planification qui fait du quadrillage une règle de construction de l’espace. Le plan cadastral, instrument par lequel se réalise cette domanialité, est l’armature censée donner forme au territoire de la ville. Introduit dans la « colonie du Sénégal et dépendances » depuis l’adoption de l’ordonnance du 17 août 182549, le 49

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Ibidem.

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modèle de régime domanial européen a été construit avec vigueur dans les années 1870. Pendant cette période, le plan cadastral a été appliqué à Rufisque, Saint-Louis, aux escales du fleuve Sénégal et sur les sites des comptoirs de la Petite Côte et de la Casamance50. Mais le cadastre a été assimilé, par certains habitants africains de Dakar, à un instrument de spoliation foncière. Peut-il en être autrement, quand on sait que ceux d’entre eux, dont les noms ne figurent pas dans le plan cadastral du 31 mai 1877, ont couru le risque de se voir dépouiller de certaines de leurs terres au profit de l’État colonial51 ? La planification spatiale inscrit, au cœur du procès de production de la ville de Dakar, la question de l’alignement des rues. Le quadrillage entrepris délimite des axes de circulation convergeant vers un centre, composé du marché, de l’église et de l’office administratif donnant forme à la place publique aménagée. Bref, la conception ternaire qui gouverne l’aménagement de ce lieu du sacré, du politique et du commercial (GhorraGobin 1996), informe les plans d’urbanisme de 1858, 1872 et 1878. Avenues et boulevards, artères maîtresses qui servent d’armature au complexe des axes secondaires de circulation, doivent être les projections spatiales des intentions nourries et des efforts fournis dans la conduite de stratégies d’ordre commercial et militaire. Par voie de conséquence, la grande voirie est appelée à garantir, ici et ailleurs, le succès de l’entreprise d’édification de la ville considérée, par nombre d’historiens, comme le lieu idéal de symbolisation de la réussite du projet colonial. Aussi n’est-il pas surprenant que la planification spatiale de la ville de Dakar ait été une question débattue au sommet de la hiérarchie administrative. En sus du ministre des Colonies ou de son conseiller, le débat a été conduit par le gouverneur du Sénégal, le commandant de Gorée et celui du poste de Dakar. Le premier s’est signalé par une vigilance remarquable avant et pendant la construction du complexe urbain initial. Il a subordonné, en 1855 puis en 1858, les travaux de « fondation » de Dakar et de construction de son église à l’existence « d’un plan et d’indications précises sur le lieu choisi », à la production de plans et devis relatifs à l’édifice projeté et à l’adjonction, à ces dossiers, du plan directeur de la nouvelle ville. Le second a cherché, en 1858, à faire montre de diligence dans l’élaboration d’un document cadastral par la direction des Ponts et Chaussées 52 . La 50 51

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ANS, L 11, op. cit. : 20. L’intervention du Conseil général a été déterminante dans l’adoption de la décision suspensive de la procédure de spoliation enclenchée avec l’approbation du plan cadastral de 1877. À la suite du vœu de réexamen de la question, émis en sa séance du 8 mars 1882, une commission ad hoc, créée en vue de répondre positivement à l’attente ainsi exprimée, a déclaré inacceptable la décision de spolier les terres des propriétaires non enregistrés dans ledit plan. Cette conclusion a été approuvée par le gouverneur du Sénégal dans son arrêté, en date du 19 avril 1882 (id. : 23-24). ANS, L 9 : 47

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

chronologie des nombreux plans (d’alignement de rues, en 1862, de lotissement, en 1877, d’agrandissement, en 1899)53 atteste de la célérité avec laquelle les deux dernières personnalités administratives ont exécuté les consignes reçues et renseigne sur leur rôle dans l’aménagement urbain de Dakar. Éloigner les villageois lebu pour fonder une « ville blanche »  Le quadrillage viaire, une opportunité pour éloigner des Lebu de la nouvelle ville La « fondation » de Dakar, en 1857, ne pouvait pas manquer d’enclencher un cycle d’affrontements entre l’urbain et le rural. Le développement de cette agglomération allait se traduire par la supériorité des logiques de la ville sur celles du village, dont la (re)mise en ordre se fit hors du périmètre exproprié ou acheté par la puissance publique coloniale. Ce ré-ordonnancement de l’espace habité laisse apparaître l’institution du lotissement de recasement (Venard 1996) et le primat accordé aux intérêts urbanistiques au détriment des intérêts immobiliers des résidents africains. L’histoire du procès urbain en France est reproduite ici à l’envers (Diop 1996). Le ré-ordonnancement du cadre de vie lebu a trouvé comme formule de traduction l’éloignement des villageois de l’espace de la ville. Les contraintes à l’œuvre dans cette mobilité spatiale forcée ont trait aux modalités d’application des normes urbanistiques, relatives à l’habitat, et aux techniques de reconfiguration de l’espace, centrées sur le quadrillage viaire. Les nouvelles voies de communication viennent s’ajouter aux axes de circulation ayant vocation à assurer la liaison avec le site des Almadies (point de pillage de navires) et Hann, « point d’eau, oasis fraîche et jardin pour gens de Gorée »54. La construction du fort à mi-pente du plateau, acte « fondateur », par excellence, de la nouvelle ville créée, pensait-on souvent, pour jouer le modeste rôle d’escale, de barachois et de dépôt de charbon, n’a pas remis cause la fréquentation de ces deux lignes de desserte. Celles-ci sont connues, par la suite, sous les noms respectifs de routes de Bel Air et de Ouakam. Mieux, l’édification de cet ouvrage militaire a conforté leur statut de lignes directrices de l’extension de Dakar. 53 54

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Lettre de l’Amiral, Secrétaire d’État de la Marine et des Colonies au Commandant de la Station des Côtes Occidentales d’Afrique à Gorée, en date du 20 juillet 1855 ; Lettre du Conseiller d’État, Directeur des Colonies au Ministère de l’Algérie et des Colonies, au Commandant de la Station des Côtes Occidentales d’Afrique à Gorée, en date du 2 août 1858 ; Lettre du Gouverneur du Sénégal au Ministre de la Marine et des Colonies, en date du 21 avril 1858. Lire Gouvernement général de l’AOF (1931). ANS, 4P 50, V. A., « Opinions. Un problème d’urbanisme compliqué : Dakar », Bulletin d’’Informations et de Renseignements de l’Afrique-Occidentale Française (BIRAOF), 207, décembre 1938 : 1.

Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914)

Tracées selon les directions nord-nord-est et est-sud-est des brises maritimes, dont la charge de salubrité a été souvent mise en évidence55, et larges de 8 à 10 m, les rues dessinées, conformément au plan d’alignement de 1862 ou plan Pinet-Laprade56, se coupent à angles droits. L’année 1886 est un des temps forts de l’histoire du tracé de rues. On enregistre ainsi le percement de douze artères. Vient s’ajouter à cette trame viaire l’aménagement des places Protêt et Kermel. Pendant cette année, les autorités coloniales acquièrent beaucoup de terrains par achat auprès de personnes morales (exemple des Etablissements Devès, pour la rue Sandiniéry), d’un citoyen français (D. Potin, pour la rue Péchot) ou d’un notable lebu (Dial Diop, pour la place Protêt). Ces voies de communication s’ordonnent dans un quadrillage qui fait apparaître la polarité du port. D’où la concentration démographique sur les espaces qui prolongent ce complexe infrastructurel57. La distribution spatiale inégale, qui s’en suit pour le peuplement urbain, s’exprime sous la forme d’un remplissage partiel du quadrillage réalisé et autorise à énoncer deux choses. La première consiste à relativiser l’opinion selon laquelle Dakar a été créé pour être un barachois. La seconde chose a trait à la mise en friche, par l’État colonial, de portions du terroir villageois intégrées au territoire de la ville. Cette occupation inachevée de l’espace suggère la formation d’un système de réserves foncières. L’on perçoit bien sa dimension stratégique. La ritualisation d’un pareil procédé a dû accroître le mécontentement du Lebu déplacé et rendre forte l’incompréhension structurant, en partie, son rapport à l’ordre colonial.  La bataille de la paillote, une ruse pour expulser des Lebu de la ville Le déplacement et la réinstallation hors de la ville de résidents lebu constituent les aspects de ce que nous appelons la bataille de la paillote. Cette bataille a démarré à Saint-Louis. Un arrêté de 1835 y a procédé à un distinguo entre les cases rondes (interdites) et les cases carrées de 4 m de côté et 3,5 m de hauteur (autorisées). Ce texte administratif tire, en partie, ses origines de l’expérience négative vécue, en 1800, lors de l’incendie qui ravagea Fort-de-France (Sinou 1993). Cet héritage alimente la bataille en question, même si le pouvoir colonial va aller à contre-courant de ce projet en édifiant, à Ouakam, au début du XXe siècle, un camp de tirailleurs composé de paillotes.

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Voir Gouvernement général de l’AOF (1931). Pour plus de précisions, lire Godin (1970) et Gouvernement général de l’AOF (1931). ANS, L 9, op. cit. 49

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale Pièce iconographique n° 1 : La paillote à Hock

Source : ANS, 4Fi 954.

La bataille de la paillotte visait à reproduire, exclusivement, en matière d’habitation, le modèle architectural européen, appelé prosaïquement construction en dur. Trois mesures, contenues dans un dispositif réglementaire, conçu au niveau de la colonie du Sénégal, structurent la stratégie d’élimination de la paillote : l’interdiction, l’obligation et l’incitation. Le service des Ponts et Chaussées a été chargé de leur exécution. Les autorités municipales, qui sont des acteurs du processus décisionnel, n’ont pas manqué de prendre en compte ces notes techniques dans leur politique de la ville. L’arrêté du gouverneur A. Boutemps, en date du 27 octobre 1875, est le « texte fondateur » de la réglementation du patrimoine immobilier de la ville de Dakar. Il stipule que la paillote est « interdite de cité » « dans le périmètre compris entre la batterie de Dakar, l’extrémité ouest de la Place Protêt et la mer, sur les côtés nord et sud de cette place ». En conséquence, il ordonne la disparition des cases qui y étaient édifiées (Bulletin administratif du Sénégal 1875). Une série d’arrêtés municipaux tentent de donner davantage de poids à ces mesures d’interdiction et d’obligation. Constituée dans la période 1889-1890, elle se compose de trois textes aux contenus similaires. L’arrêté du 25 octobre 1889 interdit la construction de cases et rend obligatoire l’édification d’une clôture pour toutes les propriétés sises à l’est de la route du Lazaret (dénommée plus tard avenue Roume). Le texte suivant, daté du 22 juillet de la même année, reconduit la première disposition de l’arrêté précédant. Il en élargit la zone d’application. La nouvelle limite est 50

Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914)

ainsi fixée à la rue Vincens. Le mois d’octobre est choisi comme délai de la disparition de la paillote du périmètre urbain. L’arrêté du 11 juillet 1890, qui clôt la série, renforce le dispositif de l’interdiction. Il prohibe la présence, dans la ville de Dakar, d’« entourages et [de] clôtures en broussailles mortes ». L’incitation, traduite par l’application d’une prime d’encouragement, versée aux auteurs de « constructions en briques », est contenue dans un arrêté du gouverneur, en date du 16 juin 1835. Destiné à être appliqué, au départ, aux villes-comptoirs de Saint-Louis et de Gorée, ce texte a fait long feu58. Son abandon s’expliquerait par le fait qu’il est en inadéquation avec le régime de l’autonomie financière, un des fondements de la rentabilité du projet colonial 59 . Cependant, l’intérêt de l’institution de la prime d’encouragement réside dans le fait qu’elle transforme la construction en dur ou « maison en dur » (andiir dans la langue wolof) en phénomène de mode (Lipovetsky 1987) qui participe de l’articulation du colonisé à la modernité 60 . D’où l’importance (économique et symbolique) accordée à l’importation, dans l’empire colonial français, de biens d’équipement comme le ciment et la tuile. Faire disparaître la paillote du paysage urbain de Dakar revient alors à renforcer l’échange inégal tout en réduisant ce patrimoine lebu à un signe d’une anti-mode « qui joue donc comme subversion » (Baudrillard 1976 : 3) de l’ordre colonial. Construire une paillotte et rempailler une ancienne paillotte correspondent, dès lors, à des gestes que l’on assimile volontiers à des formes de transgression des normes économiques, esthétiques et symboliques du procès urbain. Accusé de vouloir réduire la ville à une nébuleuse de chaumières, le Lebu compromettrait, par son refus de mode61, la réussite du projet d’accumulation de dividendes produits par l’importation de matériaux de construction européens et l’efficace du discours colonial. Ce construit assimile le beau à la construction en dur, et le laid, à la case en paille, et opère, par la suite, un glissement de l’esthétique à l’éthique. Prononcé par les tenants de l’ordre colonial ou leurs « voyageurs » de service, tels que Robert Randeau (1923) nommant Dakar « keurdoul » (une agglomération « qui sent si mauvais ») et désignant l’habitat lebu par le terme de hutte, ou encore R. Valande (s.d. [post 1940]) qui parle de « paillote… immonde », ce discours est à mettre 58

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De nombreux « abus » commis par des « Noirs » demandant à être primés pour avoir détruit des « cases » qui n’auraient jamais existé, expliqueraient l’abandon de cette mesure incitatrice (Sinou 1993 : 163). Rappelons que cette disposition, taillée sur mesure à l’intention des colonies et véhiculée par la loi de 1900, dicte l’application de la politique du moindre coût et, par conséquent, le renoncement à la distribution de la prime d’encouragement en question. Ce point conforte la conclusion qui fait de la ville « l’espace de la modernisation » qui abrite à la fois « nouvelles classes sociales, nouveaux rôles économiques, nouvelles institutions, nouveau pouvoir… [et] nouveaux modes de vie... » (Da Silvera 1989 : 75). Nous empruntons cette expression à Baudrillard (1976). 51

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en relation avec la « mission civilisatrice », dont la raison d’être consiste, en matière d’urbain, à ne pas laisser perdurer la présence de la paillote. Les mesures autoritaires, prises en 1875 et en 1889-1890, respectivement par le gouverneur du Sénégal et le maire de Dakar, rappellent, avec justesse, que la violence est au fondement du projet colonial. Avec la règle du « tout se règle par la mode » (Burgelin 1976 : 3), la violence se manifeste sur le terrain de l’urbanistique. En donnant lieu à l’institution de la construction en dur, elle en a fait, en même temps, « un moyen subtil de fonctionnement idéologique répressif » (Cueco 1976 : 79). En bref, la violence verbale est convoquée pour donner plus de vigueur au discours justificatif du projet d’installation des Lebu dans les marges de la nouvelle ville.  Comment justifier l’éloignement des populations africaines ? Des correspondances échangées entre les différentes autorités (investies de pouvoirs délibératifs, consultatifs et arbitraux), attestent, de façon éloquente, de la volonté du pouvoir colonial de faire de Dakar un isotope. Les lettres rédigées par le président de la Commission des Terrains de Dakar, E. Chambaud, et destinées au directeur de l’Intérieur du Sénégal et les minutes des instances de cette commission renseignent suffisamment sur les termes du projet de « fondation » d’une ville par et pour les colonisateurs. En juin 1889, cette commission a essayé de s’attacher les services du maire de Dakar dans le but de lui faire porter, pour la circonstance, les habits de commissionnaire chargé de désigner la « partie de Dakar sur laquelle il serait bon de déplacer les indigènes ». Ses délibérations, sanctionnées par la rédaction d’un procès-verbal, le 21 septembre de la même année, indiquent que l’endroit retenu se réduit à « la zone comprise entre la rue Vincens et la baie de Yoff et de Ouakam »62. L’érection d’un habitat ségrégatif pour les « Noirs » est encore posée, en 1901, dans le projet d’agrandissement de la ville produit par le service du génie militaire. Trois auréoles y sont tracées : - la première représente l’habitat européen édifié sur le plateau ; - la seconde à transformer en jardin après remblaiement avec du sable des surfaces dépressionnaires se confond avec « la zone basse et marécageuse qui s’étend aux pieds des plateaux » ; - la troisième, formée par « la grande plaine qui s’étend entre la voie ferrée et la route des Mamelles », est à affecter aux « quartiers populeux, remplis de constructions en bois ou en paille »63. 62

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ANS, L 11, Correspondance du Président de la Commission des terrains de Dakar au Directeur de l’Intérieur, en date du 24 juin 1890. ANS, P 167, Rapport du capitaine Degouy, op. cit. Le bornage chronologique proposé par Latsoucabé Mbow (1985 : 276) fait démarrer « à la fin du XIXe siècle et au début du XXe

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En définitive, le rapport du capitaine Degouy dessine l’agrandissement territorial de Dakar en lui fixant, comme « zone protectrice », un écran vert faisant office de filtre des miasmes produits par les résidents africains et dont la fétidité peut envahir, à tout moment, la ville du fait de la direction parfois changeante des vents régnants. Le « péril noir » et l’insalubrité sont invoqués pour justifier les projets de refoulement des résidents africains du périmètre urbain de Dakar. Ces derniers étant considérés comme trop nombreux, leur éloignement est synonyme de décongestionnement de la ville 64 . Pour rendre compte du poids démographique de l’élément africain, les tenants de la thèse du « péril noir » mettent en évidence, dans leurs discours, l’usage de formulations vagues comme « habitants très nombreux » 65 et indigènes « en grand nombre »66. L’effort de quantification, produit au tournant du XXe siècle, porte sur l’établissement du ratio entre électeurs dits « originaires des Quatre communes » et électeurs de souche française et assimilés 67 . Cet effort transparaît également dans le discours sur la distribution spatiale des indigènes. Ainsi, Sañcaba (Santhiaba) 68 occuperait le premier rang des « quartiers populeux »69. L’imprécision qui se dégage de ces appréciations relatives au poids démographique du groupe africain, procède davantage du besoin de créer une phobie à partager par les acteurs européens du projet colonial que de la difficulté à réussir un contrôle statistique des résidants africains de Dakar. On retrouve ici la reconduction de cette vieille pratique des élites dirigeantes occidentales qui consiste à fabriquer, pour occulter des intérêts partisans, un sentiment de peur puisant sa vigueur dans la diabolisation du

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siècle... L’idée d’une nécessaire évolution séparée des communautés » noire et blanche de Dakar. En revanche, Assane Seck (1968), s’essayant à démontrer que la « séparation des communautés » et l’habitat ségrégé qui en est la traduction spatiale ne signifient nullement l’institution de la ségrégation raciale, n’aborde pas ce genre d’exercice. Parmi les autres les agglomérations, dont l’urbanogenèse intègre l’habitat ségrégé, on citera Saint-Louis, Abidjan (éclaté en deux zones distinctes : le Plateau - le Neuilly ou le Passy de l’Afrique - et Treichville - le Nanterre tropical) et Bamako (dont le « village indigène » s’étendait sur 4000 ha). En AOF, l’exception notée en matière d’hétérotopie a été la ville de Conakry (Barrier 1955 : 23-25, Catalan 1955 : 16-18 et 41, Gelin 1955). ANS, L 11, Lettre du Président de la Commission municipale de Gorée au Délégué de l’Intérieur en date du 7 mai 1884. Ibidem. ANS, P 178, Assainissement de Dakar, 1898-1907. Note sur l’état sanitaire de Dakar, en date du 10 octobre 1902, adressée au Gouverneur Général par MM. Hersent et fils par lettre transmissive du 16 octobre 1902. Au total, 1600 « Noirs » étaient bénéficiaires du droit de vote sur un total de 2000 individus (ANS, 3G2 - 156, Commune de Gorée et de Dakar.1888. Rapport du Gouverneur Général au Président de la République française [rapport non daté]). ANS, P 167, op. cit. Ibidem. 53

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colonisé censé incarner l’adversité extérieure70. La tendance des élites coloniales à recourir à ce procédé de marquage social fait que le « Noir » relaye ici l’ouvrier et le village lebu, la ville ouvrière. Cet exercice de commutation autorise à dire encore que la « classe dangereuse » affrontée en France par l’élite bourgeoise cède la place, sur le terrain des oppositions coloniales, à la « race dangereuse », celle du « Noir ». Son caractère dangereux reposerait sur sa méconnaissance des règles d’hygiène. Par ailleurs, le fait de vivre à ses côtés, dans un environnement insalubre et inhospitalier, par endroits, expose à un autre danger, celui de la sur-morbidité. On retrouve ainsi le second argument sur lequel est assise la justification du projet de refoulement du Lebu et des migrants africains vers les bas-fonds. La « Note » de Hersent et fils » édifie largement sur la récurrence des thèmes de l’insalubrité et de l’inhospitalité dans le discours colonial sur l’hygiène. Ses auteurs illustrent le néant hygiénique par l’ignorance généralisée du water closet, insistent sur l’institution, par le colonisé, de la déjection à l’air libre et réitèrent ainsi sa responsabilité dans la diffusion d’odeurs fétides, dont l’association avec les fortes chaleurs serait génératrice d’« émanations morbides ». Concernant l’hostilité du milieu, la « Note » de Hersent et fils » cible cet espace qui est orienté vers Ouakam et s’étend « sur une [superficie] de 20 à 30 kilomètres carrés [où on retrouve] un grand nombre de marigots et de terrains marécageux qui, par l’émanation de leurs eaux putrides, sont une des causes déterminantes de paludisme »71. Le discours colonial mime le langage « métropolitain » sur la bataille de l’excrément, s’énonce comme l’actualisation, outre-mer, de la lutte pastorienne contre le microbe et de l’efficace de l’hygiénisme comme paradigme idéologique 72 . Aussi n’est-il pas étonnant que le réglementarisme influe sur la réponse apportée par la puissance publique locale au 70

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Dans la société d’Ancien Régime, le paysan a été cette « âme damnée » sur laquelle se sont acharnées l’oligarchie terrienne et ses idéologues de service. La campagne se présente comme le principal lieu de déroulement des subversions les plus significatives et de déploiement des signes de la dilution et de l’effritement de l’autorité politique. Avec la révolution industrielle, l’élite bourgeoise urbaine a pointé du doigt l’ouvrier, figure centrale des « classes laborieuses et dangereuses », comme l’acteur principal des séditions et la ville, le site de leur répétition (Leclerc 1979). Vont le remplacer, plus tard, les migrants venus d’Afrique, porteurs au début d’une altérité providentielle transformée rapidement en altérité conflictuelle. Avec l’opération FRONTEX et les différentes formules d’application des politiques de contrôle des frontières et de limitation des entrées migratoires (qui constituent, pour le cas de l’État français, un héritage du XVIIIe siècle), le migrant africain est perçu, plus que jamais, comme un visage du danger. Le principe de la présomption de culpabilité lui est appliqué, avec beaucoup de rudesse, par les forces politiques et sociales d’Occident qui s’opposent, tout en l’instrumentalisant, à son projet d’entrée migratoire dans l’espace européen. Avec elles, le droit apparaît comme un lieu du vide. ANS, P 178, op. cit. Sur son « acclimatation tropicale », lire Dulucq (1996).

Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914)

problème de l’hygiène73 et soit exposé dans une série d’arrêtés municipaux. Huit textes ont été, à notre connaissance, mis en application dans la séquence 1857-1904. Les plus riches en informations sont datées du 25 février 1889 et du 25 novembre 1903. En plus de l’interdiction formelle des dépôts d’ordures sur la voie publique, qu’ils stipulent, ces arrêtés font état de nombreuses obligations. Celles-ci sont plus nourries dans le premier texte où les mentions ont trait à l’établissement d’un calendrier relatif au balayage et au transport d’ordures ménagères en direction de la mer et à la délimitation, pour chaque maison, d’une aire à nettoyer quotidiennement. L’entretien immobilier figure dans l’arrêté municipal de 25 mai 1890 ordonnant aux propriétaires de « cases en bois » de passer à la chaux l’intérieur et l’extérieur de leur(s) demeure(s). L’éloignement des populations africaines de leur terroir villageois a été effectué selon deux modalités : la mise en demeure, produite par le service des Ponts et Chaussées, en direction de la « victime » sommée d’enlever sa case dans un délai de trois jours, et la caution légale. Après l’expiration de ce délai, l’autorité administrative était habilitée à détruire l’habitat « indigène » et à déplacer manu militari son occupantpropriétaire. Le déguerpissement de ce dernier est, aussi, ordonné par l’arrêté du gouverneur A. Boutemps daté du 27 octobre 1875. Ce texte retrace toute la procédure de préparation de l’opération de déguerpissement. L’accomplissement d’une pareille opération, précédé ou non de l’adoption de mesures d’indemnisation des victimes, s’est traduit par la (re)fondation des agglomérations villageoises74, ce qui a suscité des oppositions, observées en particulier à Sañcaba, en 188475. Par le refus de l’itinérance socio-résidentielle, les populations lebu entendaient exprimer, avant tout, leur volonté de mourir pour et sur la terre de leurs ancêtres. Terre qui donne sens à la vie, renseigne sur la biographie de l’ancêtre, l’histoire du lignage et de la société villageoise, sert de socle aux autels, abrite les cimetières et, enfin, fait figure de lieu de mémoire76. Se trouve ainsi posé le rapport à la terre. Perçue comme la forme principale

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Le réglementarisme a particulièrement servi de volant régulateur idéologique de la prostitution en France aux XIXe et XXe s. Sur l’histoire du fait prostitutionnel dans ce pays européen, lire Corbin (1982, 1984). Cette mobilité résidentielle a été décrite et visualisée au moyen de l’outil cartographique par Assane Seck (1970). ANS, L 11, Télégramme du Délégué de l’Intérieur au Chef des Travaux Publics à SaintLouis en date du 9 mai 1884. Elle est éclatée en itinéraires et en lieux chargés de souvenirs. La géographie ainsi esquissée comprend aires de jeux (pour les jeunes), pourtours d’arbres ombrageux ayant abrité des détentes périodiques organisées par les adultes durant les journées de travail, points de rencontres secrètes supposées entre êtres « visibles » et entre êtres « invisibles » de l’univers, etc. 55

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

de source de richesses 77 , celle-ci s’appréhende également en termes d’étendue de repères identitaires, de patrimoine symbolique, de lieu d’inscription spatiale de l’autochtonie, de matrice d’ordonnancement des rapports sociaux dans un territoire dont la position finistérienne a facilité un long cycle de sédimentation de vagues migratoires (Bâ 1972, Barry 1988 et Diop 1995). La délocalisation socio-résidentielle forcée est ainsi assimilée à une entreprise de déstructuration sociale, de disqualification du village, cet établissement humain pensé en termes de modèle dominant en matière d’édification de lieu de reproduction des générations humaines. Il en résulte un refus de la ville qui ne masque point l’ambiguïté du rapport à l’urbain, observable auprès de résidents africains. Ce refus s’observe, par exemple, chez les populations de Sañcaba, condamnées à l’errance, depuis le déclenchement, en 1857, du cycle des déguerpissements. Par cette errance, « qui n’est jamais un statut clair et manifeste » et qui est, à la fois, « géographique et sociale », elles refusaient l’identité vagabonde et l’image d’êtres des confins que le colonisateur tentait insidieusement de leur attribuer, ce qui en ferait des individus capables de déstructurer, par leur seule présence, l’ordre établi et de remettre en cause l’organisation de l’espace et du temps porteuse de repères (Beaune 1983). Avec la référence à l’identité vagabonde, théorisée par cet auteur, on peut dire que les confins se composent, ici, de villages (re)créés « autour de la colonie européenne » 78. En 1862, la recréation des agglomérations villageoises a été observée, sur les terrains du Tund, dans un secteur délimité par les avenues W. Ponty et Faidherbe (Seck 1970). À la suite du choléra de 1869, la délocalisation de l’habitat « indigène » a eu lieu dans un périmètre situé entre l’avenue William Ponty – artère qui fait figure, avant l’heure, de ligne Maginot – et celle de la République. Les alentours de la gare vont accueillir les villages dénommés Kaay et Ngaraaf. Cela renforce la discontinuité de l’occupation lebu de l’espace. Ce phénomène est également constaté avec l’exclusion de Mbott et de Jekko de la liste des unités socio-résidentielles à déplacer. La figure géométrique de l’arc dessiné avec la recréation de ces établissements humains79 récuse le diktat de la ligne droite manifesté par et dans le quadrillage viaire des plans d’urbanisme conçus et exécutés entre 1857 et 1904. La délocalisation socio-résidentielle étant inscrite hors du périmètre « qui donne sur la mer » et est réservé, depuis 1892, de manière 77

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Elle offre au pêcheur-paysan lebu des pâturages, des surfaces agricoles (utilisées ou mises en jachère), des biotopes riches en bois de chauffage, fruits, gibier, plantes médicinales, matériaux de construction, des bassins d’eau (appelés marigots) accueillant les activités ludiques des enfants et les corvées domestiques des lingères, etc. ANS, P 178, op. cit. : 7. Nous postulons la reproduction de la géométrie du cercle profondément ancrée dans les modes de figuration autochtones.

Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914)

non négociable à la Ville de Dakar80, les routes du Lazaret et des Mamelles deviennent, à la veille du XXe siècle, les limites d’éventuelles expansions des « villages itinérants ». Carte n° 2 : Dakar vers 1900

La logique sélective, qui préside à l’établissement de l’ordre urbain dakarois, véhicule la tolérance à l’égard de la baraque. Laquelle est perçue comme une construction immobilière porteuse du projet d’importation du modèle de civilisation européen81 . Cela permet de comprendre pourquoi des Lebu ont échappé aux vagues répétées de déguerpissement. Les familles des dignitaires coutumiers, capables de démontrer leur pouvoir d’influence sur la scène politique locale, de se convertir en porteurs de voix électorales et de monnayer leur leadership social, font partie des cellules sociales laissées indemnes par les vagues de délocalisation sociorésidentielle forée. On peut ranger également, parmi elles, les familles qui comptaient, en leur sein, des spéculateurs de biens fonciers ayant pu engranger des dividendes avec la vente et la revente de terrains. Les opportu80

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ANS, L 11, Lettre du contre-amiral Vallon du 18 février 1892 (déjà citée). Cf. l’arrêté municipal du 25 mai 1890. 57

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

nités économiques, offertes par les compétitions électorales, et la rente foncière assurent, à des unités lignagères ou à des segments d’unités lignagères, des revenus monétaires suffisants pour édifier des baraques peintes à la chaux et/ou des constructions en dur. L’existence de ces cellules sociales autochtones dans le périmètre de la ville a sans doute constitué une source de motivation pour les Lebu qui ont continué à disputer l’espace au pouvoir colonial. Ils se recrutaient dans les « villages indigènes [situés] entre Hann et Bel Air, [qui] ont tendance à se coller à la ville nouvelle en la pénétrant peu à peu sur une large bande de terrain, au niveau des rues Blanchot, Vincens, jusqu’à la rue du Docteur Thèze, jusqu’à la place Protêt » 82 . On est en présence d’un phénomène d’envahissement du site urbain par des unités villageoises83. Une pareille chose a été rendue possible par l’existence d’interstices mis en place avec l’aménagement de vides pour faciliter la circulation de l’air84 et d’un dessin cadastral partiellement rempli par les candidats au parcellaire urbain. La correction d’une pareille lacune préfigure l’ordre spatial produit dans la séquence 1904-1914. Encercler et/ou refouler les « indigènes » vers les bas-fonds, 1904 et 1914  Une production plus dynamique de la ville L’achèvement de l’occupation du plateau entre 1904 et 1908 Le transfert effectif, en 1904, de la capitale de l’AOF, de Saint-Louis à Dakar, a provoqué trois grands changements. Notons, en premier lieu, l’augmentation du patrimoine immobilier de l’État colonial. Celle-ci est consécutive à la construction d’édifices administratifs et de logements destinés aux cadres des fonctions dites publique et militaire. Le palais du Gouvernement et les villas qui accompagnent sa mise en fonction illustrent la densification du tissu immobilier de Dakar. Construites, à partir de 1906-1907, dans le sud de la ville, entre les avenues Courbet et de la Liberté (Gouvernement général de l’AOF 1931), celles-ci se signalent par l’armature métallique de leur toit, à pente aiguë et couvert avec de la tuile mécanique, leur fondation surélevée et leurs huisseries composées, en partie, de persiennes et leur véranda conçue sous forme de ceinture des pièces du bâtiment, (Sinou 1993). La théorie des fluides, qui sous-tend la mise en place des couloirs et autres ouvertures destinés à installer un régime de ventilation et de filtrage de l’air, s’enchâsse, ici, avec cette autre théorie, qui érige, en « tendance traditionnelle », la reproduction de l’architecture 82 83 84

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ANS, 4P50, op. cit. : 2. Ce fait historique est observé dans la ville de Luanda (Messiant 1989). La discontinuité territoriale de la ville, répétée par ces vides, est érigée en technique d’aménagement de l’espace. Cf. ANS, P 617, Rapport du capitaine du génie Déguy (déjà cité).

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européenne (Sinou 1997). Ainsi, la végétation (de bougainvilliers), qui orne la ville coloniale, évoque le modèle anglais de la cité-jardin, alors que la véranda se veut une adaptation au milieu tropical de la terrasse couverte de la demeure du maître espagnol (Sinou 1993)85. Le second changement majeur a trait à la construction et/ou à l’extension d’avenues et/ou de boulevards. L’on recherche, à travers le dessin d’une trame viaire, une meilleure maîtrise de l’espace à des fins de contrôle politico-militaire du colonisé et de fluidification des échanges intra-urbains. La dilatation du territoire de Dakar est une des conséquences les plus manifestes du boom noté en matière de quadrillage viaire86. Enfin, retenons comme ultime changement majeur le fait que le nouveau statut politique de Dakar, celui de capitale fédérale de l’AOF, a provoqué l’affichage de nouvelles ambitions économiques87 : devenir une des plaques tournantes du commerce colonial et figurer l’éclatant succès attendu de la mise en valeur des territoires fédérés. La construction et la mise en service du port de commerce, dans la phase 1902-1912, sont suffisamment illustratives de cette volonté du pouvoir colonial de dynamiser, encore davantage, les fonctions commerciales de Dakar. Un tel objectif intermédiaire rencontre, inévitablement, l’adhésion des milieux marchands de Gorée, conscients de l’accélération du processus de marginalisation de leur ville-comptoir88. Les équipements portuaires et ferroviaires (avec surtout le chemin de fer Dakar-Saint-Louis, en fonction depuis 1885) et l’aménagement d’un 85

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L’architecture officielle de la métropole est, quant à elle, reproduite dans la construction des bâtiments administratifs. C’est le cas de la mairie et du palais du gouverneur général de l’AOF, qui rappellent « le style « sous-préfecture » de la deuxième moitié du XIXe siècle, façon IIIe République », tandis que l’hôtel de la Chambre de Commerce se veut une duplication de l’art antique avec ses colonnades doriques ou corinthiennes. Ces figures architecturales, reproduites pour magnifier le vainqueur « blanc », sont propres au style néoclassique dominant, entre 1857 et 1910, dans l’univers du bâti. À partir de cette dernière date, marquée par l’achèvement de la construction du marché Kermel, le style néo-mauresque structure prioritairement l’architecture du patrimoine immobilier de l’État colonial. Désormais, on s’inspire des modèles architecturaux du Maghreb qui accordent une large place aux colonnades, coupoles, frises et claustras (Sinou 1997). Les avenues de la République, Gambetta, de la Liberté et Courbet, ouvertes en 1905 grâce à l’achat de terrains pour une valeur estimée à 360 000 francs (alors qu’un emprunt de 100 millions de francs a été envisagé), ont été les principales réalisations enregistrées en matière de grande voirie. Celles-ci sont d’ailleurs contenues dans le plan d’extension de 1905. Lire aux ANS : - P 178, Rapport de l’ingénieur chef des Services en date du 21 avril 1905 ; - P 179, op. cit. Rappelons que la culture jacobine française assigne au chef-lieu du pouvoir la fonction de métropole économique et tend, par voie de conséquence, à ancrer la macrocéphalie comme figure de construction de l’État-Nation. Gorée a pendant longtemps établi un rapport homologique avec Saint-Louis, avant d’être évincée comme pôle économique par Rufisque (terminus des caravanes apportant la « manne arachidière » des hinterland du Kajoor et du Faool (Baol) (Faye 1994). 59

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quartier des affaires commerciales89 expliquent, en partie, la percée économique de Dakar. Cette ville devint un centre multifonctionnel. S’y amplifièrent des pratiques qui ont pour noms : dépôt, transit, distribution, redistribution de marchandises (en matières premières et/ou en produits finis). La combinaison des fonctions politico-administratives, militaires et commerciales a produit un boom démographique remarquable (tableau n° I) et figuré par l’achèvement de l’occupation du site disputé qu’est son plateau. Dès 1908, le procès de spatialisation de l’ordre urbain a atteint un niveau de déroulement remarquable. En effet, le territoire de la commune a connu un « Grand Bond en avant », ce qui équivaut à un recul de ses limites configurées par la seconde ligne de tatas90. Des moyens d’occupation et de contrôle du site du plateau Deux instruments de nature administrative et technique ont été mis au point pour asseoir l’extension du ressort territorial de la ville de Dakar. Le premier correspond au décret du 15 février 1912. Il tente de donner un allant et un cachet légal à la dilatation spatiale attendue et, en même temps, aide à trouver des solutions à des difficultés. Deux d’entre elles ont fortement retenu l’attention et mobilisé les gouvernants coloniaux : la gestion de l’abattoir dit municipal (générateur de recettes, issues de la perception des taxes d’abattage) longtemps situé hors du périmètre communal et le contrôle efficace des « habitants de la banlieue immédiate » de Dakar, censés relever, selon le maillage territorial, jusque-là en vigueur, du cercle de Thiès91. Le second instrument relève de la technique urbanistique, correspond au Plan d’extension de Dakar de 1905. Il prolonge le quadrillage réalisé en 1862 par Pinet-Laprade. Faisant la « part belle » au militaire, bénéficiaire d’une dilatation spatiale allant du camp militaire des Madeleines II au Cap Manuel, il fixe le tracé des artères appelées à ceinturer et à aérer la

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Ce quartier, polarisé par la place Kermel, site où a été édifié, en 1910, un marché de style mauresque, selon une opinion répandue, se compose de bâtiments à étage appartenant à des principales maisons de commerce et comportant des balcons à auvent (Biarnès 1987, Sinou 1997). ANS, 3G2-159, Commune de Dakar. Constitution de la Commune. Dénomination des Rues. 1909-1919. Correspondance du Maire de la ville de Dakar au lieutenant-gouverneur du Sénégal, en date du 4 décembre 1908. Cette limite, matérialisée par le deuxième tata, coïncide avec le tracé des allées Papa Guèye Fall (ex-allées Canard). Lire Sakho et Saada (1995), ANS, P 179 (Rapport du Comité des Travaux publics, dans sa séance du 23 décembre 1907, a/s de l’Assainissement complémentaire de la ville de Dakar). ANS, 3G52-159 : - Lettre du Lieutenant-gouverneur du Sénégal au Gouverneur Général de l’AOF en date du 8 février 1909 ; - Rapport de la Commission des Affaires diverses du Conseil Général du Sénégal dans sa séance du 7 décembre 1909 ; - minutes reconstituant le propos du président de séance du Conseil général du Sénégal dans sa réunion du 13 décembre 1909.

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ville. Un pareil dessin conforte le discours critique selon lequel l’on tente de réduire la configuration de la ville au site du plateau92. Le contrôle de l’espace par les pouvoirs publics coloniaux laisse apparaître des modifications et des constances. Parmi celles-ci, signalons, au premier rang, le déplacement, qui se veut toujours massif au départ mais finit par être sélectif, des occupants africains du Plateau. L’appropriation partielle de l’espace, qui en est la résultante majeure, est mise en évidence dans beaucoup de projets techniques de déguerpissement. Tel est le cas de celui de 1908. Il vise, au départ, à installer, près du camp des Madeleines II, les « indigènes composant le village indigène déplacé, qui ne seraient pas en mesure de reconstruire [en briques] ou en bois [leur demeure] à l’intérieur de la ville »93. Ce déplacement partiel, qui concerne des habitants du village de Cedeem (Thiédem)94, peut être observé à une échelle réduite, telle que l’unité familiale. En a été victime la famille de Yann Faye, qui a « édifié une construction en brique où logent des indigènes » sur une partie du parcours tracé pour la future artère dénommée avenue de la République. Douze autres propriétaires ont, à leur tour, été inviter à migrer. Le mouvement migratoire a été ponctué d’opérations d’achat des 4 889 m² de terrain, nécessaires à l’ouverture de cette avenue95. La procédure d’occupation, conçue comme une partie intégrante du procès du contrôle de l’espace, a connu des modifications. Notons, ainsi, le passage de l’occupation temporaire à l’occupation définitive. Dans la première formule, les autorités administratives indemnisaient les propriétaires pour les constructions existantes « en leur faisant une remise, après l’achèvement des travaux [d’aménagement], de leurs terrains ainsi transformés ». Les scénarii de la deuxième formule consistent à « acheter [au départ] les terrains, [à] exécuter les travaux [qui y sont] projetés [ouverture d’avenues et constructions de bâtiments]... [à] allotir et à mettre en vente les parcelles disponibles » 96 . Une pareille formule, qui permet à l’administration coloniale de recouvrer une partie des fonds constitutifs du budget des indemnisations, grâce à la mise en vente des parcelles alloties, incite à recourir au déplacement sélectif. L’atteste le rapport de l’ingénieur chef des services des Travaux publics, daté du 21 avril 1905. Son énuméra92 93

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ANS, 4P 50, op. cit. : 3-4. ANS, P 179, Correspondance du Lieutenant-gouverneur du Sénégal au Gouverneur Général, en date du 12 mai 1910, du nouvel emplacement choisi pour la construction du nouveau four incinérateur et Note du Chef du Service des Affaires politiques, administratives et économiques à l’Inspecteur des Travaux Publics en date du 25 octobre 1909. ANS, H 20, L’hygiène à Dakar.1912-1915. Correspondance N° 647 du Commissaire principal, Abbal, au Maire de Dakar, en date du 3 novembre 1913, au sujet de l’hygiène des environs des Madeleines II. ANS, P 179, Dossier des questions domaniales, 15 mai 1908 : 3. ANS, P 178, op. cit. 61

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tion des avantages liés à la mise en pratique de cette formule intègre « la destruction de la plus grande partie des agglomérations malsaines »97. L’assainissement a également joué un rôle déterminant dans l’achèvement de l’occupation du site du plateau, entre 1904 et 1914. Il a revêtu plusieurs formes : tracé d’un quadrillage viaire, canalisation, assèchement, comblement et drainage de cuvettes. Ces travaux sont, d’après l’opinion couramment véhiculée dans les textes administratifs, des préalables à une extension de l’espace occupé. Celle-ci est au fondement du projet d’affectation aux colonisés lebu de la partie du lieu dit Tound « comprise entre les Madeleines I et II » et polarisée par « la route de Bel Air qui longe la mer depuis les Madeleines I jusqu’à la route de Hann »98. Le plan de leur réinstallation, dans le site dit Champ de Courses, reproduit dans des documents administratifs rédigés entre 1906 et 190799, renvoie à la centralité du paradigme de l’assainissement dans le discours sur la ville produits par les services techniques de l’époque. L’illustration de ce propos peut être fournie par le rapport du Comité des Travaux Publics statuant, dans sa séance du 23 décembre 1907, sur l’« Assainissement complémentaire de la ville de Dakar ». On peut y lire, en effet, que l’extension des « nouveaux quartiers indigènes établis » dans le nord-ouest est conditionnée par deux mesures ainsi libellées : « d’une part, exécuter les travaux de voirie et d’égouts, nécessaires pour évacuer les eaux superficielles et les eaux vannes, dans cette région, et ensuite assécher la vaste cuvette marécageuse dite « du champ de courses » à laquelle s’arrête actuellement l’agglomération »100. Par ailleurs, la centralité de l’assainissement, dans le dispositif des techniques d’aménagement, est observable là où l’espace contrôlé et soumis aux normes urbanistiques, par les pouvoirs publics, comporte des zones en friche. Le plan d’extension de 1905 indique que l’occupation de l’espace urbain est inachevée dans le périmètre proche de la zone portuaire. Il s’agit d’un terrain de 10 937 m². Immatriculé sous le n° 14, il s’étend sur une pente raide et jouxte le Boulevard maritime. La puissance publique y projette différents travaux : construction de locaux au bénéfice de la municipalité de Dakar 101 , comblement de ravins et aménagement en pente

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Ibidem. Ibidem. ANS, P 179 : - Rapport du Comité des Travaux Publics (déjà cité) ; - lettres du ministre des Colonies au Gouverneur Général en date du 10 février 1908 ; - Plan du 3 juin 1908 de la Commune de Dakar. Id., Rapport du Comité des Travaux Publics (déjà cité) : 2-3. Ce projet figure dans la correspondance du maire Masson au gouverneur général Ponty en date du 16 décembre 1911 (ANS, L 29, Domaine. Dakar. 1903-1919. Lettre du Maire de Dakar au Gouverneur Général de l’AOF, en date du 16-12-1911).

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douce102. Le déplacement du cordon dunaire, situé dans la zone des Madeleines, retient également, pendant l’année 1908, l’attention des aménageurs de la ville de Dakar103. La référence à l’hygiénisme est lisible dans l’actualisation de l’assainissement comme discours et pratique urbanistiques. Révélatrice de la prépondérance, entre 1904 et 1914, du recours au paradigme de la lutte antimicrobienne, elle s’inscrit dans deux stratégies : le camouflage de la lutte pour le contrôle du Plateau et la légitimation des opérations de refoulement des populations africaines vers les zones répulsives ou peu cotées dans le marché du foncier. Ainsi, les phénomènes épidémiologiques de 1905 et 1912 ont donné lieu à des projets de déguerpissement. En particulier celui de 1905 qui fixe la relocalisation de villages, tel que Thiédem (ou Cedeem), au nord-ouest du lieu dit Tound 104 . Comme en 1900, la lutte contre la fièvre jaune a servi de prétexte pour proposer et réussir les délocalisations socio-résidentielles forcées. Cette variable pathologique, qui s’est manifestée de nouveau, en 1912, a incité un membre du corps médical colonial à proposer l’éloignement de « la population indigène du centre européen »105. On semble s’arc-bouter à cette idée alors que la morbidité liée à cette troisième vague de fièvre jaune a été jugée nulle106. Cet entêtement est à rapporter au rôle et à la place de la logique mimétique dans le procès de production de la ville de Dakar. Entreprise qui semble accuser, dans la période 1904-1914, quelques coups de grippage.  Une production de la ville moins bien maîtrisée par le pouvoir colonial ? Un desserrement du contrôle de la production de la ville L’anarchie qui règne dans la reproduction du modèle architectural européen et la présence multipliée de la paillote au cœur du ressort territorial de la ville de Dakar fragilisent le contrôle, par la puissance publique, de l’aménagement urbain. L’année 1905 ouvre un cycle de « constructions fantaisistes, [de] hangars en dur sur les plus belles avenues, [de] façades acceptables protégeant des cours sordides »107. Mais, ce qui retient davantage l’attention, au-delà de l’évocation des « rues boueuses » pendant la saison des pluies, c’est l’aménagement de ce qu’il est convenu d’appeler la « cour des miracles » (Seck 1970, Traoré 1975). Cette cour, qui correspond à la surface non bâtie de maisons situées au Plateau, est le résultat d’une 102 103 104 105

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ANS, 4P 50, op. cit. : 5. ANS, P 179, pièce 39. Id., Rapport du Comité des Travaux publics (déjà cité). ANS, H 20, Rapport d’inspection hebdomadaire, en date du 13 décembre 1912, du Médecin Major de 2ème classe, Cavazza, au Médecin Inspecteur Général du Service de Santé de l’AOF Ibidem. ANS, 4 P50, op. cit. : 5. 63

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distribution de l’espace de la parcelle allotie entre le propriétaire lebu du lot de terrain aménagé et le détenteur de capitaux à investir partiellement ou entièrement dans l’immobilier. Entre ce dernier et celui-là, incapable de construire un toit selon les normes urbanistiques officielles et disposé à tester toutes les mesures d’évitement possibles du déguerpissement, s’établit un gentleman’s agreement inédit. Le protocole établi dicte deux impératifs : la construction et l’occupation d’un bâtiment moderne par le négociateur fortuné sur la partie de la parcelle attenante à une ou deux rues et l’éclatement du reste du lot de terrain en deux surfaces aménagées pour accueillir la baraque habitée par le propriétaire foncier infortuné et la cour. Comme on le voit, celle-ci fait figure de tampon entre les deux édifices. Le desserrement du contrôle par les élites gouvernantes de la production de la ville s’observe également avec la présence de la paillote au cœur du centre-ville. La présence des « cases indigènes [qui] sont relativement bien tenues » dans la partie du plateau située « presque en face du palais du gouvernement »108 se lit comme une forme de réaménagement de la ségrégation socio-résidentielle censée réduire la ville à un isotope. Cette inflexion de la politique de la ville peut être référée à la bienveillance prêtée aux animateurs des pouvoirs publics. Celle-ci renvoie, non seulement à la politique de la carotte que l’administration coloniale applique de façon simultanée ou alternée avec celle du gros bâton109, mais aussi à la polarité constatée en matière de production territoriale et de statut civil (pays de protectorat et Quatre Communes, « citoyens français » et « sujets indigènes »)110. L’inflexion de la politique de la ville circonscrit également la spatialisation du désordre apparent. Laquelle accompagne, ici, la mise en place de l’ordre urbain et se présente comme le résultat de la dispute du leadership entre les acteurs institutionnels et les autorités coloniales habilitées à résoudre les équations de gestion urbaine. Les institutions concernées sont le Comité des Travaux publics des Colonies, la Commission des Affaires diverses du Conseil général du Sénégal. Les principaux responsables technico-administratifs et politiques interpellés au premier chef sont l’inspecteur des Travaux publics chargé des services du 2e arrondissement, les médecins du Gouvernement général, le maire de Dakar, le député du Sénégal, le lieutenant-gouverneur du Sénégal, le gouverneur général de 108

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ANS, H 20, Rapport du 13 décembre 1912 (déjà cité) : 1. Au moment où la paillotte se présente à l’état de macro-reste dans le centre-ville de Dakar, la politique du bâton est réservée aux « pays de protectorat » où se produit une résurgence perlée de dissidences comme le Dimar (Faye 1980) et aux sociétés forestières insoumises, dont celles de Côte d’Ivoire (où les missions de maintien de l’ordre, effectuées entre 1908 et 1915 par le 4e Régiment de Tirailleurs sénégalais, n’ont pas porté leurs fruits) et de la basse Casamance. Pour plus d’informations, lire Diouf (1994).

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l’AOF et le ministre des Colonies. La gestion des plans de carrière, le poids des sollicitations extérieures (variable selon les responsabilités occupées) et la réaction à ces sollicitations, qui est faite en fonction de la nature des pouvoirs exercés (fonctions électives ou délégataires), informent largement la diversité des figures de l’édification de l’ordre urbain dakarois. Il s’en suit une sorte de perturbation de l’exécution de la politique officielle de la ville. Cette perturbation prend de la consistance dans les cas où elle semble recevoir la caution de segments de l’élite coloniale comme les autorités municipales. Solliciteuses des suffrages des résidents africains bénéficiaires de la citoyenneté française et bénéficiaires de compétences assez étendues (en matière de voirie, de gestion de l’hygiène et du miasme, de construction architecturale, etc.), elles sont enclines à tolérer quelques manquements au règlement codifié en matière d’urbanistique. Citons, en guise d’exemple, le projet de déguerpissement des populations de Sañcaba, en 1884, suspendu à la suite de nombreuses oppositions. L’autre exemple de perturbation du schéma de production territoriale de la ville correspond à la réaction du président du Conseil municipal. En dépit de sa haute stature, il n’a pas été associé à l’élaboration du projet de percement d’une artère urbaine devant engendrer un déplacement de populations africaines. En sa qualité de responsable attitré des travaux de voirie111, il n’a pas accepté que la gestion de ce chantier soit confiée au service des Travaux publics112. En dépit et même à cause de ces divisions, des solutions ont été prises en vue d’achever la construction de l’ordre urbain. Parmi elles, se détache au premier plan l’encerclement de la paillotte, localisée avec minutie dans les rapports administratifs. C’est le cas de celui des médecins, signé par Lapoujade, en date du 6 décembre 1912. Ce dernier signale, sous forme d’euphémisme, l’enclavement du « village indigène » du périmètre formé par les rues de Thiong, Blanchot, Thiers, Vincens, Grasland, Escar111

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Le maire va perdre progressivement une bonne partie de ses prérogatives. L’affaiblissement de son pouvoir est contenu dans le décret du 6 mai 1912. Promulgué le 16 juin par arrêté local et modifiant celui du 29 avril 1889 (dont la promulgation a été faite avec l’arrêté du 5 janvier 1905), ce texte confie, en matière d’hygiène et de salubrité publique, les attributions qui étaient dévolues initialement au maire au Délégué du lieutenant-gouverneur du Sénégal à Dakar. ANS, L 11 : télégrammes des 9 et 12 mai 1884 du Délégué de l’Intérieur au Chef des T.P. à SaintLouis ; Correspondance n° 63 du Directeur de l’Intérieur au Délégué de l’Intérieur, en date du 26 mai 1884 et dans laquelle est abordée cette proposition qui veut que l’on rende obligatoires la recherche et la prise en compte de l’avis de cette structure pour toute décision relative à l’établissement de la voirie contenu dans n’importe quel plan cadastral ; Correspondance du Contre-amiral Vallon, Député du Sénégal, au Secrétaire d’État des Colonies, en date du 18 février 1892. 65

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

fait et Sandiniery113. L’encerclement de cet établissement humain résulte du maillage territorial de la ville en quatre secteurs114 et du harcèlement de ses habitants par les agents du service sanitaire. Ces derniers ont été chargés de veiller à l’application des mesures d’hygiène dans l’intérieur des paillotes et les cours des maisons115. Pièce iconographique n° II : La paillote dans le Plateau en 1907

Source : ANS, 4Fi 388. Solution d’attente pour une administration coloniale décidée à faire de l’éloignement des populations africaines du périmètre urbain un idéal à traduire en actes116, l’encerclement, confié au maire de Dakar (responsable, jusqu’en 1912, du service de l’hygiène117), s’accompagne de la reprise du refoulement d’occupants africains du plateau vers les bas-fonds. Ce dernier projet contribue à la mise en cohérence de l’occupation du plateau. L’achèvement de sa réappropriation par l’instauration de la ségrégation socio-résidentielle figure, dès 1905, dans les priorités des aménageurs européens de l’espace. Officiellement, on a affirmé, rappelons-le, que c’est 113 114 115 116 117

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ANS, H 20, Rapport du Médecin chargé de la surveillance sanitaire du 2ème secteur, Lapoujade, au Médecin Inspecteur des services sanitaires civils du 6 décembre 1912. Id. Rapport sur la surveillance sanitaire de la ville de Dakar, en date du 23 décembre 1912, envoyé par lettre transmissive du 24 décembre 1912 au Maire de Dakar. Id. et Rapport du 13 décembre 1912 (déjà cité). Lire les termes de ce dernier rapport. Cf. le décret du 14 avril 1904 portant santé publique en AOF et l’arrêté général du 5 janvier 1905 relatif à la promulgation dudit décret, qui trouvent leur origine dans la loi du 14 décembre 1789, avec son article 54 sur les fonctions de police attribuées au maire, et les lois additives des 18 juillet 1837, 5 janvier 1855 et 5 avril 1884.

Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914)

« en raison des dangers d’épidémie naissants », que des « indigènes » furent déplacés « vers l’Ouest et le Nord-Ouest », en dehors des « anciennes limites » de l’agglomération urbaine de Dakar118. Le plan de 1912, évoqué ci-dessus et relatif au déplacement d’autres résidents africains, cible la « cuvette marécageuse du « Champ de Courses » comme nouveau site de leurs habitations. Pour faciliter cette relocalisation, la puissance publique envisagea, conformément à l’usage, de procéder à l’exécution préalable de travaux d’assainissement réductibles à des opérations d’assèchement119. Le plan de 1912 réactualise, en vérité, un projet nourri en 1909 dans les instances du Conseil général du Sénégal. Dans l’espace marécageux délimité par les deux tatas, des travaux de viabilisation avaient été entrepris. Ils sont rendus compte comme suit : « Il a fallu, depuis cette époque encore peu lointaine, transporter successivement, par mesure de salubrité, les cimetières d’abord, puis l’abattoir municipal hors du périmètre communal. La Commune n’ayant pas de banlieue que la délimitation administrative de la Colonie ne prévoit pas, ces établissements auprès desquels, en ce qui concerne tout au moins l’abattoir, il est question d’établir certains villages indigènes situés actuellement dans l’intérieur de l’agglomération urbaine »120. Vers la modernisation de l’habitat africain Ces travaux d’assainissement montrent que les pouvoirs publics cherchent, plus que par le passé, à contrôler la recréation de ces villages. Etant donné que leur ré-établissement devait se faire désormais « en harmonie avec les lois d’hygiène »121, l’État colonial décida d’y entreprendre des investissements de peuplement. Entre autres infrastructures construites ou projetées, on a des « voies empierrées » comme celles de Sandiniéry122, des édicules d’hygiène publique qui comprennent water-closet et « vidoirs où les femmes étaient appelées à déverser les matières de vidange »123, des aqueducs couverts avec des dalles en ciment armé pour empêcher leur obstruction par les pailles et débris entraînés par les eaux d’orage et des canalisations sous forme d’égouts d’eaux-vannes124. La désignation de cet habitat itinérant par le terme de « quartiers indigènes » ou par celui de « ville indigène » 125 souligne un changement 118 119 120 121 122 123 124 125

ANS, P 179, Rapport du 23 décembre 1907 (déjà cité). ANS, P 180, Assainissement de Dakar 1908-1919. Rapport du 20 mai 1912. ANS, 3G2-159, propos du Président de séance du Conseil Général de la Colonie du Sénégal (déjà cités). ANS, P 179, op. cit. : 7. Ibidem. Rapport de l’Agent-Voyer communal, Belondrade, en date du 7 février 1914 a/s des édicules publics du village indigène, p. 1. ANS, P179, Rapport du Comité des Travaux Publics (déjà cité). Ibidem. ANS, P 180, Correspondance de l’Inspecteur Général des Travaux Publics au Maire de Dakar, en date du 18 mai 1914. 67

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

lexicographique qui accompagne la politique de résorption des défaillances constatées dans la production territoriale de l’ordre urbain. Les documents d’archives consultés montrent l’abandon progressif du terme de « village indigène »126. La seconde décennie du XXe siècle est un des moments de ce glissement sémantique. Le nouveau vocabulaire, utilisé pour nommer l’agglomération « indigène », dévoile un estompement de l’opacité censée caractériser les classes inférieures (Leclerc 1979). Ce changement semble trouver la justification de sa raison d’être dans l’involution culturelle du Lebu, rendue compte dans le rapport de l’agent-voyer communal, Belondrade. Il est daté du 7 février 1914. Le distinguo par lequel il sanctionne l’observation sociale faite, est ainsi énoncé : « Les lébous, en général, sont capables de comprendre l’utilité de cette propreté, mais il y aura certainement des indifférents et des malveillants ; quant aux étrangers à la région, en grand nombre déjà,... ils auront peu de scrupules à ce sujet ». Il poursuit en disant qu’avec eux : « Pendant la nuit, surtout pendant les nuits sans lune, des matières fécales seront déposées un peu partout sauf dans l’orifice qui leur est destiné ». L’hygiénisme est réinvesti en tant que lieu de légitimation de la division opérée entre (néo)citadins, bénéficiaires du droit à la ville, et non citadins, exclus du droit à la ville. Il permet à l’élite dominante de désigner le Lebu comme étant le seul sujet apte à accéder à la citadinité et le migrant, l’acteur historique inapte à jouir des bienfaits du statut de citadin. À la lumière de cette lecture discriminante, qui réfère à l’efficace de l’idéologie de l’assimilation et à son corollaire civique constitué par l’attribution du statut de citoyen français au Lebu « originaire » de Dakar, se dégage deux points. Avec l’un, qui a trait au jeu du « diviser pour mieux régner », l’on veut réduire les problèmes sociaux à des problèmes de contrôle social. L’autre point porte sur les représentations de l’élite dominante (ouverte à l’élément lebu) et sur l’applicabilité, dans l’empire colonial, de faits historiques constatés dans les sociétés industrielles européennes et énoncés en ces termes : « À partir du moment où une classe dominante se voit composée d’une fraction, même relativement faible, originaire de la classe inférieure – et inversement – elle ne peut plus voir la classe dominée en extériorité historique et culturelle totale. Elle doit en quelque sorte se créer de nouvelles extériorités plus localisées » (Leclerc 1979 : 169). Le migrant africain devient, à la veille de la Grande Guerre, un sujet historique qui incarne l’infériorité culturelle perçue comme une forme d’extériorité historique. Le doxandeem et le doomi doxandeem allaient être ainsi soumis aux rigueurs de la surveillance policière, dont la finalité est de rendre visibles les desseins assignés à la nouvelle capitale à travers les dessins de l’espace urbain et de ses marges. 126

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ANS, 3G2-159, op. cit.

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Conclusion L’ambition du colonisateur a été de faire de Dakar une ville à centre monolithique (Nzuzi 1989) et la copie de la cité européenne. Son site a fait l’objet d’un aménagement continu et visible au travers d’un faisceau de lignes droites (rues et avenues) chargées de démarquer les lots de terrain destinés à abriter habitations et offices de travail. Le décalquage de la trame orthogonale met ainsi un terme à la matrice circulaire ou labyrinthique du village lebu. Il correspond à la principale forme du marquage de l’espace opéré par le pouvoir colonial, qui a installé, de manière répétée, la majorité des résidants indigènes sur les pourtours de la ville de Dakar. Le traçage des rues et avenues et la nécessité d’enlever la paillote du paysage urbain ont respectivement été une opportunité et un prétexte pour transformer de nombreux résidents africains en gens des marges, soumis périodiquement à une forte itinérance socio-résidentielle au nom de la primauté des intérêts urbanistiques. Leur marginalisation a été légitimée à l’aide des paradigmes du « péril noir » et de l’hygiénisme. L’invocation de ces leviers idéologiques accompagne l’expansion de la ville de Dakar. Opérée entre 1904 et 1914, celle-ci a été tributaire des effets d’entraînement du nouveau statut de capitale fédérale de l’AOF ou encore du redimensionnement du rôle de ville portuaire. L’expansion urbaine se lit sur l’espace et s’observe au travers du dynamisme démographique. Autrement dit, elle se décline en termes de dilatation spatiale et d’accroissement exponentiel des effectifs de population. Le site du plateau, entièrement occupé en 1908, offre jusqu’en 1914 le spectacle d’une scène de dispute entre aménageurs européens et populations africaines. Pour contrecarrer la promptitude de ces dernières à ré-envahir le centre-ville et à remettre en cause son statut d’isotope, les pouvoirs publics vont s’engager dans la fondation d’une seconde ville sur les marges de la première. Ce faisant, ils affichent leur volonté d’effacer la culture du terroir lebu ou de la réduire en micro-reste, exhibé chaque fois que lé débat public porte sur la modernisation du cadre de vie et des colonisés.

Chapitre III : L’empire de la culture du terroir Le sceau de l’involution culturelle fait partie de ces inventions coloniales qui ont suscité beaucoup de réactions contrastées. A ses débuts, l’entreprise de domination française n’a pas abouti à un abandon de la culture du terroir. N’étant pas disposés à œuvrer à sa mise en musée, ses gestionnaires-héritiers dakarois se sont contentés de la préserver, de l’enrichir en procédant périodiquement à des emprunts de façons de faire véhiculées à partir de l’autre outre-mer. Sous ce dernier rapport, il est permis de dire qu’ils ont sacrifié à une vieille tradition léguée par leurs ancêtres qui ont entretenu des contacts anciens et répétés avec les milieux marchands européens. De la « fondation » de la ville de Dakar en 1857 au lancement de son premier lotissement de recasement en 1914, l’on observe que la gestion des invariants culturels perd, de façon progressive, une bonne partie de son intensité. En d’autres termes, durant la période 1857-1904, caractérisée par le fait que la culture du terroir est vécue et revendiquée avec force, succède une autre qui s’achève en 1914 et correspond à une décennie pendant laquelle se mettent en place les bases de la transformation progressive en survivance du fait culturel villageois. Les cultures matérielles du village  Comment (re) construire le village ? Beaucoup de formules ont été utilisées pour décrire l’agglomération rurale de Dakar. Pape Sakho (1985) emploie le terme d’habitat lâche pour rendre compte de la dispersion des Lebu sur le site du plateau. Garnier (1961) fait référence au gros village de Kaay, dont les notables (Momar Diop, Mbaye Ndiaye, Souleymane Sy, Bourrou Ndoye et Ousmane Diène) ont offert une parcelle du terroir villageois au commandant Protêt en échange d’un (contre)don en espèces (de 4 500 francs) et en nature (sucre et biscuits). Cette auteure et Mercier (1954) assimilent Dakar à un groupement de cases ou à une bourgade de paillotes. Cette dernière expression figure dans le propos descriptif du chevalier de Fréminville. Ce capitaine 71

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

de frégate du roi de France a séjourné au Cap-Vert au lendemain de la nomination du colonel Schmaltz au poste de gouverneur du Sénégal (Garnier 1961). Un plan labyrinthique Le village de Dakar, choisi comme site de fondation d’une nouvelle « ville outre mer » par la puissance publique française, était composé de 12 quartiers. À l’origine, ils étaient, tous, situés sur l’anse Bernard. Les plus peuplés étaient Ngaraaf et Sañcaba. Fatou Sèye M’bow (1983) définit le quartier comme « un groupement de concessions... où vivaient les gens portant le même nom classique ». Cette définition ne semble opératoire que pour les débuts de l’installation des Lebu dans le Jëgëc (Cap Vert). En effet, les alliances matrimoniales et les procédures d’assimilation des migrants, venus essentiellement des pays wolof, ont agi, très tôt, en tant que facteurs de perturbation d’une telle répartition spatiale des patronymes autochtones et des lignages fondateurs. Les patronymes portés par leurs initiateurs vont occuper le premier rang des constructions onomastiques. L’un des faits les plus frappants, en matière d’appropriation de l’espace, est constitué par le modèle d’aménagement d’un cadre de vie qui se dote de marqueurs. L’arbre est un des marqueurs de l’espace. Il opère à l’échelle du quartier et délimite le lieu des palabres de ses habitants. L’essence végétale choisie correspond au baobab 127 , au fromager ou au jujubier128. Faisant office d’épicentre de l’espace habité, l’arbre-symbole choisi configure le penc (place publique), qui correspond, dans chaque quartier, au point de départ des tracés conduisant aux différentes maisons. Ces tracés, appelés yonu kër en wolof-lebu, participent de la projection spatiale d’un plan radioconcentrique. En outre, ils se résument à des ruelles, à la fois, suffisamment étroites pour empêcher le passage de cavaliers et/ou de fantassins ennemis, tortueuses et labyrinthiques pour les déconcerter et les obliger à rebrousser chemin (Diop 1998). Des recherches ethno-historiques et archéologiques, fondées sur le principe méthodologique de l’observation in situ129, et le témoignage de Baboucar Diagne montrent que les points d’arrivée des yonu kër correspondent aux maisons construites et/ou occupées par l’élite autochtone. 127

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Cette prédominance du baobab a été remarquée par C. Garnier (op. cit.). Elle s’observe également dans les documents iconographiques conservés aux ANS : 4Fi 481 Dakar. Rue de Thiong. Dakar, [1908-1910], 2040 [Collection générale] et 4Fi 429, Dakar (Sénégal). Vue générale Dakar, [1911], 126 (Collection Nouvelle). Baboucar Diagne, né en 1957, sans profession, habitant du quartier Cedeem (rue Sandiniéry). Se voulant un « gardien du temple » de la mémoire contre la furie destructrice de l’oubli, il nous a accordé dans son domicile sis au quartier cité ci-dessus, le 18 septembre 1997, un entretien oral consacré aux migrations anciennes, à l’inscription spatiale des grands lignages et à l’agenda festif des Lebu de Dakar. Ces recherches conduites par feu-Brahim Diop ont pour analyseurs les villages de Yoff et de Ngor.

Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914)

Situées aux extrémités du village ou de chaque quartier du village, elles faisaient office de dernier rempart ou de plate-forme d’évacuation des femmes et des enfants vers Gorée ou vers les biotopes-refuges avoisinants, en cas de conflit avec un voisin ou de menace de violence extérieure. Par sa position, l’habitat du notable lebu exprime également la distanciation physique nécessaire à la préservation des symboles du leadership politique local et à la perpétuation des mécanismes de reproduction des différences et distances sociales. La tata s’ajoute au biotope ou au littoral comme point de délimitation de l’espace habitable du village lebu de Dakar. Comme marqueur par excellence d’un ressort territorial (Corbin 1994), présenté ici sous forme de muraille franchissable par simple saut d’homme, elle est construite à partir d’un moellon de latérite et de basalte (Mbengue 1943). La technique architecturale, ainsi mise en œuvre dans les stratégies de défense du ressort territorial villageois, montre que la paillote lebu est une réponse à la mobilité spatiale effectuée, chaque fois que la désertion de l’habitat conditionne la survie d’un groupe d’acteurs dont une partie de la vie collective a été déroulée sous l’arbre à palabres du penc (pièce iconographique n° III). Le penc se distingue par l’aménagement d’un lieu de culte islamique, à ciel ouvert, ou correspondant à un édifice en paille. Il était placé sous le contrôle d’un borom penc (maître du lieu des palabres), recruté dans le lignage fondateur de chaque quartier. D’après Baboucar Diagne, le fondateur de cette unité sociale portait le patronyme Mbengue, Ndoye, Gueye, Diagne ou Paye. Le borom penc gère les biens du penc : animaux domestiques, réserves alimentaires et semencières, teeru, ou aire de mise à terre des poissons pêchés, pirogue et champ. Les prises de poissons, la reproduction du cheptel collectif et les récoltes céréalières ainsi obtenues permettaient aux élites de préparer et d’organiser les rites de noce et de rendre fonctionnel les mécanismes de solidarité et d’évitement de la précarité sociale. En effet, on distribuait des vivres, en période de soudure, aux Lebu qui affrontaient le spectre de l’indigence130. Instance de consolidation du lien social ou sphère publique gouvernée par la sociabilité distinctive (Ariès et Duby 1986), le penc était un lieu de prières. Sa forme géométrique équivaut, comme dans les autres milieux sénégambiens islamisés, à « un grand carré formé de nattes de pailles »131. Son équipement intègre, invariablement, un canari, rempli d’eau et posé sur un pieu, à trois ou quatre ramifications, pour de la purification rituelle 132 . La quête de la

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Diagne Baboucar, inf. cit. Nous postulons la validité, pour Dakar, de cette description faite par le voyageur Théodore Gaspard Mollien (Deschamps 1967). Il était gracieusement mis à la disposition du voyageur effectuant une escale dans le village. 73

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

commodité pousse parfois les gestionnaires du lieu de palabres à se doter d’un tara (sorte de lit soutenu par des pieux). Pièce iconographique n° III : Un penc des années 1910-1912

Source : ANS 4Fi 447.

Le penc de quartier fonctionne comme un exemple paradigmatique133 en ce sens qu’il fait l’objet d’une reproduction au niveau du littoral. Ce second penc, que nous appelons penc du littoral, comprenait trois mbaar ou abris (pièce iconographique n° IV), affectés, par ordre d’importance, aux patriarches, aux adultes et aux jeunes. Cette annexe de l’agora locale protégeait de l’ensoleillement et des intempéries. Elle servait d’observatoire des bancs de poissons, de plate-forme de réparation des outils de travail agricole et de pêche et de lieu d’apprentissage du métier de pêcheur et de consommation des produits halieutiques grillés134. Des mouvements pendulaires, répétés, s’effectuaient le jour, entre ce lieu de sociabilité, le penc central et les domiciles.

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Nous empruntons l’expression à Jean-François Werner (1993). El Hadj Mour Ndoye, né en 1911, paysan-pêcheur-ferrailleur. L’entretien qu’il nous a accordé, le 17 août 1997, à son domicile situé à Grand Mbao, a été consacré à de nombreux points, dont l’organisation de l’espace social du village, les rites de passage, le patrimoine immobilier, les modes d’habiter, le calendrier de travail, etc.

Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914) Pièce iconographique n° IV : Paillotes et mbaar à Dakar en 1912

Source : ANS 4Fi 703.

 La maison lebu La maison ou kër est l’unité de base du quartier et du village. Elle est délimitée par une palissade. Cette unité socio-résidentielle comprend plusieurs paillottes. Chacune d’entre elles abrite un ou plusieurs foyers. Lieu d’accueil de la famille, c’est-à-dire de ce « Réseau de personnes et [de cet] ensemble de biens... [qui] est un nom, un sang, un patrimoine matériel et symbolique, hérité et transmis » (Perrot 1987 : 93-104), la maison lebu est un espace clos où s’organise l’intimité de groupe. Comme unité résidentielle et de culte, elle est soumise à l’autorité d’un chef. Ce dernier est désigné par le terme de borom kër. Son autorité peut masquer celle des chefs de concession là où l’on compte plusieurs foyers. Bénéficiaire d’avantages conférés par la séniorité, la puissance paternelle, les droits du mari et la prééminence de l’unité (matri)clanique, il concentre, entre autres pouvoirs, celui de veiller à la conformité de l’espace familial au modèle autochtone (Ariès et Duby 1987). L’édification de la maison lebu donne lieu au tracé d’une porte d’entrée et d’une porte de sortie, à une disposition géographique déterminée des cases et des dépendances (cuisine(s), lieux de toilette, poulailler(s), enclos, greniers, etc.). Cette dernière composition rappelle celle du village occitan de Montaillou, décrit de façon magistrale par Le Roy Ladurie

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(1975)135. La porte d’entrée est le passage emprunté pour aller au penc ou aux lieux de travail. Ce qui est en jeu dans son tracé, c’est l’intégration sociale par l’intégration spatiale et l’efficace de la construction (profane et/ou religieuse) de l’espace. La porte de sortie, dite poot, permet d’accéder aux dépendances attenantes à l’enceinte habitée136. Pouvant être considérée, dans une certaine mesure, comme l’ouverture sur le monde de la mort, celui du cimetière et du chemin du cimetière, elle est également un aménagement utilisé pour aller s’approvisionner en produits divers dans les biotopes, se rendre dans les lieux fixés pour les rencontres secrètes et répréhensibles137 ou dans les endroits où l’on effectue ordinairement l’excrétion. Le poot préfigure ainsi l’entrée dans l’univers de l’économie de la subsistance, tout en se déclinant en termes de balise dont le dépassement facilite le basculement dans le monde de l’insécurité. On n’a pas hésité à franchir cette porte de l’incertitude chaque fois que se sont posées les tâches de défense du village, d’évacuation vers des caches ou des refuges des femmes et des enfants. En définitive, le poot est la trace au sol de la lutte pour la survie économique et (méta)physique. En pénétrant dans l’enceinte habitée par la porte d’entrée, on voit se dessiner une avant-cour délimitée par un écran appelé mbañ gacce (refus de la honte) et présenté sous la forme d’un assemblage de tiges de mil. Parade à toutes les formes de malfaisance, il est, avant tout, une forme d’expression symbolique de l’historicité de l’espionnite, cette sorte de pathologie sociale dont l’ampleur et la vigueur sont à corréler avec la profondeur du mal-vivre. Il se présente aussi comme la preuve du règlement par les acteurs lebu de la contradiction apparente entre l’implication dans la construction d’une communauté de destin et la manifestation de tendances au repli sur soi. Faisant office de cloison entre la sphère publique et la sphère privée, ce conjurateur de honte sociale donne à voir immédiatement dans son « au-delà » configuré par la cour (soustraite, rappelons-le, au regard extérieur), la cuisine, le wollukaay (pièce iconographique n° V) ou cercle matérialisé par le socle des mortiers et réservé au pilage du mil. Ces lieux de travail de l’économie domestique sont surprotégés. Ce qui est craint ici, c’est la force de nuisance du regard de l’étranger à la famille, l’enfer du regard d’autrui, présenté ou non comme un personnage fouineur et collecteur de nouvelles (vraies ou fausses) à diffuser pour alimenter les rumeurs ou la chronique des faits divers. La cuisine révèle un alignement de canaris le long d’un de ses panneaux, une disposition ordonnée ou pêlemêle d’ustensiles, la centralité du toggukaay, le foyer. Ce dernier espace intègre le feu ardent ou ses restes, le trépied (l’os) ou son substitut compo135 136

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Le coût de cette construction historiographique est évoqué par Jean Boutier et Dominique Julia (1995). Ndoye El Hadji Mour, inf. cit. Elles impliquent les faiseurs d’infidélités conjugales, les jeteurs de sortilèges, etc.

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sé de grosses pierres, la marmite (le kawdiir)138. Figurent parmi les autres marques de l’occupation de cette chasse gardée de la ménagère les étagères suspendues à l’armature du toit. La maîtresse de maison ou de concession y pose des récipients remplis d’aliments (couscous, lait caillé ou à cailler). Elle cherche ainsi à les mettre hors de portée des enfants et des animaux domestiques. Pièce iconographique n° V : Le wollukay à Dakar

Source : ANS, 4Fi 687.

Deux ou plusieurs rangées des cases aménagées en dortoirs se dressent après la cuisine et le wollukaay. La première regroupe les demeures des enfants et des surga (personnes sous tutelle sociale) du chef de famille. La paillote habitée par l’aîné était l’habitation la plus proche de celle du maître des lieux139, ce qui renseigne sur le phénomène de la spatialisation de la distance et de la distinction sociales. L’écart entre les habitations traduit l’expression d’un rapport de forte subordination au gouvernement de la maison, qui a pour site la case du chef de famille. Celle-ci était plus grande que toutes les autres habitations, ce qui est une façon de faire l’éloge de son propriétaire et de donner ainsi plus d’éclat à la féerie des signes du pouvoir patriarcal. Cette habitation, qui faisait face à la porte d’entrée, était située au fond de la maison. Les cases-dortoirs des épouses du chef de famille s’alignaient à côté d’elle. Ainsi, l’on permettait à son 138

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Le mot kaleera est son équivalent dans la langue sereer. Il vient du substantif caldera, qui appartient à la langue portugaise. Cette esquisse étymologique pose le problème des influences lusitaniennes en Sénégambie (Diop 1994). Ndoye El Hadj Mour, inf. cit. 77

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occupant de les contrôler et de communiquer facilement et rapidement avec elles. Cet ensemble donne forme à la deuxième (ou dernière) rangée de paillottes. L’alignement des chambres des conjointes obéit à la hiérarchie établie entre les occupantes sur la base de leur ordre d’arrivée dans le foyer conjugal. L’épouse bénéficiaire du titre d’awo (première femme) se voit affectée l’habitation la plus proche du siège du pouvoir marital et patriarcal. La convocation du principe de l’antériorité, fondement d’une telle distribution spatiale, se double de celui de la séniorité. En effet, la règle établie veut que les conjointes des ménages polygames capitalisant moins d’ancienneté dans les liens matrimoniaux soient des cadettes. Le principe de la séniorité, qui est à l’œuvre dans l’ordonnancement de ces cases140, dévoile une opération de duplication du mode d’aménagement du ressort territorial du village ou de son quartier. Ainsi, le fait de disposer au fond de la maison les cases des principaux acteurs de l’unité familiale reproduit le modèle de distribution des habitations des élites du village. Les portes cochères de la dernière rangée de cases-dortoirs donnent sur une auréole composite. En effet, elle comprend les singwaay (toilettes) équipés de canaris, l’autel familial, le ou les poulaillers, le ou les mbaar réservés au cheptel ovin et la paillote aménagée pour abriter le cheval, monture utilisée par les dignitaires lors des voyages de longue distance et de longue durée. On remarque l’absence d’enclos pour les caprins. En effet, les chèvres sont parquées hors des maisons, près du rivage. Leur concentration topographique renvoie à la gestion collective de certains biens sociaux, à l’absence ou à la faible intensité des atteintes aux intérêts économiques privés. Contrairement au domus occitan ou au mbin sereer, le kër lebu ne comptabilise pas l’aire à ordures dans ses dépendances. Le tumulus, formé au terme de la sédimentation des déchets domestiques et appelé sën (siind en sereer), est éloigné des habitations. Situé précisément entre celles-ci et la mer, il peut atteindre, d’après El Hadj Mour Ndoye, une hauteur remarquable. L’appropriation des espaces littoraux et la mise en route par l’autorité coloniale d’un programme de lutte en faveur de la « salubrité publique » allaient provoquer le renoncement graduel à la gestion à distance des ordures. Ce faisant, chaque kër lebu, soumis au procès de l’itinérance du cadre villageois provoqué par les déguerpissements répétés, enrichit sa gamme de dépendances avec la butte d’ordures, cette buttetémoin de l’intensité et de la durabilité des processus de déjection, de sécrétion et de transformation des aliments et autres matières destinées à l’artisanat et à la consommation. Le sën va entretenir une proximité avec l’aire à battre les épis de mil, le booje, et une autre plate-forme où sont 140

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Il en est de même dans la transmission de l’héritage immobilier avec l’aîné qui s’installe dans la case du père à la mort de ce dernier. Cf. le même informateur.

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installés les greniers. La distance entre ces sites, situés au-delà du poot, et la cour de la maison lebu est presque insignifiante. Aussi s’établit-il une connexion entre ces espaces. Un schéma presque similaire se retrouve dans le domus occitan (Ladurie 1975).  La case-dortoir Le modèle de la case-dortoir répandu en milieu lebu dakarois a été relativement bien décrit par les voyageurs européens. Roger (1828 : 168) affirme qu’elle est faite « en roseaux ou en fortes tiges de paille [ajustées]… comme d’épais paillassons, sur une grossière charpente en bois, et… [attachées] avec des liens de cuir ou d’écorce d’arbre ». Le Maire (MDCXCV : 59-60) assimile son toit à un dôme, rend compte de l’absence de fenêtres. Ces auteurs insistent sur la nature des matériaux de base utilisés : la paille et la tige de mil. Dix cartes postales de la photothèque des ANS fournissent le même renseignement141. L’iconographie coloniale confirme l’utilisation du roseau pour fabriquer ce modèle d’immobilier 142 . L’assemblage du panneau, obtenu avec l’emploi de l’un ou de l’autre matériau, peut se faire au sol. Dans ce cas, la position accroupie est adoptée par un ou plusieurs assembleurs. Leur nombre ne dépasse en aucune manière celui des éléments de soutien constitués de branchettes. La position debout est aussi de règle. Il en est de même pour la position assise. C’es deux positions sont figurées par les photogravures reproduites ci-dessous. Pièce iconographique n° VI : Assemblage au sol d’un panneau en tiges de mil

Source : ANS, 4Fi 537.

141 142

ANS, 4Fi 346, 4Fi 433, 4Fi 445, 4Fi 447, 4Fi 448, 4Fi 525, 4Fi 687, 4Fi 730, 4Fi 889 et 4Fi 954. ANS, 4Fi 703, Dakar-Village indigène. Dakar [1906-1910], 2250. 79

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale Pièce iconographique n° VII : Assemblage en hauteur d’une paillote

Source : ANS, 4Fi 347.

Ce document iconographique permet de dénombrer les chevrons et les traverses formant l’ossature sur laquelle on procède à l’enroulement de la natte de paille tressée au sol avant qu’elle ne soit utilisée pour servir de toit conique. Ces pièces sont respectivement au nombre d’une vingtaine (une demi-dizaine pour chaque partie de la construction immobilière) et d’une trentaine (soit une moyenne de 7 à 8 unités pour chaque côté de ladite construction). Par ailleurs, le panneau en tiges de mil a une hauteur inférieure à 2 mètres La case-dortoir, noyau central du kër, se signale également par la reproduction du dispositif des deux portes. La première, appelée porte d’entrée, est l’ouverture empruntée par le ou les occupants, les visiteurs ou encore le feu de chauffage prélevé dans la cuisine. La porte de sortie, quant à elle, est utilisée lorsqu’on se rend discrètement au cabinet de toilette (le singwaay) ou aux lieux de soulagement situés dans les biotopes du terroir villageois. L’espace configuré par la case-dortoir est centré sur l’âtre, ce foyer de localisation du feu incandescent à qui on prête des influences positives sur les fonctions locomotrices et l’espérance de vie. Mais, ne l’oublions pas, son intérêt est à rapporter à sa fonction de source d’éclairage et de réchauffement thermique indispensable en période de froid. Le reste de la superficie de la chambre à coucher peut se diviser en deux périmètres. On y localise, d’une part, le ou les lits, orientés vers le

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nord et l’ouest, qui ne symboliseraient pas la mort143, et, d’autre part, les autres biens mobiliers acquis. Lorsque ces éléments du patrimoine social font défaut, le périmètre restant fait figure de réserve. Comme emplacement vide, il accueille des visiteurs prenant part à une ou des rencontres à huis clos. Les dépendances de la case-dortoir L’étable sous forme de mbaar et le poulailler (le ngunu) forment les principales dépendances de la case-dortoir. Le mbaar est obtenu au terme de l’enchaînement de nombreux procédés : - enfouissement sur les angles d’un périmètre carré ou rectangulaire esquissé sur le sol de quatre pieux ; - pose des quatre poutrelles horizontales reliant lesdites fourches ; - alignement perpendiculaire sur les poutrelles d’une série de chevrons servant de structure de réception de la paille ou des tiges de mil employées comme matériaux d’étanchéité pour le toit. Quant au ngunu, il correspond à un édifice fabriqué en imprimant une rotondité au sablier posé à même le sol. Ce matériau est le point de départ et d’arrivée des différentes branchettes de ngeer (ngera senegalensis), qui sont soumises à des exercices de manipulation pour obtenir leur transformation en chevrons semi-circulaires. Leur densité est recherchée, ce qui se comprend avec les fortes préoccupations sécuritaires imputables à la permanence des dangers encourus par la volaille avec l’existence des chats sauvages ou des reptiles. En conséquence, cette dépendance fait partie des sites où s’écrit l’histoire rurale lebu, celle de la consommation des biens sociaux. La production du vêtement L’habillement n’a pas fait l’objet de beaucoup d’attention dans de nombreuses sources imprimées axées sur les cultures matérielles sénégambiennes, notamment celles des Lebu de Dakar. Gaspard Théodore Mollien décrit, de façon minutieuse, le manteau végétal trouvé en Sénégambie. Il focalise son attention sur un manteau de cotonniers et d’indigotiers ou de bois « peu praticables à cause des mimosas qui y croisent de toutes parts » (Deschamps 1967 : 68), énonce en pointillé le dynamisme de la production cotonnière. Nos enquêtes, effectuées en 1990, permettent d’en rendre 143

Cette lecture est une proposition de notre informateur El Hadj Mour Ndoye. Les enquêtes ethnographiques de Brahim Diop (1998 : 9) en pays wolof révèlent que l’ouest et le sud condensent plus de significations. Le premier « devient le point cardinal noble, celui de commandement, de la domination, de l’autorité » et le sud, celui « de la sujétion, de l’obéissance, de la soumission, des statuts inférieurs (artisans), voire de la servilité (galo ou ngala) ». 81

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compte au travers de la reconstitution de la filière du vêtement en pays lebu (Faye 1995).  La culture du coton En amont, se signale la culture du coton. Ibrahima Ndoye144 retient que le coton a bénéficié, au même titre que le petit mil hâtif, du cycle de l’assolement. Ainsi, fait-il état de l’existence de nombreux champs de coton. Souleymane Ngom 145 soutient que le cotonnier était planté sur les pourtours des champs de mil. Ce faisant, il renvoie à l’adoption, par les paysans-pêcheurs lebu, du jati (la complantation). Ce procédé cultural s’expliquerait par la combinaison de deux facteurs majeurs : le rétrécissement des surfaces agricoles utilisées consécutif à l’expansion de la ville et l’augmentation des besoins en textile provoquée par l’augmentation des effectifs de population de Dakar.  Les phases de production La production du vêtement dévoile une division du travail dans laquelle la femme joue plusieurs rôles. Actrice principale de la récolte, secondée par les enfants dont la contribution est décisive146, elle joue, par la suite, les rôles d’égreneuse et de fileuse147. Des outils de travail en bois, comme les tablettes (taparka), sont utilisés pour faire l’égrenage et le filage. Après ces opérations, qui préparent le tissage, elle s’efface du devant de la scène de production au profit du tisserand, devient son interlocutrice au moment de la négociation du contrat de travail. Ce faisant, elle porte les habits de l’employeuse. Ce nouveau statut est consolidé, une fois que les termes du rapport maître d’œuvre/maître d’ouvrage sont fixés et acceptés. 144

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Ibrahima Ndoye, né en 1918, ajusteur, devenu, par la suite, surveillant général de la Maternité de l’hôpital indigène de Dakar, s’est entretenu avec nous, le 1er décembre 1990, à Rufisque. L’entretien a porté sur l’économie, les représentations et la sociabilité chez les Lebu de Dakar, avant et après sa « fondation », comme ville outre-mer. Les points qui ont été longuement abordés sont relatifs au système de production du coton, à la céréaliculture d’autoconsommation, à la pêche, à l’artisanat du textile, à la vêture, aux dispositifs de distinction sociale, à la mode au temps de la colonie, à l’économie et à la vie en société pendant la Seconde Guerre mondiale. Souleymane Ngom, ancien chauffeur. Entretien du 16 décembre 1990, au quartier Baye Laye, de la ville Guédiawaye (ex-Communauté urbaine de Dakar qui compte environ 2, 5 millions d’habitants dans les années 2010). Notons, au passage, que l’informateur n’a donné aucune information sur son âge. On mobilise également les enfants au mois de septembre dans la surveillance des champs de mil. Pendant et après l’épiaison, ils s’investissent dans la chasse aux oiseaux à l’aide de frondes, de cris lancés en chœur, de sonorités assourdissantes produites en tapant sur des objets ou en soufflant dans des instruments de musique. Labat (1728 : 267) affirme avec une forte dose de condescendance que l’égrenage est un « travail long et ennuyeux [qu’] il n’y a que les femmes qui s’y occupent ; et comme il ne les empêche pas de fumer et caqueter, elles s’en font un plaisir et un divertissement. Ce sont elles aussi qui le filent ». Au Fouta Toro, les filles nubiles filaient le coton (Kane 1986).

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Le terme de yaay (protectrice) est employé pour désigner son statut de patronne. Son employé se recrutait chez les Wolof, parmi des griots engagés dans une dynamique de reconversion professionnelle 148 , ou chez les migrants tukulër. La yaay fournissait, à son employé, matière première, outils de travail, ration alimentaire, espace de travail, toit pour dormir, etc. Elle lui remettait, au terme du travail de tissage, un paquet de tissus, ce qui correspondait à son salaire en nature149. La femme lebu gère le déroulement de la phase de la confection, qui intervient avant ou après la teinture du tissu. L’assemblage des bandes de tissu et la confection d’une pièce vestimentaire sont confiés à des migrants tukulër appelés Jananka 150 . Le retour au premier plan de la yaay sur la scène de la production, surtout lorsqu’elle est d’un âge avancé, s’effectue avec la phase de la teinture. Seule actrice de ce créneau, elle déploie une ingéniosité qui renseigne sur le savoir-faire des teinturières sénégambiennes (Athié 1943, Deschamps 1967). Différents procédés sont à son actif. On peut noter, entre autres exercices préparatoires : - le pilage et le mélange à du xemme (cendre obtenue à partir de l’incinération de coques de pain de singe – fruits de baobab – et de tiges de mil) des feuilles de l’indigotier local appelé nganj ; - la mise en boulette de la pâte constituée par ce mélange ; - le séchage des boulettes ; - l’immersion de ces boulettes dans un canari de teinture dit mband ; La teinture proprement dite est obtenue en plongeant la bande de tissu ou le vêtement de couleur blanche dans un ou plusieurs mband. La durée de la plongée dépend de la couleur choisie par la teinturière. Le bleu clair, le baxa, ne nécessite pas une forte dose de mélange teintant, un long séjour dans un canari ou encore une plongée répétée dans plusieurs mband. De telles façons de faire sont appliquées lorsque la femme lebu veut pro-

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Ngom Souleymane, inf. cit. Nous n’avons pu avoir d’informations sur la quantité de tissus remis au travailleur bénéficiaire du contrat de travail évoqué. En d’autres termes, il nous est impossible de dire le nombre total de pagnes obtenus avec l’assemblage des bandes d’étoffe. Ce que l’on sait, c’est qu’il faut assembler entre 12 et 7 bandes pour avoir un pagne et que la bande d’étoffe est le constituant du salaire en nature qui structure le rapport de travail établi entre la yaay et le tisserand. Lire, pour en savoir davantage, Garc (1965) et Le Maire (MDCXCV). Maguette Ndoye, né en 1912, a exercé pendant de nombreuses années le métier de pêcheur. Il fait partie des premiers habitants du lotissement de recasement baptisé Pikine. L’entretien oral s’est déroulé avec lui, le 21 avril 1991, à son domicile sis au quartier Gazelle. Quartier situé dans le périmètre urbain appelé Pikine, Rue 10. 83

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duire un rombal mband, tissu de couleur noire, appelé aussi palmaan151. Un semestre est la durée d’immersion fixée chez les Soninké (Athié 1943). Une fois la teinture achevée, la teinturière passe aux étapes ultimes : le séchage, l’apprêtement au moyen de la gomme arabique et le repassage à l’aide du taparka 152 de la bande de tissu ou de la pièce vestimentaire (Lasnet 1900). Au terme de ces opérations, la femme lebu clôture un agenda de travail dont l’intérêt réside dans le fait qu’il informe sur les économies domestiques sénégambiennes, l’ampleur des tâches dévolues aux femmes et exécutées par elles en vue de la satisfaction de besoins vitaux comme l’alimentation.  L’alimentation L’alimentation du Lebu repose sur la céréale. Le mil, notamment le petit mil hâtif au cycle végétatif court (juillet à septembre), est au cœur de la céréaliculture d’autoconsommation des villageois de Dakar. Le maïs, le manioc, l’arachide et les haricots constituent les variétés culturales d’appoint. Le paysage rural des 12 quartiers de cette agglomération fait apparaître trois auréoles : le tokeur (toolu kër) ou « champ de case » réservé, par exemple, à la culture des haricots, le baak qui matérialise la présence du bocage avec sa haie à épineux où est planté le manioc et le jatti, openfield éclaté en champs complantés où dominent le mil, le maïs ou l’arachide (Mbow 1983). Le poisson est une autre ressource alimentaire courante. Sa cuisson est précédée ou non d’une opération de séchage ou encore de rôtissage. Les techniques utilisées pour sa saisie et sa mise à terre informent sur le génie du pêcheur lebu (Dia 1966). Son double statut de travailleur de la terre et de la mer n’a pas focalisé l’attention des chercheurs en sciences sociales, attirés essentiellement par les modèles d’agriculture intensive des paysanneries sereer et joola153. La préparation des menus a été partiellement reconstituée par Le Maire (MDCXCV : 128-129). Les tâches ménagères qui structurent la séquence préparatoire sont : - le taxann, cette recherche journalière du bois dit mort (le mat) effectuée pendant la saison non pluvieuse en vue de constituer un stock de bois morts (le lobë) consommés, de manière préférentielle, dès l’arrivée de la saison des pluies154 ;

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Ndoye Ibrahima et Ngom Souleymane, inf. cit. Cet instrument plat est fabriqué par les boisseliers. Lire, par exemple, Lericollais (1970, 1972). Ndoye El Hadj Mour, inf. cit.

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le root ou puisage de l’eau démarré dès le commencement de l’aube par les femmes qui investissent les points d’eau creusés dans ou derrière le village (Guèye 1995) ; - le witt ou cueillette de produits légumiers ; - le pilage du mil qui nécessite l’agencement d’une multitude de gestes, dont les déplacements entre le site des silos et le wollukaay (zone de pilage des céréales). Le prélèvement de la ration de mil se fait à l’aide d’une corde utilisée comme un mesureur volumétrique. La mesure de référence est ordinairement le volume de la boîte crânienne du chef de famille. La botte de mil extraite du grenier est pilée dans « des mortiers de bois hauts et profonds » par une ménagère qui accomplit là une tâche pénible consistant à détacher les graines de la tige. Appelée boj155, cette forme de battage est suivie du vannage, qui est une simple opération de séparation des graines des résidus brisés des épis de mil. Ensuite, la ménagère passe à l’exécution d’une autre phase, celle du soq ou écorçage de la graine. Enfin, intervient le vannage. Avec l’accomplissement de cette tâche moins pénible, l’on obtient la sélection de deux produits alimentaires : le son et les graines écorcées. L’écrasement de ces dernières, appelé wol, débouche sur la constitution d’un gruau (le sunguf) et d’éléments granulaires (le sanqal). Couscous et bouillies sont préparés respectivement à partir de la substance farineuse et des granulés. Pierre Loti (1882 : 146) qualifie la bouillie de menu « sans saveur ». D’autres textes véhiculent un jugement positif ou un regard attentif. Le Maire (MDCXCV : 129-130) déclare que le « couscous… est [le] meilleur mets » des populations sénégambiennes. A. Leriche (1949) décrit parfaitement la préparation du discours. La huitaine d’opérations notées dans la production du couscous humide du Tukulër, le laciri-keciri, est également effectuée par la ménagère lebu. Elles s’ordonnent comme suit : - versement de la farine dans la terrine ; - bouchage avec du son humide des jointures de la marmite et de la terrine pour une meilleure capture de la chaleur provoquée par la déshumidification de la substance farineuse ; - retrait de la mouture cuite une première fois ; - réduction en matière poudreuse de celle-ci au moyen d’une louche en bois ; - tamisage et malaxage du couscous cuit avec du lalo (poudre sèche tirée du pilage de feuilles de baobab) ; -

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ANS, 4Fi 431, Dakar, Ménage Lebou, Dakar, 16 [Collection Nouvelle]. 85

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- remise du mélange dans la terrine pour une cuisson finale ; - retrait définitif du couscous du feu. Plus d’une demi-douzaine de variétés de couscous sont à l’actif du savoir-faire culinaire de la femme lebu. Le couscous, associé au poisson frais ou fumé, est le menu ordinaire servi au dîner et au petit-déjeuner. En fonction de l’abondance ou de la rareté du poisson, des résultats de la cueillette de feuilles comestibles, des récoltes céréalières et de l’engraissage du cheptel bovin, le consommateur se voit offrir, au souper ou au petit déjeuner, un couscous avec de la viande, arrosé avec du lait ou de la sauce d’haricots, d’arachides ou du mbuum (feuilles de nebedaay (casiatora) ou de caxaat (leptadania hastata)). La consommation du couscous ponctue les cérémonies festives (baptêmes, mariages, funérailles) ou religieuses (Armand 1951). La préparation des bouillies est plus simple que celle du couscous. Le Maire (MDCXCV : 129) qui les désigne par le terme de sanglet, déclare que le mil est « cuit ou avec du lait, ou avec du beurre, ou du bouillon de viande, ou de poisson sec, ou avec de l’eau ». Il ne distingue pas ainsi les principaux types de bouillies. On a le laax à base de pâte relativement solidifiée. Il est consommé après arrosage avec du lait caillé pour les Lebu riches. Les paysans-pêcheurs lebu de condition modeste le consomment avec des jus de pain de singe, de tamarin156, de néré (parkia biglobosa), du xaw (mélange de sucs de palmistes et de pain de singe). Une autre variété de bouillie, appelé laaxu bisap, est présentée sous forme d’aliment à taux de liquéfaction supérieur. Enfin, on a le ruy ou le fonde, consommés à l’aide de coques en bois. Le njaw, obtenu par macération des fruits du beer (scolico liabelia), faisait office de sucre157. Tout un savoir-manger inventé par les générations antérieures est en vigueur dans les ménages de Dakar. Il n’est pas fondé sur l’attablement et l’individualisation de l’acte de manger symbolisée par la formule « un convive une assiette », appliquée par l’Europe occidentale travaillée, depuis la Renaissance, par les logiques de la privatisation (Revel 1986) et du raffinement de la gustation (Flandrin 1986). Ici, les gens mangent ensemble dans le même récipient158, accroupis ou assis sur des banquettes en bois, en se serrant comme s’il leur a été intimé l’ordre de dessiner un cercle. Pierre Loti (1882 : 147) abonde dans ce sens quand il nous décrit « ces petites créatures [les esclaves de Coura Ndiaye, la griote saint156 157 158

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Le tamarin est un fruit du tamarinier (tamarindus indica). Cette information a été fournie à une de nos étudiantes qui a entrepris des recherches sur les manifestations du choléra à Dakar et à Gorée au cours du XIXe siècle. Le Lebu se rapproche ainsi du paysan français du Moyen Âge, auteur d’un code alimentaire où le sens du partage commande de manger dans le même récipient et de boire dans la même écuelle. Cette vaisselle en bois a été remplacée, au XVIe siècle, par l’assiette d’étain et les cuillères en bois (Bergier 1984).

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louisienne] nues, accroupies par terre en ronde autour de calebasses énormes ». Le Maire (MDCXCV), Pierre Loti (1882) et notre informateur El Hadj Mour Ndoye suggèrent que la convivialité a pour discriminants l’âge, le statut social et le sexe159. Ce dernier montre que quatre groupes de convives sont identifiables : les adultes de sexe masculin, les femmes, les enfants et le père. A l’instar du souverain du Kajoor, cible de l’enquêteobservation de Le Maire (MDCXCV), celui-ci mange seul. Comme ce leader politique, il ne partage sa part de nourriture qu’avec un invité de marque. Le statut social est manifeste dans cette mise en scène du patriarche, du souverain et des esclaves. Dans les deux premiers cas, la société véhicule l’éloge à l’âge et à la fonction sociale, montre qu’elle est influencée, elle aussi, par les logiques de la distanciation et de la distinction. La cour de la maison, la chambre du dignitaire, la case-dortoir de l’aawo (la première épouse) et celle du taaw (l’aîné) sont des lieux de dégustation des menus. Les scènes de dégustation varient en fonction des mets offerts, voire du statut social. Les réunions d’enfants autour d’un menu visualisent un va-et-vient a-synchronique de doigts de la calebasse où on « pêche » « dans la bouillie spartiate » à la bouche (Loti 1882 : 147). Les façons de manger le couscous à la viande, observées et rapportées par Le Maire (MDCXCV : 172), s’appliquent parfaitement aux Lebu de Dakar : «... tous ceux d’une famille [qui] mangent ensemble... se jettent sur la viande qu’ils déchirent avec leurs doigts, n’ayant point l’usage des couteaux. Après y avoir mordu, ils la remettent dans le plat pour ceux qui en veulent. Ils ne se servent que de la main droite dans tout le temps de leurs repas, la gauche est destinée pour le travail et ils regardent à cause de cela comme une indécence de s’en servir en mangeant ». Le savoir-manger en rapport avec le statut social est étudié par le même auteur en des termes inédits. Parlant des courtisans du souverain du Kajoor, il affirme que ceux-ci mangeaient « couchez par terre » (id. : 171). Aucune indication ne nous permet de dire qu’un pareil trait culturel est reconductible pour les Lebu. Les manières de manger renseignent également sur des traits de culture qui participent du maintien des systèmes familiaux (Collomp 1986). A l’exception des jeunes, enjoints d’appliquer la loi de l’omertà, les convives échangent des propos qui correspondent à des nouvelles, des recommandations, des interrogations, narrations, etc. Ces derniers sont invités à éructer pour signaler leur rassasiement et rendre ainsi hommage au père de famille, distributeur de nourriture, et à la cuisinière ainsi étiquetée cordon bleu. Parmi les gestes partagés par les adultes, les enfants, les patriarches et les femmes, on retrouve le fait de se laver les mains dans la même écuelle et 159

Sur l’histoire de l’amitié et de la convivialité en Europe occidentale, lire Aymard (1986). 87

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celui d’éviter de laisser tomber sur le sol une partie de la bouchée à avaler. Le code alimentaire, qui prescrit l’adoption du repas en paroles, indique que l’acte de manger a un sens social, est en même temps un exercice de communication et une façon de réitérer les vertus de l’oralité. Les repas en silence, pour leur part, renvoient au dressage de l’enfant. Le discours qui lui est inculqué est un catalogue d’impératifs à observer : ni parler ni faire appel à la méta-communication (se regarder, se chatouiller), n’avoir d’yeux que pour la nourriture qu’on est en train de manger, se tenir accroupi, éviter de changer de posture. Quant à l’injonction faite à tout convive de ne pas laisser tomber de particules d’aliments, elle ne fait qu’éclairer une « gouvernance » des conduites travaillée par deux données majeures. Celle que nous soulignons en premier lieu correspond à l’angoisse de la faim. Elle résulte de la répétitivité à l’échelle de la Sénégambie du déficit vivrier. En conséquence, la sous-nutrition a été partagée par beaucoup de familles paysannes pauvres. La seconde donnée a trait à cette perception qui veut que l’aliment soit une « chose sacrée », un « don de Dieu », un trait d’union avec les morts au travers des offrandes faites par les vivants. En définitive, l’acte de manger se veut rationnement en aval. Par cette injonction, s’effectue le contrôle du rapport à l’aliment et se donne à voir toute une discipline renvoyant, en plus de l’alimentation, à l’éjection et à la déjection.  Éjection et déjection Ces deux manifestations de l’organisme humain, qui mettent en scène l’unité anatomique du côlon et de l’anus, sont pensées en termes de signes de la vilenie, de reflets de l’animalité résiduelle que l’on peut observer chez chaque acteur social. D’où l’établissement d’un rapport au pet et à la déjection qui relève du registre de l’occultation et se retrouve dans la civilité du Lebu. Ce dernier ne s’attribue pas ainsi « un registre distinct dans l’ordre des pratiques et des représentations » (Taylor 1996). Chez les résidents africains de Dakar, l’exhalaison bruyante ou silencieuse du gaz intestinal déclenche une désapprobation multiforme. Ses principales figures sont le silence, la remontrance, la vexation par le rire, le verbe et/ou la mimique. Avec le pet, assimilable à une forme d’entrée par effraction de l’anus dans l’univers de la sonorité, se dessine une sorte de micro-histoire de cet organe, caché, voire nié et qui, apparemment, fait et refait surface. Comme s’il s’évertuait, vaille que vaille, à signaler qu’il est travaillé par une logique de revanche, réductible à celle de l’animalité sur la socialité. Ce faisant, il suggèrerait qu’il est porteur d’un pouvoir, celui de fracturer le ciment avec et sur lequel on tente d’asseoir l’unité de la société. Péter revient ainsi à pervertir l’ordre social, distraire ses semblables en ayant recours à la dérision. Ici, comme ailleurs, pour ne pas être pris en flagrant délit de pet, l’on applique comme solution préventive ou éliminatrice l’évitement des éternuements forts et l’activement du sphincter. 88

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Le code social veut également que la déjection se fasse en pleine nature hors de portée des « oreilles fines » et à l’abri des regards fouineurs et inquisiteurs. La règle hygiénique retenue consiste à se débarrasser des restes excrémentiels pour rendre propre l’organe anal. Divers moyens s’offrent au sujet qui vient d’en finir avec les « décharges » des « choses du bas ». Avec l’eau, le mode de lavage pratiqué est appelé laab. À défaut de ce liquide, le nettoiement est fait avec un ou des bâtonnets, des feuilles d’arbres, des cailloux, des mottes de sable, etc. Le rapport à l’excrément, entretenu en milieu lebu de Dakar et dans le reste de la Sénégambie centrale, est différent de ce qui est noté en Europe de l’Ouest, particulièrement en France aux XIXe et XXe siècles160. La représentation autochtone fait de l’excrément un objet indésirable, de la défécation une conduite presque abjecte. Aussi convient-il, quand on veut déféquer, de s’éloigner du village, de choisir des endroits où on pense pouvoir être à l’abri du regard de l’autre, de s’accroupir161. La multitude des zones de cachette (rivage, taillis, plage, bassin océanique, falaises, etc.) signifie que la dispersion topographique de l’excrément est une règle de gestion du miasme. Cette règle ne favorise pas une présence densifiée de matières fécales. En d’autres termes, elle fonctionne comme une modalité d’occultation du déchet humain. Son enfouissement et son dépôt loin des résidences correspondent à d’autres règles de gestion à distance du miasme. Les respecter, c’est se conformer à un besoin d’ordre que l’on retrouve dans d’autres instances, telle que celle de la vêture.  Le paraître vestimentaire Le besoin d’ordre consiste ici à se conformer aux lignes de convenance sociale afférentes à la vêture et à ses accessoires. Elles ont pour finalité la perpétuation des pouvoirs du mâle, des élites dominantes et de leurs groupes d’appartenance. La vêture, marque de civilité et de convenance sociale (Vigarello 1985), a retenu l’attention de voyageurs européens. Le Maire (MDCXCV : 123-125) distingue trois modèles vestimentaires dont 160

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Ce rapport a même été un des enjeux et un des jeux de la lutte des classes opposant le riche (le bourgeois) et le pauvre (le « prolétaire ») qui, « En jetant ses immondices,... ne fait pas que lancer un défi à celui qui évite son contact comme il évite celui de l’ordure... [il conforte aussi] par le geste ou par le verbe son statut excrémentiel » (Corbin 1986 : 251). En France, la pestilence excrémentielle a fait, avant 1860, l’objet d’une faible intolérance olfactive. Ses habitants prêtaient une vertu thérapeutique, celle de véhiculer et de produire le pouvoir d’éradiquer la peste, à l’épandage de matières fécales dans les lieux où sévit ce phénomène épidémiologique (id.). La référence à l’hippocratisme retourné du XVIIIe siècle incite à penser à un autre exemple d’épandage (ou d’épanchement), celui du sang entre 1789 et 1792 avec les cadavres traînés, mutilés conformément à un rituel préétabli afin de pouvoir exposer « en trophées... la tête ou des parties génitales » (Corbin 1991 : 215-225). Cette position occasionne moins d’agglutination de restes excrémentiels autour de l’organe anal. 89

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le port informe sur le statut social. Le premier, attribué au pauvre, correspond au ngemb, une sorte de cache-sexe et de cache-fesses qui se résume en « un morceau de toile de cotton d’environ demy pied de largeur sur les parties honteuses (qu’on attache) avec une corde qui... sert de ceinture (de telle sorte que pendent) devant et derrière les deux bouts de la toile ». Les deux autres modèles, signes de respectabilité sociale, consistent en des vêtements de dessus : une chemise aux « manches longues et larges » de couleur bleue, jaune ou « de feuille morte » et un pantalon, sorte de « hautde-chausses » ou de « jupe de femme qu’on auroit cousuë par bas et où on auroit laissé que deux ouvertures aux côtez pour passer les jambes de sorte que cela fait comme un sac ». La nomenclature autochtone les désigne par les termes de simis anango et de caaya162. Le Père J.-B. Labat (1728 : 266) a décrit le caftan (cafetan). Il l’assimile à une « espèce de juste-au-corps ou de cafaque large sans boutons [que les Noirs] croisent sur l’estomac ou... serrent avec une ceinture qui fait plusieurs tours ». Etudiant la culture vestimentaire au féminin à Saint-Louis dans la deuxième moitié du XIXe siècle, Pierre Loti (1882 : 142) s’est intéressé au boubou, un « grand carré de mousseline ayant un trou pour passer la tête et retombant en pléphem jusqu’au-dessous du genou » et au pagne porté « étriqué et collant ». L’Abbé Demanet (1767 : 5, 25, 246-247), quant à lui, s’est attaché à brosser un tableau plus complet du capital vestimentaire. Il part du nu au vêtu en mettant en scène deux genres de vêtement unisexe : la peau (jouant probablement pour lui le rôle de vêtement archaïque) et le pagne, dont la poly-fonctionnalité est ainsi énoncée : « Cette pagne qui leur [les femmes] va jusqu’au gras des jambes, et quelquefois plus bas leur sert de jupe et de bas. Elles en mettent une autre sur l’épaule les jours de cérémonies et en rejettent un bout sur la tête [tandis que celle des hommes est portée] sur les épaules,... jusqu’au gras des jambes ». L’auteur a également focalisé son attention sur le port du pagne et du mouchoir de tête appelé mafulipatan (avec son fond rouge brillant). Il affirme que « les femmes s’entortillent un pagne autour du corps, quelques pouces au-dessous de la ceinture, et font rentrer le bout, qui se trouve entre l’étoffe et la peau », font faire deux fois le tour de la tête au mouchoir de tête de telle sorte que le résultat final s’apparente à la mise « en forme [d’un] bonnet de nuit ». Au XIXe siècle, le port de ces pièces vestimentaires a été de rigueur à Dakar. Mais, ces modèles de vêtements ne sont pas suffisamment représentatifs de l’habillement autochtone. Le dépouillement des dossiers d’archives de flagrant délit, produits par le Tribunal correctionnel de Dakar, ouvre l’accès à un répertoire relativement riche d’unités lexicales in162

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La littérature coloniale a inventé le terme de pantalon bouffant pour désigner cette pièce vestimentaire de dessus.

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ventées pour désigner les vêtements portés 163 . Dans l’affaire de flagrant délit de vol, instruite le 11 octobre 1888, aux dépens du sieur Amet Fall164, le xaftaan qui est l’objet du contentieux, fait figure de bien vestimentaire, répertorié dès le XVIIIe siècle. Il correspond à une blouse longue caractérisée par une ouverture de devant descendant jusqu’au niveau du nombril du porteur et aussi par d’amples manches165. D’autres procès judiciaires déclenchés pour résoudre des affaires correctionnelles contiennent des marques du renouvellement du lexique de l’habillement. Soulignons les dossiers de jugement des affaires Mamadou Fall 166 , Ndary Ndiaye 167 et Amadou Bâ168. Ils comportent respectivement des références au turki et au tamba sembe. Le turki, appelé avec plus d’emphase (?) turki gambi sala, est un vêtement de dessus ample. D’après notre informateur Souleymane Ngom, sa confection nécessitait la mise à disposition par le client d’une bande d’étoffe d’une longueur totale de 6 mètres. La même source orale indique qu’il en fallait moins pour confectionner le tamba sembe, qui est une écharpe de couleur noire, effilochée aux extrémités. L’habillement masculin comprenait également le forok, un modèle de sous-vêtement ou de vêtement de dessous ouvert sur les côtés. La garderobe féminine se composait du ndoket ou saje et du pagne. Le ndoket est réservé à la femme mariée. Il comporte une ouverture sur les flancs, couvre le buste, la taille et se superpose au pagne pour bien masquer les muscles fessiers. Le ndoket porté par la fille nubile est dépourvu d’ouverture sur les flancs. Il ne dépasse pas la taille. Le pagne, qui couvre le bassin et les membres inférieurs, est appelé malaan et de sër. La sandale est le modèle de chaussure le plus courant. Semblable à celle des Capucins, d’après Demanet (1767), elle est maintenue, selon Pierre Loti (1882 : 142) « par des lanières qui [passent] entre l’orteil et le premier doigt – comme des cothurnes antiques ». Elle serait la chose la moins bien partagée, ce que corrobore le propos du sieur Le Maire (MDCXCV : 125), pour qui « Le commun peuple va les pieds nus ». Des

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Les chefs d’accusation relatifs à des vols, recels, tentatives de vol et de recel, abus de confiance et escroqueries montrent que la vêture polarise la criminalité et la délinquance économiques. Cf. pour les affaires de vols commises et instruites par la justice pénale, entre 1885 et 1904, les dossiers d’ANS cotés 5M 682 à 5M 720. Lire également Faye (1979 et 1989). ANS, 3M 686, Affaire Amet Fall, 11 octobre 1888. Cette description faite par Magatte Ndoye (inf. cit.) est corroborée par Ibrahima Ndoye (inf. cit.). On notera que la version vestimentaire, produite au temps des joutes politiques entre leaders de parti dans les années 1950, s’en inspire. Sur l’interpolation du politique dans la production du vêtement, consulter Faye (1991). ANS, 5M 696, Affaire Mamadou Fall, 27 septembre 1893. ANS, 5M 692, Affaire Ndary Ndiaye, 20 août 1891. ANS, 5M 694, Affaire Amadou Bâ, 8 juin 1893. 91

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photogravures, qui reproduisent des scènes de vie de la période 18571904169, montrent que de nombreux piétons ne portaient pas de chaussures. Des accessoires de l’habillement comme la coiffure et la parure figurent dans de nombreuses photogravures et photographies qui mettent en scène des corps de filles pubères et de femmes du village de Dakar170. La perle demeure le matériau de bijou le plus accessible171. Elle sert de pierre semi-précieuse pour fabriquer des colliers portés au cou et aux reins. Superposés ou alignés avec des colliers de gris-gris, d’ambre et de corail172, ils signalent une corporéité (re)travaillée pendant et après les années 1870 aussi bien à Saint-Louis (Loti 1882) qu’à Dakar (Faye 1995). La parure des pauvres se composait également d’anneaux d’argent. Décrits parfois comme des objets lourds (Loti 1882), ils ornaient les bras et les jambes. Dans ce dernier cas, on est en présence du jëng, pièce ornementale assez bien étudiée par Bodiel Thiam (1952). Le bracelet fait avec le cuivre et l’étain était un autre objet de parure courant en milieu non fortuné. Comme Coura Ndiaye la griotte de Saint-Louis, les femmes riches de Dakar portaient de « l’or (du Galam) plein les bras, de l’or aux chevilles, des bagues d’or à tous les doigts de pied, et, sur la tête un antique édifice d’or » (Loti 1882 : 163). L’énumération des bijoux volés aux dépens de la dame Ndèye Coumba Guèye en 1886 à Dakar édifie nettement sur l’ampleur des dépenses somptuaires en matière de parure féminine. D’une valeur de 700 F, soit le coût global de 70 pantalons, les objets volés étaient composés de bagues (massives et fines), de bracelets aux chevilles et aux poignets, de boucles d’oreille, de chaînettes, de colliers, etc.173 Le maxtume, pendentif rectangulaire ou carré en cuir tombant jusqu’à la hauteur du nombril et retenu au cou du porteur par une lanière en cuir tressée, représente le principal bijou convoité par l’habitant lebu de Dakar au XIXe siècle et dans le tournant du siècle suivant. Cet objet ouvragé rappelle bien le macaton du XVIIIe siècle, boîte d’argent « de trois pouces neuf lignes de hauteur et de largeur et d’un pouce quatre lignes d’épaisseur, garnie d’un couvercle de même figure, avec des anneaux aux 169

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Voir, en guise d’échantillon, aux ANS la photogravure cotée 4Fi 687, Dakar. Dans le village. Dakar, [1906], 31. Cette pièce montre une dizaine de pileuses mil qui ne sont pas chaussées. Cf. les documents iconographiques ci-dessous. Elle est une des composantes de la structure du commerce vénitien avec les sociétés africaines. Les échanges en question ont démarré dès le XVIe siècle. Venise, la Palestine, la Mauritanie, le Maroc, la Tchécoslovaquie (avec Iablonets) faisaient partie des foyers de production. L’Égypte (grâce au port de Rosette) et le Nigeria étaient des centres de redistribution des perles (Mauny 1949(a), 1949(b), 1957). L’Abbé Demanet (1767 : 245) nous informe qu’au XVIIIe siècle, « les Négresses... et les Mulâtresses en [portaient] des ceintures prodigieuses qui [avaient] quelques fois un pied de longueur sur trois ou quatre rangs d’épaisseur ». ANS, 5M 682, Affaires Mbissane Faye, 29 avril 1886 et Samba Ndiaye-Ndiack Faye, 10 juin 1886.

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quatre coins, hauts et bas, pour y passer une chaîne d’argent ou un cordon » (Labat 1728 : 237). Boîte utilisée pour « mettre des odeurs des bagues ou des pièces d’or en un mot tout ce [qu’il y a] de précieux » (id. : 238) et contemporaine du cornet en argent qui remplissait les mêmes fonctions. La coiffure met en scène des signes de distinction des statuts revendiqués et des positions sociales occupées ou conférées par l’âge et le statut matrimonial. Chez les hommes, le bonnet appelé njañsamb et le sombrero local, le tengaade174, symbolisent le capital d’expérience accumulé. Avec la coiffure féminine, l’on a droit à un répertoire plus riche pour désigner les différents stades d’évolution du sujet de sexe féminin. Le sëqal est l’opération préparatoire. Consistant à laisser pousser librement les cheveux, il intervient dès que prennent fin les opérations initiales de marquage de la tête, tels que le wat (le fait de raser l’enfant) et le paq (le jeu de touffes). Les tresses sont portées à l’âge pubertaire sous forme de baram. Ce modèle de tressage était exécuté uniquement par des griottes. Pour ce faire, elles utilisaient des tiges de balai autour desquels étaient enroulés les cheveux, de la gomme arabique ou du yoor (argile noir), ce qui donnait de la consistance aux assemblages réalisés175. A l’instar du tatouage, qui est une autre forme de marquage du corps féminin et de quête du beau, toutes ces phases, constitutives du ngarsonk, sont des signes de maturité progressive de la jeune fille et participent du rituel de balisage de sa marche vers le monde des femmes adultes. Lequel correspond à une société d’interconnaissance accessible avec le mariage. Une fois entré dans le monde des femmes adultes, le sujet féminin renonce au modèle du baram, sollicite invariablement des tresseuses professionnelles le modèle des tresses longues semblables aux rasta. Il devient ce personnage habillé « d’un boubou aux couleurs voyantes et drôlement [coiffé] de cheveux en balai au milieu d’amulettes et de breloques » que découvre, au début du XXe siècle, tout voyageur débarquant à Dakar (Notre Maroc 1952). Mais ce portrait est insatisfaisant, car le texte élude le port du mouchoir et de la perruque (Lasnet 1900), marques d’identification par excellence de la femme mariée, d’âge adulte et post-adulte. La femme lebu de cette ville ne se distingue en rien de son homologue de Saint-Louis où règne dans les dernières décennies du XIXe siècle le modèle des sumare, « tresses faites de plusieurs rangs enfilés de petites graines brunies [qui] ont une senteur pénétrante poivrée un parfum, sui generis, une des odeurs les plus caractéristiques du Sénégal » (Loti 1882 : 140-143). Comme celle-ci, elle se soumet, en retravaillant les apparences de sa tête, à 174 175

Il ressemble au chapeau conique en feuille de latanier ou en bambou tressé que portent les hommes de l’Asie du Sud-est (Leroi-Gourhan et Poirier Jean 1953). Ndoye Ibrahima et Ngom Souleymane, inf. cit. Lasnet (1900) parle de beurre et de graisse pour enduire et donner de la consistance aux plis recherchés. 93

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une succession de procédés de dé-tressage (firi) et de tressage (let) assez bien décrits par Loti. Son témoignage reprend en des termes identiques l’opération d’enroulement des cheveux autour de brins de balai (ou de paille) déjà évoqué, insiste sur le fait de « peigner,... le derrière de la tête » ou de « diviser les masses crépues en des centaines de petits tire-bouchons empesés et dirigés, soigneusement alignés, qui ressemblaient à des rangs de franges noires ». Ce travail de modification des apparences du corps consommait une partie du temps social des femmes qui étaient tenues de respecter l’ordre sexuel produit et reproduit par le pouvoir masculin.  Pratiques et codes de la sexualité Surveiller les milieux féminins La société lebu disqualifie toute intimité sexuelle nouée hors du cadre conjugal. La procréation en est la finalité. Le devoir de perpétuer le patrimoine génétique, de sauvegarder le capital symbolique de la famille a créé le besoin de tisser des alliances matrimoniales. Cela a conduit les Lebu à codifier la préparation du mariage. Sans aller jusqu’à l’instauration de l’albergement176, du concubinage prénuptial des Corses ou du mariage à l’essai des Basques (Corbin 1987), le Lebu a mis en place un régime d’autorisation qui veut que chaque garçon entretienne, avec une fille choisie au sein du maas (classe d’âge), une liaison amoureuse excluant tout rapport copulatoire (Mbow 1983). Leur sexualité préconjugale est ainsi surveillée à l’instar des traditions sexuelles vendéennes où « maraîchinage », « fouillage », « mignotage » étaient permis (Corbin 1987). La surveillance porte sur la mobilité spatiale et la virginité177. Ce qui est en jeu, dans le premier cas, c’est l’évitement des absences non autorisées du domicile parental, des sorties à des heures tardives, des présences aux mauvais endroits. Une fille qui ne se conforme pas à ce régime d’interdictions 176

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Cette coutume savoyarde a persisté jusqu’au début du XIXe siècle, malgré le spectre de l’excommunication, brandi depuis 1609, contre tous ceux qui continuaient à en faire un rite préparatoire du mariage. Rite qui consistait à autoriser une jeune fille à admettre, dans son lit, le prétendant venu la veille pour la rencontrer (Flandrin 1981). Mais la virginité ne constitue pas le seul attribut de la bonne candidate au mariage endogame. Le bon augure constitue un autre déterminant, qui impliquait, d’après notre informateur El Hadj Mour Ndoye, la conduite d’enquêtes de terrain fondées sur l’observation. La baraka de la fiancée en puissance peut être testée au moyen d’une visite surprise. Faite par un éclaireur envoyé dans la résidence de ses parents, elle consiste en test de civilité. Celui-ci procède à l’interpellation du sujet à observer. Une réponse acariâtre ou policée de sa part est censée déterminer son profil de mauvaise ou bonne conjointe en puissance. L’observation porte également sur le corps de la fille nubile. Cet exercice incombe aux adultes et aux patriarches détenteurs de savoirs relatifs aux codes de la corporéité, au corps sémaphore. L’on s’intéresse, ici comme dans plusieurs régions sénégambiennes, à la démarche, aux façons de balancer les bras et de porter le pagne, à des postures et à des parties du corps comme la bouche (petite ou grande), le front (dégarni ou non), aux seins (minuscules ou grands) et la langue (tachetée de noir ou immaculée), etc.

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est censée incarner l’indiscipline, la désobéissance, l’irrespect et l’anticonformisme. L’impossibilité pour le pouvoir masculin d’exercer, plus tard et de manière satisfaisante, un contrôle conjugal sur elle, étant le propos conclusif retenu au terme de cette représentation, le risque encouru par ce sujet, c’est de devenir vieille fille, de faire fuir les meilleurs prétendants et de se contenter du palliatif constitué par l’exogamie. La virginité, qui est l’autre objet de surveillance, est faite à distance ou de façon rapprochée. Exercée prioritairement par la mère, les aînées et la tante paternelle, elle consistait en un contrôle des déplacements, un interrogatoire sur les fréquentations, un suivi du cycle des menstrues, un examen périodique des parties du corps susceptibles de renseigner sur la survenue de la grossesse, etc. Dans la culture agreste lebu, le sexe de la fille nubile est au centre des attentions et des regards car, en tant qu’instrument de procréation, sa « consommation » s’intègre dans un rituel où honneur familial et vertu individuelle sont confondus. Ce rituel est celui des épousailles, effectuées à travers l’officialisation de la liaison intime appelée tak et qui veut que la nouvelle mariée soit baignée et habillée, conformément aux usages ancestraux (Diallo 1975), avant d’être« livrée » à son époux. Cette « livraison », le jëbële, est sanctionnée par la défloration178. Ce résultat, rendu public au cours d’une opération appelée labaan et ponctuée de battements de tam-tam, de chants et d’éloges à l’honneur de la nouvelle déflorée, s’applique aux Lebu de Dakar179. Le contrôle du corps de la femme ne s’arrête pas après cette épreuve d’attestation de bonne moralité. Le pouvoir masculin exige de la femme mariée l’évitement de l’adultère. Ce faisant, elle éloigne la bâtardise de l’univers de sa belle-famille et de sa famille. Autrement dit, elle préserve la cellule sociale d’appartenance de cette figure de souillure du sang du lignage paternel, de cette forme d’atteinte à l’honneur et au prestige du conjoint, de ce genre de subversion de la reproduction élargie de la famille, de cet archétype de menace de la stabilité de l’ordre social. L’autodiscipline et la discipline constituent les moyens d’évitement de l’adultère qui symbolise la fragilisation du lien matrimonial au travers duquel se réalise le renouvellement du pacte de solidarité inter ou intra familiale. Outre le régime d’interdictions180, l’on retrouve l’institution de la rossée conjugale évoquée 178

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Chez les Occitans, où la virginité revêt une importance capitale, tout déflorateur, qui a agi en dehors des liens du mariage, est condamné à trouver un mari à la victime ou, à défaut, à devenir son concubin avant d’abandonner ce statut peu enviable pour celui d’époux (Ladurie 1975). La Courbe rend compte d’une scène de labaan observée au Sénégal en ces termes : « ... et le lendemain des noces, le mary fait promener par le village au bout d’une sagaye une pagne blanche un peu ensanglantée comme une marque de la virginité de sa femme ce qui est accompagné de guiriots qui chantent les louanges des mariez,... » (Cultru 1913 : 31). Sa vigueur est à rapporter à l’efficace de l’idéologie patriarcale alimentée par les schèmes locaux et islamiques. 95

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par Ladurie (1975). Ce mode de punition participe du contrôle de la femme. Ainsi, les dynamiques d’urbanisation des temps modernes, qui la mettent au-devant de la sphère du privé, en font une des principales animatrices (Lynn 1987) et une des principales actrices de la diffusion des codes la sexualité. Les codes de l’amour Peut-on transposer en pays lebu cette lecture des « vagues disciples de Condillac », qui estimaient que la sensualité et la sentimentalité étant peu denses à son niveau, le paysan était contraint d’user « de la force, [de] la violence même, imposées par le travail manuel, les mauvaises conditions hygiéniques... [a réduit l’amour] à la rudesse de l’instinct et à l’aveuglement de l’abnégation » (Corbin 1987 : 525) ? Ne faut-il pas s’accorder avec ce dernier qui considère que ces mots traduisent une incapacité à détecter, à travers les antiphrases et les gestes, les codes de la sexualité à l’œuvre (id. : 526) ? La réponse à cette dernière question est affirmative. L’habitant(e) lebu de Dakar, à l’image de ses homologues vendéen(ne), basque ou corse, s’exerça à une gestuelle pour faire connaître ses sentiments d’amoureux et inviter ses partenaires potentiels à les partager intensément. Les gestes se déclinent en termes de : - serrement fort des mains ; - torsion des poignets ; - distribution de lourdes claques sur les épaules ou de bourrades ; - contacts furtifs des corps ; - déhanchements provocants ; - cliquetis des ceintures de perles ; - poses négligées qui font entrevoir ou suggèrent à imaginer les parties intimes. Pierre Loti (1882 : 190), qui s’est voulu fin observateur du sexe féminin, donne un aperçu de ces pratiques qui ont eu cours au XIXe siècle. Ainsi, il affirme que l’héroïne de son texte romanesque, Fatou Gaye, « marchait, souple et cambrée avec ce balancement des hanches que les femmes africaines semblent avoir emprunté aux félins de leurs pays ». Là où Alain Corbin, dissertant sur les codes verbaux de la sexualité en milieu paysan, invoque les injures grossières et/ou souriantes, on relèvera, dans la panoplie des ruses utilisées par les pêcheurs lebu, les moqueries feintes et les animosités simulées. Celles-ci sont traduites par des scènes parodiques de dispute où le sens de la mesure gouverne les échanges de propos. Avec la réussite des techniques de séduction et d’invite au flirt, d’autres codes sont mis en œuvre. Ils touchent à la « consommation » et à la « consumation » des corps. Cas de la caresse, qui était pratiquée par les populations sénégambiennes, notamment les Lebu étant donné qu’ils font 96

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partie des groupes entrés tôt en contact avec les Européens et informés de leurs pratiques. En atteste le témoignage du sieur Le Maire ((MDCXCV : 153) relatif au fait que les femmes « noires » aimaient beaucoup « Les caresses des Blancs [à qui elles n’accordaient] point de faveurs pour rien ». Comme elles, leur partenaire masculin était informé de ce code de l’amour ; lequel lui enjoint d’avoir la garde de l’initiative, de raffermir en conséquence sa fonction d’ordonnateur de la sexualité (extra)conjugale. Un régime d’exemption La sexualité d’attente (ou liaison d’attente)181, dont parle Alain Corbin (1982), n’est tolérable que pour l’élément masculin lebu. Ainsi, en attendant de se marier ou de se remarier, l’homme a la possibilité de chercher des partenaires féminins. La société tolère ou feint d’ignorer, tant que le scandale est évité, son recours aux liaisons pré ou extra conjugales. Attentatoires ou non au regard du code moral autochtone, ces unions d’attente, qui sont des formes de sexualité substitutive, correspondent surtout à l’adultère182 et au concubinage183. Ces unions sont assimilées, par La Courbe (Cultru 1913 : 26), à un effet induit de la Traite atlantique. Le Maire ((MDCXCV : 145) voit, en elles, une forme de « recyclage » des femmes coupables d’actes répréhensibles. C’est ainsi qu’il souligne l’exemple de « La fille renduë [par son mari pour non pucellité et qui n’est pas pour autant] méprisée parce que si elle n’est pas femme de l’un, elle sera concubine à un autre, ainsi le père en tire toujours quelques bœufs ». Ces liaisons sexuelles s’observent à Dakar avant et pendant l’aménagement urbain de son plateau. L’implication des Lebu dans la traite atlantique, la proximité de Gorée, une des places fortes de l’économie de comptoir, la circulation des hommes facilitée par la construction du premier réseau ferroviaire sénégambien construit dans les années 1880, la concentration humaine croissante et la diffusion accélérée du cycle monétaire (nouveau volant régulateur des rapports sociaux) donnèrent lieu à la présence multipliée du concubin, de la concubine et/ou du cocu sur la scène sociale et culturelle, notamment celle de la fête.  La vie festive A l’image de beaucoup de populations sénégambiennes, les paysanspêcheurs lebu de Dakar ont eu à gérer un patrimoine relativement riche en rites festifs, déroulés à travers un agenda déterminé. Mais, cela n’a pas 181

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Emmanuel Le Roy Ladurie (1975 : 209) l’assimile à une catégorie de rapport sexuel préconjugal au même titre que la liaison d’habitude, la liaison de vénalité et la liaison d’attachement. Cette liaison sexuelle, magnifiée par des poètes du Moyen Âge, n’est pas instituée par les Dogons avant « la naissance du premier enfant » et par les groupes sénégambiens qui pratiquent l’hétaïrisme hospitalier. Il a fait l’objet d’une institutionnalisation dans la Corse du XIXe siècle (Corbin 1987). 97

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empêché l’improvisation de manifestations festives. Spontanées ou prévues, organisées selon un rituel précis, héritées ou inventées, les fêtes constituent, ici et ailleurs, des réponses aux angoisses existentielles et aux besoins d’enchantement ou de ré-enchantement. Ces besoins procèdent de la précarisation de la vie sociale portée par le projet colonial, dont la violence multiforme est visualisée, par exemple, par la délocalisation sociorésidentielle forcée. La fête célébrée en situation de domination coloniale est, ici et ailleurs, celle-là même qui plonge l’homme dans les instances du ça (c’est-à-dire celles qui se veulent des lieux de subversion), « détruit ou abolit, pour le temps qu’elle dure, les représentations, les codes, les règles par lesquelles les sociétés se défendent contre [toutes les agressions] » (Duvignaud 1973 : 41). Pour qu’elle soit une véritable entreprise de destruction concertée de la vie sociale ou une tension destructrice difficilement égalable, la fête doit se dérouler la nuit, moment propice à tous les « coups bas », à la manifestation poussée des tendances permissives de la société. L’atteste la manifestation carnavalesque appelée gamou184 et célébrée aux XIXe et XXe siècles aussi bien à Dakar que dans les pays sereer et wolof. Le jour, pour sa part, constitue un moment privilégié de communion intense et durable de la communauté villageoise magnifiant son contentement ou en quête d’inversion du cours de la vie sociale et du cycle écologique. Trois exemples sont étudiés dans les lignes suivantes pour rendre compte de ces configurations et sens de la fête. La fête des demandeurs d’eau Le bawnaan est une des manifestations festives des Lebu. Organisé en plein jour et en période de relatif déficit pluviométrique, il se veut une véritable démonstration carnavalesque 185 au cours de laquelle le rituel d’inversion, qui affecte le port vestimentaire, a pour finalité de donner du groupe une image brouillée et susceptible de favoriser la domestication des forces cosmiques. Cela en fait une fête du rire et un rite d’imploration et de conjuration. Tous ces traits caractéristiques font qu’il ne s’apparente pas au folgar, qui serait une rencontre de célébration de la lascivité par la danse (Roger 1828). Mais il importe de ne pas résumer la lecture du bawnaan à un exercice de démonstration de la capacité de l’homme à réguler la vie du cosmos, sans avoir, au préalable, mentionné sa symbolique gestuelle afférent à la pénitence et à l’humilité. Une division des rôles est écrite dans l’accomplissement de cette manifestation festive : « ceux d’en bas » sont chargés de faire valoir la faillibilité de l’être humain en vue d’obtenir le 184 185

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Elle a fait l’objet d’un réinvestissement de forme et de sens par la confrérie tijaan. Celle-ci l’utilise comme cérémonie de commémoration de la naissance du prophète de l’islam. Sur le carnaval, et la fête masquée en général, lire De Baecque (1993), Duvignaud (1973), Mesnil (1976), Métraux (1976), Weidkuhn (1976).

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pardon du maître de l’Univers, tandis que « ceux d’en haut » se (re)présentent comme les maîtres de la pluie, les Emitaay186 autochtones. Cette répartition des tâches apparaît nettement dans la clôture de la cérémonie. L’honneur de clôturer un tel fait festif est accordé au Jaraaf all (le ministre de l’Agriculture). Il met un terme à la manifestation en exécutant un ensemble de gestes qui participent de la culture de l’ostentation, de la démonstration (renouvelée) de l’efficace de l’économie politique du signe construite par l’élite lebu. La brève description faite par Baboucar Diagne met en scène un personnage censé posséder un flair de chasseur d’eau et, mieux encore, le pouvoir de faire chuter sur la terre nourricière les ressources hydriques cachées dans les réservoirs du cosmos. Selon cet informateur, le dignitaire en question se couche au milieu du penc, en appuyant de manière forte le contact de sa nuque avec le sol. Le résultat attendu de ce geste est la matérialisation d’une trace en creux. Dès que l’objectif est atteint, il se relève. Debout, les jambes écartées de part et d’autre du creux qui fait office de canari magique, le Jaraaf all accomplit les gestes suivants : percer une outre à l’aide d’une sagaie187, pointer vers les « profondeurs » du ciel les deux instruments pour inverser l’acte mimé qu’est le puisage de l’eau188, ramener le tout au sol. Une fois cet attirail déposé par terre, le mécanisme de déclenchement de la pluie est censé fonctionner. Il s’en suit la dispersion des acteurs de la fête. Le seul acteur encore visible sur la scène festive est le Jaraaf. Conservant la même position, il tente de mesurer la quantité pluviométrique tombée. Exercice qui le conduit à constater le remplissage partiel ou total du creux matérialisé sur le sol par l’enfouissement de sa nuque. En jouant le rôle de dernier acteur à occuper encore la scène de la fête et à la figure providentielle par laquelle le puisage de l’« eau du ciel » a été couronné de succès, ce dignitaire montre bien que la partition des rôles en question renvoie au monopole par les « gens du haut » du pouvoir de contrôle des procès contradictoires que sont la subversion et le rétablissement de l’ordre local. Un tel contrôle se conjugue parfaitement avec la centralité du rôle du Jaraaf all. Avec les performances portées à son crédit dans la narration de ce rituel déclencheur de la pluie, l’élite est incontestablement le destinataire de l’acceptation renouvelée par les « gens d’en bas » du devoir de se faire humble et de s’avouer coupable de la perturbation de l’ordre social.

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Dans la cosmogonie des Joola, Emitaay est le nom donné au dieu de la pluie. La sagaie est l’un des symboles du pouvoir patriarcal et du savoir divinatoire (Faye 1994). L’inversion est lisible aussi dans le fait que l’homme relaye la femme. 99

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La fête de la moisson Outre le mbapat, qui correspond à une séance de lutte libre sans frappe, la célébration de la fête de la moisson du mil donne lieu à l’organisation d’une séance de danse appelée gumbe ou yaaba. Comme « Triomphe de la vie » par la « résurrection dans le vertige des sons » qui créent l’épanouissement dans le rêve (Guillot 1940 : 1), cette danse du terroir fait plus appel aux bras qu’aux jambes. La logique mimétique à l’œuvre dans cette prestation chorégraphique renvoie à l’imagemouvement de la berceuse ou du rameur engagé dans une course de pirogues. Cette danse figurative se veut une scénographie s’ordonnant autour de deux rangs. Les fêtes du cycle de l’islam Au chapitre des fêtes dont la célébration est consécutive à l’islamisation, figurent la tabaski, fête commémorative de la geste abrahamique consistant en la répétition du sacrifice du mouton, la korité, qui clôture le jeûne, et le tajaboon, manifestation de célébration du nouvel an du calendrier arabo-musulman. Cette dernière réjouissance valide pleinement la dimension subversive de la fête nocturne. Travestissement189, mendicité et vol composent le déroulement de la subversion de l’ordre établi. Ils correspondent aux modalités d’inversion d’un rituel festif aussi charmant que la fête des fous de l’Europe médiévale et celle saturnienne de la Rome antique durant laquelle l’esclave accédait, momentanément, au statut de maître. En définitive, c’est avec et par ces modalités que la fonction cathartique de la fête est rendue opératoire. La répétition de la catharsis éclaire sur les attentes et les résistances d’une communauté lebu de plus en plus incapable de maîtriser son destin.

Conclusion L’incapacité à contrôler le déroulement du destin collectif précipite la culture du terroir du Lebu de Dakar dans une dynamique d’affaiblissement et de disqualification au profit des façons de faire, d’être et de penser censées gouverner le monde de l’urbain. Avec l’involution culturelle ainsi projetée et conduite avec beaucoup d’allant par le décideur colonial, qui multiplie les opérations de délocalisation socio-résidentielle de nombreux habitants lebu, le village est réduit au statut de marge sociospatiale susceptible de disparaître dans des délais difficiles à fixer et à respecter de façon satisfaisante. La reproduction physique de ce lieu de vie a 189

Il peut se définir comme le « vestissement »... « qui fonde le paraître – le par être,... l’être para, l’être à côté à substituer à l’être non saisissable sinon en son défaut [car] tout vestissement, en quoi se décèle un investissement, se supporte d’une réparation symbolique, et par là confère à l’objet (être ou chose) l’investiture de son rôle dans le cérémonial » (Besnard-Coursodon 1978 : 53).

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durablement perturbé les efforts fournis par l’aménageur urbain français. Dans et autour de ce qui devait être son isotope urbain, l’on (re)découvre les attributs, les gestes et les codes de vie hérités et véhiculés par les Lebu dakarois. Ces choses renseignent précisément sur leurs façons de composer et d’exhiber le patrimoine immobilier, de constituer et d’utiliser les biens mobiliers, de satisfaire leurs besoins animaux et de se lancer dans la quête de l’émerveillement et de l’enchantement. C’est l’attachement à autant d’héritages et d’inventions que cherche à briser la puissance publique coloniale convaincue de l’inéluctabilité du triomphe de la culture urbaine.

Chapitre IV : La diffusion de la culture urbaine L’expansion de la culture urbaine prend de la vigueur à partir de 1904, date à laquelle s’opère l’étirement du ressort territorial de la ville de Dakar. Cela est imputable à des changements qui s’opèrent en profondeur et que l’on peut repérer dans des sphères aussi déterminantes que l’économie et la société. L’entrée dans ce que l’on pourrait appeler par défaut la modernité économique s’accompagne du recul de la revendication du statut de villageois et de l’élargissement des rangs des colonisés. Notamment de ceux d’entre eux qui s’impliquent dans ce vaste chantier qu’est l’appropriation du modèle culturel européen et dans cet autre procès de civilisation propre à la ville, à savoir la gestation de nouvelles façons de faire, de voir et d’être. Chose rendue possible par le fait que le monde de l’urbain est un carrefour de cultures, un lieu de sélection de faits de culture aux trajectoires variés. Avec les éléments culturels appelés à fusionner, s’y déclenche avant de se durcir le phénomène du métissage. En revanche, avec les données culturelles jugées difficilement ajustables à l’ordre urbain se produit l’activation des logiques de relégation et de minoration. La construction de cet ordre se nourrit de la vigueur de ces dynamiques. En vérité, elle tend à se confondre avec l’adoption par les (néo)citadins du métissage culturel. Chose rendue possible à Dakar par le fait que le colonisé a d’abord essayé de vivre le temps du monde de l’urbain introduit par l’autre outre-mer à partir de l’exploration de lieux tels que la langue, l’agenda social, l’immobilier, les loisirs et l’habillement. Le bricolage a ponctué le cycle d’une découverte facilitée par des intermédiaires qui ont deux dénominateurs communs : la revendication de l’origine africaine et l’appartenance aux mondes culturels du colonisateur et du colonisé. En bref, ces nouveaux types de passeurs ont joué un rôle non négligeable dans la diffusion, au sein des milieux africains, des éléments culturels européens assimilés à des symboles de l’ordre urbain et soumis au cycle de la réappropriation dans une « ville outre-mer » où sont réunies les conditions économiques et sociales du changement culturel. 103

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Causes et acteurs de la diffusion  Des causes économiques Le rapport à la ville met en scène deux visages d’habitants lebu : les membres des familles influentes et les résidants infortunés ou peu fortunés. Concernant les premiers, ceux d’entre eux qui exercèrent des fonctions politiques et de gestion du patrimoine foncier lignager, étaient susceptibles de vouloir adopter les façons de faire des citadins. Ils furent conscients de la durabilité de l’offre des possibilités d’accéder aux ressources financières et d’en engranger des quantités relativement importantes au regard de la conjugaison de trois facteurs : la transformation de la terre en marchandise, le cycle de la spéculation foncière (antérieur à l’érection de Dakar au rang de capitale fédérale190) et la rentabilité de l’investissement immobilier provoquée par l’expansion du marché de la location191. Il ressort de ce qui précède que les élites lebu avaient également compris qu’il leur fallait adopter le mode de vie urbain pour pouvoir conserver durablement leurs positions de pouvoir et renouveler les signes de leur pouvoir192. Le Lebu pauvre ou peu fortuné avait également pris conscience de la nécessité de s’investir dans la reconversion professionnelle pour accéder plus facilement et de façon durable aux ressources offertes par la ville. Pêcheur-paysan au départ, il s’initia ainsi aux métiers de maçon ou de menuisier. Ce jeu d’exconversion-reconversion réfère à la métaphore qui fait du Lebu « l’homme des trois métiers »193. L’apprentissage et l’exercice de 190

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Yakham Diop (1996) souligne qu’une tendance haussière du marché des titres fonciers est notée entre 1911 et 1916. La prospérité du marché de la location est imputable à la croissance continue des effectifs de migrants et à la circulation monétaire. Cette adoption réfère à la capacité des élites dirigeantes sénégambiennes à tirer parti des biens économiques introduits par les Européens. Ainsi, pour se convertir à l’économie de traite atlantique, elles ont initié des procès qui ont pour noms : militarisation du pouvoir d’État, institutionnalisation de la violence comme mode de régulation du jeu politique ou social et d’accès aux ressources économiques et transformation de dominés en marchandises dites « bois d’ébène » (Barry 1988, Bathily 1989 et Diouf 1990). Rappelons que ces dynamiques ont été déroulées au détriment des ancêtres des Lebu de Dakar, contraints de migrer durant des siècles et par cohortes dans le cul-de-sac constitué par le Cap-Vert (Barry 1985). Notre informatrice Aby Sène estime que Blaise Diagne a dû combattre cette idée reçue pour obtenir l’enrôlement de jeunes Lebu de Dakar dans l’armée « métropolitaine » mobilisée dans des tâches de guerre entre 1914 et 1918. Pour réussir sa propagande, il a fait entrevoir la possibilité de faciliter le recrutement du démobilisé de guerre lebu comme gendarme et policier. Il a aussi actionné les sentiments que sont la peur et le mépris de l’autre, qui correspond ici au policier de « race » bambara prompt, disait-on à l’époque, à assimiler les sourires de ses interlocuteurs à des signes de moquerie ou de remise en cause de son autorité. En d’autres termes, Blaise Diagne invoque, pour réussir sa mission, la nécessité d’influer sur l’après-guerre, d’en faire précisément un moment porteur de changements remarquables. Au chapitre des transformations attendues, figure le renouvellement ethnique des effectifs de la police coloniale. Nous avons rencontré Aby

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ces deux métiers renseignent à la fois sur son acceptation de l’offre de culture urbaine faite par le pouvoir colonial et sur sa participation à la reproduction de la féerie des signes de l’ordre urbain. Signes qui enrichissent le complexe mental de l’habitant de Dakar en quête d’une nouvelle identité valorisante, celle de citadin. Le migrant est un autre acteur favorable à la réalisation du projet culturel urbain. Sa posture est « travaillée » par des mobiles économiques. Poussé par la « pression rurale... à se rendre en ville, afin de trouver l’argent nécessaire pour se nourrir et entretenir la famille, payer les impôts, répondre aux contraintes sociales [besoin de paraître, fonder un foyer] » (Coquery-Vidrovitch 1992 : 273) et ensuite à retourner au foyer de départ194, il finit souvent par briser la circularité d’une telle mobilité spatiale en acceptant que l’économique gouverne sa vie. Ce choix, décrit par cette auteure et observé dans l’histoire de la ville européenne du XIXe siècle (Corbin 1991), n’exclut pas la possibilité de trouver un autre type de migrant candidat à l’urbanité. Il s’agit de l’exilé. Son portrait a été esquissé par Baboucar Diagne195. Mis au ban de la société pour avoir commis une faute 196 prévue et sanctionnée par le code pénal de son groupe d’appartenance, il est sommé de prendre le chemin de l’exil. Dakar devient ainsi, à côté ou à la place des refuges sénégambiens classiques (comme le Jegem), un de ses foyers d’accueil. Les motivations économiques du colonisé qui adhère au projet culturel français renvoient aux contraintes et aux opportunités de la vie en ville. En effet, Dakar offre au migrant des opportunités de travail salarié avec l’ouverture de nombreux chantiers de travail. Les plus importants d’entre eux ont été constitués par le percement de rues et d’avenues dessinées dans le quadrillage viaire de l’urbanisme colonial, la construction du port de commerce entre 1903 et 1910, l’édification de bâtiments administratifs pour le Gouvernement général de l’AOF ou de logements pour les agents de l’État, etc. Rappelons que ces derniers ont accompagné le déménage-

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Sène, le 22 février 1995, à son domicile de la Gueule-Tapée. Cette informatrice, née en 1927, a vécu à Kaay Findiw jusqu’en 1945, date à laquelle elle s’est installée dans sa résidence référée in infra. Grâce à elle, nous avons pu accumuler de nombreux matériaux oraux sur la sociabilité lebu et le vécu politique à Dakar. Ce retour se justifie par « la nécessité de maintenir la production agricole, les droits sur la terre et les liens de parenté, et le souci de vivre dans un environnement familial » (ibidem). Cet informateur a insisté sur les points suivants : port de baluchon, tenue vestimentaire en haillons, sinuosité de l’itinéraire suivi en raison des cheminements tâtonnants dus à la méconnaissance de la géographie des lieux ou en raison des rigueurs des tactiques d’évitement condamnant le migrateur à effectuer des détours, des retours à des points du parcours, des haltes, etc. Exemples de l’anthropophagie, de l’inceste, du vol, d’atteintes aux biens (comme les incendies de cases et/ou de greniers, les vols de bétail), de l’homicide, etc. 105

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ment de l’administration fédérale de Saint-Louis à Gorée en 1902, puis de Gorée à Dakar entre 1904 et 1907. Inscrit sur les listes du (sous)prolétariat197, le migrant fait du salaire le principal moyen de satisfaction des besoins (socio)économiques prescrits par l’ordre urbain. La perte d’une telle source de revenus et l’impossibilité d’en disposer de nouveau le conduisent à ériger la débrouille en procédure d’accès aux ressources. Il devient ainsi un acteur de premier rang de l’informélisation économique. Cela a été facilité par l’existence d’un dynamique secteur de prestations de services et par le fait que Dakar a davantage fonctionné comme un centre de consommation. Le migrant recourt alors aux petits métiers198, notamment ceux qui rappellent la vie sociale au village. Soulignons celui de matelassier, par lequel il répète des gestes déjà appris et exécutés à plusieurs reprises 199 . D’autres occupations renvoient à l’économie rurale. Il en est ainsi avec le colportage. Dans la catégorie des habitants de la ville qui s’adonnent à ce jeu ambulatoire, figurent les marchands de cola qui ont été soumis à une forte pression fiscale. C’est le cas en 1900 lorsqu’ils ont été contraints de payer, au profit des services municipaux, un droit de circulation de 15 F par mois et, pour le compte des Contributions directes du secrétariat général du Gouvernement, une patente de colportage 200. D’autres « petits boulots » renseignent sur la « déconstruction » de l’ordre urbain et les illégalismes économiques. Retenons, en guise d’exemple, l’ouverture et la mise en service non autorisées de maisons de jeux de hasard, des débits de boisson et de restaurants (Faye 1989). Les sanctions pénales prises à l’encontre de leurs auteurs n’ont pas eu les effets dissuasifs et éliminatoires attendus. Pouvait-il en être autrement avec des acteurs soucieux également de leur promotion sociale ?  Des causes sociales Trois catégories d’acteurs avaient intérêt à faire de l’urbain le lieu d’accomplissement d’une socialisation renouvelée : les mal-nés occupant le bas de l’échelle des sociétés hiérarchisées sénégambiennes, les exclus de leur groupe d’appartenance purgeant leur exil à Dakar et les infortunés. Pour les premiers, la ville et la culture de l’arachide ont été le lieu et l’activité les mieux indiqués pour s’affranchir du marquage social dévalo197 198

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Les métiers exercés le plus souvent sont ceux de docker, manœuvre, commis à des tâches de manutention, aide-maçon, membre du personnel domestique, etc. Les dossiers du tribunal correctionnel de Dakar mentionnent certains de ces « petits métiers ». Lire les dossiers de justice de la sous-série 5M des ANS. Ils consistent en la fabrication du matelas en paille qui nécessite la recherche de ce matériau, l’assemblage de morceaux de sac pour faire l’empaillage, l’obturation par couture de l’orifice aménagé pour exécuter la précédente opération, le battage du matelas obtenu en vue de supprimer les boursouflements et les creux qui altèrent la qualité du produit. ANS, 3G2-156, Lettres du Contrôleur des Contributions directes au Délégué du Secrétariat Général du Gouvernement en date de novembre 1900.

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risant. Depuis que la libération de la condition captive des mineurs et des adultes (qui date de 1848) a été assimilée à une mesure applicable dans les espaces gouvernés par la loi française (Faye 1993), l’image de site de liberté et de promotion sociale est accolée, au-delà de Saint-Louis, aux différentes villes coloniales. Quant à l’arachide, Mohamed Mbodj (1978) a démontré avec beaucoup de pertinence l’importance de sa place et de son rôle dans l’émancipation sociale ou la mobilité sociale. Cette quête de considération sociale est l’œuvre des doxandeem (étrangers) installés à Dakar et censés purger, aux yeux des responsables de leur société d’origine, une peine de bannissement (c’est-à-dire de désocialisation, d’élimination sociale). Se sentant coupables ou victimes d’erreurs ou d’abus de jugement, ils pouvaient manifester, au travers de ce changement socio-résidentiel, leur refus du néant social, jugé incontournable pour tout individu non « encadré dans des solidarités collectives » (Ariès 1986 : 7). Ils participaient au grossissement des rangs des candidats à l’urbanité. On peut en dire autant avec les infortunés nés dans et hors de Dakar. Ces derniers fondaient leur espoir de se hisser aux rangs sociaux supérieurs sur la possibilité de se battre avec succès pour accéder aux richesses offertes par la ville. La combinaison des mobiles économiques et sociaux, perceptible dans cette attente, invite à mettre l’accent sur la « situation de fragilité personnelle, professionnelle ou identitaire » (Renon 1997 : 29) vécue par ces acteurs sociaux ayant choisi la ville comme lieu de subversion de l’ordre social autochtone. Cette fragilité, qu’accompagne leur refus de continuer à vivre ce que Hans Meyer (1997) appelle la marginalité existentielle, se traduit invariablement par le fait qu’ils ont été sommés de résider dans les marges du territoire de la ville de Dakar. La mobilité sociale ainsi recherchée valorise l’ouverture d’esprit et la perméabilité aux changements culturels, ce qui ne débouche pas obligatoirement sur une rupture totale avec le milieu d’origine par le migrant devenu néo-citadin (Coquery-Vidrovitch 1992, Ekanza 1997). Cela s’explique par le dynamisme des solidarités et des mécanismes de contrôle à distance, la prise en charge partielle par l’économie villageoise de la reproduction de la force de travail du migrant, la réversibilité de l’option du statut de citadin, etc. Les candidats à ce statut valorisé ne peuvent jouer de façon efficace le rôle de diffuseur du mode de vie urbain que lorsqu’ils sont proches de ceux qui font la ville. Une pareille proximité a été vécue par ceux d’entre eux qui bénéficiaient d’un emploi salarié, suivaient un parcours de formation scolaire, effectuaient ou avaient effectué leur service militaire.

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 Les passeurs de culture Les apprenants de l’école coloniale L’école coloniale, en tant qu’appareil idéologique d’État, a été un des lieux d’accomplissement de la « mission civilisatrice ». Ce projet d’involution a consacré l’élection du jeune garçon et de la jeune fille comme agents irremplaçables de la diffusion des référents du mode de vie urbain, l’habitation « indigène » comme plate-forme de distillation des manières citadines d’être, de faire et de voir201. Le rôle d’agent de diffusion du modèle culturel urbain dévolu à l’enfant est plus aisément rempli dans les foyers où le patriarche accepte le projet urbain. Son acceptation rend ainsi compte de l’existence de stratégies scolaires de familles conscientes du capital social et du capital symbolique (Bourdieu 1989) qu’elles peuvent tirer de l’octroi à un des leurs d’un titre scolaire et d’une activité professionnelle rémunérée et socialement valorisée. La langue, les jeux et les disciplines, liées aux usages du temps et aux codes vestimentaires, correspondent à un ensemble de lieux où s’observe la distillation de signifiants de l’urbanité. La langue française, introduite dans les habitations familiales, tend à devenir une composante du plurilinguisme des milieux africains, à configurer la diglossie dans les dynamiques linguistiques (Ndao 1993). Avec les séances de lecture, les récitations et les chansons faites à haute voix, les sonorités de cette langue deviennent familières, perdent d’éventuelles propriétés négatives qui leur seraient attribuées, acquièrent éventuellement du charme. Au terme d’une ou de quelques répétitions de ce jeu phonétique, des membres de la cellule familiale en arrivent à mémoriser des fragments du lexique et de la syntaxe rabâchés par l’apprenant et 201

Les travaux sur l’école coloniale mettent l’accent sur les propriétés et finalités de l’enseignement identifiées (Suret-Canale 1977, Bouche 1997, Fall 1997), la pyramide scolaire (Suret-Canale 1977), la reproduction de l’enseignement « métropolitain », qui est « formel, scolastique, verbal, [fait jouer à] la mémoire, [au] « par cœur »… un rôle capital » et transforme les élèves en sujets passifs « "buvant la parole du maître", rabâchant définitions et nomenclatures interminables [dates d’histoire, listes de souspréfectures, etc.] » (Natanson et Prost 1963 : 40). Mais peu d’études portent sur les « grandes écoles » coloniales. Notons, en premier lieu, l’École primaire supérieure et commerciale, dite aussi Ecole Faidherbe. Elle a formé jusqu’en 1907, date de sa suppression, des « sous-officiers » de l’économie marchande coloniale. Citons, ensuite, l’École normale. Basée à Saint-Louis, puis transférée à Gorée en 1912, elle était le lieu de formation des enseignants (Fall 1986). Retenons, enfin, l’École supérieure professionnelle ou Ecole Pinet-Laprade de Dakar. Elle est la version « péjorée » de l’école « métropolitaine » baptisée École d’Arts et de Métiers (Bouche 1997, Fall 1997). Rappelons que ces établissements sélectionnaient les apprenants « les plus doués,... les mieux disposés à [former] » pour produire « la noblesse scolaire » ou la noblesse d’État, c’est-à-dire cet « ensemble d’individus d’essence supérieure » bénéficiaires des pouvoirs de nomination et d’allocation de ressources enrichissantes de l’État colonial (Bourdieu 1989 : 141).

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à les intégrer dans leur répertoire linguistique. L’inclination à convoquer ces procès peut être facilitée par la séduction portée par l’exposé de signes d’écriture et des dessins sur les murs et les panneaux en bois des constructions immobilières. Cela contribue à renforcer les prédispositions des occupants de ces lieux à effectuer des emprunts linguistiques202 pour nommer des ressources de la culture matérielle du colonisateur. Les exercices de gymnastique, appris à l’école coloniale, et répétés dans le périmètre de la maison et du penc lignager, sont portés à la connaissance des grands-parents, des parents, des aînés et des autres sujets colonisés. Ils s’informent ainsi sur la culture dominante. Témoins oculaires des prestations ludiques des apprenants de l’école française, ceux-là ne manquèrent pas de (se) poser des questions et de procéder, entre eux, à des échanges de points de vue sur ces exercices physiques. Reconstituer leur déroulement, tenter de comprendre les attendus qui ont présidé à l’enchaînement des gestes accomplis, comparer jeux scolaires et jeux du terroir, réaffirmer ou revoir le rapport à la culture dominante, dont celle relative au fait urbain, etc., constituent autant d’exercices qui furent certainement au centre de leurs échanges. Les usages du temps et des pièces vestimentaires européens font également l’objet d’une reproduction. L’école coloniale favorise la diffusion de l’agenda « métropolitain » dans les habitations africaines où vivent des apprenants. Des horaires de repas sont ainsi réaménagés. Le déjeuner est particulièrement concerné par un pareil changement. La tendance est au partage aux environs de midi du repas préparé. L’expression midi keng bol keng (litt. : « midi pile, bol posé ») réfère à la centralité dans la vie sociale du néo-citadin de cette heure de descente des écoliers et des travailleurs soumis au « temps minuté de l’usine ». Avec le port de la chemise et de la culotte, le costume européen fait son entrée dans les habitations africaines, disqualifie progressivement le torse nu et le ngemb (cache-sexe et cachefesses à la fois) en vogue chez les garçons. Quant aux adolescentes scolarisées, la jupe et la robe viennent enrichir leur garde-robe. L’école coloniale rompt avec les usages autochtones en imposant à ces dominés, encore mineurs, un recours répété au port du costume de sortie, ce qui participe du renforcement de l’ancrage des façons de paraître du colonisateur et du citadin dit « moderne ». Le travailleur domestique L’étude du travailleur domestique africain occupe encore une place insignifiante dans les productions historiennes des universités de langue 202

En se contentant de faire des emprunts lexicaux à la langue française, le colonisé instruit sur l’échec du projet d’imposition du monolinguisme (Calvet 1979), sur son aptitude à adapter son parler aux exigences du moment vécu et/ou à accepter l’institution de la diglossie. 109

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française. En France, l’homologue de cette figure une et multiple de l’auxiliaire de la bourgeoise au foyer a retenu, dans les années 1980, l’attention de quelques historiens. Citons, entre autres, Anne Martin-Fugier (1980a : 27-39), qui questionne l’image de la « bonne à tout faire »203 et Alain Corbin. Ce dernier est l’auteur d’une « archéologie de la ménagère et [des] fantasmes bourgeois » au XIXe siècle 204 . Concernant l’Afrique, le rôle de pionnières dans la reconstitution de son histoire revient probablement à Yvonne Knibielhler et Régine Goutalier (1985). S’appuyant, en partie sur le témoignage romanesque de Lucien Faure intitulé Orientales et publié en 1930, elles dépeignent la domestique maghrébine (la Fatma) sous les traits d’un personnage méfiant. Catherine Coquery-Vidrovitch (1992, 1994) propose des repères utiles à la reconstitution de la généalogie et de l’itinéraire socio-professionnel du travailleur domestique noir. Ousseynou Faye (1989, 1993) et Bitty Bocar Bâ (1993), pour leur part, mettent l’accent sur les relations entre les domestiques et leurs patrons205. La domesticité puise ses racines dans la traite négrière EuropeAfrique-Amérique (fin XVIe- XIXe siècles), pendant laquelle les patrons d’embarcation et les « maîtres de la parole » des caravanes faisaient appel aux femmes. Ces dernières (de condition servile) se virent assigner les tâches de pilage de mil, de blanchissage et de cuisine. Rémunérées en nature, certaines d’entre elles ont été réduites au statut de concubine. Pour les autres, la profession de péripatéticienne a constitué la voie sans issue à suivre206. Bitty Bocar Bâ (1993) estime que le XVIIIe siècle correspond à un temps fort de l’aliénation de la force de travail de cette actrice sociale. Ce personnage affichait deux visages : la femme lebu, obligée de se réfugier avec son nouveau-né « illégitime » à Gorée où elle finit par se donner corps et âme à son protecteur, et la paysanne du Kajoor, en quête de sécurité dans cette île où la précarité sociale sert de terreau à l’amour vénal. Le travailleur domestique employé au départ dans les vieilles villes de Saint-Louis et Gorée, puis dans celle plus récente de Dakar, était un adolescent placé sous tutelle. Les milieux judiciaires coloniaux le désignaient par les termes de « mineur libéré », de « mineur délivré de la « condition captive » ou de « mineur délivré de la condition de captivi-

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Elle est véhiculée par la fameuse chanson « Quand y a plus d’bonne, y a plus de bourgeois ». Lire Corbin (1981 : 81-90). Une collecte soutenue de récits de vie et de documents iconographiques, un dépouillement systématique des sources imprimées et des dossiers d’archives et une sélection des autobiographies écrites (Traoré 1975) permettront de mieux cerner le profil et les trajectoires sociales du domestique qui fait partie des « marginaux et exclus de l’histoire » (Anonyme 1979). Cette reconstitution nous a été proposée par le collègue feu Mbaye Guèye, qui était le spécialiste de la traite négrière.

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té »207. Ces espaces urbains, qui jouaient le rôle de foyers de liberté pour « hommes enchaînés »208, ont contradictoirement été des plates-formes où : l’asservissement fut reconduit avec le mécanisme de la mise en tutelle. Ce dispositif se résume au placement de mineurs chez des particuliers mis à contribution pour assurer leur réinsertion sociale au travers de l’offre de deux possibilités : l’apprentissage d’un métier ou la domesticité209. Avec l’accession de Dakar au statut de capitale de l’AOF dès 1904, dont l’une des incidences consiste en l’augmentation combinée des effectifs des milieux coloniaux et de la demande de travail domestique, le domestique mineur cède progressivement la place au migrant issu de l’exode rural et recruté au sein de la « population flottante ». Ce dernier devient ainsi le travailleur domestique de la troisième génération. Son âge modal connaît un relèvement significatif tandis que s’élargit l’éventail de ses origines géographiques (cercles du Sénégal, Soudan français, Guinée française et Guinée portugaise). La présence des deux sexes est également effective dans une filière de travail caractérisée avant tout par la spécialisation. La cuisine, le blanchissage et le pilage des céréales (variétés de mil, riz paddy) correspondent aux tâches domestiques sur lesquelles repose cette spécialisation. Ainsi, on dénombre à Dakar, en 1904, 88 blanchisseuses et 607 pileuses 210 . Mais l’absence de spécialisation professionnelle constitue une autre caractéristique de la domesticité, ce qui permet d’assister à la montée en scène du boy à tout faire, prêt à participer au rayonnement de la langue de son patron. Questionnant la superstructure linguistique dominante des colonies antillaises et africaines de la première moitié du XIXe siècle, Calvet (1979 : 72) conforte cette posture lorsqu’il déclare que « le recul de la langue dominée [commence] par la cour, la noblesse locale, la bourgeoisie et, dans une moindre mesure, les domestiques et quelques commerçants » et que « La langue dominante est ainsi adoptée par ceux qui, sur place, sont 207

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ANS, K 23, Tutelle des mineurs délivrés de la condition de captivité, 1903-1906 et Bâ (1993). Ce qui est conforme aux dispositions de l’arrêté du 5 décembre 1857 (Bulletin Administratif du Sénégal (1857) La prestation des services de ce domestique mineur, taillable et corvéable à merci et à toute heure (Bâ 1982 et ANS, K 23, op. cit.), qui a fait l’objet d’une dispute entre membres du « colonat » ne s’interdisant pas de circonspection d’ordre moral pour arriver à leurs fins (ANS, K 23, Correspondance du Procureur général en date du 3 octobre 1904), remonterait dans le périmètre de Lagos au début des années 1860 (CoqueryVidrovitch 1992). ANS, 22G19, extrait du registre de recensement de la ville de Dakar, 1904. On retiendra que les pileuses sont sollicitées par les ménages africains. La fiabilité de cette information est vérifiable dans de nombreux dossiers d’archives de la sous-série 5M. En guise de texte illustratif, nous pouvons indiquer l’intertexte constitué par les différentes pièces du procès en correctionnelle de Bila Boubou dit Moussa Savané, en date du 7 juillet 1904 et classé dans le versement coté 5M 720 des ANS. 111

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proches du pouvoir colonial ou le représentent, et par ceux qui travaillent pour lui [domestiques, commerçants, mais aussi, dans les pays de tradition écrite comme ceux de l’hexagone, écrivains, poètes, etc.] ». La contribution du domestique dans la diffusion de la langue du dominant, appelée à structurer la nouvelle culture urbaine, procède avant tout de la marge d’observation culturelle produite par la mise en œuvre de son contrat de travail211. La journée de travail de 12 heures environ ou les minutes passées dans les foyers d’un « colonat », où le célibataire est fortement représenté, furent mises à profit par le domestique pour découvrir le mode de vie européen212 et acquérir un savoir-faire en matière de gestion du propre213 et de maîtrise des codes de la sexualité du dominant214. Ce faisant, le travailleur domestique, dès son retour dans le milieu d’origine ou sous le toit provisoirement occupé, s’exerçait au compterendu de ses observations et de ses apprentissages. Avec ou sans le groupe social d’appartenance, il mesurait la distance entre les deux univers, appréciait le décalage des valeurs culturelles, décidait des emprunts à faire. Sous ce rapport, son langage affiche facilement une relative densité de mots de la langue française. L’altération de leur phonétique est à l’origine de vocables participant du renouvellement de la langue du dominé, prélude à l’affirmation d’un parler des nouveaux citadins. Des mots comme « minaas » (faire le ménage) et « simis » (chemise) sont des exemples d’emprunts exhibés. Le domestique se signala également par l’adoption de la culture matérielle du colonisateur au travers de l’acceptation, sous forme de dons, d’objets de consommation usagés remis par l’employeur. Des faits semblables ont été notés avec le manœuvre. Le manœuvre Une plus grande attention a été accordée, dans la littérature historienne, à la connaissance du manœuvre. Peut-il en être autrement lorsque 211

Il consiste en un contrat unique pour l’employé à temps plein (le boy ou la « bonne » à tout faire) et en un contrat multiple conçu pour la blanchisseuse. 212 La découverte a surtout porté sur l’organisation de la cuisine, les mœurs culinaires, les modes d’habiter, les règles comportementales, etc. 213 L’apprentissage du métier de fille de ménage ne fut certainement pas facile à Dakar. Des domestiques auraient pu relater des difficultés analogues à celles de leurs consœurs maghrébines, rendues partiellement compte en ces termes : « moi, j’ai travaillé dans la ferme. J’ai dit que je savais faire le ménage. La femme m’a donné un seau et une serpillière : j’ai déversé le seau d’eau sur les meubles et les fauteuils, et je frottais, et je frottais. J’ai tout abîmé ! La Française s’est mise à crier ! Je n’avais jamais rien vu, ni mobilier ni même les lits » (Knibielhler et Goutalier 1985 : 255). 214 Ne l’oublions pas, ce dernier devint un de ses partenaires masculins. Les contacts intimes entre patron et domestique posent également le problème du viol, du « harcèlement sexuel » par le « mâle », prompt à exercer son droit de cuissage, ou celui de la « provocation sexuelle » par la « femelle ». Voir ANS, 5M 719, Affaire Samba Diallo, 26 mai 1904.

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l’on sait que dans la relation capital-travail, qui gouverne le procès économique, l’importance du manœuvre comme producteur de richesses a conduit l’État colonial à produire des rapports et des enquêtes assez bien fournis en données factuelles exploitables par les historiens et les autres spécialistes des sciences sociales215 ? Comme « bête de somme » du capital, le manœuvre évoluait dans le périmètre du port et les services des chemins de fer (Suret-Canale 1977), exerçait ailleurs, d’après Coquery-Vidrovitch (1992), les métiers de charpentier, maçon, porteur et terrassier. On lui accolait souvent l’étiquette de manutentionnaire. Cet étiquetage valide le portrait d’homme à tout faire dessiné par Thioub (1994) pour camper sa figure une et multiple. Ce diffuseur de la culture urbaine, perçu comme un auxiliaire de la colonisation ou un privilégié du fait de son entrée dans le salariat (Coquery-Vidrovitch 1992), bénéficiait d’un prestige social indéniable216. Auteur d’une série d’observations et de pratiques culturelles dans son lieu de travail jouxtant ou non l’espace socio-résidentiel de son patron, il se situait à un niveau d’information et d’apprentissage de la civilité et de la culture de la ville assez proche de celui du domestique. Comme ce dernier, il pouvait procéder à la diffusion d’emprunts linguistiques et recevoir de son employeur des dons de biens usagés tels que les vêtements. Son inclination à porter des costumes européens, devenus des codes de la ville, est énoncée en pointillé dans de nombreuses opérations de vols commises par et au détriment des manœuvres217. Toutefois, le port de ces modèles vestimentaires peut informer sur son infortune. Sous ce rapport, porter une unique tenue vestimentaire réfère à la fonction zéro de l’habillement, celle de protection du corps contre les agressions du milieu écologique. Peu importe, dans ce cas de figure, que le costume porté soit celui du manœuvre ou du personnage en armes appelé « tirailleur sénégalais ».

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Pour le fond d’archives intéressant l’exemple sénégalais, voir la série K (travail), la soussérie 2G (rapports périodiques) et les documents non cotés produits par les chambres de commerce et d’industrie des chefs-lieux administratifs (Thioub 1994). Leur dépouillement a permis d’étudier des points comme la question salariale (Coquery-Vidrovitch 1992, Lakroum 1983, Thioub 1994), la syndicalisation et les luttes revendicatives (Guèye 1990, Seck 1992, Sène 1987, Sidimi 1983, Thiam 1984, Thioub 1983). Cela fait qu’il avait voix au chapitre chaque fois que les « dures exigences du paiement comptant » informaient les transactions entre individus ou entre cellules lignagères, qu’il jouissait souvent du statut plurivoque de chef de ménage : ordonnateur de dépenses, époux, père et tuteur. Cf. les dossiers d’archives cotés 5M 720 des ANS. 113

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Le tirailleur africain Même s’il n’est pas encore chaussé au début du XXe siècle (Kaké 1976), le tirailleur africain 218 est connu pour son fétichisme de l’uniforme, la crainte, le respect et/ou l’admiration qu’il a suscités auprès de ses congénères (Faye 1995). Comme un des points de mire de la société colonisée, il donna à imiter lignes, volumes, couleurs et accessoires du costume européen. Aussi y a-t-il certainement eu des habitants de la ville de Dakar qui s’imaginaient, en portant ce modèle, « revêtir » la peau du tirailleur dit sénégalais. L’imagination, qui se contente de combiner entre elles les présences finies du donné (Derrida 1976), fait ainsi figure de volant régulateur de la diffusion du modèle vestimentaire de la ville européenne. Sa participation à la diffusion de la culture de la ville s’observe également sur le terrain linguistique. Ne l’oublions pas, il a été une des cibles de la politique culturelle du colonisateur. L’état-major colonial en a fait le destinataire exclusif d’une variante langagière du français appelée « petit nègre »219. Les substantifs et les adjectifs, débités dans les exercices linguistiques des tirailleurs sénégalais, sont au cœur d’emprunts faits probablement « en désordre, au hasard des contacts » (Cousturier 1957 : 91) auprès d’eux par des habitants de Dakar candidats à la citadinité. Cette ressource identitaire est obtenue, ici, en en se livrant, entre autres jeux, à la réappropriation par le « moulinage » phonatoire des mots pris à la langue française « retravaillée » pour les soldats africains. De pareils exercices linguistiques participent de l’émergence de changements de comportements et de la consolidation des nombreuses quêtes qui estampillent les trajectoires des candidats à la citadinité.

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De nombreuses études ont tenté de reconstituer son histoire. Exemple, celle de son enrôlement a retenu l’attention d’Akpo (1997), Michel (1992) et Suret-Canale (1977). Le manuel véhiculant ce type d’espéranto et utilisé pendant la Première Guerre mondiale est intitulé, selon un témoignage d’époque, Le Français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais (Cousturier 1957). Ce bricolage sociolinguistique se caractérise par l’appauvrissement lexical, consécutif à la suppression du verbe, du genre, du nombre et du pronom, et la surabondance de la formule péjorative « y a », employée en guise de substitut du sujet, de l’article et du verbe.

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Village en recul, ville en chantier et cultures en présence (1857-1914) Pièce iconographique n° VII : Les tirailleurs africains du camp des Madeleines II

Source : ANS, 4Fi 755.

 Façons de faire et aspirations des néo-citadins Se fabriquer un nouvel habitat Même si continuer à vivre sous un toit de chaume220 est assimilable, dans une certaine mesure, à une forme de refus de la ville et de sa culture matérielle, l’aspiration au statut de citadin et la revendication de ce modèle ont conduit de nombreux acteurs sociaux à s’investir dans l’appropriation du bien immobilier diffusé par le modèle urbain221. Cela explique le caractère polymorphe de l’habitat dit indigène222. Dans les documents iconographiques conservés aux Archives Nationales du Sénégal, l’on se rend compte que la paillote, qui apparaît sous forme de construction (dis)jointive, semble représenter la forme d’habitation complémentaire la plus utilisée dans les stratégies familiales où la pression démographique dicte le grignotage de l’espace non bâti de la maison. Le toit en chaume est alors affecté aux « subalternes » de la cellule familiale223. Cet édifice a été conçu comme une réponse à l’insécurité portée par la fréquence du déguerpissement forcé. Reconnaissable à son clayonnage de tiges de mil, la paillotte cède de plus en plus la place à de nouvelles inventions immobilières. 220

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Rappelons que l’emploi du chaume a fait l’objet d’une interdiction en France au XIXe siècle. Cette décision fait partie des mesures incitatives prises en faveur des fabricants de tuile et d’ardoise et des transporteurs de marchandises (Benjamin et de Varenghien 1995). N’oublions pas que l’habitat est cette sorte de clé qui nous permet de comprendre et de dire, avec l’architecte Eliel Saarinen, que « La ville est un lieu ouvert où l’on peut lire les aspirations et les ambitions de ceux qui l’habitent » (Whyte 1986 : 27-39). ANS, 4Fi 429, Dakar (Sénégal). Une vue générale, Dakar, (1911), 126, [Collection Nouvelle] ; 4Fi 481, document déjà cité (doc. cit.) ; 4Fi 730, Dakar. Dans le Quartier indigène, Dakar, [1905]. ANS, 4Fi 429, 4Fi 447, 4Fi 730, 4Fi 481, 4Fi 730 et 4Fi 889. 115

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

Celle qui retient, en premier lieu, notre attention est le bordas. C’est une construction à toiture en paille et à panneaux de bois utilisés comme armature. La juxtaposition du matériau brut de construction et du matériau (semi)fini préside ainsi à sa conception. L’apparition du bordas précède, selon l’informateur El Hadj Mour Ndoye, celle des autres types de constructions immobilières visibles dans les paysages urbains de Dakar. Ils ont pour noms : baraque (Sinou 1993), bâti en banco224, bâti en dur surmonté d’une toiture en zinc, puis en tuile225, ensuite en ardoise226 et, enfin, bâti en dur comportant une terrasse. La baraque, cette autre variante d’habitat sommaire (Chapelot et Fossier 1980, Sinou 1993), correspond à un édifice carré ou rectangulaire, composé de pannons (pans de bois) disposés horizontalement. Son modèle de cloisonnage est préfiguré par le bordas. On peut dénombrer une dizaine de rangées sur le panneau faisant office de façade extérieure dans la photogravure cotée 4Fi 730. Ce modèle de construction exhibe une toiture en tuile à double pente. Pièce iconographique n° VIII : Un modèle de baraque du début du XXe siècle

Source : ANS, 4Fi 730. 224 225

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La case en banco est représentée dans les photogravures cotées 4F 2755 et 4Fi 925. La tuile utilisée à Dakar est fabriquée à Marseille. Appelée tuile à la romaine ou tuile canal, elle est contemporaine d’autres matériaux de couverture : tuile plate à bout pointu fabriquée dans le Béarnais, tuile courbe appelée « tige de botte » en Poitou Charentes, coyau ou tuile plate à large débord retroussée dans le Limousin et en Savoie, tuile « à queue de castor » alsacienne. La tuile marseillaise a été adoptée en Franche-Comté après l’abandon du tavaillon, qui est une placette d’épicéa refendue que l’on cloue sur la charpente. En Champagne, ce bardeau de bois a été utilisé pour protéger les façades contre les intempéries (Benjamin et de Varenghien 1995). Pour plus d’informations écrites sur l’emploi de ces matériaux de couverture au Moyen Âge et sur les autres variantes (ardoise, chaume), lire Chapelot et Fossier (1980) ; Amouric, D’Archimbaud et alii (éds.) (1995). Au XIXe siècle, l’ardoise a été un des signes du standing immobilier des notables d’Anjou (Benjamin et de Varenghien 1995).

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Les baraques et les bâtis en banco ou en dur surmontés d’une toiture sont caractérisés par une toiture à pente relativement adoucie. Ils correspondent ainsi à des figures architecturales faisant « le dos rond sous le vent » (Benjamin et de Varenghien 1995 : 68). Leur mise en scène se traduit par l’exposition de pièces de construction comme les poutres, les chevrons et le platelage où sont rivées les tuiles et de deux ou plusieurs ouvertures (portes, fenêtres). Leur usage matérialise l’entrée de la culture urbaine dans les foyers africains de Dakar. En fonction des ressources financières mobilisées, les propriétaires immobiliers qui ont renoncé à vivre sous la paillotte vont opter pour l’édification de la baraque. Celle-ci se décline en plusieurs modèles : baraque à pièce unique, baraque comprenant plusieurs pièces, baraque dont on peut « toucher de la tête aux poutres » (Collomp 1986 : 511), baraque à toiture est suffisamment relevée, baraque au parquet en terre battue ou au sol cimenté. La carte postale cotée 4Fi 429 et portant « Vue générale » de Dakar dans la seconde décennie du XXe siècle (1911) renseigne sur le bâti. Reproduite ci-dessous, elle contient une quinzaine de constructions en dur, réparties en bâtiments composés de deux ou trois pièces. Sacralisé par les pouvoirs publics coloniaux, le bâti a été adopté non seulement pour signifier son adhésion à la culture urbaine, mais aussi et surtout pour jouir des commodités qu’on lui attribue, se détourner de l’inesthétique figuré par la paillotte et faire sienne la représentation de la maison comme symbole de réussite sociale et valeur-refuge. Pièce iconographique n° IX : Constructions en dur dans les milieux africains de Dakar

Source : ANS, 4Fi, 429.

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Cette représentation duale informe sur les façons de construire le bâti des milieux africains. Ainsi, l’aménagement des ouvertures consiste à multiplier le nombre des fenêtres (trois dans les deux bâtiments de gauche de la seconde rangée) et des portes (deux dans le deuxième bâtiment de la première rangée). Ces ouvertures, qui sont équidistantes, présentent des huisseries composées de barreaux sur la partie supérieure et, d’un panneau recouvrant la partie inférieure. Les constructions immobilières présentées dans ce document iconographique accordent davantage de place aussi bien à la toiture en tuile à double pan qu’aux murs en briques non recouverts d’enduits. Ces dernières fonctionnent ainsi comme des pièces décoratives. En conséquence, il est possible de valider le point de vue de Michelle Perrot (1987) selon lequel la brique correspond à une des formes dominantes des patrimoines. Les nouveaux citadins ont aussi acquis une autre façon de faire la clôture des maisons. En lieu et place de la palissade, faite de tiges de mil227, ils ont opté pour les claies en bambou (le crinting), les planchettes de bois (de récupération) ou les bardeaux tirés du rônier ou du palmier à huile 228 . Le renouvellement des savoir-faire s’observe également avec la fabrication de la poutre faîtière ou du lattis229, le calcul de la profondeur des excavations prévues pour construire les fondations, l’édification des poteaux de consolidation230 et la pose des briques à plat sur le sol231. Se conformer aux nouveaux codes de vie Le modèle français en matière de culture urbaine accorde une place importante à la réglementation des faits et gestes. Des codes de vie sociale déterminés sont conçus et appliqués. Le bruit fait ainsi partie des faits ciblés dans ces dispositions. La gestion du bruit, qui renvoie à l’imposition de la cartographie occidentale du temps social et renseigne sur les contraintes imposées aux candidats à la citadinité, est contenue dans l’histoire des « tapages nocturnes ». L’arrêté municipal du 25 février 1889 est un des textes fondateurs ou reproducteurs du dispositif réglementaire relatif aux bruits, notamment ceux enregistrés durant la nuit. Il institue deux régimes. L’un est celui de l’interdiction, qui concerne les manifestations sonores précises (séance de tam-tam, chants, battements des mains, tirs de fusil, pilage de mil), et l’autre celui de l’autorisation qui instille la mansuétude de l’autorité compétente. Ce régime d’autorisation fixe à 21 heures la limite du laisser-faire en matière de bruit. Les infractions à une telle disposi227 228 229

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ANS, 4Fi 431, doc. cit. ANS, 4Fi 429 et 4Fi 445, doc. cit. C’est le document coté 4Fi 965 qui visualise le mieux le lattis de la baraque. Leur nombre, leurs emplacements, leurs dimensions et la profondeur des excavations obéissaient à des normes précises. Cette dernière façon de faire a prévalu au Moyen Âge. Les maisons européennes étaient bâties sur un quadrilatère de sablières basses (Chapelot et Fossier 1980).

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tion réglementaire font l’objet de sanctions pénales contenues dans la loi du 23 janvier 1873 (article 2) et dans le Code pénal (article 479). La notion de tapage nocturne a été utilisée pour faire respecter le droit au sommeil du colonisateur, réaffirmer la volonté de justifier, légitimer et faire en sorte que soit acceptée et appliquée la grille des normes coloniales qui participent de la diffusion de la culture urbaine. La nouvelle façon de faire, imposée au candidat à l’acquisition de cette culture, consiste à respecter l’agenda du bruit (Corbin 1994, Demay 1887 et Thuillier 1977) produit par le pouvoir colonial. Mais, la revendication d’un pareil modèle culturel ne va pas signifier obligatoirement, pour le résident africain, le renoncement à cet usage qui fait de la nuit un des moments forts des manifestations distractives. Peu importe que celles-ci accompagnent ou non le déroulement du cycle lunaire. Se pose ainsi la question de la subversion du dispositif réglementaire en question. Le rapport à l’hygiène et le respect de l’interdiction du port d’arme constituent d’autres points du régime de contrainte déroulé sous forme de parcours à suivre par les candidats à la citadinité. Le code de l’hygiène, contenu dans l’arrêté n 2093 bis du 12 décembre 1912 du lieutenantgouverneur du Sénégal, et les décisions du 19 novembre 1913 prises par le Comité supérieur d’Hygiène et de Salubrité publique de l’AOF répertorient les gestes à ne pas faire : - conserver des eaux stagnantes susceptibles de servir de gîtes de moustiques et de larves de moustiques ; - stocker, en terrain non couvert, des matériaux « susceptibles par leur accumulation de faciliter la création de collections d’eaux » et, par conséquent, la prolifération des insectes diptères ; - habiter dans une maison qui n’est pas balayée, clôturée ; - laisser ouvertes les poubelles ; - déposer des matières fécales et des immondices ménagères ; - uriner et jeter des eaux usées sur l’espace public ; - sécher des poissons et des peaux d’animaux (Faye 1989). Avec la lutte contre les maladies endémiques (le paludisme), les nuisances microbiennes (Diawara 1997, Gaye 1997) et les mauvaises odeurs, qui institue la gestion de l’espace social232, la culture urbaine a été déclinée en termes de discipline hygiénique à observer. Son non-respect entraînait des sanctions, notamment des amendes de simple police233. 232

233

Cette tâche a été effectuée grâce aux missions d’inspection hebdomadaire des maisons par deux équipes du service d’Hygiène quadrillant le territoire de la ville en dix secteurs en 1912. ANS, 5M 744, Affaire Madjiguène Paye, 19 mars 1912. Cette dame lebu de 45 ans s’est opposée physiquement à un agent du service d’Hygiène qui a violé la sacralité de l’autel 119

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

Le port des armes constitue une autre habitude culturelle à laquelle devait renoncer tout candidat à la citadinité. Ce réflexe sécuritaire, consécutif à la lutte pour la survie posée avec acuité par la traite négrière, a conduit de nombreux habitants de Dakar à porter par devers eux des armes blanches. Le répertoire de ce type d’équipement s’est enrichi avec l’usage du coup de poing américain, du couteau à cran d’arrêt. Mais, pour de nombreux migrants, les armes de protection privilégiées ou accessibles demeurent le caillou, le poignard et le bâton234. La pax franca, visée dans la prohibition du port d’arme, veut donner de la ville l’image d’un espace pacifié et de l’habitant de la ville, celle d’un être aux intentions pacifiques et désireux de vivre dans la quiétude. L’acceptation du désarmement est obligatoire pour les colonisés, engagés ou non dans la revendication et la défense de la culture urbaine. Certains d’entre eux, encore attachés au port d’arme censé symboliser la masculinité, ne manquèrent pas de subvertir ce point de l’ordre culturel de la ville, comme celui relatif à la réglementation des activités ludiques. S’adonner à de nouveaux loisirs Le jeu de hasard fait partie des nouveaux loisirs auxquels s’adonnaient les candidats à la citadinité et les résidants attachés aux cultures des terroirs. Ils se rendaient dans les maisons de jeux de hasard235 pour s’y exercer aux jeux de pronostic, de compétition ou de hasard. Quatre exemples d’activités ludiques ont été de mode dans les milieux africains de Dakar : le loto, le jeu de cartes, le jeu de dames et la « loterie Congo ». Le loto était pratiqué dans les locaux de jeux « clandestins ». Un cas est signalé en 1910 avec l’« affaire » consignée dans les dossiers d’archives disponibles et consultés236. Avec cet exercice de pronostic, les candidats à la citadinité, comme les sujets rétifs à l’imposition de l’ordre

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de l’accusée. Ce dernier n’a voulu voir dans la symbolique des « calebasses d’eau » qu’une flagrance de l’insoumission de la fautive (Faye 1989 : 311-312). Deux dossiers confortent cette hypothèse. Le premier est relatif à une plainte contre X déposée par le soldat Guinée Diallo, en service au moment des faits comme canonnier au 6e Régiment d’Artillerie coloniale (RAC). Il affirme avoir été agressé, dans la nuit du 26 juin 1904, par « une bande de toukouleurs armés de gourdins et de cailloux », qui déclarerait faire ainsi acte de vengeance à son détriment et pour le compte d’un des leurs en l’accusant d’avoir fait partie d’une bande de tirailleurs agresseurs (id. : 310-311). Le second dossier contient un cas de menace de sévices attribuée au « maçon » Souleymane Diouf. La « victime » est son employeur, Jean Merly. Pour avoir congédié un travailleur qui « ne venait au chantier que quand cela lui plaisait » et pour avoir refusé de lui verser immédiatement son dû après la rupture du contrat de travail, la « partie civile » déclare avoir été menacée à l’aide d’un poignard (ANS, 5M 733, Affaire Souleymane Diouf, 21 octobre 1907). Sa gestion était réglementée. Les tenues illégales de maisons de jeux de hasard ont fait l’objet de sanctions (ANS, 5M 686, Affaire Guèye Sall ; 5M 739, Affaire Amadou Ndiaye ; 5M 749, Affaire Seya Traoré ; 5M 752, Affaire Sirou Diarra). ANS, 5M 739, Affaire Amadou Ndiaye, 1910.

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culturel urbain, partageaient ensemble le statut de parieur, apprenaient de nouvelles règles de jeu : fixation des montants, souscriptions, modes de collecte des sous, d’annonce des résultats de la compétition. La « loterie Congo », elle aussi, n’est abordée qu’une seule fois dans les dossiers d’archives. Ce nouveau jeu met en scène des gestes à accomplir. Nous ne disposons pas d’informations précises sur le matériel utilisé. Le seul divertissement lucratif, évoqué de façon répétée dans les sources d’archives, est le jeu de cartes appelé jeu de 21237. Une cagnotte, mise en jeu sur la base de fonds fournis par les joueurs, était remise au vainqueur après le prélèvement, par et pour le compte du propriétaire du local abritant les jeux. Le montant du prélèvement était égal au dixième de la mise238. Le jeu de 21, pratiqué la nuit, pouvait durer 8 heures de temps, ce qui donnait lieu à près d’une cinquantaine de parties de jeux si chacune d’elle durait entre cinq et dix minutes. La victoire était proclamée pour le joueur totalisant 21 points, au terme d’une ou de plusieurs distributions de cartes239 aux joueurs en compétition. A défaut de ce chiffre modal, le gagnant est le joueur qui s’en approchait. Étaient déclarés obligatoirement perdants ceux dont le total de points dépassait la barre des 21 points. La débrouille à laquelle se livre le colonisé, qui a décidé de vivre en ville et en misant entièrement ou non sur les gains rapportés par ce jeu240, renseigne sur la tertiairisation des activités économiques et l’impossibilité d’assister à un basculement de la répartition des richesses sociales. Le kartekat (joueur de cartes) devient ainsi un des visages des candidats à la citadinité ou des « indociles » de la ville coloniale. Son loisir participe du triomphe de la culture de la ville et du recul des façons de faire du terroir où étaient encore méconnues des réalités urbaines comme le transport de passagers au moyen du karoot (carrosse). Accéder au karoot, un rêve du néo-citadin Il est difficile d’écrire l’histoire du désir et des aspirations des habitants de la ville en chantier de Dakar. Cela s’explique, en partie, par l’absence de mémoires écrites. Certaines personnes, rencontrées pendant nos enquêtes orales, ont évoqué avec emphase l’histoire du karoot, même si elles n’ont pu nous restituer de façon satisfaisante les souvenirs laissés 237 238

239 240

ANS, 5M 732, Affaire Malal Bâ, août-septembre 1907. Ibidem. Le caractère lucratif de ce jeu est mis en exergue avec le procès Séya Traoré, qui comparaissait au tribunal correctionnel de Dakar, siégeant en flagrant délit, le 29 octobre 1913, pour statuer sur son infraction économique (tenue illégale d’une maison de jeu de hasard (ANS, 5M 749, Affaire Séya Traoré). Deux cartes sont distribuées à chaque joueur. Séya Traoré, mis en accusation et jugé le 29 octobre 1913 pour tenue illégale d’une maison de jeux de hasard pouvait gagner en une seule nuit et au terme des prélèvements prélevés de façon réglementaire sur les différentes parties de jeu, la somme de 5 F, soit l’équivalent du tiers de son loyer mensuel (id.). 121

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

par les aînés générationnels. Mais, leurs discours suggèrent la manifestation d’un puissant désir de ville réductible au désir de karoot chez les (néo)citadins de Dakar. Ce faisant, l’on retrouve l’inclination des « gens d’en bas » à vouloir posséder des choses prestigieuses et coûteuses. Une pareille aspiration constitue une force immatérielle pour les exclus de la fortune qui s’obstinent à placer leur vie sous le sceau de la réussite sociale. La voiture, cet objet de tous les désirs de l’homme du XXe siècle, ou encore cette machine qui fait éclater le mieux l’irrationnel et le besoin de requalification sociale (Grisoni 1978), a ici un nom : la voiture hippomobile appelée carrosse. L’acte de possession de cette nouvelle machine s’inscrit dans la fugacité de l’instant pour les (néo)citadins non fortunés de Dakar qui purent utiliser ce moyen de transport. Pour ces derniers, le fait de (pouvoir) circuler à bord du karoot, pour mieux apprécier la maîtrise de l’espace, revêt une double signification : l’accès à un autre genre de confort et l’inscription de sa vie dans l’ère de la rapidité et de la fluidité des déplacements. Avec ces différents attributs de la culture urbaine, les candidats à la citadinité augmentaient leurs chances de sortie de l’empire des signes de la ruralité. Pièce iconographique n° X : Le karoot à Dakar

Source : ANS 4Fi 855.

Quatre cartes postales de « la période ancienne » (1902-1914), pour reprendre la terminologie de Philippe David (1978), forment le stock de

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documents iconographiques consultés 241 . Leur examen combiné avec quelques témoignages collectés242 éclaire sur les usages de la voiture tractée. Benyoumoff et Djian243, Fortier244, Grimaud et Lambert, éditeurs de ces images, montrent des « scènes de rue » dans lesquelles apparaît, toujours et au premier plan, la charrette utilisée pour le transport de marchandises et autres biens. Il s’agit de la charrette basse tirée par un âne245 et de la grande charrette tirée, quant à elle, par une paire de chevaux ou par un seul cheval246. Mais, c’est avec Albaret247 que l’objectif de l’appareil photographique a fixé le karoot. La place Protêt (actuellement dénommée Place de l’Indépendance) est son lieu de stationnement. Sous l’ombrage des arbres décorant cette place, on distingue trois karoot. Tracté par deux chevaux, chacun de ces véhicules présente plusieurs éléments structurants. Soulignons d’abord la symétrie des deux paires de roues de dimensions variables (celles de devant, plus petites, comptent 8 rayons contre 14 pour les autres). Ensuite, ce qui retient l’attention, c’est la saillie portée par la surélévation du siège du conducteur (installé sur le front de la carrosserie) et par le surplombement de la partie réservée aux passagers par une tente qui s’ouvre de devant. Cet habitacle est rendu accessible grâce à l’installation de marchepieds sur les côtés longitudinaux de la carrosserie. Enfin, l’on a le parallélisme des deux brancards. De forme concavoconvexe, ils sont ornés de harnachements dans la partie en saillie. Les cochers (un par karoot), recrutés essentiellement chez les migrants tukulër, selon Oumy Diagne 248 , apparaissent nettement dans la carte postale. Ils portent le même modèle de tenue vestimentaire (chemise et culotte de couleur blanche) mais sont sans chaussures. Une pareille figure du paraître n’altérait pas leur image reçue de travailleurs bien habillés249. 241

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247 248 249

ANS, 4Fi 775, Dakar. Place Protêt. Dakar [S.d] ; 4Fi 875, Dakar (Sénégal). Boulevard Pinet-Laprade, Dakar, [s.d] ; 4Fi 876, Dakar. Hôtel de la Marine, [Dakar], [1919] ; 4Fi 935, Camara Dansy, inf. cit. Son récit est corroboré par Oumy Diagne ; Rencontrée à son domicile de la Cité Police de Pikine, le 17 février 1995, cette informatrice née en 1925, a vécu Niayes-Thioker jusqu’en 1940, à la Médina, de 1940 à 1980, date de son installation dans l’agglomération pikinoise. David Philippe (1978 : 6) ne nomme pas C. Djian dans son répertoire des éditeurs basés à Dakar durant « la période ancienne ». C’est l’éditeur qui a produit le plus de cartes postales. ANS, 4Fi 876. Les roues et la caisse, qui sont de dimensions moyennes sont adaptées au gabarit de cet animal. Observer, respectivement, les cartes postales cotées 4Fi 934 et 4Fi 875. La carrosserie, relevée et surmontée d’un échafaudage destiné à éviter la chute des objets transportés, est fixée sur un essieu assorti de roues pourvues d’une douzaine de rayons. Leur diamètre dépasse la taille de la paire de chevaux. Selon David Philippe (1978), cet éditeur disposerait d’une succursale à Kayes, ville du Soudan français. Diagne Oumy, inf. cit. Camara Dansy, inf. cit. 123

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

Le halo de magnificence qui entourait ce véhicule, l’excellente cote attribuée au cheval assimilé à un bien précieux et à un signifiant divinatoire positif, le caractère prestigieux du lieu de stationnement contribuent à consolider la puissance du fantasme nourri à l’égard du karoot. Censé conférer respectabilité et honorabilité, l’usage de ce moyen de locomotion a accompagné l’expansion de la ville. L’étirement du ressort territorial de Dakar s’est traduit par un relatif allongement des distances à parcourir par des habitants prompts à échanger, à l’occasion de leurs rencontres dans les différents lieux de vie, des informations relatives aux difficultés du vécu quotidien et aux choses afférentes à la culture urbaine. Conclusion L’accès aux ressources financières tirées de la rentabilisation de l’immobilier et de l’acquisition d’une qualification professionnelle monnayable sur le marché du travail, la possibilité ainsi offerte à tous ceux qui peuvent disposer de ces richesses d’effacer un marquage social négatif et la perspective offerte à des Lebu de conforter leur statut de membre de l’élite politique, économique et sociale à la faveur des opportunités en matière d’accumulation de revenus numéraires (tirés en particulier de l’investissement dans le marché du foncier) ont conduit nombre d’habitants de Dakar à être sensibles aux valeurs, aux symboles, aux pratiques sociales et culturelles de la ville. Ce faisceau de faits, de gestes et de représentations est porté à la connaissance des populations africaines par les individualités en contact répété au quotidien avec les élites coloniales. Celles-là agissent en véritables observateurs de la scène culturelle construite par le colonisateur, en narrateurs de choses et de comportements perçus initialement comme des marques de l’étrangeté et en agents de consommation des biens et d’imitation des postures et des pratiques de l’autre venu de l’autre outremer. En bref, ces colonisés, habitués à fréquenter les lieux de diffusion de la culture française, se présentent comme des passeurs culturels. Le fait de les écouter, de les observer et de les imiter a contribué aussi bien à la modification progressive des manières de faire et d’être dans la ville de Dakar qu’à l’expansion du désir de ville. Au moment où la baraque et le bâti en dur, construits dans cette agglomération, font figure d’archétypes immobiliers, les candidatures à la citadinité deviennent plus nombreuses. Avec ces projets qui sont synonymes de véhicules de rêves et d’imaginations, Dakar est confronté, au même titre et avec la même force que les anciennes villes-comptoirs de Saint-Louis et Gorée, au phénomène de l’hybridation des cultures locales et de celle véhiculée par le pouvoir colonial. Ce qui est ainsi à l’œuvre, c’est une culture métisse. Son incubation est nettement perceptible dans la

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période 1914-1945 qui est porteuse d’accélérations du cours de l’histoire de l’entreprise coloniale.

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Deuxième partie

Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946

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Chapitre I : Les nouveaux programmes d’urbanisme Le début des années 1910 marque la volonté des décideurs coloniaux de s’exercer, de nouveau, au resserrement du contrôle de la production de la ville de Dakar. Ils investissent plusieurs pistes d’exploration et s’activent dans différents chantiers. Leur initiative la plus remarquée correspond au projet de déguerpissement et de relocalisation hors du périmètre urbain de nombreux acteurs africains. Conçue en 1912, cette idée est matérialisée à la faveur de l’éclatement de la peste de 1914. Le contrôle de l’espace participant du contrôle de cette pathologie, en tant que mesure idoine de prévention et d’endiguement, le prétexte est ainsi trouvé par l’autorité coloniale déterminée à faire de la ville dite « outre-mer » un modèle de modernité et de sécurité. Modernisation et sécurisation qui posent, dans le cas de Dakar, la problématique de son expansion. Établir une autre ville, destinée exclusivement à des catégories précises de colonisés et édifiée sur les marges du plateau de Dakar, se présente comme la meilleure réponse à cette problématique. Cela consacre la fin de l’utopie constituée par le projet de réduire la cité dite « outre-mer » à un isotope et inaugure l’ouverture d’une phase de croissance urbaine estampillée par les logiques de l’hétérotopie. En dépit ou à cause de son incapacité à s’assurer le monopole de la construction des paysages urbains, le décideur colonial a débloqué d’importants fonds d’investissements de peuplement pour faire de la Médina une « ville africaine » qui répond aux critères de la modernité. Même si ses habitants y reproduisent des pratiques culturelles et sociales qui ressortissent de l’ordre du rural. Ce faisant, il s’affirme, de nouveau, comme le principal acteur de la reproduction élargie de la « ville outre-mer » et l’unique initiateur et bailleur de fonds de sa modernisation. Ce procès a été entrepris, dans l’entre-deux-guerres, aussi bien en son centre que sur ses nouvelles marges. Jusqu’au début des années 1930, le gouvernant semble avoir remporté ce pari. Mais, la crise coloniale, consécutive à la combinaison des contre-performances de l’économie arachidière et des effets induits de la crise boursière de 1929, a mis en exergue une pareille vanité. L’afflux 129

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

à Dakar de populations paysannes, confrontées à l’aggravation de la pauvreté, s’est traduit par la création de nouveaux ghettos aux portes des nouvelles excroissances urbaines constituées par la Médina et la Gueule Tapée. Dès lors, le décideur colonial semble se heurter à la répétition de l’histoire de l’impossible maîtrise de la production de la ville de Dakar. Est ainsi mise en scène la relativité de son impuissance qui donne force au parallélisme des formes gouvernant le jeu des rapports entre le dominant et le dominé. Cela consacre la fragilité de deux piliers de l’ordre colonial : l’injonction à la ressemblance et le culte du vraisemblable. Toutes choses qui ont précisément présidé à l’inscription spatiale du projet de désajustement qu’est la fameuse « mission civilisatrice », dont le noyau dur se fait ordre urbain.

La création de la Médina ou le début du lotissement de recasement La bataille autour d’un toponyme et d’un projet L’année 1914 marque le début de l’étalement de la ville de Dakar sur les marches de son plateau. Cette borne chronologique annonce également l’adoption du zoning en guise de technique d’ordonnancement urbanistique250. Enfin, elle ouvre une phase décisive de l’histoire de la production de la ville de Dakar, celle de l’indigénisation.  Les enjeux d’une bataille La bataille porte sur l’attribution d’un toponyme au nouveau lieu de ségrégation socio-résidentielle. Cette dispute est révélatrice de la volonté du pouvoir colonial de perpétuer la mise à distance du « non évolué ». Tilène, Pontyville et Médina sont proposés pour nommer la nouvelle agglomération. Ils renseignent sur l’intention qui sous-tend sa création et sur la trajectoire de sa production territoriale. Le premier toponyme désignait à l’origine une portion du terroir peuplée par les chacals. Tilène (Tileen) est une construction lexicale faite à partir du substantif wolof till (chacal) et du suffixe een employé pour désigner un lieu. Tilène ou zone de peuplement de chacals correspondait à un site de pâturages pour ovins et caprins. Cette proposition toponymique, contenue dans un arrêté du gouverneur général de l’AOF, daté du 13 août 1914, fit long feu. Cela incita les pouvoirs publics à poursuivre leur quête d’un toponyme à attribuer au nouvel habitat ségrégé. Pontyville fut leur seconde proposition. Cette dernière participe, sans aucun doute, de la liturgie sociale qu’est l’hommage rendu à William Ponty. Censé faire partie des « hommes qui font l’histoire », cet administrateur colonial, qui a exercé les fonctions de gouverneur général de 250

ANS, 4P 50, K., A., op. cit. : 503. Dans ce texte, l’auteur fait état de la codification du zoning en 1938.

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Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946

l’AOF, « conversait souvent avec des lébous de tout âge dans leurs carrés »251 . Son ouverture à une sociabilité de voisinage, c’est-à-dire à une sociabilité non élitaire, est magnifiée à travers ce projet de parrainage252. Le toponyme Médina emporta l’adhésion des déguerpis. Il fut finalement accepté par les pouvoirs publics contraints de constater l’échec de leur volonté de gouverner l’empire de la dation. L’emploi de ce toponyme est attribué au marabout tijaan Malick Sy (Dramé 1995, Sakho et Saada 1995 et Sylla 1992). On est en présence de la reconduction du nom de la cité marchande du Hijaz. C’est là que le prophète Muhammad se réfugia et trouva les ressources (humaines et psychiques) à mobiliser dans sa lutte contre les polythéistes de La Mecque. L’acceptation du choix du toponyme arabe par les populations lebu, d’obédience tijaan, s’inscrit dans cette tradition du monde musulman colonisé. Laquelle consiste à dénommer ainsi un habitat urbain sous-intégré. L’adhésion du pouvoir colonial au projet de dénomination procède d’une logique d’accommodation, dont l’activation fut facilitée par le fait que le contrat social reposait sur la bonne entente et les échanges de services entre élites administratives et élites maraboutiques. Carte n° 3 : Dakar et sa Médina en 1920

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ANS, H 21, Hygiène à Dakar. 1916-1918, Correspondance du 22 avril 1916 de E. Guyot, habitant au n° 71 du Boulevard national, au Gouverneur Général de l’AOF ; Marty (Paul 1915). Cette disponibilité à prendre langue avec « l’indigène » a été partagée par d’autres Français, comme E. Guyot, relativement bien renseigné sur l’univers culturel lebu. Dans sa correspondance du 22 avril 1916, adressée au gouverneur général de l’AOF, il évoque le cas d’un autre Européen qui était « en relation avec de vieux habitants de Dakar, dont il [parlait] couramment la langue » (ANS, H 21). 131

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

L’établissement d’un pareil consensus pose implicitement la question des moyens utilisés en vue d’inciter les déguerpis à accepter le projet de leur transplantation hors du territoire de la commune de Dakar. Leur acceptation du projet de délocalisation résidentielle et de la proposition toponymique du calife tijaan procède de deux efficaces : l’assimilation de la mobilité spatiale en question à une répétition salutaire de l’hégire et la mimétique qui structure la sunna 253 . L’autorité maraboutique, armée du chapelet, aurait ainsi réussi à vaincre la résistance au relogement de populations africaines. Son succès relatif ne renseigne que sur la brièveté de cette forme de réaction, dont l’examen aide à mieux apprécier les visages et les discours de ses initiateurs.  Des dessous d’un projet de recasement Betts (1971), Dramé (1995), Seck (1970) et Sinou (1988) ont abordé les circonstances et le déroulement du déplacement d’habitants du plateau et de leur relogement hors du périmètre communal de Dakar. Le vocabulaire officiel, produit et véhiculé à l’occasion du déguerpissement massif de 1914, permet de faire le point sur la représentation que l’on se faisait du nouveau foyer d’accueil des déguerpis. Situé sur les terrains non immatriculés des environs de Dakar254, le site de peuplement choisi par la puissance publique pour les reloger fait partie du parc foncier qui a échappé aux nombreuses manœuvres transactionnelles des « hommes d’affaires véreux » (Diop 1996 : 22). Il est désormais marqué par la violence de l’écriture qu’est l’immatriculation. Le détournement de sa fonction d’usage est contenu dans les dispositions des arrêtés du lieutenant-gouverneur du Sénégal. Numérotés 1207 bis et 1410, ils ont été rédigés les 28 juillet et 6 septembre 1914. De bien transactionnel soumis aux lois du marché, ce patrimoine foncier devient un fragment du domaine public où vont être déclinées de nouvelles intentions du pouvoir colonial en matière d’occupation des sols et de contrôle social du colonisé. Le projet de construction de la Médina reproduit le modèle géométrique occidental. Sous ce rapport, l’on comprend parfaitement pourquoi le premier plan d’ensemble du 13 août 1914, conçu par le service des Travaux Publics, repose sur la division de l’espace en lots « permettant la ré-

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L’acceptation du toponyme proposé par ce leader religieux informe sur l’étendue de l’audience de la tijaniya umarienne. Ce succès résulte de la conjonction de plusieurs données : les visites domiciliaires à différents chefs de famille dakarois par ce marabout, la pratique de la wazifa (formule de récitation) porteuse de sociabilité élitaire, le séjour répété (à Hock dans la maison du notable Abdoulaye Ndiour) du calife en question, khalife des tijaan de Tivaouane, le mariage en secondes noces avec Mame Anta Sall, veuve de son ancien hôte (Mbaye 1976). ANS, P 190, Village de Médina à Dakar. Création du village. Programme des travaux. Arrêté local n° 1301 du 13 août 1914. 1915-1919.

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Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946

partition par rues » pour 20 000 habitants255. Au-delà du respect des formalités urbanistiques, posé au travers de la réalisation de ce nouvel établissement humain, se trouve réaffirmée la volonté du pouvoir colonial d’édifier une agglomération exclusivement peuplée de « Noirs », à côté de la ville des Européens et des « évolués » africains. C’est ainsi que, dans son rapport envoyé au ministre des Colonies, le 16 février 1919, le gouverneur général de l’AOF résume le point de vue officiel, en considérant que le projet de déguerpissement en question correspond à un acte de « séparation des deux villes ». Comme pour disqualifier d’avance toute invocation du racisme d’État, observé nettement en France, dès le XVIIIe siècle, il ajoute, de façon peu convaincante, qu’il importe de ne pas le réduire à une « politique d’opposition des races » et/ou à une restriction « des droits de la politique indigène ». Dès lors, les formules de « village de ségrégation », « village indigène » et « village de la Médina »256, employées par les aménageurs européens pour nommer la nouvelle agglomération, dénotent le recours à un appareil lexical désadapté. Fonctionnant comme le vestige d’une représentation dominante, ce vocabulaire renvoie au métalangage du pouvoir colonial et nourrit la résistance du colonisé ciblé ou interpelé par ce chantier de reconfiguration de la ville de Dakar.  Les armes de la résistance Les résistances au projet d’érection du « village de Médina » furent, avant tout, l’œuvre des destinataires de cette initiative : les colonisés. Leur crime de lèse majesté se résume au fait de se montrer « irrespectueux des règles d’hygiène » et de « vivre comme ont toujours vécu leurs pères »257. D’après Sakho et Saada (1995), leurs réactions hostiles consistent en des protestations et des révoltes. En somme, ces auteurs réfèrent à une surexcitation des esprits des colonisés, confrontés déjà aux effets néfastes du discours officiel sur l’état de siège. Mesure de privation de liberté, justifiée par la survenue de l’épidémie de peste 258 . Ces révoltes ou protestations 255 256

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ANS, P 180, Rapport du Gouverneur Général de l’AOF au Ministre des Colonies en date du 16 février 1919. Lire les arrêtés n° 1467 du 19 septembre 1914 et 1497 du 28 septembre 1914, le câblogramme n° 2060 du 17 novembre 1914 du Gouvernement général de l’AOF au ministre des Colonies, les arrêtés n° 68 du 14 janvier 1915 et 114 du 19 octobre 1915, la lettre n° 565 du 27 avril 1916 du gouverneur général de l’AOF au lieutenant-gouverneur du Sénégal et, enfin, l’arrêté n° 1158 du 16 novembre 1916. ANS, 3G2-160, extrait d’un rapport de 1916 du gouverneur général au ministre des Colonies. Dans un autre rapport, la définition de l’expression « ville européenne » permet à l’autorité subalterne de revenir sur le distinguo à faire entre les « indigène », tout en prenant le soin de ne pas diaboliser ceux d’entre eux qui « acceptent l’assujettissement aux règlements sanitaires applicables aux Européens » (ANS, P 180, Rapport du 16 février 1919 déjà cité : 10). ANS, H 22, Hygiène à Dakar. 1919-1920, Correspondance [non datée] du Maire de Dakar au Gouverneur Général de l’AOF. L’élu local demande à cette haute autorité de l’administration déconcentrée de proclamer, en vertu du décret du 14 avril 1904, l’état de 133

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

n’ont pas connu un déroulement durable 259 . Pour notre part, nous n’enregistrons aucune mention de l’une ou de l’autre de ces formes de refus actif dans les récits oraux collectés, les documents d’archives et les articles de presse qui portent sur la transplantation de Lebu à la Médina. Cependant, l’opposition à l’idée et à la pratique du recasement de populations africaines à la Médina est un fait incontestable. Des milieux lettrés ont été en pointe dans la lutte contre une formule d’éclatement de la ville de Dakar préjudiciable à des catégories sociales déterminées. Celles-ci et ceux-là ont utilisé différents moyens pour exprimer leur résistance à une telle initiative. L’article de presse La campagne de presse a été un mode de protestation des milieux intellectuels. Elle fut axée sur la dénonciation d’incohérences, d’irrégularité et autres vices de forme et de fond, supposés ou constatés, dans l’application des textes législatifs et/ou réglementaires260. La référence du rapport au projet colonial de quelques lettrés africains et leaders, investis de légitimités coutumières, permet de distinguer quelques-uns des lieux à partir desquels s’est constituée la résistance au recasement dans la plaine de la Médina de populations africaines déguerpies du Plateau à partir de 1914. Le Parti Jeune Sénégalais et son organe d’informations et d’analyses, La Démocratie du Sénégal 261 , aident à identifier le vocabulaire produit pour désigner le nouveau site de ségrégation socio-résidentielle. Le texte propose un exercice de sémiotique sur le toponyme de Médina. Ainsi, ce nom propre signifierait « ville de parquement », « territoire maudit », « œuvre de bannissement perpétuel » du colonisé262, « vaste nègrerie » ou « grande captiverie ». L’exercice réfère à la littérature administrative afférente à la création de cet habitat ségrégué. Aussi l’intertexte formé par les arrêtés locaux, des 11 et 24 juillet 1914, fait-il du faubourg la finalité à atteindre d’un pareil projet. L’étymologie et la définition du mot « faubourg » sont censées dévoiler la perfidie du colonisateur. Dérivé du vieux mot français fors bourg, composé du latin foris (hors de) et burqum (bourg), ce terme signifie, en français contemporain, « quartier d’une ville situé en dehors de son enceinte ». Il traduit, selon toujours la même source, le fait de barricader la ville de Dakar, induit l’« animalisation » de l’indigène. Lequel est ainsi sommé de vivre dans le « parc de ségréga-

259

260 261 262

siège en vue de parvenir à une exécution satisfaisante des mesures sanitaires exigées par l’éclatement et la diffusion de la peste. ANS, 3G2-160, Pétition du 4 mai 1916. Sur cette bataille d’opinion, lire les éditions des mois d’avril et mai 1916 de La Démocratie du Sénégal. Lire l’article intitulé « Village et expropriations de Dakar-Médina » et publié dans les livraisons des 12, 16, 23, 26 avril et 3 mai 1916, L’arrêté local du 13 août 1914 vise les mêmes objectifs, selon ce même rédacteur, qui y ajoute un autre : la spoliation des droits fonciers des Lebu.

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Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946

tion ». En bref, pour Le Parti Jeune Sénégalais et son organe d’informations et d’analyses, La Démocratie du Sénégal, l’aménagement de ce faubourg n’est rien d’autre que la réalisation d’un projet d’érection d’une « ville d’esclaves fermée à tous Français ». Le vocabulaire employé par La Démocratie du Sénégal témoigne de la volonté de ses rédacteurs de convoquer, sur le mode du pointillé, l’esclavage pour mettre davantage mal à l’aise les animateurs du projet colonial qui se targuaient de faire de l’assimilation, la pierre angulaire de leur politique en direction des « originaires » des Quatre Communes, et de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, leur viatique. En invoquant ces référents, les éditorialistes de ce journal voulurent se situer sur le terrain des institutions pour mieux fonder leur refus du projet de déguerpissement. La bataille d’opinion a été également axée sur le caractère inacceptable des pratiques institutionnelles relatives à la conduite du projet d’édification du « village de Médina ». Ainsi, La Démocratie du Sénégal disqualifia des structures politico-administratives et procéda au repérage d’irrégularités et d’illégalités dans les procédures d’expropriation actionnées par le pouvoir colonial. Le journal cibla deux institutions fondamentales : le Conseil général de la Colonie du Sénégal et le Conseil municipal de Dakar, et une structure ad hoc : la commission chargée de statuer sur les terrains devant accueillir les déguerpis de 1914. Cet organe de presse a invoqué l’inertie pour disqualifier le Conseil général de la Colonie du Sénégal. Quant au Conseil municipal de Dakar, le discours de presse qui le disqualifie convoque le fait qu’il se serait embrouillé dans sa dépendance étroite, « par nécessités commerciales et professionnelles », vis-à-vis des « baronnies du négoce de la Gironde » qui étaient les instigatrices de ce que la rédaction de La Démocratie du Sénégal appelle « l’autocratie gouvernementale ». En bref, le Conseil général de la Colonie du Sénégal et le Conseil municipal de Dakar sont jugées défaillants. La commission, statuant sur les terrains, pour sa part, est déclarée incompétente au regard de son mode de composition qui fait fi des contraintes fixées par la configuration du ressort territorial de la Commune de Dakar. En effet, la cooptation de représentants de la municipalité de Dakar et de la Chambre de Commerce de la même ville (dont le mandat est circonscrit au ressort du territoire communal) vicie toutes les mesures d’expropriation portant sur des terres situées hors de ses limites. Principalement sur celles que l’on appelait les « environs » de Dakar, où était justement située la Médina. Cet argumentaire, contenu dans la livraison n° 186 dudit journal, contredit pourtant l’effort fourni dans une publication antérieure. En effet, la livraison n° 183 tente de mettre à nu l’incohérence de la démarche des autorités administratives. On y montre que le lieu choisi, situé hors du territoire communal, est incontestablement inclus dans ses limites. Ce propos démonstra135

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tif est ainsi libellé : « en 1914, au moment où apparaissait l’arrêté du 24 juillet 1914, [Dakar] avait un territoire [communal] bien défini et régulièrement défini [car] sa limite sur terre était indiquée, pour sa direction linéaire par des écriteaux, qui existent toujours à la même place, portent les mots : « Octroi de Dakar ». Nul n’ignorait donc cette limite, dont les marques s’imposaient au regard le moins attentif ». La référence à la configuration de l’espace communal, mentionnée par l’arrêté du lieutenant-gouverneur du Sénégal, en date du 11 juillet 1914263, atténue la cohérence du discours oppositionnel du journal La Démocratie du Sénégal. En se référant au langage officiel, cet organe de presse reproduit, sans s’en apercevoir, quelques-unes de ses incohérences. Mais, cela ne constitue pas une preuve suffisante de l’inefficacité de sa résistance. Les propriétaires terriens expropriés ou menacés d’expropriation ont pu tirer profit des marges d’interprétation possibles des textes administratifs. Cela est attesté par leur conduite des années 19141917. Bénéficiaires d’une indemnité variant entre 220 et 300 francs par hectare, ainsi que le stipule l’arrêté du 13 août 1914, relatif à l’occupation des terrains non immatriculés et nécessaires à la création du « village » de Médina, ils n’hésitèrent pas à s’opposer, avec succès, jusqu’en 1917, à la décision, prise en juillet 1916, de procéder à une réquisition d’immatriculation de leurs biens fonciers. Leur argumentaire comporte deux variantes. La première a trait à l’indemnisation. Son caractère parcellaire est mis en exergue. Les intéressés estiment que celle qu’avait antérieurement faite par la puissance publique ne portait que sur les récoltes. La somme versée correspondait, en somme, au prix à payer pour pouvoir les détruire. Autrement dit, le gouvernant ne s’était pas encore acquitté d’une autre indemnisation, à savoir celle relative à la perte par les ayantdroit de leurs terrains264. La seconde variante de l’argumentaire est axée sur le non-respect, par le décideur colonial, des termes de l’acte administratif portant indemnisation. Pour ceux-là, la faute commise par ce dernier équivalait à une condition suffisante de blocage du procès d’immatriculation foncière. Le complexe mental des Lebu a été également convoqué pour fonder l’opposition au projet de transplantation, en 1914, aux environs de Dakar, des populations africaines accusées de s’opposer à la police de l’hygiène. 263

264

Selon ce texte, la configuration du ressort territorial de la Commune de Dakar se résume à la matérialisation « d’une ligne partant de l’abattoir communal, descendant la route dite de l’abattoir communal et, à l’arrivée de celle-ci sur la route de Ouakam, [se prolongeant] directement jusqu’à la route de Bel-Air pour la remonter vers le nord, jusqu’à l’extrémité de l’avenue Gambetta, d’où elle suivait le collecteur des eaux du Champ des courses se déversant dans l’étendue du port ». AOF, 2G16-27, Sénégal. Dakar-Gorée-Rufisque et Banlieue de Dakar. Rapport d’ensemble annuel. 1916. Rapport du Délégué du Gouvernement du Sénégal, en date du 29 janvier 1917.

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Leur imaginaire social assimile le site de leur délocalisation résidentielle à un endroit maudit. Dans son édition du 3 mai 1916, La Démocratie du Sénégal revient sur cette question. Le journal montre que la cartographie véhiculée par cette représentation distingue deux lieux censés avoir une charge de maléfice : les terrains constituant, jouxtant ou ceinturant la concession Poux265 et ceux situés plus au nord-est de ce repère et dénommés Guy Penc et Sumbajun (Soumbédioune). En conséquence, la décision du pouvoir colonial de les allotir et d’y installer des autochtones produit une violence symbolique, transforme les déguerpis en cibles des forces du mal et leur réserve un destin de damnés. La correspondance L’arme de la correspondance a été utilisée par Ernest Guyot, dont la cible de choix reste le gouverneur général de l’AOF. Rappelons, brièvement, que ce personnage occupe le sommet de la pyramide administrative. Guyot reproduit le discours sur le fait maléfique. Il distingue deux lieux de la peur à ne pas transformer en sites d’habitation réservé aux colonisés : le périmètre dessiné par la douzaine de baobabs de Soumbédioune et l’espace où sont dispersés les (micro)restes produits par la désertion villageoise et composés de « débris de poteries, de coquillages, de pierres meulières »266. Le projet d’y installer des populations est assimilé à une entreprise génocidaire. Guyot rend compte de cette opinion lorsqu’il déclare que les Français « savent bien ce qu’ils font [c’est-à-dire qu’en y] mettant... les noirs [c’est] pour [les] y [faire] mourir »267. En somme, le mécanisme de la peur collective a été actionné pour provoquer le refus d’obtempérer des populations africaines. Son activation éclaire, en partie, l’histoire des croyances et même celle de leur instrumentalisation politique.268 Le chant Le chant fait figure de moyen protestataire courant. Il est un lieu de concentration des expressions consacrées de l’indocilité. Les figures langagières susceptibles d’être utilisées pour le décliner sont l’insulte, la moquerie, l’ironie, l’invective et la raillerie. Entonné de façon bruyante et intempestive, il est adressé prioritairement aux autorités coloniales. Le pouvoir de la parole se fait ainsi contre-pouvoir, s’investit dans la nuisance, parie sur la fragilité psychologique de la cible pour éroder sa volonté de puissance. Le gouverneur général de l’AOF est le principal destina-

265 266 267 268

La Résidence de Médina, transformée récemment en centre d’activités culturelles (dénommé Maison de la Culture Douta Seck), est édifiée sur le site de la concession Poux. ANS, H 21, op. cit. Ibidem. Elle est postulée dans l’édition du 3 mai 1916 de La Démocratie du Sénégal. Ce journal diffuse cette croyance avec l’emploi de la formule « endroits abandonnés de leurs pères parce que endroits maudits ». 137

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taire de la violence verbale produite et diffusée dans le chant du résistant lebu. Le texte suivant en est une parfaite illustration. Biram Saasu jital Gowornoor Neko ñewal won ñu fing ñuy toxal Naaj bi japna Gowornoor Soley bi jap Gowornoor Ñu antare ko Farras Nit ku ñul amna fit, amna njambaar Biram Saasu, saa baay, yaay jambaar269.

Biram Sassou s’est fait précéder par le gouverneur. Lui intimant l’ordre de nous montrer les lieux de la nouvelle implantation. L’insolation a eu raison du gouverneur. Les rayons ardants du soleil ont eu raison de lui. Le pauvre a finalement été hospitalisé en France. L’homme noir est courageux et héroïque. Biram Sassou, mon père, tu es un vrai héros.

Ce chant populaire a été diffusé dans les milieux lebu de Dakar. Nous n’avons aucune idée de sa date de création, ou encore de l’identité de son auteur. Il nous est impossible, également, de nous prononcer sur la quantité de chansons produites pour servir d’armes de revanche sociale, « par le bas ». L’on ne peut se prononcer, non plus, sur la production de blagues et d’autres catégories de textes ayant la même valeur instrumentale. Ce que l’on sait avec certitude, c’est que la diffusion du chant populaire qui brocarde le dominant est surtout redevable aux femmes et aux jeunes. L’on est là en présence de segments sociodémographiques confinés par l’ordre patriarcal dans ce succédané de maquis idéologique. Le texte décrit un ordre de marche qui veut que l’autorité coloniale apparaisse comme un accusé, un mis en cause exposé à la vindicte populaire. Et cela, au travers de son apparition sur la scène publique et de son déplacement (presque forcé) jusqu’au lieu d’accomplissement de sa forfaiture réductible, ici, au délogement de Lebu du Plateau. Un schème culturel sénégambien est aussi référé dans le chant. Il a trait à la hiérarchie visualisée dans cet ordre de marche qui veut que l’aîné suive le cadet. L’inscription spatiale de la dialectique du protecteur et du protégé est ainsi réalisée. Ce que l’image-mouvement, véhiculée dans la chanson, révèle surtout, c’est l’inversion des statuts, des pouvoirs et des rôles, opérée au profit du leader lebu, appelé Biram Saasu pour la circonstance. Les pouvoirs d’injonction et d’admonestation constituent ses principaux attributs. Par ailleurs, le propos subversif, qui le met en scène, recourt à l’emprunt linguistique, à la déformation phonétique du mot étranger à la langue wolof-lebu, se veut un énoncé en pointillé de l’incapacité du colonisé à s’opposer physiquement à la conduite du projet de déguerpissement faite à son détriment. Le discours se focalise alors sur des pis-aller et les valorise au moyen de la comparaison. La convocation du parallélisme asymétrique des formes donne lieu à 269

Aby Sène, 68 ans, ménagère, entretien à la Gueule Tapée (à l’intersection des rues 59 et 60) en date du 22 février 1995.

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l’attribution de la fragilité physique au décideur colonial et à celle de l’endurance au sujet dominé. La mention du retour et de l’hospitalisation en France du premier nommé traduit une double attente : la fin de l’assujettissement et la restauration de l’ancien ordre social, géré par le patriarche dont la figure se confond dans le chant avec celle du père. Comment contrôler les indigènes de la Médina ? Mais, la dynamique de résistance au projet de déguerpissement a connu un affaiblissement consécutif à la pression conjuguée des élites et à la fabrication de nouvelles raisons d’espérer en l’avènement de lendemains meilleurs dans une Médina riche en équipements urbains. Sous ce dernier rapport, l’on apprécie mieux la signification de la pétition du 4 mai 1916, signée par 135 notables lebu. Reprenant à leur compte les propos justificatifs de la création de la Médina et arguant de leur esprit coopératif, ils circonscrivirent leurs doléances à la réalisation d’équipements collectifs prévus, dont la construction d’une mosquée270. Leur geste édifie sur le recours à la négociation avec l’autorité coloniale, indique qu’il n’y a pas eu épuisement de cette ressource. Et cela en dépit des conflits qui ont été générés par le projet d’aliénation des terrains situés sur le site de la Médina. Deux résultats sont obtenus au terme des tractations à l’amiable ou des transactions marchandes, qui constituent autant de procès déroulés entre janvier et novembre 1915. Notons ainsi le décaissement d’une somme de 48 275,70 francs. Réalisé par la puissance, il a eu pour destinataires les détenteurs de biens fonciers confisqués. Soulignons après l’acceptation progressive de la nouvelle carte de répartition du peuplement urbain. Le pouvoir colonial a tenté de sauvegarder une pareille variante de contrôle social par l’espace au moyen de la menace de violence et la violence policière. Mais, il a développé une forte logique de suspicion envers les populations victimes de sa politique de recasement. Même s’il a tiré profit de l’activation des logiques d’accommodation par les élites lebu pour consolider sa volonté de puissance au travers de la mise en œuvre d’une stratégie de contrôle social des déguerpis. Cependant, il est difficile d’apprécier, avec précision, l’efficacité de cette stratégie déroulée entre 1914 et 1918. L’on peut, malgré tout, cerner, de près, les modalités de son application.  Réguler la société par la maîtrise de l’espace Le fait de contrôler l’individu par le contrôle de l’espace constitue une modalité de régulation du jeu social à Dakar. Le phénomène est observé à Dakar avant et pendant l’édification de la Médina. Avec cette dernière séquence, il subit quelques modifications. La plus importante se décline en 270

ANS, 3G2-160, Lire la lettre n° 565 du gouverneur général de l’AOF au lieutenantgouverneur du Sénégal, en date du 27 avril 1916, celle portant le numéro 980 envoyée par le gouverneur général par intérim aux ministres des Colonies en date du 18 juillet 1916, ou encore la pétition du 4 mai 1916 signée par 135 dignitaires. 139

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

termes d’’innovation. Celle-ci porte sur l’aménagement d’une zone-tampon entre la ville « européenne » et son contre-type « indigène ». Ce dernier lieu correspond à une zone de servitude foncière non aedificandi. Large de 100 mètres, au départ, elle a été redimensionnée jusqu’à atteindre 800 m, puis 400 m, avec le décret du 12 janvier 1924. Cette configuration de l’espace est conforme aux dispositions de l’avant texte du décret du 16 septembre 1916 271 . Texte qui statue sur l’exigence de visibilité relative à la distance à observer entre les deux établissements humains et à la différence à établir entre leurs occupants. La bande de terre, aménagée comme zone-tampon entre les deux lieux de vie, allait avoir une autre finalité, à savoir servir de dispositif de dissuasion. En effet, elle était censée sécréter une peur (collective et individuelle). Le témoignage recueilli par Sakho et Saada (1995 : 5) rend compte de ce sentiment en ces termes : « Il y avait des champs de mil et de manioc. La végétation était touffue et était composée entre autres de baobabs. C’était dangereux d’y passer car il y avait des coupeurs de route qui n’hésitaient pas à tuer ceux qui résistaient et ils jetaient leurs victimes dans un puits abandonné qui se trouvait là où il y a actuellement la boulangerie de Médina. C’est en traversant cette zone que mon frère jumeau et moi avions vu une forme diabolique qui nous avait effrayés. Lui, il en est mort tandis que moi je m’en suis sorti avec une infirmité du bras et de la jambe gauche ». Cette représentation a été plus efficace, en matière de contrôle de la mobilité spatiale des colonisés, que le procès de production physique d’un no man’s land, entrepris par les pouvoirs publics coloniaux. À l’image de la campagne, la ville coloniale avait ses lieux de peur, était un lieu d’inscription de phobies collectives, ce qui en faisait un espace où la mobilité faisait l’objet d’un (auto)contrôle.  Police et intermédiation comme moyens de contrôle social Le contrôle du nouvel habitant de la Médina et de son groupe social d’appartenance s’est fait par le biais de l’action policière et de médiateurs. Le maillage administratif, fabriqué exclusivement pour les nouveaux déguerpis, met en scène une hiérarchie de personnalités aux compétences bien délimitées. Au sommet, on retrouve l’Administrateur délégué. Installé dans son logement (provisoire) situé dans l’ancienne concession Poux272, il avait, à sa disposition, un corps de gardes de police. Cela lui permettait d’assurer le maintien de l’ordre, de rendre visible son pouvoir coercitif, de 271

272

ANS, P 190, Projet d’affectation générale d’habitation au profit exclusif des indigènes du Service des Affaires civiles du Gouvernement Général ; Dramé 1995 ; Sakho et Saada 1995. ANS, P 190, Lettre du Délégué du Gouverneur du Sénégal au Directeur des Finances du Gouvernement Général de l’AOF en date du 5 décembre 1916.

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garantir l’efficacité de la menace de violence. Nous ne disposons pas d’informations sur les effectifs de police mobilisés, les moyens matériels mobilisées, le degré d’assimilation des techniques de maintien de l’ordre, les expériences acquises en matière de contrôle social de la rue, etc. Nous savons seulement que les dépenses afférentes au fonctionnement du service de police ont représenté plus de 50% de la totalité des liquidités injectées par la Direction des Finances du Gouvernement général de l’AOF pour la réussite, en 1915, de l’opération baptisée « création du village de ségrégation de Médina ». Le tableau suivant en rend compte de façon exhaustive. Tableau n° II : Dépenses du Gouvernement général, à la Médina, en 1915 Rubrique des dépenses Service de santé Vivres pour le camp de ségrégation Gardes du camp de ségrégation Gardes de police du nouveau village Recensement du village de Médina Indemnités des indigènes expulsés Total des dépenses

Sommes décaissées (en Francs) 1 959 534 432 3 527 60 1 400 7 912

Source : ANS, P 190, lettre n° 579 du 29 avril 1916 du Directeur des Finances du Gouvernement Général de l’AOF au Lieutenant-gouverneur du Sénégal.

Le camp de ces gardes était-il situé sur le même emplacement désigné par Nafissatou Diallo (1975), qui le décrit comme un complexe composé de « petites maisons en bois, peintes en jaune... [et] alignées dans un ordre parfait ». Les gardes de police étaient appelés à bien gérer leurs relations avec les représentants locaux de l’administration coloniale. Ces subalternes occupaient le bas de la hiérarchie du dispositif administratif. Agissant en qualité d’intermédiaires, ils étaient recrutés au sein des principaux groupes ethniques273. L’intérêt de leur déploiement, dans la vie de relations sociales des nouveaux déguerpis, réside dans la volonté affichée des autorités gouvernantes de : - pouvoir conduire « une action efficace et... [faire] comprendre exactement [à la population] ce que l’on attend d’elle ». Pour ce faire, il suffit de s’appuyer sur la force-tampon en question en lui demandant, par exemple, de diffuser les conseils et les recommandations arrêtés par les services administratifs, d’appuyer l’application par ces services des mesures d’hygiène publique et l’exécution des travaux d’intérêt commun, de recenser et de porter à leur attention les requêtes formulées par les administrés. 273

Cette formule de contrôle de la population indigène a été appliquée en Côte d’Ivoire. Dans les villes coloniales (éclatées en « villages » dioula, sénoufo, gouro, agni, baoulé, etc.), l’administration coloniale avait choisi de réussir la collecte de l’impôt en désignant des chefs parmi les notables de chacun de ces établissements (Kipré 1981). 141

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

- « Former une assemblée restreinte avec laquelle il sera plus aisé de conférer utilement qu’avec quelques milliers d’individus ou avec des notables sans mandat n’ayant pas qualité pour s’engager au nom des collectivités »274. Pour accroître son emprise sur les populations de la Médina, le pouvoir colonial multiplia le nombre des porte-parole choisis en fonction des deux critères que sont l’appartenance à la même communauté ethnique ou territoriale et le statut professionnel. Ainsi, en plus du « maire indigène », onze intermédiaires, issus des quartiers de regroupement, furent désignés pour le groupe lebu. Les Tukulër et les Wolof se sont retrouvés avec des représentants originaires respectivement des provinces du Laawo, du Ngenar, du Tooro, du Booseya et de la ville de Saint-Louis. A leur désignation s’ajoute celle de 8 porte-parole suppléants275. La profession de marchand a présidé au choix de 8 des 17 délégués des migrants. Le standing social et la maîtrise de l’art de la communication semblent expliquer le dévolu jeté sur cette activité professionnelle. Et cela pendant et après la Grande Guerre, conflit armé dont la fin annonce la consolidation de la production duale du territoire de la ville de Dakar.

Recours au zoning et modernisation urbaine dans l’entre-deuxguerres Le contexte démographique de cette période se caractérise par une baisse en valeurs relatives du poids des Lebu, ce qui a profité aux différentes catégories de migrants (tableau n° III). Tableau n° III : Poids démographique des Lebu à Dakar de 1915 à 1955 Années 1915 1926 1936

Effectifs des Lebu 4 245 10 000

Effectifs de la population africaine 17 368 40 000 80 052

Ratio %

Sources

24 25

ANS, 22G30 Odinet (1962) Anonyme (1936f)

Le recensement de 1955 informe également sur l’augmentation considérable du poids démographique des migrants. Prenons l’exemple des migrants cap-verdiens. Le nombre des Cap-Verdiens, spécialisés dans les travaux du bâtiment ou émargeant en qualité de carriers, est estimé, en 1916, à 1500 individus. La pause observée, dans l’entre-deux-guerres, en matière de dilatation du territoire de la « ville européenne » n’a pas été accompagnée par 274 275

ANS, 3G2-157, Commune de Dakar. Affaires diverses 1907-1919. Lettre du Gouverneur Général de l’AOF au Lieutenant-gouverneur du Sénégal en date du 20 juin 1917. Idem. Lettre du Délégué du Gouvernement du Sénégal au Gouverneur Général de l’AOF, en date du 28 septembre 1917.

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une panne de l’imagination des décideurs coloniaux. En atteste la création, en 1924, de la Circonscription de Dakar et dépendances. Conçue comme une mesure de consolidation de l’armature urbaine, elle est une preuve de la détermination du Gouvernement général de l’AOF à exercer exclusivement le monopole de la tutelle administrative, longtemps partagée de facto avec la lieutenance-gouvernance du Sénégal 276 . Même la crise de l’économie coloniale, déclenchée en 1927, n’a pas provoqué l’inertie de ces décideurs. Ainsi, une réflexion nourrie et féconde sur l’urbanisme de Dakar a abouti à l’adoption de nouvelles propositions de modernisation, de fragmentation et d’extension de la ville. Les dessins de l’architecte Hoyez De 1928 à 1938, période pendant laquelle l’éclairage public avait été amélioré avec la diffusion des lampes à vapeur de mercure 277 , de nombreuses levées topographiques furent effectuées. Ces opérations visaient à parfaire la connaissance de l’espace écologique de Dakar. Achevées au moment où le zoning faisait figure de technique d’aménagement urbain d’intérêt primordial, elles facilitèrent la mise au point du plan Hoyez de 1938278. Conçu comme un regard prospectif sur la dilatation de l’espace suburbain et la circulation dans et hors de la « vieille ville », ce document propose un aménagement auréolaire de l’espace urbain. Pour ce faire, il est envisagé de : - produire la discontinuité territoriale de la ville dite européenne dans une zone de 300 ha « établie en profondeur entre Médina et l’Aviation et au-delà jusqu’à Ouakam » 279 ; - étendre la Médina en direction du nord-ouest et du nord (zone où se met en place une auréole d’activités industrielles) sur une surface de 375 ha ; - délimiter des zones dites neutres, qui « sépareront toujours les populations ethniques » et vont être affectées au maraîchage »280. On répète, avec ce schéma, la mise en place d’une zone non aedificandi, ce qui souligne de nouveau la permanence de la logique mimétique dans les décisions prises et les actions entreprises par les élites coloniales. 276 277 278

279 280

Sur cette initiative politico-administrative, lire, entre autres, Seck (1970) et Faye (1989). ANS, 4P 3 375, Circonscription de Dakar et dépendances. Voies publiques de Dakar. Éclairage. 1936-1937. ANS, 4P 50, V, A., op. cit. : 7. Hoyez est l’architecte-conseil du Gouvernement général, de l’AOF Sur le zoning, voir également ANS, 4P 64 (Aménagement et extension de Dakar. 1938. Note sur le zoning, adressée à la Commission d’urbanisme le 22 janvier 1938, et procès-verbal de la Commission d’urbanisme du 2 février 1938). ANS, 4P 64, Note de Hoyez sur la Circulation générale. Extensions suburbaines – Établissements militaires – Établissements hospitaliers – Abattoir. Ibidem. Lire aussi, dans le même versement, la note du même auteur sur « L’Aménagement de Médina ». Ce texte de 7 pages a été rédigé le 1er mars 1938. 143

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La règle de l’imitation a été appliquée de nouveau avec l’aménagement de la Médina. Conduit par la Commission d’Urbanisme, réunie en séance délibérative, le 12 mars 1938, ce projet a porté sur trois points. L’on note le tracé des rues en diagonale qui assurent la fluidité de la circulation routière. La reconduction de l’atomisation des places centrales est également préconisée. Elle est, justifiée par le fait que « chaque quartier a sa vie propre, autour de son pintch et de sa mosquée ». Enfin, les urbanistes proposent la poursuite du numérotage des lots de parcelle. Cet exercice a démarré, en 1932, dans les nouveaux quartiers de Fann et de Hock281. L’application des dessins de Hoyez L’application des desseins de la Commission d’Urbanisme se confond avec le mouvement de poursuite des déguerpissements d’habitants africains du Plateau réinstallés hors du périmètre de la « ville européenne ». Ces mouvements de population se traduisent, entre 1918 et 1939, par la mise en place d’aires d’habitation distinctes. Les délocalisations socio-résidentielles se sont déroulées en trois phases. La première s’est déroulée entre 1918 et 1929. Si l’on adopte le discours de l’autorité coloniale, on pourrait dire qu’elle se compose de déplacements forcés. Les personnes déplacées se recrutaient d’abord, en 1919, parmi les pères de famille. Au nombre de 16, ils ont construit des maisons dans la zone non aedificandi, en violation des dispositions officielles – dont celles du décret du 6 mai 1918282. Ils furent rejoints à la Médina, durant l’année 1925, par les occupants de l’emplacement choisi pour l’édification du marché Sandaga283. La seconde phase est celle de l’« exode volontaire ». Cette désignation apparaît dans le vocabulaire officiel. Une telle figure de mobilité spatiale a concerné de nombreux habitants de Dakar, qui ont quitté cette ville pour ses « environs » dans la période 1929-1938. Consécutif à l’allotissement des « terrains de Tound », ce mouvement migratoire a été effectué par les non-attributaires de lots de terrain à usage d’habitation. Leur infortune est imputée à la réduction des surfaces et du nombre des parcelles alloties. Une pareille baisse a été justifiée par la nécessité de prendre en compte des besoins d’intérêt dit collectif, comme le percement

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Cf. le fonds d’archives coté 4P 64 aux ANS. On remarquera que 3000 lots de parcelle ont fait l’objet d’un numérotage avant que ne se produise l’érection de ces deux quartiers. ANS, 3G2-160, Lettre du Chef d’arrondissement des Travaux Publics au Délégué du Gouvernement du Sénégal en date du 25 août 1919. ANS, 2G25-11, Circonscription de Dakar et dépendances. Rapport d’ensemble 1925. Rapport d’A. Vadier, Adjoint à l’Administrateur de la Circonscription de Dakar et dépendances.

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de rues et la constitution de réserves foncières à transformer en sites de places publiques, jardins, écoles, mosquées et marchés284. Cette théorie de l’exode volontaire est fort discutable. Pour les attributaires de lots dont les moyens financiers ne leur permettaient pas de construire en dur leur maison, le déplacement à la Médina procède de la contrainte exercée par le pouvoir colonial. Celle-ci se manifeste même dans l’autre solution qui s’offrait à eux : recourir au bail emphytéotique afin de disposer du titre foncier du lot attribué285. La manifestation de la migration forcée peut être également invoquée dans le cas du transfert, en 1929, à la Médina, de 3500 et 4000 habitants des quartiers de Hock, Jekko, Yaxa Jëf, Kaay-Findiw et Cedeem situées sur le terrain d’un propriétaire lebu manifestant l’intention de reprendre possession de son bien foncier286. Il ressort de ce qui précède qu’il importe également de tempérer cette théorie reprise par Assane Seck (1970 : 131) quand il dit qu’« Après l’épidémie et la première guerre mondiale, le mouvement vers la Médina s’est poursuivi, en perdant cependant son caractère obligatoire ». Cette migration a été le fait des propriétaires de maisons construites en dur dans le territoire de la ville de Dakar. Ils ont choisi d’avoir plus d’espace (bâti et non bâti) en s’installant dans la zone d’extension de la Médina, située audelà du marigot dit de la Gueule Tapée. Cours d’eau dont la longueur avoisine 1000m. Leur installation, qui révèle une occupation discontinue de l’espace, a eu lieu après l’achèvement du peuplement des quartiers Jekko, Ngaraaf, Guy Mariyama et Betuwaar (Abattoir) relocalisés sur un terrain large de 700 à 800m287. La proximité du marigot a servi de critère pour donner le nom de Gueule Tapée au nouveau quartier. Ses premiers habitants seraient Daouda Diouf, Yakhya Diop et Ousmane Diop Coumba Pathé 288 . L’enquête de Munan N’Zam (1980) a abouti à une version selon laquelle le notable Alié Codou Diène289 serait le premier occupant de la Gueule Tapée. Pour cette 284

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ANS, 4P 126, Aménagement de la Médina, 1920-1930. Lettres n° 2475 et 2476 de l’Administrateur de la Circonscription de Dakar et dépendances au... (?), en date du 8 mars 1929. Lire l’arrêté du 4 mars 1926 (Diallo 1995, Thioub 1989). ANS, 4P 126, Lettre n° 2475 déjà citée. L’administration coloniale apporta un appui logistique aux déguerpis en mobilisant des camions du service d’hygiène. Elle fut imitée par le commerce colonial, représenté dans l’opération d’assistance par les établissements Devès et Chaumet, Maurel et Prom. ANS, 4P 126, lettre n° 2475 déjà citée. Papa Demba Soumaré, né en 1941, instituteur qui est né et a grandi à la rue Blanchot jusqu’en 1948, puis a vécu avec sa famille à Castors de 1945 à 1985, avant de s’installer à la Cité des Enseignants où a eu lieu l’entretien, le 19 février 1995. La dernière personne citée, sur la liste des premiers habitants de la Gueule Tapée, est le père de l’ancien maire de Dakar, Mamadou Diop. Il s’agit du patriarche Alieu Codou Ndoye. Né en 1866, il était un habitant du « village » de Mbott, sis aux alentours de la rue Sandiniéry. 145

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auteure, son installation, qui remonterait à 1928, permettrait de faire la généalogie du toponyme Mboti Pom (Mbott situé derrière le pont de la Gueule Tapée)290. Le projet de création d’un ponceau sur le marigot de la Gueule Tapée en 1929 autorise à douter de la pertinence de cette date. Un processus de démarcation s’amorça à partir de l’érection de ce quartier. Il se renforça avec le peuplement d’une partie du site de Fann par des habitants du « village » de Hock. Dans la représentation autochtone de l’espace, Médina, Gueule Tapée, Fann-Hock correspondaient, avant 1938, à des ensembles d’habitations distincts. Des quartiers, tels que Colobane, furent édifiés à la suite de leur création. Les migrants qui fuyaient les campagnes, frappées de plein fouet par la crise des années 27-30, les investirent comme foyers d’accueil. Toutefois, l’extension de la ville n’eut pas une ampleur remarquable. À la faveur de la persistance de la crise, les autorités administratives renouèrent, à partir de 1938, avec la pratique du déguerpissement. Le mouvement concerna, cette fois-ci, des habitants du quartier commercial de Dakar. Il se poursuivit jusqu’en 1939. Nous sommes en présence de la troisième cohorte de déguerpis. Qualifiés de « derniers vestiges de la race noire qui y habitait » (G. V. 1939b : 2), les occupants de ce quartier, qui vivaient dans des demeures désignées par le terme peu flatteur de masure291, furent présentés comme des candidats à l’« exode vers la Médina, la terre promise, l’Afrique » (G. V. 1939b). Sont connotés dans ces propos deux impératifs : l’assainissement et l’éradication des « stigmates » qui sont à l’origine de la difformité du corps de la « ville européenne ». L’autorité coloniale procéda ainsi à un retour à la case-départ du mouvement migratoire enclenché depuis 1857. L’argument brandi officiellement pour justifier ce déguerpissement porte sur l’existence, dans le quartier commercial, de fortes densités humaines d’« indigènes » (82 à 460 habitants à l’ha). C’est donc en termes d’urgence et de vigueur que l’évacuation de ce surplus démographique du centre de la ville fut (pro)posée. Préconisée par l’architecte Hoyez, elle fut reprise par la Commission d’Urbanisme dans sa séance du 12 août 1938292. Équipement urbain et création architecturale La ville dite européenne fut plus que jamais au centre de l’attention des autorités coloniales des années 1930. Dès 1934, le gouverneur général de l’AOF donna le ton. En effet, il ordonna ainsi que l’on s’attèle à

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Sur ce projet, voir ANS, 4P126 (Lettre de l’Administrateur de la Circonscription de Dakar au Gouverneur Général en date du 27 novembre 1929). Lire, en particulier, G. V. (1939b, 1939c et 1939f). ANS, 4P 64, Procès-verbal de séance de la Commission d’Urbanisme, en date du 12 août 1938, 13 p.

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« l’étude d’une politique de développement des grandes villes en AOF »293. Pour faciliter l’exécution de cette tâche, il se choisit un architecteurbaniste. Ce dernier répond au nom de L. H. Hoyez294. La principale mission dévolue à cet homme de confiance est de piloter les études d’urbanisme. Le gouverneur général encouragea également la collecte de documents d’urbanistique295 axés sur les expériences d’aménagement des villes marocaines d’Agadir et de Casablanca. Le publi-reportage dans la presse des travaux entrepris fait partie de ses décisions. L’application du publi-reportage a été diligentée. Parmi les titres des médias retenus pour faire connaître, dans et hors de l’AOF, la nouvelle politique de la ville et les grands chantiers d’urbanisme afférents, on peut citer Nord Sud, revue marocaine, et AOF Magazine. Une somme de 7 500francs fut dépensée pour l’achat d’éditions de Nord Sud consacrées aux « travaux d’aménagement de la ville de Dakar »296. Ces faits laissent transparaître les problématiques des rapports entre l’exécutif et la presse et de la modélisation de l’expérience de gouvernance coloniale du Maghreb par les Français. En définitive, l’on se rend compte que ces derniers se montrèrent décidés à moderniser leur ville-enseigne de Dakar297.  Moderniser la ville, le nouveau credo Les Français ont nourri le dessein de moderniser la ville de Dakar. Ce projet a porté sur la fluidification des communications et les constructions immobilières. Cela a été fait, en dépit des nombreuses difficultés rencontrées et parfaitement identifiées par le pouvoir colonial. Il allait employer, pour rendre compte de sa bonne connaissance de l’état des lieux et caractériser les obstacles auxquels il avait été confronté, l’expression « situations acquises ». L’euphémisme est employé pour désigner, de façon

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ANS, P 41, Inspection. Divers. Politique du développement des grandes villes en AOF Note n° 351C du Gouverneur Général Brévié, en date du 16 avril 1934. Ce technicien est l’auteur de l’article « Opinions. Complexes d’Urbanisme », Bulletin d’Informations et de Renseignements du Gouvernement Général de l’Afrique-Occidentale Française, 190, 11 avril 1938. Les textes suivants sont réunis : Traité d’Urbanisme de Joyant E., qui s’intéresse à Casablanca – notamment à sa voirie – ; Guide pratique de l’Urbanisme de Raymond J., un ingénieur urbaniste intéressé par le règlement de la voirie d’Agadir et Lois et Règlements sur l’extension et l’aménagement des 14 mars 1919 et 19 juillet 1924. ANS, 4P 64, Lettre du Directeur de la revue Nord-Sud à l’Administrateur de la Circonscription de Dakar et dépendances en date du 22 avril 1939. Maillage territorial, vocabulaire administratif, statut de l’indigénat, corps de tirailleurs, etc., font partie des lieux et fabrications politiques qui renseignent sur l’exportation du modèle colonial algérien en Afrique noire sous domination française. La valorisation du génie architectural maghrébin, initiative prise à partir du Maroc par le maréchal Hubert Lyautey, et l’expérience accumulée en matière d’urbanisme (notamment avec la construction des villes de Casablanca et de Tanger) ont inspiré la gestion du domaine colonial français en Afrique noire (Sinou 1993). 147

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précise, les scénarii qui « rendent les expropriations coûteuses »298. À travers ce projet, le gouvernant français chercha à pérenniser le caractère résidentiel du Plateau, à le conformer au profil d’une zone de résidence qui devait être « le quartier par excellence de l’habitation individuelle, le quartier des villas avec jardins ; le quartier tranquille où la circulation [serait] moins intense, où le bruit [serait] exclu, où l’on se [reposerait] et où il [ferait] bon vivre »299. Rénover et aménager300 sont les deux procédés par lesquels l’État colonial entendait réussir la modernisation de la « vieille ville ». Le percement de routes qui relient les deux « villes » de Dakar301, la construction d’une voie de communication périphérique située sur la corniche302 et la densification du réseau de voirie intérieure, parallèlement à l’irruption « de toute part, [d’]immeubles neufs » 303 , sont les points saillants de ce programme d’équipement. Quant à la rénovation de la Médina, elle révèle que le terme de modernisation prend tardivement (en 1936) une place centrale dans le langage officiel sur la ville. Alfred Goux, un des maires célèbres de l’époque, est apparemment le premier à l’avoir employé. Dans deux lettres envoyées les 10 et 18 juillet 1936, au gouverneur général Jules Brévié, il disserte sur la création d’une ville moderne à la Médina. Modernisation à réaliser, selon lui, sur le « terrain situé derrière les filaos du marigot de la Gueule Tapée ». En somme, l’extension de la ville « indigène », produite avec et par l’érection de ce quartier, doit symboliser la réussite de la modernisation du cadre de vie des populations africaines. Cette perception est partagée au sommet de l’État colonial. En témoigne l’approbation par le gouverneur général des propositions d’Alfred Goux. Elle est contenue dans ses correspondances, datées des 12 août 1936, et adressées aussi bien à ce dernier qu’à l’Administrateur de la Circonscription de Dakar et dépendances304. Assimilée à un état d’équipement qui distingue la ville du village, la modernité a fait l’objet d’une traduction en actes. Cela s’est produit bien 298 299 300 301 302

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ANS, 4P64, Procès-verbal de séance de la Commission d’Urbanisme, en date du 12 août 1938. ANS, 4P 64, extrait du Guide pratique de l’Urbanisme. Ce dernier terme renvoie « à la décongestion » par détournement des grands axes de circulation. Voir le guide d’urbanisme cité in supra. ANS, 4P 50, V. A., op. cit. Ibidem. Pour avoir d’amples informations sur la construction des autres voies périphériques, lire, aux ANS, les dossiers cotés 4P 3403 (Circonscription de Dakar et dépendances. Construction de la Route des Niayes. 138-1939) et 4P 3405 (Circonscription de Dakar et dépendances. Route de Rufisque. Élargissement. 1931). ANS, 2G29-7, Circonscription de Dakar et dépendances. Rapport d’ensemble annuel. 1929. ANS, 4P 134, Circonscription de Dakar. Travaux. Création d’un village indigène moderne à Médina.

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avant 1936. Entre 1918 et 1939, sa matérialisation a été tentée dans plusieurs directions. Le plan d’électrification de 1919, estimé à 50 000 francs, correspond à la première initiative affichée305. Ensuite, toujours à partir de cette dernière date, l’on note que la voirie et le réseau d’adduction de Médina en eau potable ont occupé une place non négligeable dans le répertoire des préoccupations de l’élite gouvernante en matière de conception ou de réactualisation de programme d’équipement urbain. Le projet d’empierrement de rues, dont le devis estimatif est de 140 000 francs, a été discuté en novembre 1921 par le lieutenant-gouverneur du Sénégal et le gouverneur général. Ayant fait par la suite l’objet d’une étude de faisabilité par l’inspecteur général adjoint des Travaux publics306, il a valeur de projet prioritaire. Cependant, il vient en seconde position après celui de l’alimentation en eau douce. Ce projet sur-prioritaire a été rendu public en juin 1919 par le lieutenant-gouverneur du Sénégal307. La connexion de la Médina au réseau d’adduction de Dakar efface ainsi le programme de creusement de puits, conçu antérieurement dans le but de réaliser des économies budgétaires308. Entre 1919 et 1924, on note de vaines tentatives de règlement des problèmes d’hydraulique urbaine : signature de conventions, vote de crédits pour la mise en service de bornes-fontaines, évaluation du débit de ces ouvrages et plafonnement de la ration journalière. Celle-ci a été fixée à 5000 m3 d’eau pour 20 000 habitants, soit 25 litres par personne. La mesure de rationnement n’a pas manqué de provoquer « le désagréable sentiment » qui... habite »309 le gouverneur général de l’AOF. Lequel a pris le soin de le faire savoir au lieutenant-gouverneur du Sénégal. Il va falloir attendre les déguerpissements de 1929 pour que la modernisation de la « ville indigène » prenne de l’ampleur. En plus de 305

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ANS, P 190, Nomenclature générale des Travaux complémentaires d’installation au village de Médina. Trois documents sont à consulter : le rapport du Chef du Service des Travaux publics du 2e Arrondissement, en date du 19 décembre 1917, la lettre de l’Ingénieur Chef du Service des Travaux publics du 2e Arrondissement au Lieutenantgouverneur du Sénégal, en date du 14 septembre 1918, portant la somme susmentionnée et la « Note » sur les travaux de 1918 sur les prévisions du plan de campagne de 1919 et sur l’ensemble des travaux. ANS, 4P 125, Ville de Dakar. Programme des Travaux d’installation des villages de Médina. 1919-1924. Entre 1915 et 1916, le devis estimatif des travaux d’adduction a été mis au point. 25 bornes-fontaines à trois puisages, 68 robinets-vannes et 1958 tuyaux en fonte ont constitué la structure des matériaux contenus dans le cahier des charges daté du 20 mai 1915. Sur ces dernières informations, lire aux ANS le versement coté P 435, (Alimentation en eau du village indigène de Médina. 1914-1916). Idem. Lettre n° 892 du 19 juin 1919 du Lieutenant-gouverneur du Sénégal au Gouverneur Général de l’AOF Idem. Voir le câblogramme n° 788 du 11 mai 1920 du ministre des Colonies au gouverneur général de l’AOF et le devis estimatif des puits. ANS, 4P 125, Lettre du Gouverneur Général Carde au Lieutenant-gouverneur du Sénégal en date du 24 mars 1924. 149

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l’électrification, de la voirie et de l’adduction d’eau, les autres directions d’intervention explorées ou revisitées sont l’assainissement, la constitution d’un patrimoine immobilier et la prise en charge des personnes âgées. Pour réaliser ces tâches, un emprunt de 10 millions de francs a été souscrit par le gouverneur général Carde. La clef de répartition de cette somme a été faite par l’administrateur de la Circonscription de Dakar et dépendances. Le détail des opérations de modernisation montre que l’accent a été mis sur l’assainissement 310 , la voirie 311 et l’hydraulique (adduction d’eau douce). L’octroi de primes, d’un montant de 0,2 million de francs dès 1926, a été la garantie prise pour assurer la réussite du programme de modernisation312. Cette initiative s’est avérée payante, car le démarrage des chantiers en question a été effectif avant la fin de l’année 1929. Une des principales réalisations a été l’électrification de la zone d’extension de la Médina prise en charge par la municipalité de Dakar313. La fin des années 1930 témoigne d’une tentative de recentrage du schéma de modernisation de la ville « noire » par l’État colonial. La construction de l’asile des vieillards, appelé Repos Mandel, et, surtout, des nouvelles cités de la Médina atteste de cette réorientation, qui s’est dessinée à partir de 1934. Rappelons-le, cette date consacre la modification des dispositions statutaires de l’Office des Habitations économiques (O.H.E), créé en 1926314. Promoteur immobilier au service des propriétaires « indigènes » de terrains immatriculés, l’O.H.E a achevé, en 1939, la construction de la première cité ouvrière sise sur le boulevard ouest de la Gueule Tapée. Elle était composée de 52 logements de 2 pièces315. Cet ensemble d’habitations s’est vue assignée une fonction de représentation : symboliser l’habitat moderne, c’est-à-dire l’évolution sociale imposée au colonisé sur le terrain de la construction immobilière. La veille de la Seconde Guerre mondiale a également été un moment décisif dans l’engagement des pouvoirs municipaux à mobiliser et à investir des fonds destinés à l’équipement urbain. Le Conseil municipal de Dakar a ainsi voté, dans sa séance du 29 décembre 1937, un emprunt de 15 310 311 312 313 314

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Il consiste en la mise en fonction d’un réseau du tout-à-l’égout composé de caniveaux à ciel ouvert. La construction de ces ouvrages a été confiée à la main-d’œuvre militaire. Rappelons qu’elle consiste en un empierrement des chaussées. ANS, 4P 126, Lettre n° 2476 de l’Administrateur de la Circonscription de Dakar et dépendances au Gouvernement Général de l’AOF, en date du 8 mars 1929. Idem : lettre n° 2475 en date du 8 mars 1929 envoyée par la même autorité au même supérieur hiérarchique. Voir le Journal Officiel de l’AOF, 24 novembre 1934 contenant aux pages 890-891 le décret de modification des statuts de l’O.H.E, décret daté du 5 août 1934. Le décret de création est reproduit, par contre, dans le versement 4P 2760. Il est compris dans la brochure intitulée Les habitations économiques en AOF. Textes réglementaires, Gorée, Imprimerie du Gouvernement Général. ANS, 4P 2990, Cités ouvrières. O.H.E. 1937-1939.

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millions de francs à la Caisse des Crédits aux Départements et aux Communes. Un montant estimé à 16,6% de cette somme a été affecté à la Médina « ancienne ». Autrement dit, à une aire urbaine qui a été confrontée à des problèmes pressants tels que l’adduction d’eau, le tout-à-l’égout et la réfection de quelques voies de communication dites importantes. Les 60% restants de l’emprunt devaient être utilisés pour faire face à la modernisation de la zone d’extension de Médina, où « il faut créer, pour la population indigène, un quartier [aux] logements... bon marché, [aux] rues éclairées [et dont] les habitants disposeront de l’eau et de tout à l’égout » (Anonyme 1938 : 1 et 4)316. L’exécution des programmes de modernisation de la banlieue a connu un retard. Cela constitue un indice probant de l’absence d’enjeux financiers aussi importants que ceux produits par les marchés liés à la rénovation du « vieux Dakar ». Une pareille absence est lisible dans le recours à la main-d’œuvre militaire dans la conduite des chantiers d’intérêt dit public ; lesquels ont revêtu un intérêt politique certain. Sous ce rapport, le discours sur la modernisation a joué le rôle de paravent idéologique pour les responsables municipaux engagés ou prêts à s’engager dans des opérations de charme en direction des électeurs lebu.  Embellir le « vieux » Dakar et la Médina Ce projet relève du domaine architectural. Initié par le pouvoir colonial, il consiste à imposer, à partir de 1930, des servitudes esthétiques en vue de réguler la morphologie différenciée de Dakar. Le portrait de cette ville, esquissé par l’architecte Hoyez, n’est pas reluisant. Il explique le manque d’embellissement de Dakar par trois facteurs. Le premier est une contrainte de temps. Il la formule ainsi : « Les constructions se sont édifiées pour des besoins dont le développement a été excessivement rapide, là pourrait être l’excuse d’avoir bâti avec si peu de goût et tant de monotonie. Nous entendons par-là tout ce qui touche le domaine immobilier privé ». En brocardant « l’entrepreneur [qui] dans la plupart des cas s’est doublé de la qualité d’architecte », Hoyez trouve dans l’incompétence professionnelle et l’inaptitude organique de la main-d’œuvre « noire » à assimiler professionnellement les tâches d’exécution et de conception relatives aux métiers du bâtiment317 les autres causes de l’enlaidissement de Dakar. Sa perception est battue en brèche par le président de la Commission d’Urbanisme, l’ingénieur en chef des Travaux publics des Colonies, et par le Directeur de l’Artisanat. Pour ces deux responsables technicoadministratifs, l’ouvrier africain se prête bien aux multiples spécialisations 316 317

Sur la rénovation de la Médina, lire, également, G. V. (a) 1939. ANS, 4P 64, note de Hoyez sur Embellissement et servitudes de construction, en date du 17 mars 1938. Le journaliste Paillard Jean, un des propagandistes de l’Empire, dresse, au terme de sa visite de 1935, un tableau sévère pour les habitants de Dakar. 151

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des métiers du bâtiment. Ils ajoutent qu’il fait plutôt montre d’aptitudes remarquables s’il est bien encadré. Enfin, ils estiment que les insuffisances constatées dans ses prestations de service sont imputables au déficit d’encadrement des travailleurs européens, suspectés de cacher certains « tours de main » décisifs à leurs coéquipiers et subalternes « noirs »318. Pour embellir l’ensemble urbain dakarois, Hoyez propose de : - cultiver le bon goût en songeant surtout « aux lignes, aux proportions, comme aux teintes des coloris employés, car enfin l’harmonie des couleurs joue aussi bien [avec des valeurs différentes] pour des régions à ciel lumineux, comme dans les régions à ciel bas et gris » ; - faire des ouvriers qualifiés les seuls travailleurs du bâtiment à pouvoir concevoir des plans de construction et de modification d’immeubles ; - respecter le régime des servitudes esthétiques dans les zones résidentielles. On retient ainsi que, dans la zone dite n° 1 du Plateau, « Les villas seront à quatre façades décoratives, la façade principale tournée vers la rue »319. Le discours sur le modèle architectural se veut un exercice d’énumération des qualités à réunir par toute construction immobilière. Concernant la ville dite « européenne », l’architecture de « la maison urbaine coloniale réussie »320 se doit d’être pratique, commode et adaptée. Le primat des intérêts immobiliers sur les intérêts urbanistiques a prévalu au moment de la mise au point de la nouvelle vision des choses en matière architecturale. Yakham Diop (1996 : 75) saisit parfaitement la hiérarchisation faite dans l’entre-deux guerres des attentions majeures des producteurs de l’espace et du savoir-vivre urbains lorsqu’il note que « l’administration dut recommander une baisse du nombre des rues, de la largeur de certaines et surtout essaya d’adapter le tracé et l’alignement sur les immeubles existants ». Les projets de construction d’un nouveau palais pour le gouverneur général de l’AOF et d’un « marché africain » dénommé Sandaga, datant respectivement de 1924 et 1925, portent sur le renouvellement du style architectural colonial. Plus que l’énumération des qualités à réunir dans l’édification de tout bâtiment (à un ou plusieurs niveaux), la réflexion a d’abord oscillé entre faire la synthèse des figures stylistiques européennes 318

319

320

ANS, 4P 64, Procès-verbal de la séance du 5 avril 1938 de la Commission d’Urbanisme, p. 8. Dans ce document, se trouve consignée l’adoption, après amendement, de la Note de Hoyez du 17 mars 1938. Dans le maillage territorial dessiné par l’architecte-conseil Hoyez, les avenues Roume, Maginot, Liberté et la rue Vincens configurent à la zone de résidence n° 1 (ANS, 4P64, Note de Hoyez du 17 mars 1938 déjà citée). Ces modèles locaux ont pour noms : l’Institut Pasteur, le nouveau lycée et l’hôtel des fonctionnaires.

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et de celles du Soudan nigérien ou se contenter de restituer l’architecture soudanaise des mosquées « médiévales » de Gao, Djenné et Tombouctou. L’option de la synthèse a prévalu avec la construction de la cathédrale de Dakar. Inauguré en 1933, cet ouvrage immobilier est de style soudanobyzantin, avec sa coupole qui s’inspire de l’architecture déployée à Byzance et les contreforts de sa façade similaires à ceux des paysages des villes soudano-nigériennes. Le cap a été mis ensuite sur la seconde alternative. Cela a donné naissance au style néo-soudanais. Avec cette figure architecturale, se manifeste le « souci de la fidélité qui tend vers la copie conforme [aux] variations affectées » que William H. Jordy détecte dans le littéralisme, une tendance architecturale du post-modernisme, en cours aux États-Unis, dans les années 1970 (Jordy 1986 : 40-47). Véhicule du « colonialisme éclairé », d’après les termes employés par Alain Sinou (1993 : 333), qui voit en cette néo-architecture l’affirmation d’une volonté du colonisateur de se montrer « rassurant, voire conservateur », le style néo-soudanais est une réinvention du bâti ouest africain. En tant que recréation et tentative de réappropriation d’une facette du génie culturel du colonisé, il a figuré dans le paysage immobilier du Plateau avec l’édification du marché Sandaga. Pièce iconographique n° XI : Le style architectural du marché Sandaga

Source : ANS, 4Fi 948.

Pour la « ville noire », censée être le lieu d’expression architecturale du « mauvais compromis entre la hutte et la petite maison européenne », l’édification du marché Tilène dans la Médina, du groupe scolaire Malick

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Sy et de l’hospice dénommé Repos Mandel, dans la Gueule Tapée 321 , prouve la substitution, assez nette dès 1931, de la figure néo-soudanaise à celle néo-mauresque. Propreté, élégance et fonctionnalité font figure de signes distinctifs de cette néo-architecture. Comme dessein repérable dans cette symbolique, il y a l’intention de l’État colonial d’imposer une discipline architecturale, ce qui lui permet de maîtriser le procès de production esthétique de la ville de Dakar. Le raffinement atteint et mis en relief semble fonctionner comme le lieu de célébration d’une illusion partagée dans les milieux coloniaux, celle de la victoire définitive du modèle urbain euro-occidental. Outre cette victoire, il s’agit de magnifier le rayonnement de l’empire colonial à travers l’harmonie des couleurs, des lignes, des volumes et la commodité des édifices construits. Harmonie et commodité que l’on assimilait à des indicateurs de la noblesse et de la grandeur des pierres. Construire un code de signes du triomphe du projet colonial et le faire respecter sont des tâches ainsi placées au centre de la quête d’une discipline architecturale poursuivie aussi bien pendant qu’après l’entredeux-guerres. L’épreuve de la guerre : une régression urbaine entre 1939 et 1945  Des aménageurs européens moins ambitieux Les nouvelles politiques de la ville ont été mises à rude épreuve par la combinaison de plusieurs facteurs négatifs. Nous en retiendrons trois. Soulignons, en premier lieu, ce que l’on appelle l’effort de guerre. Au centre de l’attention des pouvoirs publics, de la fin de l’année 1939 à la signature de l’armistice du 22 juin 1940, il constitue un axe politique qui relègue au rang de choses facultatives les faits et gestes qui ne contribuent pas à améliorer l’efficacité opérative de l’armée française et les performances de l’économie de guerre de la France. Les luttes de positionnement politique et idéologiques, opposant les vichystes et les gaullistes, ont fait du développement de la ville une donnée négligeable. Le dernier obstacle est constitué par le règne des incertitudes, porté par une guerre mondiale dont le tournant est amorcé en Afrique à partir de 1942, date du débarquement en Afrique du Nord des Alliés engagés dans une dynamique d’inversion du rapport de force militaire avec l’Axe. Le déficit de sérénité, auquel sont confrontés les décideurs, ou les renversements d’allégeances qu’ils opèrent, s’accommodent difficilement de la conduite de grands projets de prospective sur le terrain de l’urbain. L’échelle du programme des petits chantiers urbains est de ce fait à l’ordre du jour. Néanmoins, ils ont continué à encadrer la production de cette ville par l’utilisation renouvelée d’instruments d’urbanistique. Il en est ainsi avec les servitudes de visibilité. Adoptées en 1936, leur application est 321

ANS, 4P 50, V. A. op. cit. : 8-10.

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patente avec l’adoption, en 1939, de mesures de décongestionnement de la circulation. Celles-ci reflètent une inversion de tendance avec le primat accordé désormais aux intérêts urbanistiques. En d’autres termes, les intérêts immobiliers deviennent des lieux de tension de second rang. Cela s’observe particulièrement avec l’espace polarisé par le marché Kermel, cet exemple d’écriture architecturale transformé en objet dont « l’extériorité [a permis] à une population aux parcours migratoires multiples [de se fabriquer] une relation patrimoniale » (Sinou 1997 : 35). Le décongestionnement de la circulation dans le centre urbain a consisté en l’imposition de l’ajout d’arcades et du retrait de trois mètres du rez-dechaussée des bâtiments de ce périmètre où dominent les intérêts marchands (Diop 1996). Un autre instrument d’urbanistique a été actionné, à la demande du Gouvernement général de l’AOF : le plan d’aménagement et d’extension. Mis au point en 1940 par le même architecte-conseil, Hoyez, il devait résoudre, en termes d’urgence, les problèmes d’habitat. Mais, par rapport au schéma de 1938, l’innovation apportée dans le dessin auréolaire de l’espace urbain a consisté en l’aménagement d’une zone de sports322.  Les conséquences d’un aménagement au ralenti La guerre 1939-1945 ayant rendu hypothétique l’importation de France des matériaux de construction, faite au nom de la clause commerciale de l’exclusif colonial323, on a assisté à une pénurie et à un surenchérissement des coûts des biens d’équipement immobilier. Cela a posé de sérieuses difficultés d’entretien et de rénovation du patrimoine immobilier et viaire. Ainsi, se profilèrent des risques d’enlaidissement de Dakar avec la dégradation des constructions immobilières. Le rapport de l’inspecteur général des colonies, daté de mai 1946324, décrit le délabrement de nombreux locaux à usage d’habitation effectivement occupés pendant la guerre mondiale. Les figures du laid les plus fréquentes ont été la transformation en taudis de nombreux immeubles, la détérioration et l’effondrement de plafonds. Il s’en est suivi l’abandon de nombreux foyers résidentiels et la concentration humaine dans les édifices qui offraient plus de sécurité et de commodités. Cette situation ne manqua pas d’accentuer la dégradation du patrimoine immobilier et la crise du logement dans une ville en plein accroissement démographique (Bouche 1978, Diallo 1994). Cette crise se signale, au début des années 1940, par un déficit de 600 logements dits « européens »325. Pour tenter de la juguler, l’administration coloniale créa 322 323 324

325

ANS, 4P 64, Réponse de l’Ingénieur Général, Inspecteur Général des Travaux Publics de l’AOF, à M. Le Commandant Basset, en date du 20 octobre 1941. ANS, 4P 2990, Cités ouvrières : clause d’origine aux entrepreneurs, O.H.E. 1937-1939. ANS, L 7, Service du logement 1945-1948. Rapport de l’Inspecteur Général Ruffel sur la crise du logement de mai 1946. ANS, 4P 3367, Correspondance générale : étude pour la constitution d’une société immobilière, mai1941 : 1. 155

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des centres d’hébergement. Différents établissements furent réquisitionnés et transformés en lieux d’accueil des mal-logés. Internat, hospice, hall de la chambre de commerce, pavillons en bois, ancien hôtel ou salle de projection cinématographique comme le « Rex » (Seck 2008) correspondent aux catégories de lieux de vie réquisitionnés pour les accueillir326. Leurs nouveaux occupants allaient y partager des conditions de vie malsaines dénoncées dans le rapport de l’inspecteur Ruffel327. De petits chantiers de construction urbaine ont été également lancés. L’O.H.E en a été le principal initiateur. En 1942, cette société immobilière lance deux projets. À la suite de la mise en place, dans la Gueule Tapée, de deux cités ouvrières, il construit la Cité Cap-Verdienne. Il s’agit d’un ensemble de 57 logements de deux pièces, dont 31 ont été affectés à des « évolués » et le reste à des « originaires » des îles du Cap-Vert. D’où le nom qui a été donné à cet ensemble d’habitations sises à côté de la route du Champ des Courses328. Quant au second projet, il se résume à l’édification, à la Médina, de 39 bâtiments de 10 pièces. Ici, au lieu du matériau de construction dit « moderne », le promoteur immobilier a préféré recourir au banco pour en faire de nouvelles acquisitions patrimoniales329. Peut-être que cela a été perçu comme un moindre mal pour faciliter le logement de (néo)citadins insolvables. L’on pourrait être également en présence d’une politique d’équilibrisme. Serait ainsi escompté le fait de tirer profit de la vertu que constitue le consensus social appelé à rallier aussi bien les « évolués » que les « indigènes » afin de contribuer au succès de la quête par la France d’une sortie honorable de la guerre 1939-1945. Il pourrait s’agir aussi d’un geste politique axé sur le refus du renoncement à toute initiative visant à contrôler les mouvements de population dans le temps et dans l’espace de la ville. L’augmentation des effectifs de population, notée en milieu africain, s’est traduite par l’expansion de la paillote et de la baraque dans des quartiers comme Colobane et Fass, créés sur les flancs de la Médina pendant les années 1930. À la faveur de la diffusion de l’industrie de substitutionimportation, dont la vocation est d’assurer l’auto-approvisionnement de la colonie, allait se mettre progressivement en place une ceinture de campements de travailleurs sur les terrains proches de la zone industrielle.

326 327 328 329

ANS, 4P 2881, Le problème du logement à Dakar. Note de l’Ingénieur en chef des Travaux publics, Ports et Mines, septembre 1942. ANS, L 7, op. cit. ANS, 4P 2984, Construction de 57 pavillons de logements jumelés de deux pièces pour autochtones évolués et Cap-Verdiens. OHE. 1942. ANS, 4P 2933, Logements pour indigènes à la Médina. OHE. 1942.

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Conclusion Le contrôle des « indigènes », qui ont été déplacés à partir de 1914 dans la Médina, s’est fait au travers du contrôle par l’espace, figuré par la construction et la gestion de la zone non aedificandi, et par le lien social, porté par l’ethnie et la communauté de terroir. Cette politique a marqué l’histoire de l’urbanisation de Dakar. Effectuée pendant et après la dispute du toponyme à donner à la « ville indigène », une telle option politique se nourrit, en partie, du refus d’habiter un pareil établissement humain, qui ne se confond pas avec le rejet de la ville. L’opposition verbale au déplacement forcé et à l’institution de la ségrégation socio-résidentielle n’a pas souvent été un exercice de critique enrobée. C’est sous la forme d’un réquisitoire, qui prête même des intentions génocidaires à l’aménageur urbain « outre-mer », ou sous celle d’un chant caustique que se présente le discours critique vis-à-vis de son projet de création de deux villes. La presse animée par la petite bourgeoisie urbaine, la relation épistolaire, qui a fait ses preuves dans l’histoire des techniques de gouvernement, et la culture populaire ont été les lieux d’énonciation du refus de la « ville indigène ». L’échec de cette opposition s’est traduit par la poursuite de l’extension du ressort territorial de la Médina et du contrôle de ses résidants durant l’entre-deux-guerres, période marquées par quelques changements urbanistiques et innovations architecturales. Ils sont réductibles à l’érection dans les années 1930 de la Gueule Tapée, quartier qui prolonge la Médina, au recours au zoning, à l’adoption du style néo-soudanais dans la stratégie d’esthétisation du bâti de la ville « indigène », à la modernisation des deux « villes » Dakar. La gestion de ces agglomérations n’a pas été chose aisée pour le décideur colonial. Son autorité n’a pas souvent prévalu lorsqu’il s’est agi d’inscrire, sur l’espace urbain, des changements culturels voulus et diffusés par le colonisé.

Chapitre II : Habitat, arts ménagers et sexualité Les cultures que l’on se propose d’étudier, dans ce chapitre, correspondent à celles qui sont exhibées, prioritairement, dans le domaine du privé. Cette dernière expression est utilisée ici, en dépit des difficultés à cerner ses configurations, à travers les âges et les sociétés. Parfois confondue avec le domaine familial, réductible à l’amont du domaine public constitué par la rue et instrumentalisée pour donner vigueur à l’entremêlement du dedans et du dehors (Prost 1987), la sphère privée abrite un ensemble de relations sociales et d’interactions culturelles construites par des acteurs occupant ou fréquentant la même habitation. Ce site d’observation du phénomène de la cohabitation (Collomp 1986) constitue donc le lieu principal d’inscription spatiale de la vie privée, particulièrement de l’intimité. Sa construction édifie sur les techniques architecturales en vigueur, les contrats de travail retenus, les solidarités à l’œuvre dans les milieux lebu urbanisés, les ruses inventées par les maîtres d’œuvre et les maîtres d’ouvrage. En bref, l’on note que des innovations ont été réalisées, des habitudes conservées avec précaution. Elles ont trait à l’agencement des lignes et des volumes, au choix des couleurs et des matériaux, à l’aménagement des ouvertures, à l’empire de la mitoyenneté ou à celui du modèle du disjoint, à l’existence ou non d’espaces privatifs comme la chambre conjugale, le boudoir ou l’alcôve (Prost 1987), etc. Quant à son occupation, elle renseigne à la fois sur les manières d’habiter et sur la configuration du groupe résidentiel (Collomp 1986). Les membres du groupe familial et les locataires, qui se partagent l’espace habité, déroulent à l’intérieur de l’habitation des formules de vie privée qui accordent une place de choix à la gestion du ménage. Une pareille tâche sociale va relever du domaine de souveraineté de la femme mariée, cette prêtresse de maison dont le destin est modifié par les changements induits par la construction de l’ordre urbain. De l’examen des rôles qui lui ont été dévolus et de la place sociale qu’elle a occupée, se dégage la conclusion majeure qui veut que cette gouvernante de la vie du dedans ait été « à la manœuvre » dans l’ancrage des nouvelles façons de cuisiner, l’adoption des différents menus offerts et appréciés comme sym159

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boles de la modernité urbaine ou signes de l’attachement au patrimoine gastronomique du terroir, le respect du renouvellement de l’agenda des rituels alimentaires. C’est également à l’intérieur de l’habitation qu’ont été décidés et/ou exécutés de nombreux changements afférents au corps et à la sexualité. Mais, dans bien des cas, le dedans n’a été qu’un point de départ. Le dehors constitué par la rue, ce lieu de vie surinvesti par les pauvres de la ville, représente l’espace idéal de diffusion et d’observation du changement culturel. Les (co)habitants de l’unité socio-résidentielle dakaroise ont participé à l’apparition du cycle de la dissociation qui influe désormais sur le rapport entre sexualité et procréation. Du jeu d’épaississement de cette forme de césure, qui traduit une modification des lignes de prescription d’ordre éthique, résulte la conjonction de changements observés aussi bien au niveau du travail de modification des apparences du corps, que de celui de la construction des variantes langagières du corps. En sus de la femme au foyer, liée à son conjoint par le mariage préférentiel ou dotal, l’on retrouve, parmi les actrices de ces transformations symboliques, la prostituée et la courtisane. Elles retiennent davantage l’attention au regard de la singularité de leur profil. Comme héritières de premier rang de la déviance sexuelle, dont les origines lointaines remonteraient à la traite négrière, ou comme ordonnatrices de la libération des mœurs, ces porteuses d’identités explosives ont marqué de leur empreinte l’entre soi construit par les colonisés.

Paillote, baraque et bâti encore à la mode L’aspiration à la construction en dur L’édification de la paillote, de la baraque et du bâti ont rythmé l’urbanisme de la Médina aussi bien pendant les deux guerres mondiales et que durant l’entre-deux-guerres. L’on a assisté à un gonflement progressif du parc des baraques et des constructions en dur. Leur édification a été parfois combinée parfois avec celle de la paillote dans une même surface d’habitation. Cependant, ce proto-habitat a amorcé un lent déclin. Chose qui s’explique avant tout par la dépréciation dont il a fait l’objet dans l’imaginaire collectif et par l’insuffisance de l’offre des matériaux de construction, consécutive à la raréfaction des richesses végétales, elle-même provoquée par le grignotage des terroirs par la ville. Une augmentation du bâti en dur Les statistiques immobilières fournies par les pouvoirs publics coloniaux édifient sur l’augmentation tendancielle de la construction en dur. Cette dynamique, qui est chiffrée dans le tableau produit ci-dessous, n’a pas pâti du dysfonctionnement de l’économie coloniale dès 1927.

160

Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946 Tableau n° IV : Autorisations de construire accordées à des habitants de la Médina Années 1925 1926 1927 1928 1929 1930 (au 1er décembre)

Autorisations de construire 107 116 148 138 287 285

Source : Gouvernement Général de l’AOF 1931 : 163.

La croissance exponentielle, qui se lit en l’espace de cinq ans dans ce document statistique et même d’une année à une autre (cas de 1928 et 1929), est révélatrice de la forte aspiration à un standing immobilier élevé. Avec et par le standing amélioré, on a pensé pouvoir enrichir une expérience collective de la vie, informée, de part en part, par la modernité330. La conversion de cette idée en force matérielle explique la relative fulgurance de la courbe des autorisations de construire. La résistance de la baraque Mais, les prix jugés prohibitifs des matériaux de construction en dur, pendant et après l’année 1916, ne laissèrent qu’une solution aux candidats à un toit moderne : édifier une baraque. Pour faciliter leur quête, les autorités coloniales envisagèrent de les approvisionner en important le bois de Côte d’Ivoire, ce qui allait nécessiter la mise en service d’une scierie au wharf de Grand Bassam. Elles projetèrent d’encadrer la fixation des prix et l’établissement des délais de livraison des produits semi-finis. L’augmentation d’une somme de 10 francs pour chaque m3 de bois, vendu après l’épuisement du premier stock, fut retenue, concomitamment à l’institution, dès la livraison de cette commande, en septembre 1916, des tarifs et des délais de livraison exposés dans les tableaux produits cidessous. Tableau n° V : Prix des planches d’acajou en 1916 Planches de 6m 1 trait 2 traits 3 traits 4 traits 330

Tarif 80f 95f 115f 125f

Source : ANS, 191, Village de Médina à Dakar. Construction de bâtiments 1915-1919. Câblogramme du Lieutenant-gouverneur du Sénégal au Gouverneur Général de l’AOF en date du 14 septembre 1916.

Elle se définirait comme « le sujet en nous. C’est-à-dire le point le plus faible de la chaîne qui tient l’art, la littérature, la société ensemble. Dans leurs pratiques, leurs notions. Le plus faible parce qu’il n’est pas compris dans le signe. Qu’il lui échappe, échappe à son pouvoir » (Meschonnic 1993 : 9). 161

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale Tableau n° VI : Prix des chevrons et du bois pour baraque en 1916 Désignation du produit Chevron bois pour baraque Bois pour baraque bois pour baraque bois pour baraque

Nombre de pièces une pièce deux pièces trois pièces six pièces

Tarif 50 f 190 f 470 f 560 f 810 f

Source : Ibidem.

Tableau n° VII : Délais de livraison des bois par baraque en 1916 Désignation du produit immobilier Baraque d’une pièce Baraque de deux pièces Baraque de trois pièces Baraque de six pièces

Délais minimaux 8 jours 12 jours 18 jours 24 jours

Source : Ibidem.

Susceptible d’être intégré parfaitement dans la division inter coloniale du travail, instaurée à l’échelle de l’AOF et entre les fédérations de colonies françaises, ce projet n’a pu voir le jour, en raison des coûts élevés des produits importés. En définitive, en guise de solution de substitution, l’approvisionnement en bois de construction local a été retenu331. Avant que l’on soit édifié sur l’épilogue relatif au choix du lieu de ravitaillement en matériaux de construction, la baraque typique de la « ville indigène » a été portée par une dynamique de multiplication dans les surfaces habitées. Dès 1916, ses motifs décoratifs consistent en des pièces ouvragées comme les claustras, les inscriptions de formules coraniques sur la devanture, l’équipement en tôles ondulées de la toiture à pente adoucie. La véranda constitue la principale innovation architecturale apportée à ce modèle d’habitation. Avec la cherté des matériaux de construction332, l’on a assisté à la rareté de la baraque et du bâtiment en dur comportant six pièces d’habitation. En revanche, les catégories comptant une à trois pièces ont été répandues. Leur présence multipliée est à mettre en corrélation avec leur extensibilité. La pratique de l’extension immobilière 333 a été justifiée par la pression démographique familiale et la part grandissante qu’occupe, dans la constitution des revenus non salariaux, la rente procurée par la location. Mais, dans l’ensemble, la disposition des édifices habités a été quasiment inva331

332

333

ANS, P 191, Lettre du Directeur des Finances au Délégué du Gouvernement du Sénégal, en date du 20 janvier 1917. Un sac de ciment coûtait 125F en 1920. Cette somme était l’équivalent de 25 jours de salaire d’un ouvrier et du quart du revenu salarial d’un auxiliaire administratif (Sakho 1985). Elle s’obtient par ajout de pièces d’habitation.

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riante. Ce que Robert Godin (1970 : 27) appelle la « civilisation urbaine Lébou » n’est rien d’autre que l’édification, sur la partie de la parcelle attenante à la rue, d’un ensemble de bâtiments tournés vers la cour et séparés par un espace réduit, qui a été prévu pour abriter le passage « fermé ou non par un portail [et pour permettre] de communiquer avec ce « monde à part » ».

L’acquisition des matériaux de construction Pour entrer en possession des matériaux de construction des paillottes, des baraques et des bâtiments en dur, les habitants de la Médina avaient recours aux héritages culturels ou aux méthodes exigées par les lois d’airain du capitalisme européen. Les usages de ce mode de production finirent par s’imposer aux néo-citadins de la Médina. La pratique du ramassage L’acquisition des matériaux de construction se faisait de plusieurs façons. Au départ, la formule la plus répandue, en raison de la faiblesse du pouvoir d’achat des candidats à la construction d’un toit, est le ramassage des matériaux usagés. Cette opération leur permettait de devenir propriétaires de paillotes et de baraques. Un rédacteur du journal qui s’identifie par les initiales G. V. (1939 (a) : 5) en rend parfaitement compte quand il indique que la constitution du patrimoine immobilier est obtenue par « assemblage confus de cases affreuses, sordides et branlantes, en chaume, en bois, ou en pierres, construites de matériaux de rebut ramassés et assemblés au gré des possibilités. Le tout enclos de vieilles tôles ondulées de démolition, de vieilles nattes de paille tressées ou de découpage de touques à pétrole, pourries, rouillées et clouées à des pièces de bois glanées un peu partout ». La pratique du recyclage, évoquée dans cet extrait de texte, doit sa persistance à la poursuite des déguerpissements, entre les deux guerres mondiales, en direction de la « Médina, la terre promise, l’Afrique » (V. G. 1939 (e) : 2). Rappelons qu’ils donnaient lieu à la destruction, au démontage des paillotes appelées dédaigneusement « maisons croulantes » (V. G. 1939 (c) : 2). Furent ainsi ciblées une soixantaine d’entre elles au premier trimestre de 1936. Au cours des semestres suivants, le ciblage va toucher 300 habitations localisées dans le périmètre délimité par les avenues dénommées Maginot et Liberté (Paris-Dakar, 30 mars 1936). Les matériaux recyclés provenaient également de la récupération d’objets mis au rebut au moment de la réfection des « vieilles et moroses bâtisses... à simple rez-dechaussée » que l’on pouvait recenser sans difficultés en parcourant le « ventre » de la ville de Dakar (V. G. 1939 (e) : 2). D’où la transformation des zones de déguerpissement récent et des chantiers de rénovation immobilière en mines à ciel ouvert de matériaux de construction. Certains maté163

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riaux étaient retravaillés en vue de leur recyclage. Ce fut le cas de la tôle de fût, ainsi soumise au terme de son ramassage à un processus d’aplatissement (Sakho 1985). La formule de l’achat L’achat constitue une autre formule d’acquisition de matériaux de construction d’occasion ou neufs. Pour de nombreux acheteurs aux revenus modestes, s’approvisionner en matériaux signifiait faire des emplettes dans les marchés aux puces, appelés pak334. Au Plateau, il y avait celui de la rue Tolbiac « qui [partait] du marché de Sandaga » (V.G. 1939d : 2), s’allongeait « en descente vers l’avenue Faidherbe et au-delà » (V. G.1939c : 2). Sur les terrains vagues de ce périmètre, que la tertiairisation de l’économie urbaine avait transformé en défilé de « salles de vente », les acheteurs pouvaient trouver en 1936 divers objets. Citons, sans être exhaustif, des serrures et des clefs, des madriers et des planches légères, des portes et des fenêtres provenant de démolitions, des « matelas et oreillers horrifiants », des chaises, des pneus usagés de vélo. La Médina abritait deux places fortes de l’économie informelle : le pak (déformation du mot parc) de la Gueule Tapée et le marché Musante, situé à l’intersection des rues 3 et 6 (Traoré 1975). Comme l’indique le nom attribué à ce dernier lieu de vente, les acheteurs et les vendeurs s’engageaient dans des marchandages laborieux au cours desquels ils jouaient au plus rusé335. Précisons que dans le dernier pôle d’activités marchandes, sis à la Gueule Tapée, étaient vendus des matelas en paille, des fils à coudre, des aiguilles, des lits, de la vaisselle. Les ustensiles de cuisine les plus répandus dans les étalages étaient constitués par les marmites, les trépieds, les fourneaux dits « malgaches », les louches simples, les louches tamis, les tamis, les terrines et les écumoires336. Les candidats à la construction d’un toit familial eurent la possibilité de faire de « bonnes affaires » dans ces espaces marchands où les rangs des commerçants détaillants avaient été gonflés à la suite de la reconversion professionnelle de travailleurs salariés ayant perdu leur emploi. Pour illustrer ce fait, on peut citer le cas de Seydou Traoré (1975). Cet ancien employé de maison, qui avait bénéficié d’une promotion sociale en devenant planton du haut-commissaire de l’AOF en 1944, participa à la grève des plantons de 1945-1946. Révoqué au moment où ses collègues nongrévistes recevaient des décorations, il fut contraint de subvenir à ses be334 335

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Ce terme est une déformation du mot « parc ». Il est situé à l’emplacement actuel de l’École Paille d’Arachides, toponyme qui renvoie à l’importance du commerce du foin dans l’économie informelle. Son promoteur, qui répondait au nom de Modou Guèye, parviendrait à écouler, en moyenne dans les années 1946-1957), la charge d’un camion tous les deux jours (Soumaré Papa Demba, inf. cit.). Nous renvoyons au même informateur.

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soins en exerçant un emploi non salarié. Ainsi, il demanda et obtint une patente et une licence de marchand détaillant au marché Musante de la Médina. L’épargne et le crédit correspondent aux modalités de constitution du capital à investir dans l’achat de matériaux de construction neufs et dans la construction immobilière. L’institution du crédit foncier a été un facteur décisif dans la survenue du boom l’immobilier en dur. Cela se vérifie avec l’examen de la spirale des autorisations de construire accordées entre 1925 et 1930 et sur les parcelles alloties et distribuées par le pouvoir colonial. Leurs destinataires devaient édifier « des habitations... simples mais répondant à toutes les exigences de l’hygiène » (Gouvernement général 1931 : 163) et conforter le caractère moderne de la Médina, ville « tracée à l’américaine » (V. G. 1939a : 1). Au regard de la progression géométrique des autorisations de construire (tableau n° IV), l’on peut émettre une hypothèse relative au nombre des constructions en dur. Estimées à une vingtaine en 1925 par les autorités administratives coloniales337, leur nombre franchit le cap de la centaine avant la fin des années 1920. La moisson des matériaux végétaux La troisième formule d’acquisition de matériaux de construction se résume à un héritage culturel, réductible à un savoir-faire paysan centré sur la collecte et l’assemblage de divers produits. La moisson de la paille et de la tige de mil est une activité confiée aussi bien aux jeunes qu’aux adultes. Ces matériaux étaient utilisés pour fabriquer respectivement la toiture et les panneaux de la chaumière. Le sable dunaire figure parmi les produits collectés. On l’employait comme composant du mortier dans les chantiers du bâti en dur. Il servait également de matériau de recouvrement du sol de la paillote, ce qui contribuait à amoindrir les coûts de construction. L’argile est un autre exemple de roche sédimentaire utilisé dans la filière immobilière (Sakho 1985). Les modalités de construction des édifices  Construire ensemble l’habitation africaine La solidarité communautaire fut actionnée en vue de l’édification de paillottes, de baraques et de bâtiments en dur. En conséquence, celle-ci se faisait sous le sceau du travail non rémunéré. La main-d’œuvre mobilisée se recrutait au sein des cellules familiales, riches en énergies, en intelligences et en savoir-faire. La « famille africaine » manifestait ainsi sa capacité à ne pas conformer toutes les « affaires » à faire aux « dures exigences du paiement comptant » de l’économie monétaire. Et cela se manifesta encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le témoignage de Nafissatou Diallo (1975 : 11) le confirme. Elle affirme que sa maison fami337

ANS, 2G25-11, Circonscription de Dakar et dépendances. Rapport d’ensemble. 1925. 165

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liale a été construite par [son] grand-père et [son] père qui dirigeaient une entreprise où travaillaient presque tous les hommes de [sa] famille. [Ses] oncles, [ses] cousins et [ses] frères participèrent à l’édification [de ladite maison]. Ils lui façonnèrent sa physionomie. Pas un centimètre de parquet qu’ils n’aient cimenté, une porte qui ne soit sortie de leurs mains ». Ce qui est donné à lire, ici, est une variante de l’auto-construction. Etant donné que les professions de maçon et de menuisier étaient relativement répandues en milieu lebu, bénéficiaire avant et pendant l’entre-deux guerres338 du lotissement de recasement, il est permis de dire que l’auto-construction occupa une place non négligeable dans la constitution de son patrimoine immobilier. La solidarité communautaire mise à contribution dans l’édification d’une demeure s’exprimait également sous la forme d’une mobilisation élargie des ressources humaines. Dans ce cas, on met à contribution le capital des relations inter familiales nouées dans et hors du voisinage. Pour ce faire, le chantier de travail était ouvert de préférence durant les fins de semaine et les fêtes du calendrier colonial. C’est le patriarche de la famille qui sollicitait auprès de ses congénères les prestations de service en maçonnerie, menuiserie, travaux de charpente, etc. En échange de ces dons en forces de travail et en compétences professionnelles, il assurait la prise en charge des besoins d’alimentation des différents prestataires sollicités. Pour accomplir avec succès cette mission, il devait leur servir un déjeuner copieux et leur distribuer tout au long de la journée de travail des noix de cola et du tabac, dont la consommation stimule l’ardeur au travail et soude les liens sociaux (Sakho 1985). Dans les opérations de pose des toitures de paillotes ou de déplacement de baraques, la force de travail requise était parfois élargie aux enfants. Ce faisant, ils ne formaient qu’une main-d’œuvre d’appoint. Leur niveau de contribution était tributaire de l’importance du déficit d’adultes mobilisables en matière d’entraide communautaire.  Le recours aux ouvriers qualifiés La sollicitation d’une main-d’œuvre rétribuée comme force de production de l’immobilier a progressivement pris de l’importance, ce qui a été préjudiciable à la persistance du travail non rémunéré et à l’économie collaborative. On peut expliquer cette évolution par la complexification des tâches à accomplir en matière construction immobilière, nécessitant un minimum d’expertise professionnelle, et par l’accès au crédit dit foncier, qui facilite la rémunération des travailleurs du bâtiment signataires d’un contrat du travail. Étaient bénéficiaires du travail rémunéré, les catégories d’ouvriers qualifiés suivantes : maçons, menuisiers spécialisés dans la fa338

Sène Aby, inf. cit.

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brication des huisseries, menuisiers intervenant dans les travaux de charpente que l’on appelle communément charpentiers, peintres, ferrailleurs, électriciens, etc. Payé 5 F la journée en 1920, soit 150 F par mois au maximum (contre 500 F pour l’« auxiliaire colonial » (Sakho 1985)), le maçon, à l’instar des autres ouvriers de la filière du bâtiment, effectuait ses prestations de travail sous le sceau d’un contrat de travail non écrit, mais fondé sur la confiance réciproque. Le montant et les modalités d’acquittement de la rémunération due au maçon et aux autres prestataires de services faisaient l’objet de négociations. Chaque partie négociatrice tentait de réaliser un « bon coup » en actionnant des leviers aussi importants que l’affect, le lien social (ethnique, religieux, familial, matri-clanique, patronymique, associatif) et la conjoncture économique. Ces leviers faisaient l’objet de réactivation par les exécutants du contrat de construction immobilière dans les scénarios de soustraitance de tâches précises à des manœuvres et/ou à des travailleurs dont la qualification professionnelle était avérée. Le maître du nouveau toit entrait parfois en possession de son bien au terme de plusieurs reports des délais de livraison. Cela était imputable à l’incapacité des ouvriers à se conformer à leur calendrier de travail. Différents faits en sont à l’origine. Signalons, entre autres, la rupture des stocks de matériaux de construction, la pratique du devis sous-estimé, l’épuisement des ressources financières du maître d’ouvrage, la lenteur des cadences de travail, l’insuffisance du nombre d’aides de travail. À la suite de l’achèvement des travaux de construction, le propriétaire des lieux était tenu de s’acquitter de tâches aussi importantes que la distribution des pièces d’habitation entre les membres de sa famille, la dictée des manières d’occuper les chambres, l’équipement mobilier, etc. L’occupation de l’habitat Le modèle d’occupation de l’habitation africaine de la Médina procède de l’emprunt conjugué des usages de l’espace en vigueur avec la « cour des miracles » et le mbañ gacce, cette palissade qui protège du regard de l’autre perçu comme fouineur et/ou maléfique. L’accroissement démographique, consécutif à la vigueur des flux de l’exode rural, et l’inclination à faire de la rente immobilière une source de revenu ont également influé sur l’imagination des façons d’occuper l’espace social.  Le surpeuplement des habitations L’entassement des corps, dicté par le nombre réduit des pièces d’habitation, était une des équations posées aussi bien à des locataires qu’à des propriétaires immobiliers. On assiste ainsi à une reproduction de la promiscuité que voulaient éviter ceux d’entre eux qui quittèrent le plateau pour s’établir, dans les années 1930, à la Gueule Tapée où l’espace habi-

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table était plus vaste339. Forte dans la maison où la famille vit dans une pièce unique, la tendance à l’agglutination des corps devient plus faible pour ne concerner que les enfants là où les cellules d’habitation sont relativement plus nombreuses. Pape Demba Soumaré, un de nos informateurs, donne un aperçu de la densité de l’occupation humaine d’une pièce d’habitation avant et pendant la guerre 39-45. Né au Plateau, où il habitait au numéro 138 de la rue Blanchot jusqu’en 1948 (date de l’emménagement de sa famille à la Gueule Tapée), il déclare avoir vécu avec ses parents, ses deux sœurs et ses deux frères dans une baraque à une pièce de 16m². Soit un effectif de sept personnes, disposant chacune d’un cubage d’air et d’une surface d’intimité en deçà des offres faites aux demandeurs de toit ouest-européens après la guerre 39-45 par les constructeurs des maisons de type HLM. Ce genre de promiscuité vécue dans le domaine privé a été observé en France avant et pendant ce conflit. L’occupation de l’habitation urbaine reproduit plus ou moins le schéma de répartition socio-résidentielle hérité de la culture préurbaine. En conséquence, la distribution des pièces d’habitation incombait, comme on l’a déjà dit, au chef de famille ou de concession. Bref, il continuait à ordonner la vie sociale, ce qui l’obligeait à tenir compte des statuts sociaux et des droits conférés par l’âge et le sexe pour distribuer les pièces d’habitation à l’épouse ou les épouses, aux enfants (fils aîné et cadets) et, éventuellement, aux dépendants. Une fois de plus, le fait de s’assurer le contrôle de l’unité familiale par le contrôle de l’espace occupé garantissait la sauvegarde de la hiérarchie sociale et la proximité affective. Et cela était d’autant plus important que l’on passait du modèle de l’habitat disjoint à celui de l’habitation mitoyenne, que l’occupation des intérieurs des maisons est révélatrice de la vigueur du pouvoir d’imagination et d’innovation des (néo)citadins.

339

Cf. Sène Aby (inf. cit). Cet exode urbain est observé dans l’histoire postcoloniale de Dakar. Il éclaire ainsi la dépossession des pauvres du lieu dit Parcelles Assainies par les « nouveaux riches » de l’économie informelle, connus sous le nom de Bawol Bawol. À la suite de la vente des lots attribués, les premiers nommés se réinstallèrent à Yeumbeul, Boune ou Bène Barak. Ce genre de déplacement a également concerné des propriétaires immobiliers du « premier Guédiawaye » (les « déguerpis » de 1966) et du « second Guédiawaye » (les « déguerpis » des années 1970-1980). Ces relocalisations résidentielles procèdent de diverses stratégies familiales. Elles transcendent souvent l’urgence de l’institution de la séparation des corps comme principale manière d’habiter. La vente des parcelles attribuées leur permet de s’acheter, dans des sites urbains plus éloignés du centre-ville et faiblement cotés sur le marché foncier, un ou deux nouveaux lots de terrain, d’y édifier une habitation et de disposer d’un reliquat. L’argent restant est souvent utilisé pour résoudre des problèmes de survie, de dotalité, de surcharge sociale.

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L’aménagement de l’intérieur des maisons La cour de la maison Nafissatou Diallo (1975) énonce en pointillé la reproduction du modèle pré colonial d’organisation de l’espace de la maison familiale. L’aménagement de l’intérieur des maisons de la Médina, réalisé à partir de 1914 jusqu’aux années 1940, visualise le savoir-faire autochtone. L’auteure en rend compte avec brio, quand elle met l’accent, dans son discours, sur la délimitation d’une cour immense, qui abrite des arbres fruitiers. Y étaient plantés de préférence les manguiers, les grenadiers, les goyaviers et les papayers. Son compte-rendu porte également sur les annexes, composées de poulaillers (accueillant parfois des canards) et d’enclos pour les petits ruminants domestiques (moutons et chèvres). On remarque le caractère multiple de l’image de la cour. En effet, cet espace fait invariablement office de site de palabres, d’aire de jeux pour enfants et de séchage du linge340, de lieu d’élevage de la volaille et du partage en commun des repas341. En outre, deux nouvelles fonctions lui ont été attribuées : déversoir d’eaux domestiques usées 342 et dépôt de tinette 343 . Ainsi, avec l’aménagement urbain de la Médina, conçu selon un schéma d’allotissement n’intégrant pas l’adjonction du sënd à la parcelle à usage d’habitation, le miasme distillé par le déchet ménager et l’excrément humain viennent s’ajouter aux odeurs fortes ambiantes de l’habitation africaine. Il s’opère, par voie de conséquence, une évolution des sensibilités olfactives. La chambre et son annexe, la véranda L’emménagement dans une habitation réduite à une pièce consacre l’usage du rideau. Pour protéger son intimité, le couple d’occupants a recours au paravent. Lequel se décompose en petit paravent, destiné à cacher des objets déterminés, et en grand paravent, qui protège le lit des regards fouineurs et fonctionne ainsi comme un substitut du mbañ gacce. La cordelette, le porte-rideau, le panneau en bois et les clous font partie des moyens utilisés pour le rendre fonctionnel. 340

341 342

343

Lucie Cousturier (1925 : 34) dit que « [décorent] la cour de leurs teintes fraîches, de nombreux éléments de la toilette indigène, lavés et étendus sur une corde ». Nous rappelons que ces éléments scéniques ont été observés, le 21 octobre 1921, dans le Dakar « indigène ». Soit une huitaine de jours après l’arrivée de l’auteure dans la ville. Camara Dansy, inf. cit. Cette donnée factuelle est observable de nos jours dans la ville de Dakar et ses banlieues. Le renforcement du réseau des égouts à la Médina en 1958 ne s’est pas traduit par un renoncement au jet d’eaux usées dans un coin de la cour. (Sankalé, Bâ et Cros 1968). C’est en 1958 que la prêtresse de maison réussit à dissimuler ce récipient en l’installant dans un coin et en le soustrayant au regard du résident, du résidant et du visiteur par l’édification d’une palissade (id. : 274). 169

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La compartimentation de la chambre à coucher révèle un art de la proxémie, qui renseigne avant tout sur la place réservée au lit conjugal, faisant office de grand lit. En fer chromé, quand il est importé de France ou en bois lorsqu’il est fabriqué par les menuisiers locaux344, il occupait la plus grande surface. Le principe de préséance est ainsi réaffirmé dans la distribution spatiale. Le petit lit ou la banquette correspondait souvent à un canapé. On y installait le jour le visiteur, et le fils aîné, la nuit. Dans ce cas, le grand paravent était déployé345. Étaient masqués par le petit paravent le bahut ou le petit buffet (désignés par déformation par les termes de bayu et bufe) dans lequel étaient gardés les sommes d’argent, la garde-robe des adultes et/ou les paniers à l’intérieur desquels étaient entassés les vêtements des enfants (Diallo 1975), le canari rempli d’eau et la malle en fer (le waxande). Ce mobilier était orné, dans les années 1940 et 1950, à l’aide d’une bande d’aluminium de couleur vermeille. La pièce d’habitation occupée par un couple, avec ou sans sa progéniture, se compose de sphères. Il s’agit notamment de celles de représentation et d’accueil de l’intimité conjugale. Dans la première, se construit ce que Bernard Edelman (1984), cité par Michèle Perrot (1987), appelle l’identité mobilière. C’est dans cet endroit, qu’étaient exposés, exhibés, des symboles du confort matériel et du standing social. La banquette, le canapé, la chaise pliante346, la chaise dite « fixe »347et, surtout, le bahut condensent cette symbolique. Désormais, c’est ce meuble qui concentrait, à la place de la malle, toute la préciosité de la manière d’habiter du Sénégambien. Il permettait à son propriétaire de se présenter comme un nouveau visage de la fortune. Si la litote wolof amul palto, amul palaas (littéralement : « il n’a, ni paletot, ni emploi » (rémunéré)) était utilisée pour désigner l’infortuné, celles du amna bayu et du amnaa bayu (litt. : « elle a un bahut, j’ai un bahut ») concourait à dessiner l’identité de la (néo)citadine, de la candidate à la citadinité. Le visage ainsi mis en exergue est celui de la femme qui réussit son parcours matrimonial. Elle se voit ainsi sommée de convoquer l’ostentatoire pour se persuader et persuader le visiteur ou la visiteuse (qu’on s’empressait d’inviter dans la sphère de représentation) de sa réussite sociale. L’exercice d’exhibition du bien mobilier pouvait porter également sur le lit importé de France. Son coût jugé prohibitif était la mesure de la réussite sociale revendiquée. Pour ce faire, on tirait le grand paravent pour le rendre visible et informer sur le fait que son propriétaire ne consommait pas, par recyclage, un produit importé. À l’opposé de l’espace de représentation, qui matérialise l’ambition de la femme de réus344 345 346 347

Camara Dansy, Diagne Oumy et Soumaré Papa Demba, inf. cit. Soumaré Papa Demba, inf. cit. ANS, 4Fi 961, Dakar. Un électeur influent, Dakar, [1918]. Son le siège rond est porté par des pieds concaves. Voir, plus d’informations imagées, aux ANS, le document coté 4Fi 652 (Dakar. Un Sénégalais, [Dakar], [1917]).

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sir sa stratégie d’apprivoisement de l’univers familial et conjugal, la sphère d’intimité du couple apparaît pendant la nuit (et, dans certains cas, pendant le jour) sous les traits d’un espace surprotégé. Grâce à l’utilisation du grand paravent érigé en « mur de la vie privée » (id. : 307), déroulée essentiellement dans la chambre qui figure le « noyau dur » du domaine privé, l’époux et l’épouse se mettaient à l’abri du regard des enfants, tentaient de réduire à néant les risques inhérents à la promiscuité. Dans cette variante langagière qu’est la ville (Barthes 1985), l’habitation est enrôlée dans ce que nous appelons une finalité de représentation proxémique. L’aménagement de la chambre à coucher s’inspire du modèle sénégambien d’occupation de l’espace familial. La localisation de la cuisine sur les marges de l’unité d’habitation y est traduite par l’utilisation des intersections murales et le dessous du lit pour ranger la vaisselle et/ou poser le canari. L’affectation d’un lit à l’aîné et le couchage sur des nattes à ses cadets indiquent que l’on est loin de l’expérience qui a prévalu en France jusqu’au lendemain de la guerre 39-45. Elle se résume à l’affectation d’un lit à tous les enfants du couple occupant une habitation à pièce unique et effectuant ses ébats amoureux après avoir sommé les enfants de sortir et d’attendre sagement sur l’escalier l’ordre de retourner dans la chambre conjugale (Prost 1987). Dans la partie de la véranda, appelée perron et attenante à la chambre à coucher, on trouvait, à défaut ou en plus du canari à eau, le garde-manger. Ce meuble en bois était installé à terre dans un coin. Il était recouvert d’une petite grille 348 . Le néo-citadin renonçait ainsi au gardemanger suspendu au platelage de la paillote. Sas qu’on pouvait fréquenter sans y être invité, contrairement à la chambre dont elle constituait la dépendance, la véranda remplissait plusieurs fonctions. Plate-forme abritant les allées et venues répétées des membres de la famille et des visiteurs venus du voisinage ou de loin, elle servait refuge, lorsque la chaleur caniculaire de l’été transformait les intérieurs en chambres de chauffe, de coin à manger en commun les repas, de lieu où se construisaient, se distendaient ou se rompaient les relations sociales. Les échanges de propos et de services entre voisines et les organisations de rencontres sociales formaient les trames de la socialisation qui s’y déroulait. La véranda remplaça le sënd (dépotoir d’ordures) en tant qu’observatoire privilégié qui aurait été souvent utilisé par les femmes pour s’épier entre elles et épier les autres. La surveillance sociale des uns et des autres aboutit à la fabrication de matériaux verbaux qui alimentaient les commérages et les rumeurs (Reumaux 1994) ou à la manifestation du mouchardage et de la peur de l’espionnite. Site choisi pour produire et véhiculer les langages du corps, la véranda était utilisée également comme un poste de guet par l’épouse, 348

Soumaré Papa Demba, inf. cit. 171

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soumise à la tension de l’attente du retour du conjoint prodigue, et par l’enfant espiègle, qui ne voulait pas être pris en flagrant délit d’inconduite sociale. Pour le migrant appelé à exercer les fonctions de chef de foyer, le fait de trouver et d’habiter avec sa conjointe dans une pièce d’habitation équivaut à un message social, celui de la réussite matérielle. Il remplissait aussi une des conditions de sa participation à la construction de l’ordre urbain. Exercice auquel ne se livraient pas les migrants vivant en groupe dans une chambre. Leur non implication dans un tel jeu social signifie qu’ils plaçaient leur séjour en ville sous le sceau de la fugacité et n’accordaient, par voie de conséquence, aucune importance à la construction d’une identité domiciliaire (Perrot 1987). Propriété à laquelle s’intéresse le pouvoir colonial, qui s’adonnait avec plus ou moins de constance, à la régulation du marché du travail, par la chasse aux acteurs du vagabondage. Pour le migrant désireux de s’investir ou s’investissant dans la gestion d’un foyer conjugal, s’investir dans cette construction identitaire équivalait à garantir son intégration dans la société urbaine. Le fait d’emménager dans une pièce d’habitation à valeur locative édifie sur le statut de borom neeg (maîtresse de la chambre), attribué à l’épouse, tandis que celui de borom kër (propriétaire de la maison) était affecté à l’époux. Il était invité à examiner, de façon minutieuse et répétitive, les compétences de sa conjointe en matière de gestion de l’économie domestique et d’entretien du salon de séjour. Élément de commodité et de luxe que l’on retrouvait souvent dans les ménages relativement fortunés. La salle de séjour La salle de séjour349 est une pièce d’habitation que l’on retrouve dans le bâti en dur moderne des milieux aisés. Caractérisée par son surdimensionnement ou encore par sa position centrale, elle fait office de lieu de regroupement de la maisonnée, d’espace privé de sociabilité. S’y déroulent les causeries, les confidences, les discussions relatives aux agendas familiaux ou lignagers, les arbitrages et les prises de décisions engageant le destin collectif ou individuel. Son aménagement se traduit par la transformation de la chambre conjugale en principal noyau dur du domaine privé, en sphère plus ou moins bien protégée de l’ultime intimité du couple. Le mot « salle » a été emprunté par les populations africaines de Dakar pour désigner ce lieu d’accueil du visiteur et renvoyer à ses autres fonctionnalités. Comme celle d’espace de représentation où est exhibé le patrimoine mobilier, où s’exprime l’art de la convivialité, où l’on prouve le respect des convenances sociales et, enfin, où l’on s’investit dans la quête du raffinement des goûts. 349

Elle est appelée room par les Saint-Louis. Ces derniers ont emprunté l’expression livingroom aux Anglais qui font partie des anciens occupants de leur ville.

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Le modèle dakarois de salle de séjour a attiré le regard de Lucie Cousturier (1925), cette voyageuse européenne de l’entre-deux-guerres connue pour sa philanthropie. Elle en dresse un portrait relativement éloquent. La salle de séjour qu’elle a vue, en septembre 1921, s’étend sur une surface de 12m² (4m et 3m sont ses dimensions) et « commande » quatre chambres sur les sept que compte l’habitation de son hôte, qui avait deux locataires. Le room dakarois est le lieu « où tout le jour, selon les loisirs de chacun, [on se croisait], [on s’occupait] ou [on se réunissait] pour, bavarder, pour recevoir les visites ». Il abritait « deux lits de fer aux sommiers durs, couverts de housse blanche, quelques chaises, un escabeau, une vaste jarre contenant la provision quotidienne d’eau » (id. : 24). Lits et jarre indiquent que l’équipement de la salle de séjour reproduit celui de la paillote. Comme celle-ci, celle-là fait aussi office de chambre à coucher. D’où son dédoublement fonctionnel, qui ne fait que renforcer son surinvestissement. Durant les années 1930-1940, période référée par nos informateurs Dansy Camara, Oumy Diagne et Papa Demba Soumaré, l’ameublement de la salle de séjour a connu des modifications. L’enlèvement d’un des lits et du canari s’est conjugué avec l’introduction du fauteuil et des canapés. Quant à la présence de la chaise, elle s’est faite de plus en plus discrète. Même si elle a gardé ses deux fonctions essentielles : servir de signe de la réussite matérielle, de l’adhésion à la culture urbaine (fonction de représentation) et de siège d’appoint (fonction d’usage). Ce nouveau modèle de salle de séjour affiche un caractère moderne plus prononcé. L’atteste le renouvellement de son mobilier. La quête de la commodité et du confort s’exprime au travers de l’importance accordée au fauteuil et au canapé. Mobiliers que l’on assimile à de nouvelles figures de l’avoir, de l’investissement financier et du désir de patrimoine (Perrot 1987). Mais, ce qui doit surtout retenir l’attention, c’est la tendance à l’accumulation de différentes catégories de meubles. De ce point de vue, nous pouvons dire qu’ici, comme dans le monde de la bourgeoisie occidentale du XXe siècle (Guerrand 1987), la tendance suivie en matière d’ameublement se résume à l’application du principe d’accumulation. Toutefois, il nous est impossible, en l’état actuel de nos connaissances, d’affirmer qu’une telle pratique culturelle s’est fortement répandue ou non durant les années 1930-1940. Ce qui est sûr, c’est quelle s’apprécie valablement en termes de nouveau mode d’occuper et de valoriser l’espace de représentation que constitue la salle de séjour. Lucie Cousturier et les informateurs cités ci-dessus ne mentionnent pas le recours au tissu imprimé pour garnir les fenêtres, cacher les boiseries, introduire le bourrelet dans la géographie des formes de la salle de séjour et renforcer la profusion des commodités qui y sont exposées (Guerrand 1987). Autrement dit, rien n’est dit sur l’existence ou non de rideaux chargés de dissimuler ce lieu de vie des regards indiscrets de visiteurs ex173

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clus du droit à l’accueil précieux. L’introduction de cette pièce décorative, par les migrantes européennes de l’entre-deux-guerres, autorise à parier sur son utilisation dans des intérieurs privés de la Médina, de la Gueule Tapée et du Plateau. Espaces urbains où l’art culinaire, le goût alimentaire et les rites sociaux continuent à subir, lentement ou non, des évolutions plus ou moins profondes.

La ménagère et les nouvelles habitudes alimentaires L’agenda de la ménagère Malgré l’absence de variantes locales du Manuel de la maîtresse de maison, qui a permis de « cartographier » dès le début du XIXe siècle la journée de travail de la femme européenne (Martin-Fugier 1987), la nouvelle citadine de Dakar, à l’instar de sa consœur française, fut « chargée de mettre en scène la vie privée tant dans l’intimité familiale - cérémonies quotidiennes des repas et soirées... – que dans les relations de la famille au monde extérieur – organisation de la sociabilité, visites, réceptions » (id. : 201). À la Médina ou au Plateau, elle suivit méticuleusement le modèle d’emploi du temps en vigueur, de manière à offrir « le maximum de bienêtre » (ibidem) à son époux et au reste de la maisonnée ou des membres de la chambre à coucher.  La matinée de travail Première à se lever le matin, la ménagère dakaroise consacrait les premières heures de sa matinée de travail à l’exécution des gestes ci-après : balayer la maison, puiser de l’eau à la borne-fontaine pour remplir le(s) canari(s) et assurer le stock d’eau nécessaire aux toilettes matinales, habiller les enfants scolarisés, préparer et servir le petit-déjeuner. Les séquences restantes étaient invariablement consacrées à deux tâches centrales : aller faire ses emplettes au marché et s’occuper de la préparation du repas de la mi-journée. Pour s’acquitter du premier devoir, la maîtresse de maison ou la maîtresse de chambre était tenue de se conformer à un rite précis : s’essuyer ou se laver le corps, se parfumer, mettre de beaux habits ou, à défaut, des vêtements propres, porter ses bijoux, etc.350 Elle avait le choix entre trois grandes destinations. Tilène se présente comme un des marchés les plus attractifs. Surtout lorsqu’il a fait l’objet de nouveaux aménagements avec la construction en 1936 « d’un vaste hall métallique [destiné à accueillir] les débitants pendant l’hivernage » (Anonyme 1936e : 3). Étiqueté « marché africain » par le discours dominant depuis 1925, Sandaga est un autre important point de rencontre des ménagères dakaroises. Ce lieu de rendez-vous se remarque, en 1936, par « [sa] légume un peu chère,... [ses] marchandises) éparses sur le sol [et ses femmes] au bariolage vesti350

Diagne, Oumy, inf. cit. et ANS, 4Fi 119.

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mentaire » (V.G. 1939 (d) : 2). Le dernier espace marchand, où les femmes espéraient acheter de la nourriture, au meilleur coût (Perrot 1987), est le marché Cheikh Madické, situé à la rue 6 du quartier des Abattoirs (Médina Ouest). D’après Oumy Diagne, une de nos enquêtées, cet axe de communication était emprunté par les convoyeurs des bovins destinés à l’abattage. Pendant les années 1945-1946, les bouchers de ce marché égorgeaient chaque jour une moyenne de 100 bœufs. Si l’on en croit notre informatrice Aby Sène, le boucher maure El Hadj Koymin Fall fut le plus gros fournisseur des ménages de la Médina et de la Gueule Tapée en viande de bœuf. Pièce iconographique n° XII : Portrait de la ménagère africaine à Dakar

Source : ANS, 4Fi 119.

Pour faire la cuisson des aliments, la ménagère abandonna progressivement le trépied au profit du fourneau malgache351. Le fagot de bois fut supplanté par le charbon de bois comme combustible privilégié. Soumise, plus que jamais, à cette contrainte qu’est la prise en compte des horaires de travail et d’apprentissage scolaire de l’époux et des enfants, la prêtresse de maison était tenue d’assurer le service du repas de la mi-journée en appliquant la formule allitérative du midi keng bool keng. Avec cette sorte d’impératif catégorique, obligation lui a été faite de se conformer scrupu-

351

De nombreux informateurs ont signalé la présence d’artisans malgaches près du site de l’Hôpital principal. La joaillerie serait un de leurs domaines d’activités (Cousturier 1925 : 25). 175

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leusement au minutage du temps social. Le principe de ponctualité est ainsi à l’œuvre dans la gestion des repères temporels.  L’après-midi et la soirée L’après-midi et la soirée étaient consacrés à l’accomplissement d’autres gestes qui renseignent sur la persistance de la pénibilité du travail domestique au féminin. Les tâches les moins pénibles consistaient à : - laver la vaisselle, à deviser ou jouer au wure (variante africaine du jeu de dames) sous le toit des vérandas ; - donner le njogonal (goûter) aux enfants ; - faire la toilette pré-crépusculaire ; - attendre le retour de l’époux ; - servir à dîner ; - préparer le couchage des enfants, les mettre ou les sommer de se mettre au lit. La pénibilité du travail domestique accompli par la ménagère dakaroise est particulièrement observée avec deux exercices : piler le mil et préparer le dîner. Ce fragment de calendrier des occupations, faites au quotidien, montre que cette actrice sociale était la dernière à se coucher. En bref, elle était sur-sollicitée. Devenant de plus en plus une femme du dedans (de la sphère privée constituée par la maison ou la chambre à coucher), la ménagère africaine de Dakar abattait un volume de travail domestique relativement impressionnant. La satisfaction de la demande en alimentation fut sa principale préoccupation. L’accomplissement d’une telle mission majeure lui confère le statut de nourricière de la famille. Elle joua ainsi un rôle central dans la persistance et/ou la modification des habitudes alimentaires. Le riz au menu des (néo)citadins La ménagère contribua au renforcement de la consommation du riz. Cette céréale se substitua progressivement au mil (gros et petit mil) comme aliment de base. Aussi devint-elle un marqueur de la citadinité. Il fallait être de la ville, vivre la culture de la ville pour consommer le riz importé, même si cela ne signifiait pas un renoncement aux menus archétypiques du mode de vie rural.  L’éloge du riz L’on a noté l’augmentation de la consommation du riz, entre 1914 et 1937 (Turbe 1937). Une pareille évolution, observable au-delà de cette période, procède de la conjugaison de nombreux facteurs. Les plus importants portent sur la division du travail, opérée par les Français au sein de

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leur empire colonial 352 , la réglementation draconienne du pilage du mil, dans les zones urbaines, par les autorités administratives, et le fait que « les femmes indigènes [préféraient] utiliser le riz, le trouvant plus savoureux et de préparation plus facile, car le pilage de mil [était] une opération fatigante ») (ibidem). Le riz brisé devint la variété de riz importé la plus consommée par les ménages dakarois. Turbe explique une pareille préférence en soutenant que les brisures de riz étaient « meilleur marché », nécessitaient « une préparation qui [exigeait] moins d’huile que celle du riz entier ». Mais, la préparation de la cuisson de la brisure du riz était plus exigeante que celle du riz entier. En effet, il fallait s’acquitter au préalable d’un « travail de fourmi » appelé tan (sélection). Il se résume à « rechercher, entre les grains d’un riz très blanc, étalé sur un van de jonc, des pailles minuscules » (Cousturier 1925 : 25). Cela demandait « beaucoup de temps » (ibidem), nécessitait parfois le concours d’auxiliaires. Étaient sollicitées pour effectuer cet harassant labeur les jeunes filles du couple, les belles-sœurs, les belles-mères ou les visiteuses. Cette opération fastidieuse était mise à profit par la ménagère pour cultiver l’entre soi. Ainsi, elles échangeaient avec celles-ci ou celles-là des nouvelles de la ville, partageaient avec elles des recettes de bonne cuisinière ou de bonne épouse, s’interrogeaient avec ses interlocutrices sur les difficultés du vécu quotidien. En somme, elles profitaient de la rencontre pour nouer, renforcer, dénouer ou renouer des liens sociaux, etc. La consommation des brisures de riz, qui provoqua, en 1937, des cas de béribéri353, chuta entre 1940 et 1945. Cela fit faire un bond à la consommation du mil, notamment en décembre 1941 354 . Cette inversion de tendance s’explique par la combinaison de deux facteurs : les difficultés de transport entre la France et ses colonies et entre ses colonies asiatiques et africaines et l’indigence quasi généralisée en milieu africain. Malgré tout, le riz a dû garder toute la cote d’excellence acquise auprès du consommateur dakarois. Excellence déteignant même sur les acteurs politiques remarqués par leurs interventions dans le fonctionnement de la filière de cette denrée alimentaire. Le député du Sénégal Ngalandou Diouf, successeur de Blaise Diagne, en pleine crise coloniale, était magnifié en 1935 par les milieux tukulër des bords du fleuve Sénégal et de Dakar, en ces termes :

352 353

354

Au Sénégal, on affecta les fonctions d’importateur de riz indochinois et d’exportateur d’arachides. Les autorités coloniales ont été obligées de prendre des mesures d’interdiction d’importation, de circulation et de vente du riz n° 3, variété mise en cause en dépit de sa richesse en brisures estimée à 100 % (Anonyme 1937d). Lire Anonyme (1941c). Sur les techniques de vannage du mil (et du riz), voir le cliché n° 4100 (ANSO.M, 30Fi 27, Habitat colonial et urbanisme II. Cliché AOF, 1946). 177

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale En malama Kaawoon Ngalandu addi jam Addi maaro sowko e nekan diwliin Puccu almata nagge limpata Fel wona kadu bana nayata ».

Ceci donne le texte suivant, qui est une traduction de Kalidou Diallo (1985 : 113) : « Nous sommes comblés Oncle Ngalandou a amené la paix Il a amené les brisures de riz et l’huile d’arachide (souligné par nous) L’impôt sur le cheval et le bœuf est supprimé Bana ne porte pas le tissu fel Elle ne se promène pas avec le tissu bris ».

Le modèle de préparation du riz, attribué aux femmes saintlouisiennes, a fait l’objet d’un emprunt de la part des ménagères dakaroises. Il s’agit d’une cuisine caractérisée par l’association au riz de constituants comme l’huile d’arachide, les légumes, les ingrédients intervenant dans l’assaisonnement (poivre, sel, piments), le poisson. Le menu obtenu est désigné dans la langue wolof par le terme de ceebu jën (riz au poisson)355.  La diffusion d’un menu emblématique : le riz au poisson Le modèle de cuisson du riz au poisson au poisson, diffusé à partir de Saint-Louis, finit par symboliser dans cette ville, comme à Gorée et Rufisque la cuisine urbaine. Il va occuper, de façon graduelle, une place non négligeable dans la gastronomie des populations dakaroises, ce qui témoigne de leur entrée dans le procès de civilisation urbaine. Involution observable de manière nette au lendemain de la création de la Médina. Le succès de la mise en symbole et de l’expansion de ce modèle de cuisson est imputable aux changements intervenus dans le secteur de la pêche piroguière et à la constitution d’une ceinture verte dans la banlieue. À l’autoconsommation pratiquée par les pêcheurs lebu, se substitua, de manière progressive, profonde et durable, la spéculation. La progression géométrique des effectifs de population et la course au gain allaient les contraindre à accroître le volume de leurs prises. Cette évolution n’a pas manqué de poser des problèmes d’ordre infrastructurel. Soulignons celui des teeru. Ces lieux de débarquement des piroguiers étaient devenus distants et exigus. L’exemple le plus éloquent, mentionné par les autorités administratives, est celui de Kootu Riyë (Anse Bernard). D’où le projet, nourri en 1938, de « création d’une... servitude localisée [qui pouvait] momentané355

On peut avoir également un autre menu dénommé ceebu yap lorsque la ménagère remplace le poisson par la viande.

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ment être envisagée au droit [sic] du village de Fann en bordure de mer »356. L’alimentation des néo-citadins devint plus riche avec l’intégration, dans les ingrédients de la cuisine, d’herbes potagères venues d’Europe occidentale357. Cette région enrichit sa production légumière grâce au dévolu jeté sur les anciennes herbes (chou, navet, oignon), la carotte et la betterave. Par la suite, elle importa d’Amérique le haricot, la tomate et la pomme de terre. Pour le cas de Dakar, le début de la révolution légumière se déroula dans la proche banlieue, aux portes de la Médina, précisément dans l’espace environnant la Gueule Tapée. On y envisagea, dès 1936, le démarrage de travaux de forage en vue d’accroître le potentiel hydrique nécessaire à l’irrigation (Anonyme 1936c). Pour la lointaine banlieue, beaucoup de terrains furent mis en valeur pour les besoins de la culture maraîchère. Une pareille dynamique, signalée en 1940 358 , éclaire sur la forte poussée d’un front pionnier. La ceinture maraîchère périurbaine allait avoir comme épicentre Thiaroye, village dont le terroir comporte des dépressions inter dunaires propices au développement des activités de maraîchage. En vérité, cet espace a joué, avant même 1916, la fonction de bassin maraîcher359. Cela est consécutif, en partie, à la forte demande des 1500 soldats recensés, à cette date, dans son camp militaire360. Les demandes de légumes faites par la population civile de Dakar et par les équipages des bateaux, en escale au port de commerce, ont renforcé le dynamisme des maraîchers de Thiaroye. Aussi le délégué du Gouvernement du Sénégal désapprouva-t-il, dans une lettre adressée, le 11 juillet 1916, au lieutenantgouverneur, la réalisation du projet, du général commandant supérieur des troupes de l’AOF. Pour ce dernier, il fallait affecter les « terrains de culture sèche » aux services militaires qui voulaient en faire un polygone de tir361. Cristallisant, à partir de 1906, l’attention du chef du service de l’Agriculture du Sénégal et, par leur suite, celle du lieutenantgouverneur362, le maraîchage enregistra, avant même la fin de la première décennie du XXe siècle, des progrès notables 363 . Mais, son décollage 356

357 358 359 360 361 362

363

ANS, 4P 64, Procès-verbal de la Commission d’Urbanisme en date du 2 février 1938. Le « vieux continent » connut, à partir du XVIe siècle, une révolution légumière (Bergier 1984). Lire Anonyme (1940c). ANS, 2G16-27, Sénégal. Dakar, Gorée, Rufisque et Banlieue de Dakar. Rapport annuel. 1916. Id. : 24. Id. : 26. En fin de compte, selon le même document (p. 27), la pointe de Fann et le terroir de Ouakam ont été respectivement retenus comme champs de tir. Il a institué un concours pour les maraîchers en vue de les inciter à accroître leur production et leur productivité. Lire ANS, 2G 6-1, Sénégal. Service de l’Agriculture. 1906. Rapport agricole, deuxième trimestre 1906. ANS, 2G10-6, Sénégal. Dakar et dépendances. Rapport trimestriel d’ensemble 1910. 179

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comme « or vert » ne se produisit qu’à partir de 1914. Cela a été facilité par la conjonction de plusieurs facteurs. Deux d’entre eux sont d’ordre démographique et ont pour noms : accroissement rapide de la population urbaine et relative abondance de la main-d’œuvre des aides maraîchers, composée essentiellement de migrants ruraux. Les autres facteurs ressortissent de l’ordre du politique et se déclinent en termes d’intervention multiforme de l’État colonial. Il s’est signalé, à l’attention des maraîchers de Dakar et de ses environs, par l’institution de primes d’encouragement d’un montant de 3000 francs (distribuées annuellement 364 ), l’application de l’exonération fiscale, la systématisation du suivi phytosanitaire, le recours à la régulation des prix365, l’introduction de la technique de l’amendement chimique des sols366. La production légumière devint excédentaire dès 1939, ce qui allait se traduire par l’exportation du surplus367. La récolte des légumes avait été marquée, entre 1914 et 1925, par la prédominance de la tomate et de la salade, puis par celle de l’oignon, entre 1925 et 1935. Toutefois, cette séquence révèle une tendance haussière appréciable de la production d’autres légumes. Il s’agit précisément du haricot vert, du poivron, de la carotte et du navet. À partir de cette dernière date et jusqu’en 1946, la production légumière allait être placée sous le sceau de la diversification. Ainsi, dans les périmètres intermédiaires, cultivés en saison non pluvieuse, les bandes de choux verts, de pommes de terre et de betteraves voisinèrent celles des autres végétaux déjà cités368. Des épouses de piroguiers et de maraîchers étaient impliquées dans la commercialisation du poisson et des légumes369. Elles se chargeaient de leur écoulement en se faisant intermédiaires ou simples vendeuses détaillantes. Par ailleurs, elles ne manquèrent pas de recourir à de nombreuses astuces dans le but d’offrir à leur famille une nourriture riche et délicieuse. Mais, la plupart d’entre elles se contentèrent de leur servir, à plusieurs 364 365 366 367

368 369

ANS, 2G14-40, Sénégal. Territoire d’administration directe. 1914 Rapport trimestriel d’ensemble. 1914. ANS, 2G44 - 19, Sénégal. Circonscription de Dakar et dépendances, Rapport annuel, 1944. ANS, 2G 25-11, Sénégal -Circonscription de Dakar et dépendances. Rapport d’ensemble. 1925. Les évaluations du tonnage produit en 1939 et 1940 donnent les chiffres de 16 000 et de 12 000. Le reste du Sénégal et la Gambie sont les lieux d’exportation du surplus agricole. Cf. l’article anonyme paru dans Paris -Dakar, 1406, op. cit. et Valande ([post] 1940 : 55). Paris -Dakar, 1406, op. cit. El Hadj Babacar Ndiaye, né en 1925, entretien à Yeumbeul en date du 23 juin 1993. Souleymane Diop (47 ans), Souleymane Ndiaye, âgé de 73 ans et Mamadou Sakho, âgés respectivement de 47 ans, 73 ans et 47 ans au moment des entretiens oraux qui se sont déroulés à Yeumbeul, le 24 juin 1993), confirment le propos de cet informateur. Cette division du travail entre conjoints est signalée en Afrique centrale par Coquery-Vidrovitch (1994).

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reprises, des plats de riz au poisson de moindre qualité. Pouvait-il en être autrement quand on sait qu’elles géraient de maigres budgets domestiques et étaient confrontées périodiquement à de nombreuses difficultés ? Celles relatives au ravitaillement parcourent la durée des deux guerres mondiales. L’inflation des prix, qui en est l’effet induit, a anéanti également leurs efforts de mère nourricière. Elle a même prévalu en période de paix. C’est le cas en 1939, avec la persistance de la pratique des prix prohibitifs que l’on note particulièrement dans la filière des légumes en 1939 (V. G. 1939d). Le goût alimentaire s’est modifié avec la diffusion du riz au poisson. En effet, se propage avec cette recette culinaire le recours à des épices importés (poivre), des aromates et condiments locaux ou d’origine étrangère (oseille de Guinée, laurier, persil). En fonction de la quantité de riz servi dans le plat, de celle des poissons et des légumes qui accompagnent la céréale, ou encore de celle de l’huile utilisée pour préparer la sauce, l’on appréciera le degré d’onctuosité du mets, la générosité du père nourricier et de la maîtresse de maison, l’aisance financière du ménage, etc. Le plat de la ville que consommait de façon récurrente le citadin infortuné est le mbaxal, menu à base de riz qui se veut pâteux, sans huile et plus ou moins pauvre en légumes et en protides. Sa consommation n’excluait pas la découverte de mangers introduits à Dakar à la faveur de la circulation des colonisés. L’adoption de nouveaux menus La cuisine des migrants non sénégalais a fait l’objet d’un emprunt sélectif. Cela est surtout vrai pour les milieux soudano-nigériens et les ressortissants des sociétés forestières, qui proposaient des menus à base de sauce, comme le fufu. Ils étaient même servis à l’occasion de manifestations festives comme le mariage (Diallo 1975). C’est, du moins, le cas pour le mafe (à base de sauce d’arachide) et le supu kanja (sauce de gombo).  Les menus soudanais La diffusion du fufu et du mafe est à mettre au compte de deux catégories de migrantes. L’on a ainsi la communauté des femmes soudanaises. Très nombreuses, elles étaient concentrées à Rebeuss. C’est ce qui ressort de beaucoup de témoignages recueillis. L’autre cohorte est composée de migrantes saint-louisiennes. Installées majoritairement dans la Médina Ouest, elles sont des ressortissantes d’une ville peuplée, en partie, de Bamana (ou Bambara). Une partie de leur gastronomie a été adoptée par les populations d’accueil. Le supu kanja ou sauce au gombo (hibiscus esculentus), pour sa part, nécessita l’apprentissage de nouvelles façons de préparer la cuisine et de cuisiner. Retenons ainsi le séchage et le pilage du gombo en vue d’obtenir une matière mucilagineuse et filante. Celle-ci donne à la sauce son caractère gluant (Malzy 1943). La diffusion de ce menu a suivi

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une trajectoire méridienne. Le point de départ est à situer dans les sociétés forestières sénégambiennes productrices d’huile de palme. Des emprunts culinaires furent également effectués auprès des migrants maures, venus de Mauritanie et du Waalo, des membres de la communauté marocaine, consommateurs du fameux couscous marocain. Mais l’imagination de la citadine sénégalaise a donné lieu à l’offre du domoda. Sa préparation s’inspire de celle du maafe370 et consacre la substitution de la farine de blé à la pâte d’arachide. Cette dernière manque cruellement, en été, dans les villes comme dans les campagnes. Sous ce rapport, ce menu se présente comme une sorte de pis-aller. Quoi qu’il en soit, l’art culinaire est ainsi enrichi et renseigne sur l’importance grandissante prise par les denrées importées, notamment, la farine de blé.  Imiter le régime alimentaire européen La présence coloniale, elle aussi, a favorisé le renouvellement du registre culinaire des milieux africains de la Médina. La préparation de frites, la friture de sardinelles, la salade et le bifteck firent leur apparition bien avant le déclenchement du second conflit mondial371. Cela est à rapporter au fait que les ménagères européennes, installées à Dakar, dès les années 1920, et impliquées dans la diffusion du modèle européen d’économie domestique 372 , ont utilisé l’intermédiation des employé(e)s de maison. L’on retrouve aussi, dans le rôle de diffuseur de la culture urbaine européenne, les (anciennes) élèves de l’école française des jeunes filles. Son internat a été un lieu d’apprentissage de l’art ménager. Ce rôle a également été joué par les (anciennes) pensionnaires des ouvroirs de l’Église catholique et par les migrantes saint-louisiennes et les femmes goréennes. Précisément, par celles d’entre elles qui ont capitalisé une longue et fructueuse cohabitation aves les Européens. Ces sujets historiques apparaissent comme les agents des transactions culturelles notées dans et hors de la Médina. Ils ont fortement influencé le déroulement de la socialisation urbaine de la Médina, assimilée à son tour à une « cité périphérique » (Verpraet 1996). L’emploi du pain au petit déjeuner fait partie des emprunts les plus emblématiques effectués auprès des milieux européens. La baguette de pain373 remplace progressivement le couscous autochtone ou la bouillie de mil. Timidement organisée avant la fin du second conflit mondial, à cause de la pauvreté de l’immense majorité des habitants de la Médina et des hausses cycliques du prix de la baguette de pain (Faye 1989), cette substi370 371 372

373

Sène Aby, inf. cit. Il est possible que Saint-Louis, ce patchwork d’ethnies et de races, soit le lieu d’invention du domoda. Sène Aby, inf. cit. L’usage du rideau leur est redevable. Ce produit est évoqué dans des chants populaires.

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tution a engendré la valorisation du quinquéliba. Ces feuilles sont infusées. Le liquide chaud ainsi obtenu sert à tremper le pain. Le geste consiste à le plonger dans cet aliment liquide. D’où l’emprunt linguistique qui donne lieu au mot poñse. L’infusion de quinquéliba remplace le recours au café à griller ou non dans de nombreux foyers. Il s’agit précisément de ménages pauvres, jugeant prohibitif son prix ou voulant réaliser de petites économies avec leur budget de consommation.  Un invariant de la cuisine sénégambienne : l’alimentation en couscous et en lait Le fait d’accéder au statut de citadin n’a pas contraint le consommateur de la Médina à renoncer aux mets et aux usages qui se présentent comme des signes du mode de vie rural. Le couscous au poisson, servi au dîner, et le laitage structurent son régime alimentaire. Cela a été facilité par la pratique des cultures céréalières périurbaines374 et par la présence d’un dairy belt 375 . On comprend mieux ainsi le dynamisme des activités d’élevage. Le pastoralisme périurbain mettait en relation les propriétaires lebu et les bergers fulane (fulbe). À ces derniers était versé un salaire en espèces (accord sur une somme d’argent fixée annuellement et par tête d’animal) ou un salaire en nature (remise d’une génisse et d’une partie ou de la totalité de la production laitière)376. Le dynamisme de cet élevage extensif, pratiqué aux portes du monde urbain, est illustré par la progression du tonnage du lait collecté377 et par la multiplication des vendeurs et des vendeuses de lait. Les femmes fulane (ou fulbe) étaient chargées de la vente des produits laitiers. Elles sont présentées, par les services coloniaux de répression des fraudes, comme des déviantes en matière de frelatage, de mouillage de leur marchandise (Faye 1989). L’accusation en question émanait aussi des clients. Eu égard à la présomption de culpabilité ainsi affichée, les agents de ces services avaient pour mission de les contrôler dans et hors du « marché du lait » situé à l’intersection de l’avenue Gambetta et de la rue Escarfait378. Les forfaitures avérées ou prêtées aux vendeurs et aux vendeuses de lait préfigurent le « désordre moral » qui carac374 375 376

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La céréaliculture en question était localisée dans les terroirs des villages de Cambérène, Ngor, Ouakam et Yoff. Il est confiné dans des habitats ruraux satellisés par Dakar (Cambérène et surtout Malika) et Rufisque (Sangalkam, Sébikhotane). Ameth Kâ, né en 1907, éleveur, entretien à Keur Massar du 13 juillet 1993 ; Issa Lô, né en 1908, paysan, entretien à Cambérène du 21 juin 1993 et Mamadou Sow, né en 1920, éleveur, entretien du 13 juillet 1993 à Keur Massar. Lire également Bâ (1982). De 57 737 litres en 1943, la production passe, en 1944, à 110 036 litres pour le seul village de Sangalkam. Lire ANS, 2G 44-19, Sénégal, Circonscription de Dakar et dépendances. Agriculture. Rapport annuel. 1944. ANS, 2G 50-35, Sénégal. Délégation de Dakar. Élevage. Rapport annuel. 1950. Nous avons fourni cet exemple en validant l’hypothèse selon laquelle la courbe des ventes de lait de l’année 1950 est une duplication de celle ayant prévalu entre 1940 et 1946. 183

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tériserait les « planètes des villes » et atteindrait le pic avec le rapport à la sexualité. Avec une pareille stigmatisation, les auteurs de ce rapport sont assimilés à des acteurs agissant sous l’emprise de la loi de la pusillanimité.

Une sexualité en pleine transformation Les transformations de la sexualité sont consécutives à la conjugaison des facteurs suivants : - la diffusion progressive du code de la sexualité introduit par le colonisateur (Balandier 1957) ; - la densification de la vie de relations qui s’observe avec la multiplication des lieux et opportunités de rencontres (marchés, chantiers de construction, rues, fêtes), rime avec consécration de l’anonymat tout en favorisant le desserrement du contrôle social, perturbe le fonctionnement de la police des mœurs ; - l’ancrage en Sénégambie de la vénalité dans les relations entre sexes avec l’irruption, dès la fin du XVe siècle (Knibielhler et Goutalier 1985), de la signare et de la pileuse de mil qui s’est mise au service des caravaniers du temps des négriers, quitte à leur servir parfois de « fille de noce ». Il s’en suit une inflexion de son parcours social, comparable avec l’itinéraire socio-spatial de la petite captive goréenne et saint-louisienne (Guèye 1994) ; - le recours amplifié à l’argent comme volant régulateur des rapports sociaux, ressource stratégique utile à la modification de la présentation de soi. Le recul des frontières de la retenue Ce recul se lit à travers les modifications des apparences du corps, les langages du corps, l’émergence et/ou la présence multipliée des femmes de « mœurs légères », la réécriture du code sexuel. La femme rurale aux mains calleuses, reconnaissable également à ses talons écaillés, à ses ongles plus ou moins sales, à sa gestualité incontrôlée et empreinte d’une rudesse qui témoigne de la virilisation (Perrot 1984), céda la place à la femme de la ville. Cette dernière érigea le remodelage incessant et méticuleux de son corps en occupation quotidienne mobilisatrice, instructive et valorisante. La nouvelle division du travail en fit un sujet, de moins en moins, impliqué dans l’accomplissement des tâches agricoles exigeant beaucoup d’énergie. Mieux, grâce au revenu monétaire de son conjoint, elle bénéficia, parfois, du concours d’un personnel domestique pour la prise en charge de travaux ménagers durs comme le pilage du mil (Faye 1993). Sortie du cycle de la production, elle s’investit dans la gestion de l’estime de soi, la modification de la corporéité.

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 Les nouvelles apparences du corps féminin La (néo)citadine était conviée à jouer le rôle de « devanture sociale », d’« enseigne statutaire » de l’homme. Plus que jamais, cet acteur est classé socialement selon son revenu et jugé comme un bon époux par sa capacité à entretenir sa conjointe, à la retenir dans la sphère privée qu’est la chambre à coucher ou la maison. Bref, le sexe féminin se trouva placé au cœur d’une stratégie de ré-ordonnancement social. Par l’exaltation de la beauté de son corps désiré, la société urbaine de la Médina montrait qu’elle était en train de disqualifier les critères d’ordonnancement classiques. Citons les plus en vue d’entre eux comme le juddu (l’origine sociale), la droiture morale, la discrétion, le sens de l’honneur, le courage physique, l’abnégation au travail, etc. En somme, son corps physique devait être le miroir d’un corps social marqué par l’estampillage de la distinction et de la distanciation au moyen de l’argent. Ce corps physique était également appelé à apparaître sous les traits d’un « ensemble plus ou moins construit, manipulé, maîtrisé, accordé au modèle à suivre » (Perrot 1984 : 9) et constellé de signes d’appartenance et de clivage. Comme capital social, ce corps, érigé en objet adulé béatifié et désiré, fut soumis à ce que cette auteure appelle la « géographie mouvante des zones soignées ou délaissées, intimes ou exhibées » (id. : 10). Son refaçonnement est obtenu avec le gonflement anatomique. La nouvelle corporéité s’observe nettement avec le plissement du cou et le « surplus » des charmes fessiers et pectoraux. Nous avons là autant de traits caractéristiques de l’histoire de la corporéité en Europe au XIXe siècle (id. : 199200). Observatrice avisée de la scène sociale dakaroise de l’entre-deuxguerres et hostile à la dictature de l’idée reçue selon laquelle les « femmes ouoloves » s’empâtaient en mûrissant, Lucie Cousturier (1925 : 27) ne manqua pas de voir, en son amie Fatou, l’incarnation de la nouvelle corporéité. En prenant en compte l’âge de cette jeune fille379, Lucie Cousturier comprit qu’elle était en présence d’une « ampleur [qui n’était] pas naturelle ». Et, « À force de parler à [son « amie »], de la regarder, de vivre tout le temps avec elle, [elle avait fini] par [se] demander si [Fatou] ne [l’avait] pas fait exprès d’être aussi ronde, aussi large de base, aussi inapte à se mouvoir, pour ressembler mieux à des fruits, puisque sa substance à elle aussi [était] sucrée et bonne ». Ces modifications étaient supposées s’afficher à la faveur de l’adoption d’un régime alimentaire rythmé par des ingurgitations répétées de bouillies de mil ou de riz. Ce faisant, les actrices de la célébration du triomphe de la graisse dévoilaient deux choses. La première, c’est l’indissociabilité entre « histoire des sens et des perceptions, des pulsions et des répulsions, des fantasmes et des pudeurs » et « histoire des habitudes 379

Elle n’avait pas encore vingt ans en 1921, début du séjour de Lucie Cousturier à Dakar. 185

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alimentaires » (Perrot 1984 : 10). L’autre chose à signaler est un peu plus complexe. Elle consiste à transformer en jeu et en objet de jeu un acte d’alimentation et un aliment qui symbolise la culture paysanne. Avec cette involution, on voit se profiler à l’horizon d’autres procédures de matérialisation des clivages sociaux. Afin de gommer ou d’atténuer ces figures de la différence et de la distance, de tirer profit du vraisemblable, la femme dont l’époux était infortuné se lança dans la « course à la graisse » en se livrant au même jeu. Ce faisant, elle redonna de la vigueur aux logiques de l’imitation et du maniérisme (Dubois 1979). Parmi les pratiques corporelles courantes, on relève, pour le compte des années 1940-1946, le coloriage du visage. Pour transformer l’apparence de cette zone du corps, nécessairement montrée comme un centre émetteur de messages « visibles de loin et visibles à tous [et] qu’on lit pour connaître une identité sociale » (Perrot 1984 : 92), une gamme réduite de produits de beauté était utilisée. À l’instar du personnage romanesque d’Ousmane Socé Diop (1948 : 44) et « À la manière des Européennes, [on se saupoudrait] le visage avec de la poudre parfumée, marron foncé [et on s’enduisait] les sourcils de koheul ». Afin de mieux capter le « regard animal » de l’homme (Martinkus-Zemp 1973 : 65-68), la femme s’exerçait au coloriage de la peau. L’astuce consiste à teindre les paumes des mains et les talons. Pour obtenir ce dernier résultat, la citadine, ainsi réduite en femme-objet et en femme-animal, utilisait le henné (Diop 1948)380. Ensuite, la peau du corps féminin était inondée, entre autres produits, de parfums composés de corps solides, d’adjuvants aphrodisiaques. À l’instar d’Aminata, l’héroïne d’Ousmane Socé Diop (1948 : 96), toute femme engagée dans le jeu de soulignement des parties corporelles, porteuses de charmes, se faisait l’obligation de parler aux sens « par son « soumaré », son « bata » et son « kétérane »381 ». Avec l’encens, ce solide ingrédient de séduction censé éveiller les sens et produire des fantasmes, la citadine de la Médina révèle une ethnographie de l’encensement. Avec comme directions indiquées à l’organe olfactif, qui est sollicité pour humer, renifler et savourer le corps odorant, les aisselles, les reins garnis de colliers, le sexe avec les poils du pubis382. Les dessous et les descentes de lit correspondent aux parties où était posé l’encensoir de la femmeséduction. La densité des messages sensoriels et la fréquence des exercices de délectation des effluves hédoniques de purgation de l’odorat (Corbin (1986) se réalisent avec la diffusion de l’encens. L’expansion de ce produit 380 381 382

Lire également les numéro s 44 et 48 de la revue Notes africaines de l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN). Lire également, parmi les textes qui actualisent la jouissance olfactive, Sène (1994). Sur l’histoire de la fumigation odorante en Europe, lire Corbin (1986).

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a été tributaire de l’intensification du commerce du goowe (noix utilisée pour produire l’encens) entre le Sénégal et le Soudan français. Importée d’abord par les migrantes bamana (ou bambara) de Rebeuss et ensuite par des femmes de Dakar, appartenant à d’autres groupes ethniques, la noix en question était soumises à plusieurs opérations. Elle était lavée, séchée, pilée, mise en bouteille et fortement imbibée de parfums liquides. Le vocabulaire employé par le citadin pour les distinguer s’est enrichi. Au lendemain de la guerre 39-45, il intègre des termes tels que Kiki, Rewdoor (Rêve d’Or) et lawaand (eau de lavande) 383 . La filière de la parfumerie atteste de l’évolution des sensibilités olfactives. Cela préfigure le renoncement aux schèmes qui incluent les odeurs fortes, comme celles du corps suant, dans la culture du sensible à préserver. Désormais jugées incommodantes, elles traduiraient, selon l’idéologie dominante, un défaut de désajustement culturel qui rend impossible le saut dans la société urbaine. La filière de la parfumerie se conjugue avec celle du savon. La fabrication et la vente de ce produit aseptique donnent plus de relief au bain, cette façon de procurer l’hygiène à l’enveloppe corporelle et d’appliquer les règles pastoriennes de lutte contre le microbe. La fréquence du bain permettrait, selon l’opinion dominante, de distinguer le citadin non seulement de l’habitant de la campagne, mais aussi du villageois dans la ville. Laver le corps à une fréquence plus soutenue serait l’apanage de la citadine. Au toucher, son épiderme devrait faire sentir la délicatesse. Ces pratiques corporelles, qui s’inséraient dans une « ethnographie des images et des usages, des produits et des techniques de la bonne apparence » (Perrot 1984 : 10), firent le lit des langages du corps. Cela s’avère vrai pour ceux d’entre eux axés sur l’art de la séduction, l’épanchement des sentiments affectifs, la discipline du jeu de l’amour.  La féerie des langages du corps Les performances langagières de la (néo)citadine africaine de la Médina et du Plateau étaient variées. Les plus connues furent le roulement des yeux, le regard accrocheur parce que dépouillé de tout sourcillement, le cambrement du torse pour mettre en valeur les seins384 et le balancement des muscles fessiers. Ce dernier exercice permettait de montrer le caractère magistral des rondeurs, la beauté sculpturale de la femme vue de derrière. Quant au dandinement le long des trottoirs qui confère une « lenteur gracieuse... à l’Africaine » (Bâ 1980 : 25), il clôturait l’idée que la (néo)citadine se faisait du rôle de la femme-spectacle. Ces langages attestent de la surabondance des messages distribués à la Médina. Leurs lieux de diffusion privilégiés étaient les marchés, les rues, 383

384

Diagne Oumy, inf. cit. On les voulait hauts et fermes, pleins et fermes ou alors, hauts et presque pointus (Martinkus-Zemp 1973). 187

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les périmètres des bornes-fontaines, les vérandas et les boutiques des commerçants libano-syriens ou marocains, les devantures des maisons, etc. Le pic de la mise en scène publique des corps-spectacles intervenait durant les moments festifs. Le succès des nouvelles façons de séduire par les apparences du corps a été assuré par plusieurs catégories de sujets féminins. Les plus entreprenants, qui occupent les marges de la société urbaine, ont été porteurs de projets de desserrement du contrôle social et idéologique exercé par le pouvoir masculin et de transformation des manières de penser et de vivre la sexualité. Les actrices des transformations sexuelles  La courtisane Deux personnages féminins furent fortement impliqués dans la reproduction des nouveaux langages du corps : la diryanke (courtisane) et la prostituée (la caaga ou la kacappan). Femme dite libre, la diryanke est un personnage au visage un et multiple. Symbole de perversion sexuelle, elle joua le rôle de leader social à cause de la formation et de la gravitation autour d’elle d’un groupe de femmes libres ou non de toutes attaches matrimoniales. En tant que femme-enseigne, elle incarna le prototype de la maîtresse. Autrement dit, elle est dépeinte sous les traits d’une actrice fleurie, triomphante, capable de porter ombrage, de façon dangereuse, à la femme mariée que son conjoint s’évertuait à transformer en enseigne étincelante « dans ses chairs opulentes et ses toilettes ruineuses » (Perrot 1980 : 203). Capable de capturer et d’apprivoiser le sujet masculin, la diryanke se voulait l’héritière de la signare. Mais, contrairement à celle-ci, qui n’avait pas été un symbole de ce que cette auteure appelle l’inutilité fondamentale, la courtisane n’était pas tenue d’entretenir des liaisons intimes exclusives, stables et durables avec ses partenaires masculins. À l’instar des sujets féminins qu’elle satellisait et qui partageaient avec elle le statut social de courtisane, concubine, amante, maîtresse et même lesbienne385, ce personnage incarnait, aux yeux des puristes de sa société, le vice absolu. En d’autres termes, sa seule présence fonctionnait comme un miroir des fantasmes de son groupe social. En bref, il était cet être sans lequel ses membres allaient éprouver du mal à trouver des partenaires féminins avec lesquels subvertir les normes morales pour mieux les défendre ultérieurement. Ce personnage féminin, dont le nom est devenu, à une date encore indéterminée, synonyme de femme de mœurs respectables386, est-il apparu dans l’entre-deux-guerres, durant la guerre 39-45 ou au moment du lancement des travaux du plan FIDES (1945-1946) ? Une opinion dominante, 385 386

Camara, Dansy, inf. cit. Voir le même informateur.

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que nous retenons provisoirement comme hypothèse de travail, articule l’apparition de la diryanke au débarquement à Dakar des soldats américains. Le terme serait une déformation de l’expression diri yankee (traîner chez soi un G.I. pour l’apprivoiser). La diryanke serait donc une figure « indigène » de la compagne du soldat en guerre (Caplon et Vennesson 2000). Ce qui la pousse à entretenir, avec celui-ci, une relation intime répétée ou passagère, perçue parfois comme un exemple de liaison de vénalité. L’impact social et mental de la présence, sur le sol de Dakar, du G.I. est même souligné dans la création romanesque (Bâ 1980). La reconstitution de la biographie de la courtisane appelée diryanke s’avère difficile. Cela est surtout vrai lorsqu’il s’agit de collecter des récits de vie. Devenait-on diryanke après avoir connu une expérience conjugale négative ? Était-elle recrutée parmi les migrantes venues de Saint-Louis ou les Goréennes ? Pour le moment, ces questions demeurent sans réponses. Cependant, les témoignages recueillis renseignent sur cette figure féminine. L’imaginaire dominant renseigne sur l’éloge de ses atouts physiques. La courtisane dakaroise serait une déesse de la beauté. Symbole de la célébrité sociale, elle est décrite comme une femme-objet fortement disputée par des hommes riches ou non. Ses soupirants étaient recrutés aussi bien au sein des milieux africains que dans les rangs des résidants européens. La clôture parfois tragique de son destin est également soulignée. Ce fut le cas de Maty Wade. Nous abordons sa fin de vie dans la dernière partie de ce livre. La conflictualité vécue par la courtisane a également prévalu dans les rapports entre les « filles de noce » et les pouvoirs publics. Les prostituées se signalèrent à l’attention des autorités coloniales par leur entêtement supposé ou avéré à ne pas se conformer à la réglementation du fait prostitutionnel. Leur conflit avec la loi procéderait du non respect de l’arrêté municipal du 24 août 1914. Ce texte institue l’enregistrement de la candidate à la prostitution (article 1), l’enjoint de se soumettre à la visite sanitaire et la surveillance de police de ses faits et gestes (article 5).  La prostituée Elle officiait dans les maisons closes ou dans ce que nous appelons les « chambres closes ». Ses lieux de noce étaient situés à Rebeuss et dans le quartier de l’Abattoir (sis dans la Médina Ouest). Elles « soulageaient », moyennant quelques espèces sonnantes (Faye 1989), les migrants, les (néo) citadins, les tirailleurs confrontés à la misère sexuelle (Anonyme 1939). L’on mentionnera la proximité des maisons closes en question du Camp des Madeleines II387, ce qui s’apparente à une reproduction du bordel de campagne. Par ailleurs, l’essaimage de ces lieux de plaisir peut être corrélé 387

Il est affecté aux soldats « indigènes », contrairement à celui des Madeleines I ouvert aux « originaires » des Quatre Communes, (Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar). 189

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à une demande de sexe probablement élevée en saison non pluvieuse. Moment de l’année qui voit affluer beaucoup de migrants dans de nombreux quartiers de Dakar. Avec la tendance supposée ou réelle des prostituées à subvertir l’ordre dominant, l’État colonial actionna périodiquement ses services de répression pour encadrer la sexualité vénale. Ainsi, en janvier 1938, il mobilisa « la police de la voie publique, en liaison avec le Service d’hygiène, [pour qu’elle s’attachât] durant [les] jours de fête [de fin d’année] à assainir les quartiers de Rebeuss et de l’Abattoir où de nombreuses péripatéticiennes trafiquaient de leurs charmes » (Anonyme 1938a : 4). Il prit ensuite la décision de leur infliger comme sanction punitive l’éloignement. C’est ainsi qu’il conduisit « six de ces commerçantes... à Gorée où elles [pourraient] se livrer aux joies de l’archéologie » (ibid). La prostituée a affiché des traits ethniques repérables à travers les anthroponymes contenus dans les documents d’archives (Faye 1989), les articles de presse388 et la géographie des maisons closes et des « chambres closes ». Le groupe des prostituées se remarque par sa composition pluriethnique. On y retrouve des Lebu et des non « originaires ». Les « filles de noce », non originaires de Dakar, étaient des ressortissantes de l’hinterland sénégalais, des autres villes du Sénégal, du reste des territoires de l’AOF et des colonies non françaises. La liste des identités ethniques inclut les Joola, les Manjaago (ou Manjaak), les Sereer et les Wolof. Les « filles de noce » les plus remarquées furent les sujets maures. Leur concentration topographique s’observe à Gibraltar, à Rebeuss et à la MédinaOuest. Dans ce second quartier, leur présence est surtout remarquée dans un périmètre dénommé Atar, toponyme d’une ville mauritanienne (Diatta 1979)389. Pour celles qui officiaient à la Médina-ouest, le dévolu fut jeté sur le sous-quartier de l’Abattoir. Les prostituées venues de Mauritanie auraient ravi, des années durant, la vedette à toutes leurs consœurs. Les fantasmes masculins les plus puissants auraient eu pour terreaux les mystères de leur voile et de leur peau coloriée par la teinte de leur meulfeu. Ce voile, parfaitement identifiable à une donnée archétypique de « l’humanité drapée », fonctionnerait comme un accélérateur de l’éveil des sens, de la montée du désir de sexe. La pauvreté a conduit beaucoup de jeunes filles, des femmes mariées, divorcées ou veuves, à rejoindre le monde de la prostitution. S’ajoutent à cet élément explicatif l’attrait de l’argent facile, les détournements de consciences, les mauvaises fréquentations, les influences négatives et l’expérience de l’amour vénal entre domestiques et patrons (Faye 1993). Le flux migratoire, caractérisé par la prédominance du mâle, 388 389

Paris-Dakar, 894, op. cit. P. D. Soumaré, (inf. cit.), confirme cette localisation socio-résidentielle.

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la divortialité qui rime avec le recul (lent) du mariage préférentiel, la mortalité masculine et les failles de la police des mœurs, ont largement facilité l’augmentation des rangs des prostituées. Le commerce du sexe s’accompagna du renouvellement du code de la sexualité. La prostituée africaine de la Médina et des marges du Plateau pratiqua, contrairement à sa consœur européenne de la fin du XIXe siècle, la séduction dans sa « loge » et dans la rue. Elle s’y déploya pour tenter « d’entraîner le marcheur dans son sillage bruissant » (Corbin 1980 : 54). Cela prouve la justesse du point de vue selon lequel la ville est le lieu du concours des sexes qui érige « le caleçon du langage » au rang d’instrument de camouflage (Laborit 1971 : 175). Il en est de même avec cette autre opinion, qui définit la ville comme le « lieu du désir, [ce] déséquilibre permanent, [et le] siège de la dissolution des normalités et contraintes [installant le] moment du ludique et de l’imprévisible » (Lefebvre 1968 et 1972 : 87). D’où la subversion répétée des nombreuses recommandations et injonctions faites, de façon pressante, aux migrants« bien-nés ». L’accent a été mis sur celles d’entre elles qui portent sur l’évitement du contact avec les sexes proscrits (ceux des femmes « castées » ou mariées). L’inapplication de cette règle de conduite, qui relève de l’ordre du contrôle des corps par le contrôle des mentalités, a facilité le renouvellement du code de la sexualité et la superposition de plusieurs manières de dire et de faire l’amour. Toutes ces choses ont conduit à la « dispersion des sexualités » dont parle Foucault (1976 : 51). Les pratiques jugées corruptives par les « gardiens de l’ordre » sexuel autochtone sont suffisamment connues 390 , tandis les autres sont largement méconnues. Leur signalement figure parfois au détour d’une page de journal. Ainsi, la chronique judiciaire, parue dans l’édition du 10 janvier 1939 du Paris-Dakar, rend compte du savoir-faire de la dame Aïssatou Lèye. Il est question « d’une pochette et d’un petit miroir qui [...] servaient au tirailleur Nguessan à contempler ses traits et à tamponner son front moite, pendant qu’elle [Aïssatou] lui prodiguait ses caresses » (Anonyme 1939a : 3). Postulons, enfin, la pratique des caresses du corps vêtu conformément à la mode, qui est une des médiations des pulsions sexuelles et des désirs (Laborit 1971) et un moyen de renouvellement de l’information sexuelle (Martinet 1974).

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Citons, parmi ces pratiques, le baiser buccal. Sa diffusion est attribuée aux soldats français. Pour trouver des partenaires sexuels, ils se rendaient parfois dans les villages satellisés par Dakar (Balandier 1957). Les désirs qu’ils tentaient d’assouvir sont qualifiés d’« hypothalamique » par Laborit (1971 : 173), d’« olfactif » et de « scénique » par Corbin (1980 : 54). 191

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Conclusion Le bâti en dur et la baraque, dont l’édification requiert, de plus en plus, le recours au travail rémunéré, ont encore été les figures cotées du patrimoine immobilier. Ils se composaient d’une ou de plusieurs pièces d’habitation. Leur agencement et leur distribution, entre les membres de la famille, obéissaient à des critères centrés sur l’âge, le statut, le lien filial, la représentation. Les intérieurs des maisons dakaroises ont été soumis à des transformations aussi remarquables que celles afférentes à l’usage de la cour. Pendant que cette dernière accueillait une partie des déchets ménagers, la chambre à coucher vit sa fonction de représentation prendre plus de consistance. Investie par la maîtresse de maison, qui prend en même temps possession de la véranda, ce lieu d’accueil a abrité des exercices aussi variés que les négociations relatives au budget familial, l’inculcation des habitudes alimentaires de la ville, l’adoption des changements sexuels, le calcul des dépenses somptuaires à faire et la fixation des termes de la participation aux différents rites festifs. Ce sas a été, pour beaucoup de (néo)citadins et de candidats à la citadinité, la matrice de l’identité domiciliaire. La salle de séjour, qui se présente comme la principale sphère de représentation, est un lieu d’observation des dynamiques de renouvellement, de diversification et d’accumulation du patrimoine mobilier. La relative accélération de l’histoire de l’ameublement se combine avec la multiplication des changements intervenus dans les arts culinaires. Ce procès laisse apparaître la concomitance de la modélisation du répertoire gastronomique urbain. Celui-ci puise sa vigueur dans l’emprunt culturel, l’importation de produits alimentaires et l’expansion de l’agriculture périurbaine et se traduit par la modification des sensibilités gustatives. À cette modification de ce domaine du sensible fait écho celle qui touche à la sexualité. Le (néo)citadin, acquis à ce changement culturel, se veut consommateur de langages du corps renouvelés. En quête de nouvelles sexualités d’attente, il prend langue, de plus en plus, avec la courtisane et la prostituées. Par ailleurs, il aiguise ses phantasmes en ayant, en ligne de mire, ces visages de la dispersion des sexualités que la morale « puritaine » voue invariablement aux gémonies. L’après-guerre, marqué par l’enclenchement de nouvelles dynamiques de changement, n’a pas remis en cause la posture des principaux animateurs de la police des mœurs.

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Chapitre III : Modes de paraître et façons de faire la fête Contrairement à l’adage bien connu, une des fonctions de l’habit a été de faire le personnage. L’on a pensé, pendant longtemps, au moine pour donner du poids à la dénégation véhiculée dans cette variante de langage. Dans l’histoire de la ville moderne, l’habit a souvent permis de distinguer le citadin du villageois. L’habillement de ce dernier, qui s’intègre dans un éloge renouvelé du patrimoine de terroir, fonctionne, de plus en plus, comme une étrangeté dans un monde urbain où la quête de l’élégance vestimentaire requiert le port de modèles d’habits changeant de façon périodique. En bref, c’est comme si à l’empire de la tradition, qui prescrit la permanence dans les manières de s’habiller, s’oppose la tyrannie de la mode, elle qui modélise le changement. Mais, ce qui se dégage de ce décalage culturel, c’est qu’il occulte le jeu de la distinction, porté par chacune des façons de faire. En vérité, le statut social, le genre, l’avoir, les rôles et l’âge continuent de cliver l’habillement de ceux qui font ou non l’éloge de la « tradition » ou de la mode. Ces critères pèsent lourdement dans ce qu’on pourrait appeler (par défaut) l’économie morale de la présentation de soi. Ce qui se joue dans le paraître vestimentaire, c’est, à la fois, l’estime de soi et l’appartenance à un des mondes de l’histoire en cours. On est là en présence d’une double proclamation ou d’une double revendication. L’une et l’autre sont exprimées avec force avec les rites festifs qui jalonnent l’agenda social et culturel. Comme cadres de rencontres, de partage et de communion, ils sont soumis aux lois d’airain du changement, même si la quête identitaire favorise la présentation de certains d’entre eux sous forme de survivances. De ce qui précède, découle l’hypothèse qui veut que l’histoire culturelle de Dakar, dans la période 1914-1946, se décline plus en termes de changement ou d’innovation que de permanence. La mode a estampillé les manières de se vêtir. Elle révèle à la fois l’emprise de l’emprunt et l’ingéniosité de ses initiateurs. Sa diffusion a été souvent perturbée par la conjoncture difficile. Mais, elle a bénéficié de l’atout inestimable qu’est la 193

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fête populaire, célébrée dans et hors des espaces privés, conformément à un agenda fixé par le colonisateur ou par le dominé. L’élégance vestimentaire a souvent présidé au déroulement de rites festifs. Lesquels exprimaient des besoins aussi variés que le ré-enchantement, la commémoration, la communion et le défoulement, tout en dévoilant des façons de faire aussi remarquables que la négociation, la subversion et la réinvention.

Un paraître vestimentaire sous le sceau de la mode La successivité des modèles, condition sine qua non de réalisation (Cueco 1976) de la mode, caractérise le paraître vestimentaire de l’entredeux-guerres. En conséquence, le fait de se vêtir en se distinguant des porteurs du costume sénégambien classique allait s’apprécier en termes d’affiliation à une idéologie (Perrot 1981), celle qui gouverne la société capitaliste de consommation. C’est sous le sceau de la créativité que s’effectua désormais l’offre des tenues vestimentaires qui figuraient la culture urbaine. Culture qui a été exhibée comme un référent identitaire par les populations africaines de la Médina et du Plateau. Le savoir-faire des tailleurs et des couturiers, principaux faiseurs ou diffuseurs des modes, s’afficha avec la mise en forme des lignes des volumes et des tailles, l’emplacement des accessoires décoratifs, le choix des détails permettant de réactualiser une ancienne mode, l’assortiment des couleurs, le distinguo des modèles portés par les hommes et les femmes, etc. Le rawatle ou la compétition du paraître vestimentaire de l’entredeux-guerres  Le rawatle au féminin Le rawatle est le règne par excellence des pièces vestimentaires superposées. Cette mode consiste à porter « en escalier » plusieurs pagnes (Ndiaye 1984 : 17). L’auteure en fait la description à deux reprises. Elle présente ainsi son héroïne, Lika, comme une créature « enveloppée [sous sa camisole ou son boubou court] de la taille aux chevilles dans un, deux, parfois trois pagnes tout aussi beaux les uns que les autres » et portés ainsi qu’il suit : « le deuxième pagne [paraissait] plus court au-dessus du premier, le troisième un peu plus haut que le deuxième ; de telle sorte que de bas en haut l’on voyait des bandes superposées ; chacune d’elles représentant la base de chaque pagne de dessous » (id. : 17-18). Se voulant plus pointilleuse dans la construction du portrait de la femme habillée selon les règles du rawatle, l’auteur ajoute que « [d]’innombrables petites torsades nouées séparément garnissaient les bords verticaux de ces [beaux] pagnes » de tissage, parcourus de motifs différents (id. : 66). Lucie Cousturier (1925a : 45) rend compte de cette forme de compétition du paraître vestimentaire lorsqu’elle décrit en termes d’engoncement la tenue de son « amie » Fatou, la « citadine » de Dakar. Cette citadine, 194

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rencontrée par l’auteure en 1921391, était « revêtue de tous ses pagnes et boubous superposés ». Elle ajoute qu’elle en avait beaucoup ». Fatou Ndoye et Ibrahima Ndoye confirment, sans ambages, la présence multipliée des pagnes autour de la taille des femmes. Ces informateurs s’accordent à dire que cette façon de s’habiller correspond à une mode appelée rawatle. Mais, contrairement à Adja Ndèye Boury Ndiaye, ils indiquent un nombre plus élevé de pagnes. La compétitrice portait jusqu’à sept pagnes. Fatou Ndoye donne une précision importante : le premier pagne, qui fonctionnait véritablement comme un vêtement de dessous, un « vêtement invisible » (Perrot 1981 : 259-300), est un tissu de cotonnade local de couleur blanche. Il est appelé sëru njor. Les autres se composaient de tissus imprimés. Ibrahima Ndoye donne ainsi l’exemple des tissus importés. Appelés tapi (du mot tapis), ils étaient caractérisés par leur bichromie et l’unicité du carré servant de motif géométrique. Le vêtement de dessus et les accessoires de l’habillement au féminin sont décrits par Adja Ndèye Boury Ndiaye (1984 : 17-18 et 66). L’héroïne de sa construction romanesque a fait montre de ses talents de compétitrice respectable en :  se façonnant comme mouchoir de tête « un calot chevauchant la tête transversalement [et emprisonnant parfois] un « jeere ou « djimbi » ou alors deux « ngouka » 392 placés sur ses cheveux déjà nattés » ;  portant des « bracelets en perle jara et en argent », des bijoux en or et des colliers de corail et d’ambre… ;

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Cette date est le point de départ de la mission d’enquête en AOF confiée à l’auteur par les pouvoirs publics métropolitains. C’est en juin 1922 qu’elle a pu l’accomplir, au terme d’un périple centré sur Dakar, le Soudan français et la Guinée française (Cousturier 1925b). Le nguka est une postiche. En 1921, la mode était au port d’« un mouchoir... façonné au toquet » (Cousturier 1925 (a) : 37). Notre informateur Ibrahima Ndoye propose une intéressante histoire de la coiffure féminine en milieu lebu. Il distingue plusieurs façons de faire corrélées aux rites de passage. Le sëqal est l’opération préparatoire. Consistant à laisser pousser librement les cheveux, il intervient dès que prennent fin les opérations initiales de marquage de la tête, en particulier le wat (le fait de raser l’enfant) et le paq ou jeu de touffes. Les tresses apparaissent à l’âge pubertaire. Le baram est le modèle de tressage de la fille nubile lebu. Cette opération est une spécialité des griottes, qui utilisent des tiges de balai autour desquels sont enroulés les cheveux, de la gomme arabique ou du yoor (argile noir) pour donner de la consistance aux assemblages réalisés392. Ces phases constitutives du ngarsonk sont, comme le tatouage (une autre forme de marquage du corps), des signes annonciateurs de la maturité progressive de la jeune fille et des balises de sa marche vers le monde des femmes adultes. Monde qui s’ouvre à elle avec le mariage. Une fois entrée en union, le sujet féminin renonce au modèle du baram pour des types de tresses similaires aux dreadlocks. 195

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 chaussant ses pieds avec « de petits samaras à pompons ou des pantoufles en cuir jaune avec des motifs géométriques sur l’empeigne » ;  coinçant « souvent un cure-dent entre ses lèvres ou entre ses dents » pour rendre « les dents bien blanches » par frottement, calmer la faim quand on le mordille et le suce, éliminer la contrariété en grattant son écorce ;  mettant sur les pagnes une camisole « bien amidonnée et repassée, brodée presque en dentelle et qui s’appelait « tarap » ou « ndokett u saje ». La broderie et la confection de la camisole sont ainsi présentées par l’auteure : « C’était sur de la simple percale que s’effectuait la broderie « saje ». On posait dessus un carré ou un rectangle en carton de dimensions moyennes, sur lequel de petites feuilles étaient dessinées et bien artistiquement disposées. Leurs timbres, tout découpés, y laissaient des trous ovales. Ce haut de carton modèle était appliqué sur le tissu et à l’aide d’un crayon il ne restait plus qu’à suivre le bord intérieur de chaque feuille, reproduisant au fur et à mesure les motifs sur au moins cinq mètres ». La broderie, effectuée dès l’achèvement de ces opérations, équivaut à « une entaille mince, centrale et longitudinale, dans les limbes reproduits », à ourler en s’armant d’« une aiguille et du fil blanc,... le pourtour de chaque feuille, en passant entre son rebord et la fente médiane » (id. : 6667). La percale ainsi brodée est « ensuite lavée et repassée, puis confiée aux bons soins d’une couturière, pour la coupe et le montage » (ibidem). Dans ce retour au texte de la romancière Adja Ndèye Boury Ndiaye, le dessin de l’image de la femme habillée à la mode rawatle doit intégrer l’utilisation comme « parure facultative... [du] sëru tegu » [qui] est porté ou plutôt posé, plié sur l’épaule ». Avec ses « longues franges » le rapprochant du châle autochtone (le tamba sembe), cette pièce était utilisée, avant tout, comme « une queue de vache » pour rafraîchir le visage en période caniculaire. Elle avait également d’autres fonctions d’usage : couvrir la tête et les épaules de la piétonne afin de la préserver de l’insolation, éponger la sueur en cas de transpiration surabondante et se protéger « contre les mauvaises langues, médisances et autres petits malheurs qui tomberont de vos épaules dès que vous ôterez ce petit pagne pour le ranger, ou pour l’accrocher quelque part, dans votre chambre » (id. : 68). Tout en sachant raison garder, il est possible d’établir un parallélisme entre le rawatle et l’enrobage vestimentaire signalé par Philippe Perrot (1980 : 105). Il affirme que, le dessous vestimentaire porté, dans la première moitié du XIXe siècle, correspond à « un système prodigieuse196

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ment savant d’éléments superposés, bardé d’agrafes, de sangles, de lacets et de boutons », que le corset ajusté sur la chemise « permet l’ancrage de nombreux jupons qui s’amoncellent en couches superposées lorsque l’amplitude des robes l’exige ». Six à huit jupons étaient parfois nécessaires pour produire l’amoncellement propre à configurer la rotondité de la croupe recherchée. L’histoire du jupon rend compte de cette version « tempérée » du rawatle. Henriette Vanier (1960) décrit une autre mode européenne qui partage la logique de l’emphase du rawatle au féminin. Répandue dans les années 1830-1870, elle institutionnalise le port de la robe comportant six, sept et huit volants. Ces huit volants « seront là, non seulement appréciés, mais enviés par toutes les robes rivales qui n’auront que quatre, cinq et six volants. En avoir huit, c’est dire je fais les choses plus grandement que vous ; je suis élégante au huitième degré, j’ai plus que vous deux quartiers de noblesse ; je m’estime et je vaux deux volants de plus que vous ».  Le rawatle au masculin L’exhibition de cette mode masculine est rendue compte en ces termes par Adja Ndèye Boury Ndiaye (1984 : 25) : « Il (le personnage décrit par l’auteur) porte deux grands boubous l’un sur l’autre. Celui de dessous est blanc ; l’autre, en bandes tissées, « tiawali » de couleur et de dessins sombres. On voit dépasser les manches de son « turki » blanc puisque les bras des deux grands boubous sont relevés vers ses épaules. La languette antérieure du turki lui monte en flèche vers la pomme d’Adam. Sur sa tête, un grand et long turban noir enserre une haute chéchia ; puis, il revient tomber avec ses franges à la droite du cordon... passé autour du cou et au bout duquel pend, au niveau de son ventre, un « maxtuume » imposant avec des motifs décoratifs géométriques. Un petit pompon de courtes lanières de cuir en garnit le fermoir ». Il ne manque, dans cette esquisse du portrait du gentleman, qui se conforme à la bienséance vestimentaire actualisée entre 1918 et les années 1930, que la mention de l’utilisation du turban. Cet accessoire vestimentaire est de couleur bleu marine. Il était porté en guise de châle jeté sur une des épaules (id. : 91). Le port de bottes « bien moulées et de couleur claire » (id. : 25) figure également dans le compte rendu sur l’élégance masculine, adossée au triptyque constitué par la chéchia, les grands boubous superposés et le turban. Viennent en appoint, dans le soulignement de la finesse sociale, d’une distinction sociale bâtie sur le « jeu de surfaces » (Vigarello 1985 : 81), la canne, la toge placée sur les costumes superposés. Ce cours descriptif donne raison à cet auteur faisant cas, dans l’« agencement des tissus de dessus et ceux de dessous », du rôle de structure ordonnatrice du vêtement de dessus (id. : 58). L’homme élégant de Dakar, épargné par l’infortune, 197

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portait aussi une bague en or utilisée pour orner l’annulaire de sa main gauche393. Tout le jeu du rawatle aboutit à la multiplication d’habits de dessous, dont la fonction est d’afficher la « surface » [la visibilité] en configurant le débordement ou la « profondeur » [l’invisibilité] et l’étagement des matières textiles lourdes et celles légères (ibidem). Les faiseurs d’élégance avaient recours à la bichromie dans l’exercice de valorisation du vêtement de dessus. Deux couleurs étaient invariablement ou prioritairement combinées : le blanc et le noir. Le recours au rouge (de la chéchia), au bleu (du châle) et au jaune (de la bague) accentuait ce contraste chromique, donnait forme à la féerie des couleurs, produisait une féerie de signes, censée construire, à elle seule, le territoire de la mode (Baudrillard 1976).  La prééminence de la femme Que retenir de la description des rawatle au féminin et au masculin ? La dissemblance semble constituer la note dominante. Là où l’homme cultive en apparence un peu de sobriété, la femme se veut, quant à elle, « rose recherchée, éclatante » (Perrot 1981 : 63). Mais, derrière les apparences manifestées, se cache une simulation de l’abandon du paraître fastueux par celui-là qui, cherchant, « de façon détournée » « à manifester sa gloire ou sa puissance », doit faire revêtir à celle-ci les habits d’une force signifiante par procuration (ibidem). L’ascendance du pouvoir masculin, la célébration de cette hiérarchie sur le mode de l’ostentation, la tendance à vouloir confiner l’être féminin dans l’acceptation de rôles secondaires394 se profilent derrière ce jeu d’exposition appelé la devanture sociale (id. : 64). Les ouvroirs ouverts par l’Église coloniale (Faye 1989) et les centres sociaux (Ngom 1981)395 contribuèrent au gonflement des effectifs des prestataires de services de la filière du vêtement. Parmi ces derniers, il convient de noter la figure du tailleur. Ce personnage s’installait de préférence sur le perron d’un magasin de commerce ou près du comptoir d’une boutique tenue par un Libanais. À partir de la position stratégique ainsi occupée, il s’exerçait à plusieurs rôles : chargé de l’accueil, rabatteur et assistant des clients dans le choix des tissus à acheter. Il continuait à faire étalage de ses talents de « bête » de la publicité orale en les persuadant de lui confier la confection du costume vestimentaire désiré. Oumy Diagne déclare que Dame Lô, installé à Niayes Thioker, était un des tailleurs les plus célèbres du Dakar de l’entre-deux guerres.

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ANS, 4Fi 96. Exemple de ceux de figurant, de producteur et de reproducteur des manières de faire et d’être de la société urbaine. Ils étaient des lieux d’apprentissage de la broderie, du tricotage, de la coupe, de la couture et/ou de la teinturerie.

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De nombreux de points restent à élucider dans les rapports entre les travailleurs de la confection (couturières et tailleurs) et leurs client(e)s. Producteurs de signes porteurs de prestige social, les premiers se transformaient-ils en confidents (de plus en plus sollicités) des secondes, comme l’a noté Philippe Perrot (1981) pour l’histoire du vêtement européen du XIXe siècle ? La jalousie masculine était-elle ainsi nourrie en direction des tailleurs de Dakar ? Voyait-on en ces êtres sexués des détourneurs de conscience et de corps féminins ? Comment entretenaient-ils leur image de marque ? Avait-on transformé les couturières et les tailleurs en faiseurs de prestige social « qu’il [fallait] circonvenir à tout prix, afin d’obtenir façon, style, monogramme, autant de marques [susceptibles de constituer] un capital symbolique à très forte rentabilité commerciale » (id. : 75) ? Quelles trajectoires territoriales exprimaient le mieux l’histoire des ententes, des mésententes et des réconciliations entre ces acteurs et leurs clients ? Adja Ndèye Boury Ndiaye (1984 : 11) fournit quelques éléments de réponse à certaines de ces questions. Les relations entre les couturières et leurs clientes sont esquissées à partir de l’expérience de la nommée Ursule en ces termes : « À l’approche des fêtes, il lui arrive de veiller, assise devant sa machine à pédale pendant que ses clientes lui tenaient compagnie. Certaines d’entre elles ne se gênaient pas. Elles s’endormaient dans le lit même d’Ursule. Les autres prenaient bien soin à ce que la machine continuât à tourner jusqu’au matin afin que leurs robes soient achevées à temps. Et, c’étaient des causeries à n’en plus finir. Elles proposaient une portion de noix de kola à la couturière ou une tasse de café fumant, qu’elles préparaient dans la cuisine de tante Lika ». Avec une pareille convivialité, les unes, faisant des autres, et vice versa, des confidentes, des partenaires de commérage, de mouchardage et des « malades » de l’espionnite, étaient disposées à agir, comme Gnagna « qui, en montrant les modèles qu’elle portait, faisait savoir à toutes les femmes de l’hôpital [où elle travaillait] que la meilleure couturière de Dakar habitait avec elle » (id. : 111-112).  Les atouts du rawatle Cette mode bénéficia d’un maillage relativement dense de surfaces de vente de produits manufacturés. Elles étaient constituées de boutiques tenues par des Libano-Syriens, de comptoirs placés sous le contrôle des grandes maisons commerciales bordelaises, d’échoppes gérées par des marchands africains et de souks où officiaient des Marocains de la rue Vincens. La période 1925-1927 représente sans doute l’âge d’or du rawatle. En effet, cette séquence est marquée par une succession de traites

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arachidières satisfaisantes396 et, de manière subséquente, par une conjonction de signes de prospérité relative, donc d’amélioration du pouvoir d’achat des consommateurs. En bref, ces deux facteurs stimulèrent la courbe des importations de biens de consommation comme les tissus. Les références répétées aux tissus imprimés, dits tapi ou kafe (du mot café) et aux pièces textiles locales, appelés denk397, ont alimenté les discours sur le « marché », les « bonnes affaires » des faiseurs et des diffuseurs de mode. Dans le territoire de la mode, les lieux de l’exposition et de la vente de ces marchandises exercent un puissant phénomène d’attraction. La cible favorite des exposants et des vendeurs est la femme, la gestionnaire du budget familial et la délégataire de la propension supposée de l’homme à établir une coïncidence entre la sortie de sa conjointe du cycle de la production et la survenue de la gabegie de ressources (Baudrillard 1976). Allant à contre-courant de cette tendance, des secteurs de la société des hommes soucieux de subvertir les lois somptuaires ont dû voir, en ces points d’exposition et vente, des symboles de la cristallisation de la turpitude humaine. Le lalal nala, qui est une opération de déroulement d’un « tapis rouge » par des spectateurs ou scrutateurs de la mode, a rythmé le parcours des jeunes filles et des femmes impliquées dans la diffusion de la mode. Cette opération n’est rien d’autre qu’une ressource additive sur laquelle a été édifiée la brillance du rawatle398. Jeu d’extériorisation de l’admiration engendrée par la magnificence du port d’une tenue vestimentaire déterminée, le lalal nala fait pendant au lo lambe, qui se veut demande de gratification. Est ainsi monnayée la révérence du demandeur. Le lalal nala dévoile une complicité en matière de dépenses somptuaires. Il met en scène le scrutateur et le scruté, symbolise le gaspillage du temps. Le temps gaspillé par le sujet observé est estampillé par l’ostentation, la plastronnade. Quant à l’observateur ou l’observatrice, le temps de la scrutation se décompose en entremêlement de gestes centrés sur l’exclamation bruyante, l’acquiescement, la jubilation feinte ou sincère. Cette façon de faire transforme son regard en crible par lequel s’exerce la consommation du produit vestimentaire. Les avantages attendus de cette délégation de pouvoir à l’autre sont la confirmation d’une « pagination » sociale toujours renouvelée, l’inscription sur la liste des faiseurs de la bienséance vestimentaire, le bénéfice du prestige social, la maîtrise d’un savoir-paraître ou, mieux encore, d’une science « dont la valeur réside dans sa futilité même, sa superfluité essentielle » (Perrot 1980 : 171).

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ANS, 2G 29-2, Rapport économique annuel. 1929. Les tissus imprimés ont été importés de la Gambie anglaise. Camara Dansy, inf. cit.

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 La sémiotique du rawatle Superposer des habits en qualité de compétiteur ou de compétitrice investissant le champ du paraître vestimentaire, c’est signifier, au vis-à-vis, qu’on dispose de ressources financières qui garantissent la participation à la perpétuation de la culture de l’ostentation. Superposer des rabal (pagnes des tisserands tukulër et manjak plus chers que les tissus imprimés), c’est s’exercer au jeu renouvelé de la distinction et de la distanciation sociale, prendre le parti d’inscrire sa démarche dans une discipline du corps censée produire l’idée de solennité, « de calme et de majesté » (id. : 23). Pour les hommes, il s’agit de faire voir et de faire valoir une notabilité. Acquise ou imaginée, celle-ci confère la respectabilité, facilite la collusion d’intérêts entre les élites (autorités coutumières et religieuses et gestionnaires du pouvoir colonial). En outre, le fait d’être notable ouvre la voie à l’intermédiation, autorise l’intéressé à s’imaginer jouer et à jouer le rôle de force-tampon entre le décideur colonial et les « gens du bas » fortement exposés durant les périodes de répression intensifiée des forces de police. Participer au rawatle au féminin, c’est célébrer l’inutilité et le gaspillage en refusant de se contenter du port d’un unique pagne de dessus399. Être un(e) rawatlekat (acteur ou actrice du rawatle), c’est accepter de fabriquer et de véhiculer une identité qui rime avec grandeur400 et distinction, disqualifie l’identité nobiliaire. Attribut symbolique consacré par cette origine qu’est le juddu social (celui des « ordres » de la société sénégambienne) et civique (celui du pouvoir colonial instituant le statut d’« originaire » ou de citoyen français). La revendication identitaire des « gens du bas » est ainsi réitérée sur le champ culturel. Participer au rawatle équivaut ainsi, pour les « mal-nés » de la société d’ordre sénégambienne et les laissés-pour-compte de la citoyenneté française, à écrire une stratégie de rattrapage ou de gommage des différences et de visualisation de leur subversion idéologique. Celle-ci a retenu l’attention de Cueco (1976 : 79) qui assimile le modèle vestimentaire véhiculé par la mode à une « rupture en regard de la norme ». Baudrillard (1976 : 19), quant à lui, en fait « l’enfer du pouvoir, cet enfer qu’est la relativité de tous les signes et que tout pouvoir est forcé de briser pour assurer ses propres signes » aussi bien en période d’aisance relative que durant les moments de crise aiguë.

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Cette inclination à la dépense somptuaire se manifeste de manière répétitive dans l’histoire de l’Europe, notamment celle de Rome et de Venise. Lire, pour les périodes antérieures, aux XIXe et XXe siècles, Chassignet (1998), De Poli (1998) et Manche (1998). Pour de plus amples informations sur la fonction d’instrument de distinction dévolue au vêtement, voir Boucher (1969), Languer (1962) Mandalou (1965). 201

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La mode de crise des années 1930  Un habillement moins travaillé par la loi de l’emphase La crise coloniale, déclenchée dès 1927 (Mbodji 1978), appartient au lot des conjonctures génératrices d’un mal-vivre profond. À la suite de la baisse des tonnages de biens importés (dont les tissus) et de celle de leur consommation, malgré l’avilissement de leurs prix (CoqueryVidrovitch 1977), la ville de Dakar se trouva plongée dans une morosité économique et une paupérisation qui ne manquèrent pas de déteindre fortement sur le phénomène de la mode. Ainsi, la mode de crise vit le jour. Elle traduit la faculté d’adaptation des populations à la nouvelle conjoncture. Sa visibilité est surtout notée dans le renouvellement de la vêture et de la coiffure. Le rawatle n’est plus la mode du jour adoptée par le grand nombre de gens. En se présentant comme une survivance culturelle, il coexiste avec une nouvelle vague vestimentaire. Il se produit ainsi un chevauchement et un étagement des modes. La nouvelle mode consista à porter des pagnes moins longs, à diminuer la densité de leur superposition. Durant l’entredeux-guerres, le phénomène du raccourcissement a été pratiqué en France avec la confection des robes. Des tissus souples ont été utilisés pour mettre en valeur la ligne du corps et produire un nouveau « rapport entre le corps et le vêtement » (Prost 1987 : 97). À Dakar, le tissu dit « indigo » connut un second souffle de rayonnement, avec comme principale manifestation l’extension de la gamme de ses variantes. En sus des tissus teints en bleu ou en noir, le marché du textile enregistre la commercialisation de tissus qui se remarquaient par leurs dessins. Au même moment s’observe l’appellation variée des boubous en vogue : xosi (griffure ?), bantu bale (tige de balai) et yume (boubou est teint « en bleu de nuit [de] la base... jusqu’à une hauteur ne dépassant pas les hanches » (Ndiaye 1984 : 86). Pour alimenter une garde-robe avec ces différentes tenues, les diffuseuses de mode achetaient des garey. Il s’agit de « fils de coton parfois déjà teints de couleurs vives et vendues non en pelotes mais montées en écheveaux » (ibidem). En outre, elles signaient des contrats de tissage avec des jananka. Avec la gamme des vêtements de dessus, conçus à la faveur de la crise de l’économie coloniale doublée de celle de l’économie-monde capitaliste, on remarque que l’envers est le mode de fonctionnement de la nouvelle mode. En d’autres termes, elle se veut une négation absolue du rawatle. Cela se répercute même sur la dynamique d’invention de vocables utilisés pour désigner les nouveaux modèles vestimentaires. Ainsi, à la camisole appelée ndoket ou lees, on oppose le corsage qui s’arrête à la base du tronc. Son appellation est multiple. Outre les expressions contar lees et

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xit mbal, le citadin utilisait deux autres appellations : tay baas (taille basse) et tiim taat (litt. : « surplomber les fesses »). À l’instar du corset, le tiim taat permet de « Prendre la taille, soutenir les seins, faire rebondir la croupe, cambrer [la] silhouette » (Perrot 1980 : 268). Montrer la « proéminence » et l’« envahissement » du muscle fessier401 obnubile désormais les (néo)citadines africaines de Dakar. Aussi porter son tiim taat équivalait-il, pour elles, à une façon de dérouler une autre forme de nouvelle stratégie de séduction par l’habit. Le pari est fait ici sur les « vertus » de l’exhibition des postures et des régions corporelles « érogènes ou sexuellement désirables » (ibidem). La conduite sociale de ces faiseuses et diffuseuses de la mode conforte la plausibilité du point de vue de cet auteur selon lequel le passage de l’ample à l’ajusté, du long au court signifie un raccourcissement des formes, c’est-à-dire une actualisation des normes de rappel des exigences esthético-éthiques et d’invitation au relâchement (id. : 24). Une pareille dynamique était notée dans la production des signifiants de la pudeur montrés en vue d’afficher l’« excellence corporelle » (id. : 21) et dans la fabrication des mots à employer pour faire reculer les frontières du territoire de l’impudeur. C’est sous ce dernier rapport que se comprend l’utilisation courante de l’expression tiim taat. Avec ces façons de faire et de dire l’antipudibonderie, la tendance à faire voler en éclats certaines « chasses gardées » du tabou devenait plus forte dans les milieux africains de la nouvelle banlieue dakaroise et du Plateau. Les babouches dorées, importées du Maroc et vendues à 125 F, correspondent à un autre symbole du rétrécissement du territoire de la pudeur. La doublure du talon de ces chaussures de couleur blanche, rendue compte dans leur appellation de dubal talon 402 , intervient comme un facteur de renforcement du vêtement porté comme moyen privilégié d’exhibition du corps. Avec le talon relevé, l’actrice de la mode parvient à exhausser et à cambrer la silhouette (Perrot 1981). Ce faisant, elle espère rendre plus désirable son corps. Corps vêtu à dénuder qui est ainsi réduit au statut d’objet consommable à un moment où la crise érode les capacités d’achat de la plupart des consommateurs. En conséquence, il est possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle la consommation du corps, suggérée à l’observateur de la rue, se décline en termes de consommation d’attente (attente de la rencontre intime des sexes) et/ou de consommation de substitution. Cela ne manqua pas d’influer sur la spirale des attentats à la pudeur commis par des habitants de Dakar victimes ou non de la misère sexuelle (Faye 1989). 401 402

Cet exercice est inscrit au quotidien dans l’agenda des femmes européennes au XIXe siècle (Perrot 1980 : 20), Diagne, Oumy, inf. cit. 203

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La mode de crise au masculin, pour sa part, a valorisé la couleur blanche du vêtement de dessous. Dans les milieux jeunes, la tendance prédominante a été le port du xaftaan dit xaftaan baraya. Ce vêtement se signale par sa garniture de boutons étalée sur la longueur de la partie droite de l’ouverture allant du thorax au cou. L’élégance masculine cultivée par les jeunes Africains a été également célébrée au travers du dévolu jeté sur les chaussures importées du Maroc : babouches de Marrakech (d’où leur nom de marakiis) et bonnet de Fez (d’où l’appellation de boné fass). Quiconque ne portait pas ce costume et n’exhibait pas ces accessoires réduisait ses chances de réussite aux jeux de séduction déroulés en direction des milieux féminins de moins en moins enclines à s’investir dans l’ostentation.  Vers le degré zéro de la coiffure au féminin Dans l’univers de la coiffure des femmes, les postiches étaient moins étoilés en libidoor (Louis d’or), tandis que le gindi et le raw s’imposaient comme les modèles de tresses dominants. Le premier modèle se présente sous la forme d’un jeu de frisage ou de tressage des cheveux répartis en deux rampes. La figure de l’épine dorsale du poisson est reproduite pour avoir le modèle de coiffure appelé gindi. Le yaxu jën (os de poisson) correspond à une variante de ce modèle qui requiert davantage d’ingéniosité et se compose de nombreuses tresses très fines403. Selon Adja Ndèye Boury Ndiaye (1984 : 67), les mouchoirs de tête ajustés sur ces tresses étaient « en « aku » simple tissu de coton (et pendant les jours de fête) en soie « soy » épaisse, comme satinée, avec des disques ou des cercles en relief dessus ». Elle ajoute que les mouchoirs enserraient les inoubliables « « nguka » de satin et de velours noirs » appelés foron popileer (Front populaire). Le texte (oral) de notre informateur Ibrahima Ndoye rend compte de façon satisfaisante du pouvoir d’influence de la crise économique dans l’évolution de la coiffure féminine. Cette évolution semble se faire sous le sceau de la régression, car la suie de marmite et les beurres locaux (exemple du karité) avaient remplacé les lotions et les graisses capillaires importées. D’après le témoignage d’Oumy Diagne, la remise au goût du jour du jal jali (colliers de perles faites avec des noix de dank et portées sous forme de ceintures) est manifeste durant ces années de crise. Ce faisant, les actrices de la mode signaient leur adhésion à l’efficace du rétro et s’inscrivaient ainsi dans le retour à l’archéologie du savoir-faire esthétique.  La solidarité africaine à l’épreuve de la mode de crise En reprochant au passage, à Philippe Perrot (1980 : 42) de courir, à son tour, le risque d’établir « des relations [de non équivalence] systéma403

Ndoye Ibrahima, inf. cit.

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tique entre une forme et son contexte historique », on remarquera que l’habit court et le recours quasi exclusif aux cosmétiques à faible valeur marchande montrent que les acteurs de la mode étaient en quête de procédures d’adaptation à la crise. Signalons, parmi celles-ci, l’uniformisation et la circulation des vêtements ; lesquelles s’effectuèrent au sein du mbotaay404. C’est au sein de ce cadre associatif, à but récréatif et/ou d’entraide et à caractère laïc, que se mobilisaient les femmes appartenant à la même classe d’âge. Ces dynamiques de l’histoire de l’habillement sont étroitement liées. La solidarité de groupe et/ou de sexe se réalise dans cette circulation sans qu’il soit possible à un observateur non averti de se rendre compte que certaines femmes n’appliquent les règles du paraître vestimentaire qu’en empruntant ndoket ou xit mbal, pagnes, kaje et xulalat (spécimen de boucles d’oreille) de leurs congénères. La circulation des richesses vestimentaires, effectuée sous la forme de l’emprunt, a connu une intensité remarquable. Mais celle de la phase africaine de la Deuxième Guerre mondiale (1940-1944) a été plus remarquable encore. La mode en hibernation entre 1940 et 1944  L’ère des haillons et du vêtement collectif La misère, consécutive aux contraintes du second conflit mondial405, inaugure une série de changements dans le monde de l’habillement et de ses accessoires. Entre autres faits signalétiques des évolutions, il y a cette sorte de retour au primat de la fonction primaire de l’habit (fonction de protection et de sauvegarde de la décence). La marche à rebours des faiseurs et diffuseurs d’innovations culturelles provoque la perte ou l’érosion du statut d’unité signifiante polysémique du vêtement et l’hibernation de la mode. Ainsi, les modèles vestimentaires, dont le chevauchement est visible dans les années 1930, s’inscrivent dans une durée de vie plus longue. À un moment où la police pariait sur l’efficace de la présomption de culpabilité406, les segments sociaux, frappés de plein fouet par l’indigence, furent contraints d’user leur garde-robe. Ainsi, ils continuèrent à porter 404 405

406

Diagne Oumy, inf. cit. Elles se déclinent en termes de participation à l’effort de guerre, d’autosuffisance des colonies en biens de consommation, naguère importés, de régulation étatique assez drastique du marché de consommation avec le rationnement ayant comme exemple de corollaire l’inflation « sauvage » des prix. Les difficultés d’approvisionnement portèrent également sur l’alimentation en eau potable. Les bornes-fontaines de la Médina furent fermées, tandis que celles du Plateau ne fonctionnèrent, chaque jour, qu’entre 8h et 10h du matin. Pour contourner cette distribution parcimonieuse, les populations utilisèrent à une grande échelle l’eau de puits (Guèye 1998). La police coloniale procédait à l’interpellation puis à l’arrestation et enfin à la détention, dans ses locaux, de tout passant dans la rue détenteur de tissus. Les présomptions de vol, de recel ou de fraude pesaient sur ce présumé innocent (Faye 1995). 205

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jusqu’à l’effilochement total leurs vieux habits. Désormais, une société habillée en haillons peupla la « cité périphérique » de Dakar. Dans les familles qui évitaient d’intégrer cette société indigente, la règle à suivre consistait à se confectionner et à partager une tenue de sortie unique, ainsi transformé en vêtement collectif. Ce faisant, elles damèrent le pion aux mbotaay, un des lieux de circulation de biens vestimentaires. Avec le cap mis sur le repli sur soi, la cellule familiale, au pouvoir de contrainte plus étendu que celui de cette association de quartier, devint la principale instance d’accomplissement du partage concerté et planifié du vêtement collectif. Avec elle, cette nouvelle figure de la rareté est l’objet d’une circulation plus intense. En atteste la nécessité, pour les différents membres de la famille, de s’acquitter, au quotidien des obligations suivantes : aller faire des emplettes au marché, assurer les corvées d’eau, effectuer des visites domiciliaires aux voisins et aux parents et ami(e)s éloignés, etc.). Au port de ce vêtement visible qui se superpose, de moins en moins, à un vêtement invisible, s’ajoutait, dans certains foyers, celui d’une tenue d’intérieur confectionnée avec des « matériaux de fortune « comme les sacs de sisal. De nombreux témoignages oraux mentionnent que la tenue d’intérieur pouvait correspondre à une peau de chèvre et de mouton séchée et lustrée. Il s’en suit une sorte de retour à l’humanité drapée de l’âge préhistorique. La percale est désignée également comme tissu de substitution dans la confection du vêtement collectif. Ce tissu serait acquis, parfois, de façon frauduleuse. Son acquisition procéderait de la profanation de tombes par exhumation et du dépouillement de cadavres de leur linceul. Si ces faits rapportés par des témoins s’avèrent exacts, il sera possible de mettre en débat le chef d’accusation relatif à l’arbitraire de la police coloniale engagée dans l’interpellation, l’arrestation et la détention provisoire de tout piéton africain porteur par devers lui d’un tissu imprimé. L’on peut, par exemple, considérer que la convocation de la présomption de culpabilité, censée être à la base de la manifestation de cet arbitraire, ne résulte pas d’une criminalisation a priori du colonisé par l’État pénal. Machine politique qu’il ne convient pas de faire apparaître uniquement sous les traits d’une force de désinsertion sociale. Toutefois, la pertinence d’un pareil discours ne saurait faire fi de l’invocation du tout-à-la-répression du régime vichyste.  Le retour au nu Outre le port du vêtement collectif ou celui du costume d’intérieur archaïque, l’habitant de Dakar a amorcé le retour au nu. Ce dévêtement est décliné en nu absolu pour de nombreux enfants et en nu partiel pour les personnes appartenant aux autres catégories sociodémographiques. Notre

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informateur Ibrahima Ndoye soutient avoir participé à un gamu407 célébré durant la guerre 39-45 à Tiwawone408, en compagnie de nombreuses personnes, dont des gens respectables au buste nu. Il affirme avoir observé ce dénudement partiel dans les wagons des trains transportant les voyageurs, comme dans les différents points de rassemblement et de communion des pèlerins. Avec la nécessité d’habiller les régions corporelles soustraites, selon les règles de la décence, aux regards extérieurs, les populations africaines de Dakar remirent au goût du jour le caaya (pantalon bouffant) et le ngemb409. Il ressort de ce qui précède l’intérêt de questionner, dans d’autres études, cette généalogie de la bienséance vestimentaire. Code culturel qui affecte, aux populations du monde rural, la pratique du dénudement partiel, alors que l’identité citadine enjoint l’ostentatoire et l’accumulation de biens vestimentaires 410 . L’empesage rime avec la mise en scène, par le citadin, de sa richesse en capacités acquisitives de biens domestiques. Cependant, la guerre vient brouiller les imaginaires et les pratiques sociales. Le dénuement qu’elle distribue engendre le dénudement. Confronté aux dures logiques de la guerre, notamment de celles de l’économie de guerre, l’habitant de Dakar est sommé de vivre avec la manifestation d’un pareil faisceau de jeux où le déploiement des différences l’emporte sur leur effacement. Et cela se déroule en dépit du recours à l’imitation par les laissés pour compte de la distribution des richesses sociales. Mais, la vêture demeure un important lieu de célébration de la distanciation sociale. Cela n’a pas changé avec l’introduction, dès 1943 (?), de tissus monochromes américains peu chers. Ces pièces textiles se distinguaient leur lees (largeur) appréciable (2 mètres). Leurs principales couleurs d’impression étaient le blanc, le rose, le gris et le jaune411. Leur introduction dans le marché du textile figure la discontinuité du procès de ravitaillement de l’empire colonial d’Afrique dont l’histoire est tributaire, durant l’année 1944, de l’impact des débarquements alliés en Europe de l’Ouest. La mode en redéploiement entre 1944 et 1946 La logique de l’emphase, qui a perdu du terrain dès 1927 au profit de celle du renoncement à la théâtralité dans le paraître culturel, se poursuit, entre 1944 et 1946. Ces dates signent le démarrage des grands chantiers urbains de l’après-guerre. La Conférence de Brazzaville de 1944, l’anticolonialisme véhiculé par les États-Unis, l’U.R.S.S et les forces de 407 408 409 410 411

Il s’agit de la fête commémorative de l’anniversaire de la naissance du prophète de l’islam. Cette ville est l’une des capitales sénégambiennes de la tijaniya. Il s’agit d’une petite bande de tissu qui enroule le postérieur et cache la devanture pénienne de l’adolescent. Nous avons emprunté l’expression à Perrot (1980 : 173). Ndoye, Ibrahima, inf. cit. 207

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gauche des pays européens, l’extension de la citoyenneté française à tous les colonisés avec la constitution de l’Union française pendant l’année 1946, etc., balisent la voie des citadins de Dakar impliqués dans le procès de réappropriation du code vestimentaire européen. Les anciens combattants, revenus de la guerre 39-45 avec une garderobe pauvre (Guèye 1995), les élèves de l’école française et les leaders politiques enclins à porter le costume occidental comme Lamine Guèye et Léopold Sédar Senghor, participèrent à la diffusion des modèles vestimentaires européens : robes, jupes, vestes, cravates et casques. Même les filles ne dédaignèrent pas le port d’un attribut masculin tel que le casque, que l’on tirait jusqu’à la hauteur des paupières, pour bien signifier son adhésion à la mode de coiffure en vogue412. Au même moment, allait démarrer le raccourcissement des formes, ce qui engendre leur raffinement et leur miniaturisation. Abdoulaye Sadji (1953) en rend compte quand il parle de petites babouches à la mode, de boucles d’oreilles aux cercles d’or très minces et de chaînettes en or d’une brillance remarquable. Revêtues de ces accessoires, elles s’impliquèrent dans l’organisation ou l’animation des rencontres festives.

Une vie festive intense L’intensité de la vie festive s’apprécie au travers du déroulement des agendas africains et européens. Les milieux africains de la Médina et du Plateau de Dakar firent preuve de hardiesse et de ténacité dans la subversion de la fête des autres, leur aptitude à adopter d’autres postures et à faire preuve d’inventivité. La négociation, l’improvisation et l’innovation constituent quelques-unes de leurs initiatives. La subversion ritualisée du 14 Juillet Les fêtes des dominants se subdivisaient en manifestations laïques et officielles et en manifestations religieuses. La première série comprend le rituel commémoratif du 14 Juillet (fête nationale de l’État français), tandis que la seconde aligne Noël, Pâques, la Saint Sylvestre, etc. Se réalise ainsi une diffusion simultanée du calendrier politique et du calendrier religieux. Elle institutionnalise ce qu’Armelle Chatelier (1997 : 815) appelle les « temps imposés » et participe, au-delà de la pérennité de la « complicité » entre l’Église et l’État « métropolitain », à la reproduction des balises de la production territoriale et mentale de l’« État-Nation » colonial. La reproduction des fêtes officielles contribuait à l’orchestration des rituels de glorification de la conquête et de la pacification des terres, des corps, des esprits et des âmes au bénéfice de la France coloniale. Leur célébration allait se faire conformément à la loi du 17 août 1880. Cela est surtout valable 412

Ndoye, Fatou, inf. cit.

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pour la fête du 14 Juillet. Sa commémoration se veut une répétition, une réinstauration légitimée de l’histoire passée (Marin 1994). Mais le « temps imposé » de la fête du dominant n’est pas nécessairement un temps figé. Au contraire, il est reconstructible, ce qui en fait un temps recomposé. Une telle involution a été notée avec la refonte, en 1922, du calendrier des fêtes officielles. De nouvelles fêtes firent leur apparition avec la célébration de la signature de l’Armistice du 11 novembre 1918 et, durant la période du vichysme triomphant, avec l’introduction des fêtes de l’Arbre et de Jeanne d’Arc. Un allègement de l’agenda des manifestations commémoratives entra en vigueur au lendemain de la victoire des « résistants » sur les « collaborateurs » en « métropole », à la suite des débarquements alliés de 1944, en Normandie et en Provence. La « France libre » coloniale élimina de son calendrier républicain la commémoration des fêtes de l’Arbre et de Jeanne d’Arc. Rites culturels qui avaient permis au Gouvernement général de l’AOF de faire résonner sous le sceau de l’itération, son affiliation au régime de Vichy. C’est une rythmique binaire qui marque la célébration du 14 Juillet. La veille de la commémoration correspond au temps de la mobilisation des moyens de faire la fête. Deux moments forts de la préparation sont à mentionner. Le premier est marqué par l’illumination des bâtiments administratifs. Cette forme d’hommage appuyé au jacobinisme valorise, par le jeu de lumière, les lieux de son institutionnalisation (Armelle 1997). Le second temps fort est celui de la distribution des secours aux indigents. On est là en présence d’un geste philanthropique qui signe la coïncidence entre l’État jacobin et l’État-providence. Le 14 juillet, jour des manifestations festives proprement dites, réinscrit la binarité à l’ordre du jour. La première séquence du rite festif comprend le tir de coups de canon (bruits assourdissants déclarés légaux) et le défilé militaire des troupes. Celles-ci sont présentées comme les héritières des artisans de la conquête des terres par laquelle, s’est faite, sur le mode de la discontinuité, la production territoriale de l’État-Nation français. Par la combinaison de ces référents militaires, le pouvoir dominant redonnait à voir les signes de sa domination, réaffirmait sa volonté d’imposer son hégémonie, de briser toute forme d’insubordination.

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Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale Pièce iconographique n° XIII : Fête coloniale sur la place Protêt

Source : ANS 4Fi, 759.

Avec une telle stratégie d’apeurement, on escompte, comme résultats, la docilité et l’admiration du colonisé devant tant de preuves de la prétendue supériorité de l’autre. Pour l’amener à bien intérioriser ces « vérités » et à faire sien cet état d’esprit, la puissance publique coloniale lui suggère de manifester, à travers la scène de la réception à la tribune officielle de représentants des élites autochtones, le plaisir d’être pris, par procuration, en considération. L’objectif intermédiaire visé consiste alors à lui faire accepter un rôle presque passif, celui de spectateur de la représentation scénique de l’omnipuissance du colonisateur. En signifiant bien au (néo) citadin africain que toute insoumission de sa part ne peut que procéder de la déraison, le pouvoir colonial dicte la continuation des réjouissances en fixant ses conditions et ses règles. Après avoir choisi dans la cartographie du temps de la fête le meilleur moment (la matinée), dans sa géographie l’endroit le plus disputé (le centre de la ville, avec notamment son lieu emblématique qu’est la Place Protêt) et dans sa sociologie le seul rôle ennoblissant (celui d’acteur qui (re)produit l’ordre social), les autorités coloniales jettent du lest au colonisé. Dans son cadre de vie de la Médina, où il est invité à retourner, le spectateur africain du défilé a la latitude de jouer un autre rôle, celui d’acteur, dont la gestuelle s’inscrit dans l’instrumentalisation de la fête. Etant donné qu’il exécute, en changeant de statut, une partition écrite par et pour son vis-à-vis, il se fait acteur d’une célébration placée sous le signe de la routine.

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Ainsi, avec le reste du temps de la fête, décomposé invariablement en deux séquences (l’après-midi et le soir), l’on constate que le programme des opérations commémoratives subit peu de modifications. En 1914, la première séquence comprend des activités ludiques déroulées sur terre et en mer. Dans la première catégorie, acteurs et spectateurs africains sont mobilisés dans la réussite des courses de vélo et des courses à pied, des concours de grimaces, des exercices divers tels que les « jeux » du baquet, des couches, des cisailles, de la poêle, etc., des rites majeurs comme le tir (à la carabine, au pigeon). La seconde catégorie de manifestation ludique est constituée par les régates mobilisant cinq catégories d’embarcation : les cotres et quatre modèles de pirogue capables de contenir, par ordre décroissant, des pagayeurs au nombre de 33, 25, 15 et 7. Le grand bal populaire413, la retraite aux flambeaux et les séances de danse au son du tamtam, clôturent, durant la soirée, l’implication du petit peuple de la Médina414. Comment s’est-on exercé, du côté de la Médina, à participer tout en la subvertissant à la célébration du 14 Juillet (le Katosulet) ? Quels faits et gestes montrent que le colonisé s’évertue à se réapproprier la fête en s’assignant des objectifs qui entrent en contradiction avec les résultats attendus de la stratégie d’apeurement du pouvoir colonial ? Quelques hypothèses peuvent être formulées. La première porte sur la simulation de gestes d’acquiescement par le spectateur africain, qui se transforme en acteur central de la poursuite de la manifestation dans la « cité périphérique » de la Médina. Cette simulation est inscrite dans une stratégie d’invalidation des procédures de pouvoir ; lesquelles sont (re)mises à jour, par des dominants enclins à imaginer et à combiner des procédés de leur « extension... [et de] leur majoration » (Foucault 1976 : 66). Cela lui permet de décoder autrement le spectacle officiel, de lire la vanité politique dans le « tapage » au canon et le défilé militaire, de réprouver l’apologie de l’obséquiosité visualisée par l’invitation à s’asseoir à la tribune d’honneur de « chefs indigènes », de réitérer la disqualification du dispositif de l’injonction à la ressemblance. En outre, le risque de banalisation du 14 Juillet, portée par la répétition de sa célébration commémorative, facilite la 413 414

Il est le pendant du concert de la place Protêt, apparemment destiné aux travailleurs européens. ANS, 3G2-157, Programme de réjouissances publiques en vue des fêtes du 14 juillet 1914 par lettre transmissive n° 653 du 6 juillet 1914 du Premier Adjoint au Maire faisant office de Maire au Gouverneur général de l’AOF. Voir également les documents iconographiques suivants : - 4 Fi 745, Dakar. Le village, Dakar [1917], 200 ; - 4 Fi 747, Dakar. Femmes et enfants, Dakar, 296 ; - 4 Fi 748, doc. cit. Voir aux ANS, 3G-100 (180), Fêtes commémoratives métropolitaines et indigènes. Rapport des manifestations. Lire Anonyme 1937b. 211

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cassure ou la fragilisation des liens invisibles de l’assujettissement colonial. La banalisation de la fête du dominant ouvre la voie à la querelle de la fête (Duvignaud 1970). En refusant de cautionner le rite festif officiel du 14 Juillet, le colonisé de la Médina convertit sa propre fête (la fête du dominé) en idéologie, en débauche des signes « qui tente de faire admettre une force qui ne s’exerce [pas] par la force » (id. : 64), mais par la ruse et l’adresse. En n’acceptant pas en cadeau la fête programmée pour lui par le prince, il cherche à exceller dans la réussite de ses propres jeux festifs. Il s’y implique en vue d’œuvrer à la réalisation d’un spectacle qui véhicule et produit du pouvoir (Foucault 1976), d’égaler et même de surpasser le pouvoir du dominant. La régate n’offre-t-elle pas l’occasion au challenger lebu de vouloir prouver que le spectacle offert est celui de sa seule puissance, de son seul savoir-faire ? Batteur, danseur et spectateur de « tam-tam » ne sont-ils pas capables de révéler la même intention ? Une réponse affirmative apportée à ces questions autorise à voir en la fête du dominé une combinatoire de signes par lesquels se dévoile, de façon ostensible, la subtilité du rapport du (néo)citadin africain au projet hégémonique colonial. Le fait que les « chefs indigènes », conviés à la parade militaire, soient en mesure de se représenter et de présenter le rite festif du 14 Juillet comme le leur, une modalité de magnificence de l’accommodation et du pouvoir partagé, constitue une autre forme de démonstration de la capacité du colonisé à refaire la fête de l’autre, à se l’approprier. Ne peut manquer de se présenter ainsi comme une fête une et multiple cette puissance, qui se transforme en spectacle composé du défilé militaire du matin et des performances ludiques des acteurs africains. Superposer le fanal aux fêtes du dominant  Une invention culturelle locale ? Appelé panal dans les milieux dits populaires, le fanal a une généalogie qu’il est difficile de reconstituer. Deux thèses opposées président aux tentatives de reconstitution. La première insiste sur son caractère autochtone. Ses berceaux seraient les comptoirs de Gorée et de Saint-Louis. Le fanal serait également le résultat partiel de la combinaison d’un double emprunt à l’Église : la pratique de la procession (fidèle allant au lieu de culte en file indienne) et la date du 24 décembre. Cette autochtonie résulterait enfin de la réactualisation du recours au flambeau en détournant sa finalité d’usage (décorer et non éclairer le chemin suivi de nuit)415 et de la réinstauration de l’hommage festif au riche de la société sénégambienne416. 415 416

Lire Dramé (1995 : 51). Nous voulons nommer les fêtes organisées en l’honneur des souverains. Pour le cas du Golfe de Guinée, lire Harris (1993).

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La seconde thèse, qui privilégie l’allochtonie, est énoncée, par Charles Béart cité par Daouda Demba Dramé (1995 : 51-52) en ces termes : « Le fanal n’est pas une coutume sénégalaise ni même africaine. Bien que complètement perdue en Europe, depuis 200 ans, elle a été conservée en Afrique... Le fanal, c’est le feu de poupe. Hissé à la tête du mât de la galère du capitaine, il remplaçait de nuit le pavillon comme insigne du commandement. Les bateaux du XVIe siècle étaient de bois naturellement et admirablement sculptés ; sur le fanal, se concentrait, toute l’habilité des artistes ; il est dans les musées d’Europe des fanaux qui, avec leurs bois sculptés et décorés, leurs vitres de cristal et leurs coupoles de cuivre, sont de vraies œuvres d’art. Quand le capitaine d’un bateau descendait de nuit à terre, il se faisait précéder de son fanal et c’est au milieu d’un grand concours de peuple attiré par la lumière, qu’il se déplaçait dans la ville ». Une date d’invention (le XVIIIe siècle), les matériaux de construction (le bois et le verre), la destination et le lieu du déplacement (la ville), le bénéficiaire de la cérémonie festive (le commandant du bateau), les prestataires de l’encerclement (le « petit peuple »), meublent ce discours qui véhicule et produit, en apparence, du diffusionnisme. Il désigne l’océan, comme voie de communication empruntée, et nomme l’auteur de la diffusion du produit culturel, le marin représenté par sa figure ennoblie, le commandant de bateau. En outre, il retient du « Noir » l’impressionnabilité comme trait de caractère417, énonce en pointillé son attachement à la mimétique (visualisée ici par la fabrication de fanaux), réduit le rite festif fanal à une forme d’expression de la richesse archéologique du monde des jeux européens. À défaut de tirer une conclusion favorable à l’une ou à l’autre thèse, il nous semble parfaitement possible de noter que le fanal valorise, comme le 14 Juillet et les fêtes chrétiennes, l’illumination et/ou la procession. Mais la singularité du panal réside dans l’étalement du temps de son organisation et la répétitivité des gestes effectués par ses acteurs. Sa préparation commence au plus tard dès le mois de novembre, tandis que le déroulement de ses principales manifestations ont lieu le 24 décembre (jour du réveillon appelé ribijong), le 31 décembre (deuxième ribijong) et/ou le 1er janvier (jour de l’an ou judalang418).  Un rouage organisateur efficace Le mbotaay est le principal rouage organisateur du fanal. Tiré du verbe wolof boot (porter à califourchon), ce substantif renvoie à l’idée imagée du jeu du bootante (se porter à califourchon mutuellement). L’entraide est son objectif stratégique. L’appartenance à un pareil cadre de 417 418

L’élément censé prouver cette assertion est l’évocation de la forte attraction exercée par le jeu de l’illumination. Lire Anonyme (1937g). 213

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vie associative est conditionnée à la satisfaction de plusieurs critères. Retenons ainsi que l’âge (être de la même classe d’âge que les initiateurs de l’association) et le respect des normes de fonctionnement. Parmi elles, on retiendra :  l’acquittement obligatoire des cotisations fixées ;  l’acceptation du port d’un costume commun (qui visualise l’attachement des membres à l’indissolubilité des liens de fraternité et à l’irréversibilité de la foi en l’avenir de la micro-communauté de destin créée) ;  la reconnaissance du rôle dirigeant du yaayi mbotaay (litt. : « mère de l’association d’entraide »), qui exerce ses talents d’encadrement en matière culinaire et de conseillère ;  la séparation des sexes lors des réunions (hommes et femmes se font face) ;  la présence obligatoire aux réunions ;  l’implication dans l’animation des instances délibérantes ;  l’acceptation des devoirs d’assistance envers tout(e) associé(e) en difficulté et de la participation dans l’exécution des décisions de groupe ;  l’engagement à mettre en œuvre la règle de l’inclusion, qui stipule que le fait de ne pas habiter dans le quartier où est « domicilié » le mbotaay ne constitue, en aucune façon, un facteur bloquant419. Quels noms a-t-on donnés aux mbotaay des années 1930, période de boom du fanal ? Des articles de presse et des témoignages oraux donnent des noms d’associations d’entraide placées en première ligne dans l’organisation du panal. Paris-Dakar nomme, pour l’année 1936, la « Société Dieynaba Youma », la « Société Linguère Boucher » et la « Société La Victoire de Ndar Gou Ndaw » (Mbaye 1936). Pour 1937, un seul nom est donné : la Société « Ndar Gou Ndaw » dont le siège social est fixé au 24 de la rue Victor Hugo (Anonyme 1937a). Ces noms suggèrent un leadership de la colonie des Saint-Louisiens du Plateau et de la Médina dans l’organisation du fanal. Aby Sène déclare que, durant l’année 1938, deux grands mbotaay ont occupé le devant de la scène : le groupe de Lambinaas (quartier du Plateau intégrant les rues Victor Hugo et Blanchot), dirigé par une meeri mbotaay (mère de mbotaay) répondant au nom d’Arette Mendy420, et celui du quartier Sanfil encadré par Dieynaba Youma (déjà citée 419 420

Diagne, Oumy et Sène, Aby, inf. cit. Selon Sène Aby (inf. cit.), le Wolof est le groupe ethnique prédominant dans la mise en place et l’animation des associations d’entraide féminines. Anonyme 1937b corrobore ce point de vue et mentionne le nom d’Henriette Mendy, présentée comme la présidente des « danseuses ». Elle était secondée par Adama Camara, Mame Binta Cissé, Fatou Fofana, Aminata Guèye, Adj Bâ Maro, Maty Ndowet (Ndoye ?), Awa Samb, Khady Michel Sow et Banda Fatou Thiam. Deynaba Youma et Dieynaba Youma dont les transcriptions

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par le Paris-Dakar). Elle ajoute que, dans les années 1940, la Gueule Tapée a été le siège de nombreux mbotaay et que ceux créés et animés par des habitants maures ont été fort remarqués. Elle renvoie ainsi au dynamisme de la « Société Gawar Mani » placée sous la direction de Moussa Kalam, Abdoulaye Diagne, Badara Diagne et Badara Diop. On ne saurait dire si cette occupation du premier rang par le gooru mbotaay (le « mâle » du mbotaay) est symptomatique d’une volonté d’accaparement des leviers de direction du mbotaay ou équivaut à une mesure palliative prise à la suite d’un constat d’inexpérience avérée des femmes maures en matière d’organisation du fanal.  La préparation du fanal Les phases préparatoires du fanal durent, en moyenne, deux mois. Un record de durée de quatre mois peut être atteint. La préparation s’ouvre sur la convocation d’une instance délibérante appelée à statuer sur le choix de l’objet à représenter et du menuisier chargé de son exécution. Baraque, mosquée, édifice administratif (surtout le Palais du Gouverneur général), train421, paquebot (exemple du « Normandie », représenté, en 1936, par la « Société Dieynaba Youma »422), etc., correspondent aux principaux objets représentés. Après l’entérinement du choix de l’objet à représenter, on cherche à s’accorder sur le nom du menuisier à contacter. Ce choix obéit aux préoccupations suivantes : recherche de l’originalité, besoin de rehausser la notoriété du mbotaay, mis à profit judicieux du capital de relations sociales, etc. Dès que la faisabilité de l’objet à représenter est confirmée par le menuisier et que son devis estimatif est communiqué au mbotaay, les associés programment la tenue d’une autre réunion. Son ordre du jour est articulé autour de deux points. Ils discutent d’abord de la cotisation. Sont ainsi abordées les questions relatives au montant, aux modalités et délai de versement de l’argent collecté. Le parrainage constitue le second point des délibérations. La discussion est orientée sur l’identité de l’élu, l’envoi d’une lettre l’invitant à accepter le choix fait sur lui, les procédures et les auteurs de l’enquête généalogique à faire sur le parrain. Alfred Goux (maire de Dakar), Ngalandou Diouf (député) et Turbe, Président de la Chambre de Commerce de Dakar, sont quelques-uns des parrains des fanaux de 1936. La troisième séquence préparatoire comprend des tâches pratiques. Celles qui tournent autour de la production du fanal-objet se déclinent en termes de collecte de cotisations, d’établissement et d’exécution du contrat

421 422

fournis respectivement par M’Baye (1936) et par Aby Sène désignent la même personne (une femme tukulër relativement célèbre dans les années 1930). Diagne, Oumy, inf. cit. Lire M’Baye (1936). 215

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de travail. Document oral établi au terme de négociations plus ou moins longues entre les sociétaires et le menuisier. Ces deux dernières opérations alourdissent l’agenda des choses à faire avec le versement des acomptes, le contrôle du respect de l’échéancier de la construction de l’objet représenté. Ce qui nécessite l’organisation de visites périodiques par des membres du mbotaay dans l’atelier de fabrication du fanal. Les tâches afférentes à l’animation festive sont axées sur la conduite d’investigations sur l’arbre généalogique du parrain, l’exploitation des données collectées en vue de la production de chansons panégyriques, l’organisation de séances de répétitions des chants à entonner le jour de la procession. Ces exercices se déroulaient de préférence dans un lieu clos. Il s’agit généralement d’une chambre à coucher. Les personnes intéressées s’y enfermaient durant les après-midis. Les exercices de répétition des chants étaient étalés du 4 au 23 décembre si la manifestation avait lieu le lendemain. Le savoir-faire de la meeri mbotaay est en jeu durant cette phase. L’exécution des tâches préparatoires est faite dans les délais retenus lorsque cette dernière renvoie l’image d’une négociatrice confirmée et d’une meneuse de femmes intelligentes dont le charisme est incontestable. Autrement dit, son leadership est mis en exergue lorsqu’elle parvient à prouver son art consommé de la mobilisation des hommes et des femmes, à étaler avec brio sa capacité à « sauver les meubles » ou à renouer les fils en cas d’éclatement de conflits ou de montée de tensions. Autant de types d’oppositions qui traversent les relations entre les membres eux-mêmes et/ou entre ces derniers et le menuisier. Deux activités annonciatrices de l’imminence de la procession des acteurs du fanal mobilisaient ensuite les membres du mbotaay et le parrain de leur fête. La première est une visite dans l’atelier du menuisier afin d’inaugurer ce qu’on peut bien appeler l’objet d’admiration du fanal. Une combinatoire de procédures préside à l’organisation de la séance de réjouissance visuelle. Au nombre de ces procédures, nous mentionnerons la concertation entre la yayi mbotaay et le parrain autour de la date de la visite, la diffusion de cette décision selon des formules appropriées par le parrain en direction de ses amis conviés à former sa suite, l’acquisition par le menuisier d’une toile de couverture à poser sur la maquette, la pose de la couverture en question. Avec la rencontre des différents protagonistes dans son atelier, l’« enlèvement » du voile de la maquette est accompli avec minutie. Pareille à une nouvelle mariée, elle doit être admirée, convoitée. Au-delà de l’hommage unanime rendu au talent d’imitateur de son réalisateur, l’appropriation symbolique de l’objet de la représentation artistique est prescrite comme la chose la mieux partagée. La seconde activité, calquée sur le modèle du rituel matrimonial, équivaut au jëbal (remise) du fanal au parrain, déroulé pendant le takussaan (vers cinq heures de l’après-midi). C’est l’acte symbolique de posses216

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sion, de consommation du corps de la nouvelle mariée par son partenaire qui est répété à travers ce cérémonial. La cérémonie du jëbal comprend, outre les chants élogieux destinés au parrain, à ses parents et à ses amis, la restitution par le parrain du fanal aux membres du mbotaay, la remise par ce dernier de bougies et d’une somme d’argent. La générosité du parrain est chiffrée. Elle avoisine ou dépasse la somme de 5000francs. Soit le montant de 50 jours de dépenses en vivres d’une famille de la Médina des années 1930423. Ces deux derniers actes clôturent le cycle de la préparation de la fête.  Le déroulement du fanal La fête proprement dite est constituée d’un ensemble de gestes accomplis lors de la procession. Elle démarre à 20 heures du soir pour s’achever, le lendemain, à 4h du matin. Cette durée relativement longue explique pourquoi les participant(e)s prennent toutes les précautions d’usage leur permettant de remplir leur part du contrat moral accepté, à savoir jouer au « fêtard » inégalable. Se ceindre les reins, pour être à l’aise dans ses mouvements corporels et se munir d’une provision de biscuits à consommer de façon intelligente, telles sont deux mesures de prudence à prendre par toute participante au fanal décidée à participer pleinement à la fête de son mbotaay, à vivre pleinement sa fête. L’itinéraire suivi par les acteurs de la procession est difficile à reconstituer, car les versions fournies par quelques informateurs en font un espace éclaté. Il se dégage ainsi une multiplicité des pôles de départ. Ces points de parcours se confondent avec les sièges sociaux des mbotaay. Concernant le repérage du pôle d’arrivée, la devanture du logement de fonction de l’Administrateur délégué424 et la Place Protêt425 sont les deux lieux cités. Mais le retour à l’unanimité est amorcé dès qu’il s’agit de citer le « perron » du Palais du Gouverneur général de l’AOF parmi les étapes souvent retenues par les acteurs du fanal. En dépit de ces différences de restitution de la mémoire collective, il est possible d’analyser l’espace du déroulement de la fête du fanal. C’est sous un déferlement de bruits de tam-tam, de danses « endiablées » et de chants « assourdissants » que les processionnaires écrivent, comme toute foule en mouvement, « un procès collectif qui à la fois manipule de l’espace... et engendre son espace spécifique » et, mieux encore, tente de produire « un discours » (Marin 1994 : 48-49). La théâtralité du fanal sert de matrice à la construction d’un message centré sur une double dispute : celle de l’espace et du temps. L’acteur du fanal transforme la procession en 423 424 425

Sène Aby, inf. cit. Camara Dansy, inf. cit. Diagne Oumy, inf. cit. Dramé Daouda Demba (1995) cite le Palais du Gouverneur général. 217

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

acte de possession, de repossession de l’espace parcouru. Par la marche et la danse, exercices physiques par lesquels se fait l’arrachement du « terroir ancestral » aux mains du « spoliateur », et le samp (calage) du tam-tam426 dans l’espace censé être reconquis, il se persuade de la réussite de l’opération de reconquête. Reconquête des lieux ouverts (rues, avenues, places) qui sont des sites de pouvoir convoités par tout pouvoir d’État. En outre, avec le choix comme halte, du « perron » du Palais du Gouverneur général et de la Place Protêt, comme lieu de la fin de la procession, les participants au fanal ne délivrent pas un message de réactualisation d’un pacte d’allégeance et un signe d’attachement à la mimétique érigée en règle de conduite par le dominant. Au contraire, ils véhiculent un autre code, celui de la destitution du prince « blanc » et de l’investissement de son pënc. Le temps de son « triomphe » ne pouvant qu’être bref, la représentation du temps long est gommée provisoirement de leur univers mental. La courte durée est donc le temps disputé et conquis. Avec ces « victoires », il est permis de dire que le parcours du fanal dakarois est un procès spatialisant, producteur ou reproducteur d’un nouvel ordre, un ordre local (id. : 51) imaginé. Dès lors, le statut du parrain, qui peut faire croire que le fanal est une fête du pauvre pour rendre hommage au riche (donc une fête pour le riche), n’est rien d’autre qu’une ressource utilisée pour tenter d’apprivoiser le personnel politique dirigeant (le maire Alfred Goux et le député Ngalandou Diouf) et les leaders du monde des affaires (Turbe, le Président de la Chambre de Commerce). C’est toute une dialectique du renversement (le fanal est un rite d’inversion), un art de la manipulation du manipulateur (le parrain est réduit à jouer, à son tour, un rôle d’auxiliaire), un rite de la subversion que dévoile le défilé des participants au fanal. Cette lecture du fanal comme instrument de revanche des « gens du bas » inscrit la répétition de la procession, lors du second ribijong et/ou du judalang et parfois dans un contexte de compétition427), dans le champ de la jouissance prolongée. En refaisant « une « totalité »... [ou en reprenant corps] collectivement » (Marin 1994 : 48), les organisateurs du fanal projettent leur parcours dans un aller-retour et légitiment ainsi leur action en légitimant le lieu de la dispersion (id. : 52). Ce lieu est, à la fois, point de départ et point de retour, où on se retrouve après avoir fait une halte chez le parrain. Le fanal lui est remis « moyennant » la distribution « à tour de bras [de] cadeaux, de l’argent » (Dramé 1995 : 54). La halte s’effectue aussi chez les leaders des mbotaay concurrents (ibidem). 426 427

Il fait figure de principal instrument de musique identitaire. La compétition se fait entre les groupes de fanal de Dakar, entre ces groupes et ceux de Rufisque C’est le cas, en 1937, avec le fanal dédié à Martin Édouard, premier adjoint au maire de Rufisque. Cf. Paris-Dakar, 584, op. cit.

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Ces dernières étapes, qui contribuent à dessiner la sinuosité de la procession, traduisent-elles une volonté de transformer la fête du fanal en fête de la dérision ? Concourent-elles à donner plus d’éclat à des « victoires » qui se font spectacle ? En sus de ces questions, qui restent sans réponses pour le moment, il est possible de s’interroger sur l’ordre de la procession. Porteur d’un projet de désordre (subversion de l’ordre du dominant) et d’un projet d’ordre (construction d’un ordre local imaginé), le cortège des participants au fanal rendait-il compte de la mise en place et du respect d’un ordre de marche qui distribue « des places et des rangs clefs » dans ses parties constitutives (« le commencement, le milieu, la fin ») et « des positions significatives : être avant, être après... être sur le même rang... être entouré de » (Marin 1994 : 53) ? Reproduisait-il, par l’ordre de marche écrit, le dispositif hiérarchique de la société des citadins africains ? S’il y a désordre dans la marche, pouvons-nous l’interpréter comme un signe de fissuration de l’édifice du mbotaay, une carence dans l’encadrement des participants des membres de ladite unité associative, un débordement accepté et dont l’irréversibilité est corrélée à la « force de nuisance » décuplée de l’acteur du fanal ? L’art de négocier la fête  Organiser la fête pour les élites Négocier la fête, c’est en faire un des instruments privilégiés des échanges de services au sein des élites et entre elles et les « gens d’en bas ». Cela peut se traduire par l’organisation de manifestations festives par ces derniers. Ils s’acquittent d’une pareille tâche en les dédiant à des personnages clé du dispositif politico-administratif. Ce faisant, les colonisés montrent aux détenteurs des pouvoirs qu’ils s’impliquent activement dans la reproduction de l’ordre social et escomptent ainsi entrer ou rester dans leurs bonnes grâces. C’est ce type de cérémonie marquée du sceau de l’intéressement que nous appelons fête du soutien au dominant. Il existe également une seconde catégorie de manifestations festives. Sa particularité est de cristalliser la vitalité des échanges de services sur le terrain de la culture. Les fêtes en question sont célébrées, avec l’implication des pouvoirs publics coloniaux, par les « gens d’en bas » et/ou leurs propres élites. Le député Ngalandou Diouf, surnommé Baay Caaya (maître du pantalon dit bouffant), est un des « princes » dont l’évocation du nom et de la fonction ont donné le prétexte à l’organisation du premier type de fête qui relève de l’éloge de l’entre soi. Le 25 septembre 1938, les notables, représentant les quelques 2000 migrants saint-louisiens, répartis entre le Plateau et la Médina428, ont organisé, à son intention, une petite fête. Au lieu du vin d’honneur, c’est du jus de gingembre qui lui a été servi. D’où le nom de 428

Lire l’édition du 28 septembre 1938 du Paris-Dakar. 219

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jinjër d’honneur. Le numéro 100 de la rue Raffenel, siège des élites saintlouisiennes, a été le site d’une réception organisée à la suite du retour de Ngalandou Diouf d’une tournée politique effectuée à Saint-Louis. Pour que la manifestation connaisse un franc succès, les organisateurs n’ont pas hésité à distribuer des cartes d’invitation (instruments de filtrage des entrées) et à cartographier, avec toutes les rigidités protocolaires induites, le temps du déroulement en conformant tous les faits et gestes essentiels au programme arrêté et mis en œuvre (Ndiaye 1938). Cet exemple d’événement montre qu’il y a souvent eu délocalisation et/ou organisation au nom d’habitants de la Médina de manifestations festives. Mais l’hypothèse de l’implication de certains d’entre eux dans leur programmation et leur déroulement n’est pas à exclure. Dans tous les cas, le soulignement de la marginalité de cette catégorie de citadins de Dakar est accentué. En revanche, les manifestations festives de 1941, organisées aux Arènes sénégalaises, ont mobilisé de nombreux habitants de la Médina. La presse quotidienne de l’époque fournit d’abondantes informations sur leur déroulement. Leurs rouages organisateurs correspondent à des mouvements associatifs satellisés par les pouvoirs publics. Parmi les associations satellisées par le vichysme, nous pouvons citer l’Amicale des Mutilés de la Grande Guerre, de la Circonscription de Dakar et dépendances et les Éclaireurs de l’AOF. Du fait des liens de dépendance entretenus avec l’État colonial, ces cadres de vie associative ont été invités à organiser, en 1941, des manifestations festives à but lucratif en vue de contribuer à l’alimentation du fonds de secours. Les ressources ainsi mobilisées devaient être remises au Secours National d’hiver. Le renflouement de ses caisses était attendu avec les manifestations lucratives de l’association des anciens combattants (Anonyme 1941b) et du mouvement des éclaireurs. Une partie des recettes encaissées devait être utilisée pour approvisionner le budget destiné à résoudre les difficultés rencontrées par les prisonniers de guerre (Anonyme 1941a). La cartographie du temps de la fête révèle que le minutage est une règle disciplinaire de plus en plus utilisée. Ainsi, le programme des réjouissances des 8 et 9 février 1941, élaboré par l’amicale des anciens combattants, présente la structuration suivante :  présentation de la Madelon des Anciens Combattants, en la personne de la « reine Aminata Guèye Maty... », le samedi 8 février, à 20h ;  concours de danse masculine, entre « Doudou Diagne et Younoussa Ndiaye etc. », le même jour, à 21h ;  répertoire de chants du « célèbre ténor Boucounta Diabaye », le même jour à 23h ;

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 répertoire de rythmiques de tam-tam dirigées « par les célèbres [griots] Daouda Faye, Médoune Yacine Ndiaye, Demba Ayata Faye et Doudou Sacké Niang ». L’imprécision concernant le jour et les heures de déroulement de la dernière séquence indique que le temps « élastique » a encore droit de cité. Cela se vérifie, avec plus de netteté, si on prend l’exemple des cérémonies festives organisées par les éclaireurs. Leur programme s’établit ainsi :  séquence du samedi 8 février 1941 démarrée à 20h : « l’étoile du Baol, la reine de la danse, Coura Thiaw, dans son brillant répertoire, chantera les bardes sénégalais et les succès de nos Madelons » ;  séquence du dimanche 9 février 1941 démarrées dans l’aprèsmidi :  après-midi : « elle [Coura Thiaw] jugera et primera les jeunes gens et jeunes filles, concurrents au grand concours de danse et d’élégance, avec en guise d’intermède, l’exhibition des « redoutables lutteurs Mamadou Kane et Ndiaye... » ;  soirée : « Coura Thiaw lancera un défi, à toutes les stars de la danse » au cours de la séance récréative animée par l’orchestre de tamtam placé sous la codirection des griots Médoune Yacine Ndiaye et Aly Guèye Seck429. Le jumelage de séquences festives est une autre pratique organisationnelle admise et appliquée. En témoigne le choix du même site (les Arènes sénégalaises) et du même créneau pour organiser deux manifestations qui peuvent être moulées pour former une unité séquentielle : la présentation et l’éloge des « reines de beauté » de l’Amicale des Anciens Combattants par l’invitée d’honneur des Éclaireurs de l’AOF. Concernant la collecte des recettes, le principe de la séparation des guichets a été appliqué par les organisateurs. Là où ceux de l’association des anciens combattants de guerre ont fixé le ticket d’entrée à 10 F et 5 F pour les places « de luxe » (les chaises) et celles du gettu bey (meubles d’« enclos de chèvres ») ou bancs, ceux du mouvement des éclaireurs ont choisi de « casser » de moitié ces prix. Les associations organisatrices des manifestations lucratives enregistrèrent respectivement 6000 F et 1500 F de gains. Si on fait appel à la formule mathématique suivante : N (nombre de spectateurs) est le quotient des grandeurs R (montant de la recette) et P (prix d’une place assise), on obtient, en retenant comme base de calcul pour P (prix d’une place assise) 429

Ibidem. Le dernier griot cité est le maître du galan (massette). Son nom est déjà mentionné en 1937 parmi les vedettes du monde des spectacles. Ce griot, « sympathiquement connu du tout Dakar indigène », a disputé le devant de la scène musicale et chorégraphique à des stars remarquables. Soulignons parmi elles « la ravissante vedette, Mme Ayeta Kane Lam » (Anonyme 1937c : 3). 221

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

le plus petit chiffre, on aboutit à une mobilisation de 200 personnes par l’Amicale des Anciens Combattants. C’est ce que donne à conclure le montant de 6000 F déclaré comme recette430. Un record de 600 spectateurs mobilisés pendant les deux jours de fête est à mettre à l’actif du mouvement des éclaireurs. À la lumière des versements des recettes qu’il a déclarées (500 F pour la séquence festive du 8 février) et 1000 F pour les réjouissances du lendemain 431 ), il est permis de dire que le tableau d’affichage des résultats de la mobilisation donne respectivement les chiffres de 200 et de 400 personnes. Puisque ce dernier chiffre s’applique à deux phases du programme des festivités du dimanche 9 février 1941, une mobilisation moyenne de 200 spectateurs est réalisée par manifestation organisée par chacune de ces associations.  Les fêtes musulmanes sous le sceau des échanges de services Dans la seconde catégorie des fêtes négociées, on retrouve celles visées par l’arrêté général du 29 mars 1928. Il s’agit des fêtes musulmanes : Maouloud ou manifestation commémorative de la naissance du prophète de l’islam, Korité sanctionnant la fin du jeûne et Tabaski ou rite sacrificiel du mouton432. Leurs jours de célébration sont déclarés jours fériés, conformément à l’article 17 de l’arrêté référé ci-dessus. La mobilisation enregistrée dans les lieux de prière des deux dernières fêtes était impressionnante. Un record de 20 000 personnes présentes dans un seul lieu de culte a été enregistré avec la Tabaski de 1938433. Le caractère populaire de la participation, qui est ainsi souligné, aide à comprendre le rapport du pouvoir colonial à la fête du dominé. La construction de ce rapport s’est faite sous forme de (re)mise à jour du calendrier des cérémonies et de réinvestissement de sens (Chatelier 1997). L’implication de la puissance publique coloniale se manifeste, dès le démarrage du jeûne musulman. Ainsi, en 1937, elle a pris la décision de reconduire une expérience vécue dans les villes maghrébines. Autrement dit, à « faire tirer tous les jours... au coucher du soleil, un coup de canon indiquant la fin du jeûne... [à une] heure précise [qui] a été fixée en accord avec les marabouts de Dakar » (Anonyme 1937f : 3). La veille de la Korité, quant à elle, est annoncée par quatre tirs de canon (Anonyme 1937e). La tentative d’investissement ou de réinvestissement sémiotique de la Korité ou de la Tabaski par les pouvoirs publics coloniaux est perceptible dans l’organisation du temps et du lieu des prières, mais aussi dans le 430 431 432 433

Lire l’édition du 16 février du Paris-Dakar. Ibidem. Sur les détails de l’organisation de la fête musulmane, voir Diouf (1959). Voir Anonyme (1938c). Une huitaine de jours après cette célébration, les autorités politico-administratives et les chefs religieux lebu ont conjugué leurs efforts pour donner une solennité remarquable à la pose de la première pierre de la Grande Mosquée de Dakar (Anonyme 1938d).

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Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946

sermon de l’imam. Le long de la route (dite du Champ des courses), qui menait au lieu de prières (ce « vaste terre-plein compris entre le Parc Municipal et l’avenue Clemenceau »), l’empreinte du « pouvoir du Blanc » se lisait à travers la station d’« un peloton de gardes du Gouverneur Général revêtus d’une tenue blanche, avec le haut bonnet rouge ». L’aménagement du site du juli (prière), qui n’est, peut-être, plus, comme en 1936, le périmètre couvert par « l’ombre des manguiers » (Anonyme 1937b), révèle la délimitation d’un espace où était regroupée l’élite des gens de « race » dite « blanche » et celle des Lebu. Trois niveaux de figuration spatiale attestent ce regroupement. Il s’agit respectivement de l’emplacement en pointe de la tribune (« richement parée d’oriflammes » en 1937 434 ) où s’installait l’imam pour lire le sermon, de l’installation, à côté de cette structure, d’une plate-forme destinée à accueillir les autorités politico-administratives, chargées de représenter le gouverneur général de l’AOF435 et du tracé d’un premier rang de fidèles. Cette ligne de fidèles comprenait exclusivement les autres notables africains. Ils sont présentés sous les traits de Hadj « coiffés des signes distinctifs de leur dignité, le petit bonnet richement brodé, entouré d’un turban blanc »436. Concernant l’ordre d’arrivée des acteurs de la fête strictement religieuse, la foule des fidèles anonymes, venant de Dakar et des villages de la banlieue, s’installe avant que ne prenne place le groupe des notables. L’imam fait ensuite son apparition à 8h 30mn. Pour les autorités coloniales, dont la mise en place est assurée par ce dernier, l’heure d’arrivée est fixée à 8h 45mn. En s’appropriant le « temps terminatif » de la phase initiale de la fête, le pouvoir colonial entend garder le monopole de la jouissance des symboles protocolaires constitutifs des dispositifs de pouvoir. L’imam semble bien se soumettre à cette volonté de pouvoir. Ne termine-til pas son sermon par un exercice de récitation de prières pour la France ? Improviser ou réinventer la fête Contrastant avec les fêtes du soutien au dominant, des réjouissances spontanées ont été fort nombreuses. Elles mobilisaient moins de spectateurs et d’acteurs, ne nécessitaient pas la mise en œuvre de moyens matériels et financiers, s’inscrivaient dans la courte durée.

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Voir Anonyme (1937f). Un dais à raies bleues et blanches est la précision fournie dans le compte-rendu de la Tabaski du 11 février 1938 (Anonyme 1938c). L’ordre protocolaire de cette représentation est le suivant en 1938 : le secrétaire général de l’AOF (Geismar), un officier supérieur, l’administrateur assurant l’intérim du chef de la Circonscription de Dakar et dépendances, le maire de Dakar (Alfred Goux). Pour plus de détails, lire Anonyme (1938c). Ibidem et Anonyme (1940b). 223

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

 La fête nocturne, le « tapage » du colonisé Le « tapage nocturne » est un des exemples courants de fête improvisée. Toutefois, gardons-nous de réduire ce « délit » à une forme de fête. Le « tapage » s’écrit au pluriel pour le « colon » et le voyageur « blanc ». En atteste le témoignage de Lucie Cousturier (1925 : 23) qui se prononce sur ce qu’elle a vécu dans la nuit du 15 au 16 octobre 1921 : « Cet édredon, ce sein de Dakar nocturne, c’est un enchevêtrement de clameurs, de cris, de heurts, de tamtams, de chants d’hommes, de chants de coqs trompés par la lune, d’appels de muezzins, de prières, de chants de coqs toujours. Et ces cris, clameurs, chants, musique, appels et prières, gammes, arpèges, accords si touffus, si inextricables restent suspendus ». Posant, en dernière instance, la problématique du bruit, c’est-à-dire celle de sa définition et de sa règlementation437, le terme de « tapage nocturne » cristallise non seulement l’arbitraire colonial, mais aussi et surtout l’irréductibilité culturelle entre dominants et certains dominés. Le constat, la commission et la sanction de cette infraction étaient confiés au Service spécial de police et de sûreté. Ce dernier déléguait ses pouvoirs à la section de la police administrative et de la voie publique. Pour exercer ses compétences, ce rouage institutionnel avait la possibilité de s’appuyer, en 19381939, sur la logistique, le patrimoine mobilier et les effectifs des commissariats (de Dakar et de la Médina)438. En vérité, la soustraction du ngonal (veillée) du calendrier des fêtes des (né) citadins africains est visée dans la construction de cette infraction. Son caractère de rite festif, déroulé au quotidien, dérangeait la bureaucratie coloniale, prompte à fixer des normes de fonctionnement aux faits et gestes des habitants de Dakar. Mais, le document statistique suivant traduit, avec éloquence, l’incapacité du pouvoir colonial à éradiquer ce qu’il assimilait à un mal vivre urbain et que nous pouvons assimiler à un symbole de l’échec de sa politique de dés-indigénisation appelée assimilation.

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Les adjectifs « toléré », « admis », « interdit » et « autorisé » structurent le discours réglementariste. Voir Faye (1989). Lire également l’arrêté municipal du 25 février 1889 pour avoir davantage d’informations sur les autres formes de « pollution sonore » commises de nuit. Sur l’administration de la police coloniale et le compte-rendu de ses prestations, voir aux ANS : 2G 19-61, Réorganisation des services et des effectifs de la police à Dakar 1918-1948 ; 2G 37-33 - Dakar et dépendance. Police et sûreté. Rapport annuel 1937 ; 2G 40 -28, Dakar et dépendances. Police et sûreté. Rapport annuel 1940 ; 2G 41-19, Dakar et dépendances. Police et sûreté. Rapport annuel 1941 ; 2G 43-15, Dakar et dépendance. Police et sûreté. Rapport annuel 1930 ; 2G 44-19, Dakar et dépendances. Police et sûreté. Rapport annuel. 1944.

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Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946 Tableau n° VIII : Manifestations de « tam-tam » recensées à Dakar par les services de police Années

Manif. autorisées (« tamtam » + chants religieux)

Manif. interdites

1932 1937 1938 1939

1096 (dont 610 à la Médina) 418

10 23 (dont 7 à la Médina) 07 (dont 3 à la Médina) 11

Manif. sous surveillance (« tamtam », lutte et jeux divers) 770 (à la Médina)

Cotes d’archives (des ANS) 2G32 22 2G37-33 2G38-26 2G39-20

Ces séries statistiques439 suggèrent l’inclination de l’habitant de la Médina à se faire représenter sous les traits d’un homo festivus et celle de la police coloniale à s’ériger en instance dispensatrice d’ordres, à la mécanique de fonctionnement bien efficace. Les 610 autorisations de 1938, venant s’ajouter aux 770 missions de surveillance de 1937, indiquent que la fête est vécue au quotidien. On en faisait probablement un instrument privilégié de représentation, de communication et de recréation de l’ordre social par et pour des citadins en proie à la précarité sociale, Une telle instrumentalisation explique la propension du pouvoir colonial à sanctionner les auteurs des rites festifs non organisés conformément aux dispositions du régime des autorisations des manifestations publiques. De nombreux exemples de fêtes nocturnes ont fait l’objet d’interdiction dans les années 1930 (tableau ci-après). Tableau n° IX : « Tapages nocturnes » verbalisés par les services de police Années 1930 1932 1937 1938 1939 439

Nombre de manifestations 19 33 40 35 13

Cotes des sources d’archives (ANS) 2G30-59 2G32-22 2G37-33 2G38-26 2G39-20

Leur production est à rapporter à la mise en œuvre du dispositif réglementaire de 1936 de l’Administrateur de la Circonscription de Dakar et dépendances (Anonyme 1936). Dans l’arrêté de cette autorité administrative, la réglementation de manifestations festives comme les « tam-tam », luttes, « prières et chants en plein air » et les « réunions bruyantes... ») est ainsi fixée : - dispense de demande d’autorisation de 8h à 12h et de 15h à 19h ; - demande d’autorisation exceptionnelle de 19h à 22h pour le « tam-tam » et de 19h à 23h pour les « prières et chants en plein air ». 225

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

Ces données sont assez maigres. Constitutives de la criminalité apparente, elles sont des indicateurs de la béance du « trou noir », ce domaine de l’inconnu statistique. Elles fonctionnent comme des nombres inverses de la criminalité réelle. En d’autres termes, elles renvoient aux choses qui ne figurent pas dans les rapports de police. Ce qui est absent, ici, c’est la récurrence du « tapage nocturne », la répétition des échecs rencontrés par la police dans ses tentatives de verbalisation, les explications de ces insuccès, la quantité de flagrants délits de « tapage nocturne » non sanctionnés. Ce territoire de l’inconnu statistique est le produit de l’efficacité des procédures de négociations engagées par les accusés et/ou leurs proches avec les équipes de police mobilisées dans les rondes faites. Le contrôle social de la rue, dévolu à la police, est effectué, de plus en plus, selon la technique de l’îlotage. De nombreux faits et gestes festifs ont été rangés par l’ouïe du dominant, qui se veut un modèle d’organe sensoriel. L’expertise à acquérir porte sur la capacité à identifier les cas de franchissement inacceptable des seuils de la production du son nocturne440. Ils ont pour noms : applaudissements nourris et prolongés, cris et sifflements, chœurs de chants, battements provoqués avec des instruments de musique de fortune (calebasse, barrette de fer, fût) ou avec des instruments de musique encore en vogue (flûte, violon, cor autochtone). Ils structurent la variante d’infraction de simple police constituée par le « tapage nocturne ». Celle-ci frappe de façon quasi exclusive des citadins, des néo-citadins et des villageois dans et de la ville. Contrairement aux paysans du Limousin, émigrés à Paris au XIXe siècle (Corbin 1991), ces derniers affichent leur préférence pour le chant et le sifflement, leur propension à renoncer au silence méditatif et au chuchotement. Les (néo)citadins organisaient ces « tapages » à ciel ouvert. Leurs lieux de production comprennent les cours des maisons, les rues et les places dites publiques. Les migrants, pour leur part, les organisaient dans les chambrées, lieux par excellence de reproduction de la vie de leur village. Les facteurs déclencheurs des manifestations bruyantes de ces villageois dans la ville étaient divers : arrivée d’un nouveau migrant dans la chambrée, bonne humeur du chef de chambre consécutive au payement du salaire, à une gratification ou à une promotion, excès de tension musculaire générée par la conflictualité des rapports de travail, répétition des préparatifs de fêtes, arrivée de bonnes nouvelles du terroir, etc. En revanche, les difficultés conjoncturelles du colonisateur sont des déclencheurs des « tapages nocturnes » commis par des villageois dans la ville ou par des (néo) citadins et des villageois de la ville. Certaines d’entre elles sont d’ordre militaire. Il en est ainsi avec la débâcle militaire de 1940, l’annonce du 440

Sur le bruit, lire également Bernardin (s. d.) et Corbin (1991).

226

Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946

retour et/ou le retour de tirailleurs de la Grande Guerre, de la Guerre du Rif ou du conflit armé 1939-1945. D’autres difficultés conjoncturelles réfèrent à tout ce qui touche au civil. Un exemple est fourni avec les rumeurs relatives aux perspectives de sortie de crises. N’oublions pas qu’une série de crises économiques, sociales et politiques a jalonné la période 1927-1944. La mauvaise rumeur vient compléter la liste des facteurs déclencheurs de « tapages nocturnes ». Cette diversité laisse apparaître une polysémie de la fête improvisée que la grille de lecture des services de répression réévaluait pour la ravaler au rang de « tapage nocturne ». Elle est fête de la joie retrouvée, fête de la nostalgie, fête de la lutte contre le spleen, etc. S’adonner à un de ces exercices festifs, c’est s’offrir des moments récréatifs pendant lesquels la détente musculaire et la décompression psychique aidaient à (ré)instaurer un climat de relations pacifiques dans les foyers et les lieux de travail et à reproduire la force de travail. Au regard de cette dimension de force contributive reconnue à la fête dans la préservation de l’ordre économique et social, on ne peut que constater une incohérence apparente de la politique coloniale de maintien du statu quo. Ainsi, celle-ci semble se soumettre à la loi de l’aporie, dès qu’il s’agit de concilier les exigences de production de la ville et la satisfaction des besoins de la force de travail du colonisé.  La fête de la dérision et de la lapidation La fête de la dérision désigne tout amusement produit par une foule et revêtant une dimension spectaculaire. Elle s’improvise chaque fois que la société éprouve le besoin de s’aménager un moment récréatif. Pour ce faire, celle-ci met à contribution ses bouffons ou ceux que Philipe David (1979) appelle les « fous et folles célèbres ». Si le « tapage » festif implique les adultes de sexe masculin, désigne les enfants et les femmes comme étant les principaux acteurs et spectateurs, la fête de la dérision mobilise surtout les jeunes filles, les garçons et les femmes. Les tâches de bouffonnerie ont été confiées, dans les sociétés rurales sénégambiennes, à diverses catégories d’acteurs sociaux : sañiit (palefrenier de l’écurie royale) du Sinig (Sine), coolo (courtisan) du milieu tukulër, naar (maure) au service des souverains des États sereer et wolof, « fou du village », etc. L’Europe médiévale, pour sa part, a mobilisé ses plaisantins attitrés pour animer la vie de cour. L’Europe bourgeoise, édifiée sur les cendres de la société d’Ancien Régime, a eu ses souffre-douleur. Au nombre de ces derniers, on retrouve les personnes atteintes de difformité physique. Leur immortalisation a été faite par Victor Hugo (1993). La figure emblématique retenue par l’auteur est celle du personnage romanesque de Quasimodo. Dépeint sous les traits du « diable », du « vilain singe », il est « le bossu » de Notre-Dame », « le borgne », « le bancal ».

227

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

Dakar, ville liée par un rapport d’homologie à Paris, a été également riche en personnages frappés de difformité physique, de déficience mentale, de désinsertion sociale, etc. Rejetés dans les marges de la société, ils y constituèrent involontairement un réservoir de sujets à tourner en dérision, de corps riants et/ou risibles (De Baecque 1993). À l’instar du centre urbain, la Médina avait ses « fous et folles célèbres ». Dans les années 1930, Doli Doli 441 , « qu’on voyait..., faire inlassablement l’aller-retour de la Gueule Tapée à Sandaga, un plateau sur la tête » (David 1979 : 10), était l’une des figures burlesques les plus remarquées. Hoore Mbarodi442, « qui monologuait toujours sur « cabinets marché, douche Tilène… » (ibidem), faisait certainement figure de souffre-douleur dans les années 1940. Pendant cette période, le devant de la scène des fêtes de la dérision fut occupé par des personnages aux surnoms évocateurs. Parmi eux, retenons Maréchal Pétain (Mandiaye Dieng est son nom d’état civil). Il était connu pour ses propos moralisateurs. Yamankala était son alter ego. Ce dernier, « esprit ébranlé par les bombardements aériens de septembre 1940 » (ibidem), s’était illustré dans les exercices oratoires d’invitation à la bienséance morale. Il s’en prenait aux femmes trop fardées, leur enjoignait en grattant sa guitare de cesser de se « peindre » le visage : « Bàyyi leen pentir kanam » » (ibidem). La liste des souffre-douleur comprenait également Ndaga, le « Maure édenté et farfelu ». Vendeur à la criée du journal Combat de l’AOF, il avait été traité de sujet faraud, car il prétendait toujours rattraper, sur la corniche, un bœuf furieux échappé de l’ex-abattoir (ibidem). Tous ces « fous » célèbres eurent à essuyer, à des degrés divers, les moqueries bruyantes et répétées de l’enfance polissonne.

441 442

Ce nom propre vient du verbe doli, qui veut dire ajouter en langue wolof. La traduction littérale est tête de lion. L’expression est tirée du pular (langue peul).

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Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946 Pièce iconographique n° XIV : Ambalaas, un des « fous » des villes du Sénégal

Source : ANS 4Fi, 977.

Adja Ndèye Boury Ndiaye (1984 : 136) décrit, de façon satisfaisante, la fête de la dérision. Le « fou » qu’elle dépeint répond au nom de Simbiri. Il exerce les fonctions de vendeur du journal Combat de l’AOF. Le lieu de sa mise en scène est le quartier Lambinaas. Ce souffre-douleur ciblé par l’enfance polissonne était un maure « de teint noir, de taille moyenne, robuste,... [se distinguant par] des cheveux ras... [un strabisme] qui faisait pouffer les gosses ». Il était également reconnaissable à ses « sandales de caoutchouc découpées dans un pneu de voiture », son « éternel grand boubou bleu clair délavé », ses « genoux secs et cagneux », ses « pieds calleux », ses « mollets saillants, tendus, en boules,... brillant et veineux » (ibidem). Il était souvent talonné par les enfants, qui avaient pris goût à l’apostropher en criant « Combat !... Combat ! », « Sim-bi-ri ! Combat ! Sim-bi-ri ! Combat ! » (ibidem). Avec ou sans sa présence, la moquerie faite par l’enfance polissonne était ainsi poursuivie : 229

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

« Certains d’entre eux avaient retroussé leurs manches, puis relevé le bord inférieur de leur « turki » ou de leur « sabador » ou même de la chemise européenne qu’ils portaient. Ils l’avaient roulé jusqu’au niveau de leur taille, pour le nouer comme ils pouvaient, derrière leur dos, comme le boubou de Simbiri. Ceux qui portaient des samaras les mirent dans leurs poches, ou les enfilèrent dans un avant-bras, pour mieux courir. Leurs chaussures n’avaient point de lanières d’attaches comme celles de Simbiri. Le bras portant les samaras était replié comme s’il tenait une lourde pile de journaux. Leur main libre pointait le ciel, semblant offrir quelque chose... Com-bat ! Sim-bi-ri ! Com-bat ! Sim-bi-ri ! Sim-bi-ri ! Com-bat. » (id. : 137). Cette débauche d’énergie n’était pas fournie par les femmes quand elles se substituaient aux enfants dans l’improvisation de la fête de la dérision. Au lieu de s’investir dans une procession brouillonne et bruyante dans les rues, elles se contentaient de se mettre à distance, de se regrouper ainsi dans un « champ » de vision et de multiplier les moqueries. La distanciation est ainsi une des procédures de construction de leur lynchage verbal. Elle n’était remise en cause que dans les cas où le souffre-douleur était entouré par une foule qui le houspillait et commettait quelques atteintes bénignes à son intégrité physique. Les battements de mains provocateurs, les répétitions en chœur de formules railleuses, les dialogues dévoilent une licence des mœurs. Les rires et les huées composaient le tapage diurne de cette foule, qui élargissait ses rangs par l’apport des jeunes garçons et des jeunes filles. Philipe David (1979 : 10) a également illustré la fête de la dérision, qu’on peut appeler également fête du rire. Il met en exergue celle improvisée par l’élément féminin, en rapportant le lynchage verbal subi par Ndaga, alter ego « médinois » de Simbiri. Il déclare que « les femmes qui aimaient se moquer de [lui], lui [lançaient] chaque fois qu’elles l’apercevaient : « Ndaga Njaay, sa ndagara wàle li ngay wallax najën ci ndox ». L’homologie, établie dans ce propos, entre le « fou » et le poisson qui s’adonne au tortillement sous l’eau, reflète bien la tendance à reconstruire l’identité du souffre-douleur. La reconstruction identitaire s’appuie, ici, sur un épisode malheureux, la scène de la montée sur le poteau, et fait passer cet incident au crible de la comparaison à l’aide des ressources environnementales et du vécu quotidien (les mouvements du poisson sous l’eau océanique). Au terme de ces opérations, Ndaga ne peut être représenté que sous les traits d’un personnage. Le résultat obtenu est celle d’une image unique, celle du grimpeur apeuré. Il devient ainsi une ombre, un néant social. Le geste qui consiste à entreprendre à son détriment, et cela sans rémission, la 230

Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946

remémoration d’un événement symbolisant sa fragilité (physique et psychique), contribue à renforcer sa disqualification sociale. La reconstruction identitaire, faite pour lui et à son détriment, appartient à cet ensemble de traitements dégradants subis par des étrangers dans la ville où, probablement plus qu’ailleurs, l’altérité est soumise à un procès expurgatoire. En vérité, ce « fou » du bidonville n’est qu’un bouc-émissaire, un faire-valoir du citadin. Symbole de la fragilité de l’homme, de la fugacité du pouvoir du mortel et de l’absurdité de la condition humaine, il est regardé comme une incarnation de la menace de déchéance sociale, une figure hideuse de la marginalité dans laquelle le projet colonial envisage de circonscrire la vie de l’habitant de la Médina. Ainsi, la fête de la dérision n’est rien d’autre qu’un rite conjuratoire de la fragilité sociale. Il n’est pas, dès lors, étonnant que ce rite soit accompli, comme par procuration, par les couches sociodémographiques censées être les plus fragiles, à savoir les femmes et les enfants. Cela amplifie incontestablement la féerie des signifiants de la conjuration traduite, ici, sous forme de spectacle du rire443. Son déroulement est conditionné par la complicité des hommes, qui entendent rester les maîtres du jeu festif. Même si son improvisation est consécutive à l’arrestation et à la conduite d’un voleur au commissariat de police de la Médina. Le pouvoir au masculin s’exerce dans le spectacle du lynchage verbal et/ou physique du voleur pris en flagrant délit de déviance acquisitive et conduit au poste de police. La nécessité de préserver l’intégrité physique de l’accusé par une foule bruyante et menaçante. Composée de jeunes femmes, filles et garçons, la procession prend forme après l’alignement des policiers chargés de convoyer à pied le coupable. Le pouvoir de lynchage tire en partie sa force des intentions des accompagnateurs. Celles-ci sont figurées par la réactualisation de la vengeance privée, qui équivaut à une reprivatisation de la violence, et la réinstauration du désordre. C’est le déroulement, par procuration, d’une forme de subversion du régime colonial qu’écrivent les accompagnateurs durant leur procession. Mais, le pouvoir de distribution de rôles discriminés, dont celui d’agent de subversion par l’homo festivus représenté par la femme et l’enfant, reste encore à écrire. L’histoire du « fou » de la ville l’est également. Sur ce dernier point, il s’agira de voir, entre autres questions, comment le « fou » a tenté d’échapper aux pièges d’une fête de la dérision réductible à un rire attentatoire, un rite qui a fait de son corps un lieu de résonance de la peur de la marginalité sociale.

443

Sur la fête du rire, lire De Baecque (1993) et Gallini (1988). 231

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

 Du nouveau dans la fête du mariage L’évitement de la marginalité sociale se lit également à travers la conduite de rites de passage comme le baptême, dont la date a parfois fait l’objet d’une annonce dans les colonnes de l’édition n° 807 du ParisDakar), et le mariage. La célébration festive de l’entrée en union a connu, à Dakar, des changements dans l’entre-deux-guerres. En amont, la procédure de déclenchement de l’opération matrimoniale implique la concertation entre les parents et le candidat au mariage. L’obtention de son consentement est de plus en plus jugée nécessaire pour débuter les négociations afférentes à la liaison matrimoniale. La nouvelle situation exige des parents le déploiement du tact pour emporter le consentement du candidat. Le discours ciselé qui est ainsi produit apparaît dans le texte romanesque d’Adja Ndèye Boury Ndiaye (1984 : 79-83). Il y est déroulé ainsi : inciter adroitement le jeune adulte à être porteur d’un projet de mariage et à accepter des services de conseiller ou de conseillère, adhérer à son choix moyennant son acceptation de la conduite d’une enquête de moralité et de vérification de l’appartenance sociale de la personne convoitée. La jeune fille consentante retient l’attention avec l’apprentissage de la leçon assurée par des femmes sur la philosophie et la structure de la dot. Les propos suivants en rendent compte avec éloquence : « Tu demanderas à ton Doudou de t’acheter tout ce que tu voudras. Tout ce qu’il ne daignera point t’offrir dès à présent, tu pourras en faire ton deuil ! Une fois qu’il t’aura épousée, il ne pensera plus qu’aux autres. Tu auras cessé d’exister ! Pour commencer, il devra te faire un premier don officiel « may gu jëk », selon ses moyens et sa prodigalité, avec une machine à coudre pour confectionner toi-même tes robes. Tu es jeune et belle, sois donc exigeante ! N’aies pas peur de réclamer à ton « chevalier servant » (...), tout ce dont tu as besoin » (id. : 84). Instructive en ce qui concerne la dotalité, notamment sur les éléments probatoires de la « cupidité » supposée ou avérée des belles-mères444, la leçon l’est aussi quant à l’usage social du temps en matière de mariage. Bien suivie par la fiancée qui parvient à faire « plier » le fiancé au cours des transactions, elle balise la voie à l’adoption du calendrier de la fête.

444

Cette « cupidité » est dénoncée dans le chant ci-dessous reproduit par Adja Ndèye Boury Ndiaye (1984 : 94) : « Lu lebu duuf duuf tarañsu Fuki lebu duuf duuf tarañsu Fuki lebu dërëm Ak koppar ! » La traduction proposée par cet auteur est la suivante : « Qu’elle soit de forte stature ou de haute lignée une [femme] lebu ne revenait pas chère, du moment que dix femmes lebu ne valaient guère plus de six francs (CFA) à l’homme qui les épouserait toutes ensemble ».

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Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946

Fixées désormais un dimanche (Ndiaye 1984)445, les épousailles sont précédées d’une unité séquentielle préparatoire 446 . Elles s’étalent sur un minimum d’une huitaine de jours. Le maximum pouvant être une durée de deux à trois mois (id. : 94-95). Du vendredi à la mi-journée du dimanche, la cuisine et l’accueil des invités mobilisaient les énergies et structuraient le temps consacré aux activités domestiques. Le jour des épousailles commence par l’animation musicale. Elle était assurée par des tambourinaires. Intervient, ensuite, le sacrement du mariage. Ces unités séquentielles sont inscrites dans l’intervalle de temps compris entre midi et le crépuscule. La clôture du rite festif est produite par la procession nocturne d’accompagnement de la mariée jusqu’au domicile conjugal. L’affluence d’hôtes et de curieux sur le site de la fête, la préparation de repas plantureux, la bonne humeur des uns et des autres rythment la semaine qui sépare le départ de la mariée du domicile parental et le topu tank ou « promenade du huitième jour ». Celle-ci est une sorte de retour au point de départ. Elle a été organisée en vue de symboliser, par une seconde navette pendulaire en direction de la maisonnée des beaux-parents, l’arrachement définitif de la nouvelle mariée de la maison paternelle. Mais l’innovation majeure, apportée au rite du mariage, réside dans l’organisation de la fête des poupées. La généalogie de la poupée sénégambienne n’est pas encore connue 447 . Elle aurait été confectionnée, au XIXe siècle, à l’aide d’un matériau osseux. Le menuisier ou le cordonnier aurait été invité à refaçonner sa tête. Au XXe siècle, y compris l’intervalle 1914-1946, elle se réduisait à un assemblage de chiffons. Appelée doomi Faatu (fille de Fatou) à Dakar448, elle était fabriquée suivant le schéma ci-dessus :

445 446

447

448

Ce jour férié du calendrier colonial a été choisi en fonction de la disponibilité des travailleurs salariés. Lire l’édition n° 502 du Paris-Dakar. Le vendredi est choisi comme borne chronologique de départ. Ceci permet de s’inscrire encore dans la tradition magico-religieuse qui fait de ce repère un symbole de sacralité temporelle. Les premiers spécimens remonteraient à l’Égypte pharaonique du Moyen Empire. Le bois était utilisé pour sculpter les visages des poupées. Le tissu a ensuite remplacé ce matériau. Mais, c’est à partir du XIXe siècle que la poupée prend un essor remarquable. À cette date, le papier fait son apparition dans la gamme de ses matériaux de fabrication. Au XXe siècle, la poupée de collection est devenue un des principaux hobbies du monde. Elle comprend des modèles en biscuit, en porcelaine (appelées « baigneurs »), en celluloïd dans l’entre-deux-guerres. Ces dernières poupées offrent l’avantage d’être légères et moins fragiles. Mais, elles présentent deux inconvénients : l’inflammabilité de la matière utilisée et la toxicité de la fumée dégagée par le jeu de combustion. Pour la dernière génération de poupées (celles du siècle finissant), les matériaux de fabrication utilisés sont des dérivés de celluloïd. À Louga, on parlait de doomi lawbe (enfant de boisselier). Avec l’apparition de la poupée industrielle, l’expression doomi tubaab (enfant de « blanc ») deviendra prédominante dans le langage urbain. 233

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

« Dans [une boîte de conserve vide utilisée comme support], on enfonce le corps, un sac, cousu, serré, coutures à l’intérieur et bourré de chiffons, l’étoffe est généralement noire ou bleu foncé. Puis l’on fait une boule de chiffons selon la même technique. Cette boule est quelques fois cousue au corps ; plus souvent, une baguette engagée profondément dans le corps – on l’a bourrée avant de bourrer celui-ci – et, dans la tête, apparaît entre les deux pour former le cou. À cet ensemble, les raffinés ajoutent, mais ce n’est pas du tout indispensable, des bras toujours étrangement disproportionnés, faits de brindilles de bois. En plus, souvent, deux petits seins cousus, en applique sur le corps » (Béart 1955 : 112). Habillée avec « les vêtements somptueux d’une jeune fille ou d’une femme, avec tous les raffinements qu’ils peuvent comporter et à la mode du jour,... couverte de bijoux [colliers de perles, pièces de monnaie, perles d’or [libidor] ou de cuivre], coiffée avec des postiches [les laxas] »449, la doomi Fatu faisait l’objet d’un éloge formidable avec « les nombreuses cérémonies... en son honneur » (ibidem). Les différents usages sociaux de la poupée à Dakar ne sont pas encore cernés. Des zones d’ombre subsistent en ce qui concerne l’organisation de la fête des poupées. D’origine saint-louisienne, l’on sait qu’elle a été organisée dans la Médina occidentale, principal lieu de concentration des migrants venus de Saint-Louis450. En dehors de cette société d’inter-connaissance, il est encore difficile de se prononcer, entre autres aspects, sur la fréquence et l’ampleur d’une pareille fête, l’association ou la cohabitation de cette dernière avec une autre fête, celle du mariage de la poupée à un garçon (Béart 1955). L’auteur la décrit en faisant référence à la préparation d’un repas de noces et à l’abattage, au profit de la société des enfants, d’un mouton ou d’un bœuf, ce qui donne lieu au partage d’un repas plantureux par les convives. Ce genre de fête constitue une symbolisation de la survivance du mariage préférentiel et un moyen de refondation de la sociabilité. Son usage intervient dans un contexte marqué par la polystructure ethnico-culturelle de la société urbaine installée dans la Médina. La relation de presse du Paris-Dakar, véhiculée dans l’édition du 22 août 1939, renseigne sur le mariage des poupées. Au départ, il y a la confection de deux poupées d’une valeur marchande de 500 francs chacune. Une pareille somme est réunie au terme de deux mois de cotisation. En-

449 450

Idem., p. 115. Les Saint-Louisiens établis à Dakar, très fidèles à leur culture de terroir, n’ont pas hésité pas à y faire venir leurs congénères restés à Saint-Louis. Ainsi, Gora Ndiaye, employé municipal domicilié à la Médina, a placé le baptême de sa fille en janvier 1938, sous la présidence de la marraine de celle-ci dont elle porte le nom (« la gracieuse Mme Fall Pourmeira du quartier Ndar Toute ») et de celle du parrain, notable de Saint-Louis répondant au nom d’El Hadj Amadou Fall (Anonyme 1938b).

234

Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946

suite, un parrain et une marraine451 sont attribués respectivement à la poupée-homme et à la poupée-femme qui portent, en outre, leur(s) nom(s) respectif(s). Enfin, la date du mariage est fixée. Le samedi est retenu à la place du dimanche. Le cérémonial est organisé durant la soirée. De nombreuses personnes étaient invitées. Elles se distinguaient par la tenue de propos galants et la remise de cadeaux de noces et de la dot à la poupéefemme, ce qui pouvait hisser la barre des dépenses à 3000francs. Cette soirée retenait également l’attention avec les louanges des nouveaux « mariés » faits par les griottes attitrées. L’homo festivus d’âge mûr joue à l’homo ludens (Huizinga 1951)452, ouvre l’état civil aux objets inanimés. Ne se livrant pas à un réapprentissage de la vie sociale et ne manifestant pas également la volonté de se complaire dans la débilité, les protagonistes de la fête des poupées s’approprient un des jeux d’enfants453 les plus cotés, un des jouets qui semble avoir échappé à l’usure du temps. La double finalité d’usage, qui est ainsi énoncée, ne nous dispense pas de nous interroger, à notre tour, sur la semiosis véhiculée dans l’édition du 22 août 1939 du Paris-Dakar. La fête des poupées y est assimilée à un acte de sabotage des initiatives entreprises pour « résoudre le difficile problème du mariage chez les indigènes » (B. 1939 : 2). Si ce propos s’avère exact, alors l’on pourra dire que ce rite s’inscrit, à la fois, dans une stratégie d’évitement (dans la conduite de la menée subversive) de l’affrontement physique avec le colonisateur et dans une tendance à utiliser la culture en tant que « maquis du peuple ». En somme, avec la fête des poupées organisée par et pour les adultes, l’on est en présence d’une multiplication des actes et des symboles d’indocilité au moment où se note une profusion des signes d’encadrement par le pouvoir colonial du mariage indigène. Articulant, dès le départ (1816-1910), « le problème de l’évolution de la femme... aux questions d’enseignement », la politique officielle a cru devoir, par la suite (1910-1939), tout en ayant le souci « de conserver à la société indigène les cadres traditionnels de son éthique, dans ce qu’elle n’a point de contraire à la civilisation française », œuvrer à l’« émancipation

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Ces deux personnages sont présents dans le baptême ritualisé de la cloche dans les campagnes françaises du XIXe siècle (Corbin 1994). Cela est rendu possible par l’emprunt à l’enfant (un être immature) d’un jouet. Avec et par cet objet de jeu, est réalisé le préapprentissage de la vie et manifesté « le désir de grandir » (Béart 1955). Avec la poupée, la jeune fille est initiée à ses futures fonctions de donneuse de vie et d’éducatrice. Ce jouet constitue donc un support didactique. Son association avec la berceuse participe de la construction de la féminité. L’ansikayo du Lebu (exercice de découverte d’un objet circulant à l’intérieur d’un groupe d’enfants assis), le chatouillement, le palaliin (Plat Lune ou la marelle), le cerf-volant appelé nawaal (« envolement »), etc., figurent dans les listes des jeux pratiqués entre 1914 et 1946). Pour plus d’informations, lire Béart (1955 : 76 et 211-389). 235

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

de la femme indigène »454. Ce faisant, elle a mis l’accent sur sa santé455 mais aussi et, peut-être, surtout sur sa condition de conjointe de l’homme. Sous ce dernier rapport, elle a dicté un resserrement du contrôle sur les conventions signées entre les particuliers456. Le protocole propre au mariage coutumier est soumis à un procès de déconstruction. La première série de textes, adoptés dans ce sens, sont constitués par la circulaire du gouverneur général de l’AOF, datée du 5 octobre 1920 et adressée aux gouverneurs des territoires fédérés, le décret du 3 décembre 1931 axé sur la compétence de la justice indigène en matière de divorce et le projet de circulaire du 25 juin 1936 relatif à la validité du mariage dit coutumier. Viennent ensuite les circulaires du 7 mai 1937 et du 10 mai 1937. Elles portent respectivement sur le libre consentement de la femme, la validation du « mariage indigène » et la conciliation dans les cas de rupture du contrat matrimonial. Enfin, intervient l’adoption du décret du 27 août 1939 relatif à la détermination des critères fondamentaux à remplir obligatoirement pour obtenir la validation de tout acte d’entrée en union457. Le rejet du mariage coutumier est cristallisé par la publication des Coutumiers juridiques de l’Afrique Occidentale Française 458 , à la suite d’enquêtes ordonnées à tous les commandants de cercle de la Fédération de l’AOF. Le démontage de l’institution qu’est le mariage coutumier n’a pas manqué de générer, en milieu africain, la mise en spectacle de nombreux actes de résistance. La fête des poupées est à appréhender comme l’un de ces spectacles qui se veut en même temps geste de dédramatisation dont la diffusion participe de la dynamique des (re)constructions et transactions culturelles entre Saint-Louis et Dakar.  Sabar et tanbeer comme substituts du folgar Contrairement au lamb, le folgar lebu n’a pas donné lieu à une opinion bifide. Mais, il cristallise, comme lui, l’inscription du rite festif dans la dynamique du changement. Veillée au cours de laquelle sont dansés le gumbe et le yaaba, le folgar a porté de nouveaux atours lexicaux avec l’emploi des mots sabar et tanbeer. Le substantif cité en premier lieu cor454 455

456 457

458

ANSOM, 1AFFPOL, Carton 541, dossier 1, « Note sur la condition de la femme indigène en Afrique-Occidentale Française ». Idem. Notes de l’Inspecteur général de la santé du ministère des Colonies en date du 20 novembre 1939 sur les « Améliorations apportées à la condition de la femme indigène par le développement des œuvres sanitaires de nos colonies ». Idem., dossier 3, « Discours du Gouverneur général de l’AOF à l’ouverture de la session du conseil de Gouvernement, décembre 1936 ». Ces critères sont au nombre de deux : l’âge chronologique (fixé à 14 ans pour la femme et à 16 ans pour l’homme) et le caractère mutuel du consentement des protagonistes qui doit être constaté de visu. Lire, par exemple, Campistron (1937) et Dulphy (1937).

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Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946

respond à un des signifiants employés pour distinguer les réjouissances faites au son du tam-tam. L’utilisation du sabar, comme principal instrument de musique459, justifie sans doute cette homonymie. La seconde unité lexicale mentionnée correspondrait, selon le griot Vieux Sing Faye (Dramé 1995), à une litote. Invite à la réjouissance collective, le tanbeer demeure une manifestation festive organisée pendant la nuit. Avec l’électrification des rues de la Médina, la société urbaine renonça à l’éclairage par la pleine lune de la scène de loisirs. Le mbotaay ou le particulier qui organise un tanbeer est appelé à exécuter des tâches et à suivre des règles et des rythmes bien précis. Pour permettre à l’organisateur du spectacle de les respecter, un délai d’une ou de deux semaines lui est accordé. Il le met à profit pour remplir un ensemble de formalités d’usage. Celles-ci se présentent ainsi :  information orale des habitants du quartier, du sous-quartier, de l’îlot ou du pâté de maisons sur le site et l’horaire de déroulement de la fête ;  recensement des « mécènes » dont la contribution financière participe de l’alimentation des fonds de roulement festifs ;  commande, réception et distribution des cartes d’invitation et de soutien ;  va-et-vient chez les « donateurs » qui tardent à manifester leur générosité ;  prise de contact et transaction avec les percussionnistes ;  versement d’un acompte à ces derniers avant leur prestation de services460. Le jour de la fête, d’autres tâches sont exécutées. Celle qui retiendra notre attention est la location ou l’emprunt de biens mobiliers. Constitués essentiellement de chaises et de bancs, ils sont destinés à installer au premier rang les invités, les proches parents, les amis et des voisins. La sélection des acteurs de la fête appelés à occuper la ceinture des biens mobiliers obéit à des critères axés sur le capital social et symbolique ou l’affinité. Ces opérations préparatoires étaient accomplies selon une division du travail bien déterminée. La répartition des rôles et des devoirs d’organisateur de tanbeer tenait compte des disponibilités des uns et des autres, des capacités de négociation sociale, des aptitudes physiques reconnues aux uns ou aux autres et judicieusement mises à contribution par la meri mbotaay ou par l’entrepreneur de spectacle. 459

460

La gamme des tam-tams utilisés comme des instruments à sonorité lourde ou aiguë comprend le lamb, le gorong, le mbëng-mbëng, le tama et le talmbat, Dramé (1995 : 3738). Le tabala (tambour volumineux) et le junjung (tambour de cour) peuvent être ajoutés à cette liste. Certaines de ces procédures sont évoquées par cet auteur. 237

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

Le déroulement du tanbeer renseigne sur la transformation de la fête urbaine en bourse d’éloge, en instance d’apprentissage des jeux de séduction et en réceptacle des aventures sentimentales des adultes des deux sexes. Un de ses moments forts correspond à la séance pendant laquelle le tambour-major invitait les organisateurs à lui verser des sommes d’argent ou des « objets de valeur ». Générosité à répéter au fur et à mesure qu’il montrait aux spectateurs ses talents de laudateur et de maître du verbe soporifique. C’est probablement durant cette phase festive que se multipliaient les jeux de séduction, les échanges de messages d’amour, les envois de signes de remontrance aux compagnes ou compagnons pris en flagrant délit ou soupçonnés d’infidélité. L’interruption de ces faits de société n’était observable qu’à l’achèvement du mouvement d’auto-dispersion des spectateurs déclenché dès la fin de la fête.

Conclusion La dilatation de l’espace urbain, réalisée avec l’aménagement du quartier « africain » dénommé Médina, se traduit au plan culturel par de nombreuses modifications et innovations. De la date de sa création, qui consacre l’hétérotopie du corps de la ville de Dakar, au début de l’aprèsguerre, la mode estampille de nombreuses manières de manifester l’apparaître vestimentaire et de décliner le vêtu. Se retrouvant invariablement au fondement du principe d’identité qui réfère à la citadinité, l’habit et ses accessoires n’en ont pas moins conservé leur statut privilégié de valeur-refuge, de micro-patrimoine. Par voie de conséquence, leur perte provoque irrémédiablement la disqualification sociale, la déchéance et la perte de l’estime de soi. C’est sous ce double rapport qu’il convient de comprendre aisément pourquoi le vêtement collectif a été largement porté pendant le conflit 39-45. Guerre mondiale qui a réduit à néant les possibilités d’offres du marché du tissu avec les problèmes de ravitaillement nés du déroulement de la guerre économique sur les mers et les océans. Dépouillée du vêtement sublime que magnifie la mode, la société dakaroise, notamment ses segments africains, a appris à se défaire des pièges de cette autre figure de l’œuvre de mort. Pièges qui sont au fondement de la vanité qu’elle porte et qui ont pour noms : futilité, fugacité, superficialité, etc. Avant que la mode ne se défile et soit défiée par l’invariant culturel durant le conflit 39-45, la Médina et ses prolongements (la Gueule Tapée et les nouveaux bidonvilles) n’ont pas manqué d’organiser de nombreux défilés de fêtes commémoratives, « spontanées », mobilisatrices de grandes foules statiques ou en mouvement. Célébrées de nuit ou de jour, selon un protocole précis, leurs sites de déroulement ont été les cours des maisons, les places publiques, les rues ou ruelles tortueuses ou autour des marqueurs de l’espace. Ces fêtes se veulent des volants régulateurs de l’agenda social. Véhicule des changements observés dans la gestion des sociabilités et la 238

Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946

(re)construction des temporalités, le rite festif a connu un renouvellement de ses formes, de ses objectifs et de ses sens. La querelle et le partage de la fête, qui sont autant d’initiatives, à l’actif du pouvoir colonial et de ses administrés, ont donné lieu à une profusion ou collusion de sens. Choses observées, par exemple, avec les rites commémoratifs du 14 Juillet, de la Tabaski et de la Korité. Quant à l’organisation séparée de loisirs bruyants par les populations africaines de Dakar, elle a consacré l’irréversibilité de la quête d’autonomie en matière de production et de reproduction du jeu de la modernité. Ainsi, se profile l’échec du projet hégémonique conçu par le pouvoir colonial. Avec l’après-guerre, qui consacre l’insuccès de l’endiguement du nationalisme africain, les contours de la modernité culturelle produite et véhiculée par les colonisés apparaissent de façon plus nette.

Troisième partie Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960)

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Chapitre I : Entre urbanisation maîtrisée et urbanisation spontanée On aurait pu dire que Dakar a donné le tournis au pouvoir colonial qui sort fort ébranlé du conflit mondial de 1939-1945. L’après-guerre a transformé cette ville en une sorte de macrophage qui perturbe le schéma d’aménagement territorial. Celle-ci est un site d’observation privilégié de pratiques manipulatoires, de subversions et de dérives. Leur conjugaison met en péril l’ordre urbain. Aussi le pouvoir colonial a-t-il mis à profit toutes ses ressources pour assurer, plus que jamais, le triomphe du réglementarisme. Ce faisant, il a ciblé, de manière simultanée, les néo-citadins, victimes du mal logement, les élites africaines, particulièrement celles qui étaient sensibles aux promesses d’espoir instillées depuis la Conférence de Brazzaville, les migrants libano-syriens, engagés dans différentes expériences de sortie de l’infortune, les Petits Blancs et les autres migrants de race européenne qui s’accrochaient encore au mythe de l’Eldorado colonial. Tout au long des années 1940 et 1950, le pouvoir colonial a énormément investi dans le jeu de la régulation de l’ordre urbain. L’atteste la tentative d’encadrement du marché de l’immobilier. Sous ce rapport, une grande attention a été prêtée à la question stratégique de la rente locative. Le projet de régulation de ce marché se veut une conséquence de la crise du logement, observée durant le conflit 39-45, et un coup d’arrêt à la pratique des loyers prohibitifs de l’après-guerre. L’administration fédérale a ainsi pris deux décisions significatives : construire des logements pour son personnel (M. N. 1951) et appliquer, en 1949, une politique de baisse fiscale sur les revenus en faveur des entreprises commerciales et industrielles, prêtes à respecter les inflexions définies par l’exécutif local (Anonyme 1951a). Les réserves et résistances, manifestées timidement et par voie de presse, à l’occasion de l’adoption et de la promulgation du décret du 30 janvier 1952, indiquent que le chantier de la remise à l’ordre allait s’avérer difficile. Pourtant, ce texte, qui fixe les rapports entre bailleurs et locataires, dresse une typologie des locaux soumis à la location, ne remet pas en cause les intérêts du capital immobilier. Même s’il limite à deux le 243

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

nombre des mois de caution à verser par les candidats à la location et fixe le prix du loyer annuel à 8% de la valeur réelle du bien immobilier (Anonyme 1952a : 2). Mais, comme pour inviter l’autorité coloniale à rétropédaler ou à appuyer sur la pédale douce du réglementarisme, l’on a pensé, dans le monde des bailleurs, qu’il importe non seulement de « porter le taux du loyer de 8 à 12% » pour préserver la rentabilité de l’investissement immobilier, mais aussi de réduire, à sa plus simple expression, le manque à gagner. Pour ce faire, furent suggérées deux mesures compensatoires : « prolonger de dix ans l’exonération de l’impôt foncier » (ce qui fait un total de 20 ans de sursis fiscal) et « consentir un abattement de l’impôt sur le revenu constitué par la perception des loyers » (Anonyme 1952d : 2). Un pareil appel à l’État colonial, qui revient à l’inviter à faire des concessions en réduisant son pouvoir de réglementation, avait peu de chances de trouver un écho favorable lorsqu’il s’est agi de reconfigurer le paysage urbain, de dessiner les trames viaires, de gérer l’hétérotopie de la ville et la mobilité de ses habitants. Son incapacité à effacer les dynamiques du spontané, portées par les initiatives des colonisés à la recherche d’un toit, se combine avec son pouvoir d’injonction, qui lui a permis de remettre à l’ordre du jour le lotissement de recasement dans des marges de la ville, et sa détermination à laisser une solide empreinte sur le périmètre urbain. Chose qui nécessite le renouvellement des principes d’urbanisme et des figures architecturales, l’augmentation du budget des investissements de peuplement et l’édification de nouveaux quartiers réservés aux groupes sociaux susceptibles de respecter les règles du réajustement urbain et social.

Le contexte de l’immédiat après-guerre La fin de la Seconde Guerre mondiale correspond à un tournant dans l’histoire des colonies et des puissances coloniales. Révélatrice du caractère exsangue de l’économie des pays confrontés à l’occupation allemande (Belgique et France en particulier), cette séquence n’en constitue pas moins le point de départ du retour à un niveau de « prospérité » aussi appréciable que celui des années 1920. Un pareil paradoxe se lit bien dans les travaux de Basile Davidson (1979) et Jean Suret-Canale (1977 (b)). Une de ses modalités de traduction consiste en la perpétuation de la domination coloniale. Et cela s’est fait au mépris des promesses de liberté faites aux colonisés durant la guerre 39-45 et au moment de la montée des nationalismes. À la suite de la Conférence de Brazzaville de 1944 et de l’adoption d’un plan de développement économique et social des colonies, en avril 1946, un fonds d’investissement et de développement économique et social des territoires d’outre-mer (FIDES) a été créé par le décret du 5 juillet 1946. Son objectif principal est de contenir et de réduire à néant toutes les

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Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960)

velléités nationalistes. Il explore la voie des réformes à entreprendre pour atteindre les résultats attendus (Biarnès 1987). Ces réformes ont donné lieu à une présence multipliée des usines et des chantiers de travaux publics et de construction immobilière. La ville, principal site d’accueil de ces signes d’une activité économique relancée (Sémi-Bi 1981), a plus que jamais attiré des populations migrantes dans la période 1946-1960. Dakar est un excellent analyseur de ce dynamisme démographique. Un accroissement exponentiel des effectifs de population est noté pour la période 1938-1947 aussi bien chez les Européens que chez les Africains. Ils passent respectivement de 5539 individus à 21 112 individus et de 88 177 à 171 455 individus461. Il s’ensuit une persistance de la crise du logement dit « européen ». C’est ainsi que l’armée de mer allait éprouver d’énormes difficultés pour faire face à la demande de logement de son personnel. Il en est ainsi avec la Direction des Constructions et Armes navales. Elle, qui ne disposait que de 37 logements, vit le nombre de ses employés passer en 1947 de 4 à 370 agents462. Les autres armées (terre et air) furent également confrontées aux mauvaises conditions d’hébergement de leurs personnels463. Le rapport de mai 1946, produit par l’inspecteur général des Colonies décrit, avec minutie, les conditions de logement désastreuses de nombreux résidants européens. Ce document donne plusieurs exemples de mal-logement. La première figure est celle d’un « immeuble qui est un véritable taudis [où] dans le couloir d’entrée et la cour duquel s’entassent les objets les plus hétéroclites, dans le plus grand désordre et le plus grand état de saleté, voisine un ménage de sousofficiers, une famille de sous-officiers, une famille de fonctionnaire comprenant deux enfants et plusieurs enfants de célibataires ». Après avoir évoqué la misère résidentielle d’un professeur agrégé, contraint d’occuper une baraque de deux pièces aux plafonds en ruines, et celle d’un autre enseignant, dont la famille est « obligée de disposer un lit dans un passage attenant à l’installation sanitaire » aux fins d’atténuer la promiscuité, l’inspecteur général des Colonies ponctue, finalement, par l’exemple des locataires de pièces du « grand lycée » et du « petit lycée »464. Locaux qui font l’objet d’un usage social détourné. Son attention s’est particulièrement focalisée sur cette « famille de trois personnes dont une fille de seize ans [qui] vit dans une seule pièce ; un ménage [qui] vit dans une toute petite pièce, les matelas [étant) disposés côte à côte pour la nuit, mis l’un au-dessus de l’autre dans la journée ». Il ajoute, pour assombrir le tableau dépeint, qu’aucune de « ces familles ne dispose en propre ni 461 462 463 464

ANS, 4P2637, Étude sur l’amélioration de l’habitat en AOF, 1952 : 53. ANS, L7 (1), Service du logement. Rapport de l’Inspecteur général des Colonies Ruffel sur la crise du logement à Dakar, mai 1946 : 4. ANS, L11 (11), Logement militaire : logements occupés par l’armée, 1946-1948. Ces expressions désignent des blocs immobiliers du lycée Van Vollenhoven.

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Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

de lavabo, ni de w.-c. ; lavabos et w-c se trouvent sur le palier et servent indistinctement aux familles de professeurs et aux boys »465. L’application du décret du 21 octobre 1946, relatif aux mesures à prendre pour atténuer la crise du logement dit « européen », facilita la mise en place d’un service du logement. Créé à titre temporaire par l’arrêté du 20 novembre 1946, il fut chargé de faire « l’inventaire des locaux inoccupés ou insuffisamment occupés, de leur répartition et du contentieux » (Diallo 1994 : 31)466. En plus de l’activation de ce service administratif, les autorités coloniales s’évertuèrent à combattre le mal logement des subalternes européens. Elles ordonnèrent ainsi la réduction du nombre des fonctionnaires du Gouvernement général de l’AOF, le renoncement à toute mesure d’affectation à Dakar des fonctionnaires chefs de famille nombreuse, la poursuite de la délocalisation à Rufisque et à Thiès de personnels et/ou de services administratifs jugés inessentiels467. Rappelons que le pouvoir colonial procéda également, à partir d’octobre 1945, au redéploiement, à Rufisque, du 2ème Régiment de tirailleurs sénégalais (RTS), basé auparavant à Ouakam, et du bureau du recrutement militaire de l’AOF. L’exécutif fédéral choisit, au cours du même mois, de redéployer à Thiès le commandement du génie et de la compagnie des sapeurs pompiers468. Diallo (1994) souligne que la crise du logement a également frappé les classes moyennes africaines. Les pouvoirs publics coloniaux ne se préoccupèrent que du sort et du devenir des fonctionnaires de « race noire », censés se dégager « de la masse, grâce à la mission civilisatrice de la France et dont la condition d’existence doit revêtir un caractère d’exemple » 469 . L’exiguïté, la promiscuité et le mobilier de couchage sommaire correspondent aux principaux signes forts du mal logement vécu par ces agents subalternes. Pour juguler la crise du logement vécue par les élites de « race blanche » et de « race noire », les pouvoirs publics décidèrent de lancer, dès 1946, des travaux de construction immobilière. Ainsi, l’essentiel des fonds budgétaires de l’année 1947 (440 millions sur les 451 millions de francs mobilisés pour les investissements) allait être consacré à l’édification de logements dans de nouveaux lotissements. Leur réalisation participe de la dilatation territoriale de Dakar. Cette ville est la principale 465 466 467

468 469

ANS, L7 (1), op. cit. Lire également ANS, L7 (1), Service du logement. Création, organisation et fonctionnement 1946-1947. ANS, 4P 2870, Crise du logement : note du Directeur général du personnel [adressée] aux Directeurs généraux, Directeurs et Chefs de service du Gouvernement général, décembre 1947. ANS, L7 (1), rapport de Ruffel, op. cit. ANS, L 18 (1), Logements des Africains : fonctionnaires africains désireux d’être logés par l’administration, 1946.

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Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960)

bénéficiaire d’un programme d’équipement immobilier conçu pour faciliter le succès de la nouvelle politique de la ville préconisée par le FIDES. Entre 1946 et le début des années 1950, on affecta à la capitale fédérale de l’AOF plus de 30% des sommes mobilisées dans le cadre de la mise en œuvre de ce fonds préconisé par la conférence de Brazzaville de 1944. Cheikh Faty Faye (1989) rend compte de l’appréciation faite de ce fonds par la presse (Présence Africaine et Les Échos d’Afrique noire) et par les partis politiques (B.P.S et M.P.S-R.D.A). Avec son profil de principal chantier urbain de l’après-guerre en AOF, Dakar ne pouvait pas ne pas devenir un marché du travail où l’offre d’emploi était relativement élevée, un pôle d’attraction de migrants du travail, qui voyaient encore, en la ville coloniale, une destination à emprunter pour sortir de l’empire de la disqualification sociale. Pour ce faire, ils mobilisèrent, soit les ressources des filières migratoires, soit leur fonds de témérité pour suivre des itinéraires migratoires, faits de lieux de passage, de halte, de transit ou de rebondissement. Tous leurs chemins menant tôt ou tard à Dakar, cette ville n’allait pas tarder à figurer le trop plein migratoire, perçu par l’urbaniste colonial comme une source de subversion de l’ordre urbain.

Le « ré-envahissement » de Dakar par les populations africaines Le boom démographique de l’après-guerre La littérature savante s’est intéressée à la population de Dakar. Son boom a retenu l’attention des chercheurs pendant et après la période coloniale. D. Whittlesey a abordé ce point en le corrélant avec le phénomène de l’extension de cette ville. Dans Geographical Review, il « visite », en pleine guerre, cet objet d’étude et le « revisite », au lendemain du conflit mondial470. Yvon Mersadier (1957), pour sa part, a conduit une enquête sur le bien-être social des populations dakaroises. Pour ce faire, il a pris en guise de données de base le revenu et les dépenses domestiques. Contrairement à cet auteur, Omar Ndao (1958) a préféré étudier les résultats du recensement de 1955. Son commentaire érige le fait démographique en lieu de démonstration par excellence du boom urbain de Dakar. Denise Bouche (1978) étudie cette ville sous l’angle de la surpopulation, alors qu’Alexis Campal (1981) rend compte de l’évolution démographique. Entre ces deux schémas, on retrouve plusieurs textes où différents aspects du fait démographique sont questionnés ou décrits (Diallo 1995, Faye 1989, Seck 1970, etc.). La démographie galopante de Dakar figurée par le tableau ci-après est à invoquer pour comprendre l’intérêt accordé à cet analyseur par de nombreux spécialistes des sciences sociales. 470

Voir Whittlesey (1941, 1948).

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Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

Tableau n° X : Le boom démographique de Dakar entre 1938 et 1951 Années 1938 1947 1951

Populations africaines 88 177 171 455 275 550

Européens et assimilés 5 539 21 112 32 950

Totaux 93 716 192 567 308 500

Source : ANS, 4 P 2637, Étude sur l’amélioration de l’habitat en AOF. 1952.

L’accroissement géométrique des effectifs de population est lisible dans ces statistiques. Elles donnent à lire un quadruplement de ceux des Européens. La progression exponentielle s’observe dans l’intervalle 19381947. L’on se rapproche du doublement pour la même période en ce qui concerne l’augmentation de la population africaine. Entre 1947 et 1951, la tendance à la hausse des effectifs des différentes catégories de population ne fait que se confirmer. L’augmentation annuelle est plus forte durant cette dernière séquence. Ainsi, elle correspond, pour les effectifs africains, presque au triple de celle de la phase précédente. Le boom démographique procède, une fois de plus, de l’explosion des effectifs des migrants de travail. Le recensement de 1955 rend compte de cette continuité démographique. Renseignant sur la minorité démographique lebu (24 000 personnes recensées), il souligne la hausse des effectifs de migrants venant d’autres colonies africaines (200 000 individus). Ainsi, 3500 Cap-Verdiens sont dénombrés. La moitié d’entre eux est constituée de natifs de Dakar, et le reste de ressortissants des îles Santiago et Saint-Vincent. Ils résidaient à Rebeuss et Niayes Thioker (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962). Le groupe des migrants bamana (ou bambara) du Soudan français voit ses effectifs passer de 2742 en 1915 à 6388 en 1955471. D’autres catégories de migrants connaissent une augmentation de leur poids démographique : Maures de Mauritanie (au nombre de 3500), Aku de Gambie et, au titre des « fortes proportions de personnes comptées à part », les Mosi (au nombre de 350 individus en 1955) et les Dahoméens. Les autres migrants, originaires des différents cercles du Sénégal, provenaient des principaux groupes ethniques présents dans ce territoire. Les Wolof étaient au nombre de 87 000 en 1955. Près du quart venait du cercle de Thiès. La seconde cohorte de migrants était composée de Tukulër. Se présentant souvent comme des travailleurs saisonniers, 25 000 d’entre eux furent recensés par l’autorité coloniale. Le groupe des immigrés sereer, estimé à 12 000 individus, comptait beaucoup de ressortissants de la Petite Côte et de la zone de Fatick. Le second sous-groupe de mi471

Cf. ANS, 22G30 (Statistiques générales. 1915) et Ndao (1958).

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Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960)

grants originaires de la vallée du fleuve Sénégal était composé de Soninké. Leur nombre est fixé à 5000 individus. On est en présence d’acteurs dont l’arrivée à Dakar a été facilitée par l’activation de réseaux migratoires dynamiques et efficaces. Répondant au profil de travailleur saisonnier ou de migrant en attente de rebondissement, ils formaient une communauté légèrement supérieure en nombre à celle des Joola. Au nombre de 3000, certains d’entre eux se signalaient par leur regroupement par origine villageoise à la Gueule Tapée et à Fass). Le dernier groupe de migrants est celui des Fulaane (Peul). Ces ressortissants des trois « pays peul » constitués par la vallée du fleuve Sénégal, le Ferlo et le Fuladu se signalèrent surtout par leur implication dans la mise en place d’une dairy belt sur les pourtours du périmètre urbain de Dakar. Les figures africaines de l’occupation de l’espace Comment s’est opérée l’occupation de l’espace dakarois par les colonisés après la guerre 39-45 ? Selon les termes de l’administration coloniale, elle s’est faite de manière anarchique. À sa suite, des observateurs dissertent sur le squattage de l’espace par les populations africaines (Couvreur et Diaw1968). Ces dernières occupèrent les vides laissés entre les espaces lotis (cas de la zone non aedificandi où est érigé Rebeuss) et les terrains privés. Il arrive aussi que ce type de propriété soit squatté par de nombreux colonisés, ce qui se traduit par la mise en place d’une nouvelle agglomération. Le tissu urbain se renforce ainsi ave l’apparition d’un quartier non loti, dépourvu d’infrastructures sociales de base et constitué d’habitations précaires. La promiscuité, l’insécurité, l’extrême pauvreté et la « débrouille » y font figure d’invariants du vécu quotidien. Ce type d’établissement humain est désigné, dans la littérature savante des années 1980, par le terme de quartier irrégulier. À titre d’illustration, nous choisissons le quartier sous-intégré de Wakhinane. Ce nouveau bidonville a été édifié sur une parcelle éclatée en deux titres fonciers qui appartenaient à la Régie des Chemins de fer et à la Société Commerciale de l’Ouest Africain (SCOA)472). Mais, le squattage ne saurait résumer la variété des schémas d’occupation spatiale constatés à Dakar entre 1945 et 1960. La procédure de l’achat d’un lot de terrain convoité a également prévalu. En conséquence, l’occupation de l’espace dakarois s’est réalisée sous le sceau de la transaction financière. Le vendeur est, en général, un Lebu qui exhibe, pour légitimer son geste, un droit de propriété conféré par la coutume, précisément par la règle de l’appropriation de la terre par le premier occupant et le premier défricheur (Sow 1980).

472

Lire Sakho et Saada (1995).

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Le propriétaire lebu peut également accorder à un migrant la possibilité d’occuper, sans contrepartie financière, un lot de terrain et même de le morceler en faveur de nouveaux candidats à son occupation. La fondation de Dalifort, en 1946, est représentative de ce genre d’opération473. En effet, les familles détentrices des titres domaniaux (de type coutumier) des terrains de ce lieu auraient donné l’autorisation, par le biais de leurs intermédiaires Bakary Sow et Sibory Diop, à Demba Traoré de s’installer sur le site convoité, de le morceler en parcelles et d’assurer leur distribution aux demandeurs de terrains à usage d’habitation. Ce genre d’occupation du sol a prévalu entre 1946 et 1957 (Niang 1991). Cet auteur a retracé la mobilité spatiale du premier occupant. Migrant soudanais, employé dans une entreprise de floriculture située au voisinage du site de Dakar, Demba Traoré a quitté le quartier Colobane, situé près de la Médina, pour élire domicile près de son lieu de travail. Des problèmes de transport et de sécurité ont sans doute présidé à l’accomplissement de son exode urbain L’occupation dite régulière de l’espace est une autre variante du schéma d’investissement du sol à des fins d’habitation. Elle est accomplie dans le cas où l’autorisation est accordée par l’État ou une entreprise privée détentrice d’un titre foncier. Pour authentifier et valider cette autorisation, un permis d’occuper est délivré aux bénéficiaires de la faveur. L’exemple le plus pertinent est fourni par la direction du Parc zoologique de Hann, qui a permis à ses employés d’occuper une partie du domaine de l’État placée sous sa responsabilité. Les quartiers de Hann-Équipe et de Hann-Plage ont été constitués à la faveur de l’application d’une pareille mesure (Sow 1980). Rappelons que, pour l’administration coloniale qui se (re)présente comme l’institution détentrice de la légalité et de la légitimité en matière de domanialité, l’invocation du droit coutumier est irrecevable en matière d’occupation du sol. La restriction ainsi apportée n’a fait que renforcer la tendance à peindre en noir l’image des excroissances socio-résidentielles créées par les migrants. Ces quartiers sous-intégrés ont été construits selon un calendrier et des critères déterminés. En outre, la toponymie adoptée renseigne sur le rapport des migrants à leur terroir, à l’écologie des sites d’accueil, à leur culture, à leurs attentes, etc. Entre 1945 et 1950, la mise en place des quartiers sous-intégrés s’est faite selon des modalités distinctes. L’érection du taudis dit Rebeuss, sur la zone non aedificandi474 qui séparait la ville « européenne » et sa consœur « africaine »), renseigne sur le grignotage territorial. L’occupation de ce quartier 475 a été l’ouvre des 473 474 475

Fatou Sow (1980 : 242) retient l’année 1950 pour dater la fondation de Dalifort. L’espace écologique en question était appelé Nyaay Kuus (Niayes Kouss). Lire, pour plus d’informations, Anonyme (1960). Il comptait en 1955 une population estimée à une douzaine de milliers d’habitants (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962),

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migrants. Certains d’entre eux venaient de Mauritanie. Leurs effectifs comptaient de nombreux éléments du sexe féminin. Leur concentration topographique était observée dans « une zone réservée, appelée "Atar" » (Diatta 1979 : 20). Cette modalité d’occupation du sol atteste de la permanence de la dispute de l’espace. Décidés à (re)prendre le dessus sur les partisans du peuplement « anarchique » du territoire de la ville, les planificateurs urbains ont aménagé, à la fin des années 1940, plus d’un demimillier de parcelles répartis en trois districts. Le premier correspond à Niayes Thioker. Il a été édifié sur les pentes du plateau entre les rues Jean Jaurès, le lieu de vie dit Abattoir, l’avenue Ponty et le Camp Gallieni. Le second ensemble a pour limites la rue de l’Abattoir, la Corniche et les avenues Malick Sy et Faidherbe. Il a été dénommé Rebeuss. Le dernier district est composé du terrain de prière et de la Cité Cap-Verdienne (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962). L’occupation des marges du ressort territorial de la Médina s’est poursuivie durant l’après-guerre. Révélatrice d’une tentative de greffage au corps de la « ville lebu », elle est l’œuvre de migrants. La bordure septentrionale de cette zone résidentielle476 a accueilli un afflux continu de néocitadins et de migrants issus des milieux ruraux. Les marges spatiales de la Médina ont servi de site de construction des cités dites FAO et Bâtiments municipaux. D’où le toponyme de Fass Bâtiments. Signalons également de nouvelles créations de taudis comme Ndondy, Diacksao et Lansar. Le phénomène de l’essaimage de quartiers sous-intégrés autour ou auprès des lieux de travail, d’axes de circulation et d’autres ouvrages477, que l’on constate déjà dans les années 1940, se prolonge dans la décennie suivante. Ainsi, les marges de la ceinture industrielle ont accueilli une nébuleuse de baraquements de travailleurs. Le quartier Gazelle, qui jouxte l’usine SOBOA (Société de Brasserie de l’Ouest Africain), en est un exemple édifiant. Il s’établit même un phénomène de conurbation entre les taudis édifiés près d’unités de travail comme la SCOA. Cette entreprise polarise le ghetto appelé Wakhinane et ceux qui s’étalent le long d’une voie de circulation intérieure telle que la route de Hann, transformée en autoroute à partir de 1955. Les quartiers Alminkou, Kip Koko, Daroukhane et Baye Laye, constitués selon le modèle du village-rue, forment avec Wakhinane une conurbation de ghettos longue de plus de deux kilomètres (Sakho et Saada 1995). Le même agglutinement, le long de l’autoroute, est constaté dans les marges orientales du lotissement du Grand Dakar avec la configuration des quartiers Mbode et Baye Gaïndé. Ils prolongent le bidonville dénommé Nimzatt et éclatés en plusieurs sous-quartiers, dont le plus célèbre est peut-être Nimzatt-Topito. Ces trois quartiers forment une 476 477

Elle correspond au site où ont été édifiés les quartiers appelés Fass et Colobane. Donnons l’exemple du terrain de sports appelé Champ de courses.

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agglomération de 22 000 personnes en 1955 (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962). À quelques kilomètres de ces lieux, dans la zone finistérienne, située au sud du terroir du village de Yoff et dénommée Danka Nyam (Olivier 1969), a été aménagé un nouveau quartier suburbain. Désigné sous le nom de Grand Yoff et fondé en 1954 par un migrant soudanais, il répond à une des conditions d’érection de ce type d’habitat : l’éloignement du territoire de la ville. Une telle façon de faire procède de la stratégie d’évitement déployée par des populations africaines soumises au jeu de délocalisation socio-résidentielle et hostiles au projet de relocalisation socio-résidentielle à Pikine. Cette hostilité repose sur le fait que cette nouvelle agglomération remplirait la fonction de lieu asilaire, ce qui s’expliquerait par son éloignement de Dakar (ibidem)478. Les deux agglomérations sont distantes de 9,5km. Des (néo)citadins déguerpis des bidonvilles de Nimzatt, Wakhinane et Fith Mith s’installèrent près de l’axe routier appelé Route du Front de terre. En baptisant leur nouveau quartier du nom de Khar Yalla (litt. : « attendre (ici) Dieu »), ils entendaient manifester toute la lassitude ressentie par beaucoup de colonisés transformés en « déplacés » de la ville (Nesse 1985). Cette lassitude traverse une autre construction toponymique, celle de Négueundi (attendre). Elle avait été affectée aux habitations précaires et provisoires édifiées en 1951 sur le périmètre de Gouye Senghor. Les auteurs de l’appellation en question étaient des déguerpis du bidonville de Ndondy. Diémé (1991) signale que ces derniers quittèrent les lieux, quelques temps après, pour s’établir dans un champ d’arachides et de manioc. Cette nouvelle habitation formait l’épicentre du quartier Usine Niary Tally. Le peuplement de Grand Yoff s’est fait au détriment des taudis de Nimzatt et Baye Gaïndé479. Il s’accompagne du dépeuplement du premier quartier. La désertion socio-résidentielle a été l’œuvre des « flottants » tukulër. Dalifort a été leur principal foyer d’accueil (Niang 1991). La migration intra-urbaine, qui touche Grand Yoff et Dalifort, est symptomatique de l’importance de la donnée ethnique dans la composition démographique de nombreux (sous)quartiers sous-intégrés. Ainsi, l’élément soninke a représenté, en 1955, 30% des effectifs de population du secteur de Niayes Thioker appelé Crédit foncier (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962). Ce même taux est enregistré avec l’élément sereer à Alminkou. Pendant ce temps, Wakhinane demeure un baraquement de travailleurs. Les Manjaago y font figure de sous-groupe prédominant 478

479

Curieusement, le destin de ces populations a été lié à Pikine entre 1954 et 1960. Beaucoup de femmes de Grand Yoff se ravitaillaient encore en eau potable dans ce « lointain » quartier de populations déplacées par les pouvoirs publics coloniaux. Ces quartiers ont été déplacés dans les lotissements de Pikine et de Guédiawaye. Voir le document annexe n° XV.

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(id.). Quant à Hann Plage, il correspond à un site investi par les Tukulër (Sow 1980). En somme, Dakar n’a pas connu la réussite de la spatialisation du fait ethnique480. Ce que certains analystes appellent l’ethnicité conflictuelle, dont la genèse et la persistance sont à rapporter avec la ségrégation résidentielle, ne va pas y prospérer. Cela a favorisé la poursuite de la « détribalisation », l’affirmation d’une forme d’involution culturelle traduite sous forme d’imposition et d’expansion au sein des populations africaines du modèle culturel lebu-wolof. En dépit du déroulement d’un pareil procès, la culture urbaine produite à partir de cette matrice et tributaire de celle construite à Saint-Louis depuis le XVIIIe siècle, se nourrit des apports des différentes cultures mises en circulation dans l’espace urbain dakarois. Mais, pour en revenir à la cartographie ethnique du peuplement de Dakar, nous avons l’obligation de souligner, en dépit de ce qui vient d’être dit ci-dessus, quelques traits caractéristiques. Nous retiendrons, en premier lieu, la prépondérance d’ensemble de l’élément wolof dans la composition ethnique des quartiers sous-intégrés. L’autre caractéristique majeure à prendre en compte porte sur la constitution progressive d’un meeting pot dans les quartiers aménagés avant, pendant ou après la guerre 39-45. Rebeuss offre l’exemple d’un sous-secteur où s’affirme cette dynamique des années 1950 (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962). Par ailleurs, la variable socioprofessionnelle a joué un rôle non négligeable dans la composition des lieux de peuplement. L’octroi de permis d’occuper de terrain allotis à leurs employés par des organismes de travail (cas de la direction du Parc zoologique de Hann) participe de l’homogénéisation socioprofessionnelle des résidants de certains (sous)quartiers (sub)urbains. Une pareille évolution démographique est illustrée par deux sous-quartiers : Hann Équipe, habité majoritairement par des travailleurs du parc zoologique, et Hann Pêcheur, peuplé de travailleurs de la mer (Sow 1980). La fabrication toponymique réfère à l’activation de logiques identitaires transcendant celles relatives à l’ethnie ou la profession. Trois exemples de toponymes autorisent à valider ce propos : Tivaouane, Fass (déformation de Fez, ville située au Maroc) et Nimzatt. Les deux premières constructions onomastiques expriment la volonté d’asseoir la sociabilité sur le socle de l’appartenance à la tijaniya. Elles montrent aussi l’inclination des adeptes, forts de leur concentration topographique, à magnifier l’exemplarité des lieux de mémoire et des sièges du pouvoir de leur institution religieuse d’affiliation. En bref, nous sommes en présence de variantes du marquage de l’espace par le chapelet, de la quête d’une réponse aux angoisses existentielles et du salut de l’âme. Quant à Nimzatt, 480

Une pareille figure d’occupation de l’espace a caractérisé les villes ivoiriennes (Kipré 1981).

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un des lieux sacrés de la qadiriya, son inscription dans le répertoire des noms de quartiers urbains est l’œuvre de ses disciples installés à Dakar. Ce faisant, ils nourrissaient les mêmes intentions et ambitions, déclarées par leurs coreligionnaires tijaan. Dans la construction toponymique, la référence aux données humaines ou physiques du site entre en ligne de compte. Le toponyme Wakhinane (litt. : « creuser et boire ») rend ainsi compte de l’affleurement de la nappe d’eau souterraine481. Gazelle et Champ de Courses renvoient à la polarité exercée sur le lieu d’habitation par les ouvrages économiques (cas des entreprises industrielles) et les édifices publics. En conséquence, ces éléments du patrimoine matériel s’ajoutent sur la liste des marqueurs de l’espace habité. L’illustration en est donnée avec la création du quarter Usine. Ce toponyme réfère au marqueur économique constitué par la biscuiterie installée dans le lotissement du Grand Dakar. À partir de l’expression « usine de biscuits », l’on a fabriqué le toponyme Issin Mbiskit. Sa contraction a donné lieu au nom Issin. D’autres toponymes portent en charge l’histoire des péripéties relatives à l’histoire de l’itinérance socio-résidentielle des (néo)citadins. Baye Gaïndé et Baye Laye renvoient à des appellations de personnages éponymes.

Les tentatives de maîtrise de l’urbanisation de Dakar En réaction à l’urbanisation spontanée et en rapport avec la nécessité de pacifier la ville, lieu par excellence de destruction et de (re)construction des (contre) pouvoirs, l’équipement urbain a été élevé au rang d’enjeu majeur de la politique coloniale. Ainsi, de nombreuses initiatives ont été prises sur le front de l’urbanisme par les pouvoirs publics français. Le plan directeur de 1946 Le plan directeur fait partie des initiatives prises par les aménageurs européens du Dakar de l’après-guerre. Conçu par le service des Travaux publics, en 1946, il se veut une réponse initiale aux interrogations relatives aux actions à entreprendre sur le front urbanistique482. Produit à la suite de la publication de l’ordonnance du 2 novembre 1945, portant réaménagement de la presqu’île du Cap-Vert, et des études faites conjointement par les urbanistes Lambert, Gutton et Lopez (Coulibaly 1993 et Seck 1970)483, 481 482 483

Les ressources d’eau souterraine sont parfois situées à un mètre de profondeur. Dans l’ensemble, celle-ci serait inférieure à 4 mètres. Voir Sakho et Saada (1995). Sur la nouvelle réglementation adoptée en 1945 et fixant pour les colonies les procédures d’élaboration des plans d’urbanisme, lire Venard (1996). Pour reconstituer la généalogie du plan directeur de 1946, il convient de lire le Règlement Général d’Aménagement régional de la Presqu’île du Cap-Vert, n° 660 du 22 avril 1940. Cf. ANS, 4P 2681, Lotissement du secteur A de la zone A. 140 logements économiques et aménagement de 140 logements en Zone A de la presqu’île du Cap-Vert 1950.

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il consiste essentiellement en un projet de reconfiguration architecturale et d’élargissement du périmètre de la ville de Dakar. La première direction tracée par le plan directeur d’urbanisme renouvelle les prescriptions de servitude. La servitude de portique est adoptée. Elle vise à améliorer la circulation piétonne ou encore celle des automobiles dans les rues aux trottoirs étroits (Diop 1996). Son application entraîne la suppression de l’arcade dans les portions du centre urbain où prévalait l’exiguïté. Cela porte atteinte aux intérêts immobiliers en ce sens qu’elle grignote sur la surface du bâti. La servitude non altus tolendi (limitation de la hauteur du bâti) accompagne la servitude de portique. Sa prescription, limitée auparavant au secteur portuaire (id.), révèle le besoin de visibilité parmi les préoccupations des aménageurs européens. La seconde ligne d’orientation du plan de 1946 porte sur la poursuite de la dilatation du territoire de la ville de Dakar. En témoigne l’aménagement du Grand Dakar, qui s’apparente à un containment de la bidonvilisation, portée essentiellement par des migrants de Nimzatt, Mbott ou Baye Gaïndé. La stratégie de l’endiguement ainsi déployée se veut un antidote à la dérégulation de l’ordre urbain. Mise au compte des habitants des bidonvilles, cette dérégulation est une source d’apeurement pour le « pouvoir blanc » qui se fixe comme point de mire les réserves foncières utilisables. Une troisième direction se dégage du plan d’urbanisme de 1946. Elle se résume en la rénovation de la ville « africaine ». Il s’agit, en vérité, de poursuivre sa modernisation. L’aménagement du Plus Grand Dakar L’allotissement du Grand Dakar, préparé par une campagne de levées topographiques, est confié au Service Temporaire d’Aménagement du Plus Grand Dakar (STAGD). Ce rouage, conçu pour appliquer le plan de 1946, a eu en charge l’élaboration des études de détail, la conduite d’opération de lotissement, de restructuration et de travaux d’édilité (Venard 1996). À l’image des projets de 1938 et de 1940, la nouvelle proposition d’extension du territoire urbain repose sur le zonage et amplifie la fonction résidentielle. L’amplification se réalise, selon Yakham Diop (1996), au travers de la densification du bâti et de l’augmentation de la hauteur des unités immobilières484. Entre autres résultats de cette campagne, il importe de noter l’établissement d’un plan coté à l’échelle 1/2000485. La création des lotissements démarre avec les quartiers appelés Fann, Point-E, Mermoz, Zones A et B. Dans les trois premiers sites, notamment celui de Fann aménagé sur 484 485

On dénombre des immeubles de 8 étages dans le périmètre délimité par les huileries Petersen et l’avenue Malick Sy. ANS, 1P 531 (40), Note du Chef du Service Temporaire d’Aménagement du Plus Grand Dakar au Directeur des Finances, en date du 30 juillet 1948.

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un plateau, l’administration coloniale se proposa de continuer, comme le proposait Hoyez, la construction de la « ville européenne », ce qui lui permettait d’y loger certains de ses fonctionnaires. Fann, comparé à Neuilly, regroupait beaucoup d’Européens. S’y retrouvaient, entre autres catégories de résidants européens, les « Petits Blancs »486. Le Point E a été une zone de ralliement des éléments africains. Lesquels trouvaient un type immobilier plus modeste dans ce Vésinet tropicalisé (R.J.P. 1955). Il convient de préciser qu’ils avaient accès aux villas de grand standing s’ils appartenaient à la hiérarchie des fonctionnaires coloniaux. Leur mise en place débuta en 1946487. On peut en dire autant pour Fann où 28 villas furent 486

487

Cette catégorie de « coloniaux » était souvent dépeinte de façon négative dans les représentations collectives véhiculées dans et hors des milieux africains. La collection de portraits faite par Patrice Diouf (1956 : 4) tend à confirmer une telle assertion. En effet, polémiquant avec un certain Dupont d’Abidjan qui l’a mis au défi de donner une définition acceptable de cette expression pittoresque, il s’est contenté de lancer un appel à définitions dans les colonnes du Paris-Dakar. Les résultats obtenus informent sur la négativité du portrait dressé pour le « Petit Blanc ». Jimmy Stick, un fils de fonctionnaire colonial, devenu à son tour fonctionnaire français, employé comme contremaître aux TP de Thiès, après avoir séjourné en Côte d’Ivoire, de 1934 à 1949, où il affirme avoir noué de solides amitiés avec les « indigènes » et ses congénères, le présente comme une « Personne originaire de la Métropole, venue en Afrique pour y faire du franc CFA en ignorant les originaires du lieu où elle se trouve, sans essayer de les comprendre, de s’y faire aimer et de les aimer ». Sidaty Sidibé d’Abidjan voit en lui « un Européen sans vocation coloniale dont la présence est plus charge inutile qu’une nécessité », un migrant qui n’est pas forcément un gagne-petit qui a mal géré son projet migratoire d’enrichissement dans l’Eldorado colonial d’Afrique subsaharienne. A. Cissé, lecteur saint-louisien du principal quotidien aoefien, fait preuve de prolixité dans son récit. Dans son entendement, l’expression « Petit Blanc » désigne un Européen sans instruction qui « fraternise avec les Noirs » tant « qu’il n’a pas une position solide », traite les colonisés « d’inférieurs » dès que son standing de vie permet de le classer dans la catégorie des fortunés, « fait preuve d’un manque d’éducation qui le fait détester de tout le monde », affiche le profil d’un « petit d’esprit », chicanier…., inapte à faire quoi que ce soit, couvrant sa carence par un bagout insolent ». Voir aux ANS, consulter les documents suivants : - 4P 91, Aménagement de la zone dite "Lotissement du Point E. Autorisation et déclaration d’utilité publique. 1946 ; - 4P 2682, Lotissement de la Zone A de la Presqu’île du Cap-Vert. Aménagement d’un lotissement et construction de 139 logements économiques 1950 ; - 4P 3008, Logements économiques à Dakar et aménagement d’un lotissement de 140 logements en Zone A de la presqu’île du Cap-Vert. 1949 ; - 4P 3012, Lotissement de Fann. Villa type Fruitier, 1946 ; - 4P 3013, Service fédéral de l’Habitat. STAGD. Projet d’extension du lotissement de Fann. 1949 ; - 4P 3017, Service fédéral de l’Habitat. STAGD. Section Urbanisme. Projet de lotissement du Point E. 1947 ; - 4P 3018, Lotissement du Point E. 1948 ; - 4P 3019, Lotissement du Point E. 1948 ; - 4P 3020, Lotissement du Point E. 1948 ; - 4P 3021, Lotissement du Point E. 1948-1949 ; - 4P 3022, Lotissement du Point E. 1948-1949 ;

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construites. L’année suivante, ce nouveau lotissement accueillit l’édification de trois blocs d’immeubles comprenant un total de 40 appartements. Durant l’intervalle 1946-1947, l’aménagement du Point E a facilité la construction de 22 villas préfabriquées, tandis que le quartier Mermoz a été équipé en biens immobiliers destinés aux cadres européens (Diallo 1994). Avec la fin de ce chantier, la ville « européenne » subit une mutation systémique importante en troquant son statut d’ouvrage mono-centré contre celui de construction hétérotopique. En outre, sa configuration montre que sa production a été faite sous le sceau de la discontinuité, qui informe aussi la construction de l’État-nation français. Quant à la Zone A, elle a joué, entre autres fonctions, celle de lotissement de recasement d’habitants lebou de Dakar (Anonyme 1954b). Pour satisfaire les 166 fonctionnaires africains qui avaient déposé, dès 1946, des demandes de logement, le pouvoir colonial se lança, à partir de 1948, dans la construction des plusieurs cités. La première est édifiée sur le site de Bopp. Elle est destinée aux douaniers et se remarque par son innovation esthétique. Les maisons-ballons qui y sont construites introduisent, dans le paysage immobilier de Dakar, le style architectural des Fulane (Peul)488. Leur case ronde est valorisée dans les constructions immobilières entreprises aussi dans la Zone B. Le discours officiel a inventé l’expression « Cases Air-Form » pour les désigner489. La seconde cité est construite sur la route des Puits. Elle est affectée aux agents de police. Enfin, l’administration coloniale édifia 180 logements dans deux lieux de vie dénommés Zone A et Zone B. Le parc immobilier de la Zone A est décrit comme une gamme de logements de standing inférieur au « caractère fermé et traditionnel ». Il est également perçu comme un patrimoine répondant parfaitement aux attentes de ses attributaires au niveau d’évolution sociale jugé insatisfaisant. L’ensemble immobilier édifié dans le lotissement dénommé Zone B comprend des logements de standing dit « élevé », spacieux, ouverts et composés de deux chambres, d’un salon, d’un débarras et magasin, d’une une salle d’eaux avec des w.-c. (à l’anglaise et à la turque), de deux vérandas couvertes et d’un bac à laver490. L’allotissement du lieu dit Grand Dakar participe de cette involution urbanistique. Il consiste à étendre la ville « africaine » en en faisant un

488 489

490

- 4P 3025, Lotissement du Mermoz. 1947. ANSO.M, 30Fi27, Habitat colonial et Urbanisme. Habitat II. Cliché AOF, n° 6050, 1956, Dakar. Les maisons-ballons de la Cité des douanes, à Bopp. Idem. Voir aux ANS les clichés portant les numéros 4977 et 4978 et datés de 1950. On examinera, surtout, le cliché n° 5098, daté du 29 janvier 1951 et intitulé « Dakar. Nouveaux quartiers résidentiels des environs de Dakar. Maisons ballons et maisons carrées (au Point E) ». ANS, 4P 2878, 180 logements dans les zones A et B. Rapport de l’ingénieur du STAGD à Monsieur le Gouverneur général, août 1945.

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organisme ripuaire de la nouvelle extension de la ville dite « européenne ». On y recense l’essentiel des 6710 parcelles alloties entre 1954 et 1956491. L’exécution de ce projet donne à lire la formation de quartiers distincts : Derklé, où est logée la cité Nosoco et où intervient le Crédit Foncier492, Usine Biscuit, Bopp493, Ouagou Niayes494 et Castors495. Composés de villas (de 2 à 5 pièces) et de logements collectifs (de 1 à 2 pièces)496, ces lotissements, exceptés Castors et Usine Biscuit, étaient destinés aux travailleurs salariés africains du secteur privé ou aux agents de l’État colonial qui n’appartenaient pas au Cadre commun supérieur. Ainsi, la Nosoco et les services comptables des Transmissions choisirent Derklé pour en faire le site des propriétés immobilières de leurs employés497. Le lotissement de Castors annonce la mise en œuvre d’une formule d’intervention novatrice : l’auto-construction immobilière. Elle est contrôlée par l’État grâce à sa maîtrise du circuit du financement et du Centre de Formation Professionnelle Rapide (CFPR), rouage organisateur de l’initiation des candidats au toit aux techniques d’édification du bâtiment (Coulibaly 1993 et Osmont 1978). Castors correspond à un parc de 90 logements. Sa construction a démarré en 1955. Le coût de la location-vente mensuelle (2740francs) de ses édifices est relativement faible. Au travers de la mise en place de ce quartier, se dévoile la lutte de « ceux d’en bas » organisés en mouvement coopératif pour faire triompher leur droit au toit et leur droit à la ville. Les chantiers de la Sicap, de l’OHE et de Dagoudane Pikine  Des cités pour les classes moyennes La nécessité de poursuivre la construction d’habitations modernes pour les classes moyennes a poussé le pouvoir colonial à se doter de sociétés immobilières. Celles-ci allaient édifier deux catégories de cités sur dif491 492

493 494

495 496 497

ANS, 4P 2672, Plan de lotissements à Dakar. Lire aux ANS, les documents cotés : 4P 2671, Cité Nosoco à Derklé. Construction. Études et plans. 1955 ; 4P 2686, Service fédéral de l’Habitat. Crédit Foncier de l’Ouest Africain. Lotissement de maisons économiques de Derklé. Rapport et plans. 1954 ; 4P 2687, Service fédéral de l’Habitat. Lotissement de Derklé. 1954. Voir aux ANS le document coté 4P 2685 (Lotissement de Castor Derklé. Plan 1954. Plan de masse. Lotissement de Bopp Est. Échelle 1/1000). ANS, 4P 2667, Groupement Foncier de Dakar-Cité. Ouagou Gnaye. Maison type économique. Plan dressé par Chesneau et Kérola et 4P2668, Groupement foncier. Cité africaine à Ouagou Gnaye. Construction de maisons. Pièces écrites et plans. 1955 et 4P2678, Groupement foncier de Dakar. Plan de lotissement de Ouagou Gnaye. 1954. ANS, 4P 2685, op. cit. Les modèles architecturaux ont été dessinés par les architectes Chesneau-Kérola. Leur cabinet était situé au n° 150 de la rue Blanchot. ANS, 4P 2671 et 4P2687, op. cit.

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férents sites : les logements dits SICAP et les habitations à loyer modéré (HLM). La première catégorie de cité est l’œuvre de la Société immobilière du Cap-Vert (SICAP). Cet organisme commercial a été inauguré en 1951. Moustapha Diallo (1994) a bien documenté sa création. Celle-ci a nécessité la réunion de la Commission Permanente du Grand Conseil de l’AOF, l’accord du ministre de la France d’Outre-mer, qui a requis l’avis favorable du Comité Directeur du FIDES. Cet auteur présente la SICAP comme une société d’économie mixte. Son capital a été estimé à 100 millions de FCFA. Il est la somme de provisions fournies par plusieurs actionnaires498 et des bailleurs de fonds triés sur le volet. Ces derniers ont pour noms : Caisse Centrale de la France d’Outre-mer (CCFOM)499, FIDES et Fonds d’Aide et de Coopération (FAC). Appelée, au départ, à intervenir sur l’étendue du ressort territorial de l’AOF, la SICAP se vit assigner trois missions : mettre fin à la crise du logement, améliorer l’habitat et participer à l’exécution des plans d’extension ou d’aménagement des villes). L’autorité coloniale lui confia plusieurs tâches. Celles qui s’inscrivent dans la routine de travail consistent à :  acquérir, mettre en valeur et exploiter des immeubles ;  acheter, vendre ou échanger des terrains destinés à abriter des établissements humains ;  allotir, construire et gérer pour elle-même ou pour des tiers des terrains et des bâtiments ;  consentir des prêts ou avances sur des biens et droits immobiliers ;  acquérir des meubles et objets immobiliers susceptibles de garantir les immeubles ci-dessus, etc.500. Par le biais des achats, expropriations et échanges de terrains, la SICAP a construit, entre 1951 et 1960, sur le site du Plus Grand Dakar six ensembles immobiliers. Le premier lotissement est situé le long de la rue 10 et date de 1951. Il comprend 140 pavillons jumelés de 2 ou 3 chambres, de quatre cités ouvrières composées de 129 logements. La SICAP entreprend, de 1951 à 1952, l’aménagement, le long de la route des 498

499 500

Outre le Gouvernement général de l’AOF, principal actionnaire, on retrouve, en 1955, 28 actionnaires répartis en deux groupes. Le premier dit « Groupe A » comprend, entre autres membres, le territoire du Sénégal, la Municipalité de Dakar et la Chambre de Commerce de Dakar. Dans le « Groupe B », les acteurs institutionnels les plus en vue sont la banque d’Afrique occidentale (BAO), la Banque commerciale Africaine (BCA), la Compagnie Française de l’Afrique occidentale (CFAO), la CITEC, le Crédit lyonnais, les entreprises Maurel et Prom, les établissements Soucail, les établissements Vézia. Les « particuliers » se recrutent dans le monde des entrepreneurs de l’industrie ou du commerce (cas des sieurs Capillon et Grazziani). Pour plus d’informations, lire Diallo (1994). Sa nouvelle appellation, intervenue en 1959, est Caisse Centrale de Coopération économique (CCCE). Voir également Moussa Coulibaly (1993).

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Puits, d’un lotissement de 56 pavillons jumelés501. Quant à l’ensemble immobilier dénommé Sicap Karack et édifié en 1953 le long de la route des Puits, il regroupe 106 pavillons jumelés de 2, 3 ou 4 pièces, 72 studios répartis en 9 immeubles, un immeuble collectif de 24 chambres pour célibataires et quatre immeubles de 96 chambres destinées à des ménages. Ibou Diallo, qui est un témoin de l’histoire urbaine de Dakar de la fin des années 1950 et des années 1960-2000, nous signale le caractère tardif des appellations employées pour distinguer quelques-uns des ensembles socio-résidentiels construits par la SICAP. Il en est ainsi pour le lotissement de la rue 10. Il va être appelé, plus tard, Sicap Serigne Cheikh. Un hommage est ainsi rendu à Cheikh Gaïndé Fatma Mbacké, un dignitaire de la muridiya qui y possédait un logement. Le témoin Diallo ajoute que les rues de cet ensemble portaient des numéros tirés du vocabulaire wolof. L’on retrouvait ainsi dans le répertoire toponymique des expressions comme rue ben, rue nyaar, rue nyat, etc. Ce qui correspond, dans la langue française, à rue 1, rue 2 et rue 3. La façon de désigner l’espace social en question diffère de celle retenue pour numéroter le quadrillage viaire de la Médina et de la Gueule Tapée. Peut-on rapporter cette commutation linguistique à la montée du nationalisme ? Même si nous nous gardons d’apporter des éléments de réponse à une pareille interrogation, il nous semble nécessaire de dire que nous avons là une inflexion facilitée par le fait que, comme tout conflit armé, la guerre vécue ici, celle de 1939-1945, a agi pendant et après son déroulement en accélérateur de changements. Ibou Diallo nous apprend, enfin, que l’attribution du numéro zéro bis à la rue témoin du groupe socio-résidentiel de la route des Puits, qui a donné donc l’appellation Rue Dara bis, est à l’origine du nom Sicap Darabis. Ce toponyme informe sur le triomphe du choix de la diglossie dans la construction de l’ordre linguistique de la ville, de la (post)colonie. Le lotissement de Fann Kock, qui date de 1954, est composé de 167 pavillons jumelés, d’habitations individuelles à arcades, de sept immeubles à un étage. Chaque immeuble comprend 33 pièces d’habitation, six commerces et un foyer de jeunes. Ces logements de standing supérieur étaient occupés par beaucoup d’Européens. L’avant-dernier lotissement est celui dit des baobabs. Situé également sur la route des Puits, il comprend 889 unités résidentielles construites de 1954 à 1957. Quant au dernier lotissement dit des Liberté I, il se compose de deux tranches. La première, qui date de 1958, couvre 17ha. On y dénombre 540 logements. La seconde tranche, appelée Sicap Liberté II, a été réalisée en 1959 et compte 446 logements (Diallo 1994). Avec ces deux derniers lotissements, la SICAP tourne le dos à la formule de l’immeuble collectif. Mais elle décide d’intégrer dans son offre 501

Il porte le nom de Sicap Dara bis.

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de biens immobiliers la construction d’équipements socioculturels. L’initiative apparaît avec l’aménagement du lotissement de Fann Hock. Avec celui des Baobab, elle diversifie son offre avec la construction d’un jardin d’enfants et d’un centre socio-économique (id.). La réalisation de ces chantiers a eu plusieurs impacts. En tirèrent profit les entreprises françaises basées à Dakar. Elles eurent droit à un monopole en matière de construction et d’équipement. Retenons parmi les entreprises de construction immobilière, la SOGETRA et l’entreprise Richetti, et parmi les sociétés de prestation en BTP, Hersent, Franzetti et ORAC. Le relatif éloignement des ensembles immobiliers réalisés par la SICAP allait se traduire par l’apparition de lignes de desserte et, en conséquence, par l’essor du transport intra-urbain de l’après-guerre. Le paysage urbain de Dakar connut ainsi d’importantes modifications. À son tour, le portrait de la ville se complexifia. Les nouveaux quartiers résidentiels construits par la SICAP, perçus comme des modèles d’habitat moderne, devinrent des points de mire supplémentaires pour tous les mal logés africains. Plus que jamais, les logiques de distanciation physique et de distinction sociale président à la construction d’un ordre urbain censé endiguer la montée des revendications (a)politiques des colonisés. Cette dernière assertion est reconductible lorsque l’on reconstitue l’histoire de la construction immobilière entreprise par l’Office des Habitations économiques (OHE). Bénéficiaire de subventions accordées par le Grand Conseil de l’AOF et du Gouvernement général, de crédits consentis par le FIDES et la CCFOM, cette société immobilière a réalisés peu de logements dans les années 1946-1950 (Ndiane 2010). Quelques rares constructions immobilières ont été enregistrées dans l’après-guerre. Sur les 155 logements édifiés à Dakar depuis sa création jusqu’en 1951, ne se détache, pour la séquence 1946-1960, que son projet de construction d’unités résidentielles au Point E. En outre, elle a consenti, entre 1949 et 1954, quelques crédits immobiliers à des particuliers (id.).  L’aménagement d’une lointaine grande banlieue L’aménagement du lotissement de Pikine intervient dès 1952. Marc Vernière (1973) a rendu compte de sa mise en place. Cet établissement humain a été édifié sur un site où il n’y avait en 1950 que la « brousse » et quelques cases l’année suivante (Anonyme 1954b). Vernière (1973) a abordé, entre autres points, le déguerpissement de nombreux sujets africains, la possibilité qui leur a été offerte (qu’ils soient ou non des Lebu de Gazelle, comme Magatte Ndoye)502 d’accéder enfin à la propriété bâtie et au titre foncier avec la distribution initiale de 6450 parcelles, le processus d’urbanisation contrôlée du site par l’État colonial. Le fait que la nouvelle 502

Ndoye, Magatte, inf. cit.

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« lointaine banlieue » soit située à près d’une dizaine de km de la ceinture industrielle de Dakar s’inscrit comme une initiative supplémentaire prise par ce dernier en vue de poursuivre la reproduction élargie du territoire de la ville dite « africaine ». Faite invariablement sur le mode de la discontinuité, la reproduction du « faubourg indigène » semble avoir facilité une nouvelle concentration topographique des prostituées de Dakar. L’attesterait le toponyme de la nouvelle cité-dortoir, qui proviendrait de l’expression pikini bougou ; laquelle réfère au tarif des passes instituées par les travailleuses du sexe. Nous avons là un indicateur de la disqualification sociale et morale qui frappe la nouvelle extension de la banlieue dakaroise. Pourtant, un pareil handicap n’a pas inversé la forte attractivité exercée par Pikine. Ses habitants reproduisirent les toponymes employés pour désigner les lieux de départ de leur exode urbain. En sus de Gazelle, quartier des premiers déguerpis de leur zone résidentielle située près de la brasserie portant le même nom et incluse dans le périmètre de la zone industrielle à redimensionner, on retrouve Colobane, Aïnoumadi, Nimzatt et Abattoirs. Avec le quartier dénommé Texas City, dont l’entrée était signalée par un panneau, l’on assiste à l’enrichissement du répertoire des toponymes fabriqué par des infortunés de la ville. Ce qui frappe dans le dessin de leur portrait, c’est le dédain manifesté en direction de la paillotte. Sommés par le pouvoir colonial de ne pas construire de maisons en dur, ils étaient préoccupés par l’édification et l’entretien de baraques « coquettes » aux toitures recouvertes de tuiles ou de tôles ondulées (Anonyme 1954c). Déjà peuplée de près de 20 000 habitants en 1953 et susceptible d’en compter 40 000 à la fin de l’année 1954 d’après cet auteur, la nouvelle excroissance urbaine de Dakar est composée de 3000 lots d’habitation. Son peuplement comprend beaucoup d’« allogènes ouolofs, sérères, toucouleurs, portugais » (id. : 2). Pikine offre l’image d’une cité-dortoir où se déroule au quotidien la lutte contre le sous-équipement, la précarité, la marginalisation et la disqualification sociale. Pour ses habitants employés à l’usine ICOTAF ou dans les industries installées à Rufisque ou à Dakar503, les raisons de croire en la survenue d’un avenir meilleur sont portées par l’état des lieux changeant du parc d’infrastructures. Ainsi, le patrimoine des équipements sociocollectifs comprend une école-baraque d’une capacité d’accueil de 50 élèves environ, un cinéma ambulant, des bornes-fontaines et un dispensaire équipé d’une cabine téléphonique. Le paysage économique est configuré par la construction d’une boutique en dur et la mise en service d’une station d’essence. Elles sont à l’actif de la société commerciale Chavanel. L’horizon du renforcement du parc des équipements économiques est cons503

Les fonctionnaires ralliaient cette ville en utilisant des vélomoteurs ou en empruntant les cars GG. Il s’agit de véhicules faisant partie intégrante du parc automobile du Gouvernement général de l’AOF.

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Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960)

titué par les projets de mise en service d’une épicerie, d’une boulangerie et d’une salle de projection cinématographique (id.). En bref, nous avons là autant de réalisations et de perspectives qui démultiplient les espoirs en des lendemains meilleurs nourris par des habitants « décomplexés » ou non avec le stigmate de l’étymologie de Pikine.  Rénover la proto-ville « africaine » Cette étymologie, qui réfère à la misère sexuelle du migrant et du déguerpi de la ville, constitue une donnée à prendre en compte dans la restitution de l’histoire de Pikine 504 . Mais, en attendant l’accomplissement d’une telle tâche, nous allons étudier, à grands traits, une autre dimension de la production territoriale de la ville, celle-là même qui porte sur la rénovation de Rebeuss, de la Médina et de ses extensions. La voirie, l’assainissement et l’adduction d’eau forment les volets du plan de rénovation de Rebeuss. Ce document porte les dates de 1954 et 1955. Complétant les travaux d’édilité, il prévoit la mobilisation d’un budget estimé à 15 millions de francs505. La rénovation de la Médina et de ses extensions est préparée et/ou consolidée par une stratégie articulée autour de plusieurs points. Elle a d’abord consisté à déplacer une partie des habitants, soit 50 000 personnes entre 1946 et 1953. Cette information est contenue dans l’édition du 22 août 1953 de la revue économique Marchés coloniaux. Cet organe poursuit en mentionnant que le déplacement en question a été organisé « vers de nouvelles zones assainies, convenablement urbanisées (où on peut) trouver des conditions de vie décentes... grâce à la politique des grands travaux ». Le décongestionnement a été une articulation majeure de cette stratégie en ce sens qu’elle s’est traduite par la mise en œuvre des mesures suivantes : 

remembrement des sous-quartiers Fass Paillote et Fass Delorme ;

 allotissement des lieux où vont être édifiés des sous-quartiers comme Fass Casier ;  stabilisation du lotissement précaire du quartier dit Usine Biscuit ;

504

505

Cf. ANS : - 4P 2688, Lotissement de Dagoudane Pikine - km 9,500, Route de Dakar à Thiès - Zone A et B ; - 4P2689, Lotissement de Dagoudane-Pikine. Délimitation et bornage du terrain de sports. Plans de situation. 1955. ANS, 4P 3360, Dakar. Travaux de voirie. Assainissement, adduction d’eau, Rebeuss. 1954-1955. Correspondance (non datée et anonyme) au Président de la Commission Permanente du Grand Conseil de l’AOF

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 régularisation foncière de la partie de Colobane occupée « anarchiquement » par des migrants506. La stratégie en question a enfin consisté en un élargissement des places et des rues, un aménagement de secteurs non aedificandi, un rechargement en bitume des artères dégradées. Ces dernières directions ont été explorées pour la Médina dès 1946 et en 1950 pour son extension appelée Gueule Tapée (Seck 1970 et Sow 1980)507. Les grands travaux de rénovation ont été conçus dans la période 1955-1957. Pour réussir ce projet d’urbanisme de dernière heure, les autorités coloniales ont décidé d’’éclater la Médina en quatre secteurs. Les délimitations tracées sont les suivantes :  Médina I (quartier I) ou Médina Ouest : route de la Corniche, boulevard de la Gueule Tapée, avenues Blaise Diagne et Malick Sy ;  Médina II (quartier II) ou Médina Est : avenue Blaise Diagne, boulevard de la Gueule Tapée, rue 9 de Grand Dakar, prolongement projeté de l’avenue de la Liberté et avenue Malick Sy ;  Médina III : prolongement projeté de l’avenue de la Liberté, « Colobane régulier », Autoroute et avenue Malick Sy. Les quartiers Fith Mith et Gibraltar sont inclus dans le périmètre délimité.  Médina IV : route de la Corniche de Fann, sud-est de Fann-Hock - Canal IV-route de Ouakam, route de Ouakam du Canal IV au Canal de la Gueule Tapée, canal de la Gueule Tapée depuis la route de Ouakam à la route de la Corniche de Fann. Cette cartographie a présidé au lancement des travaux de rééquipement du patrimoine public et de réhabilitation d’ouvrages socioéconomiques. Le tableau suivant édifie largement sur la volonté de réussite des pouvoirs publics.

506 507

ANS, 4P 3418, Circonscription de Dakar et Dépendances. Plan. Extension de la Médina. Plan des lotissements. Échelle : 115 000. Voirie. 1955. Après l’indépendance, l’État postcolonial a vainement tenté de rénover la Médina. Lire Arsac et de Klasz (1962).

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Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960) Tableau n° XI : Projets de Travaux de rénovation urbaine à la Médina en 1955-1957 Travaux de rénovation Bitumage Adduction d’eau Adjonction ou substitution au réseau de collecteurs d’eaux pluviales. Adjonction au réseau d’eaux vannes Éclairage public Totaux

Médina I (Médina Ouest) 90 000 000 F 23 000 000 F 17 000 000 F

Médina II (Médina Est) 110 000 000 F 20 000 000 F 10 000 000 F

Médina III

Médina IV

120 000 000 F 8 000 000 F 8 000 000 F

75 000 000 F 16 000 000 F 17 000 000 F

18 000 000 F

16 000 000 F

10 000 000 F

18 000 000 F

15 000 000 F 163 000 000 F

14 000 000 F 170 000 000 F

12 000 000 F 158 000 000 F

8 500 000 F 134 500 000 F

Source : ANS 4P 3358, Ville de Dakar. Avant-projets d’infrastructures de Médina.

C’est une somme de 625,5 millions de francs que la puissance publique est parvenue à réunir pour espérer conduire de manière satisfaisante ces chantiers urbains. La Médina Ouest, secteur le mieux urbanisé, devait bénéficier de la « part du lion ». Cela nous oblige à conclure à la poursuite de la politique d’équipement inégal. Cependant, il importe de ne pas consacrer trop d’attention à ce trait de culture jacobine car, avec la réalisation du projet de rénovation, c’est un « néant » urbain qui a été gommé à Médina III et à Médina IV. À l’intérieur de la Médina III, la voie dite rue 37 a été la seule route intérieure bitumée. Mais, son état de dégradation est nettement souligné. En outre, l’ouvrage d’équipement collectif restant, à savoir la bornefontaine, n’est signalé que dans les marches frontalières du quartier508. Le projet majeur retenu ici (réalisé et inauguré en 1957) consiste en la construction d’une « Voie triomphale ». L’axe de communication en question est appelé à se substituer à l’avenue Blaise Diagne, devenue trop étroite et encombrée pour abriter les défilés militaires du 14 juillet et les cérémonies d’accueil des autorités ministérielles en visite en AOF. Devant partir de l’intersection de l’avenue Malick Sy et de la rue 22, elle « écornera le Parc des Sports, foncera à travers la médina et viendra aboutir à l’angle de la gendarmerie de Colobane, près des pylônes de la TSF » (Anonyme 1954b : 2). Avec la réalisation de ce projet et l’inauguration qui s’en suit en 1957, date de la célébration du centenaire de la « fondation » de la ville de Dakar, le réseau viaire s’enrichit d’une nouvelle artère dénommée Allées du Centenaire. Elle s’étend sur 1,4 km, affiche 20 m d’emprise et présente une chaussée large de 15m. Le Service temporaire de l’Aménagement du Plus Grand Dakar a anticipé, en 1954, son éclatement en aval. Le point de disjonction choisi correspond à l’angle de la gendarmerie de Colobane. Deux 508

ANS, 4P 3358, Ville de Dakar. Avant-projet d’infrastructures de Médina. Quartier III. Rapport.

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nouvelles artères ont été ainsi percées. Baptisées rue 10 et rue 13 et appelées à porter respectivement les appellations rue Leclerc et rue de Lattre de Tassigny, elles comptent 20 m d’emprise et 9,5m de chaussée (ibidem). Le tableau présenté ci-dessus indique que la « Voie triomphale » n’a pas été la seule infrastructure routière construite à la périphérie de la Médina III. La construction de l’autoroute, terminée en 1955, a été un autre grand chantier d’intérêt public. Son lancement a nécessité le renoncement au principe d’urbanisme de 1940. Porté par l’architecte-conseil du Gouvernement général, Hoyez, il est réductible, rappelons-le, au creusement d’une longue artère rectiligne coupant d’autres artères et traversant des quartiers populaires509. Le projet d’autoroute a été conçu, dès 1945, par le trio J. Lambert, A. Gutton et R. Lopez. Son tracé de l’autoroute, que l’on a raccordé à l’avenue Gambetta, n’a pas été poursuivi jusqu’au centre ville. La vocation du tronçon autoroutier est double : servir d’équipement structurant pour la banlieue et décongestionner les « autres artères désormais trop étroites » (ibidem). Quant à la Médina IV, elle a connu un niveau de sous-équipement notoire. Son patrimoine infrastructurel se réduisait à une seule canalisation en matière d’adduction d’eau et à un embryon de réseau d’eaux vannes. Ce sous-quartier se caractérisait surtout par une absence totale de réseau d’évacuation d’eaux de pluies et de réseau d’éclairage public, ce qui signifie que ce périmètre médinois est exposé au risque de décrochage urbain. Par ailleurs, la lecture du tableau ci-dessus nous commande d’accorder davantage d’intérêt à la Médina II ou Médina Est. Le compterendu statistique la propulse au rang d’épicentre du mouvement de fabrication de projets de rénovation urbaine. Pour conforter cette conclusion, on peut se référer, outre les travaux de rénovation en question, aux chantiers de terrassement projetés. Devant être réalisés entre le 1er novembre 1956 et le 30 avril 1957, leur coût a été chiffré à environ 50 millions de francs510. Le financement devait provenir du FIDES. Autrement dit, sur 675 millions de francs prévus pour l’ensemble de la Médina, le sous-quartier Médina II en a absorbé, au finish et à lui seul, 220 millions de francs, ce qui donne un ratio de 32,59%.  Du sens d’une politique de la ville La politique coloniale de la ville s’inscrit dans la vanité de l’État « métropolitain ». En effet, ses animateurs pensent que l’activation des logiques de la division, de la séduction et du contrôle social par le contrôle 509 510

Cela permet de comprendre l’abandon du projet de Hoyez, relatif à l’aménagement d’une artère qui prolonge l’avenue de la Liberté et s’achève au village de Yoff. Idem. Dakar Médina : quartier 2. Travaux de terrassement. 1955-1956. Note de l’Ingénieur Principal chargé des affaires courantes et urgentes du STAGD au Directeur des Travaux publics, en date du 25 janvier 1956.

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Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960)

spatial produit inévitablement dans les colonies l’endiguement des nationalismes et la préservation de l’empire colonial. Espace économique qui a vocation, dans le contexte d’après-guerre, à concourir au redressement de l’appareil productif et au rehaussement de l’image politique de la France. Le « parti colonial » français allait s’atteler ainsi à la mise au point d’une stratégie d’inversion du cours d’une histoire de l’assujettissement, plus que jamais affaiblie par la vigueur de l’anticolonialisme affiché, aussi bien par les sociétés dominées, que par les principaux acteurs institutionnels des relations internationales. Le distinguo entre les lieux et les milieux Les tentatives de régulation de l’urbanisation de Dakar visent à améliorer le cadre de vie des (néo) citadins susceptibles d’approuver le discours dominant sur la poursuite et la consolidation de la dynamique relationnelle qui participe du procès colonial. Dans l’esprit du colonisateur, les investissements (socio) économiques réalisés dans la Médina concourent à faciliter l’acceptation d’un pareil projet par les « gens d’en bas » et leurs élites. Lesquelles étaient divisées dans les années 1950 entre partisans de la revendication indépendantiste et militants de la transformation du Cap-Vert en département français. Par ailleurs, la rénovation de la Médina, qui permet d’accentuer les disparités des niveaux d’équipement entre elle et des quartiers périphériques comme Fass, Colobane et des autres bidonvilles, doit s’appréhender comme une tentative de conforter les postures de ce dernier segment de l’élite lebu et une modalité du contrôle social par le contrôle spatial au travers de la reproduction de la ségrégation résidentielle. Cette reproduction n’a même pas épargné « l’exception de quelques catégories relativement privilégiées (...) pour lesquelles on avait commencé à construire aux limites de la ville des habitations bon marché, comme les Sicap » – exception postulée par Pierre Biarnès (1987 : 323). La discrimination tend à prendre une coloration raciale à Fann. Mais, elle s’accomplit dans l’ensemble en privilégiant la référence au revenu salarial en guise de donnée séparative. Trois genres d’aire socio-résidentielle correspondent aux formes imprimées au dessin de l’espace urbain : l’habitat réservé à l’élite coloniale et éclaté dans les deux plateaux du centre-ville et de Fann, la ville des « classes moyennes », dans laquelle on retrouve les travailleurs salariés africains des cités dites modernes et économiques, et la ville de « ceux d’en bas » formée par la Médina et ses proches et lointaines extensions « horripilantes ». Cela matérialise une organisation ternaire de l’espace résidentiel. Cette structuration, qui met un terme à la binarité apparue en 1857, conforme l’aménagement d’ensemble à la conception trinitaire qui a prévalu lors de la construction du centre urbain entre 1857 et 1914.

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Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

Le dessin innovant constitué par la ville des « classes moyennes » fonctionne comme un miroir des desseins politiques. Lesquels, ne l’oublions pas, réfèrent à la stratégie de maintien du maintien du lien d’assujettissement colonial et de préservation du statut de puissance impériale que la France tenta de mettre à profit pour déployer une diplomatie de prestige. Ce nouveau dessin symbolise une distanciation accrue entre les forces motrices du projet colonial, domiciliées dans la ville dite « européenne », et les forces sociales confinées dans l’auréole socio-résidentielle éclatée, depuis l’entre-deux-guerres, et où prévalaient l’entassement humain, la débrouille, l’insécurité et la précarité sociale. Pour rendre opératoire cette fonction de symbolisation, les logements de la SICAP et du Point E étaient brandis en tant qu’exemples de corps de la ville à sublimer par le colonisé infortuné. Ce dernier était convié à les assimiler à une preuve multipliée de l’accessibilité de la réussite sociale, de la possibilité de jouir du droit à la ville. Ville remplissant plus que jamais, ici et ailleurs, la fonction de « lieu de manifestation du pouvoir d’État,... d’acquisition du savoir de la langue » (Pourtier 1987 : 327) et de site par excellence de sédimentation et d’ostentation de toute fortune sociale. S’il adhérait au discours et à la pratique de subversion du mouvement de « décolonisation », la ville des « classes moyennes » ne pouvait fonctionner, pour ce colonisé des taudis dakarois, que comme le cul-de-sac de la revendication nationaliste. N’inscrit-elle pas dans la longue durée, malgré ou avec les charmes magnifiés des lieux, la faisabilité des progrès à accomplir par l’« indigent » ? En outre, cette construction urbaine, qui matérialise une distance physique entre les infortunés de la ville et les segments intellectuels des classes moyennes, prouve que l’État colonial entendait faire échouer le projet nationaliste en séparant ses exécutants et ses théoriciens potentiels. Un pouvoir manipulatoire qui cible les classes moyennes Au regard du sort réservé aux « classes laborieuses et dangereuses » de Dakar et des intentions qu’on est en droit de prêter aux pouvoirs publics coloniaux, l’hypothèse d’une pratique manipulatoire de l’urbain peut être émise. Cette hypothèse est rendue plausible par l’importance de la place et du rôle assignés par l’élite coloniale aux classes moyennes dans le jeu de la régulation sociale. Manifestement, le décideur colonial tente une manœuvre de capture du groupe social en question. Une pareille ruse cache une pratique manipulatoire. Assise sur une logique mimétique, celle-ci fait du groupe des « gens du milieu » un agent d’intermédiation supplémentaire entre les colonisés « d’en bas » et l’élite coloniale. Étant donné que le marabout et le notable lebu jouaient aux intermédiaires ou étaient conviés à s’investir dans l’assomption d’un tel rôle, l’on retrouve alors la figure ternaire comme volant régulateur du champ des alliances politiques dessiné par les pouvoirs publics coloniaux. 268

Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960)

La lecture d’un tel projet d’instrumentalisation des hommes ne peut être close sans l’invocation du caractère sous-jacent de la réduction au rôle de bouc-émissaire de l’agent d’intermédiation. La problématique de la dispute de l’espace est ainsi reposée, avec son transfert envisagé, dans la ville des « gens du milieu ». Toutefois, les chances de succès du masquage de cette intention étaient minces, car la lutte pour l’émancipation nationale rimait avec risque de coalition entre les différents groupes de colonisés mis sous tension par le pouvoir manipulatoire du décideur colonial.

Conclusion Dakar a connu, entre 1946 et 1960, une explosion démographique sans précédent et une dilatation de son ressort territorial. Ce qui s’est traduit par la conversion, en parcellaires, des réserves foncières des Lebu de Dakar ou, encore, par la poursuite de la construction de taudis sur les flancs de la Médina. Ce procès est l’œuvre des migrants, devenus plus nombreux du fait de la multiplication des opportunités de travail, consécutives au lancement des travaux inscrits dans les projets du FIDES. Parallèlement à l’endiguement de l’urbanisation spontanée, l’aménageur européen a infléchi, à sa manière, la configuration du territoire urbain. Pour ce faire, il a produit une série de parcelles du Grand Dakar, réservées à des citadins non fortunés, et un chapelet de quartiers dotés des artifices du confort de la ville moderne. Ont bénéficié, de façon exclusive, de cette dernière initiative, les élites européennes et africaines disséminées entre Fann et Point E, les couches moyennes, allocataires des pavillons et immeubles de la SICAP, des habitations modernes de Bopp, Zone A, Zone B, Castors, etc. Bien avant la construction de certaines de ces aires socio-résidentielles, le décideur colonial a marqué de son empreinte la modification du paysage urbain en créant une banlieue lointaine dénommée Pikine. Les nouvelles figures de l’aménagement urbain de l’après-guerre ne provoquèrent pas de modifications incontrôlées dans le vécu des habitants des marges ou « enclaves » territoriales de la ville de Dakar. Leurs façons de vivre, au quotidien, la civilité y sont écrites au moyen des imaginaires de la ville. Elles rendent compte également de la prégnance de la mixité culturelle, qui se présente comme un attribut de la métropole urbaine des temps modernes.

Chapitre II : Changements du cadre de vie et manières de satisfaire les besoins primaires L’après-guerre a été mis à profit par le pouvoir colonial pour évider les survivances rurales propres à nourrir, en milieu migrant africain, des sentiments d’exclusion ou de marginalisation. Le moyen stratégique utilisé pour atteindre cet objectif est la réforme sociale. Préconisée depuis la Conférence de Brazzaville, elle fait figure de clé du succès de l’endiguement du nationalisme politique. La volonté coloniale de faire bouger les lignes du mieux-être rencontre cette revendication du colonisé, posée en termes d’amélioration du cadre de vie. La satisfaction d’une pareille aspiration passe par la mise en service d’équipements de base. Citons, parmi les ouvrages à construire et à faire fonctionner, les établissements scolaires, les bornes-fontaines, les dispensaires, le réseau d’électrification, les aires de jeux, etc. Même dans les villages satellisés par la ville de Dakar, les associations culturelles et sportives créées et animées par les jeunesses lebu ont exprimé, avec force, dans les années 1950, des revendications relatif à l’épanouissement social. Ce faisant, elles se lancent dans cette nouvelle entreprise qu’est l’énonciation en pointillé du droit à la ville. Coïncidant avec la bataille pour la réforme du mariage dotal, partagée avec le pouvoir colonial, la revendication à l’entrée dans la ville rend compte d’une volonté des populations africaines d’évider, de l’intérieur, le fait culturel villageois qui ne se love pas dans leur aspiration à la modernité. Pour construire cette nouvelle figure de l’état social, les (néo)citadins de Dakar exigent ou négocient avec les pouvoirs publics la réalisation d’équipements urbains propres à changer, dans le bon sens, la vie au quotidien et le destin collectif. À l’échelle microsociale, l’affirmation de leur aspiration à la modernité, portée par le mode de vie occidental, débouche sur la multiplication d’initiatives. Les plus emblématiques sont le renouvellement du parc immobilier et mobilier, l’innovation dans la gestion de cette sphère privée qu’est la maison ou la chambre à coucher, sa composante principale. Sous ce dernier rapport, l’on voit se manifester, avec plus de

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Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

vigueur, des changements de mentalité et une culture du sensible, portée sur l’ostentation et le quant-à-soi intime. L’individualité s’affirme, plus que jamais, comme une valeur urbaine promise à un bel avenir, l’individu comme un acteur enclin à faire bouger, à son profit, le rapport homme et société, à subvertir ou à réécrire, en fonction de ses quêtes du moment, les codes sociaux hérités. Aussi éprouve-t-il moins de difficultés à exprimer ses désirs, à mettre en veilleuse ou à disqualifier définitivement les impératifs moraux fixés par sa communauté d’appartenance, en vue de satisfaire ses besoins, plus précisément d’assouvir ses instincts. L’espace public et la nuit constituent des lieux privilégiés pour dérouler ses jeux du pour soi enrobés dans une autre grammaire de la civilité.

La disparition de la paillotte Les résultats du recensement de 1955 Le recensement démographique de 1955, publié en 1962 par le ministère du Plan de la République du Sénégal, contient beaucoup d’informations statistiques sur l’habitat à Dakar. La typologie produite dans son document imprimé renseigne sur les ratios et la distribution dans le temps et dans l’espace des constructions immobilières. Même si la prise en compte des réalités des 3000 carrés non lotis des « campements de travailleurs »511 n’y est pas satisfaisante, il n’en demeure pas moins que ce texte est un bon indicateur de l’évolution de l’immobilier durant l’aprèsguerre. Ce document, portant recensement démographique de Dakar, procède à une périodisation. Trois séquences sont ainsi délimitées : l’avantguerre, l’intervalle 1939-1955 et l’après-comptage démographique correspondant à la fourchette 1955-1960 512 . La typologie dressée par ce texte indique que la baraque, la paillote et le bâti en dur représentent respectivement 54%, 33% et 13% des 44 000 habitations occupées par les populations africaines. Mais, l’intérêt du document réside, avant tout, dans le fait qu’il apporte un aperçu, relativement satisfaisant, du trend de la construction immobilière. Ainsi, l’auto-construction, réalisée à la Médina, donne le chiffre de 169 édifices (immeubles sans étage) entre 1914 et 1945 et celui de 193 entre 1945 et 1955. Soit une moyenne annuelle de 4,12 pour la première période et de 19,3 pour la seconde (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962). La dernière information statis511

512

Ils correspondent aux quartiers portant les noms de Champ de Courses, Alminkou, Daroukhane, Fass, Nimzatt. (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962). L’actualisation des données du recensement de 1955 permet de comprendre pourquoi la dernière unité séquentielle (1955-1960) s’ajoute aux deux périodes délimitées en premier lieu.

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Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960)

tique illustre bien la forte percée de la construction en dur. D’autres chiffres éclairent l’expansion de l’habitat en dur. La Médina Ouest compte, au moment où la moyenne est établie dans le « Dakar indigène » à 13%, 25% de constructions en dur, selon les résultats du recensement utilisé comme référentiel, et 29%, d’après le calcul de B. Odinet (1962). Les taux de progression avoisinent, en 1960, 60% pour ce secteur de la Médina, 48% pour la Médina Est, 36% pour la Gueule Tapée et 25% pour GrandDakar (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962). Mais, la disparition de la paillotte de la Médina et de la Gueule Tapée demeure le résultat le plus remarquable au moment de l’accession à l’indépendance. Ce résultat situe incontestablement un tel progrès dans les sphères du spectaculaire, de la commodité et dans l’amélioration du cadre de vie. Il importe, cependant, de relativiser l’étendue du progrès social de la fin des années 1950. L’accès à l’eau et à l’électricité a été une épreuve difficile pour la plupart des (néo)citadins des « cités périphériques ». La 53ème édition de la revue Industrie et travaux d’Outre-mer montre que les 40 000 m3 d’eau produits par jour pour le compte de la ville de Dakar ne couvraient que la moitié des besoins de ses habitants. Fatou Wélé Mbodj et Seyni Sarr (s.d.) révèlent que le déficit en eau concernait exclusivement les populations africaines aux revenus modestes. Face aux difficultés rencontrées pour obtenir un branchement au réseau d’adduction d’eau et aux tarifs jugés prohibitifs513, de nombreux (néo)citadins n’avaient que deux choix : recourir aux eaux de puits ou devenir un usager de la borne-fontaine, source d’eau. Cette seconde solution n’était pas source de quiétude. En effet, la borne-fontaine publique était confrontée périodiquement au phénomène du tarissement d’eau provoqué par les coupures fréquentes. Mieux encore, sa fermeture avait été réclamée par des conseillers municipaux qui entendaient lutter contre les gaspillages et l’endettement de la Ville. Le progrès social a été également mal partagé en matière d’accès au réseau d’électrification de la ville de Dakar ; chose qui ne concernait que près de 50 000 personnes. Dans les ménages aux revenus faibles ou situés dans les quartiers sous-intégrés, l’éclairage moderne se réduisait à la bougie et à la lampe-tempête. Ces moyens se retrouvaient essentiellement dans les habitations précaires constituées par les baraques et les paillotes. De la lecture des résultats du recensement de 1955 Pour en revenir justement à la question de l’habitat, il importe maintenant de comprendre le renversement de situation opéré en défaveur de la baraque et surtout de la paillotte. Le premier facteur explicatif se rapporte à la distribution continue du crédit immobilier dans un contexte d’endiguement des poussées nationalistes post-guerre. Entreprise qui a 513

Lire le journal Afrique noire, dans certaines de ses éditions de la période 1950-1953.

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Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

nécessité le lancement de projets d’amélioration de la condition citadine. Aussi a-t-il été possible, en 1954, en contractant un prêt de construction de 600 000 francs, d’édifier un bâtiment de deux pièces assez vastes et de carreler leur sol ainsi que celui de la véranda514. Ensuite, il convient de référer l’expansion du bâti en dur à l’irruption à la Médina d’une seconde génération de citadins. Nés dans cette cité périphérique, accédant à l’âge adulte et détenteurs de revenus (salarial ou non salarial), ils étaient plus attachés que les citadins de la première vague à l’« économie politique du signe » de l’urbanité, qui veut que la paillote symbolise la désuétude. Enfin, soulignons que l’attractivité des métiers du bâtiment, traduite dans le tableau suivant, a facilité la multiplication des constructions. Tableau n° XII : Les métiers du bâtiment en 1955 et 1959 Années

1955 1960

Nombre de professionnels Métiers

Nombre d’ateliers de menuiserie par secteur

Maçons

Menuisiers

Médina

246

471

GrandDakar 35

32

Gueule Tapée 08

Autres quartiers 50

Source : Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962 : 20 et 22 des annexes.

Édifié dans des lots d’une superficie de 300m² (soit 15 et 20m comme dimensions de la forme rectangulaire de l’espace habitable alloti)515, la construction en dur est à l’habitant de la Médina ce que la « maison totale » représente pour l’artiste européen du début du XXe siècle, c’est-à-dire un « centre de sociabilité élitaire » (Perrot 1987 : 310). D’où l’importance accrue accordée à l’aménagement des intérieurs des maisons de la Médina et de ses annexes modernes.

514 515

Soumaré, Papa Demba, inf. cit. Camara, Dansy, inf. cit. et Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962 : 108.

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Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960) Carte n° IV : L’habitat de Dakar en 1955

Source : Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962.

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Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

Les intérieurs médinois  Le patrimoine mobilier Espace du rêve et de réinvention du monde où on manifeste des visées de pouvoir et où on s’adonne à la quête de soi et à la vivification des relations interpersonnelles (Perrot 1987), la maison médinoise, qui symbolise la réussite sociale, retient l’attention avec la petite révolution qu’a connue son intérieur. Le patrimoine mobilier, qui constitue sa garniture principale, est signe d’exhaussement du standing social. Il comprend, en plus de l’équipement classique du salon de séjour (les quatre fauteuils et la table basse)516, les derniers modèles de meubles de couchage et de rangement d’effets vestimentaires517. Le divan, qui procure le confort grâce à son armature de ressorts, fait désormais office d’étendard du luxe. Ce mobilier a hanté les rêves de tous les citadins à la recherche du mieux-être 518 . L’armoire est le meuble de rangement qui accompagne le divan dans l’aménagement d’un intérieur confortable. Au-dessus d’elle est posée la valise ; laquelle remplace le waxande (malle en fer ou en bois) rangé ordinairement sous le lit519. Là où les tentatives d’acquisition de l’armoire ont été vaines, le buffet a été l’objet d’un surinvestissement ostentatoire. Dans la partie composée d’une ou de plusieurs étagères, étaient posées, selon un rangement minutieusement étudié et exécuté, des pièces décoratives. Ces éléments ornementaux se composent de bols et de bibelots520. L’une de leurs finalités d’usage est de récuser l’idée d’indigence, susceptible d’être émise par le visiteur constatant, au terme d’un rapide regard inquisiteur, l’absence de l’armoire dans un intérieur médinois. L’expression wolof amnaa lal, amnaa armoor (littéralement : « j’ai un lit, j’ai une armoire ») 521 était devenue la litote révélatrice de l’affirmation continue d’une identité mobilière. Équivalant à la nouvelle acquisition langagière du (néo)citadin, elle confère davantage de considération sociale à celui qui l’exprime quand il peut dire ou montrer qu’il a aussi acquis un poste de radio. La formule d’exhibition de cette « machine qui parle, chante et crie » comme l’homme, consiste à la poser sur une table adossée à un des murs du salon. Objet de luxe, meublant essentiellement les intérieurs des maisons et appartements habités par les Européens, avant 1946, le poste de radio est diffusé progressivement dans les milieux 516 517 518 519 520 521

Camara, Dansy, inf. cit. Jusqu’en 1952, le panier reste le principal meuble de rangement de la garde-robe des enfants (Diallo 1975 : 77-79). Diagne, Oumy, inf. cit. Sène, Aby, inf. cit. Diagne, Oumy, inf. cit. Sène, Aby, inf. cit.

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africains de la Médina. À l’instar du poste de télévision et bien avant lui, il immobilise les membres de la famille, attire et regroupe autour d’eux les voisins quand sa mise en marche s’intègre dans l’économie des échanges de services quotidiens. Nouveau diffuseur de bruits socialement admis parce que donnant un cachet particulier à l’environnement sensoriel construit, il impose la loi du silence au cercle d’auditeurs formé à la suite de son allumage et, comme la bibliothèque, « ouvre la maison sur le monde,... enferme le monde dans la maison » (Perrot 1987 : 309). Ce monde que l’on fait entrer dans la maison est celui qui figure dans les grilles des programmes de l’organe local de radiodiffusion appelé Radio-Dakar. En dernière analyse, on retiendra que les émissions radiophoniques permettaient à tout auditeur de multiplier des scénarii d’évasion mentale. Dès lors, le roman, le film cinématographique, le paquebot et, dans une moindre mesure, l’avion ne sont plus, du point de vue de leur accessibilité, les seuls moyens de fuite dans un autre monde physique ou imaginaire.  Autour de l’ornementation murale L’imagination féconde de l’auditeur des programmes de radio peut être accrue par la consommation au quotidien des images murales qui ornaient beaucoup de pièces d’habitation. C’est ce que confirme Christine Garnier (1984). Sa description des intérieurs des maisons de la Médina, visitées en 1960, comprend une description précise du patrimoine qui réfère à la distinction, au goût et à l’avoir. En plus « des meubles 1925, des fleurs artificielles » et d’un poste de radio, elle évoque l’existence « d’innombrables photographies couvrant les murs » (id. : 14). Avec son « code... qui ne fonctionne évidemment qu’à un niveau second » (Barthes 1967 : 14), c’est-à-dire un niveau de connotation, la communication photographique devient, à côté de celle du tableau de peinture sous verre (le suweer), une des modalités de visualisation des messages échangés dans et hors de la Médina. Le procédé de l’incrustation est ainsi à l’honneur (Filee 1988). L’image du corps physique, qui est celle d’une matière vêtue, revêtue ou partiellement dénudée, renvoie ici, et dans l’Europe du XXe siècle, au nouvel ordre du regard, à la culture du regard (Havelange 1998), à la féerie des fonctions de l’œil, à la symbolique du corps social. Mais, il nous reste à reconstituer, ne serait-ce qu’à grands traits la généalogie de la photographie et de la création picturale, évoquer le cérémonial institué par photographes et candidats à la reproduction photographique de leur corps vêtu, présenter le document imagé et à lire ses signifiants. En somme, sont ainsi figurés autant d’exercices susceptibles de faciliter la compréhension du phénomène de l’instrumentation ornementale à laquelle renvoie la référence aux murs tapissés de photogravures et de photographies. 277

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

Née au XIXe siècle, en France grâce au génie de Nicéphore Niepce (1765-1833), la photographie serait introduite au Sénégal à la fin dudit siècle. Ce qui est sûr, c’est que son introduction y est effective au début du siècle suivant. Les pionniers de la pratique photographique ne comptaient dans leurs rangs que des Français jusqu’en 1920. Date à laquelle l’un d’entre eux, en l’occurrence Oscar Lataque, installé à la rue Vincens, démarra l’initiation au métier de photographe du premier Africain répondant au nom de Mama Casset. À la suite de son initiation, d’autres éléments autochtones lui emboîtèrent le pas. Parmi eux, il convient de signaler Salla Niasse Casset, Amadou Guèye Mix, Meïssa Gaye, etc. Mais, c’est en 1943 qu’apparurent les studios de photographie montés par des sujets africains. La Médina est le lieu de prédilection de ces nouveaux entrepreneurs de l’image. Ainsi, le studio « African Photo »522, appartenant à Mama Casset y a été ouvert en 1943. Mais, retenons que l’expansion de la photographie ne s’est produite, dans et hors de la ville de Dakar, qu’à une date plus récente encore. Sous ce rapport, nous nous accordons avec (Mbodj 1991) pour proposer la période 1946-1960 comme date d’expansion de ce boom. La reconstitution du parcours professionnel de Salla Casset permet de proposer une meilleure chronologie indicative du boom de la photographie. Patrice Diouf (1955a, 1955b)523 fournit d’intéressants fragments de vie de ce géant de la photographie ouest-africaine. Son père, le « premier gendarme noir, connu au Sénégal » qui a participé à la conquête militaire du Dahomey, voulut l’orienter vers le métier de menuisier. Mais, le jeune Casset jeta son dévolu sur le métier le plus en vogue de la filière du bâtiment, celui de maçon. Comme s’il ne voulait pas mécontenter son père, il eut à exercer, sans succès, les deux professions, avant de prendre la route de l’exode urbain. Ce faisant, il quitta Saint-Louis en 1928 pour s’installer à Dakar. La réussite de ce projet s’explique par le fait qu’il a bénéficié des fonctions d’accueil des réseaux migratoires mis en place par la forte communauté de migrants saint-louisiens, concentrée dans la Médina occidentale. Migrant de l’entre-deux-guerres, Salla Casset investit le marché du travail. Il devint, par le fait du hasard, apprenti-photographe chez Tennequin, un des grands noms de la photographie coloniale. Son choix de vie suscita l’ire de sa famille, notamment celle de son père. Ce dernier n’hésita pas ainsi à alerter la gendarmerie de Louga et à la convier à user de la menace de violence, voire de la violence, pour contraindre l’apprenti522

523

Le studio « African Photo », ouvert en 1943, n’a fermé ses portes qu’en 1983, date à laquelle il a été détruit par un incendie. En revanche, l’autre studio était encore fonctionnel. D’ailleurs, un des arrêts de la ligne de desserte Dakar-Ouakam, empruntant l’axe routier appelé Route de Ouakam (actuelle avenue Cheikh Anta Diop) et prolongé par l’avenue Blaise Diagne, porte le nom de son fondateur. Il animait la rubrique « Opinions africaines » du Paris-Dakar.

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photographe à renoncer au choix de cette nouvelle profession vouée aux gémonies dans les milieux musulmans sénégalais524. Les efforts de dissuasion de son père furent vains. Casset vit certainement dans l’institution de la carte d’identité une preuve du caractère judicieux de son choix professionnel. Son apprentissage du métier de photographe débute en 1928 et prend fin en 1939. Il comporte plusieurs phases. La première, que nous appelons la phase zéro, est la plus courte. Soumis par son patron au protocole de l’observation et du conditionnement de l’apprenti, il était invité à faire profil bas et à réitérer son obéissance. Son agenda de travail comprenait le ménage du studio, au moyen du balai, du seau d’eau et du plumeau, et les commissions au bureau de poste et/ou auprès des clients. La phase suivante, celle du démarrage effectif des apprentissages, se résume à la répétition au quotidien du séchage des épreuves, au coupage et à la mise en pochette des pièces photographiques. La séquence d’apprentissage qui vient ensuite porte sur la maîtrise des techniques du développement et du tirage, l’art de distinguer un papier dit « doux » d’un normal, un contraste d’un extra dur, etc. Durant la quatrième phase des apprentissages, on le confina dans la production et la gestion des pellicules « amateurs ». Enfin, les dernières opérations d’apprentissage étaient axées sur l’acquisition des gestes techniques les plus sophistiqués et du sens des affaires (comme le fait de savoir recevoir un client ou celui de savoir vendre sa maîtrise du métier). Deux photographes ont participé à la formation de Salla Casset. Le premier se nommait Tennequin. Ce patron le faisait travailler tous les jours de la semaine. Il lui versa, au début de son apprentissage du métier, 150 francs comme émolument. Somme venant s’ajouter à l’offre gratuite de l’alimentation quotidienne. Par le jeu des augmentations, le gain salarial du jeune apprenti plafonna à 600 F en 1930. Mais, il faut dire que ce dernier était insatisfait de cette offre financière. Il n’hésita pas ainsi à quitter son patron pour un autre, Lattaque. Porteur d’une proposition de 1000 F de salaire, il s’attacha les services du jeune Salla Casset. Mais, le jugeant trop sévère, irrespectueux, avec des écarts de langage répétés et sa méthode dite « punition par terre », Casset quitta les (seconds) lieux de son apprentissage. Il se retrouva sans patron, finit par entrer en contact avec un commerçant de la place qui possédait un appareil de photo à trépied. L’accord conclu par les deux parties contient, entre autres dispositions, le fait que Casset, accompagné d’un porteur, allait faire chaque matin une tournée dans les quartiers Ngaraaf et Cedeem (Tiedème). Il devait proposer des 524

Patrice Diouf (1955a) rapporte que la représentation largement partagée par ces derniers veut que le photographe soit obligé, le jour du jugement dernier, de « donner une âme et un corps à l’image créée ».

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séances de photographie aux habitants. Chaque client était tenu de débourser la somme de 7,50 F, coût de trois pièces de photo525. Cette expérience ne fut pas couronnée de succès. On peut en dire autant de sa longue tournée de prospection du marché de la photographie. Il sillonna les villes de SaintLouis et de Louga, les pays terroirs du Kajoor, du Faool (Baol) et du SinigMbey (Sine-Saloum). L’insuccès le conduisit à retourner auprès de son dernier patron. Leur second compagnonnage ne dura que deux ans. Lattaque, qui avait accepté de lui verser un salaire mensuel de 1150 F après sa démobilisation526, rejeta en 1942 la demande d’augmentation salariale de son apprenti, qui venait d’être père de deux jumelles. La rupture à l’amiable du contrat de travail permit à Salla Casset de se présenter en indépendant sur le marché de la photographie. Ses débuts furent difficiles du fait du sous-équipement et du manque de ressources financières. Le bricolage présida au démarrage de sa carrière professionnelle. Comme équipement, il eut, au départ, un appareil photo 6 1/211 et un condensateur. Pour compléter la panoplie du photographe, il fit preuve d’ingéniosité. Ainsi, il utilisa une caisse de conserves pour en faire un agrandisseur, coupa une barrique de vin en deux morceaux pour avoir une cuve, transforma un verre de pare-brise en glaceuse, recourut à un fourneau pour décoller facilement les photographies en période de forte humidité de l’air 527 . Last but not least, il transforma la cuisine de son épouse en chambre noire (id.). Les difficultés de ravitaillement rencontrées à Dakar en raison de l’activation des dures lois de l’économie de guerre avaient compliqué l’acquisition de pellicules. L’infortune, partagée par le plus grand nombre de (néo)citadins, réduisait à néant les efforts fournis par Salla Casset pour assurer le décollage de son entreprise (Diouf 1955b). Il fut mainte fois secouru par Lattaque, qui n’hésitait pas à lui envoyer des clients, surtout des soldats. Casset était aidé dans ses tâches professionnelles par son épouse, sa belle-mère (affectée au lavage des épreuves) et trois apprentis. Il mit à profit les opportunités offertes par le marché urbain dakarois en trouvant des fournisseurs occasionnels de « consommables » photographiques. Ceux-ci se recrutaient au sein des commerçants libano525

526 527

Casset a raconté à Patrice Diouf (1955a) une anecdote remarquable. Une cliente habitant un de ses quartiers, voulant se faire photographier lui tint ce discours : « Il faut que je me parfume avant de poser, quelle marque me conseillez-vous ? ». Pris de court, mais reprenant vite ses esprits tout en décidant de ne pas la contrarier, il lui suggéra d’utiliser l’eau de toilette Lubin. Ce que fit sa cliente. Le cliché produit à la suite de la séance de photographie fut un cuisant échec pour Salla Casset. Forte de son schème culturel, la cliente attribua un pareil fiasco au choix de la marque d’eau de Cologne. Elle s’aspergea le corps avec un autre parfum en reprenant la séance de photographie, sanctionnée, cette fois-ci, par un net succès pour le photographe ambulant. Enrôlé dans l’armée en 1939-1940, il effectua son service militaire dans les villesgarnisons de Thiès, Rufisque et Kaolack. Ce qui se produisait surtout pendant la saison des pluies (juillet à octobre).

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syriens, de l’armée des vendeurs à la sauvette et de la multitude de soldats américains débarqués à Dakar à partir de 1942. L’année 1943 correspond au décollage des affaires de Salla Casset. Son studio, installé dans son appartement de la rue Blanchot, connut un rush remarquable. On y « faisait la queue », tandis que « les travaux d’amateurs affluaient de toutes parts », qu’« on l’invitait, on lui écrivait pour prendre rendez-vous ». En bref, les rangs de la clientèle de la Médina augmentèrent fortement, ce qui allait contraindre l’entrepreneur photographe à acheter un terrain et à y édifier un immeuble. C’est sur l’avenue Blaise Diagne qu’il trouva la ressource foncière. Mais, l’intervalle 19451946 constitue le tournant de l’âge d’or de sa carrière de photographe. Le retour des combattants signe le renforcement durable des effectifs de sa clientèle. Il ne la géra avec efficacité qu’en ayant recours à la rationalisation du travail. Il créa ainsi un service de réception, se dota d’un cahier d’inscriptions et d’un jeu de jetons numérotés et destinés à faciliter la maîtrise des entrées et sorties des clients. En outre, il augmenta son effectif d’auxiliaires de travail à la suite d’un appel à candidatures diffusé au sein de sa parentèle. Cela lui permit de retenir 12 postulants sur les 25 candidats déclarés. En 1947, Casset mit à profit un séjour en France, où il devait se reposer, pour perfectionner son art de la photographie, renouveler son équipement. Grâce au contact avec des fabricants, il put se doter de projecteurs, d’une machine à glacer, d’un appareil utilisé spécialement pour faire de la photographie en relief, des plaques, des cuves, du papier, des pellicules, des « produits introuvables à Dakar ». Fort de tous ces succès, Salla Casset prit quelques décisions majeures. En fait partie celle qui consiste à aller à la conquête des autres marchés de la photographie africaine, notamment ceux des autres villes du Sénégal, de la Gambie anglaise et du reste de l’AOF. Il s’ensuivit un accroissement de sa renommée. Diouf (1955a) déclare que « ses frères de race » installés dans ces différentes zones attachaient « un certain prix aux cartes signées de lui ». Casset décida aussi de se lancer dans la cinématographie. Grâce au matériel acquis pendant son second séjour en France et composé d’un appareil de vues en 16, d’un projecteur et d’une développeuse, il assura la couverture de scènes folkloriques proposées ensuite comme documents filmiques à diffuser en avant première dans les salles de cinéma. Il ouvrit une salle de cinéma à la Médina (Diouf 1955b)528. De la photographie, il accomplit un bond en avant avec l’exploration du monde de la cinématographie où étaient présents d’autres colonisés. En raison de ses voyages en France et des contacts établis en « métropole » comme dans le territoire du Sénégal avec les élites culturelles, 528

L’insuccès couronna les démarches de Salla Casset pour faire aboutir son ambitieux projet.

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Salla Casset devait être au courant des œuvres de jeunesse d’un de ses devanciers, Paulin Soumanou Vieyra. Premier cinéaste sénégalais, ce dernier capitalise deux réalisations cinématographiques. La première, titrée « C’était il y a cinq ans », correspond à son travail de fin d’études. Le document a été produit en 1954 à l’Institut des Hautes Études cinématographiques (IDHEC). La seconde réalisation, qui a pour titre : « Afrique-surSeine », date de 1955. Elle est une coproduction. Peut-être que S. Casset entendait suivre les traces de ce pionnier du cinéma ouest-africain d’expression française, s’investir dans une agitation fébrile pour se situer au-dessus de la mêlée, continuer à exercer un solide leadership dans un marché de l’image. Scène économique où la forte offensive des « fameux marchands sous verre » est notée dès 1948. Leur apparition a eu un double impact : la baisse des prix fixés et du volume des pièces photographiques produites par les photographes aux talents confirmés et la multiplication du nombre des photographes inexpérimentés. Ces derniers n’hésitaient pas à se présenter comme des « photographes de luxe »529. Apparue dans la dernière décennie du XIXe siècle, la peinture sous verre s’est inspirée, jusqu’en 1910, de la lithographie figurative arabomusulmane530. Ensuite, ses sources d’inspiration sont constituées par les dessins, livres et tableaux de peinture importés du Maghreb par les premières « librairies islamiques » installées à Dakar. C’est dans la seconde décennie du siècle suivant que l’expansion de cet art populaire, centré sur la reproduction, a consolidé son envol. Cela est consécutif à la double décision prise à la faveur de la Grande Guerre par la puissance publique coloniale : interdire l’importation de la peinture arabo-musulmane et encourager la destruction des stocks de produits de cette variété d’art. Jutta StröterBender (1995) renseigne sur la politique de censure de la France. Censure de l’image qui était inscrite dans la lutte contre l’Empire Ottoman, allié de l’Allemagne lors de la guerre 14-18 et l’étouffement des sympathies favorables aux Turcs. Avec l’affichage de cette dernière intention, les pouvoirs publics français entendaient éviter la diffusion au Sénégal (une « terre d’islam ») des sentiments francophobes et turco-germanophiles constatés ailleurs, comme en Algérie (Stora 1991). Une telle ligne de conduite indique que la France coloniale exprime des doutes sur l’efficacité du contrôle social assuré par le relais maraboutique. La satisfaction de la « demande sans cesse croissante » de produits iconographiques (Ströter-Bender 1995 : 110) a provoqué un accroissement de la production locale. Cependant, c’est entre 1946 et 1960 que des noms peuvent être donnés pour identifier des créateurs de la peinture figurative 529

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Adeptes de la visite domiciliaire, ils comptaient dans leurs rangs des Libano-Syriens et des Cap-Verdiens (confondus souvent avec les Portugais par beaucoup d’enquêtés), qui recrutaient leurs garçons à tout faire parmi les migrants tukulër. Elle a existé parallèlement à la lithographie occidentale (Adhémar 1967).

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locale (Gledzki 1989)531. Gora Mbengue (1931-1988) et son maître, Saliou Sarr, font partie des représentants du mouvement pictural dominant des années 1950. Tout ayant été « occasion pour passer chez le photographe : Korité, Tabaski, mariage, baptême, ou simplement des habits neufs qu’on [arbore] » (Mbodj 1991 : 14), la séance de photographie a revêtu un caractère événementiel assez remarquable. Avec parents, amis et/ou voisins avec qui il ou elle vit en bonne intelligence, le ou la candidate à la mémorisation sur une pellicule de son être physique discute, avant d’aller chez le photographe, de la tenue à porter, des objets de parure à exhiber, des meilleures postures du corps susceptibles de montrer et de « fixer dans l’éternel » ces valeurs-refuges. La suite de cet événement mérite d’être signalée. La séance de photographie s’ouvrait sur les préparatifs du départ au studio. Les protagonistes discutaient du choix de l’heure et du lieu d’ébranlement du groupe accompagnant le ou la candidate à la saisie photographique de son portale (portrait). Elles ou ils s’accordaient ensuite sur le temps à consacrer à la toilette. Après ce rituel et conformément à l’agenda arrêté, le candidat ou la candidate et ses accompagnateurs ou accompagnatrices prenaient le chemin du studio. Ils ou elles marchaient à la queue leu-leu ou de façon désordonnée. Mais leur marche était invariablement bruyante. L’ambiance, créée le long du parcours et caractérisée par la gaieté, se poursuivait au studio de photographie et durant le rebroussement de chemin. Le retour au lieu de départ était organisé dans un contexte de commentaires nourris sur les choses vues et les propos échangés avec le photographe ou avec des visiteurs. Le ngonal, improvisé pour prolonger ce moment récréatif, clôturait l’événement constitué par la séance de photographie. Cette euphorie serait surtout constatée chez les femmes, qui tomberaient plus facilement sous les charmes des photographes. Cela s’expliquerait par le fait que ces derniers seraient des « praticiens » de l’élégance. Les témoignages recueillis par Ibrahima Mbodj (1991) tendent à conforter cette explication. Pour notre part, nous nous contentons de retenir la forte impressionnabilité des néo-citadins devant le déploiement de procédés techniques constitutifs de la prise de vue. Mbodj (1991 : 13) le décrit ainsi : avec « une boîte étanche à la lumière qui [fait office de]… chambre noire, un rideau noir dans lequel le photographe [enfouit] sa tête pour faire sa mise au point et un objectif », le maître de la photographie prépare « son sujet, [installe] son appareil déjà paré, [versait] de la poudre de magnésium dans le grilleau, maintenu par une tige tenue à bout de bras par son assistant », attend que se produise l’allumage de la mèche, c’est-àdire « l’explosion qui [va] illuminer le sujet tout en dégageant une forte 531

Lire également Danton Arthur (1989). Sur l’imitation différentielle gouvernant la peinture figurative, voir Dubois (1979).

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fumée ». L’immobilité exigée du client, la mobilisation de tout son être pour rester dans la ligne de mire de l’objectif de l’appareil photographique, la luminosité et le bruit de l’explosion ont été perçus comme des formules magiques de recréation du corps de l’individu sous la forme d’un document imagé. Au bout du compte, ces ingrédients participent de la consolidation de l’aura conférée à un métier fort honorable dans le milieu des citadins médinois de la seconde génération. Parfois, on combinait l’image photographique et l’image picturale sous verre pour constituer un seul document. Quand cela se produisait, celle-ci laissait en son centre un vide où celle-là est insérée (StröterBenda 1995). Le cadre en verre est toujours décoré sur son pourtour avec « des guirlandes de fleurs, des ornements et des animaux » (id. 110). Le besoin d’affirmer l’ancrage de la modernité (avec les fleurs) informe le choix de l’ornement du cadre, qui est à son tour « l’ornement du tableau » peint. Le dessin qui le matérialise est également un élément de cadrage de l’image photographique mise en exergue. C’est la condition à remplir pour obtenir la contemplation [de l’objet représenté], de sa lecture et, par là, de son interprétation ». Cette auteure signale que le cadre « concentre et focalise sur [ledit objet] les rayons de l’œil en neutralisant la perception des objets » environnants, « construit [ainsi] une sorte de schéma géométrique et optique, un dispositif spectaculaire ». Il répond, en dernière analyse, au schéma d’une construction dont la finalité est de « réguler la perception visuelle », mieux de jouer la fonction dévolue à ce que Louis Marin appelle « un spectateur modélisé » (Marin 1994 : 316). Le spectacle offert à la consommation de l’œil correspond, pour la peinture sous verre, à un répertoire de dessins. Ses exercices de figuration ciblaient parfois les leaders maraboutiques. Parmi les plus illustres d’entre eux et élevés ainsi au rang de saint, on citera le cheikh Ahmadou Bamba, le fondateur de la muridiya. L’image archétypique la plus diffusée le représentait (et le représente encore) sous les traits d’un personnage amphibie, priant debout sur sa natte de mouton étalée sur les eaux océaniques de l’Atlantique, à côté du bateau utilisé pour le déporter au Gabon. Déportation entreprise par les pouvoirs publics coloniaux qui étaient engagés, à la fin des années 1890 et au début du XXe siècle, dans une vaste entreprise de pacification. Les beautés adolescentes (Ströter-Benda 1995), les « cars rapides » et les scènes du vécu quotidien étaient également sélectionnés pour asseoir un art figuratif assez représentatif du génie culturel des populations africaines. Les procédés de figuration employés par l’artiste peintre consistaient à glisser, sous le verre, le modèle à reproduire à grands traits à l’encre de Chine et, ensuite, à peindre à l’huile les surfaces ainsi délimitées (id. : 111). En revanche, le spectacle offert dans le montage photographique se veut la reproduction de l’image qu’un individu ou un groupe

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d’individus tente de donner à soi et aux autres. Une pareille initiative rend compte de la volonté de visualiser et de mémoriser l’estime de soi. Le fait de tapisser les murs des intérieurs de photographies et de gravures participe de ce jeu de séduction et d’ostentation tout en étant une invite à lire plusieurs messages. Comme message à citer en première position, nous avons l’acceptation de se conformer à la mode de l’ornementation murale. Un autre message à relever est constitué par le fait de montrer qu’on faisait partie des acteurs susceptibles de servir de modèles aux candidats à la reconnaissance sociale, ou encore qu’on était un sujet historique manifestant l’intention d’aviver « le sentiment de l’importance de soi » (Corbin 1987 : 425). C’est à une véritable théâtralisation de la quête identitaire qu’allait se livrer l’habitant de la Médina. Pour réussir l’exercice en question, il investit une partie de son temps, de son énergie, de son intelligence et de sa fortune dans ce geste itératif qu’est le tapissage des murs de son intérieur immobilier. Il le fit en utilisant une multitude d’images photographiques, qui renseignent inévitablement sur son intérieur psychologique. Le dévoilement de l’identité revendiquée est axé autour des points suivants :  l’aisance matérielle et financière quand on se faisait photographier plusieurs fois, car la répétition du geste indique l’implication dans une dynamique d’engagement de dépenses somptuaires ;  l’intensité du passé récent dont la reconstitution des trajectoires est figurée par la multiplicité de la célébration par l’image d’événements vécus ;  l’accumulation de documents imagés où étaient représentée une partie de sa parentèle ou de sa société d’interconnaissance, ce qui fonctionne comme une preuve multipliée de la richesse et de la densité de son capital de relations sociales et humaines, une annonce répétée de l’appartenance à une confrérie déterminée, à un cadre de vie associative à caractère laïc donné, etc. ;  la reconstitution de la trajectoire de sa réussite sociale qui se conjugue parfois avec la reconstruction bruyante de l’arbre généalogique par le griot de la cellule familiale ou de voisinage. En définitive, ici et ailleurs, l’intérieur de la maison est (re)présenté comme un lieu de valorisation sociale de l’individu qui en est l’architecte et l’usager attitré. Cet intérieur reflète son avoir, l’ensemble de ses relations sociales, abrite l’intensité de ses liens avec sa société et fonctionne comme le substitut de ce que Michelle Perrot (1987) appelle l’identité domiciliaire de l’homme de l’ère bourgeoise. Celui-là même qui a œuvré à l’évolution de la culture du sensible et des manières de gérer les « décharges » du ventre. 285

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Se soulager en plein air La défécation du néo (citadin) et du villageois de la ville, qui est la principale « décharge » du ventre, s’est faite de plus en plus sous le sceau de l’indiscrétion. L’on semble renouer plus fortement avec la dispersion topographique de l’excrément qui caractérise le mode de vie rural en matière de gestion du propre et du sale (Vigarello 1985). Les manifestations de l’indiscrétion Cet ensemble de révélateurs de la culture du sensible s’inscrit dans un contexte dont la reconstitution conduit à l’examen des données du réel culturel comme les taasu. Ces formules déclamatoires, constitutives du répertoire des outils de régulation sociale contrôlés par les femmes (Mbengue 1981), renseignent sur les stratégies axées sur la distinction et la conversion de la distinction en rapport hiérarchique, la convivialité, les choix qui ont donné lieu à la trilogie triomphante de riz532, du pain533 et de la salade. Triomphe qui ne comporte peut-être pas d’incidences significatives sur la production excrémentielle journalière de chaque citadin534, mais s’accompagne de l’amplification du non respect de la discrétion recommandée dans la pratique de l’excrétion. Plus que le fait d’uriner ou de suer abondamment, c’est la défécation qui est concernée. Elle renvoie à la vérité selon laquelle le corps est souillant et est souillé, l’accroupissement qu’on accomplit pour expulser les matières fécales éloigne l’homme des cimes, réactualise « la laideur formelle des organes » et la béance de la « zone de néant ». Vide dans lequel l’on fait baigner « l’obscénité des corps » (Alexandrian 1977 : 258-259). Du point de vue de l’optique coloniale, l’indiscrétion manifestée en la matière contribue à obturer la voie qui mène le colonisé au « dés-ensauvagement », à la « civilisation », synonyme ici de respect de la tradition érasmienne de domestication du corps (Guerrand 1997). Comment s’est manifestée l’indiscrétion en matière d’expulsion de fèces ? Quelques matériaux oraux, rassemblés au cours de nos enquêtes sur un sujet non encore abordé dans les problématiques des historiens « africa-

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Un taasu collecté par Mariam Mbengue Ndoye (1981 : 36) fait référence à la différence entre femmes en posant le savoir-faire culinaire en ces termes : « Moi je sais préparer du riz qui chante (en faisant pucucuci). Un kilogramme de riz pour trois litres d’huile, il chante ainsi pacac ». Un autre taasu recueilli par la même auteure (p. 43), aborde, outre le savoir-manger, la délectation procurée par la consommation du pain. Le texte traduit correspond à une recommandation ainsi libellée : « Point besoin d’« écailler » le pain. Car mie et croûte se consomment ». Nous ne disposons pas de données chiffrées pour Dakar. Nous savons seulement que la quantité de fèces produite par individu et par jour est de 125 à 160g en France à la fin du XIXe siècle (Guerrand 1997).

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nistes » 535 , désignent des constances dans la pratique de la défécation. Notre informateur Papa Demba Soumaré mentionne quatre lieux de soulagement : les water closet (w.-c.) des maisons, les édicules publics, le rivage et les bordures de la voie ferroviaire. Les abords du canal à ciel ouvert536 viennent compléter cette brève énumération. Concernant les abords du chemin de fer, le témoin établit une corrélation entre l’étalement de la ville de Dakar et le choix de ce périmètre comme site de dépôt de matières fécales. Mieux encore, cet informateur désigne le migrant venu du milieu rural et installé dans les « campements de travailleurs »537 comme l’auteur des déjections accumulées le long de la voie de desserte ferroviaire reliant Dakar à Saint-Louis et à Kayes. Pour dire qu’il se déplaça ou projette de se déplacer afin de « soulager » les organes du bas de leur « charge », cet acteur social a amplement recouru à l’expression euphémique dem raay ba. Mais, il convient de souligner que l’euphémisme en question a été utilisé parallèlement à une autre périphrase, celle du dem duus (litt. : « aller à la douche » pour dire simplement aller au w.-c.). Litote dont l’expansion coïncide avec une des attentes des planificateurs de la capitale fédérale de l’AOF. Étant donné que des gens qui se connaissaient ou non pouvaient se soulager côte à côte, l’on assiste à une forme inédite de concentration ou dispersion topographique de l’excrément. D’après Papa Demba Soumaré, les abords de l’océan Atlantique faisaient partie des lieux d’aisance catalogués par les habitants de la Médina et de la Gueule Tapée. À l’exception des enfants, dont l’âge enjoint le recours au potou sambur (pot de chambre)538, les autres couches sociodémographiques étaient impliquées dans la dispersion topographique des excréments humains. Pour montrer à quel point, la fréquentation de ces lieux était inscrite dans la quotidienneté des habitants de banlieue, cet informateur donne l’exemple de X. Cadre moyen de la Gueule Tapée dans les années 1950, ce dernier avait forcé l’admiration et le respect des gens de son quartier, à la suite de l’achat d’une automobile. Mais, en dépit de la recon535

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En France, le discours scientifique contemporain sur les lieux d’aisance remonte (au moins) à 1967, avec la publication par La Jeune Parque de deux ouvrages écrits par Claude Maillard et Jonathan Routh. Ils ont respectivement pour titres Précieux édicules et Le Guide porcelaine des lieux de Paris. L’insuccès de la diffusion des résultats de leurs recherches a donné lieu à un « arrêt » de ce chantier de recherche. Sa relance intervient avec Alain Corbin (1986) qui a questionné avec brio le fait miasmatique. D’autres travaux relatifs à cet objet d’étude ont été ensuite conduits avec succès. Lire, entre autres, Gasnier (1984) et Guerrand (1997). Cet ouvrage sépare les quartiers de Fass et du Point E. Il marquait la limite de la ville avant la dilatation du territoire urbain intervenue à partir de 1946. Ces bidonvilles ont pour noms : Champ de Courses, Fith Mith, Baye Gaïndé, Alminkou, Baye Laye, Daroukhane, Wakhinane, Kipcoco, etc. Guerrand (1997) aborde l’histoire du pot de chambre. Remontant jusqu’à l’ère antique, il signale la présence de ce meuble, appelé matula ou matella par les Romains, dans les salles à manger des élites gouvernantes du 1er siècle après J.-C.

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naissance sociale dont il jouissait et de son confort de vie, il continuait à aller se soulager aux abords de l’océan Atlantique. Pour ces acteurs sociaux, l’euphémisme dem duus était remplacé fréquemment par celui de dem gueej (aller à la mer). La fréquentation des rivages de la mer n’était pas seulement motivée par le besoin d’expulser des fèces, mais aussi par celui d’utiliser le plein air pour satisfaire d’autres besoins. Comme fumer une cigarette ou un joint de chanvre indien, boire une liqueur, discuter des choses de la vie, s’évader en groupe en contemplant les étendues océaniques sillonnées par les paquebots d’Europe transportant, entre autres passagers respectés dans leur milieu social d’origine ou d’adoption, les étudiants sénégalais inscrits dans les universités françaises (Diallo 1975). Les tout-à-la-mer, tout-au-rail et/ou tout-au-canal539, ainsi pratiqués, s’éloignent des règles autochtones de civilité, semblent redonner aux « organes de la souillure », que sont l’appareil urinaire, les « intestins venteux » et l’orifice anal, leur liberté d’expression, celle de faire voir et entendre leurs « décharges » (Guerrand 1997). On aurait pu penser que la scatolatrie habiterait les consciences sociales, ce qui constituerait une répétition de cette histoire du rapport aux odeurs et autres matières « alvines » vécue par les sociétés européennes des XVIe-XIXe siècles. Celles-ci ont, durant ces siècles, célébré de plusieurs manières les charmes du pet, appelé musique zéphyrienne, et les vertus thérapeutiques de l’urine et de l’excrément humain540. Les causes de l’indiscrétion Comment expliquer la quasi-ritualisation de l’indiscrétion comme forme de manifestation de l’excrétion ? Peut-on invoquer un relâchement des mœurs, un abandon progressif des règles de la discipline des corps ? L’insuffisance d’édicules publics à la Médina et à la Gueule Tapée, leur inexistence dans les zones d’extension non encore alloties et l’absence de water closet, dans l’écrasante majorité des habitations de la « ville noire », justifient-elles, à elles seules ou combinées à d’autres données, la pratique prolongée de la défécation à l’air libre ? L’anonymat, qui prévaut en ville, 539

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La ville européenne a connu, avant le tout-à-l’égout, le tout-à-la-rue. Comme le note cet auteur, c’est par les fenêtres que les gens jetaient, au Moyen Âge, les eaux usées, les ordures les plus diverses, les urines et les matières fécales. Le XVIe siècle français, influencé au plan intellectuel par des écrivains comme Rabelais, et le XVIIIe siècle, période de « gloire » des « francs-péteurs », donnent à voir une riche littérature axée sur la magnificence du pet, cette « décharge du cul » annonciatrice de ce que Guerrand (1997 : 22) nomme la « décharge du ventre ». C’est ainsi que la littérature médicale de ce dernier siècle « ennoblit » l’excrément. Elle la présente comme le meilleur remède contre les blessures et les pustules (id.). Au XIXe siècle, la matière fécale garde encore ce titre de noblesse, car l’opinion dominante de nombreux pays (comme l’Angleterre, l’Espagne la France) lui prête des vertus thérapeutiques (Corbin 1986).

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est-il invocable pour comprendre l’aisance apparente des utilisateurs des lieux de soulagement échappant au contrôle des planificateurs urbains ? La banalisation de l’excrément humain et de l’excrétion effectuée par l’homme, qui semble procéder de l’installation des édicules publics à proximité des habitations, l’institution de la corvée de la tinette et l’irruption du water closet dans le paysage de la maison, ont-elles fait le lit de l’indiscrétion en question ? N’avons-nous pas à mettre celle-ci au compte d’une involution des sensibilités et de l’établissement d’un rapport au corps où la diabolisation n’a plus droit de cité ? En vérité, il est difficile de se retrouver dans l’écheveau de la causalité énoncée à travers ces interrogations. En revanche, l’ajout du lieu d’aisance dans la liste des lieux de sociabilité ne fait l’ombre d’aucun doute si on cherche à dégager la signification de l’instinct grégaire manifesté même pendant l’excrétion. La transformation de la voie ferrée site de dépôt de matières fécales participe également de la dispute de l’espace entre le colonisé et le décideur colonial, qui se veut la seule force investie des pouvoirs de distribution de l’espace et de détermination de ses finalités d’usage. Mais, au regard des règles autochtones de civilité, des normes locales d’hygiène et de santé publiques et des recommandations des religions541, il est possible de dire que ce dernier n’a pas été le seul acteur menacé de débordement par la défécation en plein air. Celle-ci brouille, en apparence, un ensemble de repères propres à la société dominée.

Les jeux de séduction Au moment où s’opérerait l’envahissement de Dakar par la nuisance olfactive, provoquée par l’amoncellement ou l’étalement des matières fécales542, la recherche du plaisir sexuel gouvernait les pulsions. À leur tour, l’indiscrétion et le spectaculaire présidait au déroulement de « la curiosité des possibles physiques » et à la dilapidation de l’être (Alexandrian 1977 : 19).

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Nous n’incluons pas les religions du terroir ou celles de l’ère pharaonique (qui préconisent l’adoration de la matière fécale au même titre que le scarabée, cet « insecte fouille-merde » (Guerrand 1997 : 13)). En revanche, les religions dites révélées, qui dévalorisent le corps au profit de l’âme, dictent des règles comportementales précises sur les déjections humaines et la défécation. Ainsi, dans le Deutéronome (chapitre 10), cité par cet auteur, le prophète Moïse formule la recommandation suivante : « Tu auras un lieu hors du camp et c’est là que tu iras. Tu auras une bêche dans ton équipement. Quand tu iras t’accroupir à l’écart, tu creuseras et quand tu repartiras, tu recouvriras tes excréments avec de la terre ». Sur les nuisances (olfactives, visuelles et sonores) vécues à Paris, au XIXe siècle, lire Corbin (1991).

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Faire la cour Le jeu de séduction est devenu une activité quotidienne consommatrice de temps, d’énergie, d’intelligence, de ressources vestimentaires et financières. La figure du Don Juan, cet être qui exaspère par son égoïsme et sa suffisance selon Restif de la Bretonne (cité par Alexandrian) 1977), se remarque par une présence plus massive et une plus grande débauche d’efforts dans la consolidation de la sexualité débridée et l’expansion des sexualités périphériques (Foucault 1976). Précisons que, contrairement à la sexualité conjugale, ces dernières sont perçues comme des phénomènes de perturbation de l’ordre moral et social. Au centre du mouvement de contestation du monopole « don juanien » du flirt, on retrouve le jeune adulte qui ne se contentait plus des pratiques sexuelles d’attente (gestes masturbatoires et liaisons intimes avec les prostituées). Les anciennes façons de faire Dans la mise en œuvre de sa contestation, il était capable de s’autosatisfaire du code culturel établi. Ses variantes furent le tipoo (litt. : « prendre »), le tan mbaxane (litt. : « choisir un bonnet », parmi tant d’autres)543 ou le tan beere (litt. : « choisir un béret »)544. Au cours de ce rassemblement, chaque fille nubile choisissait, dans un tas de bérets appartenant aux jeunes en âge de se marier et en quête de partenaire sexuel, celui qui appartenait au soupirant préféré. Autrement dit, au prétendant dont la présence physique ou l’évocation du nom déclenchaient les pulsations du cœur, cette « boîte d’amour » à l’origine (ici et ailleurs) de nombreuses transgressions des normes sociales et morales. Les nouvelles manières de séduire Les envois de lettres d’amour et les échanges de photos se rangent dans le registre des façons de faire des séducteurs. Comme s’ils avaient lu André Breton, le chantre de l’amour surréaliste, ils avaient bien compris que « la femme est faite pour être rencontrée, et l’homme pour la rencontrer. Elle est, sans ni le vouloir, une énigme vivante, il est celui qui la déchiffre ou se désespère de ne pas en saisir le sens » (Alexandrian 1977 : 218). Mais d’autres jeux de séduction étaient pratiqués. Certains revêtaient un caractère ostentatoire. Les danses des amateurs de bals appartiennent à ces langages de l’amour. En d’autres termes, les postures du corps informaient sur les jeux sexuels des danseurs. Dans son autobiographie romancée, Nafissatou Diallo (1975 : 73) indique que les adolescentes dakaroises parvenaient à décoder ces langages du corps. Ainsi, elle affirme que « Se-

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Sène Aby, inf. cit. Lire Bâ (1990).

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lon la façon plus ou moins langoureuse dont dansaient les couples, nous [Marie Louise et elle] en déduisions des idylles ». Le thème de la lascivité de la danse refait surface dans le témoignage de cette auteure. L’attouchement des corps, déroulé sur le mode de l’accolement des organes génitaux et des autres surfaces érogènes, n’a pas manqué d’être assimilé à quelque chose relevant de l’ordre de la nuisance visuelle. Laquelle se conjuguerait avec ce qui a pu être également considéré comme une nuisance sonore, à savoir la lecture sur les ondes de Radio Dakar des « vœux amoureux » échangés lors de la diffusion de l’émission intitulée « Disque des auditeurs » (Samb 1991). Cette émission a été un lieu choisi par les Don Juan pour faire la cour. Méprisant ou disqualifiant l’efficace de la retenue, ils ont cru bon de continuer à inviter leurs partenaires d’aventure sentimentale à poursuivre, avec eux, un flirt effectué antérieurement. Ainsi, ils leur dédiaient les partitions musicales ayant influé sur leur cursus d’amoureux. On est ainsi en présence d’une invitation au flirt mental et à l’abrègement du temps de la séparation, d’une façon d’amplifier la nostalgie et d’accumuler les vibrations d’amour à faire résonner, au moment des retrouvailles. La dédicace musicale annonce l’acquisition d’un pouvoir, celui du contrôle du corps féminin. Elle constitue, par voie de conséquence, un mode de célébration de la masculinité triomphante. Comme l’époux, l’amant qui joue au séducteur est incontestablement « le chef - caput, l’amante le corps » (Flandrin 1981 : 127). La retenue a été observée à l’occasion de l’offre d’un sabar (séance de tam-tam) par un prétendant à une fille nubile. Un pareil geste s’interprète comme une preuve de son amour, un pic de l’épanchement de son amour. Mais la séance de tam-tam, organisée par ce libertin, ne se déroulait que le jour et ne regroupait les jeunes. Appelée sabit, elle était une sorte de compromis entre les adversaires et les partisans du sabar (Diop 1948). Les premiers, qui avaient souvent le statut d’« évolués », le trouvaient trop rétrograde. Mais, ils s’accommodèrent bien de cette fête diurne qui avait permis au ndanaan (version africaine du gentleman) d’écrire ses plus beaux souvenirs. Pour ce faire, ce séducteur, attaché aux codes culturels autochtones, offrait une après-midi récréative au son du tam-tam à sa fiancée ou « aux jeunes filles d’un quartier [dont] le cœur de l’une d’entre elles » était convoité pour battre d’amour à l’unisson. L’élue de son cœur se faisait l’obligation de danser pour lui le far wujar ou la danse du « fiancé » comblé (Dramé 1995). Au préalable, la partenaire séduite avait enchâssé son génie chorégraphique sur le tempo du ceebu jën (danse du « riz au poisson »), construit par le batteur de tam-tam. Pour ce faire, elle usait de la formule du

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« tegueul ma »545. Il s’agit d’un ordre donné par la danseuse au griot afin qu’il joue un air de danse en vogue. Parmi les modèles chorégraphiques les mieux cotés dans l’après-guerre, on avait le sanjaay et le dagañ. Dès que le percussionniste s’exécutait, la femme aimée et convoitée avait à cœur de dévoiler ou de confirmer ses talents de danseuse, de prolonger l’admiration de ses atours. Elle revêtait souvent de magnifiques vêtements de dessus qui permettaient d’admirer la beauté de son buste. Encline à célébrer la mode rétro, ici celle du rawatle, elle portait une série de pagnes (de trois à quatre) de couleurs différentes (rouge, blanc et noir). Ses pieds qui foulaient le sol de la scène de danse laissaient apparaître des rangées de perles de même couleur ornant la ou les chevilles. Pour séduire la fille nubile désirée, le séducteur s’attribuait également le pouvoir d’activer le signe du « bras dessus et bras dessous », quand le couple marchait dans la rue ou s’installait dans une salle de projection cinématographique ou dans une dibiterie (grill-room autochtone) 546 . Ces deux lieux de noce étaient fort bien fréquentés. Le fait qu’ils symbolisent la nouveauté y est pour quelque chose. C’est l’occasion d’écrire, ici et à grands traits, l’histoire de ce lieu de noce avant de poursuivre le questionnement de différents faits et gestes des amoureux. La dibiterie est une destination qui eut beaucoup de succès au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Son histoire transparaît dans la reconstitution biographique de Mbarick Fall (Ndiaye 1985). Ce personnage est plus connu sous l’appellation de Baye Mbarick Fall. Il a été un des principaux acteurs de ce type de commerce pratiqué dans le Sénégal (post)colonial. Né en 1922 à Guet-Ndar, dans la ville de Saint-Louis, il appartient à l’ethnie maure. Sa mise au travail intervient à l’âge de 15 ans. Il s’implique dans la migration de travail interurbaine. Son foyer d’arrivée migratoire est Dakar, principal marché du travail de l’AOF. On séjour dans ce lieu d’accueil s’ouvre sur une séquence d’errance à travers les rues de la capitale. Ensuite, il parvint à trouver de petits emplois dans les secteurs informel et formel. Il s’exerça à la vente de poissons, devint apprenti-mécanicien, puis ouvrier non spécialisé dans plusieurs usines. Enfin, il trouva un créneau porteur avec le commerce de la viande grillée. Pour ce faire, il ouvrit une dibiterie. Ce local de commerce peut être une sorte de prolongement sur la rue d’un bâti en dur, une pièce d’habitation de dimensions modestes. Son ouverture donne sur la 545

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Salimata Dieng déclare que la danseuse dakaroise affirme être, à l’image de« toutes les danseuses », une amie des djinns ». Lire l’édition du 2 août 1999 de L’Info 7. Cette informatrice ajoute que « Dans certaines traditions, la danseuse portait trois camisoles, plusieurs pagnes et avaient un mini sabre à la main et un casque « wan-wan » » sur la tête. Signalons que le mot « dibiterie », comme celui d’essencerie, a intégré par l’Académie française dans le vocabulaire de la langue française. Ces vocables sont usités au Sénégal depuis fort longtemps. Il en est de même de celui de gouvernance, employée pour désigner le siège du pouvoir déconcentré dévolu au gouverneur de région. Un usage différent de ce mot est observé de nos jours.

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voie publique. Il comprend une zone où l’on grille la viande à l’aide de gros bouts de bois mort que surplombe une grande plaque de fer faisant office de grillage et un coin meublé réservé à la dégustation. Baye Mbarick Fall raconte qu’il n’avait, au début, que 1 305 francs comme fonds de roulement. C’était, dit-il, en 1946, année durant laquelle il s’installa définitivement à Niary Tally. Ce faisant, il marcha sur les pas d’un certain Malal, qui avait installé son lieu de commerce du côté de la Cité Police, sur l’avenue Malick Sy. Ils furent rejoints, quelques temps après, par un dibitier dont le sobriquet est Dollar. Ce dernier s’installa dans les alentours des abattoirs municipaux. Pour pouvoir suivre le parcours qui les conduit en « galante compagnie » à la salle de cinéma ou à la dibiterie, beaucoup de séducteurs eurent à élaborer et à conduire des stratégies d’élimination de concurrents. Le domicile parental de la fille nubile a souvent été un des lieux de déroulement de ces opérations. Christine Garnier (1961 : 15-16) confirme cela quand elle déclare que « Les jeunes filles, dans leur demeure, reçoivent les visites de leurs soupirants : c’est la « cour d’amour », et chacun rivalise d’esprit et de générosité pour séduire les belles ». Mais, la séduction ne concernait pas uniquement les filles nubiles, dont l’importance numérique est à rapporter au baby boom, au rush migratoire des travailleuses du monde rural et à la baisse de l’âge pubertaire. Qu’elle ait le statut d’élève, d’aide ménagère (lorsque son milieu parental milite en faveur du refus scolaire) ou d’employée de maison, la fille nubile n’avait pas le monopole de l’attraction exercée sur les hommes. Les femmes divorcées, les « vieilles » filles, victimes d’un marquage négatif (mauvais augure porté par le corps-sémaphore ou laideur par exemple), et des femmes mariées étaient susceptibles de leur disputer les faveurs des séducteurs. Avec le jeu de séduction qui cible la femme mariée, se trouvent posées deux questions : l’infidélité conjugale et la mise en cause du mariage préférentiel de type endogamique. On aurait pu dire que cette femme et son partenaire de relation adultère chercheraient à assouvir, ainsi que le proclame le roman européen du XXe siècle, le « besoin de réunir la sécurité et l’avenir, de contenter au sein du mariage un rêve de [partage du sexe] » (Alexandrian 1977 : 19). Ils rechercheraient peut-être, dans et par l’orgasme, leur auto-anéantissement, la disqualification des codes de la sexualité en vigueur dans la société urbaine dakaroise. Informant encore les sexualités déroulées à Dakar, ainsi que le confirment deux chansons de gumbe fredonnées encore durant l’après-guerre (Diop 1948), l’adultère a contraint le pouvoir marital à déployer des trésors de ruse pour réussir la surveillance de la femme mariée et le confinement de l’accouplement dans la sphère conjugale. Quant au pouvoir parental, il a abordé de diverses manières la sexualité de la fille nubile. Quand survenait 293

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la remise en cause de l’héritage du rigorisme547, la chicotte était utilisée pour punir les déviantes. La figure paternelle, qui n’est pas la seule à jouir du pouvoir et du droit de punir, occupait souvent le devant de la scène, lorsque l’on jugeait utile ou nécessaire de faire résonner la sanction punitive retenue, en portant atteinte à l’intégrité physique de la fille coupable d’écarts de conduite. En atteste l’expérience racontée par Nafissatou Diallo (1975) et partagée par de nombreuses filles pubères de la Médina. La résistance multiforme manifestée par les victimes de la société punitive installait, au sein de la demeure urbaine, une logique d’affrontement. Michel Foucault (1976 : 62) appréhende cette question lorsqu’il analyse la double impulsion générée par les contrôles familiaux en termes de pouvoir et de plaisir : « Plaisir d’exercer un pouvoir qui questionne, surveille, guette, épie, fouille, palpe, met au jour ; et de l’autre côté, plaisir qui s’allume d’avoir à échapper à ce pouvoir, à le fuir, à le tromper ou à le travestir. Pouvoir qui se laisse envahir par le plaisir qu’il pourchasse ; et en face de lui, pouvoir s’affirmant dans le plaisir de se montrer, de scandaliser ou de résister. Captation et séduction, affrontement et renforcement réciproque : les parents et les enfants... n’ont [cesse] de jouer ce jeu ». Nous nous accordons, dans une certaine mesure, avec cet auteur pour dire que l’exercice par les parents de leur pouvoir de contrôle du sexe, tendu vers la « valorisation de la seule sexualité adulte et matrimoniale », participait, ici et ailleurs, de la dynamique de réduction de la famille à « un réseau complexe, saturé de sexualités multiples, fragmentaires et mobiles » (id. : 152 et 63). Quand la figure maternelle était attentive à la demande d’amour des jeunes filles, une complicité active, entre les représentantes du sexe féminin, s’établissait et laminait en même temps le pouvoir patriarcal. Ses armes favorites que sont le questionnement, la surveillance, le guet, la fouille lui étant retournées fréquemment, ce pouvoir ne parvenait à garder son efficacité qu’en négociant avec les contre-pouvoirs exercés par la mère et sa fille. Selon les rapports de force en présence, les concessions obtenues par ces dernières auprès du pouvoir masculin pouvaient englober la visite nocturne de « soupirants ». Dans ce cas, ces derniers n’étaient plus assimilés à des débauchés et à des galantins connus pour l’inassouvissement de

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Peu importe que l’interdit religieux soit convoqué ou que l’apeurement soit véhiculé avec le thème du déshonneur individuel et collectif ou celui de l’impossibilité de contracter un mariage dotal convenable. Réussir cette entrée en union passait pour le candidat au mariage par le versement d’une somme de 30 000francs, la donation d’une machine à coudre et d’une montre-bracelet, l’offre de cadeaux composés de trois valises (remplies de vêtements et d’effets de toilettes) et d’ustensiles (Diallo 1975). La défloration préconjugale faisait chuter la cote de la fille nubile candidate au mariage.

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leurs besoins sexuels, qui rime avec inconstance de l’appétit érotique, et leur adhésion à la philosophie de l’instant (Alexandrin 1977)548. La séduction au féminin Le consensus réalisé sur la sexualité préconjugale de la fille nubile intervient plus facilement dans les ménages où la femme mariée a la possibilité de montrer avec ostentation, même en dehors de la chambre du couple, ses charmes physiques. Le beeco (petit pagne), cette « puissance de la femme » sénégambienne549, équivaut à une des ressources employées en vue de réussir la parade du corps-spectacle. En montrant tout, sans rien laisser voir, la femme mariée utilise le petit pagne, dernière pièce vestimentaire de dessous, pour en faire, dans ses opérations de charme, la dernière tour de garde du sexe caché fragilement par les cuisses galbées. En invitant l’admirateur à réagir à sa « gestualité de la dérobade et du fauxfuyant... [par l’adoption de] toute une tactique de l’embuscade et de l’effraction oculaire » (id. : 65), elle développe des phantasmes sur le sexe et fait courir le risque de voir se réaliser la saturation de la sexualité. Éventualité porteuse de risque d’implosion pour la cellule familiale (Foucault 1976). Deux acteurs sociaux sont les principaux destinataires de cette mise en spectacle de la sexualité adulte : le conjoint et/ou le mâle pressenti pour jouer au faiseur de relations adultères. Séduire le conjoint et se faire désirer encore par lui, tels sont les exercices qui s’intègrent, pour la femme mariée, non seulement dans une stratégie de revitalisation de son corps « usé » par la procréation, mais également dans une entreprise de contrôle du partenaire. Partenaire disputé par les beaux-parents, la domestique, les femmes et filles nubiles du voisinage, etc., lorsqu’il jouit de la respectabilité et apparaît sous les traits d’un nanti. Le caractère multiforme de cette dispute s’observe lorsqu’elle met aux prises belle-fille et belle-mère (parfois alliée à ses filles). Leur opposition est soit feutrée, soit bruyante. L’hypocrisie, la mesquinerie, l’espionnite, le mouchardage, la dérision, la raillerie, l’insulte, la diffamation, les vociférations, les destructions de biens, etc., constituent autant d’expressions de l’inimitié entretenue. Les principaux enjeux de la dispute entre ces deux prêtresses de maison sont constitués par la gestion du budget familial et l’accaparement de la fonction de conseillère. Alors que la 548

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Le terme « galantin » a été employé par Guy de Maupassant pour nommer ses personnages romanesques du Verrou. Au nombre de quatre, ils sont des célibataires qui se vantent de séduire individuellement et par jour une femme qui n’appartient pas au monde des filles publiques qui incarnent le sexe « ouvert à n’importe qui,... [pareil à une] fosse commune, [où on pourrait prendre] plaisir à s’y ensevelir » (Alexandrian 1977 : 264). Son équivalent est la robe portée par la dame française des XIXe-XXe siècles (Perrot 1987).

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soumission de la femme mariée au pouvoir de sa belle-mère est de rigueur dans le modèle sénégambien du couple de la « pré-colonie », encore largement diffusé à la Médina avant et pendant la guerre 39-45, l’inversion de la relation se dessine avec plus de netteté dans la période 1946-1960. Pour l’une comme pour l’autre, la respectabilité sociale qu’elles recherchent passe par le contrôle du pouvoir économique de l’époux/fils. Exercer ce pouvoir consiste à tenir la bourse du ménage (la fameuse depaas (dépense)), à gérer le sac de riz (le nouveau grenier), à distribuer aux différents membres de la famille l’aide pécuniaire nécessaire à la satisfaction de divers petits besoins. En bref, ce qui est en jeu, c’est l’attribution des rôles de nourricière, d’intendante. Le profil de femme-enseigne à cultiver par l’épouse l’amène à subvertir la toute-puissance réelle ou supposée de la belle-mère. À son tour, cette dernière, accusée d’être une briseuse de ménages, est censée résister à l’inclination de celle-là à (vouloir) mener une vie gouvernée par le somptuaire et l’artifice. La volonté de puissance manifestée par l’épouse s’explique également par le fait qu’elle compte asseoir son honorabilité, (dé)montrer la réussite de sa vie conjugale et être dans l’air du temps en jouant au rôle de la patronne d’une employée domestique. La sollicitation des prestations de service de cette figure marginale du marché du travail urbain permet à la citadine mariée de devenir une prêtresse de maison moderne (MartinFugier 1980b) et de rejoindre ainsi la sous-population improductive. La mbindaan550 ou la « bonne », qui peuple les foyers africains, au lendemain de la dernière guerre mondiale (Faye 1993)551, n’a plus été un faire-valoir exhibé exclusivement par les Européennes. Leurs consœurs africaines de la Médina ont accordé beaucoup d’intérêt à sa présence dans leur foyer. Pour elles, le fait d’avoir sous leurs ordres la petite ou la grande « bonne à tout faire »552 les hisse au rang de citadine respectable553. Bénéficier des presta-

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Tiré du verbe bind (écrire dans les parlers sereer, tukulër et wolof), le terme renvoie à l’image de la personne qui se fait inscrire. L’inscription a lieu, ici, sur un rôle imaginé, celui de l’employeuse. La pratique de l’inscription sur des rôles, tenus par l’armée et l’administration fiscale de l’État colonial, sert de matrice à la fabrication du mot mbindaan. Toute la problématique de l’impact mental des enrôlements militaires et des collectes d’impôts est repérable dans cette lexicalisation. Celle-ci signale la clôture de la préhistoire de la domestique (qui coïncide avec la période pendant laquelle les caravanes des marchands de la traite négrière utilisaient les services de pileuse de mil et de cuisinières). L’exemple de la famille de Nafissatou Diallo (1975), qui fait appel aux services de domestiques avant 1945, est une exception confirmant la validité de la règle que nous avons énoncée à la suite du croisement des matériaux oraux collectés auprès de nos informateurs. Elle rentrait, le soir, dans sa chambre située aux quartiers Champ des Courses, Alminkou ou Gueule Tapée (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962).

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tions de service d’une fille ou femme de ménage signifiait aussi, pour certaines d’entre elles, effacer la distance qui les sépare des femmes au foyer des quartiers « bourgeois » du Plateau, de Fann, du Point E et des logements construits par la SICAP. À l’instar des femmes des classes nanties, les patronnes médinoises de bonnes à tout faire n’hésitaient pas à exercer le pouvoir d’humilier et de mettre au pas ces personnages incarnant « le peuple dressé, domestiqué par le contact quotidien des maîtres » (Corbin 1980). Celles-là en faisaient fréquemment des victimes émissaires, des complices des coups bas, distribués à la belle-mère, coupable de perfidie et de félonie, et/ou aux belles-filles étiquetées expertes dans l’art d’espionner ou de moucharder. En somme, les employées de maison sont assimilables à des outsiders de l’intimité familiale, capables de brouiller ou de modifier la distribution des rôles et la hiérarchie des statuts sociaux. Percer l’intimité du couple, en suivant la direction des traces indiscrètes sur le linge de l’accomplissement du rite sexuel conjugal, et s’opposer parfois à la volonté de pouvoir de la patronne par la production abondante du langage entre soi, « le refuge dans le rire et la dérision, la férocité verbale à l’égard » de l’animal domestique du foyer (singe, chien, chat), ont fait partie des intentions de la domestique européenne de la Belle Époque. Se faisant archéologue de la ménagère européenne du XIXe siècle, Corbin (1980) affirme qu’une logique de revanche l’anime. Ibou Diallo a attiré notre attention sur la substitution de la volaille à ces animaux de compagnie. Pour lui, les milieux féminins ont eu recours au kess, formule langagière employée pour faire fonctionner le fameux « daq sa ganaar, wax sa soxla » (litt. « faire fuir la poule, exprimer son besoin). Certainement, l’employée de maison a recouru à cette arme verbale, même si le caractère équivoque de son emploi a été à la source de nouveaux malentendus et de nouveaux différends entre celle-ci et sa patronne. Pour en revenir à Corbin, retenons qu’il prête à la domestique européenne l’intention de vouloir pervertir, quand l’occasion se présente, la progéniture de ses employeurs. Elle s’activerait ainsi à obtenir la désorientation sexuelle de leur fille en la transformant en lesbienne, à réussir le dépucelage de leur garçon. La liaison sexuelle avec ce dernier peut être poussée jusqu’à la procréation d’un doomi haraam (enfant dit illégitime). Corbin ajoute que la domestique aux formes physiques épanouies nourrit deux rêves : conquérir la couche du célibataire vieillissant et usurper le lit conjugal de son employeuse. L’auteur ajoute que la réalisation de ce dernier rêve ne pourrait que clôturer sa marche de revancharde sociale.

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C’est le statut de bourgeoise qui est visé par l’Européenne établie à Dakar ou en France. Ceci est corroboré par le chant des Frères Jacques : « Quand y a plus de bonne, y a plus de bourgeois » (Aron1980 : 28).

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Dansy Camara, interrogé sur les relations entre patrons et domestiques à Dakar (précisément à la Médina), tire des conclusions similaires à celles d’Alain Corbin. Camara déclare qu’il y avait une forte proportion de filles sereer-nyominka 554 employées comme filles de ménage. Il s’appesantit sur leur beauté légendaire et leur professionnalisme, soutient que plusieurs d’entre elles avaient brisé des ménages. Autrement dit, elles avaient réussi à passer du statut d’employée (qui provoque l’appétence du borom kër) à celui d’épouse adorée et, enfin, de patronne à son tour d’une fille de ménage. Un pareil itinéraire socioprofessionnel et socio-spatial ne ferait que traduire la diversité des évolutions urbaines. On peut en dire autant, au terme de la reconstitution du parcours, de cette autre fille de ménage nyominka qui aurait souvent réussi, selon le même informateur, à changer la configuration d’autres alliances matrimoniales. Ce faisant, elle troquait son uniforme d’employée de maison contre les habits de coépouse de son (ancienne) employeuse. En convoquant les statistiques démographiques de 1955, l’on peut affirmer que les domestiques incriminées étaient plus nombreuses que les employées de maison travaillant pour le compte de plus de 3500 familles européennes. Celles-là étaient au nombre de 1500 (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962). Les résultats statistiques de cette enquête éclairent les propos de Dansy Camara. Les indicateurs de la nuptialité et de la divortialité à Dakar sont ainsi présentés 100 femmes eurent à contracter 150 mariages contre 181 pour 100 hommes, auteurs à leur tour de 57 divorces. Jouant le rôle de « femme pour Blanc » dans son lieu de travail (Sauvage 1981)555, la domestique nyominka a dû connaître, à merveille, les manières de faire l’amour en ville. Recrutée par une famille africaine, elle a été confrontée à la volonté de dépersonnalisation de la société urbanisée. Sa patronne lui imposait souvent un rite ite de dation, qui consistait à remplacer son prénom du terroir (Gnima, Gnakhana, Khodia ou Khorédia) par un anthroponyme d’origine arabe (Fatou, Astou, Bintou)556. Ce collage de nouveaux anthroponymes rend compte de l’actualité de bricolages identitaires destinés à réussir le contrôle social par le contrôle onomastique et l’intégration de la « bonne à tout faire » dans le patrimoine de représentation de la famille urbaine. En outre, cette nouvelle figure du marché du travail a participé à la transformation de la borne-fontaine en lieu de socia554 555

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Les Nyominka, qui appartiennent aux « peuples de la mer », habitent le Sinig occidental, précisément le Hirena (équivalant du toponyme Maghreb). Au cours de son voyage de 1911 dans le « continent noir », l’auteur s’est attaché les services d’une domestique congolaise nommée Marie et dépeinte sous les traits d’une prostituée. Carmen et Marie sont les prénoms de substitution usuels en France (Corbin 1987). En Allemagne, le prénom de substitution préféré était celui de Brigitte.

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bilité. Dans cet espace, on se défoulait en violant des interdits. Les femmes y échangeaient aussi des confidences ou des informations sur le marché des produits cosmétiques, les adresses de « marabouts » capables de dompter les époux jugés rebelles. Circulaient également à la borne-fontaine les rumeurs du (sous)quartier et de la ville. La borne-fontaine fonctionna également comme un lieu de rencontres entre la domestique, prompte à jouer à la séductrice, et le mâle, habitué à revêtir les habits du frivole. Mais, ce qui doit retenir aussi l’attention, c’est le fait que la société urbaine était convaincue de la justesse de la réputation de « casseuse » de mariages qu’elle avait fabriquée pour typifier cette migrante du travail. Le travail d’épinglage fait à son détriment vaut aussi pour la diryanke, cette dame maniérée de la société urbaine qui incarnait parfois le libertinage et se présentait ainsi comme une autre concurrente redoutable de la femme au foyer. Plus redoutables certainement que les jeunes filles illettrées du voisinage, l’étaient également les collégiennes et lycéennes. Aussi « maniérées » que les madam « blanches », certaines d’entre elles étaient en quête des faveurs du pouvoir masculin, dont celles des étudiants inscrits dans les universités françaises et, accessoirement, dans celle ouverte à Dakar (Diallo 1975). Maty Wade est la figure archétypique de la diryanke des années 1950. Elle est encore fort présente dans la mémoire collective d’habitants de la Gueule Tapée. Sa vie et sa fin de vie tragique renseignent sur beaucoup d’aspects de la vie sociale dans et hors de la banlieue dakaroise. Son portrait physique a été esquissé par la compagne de Joseph Houmano. Ce migrant dahoméen gérait le restaurant-bar « Parisiana », situé dans le quartier Colobane, non loin du Groupe Mobile de Gendarmerie557. D’après cette migrante dahoméenne, qui se faisait remarquer par ses manières « porto-noviennes et avait inclus le foutou (genre de pâte) dans le menu offert aux clients du restaurant-bar, Maty Wade était une « si belle femme avec de si jolies dents » (Anonyme 1955b : 1). Sa beauté légendaire a également été rapportée par beaucoup d’enquêtés, sollicités pour se prononcer sur les sexualités urbaines. L’informatrice du journal Paris-Dakar complète l’esquisse du portrait de cette « courtisane » africaine, en déclarant qu’elle était « si gentille », riait « avec tout le monde ». Forte du capital symbolique, constitué par sa beauté physique et sa générosité, elle était à l’abri de l’infortune. Dans ses sorties en ville, elle n’hésitait pas à porter comme bijoux « une gourmette en or, un bracelet montre, une alliance, une chevalière, un collier en or avec son médaillon » (Anonyme 1955c : 1), etc. Pour effectuer ses déplacements, elle prenait un taxi, « toujours le même » (Anonyme 1955b : 1). En bref, à l’instar de la glorieuse Vénitienne du 557

Le site d’accueil de cette unité de gendarmerie correspond à l’actuelle caserne Samba Diéri Diallo.

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XVIIIe siècle, Maty Wade a régné sur les cœurs, fait parler et rêver d’elle en milieu masculin, su s’habiller avec élégance, se maquiller avec art et utiliser ses charmes (Ravoux-Rallo 1984). La reconstitution partielle des derniers jours de Maty Wade fournit des indications fiables sur quelques-unes des genres de fréquentations sociales, des parcours suivis, des lieux de noce visités et des façons de faire ritualisés des diryanke dakaroises. Le jeune Dahoméen, préposé à la vente des cigarettes et des limonades au « Shangaï-Bar-Lumière » 558 , affirme ainsi l’avoir accueillie les 9 et 10 janvier 1955, alors qu’elle était en compagnie d’un auxiliaire de gendarmerie. Le prestige de l’uniforme constitue, en plus de l’avoir, des critères de sélection des fréquentations masculines de cette consommatrice de l’amour vénal et des plaisirs de la nuit. Il lui arrivait d’être aussi en compagnie de plusieurs personnes. D’après l’épouse du gérant du « Parisiana », ce scénario s’est produit le 10 janvier 1955. Le bar-dancing, qui est également un bar-restaurant, est le lieu de divertissement et de détente privilégié. Le mode de la tournée est la formule retenue pour se maintenir dans le monde des désirs et prolonger la jouissance des plaisirs de la nuit. Le triangle de la virée nocturne, situé dans la périphérie du quartier Colobane, dont les lieux de noce sont fréquentés aussi par les migrants en conflit avec la loi et les jeunes en conflit avec la société, est composé par les deux bars cités ci-dessus et le « Suzy-Bar », implanté également à côté du Groupe Mobile de Gendarmerie. La sociabilité ou la dépravation sociale est déroulée dans une atmosphère faite de convivialité, de partage d’émotions produites par les sonorités musicales, d’inhalation d’odeurs de cigarettes brûlées, de boissons sucrées, de bières ou de liqueurs, d’échanges de confidences, de flirts, de gestes de séduction à distance ou d’intimidation, de regards fureteurs, etc. Au « Shangaï-BarLumière », Maty Wade et ses consœurs aimaient se mouvoir dans un cadre d’accueil ainsi décrit : « une grande salle avec des tabourets, des pupitres et une grosse caisse appartenant au Carvalho-Jazz » (id. : 1). Au barrestaurant du couple Houmano, la « beauté légendaire » de la Gueule Tapée avait ses habitudes. Exemple, elle y avait commandé, dans la nuit du 10 janvier 1955, du poulet et du Judor, donné un coup de pouce à la barmaid légèrement souffrante. Quand elle visitait ce lieu de noce, elle s’asseyait toujours au même coin. Maty Wade quittait tardivement ou de façon précipitée le « triangle de la noce » de Colobane pour goûter aux charmes du Plateau by night. L’atteste la déclaration de Gorgui Sène, le chauffeur de taxi qu’elle mobilisait, chaque fois, pour effectuer ses tournées des lieux de noce. Il a déclaré l’avoir transportée dans sa voiture break 203 Peugeot et déposée le (lundi) 558

Cet établissement est sis à Colobane, « dans un cul-de-sac sablonneux, à proximité de l’autoroute ». Il doit s’agir probablement du lieu dit plus tard « Chez Mapenda ».

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10 janvier 1955 à 2h30mn à l’angle de l’avenue William Ponty et de la rue de Bayeux (Anonyme 1955c). La reconstitution de ce segment d’itinéraire de noce révèle que cette dame, qui quittait les marges de la banlieue pour se retrouver dans celles du centre ville, effectuait un parcours en boucle au terme du retour au point de départ de la virée nocturne, savait mener la fête et choisir ses chevaliers servants sommés de jouer aux martyrs de la galanterie et esclaves du sexe féminin (Ravoux-Ralloux 1984). L’inclusion de la banlieue dans son catalogue de points de virée nocturne renvoie à l’assertion balzacienne selon laquelle la ville, qui est par excellence le lieu de la peur, renferme un « très bas » où « à la fois, l’or se répand et se terre, le plaisir s’affiche et se dissimule, la misère s’étale et se cache… l’ennui suinte et la bacchanale s’organise,… le travail, toujours maudit, s’époumone » (Fricker 1992 : 6). La mobilité spatiale, décrite dans l’intertexte constitué par ces témoignages, réfère à la figure du cercle, cette figure du clos où se déroulent, entre autres dynamiques, le surgissement des peurs et l’éruption des violences faites sur soi-même ou sur les autres pour survivre (id.). La ville by night, ici Dakar et sa banlieue, devient ainsi un site d’observation de l’entremêlement de deux figures : le lieu de la peur qui répand l’œuvre de violence et de mort, promeut les monstres et est assimilé à un enfer (id.) et le lieu de la noce, symbole du paradis sur terre et un bassin d’instillation de cette (contre)culture du sensible travaillée par les logiques de gommage de la retenue morale. L’on comprend mieux ainsi la fin tragique de Maty Made, victime d’un meurtre dans la nuit du (dimanche) 9 au (lundi) 10 janvier 1955. Son chauffeur de taxi attitré est soupçonné d’avoir commis le crime de sang. Interrogé puis réinterrogé par les policiers du commissariat du sixième arrondissement, il a été déferré au parquet. La reconstitution et la description de l’homicide déclinent trois façons de faire prêtées au coupable présumé : dépouiller la victime de ses biens (bijoux essentiellement), la dévêtir (Anonyme 1955c) et la noyer, comme un chien selon la dame Houmano (Anonyme 1955b). Le lieu choisi, pour laisser libre cours à la force destructrice qui a provoqué l’abrégement de la vie de Maty Wade, est « un coin de plage peu fréquenté en raison de la proximité du champ de tir [de Fann] et de son accès difficile » (Anonyme 1955c). Le parcours en boucle de sa vie de noce vole en éclats avec le choix d’un pareil site pour écrire les dernières notes de l’épilogue d’une vie sur terre. Le meurtrier de Maty Wade est présenté comme un « petit de taille, vêtu d’une chemise à carreaux rouges et noires », âgé de 24 ans, récemment libéré du service militaire (ibidem), employé dans un garage de taxis de la place. Il y est dépeint de façon contrastée par ses partenaires de travail. Si l’on en croit l’article de presse qui en rend compte, il se signale par son calme, sa politesse, sa propension à la fumisterie, son côté « type à histoires » et son inclination à jouer au séducteur de femmes (Ano301

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nyme 1955a). Un pareil portrait actualise la référence balzacienne aux masques de joie et/ou d’hypocrisie, aux visages « tordus » qui rendent « par tous les pores l’esprit, les désirs, les poisons » dont sont « engorgés les cerveaux », aux signes « d’une haletante avidité » face à la présence, à l’accessibilité réelle ou supposée du plaisir et de l’or (Fricker 1992 : 7). Ces fragments de discours littéraire, qui décapent de façon imagée le réel social, configurent une excellente grille de lecture des motivations d’un meurtrier présumé, condamné doublement avec la présomption de culpabilité, qui préside aussi bien l’interrogatoire de police que l’instruction judiciaire, et la damnation sociale, déjà prononcée par une partie de son entourage. Quoiqu’il en soit, l’on est en droit de souligner que l’échec de la réinsertion civile du coupable désigné est patent, et que le meurtre de Maty Wade et sa médiatisation (d’où son exposé en première page de trois éditions du Paris-Dakar) renvoient à la problématique politique du maintien de l’ordre social. L’on tente, en effet, de l’obtenir au travers de l’instrumentalisation de l’émotion collective suscitée par le crime de sang559. Les résultats immédiats attendus consistent en l’acceptation et la revendication par l’opinion publique de l’administration d’une punition exemplaire du meurtrier. Pour la femme mariée, influencée par le mode de vie des diryankes qui avaient en Maty Wade une ambassadrice crédible, se faire désirer par le célibataire du voisinage (ou par l’époux d’une voisine) et entretenir avec lui une liaison adultère occasionnelle ou durable, discrète, générant ou non railleries et reproches voilés au conjoint cocu, étaient des manœuvres efficaces pour obtenir de l’argent. L’épouse infidèle s’investissait dans l’amour vénal, alimentait la dispute du sexe occasionné par le déséquilibre du sex ratio entre célibataires. D’après le recensement démographique de 1955, les taux sont chiffrés respectivement chez les hommes et chez les femmes à 40% et à 6%. Soulignons-le, la querelle du sexe visait également les filles nubiles et les femmes divorcées. Ces dernières représentaient 8% pour les âgées de 30 ans, 17% pour celles qui étaient âgées de 45 ans et 25% pour les dames âgées de 50 ans (Ministère du Plan, Gouvernement de la République du Sénégal 1962). Localisée dans la sous-population des femmes mariées, cette querelle du sexe a été à l’origine d’une instabilité conjugale jugée forte, en 1955, chez les Lebu-Wolof et faible en revanche, dans les autres compo559

À Dakar, le crime de sang était un événement social exceptionnel. Il suscitait toujours l’émoi. Ce fut le cas, bien avant la survenue de la mort de Maty Wade, avec l’assassinat de Fatou Haïdara, une Mauresque du quartier Rebeuss. Il a été commis la nuit du 13 août 1954. La scène du crime correspond à la cour de la maison où elle vivait en tant que locataire. Pour commettre le crime, l’accusé, muni d’un pilon, a profité du fait qu’elle avait déserté sa chambre transformée en chaudière par la canicule d’été au profit de ladite cour balayée de façon intermittente par l’alizé frais (Anonyme 1954a).

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santes ethniques, dont 80% des hommes pratiquaient le mariage endogamique (id.). Le repli, opéré en milieu migrant et assimilable à un révélateur de la faiblesse relative de l’inter-culturalité, et l’efficacité opérative du mariage préférentiel comme bouclier social expliquent probablement la relative stabilité conjugale référée par cette divortialité différenciée. En vérité, ce qu’il importe de retenir davantage, c’est la faible participation des locuteurs non wolof dans la production de l’identité du citadin, de ce que d’aucuns appelleraient les travers des cultures urbaines. Une pareille constatation s’impose également quand on s’intéresse aux acteurs de l’amplification apparente de la pédérastie. La mise en public de la pédérastie Une sorte d’unité du genre permet de relier le pédéraste dakarois à son homologue européen. La convocation de son portrait aide à mieux configurer le territoire de la pédérastie construit dans et autour de la Médina. Pour Aron et Kempf (1984), le pédéraste aime porter des cheveux frisés et des bijoux, se farder le teint, exhaler l’odeur de parfums pénétrants. Incarnant « la conjonction de l’artifice, de la matière et de l’ordre » (id. : 54), l’homosexuel, que le discours dominant du XIXe siècle apparentait au chien560 et associait à l’excrément561, se plaisait à entretenir les défauts que sont le bavardage, l’indiscrétion, la vanité, l’inconstance et la duplicité (Corbin 1987). Acteurs de la « dispersion des sexualités » (id. : 589), les homosexuels de la Médina, dont la présence est également soulignée par Cousturier (1921), sont présentés par Nafissatou Diallo (1975 : 19) en ces termes : « Les góor-jigéen, hommes efféminés, battaient tous les records d’élégance et de beauté, vêtus de boubous en palman, leurs visages d’une grande finesse de traits poudrés, leurs yeux fardés brillant sous l’effet du tusngël, leurs cheveux luisants qu’ils avaient dû passer des heures à discipliner. Certains avaient les mains et les pieds noircis au henné, d’autres plus discrets s’étaient vernis les ongles d’un émail rouge... [mais tous se distinguaient par] leurs manières leurs voix fluettes, leur démarche ondulante ». Cet extrait de texte rend compte de la ressemblance entre les figures européenne et africaine de la débauche sexuelle. Sa lecture débouche sur une image brouillée du pédéraste. Dans la Médina et ses extensions, il était victime de l’hostilité des hétérosexuels. Il y était perçu comme un ñak jom, c’est-à-dire un être dépourvu de dignité, un individu qui : « ne [vivait] point debout comme l’homme d’honneur, mais penché, renversé, contorté, accroupi, à genoux à quatre pattes, en position ; tout occu560 561

Le modèle du coït adopté valorise l’anus que l’on substitue au vagin et que l’on n’hésite pas à comparer à l’entonnoir. Ceci s’explique par la centralité de l’orifice anal dans la quête du plaisir (Corbin 1987).

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pé à faire ou à se laisser faire, suçant, sucé, léchant, léché, reniflant, reniflé, pénétrant, pénétré ; brouillant les cartes de la nature et du siècle, la bouche, la main ou l’anus remplaçant le vagin, la langue servant de pénis ou celuici de perceuse » (Aron et Kempf 1984 : 64-65)562. Qu’il soit célèbre, à l’image d’Ablaye Lô, qui a exercé en même temps les professions de griot et de tailleur, dans les années 1948-1950, à la Gueule Tapée563, ou que des procédés mnémotechniques ne permettent pas de se rappeler de son nom, le pédéraste a été voué aux gémonies par les enfants. Une de nos informatrices, en l’occurrence l’épouse de Papa Demba Soumaré, apporte un témoignage éloquent sur le rapport à la pédérastie observable à la Gueule Tapée. Elle dit se souvenir de la mort naturelle, survenue en 1958, d’un homosexuel (dont le nom a, par contre, été oublié). Ayant fréquenté de son vivant le bar – dénommé « Le Tama »564, d’après la version de cette interlocutrice, ou « Chez Samuel Mbaye », selon Ibou Diallo, qui a été un témoin oculaire de cet événement – géré par un ancien combattant de la guerre 1939-1945, répondant au nom de Moussa Guèye, l’homosexuel subit une lapidation post-mortem. Celle-ci ne cessa qu’avec l’intervention des services de police du commissariat du 4e arrondissement. Ses agents auraient procédé565 à l’inhumation du cadavre attaqué par les enfants. Insatisfaits de la scène de « lapidation du démon », ces derniers déplacèrent leur agressivité en direction du tenancier du bar. Coupable d’un crime de lèse-majesté, à leurs yeux, à savoir mettre un lieu de rencontres à la disposition de personnages qui incarnaient la dérision offensante (Aron et Kempf 1984), et suspecté de pédérastie566, Moussa Guèye reçut des menaces de mort proférées par ces enfants. Jouant au redresseur de torts et bénéficiant visiblement de la complicité des adultes, ils sont les auteurs de la courte chanson ainsi intitulée : « Musa Geey sa awo dena, 562

563 564 565 566

D’autres auteurs apportent des éclairages intéressants sur la pédérastie. On peut retenir, entre autres, Hahn (1979), Newton (1979), Vincent (1987), Vigarello (1985). Ce dernier nous montre que l’utilisation du fard par l’homosexuel a une histoire qui remonte au XVIe siècle. Au cours de ce siècle, le fard intervenait dans la (re)composition du visage humain par les peintres figuratifs. Au XVIIe siècle, la tendance n’a fait que s’approfondir. L’illustre le tableau dit « Louis XIV et sa famille », dont le dessin valorise des « effigies fardées, sourcils soulignés, joues cramoisies ». Soumaré, Papa Demba, inf. cit. Le bar était situé à un endroit qui jouxterait le domicile d’un membre de la famille maraboutique des Sy de Tivaouane. L’informatrice a utilisé, pour cette dernière information, le conditionnel. La suspicion vient du fait qu’en allant faire ses emplettes au marché, Moussa Guèye se servait de la calebasse. Il semble qu’il savait la manier, par ailleurs, avec une habilité remarquable. On a la possibilité de mettre en corrélation la suspicion avec la promiscuité des corps dans le bar, lieu de rendez-vous de marginaux dakarois. L’invocation de la théorie du reversement autorise à postuler une relation homologique entre un travesti et celui qui l’embrasse, à comprendre l’amalgame opéré entre la fonction de tenancier de bar et le statut de pédéraste de son client. Sur cette théorie, lire Barthes (1970).

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Mbay kep ya ciy top ». Dans ce texte, sa mise à mort est posée en termes d’imminence et d’irréversibilité. Elle y est inscrite en droite ligne de celle de sa « première femme » soumise à un lynchage, qui rappelle la lapidation symbolique du démon par le pèlerin musulman. Ces mots véhiculent l’intention de tuer, ce qui aide à configurer les limites du permis ou du toléré. Régime d’approbation qui a été géré par les aînés. La menace de mort ainsi proférée est révélatrice de la profondeur du trouble social occasionné par la présence physique du pédéraste, cet autre être des confins de la société. Présence devenue plus massive et plus bruyante, comme on peut s’en rendre compte, avec les célébrations festives qui caractérisent la fin de la séquence coloniale.

Conclusion La disparition de la paillote du paysage urbain de la Médina annonce la profondeur et l’intensité des changements du vécu quotidien des populations africaines de Dakar. Ils sont observables dans la restitution de l’histoire des habitations et des modes d’habiter, des sexualités et des manières de satisfaire les autres besoins organiques. Le bâti en dur et la baraque deviennent des lieux de manifestation de la culture de l’estime de soi qui dicte l’acquisition et l’entretien d’un mobilier jugé prestigieux, coûteux et confortable. Il en est ainsi du divan et de l’armoire. Les intérieurs sociorésidentiels se transforment ainsi en sites d’exhibition des avoirs et du capital relationnel au travers de l’accrochage mural d’une féerie d’images photographiques. Dans et hors des résidences médinoises, le besoin d’assouvir les besoins sexuels a donné lieu à la diversification des jeux de séduction pratiqués par les partenaires des deux sexes. Le renouvellement des acteurs des sexualités légitimées ou réprouvées et la multiplication des sites de rencontres entre ces derniers participent de la construction de (sous)cultures urbaines qui indiquent une continuité dans la façon d’expulser les « décharges du bas ». Se faisant à l’air libre et sur le mode de la concentration topographique des fèces dans des espaces réduits comme la voie ferrée ou le rivage, elle montre que la culture du sensible, portée par les habitants des banlieues dakaroises, oscille entre l’éloge de l’invariant et la célébration du nouveau. Oscillation qui rappelle celle de la fête ou de la mode déployée à la fin de la séquence coloniale.

Chapitre III : Basculement de la fête, de l’habillement et rythmes de la mobilité L’empire de l’éphémère qu’est la mode et le monde du festif sont soumis dans l’après-guerre 1946-1960 à des évolutions accélérées qui pourraient faire croire qu’ils échappent à l’ordre du dicible. La querelle de la fête se combine avec la dispersion de la fête. Celle-ci est traduite en milieu européen par la multiplication des lieux de réjouissance. Leur accès obéit à la règle de l’appartenance. Exemple, célébrer ce rite festif en 1956 revient pour un migrant français, originaire de la Bretagne, à participer à la rencontre organisée au Café des Palmiers par l’Amicale des Bretons. Cérémonie au cours de laquelle, outre l’apparition du Père Noël et la remise de cadeaux, l’on partage des mets et des boissons tout en revivifiant les traditions festives bretonnes (C. M. 1951). La commémoration de la fête de Noël et de la Saint-Sylvestre révèle l’implication de plusieurs acteurs non catholiques. Ce phénomène, déjà observé dans l’entre-deux-guerres, a probablement pris de l’ampleur. Notamment avec l’organisation de séances de lutte libre, qui donnent lieu à des concours de paraître vestimentaire, des exhibitions chorégraphiques, des démonstrations gymniques et d’autres spectacles frappés du sceau de la compétition des terroirs d’origine des lutteurs et de leurs deus ex machina. Ce rite festif intervient en fin d’après-midi et se déroule à huis clos dans des arènes ouvertes aux spectateurs s’étant acquittés du payement d’un ticket d’entrée. Dans l’agenda de la célébration de Noël, la séance festive déroulée sous forme de lutte libre567 est relayée par la messe de minuit, suivie à la Cathédrale de Dakar par 2500 fidèles le 24 décembre 1956 (Anonyme 1956e). D’autre types de réjouissances profanes précèdent ou sont organisés après cette liturgie. Dans ce cas, comme avec la SaintSylvestre, l’on peut noter la manifestation sur le mode de l’intercale du 567

Nous avons volontairement occulté la lutte dans la gamme des loisirs urbains questionnés dans ce livre.

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jang (veillée religieuse). Organisé par un dayira, association de musulmans appartenant à la même confrérie, il se singularise par la production d’une conférence-prêche. Elle est faite par un lettré arabophone, souvent affilié à une dynastie religieuse. Ce producteur de discours public dispute ainsi au prêtre chargé de célébrer Noël l’espace et le temps d’un discours sacré invariablement axé sur la biographie de Dieu. En sus de la répétition annuelle de ces formes de querelle et de dispersion du rite festif, ce qui retient l’attention c’est cette sorte de basculement de la culture festive et de la mode. Un tel procès semble tirer sa vigueur de la combinaison de dynamiques de changement constituées par la conquête de l’espace public par le plus grand nombre de (néo)citadins à la faveur de l’extension du champ des libertés collectives, la libéralisation continue des mœurs profitable aux acteurs urbains présentés comme des perturbateurs de l’ordre social, le tout-à-la politique prôné par plusieurs forces sociales coalisées au sein des partis nationalistes ou régionaux créés et déployés dans le cadre de la décolonisation. Procès de désajustement politique qui a été contrôlé à Dakar par les élites dites « modérées ». Les changements, opérés en matière de paraître vestimentaire et d’affectation de sens à la fête, connaissent une diffusion plus rapide avec l’accessibilité de l’automobile pour le plus grand nombre de colonisés. Cette invention mécanique, qui a fait son irruption à Dakar dans l’entre-deux-guerres, devient dans l’après-guerre un des principaux moyens logistiques. En effet, l’automobile est mise à profit pour faire circuler les colonisés, les idées reçues et les savoirs, les innovations produites dans les cultures matérielles. Elle se transforme en véhicule du changement social, en nouvel objet de réappropriation culturelle, en plate-forme de mise en scène de nouveaux acteurs des transports collectifs. Sujets d’histoire qui se distinguent par leur engagement dans la construction de l’ordre urbain et le rejet de la subalternité que veulent leur imposer les forces sociales et politicoadministratives porteuses d’un projet de contrôle total de la production de la ville. Au centre des (en)jeux déroulés, l’on note, en plus de la question des rythmes à adopter dans la gestion de la maîtrise de l’espace urbain, des déplacements et des comportements des (néo)citadins, la reproduction de façons de faire et de la circulation des schèmes. En bref, on a là autant de données qui participent de la construction par les sujets du bas d’interstices garantes de leur autonomie culturelle et de leur entrée massive dans l’ère de la vitesse.

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La fête capturée La fête au profit du Don Juan ou du pédéraste  Le simb, la fête disputée Les jeunes « évolués » ne sont pas le seul groupe social à vouloir marquer d’une empreinte indélébile l’histoire du fait festif. Les pédérastes ont nourri la même intention avec l’organisation à huis clos des mbaxal (repas plantureux) et le renforcement de leur présence et de leur participation au déroulement du simb (fête du « faux lion »). À l’origine, cette manifestation était réductible à une séance de thérapie, organisée à l’intention de rescapés d’une attaque de lion. Dans les sociétés rurales sénégambiennes, qui en sont les initiatrices et les principales organisatrices, l’on a longtemps considéré que l’agression de ce fauve occasionne le dérèglement des facultés mentales de la victime, transformée ainsi en esprit possédé. D’où son inclination à pousser de façon répétée des cris similaires aux rugissements du lion. Une certaine opinion veut également que le sujet agressé pousse des poils identiques à ceux de son agresseur. Pour guérir la victime, son groupe social d’appartenance organisait une séance d’exorcisme qui s’accompagnait « de chants, de danses, de musique » (Dramé 1995 : 42-43). La ritualisation du dispositif thérapeutique se décline ainsi sous forme de théâtralisation de l’agression et de l’exorcisation par la danse et le chant au son du tam-tam. Ce qui est également donné à lire, au travers du rappel de cette fête de la dépossession, c’est l’existence d’une figure de la « possession » autre que celle imaginée du rab (entité ancestrale)568, d’une géographie des rites exorcistes. Signalons que celle-ci déborde largement les frontières de l’espace sénégambien. En effet, elle a retenu l’attention de l’école italienne d’ethnologie et des historiens de la religion de l’université de Cagliari. Grâce à leurs recherches, il est possible de conduire des études comparées entre le simb et le tarentisme apulien, ou encore entre le simb et le rite sarde de dépossession appelé danse de l’argia. Le jeu de l’exorcisme vise à « expulser » un animal (le lion dans le simb) et une araignée (dans le cas du tarentisme des Pouilles) ou à soigner une blessure. Celle-ci est occasionnée, dans le cas sénégambien, par la morsure d’un fauve et, dans le cas sarde, par la piqûre d’un insecte appelé argia (Gallini 1988). Seynabou Mbodj (1994) et Nafissatou Diallo (1975) ont questionné la trajectoire du simb. Elles ont insisté particulièrement sur son apparition et sa diffusion. Sont ainsi mis en exergue les aspects chronotopiques. De nombreux informateurs, sollicités par Mbodj (1994) ou rencontrés au cours de nos enquêtes dans la Médina, désignent le Waalo comme le berceau du 568

Lire Balandier (1957).

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simb. Ce faisant, ils réfèrent à la forme archaïque de la fête. On est en présence d’une opinion dominante qui désigne la période précoloniale comme le contexte d’apparition d’une fête, dont la ritualisation a nécessité la mise à jour du phénomène des sociétés secrètes. Daouda Demba Dramé (1995) propose les années 1915 et 1930 comme repères chronologiques à retenir pour dater les premiers rites festifs de dépossession organisés respectivement dans les campagnes du Waalo et dans la ville de Saint-Louis. Mais ces dates s’appliquent, à notre avis, à l’émergence et au démarrage de la diffusion de la forme dégradée du simb. Nous fondons notre hypothèse sur le postulat qui veut que les informateurs de Seynabou Mbodj (1994) aient mis l’accent sur une (re)lecture structurale du rite festif en question. De ce point de vue, le discours, qui privilégie la combinaison d’éléments narratifs axés sur des aspects factuels, s’adosse au temps élastique des sociétés paysannes sénégambiennes. De ce fait, il ne retient, dans le jeu de restitution du passé de la fête en question, que la référence à son ancienneté. Peu importe, avec une telle notion relative, que la décennie, le siècle ou le millénaire soit l’unité de comptage. La référence au riz au poisson, contenue dans son texte narratif, n’a pas été bien interprétée par Daouda Demba Dramé (1995), qui pense que l’archéologie du simb ne réfère qu’à la période coloniale. Il n’en est rien. En effet, le modèle de repas cité, pour dater le rite en question, est bien connu dans les sociétés rurales sereer et wolof de la « pré-colonie ». Ce qui le différencie du menu servi en ville dans la séquence coloniale, c’est l’absence d’adjonction de l’huile. L’ajout fait dans la cuisine du citadin annonce d’ailleurs d’autres changements culinaires. Il s’agit surtout de l’utilisation de légumes introduits par le colonisateur. Par ailleurs, la lecture faite par Dramé du message adressé à la « victime » d’une attaque de lion par un flagorneur est à apprécier à la lumière des schèmes thérapeutiques en vigueur dans les milieux ruraux de la Sénégambie du Nord. En s’adressant au blessé en ces termes : « tu ne veux que du riz au poisson, tu n’es pas un lion », le troubadour utilise la métaphore de l’aliment pour obtenir de son interlocuteur le retour à l’humanité (la consommation du poisson comme protéine « modélisée ») ou l’expulsion de l’animal (le carnivore) qui s’est « engouffré » dans son corps. En définitive, la construction structurale du récit axé sur le simb se joue parfois des anachronismes. La morphologie de ce texte s’accommode bien de ce genre de constituant. La danse du faux-lion, diffusée à Saint-Louis sous sa forme dégradée dans les années 1930, est connue à Dakar dans la même période. Les migrants saint-louisiens sont probablement les auteurs de sa diffusion dans la Médina. Deux grandes phases semblent avoir marqué son adoption par les habitants de Dakar. La première, allant des années 1930 à 1946, se caractérise par une percée relativement faible. La seconde phase correspond à l’après-guerre. Ce dernier bornage consacre le boom du simb, laisse appa310

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raître deux unités séquentielles distinctes si on prend comme discriminant la mesure d’interdiction du fanal de décembre 1953. Ainsi, entre 1946 et 1953, la danse du faux lion est un rite festif de second rang (Diallo 1975) alors que, de 1953 à 1960, elle est célébrée sans pour autant qu’on éprouve le besoin de l’arrimer au cadre organisationnel d’une autre fête. La diffusion du simb à Dakar pose la question de la capacité du citadin à réinventer n’importe quel rite festif. Le cadre temporel retenu pour son déroulement est la fourchette horaire 14h-20h. Celle-ci se divise en deux moments forts : l’attente de l’apparition dans la scène du faux lion de 14 à 17h et le simb proprement dit de 17h à 20h. Le site de la fête se signale par sa configuration circulaire. Il comprend, outre la scène, des arcs de cercle qui correspondent aux rangées de « places réservées » aux organisateurs et à leurs invités » et des places libres occupées par les spectateurs ordinaires (Dramé 1995). L’originalité du simb réside dans le dédoublement de fonction des personnes qui assistent à son déroulement. Elles sont à la fois des spectateurs et des acteurs. Le spectateur est invité à choisir dans la division du travail les exercices qu’il veut bien exécuter. Il est libre de se contenter d’applaudir les acteurs occupant la scène de la fête. Deux autres choix relèvent de l’ordre de l’invite et de celui de la suggestion : chanter, chanter et/applaudir. Lorsqu’aucun de ces choix n’est fait, l’on épingle sur le vêtement de dessus du spectateur un fas (morceau d’étoffe). Quant au spectateur/acteur, son implication dans le déroulement de la fête s’observe avec son acceptation d’une autre offre de jeu, celle du sujet agressé et possédé. Ainsi, dans le rite de dépossession en question, la victime n’est pas une mais multiple, ce qui fait durer le spectacle, distingue le modèle festif urbain du modèle archaïque. En d’autres termes, cette interchangeabilité correspond au « noyau dur » de la réinvention de la danse du faux lion. Font figure d’acteurs principaux du spectacle, outre le collectif des batteurs de tam-tam, le simbkat (le faux lion) et le jatkat (le dompteur du faux lion). La vraisemblance est cultivée avec le simbkat. Deux registres sont investis. Le premier correspond au maquillage. Le résultat attendu porte sur la ressemblance, le vraisemblable. Le travail de modification des apparences du corps de celui qui joue à la victime fait apparaître un homme-lion au visage colorié en rouge et en noir, « animé » d’une moustache. Avec le second registre, celui de la pantomime, l’on valorise l’image-mouvement. Ainsi, le clou du spectacle qui est offert montre un homme-animal qui rampe à quatre pattes, remue perpétuellement langue et lèvres, pourchasse du « gibier » tout en rugissant, parvient souvent à en agresser. Sensible aux cajoleries et aux implorations du public, invité à scander la formule « gaynde njaay mbara wac » (bravo lion !), le simbkat cède aux logiques de négociation véhiculées par les discours conjuratoires

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du jatkat569. Dans une parfaite combinaison, les attaques et les captures de « proies » -contraintes de danser et/ou de s’embrasser-, qui annoncent la répétition des mots et des gestes constitutifs du savoir-faire du dompteur, alternent avec les intermèdes musicaux. Toutefois, cette alternance s’inscrit dans le court terme, car le spectacle proprement dit de la danse du faux lion n’est jamais clôturé par la fin du rite de dépossession. Ce qui tient lieu d’épilogue est une suite de chants et de danses (Diallo 1975 et Dramé 1995). Aussi la danse du faux lion affiche-t-elle une structure ternaire. Ainsi, ce qui fait office de manifestation d’attente de l’homme-lion est assimilable à un prologue. La simulation de l’agression et l’exorcisation parodique constituent les autres structurants. Étant donné que celles-ci ne se produisent pas forcément toutes au centre du site de la fête, qu’elles peuvent se dérouler dans les rangées des spectateurs/acteurs, l’on est en présence d’une autre caractéristique du simb, celle du décentrement du spectacle. Le déroulement du simb consacre également l’entrée en scène d’une catégorie de spectateurs/acteurs assez particulière : les séducteurs. À l’instar des simbkat et des jatkat, ils focalisaient l’attention des différents spectateurs. Leurs faits et gestes étaient au centre des comptes-rendus empreints de sentiments d’admiration ou de détestation. En conséquence, leur seule présence physique au site de la fête contribuait à consolider leur renommée. En bref, en se présentant en séducteurs et en sujets d’histoire convaincus des vertus du paraître, ils étaient les principaux bénéficiaires de la diffusion du simb. Avec eux, règne le regard panoptique ou regard centripète, celui-là même qui attire les regards des autres, se veut regardaction (Pierron 1997) et fait de ces séducteurs de la ville des personnages référentiels de premier rang de la scène festive. Les séducteurs de la ville se divisent en deux catégories. La première comprend les ndanaan. Ils fondent leur distinction sur le culte de l’élégance vestimentaire et font de l’apparence le volant régulateur de la culture du paraître. Une sorte de procès de civilisation est dessinée au travers de l’éloge de l’élégance vestimentaire, utilisée comme le principal moyen de séduction, le principal moyen expressif du corps. Le vêtement est ainsi transformé en système langagier surinvestissant le territoire de l’esthétique, fonctionne comme un écran qui démasque le corps au travers des volumes du tissu cousu qui le moulent et l’offrent au regard de l’autre (Durand 1988). L’on retrouve ici la fonction érotique de la mode. La mode appliquée par ces sujets historiques figure dans la mise en discours romanesque du vécu des années 1950. Nafissatou Diallo (1975 : 19) affirme qu’ils portaient « le boubou baxa clair avec l’écharpe yumé autour du cou... Un turban autour de la chéchia, une cravache à la main et un maxtume sur 569

On retrouve ce type de situation dans les rites sardes de dépossession (Gallini 1988).

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la poitrine ». Pour les Don Juan, qui se recrutaient dans leurs rangs, le simb offrait l’occasion de se mettre en spectacle pour impressionner la « gent féminine » et collectionner une ou des rencontres à engager dans le déroulé d’une relation d’amour. Les séducteurs appelés goor-jigeen (pédérastes) forment la seconde catégorie de participants. Leur entrée en scène coïncide avec l’épilogue du simb proprement dit. Leur présence massive à cette fête est soulignée par Nafissatou Diallo (1975). Pour elle, ils battaient « tous les records d’élégance et de beauté » et étaient capables de subjuguer beaucoup d’esprits. Les pédérastes rivalisaient avec les ndanaan dans une quête soutenue de l’attention et de l’admiration des spectateurs. La scène de la fête joue, plus que jamais, avec cette querelle du loisir, sa fonction d’espace de représentation où est promue la scrutation totale, où est célébrée cette sorte de figure annonciatrice du corps superlatif (Lardellier 1997). Dévolu au regard admiratif, il fait figure de lieu où les compétiteurs semblent en ascension. Leur rivalité se déroulait avant, pendant les entractes de la séquence du simb proprement dit et après le raccompagnement du simbkat. Pour sortir victorieux de la compétition à distance, le pédéraste s’est fabriqué le profil d’une figure de l’hétérodoxie sociale qui excelle en chorégraphie. Il a réussi ce pari. L’opinion dakaroise de l’époque dissertait sur ses talents de danseur. Dans son témoignage, Nafissatou Diallo (1975 : 20) avoue avoir éprouvé « un immense plaisir à les regarder danser, esquisser gestes et pas avec une grâce féline, harmonisant élégance, souplesse et perfection de mouvements ». Elle ajoute que les records de maîtrise de l’art chorégraphique ont été également battus par les homosexuels. Les pédérastes et les ndanaan ont contribué à la subversion de la liturgie sociale qu’est la fête. Cela a provoqué, dans les rangs des « intégristes » de la morale, un accroissement des angoisses existentielles. Ces derniers sont confrontés, plus que jamais, à l’idée de voir leur groupe social vivre sous la menace du spectre de la dépravation. Sous ce dernier rapport, la danse du faux lion symbolise la fête du danger. Caractérisation que la puissance publique a dû appliquer, dans les années 1950, aux rites festifs accaparés par les animateurs de la scène politique.  L’accaparement de la fête par les acteurs politiques Les raisons de l’accaparement Les fêtes dénommées panal (fanal) et tanbeer (séance de chorégraphie au son du tamtam) ont connu une vigoureuse sémantisation politique570. Le fanal connut une forte instrumentalisation initiée par les élites politiques. Cela tient avant tout à sa popularité. Produit de la « société civile » urbaine dans laquelle s’activaient les associations dénommées mbo570

Sur la sémantisation politique de la fête, on pourra consulter Ozouf (1974).

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taay, il mobilisait de nombreux (néo)citadins. Ces derniers se recrutaient dans les rangs des jeunes et des femmes peuplant les marges territoriales de la ville, donc au sein des couches sociodémographiques les plus impressionnables, mobilisables et influençables. On peut retenir comme exemple de cadre de vie associative s’activant, durant les années 1947-1948 dans le taal fanal (allumage du fanal), le groupe dit « Jeunes Princes » du quartier Yakhadieuf (versant du Plateau). Le comité préparatoire de sa procession fanalière comprenait un président d’honneur, un président actif pour les hommes, une présidente active pour les femmes et les jeunes filles, un directeur des mouvements. Son chanteur attitré se nommait Ndiaye Lô. L’artiste dévoilait chaque soir aux associés ses créations culturelles, tandis que le tambour major Mbaye Guèye Ndiaye571 battait le tam-tam. Ce dernier faisait montre de ses talents de percussionniste chaque dimanche après-midi au siège de l’association, situé au 8 de la rue Valmy. Vainqueurs du prix du meilleur fanal de 1947 avec leur fanal appelé « L’autorail » (Fall 1948b), les « Jeunes Princes » ont produit un fanal assimilable aussi à un spectre d’images mentales à rapporter à « une récompense au travail, à l’adresse, au goût du fini, une véritable fête de l’artisanat » (Prevaudeau 1948 : 8). Au regard de son importance sociale et économique, de l’opportunité constituée par le parrainage, en raison ou en dépit de la baisse du nombre des processions organisées par la société festive dakaroise572, le fanal ne pouvait que susciter la convoitise du personnel politique. Les « politiciens » et leur parti avaient compris qu’ils pouvaient tirer de nombreux avantages du projet d’accaparement du fanal. Les faits avantageux attendus renvoient au mbotaay. Les hommes veulent le transfigurer, détourner à leur profit ses fonctions en le transformant en rouage organisateur de l’implantation du parti, en appareil de diffusion de mots d’ordre, en fabrique de l’image de marque de son leader. En bref, le mbotaay intègre le répertoire des moyens d’agitation et de propagande du politique. Ses animateurs, ses adhérents et ses spectateurs/acteurs sont aussi conviés à devenir des militants, des sympathisants et des électeurs, à transformer son assise territoriale en bastion électoral, en unité de maillage de l’étendue du pouvoir d’influence du parti et des leaders qui les sollicitent. L’histoire des biais de la lutte des partis politiques pour le contrôle des suffrages des colonisés transparaît dans l’instrumentalisation de ce rouage organisateur du fanal.

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Il a pris le relais du célèbre griot Médoune Yacine Ndiaye. Elle est consécutive au coût élevé en argent et en heures de travail de la construction et de la célébration du fanal. La baisse du nombre de fanaux est notée particulièrement en 1947, année caractérisée par une hausse de l’indice général du coût de la vie (J. H. 1948a). Le mal vivre persiste dans les années 1950. Un compte-rendu périodique de sa persistance est fourni dans beaucoup d’éditions du Paris-Dakar.

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Le déclenchement du procès d’instrumentalisation ainsi référé s’explique également par l’efficace du parrainage. Rappelons que cette pratique a été bénéfique dans l’entre-deux-guerres à des représentants des élites coutumières, politico-administratives ou économiques. Sollicités, durant cette séquence, pour servir de faire-valoir des « gens du bas », ces derniers eurent, plus que jamais, le loisir de tirer profit de la situation en réduisant le fanal à une simple fête du riche. L’instrumentalisation politique du fanal accompagne le déroulement de changements significatifs notés dans son organisation. Il en est ainsi avec l’apparition de la fonction de moniteur ou d’encadreur du mbotaay. Hann Thiaroye déclare avoir eu à assurer l’encadrement des membres du comité d’organisation du fanal du quartier des Abattoirs. Souleymane Ndiaye signale comme principal fait involutif le transport du fanal proprement dit au moyen d’un podium à roulettes ((Dramé 1995). Nafissatou Diallo (1975), pour sa part, ne fait pas du rebroussement du lieu de rassemblement des processionnaires un signal de l’imminence de la clôture de la fête. L’auteure l’appréhende plutôt en moment de rebondissement du spectacle. Cette recomposition du temps de la fête est également évoquée par Aby Sène, une de nos informatrices. La politisation du fanal De nombreux mbotaay de la Médina et de ses extensions ont été des sites d’observation du détournement par les acteurs politiques de l’usage social et du sens d’une fête aussi prestigieuse que le panal. Parmi ces associations, soulignons le cas du « Mbotaye de Keur Soukèye ». Dans les années 1952-1953, il avait son siège social à l’intersection des rues 19 et 22 de la Médina. Il sollicitait fréquemment, à l’occasion de ses cérémonies festives, les services du célèbre batteur de tam-tam, Vieux Sing Faye (Bâ 1990). La représentation sénégalaise de la Section française de l’Internationale ouvrière (S.F.I.O), présidée par Lamine Guèye, et le Bloc démocratique Sénégalais (B.D.S), fondé par Léopold Sédar Senghor 573 , furent les principales formations politiques impliquées dans le détournement de l’usage574 et du sens du fanal. Ce dernier mouvement regroupait beaucoup de lettrés hostiles au leadership politique des « originaires » des Quatre Communes et également des Lebu opposés à Lamine Guèye. Leur défiance vis-à-vis de ce leader se traduisait aux élections municipales par 573

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Ibrahima Seydou Ndaw serait le fondateur du BDS. Le 3 septembre 1948 serait la date de sa création. Il aurait été rejoint par deux acteurs politiques : Léon Boissier Palun, présenté comme quelqu’un de très enthousiaste à l’idée de prendre part à la nouvelle aventure politique, et Léopold Sédar Senghor, qui serait sceptique sur les chances de réussite du nouveau parti (Sakho 1979). Mamadou Dia est présenté comme un cofondateur du BDS par Cheikh Diop Sarr (1989). Sur la notion d’usage, lire, entre autres auteurs, Jouët (2000).

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un report des voix en faveur d’Alfred Goux. En outre, le BDS élargit ses rangs en accueillant les démissionnaires de la SFIO. Parti accusé d’entretenir un déficit de démocratie interne. Mais, le parti de Senghor tira essentiellement sa force de l’engagement des nouveaux « citoyens français » qui entendaient s’imposer sur le terrain politique. Pour ce faire, il nourrit le projet de s’assurer une supériorité numérique au moment des scrutins électoraux et de transformer en fonds de commerce la jeunesse et l’aura de leur leader (Kane 1995, Zuccarelli 1988). Le BDS partagea la polarisation du jeu électoral avec la SFIO. Des partis comme l’Union démocratique sénégalaise (UDS) d’Abbas Guèye allaient pâtir de ce jeu bipartisan. Les élections du 14 novembre 1948 au Conseil de la République, le scrutin législatif de 1951, le vote de mars 1952 consacré à la composition de l’assemblée territoriale ou celui de 1953 qui portait sur la recomposition des élites municipales, ont constitué les principales occasions données au BDS et à la SFIO pour tester leur représentativité. La supériorité de la « force de frappe » de ce dernier parti à Dakar, ses excellents résultats dans les pays d’anciens « sujets » (exceptions faites de Matam et de Kédougou) et dans la commune de plein exercice de Rufisque et la violence politique, dont le point paroxystique est atteint en 1951 avec la tentative d’assassinat de Lamine Guèye dans la zone de Bignona, informent le déroulement et l’issue des compétitions électorales des années 1948-1953. Au-delà de la coïncidence entre le ressort territorial du mbotaay et celui du comité575 (Kane 1995), l’on notera que les femmes, qui étaient en première ligne pendant l’organisation du fanal, furent fréquemment sollicitées « sur le plan folklorique pour animer les fêtes politiques » (id. : 23). Elles s’acquittèrent des tâches d’animation fixées par les responsables politiques en mettant à contribution les membres du kureel, structure délibérative du mbotaay. À la Gueule Tapée, deux rouages organisateurs du fanal politisé ont eu à engager une rivalité mémorable. Il s’agit du kureel de la SFIO, dirigé par Astou Ndiaye Téning et Ndèye Fatou Bâ, et de celui du BDS, placé sous la direction de Ndoumbé Ndiaye576.

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Ce vocable était utilisé pour désigner la cellule de base de chacun de ces partis. Sène, Aby, inf. cit. Arame Diène (ancienne parlementaire) a reconnu, au cours de l’entretien accordé à Awa Kane (1995), le leadership et la forte personnalité de Ndoumbé Ndiaye. D’après l’informatrice, cette dernière a eu une courte carrière politique. Arame Diène explique ce relatif insuccès par le fait que Ndoumbé Ndiaye incommodait ses camarades de parti avec son franc-parler et ses confrontations répétées avec les hommes. Son décrochage de la scène politique intervient au début des années 1960. La fonction de secrétaire générale adjointe de l’Union régionale du Cap-Vert de l’Union progressiste sénégalaise (UPS), parti au pouvoir présenté comme l’héritier du BDS, est la seule haute fonction politique qui lui a été confiée.

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L’esthétique et l’animation constituent des terrains de compétition des acteurs du fanal déterminés à faire accepter la prééminence de leur formation politique. Produire le plus beau fanal, rassembler le plus grand monde pendant et après la manifestation processionnelle, créer les chansons les plus expressives, savoir-faire et faire preuve d’innovation dans l’organisation de la fête, constituent autant de gestes investis de nouveaux sens. Désormais, ils s’apprécient comme des preuves de vitalité de l’organisme politique dans lequel on milite ou vers lequel on oriente ses sympathies de néo-citoyen et d’électeur, des indicateurs probants de la justesse des choix faits, des prémices de l’irréversibilité de l’ascendance du parti choisi sur tout concurrent qui lui est ou sera opposé. Dans le répertoire des chansons magnifiant les leaders politiques, deux textes retiennent l’attention. Dédiés aux deux grands chefs de parti, ils sont assimilables à des litotes. Leur écriture est également ciselée. Ils sont ainsi énoncés : « Lamiin Kura Geey, Bakr Waali, Maam Kumba Moljo » et « Sengoor Sukka Ndeela, Maar Banda Mayaan, junjung yanga Jaxaaw » (Dramé 1995 : 90). Ces mots font ressortir, pour donner du poids à l’éloge, les origines, les statuts et les appartenances des leaders. Les derniers anthroponymes du premier texte, qui réfèrent à la généalogie (notamment à la lignée paternelle), indiquent que la ville de Saint-Louis correspond au territoire d’ancrage social et culturel de Lamine Guèye. Son statut d’« originaire » des Quatre Communes et l’épaisseur historique de sa citoyenneté française sont énoncés sur le mode du pointillé. Par ce biais, est affirmée la légitimité historique de sa prétention à présider à la construction du destin collectif des habitants du Sénégal. Ce faisant, l’on réactive le paradigme du clivage entre « originaires » ou « civilisés » et non « originaires » ou « sauvages ». N’a-t-il pas conféré pendant longtemps aux premiers, outre l’apanage politique qu’est l’exercice du droit d’élire des députés et des maires et de se faire élire pour bénéficier de mandats, le monopole des pouvoirs de décider, de produire et de véhiculer des discours publics ? Héritiers des « habitants de Saint-Louis » qui produisirent un cahier de doléances et participèrent aux États généraux de 1789, forts de leur expérience en matière de participation au jeu électoral organisé depuis le XIXe siècle et convaincus de l’expertise politique de leur leader, les diffuseurs de la chanson dithyrambique, produite pour le compte de Lamine Guèye, s’investirent aussi dans la dérision et la négation. Sous ce dernier rapport, l’extension de la citoyenneté française aux « sujets » de l’empire colonial, contenue dans l’article 80 de la constitution française de 1946, ne pouvait être que niée, abhorrée, lue comme une mesure inopportune et grosse de dangers de toutes sortes. Dans l’éloge au fondateur du BDS, la référence au junjung (tambour royal) et à Jaxaw (nom de la troisième et dernière capitale de l’État du Sinig) connote la noble extraction du person-

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nage et renvoie à un passé plus lointain pour légitimer les prétentions politiques affichées. La vocation de l’histoire à servir de réservoir de références identitaires et de source de légitimation parcourt les deux textes. Mais, comme c’est souvent le cas, la restitution du passé est sujette à caution. Dans la première entreprise, la dépendance coloniale brandie est (re)visitée pour se donner de la noblesse, pour donner de la noblesse à des actions politiques. On s’enferme dans l’histoire du colonisateur pour réécrire sa propre histoire. L’altérité fabriquée par ce dernier est réaffectée au congénère dont l’ascendant a été la victime du Code de l’indigénat, bréviaire d’assujettissement et variante de déni de la « mission civilisatrice ». Dans la seconde entreprise, la manipulation de l’histoire est manifeste. En effet, Léopold Sédar Senghor n’appartient pas, par son ascendance maternelle (ascendance qui fonde l’appartenance à un « ordre » déterminé), à la lignée des maîtres du pouvoir de distribuer la terre (les lamaan), ni à celle des distributeurs du pouvoir étatique (les Gelwaar). De par son ascendance paternelle, il ne peut que faire prévaloir son appartenance à l’élite des siide (grands éleveurs de bovins), exclue du pouvoir de jouir de l’éloge manifesté au son du tambour royal. Mais, ici et même ailleurs, la vérité métahistorique a supplanté la vérité historique au nom de la construction d’une hégémonie profitable à l’organisation politique d’appartenance. En conséquence, l’antinomie entre ces deux rapports au passé n’apparaît que comme une aspérité dont le gommage est inscrit dans la réécriture de l’histoire, celle du parti et de son chef. Assise sur la matrice du temps présent, cette histoire est offerte au corps social comme une invocation suffisante dans la fabrication de discours de propagande et d’une origine commune au démos (peuple) à conduire à l’indépendance. Le BDS, parti minoritaire à Dakar, en dépit du soutien massif des jeunes du quartier de Cedeem, qui entretiendraient un conflit de générations avec leurs aînés (Kane 1995), semble avoir ravi à la SFIO la palme de l’animation. Les « démocrates » doivent, en partie, ce succès à l’esprit d’innovation et à la capacité de Ndoumbé Ndiaye et de sa « troupe » à galvaniser les participants et les spectateurs du fanal. Grâce à elle, l’implantation du parti de Senghor a été assez forte à la Gueule Tapée. Témoin oculaire des événements racontés, notre informatrice Aby Sène indique que la militante du BDS a inauguré, dans les années 1948-1950, un savant stratagème. Il consiste à attacher sur les postiches placées sur les tempes de la tête des ampoules de couleurs différentes reliées, selon un plan de dissimulation astucieux, par des fils électriques à un déclencheur de lumière incorporé à une boîte d’alimentation (fonctionnant au moyen de piles photovoltaïques) dissimulée à l’intérieur des vêtements de dessous. Cette machinerie visait à faire croire aux spectateurs que la dame en ques318

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tion avait acquis un corps illuminant. Sachant danser à merveille avec ses sauts hauts exécutés au moment de l’allumage de son artifice de lumières, elle chercha à se faire passer pour un humain volant sans avoir des ailes577. Prompte à mettre ces « dons » au compte de son adhésion au BDS, elle transforma en sympathie, pour le compte de son camp politique, l’attraction exercée par les manières de produire du fanal de son kureel. Toutefois, l’accaparement du fanal par les hommes politiques fit long feu. Dans un contexte d’exacerbation de la compétition entre les deux partis dominants578, la violence devint la chose la mieux partagée. C’est au quotidien que se produisit l’expansion de la violence verbale. Elle fut exprimée sous forme de railleries, de sous-entendus troublants, de dérisions et d’interjections outrageantes. Ces propos étaient fréquemment échangés par les militants des deux camps adverses. Quant à la violence physique, elle se fit massive. Se manifestant de façon éruptive, elle consistait en des rixes, des agressions d’un ou plusieurs individus. Les challengers se disputaient au moyen du coup de poing, de la paume de la main pour produire une gifle retentissante, d’armes blanches, etc. Chacun d’entre eux se délectait de la souffrance de l’autre, de l’affirmation de sa volonté de nuisance et de puissance. La mésestime du vis-à-vis devint vertu politique. Menace de violence physique, violence verbale et violence physique se combinèrent pour donner forme à ce glaive tranchant qui réduisit à néant la tradition du fanal (D. L. 1953d). Les auteurs et les victimes-émissaires579 de la violence politique et de la violence à résonnance politique se recrutaient dans les rangs des militantes de la SFIO et du BDS. Arame Diène, « militante de la première heure » de la dernière formation politique citée, corrobore ce propos en 577 578

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La légende d’Icare ne peut qu’affleurer dans ces lignes. Les « petits partis » avaient pour noms : Union démocratique sénégalaise (UDS) qui correspond à l’ancien Groupe d’Études communistes (GEC), Mouvement populaire sénégalais (MPS), Parti africain de l’Indépendance (PAI)/section Sénégal. La dynamique de fusion entre les forces politiques a été forte en 1956 puis en 1958. La première date renvoie à la création du Bloc populaire sénégalais (BPS). Ce parti est né à la suite de la fusion entre l’UDS, le BDS, qui a entre-temps phagocyté des mouvements apolitiques « régionaux ». Citons, comme exemples de « partis » régionaux créés à l’époque, le Mouvement des Forces démocratiques de Casamance (MFDC), l’Union générale des Originaires de la Vallée du Fleuve (UGOVAF) et le Mouvement autonomiste casamançais (MAC). La seconde date renvoie à l’« état civil », de l’Union progressiste sénégalaise (UPS.). Cette nouvelle association politique résulte de la fusion du BPS de Senghor et du Parti sénégalais d’Action socialiste (PSAS) de Lamine Guèye. Avec la clôture du regroupement des courants politiques non marxistes, on assiste à l’émergence du « parti dominant » qui est, avec le « parti unique », une des variantes du parti-État africain que « les vents de la démocratisation » des années 1980-1990 ont du mal à déraciner. On attend encore que la sortie de ce type de parti accompagne ce que Mbembe (1999) appelle la « sortie de l’État ». L’expression est de René Girard (1972).

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s’exprimant ainsi : « À l’époque, on disait de nous que nous étions les « applaudisseuses », oui à l’époque l’intérêt n’existait pas encore et les intellectuelles n’étaient pas encore arrivées. À l’époque c’était nous, les [« ignorantes »], les [« nullardes »] qui applaudissaient, qui nous battions, nous bagarrions, recevions des insultes jusqu’à ce que le parti fût debout » (Kane 1995 : 46). Ces lignes narratives indiquent que l’on voulait forger l’esprit militant par l’entraînement à l’endurance, encourager la quête de l’accoutumance du corps à la souffrance, rendre nécessaire l’apprentissage de l’art de la répartie assassine, faciliter la banalisation du (dé)versement du sang humain et susciter la délectation que produit la vue de la béance de la blessure. Sous ce dernier rapport, l’œil fonctionne comme un opérateur de l’involution de la culture du « sensiblement politique », et le regard comme une institution du champ politique. La dimension symbolique de la violence est à prendre en compte pour comprendre cette conflictualité politique. La métaphore de l’humanité fracassée et le paradigme de la blessure symbolique (Bettelheim 1971) sont enveloppés dans la violence entretenue par les militants des partis politiques en concurrence. En signant la mise à mort du fanal, avec la publication, en décembre 1953, d’un « arrêté d’interdiction [qui] n’a d’ailleurs causé aucune émotion dans la Médina, où les gens, malgré la « passion politique », regrettent la franchise et la cordialité d’antan » (D. L. 1953d), l’administration coloniale n’a pas été guidée par le souci de « civiliser » les relations humaines. Plus que la manifestation d’une volonté d’endiguement du phénomène de la violence, les pouvoirs publics ont voulu signifier à une opinion publique et à une classe politique, traversées par des velléités (?) de remise en cause de l’ordre dominant, qu’ils gardent encore le monopole de l’exercice de la violence, celui de l’investissement des lieux de l’accomplissement de cette prérogative régalienne. La mesure d’interdiction du fanal est préfigurée, dès juillet 1953, par le refus opposé par l’autorité coloniale au sieur Mamadou Soumaré, déclarant d’une association sise au quartier de Santhiaba et auteur d’une demande relative à l’organisation, le 10 du mois courant, d’un défilé avec tam-tam. Le caractère politique de la manifestation processionnelle a motivé la réponse négative apportée à la demande d’autorisation (Dramé 1995). En revanche, le tanbeer-meeting580 a bénéficié de la « mansuétude » du colonisateur. On s’en rend compte avec la réponse positive donnée à la demande d’autorisation de la tenue d’un tanbeer-meeting le 16 février 1957 de 18h à 22h au quartier de Fann-Hock. Demande qui a été déposée par le sieur Denhard, le responsable de la section locale du BPS (id.). Y at-il eu des négociations entre des autorités administratives et des leaders de 580

Dans le jargon politique des années 1980-1990, on employait, pour désigner ce genre de manifestation festive, le terme de soirée culturelle d’information.

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parti pour arriver à un compromis acceptable qui informerait le régime des autorisations relatif à l’organisation de rites festifs ? Il nous est impossible, en l’état actuel des informations collectées, de répondre à cette question. Ce dont on est sûr, c’est que, jusqu’à l’accession du Sénégal à l’indépendance, en 1960, le tanbeer-meeting a eu droit de cité dans les agendas des manifestations politiques. Cela est confirmé par la suite favorable donnée à la demande d’autorisation déposée par le secrétaire général de la section communale de Dakar-Banlieue de l’UPS et relative à la tenue d’un tanbeer-meeting le 1er octobre 1960 à Yoff (id. : 104). Le tanbeer-meeting a été un des modes de mobilisation efficaces des femmes. Leur présence massive dans le champ politique est montrée par les nombreuses images photographiques des scrutins postérieurs à l’arrêté d’interdiction du fanal. Ces documents donnent à voir des femmes revêtues de leurs plus beaux atours et de leurs plus beaux sourires lors des « sièges » des bureaux de vote installés à l’occasion de l’élection législative de 1956 et du scrutin référendaire de 1958. Ce référendum fait figure de dernier acte d’encadrement, par la puissance coloniale, du déroulement d’un vote « citoyen »581 . Pouvait-il en être autrement si l’on sait que le scrutin électoral était susceptible d’être transformé en rite festif ? Outre le lieu du vote, où est réitérée la consécration de l’élégance vestimentaire, le lieu du rassemblement des militant(e)s qui avaient accompli leur devoir d’électeur, abritait le partage de repas plantureux, de boissons sucrées, voire de liasses d’argent. Il ressort de ce qui précède que semble se constituer ainsi une sorte de coïncidence entre la société politique et la société festive. Mais, la tendance au basculement de la fête au profit du politique a été contrebalancée par les jeunesses urbaines et les « étrangers » de la ville. Ces acteurs vont s’activer dans la promotion d’autres types de rites de réjouissances et de loisirs. En matière de rapport vertueux à la culture du loisir, ils semblent avoir bénéficié d’une plus grande indulgence de la part des sentinelles de la « morale sénégambienne » que les organisateurs du simb et du fanal. Ce qui s’explique probablement par le fait que les fêtes des jeunes « évolués » et des « étrangers de la ville » que sont les migrants revêtaient un caractère marginal. En d’autres termes, la faible audience de leur offre de loisir a sans doute tempéré les zélés de la police des mœurs.  Deux rites festifs en contre-point et une querelle de loisir Le « bal poussière « ou la fête de l’« évolué » Les jeunes « évolués » ont disputé aux « non évolués » les jeunes filles qu’ils conviaient à leurs « bals-poussières ». Lycéens, étudiants et 581

ANSOM, 30 Fi 156, Sénégal. 1956-juillet 1958, chemise n° 48 et, dans la même cote, Sénégal. Septembre 1958 octobre 1960, chemise n° 55.

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jeunes instituteurs, commis d’administration, agents de santé, comptables et aides-comptables ou employés de commerce (Diop 1948) forment ce sous-groupe « d’évolués ». Organisateurs de ces bals, ils adossaient leur respectabilité sociale à l’effet de l’élection porté par le rite de la sélection scolaire. Ne négligeons pas aussi dans l’approche de cette question l’importance que revêt le privilège de former la nouvelle élite appelée à investir les lieux de pouvoir de la société moderne en construction. Pour montrer leur appartenance à la nouvelle « noblesse » (Bourdieu 1989), ils multipliaient les signes susceptibles de les distinguer et de les éloigner des dominés du bas. Cette quête de la distinction sociale convoque, au quotidien, des signifiants tels que les gestes consistant à exhiber le costume européen à la mode (chemise à col glacé, veste dite trois quart, chaussures à « triple talon » et à semelle épaisse) (Diallo 1975 : 72) et à sortir dans la rue en montrant leur brosse à dents et s’en servir582. Par cette dernière gestuelle, ils faisaient fi ou semblaient faire fi du regard désapprobateur du passant ou du voisin. En revanche, le regard admiratif de l’un et de l’autre était recherché. Le jeune « évolué » se signalait aussi par d’autres initiatives. Il en est ainsi du regroupement dans des « clubs d’évolués »583, de l’organisation de bals ou encore de la participation à un bal, en compagnie de sa « conquête » féminine. La musique en vogue élargit le champ de la culture du sensible. Avec ce jeune consommateur de musique dite « moderne », ce qui est exprimé plus que jamais avec force, au travers de ce procès d’élargissement, c’est aussi bien la vigueur de la fonction d’acculturation de la ville, l’éloge d’un temps du monde centré sur la manifestation des émotions collectives, la célébration de la (re)mise en ordre du monde (Martin 1996) et le bricolage d’une identité collective, que l’activation des logiques d’appartenance et de l’entre soi. Les « bals-poussières » des jeunes « évolués » sont éclatés en une multitude de manifestations diurnes ou nocturnes. Ils se déclinent en termes de divertissements gratuits et d’actions lucratives, de séances distractives programmées ou spontanées, de rites de célébration d’un événement social à religieux ou laïc (baptême, mariage, réussite à un examen) ou 582

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Ces informations nous ont été fournies, le 4 décembre 1995, par le collègue Boubacar Ly, né dans les années 1930, à Dakar. Il a passé une bonne partie de son enfance dans son centre-ville. Bassel (2008) informe sur le répertoire onomastique constitué par les jeunes de Dakar. Des années 1950 aux années 1960, ils utilisaient, pour des désigner leurs cadres de vie associative, des appellations comme « Chaussettes noires, « Culottes Vertes », « Aristocrates », etc., Les jeunes « évolués » de Rufisque, pour leur part, se signalaient par le recours à des noms qui renseignent sur leur communauté territoriale. Retenons, en guise d’exemples, « Les Torpilleurs de Diokoul », « Les Copains de Thiokho », « Les Anges noirs de Guendel », « Les Neuzeuz », « Les Sadozes de Keury Kao », « Les Platters de Dangou ».

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de jeu social organisé indépendamment du calendrier des fêtes et des jours fériés. On avait deux catégories de bals. Retenons d’abord le bal non payant. Il pouvait être organisé l’après-midi (de 17h à 20h) et dans l’enceinte d’une maison. Nafissatou Diallo (1975) en rend compte dans la relation d’une fête de mariage et de la célébration d’une « communion » de croyants catholiques. La seconde catégorie est celle du bal payant. Cette manifestation lucrative, souvent calée sur l’agenda des fêtes commémoratives, se déroulait la nuit (de 21h-22h jusqu’à l’aube). Elle était programmée dans un lieu clos, qui correspondait souvent à une portion de la voie publique aménagée pour servir de piste de danse (D.L. 1953c). Pour y participer, il fallait s’acquitter du payement d’un ticket d’entrée ou présenter un titre d’invitation. Le rituel de préparation du « bal-poussière », relativement long et complexe, a connu quelques variations. C’est avec le lieu du bal que se notent de façon sensible les différences d’organisation. Quand le site choisi est l’enceinte cimentée d’une maison, le programme de préparation comprend le lavage de l’aire délimitée pour servir de piste de danse, l’alignement des chaises reproduisant la figure du cercle et l’installation du mobilier d’accueil du matériel de musique (électrophone et disques) à un endroit jugé stratégique. Lorsque les zazous (nom donné aux jeunes « à la mode » de l’époque) occupaient la voie publique, l’aménagement du lieu de la fête dévoile l’exécution de nombreuses tâches. Les plus difficiles sont les suivantes :  barrer une des nombreuses « rues sablonneuses » ;  y édifier un lieu clos en forme de cercle à l’aide de bâches ou de palissades ;  délimiter une ouverture servant de porte de filtrage des entrées de la clientèle ;  poser une bâche sur le sol de la piste de danse ou, à défaut, l’arroser avec beaucoup d’eau en vue de réduire à néant les risques de montée de la poussière. On compte, parmi les gestes préparatoires du « bal-poussière », la suspension le long des palissades ou des bâches, d’ampoules électriques utilisées pour illuminer et décorer le lieu de noce, l’installation d’une table où était (dé)posé l’électrophone distillant des airs de boléro, de swing, de tango et l’incorporation dans le périmètre délimité d’un buffet où étaient rangées des bouteilles de vin et de bières. Pour cette dernière opération, les organisateurs choisissaient un endroit visible et accessible à tous les acteurs. Le rituel de préparation du « bal-poussière » englobait également la vérification de la fonctionnalité du matériel de musique. Le fonctionnement du tourne-disque était jaugé. Les disques qui comportaient des

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rayures étaient repérés et mis à l’écart 584 . Accomplis durant la matinée (Diallo 1975) ou l’après-midi, ces gestes étaient accomplis concomitamment au recensement et au dispatching des titres et airs de musique à distiller. La préparation du port de tenues élégantes pouvait durer un ou plusieurs jours, une ou plusieurs heures. Les danseurs de « bals poussière » achetaient des pièces vestimentaires neuves (exemple de la robe « nouvelle... et fort courte » évoquée dans son autobiographie par Nafissatou Diallo), empruntaient des pièces de vêture (comme le fit un des amis de cette narratrice) ou des « chaussures à talons pointus et un sac de cuir noir à anse longue [à mettre] en sautoir à la mode de l’époque » (ce que fit cette dernière pour elle-même). L’élégance englobait également le travail des apparences de la chevelure. Les jeunes amateurs de bals défrisaient les cheveux au peigne chaud, les bouclaient et les enduisaient de pommades, se maquillaient le visage, se parfumaient. La séquence du bal était formée d’une succession d’instants pleins de magie parce que faits d’enlacements des corps, de jouissance des premières saveurs du « fruit amer de la liberté » par les « filles-mères [et les] jeunes filles nubiles qui [surent] détourner la vigilance maternelle ». Ce moment figurait également la célébration des charmes de l’extase dionysiaque, de l’assourdissement répété jusqu’à l’aube d’éclats de voix et d’applaudissements (D.L. 1953c : 2). Le déroulement du « bal-poussière » est évoqué dans ces extraits de citation. Pour élargir la vue panoramique qu’on peut en avoir, il convient de faire appel, même de façon sommaire, à la narration de Nafissatou Diallo (1975 : 87). Elle distingue deux genres de danses. L’un est constitué par la « danse de politesse », qui met en scène une « cavalière » et n’importe quel « cavalier ». L’autre genre correspond à la danse des amoureux. Il offrait une opportunité, celle de l’expérimentation de « l’abandon sur le rythme à des bras » tant aimés. L’auteure souligne aussi les multiples allers-retours de la piste de danse à la rangée de chaises occupées par des « cavalières ». Aussi, ces dernières étaient-elles quasi ballottées dans un mouvement presque infini de raccompagnements et d’invitations à danser par des sasumaan à l’ardeur non encore émoussée par le trémoussement répété des corps. Mais, au travers des pas des danseurs, se dévoile une nouvelle figure de la relation sociale adossée au modèle du nucléaire et mobilisant un sujet masculin et sa partenaire. Le milieu des « évolués » est son principal site d’observation. Avec ses duos d’acteurs « qui dansent… s’écartent, se rapprochent, s’écartent encore » (Prost 1987 : 103), démontrent la souplesse 584

La « révolution du microsillon » et la liturgie musicale qu’elle a créée (Crubellier 1974) ont été vécues par les jeunes « évolués » de Dakar.

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de leur corps, laissent entrevoir leur inclination à la lascivité ou leur adhésion au slogan de la libération des mœurs. L’on assiste, alors, à l’adjonction du rite du couple à ce que cet auteur désigne par le terme de rite social. Le jeu de la distinction sociale est à l’œuvre au moment où se diffuse le loisir urbain qu’est le bal. En dépit de son inscription dans l’instant, que la philosophie du danois Søren Kierkegaard assimile à un atome d’éternité, le « bal poussière » a ainsi été un des lieux du changement social et culturel qui s’est opéré entre 1914 et 1945 à Dakar. Le « bal-poussière » a occupé une place non négligeable dans le kaléidoscope des fêtes. Il a même induit la reconfiguration de certaines d’entre elles. La fête qui accompagne la célébration du mariage en est un bel exemple. La dimension festive de cette institution sociale a été investie par les jeunes « évolués ». Le huitième jour de la célébration du top tank (retour ritualisé au domicile parental de chemin de la mariée) est devenu synonyme de date du bal, en l’honneur des nouveaux mariés (Diallo 1975). En outre, ce qui fait la montée en puissance du bal, c’est qu’il ordonne non seulement l’écriture d’une géographie mobile, avec le déplacement de son site de la sphère domiciliaire (espace privé) à la sphère viaire (espace public) et vice versa, mais aussi le recours à un orchestre. Lequel est composé, dans les années 1940, de joueurs d’accordéon, de mandoline, de banjo et de violon (Diop 1948). La mise à contribution de l’orchestre, pour animer la vie sociale des milieux des « évolués », pose la question des évolutions institutionnelles survenue dans la sphère de la culture urbaine. Thioub et Benga (1999) s’intéressent à cet objet d’enquête. Ils proposent une reconstitution de la trajectoire du modèle d’orchestre emprunté à l’Occident. Les deux auteurs estiment que Saint-Louis a joué le rôle de berceau de la musique moderne urbaine avec la création de l’orchestre appelé « La Lyre » dans les années 1930. Ils ajoutent qu’il va falloir attendre le début de la décennie suivante pour voir se multiplier à Dakar les groupes musicaux. Aux orchestres de jazz créés par les soldats américains, qui y étaient cantonnés à la faveur du débarquement allié en Afrique du Nord, allaient s’ajouter des formations musicales s’essayant au jazz ou à d’autres genres musicaux (tango, salsa, morna, high-life, rumba). Rappelons que le Conservatoire municipal, déjà en service au début des années 1930, a joué un rôle non négligeable dans la diffusion de ces airs de musique (Faye 1989). C’est avec la société de musique, dirigée par Charles Diagne et dénommée « La Sénégalaise »585 que s’écrit, ce qu’on pourrait appeler, par défaut, la protohistoire de 585

Des instruments de musique de ce groupe ont été volés, en septembre 1933, par un dénommé André Lalyre, qui aurait été incité à commettre son forfait par Clément Roger, à l’époque directeur du Conservatoire municipal. Pour plus d’informations sur l’interrogatoire du voleur, voir le dossier conservé aux ANS et coté 5M758 (Affaire André Lalyre. 28 septembre 1933).

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l’orchestre contemporain. À la suite de la France, qui entre dans le monde du jazz, s’abandonne au swing à la suite des tournées des fanfares militaires américaines, jugées prodigieuses en matière de production de blues (Body-Gendrot 1987), le Sénégal, à travers les villes de Saint-Louis et Dakar, se fait terre d’élection des nouvelles musiques du monde et des manières de les exprimer et de les consommer. L’orchestre municipal appelé la « Lyre africaine », le « Star Jazz » et « Les Déménageurs » font partie des groupes musicaux jouissant d’une renommée plus ou moins importante dans les années 1950. La recherche d’une audience en Afrique occidentale, comme en Afrique centrale, faisait partie des agendas des musiciens dakarois. Ils partageaient cette quête avec des groupes de musique créés dans d’autres territoires du groupe AOF. Ce faisant, ils facilitaient la tâche à tous ces jeunes qui ne se contentaient plus, ou ne voulaient plus se contenter, de la distillation de sonorités musicales au moyen d’un électrophone pour faire valoir leurs talents de danseur ou d’organisateur de bals. Rencontres festives au cours desquelles furent exécutés prioritairement des genres de danse tels que le fox, le one-step et la valse. La jeunesse dite « évoluée » entendait occuper la scène culturelle en s’activant dans d’autres spectacles. Elle jeta son dévolu sur les concerts de musique. Sa participation à ce genre de rencontres est attestée dans les années 1950. Soulignons l’exemple de jeunes « évolués » attirés par un orchestre venu du Soudan français. Son récital s’est déroulé, au début d’octobre 1956, au City Club de l’avenue Malick Sy. Son prestation artistique a eu un succès relatif. Le chanteur du groupe musical soudanais, Hamed Faye, a su captiver ses spectateurs par la variété de son répertoire de genres musicaux (valses, rumbas, swings, biguines et mambos) et des thématiques de ses chants (grâce féminine, charme de l’enfance, bravoure du soldat, enthousiasme de la jeunesse586, etc.). Les jeunes « évolués » ne rechignaient peut-être pas à écouter des vedettes de la musique africaine. Certaines d’entre elles étaient plus ou moins médiatisées. Citons le cas de Demba Kanouté. Dépeint comme un virtuose du balafon et de la kora, il était « à la fois, un vrai poète, un diseur de grande classe et surtout un comédien né » (Anonyme 1956c : 1). Des jeunes « évolués » ont également prêté, à un moment donné, une oreille attentive afin de découvrir et d’évaluer l’œuvre musicale du chansonnier

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La voix d’alto et les origines sénégalaises (descendant d’un « compagnon d’Archinard installé au Soudan » ont été des atouts supplémentaires de la réussite de la mise en public des talents de musicien de cet instituteur. Dans son répertoire de chants, on distingue les titres suivants : « Doux voyages à travers l’Afrique », « Cher Ami », « La Belle Samba Africaine », « Belle Aminata », « La Fête », « Samedi Soir », « La Belle Soirée », « L’Avenir », « Souvenir d’Afrique », « Belle Fatou », « Ma Chérie » (Anonyme 1956a).

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non voyant Doudou Diop587. Son succès grandissant a été mentionné dans l’édition du 7 juillet 1956 du Paris-Dakar. C’est par le biais de son éclectisme en matière de musique, de ces façons de faire la fête et de cultiver l’art de l’écoute musicale, que la jeunesse « évoluée » de Dakar afficha son ouverture au cosmopolitisme et sa différence avec les groupes non « évolués » de la ville. Faisant preuve de dynamisme dans le bricolage d’une identité qui fait l’éloge de l’urbain, ce groupe sociodémographique n’a pas transformé la musique et le « bal poussière » en ateliers de l’anticolonialisme. Elle accomplit une pareille transformation en s’investissant dans le théâtre engagé (Lô 2006). En conséquence, cette jeunesse a choisi de faire de la scène théâtrale un autre lieu de loisir coté. Son adhésion au cosmopolitisme fait qu’elle n’était pas incommodée par le fait que les orchestres de la colonie se contentaient de jouer des œuvres musicales produites par des groupes de musique latinoaméricains, nord-américains, voire européens. Contrairement aux musiciens congolais, ceux de Dakar n’ont pas inventé de genres musicaux. Leur entrée dans le monde de l’art a été estampillée par le paradigme de l’imitation. En d’autres termes, les rythmes de musique et les langues de chant qu’ils se contentèrent de reproduire renseignent sur la vigueur des lois d’airain de l’extraversion. Ce qui permet de comprendre pourquoi la première génération de musiciens dits « modernes » n’a pas investi le champ de l’art engagé. Cela n’équivaut pas, de façon systématique, à une adhésion à la culture de l’accommodation ou du conformisme. Sous bien des rapports, leur choix se fait énigme, parie sur la pertinence de cette relation qui veut qu’imitation rime avec homologie. L’enjeu qui est ainsi posé se résume à l’affirmation ostentatoire des talents artistiques des joueurs d’instruments de musique et de vocalistes. En bref, ce qui est souligné, c’est la manifestation d’un génie culturel, ce qui peut être perçu comme un biais emprunté par ces artistes, si l’on estime devoir décaper le fait culturel en vue d’y retrouver des traces du politique. Mais, point besoin de passer par des biais pour voir la manifestation du politique lorsque l’on valide l’hypothèse selon laquelle l’imitation est source de liberté (Lassus 1985).

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Doudou Diop dit Diégo fut une des figures marquantes de la création artistique des années 1960-1970. Sa passion de la musique, qui s’est exprimée avec l’utilisation du bol de cuisine, comme instrument de percussion, au lieu de la calebasse ou de la courge évidée, allait le conduire à s’impliquer dans la mise en place de l’orchestre national des non-voyants. Il se signala également par son implication dans la production de spots publicitaires, allant jusqu’à déclarer sur les modes de l’ironie et de l’autodérision (traduisant son refus de l’apitoiement) que la consommation de la marque x de café efface momentanément son handicap visuel, et dans la réalisation d’émissions radiophoniques à caractère éducatif.

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La fête identitaire Les fêtes identitaires étaient des créations culturelles des « étrangers de la ville » et du proto-peuplement lebu. Les manifestations festives des Lebu ne furent pas assimilées à des à des activités marginales étant donné qu’ils fonctionnaient comme une majorité sociologique au sein du groupe des dominés. Leur principal rite festif demeure le gamu. Variante de carnaval qui était toujours organisé à Mboth, ancien quartier de Dakar dont l’emplacement a souvent changé588. Cette fête aurait été célébrée à partir de 1737. Sa célébration, qui s’est produite durant toute la période coloniale589, donnait lieu à un exercice de remake des danses classiques. La taxinomie lebu retient les vocables gumbe, dagagn, yaba et ndawrabin. Présidé par le principal dignitaire du lignage des Paye, qui était rejoint par les autres notables de sa communauté, le gamu constituait un moment idoine pour exhiber les modèles vestimentaires et de parures hérités. Dans les années 1950, ses spectateurs admiraient les prouesses de batteurs de tam-tam célèbres. Ils avaient pour noms : Vieux Sing Faye, Lama Bouna Bass, Mbaye Guèye Ndiaye, Ma Cheikh Fatma Ndiaye, Doudou Ndiaye Rose, El Hadj Bata Ndiaye, etc. Les instruments de musique identitaires, joués par ces virtuoses de la percussion, étaient constitués de tambours, fabriqués à partir de peaux d’animaux domestiques comme la chèvre. Différentes catégories de tambours étaient utilisées. Les plus connus étaient, outre le tama, qui est un tambour d’aisselle (Thiam 1995), le talmbat, le nder, le mbeung mbeung et le tugune. Ils étaient posés à même le sol ou portés sur un des flancs du batteur au moyen d’une longue cordelette. Hann Thiaroye et Alioune Diagne Mbor ont apporté des témoignages éclairants sur l’agenda, la structure et le déroulement des autres fêtes identitaires. Organisées par les « étrangers de la ville », elles revêtirent un caractère marginal. Daouda Demba Dramé (1995), auteur de la collecte de ces matériaux oraux, en donne quelques éléments saillants que nous reproduirons ci-dessous. Voyons d’abord quelques fragments de la narration du premier informateur : « Les dimanches de la Médina étaient exceptionnels... Chaque ethnie regroupait ses membres et organisait une fête tirée de ses traditions. [Il s’agissait du] wango, danse populaire hal pulareen et [du] kumpo des Socé [dont] les acteurs déguisés [faisaient] le tour des quartiers à la recherche de prébendes ». Pour le second informateur, chaque dimanche : « Les Diola battaient leur bougarabou, séance de danse, de 18h à 6h du matin, [les] Hal pulareen suivaient [avec] les chants lele dont le plus grand artiste fut sans conteste Samba Diop... Enfin les Pulo Fouta... avaient une 588 589

Les anciens sites de ce village correspondaient avant la guerre 39-45 aux lieux ci-après : rue Sandiniéry, Boulevard National, avenue Gambetta et rue Blanchot. Sa célébration s’est poursuivie jusqu’en 1993.

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fête particulière ; il s’agit d’un banquet auquel tous les membres de la communauté [étaient] conviés. Ainsi lorsqu’un cuisinier faisait son entrée, on l’annonçait en ces termes... : « Mamadou Woury Diallo, Général Commandant Supérieur point d’appui [du] Gouverneur Général de la circonscription de Dakar et dépendances, ary ». En fait, chacun incarnait la personnalité de son patron. Cette manière d’accueillir les gens faisait les délices des jeunes qui venaient assister à ces banquets ». Le génie imaginatif du migrant fulane (fulbe) de la Guinée française, massivement représenté dans la filière de la domesticité, apparaît à travers l’emploi de la règle de l’identification instrumentale par le domestique à son patron. En dernière analyse, la communauté d’appartenance ethnoculturelle des acteurs et des spectateurs est un déterminant de l’organisation de la fête identitaire. Celle-ci est, pour ses organisateurs et ses consommateurs, l’occasion de se rapprocher et de communier, d’atténuer les humiliations privées590 subies au cours de leurs contacts avec les autres résidants dakarois. Pour vaincre, momentanément, le mal-vivre, ceux-là et ceux-ci avaient également la possibilité de choisir un autre lieu d’évasion : la salle de projection de films cinématographiques. Le loisir cinématographique Djibril Seck (2008) a reconstitué l’histoire du loisir cinématographique à Dakar. Il affirme que celle-ci démarre dans l’entre-deux-guerres à la faveur de la conjugaison de nombreux facteurs, dont les plus importants sont le développement de la ville, les changements des habitudes et des comportements en matière de consommation et la réduction du temps de travail. Cet auteur renseigne également sur la constitution de sociétés de distribution et d’exploitation de films591, qui s’investirent dans le maillage de l’espace urbain au moyen de la multiplication dans le centre-ville de salles de projection cinématographique592. Il souligne, ensuite, que la consommation des images filmiques par les populations africaines de Dakar se faisait dans différentes salles de projection. La plus emblématique était la salle de cinéma dénommée « Médina »593. Sise à la Médina, elle consistait en un « terre-plein, avec un panneau sur l’un des côtés, devant lequel se trouvaient des bancs et des chaises métalliques » (id. : 67).

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Sur les humiliations privées vécues par les migrants, lire Noiriel (2007. Les sociétés de distribution et d’exploitation de films étaient au nombre de deux : la Compagne marocaine cinématographique et commerciale (COMACICO), fondée en 1933 et dont le rayon d’action englobe le Maroc et les fédérations de l’AOF et de l’AEF, et la Société d’Exploitation cinématographique africaine (SECMA), créée en 1936 (Seck 2008). La COMACICO gérait six salles de projection cinématographique, tandis que la SECMA en contrôlait deux. Cette salle était gérée par la COMACICO.

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La querelle du loisir, qui a pour théâtre le champ de la consommation de l’image filmique et pour point culminant l’après-guerre, résulte de la multiplication des salles de projection cinématographique. D’une huitaine, en 1945, leur nombre passe à 19, en 1960. Une dizaine d’entre elles était installée dans ou à côté des quartiers peuplés majoritairement par les « non évolués » (voir liste ci-dessous). Tableau n° XIII : Liste des salles de cinéma installées dans les quartiers « indigènes » Dénomination de la salle ABC Ciné-Park Ciné-Star Ciné-Yoff Pax El Mansour Médina Pax Rio

Lieu d’implantation Médina Thiaroye Fass Yoff Médina Grand Dakar Médina Gueule Tapée Médina

Source : Seck 2008 : 133.

Seck explique cet accroissement par l’implication d’investisseurs africains et de migrants libano-syriens dans l’expansion du marché du film. L’attractivité de l’économie du spectacle cinématographique, portée en partie par la politique du laisser-faire tarifaire594, n’est pas un fait propre à la ville de Dakar. Le phénomène s’observait également dans les villes secondaires du Sénégal et du reste de l’AOF. Il en était de même dans les gros bourgs ruraux et les petites escales de traite arachidière. Le cinéma ambulant accompagna les fêtes foraines. Dans plusieurs escales arachidières du Sine-Saloum, le spectacle cinématographique faisait partie du vécu au quotidien. C’est le cas de Ndoffane Laghème. Le commerçant libanais Georges Latouf y avait aménagé, en 1958, une salle de projection cinématographique. Sa capacité d’accueil était de 1000 places. D’après Diagne Ndiaye (2011), son déclarant-gérant s’approvisionnait en films auprès de la Compagnie cinématographique africaine d’Albert Bourgi ou d’Ibrahima Réda, qui était le propriétaire de la salle de cinéma dénommée « Ciné Circuit ». Créée en 1955, elle était sise à la rue Émile Zola de Dakar (Seck 2008).

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Édictée par l’arrêté du gouverneur général de l’AOF, en date du 21 avril 1945, cette politique s’est traduite par une augmentation significative des prix des tickets d’entrée. Dans les salles de cinéma fréquentées exclusivement ou majoritairement par le public africain, on assiste entre 1947 et 1955 au doublement du ticket payé par le cinéphile installé dans les places dites de « première catégorie ». Il est ainsi passé de 30F à 60 F. Dans les salles de projection à clientèle dite « européenne », le cinéphile accédait aux places de la seconde catégorie » en déboursant 60F en 1947 et 150F en 1955 (id.).

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Devenu un nouveau filon d’or, le marché du film a mis en scène différentes catégories de clients. Divers changements ont été observables dans la fréquentation des salles de projection de films. Si le (néo)citadin africain peu fortuné a concurrencé le consommateur européen en fréquentant la même salle de cinéma que lui, en dépit de la compartimentation des sièges, l’après-guerre révèle d’autres scénarii : - fréquentation, par le migrant européen, de salles de projection dites « salles mixtes » où il côtoyait le cinéphile africain ; - entrée dans ces lieux de consommateurs libano-syriens attitrés par la projection de films arabes ; - présence significative d’« évolués » africains (notamment les hauts fonctionnaires et les fonctionnaires moyens) dans les salles dites « d’exclusivité » fortement fréquentées par les sujets européens (id.). L’après-guerre se caractérise par une multiplication des profils des acteurs de la querelle du loisir cinématographique. Si la fin des années 1940 renseigne sur l’inclination de la femme lettrée et salariée à aller au cinéma, en compagnie de son époux, de son fiancé ou de son amant, la décennie suivante consacre une sorte d’éloge du cinéma. Éloge à attribuer à différents acteurs africains. Sous ce rapport, on soulignera, à la suite de Djibril Seck (2008), deux faits importants : l’entrée symbolique d’un clerc de l’islam comme l’imam de Dakar, dans la salle dénommée « Royal », où était projeté, le 30 juillet 1955, le film « Zouhour Islam », et une plus grande hétérogénéité du public africain. Les rangs de ce public s’élargirent avec la fréquentation des salles de cinéma par différentes catégories sociales. Les salles de projection de films d’amour hindou étaient fréquentées par les femmes et les filles dites « illettrées ». Les « cinémas » qui projetaient des films western avaient été la destination favorite des ouvriers, des artisans, des acteurs de l’économie informelle et des enfants. Cette dernière sous-catégorie de consommateurs d’images filmiques se signale par son impressionnabilité et sa tendance à confondre le fictionnel et le réel. L’on assiste alors à la transformation de la querelle du loisir cinématographique en source de désadaptation sociale. En effet, cette querelle participe de l’inclination des enfants à former des petits groupes de néo-cinéphiles sans moyens financiers et s’exerçant facilement au chapardage, à la resquille, à de nombreux actes d’incivilité, etc. Il est donc facile de comprendre pourquoi ceux d’entre eux qui rencontrèrent Yaadikoon, ce bandit social de la ville coloniale dont l’état civil et la biographie ont été reconstitués par Faye (2003) et Thioub (1992), l’adulèrent. Dans leur imaginaire, il égalait ou surpassait facilement des personnages de films western célèbres comme Zorro, les « cavaliers de l’Arizona » ou les « justiciers du Far West ». Pouvait-il en être autrement avec un « outsider » qui bousculait impunément et

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de façon répétée le service d’ordre des salles de cinéma595 pour faire entrer des groupes d’enfants, les installer, sans s’acquitter au préalable du payement du ticket d’entrée, sur les bancs réservés aux cinéphiles infortunés ? L’éloge, par les enfants, de cette forme d’expression du banditisme d’honneur populaire, s’inscrit dans un contexte de remise en cause d’un ordre politique dont les principaux bénéficiaires se recrutaient, à la fin des années 1940, au sein de l’élite constituée par les « originaires » des Quatre Communes et les « milieux coloniaux ». La carrière de bandit social de Yaadikoon se présente ainsi comme un effet pervers de la quête du désajustement politique. Celle-ci allait s’exprimer également au travers de la constitution du patrimoine vestimentaire et du port des habits. La mode vestimentaire et le triomphe du « vêtement politique »  Les constituants de l’habillement et de ses accessoires La mode vestimentaire, un des lieux de gommage de l’altérité du migrant, en ce sens qu’elle fonctionne comme un mécanisme de neutralisation des intolérances (« l’habit fait le moine »), a été le lieu de manifestation de plusieurs tendances. Les éléments tendanciels, observés entre 1946 et 1960, s’insèrent dans une dynamique de changements multiformes et ajustés aux exigences d’un monde qui vit à l’heure de la fulgurance du progrès scientifico-technique. Fulgurance qui a été symbolisée par l’avènement du nucléaire, du tout-à-l’idéologie et du tout-à-la-politique avec la « guerre froide »596. Les milieux féminins retiendront prioritairement notre attention. En d’autres termes, peu de place est faite à l’habillement et ses accessoires utilisés par les hommes. Les « évolués » continuent à s’approprier le code vestimentaire occidental. Le répertoire des vêtements de dessus, des vêtements de dessous et des accessoires de l’habillement portés comprend la chemise, le pantalon, la cravate, la ceinture, le nœud papillon, le gilet, le béret, le casque, la casquette, les souliers et les lunettes. L’élégance vestimentaire des « non évolués » révèle le port continu des tuniques (jellaba, sabador ou xaftan), des babouches de style marocain, des pantalons et sous-vêtements dits « indigènes », des bonnets (carrés ou ronds), etc. Les milieux féminins ont renouvelé leur garde-robe. Pour les mouchoirs de tête, la percale glacée et imprimée « aux couleurs vives » est remplacée, à la fin des années 1940, par le satin et le velours (Notre Ma595

596

Il était assuré par les portiers. Ils étaient au nombre de trois pour assurer la sécurité de la salle de cinéma dénommée « Douniya » et sise à Ndoffane Laghème, escale arachidière du cercle du Sine-Saloum (Ndiaye 2011 : 47). Certains polémologues voient en la « guerre froide » la Quatrième Guerre mondiale. Cette appellation est à l’origine de l’expression « guerre introuvable » employée pour dire qu’elle relève de l’imagination des spécialistes qui s’exercent à la typologie du conflit de haute intensité de l’époque contemporaine.

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roc, décembre 1951). C’est avec ces deux catégories de tissus qu’on confectionnait la robe longue appelée « trappe ». Le satin était utilisé pour mettre en relief le buste, les manches et une partie du bas de cette robe. Jusqu’en 1954-1955, le velours demeure une des étoffes utilisées dans le nouage du mouchoir de tête. La soie a été le tissu de prédilection des signares. Elle a hanté les rêves de l’héroïne d’Abdoulaye Sadji (1953). Maïmouna rêvait de posséder des « malles de soie » et des ballots de « soies multicolores ») (id. : 32 et 92). Entre autres usages de la soie, notons le fait qu’elle a servi, entre 1955 et 1960, de doublure dans la confection des vêtements de dessus. Dans la confection des robes, des camisoles, la cotonnade autochtone est toujours à l’honneur. Dans les 142 unités de teinture, recensées en 1955 par Lèques (1957)597 et où l’indigo était utilisé comme matière tinctoriale (Ministère de la France d’Outre-mer, République Française 1951), prévalaient encore les techniques centenaires de coloriage du coton. Ces entreprises survécurent difficilement en raison de la forte concurrence des industriels européens, établis dans et hors du Sénégal. Leurs tissus imprimés étaient désignés par plusieurs termes. Ceux de « guinée » et « sucreton » ont prévalu pour nommer la production textile de l’industrie locale (Lèques 1957). Voile, fancy, jacquard, wax, crêpe de Chine, organdi, lamé, gaze, tulle, mousseline et bazin, etc., parcourt le vocabulaire économique relatif à l’importation du tissu imprimé (Sadji 1953)598. Ce dernier produit inonda le marché dakarois des années 1950. Au même moment, se produisit la diffusion, au Sénégal, des modes vestimentaires produites dans les autres territoires du groupe AOF. En 1956, quatre nouveaux codes vestimentaires firent irruption à Dakar. Deux d’entre eux figurent la mode dahoméenne. L’un est une variante de « taille basse ». Le modèle fut exposé en premier lieu à l’occasion d’un défilé de mode. Son concepteur recourut au tissu Fantasia. Le second modèle correspond à une autre variante de« taille basse » faite avec du « tissu soleil ». On la porte en nouant autour du bassin le pagne de dessus. Le second code se décline en termes de mode Samba. Son originalité réside dans le fait que la découpe de la robe et du grand boubou en tissu Barbara repose sur l’utilisation du tissu en fleurettes (Anonyme 1956b). Ces modes exogènes, le compte-rendu statistique de l’enquête, faite dans quelques quartiers (Médina, Sapeurs Pompiers et Champ de Courses), les 9 et 10 novembre 1956, par René Lèques (1957), et l’exposition ouverte le 13 décembre 1956, à la Maison des Jeunes et de la Culture de Dakar,

597 598

On dénombre 235 tisserands dans le recensement de 1955. Lire également Notre Maroc (op. cit). et Ministère de la France d’Outre-mer, République Française (1951).

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permettent d’apprécier l’expansion du tissu imprimé. Sur un échantillon de 4719 femmes sur les 4772 sujets enquêtés, les résultats se présentent ainsi : Tableau n° XIV : Distribution des modèles d’étoffe de vêtements africains portés en novembre 1956 Modèles d’étoffe Voile, tulle, organdi Tissus dits unis Dentelle Wax, Fancy Étoffe teintée (artisanat) Étoffe non teintée (artisanat)

Nombre des sujets porteurs 1146 508 183 1675 426 65

Tableau n° XV : Les modèles d’étoffe des vêtements européens portés en novembre 1956 Modèles d’étoffe Wax, Fancy Voile, tulle, organdi Tissus dits unis Fibranne Étoffe teintée (artisanat) Autres

Nombre de sujets porteurs 433 100 84 25 33 41

Ces tableaux mettent en exergue la prédominance des tissus wax et fancy, imprimés respectivement par les industriels hollandais et anglais. Ces produits textiles se caractérisent par des « couleurs vives et nettes de dessins sans bavures » (id. : 433-434). La portion congrue réservée à la cotonnade autochtone dans la confection des vêtements d’inspiration européenne est également visible dans ces deux documents statistiques. L’écart constaté entre les deux types catégories de tissus aide à dessiner les limites de la convenance et de la bienséance vestimentaire. L’exposition sur la mode et la culture africaine, organisée conjointement, en décembre 1956, par l’IFAN et la Maison des Jeunes et de la Culture de Dakar, renseigne aussi sur le goût prononcé des milieux féminins dakarois pour les tissus imprimés. Leurs motifs correspondent à des images de fleurs, d’oiseaux et de papillons, ou encore à des arabesques. Les couleurs préférées sont le jaune, le rouge, le vert et le mauve. La manifestation culturelle en question informe également sur la place et le rôle de la Maison des Jeunes et de la Culture dans le développement de la couture. Elle accueille au moment de l’exposition 200 jeunes filles et femmes âgées de 10 à 30 ans qui apprennent le métier de couturière. Ces apprenantes donnent déjà un aperçu de leur savoir-faire avec l’exhibition de « robes de fillettes à empiècements en nids d’abeilles » (Anonyme 1956d : 3). Quant aux pièces de parure, le recensement démographique de 1955 indique qu’elles ont été fabriquées par 493 bijoutiers répartis dans diffé334

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rents quartiers de Dakar (Ministère du Plan, République du Sénégal 1962). Leurs créations correspondent à des modèles de bijoux assortis aux coiffures et/ou portés au cou et aux poignets. L’inventaire exhaustif de Bodiel Thiam (1950) permet de retenir, dans la catégorie des objets de parure assortis aux coiffures, les noms de karaña (bague), kaaja (bijou mi-conique ou mi-sphérique), xulalaat (bijou de forme cylindrique) et argan (pièce à forme variable) 599 . La seconde catégorie comprend la plaque ronde et grosse appelée semen 600 et attachée au bras droit, la montre-bracelet qui ornait l’autre bras. La parure de dessus comprenait aussi les perles de cornaline, les boucles d’oreille appelées juube par les Tukulër, que l’on distingue dans la parure portée par les Dakaroises prenant part au scrutin référendaire du 26 septembre 1958601. Les 177 ateliers gérés par des bijoutiers de la Médina et de ses extensions602 fabriquaient, au début des années 1950, les fameuses « dents en or ». Pour fabriquer quatre dents artificielles, il fallait au bijoutier disposer d’une pièce de libidor (louis d’or). Leur reproduction concernait surtout les incisives et les canines. Les femmes qui les portaient pouvaient en avoir une seule ou plusieurs. Dans ce dernier cas, elles étaient soit regroupées, soit disjointes. La prothèse dentaire devint un élément de parure supplémentaire. Elle joua le rôle d’indicateur de la fortune ou de la sortie de l’infortune, de l’appartenance à la religion musulmane. Sous ce dernier rapport, elles perpétuaient une sorte de tradition, car le prophète de l’islam avait appliqué une prothèse à une de ses incisives603. D. L. (1953b : 2), un journaliste de Paris-Dakar, qui glose le « travail des apparences » de la denture, rapporte, avec un brin d’humour, le propos sarcastique modelant le rapport des hommes à la « dent en or ». Pour eux, les femmes vont avoir le sourire facile, car « le désir de montrer des dents en or fera [qu’elles] ne se fâcheront plus », ce qui augure des lendemains de tranquillité pour le pouvoir masculin. Dans le renouvellement des modèles vestimentaires, la mention du slip est faite par la revue Notre Maroc, dans sa publication de décembre 1951. La vêture de dessous a connu un changement notable. Se sont ainsi ajoutés au beeco (petit pagne), le slip confectionné par l’industrie européenne et le slip dit « bouffant », qui est une (re)création des 1400 tailleurs et couturiers de Dakar et de sa banlieue. Ils forment la garde-robe de 599 600 601 602 603

Voir aussi Diallo (1975). En fait, il s’agit de fins bracelets, au nombre de 7, d’où le nom dérivé de « semaine », et les femmes peuvent en porter deux ou trois, soit 14 ou 21 bracelets. ANSO.M, 30 Fi 156, op. cit. Voir les photos portant les numéros 7 et 8 de la chemise n° 55. C’est le chiffre proposé par les agents du recensement de 1955. Sur l’histoire de la prothèse et de la technique dentaires en Égypte ancienne, en Sénégambie et en Occident, lire Daouda Cissé (1997).

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l’invisible, du dessous. Le renouvellement de l’habillement a également été observé avec les vêtements de dessus. Notre Maroc en donne un aperçu avec la description d’une robe, « qui va jusqu’au sol », a « diverses variantes (droite, plissée à la taille... à cols ronds, carré... [avec des] manches simples, bouffants... ne dépassant pas le coude) »604. La revue ajoute que la robe compte deux volants vers le bas et des lignes de dentelle à la hauteur du bas du buste. Ce vêtement de féminin de dessus est le modèle en vogue dans les années 1950. René Lèques (1957) abonde dans ce sens. Ainsi, sur les 716 femmes dénombrées à l’occasion de son enquête de 1956, seule une minorité de sujets a préféré remplacer la robe par le corsage autochtone. La dynamique des emprunts culturels est signalée dans « la bijouterie et l’orfèvrerie [produisant] des bijoux... en filigrane ou d’argent, qui ne sont souvent que des reproductions de bijoux d’origine européenne » (Ministère de la France d’Outre-mer, République Française 1951 : 25). L’emprunt semble s’implanter préférentiellement dans l’univers de la coiffure. C’est entre 1947 et 1950 que la perruque adara, lancée par les femmes maures et adoptée par les jeunes filles (Diallo 1975), et le gosi, d’origine soudanaise, ont connu une véritable expansion. Conçue sous forme de perruque divisible en douze rampes de tresses, la coiffure gosi utilise en guise de matière première la laine importée ou, à défaut, le sisal utilisé de préférence en raison de son faible coût (Thiam 1950).  Les manières de s’habiller et de se coiffer Les nouvelles manières de s’habiller et de se coiffer faisaient l’objet de représentations négatives. Retenons deux regards verticaux605 jetés par un observateur du dedans et un voyageur occidental. L’observateur en question est un lecteur du Paris-Dakar. Répondant au nom de Hamet Bâ (1956), il affirme que les dames sénégalaises érigeaient en canons d’élégance la lourdeur et la surcharge de leurs apparences vestimentaires. Ces modes de paraître les transformaient en « patapoufs, dondon », en sujets atteints d’éléphantiasis. Le laid informerait leur port de cheveux artificiels, de boubous traînants, de pagnes dessus et dessous, de camisoles superposées et de colliers de perles, traînants et de mouchoirs de tête ballants. Leur « béguin pour le clinquant » est mis en relief par l’auteur, qui veut qu’il y ait coïncidence entre beauté et silhouette svelte et légère. Les femmes qui s’habillaient à l’occidentale ne trouvaient pas, elles aussi, grâce auprès de ce lecteur. Il trouve qu’elles avaient de « pittoresques silhouettes » quand elles portaient des robes européennes, s’enroulaient donc « dans un coupon de cotonnade ». Quant au voyageur occidental, il s’agit d’un journaliste suisse. En visite à Dakar en 1951, il observa surtout 604 605

Voir également Lèques (1957). Nous empruntons l’expression à Julia Kristevà.

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les milieux masculins africains représentés par un motocycliste, qui attirait l’attention avec son casque blanc, ses guêtres blanches et ses gants à crispins, et un commis qui portait encore, à 11 heures du soir, un casque colonial et des lunettes noires (Anonyme 1951). Parmi les changements notables du paraître vestimentaire, on retiendra, en plus de l’épinglage multiforme des bijoux assortis au gosi (Thiam 1950), les manières de se coiffer des années 1953-1956. L’exemple qui retient notre attention est la coiffure dite « velours ». Elle se caractérisait avant tout par la mise en relief d’une large raie au milieu de la tête et du nouage relevé du mouchoir de tête. En vogue au moment du scrutin législatif du 2 janvier 1956, elle consistait en un emmêlement de deux morceaux d’étoffe de couleurs différente(s), un attachement d’un mouchoir dont le nœud est haussé et situé sur la partie frontale de la tête606. Mais, il importe d’insister la quête du raffinement et de l’esquisse du nu dans les nouvelles manières de s’habiller. Les tendances esthétiques en cours entre 1946 et 1960 sont au nombre de deux. Retenons d’abord la miniaturisation. Elle s’exprime dans le port des « petites babouches » de la mode masculine, dont parle Abdoulaye Sadji (1953 : 104), ou encore dans la fabrication de petites pièces de parure qui ornaient la coiffure gosi (Thiam 1950). Ces faits édifient sur la parfaite maîtrise par les bijoutiers dakarois des procédés de la création artistique. La seconde tendance porte sur l’exigence du respect de l’assortiment des couleurs des habits, des chaussures, des pièces de parure. Quelques textes soulignent ce goût de l’harmonie. L’édition de décembre 1951 de la revue Notre Maroc constate que les coloris des babouches rappellent ceux de la robe. Bodiel Thiam (1950) évoque la combinaison du rouge du mouchoir de tête en soie et du jaune de la parure ornementale du gosi. Abdoulaye Sadji (1953 : 104 et 187) note que des invités d’une famille dakaroise des années 1950 portaient des « boubous blancs de coton, bonnets blancs également de coton » et nouaient des pagnes à « pois roses et verts comme les fleurs artificielles qui [ornaient] les cheveux ». Considérée comme une « variable plus émotionnelle et plus primitive que la forme » (Lèques 1957 : 441), la couleur est sujette à la sélection. Outre le blanc, que l’on retrouve dans 35,8% des combinaisons bichromiques, les couleurs utilisées pour respecter les règles de l’assortiment sont mentionnées dans le tableau ci-dessous :

606

ANSO.M, 30 Fi 156 : photos de la chemise n° 48.

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Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale Tableau n° XVI : Couleurs des vêtements portés en novembre 1956 Couleurs uniques notées Blanc Noir Violet et mauve Indigo Bleu Jaune + orange Rose Marron

Nombre de sujets porteurs des costumes à couleur unique 520 310 530 1028 366 390 381 869 Source : René Lèques 1957 : 434.

Les couleurs dominantes de la filière textile artisanale (indigo noir et blanc) se détachent nettement dans ce tableau. Par contre, est absente du spectre reconstitué par René Lèques (1957) la « couleur vert d’eau », abondante dans la garde-robe de Maïmouna (Sadji 1953). Celui-ci ne la cite même pas dans son énumération des couleurs peu répandues, à savoir le rouge (visible dans 122 costumes), le gris (dans 74 tenues vestimentaires) et l’ocre (dans 9 ensembles). Décolleter le vêtement de dessus est la nouvelle façon de s’habiller et de paraître. Poitrine décolletée et épaule gauche dégagée forment l’esquisse du nu. Abdoulaye Sadji (1953 : 87), fait dire à son héroïne Maïmouna que la mode dakaroise des années 1950 se résumait, pour les femmes, au port d’« un boubou de gaze au col échancré, de manière qu’on découvrit toute [leur] épaule et la naissance du sein ». Cheikh Faty Faye (1992 : 61-62) décrit une robe « longue de couleur rouge, laissant l’épaule complètement nue »607. Les deux témoignages renseignent en définitive sur le dénudement du corps-sémaphore et les fonctions sexuelles de la mode. L’opulence de la poitrine et les replis prodigieux du cou, que l’on exhibe avec fierté, fonctionnent comme des langages du corps, articulés aux codes du désir et du beau. En vérité, est amorcée dans cette sorte de dévêtement, la subversion des frontières de l’interdit, de l’opacité, de l’illicite, de l’imprécation et de l’incongruité. Il en résulte un agrandissement du territoire du toléré, ce qui facilite l’inscription du fait vestimentaire dans le champ du politique.

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Lire également Anne Jean-Beart (1991).

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 Le « vêtement politique » Au moment où les jeunes filles jouaient au jeu de la « tapette » ou de la « giflette » (Béart 1955)608, les adultes statufiaient l’habit en en faisant un symbole de leur appartenance politique. Voit ainsi le jour, ce que nous appelons, en nous inspirant de Roland Barthes (1967), le vêtement politique. Bodiel Thiam (1950) est, à notre connaissance, un des pionniers de la recherche sur l’investissement de la mode par le politique. Déjà, dans une de ses études, datée de 1950 sur l’assortiment en matière de coiffure, il signalait que Lamine Guèye, leader du Bloc Africain, vit le nom de son parti politique servir de griffe aux pièces de parure. Le mot bolok, déformation du terme bloc, envahit le vocabulaire des milieux de la mode. L’auteur soutient que les bijoutiers installés à Dakar se lancèrent dans la production de bracelets bolok, de bagues bolok et de colliers bolok. Cheikh Faty Faye (1992), qui focalise son attention sur la vêture, questionne l’instrumentalisation de la mode par l’élite politique. L’on retient, avec lui, qu’à partir de 1948, date à laquelle les antagonismes se cristallisèrent dans la lutte pour le leadership entre la SFIO et le BDS, la robe, le xaftaan, la sandale et le béret du milicien ou du cerbère allaient servir de supports de propagande politique. Les militants « socialistes » ont ajouté à la garde-robe du vêtement politique la camisole, le pagne, le grand boubou et le mouchoir de tête. Le rouge des « laministes » et le vert des « senghoristes » relèguent au second plan les autres couleurs. L’absence du vert dans le spectre reconstitué par Lèques (1957) et l’abondance de sa référence dans la description de la garde-robe de Maïmouna (Sadji 1953) s’expliquent certainement par cette instrumentalisation politique. Cette explication est d’autant plus plausible que l’on sait que le BDS, qui était minoritaire à Dakar, analyseur choisi par Lèques (1957), avait achevé de transformer en bastion politique l’hinterland, lieu de naissance et d’enfance du personnage romanesque de Sadji (1953). L’habit acquiert alors une plus grande densité polysémique. Le porter renvoie, en sus des informations répertoriées par Claude Eizikman (1976)609, à d’autres signifiés. Dont le militantisme politique, le ralliement 608

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Le texte suivant est déclamé au cours du jeu : « Maam kaani, dafa febar, maam soble diko seeti, mu ñef ko mbej, neko delul. Sawa ndey pic ? Copieuse tricheuse sa me fee tere maal. Boñsuur, koma sawa ? Miise di ? Sawa ? Mise di ? ». La traduction que nous en avons faite donne ceci : « Grand-père piment était tombé malade, grand-mère oignon, étant allée le voir, fut giflée par le malade qui lui ordonna de rebrousser chemin. Comment vas-tu, oiseau-mère ? Toi l’imitatrice, la tricheuse qui me fait de la peine ! Bonjour ! Comment allez-vous monsieur ? Ça vous va ? Répondez-moi monsieur » (Béart 1955 : 77). Claudine Eizikman (1976 : 105) affirme que s’habiller, c’est se couvrir « d’une catégorie d’informations… appropriées à des fonctions strictes : le travail, le week-end, les sorties ».

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à une cause politique, l’adhésion à un programme politique ou à un projet de société, le choix d’un parti perçu comme le seul appareil capable de traduire en actes les promesses électorales, la mise en rang derrière un leader qui est adulé, déifié au moment où son adversaire est voué aux gémonies. Le « vêtement politique » fait ainsi son apparition610. Il avoisine, à partir de cet instant, le « vêtement écrit » et le « vêtement-image » (Barthes 1967), en vogue à Dakar par le truchement de la rubrique intitulée « Mode de Paris » du journal Paris-Dakar. Ses éditions des 3 janvier et 6 février 1953 contiennent de nombreuses références sur ces deux catégories de vêtements. L’institution du vêtement politique déjoue ou affaiblit certaines analyses sur la mode. N’abolissant pas forcément « la lutte des classes » au sein de la classe politique, contrairement à ce que pense Baudrillard (1976), la nouvelle mode, qui prescrit l’uniformisation de la couleur, ne laisse pas une place importante à la manifestation du goût personnel. En dictant un grignotage du domaine de souveraineté des sensibilités, la nouvelle manière de s’habiller disqualifie la théorie de Gilles Lipovetsky (1987) selon laquelle la liberté individuelle préside au déroulement de la sensibilité. Ce qu’il importe de retenir du vêtement politique, c’est que son port indique la progression de l’audience d’un parti politique. Arithmétique ou géométrique, celle-là concerne les effectifs de militants et de sympathisants. En outre, il s’opère, avec une pareille façon de paraître, un glissement de l’engagement militant vers la superficialité. En définitive, le « vêtement politique » se veut une sorte de ponctuation finale du cycle de production artistique, qui succède à la pause de la mode consécutive aux contraintes de la guerre 39-45. Son port intervient dans un contexte de survenue de changements en matière d’habitudes, dont les manières de se déplacer dans le territoire de la ville où s’intensifie la circulation routière avec l’apparition et/ou l’expansion de la calèche et du « car rapide ».

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Le vêtement politique qu’est le costume officiel a été étudié par Vanier (1960). Il en est de même avec Lynn Hunt (1987). Il voit en la Révolution française un moment de transformation de l’habit, du langage, du mobilier en critères de patriotisme. L’abako du protocole d’État zaïrois et, plus récemment encore, le fanso danfani des élites gouvernantes du Burkina Faso sont des révélateurs de l’investissement par les politiques du codage vestimentaire. Anne Jean-Bart (1991 : 10) nous livre l’expérience de la génération des « soixante-huitards » en ces termes : « La tenue se devait d’être... anticonformiste devenant par contre de véritables panneaux signalétiques : « Ici Mao », « ici coco », « ici on est engagé »... « il y a eu aussi l’influence du béret de Che Guevara et surtout l’histoire des Black Panthers avec leur tenue anango... dont ils s’étaient emparé pour revendiquer leur appartenance africaine ».

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De l’usage ostentatoire de la calèche et du « car rapide » L’univers des transports inter et intra urbains est soumis aux logiques de changement portées par l’après-guerre. Le bateau et le train, qui ont permis à l’infanterie de marine coloniale de conquérir et de pacifier la Sénégambie et exploiter ses richesses matérielles et humaines, ont joué un rôle majeur dans la circulation des hommes et des idées, la diffusion de nouvelles façons de se comporter dans les villes. Cela a influé sur la reconfiguration des imaginaires, notamment ceux afférents à la représentation de l’espace. L’échelle du lointain a subi des modifications pour les colonisés qui ont expérimenté le transport fluvial, maritime et/ou ferroviaire. Pour nombre d’entre eux, le bateau et le train ont été des moyens de transport inaccessibles ou rarement utilisés. Ce constat vaut pour la plupart des habitants de Dakar, habitués à la marche à pied. Il faut dire que, jusqu’en 1946, ils ne parcouraient, en raison des dimensions modestes du territoire urbain, que des distances assez courtes. L’extension de cette ville, survenue pendant l’après-guerre, produit un allongement des distances et la pénibilité de la marche à pied. D’où l’augmentation de la demande de transport attelé et automobile. L’expansion de la calèche  Une invention du citadin africain La calèche tractée par un cheval a remplacé, au lendemain de la guerre 39-45, le karoot, voiture tirée par deux chevaux611. Appelée familièrement wotiir (déformation du mot voiture), elle n’en a pas moins été considérée comme un moyen de locomotion substitutif avec lequel s’est produit l’accomplissement du rêve de « posséder » le karoot. L’expansion de la calèche a été facilitée par la maîtrise des procédés de sa fabrication par les artisans locaux et l’absence de problèmes d’approvisionnement en matériaux de construction. L’industrialisation de son montage, lancée en 1959, est l’initiative de deux Européens, Continal et Marchand, qui ont investi « les postes de production des harnais et de la carrosserie » (Coulibaly 1993 : 74). L’artisanat urbain a également apporté sa contribution. Le génie des artisans de Dakar prévalut dans la récupération de matériaux de montage, la définition des modes de collaboration entre les divers corps de métiers (forgerons, menuisiers, cordonniers et vendeurs de l’« informel »), les commerçants du « formel » et les industriels de la construction hippomobile. La récupération et le recyclage ont concerné les pièces d’attelage. Lames d’acier, essieux, boulons, etc., ont été prélevées sur des voitures mises au rebut. L’approvisionnement en cuir, en fil, en boucles de fer et en punaises se faisait au niveau du marché local. 611

Diagne, Oumy, inf. cit.

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 Le rapport à la calèche Le réglementarisme français a ciblé le fiacre sénégalais. Les autorités coloniales ont soumis sa circulation et son stationnement à une surveillance stricte. Au nom de l’impératif de la fluidification de la circulation routière et piétonnière, la Commission de la Circulation (appelée également Commission extra-municipale de la Circulation) de la Ville de Dakar a proposé, en 1948, aux autorités compétentes d’adopter ce qui suit :  transférer la station des taxis et des fiacres du site situé entre les avenues William Ponty et Protêt à celui formé par le carrefour de l’avenue William Ponty et l’hôtel du Palais ;  interdire le stationnement des véhicules hippomobiles sur le pourtour du marché Kermel de 7h à 12h ;  parquer ces véhicules durant ces horaires de la matinée dans le périmètre du jardin se trouvant derrière la Grande Poste ;  interdire la circulation des charrettes et des calèches sur les avenues Albert Sarrault, William Ponty, Gambetta et Gambetta-Faidherbe (D. B. 1948c). En sus de ces mesures, destinées à assurer le décongestionnement des pourtours des marchés dakarois, le triomphe du modèle de citadin qui dévore le temps, presse le temps (Guhl 1992), « court, se dépêche et avec sa vie dépêche ses tâches » (Fricker 1992 : 9), la Commission de la Circulation suggéra la limitation du parc des véhicules hippomobiles. Initiative susceptible, selon D. B. (1948c), de remettre en cause le fondement des intérêts du syndicat d’intérêts constitué autour de la filière de ce mode de transport dit « indigène ». Ces différentes propositions ont été acceptées par le pouvoir municipal de Dakar (D. B. 1948d, J. H. 1948b). Un ensemble d’arrêtés a été pris, le 22 octobre 1948, par le maire de Dakar. Leur diffusion a été faite dans les colonnes du journal Paris-Dakar. L’arrêté n° 1 110 entérine l’interdiction de circuler ou de stationner des calèches aux lieux indiqués ci-dessus. L’arrêté n° 1114 configure les points de stationnement des taxis et des calèches (appelés également voitures anglaises). Ils correspondent aux avenues William Ponty, Ernest Roume et à la rue 15 de la Médina. Les têtes de pont de ces stations sont bien délimitées. Il s’agit d’un site long de 20 m, au carrefour Protêt, pour la station de l’avenue Roume, de ce que l’on appelle le « toit de la rue de Denain » pour l’avenue Ponty et d’une zone longue de 20 m située au carrefour de l’avenue Blaise Diagne pour le point de stationnement de la rue 15. Ces initiatives ont inspiré la rédaction de l’arrêté municipal du 30 décembre 1949. Ce texte interdit l’usage de la calèche dans le centre ville 342

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sous le prétexte qu’elle est source de nuisances (encombrement et insalubrité), déplace et confine la circulation hippomobile dans la Médina et ses extensions. Le déplacement et le confinement signifient que le hennissement et le martèlement de l’asphalte par les animaux de trait sont exclus de la culture du sensible, celle-là même (re)produite et véhiculée portée par l’élite coloniale. Cela se réalise par le biais d’une telle forme de gestion différentielle du bruit. L’expulsion concerne également les crottes et les urines des chevaux. À la gestion différentielle du bruit s’ajoute alors celle du miasme. Ces procédures traduisent la volonté coloniale de ne pas faire croiser dans le centre urbain, tout en s’ignorant, la voiture hippomobile et le véhicule automobile. L’interdiction en question réduit la banlieue en site d’observation privilégiée de la « croisée de trois mondes : le « moderne », le semi-moderne et le « traditionnel ». Ils sont appelés à s’y côtoyer tout en s’ignorant (De Brie 1998). Par cette mesure prohibitive, les décideurs de la politique de la ville entendaient réguler la maîtrise de l’espace urbain. Ainsi, celle de la Médina et de ses extensions devait se faire avec le wotiir, produit de l’imagination « indigène », retourné à la « ville indigène » pour servir à l’usage exclusif des « indigènes ». Capable de se mouler, à l’image du jeepney philippin (Roussillon 1998), « exactement dans les formes et la taille des rues » de cette agglomération et de rouler sur des voies sablonneuses (Coulibaly 1993), le wotiir fut le principal moyen de locomotion accessible aux citadins et néo-citadins pauvres. En conséquence, ils eurent la latitude de jouir des commodités du « transport de proximité » ou « transport de « porte à porte » » (ibidem)612. Faisant de la maison du client le point d’arrivée d’une ligne de desserte extensible et multipliable à souhait, le transport par wotiir a été une réponse aux problèmes de maîtrise de l’espace, c’est-à-dire des distances d’une agglomération en pleine extension, et à ceux du temps minuté de la ville en raison de la relative rapidité offerte au passager. Moussa Coulibaly (1993) évoque ce genre de vitesse. Il en est de même avec Christine Garnier (1961 : 17), qui retient, entre autres faits impressionnants lors de sa « découverte » de la Médina des années 1959-60, le charme des calèches peintes aux couleurs rouge et bleue qui « passent à vive allure emportant des femmes à boubou éblouissant ». Contrairement à cette auteure, nous ne retenons du wotiir en mouvement que son allure traînante. Cela s’observe là où l’impraticabilité de la ligne de desserte est manifeste, ou lorsque le cocher effectue un lâcher de bride. Mesure qui intervient après une séquence durant laquelle le trot a été

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Christine Garnier (1961) signale qu’elle a utilisé le wotiir, avec ses amies, pour effectuer les traditionnelles visites domiciliaires de la Tabaski.

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imposé à l’animal de trait. L’allure traînante peut intervenir également quand la destination du passager qui a pris une « course » est en vue. Les tarifs du transport hippomobile étaient relativement accessibles. Ils étaient parfois « cassés » par les passagers. Pour ce faire, ils prenaient le même véhicule et se partageaient le prix à payer lorsqu’ils empruntaient la même ligne de desserte (Coulibaly 1993). Outre ces ruses, la calèche de l’après-guerre a été au centre de nombreux enjeux et jeux de société, dont ceux qui portent sur la quête de la satisfaction de besoins comme l’estime sociale. Prendre la calèche, c’est pouvoir faire admirer l’élégance de sa mise vestimentaire. L’on joue ainsi avec son habitacle décapotable. C’est le cas lorsque son usager veut exhiber le volume de la ration alimentaire de la famille. Une manière de se distinguer et de se présenter en citadin fortuné ou non frappé de disqualification sociale. Le fait de résoudre les problèmes de logistique par l’utilisation de la voiture hippomobile de l’aprèsguerre revient à afficher son profil de (néo)citadin, c’est-à-dire de quelqu’un qui ne recourt pas exclusivement à la marche à pied pour maîtriser l’espace. Évitant de parcourir à pied des longues distances, il recourut aussi à l’usage du vélo, de la mobylette 613 et, surtout, du « car rapide » comme moyens de locomotion. Circuler en « car rapide » La mobilité des citadins fortunés de Dakar s’est faite par le biais de la mise en circulation de « véhicules de particuliers » et de taxis. Les salariés de l’administration coloniale, pour leur part, ont eu recours à des cars de transport. Pour les résidants de Dakar exclus de l’accès à ces moyens de transport et n’utilisant pas la bicyclette, le cyclomoteur ou la calèche, pour s’assurer de la maîtrise des distances, le seul moyen logistique qui s’offrait à eux fut le « car rapide ».  Le contexte d’apparition du « car rapide » L’entre-deux-guerres consacre l’introduction de l’automobile en AOF. L’impératif de mise en valeur des colonies conduit la France à recourir, en plus du train de marchandises, au camion et à la camionnette pour assurer la collecte et l’entreposage, dans les villes portuaires, des matières premières destinées à la machine industrielle « métropolitaine ». Cela se traduit par la constitution d’un parc automobile assez remarquable pour le cas de Dakar. La capitale de l’AOF concentre, à elle seule et pour la seule année 1928, 1214 camions et camionnettes (Seck 2008). Les lignes de desserte de ces engins ont englobé les escales routières614, dont le nombre se 613 614

La mobylette, le cyclomoteur et la bicyclette sont des objets d’étude négligés dans les recherches sur le passé colonial des sociétés urbaines coloniales. Elles connaissent une extension de leur ressort territorial et un gonflement de leurs effectifs de population. Il en résulte leur transformation en agglomérations urbaines. Elles forment la troisième génération d’escales transmutées en villes. La première est celle des

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multiplie dans le Bassin arachidier. Pour en revenir à Dakar, notons qu’à la fin des années 1930 et au début des années 1940, circulaient près d’un millier de véhicules de tourisme et de transport sur ses différents axes bitumés. Certains de ces moyens de transport appartenaient à la Compagnie Sénégalaise des Transports en Commun (C.S.T.C), créée en 1932. Mais cette compagnie limita sa clientèle à la population européenne, aux « fonctionnaires indigènes » des « cités économiques » de la Gueule Tapée et aux ouvriers des Ateliers du Port. Elle n’effectua, au nom des impératifs professionnels, que quatre rotations quotidiennes pour chacune de ces catégories sociales. Elle entra, ensuite et dès 1939, dans un cycle de difficultés, ce qui s’explique par le contentieux l’ayant opposé à l’État colonial. L’enjeu du conflit porte sur l’application du contrat du 29 août 1932, relatif à l’exploitation subventionnée de lignes de desserte dans le Plateau et entre le Plateau et la Médina (Coulibaly 1993). Ce contentieux a perduré jusqu’en 1947. L’année 1947 correspond à la mise en circulation du premier « car rapide »615. Celle-ci est intervenue dans un contexte de « crise très grave, qui règne... dans les transports en commun à Dakar » (id. : 55-59). D’autres éléments du contexte d’apparition de ce véhicule de transport méritent d’être soulignés. C’est le cas de la hausse de la demande de transport. En théorie, cela résulte de la conjugaison de plusieurs facteurs. Certains ont trait au développement de cette ville. Ils ont pour noms : boom démographique, multiplication des chantiers d’équipement, du marché du travail, du salariat avec le lancement des projets du F.I.D.E.S et l’étirement des distances consécutif à l’étalement de l’habitat disjoint des banlieues. D’autres facteurs renvoient à l’organisation du secteur du transport urbain. Au nombre d’entre eux, figurent l’insuffisance du parc automobile de la C.S.T.C et le coût prohibitif du ticket de transport qu’elle proposait au consommateur. Le ticket de transport est passé de 0,5 F à 7 F. Cette inflation a été présentée comme un remède de cheval contre la baisse drastique du montant de la subvention de l’État616. Devant l’impossibilité de proroger l’exclusion des autres (néo)citadins du transport automobile, il fallait trouver une réponse adéquate à la nouvelle demande de transport. Outre le système du transport par taxi, l’empire du transport par régie allait cohabiter avec un autre régime de transport contrôlé par le colonisé. Il le fit en inventant le « car rapide ». Véhicule dont l’inscription sur la liste des véhicules

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escales fluviales, dont la multiplication est à corréler au commerce de la gomme, tandis que la seconde génération renvoie à l’essor du chemin de fer. Les escales ferroviaires forment ainsi le noyau dur du semi-urbain du (vieux et nouveau) Bassin arachidier. Sur la circularité du trajet du transport par bus en 1941, lire l’édition du27 juin 1941 de Paris-Dakar. D’un montant de 8 millions de francs, la somme allouée chute à 194 000 F.

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du parc automobile, mobilisé dans le cadre du transport intra-urbain, et dans le vocabulaire de la ville, date de 1947.  L’expansion du « car rapide » À la fortune du pot du « car rapide », en 1947, succède une série de bouleversements qui lui sont liés. Ces changements, visibles dans le paysage urbain de Dakar et de ses banlieues, sont également lisibles dans le vécu quotidien de leurs habitants. Si l’année 1960 délimite en aval le (dé)roulement de ces transformations, le milieu des années 1950 semble correspondre au point de non-retour dans l’histoire de l’expansion de ce véhicule. Le « car rapide » est une adaptation de la fourgonnette de marque Renault. Utilisé dans le transport et le service de livraison à domicile du lait de vache, ce véhicule a été recyclé au profit des usagers du transport urbain. Au nombre des aménagements opérés, pour rendre possible l’exercice de la nouvelle fonction, Moussa Coulibaly (1993) souligne l’alignement de banquettes sur lesquelles pouvaient s’asseoir 18 personnes. Le nom de « 1000 kg », qui lui est accolé, entre en concurrence avec celui de « car rapide ». Le nouveau véhicule est exclu, à la suite de la calèche, du centre urbain par l’institution municipale, qui lui aménage des points de stationnement dans un périmètre formé par la rue Sandiniéry et les allées Paul Béchard (id.). Ce périmètre est situé dans la zone quasi escarpée du plateau. Aussi sommes-nous en présence d’une mécanique vouée à rouler uniquement dans la « ville indigène » et à transporter « l’indigène » exclu des autres régimes de transport617. Même si la création du lotissement du Grand Dakar a contribué à étirer les distances à parcourir par les (néo)citadins de l’après-guerre, c’est avec l’érection d’un habitat spontané le long des axes de circulation (cas de Dalifort, Khar Yalla et Grand Yoff) et la création de Pikine-Dagoudane que l’on assiste à la multiplication de zones d’habitat. Leur éloignement du centre ville et de ses chantiers de travail a accru la pénibilité de la marche à pied et suscité le besoin de recourir au transport automobile pour améliorer

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Ce régime de transport a été institué en 1951, avec la création de la Régie des Transports du Gouvernement Général de l’AOF (R.T.G.G). Dissoute en 1959, la R.T.G.G (célèbre avec ses fameux cars G.G.) a été remplacée, en 1961 (décret n° 61389 du 4 octobre), par la Régie des Transports du Mali (R.T.M), devenue en 1962 la Régie des Transports du Sénégal (R.T.S). Dissoute en 1971, elle a été immédiatement remplacée par la Société des Transports du Cap-Vert (SOTRAC). Confrontée à d’énormes difficultés depuis les années 1980 et à la dictature de l’ajustement structurel, elle a cessé d’exister sous le régime « libéral » d’Abdoulaye Wade. Cette décision n’a pas amélioré la qualité du transport par régie.

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la mobilité urbaine618. La dilatation de la ville provoque l’augmentation des lignes de desserte et l’élargissement du champ d’expansion du « car rapide ». Aussi, l’année 1954 consacre-t-elle la position de « domination sans hégémonie » de « l’autobus de l’indigène » dans le trafic de passagers. Il affiche des chiffres impressionnants : 20 millions de voyageurs transportés, contre 1 800 000 par la R.T.G.G et 1 500 000 par les « privés » européens ou libano-syriens. Soit un taux de 85,83%, si on veut traduire en valeurs relatives la performance réalisée. Du point de vue de l’importance numérique du parc automobile, l’écart est encore énorme, en 1955, entre les chiffres fournis pour la R.T.G.G (82 véhicules) et les transporteurs africains (800 « cars rapides »). En outre, quand en 1957 la R.T.G.G transportait par jour une moyenne de 8400 passagers (id.), l’ensemble des 800 « cars rapides » mobilisés pour effectuer un seul voyage quotidien pouvaient satisfaire la demande de transport de 14 400 habitants619. Au regard de l’importance stratégique de sa place et de son rôle dans la mobilité urbaine, le « car rapide » a été un des moyens de locomotion ciblés périodiquement par le pouvoir municipal. Le poids du réglementarisme français s’est fait fortement sentir dans le transport intra-urbain assuré par cet autocar du (néo)citadin infortuné. Une accusation de mésusage préside au projet de (re)mise en ordre de ce segment du transport routier. Celle-ci s’énonce, en 1947, en termes de surveillance policière systématique des artères, ce qui passe par l’application de la mesure d’interdiction de stationnement le long des trottoirs et sur les voies à grande circulation. L’un des résultats attendus est l’invite faite à chaque conducteur : faire sienne, au réveil, la réflexion suivante : « Ah, nous sommes aujourd’hui le 4 ; je dois m’arrêter du côté des numéros pairs » (J. H. 1947 : 2). La (re)mise en ordre de ce segment du transport routier a également consisté à adopter et à appliquer de façon stricte des grilles de tarifs à l’ensemble des lignes de desserte. Ainsi, en 1948, la somme de 5 francs correspond au prix du ticket de transport à payer par les usagers des lignes d’autocars DakarColobane, Dakar-Gueule Tapée et Sandaga-Médina.

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Les distances entre les différents quartiers de la Médina et les rues ou avenues du Plateau sont sans commune mesure avec celles entre la « ville noire » et ce qu’il faut appeler ses extensions lointaines. Ce tableau le montre avec éloquence : Exemples de trajet Simple (aller Nombre de km Sources et retour) Médina - Hôpital indigène 3 km Dakar - Hann 6 km Coulibaly (1993 : 58) Dakar - Cambérène 12 km Ibidem Dakar - Pikine 12 km Ibidem

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Pour obtenir ce chiffre T (total de passagers), nous avons multiplié 800 (nombre de « cars rapides » que nous dénommons Q par 18 (capacité d’accueil de passagers que nous pouvons remplacer par la lettre C). D’où la formule T = QxC.

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Des prestataires de services de ces lignes de desserte urbaine ont été accusés de ne pas se conformer à la réglementation des prix. Betty Fall (1948a) rend compte de leurs pratiques subversives. L’auteure indique qu’ils ont fixé une hausse de 100% du ticket de transport au moyen d’un subterfuge : le sectionnement de la ligne de desserte. L’on n’achemine pas les clients jusqu’au terminus. La formule vise à leur faire payer plusieurs tarifs de transport. Tarifs illégaux au regard de la réglementation du transport par « car rapide ». Au bout du compte, « chaque car est doublement payé de son aller comme à son retour ». Mais, les destinataires du surplus financier encaissé ne sont pas identifiés avec précision par Betty Fall. La journaliste émet une hypothèse qui veut que le versement de la somme indument perçue soit fait au profit des entrepreneurs. Elle envisage aussi une autre alternative : le partage de la marge bénéficiaire supplémentaire par les encaisseurs (apprentis) et les chauffeurs. Entre ces deux acteurs, prévaudraient ainsi des rapports de complicité et d’adversité. L’encaisseur est souvent accusé par son patron d’alimenter la délinquance acquisitive. Cela se produit quand celui-ci affirme que celui-là a subtilisé une partie des gains. Betty Fall (1948c) en donne une intéressante illustration avec l’évocation d’un fait divers qui a alimenté, en fin octobre 1948, l’agenda du mal-vivre de la Médina. Il s’agit de l’indélicatesse commise au détriment du transporteur-chauffeur Édouard Diallo par son encaisseur Ndongo Diagne. Lequel a subtilisé dans la sacoche de son patron, contenant la recette journalière, la somme de 625 francs. La pratique des prix de transport prohibitifs semble avoir gagné le reste de la Circonscription de Dakar et dépendances. Betty Fall (1948d) dénombre parmi les victimes de l’inflation du transport urbain par autocar les habitants de Rufisque. Notamment ceux d’entre eux qui étaient employés à Dakar comme ouvriers du secteur du BTP, subalternes du commerce, ouvriers industriels, agents de l’administration coloniale, etc. L’auteure rapporte qu’ils furent obligés de prélever la somme de 1500 francs sur leur salaire mensuel pour couvrir les frais de transport automobile. Le revenu le plus faible était estimé à 3 287 F, le plus élevé à 5 720 francs, ce qui représente respectivement 45, 63 % et 26, 22% des totaux perçus. En d’autres termes, le chapitre budgétaire consacré à la mobilité du salariat était relativement lourd. Surtout pour les moins bien payés qui payaient au prix fort leur subalternité. Étant donné que le coût de la demipension coûte, chaque mois, la somme moyenne de 500 francs, le montant salarial perçu et utilisé pour résoudre les autres problèmes individuels et satisfaire les besoins familiaux ne représentait plus respectivement que 60,87% et 34,96% du salaire net reçu par ces travailleurs. La multiplication des trains ouvriers fut la réponse officielle apportée à l’alerte sonnée par les intéressés.

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Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960) Tableau n° XVII : Itinéraires et horaires des trains de Dakar et dépendances Désignation des trains Train n° 8 Train n° 10 Train n° 7 Train n° 9

Direction trajet RufisqueDakar RufisqueDakar DakarRufisque DakarRufisque

Heures départ 5h15

Heures arrivée 6h15

6h5

7h5

18h15

19h15

18h50

19h50

Arrêts Mbao, Thiaroye, Cambérène, Hann et Cyrnos Camp Xavier Lelong, Mbao, Thiaroye, Hann et Cyrnos Camp Xavier Lelong, Mbao, Thiaroye, Hann et Cyrnos Mbao, Thiaroye, Cambérène, Hann et Cyrnos

Source : arrêté du 29 novembre 1948 de la Régie des Chemins de fer de l’AOF.

Dans une correspondance adressée à l’administrateur en chef des Colonies, Délégué du gouverneur du Sénégal, ils dénoncèrent les « nouveaux tarifs auto excessivement onéreux » et sollicitèrent expressément son intervention. Ce qui fut fait avec l’augmentation des trains affectés à la circulation entre Dakar et Rufisque (Anonyme 1948). L’on assista, dès lors, à une intensification de la compétition entre le rail et la route, une évolution de l’offre de transport. La (re)mise en ordre du transport intra-urbain s’énonce, enfin, en termes d’amélioration du contrôle de l’espace emprunté par les cars « indigènes ». C’est ainsi que la Ville de Dakar a pris, dès octobre 1948, la décision de mettre un terme à la récurrence des embouteillages en créant un garage « par emprise sur le trottoir » (D. B. 1948c). Garage réservé aux véhicules de transport qui utilisaient le périmètre du marché Sandaga comme terminus. Chose qui a toujours perturbé la fluidité de la circulation automobile et même piétonne. Il faut se référer à l’arrêté municipal du 22 octobre 1948, pour compléter l’étude de la série de mesures de (re)mise en ordre du transport urbain. Ce texte institue quatre lignes desserte : DakarMédina-Gueule Tapée, Gueule Tapée-Médina-Dakar, Dakar-Banlieue Ouest, Dakar-Banlieue Est, aménage deux points de stationnement. Avec cette dernière décision, on a deux gares routières. Celle dite « garage de Sandaga », est une station réservée aux « cars rapides » confinés dans la desserte entre le centre ville et la Médina-Gueule Tapée. Ce point de stationnement, situé à l’avenue Jauriguibéry, est délimité par le « côté nord du marché » et la rue Paul Holle. L’autre gare routière est la station des « cars rapides « de la banlieue. Elle est implantée à la rue Tolbiac, dans un périmètre englobant le « côté est du marché » Sandaga et s’étendant jusqu’à l’avenue Faidherbe. L’une des dernières initiatives prises, à la fin des années 1940, pour rendre effectif le contrôle du territoire de la ville, soumis à la circulation automobile, visait à renforcer le parc des panneaux de signalisation. La maîtrise des flux se posa en nécessité urgente au pouvoir municipal. Sa 349

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réponse consista à multiplier l’apposition « un peu partout » des plaques d’annonce des sens interdits (J. H. 1948c : 2). L’arrêté du 22 octobre 1948 ordonne l’application de la formule du sens unique dans la circulation automobile déroulée dans les rues Braconnier, Bérenger-Féraud, de Tolbiac, Sandiniéry et le boulevard Pinet-Laprade. L’autorité coloniale, se conformant en vérité à une routine bureaucratique, s’investit également, en fin octobre et novembre 1948, dans le contrôle technico-administratif à ciel ouvert (dans les rues) des autocars, jugés souvent défectueux par Betty Fall (1948a). D’après J. H. 1948c, le contrôle s’est traduit par le retrait du permis de circulation de nombreux véhicules (automobiles comme hippomobiles) de transport. Il ajoute que l’exercice n’a point été concluant, car un contrôle inopiné effectué le premier jour de ce dernier mois « a permis de découvrir de nombreux [chauffeurs] délinquants qui roulaient et transportaient des voyageurs en dépit du retrait de leurs papiers ». Il ressort de ce qui précède que les chauffeurs d’autocars ont périodiquement été dans le viseur des autorités chargées de la régulation du transport urbain. La représentation négative des chauffeurs de « cars rapides » informe les reportages de la presse quotidienne consacrés au transport urbain. Ainsi, D.B. (1948c : 2) évoque le déficit de maîtrise de l’art de la conduite en ces termes : « Chacun sait qu’au moins 50% des chauffeurs titulaires de permis de conduire qui circulent, obtenus on se sait trop comment, seraient à l’heure actuelle, « recalés » pour insuffisance notoire s’ils devaient repasser un nouvel examen ». L’auteur les dépeint, ensuite, sous les traits de conducteurs de « cars qui foncent dans [les] rues sans être sûrs de leurs freins et sans bien souvent, la nuit venue, savoir mettre en veilleuse pour éviter d’éblouir ceux qui arrivent en sens contraire ». Ce faisant, il utilise le mode de l’itération pour souligner leur incompétence présumée ou avérée, leur attribue la négligence comme second défaut collectif majeur et énonce en pointillé leur dangerosité. Chose évoquée de façon explicite par Betty Fall (1948a : 2), qui considère que les chauffeurs de « cars rapides » constituent « un danger public et occasionnent chaque jour de nouveaux accidents sous l’œil impavide des autorités qui laissent faire sans prendre des mesures qui s’imposent ». La formulation des chefs d’accusation d’’irresponsabilité, de complaisance et d’incompétence traverse son texte. Elle est en porte à faux avec les comptes-rendus de presse faits depuis 1947 et relatifs aux efforts de régulation du transport urbain par les services compétents de la Ville et l’exécutif colonial. D. B. (1948a) tient des propos similaires à ceux de Betty Fall. Il utilise le terme péjoratif de chauffard pour désigner le chauffeur de « car rapide », le décrit comme un sujet qui se « lance » dans les rues de Dakar alors qu’il est incapable de conduire une automobile.

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La calèche et le cocher n’échappent pas au discours caustique de D. B. (1948a). Le terme d’attelage est employé pour désigner ce moyen de transport, tandis que son conducteur est dépeint comme un ignorant du code de la route. Quant aux autorités chargées de la gestion du transport urbain, elles sont accusées de faire preuve de passivité criminelle. La posture de pourfendeur relayant la vox populi conduit ce journaliste à déprécier la création et l’intervention de la brigade spéciale chargée de réguler la circulation routière par l’exercice de son pouvoir de constatation des infractions. Précisément de celles qui ont été commises entre 23h et 1h du matin par des automobilistes coupables de stationnement sans feux de position, d’abus d’usage du klaxon, de stationnement du côté interdit. Ce critique de la police coloniale estime que la seule action digne d’intérêt à entreprendre consistait, à mettre hors d’état de nuire des « chauffards qui conduisent à une vitesse excessive » ou ignorent le code de la route en retirant leur permis de conduire (id. : 2). Les propos de Betty Fall et de D. B. participent de la production de discours publics sur la ville et informent sur la nécessité d’opérer des désajustements pour faciliter le déroulement du procès de la « mission civilisatrice ». En invectivant l’autorité coloniale et en s’érigeant en acteurs de la remise en ordre du transport urbain, ces auteurs renseignent involontairement sur la fiabilité de cette théorie qui veut que dans le modèle français d’espace public, l’on convoque le journalisme pour en faire un pôle de (re)structuration (Noiriel 2007). Le média se présente ainsi en puissant véhicule de l’opinion dominante, celle-là même qui est produite par des élites et que l’on veut transformer, par des tours de passe-passe adossés à la magie de la métonymie, en opinion partagée par tout le monde. Ici, comme en « métropole », la constitution et la vitalité de l’opinion publique passent par l’identification et la stigmatisation des fauteurs de trouble de l’ordre urbain. Désormais, le chauffeur de « car rapide » incarne l’étrangeté et partage avec le migrant620 les dures lois de la marginalité existentielle et de fonction. La thématique de l’extériorité culturelle accolée à une minorité est réactualisée à travers les représentations négatives des chauffeurs de « cars rapides » dakarois. Représentations qui les firent apparaître sous les traits de délinquants de la route. La syntaxe, qui est déroulée en leur défaveur, révèle une tentative de transfiguration, se nourrit de la criminalisation du mésusage supposé du colonisé des règles de la civilité urbaine. Ce qui est dévoilé, en somme, c’est un pan de l’armature idéologique du maintien de l’ordre et de la mobilité urbaine. En pointillé, se profile le discours sur la gestion des illégalismes, perçue dans le discours foucaldien « comme un élément indispensable au fonctionnement du pouvoir » politique (Politix, 87, 2009 : 4). Celui de la colonie entendait ainsi réunir les conditions de la 620

Le chauffeur en question peut être un migrant. Dans ce cas, il se produit un dédoublement de statut.

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réussite du colonisé par le contrôle social de la rue dans un contexte de poussée grandissante des revendications et des remises en cause du joug colonial. Le discours accusatoire de Paris-Dakar a certainement contribué à la dégradation des relations entre les élites technico-administratives et les chauffeurs de « cars rapides », sommés de soumettre les autocars « indigènes » à une visite technique bimensuelle. Victimes de la présomption de culpabilité, ils sont assimilés à des récidivistes de la déviance. La punition est présentée comme la seule façon de les discipliner. La persistance de la conflictualité entre ces deux parties caractérise les années 1950. En atteste la motion de protestation produite, au terme de sa réunion du 7 août 1952, qui a réuni 3000 personnes au Parc des Sports, par le Syndicat des moyens de transport de la Délégation de Dakar. Les intéressés y exprimèrent vigoureusement leur opposition au sacre de la logique de répression par les autorités coloniales, qui exigeaient des forces de police l’application diligente du retrait du permis de conduire et du régime du trop plein d’amendes élevées pour sanctionner les contrevenants au code de la route (Anonyme 1952b, 1952c).  La sémiotique du « car rapide » La défiance des chauffeurs intervient à un moment où le « car rapide » avait fini d’occuper une place à part dans l’imaginaire et le vécu quotidien des populations africaines de Dakar. Elles en avaient fait un des lieux où s’écrit la socialisation. Cela se remarque à travers la lecture des messages écrits sur et dans le « 1000 kg », ce support mobile. Les propriétaires de « cars rapides » 621 font toujours mentionner leurs (pré)noms et leur adresse de domicile sur la portière gauche. Ces informations relèvent de l’ordre de l’état civil. D. L (1953a) s’est penché sur l’onomastique du « car rapide ». Il déclare que le fait de lui donner un nom rappelle une vieille pratique sénégambienne du détournement de la dation. Socialement admis, ce détournement équivaut à l’attribution du nom d’un cousin (avec qui on entretient une relation de plaisanterie) à un animal domestique (taureau, âne, bélier, bouc, chien). Ensuite, il montre que la dation du « car rapide » s’apparente parfois à un parrainage. Les noms de l’épouse, de la sœur et/ou de la mère sont souvent choisis. Awa Seck, Ndèye Sarr et Kiné Ndiaye correspondent à quelques noms de marraines recensés par ce journaliste de Paris-Dakar. Lorsque le parrainage rime avec protection mystique, déclamation de l’appartenance confrérique, le nom choisi est celui du responsable moral de 621

354 transporteurs ont été dénombrés par les agents du recensement démographique de 1955 (Ministère du Plan, République du Sénégal, 1962. D’après Moussa Coulibaly (1993), certains d’entre eux avaient pour noms : Demba Diallo, Massata Diop, El Hadj Mactar Guèye, Moussa Ndour, Alioune Samb, Nicolas (le Libano-Syrien).

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Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960)

la confrérie ou celui du marabout bénéficiaire du jëbulu (soumission chez les murid) ou organisateur de l’attribution du wird (rite du chapelet des tijaan). Bamba, le fondateur de la muridiya, Babacar Sy, un des califes de la tijaniya de Tivaouane et Mansour Sy, un dignitaire de ce groupe confrérique, se partageaient les frontons de nombreux « cars rapides ». Enfin, le même journaliste attire l’attention sur l’existence d’une onomastique conjuratoire. On se gaussait par anticipation de la « mauvaise langue » en déclamant le fameux « Lawla tiathe » et du « mauvais œil » en donnant à son véhicule un nom qui correspond à une formule de réplique. « Maatèye » (je m’en moque) et « Nakhari fathie » (relève le défi, si tu en es capable) faisaient partie des expressions usuelles. Une des pratiques courantes consistait aussi à adjoindre des chiffres romains aux noms des « cars rapides », ce qui renseignait sur l’importance du parc automobile constitué. La dizaine de véhicules est le record établi par les riches transporteurs (Coulibaly 1993). Par ce jeu onomastique622, le propriétaire de « car rapide » se mettait en scène. Il le faisait en s’autoglorifiant. À l’image du lutteur de lamb (lutte libre avec frappe) récitant son bak (poème d’autoglorification), il dressait à son tour son autoportrait. La litote lui permettait d’informer l’autre sur l’excellence de la qualité de vie qu’il menait au travers de la magnificence de l’entente conjugale et de l’attachement à la cellule familiale. Par l’étalement de sa richesse matérielle, il pouvait être amené à se battre pour réaliser un dessein : effacer ou faire oublier 623 son statut de « mal-né » au profit de celui de riche, de membre de l’élite urbaine. Les messages du conducteur du « 1000 kg » relèvent aussi d’autres répertoires. En prenant possession du dedans du véhicule, il décide d’entreprendre la décoration du tableau de bord au moyen d’une ou de plusieurs images photographiques ou picturales. Il les aligne en les adossant au pare-brise. Ces images correspondent à des photographies de dignitaires religieux, de vedettes du monde des spectacles, des documents de la peinture figurative arabo-musulmane. Ce qui est exprimé ici sous forme de messages condensés, c’est aussi bien l’appartenance religieuse (notamment l’affiliation confrérique et son corollaire que constitue l’injonction à la soumission à un dignitaire déterminé), les préférences en matière de loisirs urbains, le rapport au divin et les préoccupations relatives au devenir du corps et de l’âme du mort, que la large diffusion des arts islamiques produits dans le foyer culturel turco-arabe. Par ailleurs, le chapelet et la poupée surplombaient, dans certains cas, le tableau de bord, alors qu’un talisman ornait quelques fois la barre du volant. En somme, les mascottes et les 622

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Ce jeu onomastique, observé encore aujourd’hui, peut être comparé avec celui à l’œuvre à Dakar et à Manille. L’article d’Alain Roussillon (1998) permet d’étudier la question des similitudes entre le « car rapide » sénégalais et le jeepney philippin. Sur l’oubli, lire, entre autres auteurs, Augé (1998).

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colifichets, qui témoignent « des logiques à l’œuvre dans l’économie et la société », formaient « la collection d’effets ornementaux » (Roussillon 1998 : 7) avec laquelle le conducteur « animait » son véhicule, assurait sa protection « mystique », en faisait un lieu de sociabilité. Le client ne se contentait pas toujours de la consommation de ces messages. Il pouvait prendre part à l’entreprise d’appropriation culturelle du « car rapide ». Une berceuse saint-louisienne, diffusée à la Médina, comparait le levier de vitesses à un phallus et son maniement à l’acte copulatoire 624 . Dans ce nouveau lieu de vie aménagé pour la ville, s’échangeaient confidences et invitations, se nouaient et se dénouaient intrigues et relations affinitaires, se fabriquaient et se diffusaient rumeurs et peurs collectives, etc. Son érection en site de palabres était souvent l’œuvre d’un ou de plusieurs clients loquaces. Le bavardage aidait ainsi à noyer leur mal-vivre ou à manifester leur jouissance des bienfaits de la maîtrise des distances et de l’entrée dans l’ère de la vitesse portée par le moteur à explosion.

Conclusion La dispersion et la querelle de la fête ont fortement caractérisé le champ du loisir urbain de l’avant-guerre. L’après-guerre se remarque encore par la permanence de cette querelle en raison de la multiplication des fêtes périphériques inventées par les minorités ethniques et les « évolués ». Pendant que le proto-peuplement lebu s’évertua à magnifier périodiquement son héritage culturel, à travers l’organisation du gamu de Mboth, les communautés migrantes non wolof décentraient la fête identitaire. Quant aux « évolués », qui s’activaient pleinement dans les jeux de distinction sociale, le « bal-poussière » fut le loisir et le lieu de loisir où s’exprimait leur entre-soi. Les logiques d’appartenance et de l’entre-soi de ce sousgroupe ont été également activées dans les concerts et les clubs de jeunes. Mais, l’après-guerre retient surtout l’attention par le fait que le lieu de la fête a été investi par des acteurs décidés à transformer le loisir urbain en source d’accumulation de dividendes de nature sociale, politique et symbolique. Ceux que nous avons appelé les séducteurs de la ville, représentés par les ndanaan et les pédérastes, ont parié sur l’efficace du paraître 624

Cette berceuse titrée « Aldemba », recueillie par Charles Béart (1955 : 63), est libellée ainsi : « Aldemba Ndiaye, mbal fofin Njaay, Mbal fofin, Aldemba Ndiaye, won ma na ngaay def sa jabar gudi, won ma na ngay def sa oto rapiit... ». Traduite sommairement, on a une interrogation résumée ainsi : « Toi Aldemba Ndiaye, peux-tu me montrer comment tu prends possession en pleine nuit des charmes de ta femme ? Peux-tu me montrer comment tu agis avec ton « car rapide » ? ». On peut supposer qu’on est en présence d’un jeu d’analogie (voire d’homologie) entre le chauffeur et le conjoint, le « car rapide » et l’épouse, la conduite et la copulation. La ressemblance trouvée entre le levier de vitesses et le phallus est peut-être à l’origine de la construction de ce jeu.

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vestimentaire et du langage du corps, se sont disputés la scène du simb, en ayant l’intention de réduire le spectateur/acteur au statut d’admirateur. Cette fête se veut rite de dépossession, spectacle réinventé par les citadins qui ont voulu en faire une simple séance de communion profane, un jeu de société où le vraisemblable et le comique suscitent l’émerveillement, l’hilarité et l’épanchement du plaisir de se défouler. Cette inflexion, qui dévoile un réinvestissement de sens de la fête, a facilité l’irruption et le contrôle par l’élite politique d’une autre scène de fête, celle du fanal. Le politique s’est distingué par sa capacité à exercer un contrôle sur les temps, les rythmes, l’infrastructure, les initiateurs et les spectateurs/acteurs de la fête. La concurrence ludique entre les rouages organisateurs du panal est soumise à une sorte d’ex-conversion. Inscrite sous le sceau du politique, ce jeu de démonstration se transforme en duel à distance, puis au corps à corps, entre militants, sympathisants et électeurs du BDS et de la SFIO. Mise sous tension, la société urbaine de la Médina et de ses extensions a ainsi vécu l’expansion de la menace de violence et de la violence verbale et physique. Le politique, qui se fait œuvre de violence, a également investi la mode vestimentaire où sont apparues des tendances relativement fortes comme la miniaturisation de la parure, l’assortiment des couleurs et la diffusion de modèles étrangers. Les signifiants du parti politique, tels que le nom et la couleur, deviennent des volants structurants de la sémantisation politique du vêtement et de son accessoire. L’uniformisation de la couleur est ainsi érigée en norme. L’on s’est alors habillé à la couleur de son parti, l’on a utilisé son nom ou son acronyme pour désigne l’habit, le béret ou le collier ou la bague. Autrement dit, la désignation s’applique à un ensemble de pièces d’habillement et d’accessoires d’habillement qui garnissent la garde-robe et servent à réussir son paraître dans l’espace public, à se distinguer dans ses déplacements dans et hors du territoire de la ville de Dakar. C’est en revêtant le vêtement politique que de nombreux citadins ont parcouru Dakar à bord de la voiture hippomobile et du véhicule automobile. La calèche, cet engin héritier du karoot, est un moyen de locomotion fabriqué au terme d’une collaboration entre les industriels français et les artisans dakarois. L’on est en présence d’un produit logistique dont l’usage a été circonscrit avec l’application d’un règlement ayant érige le centre ville en zone interdite au cocher en service. Ainsi, la calèche a partagé, avec le « car rapide », le bitume des marches du Plateau et de ses banlieues. Cette automobile, qui est un autre produit de l’imagination du colonisé, a contribué à la maîtrise de l’espace urbain, à la diffusion des manières d’habiter, de séduire, de faire la fête, de se vêtir, etc. Elle a également été un enjeu de la dispute du territoire de la ville. À l’instar de la calèche, sa présence dans l’espace urbain a été réglementée. Le centre ville a 355

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été une zone interdite pour ce véhicule, dont la mise en service a été encadrée par la police coloniale, qui a usé et abusé de ses pouvoirs, dont celui d’admonestation. Détenant des pouvoirs étendus dans la gestion des déplacements des (néo)citadins, des nouvelles pratiques territoriales (visualisables par le biais des restrictions relatives à la circulation, à la vitesse, à l’arrêt momentané et au stationnement), cet appareil d’État a été placé au cœur de l’application du réglementarisme français. Seules l’onomastique et la décoration du « car rapide » ont échappé aux lois d’airain de cette figure de l’ingénierie politique. Ce qui a favorisé la configuration d’un interstice mis à profit par les populations africaines pour exhiber leurs congères, leur état civil, leurs appartenances confessionnelles, etc., mettre à nu la vanité de l’idéologie assimilationniste à travers la manifestation du droit à la survivance identitaire qui nourrit l’économie morale du politique.

Conclusion générale

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Conclusion générale

La production de la ville de Dakar est l’aboutissement d’une rencontre de deux savoir-aménager l’espace : celui du décideur européen, qui veut établir un rapport de vraisemblance entre la ville coloniale et la ville « métropolitaine », et celui de l’Africain, qui emprunte les technologies du village et de la ville pour créer son chez soi. Dans la période 1857-1914, l’aménageur européen a voulu garder l’exclusivité de la production de la ville de Dakar au moyen de la combinaison de mesures telles que la prévision, l’incitation, le contrôle, l’injonction à la ressemblance, l’interdiction. Mais, ce projet a échoué, étant donné que les autorités administratives, les auxiliaires de justice et les notabilités lebu – tirant profit de l’urbanisation, contrairement à leurs homologues français (Lagrove et Wright 1982) – ont été impliqués dans des dynamiques de transactions dont le but est de transformer le village de Dakar en « métropole ouest africaine ». Le consensus, auquel ils sont parvenus, a ainsi atténué l’empreinte sur le sol urbain du volontarisme d’État, mis en évidence la difficile gestion de la rationalité éclatée (en rationalité technique, politique et économique) et présidé à la conversion de la terre, legs inaliénable dans le code foncier autochtone, en bien marchand et à la présence multipliée dans le centre-ville de « cours des miracles ». Les effets pervers d’une telle entente ont occasionné le réenvahissement du Plateau par la paillote et le quasi greffage sur le corps de la ville d’auréoles villageoises qui préfigurent le phénomène de la banlieue. En définitive, Dakar a porté, dans ses différentes divisions territoriales, les marques prométhéennes de « l’indigène » qui y a reproduit les choses du village avant de réinventer la ville et d’y ancrer de nouvelles formes de sociabilité. De ce propos, découle l’idée de l’ambiguïté du rapport de cet acteur à la ville. Entre 1857, date de sa « fondation », et 1904, point de départ de sa mise en fonction effective capitale de l’AOF, ce sujet historique, représenté par le Lebu, a été contraint de choisir entre deux offres : accepter la ville ou continuer à faire du territoire du village son lieu de vie. La première alternative a été choisie par des membres de l’élite lebu, soucieux de la nécessité de conserver une parcelle de pouvoir politique à exercer, de provoquer ainsi une cohabitation des pouvoirs. La seconde option a été surtout choisie par des autochtones évoluant hors des milieux notabiliaires. Au fondement de leur choix, il y a l’attachement à la terre. L’on refuse, en somme, d’envisager l’éventualité de sa perte. Chose qui génère invariablement la déstructuration du cadre social et le brouillage de nombreux repères identitaires. Dans et autour de la ville de Dakar, de nombreux partisans et adversaires du projet d’aménagement urbain ont organisé un vécu au quotidien estampillé par les logiques de la sociabilité rurale. L’on retrouve également, au cœur de leur agenda social, la reproduction des cultures matérielles. Plus que dans ce qui tient lieu d’isolat à l’intérieur de la ville, c’est 359

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale

dans les marges rurales de Dakar, que le résident lebu a tenu à s’armer de la technologie autochtone de l’aménagement de l’espace. La géographie de l’habitat qu’il a reproduite restitue la mise en ordre des habitations, le tracé labyrinthique des axes de communication, la polarisation du village par le penc (place publique), de la maison par la case-dortoir du patriarche ou de son héritier et de chaque case-dortoir par son âtre. Il a reconduit la sémiotique du savoir-habiter, centrée sur la distinction et la distanciation, en reproduisant la disposition disjointe de la case-dortoir du chef de famille et des autres paillottes habitées. Le fait qu’elles soient proches ou éloignées du pavillon du patriarche correspond à la marque au sol de la hiérarchie de leurs occupants. L’occupation de la case-dortoir porte à son tour l’empreinte de cette culture du signe. Ainsi, le nord et l’ouest demeurent les points d’orientation du lit. Seule la disposition des autres unités mobilières, particulièrement les paniers et les malles qui contiennent la garde-robe des vêtements, a plus ou moins échappé à l’empire du signe d’orientation. La consommation du signe se retrouve dans la filière du vêtement, se superpose à celle de l’aliment et du sexe. Au savoir-manger différencié selon l’âge, le sexe et le rang social, rythmé par la parole et le silence, gouverné par la règle du partage, s’est greffé un art de la dissimulation des décharges du ventre (gaz et fèces). L’on sait que celles-ci ont donné lieu à un discours d’abomination qui influe sur la pédagogie locale du dressement somatique. Quant aux décharges du bas-ventre, constituées par les substances séminales des organes sexuels, leur écoulement est soumis à un procès de ritualisation. Sa subversion s’est traduite par la multiplication des phénomènes d’adultère, de prostitution, de concubinage et de défloration préconjugale. En bref, l’amour vénal a connu une expansion non négligeable, ce qui a rendu plus difficile le contrôle des corps par un pouvoir masculin ébranlé par l’incrustation de la ville dans son univers de repères. La tentative de préservation d’un ordre social menacé par la déviance sexuelle et soumis à la violence de l’État colonial s’est également faite aussi bien au travers du respect de la ligne de convenance portée par la vêture (érigée désormais en signe de distinction), qu’à celui de la ritualisation ou de l’improvisation de la fête. Un pareil spectacle se veut manifestation du rire et de l’imploration (le bawnaan), mise en scène conjuratoire du mal-vivre (le gamu), épanchement du contentement (le folgar), commémoration religieuse et sociale (la Tabaski, la Korité). C’est à partir de 1904, date du transfert effectif du siège de l’AOF de Saint-Louis à Dakar, que de nombreux résidants des « villages indigènes » dakarois ont manifesté leur volonté de vouloir vivre le temps de l’urbain, de se conformer aux normes de sa civilité, et donc de se soumettre aux logiques du désajustement culturel. Les raisons d’un tel revirement ou de ce choix multiple sont d’ordre économique (accéder et jouir des ressources 360

Conclusion générale

financières) et social (vaincre la marginalité existentielle et celle de fonction). Les néo-citadins sont parvenus à s’approprier les nouveautés culturelles du dominant. Citons, entre autres faits culturels nouveaux empruntés, la langue française et le code vestimentaire européen. Leur diffusion a été faite par des médiateurs dont les profils sont assez bien connus. Il s’agit de ceux de l’apprenant de l’École coloniale, du travailleur domestique, du manœuvre et du tirailleur africain. Le fait de prononcer quelques mots français et de s’habiller à l’européenne a parfois précédé le saut dans l’urbain du candidat à la citadinité. Le visage du néo-citadin a été aussi ce résidant du « village indigène » de la ville de Dakar, désirant se déplacer en carrosse, développer des modes d’habiter et s’adonner aux loisirs que la puissance coloniale promeut. C’est ainsi qu’il a choisi de vivre dans un habitat dont la toiture pentue constitue la figure architecturale favorite. Dès lors, les matériaux de construction usuels recherchés sont le bois, la tuile ou la brique. Son adhésion à la mixité culturelle l’a conduit à se soumettre au réglementariste français. En d’autres termes, il a accepté que soit exercé, par le colonisateur ou pour son compte, le pouvoir de gérer le bruit, d’édicter les règles d’hygiène et le port d’arme. Dans l’affirmation de sa volonté de vivre au rythme de l’urbain, il a eu à s’investir dans la quête de nouveaux loisirs. Ainsi, il a appris à jouer au loto, à la loterie et/ou au jeu de cartes. En conséquence, il s’est fait acteur de l’incubation et de la diffusion de la culture métisse. Pour Dakar, notamment la Médina qui est sa « ville indigène », le métissage culturel a pris corps de façon nette entre 1914 et 1946. Le consensus, réalisé entre les élites lebu et les aménageurs européens, et qui est à la base de la création de la Médina, en 1914, a constitué un point de non retour dans la quête de la mixité culturelle. Grâce à cette sorte d’entente cordiale, l’aménageur européen est parvenu à s’imposer comme l’artisan de l’orthogonalité du parcellaire et de la trame viaire, de l’inscription sur l’espace médinois d’ouvrages d’adduction d’eau, de réseaux de distribution de l’énergie électrique et d’évacuation des eaux domestiques et pluviales, de bornes-fontaines, etc. Le projet de modernisation de la Médina et de ses extensions, porté par son maire Alfred Goux, et la présence du style architectural néo-soudanais renforcent, dans les années 1930, la participation de l’aménageur européen à la production de la « cité périphérique » de Dakar. Le paysage urbain qu’il a dessiné, tracé au sol et valorisé a cependant intégré l’empreinte de l’aménageur lebu. Le penc de la Médina-Est a alors été un marqueur d’espace dont l’inclusion dans le territoire de la nouvelle « ville africaine » a plus fonctionné comme une preuve de la flexibilité culturelle du décideur colonial, une figure du métissage, que comme une forme d’éloge de l’hybridité.

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La tolérance renouvelée, vis-à-vis de la « cour des miracles » du centre ville, montre que l’aménageur colonial a accepté que « l’indigène » soit un producteur de la « ville européenne ». Le laisser-faire a également prévalu avec l’aménagement en aire socio-résidentielle, par le colonisé, de Rebeuss, cette servitude foncière censée servir de zone tampon entre le Plateau et la Médina. Un habitat « indigène » y est construit après la guerre 39-45. Comme si elle a été prisonnière de cette démarche (tactique), la puissance publique coloniale a été vite débordée par les migrants ayant afflué en ville avant, pendant et après ce conflit. Ils ont édifié des « taudis » sur les flancs de la Médina, au voisinage de la zone industrielle, à proximité d’axes routiers, du canal à ciel ouvert traversant la route de Ouakam, d’infrastructures sportives (Champ de Courses) ou administratives (parc zoologique de Hann). C’est souvent sous le sceau de la débrouille que s’est effectuée la mise en place des bidonvilles, la construction de baraques et l’édification de paillottes dans et autour de la Médina. Le travail solidaire, le recyclage ou le ramassage des matériaux de construction, qui ressortissent de l’économie réelle ou de l’économie circulaire, ont été les moteurs de l’aménagement socio-résidentiel du colonisé. Cet exercice de maîtrise de l’espace a consacré ces figures d’habitat. Habitations formant un paysage dans lequel s’affirme de plus en plus le bâti en dur. En posséder et y emménager ont constitué deux rêves nourris par de nombreux (néo)citadins. Sous ce rapport, le fait d’édifier et de vivre dans une baraque a été une solution d’attente. Les modes d’habiter du (néo)citadin de la Médina révèlent un aménagement de la chambre à coucher frappé du sceau de la compartimentation. Le paravent sert ainsi à délimiter des sphères à l’intérieur de cette pièce d’habitation. Celle-ci est à la fois lieu de somme, point de regroupement du couple et sa progéniture, espace d’intimité et aire de représentation. En bref, se produit un brouillage apparent des frontières de l’intime et du public. C’est à ce prix qu’a été rendue possible l’exhibition des meubles à la mode : lit en fer importé de France, malle en fer, canapé, bahut et chaises. La véranda, qui est à la fois dépendance et devanture de la chambre à coucher, a également été une aire de rencontres sociales. Dans bien des cas, elle a été plus fréquentée par les visiteurs invités ou non par les occupants de la chambre à coucher. Le sas a été relayé, chez l’habitant plus ou moins aisé, par le salon de séjour. Sphère de représentation par excellence, son mobilier se composait de lits en fer, dans les années 1920, et d’un ensemble de fauteuils entourant un canapé dès les années 19301940. Quant à la cour, autre cadre de rencontres sociales, elle se voit attribuer deux nouvelles fonctions, celles de lieu de séchage du linge et de dépotoir du miasme domestique.

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Conclusion générale

Ces lieux de vie ont abrité les manières de faire de la ménagère et les façons de s’habiller en vogue entre 1914 et 1946. Elles ont été aussi exhibées dans les espaces publics continuant à accueillir des manifestations festives gagnées par la spirale des innovations et informées par les lois de la dispute, de la négociation et de l’improvisation. Les réinvestissements de sens de la fête ne relèvent pas de l’ordre de la rareté. Ils se manifestent même quand la fête se déroule sous forme de procession bruyante ou de rassemblement impressionnant d’acteurs se livrant, par exemple, à la lapidation du marginal ou de l’exclu social. La vie domestique s’organise autour de nouveaux rites sociaux, comme aller faire ses emplettes au marché, et de nouveaux repères temporels. Son déroulement consacre la centralité de la place de la femme. A l’œuvre dans la multiplication et la diffusion de plusieurs changements du vivre en ville, cette actrice sociale se retrouve, en pointe, dans la généralisation de l’emploi du riz brisé (importé), l’adoption des légumes d’origine étrangère, la diversification des menus et le travail de modification des apparences du corps-objet. Ce corps-objet est celui de la ménagère, de la fille de noce, de la courtisane. Entrée en union, la femme dakaroise se fait enseigne-statuaire, inonde son corps de parfums, y étale des poudres cosmétiques importées. En quête du renflement de son anatomie, elle a ainsi été réduite à jouer le rôle de citadine improductive, mais active dans la diffusion de la mode vestimentaire. Sous ce rapport, son élégance s’est exprimée sous plusieurs formes : l’emphase avec l’habit ample et long, l’ajustement devant faire du corps vêtu un corps désiré, le raffinement et la miniaturisation des accessoires de l’habillement. Plus ou moins assujettie à la conjoncture de l’abondance et à celle de la rareté, cette mode vestimentaire, dont elle est une diffuseuse attitrée, a trouvé en la fête un solide point d’arrimage. La nouvelle politique de la ville, mise en œuvre au lendemain de la guerre 39-45, a comporté deux objectifs : la sortie de crise de l’empire colonial et la subjugation par la réforme sociale des classes moyennes Cette politique, qui n’ignore pas que tout établissement humain se veut projection sur le sol d’une société déterminée (Sorbets 1982), est largement tributaire des changements d’orientation du mode de gouverner de la France d’après-guerre. Comme l’indique cet auteur, celle-ci se signale par le lancement, dans la phase 1945-1958, d’une politique de la ville qui se fait œuvre sociale. Ainsi, par le biais de la promotion du logement HLM, elle contribue, non seulement, à l’augmentation de la productivité, mais aussi et surtout, à l’apaisement des tensions entre classes sociales. La planification spatiale se confond, durant cette période, avec la planification urbaine, celle-là même qui traduit la violence des transformations sociales, atteste de la vanité des pouvoirs publics à vouloir discipliner, voire étouffer les oppositions entretenues par les différents acteurs de la ville. La projec363

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tion de cette coïncidence prévaut dans l’empire colonial français, notamment en AOF. Elle est portée par une politique de la ville coloniale qui fait la part belle à Dakar. Principale destinataire aoefienne des investissements des fonds FIDES, cette agglomération a vu sa morphologie connaître de profonds changements avec l’aménagement, à partir de 1946, du Plus Grand Dakar. En plus de la création de nouveaux logements destinés aux classes moyennes africaines (Zones A et B, logements construits par la SICAP) et à des résidants européens (Fann et Point E), l’on a assisté à la multiplication des initiatives de transformation du paysage urbain. L’aménageur colonial a ainsi tenté d’encadrer la modernisation et la rénovation de l’existant urbain, la relance du lotissement de recasement avec la création de Dagoudane-Pikine. Ces initiatives, qui s’énoncent en termes d’application diligente du plan d’urbanisme directeur et d’opérationnalisation de ce qu’on pourrait bien appeler le plan d’urbanisme de détail ou le plan d’urbanisme sectoriel, annoncent la rétractation vigoureuse de l’État colonial et illustrent sa volonté de re-contrôler la construction de la citadinité du pauvre. Dans sa quête du logement, le (néo)citadin pauvre n’a pas hésité à contribuer à l’étirement du ressort territorial de la ville en se rapprochant des villages lebu. Il a édifié, souvent sur leur terroir, des taudis construits à l’identique. Grand-Yoff en est un parfait exemple. Son exode urbain l’a également conduit à gonfler les effectifs de populations des villages lebu de Thiaroye, Cambérène, Ngor, Yoff, Mbao, etc. Les acteurs de l’expansion du bidonville ont été impliqués dans les changements de l’après-guerre. Ces changements se traduisent, sur le plan morphologique, par l’achèvement du déclin de la paillote médinoise. Confirmée dès 1955, cette disparition a accompagné le renouvellement de l’aménagement des intérieurs domestiques. Dans ces lieux de l’en soi, le divan, l’armoire, le poste de radio et la valise figurent le luxe, tandis que l’image picturale et photographique se fait ornement mural et s’intègre dans le rituel ostentatoire de la vie quotidienne. Ont participé à la vivification de la culture de l’ostentation des pratiques comme la défécation à l’air libre, l’expansion de l’amour vénal, qui cache mal la dispersion des sexualités. Ce jeu de société est imputé, en partie, aux séducteurs de la ville figurés par le pédéraste, le ndanaan et le jeune dit « évolué ». La vanité, dont ces derniers ont fait montre, a sans doute facilité le basculement de la fête et de la mode vestimentaire. Le rite festif et l’habillement ont été soumis à un réinvestissement de sens par les séducteurs de la ville et les élites politiques. Les fêtes capturées par eux sont respectivement le simb, le fanal, le tanbeer. Le pédéraste et le ndanaan ont capté le regard du spectateur. L’ayant ainsi détourné, ils n’ont pas manqué d’influer sur la fabrique du regard. Désormais, ils font et sont le spectacle par leur seule présence physique, l’originalité de leur paraître et le caractère ciselé de leurs langages du corps. Le politique, pour sa 364

Conclusion générale

part, s’est distingué par sa capacité à tirer des dividendes de l’organisation du fanal, du déploiement et de l’audience de son rouage organisateur, du prestige social de ses animateurs, des vertus du parrainage et de la querelle de la fête, etc. Querelle de la fête qui met en scène les initiateurs de la fête identitaire et s’affranchit au besoin du réinvestissement de sens. Ce qui est tout à fait le contraire avec le « bal poussière », rite de célébration de la distinction prôné par le jeune dit « évolué », ce personnage de la ville qui s’est impliqué dans la querelle du loisir cinématographique. Son aîné est à l’œuvre dans la sémantisation politique de la mode vestimentaire. Procès qui s’est produit à un moment où la miniaturisation de l’accessoire de l’habit et l’assortiment des couleurs s’impriment comme des normes de la mode. Devenu un signifiant emblématique, le vêtement politique s’exhibe dans une série de lieux de vie. Il en est ainsi avec la calèche et le « car rapide ». Ces nouveaux moyens de locomotion sont les fruits de l’imagination féconde du colonisé. Leur invention et leur mise en service dans l’espace public attestent de la volonté du (néo)citadin d’être maître du territoire de la ville et prescripteur de son devenir. Les finalités d’usage et les manières de nommer et de distinguer ces moyens logistiques sont étroitement articulées aux conditions de vie, aux schèmes culturelles et aux attentes du (néo)citadin. Plus que la calèche, le train, le taxi, le vélomoteur ou la bicyclette, c’est le « car rapide » qui a signé son entrée dans l’ère de la vitesse. Aussi le pouvoir colonial s’est-il évertué, par le biais de l’application de règles de circulation contraignantes, à poursuivre le contrôle de la mobilité du colonisé afin de garantir le succès de la politique du contrôle social et politique de la rue. On est là en présence de quelques traits du gouvernement de la ville coloniale, qui a ainsi intégré, dans sa stratégie, le traitement de l’exiguïté de l’espace urbain dakarois et des effets induits de l’usage de la voiture comme la désagrégation sociale (Rhodes 1982). De part en part de notre propos sur Dakar et ses cultures, on retrouve une histoire étalée sur une moyenne durée. Séquence marquée par des évolutions lentes, d’accélérations, d’inclinations largement partagées par des acteurs sociaux souvent prompts à (re)négocier et à (ré)inventer tout ce qui leur permet de faire triompher leurs ambitions. Il reste à voir dans quelle mesure peut-on conclure, pour la période postcoloniale, à la reproduction de ces tendances. Mais, ce qui reste essentiel, c’est que le regard de l’historien, qui s’intéresse au passé de Dakar porte, entre autres points, sur les projets avortés de rénovation de la Médina, le réglementarisme du pouvoir d’État senghorien. Lequel s’est attaqué aux (sub)cultures ostentatoires, en condamnant la danse lascive dite arwatam, en enjoignant sa disparition de l’espace public, en luttant contre les dépenses familiales de prestige, en voulant sortir gagnant des nouvelles formes de dispute de l’espace du centre-ville. En vérité, ce qui est posé dans ces pistes de recherche, c’est 365

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l’actualité d’une plus grande prise en compte de la ville (post)coloniale par les historiens dans la formulation de leurs objets de recherche et d’enquête, ce qui permet de démêler les temps de la modernité greffée ou réinventée et de percer les « mystères » de l’urbain.

Liste des cartes, pièces iconographiques et tableaux Table des cartes Numéro 1 : Modelé et sols dans la presqu’île du Cap-Vert Numéro 2 : Dakar vers 1900 Numéro 3 : Dakar et sa Médina en 1920 Numéro 4 : L’habitat à Dakar en 1955

Liste des pièces iconographiques Numéro I : La paillote à Hock Numéro II : La paillote dans le Plateau en 1907 Numéro III : Un penc des années 1910-1912 Numéro IV : Paillotes et mbaar à Dakar en 1912 Numéro V : Le wollu kaay à Dakar Numéro VI : Assemblage au sol d’un panneau en tige de mil Numéro VII : Assemblage en hauteur d’une paillote Numéro VIII : Un modèle de baraque du début du XXe siècle Numéro IX : Constructions en dur dans les milieux africains de Dakar Numéro X : Le karoot à Dakar Numéro XI : Le style architectural du marché Sandaga Numéro XII : Portraits de la ménagère africaine à Dakar Numéro XIII : Fête coloniale sur la Place Protêt Numéro XIV : Ambalaas, un des « fous » des villes du Sénégal

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Liste des tableaux Numéro I : L’accroissement de la population de Dakar entre 1912 et 1914 Numéro II : Dépenses du Gouvernement général à la Médina en 1915 Numéro III : Poids démographique des Lebu de 1915 à 1955 Numéro IV : Autorisations de construire accordées à des habitants de la Médina Numéro V : Prix des planches d’acajou en 1916 Numéro VI : Prix des chevrons et du bois pour baraque en 1916 Numéro VII : Délais des livraisons des bois par baraque en 1916 Numéro VIII : Manifestations de tam-tam recensées à Dakar par les services de police Numéro IX : « Tapages nocturnes » verbalisés par les services de police Numéro X : Le boom démographique de Dakar entre 1938 et 1951 Numéro XI : Projets de travaux de rénovation urbaine de la Médina en 1955-1957 Numéro XII : Les métiers du bâtiment en 1955 et 1959 Numéro XIII : Liste des salles de cinéma installées dans les quartiers « indigènes » Numéro XIV : Distribution des modèles d’étoffe de vêtements africains portés en novembre 1956 Numéro XV : Les modèles d’étoffe des vêtements européens portés en novembre 1956 Numéro XVI : Couleurs des costumes féminins portés en novembre 1956 Numéro XVII : Itinéraires et horaires des trains de Dakar et dépendances

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Table des matières Première partie ................................................................................................................ 25 Chapitre I : Aménageurs européens, résidents africains et site de Dakar .................. 27 Les aménageurs européens de la ville de Dakar ........................................................... 27 Typologie des acteurs de l’aménagement urbain ..................................................... 27 Les acteurs publics .................................................................................................... 28 Les acteurs privés ...................................................................................................... 30 L’héritage culturel des aménageurs européens ....................................................... 32 Un modèle urbain qui se veut œuvre de synthèse historique .................................... 32 La mise en discours de la ségrégation socio-résidentielle............................................. 32 L’efficace de l’imitation ........................................................................................... 33 Les résidents africains ................................................................................................... 34 Le dénombrement des acteurs africains ................................................................... 34 Deux catégories d’habitants ...................................................................................... 36 Des actifs des secteurs secondaire et tertiaire ........................................................... 37 Le plateau de Dakar ...................................................................................................... 38 La terre, un capital précieux .................................................................................... 38 Un espace multiple et attrayant ............................................................................... 41 Un contraste orographique ........................................................................................ 41 Un milieu climatique relativement favorable ............................................................ 43 Conclusion .................................................................................................................... 43 Chapitre II : Refoulement du village lebu, fondation et extension de la ville ............. 45 Terroirs lebu et éloignement des populations africaines (1857-1904) .......................... 46 Eloigner les villageois lebu pour fonder une « ville blanche » ................................ 48 Le quadrillage viaire, une opportunité pour éloigner des Lebu de la nouvelle ville ........................................................................................................................... 48 La bataille de la paillote, une ruse pour expulser des Lebu de la ville ...................... 49 Comment justifier l’éloignement des populations africaines ? ................................. 52 Encercler et/ou refouler les « indigènes » vers les bas-fonds, 1904 et 1914 ................. 58 Une production plus dynamique de la ville .............................................................. 58 L’achèvement de l’occupation du plateau entre 1904 et 1908 .................................. 58 Des moyens d’occupation et de contrôle du site du plateau ...................................... 60 Une production de la ville moins bien maîtrisée par le pouvoir colonial ? ............. 63

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Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale Un desserrement du contrôle de la production de la ville ......................................... 63 Vers la modernisation de l’habitat africain ............................................................... 67 Conclusion .................................................................................................................... 69 Chapitre III : L’empire de la culture du terroir ........................................................... 71 Les cultures matérielles du village ................................................................................ 71 Comment (re) construire le village ? ....................................................................... 71 Un plan labyrinthique ................................................................................................ 72 La maison lebu ......................................................................................................... 75 La case-dortoir......................................................................................................... 79 Les dépendances de la case-dortoir ........................................................................... 81 La production du vêtement ........................................................................................... 81 La culture du coton .................................................................................................. 82 Les phases de production ......................................................................................... 82 L’alimentation .......................................................................................................... 84 Ejection et déjection ................................................................................................. 88 Le paraître vestimentaire ......................................................................................... 89 Pratiques et codes de la sexualité ............................................................................ 94 Surveiller les milieux féminins ................................................................................. 94 Les codes de l’amour ................................................................................................ 96 Un régime d’exemption............................................................................................. 97 La vie festive ............................................................................................................ 97 La fête des demandeurs d’eau ................................................................................... 98 La fête de la moisson .............................................................................................. 100 Les fêtes du cycle de l’islam ................................................................................... 100 Causes et acteurs de la diffusion ................................................................................. 104 Des causes économiques ........................................................................................ 104 Des causes sociales ................................................................................................ 106 Les passeurs de culture .......................................................................................... 108 Les apprenants de l’école coloniale ........................................................................ 108 Le travailleur domestique ........................................................................................ 109 Le manœuvre........................................................................................................... 112 Façons de faire et aspirations des néo-citadins ..................................................... 115 Se fabriquer un nouvel habitat ................................................................................ 115 Se conformer aux nouveaux codes de vie ............................................................... 118 S’adonner à de nouveaux loisirs.............................................................................. 120 Accéder au karoot, un rêve du néo-citadin .............................................................. 121 Conclusion .................................................................................................................. 124 Deuxième partie : Éclatement de la ville et dynamismes culturels, 1914-1946 ......... 127 Chapitre I : Les nouveaux programmes d’urbanisme ............................................... 129 La création de la Médina ou le début du lotissement de recasement ........................ 130 La bataille autour d’un toponyme et d’un projet ......................................................... 130 Les enjeux d’une bataille ....................................................................................... 130 400

Table des matières Des dessous d’un projet de recasement ................................................................. 132 Les armes de la résistance ..................................................................................... 133 L’article de presse .................................................................................................. 134 La correspondance ................................................................................................. 137 Le chant .................................................................................................................. 137 Comment contrôler les indigènes de la Médina ? ....................................................... 139 Réguler la société par la maîtrise de l’espace ....................................................... 139 Police et intermédiation comme moyens de contrôle social .................................. 140 Recours au zoning et modernisation urbaine dans l’entre-deux-guerres ................. 142 Les dessins de l’architecte Hoyez ............................................................................... 143 L’application des dessins de Hoyez ............................................................................ 144 Équipement urbain et création architecturale .............................................................. 146 Moderniser la ville, le nouveau credo .................................................................... 147 Embellir le « vieux » Dakar et la Médina .............................................................. 151 L’épreuve de la guerre : une régression urbaine entre 1939 et 1945 .......................... 154 Des aménageurs européens moins ambitieux ........................................................ 154 Les conséquences d’un aménagement au ralenti ................................................... 155 Conclusion ....................................................................................................................... 157 Chapitre II : Habitat, arts ménagers et sexualité........................................................ 159 Paillote, baraque et bâti encore à la mode ................................................................... 160 L’aspiration à la construction en dur .......................................................................... 160 Une augmentation du bâti en dur ................................................................................ 160 La résistance de la baraque ......................................................................................... 161 L’acquisition des matériaux de construction .............................................................. 163 La pratique du ramassage ........................................................................................... 163 La formule de l’achat .................................................................................................. 164 La moisson des matériaux végétaux ........................................................................... 165 Les modalités de construction des édifices ................................................................. 165 Construire ensemble l’habitation africaine ........................................................... 165 Le recours aux ouvriers qualifiés ........................................................................... 166 L’occupation de l’habitat ............................................................................................ 167 Le surpeuplement des habitations .......................................................................... 167 L’aménagement de l’intérieur des maisons ................................................................. 169 La cour de la maison ................................................................................................... 169 La chambre et son annexe, la véranda ........................................................................ 169 La salle de séjour ........................................................................................................ 172 La ménagère et les nouvelles habitudes alimentaires ................................................. 174 L’agenda de la ménagère ............................................................................................ 174 La matinée de travail ............................................................................................. 174 L’après-midi et la soirée ........................................................................................ 176 Le riz au menu des (néo)citadins ................................................................................ 176 L’éloge du riz ......................................................................................................... 176 La diffusion d’un menu emblématique : le riz au poisson ...................................... 178 401

Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale L’adoption de nouveaux menus .................................................................................. 181 Les menus soudanais.............................................................................................. 181 Imiter le régime alimentaire européen ................................................................... 182 Un invariant de la cuisine sénégambienne : l’alimentation en couscous et en lait ................................................................................................................. 183 Une sexualité en pleine transformation ....................................................................... 184 Le recul des frontières de la retenue ........................................................................... 184 Les nouvelles apparences du corps féminin ........................................................... 185 La féerie des langages du corps ............................................................................. 187 Les actrices des transformations sexuelles .................................................................. 188 La courtisane ......................................................................................................... 188 La prostituée .......................................................................................................... 189 Conclusion ....................................................................................................................... 192 Chapitre III : Modes de paraître et façons de faire la fête ......................................... 193 Un paraître vestimentaire sous le sceau de la mode ................................................... 194 Le rawatle ou la compétition du paraître vestimentaire de l’entre-deux-guerres........ 194 Le rawatle au féminin ............................................................................................ 194 Le rawatle au masculin .......................................................................................... 197 La prééminence de la femme .................................................................................. 198 Les atouts du rawatle ............................................................................................. 199 La sémiotique du rawatle ....................................................................................... 201 La mode de crise des années 1930 .............................................................................. 202 Un habillement moins travaillé par la loi de l’emphase ........................................ 202 Vers le degré zéro de la coiffure au féminin .......................................................... 204 La solidarité africaine à l’épreuve de la mode de crise ......................................... 204 La mode en hibernation entre 1940 et 1944 ................................................................ 205 L’ère des haillons et du vêtement collectif ............................................................. 205 Le retour au nu....................................................................................................... 206 La mode en redéploiement entre 1944 et 1946 ........................................................... 207 Une vie festive intense.................................................................................................... 208 La subversion ritualisée du 14 Juillet .......................................................................... 208 Superposer le fanal aux fêtes du dominant ................................................................. 212 Une invention culturelle locale ? ........................................................................... 212 Un rouage organisateur efficace ........................................................................... 213 La préparation du fanal ......................................................................................... 215 Le déroulement du fanal ........................................................................................ 217 L’art de négocier la fête .............................................................................................. 219 Organiser la fête pour les élites ............................................................................. 219 Les fêtes musulmanes sous le sceau des échanges de services............................... 222 Improviser ou réinventer la fête .................................................................................. 223 La fête nocturne, le « tapage » du colonisé............................................................ 224 La fête de la dérision et de la lapidation ................................................................ 227 Du nouveau dans la fête du mariage...................................................................... 232 402

Table des matières Sabar et tanbeer comme substituts du folgar ......................................................... 236 Conclusion ....................................................................................................................... 238 Troisième partie ............................................................................................................. 241 Chantiers urbains et changements culturels de l’après-guerre (1946-1960) ............ 241 Chapitre I : Entre urbanisation maîtrisée et urbanisation spontanée ...................... 243 Le contexte de l’immédiat après-guerre ...................................................................... 244 Le « ré-envahissement » de Dakar par les populations africaines............................. 247 Le boom démographique de l’après-guerre ................................................................ 247 Les figures africaines de l’occupation de l’espace ...................................................... 249 Les tentatives de maîtrise de l’urbanisation de Dakar ............................................... 254 Le plan directeur de 1946 ........................................................................................... 254 L’aménagement du Plus Grand Dakar ........................................................................ 255 Les chantiers de la Sicap, de l’OHE et de Dagoudane Pikine..................................... 258 Des cités pour les classes moyennes ...................................................................... 258 L’aménagement d’une lointaine grande banlieue .................................................. 261 Rénover la proto-ville « africaine » ....................................................................... 263 Du sens d’une politique de la ville ......................................................................... 266 Le distinguo entre les lieux et les milieux ............................................................... 267 Un pouvoir manipulatoire qui cible les classes moyennes ...................................... 268 Conclusion ....................................................................................................................... 269 Chapitre II : Changements du cadre de vie et manières de satisfaire les besoins primaires ........................................................................................................................ 271 La disparition de la paillotte ......................................................................................... 272 Les résultats du recensement de 1955 ......................................................................... 272 De la lecture des résultats du recensement de 1955 .................................................... 273 Les intérieurs médinois ............................................................................................... 276 Le patrimoine mobilier........................................................................................... 276 Autour de l’ornementation murale ......................................................................... 277 Se soulager en plein air ................................................................................................. 286 Les manifestations de l’indiscrétion ........................................................................... 286 Les causes de l’indiscrétion ........................................................................................ 288 Les jeux de séduction ..................................................................................................... 289 Faire la cour ................................................................................................................ 290 Les anciennes façons de faire .................................................................................. 290 Les nouvelles manières de séduire .......................................................................... 290 La séduction au féminin .............................................................................................. 295 La mise en public de la pédérastie .......................................................................... 303 Conclusion ....................................................................................................................... 305

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Dakar et ses cultures, Un siècle de changements d’une ville coloniale Chapitre III : Basculement de la fête, de l’habillement et rythmes de la mobilité ... 307 La fête capturée ............................................................................................................. 309 La fête au profit du Don Juan ou du pédéraste............................................................ 309 Le simb, la fête disputée ......................................................................................... 309 L’accaparement de la fête par les acteurs politiques............................................. 313 Les raisons de l’accaparement ................................................................................ 313 La politisation du fanal............................................................................................ 315 Deux rites festifs en contre-point et une querelle de loisir ..................................... 321 Le « bal poussière « ou la fête de l’« évolué » ........................................................ 321 La fête identitaire .................................................................................................... 328 Le loisir cinématographique .................................................................................... 329 La mode vestimentaire et le triomphe du « vêtement politique » ............................... 332 Les constituants de l’habillement et de ses accessoires ......................................... 332 Les manières de s’habiller et de se coiffer ............................................................. 336 Le « vêtement politique » ....................................................................................... 339 De l’usage ostentatoire de la calèche et du « car rapide » .......................................... 341 L’expansion de la calèche ........................................................................................... 341 Une invention du citadin africain .......................................................................... 341 Le rapport à la calèche .......................................................................................... 342 Circuler en « car rapide » ............................................................................................ 344 Le contexte d’apparition du « car rapide »............................................................ 344 L’expansion du « car rapide » ............................................................................... 346 La sémiotique du « car rapide » ............................................................................ 352 Conclusion ....................................................................................................................... 354 Conclusion générale ....................................................................................................... 357 Liste des cartes, pièces iconographiques et tableaux .................................................. 367 Liste des tableaux .......................................................................................................... 368 Références bibliographiques ......................................................................................... 369 Table des Matières ......................................................................................................... 399

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Le Sénégal aux éditions L’Harmattan

Dernières parutions

L’esthétique sociale des Pulaar Socioanalyse d’un groupe ethnolinguistique

Sy Harouna

L’esthétique sociale pulaar est une mise en ordre éthique de la vie sociale. Elle est l’inventaire systématique de ce qu’il y a de beau et de laid dans le social relativement à ses valeurs, à ses normes, à ses règles et à ses codes qui commandent des postures, des relations, des rapports et des qualités appropriés. L’analyse des contradictions de la société pulaar du Fuuta Tooro a révélé des logiques et des stratégies fondées sur des rapports de castes et sur les représentations sociales que ces rapports produisent. (31.00 euros, 304 p.) ISBN : 978-2-343-11189-6, ISBN EBOOK : 978-2-14-002810-6 Le Baynunk gunaamolo, une langue du sud du Sénégal Analyse phonologique, morphologique et syntaxique

Diop Sokhna Bao - Préface de Denis Creissels

Le Sénégal est un pays multilingue avec des langues majoritaires et des langues minoritaires, de par le nombre de leurs locuteurs, mais également de par la quantité de travaux dont chacune dispose. Les langues majoritaires ont fait l’objet de nombreuses recherches, à la différences des langues minoritaires. Ce constat est à l’origine du choix porté sur la description de la variante gunaamolo du baynunk (parlé au sud du Sénégal, plus précisément à Niamone, dans la région de Ziguinchor) qui est une langue en danger très peu décrite. L’utilité et l’intérêt de ce travail résident dans la sauvegarde et la connaissance de cette langue et sa communauté. Elle peut servir aussi de référence à des recherches futures. (Coll. Études africaines, 38.50 euros, 392 p.) ISBN : 978-2-343-09614-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-002913-4 De l’héritage arabo-islamique saint-louisien Une illustration par les œuvres d’Abbas Sall et d’Abdoulaye Fall Magatte

Fall Cheikh Tidiane - Préface de Samba Dieng et Postface de Mouhamed Habib Kébé

Cet ouvrage porte sur la réhabilitation du legs culturel arabo-islamique ouest-africain en général et saint-louisien en particulier. Revaloriser un pan du patrimoine culturel par l’entremise de l’imagination poétique locale de deux intellectuels demeure l’objectif principal de cette étude. Une partie descriptive constituée de la traduction d’une cinquantaine de poèmes suivie d’un volet analytique constitue la méthodologie de ce travail de recherche. La moisson tirée de ce travail préliminaire apporte quelques éclairages sur l’intérêt de la traduction de manuscrits arabes, notamment ceux produits par d’éminents ulémas du Sénégal, tels les deux poètes faisant l’objet de cette étude. (Harmattan Sénégal, 35.00 euros, 340 p.) ISBN : 978-2-343-11306-7, ISBN EBOOK : 978-2-14-003014-7

L’AGRICULTURE DU SÉNÉGAL SOUS LA COLONISATION

Diop Ismaïla

L’introduction de l’arachide au Sénégal au début du XXe siècle révolutionne le paysage agricole. La France décide alors de faire du Sénégal une colonie arachidière. Le Sénégal devient la troisième puissance arachidière du monde après les États-Unis et l’Inde. Cette monoculture extensive aboutit à un déficit vivrier chronique, une dégradation des sols, une dépendance vis-à-vis des importations de riz en provenance d’Asie. Pour y remédier, le rapport de la mission Roland Portères de 1952 recommande des mesures d’aménagement du territoire, de restauration des sols, de promotion de l’agriculture intégrée sérère. (Harmattan Sénégal, 23.50 euros, 218 p.) ISBN : 978-2-343-11129-2, ISBN EBOOK : 978-978-2-14-002836-6 Casamance À quand la paix ?

Bassène René Capain - Préface du père Nazaire Diatta

Malgré leur volonté et leur engagement affichés d’aller vers la fin du conflit armé en Casamance, la position des parties en guerre n’a jamais réellement évolué. L’État du Sénégal se dit prêt à négocier sur tous les points, sauf sur ceux relatifs à l’intégrité territoriale et l’unité nationale, alors que, de son côté, le MFDC soutient une position contraire en déclarant être disposé à ne négocier que sur la question se rapportant à l’indépendance totale de la Casamance. Cette situation montre que le conflit armé est encore loin de finir en Casamance. (28.50 euros, 276 p.) ISBN : 978-2-343-10426-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-002593-8 PARCOURS D’UN JOURNALISTE AUTODIDACTE

Ndiaye Pape Ngagne - Préface de Mamoudou Ibra Kane

Pape Ngagne Ndiaye, par son style, est devenu un rendez-vous incontournable de l’espace audiovisuel sénégalais. L’émission «  Faram Faccce  » qu’il anime présentement sur TFM est très courue des hommes et femmes politiques pressés de se soumettre au feu roulant et nourri des questions du redoutable interviewer, unique dans son genre. Ce livre n’est pas seulement une autobiographie, mais aussi une réflexion thématique et une sélection rigoureuse de certains numéros de la célèbre émission qui se veut « un décryptage des questions majeures de l’actualité nationale ». (37.00 euros, 360 p.) ISBN : 978-2-343-09916-3, ISBN EBOOK : 978-978-2-14-002822-9 Des Francenabe aux MOdou-Modou L’émigration sénégalaise contemporaine

Fall Papa Demba - Préface du Professeur Abdoulaye Bara Diop

Principalement centré sur la France et ses anciennes colonies d’Afrique, le champ migratoire sénégalais s’est, de manière originale, progressivement étendu à des destinations naguère méconnues ou peu fréquentées (comme les États-Unis, l’Italie, l’Espagne, l’Afrique du Sud ou le Brésil). Peu à peu, les migrants sont devenus des acteurs incontournables du développement. La prise en compte de ces populations, et de leurs mouvements, devient donc nécessaire aux programmes et politiques de développement durable. (Harmattan Sénégal, 40.00 euros, 559 p., Illustré en noir et blanc) ISBN : 978-2-343-10796-7, ISBN EBOOK : 978-2-14-002539-6 « Doyen » Amady Aly Dieng, le transmetteur intégral (1932-2015) Économie biographique ou sémio-Histoire

Ngaïdé Abdarahmane

Amady Ali Dieng nous a quittés il y a un an. Pour lui rendre hommage et s’en rappeler les enseignements, l’auteur de cet ouvrage a décidé de compiler ses nombreux écrits ou interventions. Les quatorze textes qui composent cette anthologie sont représentatifs et significatifs de la personnalité, du style et des préoccupations d’Amady Ali Dieng. On y retrouve son style, son humour et son esprit critique. (Harmattan Sénégal, 23.50 euros, 228 p., Illustré en noir et blanc) ISBN : 978-2-343-10855-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-002561-7

41 rules to be happy

Kane Babaly

Seeing that happiness is the goal towards which all men strive for, the author wrote this book to help the reader in treasuring the joyous of life and realizing his desires in entirety, to be fulfilled, to claw his way to the top and to assure him it will turn out well in the end. Moreover, this book intends to give the keys us to get the secret for reaching we want in this life. 41 rules to be happy is a little self help book which has 41 rules that are meant to allow every reader to live life in full potential. (Harmattan Sénégal, 14.50 euros, 138 p.) ISBN : 978-2-343-10904-6, ISBN EBOOK : 978-2-14-002583-9 Sénégal Les limites du Plan Sénégal Émergent

Mansour Samb El Hadji

Cet ouvrage présente une analyse profonde des politiques publiques en décortiquant le Plan Sénégal Émergent (PSE) qui jusque-là n’a fait l’objet d’aucune analyse critique sérieuse. Le Sénégal est face à un défi, le défi de son émergence, un défi qu’il compte relever avec tous ses fils. Ce défi qui mobilise aujourd’hui tout le monde doit nous pousser à proposer de nouveaux chemins et à animer un débat nécessaire et incontournable dans tout processus d’émergence. (Harmattan Sénégal, 27.00 euros, 276 p.) ISBN : 978-2-343-09721-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-002372-9 Sénégal Dynamiques paysannes et souveraineté alimentaire Le procès de production, la tenue foncère et la naissance d’un mouvement paysan

Diop Amadou Makhouredia - Préface d’Yves Guillermou ; Postface de Fodé Niang

Le présent ouvrage contribue à la compréhension des stratégies développées par la petite paysannerie et les dynamiques qui animent les exploitations agricoles familiales permettant la production de biens nécessaires à l’alimentation et l’entretien des familles. La capacité des paysans à prendre en main leurs propres préoccupations a été mise en évidence par l’émergence d’organisations, de groupements, d’associations et d’unions dans tout l’espace rural sénégalais. (Harmattan Sénégal, 26.00 euros, 256 p.) ISBN : 978-2-343-10852-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-002457-3 Histoire et sociologie des religions au Sénégal

Tamba Moustapha

Le Sénégal reste une exception dans le domaine religieux : 90 % de musulmans, 5 % de chrétiens et 5 % d’adeptes de l’animisme. C’est aussi le pays où les musulmans et les catholiques partagent le même cimetière, où les conjoints partagent des religions différentes, où les écoles privées catholiques comptent 60 à 70 % d’élèves de confession musulmane, etc. Ce phénomène n’est pas dû au hasard. L’histoire et la sociologie des religions permettent de l’expliquer amplement. Cet ouvrage souligne cette exception sénégalaise pour montrer qu’au moment où notre monde est en proie au fanatisme, à l’intolérance et au terrorisme religieux, le Sénégal propose un autre « modèle ». (Coll. Études africaines, série Economie, 41.00 euros, 426 p.) ISBN : 978-2-343-10424-9, ISBN EBOOK : 978-2-14-002506-8 Figures du politique et de l’intellectuel au Sénégal L.S. Senghor - M. Dia - A. Ly - CH. A. Diop A. Diouf & F. Mitterrand - J.R. De Benoist - A. Seck - TH. Fall - A. M. Samb - A.M. Samb JR - TH. Monod - H. Bocoum - G. R. Thilmans

Samb Djibril

Cet ouvrage réunit des personnalités politiques et/ou intellectuelles très diverses : Léopold Sédar Senghor, l’Immortel Noir ; Mamadou Dia, le brillant économiste ; François Mitterrand et Abdou Diouf, deux experts politiques, ou encore Théodore Monod, le savant probe. Ces figures sont autant de coryphées auxquels l’auteur a voulu rendre hommage, afin de rappeler que la terre africaine du Sénégal ne manque pas de princes de l’esprit ni de nourriture intellectuelle. (26.00 euros, 266 p.) ISBN : 978-2-343-10731-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-002513-6

Télévisions au Sénégal Entre désert de contenu et sécheresse intellectuelle

Djimbira Cheikh Mouhamadou

« Il faut lire ce livre en considérant qu’il a été sciemment écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. Il n’a jamais rien d’outrancier. » Cette pensée de Guy Debord nous permet de comprendre à bien des égards, l’ouvrage de Cheikh Mouhamadou Djimbira qui est un plaidoyer pour la création de programmes audiovisuels de qualité. (11.50 euros, 80 p.) ISBN : 978-978-2-343-10790-5, ISBN EBOOK : 978-978-2-14-002528-0 Un scout sénégalais L’aventure citoyenne (deuxième édition)

Ndene Pascal - Préface de Jacques Moreillon

Lorsque nous parlons de l’adolescence, nous évoquons l’autonomie, la responsabilisation, la citoyenneté, le jeu, les relations avec les parents et avec les pairs. Toutes ces questions sont abordées dans ce livre qui montre avec humour le parcours éducatif d’un adolescent dans le scoutisme. Ce livre s’adresse à tous les jeunes, garçons et filles, aux parents et éducateurs de tout milieu social et culturel, ainsi qu’à tous les scouts et guides du monde. (14.00 euros, 124 p.) ISBN : 978-2-343-10965-7, ISBN EBOOK : 978-2-14-002526-6 La pensée de Cheikh Ahmadou Bamba face aux défis africains

Sow Cheikh Mar

Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké a su déterminer une nouvelle vision aux yeux de ses contemporains en formulant d’une façon très claire des idées novatrices capables de faire bouger le peuple. Cette conception de la société dans sa globalité a permis «à chaque individu de devenir un centre d’initiative, de création et de responsabilité à tous les niveaux : celui de l’économie, de la politique, de la culture ; une conception qui ne soit ni individualiste, ni totalitaire mais fondée sur les communautés de base». (Harmattan Sénégal, 24.00 euros, 238 p.) ISBN : 978-2-343-10021-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-002284-5 Le modernisme en Islam Introduction à la pensée de Sayyid Amir Ali

Diagne Mbengue Ramatoulaye

« Les thèmes abordés par le Professeur Ramatoulaye Diagne dans sa lecture de la pensée d’Amir Ali ont tous un lien indéfectible avec le pluralisme et la paix. (…) Dans la lecture de son ouvrage, on arrive à comprendre que le modernisme d’Amir Ali est une sorte de renouveau dans la pensée islamique. C’est un mouvement d’intellection qui intègre, dans une cohérence architecturale, l’usage de la raison, l’esprit du soufisme pratique ghazalien et la finalité de la prière qui concilie l’ascèse de l’âme à la transformation positive des sociétés. » Abdoul Aziz Kebe, Ancien Chef du Département d’Arabe UCAD-DAKAR. (Harmattan Sénégal, 15.00 euros, 144 p.) ISBN : 978-2-343-09977-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-002211-1 Ma rencontre avec Allah De l’obscurité à la lumière

Mbengue Adama Ousmane

Cet ouvrage traite surtout de la question essentielle du Mahdi qui vient pour apporter les solutions idoines en s’appuyant sur la Sharia mouhammadiya et la Tariqah ahmadiya afin d’offrir à tout individu le meilleur profil dans la société idéale qu’il compte établir. (Harmattan Sénégal, 14.50 euros, 134 p.) ISBN : 978-2-343-10299-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-002277-7

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Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 140866 - Août 2017 - Imprimé en France

Dakar et ses cultures Ce livre met en scène l’habitant de la ville de Dakar. Ce personnage n’apparaît en « gros plan » que dans les textes portant sur son contrôle statistique, la spatialisation de sa présence, son statut de producteur de plus-values et son rapport à l’ordre social. Acteur négligé de l’aménagement changeant de la ville, souvent accusé d'œuvrer à son dés-aménagement continu, il y dessine des scènes de vie participant d’une quotidienneté qui s’écrit au pluriel, évolue et se décline en termes de totalité de faits, gestes et paroles axés surtout sur la satisfaction de multiples besoins. L’attention accordée à l’histoire du vécu en ville n’a pas occulté la nécessité de convoquer, d’une façon ou d’une autre, la portée des philosophies d’ombre à l’œuvre dans la quotidienneté. Il en est de même avec cette autre exigence constituée par la mise à contribution de l’archéologie du mode de vie rural. En d’autres termes, ce livre explore l’histoire culturelle de Dakar. Sous ce rapport, il aborde les cultures immatérielles et réserve une large place à la reconstitution des cultures matérielles, celles des villageois de et dans la ville ou celles empruntées ou inventées par ses (néo)citadins. En bref, il se veut un exercice d’exhumation et de questionnement de la conscience identificatoire de sujets d’histoire évoluant dans une des grandes vitrines urbaines du projet colonial français.

Ousseynou FAYE est professeur titulaire des universités. Enseignant-chercheur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, il est un spécialiste d’histoire moderne et contemporaine. Son champ de recherche comprend, entre autres objets, la criminalité, l’imaginaire, la violence politique, l’économie informelle. Pionnier d’études portant sur des sujets longtemps négligés par les historiens sénégalais et ressortissant à ce qu’il appelle l’histoire de la marge, l’auteur a exercé et exerce encore les fonctions de (co)directeur de thèse de doctorants inscrits dans des universités africaines et françaises.

Illustration de couverture fournie par l’auteur.

ISBN : 978-2-343-12862-7

39 €