Correspondances Orientalistes Entre Paris Et Saint-Petersbourg (1887-1935) [first ed.]

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MEMO IRES DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

TOME XXVI

Grigorij M. BONGARD-LEVIN Roland LARDINOIS, Aleksej A. VIGASIN

CORRESPONDANCES ORIENTALISTES ENTRE PARIS ET SAINT-PÉTERSBOURG (1887-1935) Sylvain LÉVI, Alfred FOUCHER, Émile SENART et Paul PELLIOT

Lettres adressées à Sergej F. OL'DENBURG, Fedor I. SCERBATSKOJ, Vasilh M. ALEKSEEV,

Vasilij V. RADLOV et Fridrih A. ROZENBERG

AVEC LE CONCOURS SCIENTIFIQUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE RUSSIE ET DU CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Diffusion De Boccard

PARIS - MM 11

PRÉFACE

L'Académie des sciences de Russie conserve dans ses archives, à Saint-Pétersbourg, des correspondances adressées par les orientalistes français, en premier lieu Sylvain Lévi, à leurs collègues russes, principalement Sergej F. Ol'denburg qui fut le secrétaire de l'Académie ; elle souhaitait depuis longtemps porter à la connaissance des milieux savants la richesse de ce fonds. La publication de cet ouvrage, qui rassemble des lettres inédites extraites pour l'es­ sentiel de ces archives, répond à ce souhait. Leur édition a été préparée dans le cadre du programme de coopération signé par l'Académie des sciences de Russie et le CNRS, notamment avec le Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud (UMR 8564) ; ce travail a reçu le soutien, à Paris, de la Maison des sciences de l'homme et de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Centré au départ sur les archives de l'Académie des sciences de Russie, ce projet a été l'occasion d'une découverte qui ne manquera pas d'intéresser les indianistes et plus généralement les historiens. En effet, à l'occasion des missions effectuées en Russie entre 1996 et 2000, Roland Lardinois a pu localiser et consulter les papiers personnels de Sylvain Lévi, ou ce qu'il en restait, confisqués par les nazis en 1941, récupérés par les autorités soviétiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et entreposés alors dans le plus grand secret, avec d'autres fonds, à Moscou, avant que ces papiers ne soient récemment rendus aux descendants de la famille Lévi. Cette correspondance s'organise donc tout naturellement autour de Sergej F. Ol'denburg et de Sylvain Lévi. Au fil d'un échange épistolaire entretenu, certes avec des interruptions, pendant près d'un demisiècle — chacun d'eux n'a pas encore vingt cinq ans lorsqu'ils se rencontrent —, la relation universitaire entre les deux savants s'est rapidement transformée en profonde amitié. Sylvain Lévi et Sergej F. Ol'denburg se sont rendu visite plusieurs fois, respectivement à Saint-Pétersbourg et à Paris ; ils ont mis en place des projets de collaboration scientifique qui se sont poursuivis après 1917, malgré les bouleversements induits par la Révolution bolchevique. Car tous deux furent de véritables initiateurs d'un travail orientaliste collec­ tif, à la fois dans leurs milieux nationaux respectifs et à l'échelle internationale. Cette correspondance permet donc d'appréhender non seulement les biographies intellectuelles des savants orientalistes français et russes dont les lettres sont ici présentées, mais encore les réseaux internationaux qui constituent l'univers des études orientales dans la première moitié du XX" siècle. Jusqu'à ce jour, on ne disposait guère sur ces milieux éru­ dits que du Choix de lettres d'Eugène Burnouf, publié en 1891. La présente correspon­ dance orientaliste entre Paris et Saint-Pétersbourg prolonge donc le témoignage de Burnouf pour nous conduire des dernières décennies du XIX" siècle jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Grigorij BONGARD-LEW et Jean LECLANT

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CORRESPONDANCES ORIENTALISTES

1) Portrait de Sylvain Lcvi vers 1930 (source : papiers Alfred Foueher. Société asiatique).

2) Portrait de Sergej F. OFdenburg vers 1930 (source : LAFOK1).

INTRODUCTION

LES PÈLERINS DU SAVOIR

Les correspondances présentées dans ce recueil proviennent dans leur quasi-totalité des archives de l'Académie des sciences de Russie (branche de Saint-Pétersbourg), où les origi­ naux sont conservés. À partir de la fin du XDC siècle, les échanges scientifiques se sont en effet développés entre les universitaires français et russes1 qui étudiaient les civilisations orientales, en particulier celles de l'Inde, de l'Asie centrale et de la Chine. A la faveur de rencontres occasionnelles ou lors des premiers congrès orientalistes internationaux, des rapprochements personnels se sont opérés que favorisèrent, outre des intérêts scientifiques communs, une curiosité intellectuelle pour la Russie du côté français et, de l'autre, la fran­ cophilie des universitaires pétersbourgeois pour lesquels la langue française demeurait enco­ re celle de la culture et de la science. De ce fonds de correspondances françaises, nous avons sélectionné celles concernant les deux personnalités qui dominent alors à Paris et à SaintPétersbourg les études indiennes, repectivement Sylvain Lévi et Sergej F. Ol'denburg. Ce volume se compose ainsi, d'une part, des lettres adressées par Sylvain Lévi non seulement à Sergej F. Ol'denburg2 mais encore à Fedor I. Scerbatskoj. à Vasilij M. Alekseev, à Vasilij V. Radlov et à Fridrih A. Rozenberg et, d'autre part, des correspondances également envoyées à Sergej F. Ol'denburg par Alfred Foucher, Emile Senart et Paul Pelliot.

1. Sur l'histoire des études orientales en Russie, voir : Serge d'Oldenbourg [Sergej F. Ol'denburg], « Les études orientales dans l'Union des républiques soviétiques », Journal asiatique, CCXV. juillet-septembre 1929, p. 117-139 : G. M. Roerich, « Indology in Russia », The Journal ofthe Greater India Society, X1L 2, 1945, p. 69-98 ; V. V. Barthold, La découverte de l'Asie. Histoire de l'orientalisme en Europe et en Russie, Paris. 1947 ; G. Bongard-Levin et A. The Image qf India. The Study oj Andent Indien Civilisation in die L’SSR, Moscou. 1984. Sur les recherches en «Asie centrale, voir Louis Hambis, « Etudes centre-asiatiques », dans le Bulletin de la Société des études indochinoises, nou­ velle série, t. XXVI, 4. octobre-décembre 1951, « Cinquante ans d'orientalisme français », p. 493-510. On trouvera encore des éléments d'information sur les recherches archéologiques en Sibérie orientale dans G. M. Bongard-Levin et E. A. Grantovskij, De la Scythie à l'Inde. Enigmes de l'histoire des anciens Aryens, Paris, Klincksieck. 1982. L'histoire des études orientales est l'objet de nouveaux travaux en langue lusse, voir A. A. Vigasin. A. N. Hohlov et P. M. Sastitko (éd.). Islorija otecestrennogo vostokovedenija s serediny XIX veka do 1917 goda, Moskva, Rossijskaja Akademija Nauk. 1997 ; voir également les nouvelles revues : Orient. Issledovateli Central'noj Azii v Sud'bah Rossii, 2-3, 1998 et Aryavarta. East and Jlést. History of Science, Philosophy and Literature of Central Asia, 1,1997 (en russe et publiées à Saint-Pétersbourg). 2. Sur les principes adoptés dans la transcription des noms lusses, voir infra « Note sur l'édition des lettres » p. 63.

CORRESPONDANCES ORIENTALISTES

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Des archives lacunaires Ces correspondances ont souffert des vicissitudes de l'histoire qui ont doublement nui à leur préservation. Du côté russe, Sergej F. Ol'denburg a perdu une partie de ses archives personnelles, d'abord en 1924, lors des inondations dont Saint-Pétersbourg (alors Leningrad) était coutumière (les bâtiments de l'Académie et l'immeuble où résidait S. F. Ol'denburg bordent la Neva) puis, de manière plus dramatique, en 1929, lorsqu'il fut démis de son poste de secrétaire de l'Académie des sciences de l'URSS : dans la nuit du 30 au 31 octobre de cette même année, craignant une arrestation imminente, il brûla en hâte nom­ bre de documents qui pouvaient le compromettre aux yeux du régime soviétique, en parti­ culier les lettres reçues de ses collègues étrangers, pièces utilisées à charge d'activité con­ tre-révolutionnaire (ou supposée telle), alors vivement recherchées par les autorités. Toutefois, c'est du côté français que les pertes de documents ont été les plus importantes. Aussi, cette correspondance est en grande partie unilatérale. On ne dispose en effet pour l'essentiel, en l'état actuel des recherches, que des lettres écrites par les savants français, les réponses adressées à ces derniers par leurs collègues russes n'ayant pas été retrouvées, à quelques exceptions près qu'il faut évoquer. Dans le cas de Sylvain Lévi, les circonstances historiques expliquent la disparition, au début de la Seconde Guerre mondiale, de ses papiers personnels, et leur réapparition récente mais partielle. Après la mort de ce dernier en octobre 1935, et selon les souhaits qu'il avait exprimés, ses héritiers ont cédé sa bibliothèque34d'indologie à l'institut de civi­ lisation indienne de l'université de Paris, qu'il avait contribué à créer. À côté de ce fonds, s'ajoute une collection de manuscrits orientaux, dont certains semblent avoir été récupé­ rés au domicile de Sylvain Lévi par Jules Bloch, comme celui-ci en fait alors mention à Alfred Foucher : « J'ai passé hier rue Guy de La Brosse. On a convenu de prendre le coffret de Finot1 avec sa bibliothèque (avec mention spéciale) ; pour les mss. [manuscrits] inclus, je serais d'avis de leur faire rejoindre la Bibliothèque] N[ationale] s'ils ont de la valeur, et de ne les garder que s'ils servent uniquement pour une leçon de choses. (...) Le plus difficile sera peut-être la revue des affaires en cours, qui ne semblent pas classées : là Mme Stchoupak nous servira sans doute beaucoup.5 >>

3. Voir l'acte de « Vente de bibliothèque par les héritiers de Monsieur Sylvain Lévi à l'Université de Paris, 18 février 1936 », Archives du rectorat de Paris, fonds de l'enseignement supérieur, 1870-1970, cha­ pitre V. Institut de civilisation indienne (ICI), carton 63. 4. Louis Finot, titulaire de la chaire d'histoire et de philologie indochinoises au Collège de France, est décédé en mai 1935, six mois à peine avant la disparition de Sylvain Lévi. 5. Lettre de Jules Bloch à Alfred Foucher, Sèvres (non datée), papiers Alfred Foucher, Société asia­ tique de Paris (le contenu permettrait de la rapporter à l'automne 1935, quelques semaines après le décès de Sylvain Lévi).

LES PÈLERINS DU SAVOIR

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De fait, le dépôt de ces manuscrits à la Bibliothèque nationale fut bien envisagé par Jules Bloch et Alfred Boucher, mais il n'a pas abouti, comme l'atteste la correspondance échangée au début de l'année 1937, et conservée dans les archives du rectorat de Paris, entre Alfred Boucher, alors président de l'institut de civilisation indienne, Julien Gain, administrateur de la Bibliothèque nationale, Sébastien Charléty, recteur de l'académie de Paris et Charles Beaulieux, directeur de la bibliothèque de l'université de Paris. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, l'institut de civilisation indienne67était donc en possession de la bibliothèque indologique de Sylvain Lévi, d'une collection de manuscrits orientaux et de papiers non classés, notes de travail et correspondances laissées dans le bureau de ce dernier après son décès. Cependant, la majeure partie des papiers personnels de Sylvain Lévi était alors conservée dans son appartement parisien qu'occupait sa veuve Désirée Lévi et son fils cadet Daniel, au 9 rue Guy de La Brosse, dans le 5e arrondissement, près du Jardin des Plantes. L'occupation de Paris par l'armée allemande en juin 1940 allait modifier cette situation. Elu au lendemain de la Première Guerre mondiale président de l'Alliance Israélite universelle, qui disposait de bureaux en Allemagne et en Autriche, et très actif dans la politique d'accueil en France des réfugiés juifs originaires d'Europe cen­ trale, en particulier de Bussie, Sylvain Lévi, comme d'autres de ses coreligionnaires, était inscrit au premier rang sur la liste des intellectuels juifs que les nazis se préparaient à per­ sécuter. Aussi au printemps 1941, bien qu'il fut décédé depuis 6 ans, son appartement parisien fut visité et pillé, sa bibliothèque et ses papiers, confisqués, allant grossir le butin de guerre emporté vers Berlin par les nazis. En 1946, un an après la signature de l'armis­ tice, Daniel Lévi, alors ministre plénipotentiaire du gouvernement français en Finlande, à Helsinki, évoque les épreuves que sa famille vient de traverser dans une lettre adressée à son cousin maternel, l'écrivain Jean-Richard Bloch' : « Un mot de Chauvet, le Secrétaire général du « département », mot privé d'ailleurs, me dit que, selon les indications données par Bischoff, la Bibliothèque de mon père aurait été retrouvée en Carinthie. Si la nouvelle se confirme, je dois en être avisé officiellement. Tu sais sans doute que le gros des livres, tout ce qui pouvait être scientifiquement utile, était passé après la mort de mon père, et selon son désir, à l'institut d'indianisme. Il ne doit

6. L'Institut d'études indiennes (anciennement Institut de civilisation indienne), rattaché au Collège de France depuis 1973, conserve dans son fonds ces documents ayant appartenu à Sylvain Lévi. 7. Jean dit Jean-Richard Bloch (1884-1947) est le fils de Richard Bloch, le frère aîné de Désirée Bloch, l'épouse de Sylvain Lévi. Professeur d'histoire (agrégé en 1907), écrivain, journaliste, essayiste. Jean-Richard Bloch incarne, dans la première moitié du XX" siècle, la figure de l'intellectuel engagé : militant communiste, il participe activement à la préparation du Congrès international des écrivains qui se tient à Paris en juin 1935 sur le thème de la défense de la culture menacée par le fascisme (voir Jean-Richard Bloch ou récriture et l’action, sous la direction d’Annie Angremy et Michel Trebitsch, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2002).

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CORRESPONDANCES ORIENTALISTES

donc s'agir que du résidu gardé rue Guy [de La Brosse], pillé lorsque ces Messieurs, à l'affût semble-t-il de cette bibliothèque, vinrent “ visiter ’’ dès juin 41, l'appartement de maman. Peut-être est-ce aussi à la recherche de ces livres qu'ils vinrent à Andilly en septembre 43 Abel était déjà déporté -, pillèrent la maison et enlevèrent Suzanne et Vincent.8» L'histoire des archives personnelles de Sylvain Lévi, donc, se confond à partir de 1941 avec le destin des prises de guerre allemandes en France9. Saisis par les Soviétiques dès l'arrivée de ces derniers à Berlin, ces documents parvinrent à Moscou en 1945 où ils furent entreposés aux Archives militaires de l'Etat russe (Rossijskij Gosudarstvennyj Voènnyj Arhiv), anciennement Archives centrales spéciales d'État (Central'nvj Gosudarstvennyj Osobyj Arhiv), et conservés dans le plus grand secret pendant près de cinquante ans. L'existence de ces archives ne fut progressivement révélée à l'opinion publique qu'à partir de 1990, avant que celles-ci ne soient accessibles aux chercheurs quelques années plus tard, à la faveur des bouleversements politiques intervenus en Russie. Pour ce qui est du fonds Sylvain Lévi, il a été finalement restitué par le gouver­ nement russe aux héritiers de la famille Lévi en 2000. Mais des papiers privés et de la correspondance de Sylvain Lévi, il ne reste que peu de choses dans le fonds que nous avons consulté pour la première fois à Moscou en 1996 : ainsi, nous n'avons retrouvé au Vbennyj Arhiv qu'une seule lettre adressée à Sylvain Lévi par un de ses collègues russes, celle de Fedor I. Scerbatskoj, datée du 1" mars 1913. La bran­ che pétersbourgeoise des archives de l'Académie des sciences conserve cependant quatre autres lettres, copies ou brouillons de lettres, écrits par Fedor I. Scerbatskoj à Sylvain Lévi. Dans le cas de Sergej F. Ol'denburg, une lettre écrite par ce dernier à Sylvain Lévi est classée dans les papiers d'André Mazon déposés à l'Académie des inscriptions et bel­ les-lettres à Paris. Quatre courtes lettres adressées par Sergej F. Ol'denburg à Paul Pelliot sont conservées au musée Ouimet dans le fonds Pelliot, dont trois sont ici publiées.

8. Lettre à Daniel Lévi à Jean-Richard Bloch, Helsinki, 18 mars 1946, Bibliothèque nationale de France (BnF), Correspondance Jean-Richard Bloch, vol. XXVI11. fol. 200. Jean Chauve] (J897-1979) est alors le secrétai­ re général du ministère des Affaires étrangères et Norbert Bisehoff (1894-1960) est un diplomate allemand en poste à Moscou depuis 1915 (opposant au régime nazi, il se cacha en France pendant la guerre) : Suzanne Katz est l'épouse d'Abel Lévi, le frère aine de Daniel, et Vincent l'un des enfants du couple. L'information transmise par Bisehoff au ministère des Affaires étrangères était semble-t-il erronnée et elle n'a pas eu de suite. De plus, l'ap­ partement de la famille Lévi a été pillé plus probablement en mare 1941. comme l'écrit Daniel Lévi lui-même au chef du personnel du ministère quelques mois seulement après les faits. En août 1941, demandant à être relevé de l'interdiction professionnelle qui résulte de la loi du 3 octobre 1940 excluant les juifs de la fonction publique, Daniel Lévi qui ne peut fournir les pièces administratives à l'appui de sa demande écrit : « ...mes papiers de famille qui comportent des pièces authentiques et des copies d'actes d'état civil ont été enlevés, fin mars 1941, par les Autorités occupantes, en même temps que d'autres papiers, des livres, tapis, objets d'art, etc., au cours d'une visite faite par elles dans l'appartement de ma mère, 9 rue Guy de La Brosse à Paris, ainsi que je l'ai fait savoir en avril dernier au cabinet du Ministre (chef adjoint). » Lettre de Daniel Lévi au service du personnel du ministère des Affaires étrangères, Lamastre, 4 août 1941, AMAE, dossier personne], Daniel Lévi, 4" série, carton 476. 9. Voir Patricia Kennedy Grimsted, « Displaced Archives and Restitution Problems on the Eastern Front in the Aftermath of the Second World War », Contemporary European History, 6, 1, 1997, p. 27-74.

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Concernant la correspondance entre Alfred Foucher et Sergej F. Ol’denburg, six lettres de ce dernier ont été retrouvées dans les papiers d'Alfred Foucher déposés à la Société asia­ tique de Paris, ainsi que deux brouillons de lettres écrites par celui-ci à Sergej F. Ol’denburg dont les originaux ne sont pas conservés à la branche pétersbourgeoise des archives de l'Académie des sciences de Russie. Mais aucune lettre de Sergej F. Ol’denburg à Emile Senart ne semble subsister dans les papiers de ce dernier, selon ses héritiers que nous avons interrogés. Au total, ces quinze lettres (dix de Sergej F. Ol’denburg et cinq de Fedor I. Scerbatskoj) exhumées des archives, ont été réintroduites chronologiquement selon leur destinataire dans l’ensemble du corpus. Enfin, dix lettres provenant d'archives diverses sont présentées en annexe : adressées à des proches (parents, collègues ou amis) des correspondants, leurs informations complètent les faits évoqués dans la correspondan­ ce principale. Sont égalemment reproduits en annexe les discours délivrés par Sylvain Lévi et Paul Pelliot, en septembre 1925, à la séance plénière du soviet de Moscou, à l'occasion du Jubilé de l'Académie des sciences de Russie, ainsi que l'appel du Comité français des relations scientifiques avec la Russie lancé, en 1926, auprès des savants et des universitaires. Ce volume rassemble ainsi 130 lettres (à l'exclusion des 11 lettres en annexes) échan­ gées entre 1887 et 1935, dont 115 émanent des universitaires français (tableaux 1 et 2) : 75 de ces dernières, soit près des deux-tiers, proviennent de Sylvain Lévi, la quarantaine restante se répartissant entre Paul Pelliot (16 lettres), Emile Senart (13 lettres) et Alfred Foucher (11 lettres). Du point de vue des destinataires, 94 de ces lettres, soit plus de 80 % du total, sont adressées à Sergej F. Ol’denburg et 21 autres, toutes écrites par Sylvain Lévi, le sont à Fedor I. Scerbatskoj (11 lettres), à Vasilij M. Alckseev"l(6 lettres), à Vasilij V. Radlov (2 lettres) et à Fridrih A. Rozenberg (2 lettres). Inégalement conservée, cette correspondance, ou ce qu’il en subsiste, est encore inégalement distribuée dans le temps, comme l'indiquent les tableaux récapitulatifs ci-dessous. Deux grandes périodes d'échan­ ge épistolaire se dégagent : d'une part, les années 1887-1889 qui sont celles de la ren­ contre entre Sylvain Lévi et Sergej F. Ol’denburg ; d'autre part les années 1910-1929, période de maturité et d'intense activité scientifique pour les principaux correspondants. La coupure au tournant de 1930 est compréhensible à la lumière des purges qui se déve­ loppent alors en Union soviétique et dont les orientalistes russes n'ont, pas plus que d'au­ tres, été épargnés10 11. En l'état de conservation des archives privées, il est toutefois difficile

10. Les lettres de Vasilij M. Alekseev à Paul Pelliot, essentiellement relatives à la sinologie, ont été publiées en russe par I. E. Ciperovic. V. M. Alekseev. Pis'nia k Edouard Chavannes i Paul Pelliot, Sankt-Peterburg, Peterburgskoe vostokovedenie, Arhiv rossijskogo vostokovedenÿa, 1998 (les lettres inédites de Paul Pelliot à Vasilij M. Alekseev sont conservées, comme celles d’Edouard Chavannes, aux archives de l'Académie des scien­ ces de Russie, branche de Saint-Pétersbourg). 11. Une première indication de ces purges est fournie, pour nombre d'érudits russes évoqués dans cette correspondance, par les dates de décès ou de disparition et les circonstances de leur mort, autant d'éléments d'information mentionnés, lorsqu'ils sont connus, dans les notices biographiques. Pour plus de précision, on consultera le dictionnaire des orientalistes victimes des purges staliniennes, édité par la. V. Vasil'kov, A. M. Grisina et F. F. Percenok, « Repressirovannoe vostokovedenie », Narody Azii i Afriki, 1990, 4, p. 113-125 et 5, p. 96-106.

CORRESPONDANCES ORIENTALISTES

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de rendre compte plus en détail des lacunes ou des irrégularités de ces échanges épistolaires. Au demeurant, ce bref état récapitulatif n'a pour dessein que d'attirer l'attention sur l'inégale distribution à la fois dans le temps et entre les protagonistes de cette correspon­ dance au regard de la réalité des échanges que l'historien souhaite appréhender.

Tableau 1 : lettres écrites par Sylvain Lévi

Années

Ol'denburg

Scerbatskoj

Alekseev

Radlov

Rozenberg

Total

1887-89

22

-

-

-

-

22

1890-99

2

-

-

-

-

2

1900-09

5

1

1

-

-

7

1910-19

9

1

2

2

-

14

1920-29

14

7

2

-

2

25

1930-35

2 -

1

-

-

4

1

1 -

-

-

1

11

6

2

2

75

inconnue

Total

54

Tableau 2 : lettres reçues par Sergej F. Ol'denburg

Années

Lévi

Pelliot

Senart

loucher

Total

Avant 1899

24

-

8

1

33

1900-09

5

2

-

2

9

1910-19

9

8

3

4

24

1920-29

14

5

2

1

22

1930-35

2

1

-

3

6

54

16

13

11

94

Total

LES PÈLERINS DU SAVOIR

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Deux trajectoires d'orientalistes Le 2 janvier 1888, Sylvain Lévi écrit à Sergej F. Ol'denburg qui séjourne alors à Londres : « Il faut bien que je vous le dise puisque c'est la vérité. Votre obligeance et votre désinté­ ressement me ravissent, et pour vous avoir connu six mois à peine, je me sens pour vous autant de sympathie que si nous étions de vrais amis ». La rencontre entre Lévi et Ol'denburg a donc eu lieu en été 1887 à Paris, où ce dernier séjourne alors depuis la fin du mois de mai, comme l'atteste la première lettre de Lévi, datée du 6 octobre 1887. L'entente entre les deux hommes dont les cultures pourtant diffèrent, semble immédiate : « Lévi est très sympathique, c'est un vrai Français, mais sans frivolité ni verbiage1213 », rap­ porte Ol'denburg à l'un de ses amis russes. Cet accord se manifeste par des échanges de services amicaux : à Paris, Sylvain Lévi introduit son collègue étranger auprès de Michel Bréal, leur aîné à tous deux, tandis qu'Ol'denburg, de retour à Londres, se charge de faire quelques recherches en bibliothèque pour son nouvel ami qui lui réclame en outre et avec empressement nombre d'ouvrages encore introuvables à Paris. Toutefois, si l'âge et l'inté­ rêt commun pour l'Inde classique les rapprochent, leur origine sociale et confessionnelle les distinguent. Sylvain Lévi, né le 29 mars 1863 à Paris, est le fils de Louis-Philippe Lévi (18301897) et de Pauline Bloch (1839-1920), second d'une famille de trois enfants, entre sa sœur aînée Mathilde (1862-1936) et sa sœur cadette Berthe (1867-1952). Issue des com­ munautés juives alsaciennes, la famille Lévi demeure alors dans le quartier du Marais (41arrondissement), au 9 rue Simon-le-Franc où le père, tailleur puis marchand drapier11, tient boutique. La branche paternelle des Lévi est originaire de Oberbronn, dans le BasRhin, au moins depuis la seconde moitié du XVIII' siècle, comme l'atteste l'état civil14 : l'arrière grand-père de Sylvain, Hermann Lévi (17567-1844), qui possédait quelques ter­ rains agricoles et une maison sur cette commune, exerçait la profession de boucher, et son grand-père David Lévi, né en 1805, celle de négociant. Le déplacement à Paris est le fait du père de Sylvain Lévi, Louis-Philippe, qui vient s'établir dans la capitale à la veille du Second Empire, entre 1843, l'année de célébration de sa bar-mitsvah à Niederbronn, et 1850, l'année où il est exempté de la conscription par la préfecture de la Seine. La famille Bloch dont est issue la mère de Sylvain Lévi, Pauline, est originaire égale­ ment du Bas-Rhin, mais elle a quitté l'Alsace pour Paris une génération avant que n'émi­ gre Louis-Philippe Lévi. Le grand-père maternel de Sylvain Lévi, Seligman Bloch (17881845), né à Westhoffen, a vécu après son mariage avec Rosalie Abraham dans le village natal de sa femme, à Lauterbourg où il était maître dans une école rabbinique. Les deux

12. Lettre de Sergej F. Ol'denburg à Ivan M. Grevs, Paris, 21 juin 1887, AASR (SP), fonds Ivan M. Grefe 726/2/251 folio 3. 13. Selon l'auteur anonyme d'un article nécrologique, Sylvain Lévi aimait à dire qu'il » était le fils d'un casquettier de la rue des Blancs-Manteaux » (voir M. L., « Sylvain Lévi », L'Univers israélite du 8 novembre 1935, p. 97). Toutefois, la boutique de la famille Lévi est attestée au 17 de la rue Simon-le-Franc, voir Annuaire-Almanach du commerce et de l'industrie Didot-Bottin 1889 (département de la Seine). 14. AN, AB XIX 3366 (papiers Sylvain Lévi).

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< - (Émile Senart, qui avait encore promis de participer au jury de thèse de Sylvain Lévi, n'a pu y prendre part). 24. Édouard Foucaux (1811-1894), d'abord suppléant d'Eugène Burnouf avant le décès de ce dernier en 1852. fut ensuite chargé de cours de sanskrit de 1857-1858 à 1861-1862, avant d'être élu professeur titu­ laire dans la chaire de langue et littérature sanskrites du Collège de France en 1862. 25. Pour une vue d'ensemble, voir Victor Karady, « Recherches sur la morphologie du corps universi­ taire littéraire sous la troisième République », Le Mouvement social, 96, 1976, p. 47-79. 26. Sur l'histoire de cette institution qui a changé plusieurs fois de nom, voir Jules Bauer, L'École rab­ binique de France 1830-1930, Paris, Presses Universitaires de France, 1930. Fondé à Paris, en 1852, pour dispenser des éléments de culture juive et un enseignement général, le Talmud Thorah. à l'origine, est indé­ pendant de l'École rabbinique avant que les deux institutions ne soient réunies et réorganisées en 1872. 27. Selon l'auteur de l'article nécrologique déjà cité, paru dans L'Univers Israélite, Sylvain Lévi aurait donné des leçons aux enfants du Grand rabbin Zadoc Khan, avant que celui-ci ne le fasse entrer « au Comité des Écoles primaires Israélites et plus tard à VAlliance Israélite universelle ». Toutefois, les Archives du Consistoire central des Israélites de France conservées à Paris, très lacunaires, ne mentionnent pas l'ensei­ gnement de Sylvain Lévi au Taimud-Thorah. Mais dans une correspondance adressée, au début des années 1920, à son fils Daniel, alors en poste au consulat de France à Bombay, Sylvain Lévi mentionne, incidem­ ment, qu'il a assisté au mariage de la fille de « [son] ancien élève de Taimud-Thorah en 1883-1884 -, Lettre de Sylvain et Désirée Lévi à Daniel Lévi. Paris, 12 octobre [1923], anciennement Tbennyj Arhiv. papiers Sylvain Lévi, opis' 22, fol. 42. Le passage de Sylvain Lévi au Taimud-Thorah comme enseignant, au début des années 1880, correspond à une réorganisation interne des études afin d'assurer les chances de succès des éléves au baccalauréat ; voir Jeffrey Haus, The practical dimensions qf ideology : French judaism, jeivish éducation and State in the nineteenth century, Ph. D., Brandeis University, 1997, en particulier p. 308-320. 28. Voir Marianne Urbah, « Le contrôle de l'administration sur les ministres du culte au XIX' siècle », Archives juives, 32, 2, 1999, p. 101-119.

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CORRESPONDANCES ORIENTALISTES

baccalauréat ès lettres, la section du Talmud-Thorah dispensait pendant quatre ans une instruction secondaire classique ainsi qu'un enseignement religieux à des élèves âgés d'une douzaine d'années à l'entrée de l'école, sachant lire couramment l'hébreu, mais qui n'avaient pas eu la possibilité d'être scolarisés dans l'enseignement public. Bien que l'on ne puisse le préciser9, en l'état actuel des recherches, il est probable que Sylvain Lévi. jeune agrégé de lettres qui avait accès à la langue et à la culture hébraïques par l’entremise de son grandpère maternel, enseigna dans cette école le français, et probablement le latin et le grec. En second lieu, celui-ci adhère dès 1885 à la Société des études juives, dont il sera à l'occasion président. Autour de la revue de même nom quelle édite, cette société regroupe des érudits comme Michel Bréal, les frères Théodore et Salomon Reinach ou James et Arsène Darmesteter, dont les réflexions sur les spécificités du judaïsme français ont contribué à orienter les parcours sociaux et politiques de nombre d'intellectuels juifs qui s'intégrent alors dans les institutions de la Troisième République29 30. L'affaire Dreyfus qui éclate en 1894, l'an­ née même où Sylvain Lévi accède au Collège de France, et les campagnes d'antisémitisme qui précèdent et accompagnent cette affaire, conduisent ce dernier, et c'est là le troisième aspect, à prendre parti publiquement en faveur du capitaine Dreyfus, dans une lettre adres­ sée en 1898 à la nouvelle Ligue des droits de l'Homme31. Quatrièmement enfin, ce fait est le plus connu et le mieux documenté, l'engagement de Sylvain Lévi, tout au long de sa vie, se confond avec la cause de l'Alliance Israélite universelle32. Fondée en 1860 à Paris par des représentants des fractions intellectuelles et économiques de la bourgeoisie juive en ascen­ sion sociale, l'Alliance Israélite universelle devint rapidement le principal porte-parole des juifs de France et des communautés à l'étranger. Proche du grand rabbin Zadoc Khan, Sylvain Lévi participe depuis les années 1880, au sein de l'Alliance. à l'accueil des juifs émi­ grés d'Europe centrale et de Russie. En 1918, Lévi est désigné comme membre français de la commission sioniste en charge des problèmes de Palestine où il se rend, avec la commis­ sion, avant d'effectuer une mission aux Etats-Unis à la demande du ministère des Affaires étrangères. L'année suivante, il participe encore, au nom de l'Alliance Israélite, à la Conférence de la paix de Versailles33. Enfin en 1920, Sylvain Lévi est élu à la présidence de l'Alliance Israélite universelle, fonction qu'il conserve jusqu'à son décès survenu le 30 octo­ bre 1935, lors d'une réunion de cette association. Par sa croyance indéfectible dans le salut

29. On trouvera encore une mention à cette école rabbinique en référence à Sylvain Lévi, niais sans plus de détail, dans l'article de Yakov Malkiel sur Emile Benveniste, « Lexis and Grammar -Necrological Essay on Emile Benveniste (1902-1976) », Romance Philology, XXXIV, 2, November 1980, p. 160-194, en particulier p. 193. 30. Sur l'histoire de la bourgeoisie intellectuelle juive en France, voir Perrine Simon-Nahum, La cité investie. La - science du Judaïsme » français et la République, Paris, Les Editions du Cerf, 1991. 31. Voir Michael R. Marras, Les Juifs de France à l'époque de l'affaire Dreyfus, Bruxelles, Editions Complexe, 1985, en particulier p. 260 (Ie éd. fr.. Paris, Calmann-Lévy. 1972). 32. André Chouraqui, Cent ans d'histoire : l'Alliance Israélite Universelle et la renaissance juive contem­ poraine 1860-1960, Paris, Presses Universitaires de France, 1965. 33. Voir Henry Laurens, La question de Palestine. Tome premier, 1799-1922, L'invention de la Terre sainte, Paris, Fayard, 1999, en particulier chapitre X. p. 393 sq.

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individuel et collectif par l'école, par la mise en place de réseaux scolaires dans les pays du bassin méditerranéen et au Proche-Orient, par l'aide matérielle apportée aux réfugiés de Russie et d'Europe centrale, l'Alliance Israélite universelle a défendu, jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale, une politique assimilatrice héritée des idéaux de la Révolution française et auxquels Sylvain Lévi ne manquait jamais de rappeler son atta­ chement ". Sergej F. Ol'denburg appartient à la même génération que Sylvain Lévi. Cadet d'une famille de deux garçons, son frère Fedor (1862-1914) est devenu un théoricien de l'édu­ cation, Sergej est né le 26 septembre 1863, à Bjankino. dans loblast de débita en Transbaïkalie où son père est brigadier-général dans l'armée impériale de Russie. Les Ol'denburg sont issus d'une vieille famille aristocratique d'origine allemande, dont les ancêtres quittèrent le Meklembourg à l'époque de Pierre le Grand pour s'installer à SaintPétersbourg. Le père est luthérien, alors que la mère est de confession orthodoxe, mais si les enfants furent baptisés, ils n'ont pas reçu à proprement parler d'éducation religieuse (Sergej F. Ol'denburg, selon le témoignage rapporté par sa seconde épouse, Elena Grigor'jevna, n'aurait jamais assisté de sa vie à un service religieux orthodoxe). Après la naissance de son second fils, le père se retire de la carrière militaire et, soucieux de l'éveil culturel de ses enfants, il emmène sa famille à Heidelberg et dans les grandes capitales européennes. En 1873, les Ol'denburg se fixent à Varsovie, alors sous domination russe, et Sergej fait ses humanités classiques au Gymnasium réputé de cette ville, comme nom­ bre d'héritiers de la noblesse impériale. Mais en 1881 la famille revient s'installer à SaintPétersbourg : la mère de Sergej Fedorovic enseigne alors le français à l'institut Smolny, tandis que son fils cadet s'inscrit au département de sanskrit et de persan de la faculté des langues orientales de l'Université. Au début des années 1880, la vie étudiante à Saint-Pétersbourg était dominée par l'activité d'associations comme la « Société étudiante et littéraire » à laquelle les frères Ol'denburg participèrent activement. Après l'attentat à la bombe de 1881 qui coûta la vie au tsar Alexandre II, les luttes internes à cette société où s'opposaient des fractions monarchistes et révolutionnaires, amenèrent les frères Ol'denburg à en prendre la direc­ tion en 1882. Sous Faction de ces derniers, cette association devint plutôt un cercle de pensée où l'on débattait des nécessaires réformes sociales de la Russie. Certains groupes poursuivaient cependant leurs activités terroristes, comme celui dirigé par le frère aîné de Lénine, Alexandre I. Oulianov, dont l'arrestation puis l'exécution préludèrent à la disso­ lution, en 1887, de la « Société étudiante et littéraire ». C'est à l'occasion de cette arresta­ tion que Sergej F. Ol'denburg rencontra pour la première fois Lénine.

34. Sylvain Lévi écrit, à propos de l'Alliance Israélite universelle : « Fille de la Révolution française, de. la patrie française, de la culture française, héritière des croyances juives et de la culture juive, elle s'est assi­ gnée pour tâche d'associer dans un idéal commun les deux magnifiques traditions qui l'avaient inspirée» S.jylvain] L.févi], L'Alliance Israélite universelle, texte dactylographié, papiers Sylvain Lévi (Voennyj Arhiv, opis' 19. fol. 31) : il pourrait s'agir d'une allocution prononcée par Sylvain Lévi, en 1930, à l'occasion du 70" anniversaire de l'Alliance.

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HHEMCKMA EW1ET Ns

6) « Carte de membre n° 77. Son porteur, le camarade Ol’denburg S. F., est membre du comité exécutif du IF congrès des soviets des députés des ouvriers, des paysans et des soldats de l'Année rouge de l'oblast de Leningrad », datée du 24 avril 1929 (source : collection privée).

«Bnflercn MnerfbM 71eHMnrpaa0a commission ad hoc constituée pour ce prix était composée de Alfred Maury, Michel Bréal, Jules Oppert et Émile Senart qui faisait office de président. Un seul mémoire a été présenté de manière anonyme, celui de S. Lévi auquel fut décerné le Prix ordinaire de l'Académie, lors de la séance du 14 juin 1889 (CRAI, 1889, 4’ s., XVI1, Paris, 1890. p. 4 et p. 175). 142. Abel Bergaigne, « Recherches sur l'histoire de la liturgie védique », Journal asiatique, VHP s., XIII, janvier 1889, p. 5-32, et février-mars 1889, p. 121-197. 143. Auguste Vacquerie (1819-1895), écrivain et journaliste, apparenté par alliance à Victor Hugo, est un opposant au Second Empire et un défenseur des thèses démocrates et libérales. Mais si Vacquerie est pressenti pour être le candidat de « concentration », c'est-à-dire des Républicains, à l'élection partielle qui se tient à Paris le 27 janvier 1889. ces derniers sont finalement représentés par Edouard Jacques (1828-1900), un radical modéré à même de rassembler sur son nom un nombre important de voix, moins cependant que le général Boulanger qui est élu (information aimablement communiquée par Madeleine Rebérioux).

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22) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg Paris, 22 octobre [18]89 Mon cher ami, Je me sens tout honteux au moment de vous écrire. J'ai si longtemps tardé à vous remercier de vos souhaits lors de notre mariage, et à vous accuser réception du fascicule de Bôhtlingk ainsi que de vous en adresser le montant. Votre carte survenue au moment de la noce et parmi le tumulte qui l'accompagne, s'est égarée. Je n'ai plus su à qui remet­ tre l'argent et ne sait maintenant comment faire. Dois-je vous l'adresser par mandat, où savez vous quelqu'un qui puisse s'en charger ? Donnez-moi une réponse précise sur ce point et je vous promets de compenser ce long retard en vous adressant bientôt une autre lettre. Je viens d'être nommé chargé de cours de sanscrit à la Faculté des lettres144145 147 146 ; les trai­ tements sont si dérisoires que je suis obligé de garder mes deux autres enseignements à l'Ecole des Hautes Etudes. J'ai ainsi six heures de cours d'indianisme par semaine. Je compte distribuer ainsi mes leçons : relations historiques de l'Inde avec la Grèce (1 heure) ; explication de textes élémentaires (1 heure) ; explication du Vâkyapadïya (2 heures) ; étude des manuscrits sanscrits bouddhiques de la Bibliothèque nationale (2 heures). Je rédige ma thèse latine Dé Yavanis,45. Mon théâtre indien vient de recevoir l'imprimatur. J'attends le secrétaire de l'Ecole pour commencer l'impression. Quand donc en serai-je débarrassé ? Je vous remercie des deux travaux que vous m'adressez et vous prie de transmettre mes remerciements à M. Minayeff et à M. Ivanowsky146. Nous allons décidément nous met­ tre à apprendre le russe ma femme et moi ensemble. Je suis désespéré de ne pouvoir uti­ liser les publications qui paraissent dans votre langue. Vous aurez dans le courant de l'an­ née la visite d'un de nos plus brillants élèves de notre faculté, M. Boyer1'7 qui s'est marié avec une étudiante russe et s'en va à Moscou étudier les langues slaves. Il a été reçu pre­ mier à l'agrégation Je l'ai prié de vous porter mes compliments lorsqu'il irait à

144. En 1889-1890. suite à la disparition d'Abel Bergaigne, Sylvain Lévi, qui vient d'être nommé char­ gé de cours à la faculté des lettres de Paris, cumule cette charge avec celle de maître de conférences à la sec­ tion des sciences historiques et philologiques et à la section des sciences religieuses de l'EPHE. Dans les années 1880-1910, la situation salariale des universitaires français est à l'origine d'un profond malaise iden­ titaire (voir Christophe Charle, La république des universitaires 1870-1940. Paris, 1994, p. 61-80). 145. La thèse latine de Sylvain Lévi a pour titre : Quid de Graecis veterum Indorum monumenta tradiderint, Paris, 1890 (De Yavanis est le titre de la première partie). 146. Aleksej O. Ivanovskij (1863-1903) est professeur extraordinaire (1894) puis ordinaire (1899) de langue et littérature chinoises à l'université de Saint-Pétersbourg. Spécialiste de la langue mandchoue ainsi que du bouddhisme tibétain et mongol, il séjourne en Chine en 1889-1891. S. Lévi avait reçu deux publi­ cations de ses collègues russes : I. P. Minaev, -- Poslanie kuceniku. Socinenie Candragomina Zl'ORAO, IV, 1889, p. 29-52 et A. O. Ivanovskij, « Tibetskij perevod Poslania kuceniku ->, id., p. 53-82. 147. Paul Boyer (1864-1949), agrégé de grammaire (1888), succède en 1891 à Louis Dozon comme chargé de cours de langue russe à l'Ecole des langues orientales vivantes. Professeur en 1894, il devient administrateur de l'Ecole en 1907.

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Pétersbourg. Peut-être pourront-ils (car il a fait du sanscrit) se charger de traduire le Bouddhisme de M. Minayeff. Je n'entends plus parler de M. Dozon141'. Avez-vous des nou­ velles de sa besogne ? Vous-ai je parlé de Michel (Charles) professeur de sanscrit à l'Université de Gand qui désire entrer en relation avec vous. Il s'est mis courageusement au russe. Je lui ai donné votre adresse. Veuillez présenter mes compliments à Madame d'Oldenbourg et recevoir mes meilleurs amitiés. Sylvain Lévi Je rouvre ma lettre pour vous dire que j'ai vu il y a deux mois M. Rost à Londres et que j'ai été navré de son changement d'état : il n'a pas seulement vieilli, il s'est écroulé ; c'est un vieillard las, découragé, triste, frappé, mais toujours aussi bon cependant.

23) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg (professeur à l'université, Saint-Pétersbourg carte) [23-VI-1893] cachet de la poste de Saint-Pétersbourg [m. d.] par lustres ou par yugas qu'il [m. d.] notre correspondance s'est interrompue ? [m. d.] je n'en sais plus rien, mais c'est moi sans doute, [m. d.] ne me laisse guère d'ins­ tant pour la correspondance [m. d.] père de famille1 et mon second bébé a eu des débuts bien [m. d.] de ses multiples nourrices. Tout est bien qui finit bien. [J'attends ?] avec impa­ tience la fin des maudits examens du baccalauréat (7000 [candidats ?] à Paris !) pour m'envoler à la campagne avec ma femme et mes [enfants ?] jouir d'un repos plus désiré encore que mérité. Vos brochures m'ont prouvé de la manière la plus agréable que vous ne m'avez pas oublié : merci et [de] vos jâtakas148 150151 149 et de vos manuscrits de Kashgar1’1. Vos articles sont toujours pleins, farcis de faits et de renseignements précieux, et le concours de mon ami Paul Boyer, notre professeur de russe à l'Ecole des langues, me permet de les [étudier ?] avec profit. Une fois en vacances, je vous écrirai une vraie et longue lettre. En attendant, envoyez moi un mot de nouvelles et surtout tâchez qu'un beau voyage vous ramène à bref délai dans ce pays. Votre bien dévoué. Sylvain Lévi 3 Place Saint Michel

148. Louis Auguste Dozon (1822-1890) est licencié en droit II s'initie à la philologie et au sanskrit puis s'oriente vers une carrière diplomatique dans les Balkans, où il occupe divers postes consulaires. Spécialiste des langues serbe, bulgare et albanaise, il est chargé de cours de langues slaves à l'ELOV de 1885 à 1890. 149. Abel Lévi est né le 28.11.1890 et Daniel Lévi le 15.10.1892. 150. Sergej F. Ol'denburg, « Buddijskij sbornik “Girljanda dzatak” i zametki o dzatakah », ZVORAO, Vil (1892), 1893, p. 205-263. 151. Sergej F. Ol'denburg, « Kasgarskaja rukopis' N. F. Petrovskogo », ZVORAO, VII (1892), 1893, p. 81-82.

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24) Sylvain Leva à Sergej F. Oï'denburg (professeur à l'université, Saint-Pétersbourg - carte) [Paris, 8 octobre 1894] cachet de la poste Mon cher ami, Une simple carte pour vous accuser réception de votre envoi et de votre lettre, pour vous en remercier, et pour vous donner de nos nouvelles, excellentes. Ahel et Daniel ont eu tous les deux en juin-juillet la rougeole avec une rechute inquiétante ; les vacances en Suisse leur ont rendu la santé et doublé la force. Jamais je ne les ai vus en si bon point. Ma femme a retrouvé sa mine de provinciale, et je me sens détendu, reposé, tout frais. Je passe mon temps à semer des cartes de visite chez des concierges des vingt arrondisse­ ments ; c'est ce qu'on appelle poser sa candidature au Collège de France’52. On me prédit toujours un succès facile ; je continue à demeurer dans une sage incertitude. Fouchérl5i est revenu ; il ne part pas dans l'Inde. La mission ne sera possible, faute de fonds, que l'an prochain : jusque là, si tout se passe bien il aura une conférence aux Sciences Religieuses. Vos miniatures vont lui fournir à point une thèse pour le diplôme, et une entrée de plein pied dans la maison. Merci mille fois de votre désistement152 154155 153 en sa faveur ; il est tout plein de son sujet, débordant et emballé. Il fera certainement quelque chose de très bien. Je n'ai pas encore vu Boyer ; je crois que les fêtes de l'Ecole coïncident avec celles de l'institut ; le programme n'en est pas arrêté. M. Greaves’55 et la femme candidate n'ont qu'à se pré­ senter : la maison leur est toute ouverte. Toujours sans nouvelle du Malabar! ; à l'occasion veuillez le rapporter à vos hôtes parisiens, je ne serai pas fâché d'y jeter les yeux ; une fois sorti des ennuis de ma candidature je vous écrirai plus longuement et vous donnerai des

152. La chaire de langue et littérature sanskrites du Collège de France a été déclarée vacante à la suite du décès de son titulaire, Edouard Foucaux (1811-1894). Après lecture du rapport de Michel Bréal, Sylvain Lévi est présenté en première ligne et Louis Finot en seconde ligne, par l'assemblée des professeurs, réunie le 11 novembre 1894 (AN. F17 13557, Collège de France). 153. Alfred toucher est revenu à Paris après avoir passé plusieurs mois en Angleterre au printemps 1894 (voir infra la lettre d'A. boucher à 8. F. Oï'denburg. datée du 9.10.1894). 154. Sylvain Lévi anticipe l'agrément de Sergej F. Oï'denburg concernant l'utilisation par Alfred Fou cher, comme matériau de thèse, des miniatures que ces derniers ont étudiées ensemble à Cambridge : voir infra la lettre d'A. Foucher à S. F. Oï'denburg. datée du 9.10.1894. 155. Ivan M. Grevs (1860-1941) est professeur d'histoire ancienne et médiévale à l'université de SaintPétersbourg. Auteur de nombreux ouvrages, il a publié : Istorija odnoj Ljubvi : I. S. Turgenev i Polirai Viardot /Histoire d'un amour : I. S. Tourgueniev et Pauline l'iardot], Moscou 1927. Voir la lettre de Jean Greaves [Ivan Grevs] à André Mazon, Leningrad, 14.01.1928, AIBL, fonds André Mazon, mss. 7196, fol. 228-229. Ivan M. Grevs et sa femme, M. S. Zarudnaja, étaient depuis leurs années d'étudiant à F université de SaintPétersbourg des amis intimes de Sergej F. Oï'denburg, dont ils partageaient les mêmes idéaux de fraternité.

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nouvelles ; j'ai fait la connaissance de M. Leumann1511. Abel et Daniel se joignent à nous pour embrasser Serge et vous envoyer nos cordiales amitiés. Sylvain Lévi 3 place St Michel Vous avais-je accusé réception des Chrestomathies156 157 ? En tout cas veuillez remercier M. Ivanowsky à qui j'aurai prochainement à recourir pour un texte du Tandjour.

25) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denhurg (membre de l'Académie impériale, Wassili Ostrof, 4 L31, Saint-Pétersbourg - carte) [Paris, 30 septembre 1900] cachet de la poste Mon cher ami, Quel plaisir m'a fait votre lettre, si courte quelle ait été, et quel singulier plaisir vous trouvez à me tourmenter constamment de vos trop longs silences ! S'il vous en coûte d'é­ crire une lettre — et comment vous le reprocherai-je ? — envoyez-moi au moins de temps en temps une simple carte postale. Avez-vous reçu celle que je vous ai envoyée il y a quelque trois mois pour vous demander : 1° l'article dont vous me parliez, et que je n'ai pas, où vous avez publié la liste, la nomenclature géographique de la Mahâmayürî Vidyârâjnî ; 2° le texte tibétain du Lokânanda, auquel j'ajouterai aujourd'hui l'article de M. Ivanovsky158159 sur la Jatakamàlâ chinoise. Je me suis remis ces temps derniers au russe avec assez d'application et je lis la traduction du voyage de Baza-Baksha1'" par

156. Ernst Leumann (1859-1931). né en Suisse germanique, a fait des études de philologie classique et de sanskrit à Zurich et à Genève, en particulier avec le sanskritisté Paul Oltrainare. Puis Leumann suit les enseignements de Windisch à Leipzig et ceux de Weber à Berlin, et il obtient son doctorat (Promotion) de l'université de Leipzig avec l'édition d'un texte jain : Aupapâtika Sütra, Leipzig, 1881. De 1882 à 1884, il séjourne à Oxford où il collaboré avec Monier Monier-Williams à la rédaction du dictionnaire sanskrit-anglais de ce dernier. Rentré en Allemagne, Leumann est nommé professeur extraordinaire (1884), puis ordinaire (1897) de sanskrit à l'université allemande de Strasbourg. Voir Ernst Leumann, Kleine Schriften, Hrsg. von Nalini Balbir, Stuttgart, 1998. 157. Il s'agit vraisemblablement de la ehrestomathie mandchoue publiée par Aleksej O. Ivanovskij, Man'czursknja hrestomatija, 2 vol., Saint-Pétersbourg, 1893-1895. 158. Aleksej O. Ivanovskij, « O kitajskom perevode buddijskogo sbornika Jntakamâln [A propos d'une traduction chinoise de Jatakamàlâ\ », ZVORAO, VIL 1892, p. 265-292. 159. Badza Balsa, moine bouddhiste kalmouk originaire de la région dite de la « petite Derbet », a fait un pèlerinage au Tibet en 1891-1894. Le journal de voyage qu'il a tenu lors de celte mission a été édité en russe par Aleksej Pozdneev en 1897.

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Pozdneiev100. Où en sont vos projets de voyage ? Que devient Serge ? Envoyez-nous son portrait et je vous enverrai celui des enfants. Abel et Daniel ont tous deux beaucoup gran­ di et bien profité des vacances qu'ils ont passées à la montagne et à la mer. Ma femme et moi nous sommes rentrés le 1" septembre pour l'inutile Congrès des Religions1'’1. Votre Lama160 162163 161 m'a ravi ; je ferai mon possible pour l'aider dans ses projets ; j'ai écrit aujourd'hui même à son sujet au Népal1"3 où je suis toujours personne gratissima. Je vous embrasse bien tendrement. Sylvain Lévi 9 rue Guy de La Brosse

26) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg Paris, 15 novembre 1900 Mon cher ami, Puisque vous devez savoir le truchement entre le Khambo Lama et moi, voulez-vous lui faire savoir que j'ai reçu tout à l'heure une réponse du Népal à son sujet. Je vous la reproduis dans toute sa saveur :

160. Aleksej M. Pozdneev (1851-1920) a fait ses études à la faculté des langues orientales de l'uni­ versité de Saint-Pétersbourg où il obtient son magistère (1880) et son doctorat d'Habilitation en littérature mongole (1883). Il est élu professeur extraordinaire (1883), puis ordinaire (1884) dans la chaire de langues et littérature mongole et kalmouke à l'université de Saint-Pétersbourg, puis professeur à l'institut oriental de Vladivostok (1899-1903) dont il est le cofondateur et le directeur : enfin, il est élu professeur au départe­ ment de langue kalmouke de la faculté d'histoire de l'université de Rostov (1919-1920). Il a dirigé deux mis­ sions en Mongolie et au Tibet (1876-1880 et 1892-1893), et il a publié : Mongolija i Mongoli, 2 vol., SaintPétersbourg, 1896 (trad. angL du vol. 1 : Mongolia and the Mongols. Bloomington. 1971). Il a aussi édité Skasanie o hœdenii v tibetskuju stranu Malo-Derbetskogo Baza-Balèti. Kalmyckij tekst s perevodom i primecanijami, /Récit du voyage de Baza-Baksa au Tibet. Texte kalmouke, traduction et notes], Saint-Pétersbourg. 1897. 161. Le premier Congrès international d'histoire des religions, organisé par la section des sciences reli­ gieuses de l'Ecole pratique des hautes études, et placé sous le patronage de ['Exposition universelle, s'est réuni à Paris du 3 au 8 septembre 1900. Sylvain Lévi fut vice-président et Alfred boucher secrétaire des sections II (Extrême-Orient) et V (Inde et Iran) ; voir Jules Toutain, La section des sciences religieuses de l'Ecole pratique des hautes études de 1886 à 1911, son histoire, soit œuvre, Paris, Imprimerie nationale, 1910. p. 50-53. 162. Peut-être Coinzin Dorzi Iroltuev (1837 2-1917 2), le Khambo-Lama de la Sibérie orientale, de 1895 jusqu'à sa mort, probablement autour de la Révolution bolchevique. En effet, à l'occasion du 4'" congrès bouriate qui se réunit à Verkhne-Oudinsk en décembre 1917, Itigelov est élu nouveau Khambo-Lama (voir John Snelling, Buddhism in Russia. The Story of Agvan Dorzhiev Lhasa's Emissary to the Tsar, Shaftebury. Elément 1993, p. 182). 163. Sylvain Lévi a effectué sa première mission en Inde et au Népal d’octobre 1897 à mars 1898. Il poursuivit alors sa mission au Japon et en Russie, avant de rentrer en France en octobre 1898. En remer­ ciements de l'accueil reçu par le gouvernement népalais, Sylvain Lévi a souhaité que la France offre à Dev Samser Rânâ, commandant en chef des forces népalaises et Premier ministre par intérim du Népal, ayant le titre de Maharaja (le titulaire du poste est alors Bir Samser Rânâ), un exemplaire de luxe en 4 volumes du Bhàgavata Puranâ, des collections orientales de l'imprimerie nationale (voir AN, F17/2984 (2), Instruction publique, sciences et lettres).

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« With reference to the wish of Khambo Lama Bagindra Dharmadhar to visit the holy places of his creed in Népal, I do not think that there is anything here in the valley which may prove of any interest to him as to be worth the trouble and expense of the rather difficult and tedious journey up here. But of course if he cornes to India and wishes to visit Kapilavastu161 and the Lumbini garden in the Népal ferai I may get a permit for him for the purpose. » Ainsi il obtiendra le passe pour le ferai mais il ne verra pas Katmandou. Et savez-vous pourquoi ? C'est que dans l'intervalle, « a mission from Tibet was received by the Tsar at Livadia"’164 5 », et que « the head of the mission was a Khambo Lama. Is he the same man ? » Et on me demande des informations sur cette mission. Avez-vous sous la main un journal russe qui donne ces informations, et peut-être même des photographies relatives à cette visite ? Je vous serai obligé de me les envoyer pour les transmettre là-bas. Au moins ne manquez pas d'avertir notre bon Tchoinzin Iroltyeff qui est vraiment un bon homme avec ses airs frustes. Je rêve d'aller faire du tibétain avec lui dans son cou­ vent. Et puis tâchez de me répondre car j'attends toujours et des nouvelles de vous, et une réponse à ma double demande, au sujet de votre extrait de la Mahâmayün (la liste géo­ graphique) et au sujet du Lokânanda tibétain de votre bibliothèque. Si vous êtes tellement paresseux à écrire, venez vous-même à Paris ; ce n'en sera que mieux car on vous y attend toujours. Savez-vous que Toucher nous quitte le mois prochain pour aller relayer Finot166167 qui rentre en congé : je n'en suis pas ravi car sa santé est toujours mal rétablie. Vous avez vu son joli livre sur l'iconographie bouddhique'67. Il garde dans les trouvailles de la philolo­ gie son cachet d'élégance discrète et souriante.

164. Le site de Kapilavastu et celui du parc de Lumbini, lieu supposé de la naissance du Bouddha dans le Teraï du Népal, ont été identifiés avec précision en 1896 par Aloys Führer, et fouillés lors des campagnes de l'Archeological Survey of India en 1899. Voir Purna Chandra Mukherji, Report on a Tour of Exploration of the Antiquities in the Tarai, Népal, Région of Kapilavastu during February and Mardi 1899, with a Prefatory note by Vincent Smith, Archeological Survey of India, n° XXVI, Part L Calcutta, 1901. 165. Le 30 septembre (11 octobre) 1909, une entrevue a lieu à Livadia, sur la mer Noire, entre le tsar Nicolas II et l'envoyé du Dalaï-Lama, le tsenyi Khambo-Lama d'origine bouriate Agvan Dordjiev (18541937). Dordjiev est alors le précepteur du 13" Dalaï-Lama du Tibet, Tubten Gyatso (1876-1933), et son conseiller politique pour les affaires russes. Dans le cadre de ces fonctions, Dordjiev s'est rendu en France à plusieurs reprises, à la fin des années 1890, afin d'établir une entente franco-russe en faveur du Tibet, que convoitent alors les Britanniques, Lors de sa première visite, en 1898, Agvan Dordjiev est porteur de lettres d'introduction rédigées par S. F. Ol'denburg à l'attention des ses collègues indianistes : voir John Snelling, Buddhism in Russia, op. cil., p. 72. Sur le passage à Paris d'Agvan Dorjiev en 1898, voir Cérémonie célébrée au Musée Guimet le 27 juin 1898 par le Khanbo-Lâma Agouan Dordji, Paris, 1898. 166. Louis Finot (1864-1935) est licencié en droit, diplômé de l'Ecole des chartes (1888) et diplômé de l'EPHE, IV' section (1894) avec un mémoire sur Les lapidaires indiens, Paris, 1896. Il est l'un des mem­ bres fondateurs en 1898 de l'Ecole française d'Extrême-Orient dont il est à plusieurs reprises le directeur. En 1920, il est élu professeur d'histoire et de philologie indochinoises au Collège de France. Louis Finot a publié le corpus des Inscriptions du Cambodge, 6 vol., Paris, 1926-1937. 11 était membre de l'AIBL (1933). 167. Alfred Foucher, Etude sur l'iconographie bouddhique de l'Inde d'après les documents nouveaux, Paris, 1900.

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Ma femme et moi nous nous sommes remis au russe ces vacances-ci. Si vous reveniez vous établir ici, quels progrès nous ferions ! Et que devient votre petit Serge ? Il faudra pourtant que nos enfants se connaissent. J'ai revu, à l'occasion du Lama, cette excellente Mme Ho[l]steinlfiî! ; nous comptons bien, ma femme et moi, aller lui rendre bientôt visite à Clam art. Je vous embrasse bien tendrement. Sylvain Lévi 9 rue Guy de La Brosse

27) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg Paris, 3 janvier 1901 Mon cher ami. Vos deux cartes successives nous ont bien attristés et il nous tarde d'en recevoir une autre qui nous annonce une amélioration notable dans la santé de Serge1*’". Sans le connaî­ tre encore, votre petit Serge nous touche comme un des nôtres ; nos vieux liens d'amitié, si anciens qu on n en sait plus 1 origine, le souvenir de sa mère que je me rappelle encore si bien, son âge si voisin de 1 âge de nos enfants, tout le rapproche de nous, en attendant qu il devienne 1 ami d Abel et de Daniel, le jour où ils pourront vivre l'un près de l'autre. Nous avons, nous aussi, nos misères que je ne veux pas mettre en balance avec les vôtres mais qui gâtent un peu cette entrée d'année. Ma femme est depuis deux mois véri­ tablement souffrante d'une affection des voies digestives ; elle en a été moralement même très déprimée, et physiquement très fatiguée. Il lui faudra un assez long temps pour se remettre, si elle a encore la sagesse de se soigner comme il convient. Les enfants restent encore près de nous ; si leur travail n'y gagne pas, il n'y perd rien non plus et leur santé en profite. Vous avez su peut-être le départ de Loucher, qui nous a quittés en décembre pour aller relayer Pinot, éprouvé par le climat de l'Indo-Chine. Je crains pour Loucher ce séjour malsain ; il y est allé avec cet esprit d'abnégation souriante qu'il porte dans toute sa vie. Le brave cœur et le bel esprit ' Je rêve pour mon compte d'un autre voyage au Népal, où m appellent des invitations pressantes et où il reste encore de la besogne à faire : ces rêves de soleil lointain me consolent des grisailles moroses de cet hiver manqué.

168. Aleksandra V. Holstein (née Bauler) (1850-1937), originaire de la région de Ryazan en Russie centrale, et son mari Vladimir A. Holstein ( 1849-1917), furent très liés, dans les dernières décennies du XIX' siècle, au mouvement -- narodnik - en faveur du peuple, fréquentant alors le groupe de fraternité qui se réunissait autour des frères Ol'denburg. Installée à Paris et éprise de culture française. Aleksandra V. Holstein fit de son appartement un salon où se rencontraient intellectuels et hommes politiques russes et français. Dans les années 1888-1889, cette dernière conservait des relations amicales avec ses anciens amis de Saint-Pétersbourg, 1 académicien Vladimir I. Vernadskij et Ivan M. Grevs en particulier, et elle entretenait une correspondance avec Sergej F. Ol'denburg. 169. Sergej F. Ol'denburg séjourne alors à Davos dans le canton des Grisons, en Suisse, où son fils est en cure.

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14) Lettre de Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg, Paris 3 janvier 1901. Voir n° 27.

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Si Davos doit être utile à Serge, j'espère qu'il vous sera aussi profitable : je ne crois pas, et je m'en réjouis, que vous puissiez vous livrer à cet excès de travail dont vous êtes coutumier. Pour ma part, j'applique fort sagement le sit modus in rebus1,0 d'Horace, et je ne crains pas d'être accusé de surmenage. Combien de temps restez-vous à Davos ? Ce serait si gentil si en descendant de là vous pouviez nous amener Serge. Si les médecins vous y autorisent, naturellement, faitesnous ce plaisir là. 11 me tarde de vous revoir et de vous embrasser ; j'irai vous rejoindre, si j'avais des ailes, ou de quoi les remplacer. Je vous embrasse bien tendrement Serge et vous. Bien à vous. Sylvain Lévi 9 rue Guy de La Brosse

28) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg (Sanatorium Scliatzalp, Davos, Suisse - carte) [Paris, 10 lévrier 1901] cachet de la poste

Mon cher ami, Voici les épreuves17’ revues. Mettez hardiment l'imprimatur sur les VIII premières pages et ne vous faites aucun scrupule de me communiquer le reste. Il faudra rajouter les variantes du çiksâ à la fin puisqu'elles sont annoncées dans la préface. Finot sera ici dans trois semaines environ ; peut-être préférez-vous attendre son arrivée pour pousser l'im­ pression. Rien de neuf ici, nous attendons toujours avec impatience l'annonce d'une amé­ lioration notable de la santé de Serge. Tenez-nous bien au courant n'est-ce pas ? Bien à vous. Sylvain Lévi 9 rue Guy de La Brosse (V*)

170. » Qu'il y ait une mesure dans les choses » (proprement : -- est modus in rebus », Horace, Satires 1,1, 106). 171. Sylvain Lévi corrige alors, en l'absence en France de Louis Finot, les épreuves de l'ouvrage que ce dernier publie dans la Bibliotheca Buddhica : Ràstrapâlapariprcchâ. Sütra du Mahüxâna, SaintPétersbourg, 1901.

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29) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg Paris, 19 juillet 1906 Mon cher ami, Marcel Mauss172173 , que je vous adresse, est mon élève, mon collègue, et surtout mon très cher ami. J'ai pour lui une tendresse toute particulière et vous verrez si elle est justifiée. Faites pour lui ce que vous feriez pour moi ; je vous en serai obligé autant que pour moimême. Et j'aurai peut-être enfin par lui des nouvelles de vous ! Ma femme se joint à moi pour vous envoyer nos meilleures amitiés. Tout cordialement à vous. Sylvain Lévi 9 rue Guy de La Brosse

30) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg (secrétaire perpétuel de l'Académie impériale des sciences, Saint-Pétersbourg - carte) [Paris, 29 mars 1910] cachet de la poste Mon cher ami, Où vous écrire'73 pour vous dire qu'ici aussi on pense à vous fidèlement, et que les années passent, les enfants grandissent, les parents vieillissent, les cheveux blanchissent, mais qu'heureusement les amitiés résistent et gardent leur fraîcheur ! Pourquoi donc avezvous ainsi disparu ? Je souhaite que les collections Pelliot vous décident à faire le voyage. J'ai su par M. Scherbatski que vous aviez renoncé à faire le voyage de Touen hoang et que vous étiez arrivés à Koutchar. Mais depuis ? Vous savez sans doute que M. Radloff a fait ici des démarches pour obtenir la communication des textes originaux de Pelliot mais il ne peut être question de rien tant que les collections ne sont même pas classées. Je n'ai pas encore lu un seul feuillet ; rien n'a été distribué ! J'attends avec, une impatience égoïs­ te votre rentrée à Pétersbourg pour recevoir les fascicules de la Bibl[iotheca] Buddhica

172. Marcel Mauss (1872-1950). agrégé de philosophie (1895), est alors maître de conférences à l'EPHE (V' s.), puis directeur d'études (1914), avant d'être élu à la chaire de sociologie du Collège de France (1930) : il considère Sylvain Lévi comme son « deuxième oncle ->, après Durkheim ; (voir Marcel Fournier, Marcel Mauss, Paris, 1994). Dans la seconde quinzaine de juillet 1906. Marcel Mauss effectue une mission sans frais en Russie, dont l’objet est l'étude des musées ethnographiques. Initialement, il avait prévu de se rendre à Helsinki, à Moscou et à Saint-Pétersbourg, mais arrivé dans la capitale impériale au lendemain de la dissolution de la Douma et à la veille de la grève générale, Mauss a du abréger son séjour et annuler ses deux autres visites. À Saint-Pétersbourg, c'est le Musée d'ethnographie de l'Académie des sciences, dirigé par Vasilij V. Radlov et Lev Ja. Sternberg, qui retient principalement son attention. Par l'intermédiaire de Sergej F. Ol'denburg, Marcel Mauss rencontre également plusieurs membres de l'opposition libérale et il rapporte à Paris une copie de « L'Appel de Vyborg » signé le 10 juillet 1906 par plusieurs dizaines de parlementaires libéraux démis de leur mandat (voir Archives du Collège de France, fonds Marcel Mauss : dossier mission en Russie (1906) et « Rapport de mission en Russie adressée au Ministre de l'instruction publique », 3 pages mss., s.d.). 173. Sergej F. Ol'denburg a quitté Saint-Pétersbourg en juin 1909 pour une mission en Asie centrale dont il est de retour en mars 1910.

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qui ne me sont pas parvenus ; j'en ai obtenu quelques-uns par M. MironofM, d'autres par M. Radloff mais il subsiste quelques lacunes. Et voilà comment une carte commencée par pure amitié s'achève en demande intéressée ! Voilà ce que c'est que d'être un homme influent, un personnage. Toute la maison — où on souhaiterait tant de vous revoir ! — vous envoie ses souve­ nirs bien affectueux. Sylvain Lévi 9 rue Guy de La Brosse (V”)

31) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg (secrétaire perpétuel de l'Académie impériale des sciences, Saint-Pétersbourg - carte) [Paris, 10 janvier 1911] cachet de la poste Mon cher ami. Nous avons eu de bien gros et graves soucis depuis votre passage. Mes deux fils ont été pris l'un après l'autre de broncho-pneumonie, et ils sont tous deux en convalescence loin de nous, à Vevey. Six semaines d'angoisses cruelles, et le travail de l'année tristement suspendu. Il faut bien se résigner. Je vous souhaite de tout cœur pour vous et pour votre Serge une heureuse année libre de soucis et féconde de travail. J'ai revu avec joie M. Scherbatski1'5 retour de l'Inde. Pétersbourg va décidément devenir le grand centre des étu­ des orientales. Que n'y puis-je aller comme étudiant ! Bien tendrement à vous. Sylvain Lévi

174. Nikolaj D. Mironov (1880-1936) a été l'élève d'Ernst Leumann à l'université de Strasbourg en 1900-1903. Spécialiste du jinisme, il a édité deux catalogues de manuscrits indiens publiés à SaintPétersbourg ; voir infra la lettre de S. Lévi à S. Ol'denburg, datée du 25.12.1925. Nikolaj D. Mironov a émi­ gré après la Révolution bolchevique de 1917, et il est mort à Tunis. 175. Fedor I. Scerbatskoj passe donc à Paris, à son retour d'Inde, en décembre 1910 ou au début du mois de janvier 1911, et non en décembre 1912, comme il l'écrit par erreur dans l'introduction du volume XXI de la Bibliotheca Buddhica, voir Sylvain Lévi et Th. Stcherbatsky (ed.), Sphiitârthâ. Abhidharmakoçavyâkhyâ. The work ofYaçomitra. First Koçasthâna, Petrograd, 1918, p. I.

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15) Carte lettre de Sylvain Lévi à Serge) F. Ofdenburg, Paris, 11 janvier 1911. Voir n° 31.

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32) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg Paris, 24 X[décem]bre 1912

Mon bien cher ami. Je n'ai pas encore répondu à la missive si cordiale, si touchante, que vous aviez confiée à M. Wladimirtsov17'1. Quel plaisir elle nous a fait pourtant ! La consolation de l'âge qui vient c'est qu'il permet d'évoquer un trésor de vieux et chers souvenirs qui peuplent la mémoire et le cœur. Je ne saurai plus dire quand j'ai commencé à vous connaître ; je vous vois dans l'éternité de mon passé, toujours si proche qu'il me semble avoir grandi avec vous. Votre nom rappelé au cours d'une conversation par un incident nous émeut au plus profond ; un visiteur qui vous a vu et qui nous apporte des nouvelles est deux fois le bienvenu. Paul Boyer récemment encore me parlait de vous ; il me disait quelle haute situation morale vous tenez en Russie. Qui l'a méritée plus que vous ? Et j'ai encore sous la main votre article176 177178 en annexe à Radio h. Je l'ai lu avec un intérêt palpitant à cause du sujet qui est si beau, si riche en évocations de toute nature ; le Christ et le Bouddha dans un document d'Asie Centrale™ ! Comme le monde change d'aspect et l'histoire de perspec­ tive avec un lot de vieux papiers exhumés des sables bienfaisants ! Interrompue par une visite, ma lettre est restée deux jours entiers en suspens. L'agitation normale de la vie à Paris s'exhale encore dans la période du jour de l'an. Heureusement, on n'en réussit pas moins à travailler. Le Journal asiatique179 va vous apporter coup sur coup deux articles de moi ; et le Journal ofthe Royal Asiatic Society180 publie en janvier un fragment de Vinaya tokharien que j'édite. Et vos documents tokhariens,

176. Boris Ja. Vladimircov (1884-1931), né en Ukraine, a fait des études orientalistes à Saint-Pétersbourg où il obtient son magistère (1911). Durant les années 1905-1906 marquées par les événements révolutionnaires, B. Ja. Vladimircov séjourne en France où il est auditeur à l'Ecole des langues orientales vivantes et au Collège de France. En 1911, il effectue une première mission en Mongolie occidentale où il collecte des matériaux ethno­ graphiques et linguistiques. Puis l'année suivante, il est de nouveau envoyé en Europe pour y compléter sa for­ mation orientaliste : en 1912, il est à Paris où il suit les cours de Sylvain Lévi au Collège de France, avant de se rendre à Londres, au British Muséum. Après une seconde mission en Mongolie effectuée à la veille de la Révolution bolchevique, il est nommé au Musée asiatique (Institut d'études orientales) où il accomplit toute sa car­ rière (1915-1931). Boris la. Vladimircov a publié environ 70 ouvrages consacrés à l'histoire des Mongols et au bouddhisme tibétain et mongol, dont deux sont traduits en français : Le régime social des Mongols, le féodalisme nomade, Paris. 1948 (préface de René Grousset) et Gengis Khan. Paris, 1948 (introduction historique de René Grousset). H était membre de l'Académie des sciences de l'URSS (1929). 177. Sergej F. Ol'denburg, « Nachtrag zu W. Radloff. Alttürkische Studien. VI (Zu Barlaam und loasaph) » Izvestija Rossijskoj Akademii Na.uk (ci-après IRAN), VI ser., VI, 1912. 12, p. 779-782. 178. Sylvain Lévi fait référence aux documents que Sergej F. Ol'denburg a rapporté de sa mission effec­ tuée en Asie centrale en 1909-1910. À l'occasion de l'expédition conduite précédemment par Paul Pelliot dans cette même région, Sylvain Lévi évoquait : « ...une civilisation composite, où l'Inde, la Chine, la Perse, Bysance, le Bouddha, le Christ, Mariés avaient tous marqués leur empreinte. » Sylvain Lévi, Le Temps, 19 mai 1911. 179. Sylvain Lévi, « L’Apramâda-Varga. Etude sur les recensions des Dhannapadas. (Documents de l'Asie centrale. Mission Pelliot) », Journal asiatique, X" s., XX, septembre-octobre 1912, p. 203-294, et « Observation sur une langue pré-canonique du bouddhisme », ibid., novembre-décembre 1912, p. 495-514. 180. Sylvain Lévi, « Tokharian pratimolsa fragment », Journal ofthe Royal Asiatic Society, XIV, 1913, p. 109-120.

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que deviennent-ils ? Mironov m'avait parlé d'un autre feuillet bilingue. Qu'en fait-il ? Et on a du forcément ramasser encore d'autres fragments à Koutcha. Tout ce que nous avons ici, tout ce qu'avait Hoernle181 à Oxford est maintenant lu, copié, dépouillé et à peu près tra­ duit. Foucher achève son Gandhâra qu'il va imprimer. Jules Bloch182 imprime sa thèse sur le marathe. Masson-Oursel183184 de qui M. Stcherbatski vous a peut-être parlé, s'occupe des trois corps du Bouddha. Lacôte181 va nous donner la fin de sa Brhatkathâ. Cœdès185 est au Cambodge où il cherche les manuscrits. Le Père Boyer186 continue à déchiffrer les tablet­ 181. Rudolf Hœrnle (1841-1918) est né près d'Agra en Inde, où son père était missionnaire allemand de la Church Mission Society. Hoernle a fait ses études supérieures en Allemagne, à Bâle, puis à l'University College de Londres, où il étudie le sanskrit avec Theodor Goldstücker. En 1865, il revient en Inde, où il fait toute sa carrière. D'abord professeur de philosophie au Jai Narain College de Bénarès, il est nommé en 1877 directeur du Cathédral Mission College de Calcutta. En 1881 il entre dans l'Indian Educational Civil Service et devient directeur de la Madrasa de Calcutta jusqu'à sa retraite en 1899. Il termine sa vie en Angleterre, à Oxford, où il meurt. Ce philologue, spécialiste de la grammaire comparée, a édité et traduit l'un des premiers manuscrits collectés par le lieutenant B cuver en 1890 près de l'oasis de Koucha, au Turkestan (voir The Bouter manuscript, edited hy A. F. R. Hœrnle, Calcutta, 1894-1912). 182. Jules Bloch (1880-1953) est agrégé de grammaire (1903), diplômé d'hindi et de tamoul (1905) de l'ELOV, diplômé de l'EPHE, IV" section (1905) avec un mémoire sur « La proposition nominale en sanskrit » (.Mémoires de la Société de linguistique de Paris, t. XIV, 1906-1908), et docteur ès lettres (1914) avec l'ouvra­ ge La formation de la langue marathe, Paris, 1920. Directeur d'études à l'EPHE, IV" section (1919-1951), il devient en 1921 professeur à l'ELOV dans la chaire de langues modernes de l'Inde. Enfin, il succède à Sylvain Lévi au Collège de France dans la chaire de langue et littérature sanskrites (1937-1951). 183. Paul Masson-Oursel (1882-1956), agrégé de philosophie, est docteur ès lettres en présentant une Esquisse d'une histoire de la philosophie indienne, Paris. 1923. D'abord professeur au lycée Henri IV à Paris, il est nommé en 1927 directeur d'études des religions de l'Inde à l'EPHE, V" section. Spécialiste de la phi­ losophie comparée, Masson-Oursel a publié plusieurs travaux sur ce sujet dont La pensée en Orient, Paris, 1949. Sylvain Lévi fait ici référence à l'article de Paul Masson-Oursel, « Les trois corps du Bouddha ->, Journal asiatique, XL série, I, mai-juin 1913, p. 581-618. 184. Félix Lacôte. (1873-1925), agrégé de lettres (1896), est d'abord professeur au lycée de Montluçon (1899-1908). Diplômé de l'EPHE, IV" section (1908), il obtient cette même année un doctorat ès lettres avec un Essai sur Giutâdhya et la Brhatkathâ suivi du texte inédit des chapitres XXL1I à XXX du Nepâla Mahâtmya, Paris, 1908, et il est nommé professeur de sanskrit et de grammaire comparée à Lyon (1908). Cette même année, il fait paraître de Budhasvâmin, Brhatkathâ çlokasanigraha, /-/À. texte et trad., 2 vol., Paris, 1908. 185. George Cœdès (1886-1969), diplômé d'études supérieures de langue et littérature allemandes (1906), et diplômé de l'EPHE. V" section (1911). Cette même année, il intègre l'Ecole française d'ExtrêmeOrient où il lait toute sa carrière, spécialement en Thaïlande, où il est successivement directeur de la Bibliothèque nationale du Siam, puis secrétaire de l'institut royal de littérature, d'archéologie et des beauxarts de Bangkok. En 1929, il est élu directeur de l'EFEO jusqu'à sa retraite en 1947. De 1947 à 1960, Cœdès a été chargé de cours de siamois à l'ELOV. Ce spécialiste de philologie indochinoise a consacré ses travaux à l'Histoire ancienne des états hindouisés d'Extrême-Orient. Il était membre libre de l'AIBL (1958). 186. Augustin-M. Boyer (1850-1938) est entré au noviciat des jésuites à Angers en 1870. 11 fait alors des études de mathématiques, de lettres et de philosophie dans plusieurs établissements de province puis à Paris, avant d'acquérir une formation en théologie, d'abord à Jersey (1881-1886), puis en Grande-Bretagne, où il ter­ mine son noviciat en 1887. A partir de 1891, A.-M. Boyer se consacre à l'étude du sanskrit et engage des recher­ ches en épigraphie, paléographie et histoire de l'Inde ancienne. Il s'intéresse en particulier aux Indo-Seythes et publie à ce sujet plusieurs contributions dans le Journal asiatique. A.-M. Boyer a collaboré avec E. J. Rapson et E. Senart au déchiffrement des inscriptions kharosthï découvertes par Aurel Stein dans le Turkestan chinois : voir Kharosthï inscriptions discovered by Sir Aurel Stein in Chinese Turkestan, Part 7, text. of inscriptions diseovered al the Niya Site 1901 et Part II, text qf inscriptions discovered at the Niya, Endere and Lou-lan sites 1900-7, transcribed and edited by A.M. Boyer, EJ. Rapson and É. Senart, Oxford, 1920-1927.

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tes de Stem187 qui devraient être publiées depuis trois ou quatre ans ; Rapson'88 qui colla­ bore au travail le retarde indéfiniment. Senart réduit son activité ; notre pauvre Barth passe ses jours et ses nuits à se sonder ; il est pourtant rentré de vacances en bon état. À la maison, nos fils grandissent. Abel achève sa seconde année de service militaire

et va retourner à ses mathématiques ; Daniel achève sa troisième année de japonais, après sa licence d'anglais, et va partir à la caserne quand son frère en sortira. Ma femme et maman vont tout à fait bien. Et vous ? Et Serge ? Ne connaîtrai-je jamais votre fils ? Et M. Stcherbatski ? Les let­ tres que je lui envoie jouent de malheur. Je lui ai écrit en juillet pour avoir des nouvelles de sa santé, et surtout de ses yeux. J'ai peur qu'il n'ait rien reçu. Et M. de Staël-Holstein18*' ? Et la Bibliotheca Buddhica ? Si l'Académie qui a publié le Chao-jie-kou190, dispose d'un exemplaire, je m inscris pour la distribution. Mais surtout je m'inscris pour une lettre de vous, si courte soit-elle, qui m'apportera d'heureuses nouvelles.

187. Mark Aurel Stein (1862-1943), né à Budapest, est naturalisé anglais en 1904. Après des études universitaires à Vienne, Leipzig et Tübingen, puis à Oxford et enfin Londres, il entre en 1888 au service de l'administration britannique en Inde. Nommé directeur du Oriental College de Lahore, il devient en 1899 directeur de la Madrasa de Calcutta, avant de rejoindre en 1904 FArcheological Survey of India. Aurel Stein a conduit quatre missions en Asie centrale, en particulier au Turkestan chinois : en 1900-1901, 1906-1908 (grottes de Dunhuang). 1913-1916 et 1930, expéditions qui sont à l'origine de nombreuses et importantes découvertes de sites archéologiques et de manuscrits. Il a publié une, partie des matériaux collectés lors de ces missions archéologiques : Serindia. Detaïled report of explorations in Central Asia and IF'ésternmost China earried ont and described under the orders ofH. M. Indien Government, 5 vol., Oxford, 1921. il était correspondant étranger de l'AlBL (1922). 188. Edward J. Rapson (1861-1937), né en Angleterre, entreprend l’étude du sanskrit avec Edward B. Cowell en 1883 à Cambridge. Nommé assistant au département des monnaies du British Muséum, il devient en 1906 professeur de sanskrit à Cambridge après la mort de Cecil Bendall (1856-1906), le successeur de Cowell. Spécialiste de l'histoire de l'Inde ancienne (voir Cambridge History of India, 1922, vol. I. dont il est 1 éditeur), Rapson a achevé, avec P. S. Noble, la publication des Kharosthï inscriptions discovered by Sir M. A. Stein in Chinese Turkestan, Part III, text of inscriptions discovered at the Niya and Lou-lan sites 1913-14, transcribed and edited. Oxford. 1929. 189. Alexandre de Staël-Holstein (18/ r— 1937) est issu d'une vieille famille de la noblesse germanique (apparentée à Mme de Staël) établie dans les pays baltes. Il a lait des études classiques à l'université de Dorpat (aujourd hui Tartou, en Estonie), puis à Berlin où il apprend le sanskrit, enfin, à Halle où il obtient son doctorat en 1900. En 1909, il est nommé Privatdozent à la faculté des langues orientales de l'université de Saint-Pétersbourg. Alors qu il séjourne en Chine pendant la Première Guerre mondiale pour étudier la littérature tibétaine et mongole, il se retrouve exilé et ruiné par la Révolution bolchevique de 1917. Il enseigne alors le sanskrit à I université de Beijing et se spécialise dans l'étude du bouddhisme et de la religion tibé­ taine (lamaïsme). En 1929, il est nommé professeur de philologie d'Asie centrale à l'université Harvard, où il ouvre une branche du Sino-Indian Institute créé à Beijing. Alexandre de Staël-Holstein a édité The Kâçyapaparivarta. A Mahâyânasûtra of the Ratnaküta Class edited in the original Sanskrit, in Tibetan and in Chinese, Shanghai, 1926. 190. Chau Ju-kua : his work on the Chinese andArab trade in the twellh and thirteenth centuries, enlitled Chu-fan-chî, translater! front the Chinese and annoter! by Friedrich Hirth et William W. Rockhill, SaintPétersbourg, 1912.

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Je vous embrasse, mon bien cher ami, de toute la force d'une vieille tendresse. Sylvain Lévi 9 rue Guy de La Brosse, Paris (Ve) Ai-je besoin d'ajouter que toute la maison vous envoie ses vœux les meilleurs pour vous et votre fils.

33) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg [Paris], 3 janvier 1913 Mon bien cher ami, Gauthiot1'” part à Pétersbourg, en attendant son départ pour le Haut-Oxuslc. Je ne peux pas laisser partir un ami, qui veut bien se compter parmi mes élèves, sans le charger de messages particulièrement affectueux et cordiaux pour vous. Je viens d'apprendre hier soir votre élection au Conseil de f Empire™. C'est la confirmation des propos de Boyer que je vous transmettais l'autre jour. Je me réjouis de ce succès et je félicite le gouvernement russe d'avoir le concours de citoyens tels que vous. Je ne vous demande rien pour Gauthiot ; je sais que vous ferez pour lui tout le possible, et je vous en remercie à l'avance, en vous embrassant bien cordialement. Sylvain Lévi

34) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg (secrétaire perpétuel de l'Académie impériale des sciences, Saint-Pétersbourg - carte) [Paris, 8 janvier 1913] cachet de la poste Mon cher ami, Je reçois deux fascicules de la Bibl[iotheca] Buddhica, 1 du Madhyamakâvâtaram et un du SaddharmapundanknM3, le 5’. Et je constate avec regret que je n'ai pas reçu le 4'- du dit Saddharmapfimdarïka]. Pourriez-vous le remettre à Gauthiot qui me le rapporterait à Paris ? L'Académie y gagnera l'affranchissement ; vous le dérangement, et moi j'y gagne­ rai le plaisir de l'avoir sans délai. Surtout donnez à Gauthiot toutes sortes de nouvelles de

191. Robert Gauthiot (1876-1916), agrégé d'allemand (1898) et diplômé de l'EPHE, IVe section (1901) avec un mémoire sur Le parler de Buividze, essai de description d'un dialecte lituanien oriental, Paris, 1903. Il est maître de conférences de grammaire comparée à l'EPHE, IV" section (1903). Pour étudier le sogdien, il effectue deux missions dans les hautes vallées du Pamir (1913 et 1914). Au retour de son premier séjour, il rédige sa thèse principale, La fin de mot en indo-européen, et sa thèse secondaire. Essai sur le vocalisme du sogdien (1913). 11 meurt des suites de ses blessures reçues en 1915 lors des opérations en Artois. 192. L'Oxus est le fleuve Amu Darya. 193. Le Conseil d'Etat de l'Empire russe est constitué pour moitié de membres d'office ou nommés par l'empereur, et pour moitié de membres élus. En 1912, Sergej F. Ol'denburg est membre élu du Conseil d'Etat de l'Empire, en qualité de représentant de l'Académie impériale des sciences de Russie et des universités. 194. Madhvamakâvatârapar Candrakïrtî, traduction tibétaine publiée par Louis de La Vallée-Poussin, Saint-Pétersbourg, 1912. 195. Saddharmapundarîka, edited by Hendrik Kern and Bunyiu Nanjio, Saint- Pétersbourg, 1912.

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vous, de Stcherbatski (sur la santé de qui je ne sais toujours rien), de Staël-Holstein, de Mironof, d'Alexeief, et aussi des grands ancêtres1’6. Quand donc aurai-je le plaisir, la joie de vous visiter tous là-bas ? On m'a dit que Serge avait été souffrant ? Est-ce vrai ? Ditesmoi qu'il est mieux. Encore tous nos vœux d'heureuse année et de cœur avec vous. Sylvain Lévi 9 rue Guy de La Brosse V'

35) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg Paris, 20 février 1913 Mon cher ami. Mon collègue et ami Fossey1’" part en Perse pour y entreprendre une longue campa­ gne de fouilles, particulièrement à Hamadan. La Perse est devenue le prolongement poli­ tique de la Russie ; votre protection peut s'y exercer aussi efficacement que dans le Turkestan chinois. Nous savons déjà par Pelliot et par Gauthiot quel projet la recherche scientifique peut espérer du concours de nos deux nations « alliées et amies ». Je ne crois donc pas que la demande de M. Fossey que je vous transmets, puisse vous choquer offi­ ciellement. J'ajoute que je serais personnellement enchanté si elle peut être prise en consi­ dération. J'ai avec Fossey de bonnes et vieilles relations, et j'apprécie le courage qu'il lui faut pour aller courir le risque et le désagrément d'un long séjour en Perse quand il pou­ vait vivre en -- beatus possidens »!"8 à Paris. Toujours tout cordialement à vous. Sylvain Lévi 9 rue Guy de La Brosse Ve

36) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg Paris, 13 juillet 1913 Mon bien cher ami. Je vous ai écrit lundi dernier à Pétersbourg et sans doute ma lettre vous a rejoint depuis. Je vous y annonçais mon intention de partir vers le 1er août et d'arriver à Pétersbourg en deux étapes ... à condition d'obtenir un passeport. Nous n'avions pas réfléchi, ni vous ni moi, que la qualité de juif me désignait aux rigueurs du gouvernement russe ; on m'a précisé à la Préfecture de Police que le refus était certain d'avance et j'ai jugé inutile d'entreprendre des démarches condamnées d'avance à un échec. J'attends votre interven-

196. Sylvain Lévi fait référence à Vasilij V. Radlov et à Cari H. Zaleman (1849-1916), spécialiste de la littérature iranienne, directeur du Musée asiatique de 1890 à 1916. 197. Charles Fossey (1869-1946), professeur de philologie et archéologie assyriennes au Collège de France (1906-1939). 198. « Heureux celui qui possède », locution latine qui inverse un vers d'Horace : -- Que sert, pour être heureux d'entasser la richesse ? » (Odes, IV, 9.45).

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tion, à Pétersbourg où à Paris, pour introduire une demande que vous pourrez seul faire aboutir1’’9. Ma femme vous remercie encore de votre amicale insistance, mais elle renonce défi­ nitivement à ce projet que des raisons de mère de famille et de ménagère l'empêchent de réaliser. Je la retrouverai sans doute avec Daniel au retour dans quelque ville d'Allemagne, mais ce sous-projet est encore assez mal défini. Je n'ai pas besoin de vous dire comme je suis heureux pour ma part de passer quelques jours avec vous, aux séductions de l'amitié vous ajoutez encore celles du tokharien ; je me promets de tout examiner en détail et de copier le plus possible. Les nouvelles que vous me donnez de votre santé m'attristent ; c'est donc vrai que nous devenons vieux ! Passe encore de céder la place aux jeunes, si les jeunes valent les aînés. Mais la Russie a peu d'hommes comme vous, et 1' Académie aussi sans doute. Tout le monde ici vous envoie des amitiés cordiales, et pour tous, je vous embrasse bien affectueusement. Sylvain Lévi 9 rue Guy de La Brosse V*'

37) Sylvain Lévi à Sergej F, Ol'denburg Paris, 15 octobre 1915 Mon bien cher ami, Où sont nos beaux rêves pacifiques ? Où sont les beaux raisonnements qui démon­ traient que la guerre était impossible ? Pour l'avoir cru, nous voyons l'un et l'autre notre pays envahi, menacé dans sa vie même, et tout l'édifice de l'antique civilisation chancelle, miné par toutes les forces de la barbarie. La circulaire de l'Académie, datée de Pétrograd 7/20-IX1915, a la valeur d'un symbole : les échanges qui faisaient la vigueur et la beauté de la scien­ ce sont suspendus — jusqu'à quand ? Il va de soi que je prie l'Académie de vouloir bien met­ tre en réserve à mon nom les publications qui me seraient destinées, sans les exposer aux risques d'un transport trop aléatoire. Pour me conformer aux indications de cette circulaire, j'ajoute quelle m'est parvenue le 1" octobre. Je n'ai pas le cœur à vous écrire une longue lettre ; les sentiments que nous éprou­ vons sont trop forts pour se traduire dans des mots ; seuls les actes comptent ; je vous dirai seulement que Abel et Daniel2”0 accomplissent leur quinzième mois de guerre et qu'ils sont

199. Sylvain Lévi a finalement obtenu du gouvernement russe un visa l'autorisant à se rendre à SaintPétersbourg en 1913. 200. Daniel Lévi appartient à la classe 1912, il est mobilisé en octobre 1913 et rejoint le front en août 1914. En septembre 1915, il prend part aux combats à la bataille de Champagne ; blessé devant Verdun le 12 avril 1916, il est de retour au front en août 1916, avant d'être affecté, en octobre 1917, auprès d'un déta­ chement de l'armée américaine (Archives du ministère des Affaires étrangères, Daniel Lévi, dossier person­ nel, 4"' série, carton 476).

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encore indemnes ; ils ont encore pris part à l'offensive de Champagne ces jours derniers, et s'en sont tirés sans dommage. Leur nature stoïque, leur inébranlable sérénité sont la plus belle récompense de ma vie. Mais nous les avons vus qu'une seule fois depuis le 1" août 1914, pendant sept heures, à Amiens, le 3 mars. Vous imaginez ce qu'est notre vie, entre l'angoisse pour nos enfants et l'angoisse pour la patrie. M. Stcherbatski m'avait annoncé, il y a plusieurs mois déjà, l'envoi d'épreuves de VAhhidharmakosa ; elles n'ont pas pris le chemin des Pâramitar01 : elles sont restées sans doute au beau milieu de l'océan. Je souhaite que ma lettre à M. Stcherbatski et celle-ci n'aient pas le même sort. Pelliot201 202 est, ou était encore, le mois prochain, officier de liaison aux Dardanelles ; il a dû passer à Salonique. Foucher2"’’ est en Amérique, comme exchange professer, à Columbia University ; il est parti à contre-cœur pour déférer au choix de la Faculté ; il est dur en ce moment de s'arracher à la patrie souffrante pour aller vivre chez les neutres, et quels neutres ! Finot est resté à Hanoï, retenu par ses fonctions. Jules Bloch, Hackin204205 , 206 Bacot2fo sont aux tranchées. Meillet20" s'est marié en mai. Chavannes207 reste mon fidèle

201. Pâramitn (skt.), « rendu sur l'autre l'autre rive » 202. Voir infra la lettre de P. Pelliot à S. F. Ol'denburg datée de Inibros, 11.12. 1915. 203. Voir infra la lettre d'A. Foucher à 8. F. Ol'denburg, datées du 1.09.1915. 204. Joseph Hackin (1886-1941), d'origine luxembourgeoise (naturalisé français en 1912), est diplô­ mé de l'Ecole de sciences politiques de Paris (1907), de l'EPHE, IV" section (1913), avec l'édition et la tra­ duction d'un bréviaire sanskrit-tibétain (Formulaire sanskrit-tibétain du X' siècle, Paris, 1924), et docteur d'Etat ès lettres (1916). Il est conservateur du musée Ouimet (1923-1941) et professeur titulaire à l'Ecole du Louvre (1928-1941). En 1934-1940, il dirige la Délégation archéologique française en Afghanistan, effec­ tuant plusieurs campagnes de fouilles en Bactriane afghane. Il périt au large des îles Shetland, lors d'une mission au service de la France Libre. Joseph Hackin a publié, entre autres, Nouvelles recherches archéolo­ giques à Begram (ancienne Kâpici), (1939-1940), 2 vol., Paris. 1954. H était correspondant de l'AIBL (1939). 205. Jacques Bacot (1877-1965), diplômé de l'EPHE. IV" section (1914) avec : « Drimedkundan. Une version tibétaine dialogué® du Vessantara Jâtaka », Journal asiatique, XI* s., IV, septembre-octobre 1914, p. 221-305. En 1927-1928 et 1928-1929, Bacot est chargé de conférences à l'EPHE, IV section, en remplace­ ment de Sylvain Lévi alors en mission au Japon, puis il est élu directeur d'études de philologie bouddhique (1938-1961). Spécialiste du bouddhisme tibétain, il a effectué plusieurs missions au Tibet (1906, 1909). Jacques Bacot est l'auteur d'une Grammaire du tibétain littéraire, 2 vol., Paris, 1946-1948, et d'une traduc­ tion du tibétain, Le poète Mïlarépa, ses crimes, ses épreuves, son Nirvana, Paris, 1925. Il était membre libre de l'AIBL (1947). 206. Antoine Vieil!et (1866-1936). agrégé de grammaire (1889), docteur ès lettres (1897), est maître de conférence à l'EPHE, IV" section (1891), puis professeur de grammaire comparée au Collège de France (1906). II est élu président de la IV" section de l'EPHE en 1925. Il est l'auteur d'une Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes, Paris, 1903, et en collaboration avec Sylvain Lévi de Remarques sur les formes grammaticales de quelques textes en Tokharien B, 2 vol., Paris, 1912-1913. 11 était membre de l’AIBL (1924). 207. Edouard Chavannes (1865-1918), normalien (1885), agrégé de philosophie (1888), a suivi les cours de chinois à l'ELOV. Après un séjour en Chine, il est nommé en 1893 professeur dans la chaire de chi­ nois du Collège de France. Il a publié avec Sylvain Lévi : « Voyages des pèlerins bouddhistes. L'itinéraire d'Ou-K’ong (751-790) », Journal asiatique. IX" s., VI, septembre-octobre 1895, p. 341-384. Il était membre de l'AIBL (1903).

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compagnon de travail ; nous avons un jour de séance par semaine. Pour répondre au désir de mes fils, j'ai essayé de travailler et vous verrez dans le Journal asiatique deux articles de moi sans parler des travaux faits sous ma direction. C'est du travail de guerre ; l'esprit est ailleurs. Qu'est devenu Serge ? Rassurez-nous par un simple mot. Nous vous embrassons bien tendrement. Sylvain Lévi

38) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg (carte de visite) [Paris], 6 mai 1917 Mon cher ami, M. Ivanoff208209 qui a été mon auditeur au Collège de France cette année et qui a suivi les cours de japonais à l'Ecole des Langues Orientales, rentre en Russie. Il vous apportera nos tendres et fidèles amitiés et des nouvelles de la maison. Vive la Russie regénérée, debout contre l'autocratie militaire des allemands ! Tout cordialement. Sylvain Lévi

39) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg Strasbourg, 8 avril 1921 Mon cher Serge, Je ne vous écrirai pas une longue lettre puisque je ne sais si cette feuille vous arrive­ ra jamais. J'avais cependant beaucoup à vous dire, mais tout peut tenir en peu de mots : nous vous aimons toujours tendrement ; nous savons tout ce que vous avez fait, ce que vous faites, nous admirons votre courage, votre énergie, votre dévouement à la patrie qui vous fait passer sur toutes les autres considérations. Et nous attendons avec impatience l'heure de vous revoir, de vous accueillir, de vous embrasser, de vous choyer. Je n'ai rien su de votre Serge dont vous aviez [souhaité] nous annoncer la prochaine visite. Abel et Daniel sont rentrés de la guerre encore solides. Daniel remis de sa blessure attrapée à Verdun, Abel qui a passé par toute la mitraille sans une égratignure, et dans l'infanterie ! Abel2'” s'est marié en avril 1919, avant d'être démobilisé. Il est le père d'une délicieuse

208. Aleksej A. Ivanov (pseud. Ivin) (1885-1942) sinologue russe, diplômé en 1917 de l'ELOV de Paris, travaille, de 1917 à 1927, comme journaliste en Chine au Journal de Beijing, et il enseigne la langue française à ['Université de cette ville. Il a publié des travaux sur la Chine moderne, 209. Abel Lévi (1890-1942) s'est marié avec Suzanne Katz (1892-1943) le 12 avril 1919. Licencié ès sciences en mathématiques, il gérait une petite société de commerce, en particulier avec l'Ethiopie, et était aussi fondé de pouvoir dans une agence de bourse. Abel Lévi a été arrêté en 1941, emprisonné à Drancy et à Compïègne, puis déporté à Auschwitz (convoi n°l du 27 mars 1942) où il mourut du typhus en 1942. Suzanne Lévi et son fils Vincent furent arrêtés à Andilly à la mi-septembre 1943, internés à Drancy et dépor­ tés à Auschwitz (convoi n°60 du 7 octobre 1943) pour être gazés dès leur arrivée (voir Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la déportation des juifs de France, édité et publié par Beate et Serge Klarsfeld, Paris, 1978).

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petite fille, Catherine21", âgée de 13 mois, qui fait mes délices. Il est entré dans les affaires, est fondé de pouvoir d'une petite maison de bourse, et a créé une affaire de commissionexportation avec l'Inde. Daniel, qui a été attaché au général Stéfanik210 211 depuis août 1918 jusqu'à sa mort et qui a eu la douleur de le voir périr sous ses yeux à Presbourg, Daniel a été ensuite attaché au bureau japonais de la mission installée à Berlin. Il est rentré en lévrier à Paris pour préparer le concours au Ministère des Affaires Etrangères212. Pour moi, j'ai été envoyé par le gouvernement en 1918 en mission en Palestine213214 , puis aux Etats-Unis. J'ai demandé pour récompense d'être chargé d'un enseignement à l'Université de Strasbourg211 ; vous vous rappelez que tous les miens étaient Alsaciens d'origine. J'ai passé l'année dernière ici, et je viens d'y retourner pour le semestre d'été. Je viens, c'est-à-dire nous venons, ma femme et moi, naturellement.

210. Catherine Lévi (1920- ) a fait des études de sciences (physique-chimie) : titulaire d'une thèse de doctorat (1956), elle est maître de recherche au CNRS. Elle a épousé en 1939 le docteur Guy Vermeil, le fils d'Edmond Vermeil (1878-1964), professeur de langue et de littérature germaniques à Strasbourg, avant d'être nommé à la Sorbonne en 1935. 211. Milan Ratislav Stéfanik (1880-1919), ministre de la Guerre du nouvel Etat tchécoslovaque en 1918, est mort dans un accident d'avion près de Bratislava. En août 1918, Daniel Lévi est attaché d'abord à la mission militaire française en Sibérie, puis auprès du Général Stéfanik, qu'il accompagne lors de son retour en Tchécoslovaquie. D'octobre 1919 à janvier 1921, Daniel Lévi est affecté à la Commission militai­ re interalliée de contrôle de Berlin, en qualité d'interprète auprès de la section japonaise (Archives du minis­ tère des Affaires étrangères, Daniel Lévi, dossier personnel, 4" série, carton 476). 212. Daniel Lévi (1892-1967) est licencié ès lettres en anglais (1912) et diplômé en japonais (1913) de l'ELOV. En 1921, il est admis au concours des Affaires étrangères, où il fait une carrière de diplomate. Il est successivement : consul de France en Inde, à Bombay (1922-1925), consul adjoint en Chine, à Tianjin puis à Ùunnanfu (1928-1932) et chargé de mission à Moscou en 1937. Mis à la retraite anticipée par les lois anti­ sémites du gouvernement de Vichy, il signe avec d'autres fonctionnaires et universitaires la lettre rédigée en mars 1942 par Marc Bloch à l'attention de l’Union générale des Israélites de France, dénonçant la politique suivie par cette association (voir Marc Bloch, L'Etrange défaite, Paris, 1990, p. 321). Après avoir passé les années de guerre dans le sud de la France, Daniel Lévi est réintégré dans ses droits en 1945. Il est alors nommé à Helsinki représentant politique du gouvernement provisoire de la République française en Finlande (1945-1947). puis ambassadeur de France en Inde et au Népal (1947-1952), en Tchécoslovaquie (1952-1953), et enfin au Japon (1953-1954) (Archives du ministère des Affaires étrangères, dossier person­ nel, 4e série, carton 476). 213. En 1918, Sylvain Lévi est nommé par le ministère des Affaires étrangères membre de la commis­ sion sioniste avec laquelle il se rend au Proche-Orient, spécialement en Palestine : puis il effectue une autre mission aux Etats-Unis, auprès des milieux juifs américains, au service de FAlliance Israélite universelle. Au retour, il est de nouveau sollicité par le gouvernement français pour créer, organiser et diriger « un bureau d'information sur les questions juives au Service de Documentation pour la Conférence de la paix » (voir Annuaire du Collège de France. 1919, p. 66, et Sylvain Lévi, « Une renaissance juive en Judée -, Ligue des amis du sionisme, 5, novembre 1918, p. 7-22). 214. Sylvain Lévi enseigne à la faculté des lettres de l'université de Strasbourg, où il est nommé « direc­ teur dans les études orientales » en 1919-1920 et 1920-1921 (voir la lettre de S. Lévi à S. F. Ol'denburg, datée du 18.10.1921). On trouvera un témoignage sur la présence de Sylvain Lévi à l'université de Strasbourg dans Lucien Febvre, De la ‘ Revue de synthèse” aux ‘Annales”. Lettres à Henri Ben 1911-1954. présenté et annoté par Gilles Candar et Jacqueline Pluet-Despatin, Paris, 1997.

CORRESPONDANCE ENTRE SYLVAIN LÉV1 ET SERGEJ F. OL’DENBURG

16) Sylvain et Désirée Lévi avec leur petite fille Catherine Lévi. dite Couki, en habits népalais, à Paris, vers 1925 (source : collection privée).

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Foucher, parti pour l'Inde en septembre 1918, y est resté depuis et s'y est marié avec une de nos élèves, Mlle Bazin21’, qui l'y avait rejoint. Le mariage remonte à deux années déjà. Le couple annonce son retour pour [la] fin du mois. Finot est retourné à Hanoï à la 216 devenu pensionnaire de l'Ecole d'Extrêmefin de 1920 accompagné de Goloubeff215 Orient. Jules Bloch qui a fait une magnifique campagne, vient de remplacer Vinson217 à l'Ecole des langues. Toute une école de jeunes s'est formée que vous devez connaître. Nous essayons de réparer les dommages causés à la civilisation par le crime monstrueux des Boches. Nous comptons sur le concours de votre Russie pour réaliser un plan de collabo­ ration international, ou plutôt interallié, en particulier un dictionnaire général du boud­ dhisme. J'espère que nous en reparlerons bientôt ensemble. Pour aujourd'hui, je n'ai voulu que vous redire ma vieille, ma très vieille, très fidèle, très fraternelle affection et vous embrasser de tout mon cœur. Sylvain Lévi 41 rue Erckmann Chatrian, Strasbourg

40) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg (papier à en-tête des Messageries maritimes) À bord du Paul Lecat, 18 octobre 1921 Mon cher ami, L'en-tête de la lettre aura parlé pour nous avant que vous commenciez à me lire. Je vous écris à bord du Paul Lecat, en méditerranée, près des côtes d'Egypte. Dans quinze jours je serai à Colombo, dans trois semaines à Calcutta, et ensuite Bolpur où m'appelle

215. Eugénie Bazin (1889-1952), licenciée d'anglais, a suivi les cours de Sylvain Lévi à l'EPHE. Auteur d'un mémoire inédit sur le poète Rabindranath Tagore, elle a publié un article : « Sur une monnaie du Pancâla », Etudes d'orientalisme publiées à la mémoire de Raymonde Linossier, Paris, 1, 1932, p. 145-153. Mariée à Alfred Foucher en 1919, elle l'accompagne dans ses missions en Inde et en Afghanistan et elle col­ labore à son ouvrage, La vieille route de l'Inde, de Bactres à Ta.xila, 2 vol., Paris, 1942-1947. 216. Victor V, Goloubew (1878-1945) est issu d'une riche famille de l'aristocratie impériale russe. Dans les années 1896-1900, il fréquente les cours d'histoire et d'archéologie de Mihail I. Rostovcev [Rostovtsefl] à l'université de Saint-Pétersbourg. Après son mariage avec Nathalie de Gros, qui le quittera plus tard pour le poète Cabriele d'Annunzio, V. Goloubew s'inscrit à l'université de Heidelberg, où il suit les enseignements de 1901 à 1904, pour obtenir un doctorat de philologie sur les traductions en allemand de Marivaux. Le cou­ ple Goloubew s'installe alors à Paris et mène la vie mondaine des salons artistiques et politiques. Passionné de peinture italienne, d'histoire de l'art et d'archéologie, V. Goloubew effectue un premier voyage en Inde en 1910-1911. et au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1920, il intègre l'Ecole française d'ExtrêmeOrient, où il réalise toute sa carrière jusqu'en 1943. Son œuvre est consacrée en grande partie à l'étude de l'art et de l'archéologie du Cambodge : il étudie en particulier les temples khmers du site d’Angkor Vat dont il rapproche les motifs architecturaux des traditions indiennes. Voir Louis Malleret, « Le vingtième anniver­ saire de la mort de Victor Goloubew (1878-1945) », BEFEO, LUI, 1967, p. 331-373. 217. Julien Vinson (1843-1926), fils d'un magistrat de Karikal (Inde du Sud), enseigne l'hindi à l'ELOV (1886-1921). Il est l'auteur d'un Manuel de langue hindoustani (ardu et hindi), Paris, 1899.

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une invitation de Tagore218219 . Vous avez su que le poète a fait cette année une tournée 220 d'Amérique et d'Europe pour gagner des sympathies et des fonds à l'Université nouvelle qu'il veut créer. Il est venu deux fois à Strasbourg réclamer mon concours, et je ne pouvais le lui refuser ; du reste, je n'avais que trop d'envie d'aller revoir l'Inde, ou plutôt de voir l'Inde nouvelle que les dernières années ont créées. Je vais donner un enseignement, mais j'ignore à qui et sur quoi. Je vais plus m'instruire qu'instruire. Je me propose surtout de visiter les universités du pays et de mesurer les progrès de ce que nous appelons l'esprit scientifique, voir les sociétés savantes, les publications des hommes surtout. Je pense y res­ ter un an. Ma femme m'accompagne invitée elle aussi par Tagore ; elle me sera une com­ pagne et une collaboratrice précieuse. Nous avons laissé à Paris Abel, sa femme, sa petite fille et Daniel. Daniel nous suivra bientôt sans doute ; il a passé avec un succès inespéré, après 3 mois de préparation seulement, contre des concurrents mieux préparés et forte­ ment soutenus, le concours des Affaires étrangères de vice-consul suppléant, il a demandé un poste en Extrême-Orient et recevra sa désignation ces jours-ci. Abel organise avec un hindou qui a fait la guerre sous le drapeau français une affaire de commerce avec l'Inde et l'Extrême-Orient qui prend des développements intéressants et lui donne beaucoup de travail, plus de travail que de profit pour les débuts, comme il fallait s'y attendre. Vous aimeriez sa femme si vous la connaissiez, ou plutôt quand vous la connaîtrez, car vous fini­ rez bien par nous rendre visite à Paris, et si nous n'y sommes pas encore revenus, nos enfants sont d'autres nous-mêmes. J'ai eu un vrai chagrin de ne pas voir Serge21" tandis qu'il était à Fontenay ; j'étais il est vrai à Strasbourg pour le second semestre ; la Faculté des lettres m'a élu « directeur dans les études orientales », un titre tout nouveau qui m'a fait grande joie en me liant pour la vie à cette Alsace chérie. J'ai su au retour par Madame Lot22" que Serge avait quitté la France pour s'installer à Berlin ; j'ai su aussi par elle qu'il vous rappelait de façon surprenante, et j'ai encore plus regretté de n'avoir pas revu en lui votre chère image.

218. Rabindranath Tagore (1871-1951), prix Nobel de littérature en 1913, a fondé au Bengale funi­ versité de Santiniketan dont les enseignements privilégient les disciplines littéraires et artistiques. Sylvain Lévi fut invité par l'université de Calcutta dès 1913, mais la guerre de 1914-1918 le contraint à reporter l'in­ vitation. Lorsqu'il se rend en Inde en 1921, il est le premier sanskritiste occidental à donner des cours de langue et de littérature sanskrites à la nouvelle université de Santiniketan (voir D. Sylvain-Lévi. Dans l'Inde (de Ceylan au Népal). Paris, 1925). 219. Serge Oldenbourg (1888-1940) a fait ses études supérieures à Heidelberg. Lorsque les bolcheviks prennent le pouvoir en 1917, il est secrétaire au ministère des Finances. Refusant de prêter serment au nou­ veau régime, il rejoint les forces armées de la contre-révolution blanche, puis vers 1920 il réussit grâce aux appuis de son père, à quitter la Russie en passant par la Finlande. Après un séjour à Berlin, il s'installe défi­ nitivement à Paris au milieu des années 1920. Sympathisant des idées de Charles Maurras et proche de l'Action française, il devint rédacteur en chef d'un journal des émigrés contre-révolutionnaires, La Renaissance, rendant pratiquement impossible les relations avec son père qui avait alors recours à l'entre­ mise de Sylvain Lévi pour échanger messages et aides matérielles ; voir infra lettre de S. Lévi à S. F. Ol'denburg, datée du 20.01.1929. 220. Voir en annexe la lettre de Sylvain Lévi à Madame Ferdinand Lot, Strasbourg, 24.08.1921 (Ferdinand Lot était directeur d’études pour l'histoire du Moyen-Age à la V" section de l'EPHE).

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Notre indianisme court les routes. Finot est reparti il y a un an reprendre la direction de l’Ecole de Hanoï, accompagné de Goloubew nommé pensionnaire de l'établissement et qui rend par sa multiple activité les plus grands services. Foucher, après trois années de séjour dans l'Inde, est en Perse pour des raisons que j'ignore mais surtout pour échapper aux fureurs de sa tante qui ne lui pardonne pas son mariage et qui le menace des pires vengeances. Il craint pour sa jeune femme, il a peur du scandale et il cherche des tangen­ tes qui l'éloignent de Paris. C'est une pitié. Heureusement avec Jules Bloch, MassonOursel, Przyluskr21, nous avons une brillante école qui compense ces départs. Je suis parti sans voir Stcherbatsky, toujours attendu ; pourtant l'autorisation défini­ tive lui était parvenue, et sa famille comptait sur lui de jour en jour221 222223 . J'aurai aimé à le voir, à le recevoir, à l'entendre parler de ses travaux, des vôtres, de l'Académie. J'espère qu il finira par arriver, par donner ses cours au Collège, et par vous apporter nos publica­ tions. Senart est là qui y veillera. J'ai vu tout au moins Mr. Jacques Mesnil22*, trois jours avant d'embarquer, et j'ai été heureux de voir qu'il avait pu vous apprécier ; il m'a parlé de vous en des termes qui m'ont ému. Il m'a remis votre lettre et tous, parents et enfants, nous l'avons lue et relue, avec un véritable recueillement. Vous êtes pour nous un frère aimé, dont nous sommes fiers, et les souffrances qui accablent votre pays vous rendent plus cher encore à notre cœur par les souffrances quelles vous apportent personnellement, dans votre ardent patriotisme et dans votre vie quotidienne. Il est cruel de rester impuis­ sant à vous procurer un soulagement. J'ai laissé à Abel et à Mr. Senart le soin d'y pourvoir, si l'occasion s'en offre pendant notre absence. À tout hasard, je vous donne l'adresse d'Abel : 145 Boulevard Magenta. Paris, 10'. Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur. Sylvain.

221. Jean Przyluski (1885-1944) est diplômé de l'École coloniale (1907), de l'ELOV (annamite 1911), et docteur ès lettres (1923). Après avoir effectué une carrière d'administrateur civil en Indochine (19071914), il est nommé professeur d'annamite à l'ELOV (1913), puis directeur d'études à l'EPHE (IV section), dans la chaire de philologie bouddhique (1926), et il succède enfin à Louis Finot à la chaire d'histoire et de philologie indochinoises du Collège de France (1931-1944). 222. Voir en annexe la lettre de Sylvain Lévi à Marija 1. Scerbatskaja, la sœur de Fedor I. Scerbatskoj. datée du 20.07.1921. 223. Jacques Mesnil (Jean-Jacques Dwelshauvers dit. 1872-1940), né à Bruxelles, est historien de l'art et journaliste. D'abord militant libertaire puis sympathisant du régime communiste, il entre en 1918 à la rédaction de L'Humanité. En 1921, il assiste au III' congrès de l'internationale communiste à Moscou, où il se lie d'amitié, entre autres, avec Victor Serge et Pierre Pascal. Il prend ses distances avec les milieux com­ munistes en 1924, et revient à ses études d'histoire de l'art, mais il reste proche des groupes d'opposition de gauche au régime soviétique.

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41) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg [Paris], 31 octobre [19]23 Mon cher Serge, J'ai retardé de longs jours l'envoi de la lettre écrite par Dédée à ta femme221, mais je ne voulais pas et ne pouvais pas m'arracher à la rédaction d'un article qui m'obsédait, le second depuis ton départ. Quand tu es parti, tu te le rappelles, j'avais commencé de rédi­ ger un travail pour Finot qui publie à l'occasion des 25 ans de l'Ecole d'Extrême Orient un recueil de tous les collaborateurs. J'ai traité de « Ptolémée, le Niddesa, et la Brhatkathâ »224 225226 . C'est une série de comparaisons entre ces deux séries de textes en ce qui concerne Suvarnabhümi. A peine je finissais qu'un démon m'a pris et possédé ; depuis des années, combien ? j'étais frappé d'une série d'ethniques du type Kalinga Telinga qui ne s'expliquent ni par le dravidien ni par l'aryen. Je suis convaincu que ce sont des structu­ res d'une culture antérieure du type austroasiatique. La conviction s'est graduellement faite assez forte pour exiger d'être exprimée. Ce sera pour le Journal asiatique~h, un des prochains numéros. Cette lettre arrivera, j'espère, à temps pour te souhaiter la bienvenue au retour chez toi. Si je ne t'ai pas écrit un seul mot pendant ton séjour en Allemagne, c'est que tu m'a­ vais annoncé en quittant Berlin pour la région de Heidelberg que tu m'enverrais ton adres­ se aussitôt installé. Tu as oublié de le faire ; j'ignorais si tu étais encore en route ou si tu avais changé tes plans. As-tu réussi à décider ton Serge à prendre une carrière moins déce­ vante ? Nous pensons beaucoup à lui comme à tout ce qui te touche. J'espère que le maria­ ge de Mitia"7 vous aura donné pleine satisfaction ; heureux ceux qui peuvent se marier de bonne heure et mener longtemps en commun une existence modeste et honorable. Depuis ton départ, j'ai reçu les livres et brochures que j'avais dû laisser chez toi. J'ai trouvé les paquets livrés à la maison, sans savoir par qui, je suppose que c'est par Arcos228.

224. Elena Grigorievna Golovaceva (née Klemenc) (1875-1955) est la nièce de l'archéologue russe Dmitrij A. Klemenc à qui l'on doit les premières découvertes significatives de vestiges bouddhiques en Asie cen­ trale. C'est en 1898, au retour de D. A. Klemenc de Tourfan, que S. F. Ol'denburg rencontre pour la première fois la nièce de celui-ci. Originaire de Samara, où son père était avocat. Elena Grigorievna est diplômée en 1908 du département de philologie et d'histoire de l'institut féminin pour l'éducation supérieure, avant d'être insti­ tutrice, de 1903 à 1922, à débita (la ville natale de Sergej F. Ol'denburg), en Sibérie. Mariée une première fois en 1899 à Golovacev, dont elle eu un fils, Dmitrij, et devenue veuve en 1914, elle épouse en secondes noces Sergej F. Ol'denburg le 19 février 1923. A partir de 1924 et jusqu'en 1930, elle travaille au département de l'art oriental du musée de l'Ermitage de Leningrad puis, de 1932 à 1941, elle prend en charge au département des archives de l'Ermitage l'inventaire et le classement des collections rapportées de Dunhuang par Sergej F. Ol'denburg. En 1926 et en 1929, elle accompagne son mari en Occident (Allemagne, France et Angleterre). 225. Voir la contribution de Sylvain Lévi aux Etudes asiatiques, publiées en l'honneur du vingt-cin­ quième anniversaire de l'Ecole française d'Extrême-Orient, II, Paris, 1925, p.1-55. 226. Sylvain Lévi, - Pré-aryen et pré-dravidien dans l'Inde », Journal asiatique, CCI II, juillet-septembre 1923, p. 1-57. 227. Dmitrij D., dit Mitja, Golovacev (1902-1942) est le fils d’Elena Grigorievna Ol'denburg, né de son premier mariage. 228. Ail Russian Cooperative Society Limited (ARCOS).

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Dès que tu pourras t'en occuper, ne néglige pas de reprendre le contact avec le Ministère de l'instruction Publique pour l'échange des publications scientifiques. Il ne faut pas compro­ mettre par des retards un résultat obtenu qui nous a fait tant de plaisir à l'un et à l'autre. J'aurai voulu, comme nous en avions convenu, profiter du séjour de M. Troinitsky22'1 pour régler la question des Musées avec la Direction des Beaux-Arts. Mais je n'ai vu ni Troinitsky, ni Benua2311 et j'ai su par notre excellent Alexeieff que Troinitsky rentrait à Petrograd avec lui. Tu voudras dire à Troinitsky mon regret d'avoir si peu profité de son séjour à Paris car j'ai pour lui autant de sympathie que d'admiration. Ici, bonnes nouvelles : on attend chez Abel un troisième bébé pour le mois de mars. Daniel jouit maintenant de la bonne saison à Bombay. Toucher n'est pas encore à Balkh. L'Allemagne, l'Allemagne appauvrie vient d'envoyer en Afghanistan une grande mission, plusieurs dizaines de personnes qui sont arrivées via [la] Russie. Et nous grattons les fonds de tiroir pour envoyer un peu d'argent, une misère, à Toucher. Je n'ai pas encore pu me mettre à mes matériaux rapportés du Népal : je vais pouvoir m'en occuper enfin. Ganapati229 231 m'assure la publication pour ce mois-ci de la T" partie de son Kautilya 230 Arthasâstra Vyâkhyâsahita. J'ignore s'il s'agit d'un commentaire composé par lui ou découvert par lui. Je t'embrasse bien tendrement. Mes pensées les plus affectueuses à ta femme, souve­ nirs à tous ceux qui t'entourent, maison et Académie. J'attends le manuscrit de Stcherbatsky232 pour le Journal asiatique. De tout cœur. Sylvain

229. Sergej N. Trojnickij (1872-1948), historien d'art, directeur du musée de l'Ermitage à Leningrad (1918-1927). 230. Aleksandr N. Benua [Benois] (1870-1960), diplômé de la faculté de droit de Moscou (1894), est peintre, décorateur de théâtre et metteur en scène. Il a publié une histoire de la peinture russe au XIX'' siè­ cle. Au début du XX siècle, il est lié à l'avant-garde littéraire et musicale russe et travaille au musée de l'Ermitage. A l'occasion de l'exposition consacrée à l'art russe, qui se tient à Paris en 1906, il préface le cata­ logue dont l'introduction est rédigée par Serge Diaghilev. Quelques années plus tard, Benua compose les tableaux de Pétrouchka, le Ballet russe d’Igor Stravinski], donné au Châtelet à Paris en 1911. Après la Révolution bolchevique, il collabore avec le théâtre Mariinskij, de Petrograd, et à partir du milieu des années 1920, il voyage en France et en Italie, où il travaille pour les grandes scènes lyriques et théâtrales. 231. T. Ganapati Sâstrï (1860-1926) est un sanskritiste indien. Au début de ce siècle, il entre au ser­ vice du Maharaja Rama Varma (1857-1924) du Travancore (aujourd’hui Kérala) et édite la collection Trivandrum Sanskrit Sériés, dont les premiers volumes paraissent en 1905. Voir The Arthasâstra ofKautalya, ivith the commentary Srimûla of Mahâmahopâdhyâya T. Ganapati Sâstrï, edited by the commentator, Trivandrum, 1924. 232. Fedor I. Scerbatskoj n'a pas publié dans le Journal asiatique l'article attendu par Sylvain Lévi.

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42) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg Andilly233, 25 juin 1925 Mon cher ami, Voilà deux ans écoulés depuis les bonnes journées que nous avons passées chez toi, à notre retour d'Asie. Et voici qu'une autre perspective s'ouvre encore, une nouvelle chan­ ce de réunion à Léningrad234. Je t'envoie ci-joint ma réponse officielle à l'invitation de l'Académie ; je suis certain de venir, si le problème budgétaire est résolu. Je vais deman­ der au Ministère une mission, mais j'ignore si j'obtiendrai les fonds nécessaires. Les mem­ bres de l'institut, Pelliot en tête, passeront sans doute les premiers, comme il convient, et j'aurai sans doute aussi à expier une fois de plus le crime de lèse-Institut235 que j'ai com­ mis en refusant de poser une candidature humiliante. En tout cas, je te demanderai de régler ma situation comme si j'étais sûr de venir. Je voudrai profiter de mon séjour pour revoir les fragments koutchéens23*1 que j'avais copier en 1913 et qui sont prêts pour l'im­ pression, examiner aussi au plus près les fonds et les collections du Musée Asiatique, exa­ miner en commun les anciens projets de collaboration : édition du Dulvd237 avec index multiples, etc.

233. Sylvain et Désirée Lévi, qui ne sont pas propriétaires de leur appartement à Paris, rue Guy de La Brosse, dans le V” arrondissement, ont acquis pour seul bien immobilier une modeste maison sur la com­ mune d'Andilly, dans le département de la Seine et Oise (aujourd'hui Val-d'Oise) (voir Archives de l'Enregistrement du département de la Seine) ; dans les années 1920, Sylvain Lévi siège au conseil munici­ pal de la commune d'Andilly. 234. Il s'agit de l'invitation pour les fêtes du jubilé de l'Académie des sciences de Russie en 1925 (voir en annexe le discours délivré par Sylvain Lévi le 14.09.1925). 235. De fait, Sylvain Lévi n'a jamais été membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Dans les années 1910-1914, celui-ci fut au centre de querelles motivées, entre autres, par la candidature de Paul Pelliot au Collège de France, en 1911, que Sylvain Lévi favorisa. En outre, au milieu des années 1920, certains académiciens reprochèrent à ce dernier son entier soutien à Sergej F. Ol'denburg que d'aucuns considéraient comme - bolchevik ». Les notes au jour le jour reconstituées après 1929 par Elena G. Ol'denburg, témoignent des rumeurs qui circulaient alors dans les milieux savants soviétiques, selon les­ quelles les autorités françaises, l'Académie des inscriptions et belles-lettres en particulier, auraient été hosti­ les à l'envoi d'une délégation française aux fêtes du bi-centenaire de l'Académie des sciences de Russie. Voir AASR (SP), fonds Ol'denburg 208/2/56 fol. 27, 29, 38-9, par exemple. 236. Le tokharien, langue identifiée au début du XXe siècle sur des documents découverts lors d'ex­ péditions archéologiques menées en Asie centrale. Il s'agit en fait de deux langues, le tokharien A, encore appelé tokharien oriental, correspondant, en gros, au parler de la région d'Agni au Turkestan chinois actuel, et le tokharien B, encore désigné comme tokharien occidental, attaché au parler de Koucha (Qiuci) et donc encore nommé koutchéen (voir Sylvain Lévi, Fragments de textes koutchéens. Udânavarga, Udânastotra, Udânâlamkâra et Karina.vibh.anga, publiés et traduits avec un vocabulaire et une introduction sur le « tokha­ rien -, Paris, 1933). 237. Voir infra la lettre n° 16, non datée, adressée par S. Lévi à F. I. Scerbatskoj.

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Malheureusement, tu seras tellement absorbé que je ne pourrai guère profiter de toi, de ta compagnie, de ton affection, et de tes conseils. Jean Marx238 m'avait promis de me rapporter des nouvelles de chez toi, car j'étais de plus en plus tourmenté de ton silence obstiné. Par une chance singulière, il a pu du moins rencontrer Hélène239 au Musée, s'il t'a manqué toi-même. Et votre lettre à tous deux est venue presque aussitôt compléter les informations de Jean Marx. Donc tout va à peu près bien chez vous ; le départ de ta belle fille2"' et de tes petits-fils a dû vider et attrister votre maison ; il y a là une situation qui, à mesure quelle se prolonge, devient plus douloureu­ se et plus délicate. Ici aussi nous sommes assez disloqués temporairement. J'ai laissé Dédée à Paris où elle est tenue et retenue par une névrite de la cuisse qui la martyrise depuis sept semai­ nes ; pendant cinq semaines la douleur a été infernale, sans répit de jour ni de nuit. La souffrance est moins violente maintenant, mais la fatigue et la dépression que ces cinq ter­ ribles semaines ont laissées persistent et pèsent de plus en plus lourdement. Je l'ai laissée avec Léonie pour aller à Andilly tenir compagnie aux enfants d'Abel, qui sont seuls là-bas avec une domestique qui n'inspire pas confiance. Abel est parti pour ses affaires en Ethio­ pie au mois de février, et depuis son départ Suzanne a pris la direction des affaires à Paris, et d'affaires particulièrement difficiles qui l'absorbent et la réclament sans cesse. Le début de juillet doit revoir la famille réunie. Par un hasard extraordinaire, Daniel a obtenu son congé régulier de six mois, juste à temps pour aller prendre au passage, à Aden ou Djibouti, Abel que la saison des pluies ramène en France, et les deux frères que la vie soude comme frère siamois doivent débarquer ensemble à Marseille dans une huitaine. Je souhaite que la joie de les revoir mette Dédée sur pieds, au sens littéral, car elle est condamnée au lit où à la chaise longue presque tout le temps. Je n'ai pas emporté à Andilly votre lettre et ma lettre ne sera donc pas une réponse. Je joins une lettre officielle adressée à Mr. le Secrétaire Perpétuel pour répondre à ta communication officielle. Et je me contente de bavarder un peu avec toi. J'ai eu cette année ma plus belle année d'enseignement, par le nombre et la qualité et la variété d'origine des élèves. Nous avons eu la douleur de perdre Lacôte241 enlevé brus­ quement, en plein travail dans son cabinet, à l'âge de 51 ans. Par bonheur, nous avons pu le remplacer par un garçon tout jeune et qui vaut Lacôte pour la rectitude de la conscience

238. Jean Marx (1884-1972), diplômé de l'Ecole des chartes (1912), est chargé de conférences à l'EPHE, V' section (1924), puis directeur d'études pour les religions primitives de l'Europe (1927). A partir des années 1920, ce spécialiste des littératures celtiques est également chef du service des Œuvres françai­ ses à l'étranger, au ministère des Affaires étrangères. 239. Elena G. Ol'denburg travaille alors au département d'art oriental du musée de l'Ermitage de Leningrad. 240. En 1925, Serge Oldenbourg fait venir à Paris sa femme Ad a, épousée en 1912, et ses deux filles, Zoé et Hélène, qui résidaient alors à Petrograd avec leur grand-père paternel, Sergej F. Ol'denburg. 241. Voir supra n. 184.

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et de l'intelligence : Renou242243 . Tu recevras bientôt ses thèses qu'il a soutenues voilà quinze 244 jours seulement : 1° le Parfait Védique (sa grande thèse) ; 2° la section de l'Inde dans les lettres de Ptolémée, édition critique fondée sur la collation des principaux manuscrits ; deux excellents travaux riches de résultats et de promesses. J'ai achevé l'impression de la Trimsikœ45 et de la Nimsatikâ, je n'ai plus que le bon à tirer à donner ; la traduction vien­ dra plus tard et formera un fascicule plus développé. La Revue de Paris m'a pris les confé­ rences d'Extrême-Orient que Champion241 va réunir dans un petit livre245246 . J'ai eu a m'oc­ cuper, par délégation de Pinot, de surveiller l'impression des Études Asiatiques publiées par l'Ecole d'Extrême-Orient à l'occasion de ses 25 ans. deux gros volumes dûs aux colla­ borateurs survivants de ces 25 années ; et comme la plupart résident en Extrême-Orient, j'ai eu à corriger les placards et la mise en page du chinois, de l'annamite etc. Les deux volumes seront prêts à paraître dans une quinzaine. Finot doit rentrer en janvier ; mais Fou cher ? plus énigmatique que jamais. J'ai idée que tu le verras à Léningrad avant qu'il se manifeste à Paris. On lui a proposé de rentrer d'Afghanistan216 par l'Indochine, le Japon et les États-Unis où on lui offre des conférences. Mais ... on attend toujours sa réponse, et quand on l'a on n'est guère plus avancé. Les fouilles de Balkh247248 249 ont été un fiasco intégral, quand les fouilles de Kapisa218 pouvaient donner tant à peu de frais. Toute cette histoire à laquelle je suis resté étranger a été mal emmanchée depuis le début. Senart qu'un anthrax avait failli tuer en janvier s'est pleinement repris ; il est plus jeune et plus allant que ces dernières années. La mort de cet excellent Confier24" m'a valu

242. Louis Renou (1896-1966) est agrégé de grammaire (1921) et docteur ès lettres avec une thèse prin­ cipale sur La valeur du parfait dans les hymnes védiques, Paris, 1925, et une thèse secondaire portant sur l'é­ dition critique et le commentaire de La géographie de Ptolémée, l'Inde (7,1-4). H est d'abord professeur de sans­ krit et de grammaire comparée à Lyon (1925), puis directeur d'études à l'EPHE, IV" section (1928). et profes­ seur de langue et littérature indiennes à la Sorbonne (1936). Il était membre de l'AIBL (1946). 243. Sylvain Lés i. l'îjnaptimâtratâsiddhi : Deux traités de lasubandhu : l'insatiha (La Vingtaine) accompa­ gnée d'une explication enprose et Trimsikâ (La Trentaine), avec le commentaire de Sthiramati, original sanskrit publié pour la première fois d'après les manuscrits rapportés du Népal, I" partie (texte), Paris, 1925. 244. Honoré Champion (1846-1913). libraire et éditeur, publie en particulier la collection des travaux et docu­ ments de l'Ecole pratique des hautes études. 245. Sylvain Lévi, L'Inde et le monde, Paris, 1925 ; l'opuscule reprend cinq articles parus en 1925 dans la Rerue de Paris, et une conférence donnée en 1925 à l'université de Dacca en Inde. 246. Voir infra les lettres d'A. Loucher à S. F. Ofdenburg écrites de Balkh. datées du 24.11.1924 et du 2.08.1925. 247. La ville de Balkh (ancienne Bactres), en Afghanistan, a donné son nom à la Bactriane, une région d'Asie centrale entre le massif de l'Hindü Küsh et le fleuve Amu Darya. dont les autres grands centres urbains furent Aï Khanoum (également en Afghanistan) et Termes? (aujourd'hui en Ouzbékistan) ; sur les fouilles conduites alors par Alfred Loucher dans cette région, voir Françoise Olivier-(-tard. Politique et archéologie. Histoire de la Délégation archéologique française en Afghanistan (1922-1982), Paris, 1997. 248. Kâpisa est une région au nord de Kaboul où est situé le site de Begram, ancienne cité qu'Alfred Loucher considère comme l'Alexandrie du Causase. 249. Henri Confier (1849-1925). né à la Nouvelle-Orléans, aux États-Unis, a séjourné en Chine, où il fut employé dans une maison de commerce de Shangaï de 1869 à 1876. Rentré en France, il est nommé professeur d'histoire, de géographie et de législation de l'Extrême-Orient (1881-1925) à l'ELOV. En 1890. il fonde, avec le

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de partager avec Huait25" l'honneur de la vice-présidence de la Société Asiatique. Les petites qui tournent autour de moi trouvent que je reste trop longtemps à écrire. Il faut leur céder. Je vous embrasse tous les deux de tout mon coeur. Sylvain

43) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg Andilly, 20 août 1925 Mon cher Serge, De cet Andilly que tu connais et où nous passons nos vacances, un mot pour te confir­ mer définitivement ma venue. Dédée restera ici, ne serait-ce que pour des raisons budgétai­ res, au prix que coûtent aujourd'hui les voyages. Et puis, si sa forme va mieux, ce n'est pas encore la guérison et elle fait mieux de se ménager. Enfin, il y a les petites, et Daniel se refait ici de ses trois années à Bombay. Pelliot et Lhirondelle231 doivent se rendre aussi aux fêtes ; sans doute nous nous arrangerons pour voyager ensemble. En tout cas, je compte me met­ tre en route le 1er septembre au soir ce qui nous mettrait à Léningrad le 4. Laisse-moi, pen­ dant la durée des fêtes, descendre à l'hôtel, ce sera plus commode et tu seras tellement pris que je ne pourrai pas profiter de ta compagnie chez toi. En revenant de Moscou, je te deman­ derai l'hospitalité pour quelques jours sans doute avant de reprendre la route de Paris. Nous pourrons alors, Hélène, toi et moi, mais sans Dédée malheureusement, vivre dans la même intimité qu'en 1923, à notre retour d'Orient. Toute la maison me charge de ses affections. Désirée et moi nous vous embrassons tendrement. Sylvain Si tu as à me charger de quelque commission, ne manque pas de le faire ; il y a enco­ re dix jours devant nous. Je télégraphierai à l'Académie le jour et l'heure de mon arrivée.250 251

sinologue Gustave Schlegel, professeur à l'université de Leyde, la revue Toung Pao. Archives pour servir à l'étude de l'histoire, des langues, de la géographie et de l'ethnographie de l'Asie orientale (Chine, Japon. Corée, Indo-Cime, Asie centrale et Malaisie). Henri Cordier était membre libre de l'AIBL (1908). 250. Clément Huart (1854-1926) est diplômé pour l'arabe littéraire (1874), le turc et le persan (1875), de l'ELOV, ainsi que de l'EPHE, IV' section (1874). Titulaire de la chaire de persan de l'ELOV (1898), et directeur d'études pour l'islamisme et les religions d'Arabie à l'EPHE. V' section (1908), il était membre de l'AIBL (1919) et vice-président de la Société asiatique (1916-1926). 251. André hirondelle (1879-1952) a fait ses études supérieures à Saint-Pétersbourg, où il fut précep­ teur chez le ministre de la Justice (1895-1897), et à l’université de Lille, dont il est diplômé de langue et lit­ térature russes (1899). Agrégé d'anglais (1902), docteur ès lettres avec une thèse sur Le poète Alexis Tolstoï, l’homme et l'œuvre, Paris, 1912. André Lirondelle est maître de conférences puis professeur à la faculté des lettres de Lille (1921-1926), avant d'être nommé recteur, d'abord de l'académie de Clermond-Ferrand (19261931), puis de Lyon (1931-1941) et enfin de Bordeaux (1941-1944). En 1925, il adhère au Comité français des relations scientifiques avec la Russie.

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44) Sergej F. Ol'denburg à Sylvain Lévi252 Leningrad, 18 [décembre] 1925 Mes bien chers amis, Nous venons de rentrer avec Hélène, j'ai dû aller faire des conférences à Saratof et Riasan et nous avons profité de ce voyage pour aller voir le père d'Hélène, ce qui n'était pas facile, la route seule — chemin de fer, bateau, cheval nous a pris 3i« jours ! Nous avons trouvé vos deux lettres, c'était si bien d'avoir de vos nouvelles : la vie avec Sylvain nous a tellement habitué à vivre ensemble, que vous nous manquiez beaucoup. Je ne comprends pas le silence de Serge, d'autant plus qu'il ne m'a [pas] répondu à quatre lettres, je ne puis que penser à une absence. Je suis un peu inquiet. [Merci] pour ta prompte visite chez M. Appel!"’3254 . M. Herbette"’3 a aussi été très aimable et le visa est prêt, 255 je l'envoie prendre à Moscou. Je serai bien content de voir les enfants quitter Leningrad, pen­ dant cette saison : la petite Hélène2’" est bien délicate et un climat plus doux et plus sec lui est nécessaire. J'ai eu des nouvelles de Gorbunov2"6 et j'espère que la question des rapports scienti­ fiques marchera plus vite. L'échange de publications a commencé et c'est très important. Je t'envoie la publication sur les antiquités de la Mongolie257, un exemplaire pour toi, l'au­

252. AIBL, fonds André Mazon, mss. 7192. fol. 16-17. Cette lettre, postérieure à la visite de Jean Perrin, datée du 21/XI (mention manuscrite ajoutée), est écrite au mois de décembre, comme le confirme André Mazon dans sa réponse à Sergej F. Ol'denburg : « M. Sylvain Lévi me charge de vous remercier bien vivement de la lettre que vous lui avez écrite au début de décembre et dont il a donné communication à notre Comité [français des relations scientifiques avec la Russie]. Il est trop occupé en ce moment pour pouvoir vous répondre lui-même et vous prie de l'en excuser », Lettre d'André Mazon à Sergej F. Ol'denburg, Paris, 15 janvier 1926, AASR (branche de Saint-Pétersbourg), fonds Sergej F. Ol'denburg 208/3/360, fol. 4. 253. Paul Appel! (1855-1930), professeur de mécanique rationnelle et de mathématiques générales à la faculté des sciences de l'université de Paris, est doyen de la faculté des sciences (1903-1920) et recteur de l'académie de Paris en 1920. 254. Jean Herbette (1878-1960) est le premier ambassadeur de France nommé auprès du gouverne­ ment de l'URSS à Moscou en 1924. 255. Hélène Oldenbourg, la sœur cadette de Zoé Oldenbourg, est la petite fille de Sergej F. Ol'denburg. 256. Nikolaj P. Gorbunov (1892-1938, fusille) est alors fonctionnaire du gouvernement des Soviets, avant de devenir à partir de 1935 secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de l'URSS. 257. Voir Comptes rendus des expéditions pour l'exploration du Nord de la Mongolie rattachées à l'ex­ pédition mongolo-tibétaine de P. K. Kozlov, Académie des sciences de l'URSS, Leningrad, 1925, 57 p. (titre en russe et en français, texte en russe). Petr K. Kozlov (1863-1935) est colonel de l'armée impériale de Russie. À partir des années 1880, il participe à plusieurs expéditions en Mongolie et au Tibet, constituant des collections relatives à la minéralogie, à la flore et à la faune de ces régions (voir infra la lettre de P. Pelliot à S. F. Ol'denburg, datée du 1.09.1910). Sa découverte la plus importante est celle des vestiges de l'ancien­ ne ville de Hsi-Hsia (actuelle Khara-Khoto) et de nombreux manuscrits et reliques bouddhiques. Auteur de très nombreux ouvrages où il fait le récit de ses expéditions et consigne les résultats de ses missions scienti­ fiques, Petr K. Kozlov a été couvert de décorations et d'honneurs. En 1913, ses explorations géographiques en Asie centrale lui valent de recevoir de l'Académie des sciences de l'institut de France, le prix Tchihatchef, d'un montant de 3000 fr„ du nom du naturaliste et voyageur russe Petr Tchihatchef (1809-1861), qui avait fait un legs à l'institut.

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tre pour la Société Asiatique à laquelle je te presse de le remettre. Pelliot aura le sien. Je suis tout à fait absorbé par l'Académie car SteldofF38 est à l'étranger et toutes les questions administratives et financières rentrent pour ces mois dans mon ressort. Et comme nous préparons à peu près 40 expéditions en Asie et en Europe, dont les plans sont discutés jus­ tement ces jours-ci, tu comprends à quel point je suis pris. La santé d'Hélène m'inquiète car elle dort mal et a toujours mal à la tête, et avec cela elle est occupée toute la journée à l'Hermitage et à la maison. Je voudrais que nous puis­ sions partir plus tôt, mais je crains que cela ne puisse pas s'arranger avant février. J'ai vu le jeune PerrinM (21/XI) qui m'a beaucoup plu. Il reste quelque temps ici et va voir les musées et autres institutions scientifiques. Je compte voir Gorbunov la semai­ ne prochaine car il devait revenir pour le commencement de décembre. J'espère qu'alors on pourra décider beaucoup de choses. Il nous parlerfa] de vos décisions à Paris. M. Pavlov26" vient de partir pour Paris où il doit faire une conférence à la Sorbonne où on l'a invité. Je viens de recevoir votre carte avec les chimères de Notre-Dame. J'ai été bien heu­ reux de savoir que Serge vous a vus. Les deux beaux volumes des Studies asiatiques viennent d'arriver. Je les ai feuilletés et je veux trouver une heure pour lire ton article qui m'intéresse beaucoup. Où est Daniel ? Mes meilleurs souhaits à Abel, Suzanne et Daniel. Votre vieux Serge.

Je t'envoie 3 exemplaires des rapports mongols, donne le troisième à qui tu trouveras nécessaire.

45) Sylvain Lévi à Sergej F. Ol'denburg Paris, 25 décembre [1925] Mon cher Serge Serge et sa petite famille nous ont fait le plaisir de venir prendre le thé avec nous cet après-midi : les petites ont été tout à fait gentilles, Zoé26’ toujours un peu farouche, Hélène aimable et souriante. J'espère qu'elles se plaisent à être avec nous ; malheureusement la famille va s'installer à Meudon, et la banlieue en hiver est bien séparée de Paris. J'ai trouvé bonne mine à Ada, et Dédée a été touchée de la confiance et de la franchise qu'elle lui a258 261 260 259

258. Vladimir A. Steklov (1863-1926). mathématicien, membre de l'Académie des sciences de Russie (1912), dont il fut vice-président (1919-1926). 259. Jean Perrin (1870-1942), professeur de physique à la faculté des sciences de l'université de Paris, prix Nobel de physique (1926), membre du Comité français des relations scientifiques avec la Russie en 1925. 260. Ivan P. Pavlov (1849-1936), directeur de l'institut de médecine expérimentale de Leningrad, a reçu le prix Nobel en 1904 pour ses recherches sur la physiologie du système nerveux. Il était membre de l'Académie impériale des sciences de Russie (1901). 261. Zoé Oldenbourg (1916-2002) est la fille aînée de Serge Oldenbourg (1888-1940) et Ada Starynkevitch (1893-1945). Née à Petrograd, Zoé Oldenbourg a fait une carrière en France de femme de let­ tres : elle obtient le prix Fémina (1953) et devient membre du jury de ce même prix (1961-1996) ; outre ses mémoires, elle a publié des romans, des essais et des biographies.

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témoignées. Serge a l'air d'adorer ses petites qui sont suspendues à leur papa comme si elles ne l'avaient jamais quitté. J'ai eu aussi cette semaine la visite de Mr. Banks202 que je me suis empressé de mettre en rapport avec Ornont2'*3 à la Nationale, et C[harles] Vfictor] Langlois262 264 aux Archives ; l'un 263 et l'autre m'avaient manifesté le désir de prendre contact avec lui. Nous avons aussi invi­ té Banks à la réunion du Comité de rapprochement scientifique entre la France et la Russie265, le comité dont Gorbounov a vu la naissance et qui affirme sa vitalité. Mazon266 fait provisoirement fonction de secrétaire général, et il y marque cette activité discrète et délicate qui est comme sa signature. J'espère qu'il ira bientôt en Russie rendre visite en notre nom aux grands corps scientifiques. Tu vas recevoir à l'Académie une lettre officiel­ le de notre comité ; il faudra ensuite déterminer les collaborations possibles et utiles. J'ai bien reçu les deux exemplaires, même les trois, du rapport sur l'expédition Koslov2"7. Un est destiné à la Société Asiatique ; quand au troisième que tu me laissais libre d'affecter, je l'ai donné à mon charmant élève Yamada268269 qui retourne au Japon et qui a appris ici un peu de russe. Si tu peux disposer d'un exemplaire pour mon élève indien Prabodh Chandra Bagchi26", je t'en saurai gré. C'est un excellent travailleur comme te le prouvera sa thèse sur le Tripitaka chinois, et il a fait du russe assez sérieusement.

262. Vladimir E. Bank (1876-1942), secrétaire général de la Bibliothèque publique d'Etat de Russie à Leningrad (1924-1937), séjourne en Allemagne et en France (1925-1926). 263. Henri Omont (1857-1940), helléniste, conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale, était membre de l'AIBI, (1900). 264. Charles-Victor Langlois (1863-1929), agrégé d'histoire (1884). diplômé de l'École des chartes (1885) et docteur ès lettres (1887), médiéviste, est alors directeur des Archives nationales (1913-1929) et membre de l'AlBL (1917). 265. Sur l'histoire de ce comité, voir Introduction. 266. André Mazon (1881-1967) est diplômé de russe (1.905) de l'ELOV. de l'EPHE, IV'' section (1906) et docteur ès lettres (1914). Il est chargé de cours de langues et littératures slaves à la faculté des lettres de Strasbourg (1919), puis professeur de langues et littératures slaves au Collège de France (1923-1951). Il était membre de l'AIBL (1941). 267. Voir supra n. 257. 268. Ryujo Yamada (1895-1979) a fait des études à l'université de Tokyo dont il est diplômé en 1921 et où il a eu comme maître Junjirô Takakusu. Spécialiste du bouddhisme indien, il est professeur à l'uni­ versité du Nord-Est (Tôhoku) à Sendai (1934-1959). Il séjourne en France en 1924-1926 et travaille avec Sylvain Lévi avant de rejoindre l'équipe du Hôbôgirin, succédant à Junjirô Takakusu à la direction de l'é­ quipe japonaise. 269. Prabodh Chandra Bagchi (1898-1956), originaire du district de Jessore (aujourd'hui au Bangladesh), est nommé en 1920 lecturer de sanskrit à l'université de Calcutta. En 1922, il accompagne Sylvain Lévi en mission au Népal, et l'année suivante il part en France afin d'étudier auprès de celui-ci l'his­ toire du boudhhisme. En 1926. Prabodh Chandra Bagchi obtient un doctorat ès lettres de la Sorbonne avec Le canon bouddhique en Chine, 2 vol., Paris, 1927. Rentré à Calcutta en 1927, il reprend ses fonctions de professeur de sanskrit jusqu'en 1945. Il rejoint alors l'université de Santiniketan et devient directeur du cen­ tre de recherches chinoises, Cheena Bhavan, puis directeur du Vidya Bhavan (1952). avant d'être élu en 1954 vice-chancelier de cette université.

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J'ai eu cette semaine aussi la visite de K. Mody2™, rien de commun avec le fameux J. J. idem270 271. Il est Jain, et passionné de science jaïna. Je lui ai montré le catalogue des manuscrits jaïna de Mironov272 ; il en avait été émerveillé lors d'une visite antérieure ; depuis il l'a commandé partout sans arriver à se le procurer. Je lui ai promis de t'en demander un exemplaire pour lui, il pourra vous envoyer en retour des publications jainas. Son adresse est : Keshavlal Premchand Mody, Pleader, Ahmedabad. Dis, je te prie, à ta nièce Natacha2'3 quelle me pardonne si je ne lui ai pas répondu ; ce n'est pas négligence, mais excès d'occupation. J'avais déjà reçu une lettre de M. Kornilov, et je m'étais empressé de lui envoyer une introduction pour le recommander à l'ambassade de France et au Consul à New-York. Je lui avais adressé le tout 1978 Madison avenue. Depuis, je n'ai rien su ni reçu de lui. Dédée est toujours souffrante de sa névrite ; il n'y a guère d'amélioration. Elle s'oc­ cupe activement, néanmoins, de meubler la future Maison de France au Japon274 qui va dès janvier abriter Fou cher, et où l'été nous conduira sans doute. Abel est retourné en Abyssinie où un agent malhonnête lui donne du fil à retordre ; Suzanne attend un qua­ trième bébé pour mars ; elle ne s'en occupe pas moins des affaires et de la maison avec une entente merveilleuse. Daniel a accepté du travail au ministère, au bureau d'ExtrêmeOrient, en attendant un nouveau poste. Il souffre beaucoup du froid dont il avait perdu l'habitude ; s'il doit aller en Russie, ce sera pour des temps plus doux.

270. Keshavlal Premchand Mody, éminent représentant de la communauté des jaïns Svetâmbara du Goujerat. 271. Shams-ul-Ulama Sir Jïvanaji Jamsedjï Mody (1854-1933) est né dans une famille de prêtres parsis de Bombay. S'il reçoit d'abord une éducation religieuse et succède très jeune à son père dans les fonc­ tions de prêtrise, il fait également des études au Elphinstone College de Bombay, dont il est bachelor oj art en 1876. À partir des années 1880, il devient le porte-parole des Parsis de l'Inde. En 1893, J. J. Mody est élu président du Parsi Panchayat de Bombay, tandis qu'il publie de nombreuses études sur l'histoire, la culture et la religion des Parsis. En 1889, il se rend au VIH'' Congrès international des orientalistes réuni à Stockholm et, à cette occasion, voyage en Europe, notamment en France, où il se lie avec Sylvain Lévi. J. J. Mody est nommé chevalier de la Légion d'honneur en 1925, et annobli par la couronne britanique en 1930. Il est l'auteur en 1916 d'un ouvrage sur Anquetil-Duperron et Destour Darab, dont une version abrégée figu­ re en annexe à l'ouvrage de Raymond Schwab, Vie d'Anquetil-Duperron (...), préface par Sylvain Lévi. Paris, 1934, p. 195-236. 272. Nikolaj I). Mironov, Katalog indijskih ntkopisej Rossijskoj Publicnoj Biblioteki, sobranie I. P. Minaeva i nekotorye drugie, fasc. I., Petrograd, 1918. 273. Natal'ja F. Ol'denburg (1894-1942) est la fille de Fedor F. Ol'denburg, le frère aîné de Sergej F. Ol'denburg. Natal'ja F. Ol'denburg était l'épouse du peintre Vladmir A. Kornilov (1892-1934), le fils de l'his­ torien Aleksandr A. Kornilov (1862-1925), ami de Sergej F. Ol'denburg et l'un des membres fondateurs du Parti constitutionnel démocrate (dit des KD ou cadets) dont il fut secrétaire du comité central (1905-1908). Emigré au Etats-Unis, Vladimir A. Kornilov rentra en Russie soviétique en 1925 et, à cette occasion, eu recours à l'entremise de Sylvain Lévi pour obtenir son visa d'entrée. 274. Sur l'histoire de la Maison franco-japonaise fondée en 1926 sous l'impulsion de Paul Claudel alors ambassadeur de France à Tokyo, voir Sylvain Lévi, - La Maison franco-japonaise de Tokyo ->, La Revue de Paris, 18, 15 septembre 1929, p. 410-428, et Bernard Frank et Shôkichi lyanaga,