Conflits : l'agonistique langagière chez Lyotard


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Conflits : l'agonistique langagière chez Lyotard

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Voilà un analogon du langage : pas seulement la complexité d’une grande ville comme le pensaient Wittgenstein ou Descartes, mais celle d’une grande ville où l’on se fait la guerre. — Jean-François Lyotard, Judicieux dans le différend.

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Points de repère … les phrases, parce que le singulier appelle le pluriel (comme le pluriel le singulier) et que le singulier et le pluriel ensemble sont déjà le pluriel. — Jean-François Lyotard, Le différend, Fiche de lecture.

Le monde est pluriel. De plus en plus, les transformations sociales, politiques, économiques, anthropologiques nous le montrent. Le pluralisme constaté sur le plan descriptif permet d’ériger la différence comme nouvelle valeur fondamentale. Ainsi, le pluralisme devient la directive orientant l’action aussi dans le domaine de la pratique, que dans celui de la théorie. Pourtant, l’affirmation de la différence ne va pas de soi – elle fait problème. L’avancée du pluralisme est parallèle à l’ampliation et à l’intensification des conflits possibles et actuels. L’essentiel du problème de l’affirmation pluraliste se résume dans la question du conflit. Le monde ne se dit plus au singulier – peut-être qu’il ne s’est jamais dit ainsi –, mais au pluriel. La proposition pluraliste est en soi paradoxale : on dit le monde au pluriel, mais le monde est toujours singulier. L’affirmation la plus simple du pluralisme n’arrive pas à dissimuler son paradoxe essentiel, une sorte de conflit qui s’affirme d’emblée avec la proposition pluraliste : il est impossible de dire le monde pluriel au singulier. Il serait donc impossible parler de la pluralité. C’est une sorte de conflit langagier, un paradoxe en recrudescence qui caractérise l’exercice de la parole, l’usage du langage dans un monde de plus en plus pluriel. Cette recherche porte sur la question du conflit en tant que question à la fois théorique et pratique, épistémologique et politique, c’est-à-dire en tant que question philosophique. Ici, il faut déjà faire un premier découpage de l’objet et une première démarcation de la démarche. En tant qu’objet de réflexion, le conflit peut être une 6

question philosophique, même s’il ne l´est pas d’emblée. En effet, en ce qui concerne cette question, l’approche philosophique ne semble pas être la plus évidente, en ce sens qu´aujourd’hui elle doit tout d´abord faire face à une sorte d’approche interdisciplinaire des conflits qui s’intitule la gestion des conflits. On peut alors se demander : Que veut dire « gérer » ou « régler » un conflit ou des conflits ? Ces expressions renvoient directement à une attitude qui s’empresse de les résoudre moyennant une série de techniques de gestion ou de règlement, comme par exemple la « médiation ». Toutefois, cette attitude qui s´efforce de résoudre le conflit ne parvient pas à le penser. Elle ne peut le comprendre précisément parce qu’elle se hâte de résoudre ce qu’elle ne comprend pas encore, ce qu’elle ne pense jamais. Au bout du compte, l’attitude gestionnaire des conflits reproduit la réaction animale que l’on a face aux situations conflictuelles : il s´agit de s’enfuir le plus vite possible. Pour penser le conflit, il faut faire de la philosophie. Mais la philosophie, que dit-elle des conflits, quel est le savoir philosophique portant sur les conflits et qu’apporte-t-il ? On peut facilement s’en décevoir, car en règle générale, la philosophie, qui en principe peut tout penser, ne comprend pas le conflit en tant que question philosophique ; le conflit n’est pas un thème ordinaire de la recherche philosophique. Dernièrement, la philosophie regarde à la distance l’émergence de plusieurs expertises de conflits, comme par exemple la sociologie des conflits, l´anthropologie des conflits, la psychologie des conflits, etc. Le conflit est à la mode et la philosophie, qui reste à la marge des modes, ne prend plus la parole. Pour penser philosophiquement les conflits, il est donc nécessaire de réintroduire cette question au sein du débat philosophique. Ce n’est pas si difficile. La question du conflit a été implicitement posée par plusieurs philosophes, entre autres : Heidegger, dans l’analytique du Mitsein en tant que possibilité ; Kant, dans les antinomies de la raison pure ; Foucault avec sa généalogie du pouvoir ; Hegel et la contradiction dialectique ; Deleuze et Guattari et leur micropolitique, Leibniz dans la monadologie… Dès ses débuts, la sensibilité philosophique avait déjà été saisi par la question des conflits, le scepticisme antique ayant probablement été le premier courant à l’aborder de manière extrêmement 7

intéressante pour la philosophie, car il s’agissait d’un conflit réflexif : le conflit des philosophies. Face à la pluralité des principes rapportés en place publique depuis la première expérience démocratique, le sceptique avait déjà compris qu’il n’y avait aucun sens à prendre parti dans les conflits interminables entre les héraclitiens et les éléates, les sophistes et les platoniciens, les élèves de l’Académie et ceux du Lycée, et ainsi de suite. En présence d´une situation de conflits – une sorte de « streitsüchtige Befindlichkeit » – qui ne cessait pas de se multiplier et de se sophistiquer, l’attitude du sceptique consistait à se taire, suspendre son jugement, en quittant l’arène du débat afin d´essayer de vivre au-delà des conflits. À la limite, son attitude ne représentait pas un abandon de la philosophie en général, mais de la philosophie en tant que conflit, en tant qu’agôn intellectuel. Une telle attitude, qui n’est pas une attitude irréfléchie, renvoie à une position philosophique qui ne se trouve néanmoins pas en dehors de la philosophie. En effet, le sceptique découvre que la démarche généralement proposée par les philosophes à l’égard des conflits et surtout des conflits philosophiques n’est pas efficace, ni même praticable. Cette démarche consiste à chercher un principe, à découvrir une fondation, une Grundlage, une proposition qui, lancée dans le débat, ferait arrêter la discussion, mettrait tous d’accord, résoudrait le conflit. Le problème est que les philosophes ne trouvent jamais un principe, le Principe, la bonne proposition. Tout ce qui paraît avancer sont des conflits, qui deviennent de plus en plus expertisés, spécialisés, sophistiqués, compliqués… Mais où « vont-ils » ? Pour cela, déjà chez les Grecs, le sceptique proposait de quitter la démarche de la fondation, de se taire par rapport au principe. Pour autant, la question du conflit renvoie à la question de la fondation et, en tant que telle, c’est une question philosophique irrésoluble, une aporie. Il y a cependant un terrain d’enquête où la question philosophique du conflit s’impose, celui habituellement appelé comme philosophie politique et qui concerne des questions comme celles du pouvoir, du gouvernement, de la démocratie. L’approche philosophique politique du conflit retire sa spécificité du fait que cette question ne 8

cesse pas de renvoyer à des présuppositions de l’ordre de la théorie de la connaissance, toujours impliquées de manière irréfléchie dans les autres approches du conflit, soit celle de la sociologie, de la science politique, du droit, etc. Voilà un des grands défis de la philosophie politique et social aujourd’hui : construire une approche de la question du conflit essayant de le penser en toute radicalité, en prennent en compte que comprendre le conflit suppose le rapport entre les pouvoirs et les savoirs et qu’il faut rester, pour l’instant, dans le conflit afin d’être capable de le comprendre. En outre la recherche autour des conflits doit avoir le caractère de la tentative, de l’essai, de l’expérimentation et, dans cette mesure, suppose la possibilité d’un « apprentissage expérimental ». A tous ces égards, il y a un « sceptique », un « sophiste » contemporain1, dont l’interrogation radicale n’a pas encore été bien saisie : Jean-François Lyotard. A un moment donné de sa production intellectuel, dans sa phase dite postmoderne, Lyotard va essayer de combler une lacune de la philosophie politique lorsqu’elle pensait pouvoir résoudre tous les conflits par le biais du consensus, par une sorte de consensualisme. La solution de circonstance – une reprise du conflit permettant de rester pour comprendre, au lieu de pousser la résolution en principe la plus complète, mais au même temps trop rapide –, consistait à suggérer une agonistique langagière comme point d’appui de la méthode de l’analyse. Cette idée n’est pourtant déployée jusqu’au but ni dans l’écrit que l’énonce, La condition postmoderne (1979), ni dans le grand livre de 1983, Le différend. Serait-elle donc une idée condamnée à la mort prématurée depuis sa naissance, un instantané dont la sublimité ne se laissait goûter que lors de la découverte irrépétible de son inscription sur la page 23 d’un rapport de recherche sur le statut momentané du savoir commandé par le gouvernement du Québec et publié à toute vitesse pour la machine éditoriale de Paris ? En effet, quelques écrits du propre Lyotard le suggèrent. Toutefois, il y a d’autres qui autorisent à considérer l’agonistique langagière comme un Leitfaden permettant de parcourir les fragments du Lyotard instituteur d’un agonisme 1

Ou comme le dit Gualandi : « ni sophiste, ni philosophe, mais plutôt philosophiste » Cf. GUALANDI, Alberto. Lyotard. Paris: Les belles lettres, 1999, p. 160.

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philosophique, celui qui s’impose comme le penseur contemporain du conflit par excellence et dont la radicalité du geste subversif était tout entière. L’agonisme s’oppose à l’irénisme, que Lyotard identifie dans les théories hégémoniques de la pensée politique des années 1970/80, qui sont liées à la reconstruction du libéralisme et de la démocratie dans un sens procéduraldélibérativiste. Par exemple, l’irénisme caractérise la refonte de la théorie critique de la société de l’École de Frankfurt dans les termes d’une pragmatique transcendantale et d’une éthique du discours, selon Karl-Otto Appel. Il est également présent dans la reformulation du contractualisme dans les termes de la philosophie analytique qui se trouve chez John Rawls. Toutefois, l’expression plus frappante de l’irénisme contemporain est le consensualisme de Jürgen Habermas. Habermas défend2 la nécessité de reconnaître au niveau de la théorie politique le pluralisme de la société contemporaine, et les conflits qu’y découlent, comme des données irrécusables du monde de la vie qui est le nôtre. En même temps, son analyse pragmatique universelle du langage postule un consensus contra-factuel implicite dans toutes les formes concrètes de communication. Le prix politique que l’approche pragmatique universelle s’oblige donc de payer pour l’acquisition d’une notion a priori de consensus n’est que l’oubli des conflits produits par le même sol pluraliste que cette théorie essaie de rendre compte au niveau politique. Cela qui aurait dû rester comme un horizon à atteindre (l’accord politique à posteriori) devient une supposition de base (l’accord théorique à priori). Ainsi, toute communication rationnelle tend par nature au consensus universel. La possibilité même du consensus ne peut pas être mise en jeu, car elle n’est pas le produit du processus discursif. Le consensus n’est pas une construction – quoique toute vérité soit une construction consensuelle –, mais le présupposé que l’approche théorique n’est plus capable de problématiser. Dans la mesure où elle constitue un présupposé, la possibilité d’un consensus est donnée à la base, indépendamment du conflit qu’il s’agit de régler, car il doit en principe pouvoir être réglé rationnellement.

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Cf. HABERMAS, Jürgen. Erläuterungen zur Diskursethik. Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1991.

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L’oubli du conflit, et Habermas n’en est pas exempt, est à la base d’une idéologie consensualiste, « l’idéologie du consensus », mise en place pour neutraliser l’émergence de situations conflictuelles au plus vite, au lieu d’essayer de produire des moyens nécessaires à son expression. Callon, Lascoumes et Barthes expliquent que « le consensus est souvent le masque qui cache les rapports de domination et d’exclusion. On n’approfondira pas la démocratie en recherchant l’accord coûte que coûte. La politique est l’art de traiter les désaccords, les conflits, les oppositions, et pourquoi pas de les faire surgir, de les multiplier, car c’est ainsi que les chemins inattendus s’ouvrent, que les possibles se multiplient »3.

L’idéologie du consensus à tout prix opère au cœur du discours savant. En ce faisant, elle masque cela même qui pourrait rendre possible l’accès épistémique aux transformations sociétaires produites par les conflits. C’est l’oubli de la puissance multiplicatrice des conflits. Cela exige bien évidemment que l’approche de l’idée de consensus soit capable de le problématiser. Lorsque Lyotard parlait d’un « consensus impossible » (AJ, p. 26), encore à la fin des années 1970, il adressait à Habermas une objection articulée d’un point de vue agonistique, Contre l’irénisme, c’est-à-dire cette tendance à une rhétorique pacifiste de l’harmonisation des conflits qui marque le consensualisme, Lyotard propose que la praxis de l’argumentation contienne en soi aussi la possibilité du dissensus que celle du consensus, qu’il y a une sorte de conflictualité ou d’agôn inhérent au langage et qu’il est bien possible que l’enjeu de la pensée soit le différend, plutôt que l’accord (LD, § 146). Les termes de l’objection de Lyotard sont durs : le consensualisme serait une version trompeuse de l’universalisme, obéissant à une logique de la terreur, de l’annulation de toute différence et de l’extinction de toute singularité. Ainsi, l’objection est mise en place en tant qu’une déclaration de guerre : « Nous avons assez payé la nostalgie du tout et de l’un, de la réconciliation du concept et du sensible, de l’expérience transparente et communicable. Sous la demande générale de relâchement et d’apaisement, nous entendons marmonner le désir de recommencer la terreur, d’accomplir le fantasme d’étreindre la réalité. La réponse est : guerre au tout, témoignons de l’imprésentable, activons les différends, sauvons l’honneur du nom. » (PEE, p. 32).

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CALLON, Michel, LASCOUMES, Pierre, BARTHES, Yannick. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique. Paris : Seuil, 2001, p. 16.

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Certes, Habermas a méprisé l’importance du conflit, et surtout du conflit argumentatif, en imaginant l’existence d’une sphère de communication transparente où le monde de la vie intersubjectivement partagé pourrait se reproduire spontanément, selon la rationalité communicationnelle et entièrement à l’abri des jeux de pouvoir stratégiques4. Par contre Lyotard montre qu’il est possible d’insérer à l’intérieur d’une théorie pragmatique du discours une attention à l’aspect agonistique de l’usage de la parole, au dissentiment, aux conflits qui intègrent l’activité argumentative. En critiquant l’irénisme et le consensualisme de la théorique pragmatique du langage, tant en son aspect épistémologique comme politique, Lyotard ouvre une voie minoritaire pour rendre de la juste attention à la question du conflit. Notre objectif ici est de le suivre sur cette voie. Cet essai consiste donc à récolter des pièces de l’agonisme lyotardien pour les rendre d’une façon sinon nouvelle au moins différente, en ayant toujours en considération la question du conflit. Notre itinéraire historique s’étend de 1975 à 1986, c’est-à-dire des cours proférés à Vincennes (Université de Paris VIII), sous le titre La logique qu’il nous faut. Nietzsche et les sophistes, où on retrouve une généalogie de l’agôn, à la publication en Allemagne de la « Streitschrift » Grundlagenkrise, qui présente la position finale de Lyotard autour de la crise des récits. Dans cet entourage, se relèvent un sommet et un plateau : l’écrit de circonstance La condition postmoderne (1979) et le « livre de philosophie », comme il le présentait, Le différend (1983). Le fil conducteur de l’approche est l’idée de l’agonistique langagière. L’ « expérimentation » qui se propose ici est alors un petit récit essayant de penser l’avec au pluriel. Il s’agit donc de penser le partage du langage, tout en supposant que le conflit est toujours déjà donné en tant que puissance et possibilité, ainsi que l’éventualité de l’accord.

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Cf. HABERMAS, Jürgen. « Vorbereitende Bemerkungen zu einer Theorie der kommunikativen Kompetenz ». In HABERMAS, Jürgen, LUHMANN, Niklas (éds.). Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie. Frankfurt a. M.: Suhrkamp, 1971, p. 101-141.

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La généalogie de l’agonistique Es ist eine wundervolle, aus dem reinsten Borne des Hellenischen geschöpfte Vorstellung, welche den Streit als das fortwährende Walten einer einheitlichen, strengen, an ewige Gesetze gebundenen Gerechtigkeit betrachtet. Nur ein Grieche war im Stande, diese Vorstellung als Fundament einer Kosmodicee zu finden; es ist die gute Eris Hesiods, zum Weltprincip verklärt, es ist der Wettkampfgedanke des einzelnen Griechen und des griechischen Staates, aus den Gymnasien und Palästren, aus den künstlerischen Agonen, aus dem Ringen der politischen Parteien und der Städte mit einander, in’s Allgemeinste übertragen, so daß jetzt das Räderwerk des Kosmos in ihm sich dreht. — Friedrich Nietzsche, Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen, § 5.

Nietzsche et les sophistes En tant que logique de rapports de force, l’agonistique est un motif qui traverse les écrits de Lyotard, au moins, depuis l’analyse de la dynamique des forces pulsionnelles (Triebströmen) que l’on trouve dans l’Economie libidinale (1974). On pourrait donc chercher la provenance d’une logique agonistique dans la dynamique des désirs, des rapports de force pulsionnels constituant une économie politique des intensités psychiques. Autrement dit, on pourrait essayer de trouver le début du fil de la généalogie de l’agonistique déjà dans l’Économie libidinale, livre de Lyotard qui peut bien être considéré le petit-frère de l’Anti-Œdipe (1972) de Deleuze et Guattari. Cela serait toutefois inutile, puisque la provenance de l’agonistique dans la pensée de Lyotard ne s’y trouve pas. En fait ce n’est que dans La condition postmoderne (1979) que l’on trouve une formulation explicite de l’agonistique, et précisément en tant qu’une agonistique 13

langagière, dont le premier principe méthodologique indique que « parler est combattre, au sens de jouer, et que les actes de langage relèvent d’une agonistique générale » (CP, p. 23). En note de bas de page, Lyotard ajoute à cela les coordonnées d’un projet de recherche sur la généalogie de l’agonistique : de l’ontologie d’Héraclite aux sophistes et les poètes tragiques, à la réflexion d’Aristote portant sur la dialectique5, ainsi qu’au Nietzsche de Homers Wettkampf6. Malgré ces indications et même si le résultat général de ce projet y est présupposé, l’élaboration de l’idée de l’agonistique ne se trouve pourtant pas dans La condition postmoderne. Telle élaboration ne se trouve même pas dans Le différend, même si ses notices sur Protagoras, Gorgias, Platon, Antisthène et Aristote le prolongent de manière importante. La naissance de l’agonistique en tant qu’agonistique langagière, encore amalgamée à une agonistique désirante, a lieu dans les cours proférés à Vincennes sous le titre La logique qu’il nous faut. Nietzsche et les sophistes (1975/1976)7. Voici où doit-on placer le début de la généalogie de l’agonistique dans la pensée de Lyotard. D’ailleurs, l’appropriation de la pensée de Nietzsche par Lyotard formerait tout un chapitre dans l’histoire de la réception de l’auteur du Zarathoustra au monde francophone, si elle n’était pas tellement négligée par les experts. A cet égard, il faut dire que Nietzsche est, à côté de Kant et de Wittgenstein – d’habitude inclus par les commentateurs entre ses grandes références – une des influences majeures de Lyotard8. A son tour La logique qu’il nous faut contient l’essentiel de l’appropriation de la pensée de Nietzsche par Lyotard. Dans La logique qu’il nous faut, Nietzsche entre en scène comme une voie pour un retour et une restitution aux sophistes. Le perspectivisme, l’ontologie de la volonté 5

Précisément dans les Topiques et Les réfutations sophistiques. Cf. ARISTOTE. Organon V-VI. Trad. fr. J. Tricot. Paris : Vrin, 1974. 6 Le dernier des Fünf Vorreden zu fünf ungeschrieben Bücher. Cf. NIETZSCHE, Friedrich. Kritische Studienausgabe. Vol. 1. Berlin, New York: Walter de Gruyter, 1980, KSA 1. 7 La seule édition française disponible de ces cours est encore la transcription partiale des registres magnétophoniques que l’on trouve sur le site de l’internet Webdeleuze (http://www.webdeleuze.com). Il y en a par contre une belle édition allemande, avec table de matières détaillée, préface et citations révisées, organisée par Patrick Baum et Günter Seubold. Nous sommes donc obligés d’utiliser l’édition allemande et ne voyons pas de sens en ré-traduire en français les passages cités. 8 A propos de la présence de Lyotard dans la réception francophone de Nietzsche, voir l’introduction de Patrick Baum et Günter Seubold à La logique qu’il nous faut (NS, p. 7).

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de puissance et de l’éternel retour, l’analyse des rapports de force (l’agonisme) offrent la clé d’une réflexion autour de leur praxis argumentative. Voilà la piste que les cours sur Nietzsche et les sophistes poursuivent, tout en marquant une rupture dans la pensée de Lyotard, un tournant langagier à l’intérieur de sa pensée. Le déplacement d’une agonistique des forces pulsionnelles, telle que l’Economie libidinale l’articulait, vers une agonistique des jeux de langage, où les arguments fonctionnent comme des forces en rapport, énoncés en interaction, perspectives dans des jeux de diction et contradiction, cette sorte d’analyse qui caractérisera la réflexion de La condition postmoderne et du Différend. La logique qu’il nous faut, la seule qui peut, selon Lyotard, se confronter à la terreur de la logique de l’exclusion et de l’anéantissement, on l’avance, c’est une logique agonistique de l’événement et de la singularité.

Perspektivenwechsel : la rétorsion des rapports de force L’objectif général de La logique qu’il nous faut est réhabiliter les sophistes à travers une restitution de sa manière de penser, de sa praxis argumentative, qui était aussi bien une praxis politique. Ce but nous amène à la question de rétorsion. La rétorsion signifie tout d’abord l’inversion d’un rapport de force et comme telle Lyotard en trouvera d’abord dans le concept nietzschéen de décadence. Autrement dit, la décadence, telle que Nietzsche l’a décrit, est un cas exemplaire de rétorsion, un analogon de ce que l’on trouve dans la sophistique. Nietzsche montre que la décadence, mouvement proprement moderne, est caractéristiquement ambivalente : décadence signifie affaiblissement, perte de puissance, et en même temps renforcement, potentialisation. Le procès qui conduit à la réduction des forces est le même procès qui peut conduire à son renforcement. Selon Nietzsche : « Dieselben Gründe, welche die Verkleinerung der Kleinlichen hervorbringen, treiben die Stärkeren und Selteneren bis hinauf zur Größe. »9. La 9

NIETZSCHE, Friedrich. Op. cit., Vol. 11, p. 496.

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décadence est alors un mouvement marqué par l’ambivalence, par l’ambiguïté, elle implique une dualité de courants, un mouvement à double sens : vers l’affaiblissement et vers le renforcement en même temps (NS, p. 17). Il est donc toujours donné la possibilité de l’affaiblissement impliquée dans la décadence se renverser et devenir renforcement. Cette réversion, cette inversion du rapport de forces est un des sens de la rétorsion. Selon Nietzsche il y a un rapport étroit entre le décadent, le dernier homme, l’homme moderne et le tiède, le moyen, le médiocre. Le décadent a une aversion des extrêmes, du danger et se penche à l’accommodation, à la stagnation. Lyotard montre que la décadence ressemble à ce qu’en termes thermodynamiques est désigné comme l’équilibre thermique, dont les conséquences sont drastiques : dans l’état d’équilibre thermique, les différences d’intensités se sont effacées, de telle façon que le système s’arrête de produire et tend au fur et à mesure à la dissolution (NS, p. 26). La même ligne de raisonnement peut être appliquée au domaine des phénomènes sociaux. Notamment la décadence, événement inattendu, mais, selon Nietzsche, inévitable dans le cours du procès civilisateur occidental peut être décrit comme un résultat de l’état d’équilibre entre les forces composant une société, ce qui implique l’arrêt du procès de différentiation et d’auto-multiplication des forces : stagnée, la machine sociale s’arrête de produire. La société s’achemine alors vers la fin, elle glisse vers le rien. C’est le nihilisme, l’hôte le plus inattendu, le plus périlleux, qui arrive. Pourtant, il reste toujours à supposer la faculté des forces de s’arranger autrement dans leurs rapports réciproques. Il est toujours à supposer la possibilité d’un réarrangement des forces par la production de nouvelles polarités, un réagencement de l’état de tension entre les forces, entre les pôles sociaux. De son côté, ce réagencement des polarités suppose d’aller à l’extrême et d’éviter la modération. Selon Nietzsche dans les extrêmes, il peut se produire la rétorsion ou le renversement de l’affaiblissement en renforcement (NS, p. 26). Dans ce contexte, la conflictualité caractéristique du rapport entre les forces – qui peut être apaisé, ralenti, ou attisé, accéléré, en fonction de la corrélation de forces donnée – est en fait une faculté productrice, ce qui est un des sens de l’agôn. 16

Selon une démarche déjà employée dans l’Economie libidinale, Lyotard inscrit la logique nietzschéenne des rapports de force dans une conceptuelle pulsionnelle, champ d’une logique des pulsions (Trieblogik), où les instincts opèrent comme des perspectives en lutte. Les pulsions fonctionnent sur mode (ant)agoniste, entretiennent des corrélations de forces et s’engagent dans un procès de guerre sans fin, destitué de sens ou de conclusion. Il n’y a pas de synthèse dialectique, pas d’Aufhebung à envisager au plan des rapports pulsionnels. L’agôn des instincts conduit plutôt à une dissolution (Auflösung) des identités dans un procès contenant notamment une portée politique, car il s’agit de la dissolution du corps social. Ce perspectivisme des rapports instinctuels décrit par Nietzsche trouve d’ailleurs, selon Lyotard, un parallèle dans la logique pulsionnelle de Freud. « Meines Erachtens weicht Nietzsche hier einer Art Rationalisierung der Triebprozesse (processus pulsionnels) aus, die in dieser Sache auf dem Spiel stehen. Diese Triebe funktionieren, so sagt er, in divergenter und sogar antagonistischer Weise; die beiden Kräftegruppen befinden sich in einem Krieg, der keinen Sinn (sens) im Sinne eines guten Endes, eines (Ab-)Schlusses (conclusion) hat, denn Auflösung ist ja gerade das Gegenteil eines solchen Abschlusses: Diese Schlacht verzehrt und zerstört die Identitäten, allen voran die Identität des sozialen Körpers. Anders gesagt: Wir haben es mit einer Trieblogik (logique pulsionnelle) zu tun, der Freud wohl am nächsten kommt. » (NS, p. 46).

La spécificité de la position de Nietzsche par rapport à celle de Freud est que l’agonistique du désir, la logique perspectiviste des pulsions comprend toujours la possibilité de l’inversion des rapports instinctuels, de la rétorsion des rapports de force : « Die sophistische Retorsion hat etwas gewalttätiges, denn sie besteht ja dahin, daß sich zwei gegensätzliche Positionen gegenüberstehen – wir haben es mit sehr starken Triebströmen zu tun – und die Möglichkeit der Verständigung ausgeschlossen ist. Ein Positionswechsel erfolgt durch Retorsion (…) Diese Retorsion der Positionen impliziert eine Retorsion der Kräfte, das heißt dessen, was Nitzsche Instinkt nennt. » (NS, p. 47).

D’autre part, l’analogie qui Lyotard établit entre Nietzsche et les sophistes permet d’introduire, dans la description de l’économie libidinale, le phénomène de la rétorsion qui, chez les sophistes, est directement lié à la praxis du discours. Ainsi, au niveau d’une logique pulsionnelle, il y a un perspectivisme des rapports des forces, les forces pulsionnelles saisies comme des perspectives toujours en rapport. L’inversion des perspectives, qui est toujours envisageable, constitue une « rétorsion » des rapports 17

de force, leur subversion par l’engendrement de nouvelles polarités, une transvaluation de toutes les valeurs (Umwertung aller Werter). En traduisant le mot nietzschéen Perspektivenwechsel comme « rétorsion des perspectives », on peut, d’un côté, en même temps éclairer l’économie du désir dans les termes d’un perspectivisme argumentatif à dégager de la praxis discursive des sophistes. De l’autre côté, on peut expliquer la pragmatique sophistique par une logique pulsionnelle perspectiviste. C’est précisément ce déplacement au niveau discursif qui nous intéresse, car il implique d’abord de concevoir les arguments, et notamment l’argumentation des sophistes, comme des perspectives inscrites dans des jeux de force ou forces en rapport ; et ensuite de concevoir la rétorsion, l’artifice argumentatif de l’inversion des perspectives, comme Perspektivenwechsel. On sait largement que faire du plus faible le plus fort et vice-versa, renverser le rapport de forces, retourner les perspectives est le trait caractéristique de la praxis discursive des sophistes. Ce n’est pas seulement la rétorsion qui peut être indiquée comme un procédé pour faire du plus faible le plus fort. La techné des sophistes en conçoit plusieurs, toute une théorie de l’argumentation sophistique. Lyotard mentionne quatre de ces mécanismes d’inversion des perspectives : la réfutation, la compensation, le renversement et la rétorsion (NS, p. 29). La réfutation consiste à montrer que l’argument de l’adversaire repose sur des prémisses erronées ou sur un raisonnement faux. La compensation consiste à présenter des éléments manquant dans l’argumentation de l’adversaire, même s’il a raison en général. Mais le procédé de sophistique le plus radical consiste à retourner l’argumentation de l’adversaire contre lui-même, ce que Schopenhauer appelait l’apagogé. Schopenhauer la définit comme suit : « wir nehmen seinen Satz als wahr an; und nun zeigen wir, was daraus folgt, wenn wir in Verbindung mit irgend einem andern als wahr anerkannten Satze selbigen als Prämisse zu einem Schlusse gebrauchen, und nun eine Konklusion entsteht, die offenbar falsch ist »10.

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SCHOPENHAUER, Arthur. Die Kunst, Recht zu behalten. Frankfurt a.M., Leipzig: Insel Verlag, 1995, p. 37.

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Schopenhauer comprenait encore l’apagogé comme un des procédés basiques de la dialectique éristique (eristische Dialektik), l’art de se disputer afin d’avoir raison sans avoir raison (Recht mit unrechten Mitteln zu behalten)11, c’est-à-dire l’espèce radicale de la sophistique. A son tour, Lyotard distingue deux sortes d’apagogé : le renversement, où il s’agit de monter que ce que l’adversaire croyait favorable à sa thèse est en fait défavorable, et la rétorsion, où l’on montre que ce qui est défavorable à la thèse de l’adversaire est, en plus, favorable à notre propre thèse. Une rétorsion authentique a donc la forme : A affirme – voilà pourquoi telle ou telle chose est louable, et B rétorque – précisément parce que ce que tu affirmes est vrai, la même chose est blâmable (NS, p. 29). Dans la Rhétorique, Aristote offre un exemple excellent de rétorsion, qu’il attribue à la rhétorique du sophiste Corax et qui consistait dans l’inversion du sens de la vraisemblance, tout en rendant la position plus faible la plus forte. Voici l’exemple : « Si un homme ne peut être convaincu de ce dont on l’accuse, par exemple, si étant faible, il est prévenu d’avoir battu, il sera absous, car le crime n’est pas probable ; et s’il peut être convaincu, parce qu’il est fort ; on peut dire que le crime n’est pas probable, par cela même qu’il devait paraître probable. »12.

La rétorsion consiste à jouer avec la vraisemblance en niant justement ce qui est le plus probable. En fait le plus fort est celui qui se trouve dans une situation défavorable, parce que sa culpabilité est présumée. Autrement dit, il est plus probable que ce soit lui, le plus fort, qui ait battu le plus faible. A son tour, le plus faible physiquement est, en occurrence, le plus fort dans l’ordre de l’argumentation, puisqu’il peut compter sur la vraisemblance, qui lui est en principe favorable. L’artifice rhétorique de Corax consiste à affirmer que son client, le plus fort physiquement, savait en avance que la vraisemblance lui serait objectée et que, précisément pour cela, il s’est interdit d’agir. Il n’est donc pas coupable justement parce qu’il sait que sa faute est

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Cf. Ibid., p. 19. ARISTOTE. Rhétorique. Paris : Gallimard, 1998, 1402a.

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présumable. Ainsi, Corax renverse, ou pour être plus précis, il rétorque le sens de la vraisemblance.

Les dissoi logoi : la situation agonistique de parole La rétorsion, l’artifice argumentatif de faire du plus faible le plus fort et inversement, le fait même qu’il y a un plus fort et un plus faible avant le procès d’argumentation et qu’il y en aura encore au moment où l’argumentation s’arrête, bref le fait qu’il y a un rapport de forces à la base de l’argumentation met en évidence quelques aspects de la pragmatique des discours sophistiques. Ceux-ci sont des discours antithétiques, qui ne mènent à aucune synthèse ni conclusion, car le rapport de force persiste et doit persister, ainsi que la différence entre les intensités, entre les puissances, entre les forces en débat. Comme l’explique Lyotard, les discours sophistiques sont des discours à la fois parallèles et de sens inverses, discours doubles ou dissoi logoi : « Diskurse, die parallel und gegenläufig zugleich sind; sie sind immer gedoppelt » (NS, p. 29). Le débat sophistique, à la différence du dialogue, ne conduit jamais à l’homologie. Le présupposé général des dissoi logoi, pour ainsi dire la base de la pragmatique des sophistes, est une situation de parole que l’on peut désigner – en se permettant de faire un hybride de la terminologie de la théorie du discours de Habermas13 – comme la situation agonistique de parole (agonistische Sprechsituation). Cela n’est qu’une déclinaison de ce que l’on trouve chez Lyotard, dans Au juste : « Corax joue du fait dialectique qu’en partant d’une opinion, on peut produire l’opinion adverse et se servir de cette faculté dans une situation, qui est une situation agonistique. » (AJ, p. 169). Les dissoi logoi présentent une certaine disposition des instances pragmatiques du discours, un certain univers de phrase, dont la spécificité consiste dans le fait que le

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On fait référence au concept habermasien de situation idéale de parole (ideale Sprechsituation). Cf. HABERMAS, Jürgen. Erläuterungen zur Diskursethik. Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1991.

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destinateur et le destinataire, celui qui présente un argument et celui à qui il est adressé, établissent un rapport de forces. Dans le cadre d’une situation agonistique de parole, chaque argument trouve un double dans l’argument qui lui est opposé. Argumentation et contre-argumentation sont en fait des perspectives en combat. Même si la situation agonistique de parole est un présupposé basique de la praxis sophistique, il faut comprendre ce n’est pas un présupposé contrefactuel. Il s’agit d’une situation de fait qui est présupposée comme l’arène du jeu, un espace interperspectiviste où les perspectives s’opposent. C’est la relation de forces comme situation donnée au préalable et définissant les enjeux du débat. Dans la situation de parole concrète des dissoi logoi, soit dans le contexte de la délibération politique, soit dans celui du procès juridique, les partis se sont positionnés comme des adversaires, de manière que si l’un présente une certaine thèse, l’autre doit la riposter, la rétorquer. Il y a un rapport de forces dont le moyen, l’arène est le langage et où l’inversion des forces, la rétorsion des arguments est toujours possible. « Im Falle der Retorsion ist das klar, denn man hat es ja mit einem Gerichtsdiskurs zu tun, einem Diskurs, der gegen generische Argumentation kämpft. In diesem Kampf haben wir, denke ich, genau das was Nietzsche eine Umkehrung der Perspektive nennt, eine Inversion der Perspektive. Ich denke, daß die Retorsion eben diese Inversion der Perspektive darstellt. » (NS, p. 83).

En tant qu’inversion des perspectives, la rétorsion peut avoir lieu dans le contexte d’argumentation sophistique, où se trouve un conflit entre les perspectives. Pourtant, ce conflit ne doit pas être conçu sous le registre de la guerre. Il s’agit plutôt d’un jeu langagier, de l’agôn de la parole, forme sublimée et potentialisée, esthétisée de la guerre, dont la signification politique est notamment démocratique. Chez les Grecs, l’agonistique (’αγονιστική) était d’abord liée aux exercices physiques de préparation pour les combats sportifs ou militaires : c’était un art, une techné du combat corporel. Ces exercices agonistiques sont en fait partie intégrante de l’esprit belliqueux de la culture grecque14, où le polemos pouvait constituer la koiné, la situation commune ou ordinaire, comme dans l’ontologie d’Héraclite. 14

Selon Nietzsche : « Damit ist das Spezifische des hellenischen Lebens charakterisiert: alle Geschäfte des

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L’agonistique passe à la philosophie comme une modalité de dialectique au sens d’Aristote, qui la définit comme l’argumentation litigieuse par excellence, l’éristique15. Désormais, il ne s’agit plus de la lutte corporelle, mais de la joute oratoire, du partage de la parole comme lutte, de la rhétorique, soit de la praxis discursive à partir de laquelle les Grecs ont pu inventer la démocratie. Le dispositif démocratique, en son essence agonistique et sophistique, permet le déploiement et la multiplication des rapports de force sans éliminer leur conflictualité et sans conduire à leur destruction mutuelle16. Deleuze et Guattari ont bien saisi le sens de l’agonistique grecque dans son rapport avec la philosophie, l’amitié et la démocratie. Dans Qu’est-ce que la philosophie ? on peut lire : « Si la philosophie a une origine grecque autant qu’on veut bien le dire, c’est parce que la cité, à la différence des empires ou des Etats, invente l’agôn comme règle d’une société des ‘amis’, la communauté des hommes libres en tant que rivaux (citoyens). »17.

La philosophie ne peut être la philosophie au sens grec, elle ne peut être pratiquée que sous la double condition de l’amitié et de la rivalité, de la rivalité dans l’amitié. L’amitié philosophique est une amitié en tension, car l’agôn est sa règle. Il est la règle de d’une pragmatique discursive démocratique, d’une citoyenneté dont les citoyens sont des rivaux : agonistique de la communauté des hommes libres, agonistique de l’amitié philosophique. L’agôn est positif pour la cité, il doit se perpétuer en élargissant les domaines de la démocratie. Dans le même sens, pour Nietzsche, toute prépondérance, toute hégémonie dans les rapports de force est un état conjoncturel, transitoire, dont l’inversion au court ou

Verstandes, des Lebensernstes, der Noth, selbst der Gefahr noch als Spiel aufzufassen. ». NIETZSCHE, Friedrich. Darstellung der antiken Rhetorik. Kritische Gesamtausgabe. Vol. 2. Berlin, New York : Walter de Gruyter, 1967, § 4, p. 416. 15 Cf. ARISTOTE. Les réfutations sophistiques. Trad. fr. J. Tricot. Paris : Vrin, 1974, 171b20. 16 Selon Hatab : « Democracy in an agonistic sense can be understood not precisely as “rule by the people”, but as “agonarchy”,or rule which is decided by contest among the different perspectives in the political field. ». Cf. HATAB, Lawrence. A Nietzschean Defense of Democracy: An Experiment in Postmodern Politics. Chicago, La Salle: Open Court, 1995, p. 65. 17 DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix. Qu’est-ce que la philosophie ? Paris : Editions de Minuit, 1991, p. 14.

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au long terme est présumée18. Pour que l’agôn continue, il faut d’un côté que les combattants ne quittent pas l’arène et que de l’autre côté aucun des adversaires ne soit exterminé. L’absence de trêve et l’absence de terme sont les principes de l’agonistique19. Amitié entre les rivaux, amitié dans le conflit, amitié agonistique, mais plutôt l’amitié que l’inimitié appartient à la philosophie et la démocratie. Les dissoi logoi sont des jeux de langage. C’est une corrélation de forces déjà donnée qui définit chaque fois les règles de l’argumentation, ainsi que les stratégies argumentatives qui seront employées. Comme dans les jeux d’échecs, il faut obéir aux règles pour pouvoir jouer, pour être dans le jeu, mais pour pouvoir bien jouer, il faut maîtriser des stratégies et des tactiques, il faut savoir employer le temps, reconnaître le moment de faire un certain coup afin de produire un certain effet. La temporalité des dissoi logoi n’est donc pas celle d’une linéarité vide et homogène, mais celle d’une discontinuité ou d’une ségmentarité. Le temps de l’occurrence, de l’événement, le temps en tant que kairós (NS, p. 35) intervient de manière décisive dans le débat. Comparée aux compétitions sportives, l’activité argumentative des sophistes acquiert, pour Lyotard, un sens esthétique. Elle est comparable à une performance artistique, au sport joué avec de l’art, un « art martial », soit la dispute sous la forme de l’agôn. Comme le sport, l’agôn des sophistes se développe devant un public, un jury, sur lequel il s’agit de produire des effets. Le public est le tiers, le juge impartial, extérieur à l’argumentation et dont l’intérêt ne se trouve pas directement impliqué dans le jeu. Le public est donc l’instance de jugement du débat. C’est au public de décider quelle avait été la meilleure performance, qui avait vaincu. Cette victoire, qui n’est forcément pas consensuelle et signifie la prévalence d’un intérêt sur l’autre, c’est l’enjeu du sophiste, plutôt que de convaincre ou de persuader l’adversaire. Le résultat du débat est l’établissement d’une certaine configuration des forces, l’hégémonie d’une des forces face aux autres qui restera inchangée jusqu’à la

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Cf. NIETZSCHE, Friedrich. « Hommers Wettkampf. Fünf Vorreden zu fünf ungeschriebene Büchern ». In Kritische Studienausgabe. Vol. 1. Berlin, New York : Walter de Gruyter, 1980, KSA I. 19 Cf. NIETZSCHE, Friedrich. « Die Philosophie im Zeitalter der Griechen ». In Op. cit.

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reprise des débats. Il est toujours possible de recommencer à zéro et de réviser les arguments précédents, d’inverser le rapport de forces. Dans le plan de ce que nous appelons une logique agonistique telle qu’elle était pratiquée par les sophistes, nous ne sommes pas dans la sphère de ce qui est nécessairement ou analytiquement vrai, comme une tautologie, ou faux comme une contradiction. Nous sommes plutôt dans la sphère qu’Aristote identifiait à la rhétorique, où s’agit de ce qui est possiblement vrai ou faux, la sphère du vraisemblable. La « logique agonistique » des sophistes s’accorde à la rhétorique plutôt qu’à la logique. En fait, elle fait le cadre de la rhétorique englober celui de la logique en tant qu’argumentation pure et nécessaire. Dans le cadre plus ample de la rhétorique, autres artifices, qui ne sont pas proprement logiques puisqu’ils jouent avec le possible (le virtuel), ont un rôle décisif. A côté du piège, du leurre, de la trapper, la ruse est l’espèce par excellence de ces artifices rhétoriques, qui Lyotard conçoit comme machines argumentatives. La ruse ne fonctionne pas comme une mékané, une machine dans le sens de la mécanique moderne, mais dans celui de la machination (NS, p. 83). Ce machinisme de la sophistique exerce une fonction stratégique cruciale dans la dispute. Le sophiste emploie ses machines argumentatives non pas pour avoir raison ou pour être vrai, mais pour produire certains effets sur le public. La bonne argumentation est, dans ce sens, plutôt celle qui cherche l’efficacité que celle que poursuit la véracité. Finalement la situation agonistique de parole implique une attitude de la part des agents langagiers, de ceux qui se disposent aux disputes oratoires, aux jeux de la parole. Le sophiste est l’incarnation de ce que nous pouvons appeler une attitude agonistique, c’est-à-dire la disposition d’esprit pour le conflit, l’acceptation des principes de l’agonistique, ce qui nous pouvoir définir aussi, en déformant un peu les mots de Heidegger, comme une streitsüchtige Stimmung.

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Transcendantalité et autoréférentialité du discours L’analyse des dissoi logoi et la caractérisation de la situation agonistique de parole permettent une formulation perspectiviste de la théorie du discours, qui s’inscrit dans le programme de la pragmatique agonistique esquissé dans La logique qu’il nous faut et que l’on voit se déployer tant dans La condition postmoderne, comme dans Le différend. Appuyé sur l’analogie entre Nietzsche et les sophistes, Lyotard explique les énoncés, c’est-à-dire les éléments constitutifs de tout discours en termes des forces : « Unter ‘Aussage’ verstehen wir jetzt ein bestimmtes Konglomerat von Kräften, einen bestimmten Anschein, einen bestimmten Stand der Dinge. Das gilt beispielsweise für den Stand der Kräfte in der modernen Gesellschaft, so wie Nietzsche sie denkt und wie wir sie vorfinden: für den Verfall (décadence). Produziert man eine Äußerung in Bezug auf diesen Stand der Dinge, diesen Stand der Kräfte, diese Konfiguration, so hängt ihr Wert vom Moment ab, den wir nicht vorhersehen, sondern erst an den Wirkungen sehen können. » (NS, p. 77).

Les énoncés forment des conglomérats de forces, des corrélations, des états de forces. La production d’un énoncé présuppose l’existence d’autres énoncés déjà formulés, d’autres forces déjà actualisées, qui composent le réseau contenant les conditions de toute nouvelle énonciation. L’occurrence d’un énoncé nouveau arrive donc sur la base d’une certaine configuration des rapports entre les énoncés déjà existants. Celle-ci est une thèse recourant dans la théorie du discours. La spécificité de la position de Lyotard à cet égard demeure pourtant dans sa compréhension des énoncés en tant qu’agencés par rapports de force. Ainsi, les conditions de l’énonciation sont liées aux rapports que les forces entretiennent entre eux-mêmes. La production des énoncés est conditionnée à l’état des forces donné dans un certain moment. Le problème est savoir quel est le statut de ces conditions d’énonciation que la pragmatique agonistique essaie d’expliciter. Autrement dit, si le discours de Nietzsche et des sophistes est impliqué dans cela même dont ils parlent, comment peut-on soutenir ce discours sans déboucher sur l’auto-contradiction. Si l’on admet une agonistique générale en tant qu’explicitation des présupposés pragmatico-discursifs de la pratique argumentative en termes de forces, est-on alors obligé à attribuer au discours perspectiviste le statut d’un métadiscours et de le concevoir comme une « agonistique 25

transcendantale »20 ? Cette agonistique transcendantale, dans la mesure même de sa transcendantalité, ne serait-elle pas en opposition avec le refus perspectiviste de toute position de surplomb, de toute perspective non-engagée dans les rapports de force et donc capable de décrire de manière neutre les discours, ainsi que d’établir leurs règles et dire leur vérité ? A plusieurs reprises, La logique qu’il nous faut essaie de comprendre d’où le discours perspectiviste parle. C’est la question du lieu du discours de Nietzsche et des sophistes. Lyotard insiste que Nietzsche ne parle pas du point de vue d’un discours prétendant d’exprimer la vérité en tant que telle, l’essence de l’identité ou de l’unité du monde. « Das bedeutet, daß Nietzsche von einem Ort aus spricht, der nicht der Ort des philosophischen Diskurses ist. (…) Dieser Diskurs ist der des Sophisten. » (NS, p. 44). Le discours sophistique est, de son côté, caractérisé comme un discours ouvert : le sophiste parle comme quelqu’un qui ne porte pas le dernier mot, qui sait qu’il n’y a pas de dernier mot. Ses énoncés sont des énoncés sur lesquels on ne peut pas prononcer le dernier mot (NS, p 76), on ne peut pas s’arrêter d’enchaîner. Lyotard établit une analogie entre le rapport que Nietzsche entretient avec le monde en tant que volonté de puissance et éternel retour et rapport qui le sophiste entretient avec son public, le tiers toujours présupposé, l’élément extérieur à l’argumentation, sur lequel le sophiste veut produire des effets. Dans le cas du sophiste, le public est la cité, la polis elle-même comprise comme un ensemble de puissances, comme un réseau de rapports de force en combat récurant. Différemment du philosophe, le sophiste ne quitte pas l’agora. Par contre son discours y trouve son milieu d’existence, d’où il retire ses conditionnements, ainsi que sa possibilité. Le discours du sophiste est prononcé au sein d’un espace perspectiviste, où il s’y inscrit comme une force. Mais le discours qui réfère ces rapports de force, qui décrit l’espace perspectiviste ou la situation agonistique de parole, est une des forces aussi. Le discours de Nietzsche participe au même titre que le discours sophiste des rapports

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Cf. RUTHROF, Host. « Differend and Agonistics: A Transcendental Argument? ». In Philosophy Today 1992, nº 36, p. 324-335.

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de force interdiscursifs. On y insiste : le discours du perspectivisme est lui-même un état des choses, un état des relations de pouvoir. « Sein Bezug zur Realität (um es kurz zu machen: tatsächlich eine Stand der Dinge, der Macht) ist ganz und gar vergleichbar mit dem Verhältnis eines sophistischen Diskurs zum Publikum. (…) Die Position von Nietzsches Diskurs zu dem, was er „seine Welt“ nennt, die eben genau die berühmte Welt der ewigen Wiederkehr ist, ist gänzlich vergleichbar mit der Position des Sophisten zum Publikum, das heißt der Stadt (cité). ». (NS, p. 78)

On est nettement dans le cadre d’une politique du discours ou d’une pragmatique agonistique. C’est le cadre d’un perspectivisme pour lequel il n’y a pas de force nonengagée, non-agencée dans des rapports de force concrets. Dans ce sens, il n’y a pas de discours apolitique, la polis étant elle-même définie comme un milieu discursif, comme ensemble de pratiques langagières, de rapports de force discursifs, où les énoncés véhiculent des intérêts sociaux spécifiques. Les forces discursives et les forces sociales ne se distinguent pas, elles se mélangent et se renforcent au sein de la polis. Les énoncés sont en fait des forces, ainsi que les états de choses sont des états des forces : ils partagent une même nature. La force discursive est la force physique dans un état sublimé, raffiné et potentialisé, mais s’il s’agit toujours de force21. Selon Lyotard : « bei Nietzsche, haben wir (…) einen Diskurs, der vollständig Teil dieser unabzählbaren (gleichvoll endlichen) Totalität von Kräften ist, die die Welt des Willens zur Macht ausmacht. Er ist also dieser Menge immanent (ich verstehe „Menge“ hier nicht im Sinn der Logiker), er ist ein Teil dieser Menge – und das bedeutet, daß dieser Diskurs diese Menge, deren Teil er ist, zur Referenz hat. Wovon spricht Nietzsche? Er spricht von Willen zur Macht und von der ewigen Wiederkehr, daß heißt der Menge in der Spiel stehende Kräfte. Das ist die Referenz, davon spricht er. (…) Stellen wir uns diese Menge von Kräften als eine Menge von Aussagen vor. Wir haben also eine Menge von Aussagen, die eine Menge von Kräften ist. (…) Es ist möglich, daß ein Diskurs, der sich auf die Totalität ist und durchaus nicht zu einer anderen Ordnung gehört als diese Totalität. » (NS, p. 93).

La théorie du discours qui s’articule comme une pragmatique agonistique est elle aussi une des forces en jeu, elle explicite les conditions de l’énonciation que dans la

D’ailleurs, l’idée d’une démocratie agonistique suppose, comme l’explique Mouffe, la distinction entre agonsime et antagonisme : « Antagonism is struggle between enemies, while agonis mis struggle between adversaries. (…) envisaged from the perspective of ‘agonistic pluralism’ the aim of democratic politics ist to transform antagonism into agonism. ». MOUFFE, Chantal. « For an agonistic model of democracy ». In The democratic paradox. London, New York: Verso, 2000, p. 102-103. Ce qui nous entendons ici par sublimation des rapports de force peut être traduit dans les termes de ce passage de l’antagonisme à l’agonisme.

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mesure où elle est soumis à ces mêmes conditions. Contre la supposition d’un décrochement transcendantal de l’agonistique, Lyotard défend donc l’immanence du discours perspectiviste à la totalité des rapports de force sur lesquels il porte. Vu que le perspectivisme porte sur les discours, il est une théorie du discours au sens large, il est un métalangage. Mais vu qu’il intègre aussi la totalité des discours, il fonctionne selon la même logique agonistique que les discours auxquels il fait référence. Il appartient à l’ensemble des discours dont il parle et obéit aux mêmes règles que les discours en général. Bref, le discours de Nietzsche est aussi une des perspectives. « Was den Diskurs Nietzsches als Kraft, die eine Menge von Kräften interveniert, stützt, ist eben genau dieses logischen Paradoxon: Ich, der ich von der Totalität spreche, spreche nicht von einem Standpunkt aus, der der einer Metasprache wäre. In diesem Fall gehörte meine Aussage (…) zur Totalität der Kräfte, auf die sie sich bezieht. Sie bezieht sich also in gewisser Weise auf sich selbst – innerhalb derselben Ordnung. Es gibt keine zwei Ordnungen. Das meint: Es gibt keinen Ort, der nicht eingeschlossen, der metaphysisch wäre. » (NS, p. 93).

Le discours de Nietzsche ne peut pas fonctionner comme un métalangage que d’une façon paradoxale : il est à vrai dire un pseudo-métalangage, inscrit dans les rapports de force. Pour Lyotard, le discours de Nietzsche refuse la distinction entre le langage-objet et le métalangage sur lequel se fonde le partage des ordres discursifs. Totale immanence du discours portant sur le discours à la totalité discursive, pour Nietzsche il n’y a qu’un seul ordre discursif. Refusée la transcendantalité du perspectivisme, un autre problème se pose, à savoir celui de l’autoréférentialité du discours perspectiviste. Est-ce que le discours sophistique de Nietzsche serait paradoxalement autoréférentiel ? Est-ce que l’énoncé perspectiviste serait une contradiction performative, c’est-à-dire un énoncé dont le sens serait en contradiction avec son référent ?22 Les logiciens en général mentionnent le sophisme du menteur comme l’exemple prototypique de la contradiction performative. Selon Lyotard ce paradoxe serait un

Sur le problème de l’autoréférentialité du perspectivisme, cf. MOTA, Thiago. Perspectivismo e agonismo: Nietzsche sobre verdade e poder. Mémoire de maîtrise. Fortaleza: Universidade Federal do Ceará, 2007, Disponible sur l’internet : http://www.teses.ufc.br/tde_busca/arquivo.php?codArquivo=1756, p. 132-135. 22

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« mensonge de base » ouvrant l’espace logique qu’il nous faut (NS, p. 72). Voici la formule, attribuée au sophiste Eubulide, qu’il prend en considération : « Wenn du sagst „Ich lüge“ und die Wahrheit sprichst, so lügst du. Und wenn du nicht lügst, wenn du sagst „Ich lüge“, du lügst nicht. Und wenn du nicht lügst, wenn du sagst „Ich lüge“, so du lügst doch. » (NS, p. 73).

Voilà une machine eubulidienne, un circuit produisant des énoncés indécidables, des énoncés dont la valeur de vérité – selon une logique bivalente : « vrai » ou « faux » – n’est pas déterminable. Chaque fois, on a pour le même énoncé une valeur de vérité différente : si l’énoncé « je mens » est vrai, alors il est faux, mais s’il est faux alors il est vrai, cependant s’il est vrai, alors il est faux et ainsi de suite. D’un énoncé vrai, on conclut un énoncé faux et inversement. Tout dépend du nombre de fois que l’on fait tourner ce circuit (NS, p. 75). Cela rompt avec le principe basique de la logique syllogistique selon lequel des prémisses, fausses on ne peut tirer une conclusion vraie. En somme, nous disent les philosophes analytiques, les énoncés tels que le paradoxe du menteur sont des énoncés mal formés précisément parce qu’ils sont indécidables. Avec la théorie des types, Bertrand Russell propose une solution pour le paradoxe du menteur qui consiste à établir une distinction entre deux niveaux langagiers, celui du langage-objet et celui du métalangage. Pour autant, on peut distinguer entre les énoncés de premier ordre, qui ont comme référent un état de choses (Sachverhalt), et les énoncés de second ordre, dont le référent est un énoncé qui de son côté fait référence à a un état de choses. Le paradoxe découlerait, selon Russell, d’une confusion entre ces deux ordres, c’est-à-dire d’un énoncé où les deux ordres se trouvent mélangés. Cette objection mettrait en évidence le paradoxe contenu dans la logique agonistique qui le perspectivisme présuppose. On y aurait alors une réfutation du perspectivisme en raison de son autoréférentialité. D’entrée de jeu, Lyotard objecte à la théorie des types de Russell d’un côté que le découpage des types implique à la limite un retour à l’infini et de l’autre côté que la

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théorie des types est elle-même, selon ses propres termes, paradoxale (NS, p. 97). Mais voyons d’abord comment Russell conduit sa réfutation du paradoxe du menteur23. Russell identifie un énoncé comme « je dis que je mens » à un énoncé de deuxième ordre, c’est-à-dire un énoncé qui porte sur une totalité d’énoncés donnée, mais qui ne peut porter sur soi-même, qui n’appartient pas à cette totalité à laquelle il fait référence, enfin qui n’est pas autoréférentiel. Ainsi l’énoncé réflexif ou métalangagier, l’énoncé de second ordre peut avoir une valeur de vérité différente de celle des énoncés auxquels il se réfère. Les énoncés de second ordre pourraient s’articuler ainsi dans un métalangage totalement débarrassé de paradoxes. Prenons un exemple : si le sophiste, le même qui avait dit « je mens toujours », articule un nouvel énoncé, disons l’énoncé : « C’est rouge », c’est-à-dire un énoncé qui ne porte pas sur des énoncés, mais sur un état de choses, alors on peut maintenir que cet énoncé de premier ordre, « c’est rouge » est faux, tandis que l’énoncé de second ordre, « je mens », est vrai. Pour Russell, le sophiste ment toujours au plan des énoncés de premier ordre, il dit toujours ce qui n’est pas le cas, pourtant lorsqu’il parle de son propre discours, lorsqu’il est au niveau des énoncés de premier ordre, il ne ment pas, ce qu’il dit est juste, son énoncé est vrai. Russell postule alors que les énoncés de second ordre ne peuvent jamais être membres de la totalité des énoncés à laquelle ils se référent, à savoir la totalité des énoncés de premier ordre. Ainsi, pense-t-il, le paradoxe du menteur tombe réfuté. En outre, on établit un principe qui doit être observé dans toute formulation de métalangages : pour éviter des paradoxes autoréférentiels il faut ne pas confondre les ordres discursifs. Naturellement, si ce principe est valable, il s’applique sur la théorie qui l’énonce, la théorie russellienne des types. La critique de Lyotard porte exactement sur ce point, elle consiste à faire un pas réflexif, à faire l’argumentation de Russell se tourner autour d’elle-même.

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Cf. RUSSELL, Bertrand. My Philosophical Development. London: George Allen & Unwin, 1959.

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Russell affirme que les énoncés de premier ordre (de type P1) ne doivent pas se mélanger aux énoncés de second ordre (de type P2). On peut classer ce dernier énoncé comme de type P3. Alors on voit nettement que l’énoncé de type P3 porte justement et en même temps sur les énoncés de type P1 et de type P2. Si l’on se demande à quel ordre appartiennent les énoncés de type P3, sont-ils de premier ou de second ordre, on ne trouve pas de réponse, puisque ce type d’énoncé mélange les ordres discursifs. Selon Lyotard, on est face à l’alternative suivante : « Entweder gibt es einen regressus ad infinitum des Wahren, oder wir haben diese gefährliche Menge, die sich selbst enthält. Russell erzeugt auf seinem Niveau (P3-P2) dieselbe Paradoxie wie Eubulides auf dem P2-P1 Niveau. » (NS, p. 101).

C’est clair donc que le paradoxe du menteur n’a pas été réfuté, il a été simplement déplacé à un autre niveau où, si l’on opère un retour réflexif, il se pose de nouveau. Pour autant, la théorie des types ne résiste pas au test de sa propre autoréférentialité. La conclusion que Lyotard en tire est que paradoxes comme celui de menteur montrent l’existence d’une certaine paradoxalité ou conflictualité inhérente au langage, même dans son niveau d’articulation logique plus basique. On ne peut pas refuser l’existence d’énoncés indécidables, privés de valeur de vérité déterminable, ou porteurs d’une autre valeur de vérité, qui ne peut pas être conçue par une logique binaire. Pour cela, il fallait une autre logique que celle avec laquelle les philosophes analytiques travaillent. Donc plutôt que construire une logique artificielle complètement débarrassée des paradoxes, il fallait penser à partir des paradoxes, comme celui du menteur, car ils nous permettent de mieux saisir la réalité du langage, ils ouvrent selon Lyotard l’espace logique qu’il nous faut. Le discours de Nietzsche et celui des sophistes opèrent dans cet espace, sans présupposer aucune distinction entre des niveaux langagiers : ils jouent avec le paradoxe. Le discours sur le langage, le seul métalangage possible est lui-même précisément langage, il est aussi un discours : tout est mis à plat à la surface du langage (NS, p. 102).

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Les métadiscours ont des bornes historiques, ils sont inscrits dans une historicité qui est la même du discours qu’ils prennent comme référent, ils sont immergés dans les configurations des rapports de force différemment données à chaque moment. Le discours qui porte sur la totalité du discours ne peut éviter d’être dépassé pour cette totalité, il ne peut lui référer que partiellement, il ne peut expliciter toutes ses déterminations, toutes ses conditions de possibilité, toutes ses règles d’occurrence. D’ailleurs, l’enjeu d’une philosophie du langage ne serait pas cette explicitation, mais la découverte de nouvelles formes d’expression, « l’institution d’idiomes qui n’existent pas encore » (LD, § 23, p. 30). La tentative d’instituer nouveaux langages et nouvelles logiques caractérise, d’un bout à l’autre, la pensée de Lyotard.

Agonistique versus dialectique L’agonistique des forces, ou des perspectives, n’implique pas une résolution (Aufhebung), mais une dissolution (Auflösung). Cette idée présuppose une distinction entre l’agonistique et la dialectique qui était en fait implicite jusqu’ici. C’est bien l’occasion de l’expliciter. De même que l’agonistique et la dialectique pensent le devenir, elles partagent toutes les deux la présupposition d’une logique des forces opérant au niveau ontologique. Il s’agit d’une logique de la contradiction, non pas au sens des formel (Widerspruch), mais au sens de contradiction matérielle, d’opposition ou contra-position (Entgegensetzung)24. En définissant les perspectives comme forces, nous entendons que toute perspective est relationnelle ou rapportée à une autre perspective. Selon une logique agonistique, il est interdit de supposer l’existence d’une seule force ou d’une seule perspective. Le schéma perspectiviste basique présuppose deux pôles, deux forces au moins. Evidemment, on peut travailler avec une pluralité illimitée des forces, cela est le cas concrètement donné chaque fois. Mais au niveau d’explication plus basique et 24

Cf. FRANK, Manfred. Die Grenzen der Verständigung: ein Geistergespräch zwischen Lyotard und Habermas. Frankfurt a. M.: Suhrkamp, 1988, p. 90.

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en simplifiant beaucoup, la présupposition minimale est celle de l’existence d’au moins deux perspectives. On présuppose en quelque sorte la dualité, ou que le deux vient en premier. C’est précisément dans ce point que l’agonistique se détache de toute dialectique, puisque pour cette dernière, il est toujours possible une synthèse (Aufhebung) préservant les moments de vérité de chacune des positions unilatérales contradictoires. Il est toujours possible une conciliation, une résolution de l’opposition, puisque celle-ci n’est qu’une opposition apparente, précaire, déjà en train de se dépasser à soi-même pour se réconcilier dans le point de vue de l’Absolu. Là, repose d’ailleurs, pour la dialectique, l’enjeu en tant que tel de la pensée philosophique. Dans la mesure où l’agonistique définit l’opposition comme une corrélation de forces, elle accepte que toute opposition réelle soit précaire, soit un devenir, car l’opposition est une configuration momentanée du rapport entre les perspectives. Mais chaque opposition engendre une nouvelle opposition. Ce procès ne doit pas être compris comme un processus, car il n’a pas de fin, pas de conclusion dernière. Par rapport aux textes de Nietzsche, écrit Lyotard : « Wir haben also einen Antagonismus, der zu einem Auflösungsprozeß führt. Was ist das für Auflösung (dissolution)? Der Begriff kehrt sich wiederholt wieder. Wir finden Auflösung, Ablösung und auch kurz Lösung. Offensichtlich meint Auflösung hier nicht Aufhebung, das heißt, der Prozeß (procès), um den es geht, ist kein Prozeß (processus), im dem das, was überwunden wird, zugleich aufbewahrt und vermehrt wird. Wir haben hier einen Prozeß (procès), der von einem Antagonismus herkommt, und dieser Antagonismus findet keine Auflösung (résolution), das heißt keine Erlösung (salvation). » (NS, p. 45).

L’ontologie présupposée est celle de l’éternel retour, de l’opposition qui retourne toujours sans que le procès ait proprement un sens. La rétorsion des perspectives, le Perspektivenwechsel se répète à l’intérieur des cycles qui peuvent toujours être repris du début et qui n’atteignent aucun but définitif, aucun Schlußziel. C’est justement pour cela que le point de vue de l’Absolu, la « bonne » perspective, la « vraie » perspective, qui est refusée en principe par l’agonistique, pour laquelle la dialectique, le discours

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spéculatif n’est qu’un dispositif de domestication de la contradiction. Ainsi l’agonistique s’oppose à la dialectique de Hegel25. Dans le plan discursif, l’agonistique s’oppose à la dialectique puisqu’elle oppose les débats (dissoi logoi) aux dialogues. Lyotard montre que pour la dialectique : « Es kommt darauf an, daß der eine und der andere zu einem Konsens kommen. Ziel der Diskussion ist dieser Konsens. Von da an tritt die Dialektik an die Stelle der dissoi logoi, zuerst in der Form des Platonischen Dialogs, dann in der der Aristotelischen Dialektik, die eben genau darin besteht, beide Parteien zu überzeugen. » (NS, p. 34).

Plus proche de la sophistique, l’agonistique se détache à la fois de la dialectique platonicienne et de l’aristotélicienne. Pour Platon – et ce n’est pas aussi différent pour Hegel – le dialogue est une méthode, le chemin de l’opposition des thèses menant de la multiplicité sensible à l’unité idéale, de la doxa à l’épistémè, des apparences aux essences, du faux au vrai. Selon Lyotard, l’enjeu est de conduire à l’homologie, au consensus, par les moyens du dialogue (LD, p. 44). Aristote critique l’idéalisme platonicien et distingue entre deux sortes de raisonnement, l’analytique, lié au nécessairement vrai, et le dialectique, plutôt lié au possiblement vrai, au vraisemblable. Le champ de ce qui semble vrai, le vrai apparaissant, c’est précisément le champ de la rhétorique et de la sophistique. Mais comme Platon, Aristote distingue entre la bonne et la mauvaise rhétoriques : la rhétorique maîtrisée par le philosophe, celui qui connaît les Idées ou qui possède les résultats du raisonnement analytique, et la rhétorique des sophistes. Par contre, pour les sophistes, il s’agit tout d’abord de la rhétorique en tant que pratique de la parole, en tant que pragmata, son affaire, son occupation (ou même business). Les sophistes refusent la vérité et restent dans le champ d’une vraisemblance qui ne présuppose pas des vérités nécessaires ou absolues. Les sophistes ne s’intéressent que par la pragmatique du discours, par l’usage du langage et par la production d’effets rhétoriques, le pouvoir langagier.

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La question « Nietzsche et la dialectique » joue son rôle dans l’histoire de la Nietzsche-Forschung, et distingue les interprètes entre ceux qui sont pour, comme Fink (Cf. FINK, Eugen. Nietzsches Philosophie. Stuttgart : Kohlhammer, 1960) et ceux qui sont contre, comme Lyotard et Deleuze (Cf. DELEUZE, Gilles. Nietzsche et la philosophie. Paris : PUF, 1967).

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Autant de dire que c’est le pragmatisme des sophistes, plutôt que la métaphysique dialectique, qui ouvre l’accès à une pensée agonistique de l’occurrence langagière ou de l’événement discursif, qui est tantôt ouvert, tantôt conditionné, tantôt nécessaire, tantôt contingent. Il appartient à la catégorie du possible et s’il est certain qu’il arrivera, on ne sait pas comment cela se passera. L’agonistique, la logique qu’il nous faut est en ce sens une logique de l’Ereignis, une logique de l’événement ou de l’occurrence (NS, p. 54). Elle cherche, avec une violence discursive qui dispose des armes de la rhétorique (NS, p. 36), l’expression de l’occurrence dans sa singularité. En résumé, l’agonistique proposée par Lyotard à partir de Nietzsche et les sophistes peut se constituer comme logique de la singularité, qui dénonce l’attitude totalitaire, voire terroriste qui s’incarne dans le discours dialectique. En fait une sorte de terrorisme caractérise toute logique qui tente d’établir l’universel, au prix de l’exclusion et de la réduction de l’hétérogénéité. En portant sur la réalité du pouvoir langagier, plutôt qu’en essayant de le refouler, en prenant un point de vue « au-delà du bien et du mal », à cet égard, l’agonistique pratique une violence non-terroriste, nonréductionniste, non-totalitaire, qui s’exerce par la résistance à tout terrorisme langagier.

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Pragmatique agonistique et postmodernité Unsere Sprache kann man ansehen als eine alte Stadt: Ein Gewinkel von Gäßchen und Plätzen, alten und neuen Häusern, und Häusern mit Zubauten aus verschiedene Zeiten, und dies umgehen von einer Menge neuer Vororte mit gerade und regelmäßigen Straßen und mit einförmigen Häusern. — Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, § 18.

Légitimité et postmodernité : Grundlagenkrise La renommée internationale de Jean-François Lyotard est due à un « écrit de circonstance », un rapport de recherche sur la condition des savoirs à la fin des années 1970 : La condition postmoderne (1979). Le caractère circonstanciel de cet écrit se confond avec une des thèses qu’il veut avancer, à savoir qu’il n’y aurait qu’une sorte de légitimation circonstancielle des savoirs, une sorte de contextuelisme ou de déterminisme local. Mais La condition postmoderne est tout d’abord responsable pour l’introduction en philosophie de la notion de « postmoderne »26, ainsi que pour la discussion autour de la postmodernité27. Il s’agit de la mise en évidence d’une rupture avec la modernité, ou plus précisément d’une fracture à l’intérieur de la modernité. La thèse centrale

Alors que Lyotard ait plus tard essayé de se détacher de cette problématique en proposant au lieu d’une pensée postmoderne, la « réécriture de la modernité ». Cf. LYOTARD, Jean-François. « Réécrire la modernité ». In L’inhumain. Causeries sur le temps. Paris : Editons Galilée, 1988. 27 Dont la liste des protagonistes comprend outre Lyotard, Habermas (cf. HABERMAS, Jürgen. « Die Moderne – ein unvollendetes Projekt ». In Kleine politische Schriften. Frankfurt a. M.: Suhrkamp, 1990, ainsi que HABERMAS, Jürgen. Der philosophische Diskurs der Moderne. Frankfurt a.M.: Suhrkamp, 1985) et Rorty (cf. RORTY, Richard. « Cosmopolitanism without emancipation: A response to Jean- François Lyotard ». In Objectivity, Relativism and Truth: Philosophical Papers I. Cambridge: Cambridge University Press, 1991, p. 211-222, et RORTY, Richard. « Habermas and Lyotard on Post-Modernity ». In Essays on Heidegger and Others: Philosophical Papers II. Cambridge: Cambridge University Press, 1991, p. 164-176). 26

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d’ouvrage se laisse formuler comme suit : postmoderne est la généralisation de l’incrédulité envers les discours légitimant les savoirs et les pratiques. Autrement dit, l’incrédulité constituant la condition de notre époque porte sur la procédure même de légitimation produite dans la modernité (CP, p. 7). A la fin de la modernité, les grands récits universalistes – notamment celui de la dialectique spéculative, qui faisait de l’Esprit l’instance de fondation et celui de l’émancipation du sujet, qui faisait du peuple la source de la légitimité – sont en échec. La fonction légitimatrice n’appartient plus à un seul discours, « elle se disperse en nuages d’éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc., chacun véhiculant avec soi des valences pragmatiques sui generis. » (CP, p. 8). Cette situation, qui découle paradoxalement du déploiement des potentialités critiques intrinsèques au propre savoir occidental, du nihilisme inhérent à la modernité, est alors décrite comme une crise. D’où une autre formulation de la thèse de fond de l’ouvrage : postmoderne est la condition de la crise des métadiscours, de la Grundlagenkrise28. Un problème central s’énonce ici : « où peut résider la légitimité, après les métarécits ? » (CP, p. 8). Certes, la légitimité ne repose plus sur un discours universel quelconque. La prétention d’universalité qui caractérise le projet de la modernité tout en le définissant ne se soutient plus. Selon Lyotard, le projet moderne n’a pas été abandonné ou oublié, mais détruit, liquidé (PEE, p. 36). Et cela à cause de plusieurs facteurs, notamment deux : l’anéantissement de l’homme à Auschwitz et la victoire de la technoscience capitaliste. Auschwitz est l’événement fondateur de la condition postmoderne dans la mesure où il représente une tentative relativement réussite d’élimination du souverain du discours politique moderne : le peuple. Si le peuple était la base de l’État démocratique de droit moderne, le « populicide » d’Auschwitz est le crime qui montre que l’idée de peuple n’est pas universalisable (PEE, p. 38). On a fait Auschwitz au nom Dans un article publié en Allemagne, Lyotard explique que ce qu’il appelle Grundlagenkrise est tout à fait comparable à une « crise de raison » et ajoute : « Es handelt sich dabei um Probleme, die so alt sind, wie die abendländische Philosophie selbst und noch immer Bestand haben. Es wäre ebenso leicht wie legitim zu zeigen, daß die Grundlagenkrise mit Parmenides beginnt und Stoff für alle Philosophie darstellt. » (GK, p. 4). 28

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du peuple. Cela signifie que le peuple ne peut pas être en soi universel. Il est l’objet d’une idée, un particulier dont il s’agit de faire prévaloir comme « la bonne Idée du peuple ». D’autre part, la technicisation extrême des savoirs, et par conséquent de la vie, sous les impératifs du capitalisme implique la maîtrise totale du sujet envers les objets et l’établissement de la réussite, de l’efficace, de la performativité comme critère de légitimation (PEE, p. 37). La question de la légitimité dans les technosciences, auxquelles on tente à présent d’identifier la seule modalité légitime de savoir, se résume dans la réduction des inputs et dans l’élévation des outputs. Rien ne doit échapper à cette logique globale totalitaire et terroriste. Mais si la légitimation par la performativité s’impose en cadres de recherche où le regard renversé du philosophe n’est pas bienvenu, si elle définit ainsi la postmodernité en son opposition à la condition des modernes, c’est parce que Lyotard est tout d’abord un critique incisif de la postmodernité. Il s’agit en fait de quelqu’un qui essaie de poser la question de la légitimité et de la justice à nouveaux frais. En ce sens, ce n’est pas la performativité, mas la paralogie, une logique autre, celle qui comprend que « l’invention se fait toujours dans le dissentiment » (CP, p. 8). Il y a donc une agonistique, qui joue le rôle de procédure de légitimation. Ainsi La condition postmoderne répond à la question posée dans les cours sur Nietzsche et les sophistes en 1975/1976 : la logique qu’il nous faut est la paralogie. Il s’agit d’une défense des petits récits destitués de prétentions universalistes, de l’hétérogénéité des pratiques langagières, bref de l’expérimentation, du pluriel et de la différence, qui se présente comme mouvement capable de contrecarrer le procès sans fin de la délégitimation postmoderne.

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Le champ : le langage dans la postmodernité L’expérimentation proposée pour Lyotard vise à la question du statut du savoir dans le scénario composé de l’informatisation de la société postindustrielle et de la culture postmoderne. Son hypothèse basique est que ce statut et, en effet, la possibilité même de poser la question de la légitimité du savoir se modifient de manière radicale en fonction du procès d’informatisation. Il faut dire que les prévisions contenues dans ce texte d’il y a déjà trente ans maintiennent de façon étonnante son actualité, en dépit de la prudence de son auteur à l’égard des exercices de futurologie (CP, p. 11). En général, les transformations technologiques qui définissent le paysage et le fonctionnement du monde contemporain ont été produites par le développement récent des sciences et des techniques du langage, telles que les logiques symboliques, les théories linguistiques, l’informatique, la cybernétique, l’intelligence artificielle, etc. L’influence des savoirs du langage sur la production de la connaissance devient décisive dès que l’on reconnaît dans le langage non pas simplement un moyen neutre de transmission des informations, mais un élément constitutif de toute production savante. Selon Lyotard, l’hégémonie de l’informatique s’impose avec une certaine logique, c’est-à-dire qu’elle pose des prescriptions définissant l’acceptabilité des énoncés, parmi lesquelles il faut inclure par exemple la traduisibilité de tout savoir en langage de machine (CP, p. 13). En fait, la logique générale de ce procès n’est pas strictement ou n’est pas seulement logique, elle contient des déterminations à caractère politique ou social, elle obéit aux impératifs économiques de l’avance du système capitaliste dans sa phase postindustrielle. Dans la mesure où le savoir devient la principale force de production et la cible par excellence de la compétition planétaire par le pouvoir, moment où on peut déjà parler de ladite « société de la connaissance », on assiste aussi au phénomène de la mercantilisation du savoir, de l’établissement d’une économie de la connaissance (CP, p. 14-15). Le savoir devient une marchandise, il est partagé en unités vendables, il perd ce que, dans le vocabulaire marxiste classique,

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on appelait sa « valeur d’usage ». Le savoir est converti en bit d’information et circule, ainsi, dans les mêmes réseaux où circule la monnaie (CP, p. 17). Les conséquences de cette économie de la connaissance sont extrêmes pour l’institution savante moderne par excellence, l’université, que se voit désormais menacé de perdre sa fonction d’espace public de formation pour devenir simple fournisseuse de services éducationnels : l’université-entreprise fonctionnant selon la logique du marché. Dans ce contexte d’informatisation et post-industrialisation de la société, Lyotard établit une distinction au cœur de la notion de savoir en prenant en compte l’idée d’une conflictualité épistémologique : « le savoir scientifique n’est pas tout le savoir, il a toujours été en surnombre, en compétition, en conflit avec une autre sorte de savoir, que nous appellerons pour simplifier narratif » (CP, p. 18). Traditionnellement, le savoir narratif, les mythes par exemple, et le savoir scientifique se distinguent par le fait que ce dernier pose explicitement la question de sa propre légitimité, il la met en cause et puis il essaye d’établir une procédure de légitimation. Mais si l’on prend la crise de légitimation des savoirs comme point de départ, à l’instar de ce que fait Lyotard, le critère de cette distinction doit demeurer ailleurs. Si le savoir scientifique se trouve en crise, s’il n’arrive plus à se légitimer, alors tout savoir est réduit à la condition de récit, la différence du récit scientifique par rapport aux autres récits consistant dans le fait que la science n’aspire pas simplement à raconter ce qui se passe, mais qu’elle vise à la maîtrise du monde. Ce conflit épistémologique entre la science et le savoir narratif, la maîtrise technoscientifique du monde, y compris les savoirs narratifs, met en évidence l’intensification singulière du rapport entre le savoir et le pouvoir, dans la postmodernité. Comme Lyotard l’explique : « savoir et pouvoir sont les deux faces d’une et même question : qui décide ce qu’est savoir, et qui sait ce qu’il convient de décider ? La question du savoir à l’âge de l’informatique est plus que jamais la question du gouvernement. » (CP, p. 20). Or, aussi le savoir que pouvoir reposent sur la décision d’une autorité scientifique ou législative qui de son côté se fonde sur un certain discours censé de garantir la légitimité de l’ensemble savoirpouvoir.

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La conception du langage comme élément constitutif du procès de production de la connaissance à tous ces niveaux est la thèse du « tournant langagier » de la philosophie du XXe siècle, la révolution copernicienne de la pensée contemporaine, qui a mis le langage au centre des recherches philosophiques. En fait, les transformations des stratégies d’argumentation et de procédures de légitimation en philosophie vont ensemble avec les transformations des technologies et sciences de l’information. Lyotard monte qu’en grande mesure le déploiement des algorithmes, de l’intelligence artificielle et de la cybernétique sont les contreparties technoscientifiques de l’herméneutique phénoménologique et de la philosophie analytique dans leurs approches du langage. La réflexion de La condition postmoderne, ainsi que celle du Différend (LD, p. 11) s’installe à l’intérieur du tournant langagier29, tout en essayant de le radicaliser. Cette radicalisation signifie surtout que le langage devient l’instance même de légitimation, que toute fondation doit se faire dans le langage et par les moyens du langage, sans recours à une instance extérieure non-linguistique. Autrement dit, il s’agit pour Lyotard de poser la question de la légitimité en termes langagiers, ce qui suppose de développer une méthode d’analyse du langage afin de penser la question de la légitimité dans toute sa portée. Ainsi, la problématique de la légitimité est à fois épistémologique, au sens large d’une recherche sur les diverses formes de connaissance, et éthico-politique. Elle une problématique rapportée à la fois aux savoirs et aux pratiques. Il y a selon Lyotard une sorte de « jumelage entre le genre de langage qui s’appelle science et cet autre qui s’appelle éthique et politique » (CP, p. 20) et donc la « légitimation de la science » est indissociable de la « légitimation du législateur ». Soit au sens pratico-normatif, soit au sens théorico-véritatif, la question de la légitimité renvoie à celle de l’autorité qui peut prendre une décision fondante, ce qui en termes langagiers se pose sous la forme de la question des conditions de validité ou de l’autorisation des énoncés. « Soit une loi civile ; elle s’énonce : telle catégorie de citoyens doit accomplir telle sorte d’action. La légitimation, c’est le processus par lequel un législateur Ou même du “pragmatic turn”, comme le dit Frank. Cf. FRANK, Manfred. Die Grenzen der Verständigung: ein Geistergespräch zwischen Lyotard und Habermas. Frankfurt a. M.: Suhrkamp, 1988, p. 29.

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se trouve autorisé à promulguer cette loi comme une norme. Soit un énoncé scientifique ; il est soumis à la règle : un énoncé doit présenter tel ensemble de conditions pour être reçu comme scientifique. Ici, la légitimation est le processus par lequel un “législateur” traitant du discours scientifique est autorisé à prescrire les conditions (en général, des conditions de consistance interne et de vérification expérimentale) pour qu’un énoncé fasse partie de ce discours, et puisse être pris en considération par la communauté scientifique. » (CP, p. 19-20).

Lyotard suppose donc qu’en termes langagiers le savoir est un ensemble, dont les bornes ne sont pas bien démarquées, de genres discursifs variés, de régimes énonciatifs différents, par exemple, le genre langagier de la science, celui de l’éthique, celui de la politique, etc. Dans tous les cas, on vérifie l’incidence de la question de la légitimité : à la base de l’énonciation de la vérité et de la justice, dans la fondation du savoir et du pouvoir. Pour autant, la problématique de la légitimation des énoncés scientifiques (théorico-véritatifs) marche en parallèle avec celle de la légitimation des énoncés éthico-politiques (pratico-normatifs). Le fait qu’il s’agit dans tous les cas de genres langagiers, on dirait même des récits, nous permet, d’après le tournant langagier, d’établir une procédure de légitimation unifiée. Pour le faire, cependant, il faut une méthode expliquant les caractéristiques et le mode fonctionnement des énoncés en général, c’est-à-dire une méthode d’analyse du langage. On verra en quel sens une légitimation langagière des savoirs à l’âge postmoderne est possible dans le cadre de la radicalisation du tournant langagier proposée par Lyotard.

La méthode : une pragmatique agonistique Du point de vue de la méthode, la référence majeure de La condition postmoderne est la pensée tardive de Wittgenstein. La méthode d’analyse du langage articulée par Lyotard à cette époque, ce que nous avons désigné comme une pragmatique agonistique, est l’issue d’une approximation originale et, à notre avis, 42

extrêmement fécond entre le pragmatisme langagier du second Wittgenstein et l’agonistique que l’on peut dégager du perspectivisme de Nietzsche et de la praxis argumentative des sophistes. En effet, il s’agit pour Lyotard de complémenter le pragmatisme wittgensteinien avec une réflexion de portée politique, capable d’inscrire la question du conflit en philosophie du langage. Esquissons d’abord les grandes lignes de la pensée du second Wittgenstein. Trois thèses sont les plus importantes, car elles définissent le pragmatisme langagier de Wittgenstein : (1) le langage ne possède pas une essence unitaire, (2) le langage doit être compris comme une multiplicité disséminée de pratiques langagières, comme des jeux de langage et (3) la signification des mots est déterminée par son usage. Ces thèses se trouvent articulées dans les Philosophische Untersuchungen (1953), ainsi que dans d’autres écrits tardifs qui se rassemblent dans l’intention de réviser profondément la philosophie du langage contenue dans le Tractatus logicophilosophicus (1918). Il faut mettre en relief que l’influence du Tractatus pour la philosophie analytique naissant du tournant langagier a été décisive. Cette influence est due au fait que cet œuvre est devenu le modèle du programme d’une fondation philosophico-analytique de la connaissance scientifique, dans les termes d’une explicitation de la forme logique du langage, conçue comme l’essence du langage en tant que telle, qui serait à la fois la fondation logico-ontologique du monde et la fondation logico-linguistique de la connaissance30. Cependant, la question même d’une rupture dans la pensée de Wittgenstein est controversée, puisque l’on ne doit jamais oublier que le Tractatus se clôturait avec le constat de l’impossibilité de telle fondation : la forme logique de l’énoncé qui rend possible toute représentation (Abbildung), n’est pas elle-même représentable31. Les Philosophische Untersuchungen quittent de manière décidue le plan d’une description de l’essence du langage. Il n’y a pas une structure syntactico-sémantique 30

Ce que le Tractatus proposait de forme lapidaire : « Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt. ». WITTGENSTEIN, Ludwig. Tractatus logico-philosophicus. In Werkeausgabe. Vol. 1. Frankfurt a. M.: Suhrkamp, 1984, § 5.6, p. 67. 31 Et il ne faut pas lire autrement le célèbre énoncé final du Tractatus : « Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen. ». Ibid., § 7, p. 85.

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universelle du langage déterminant a priori son usage. Le langage n’existe qu’en tant que pluralité irréductible de pratiques, diversité d’activités et fonctions à la limite nonclassables, établissant un réseau complexe de ressemblances analogues aux aspects partagés par les membres d’une même famille (Familienänhlichkeiten)32 ou par les outils d’une boite à outils33. Wittgenstein propose d’appeler ces activités jeux de langage (Sprachspiele)34 et explique qu’elles sont liées à des pratiques concrètes réalisées à l’intérieur des formes de vie (Lebensformen)35. Il éclaircit encore que le concept de jeux de langage n’est pas un concept au sens traditionnel du terme, il n’y a pas une définition de jeux de langage à proprement dire, puisque l’on ne peut pas démarquer à la rigueur leurs bornes36 : « Man kann sagen, der Begriff „Spiel“ ist ein Begriff mit verschwommenen Rändern. »37. Au lieu d’une essence a priori unitaire du langage, Wittgenstein introduit cette pluralité de pratiques langagières hétérogènes et incommensurables, de telle sorte que l’on peut dire que l’on a perdu l’essence, mais non pas l’essentiel. Les jeux de langage ne sont pourtant pas des activités aléatoires, ils s’effectuent sous l’observance de règles. Ces règles sont déterminées par l’usage intersubjectif, à l’intérieur des pragmatiques sociales. Wittgenstein écrit : « Wo ist die Verbindung gemacht zwischen dem Sinn der Worte „Spielen wir eine Partie Schach !“ und allen Regel des Spiels ? – Nun, im Regelverzeichnis des Spiels, im Schachunterricht, in der täglichen Praxis des Spielens. »38. Ce qui définit le jeu, c’est le jouer. Seulement lorsque le jeu est en pratique, en fonctionnement, pendant que l’on joue le jeu, on peut savoir ce qui est le langage. Nous ne pouvons rien savoir de l’essence du langage, il n’est pas possible de dévoiler son fondement. Autant de dire que la question du second Wittgenstein n’est pas « qu’est-ce que le langage ? », mais « comment le langage 32

Cf. WITTGENSTEIN, Ludwig. Philosophische Untersuchungen. In Werkeausgabe. Vol. 1. Frankfurt a.M.: Suhrkamp, 1984, § 67, p. 278. 33 Ibid., § 11, p. 243. 34 Cf. Ibid., § 7, p. 241. 35 Cf. Ibid., § 23, p. 250. 36 On retrouvera cette indéfinition conceptuelle dans la notion de phrase dans Le différend, à l’égard de laquelle, selon Lyotard : « La question est : Comment définir la définition ? » (LD, § 106, p. 106). 37 Cf. WITTGENSTEIN, Ludwig. Philosophische Untersuchungen. Op. cit., § 71, p. 280. 38 Ibid., § 197, p. 343.

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opère ? ». Pragmatique du langage centrée sur la praxis du jeu et inscrite dans les formes de vie. Cette praxis langagière est en occurrence notamment publique, partageable, sociale. Dans ce sens, Wittgenstein articule le fameux argument du langage privé, selon lequel tout langage est publique. Les jeux de langage sont établis sur la base de règles qui sont ou bien publics, ou bien publiables. Pour cela, il n’est pas possible que le langage communique des événements entièrement privés, auxquels seulement l’individu a accès. D’où Wittgenstein affirme par exemple : « Der Satz „Empfindungen sind privat“ ist vergleichbar dem : „Patience spielt man allein.“ »39. Solitaire est un jeu que l’on jeu tout seul, pourtant, il n’est pas un jeu privé à proprement dire, puisque ses règles, c’est-à-dire ce qui rend possible le jeu, sont publiques, quiconque peut les apprendre et ainsi jouer au solitaire. A l’égard de la conception de la signification en tant qu’usage, regardons le passage suivant : « Man kann für eine große Klasse von Fällen der Benützung des Wortes ‘Bedeutung’ – wenn auch nicht für alle Fälle seiner Benützung – dieses Wort so erklären: Die Bedeutung eines Wortes ist sein Gebrauch in der Sprache. » 40. La signification d’un mot, qui est en occurrence l’action performée à l’intérieur d’une praxis, un coup effectué dans un certain jeu, est déterminée par son usage. Les mots, ou plus largement, les énoncés sont des actions qui n’ont de signification que dans un contexte d’action, dans un jeu, dans l’usage du langage. En assumant cette position, Wittgenstein prend la distance de la conception représentationnelle du Tractatus, ce qui implique aussi l’abandon de l’idée de la vérité en tant que correspondance. Le langage n’a pas comme fonction primordiale, ni comme essence, la représentation de la réalité. En revanche, toute représentation ne tient son sens que dans l’horizon de son usage, dans la praxis du langage. La vérité est contextuelle au sens où elle vérité à l’intérieur d’un jeu de langage : dire la vérité, c’est utiliser le langage selon le mode conventionné, selon certaines règles, de façon à faire que l’énoncé puisse avoir du sens à l’intérieur du jeu où il est effectué. Ainsi, au passage initial des Philosophische 39 40

Ibid., § 248, p. 358. Ibid., § 43, p. 262.

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Untersuchungen, on lit : « Die Erklärungen haben irgendwo ein Ende. – Was ist aber die Bedeutung des Wortes „fünf“? – Von einer solchen war hier gar nicht die Rede; nun davon, wie das Wort „fünf“ gebraucht wird. »41. Sous l’influence confessée de Wittgenstein, Lyotard affirme qu’il s’agit de « mettre l’accent sur les faits de langage, et dans ces faits sur leur aspect pragmatique » (CP, pp. 20-21). Le point de départ de la pragmatique langagière est la distinction entre les domaines sémantique (les signes ou le vocabulaire), syntactique (les règles formelles de connexion ou d’inférence entre les signes) et pragmatique (l’usage des signes et règles) du langage. La démarche de Lyotard n’accentue pas l’aspect logiqueformel, syntactico-sémantique du langage, mais son aspect pragmatique, c’est-à-dire le fait de l’usage du langage, qui est alors déterminant de la définition de la signification. L’énoncé est donc pris en considération comme un fait, ou encore comme un acte, précisément un acte de langage, et par conséquent le langage n’est pas considéré simplement un système de signes et leurs règles de combinaison, mais une activité, une pratique : la praxis langagière. En simplifiant, le schéma pragmatique d’analyse des faits de langage consiste entre trois instances qui sont positionnées d’une ou d’autre manière dans l’interlocution : (1) le destinateur, celui qui profère l’énoncé (l’agent performant de l’acte de parole) ; (2) le destinataire, celui qui le reçoit ; et (3) le référent, ce dont il s’agit dans l’énoncé, ce dont on parle42. Les différentes façons de positionnement des pôles dans la conversation définissent les types d’énoncés. Un même énoncé peut être de types variés. Par exemple, l’énoncé : « l’université est rouverte » peut être considéré de type dénotatif, performatif ou prescriptif, en fonction de son destinateur : un scientiste, un éthicien ou un recteur. Chaque fois, leurs effets sont différents : vrais ou faux, bon ou mal, heureux ou malheureux43. Il y a en fait une pluralité illimitée et irréductible de 41

Ibid., § 1, p. 238. Ce « triangle pragmatique », qui est utilisé aussi dans Au juste (AJ, p. 86-88), sera remplacé dans Le différend par un « carré pragmatique », qui passe à inclure le sens comme une quatrième instance pragmatique (LD, § 18, p. 27). Cf. GUALANDI, Alberto. Lyotard. Paris : Les belles lettres, 1999, p. 27-28, 81. 43 Selon la terminologie de Austin, un énoncé est « heureux » s’il produit les effets désirés par son destinateur et « malheureux » s’il n’en produit pas. Cf. AUSTIN, John. How to do things with words. Oxford : Clarendon Press, 1962. 42

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genres d’énoncés : dénotations, performances, prescriptions (qui de son côté peuvent être modulées en ordres, commandements, instructions, demandes, prières, suppliques, etc.), interrogations, promesses, descriptions littéraires, narrations, etc. La pluralité de modes de combinaison des signes ajoutée à la pluralité de modes d’utilisation de ces signes engendre la pluralité infinie du langage. On ne peut pas dénombrer tous les énoncés possibles, ni prévoir tous leurs effets : on ne peut pas systématiser la totalité de la pluralité langagière. Ce qui reste n’est plus que d’indiquer quelques caractéristiques, de pointer des semblances et des différences des uns avec les autres et d’essayer de comprendre leur fonctionnement concret. L’opérateur théorique décisif pour effectuer cette sorte d’analyse linguistique est la notion de jeu de langage : « Lorsque Wittgenstein, reprenant à zéro l’étude du langage, centre son attention sur les effets des discours, il appelle les diverses sortes d’énoncés qu’il repère de cette manière, et dont vient de dénombrer quelques-unes, des jeux de langage. Il signifie par ce terme que chacune de ces diverses catégories d’énoncés doit pouvoir être déterminée par des règles qui spécifient leurs propriétés et l’usage qu’on peut en faire » (CP, p. 22).

Les observations de Lyotard à propos des jeux de langage sont trois. La première concerne au « contrat explicite ou non entre les joueurs » qui légitime les règles du jeu et par conséquent les fait marcher. La seconde est la constatation de « qu’à défaut de règles il n’y a pas de jeu, qu’une modification même minime d’une règle modifie la nature du jeu » et donc que le passage d’un jeu à l’autre consiste dans l’articulation d’un énoncé qui n’obéit pas aux règles de ce jeu, mais aux règles d’un autre. La dernière observation concerne à l’emploi du terme coup pour désigner les énoncés : « tout énoncé doit être considéré comme un “coup” fait dans un jeu. » (CP, p. 23). Ces jeux de langage sont des jeux dont les « coups » sont les énoncés. A partir de ces observations, Lyotard arrive au point qu’il faut accentuer, parce qu’il représente sa principale contribution à la pragmatique, à savoir l’introduction de la question du conflit et des relations de pouvoir en philosophie du langage par le biais du principe de l’agonistique langagière dont la formulation est la suivante : « c’est que parler est combattre, au sens de jouer, et que les actes de langage relèvent d’une agonistique générale. » (CP, p. 23). Selon Lyotard, ce principe sous-tend la méthode 47

permettant de s’attaquer aux questions du langage et de la condition du savoir dans la postmodernité. Il constitue la base de l’articulation d’une pragmatique agonistique en s’appropriant des issus de la théorie de jeux de langage de Wittgenstein et du perspectivisme de Nietzsche. Il s’agit en général de placer les actes de langage sous l’égide de l’agôn, de la joute, de penser des rapports langagiers comme des rapports de force, d’aborder chaque énoncé, chaque phrase comme un coup fait dans un jeu, dans une dispute. Ce qui se passe, c’est un agôn de phrases : les rapports de phrase à phrase sont des rapports de pouvoir. En ce sens, on peut dire que l’agonistique langagière est un principe de différence : l’agôn grec, surtout celui que l’on peut dégager de la praxis discursive des sophistes, fournit le schéma basique pour penser les genres de langage sans violer leur hétérogénéité et leur différence, puisqu’il permet de comprendre le phénomène extrêmement recourant et essentiellement démocratique, et que tout totalitarisme veut supprimer, du dissentiment discursif44. La pragmatique agonistique n’accepte pas que la « force sans force du meilleur argument », le « eingentümlich zwanglose Zwang des besseren Arguments »45 soit le critère de légitimation, puisqu’elle comprend le Zwang, la force, précisément comme force, malgré son caractère argumentatif. L’idée d’une « force sans force » dont plusieurs logiciens outre Habermas parlent, soit la « force assertorique » de Frege, soit la « force illocutionnaire ou performative » de Searle46, est renvoyée par Lyotard à l’idée nietzschéenne de la volonté de puissance en tant que volonté de vérité (Wille zur Macht als Wille zur Wahrheit). Les forces discursives deviennent ainsi l’objet d’une analyse pragmatiste agonistique, qui permet de penser comment les arguments peuvent

En ce sens Flores d’Arcais comprend que la tutelle des droits du dissident est une question de premier ordre pour la démocratie : « Il soggeto di una democrazia liberale, che la Constituzione e l’ethos diffuso devono garantire come protagonista assoluto, è perciò il dissidente. La tutela des dissidente viene prima, la regola della maggioranza – certamente irrinunciabile – vienne seconda. Perché une democracia liberale, se non difende il dissidente anche contro se stessa (oltre che contro ogni “comunità” o “appartenenza”), finisce per autodistruggersi ». FLORES D’ARCAIS, Paolo. « Etica dell’ateismo ». In Micromega – almanacco di filosofía: Dio, nichilismo, democrazia, 2008, p. 3-14, p. 12. 45 HABERMAS, Jürgen. « Vorbereitende Bemerkungen zu einer Theorie der kommunikativen Kompetenz ». In HABERMAS, Jürgen, LUHMANN, Niklas (éds.). Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie. Frankfurt a. M.: Suhrkamp, 1971, p. 101-141, p. 137. 46 Cf. FRANK, Manfred. Op. cit., p. 15-18.

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exercer de la force argumentative les uns sur les autres, comment les rapports de pouvoir discursif s’établissent au niveau proprement discursif. L’irénisme de la théorie du consensus l’empêche de comprendre la pertinence de la question du conflit pour la philosophie du langage. Le résultat inévitable de cette incompréhension est un consensus forcé. En contestant l’usage stratégique du discours – ce que la théorie du consensus ne comprend pas parce qu’elle se prive d’en faire objet –, elle finit comme une idéologie légitimant le projet impérialiste de l’universalisation de la démocratie à tout prix, la guerre y comprise, la terreur totalitaire. Dans sa confrontation avec la pragmatique agonistique, la théorie du consensus commet en effet un lapsus totalitaire, voire terroriste, au cœur de sa défense de la démocratie inclusive : ce n’est pas l’agoniste qui exclut, par principe, l’iréniste ; c’est plutôt l’inverse.

La pragmatique du lien social L’idée d’une agonistique générale n’est pas restreinte à une analyse du langage. Elle tient son point de départ dans une analyse langagière pour ensuite se déplacer au niveau d’une analyse sociale. L’agonistique langagière est ainsi complémentée par l’idée que « le lien social observable est fait de “coups” de langage. » (CP, p. 24). C’est sur la base de ce principe qu’une pragmatique agonistique de la société peut se présenter comme la perspective adéquate pour la compréhension du lien social dans la postmodernité. D’après Lyotard, les modèles produits dans la modernité pour penser le lien ou l’interaction sociale, notamment l’idée que la société forme un tout organique fonctionnel (du positivisme de Comte à la Systemtheorie de Luhmann, en passant par le fonctionnalisme de Parsons) et l’idée que la société se divise en deux classes en lutte (du marxisme classique à la théorie critique de la société) finissent pour se montrer insuffisantes. Conçue comme un système auto-régulé ou auto-poïétique, la société est une homogénéité excluant de soi toute sorte de conflit, qui de son côté est compris

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comme disfonctionnement ou anomalie. Toute réaction ou résistance globale est au bout absorbé par le système, qui les réinterprète en fonction de ses propres finalités. Il s’agit de l’utopie d’une société intégralement unie et pacifiée, qui refuse par principe le potentiel productif des conflits, et encore pire, établie une logique totalitaire qui ne laisse pas de choix (CP, p. 25-26). D’autre part, le modèle basé sur l’idée d’une dualité sociétaire se montre trop simple. Si l’idée de la lutte de classes permet effectivement de comprendre la conflictualité inhérente à toute forme de société, elle restreint cependant la totalité des conflits au conflit entre deux classes spécifiques, bourgeoisie et prolétariat, auxquels la plupart de la population mondiale n’arrive plus à s’identifier (CP, p. 27-28). Selon une dialectique qui ne cesse d’être abstraite, tout conflit est amené à la résolution sous la forme synthétique d’une Aufhebung aussi totalitaire que celle de l’organicisme. Pour Lyotard, ces deux modèles sont modernes, puisqu’ils font le recours, en dernière instance, aux grands récits de légitimation, soit au récit spéculatif de l’auto-réalisation de l’Esprit comme système social, soit au récit de l’émancipation du sujet rationnel. En dépit des problèmes suscités par la dynamique interne de ces grands récits qui va produire le procès de délégitimation, qui sera analysé par la suite, le fait est que les modèles de compréhension du lien social produits par la modernité ne correspondent pas à la fragmentation des formes de vie et de savoir, à l’hétérogénéité des jeux de langage caractéristiques de la postmodernité. « De cette décomposition des grands Récits (…), il s’ensuit ce que d’aucuns analysent comme la dissolution du lien social et le passage des collectivités sociales à l’état d’une masse composée d’atomes individuels lancés dans un absurde mouvement brownien. » (CP, p. 31). L’unité de l’expérience collective était fondée dans ces récits, de telle sorte leur dissolution implique la dissolution de la conscience de l’appartenance à un corps social, soit-il organique ou divisé en classes. Ce qui reste, c’est l’individu, le soi, l’atome jeté dans la masse amorphe de la société postmoderne. Cependant, cet atome social n’est jamais isolé, il n’est jamais un sujet solipsiste. Il est plutôt placé dans des carrefours d’information, des « nœuds de circuits de communication », dans une « texture de relations plus complexe et plus mobile que jamais », enfin dans un réseau de rapports 50

de pouvoir langagier, d’énoncés obéissant à une agonistique générale : « il n’est jamais, même le plus défavorisé, dénué de pouvoir sur ces messages qui le traversent en le positionnant, que ce soit au poste de destinateur, ou de destinataire, ou de référent. » (CP, p. 31). On peut parler donc l’une pragmatique agonistique des liens sociodiscursifs. Pour une telle approche de la société, le « minimum de relation » est précisément le jeu de langage. Cela ne veut pas dire que toute relation sociale est d’ordre langagier. Pourtant, ce qui est premièrement et plus directement observable, ce qu’on ne peut pas douter, c’est qui les phrases arrivent, qu’il y a des jeux de langage. A cet égard, l’argumentation de Lyotard est caractéristiquement réflexive : « la question du lien social, en tant que question, est un jeu de langage, celui de l’interrogation, qui positionne immédiatement celui qui la pose, celui à qui elle s’adresse, et le référent qu’elle interroge : cette question est ainsi déjà le lien social. » (CP, p. 32). Douter qu’il y a des jeux de langage est déjà poser une question, soit faire un coup dans le jeu de langage du doute et ainsi affirmer, pour une voie indirecte, ce que l’on prétend de mettre en doute. Ainsi, si la réflexion sur le langage montre qu’il n’est pas possible de douter qu’il y a des énoncés sans eo ipso articuler un énoncé, et à proprement dire, celui que pose la question, il faut en même temps remarquer que l’articulation de l’énoncé est, en tant que telle, un coup langagier, elle est effectuée à l’intérieur d’un réseau de rapports de force énonciatifs sur lequel elle tente de produire des effets. Il faut donc inclure l’agonistique entre les présupposés de la pragmatique des relations sociales, dont le tableau général est le suivant : « Les atomes sont placés à des carrefours de relations pragmatiques, mais ils sont aussi déplacés par les messages qui les traversent, dans un mouvement perpétuel. Chaque partenaire de langage subit lors des “coups” qui le concernent un “déplacement”, une altération, de quelque sorte qu’ils soient, et cela non seulement en qualité de destinataire et de référent, mais aussi comme destinateur. Ces “coups” ne peuvent pas manquer de susciter des “contrecoups” ; or tout le monde sait d’expérience que ces derniers ne sont pas “bons” s’ils sont seulement réactionnels. Car ils ne sont alors que des effets programmés dans la stratégie de l’adversaire, ils accomplissent celle-ci et vont donc à rebours d’une modification du rapport des forces respectives. De là l’importance qu’il y a à aggraver le déplacement et même le désorienter, de façon à porter un “coup” (un nouvel énoncé) qui soit inattendu. » (CP, p. 33).

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Selon le schéma pragmatique agonistique de Lyotard, les rapports langagiers sont des rapports de « forces », les énoncés sont mis en scène comme des « coups et contrecoups », bref ils sont des rapports de pouvoir. En tant que tels, ces rapports ont la forme du conflit, de l’agôn et sûrement impliquent la destruction. En prétendant valider, c’est-à-dire faire vrai, sa propre argumentation, le destinateur peut essayer de « détruire », d’invalider l’argumentation de son destinataire. Toutefois, c’est seulement dans une perspective réactionnelle, ressentie quand même, que l’on ne remarque pas que l’argumentation, malgré son caractère agonistique, a aussi un aspect constructif qui découle précisément du conflit, du dissentiment, de la différence : c’est que l’embate des énoncés rend possible que l’arrivée du nouveau sous la forme d’un « coup inattendu », soit l’énoncé différent capable de subvertir les règles du jeu et pour ainsi dire le détruire, mais non pas sans, au même temps, engendrer un autre jeu. « Dans l’usage ordinaire du discours, dans une interlocution entre deux amis par exemple, les interlocuteurs font feu de tout bois, changeant de jeu d’un énoncé à l’autre : l’interrogation, la prière, l’assertion, le récit sont lancés pêle-mêle dans la bataille. Celle-ci n’est pas sans règle, mais sa règle autorise et encourage la plus grande flexibilité des énoncés. » (CP, p. 34).

Ce ne se passe pas autrement dans la pragmatique des savoirs, où l’agonistique permet et pousse à l’expérimentation, à l’invention, favorise l’occurrence de l’énoncé nouveau qui peut au fur et à mesure servir de base à l’articulation d’un paradigme nouveau. En effet, l’expérimentation, non pas dans le sens de l’expérience empirique visant à vérifier une hypothèse théorique, mais dans celui de l’expérimental, de l’invention ou de la création, est un des aspects positifs qui participent du Zeitgeist postmoderne. Et elle ne se confond pas avec l’innovation (CP, p. 33), aussi beaucoup estimée dans la postmodernité, mais qui est régulée par des critères comme celui de la rentabilité, c’est-à-dire par les injonctions du capitalisme. Cela met en perspective le rôle des institutions savantes dans l’exercice de la fonction sociale de contrôle des savoirs : les contraintes qu’elles établissent à l’acceptabilité des discours en son sein peuvent bloquer la puissance de l’expérimentation discursive (CP, p. 34). Ce contrôle peut assumer la forme totalitaire d’une police du discours tout à fait illégitime, puisque comme nous verrons, tout de 52

suite, c’est l’expérimentation qui fournit le critère de légitimation qui peut s’opposer à la dictature de la performativité dans nos jours, à savoir la paralogie.

Délégitimation, performativité et paralogie Postmodernité signifie Grundlagenkrise, crise de la fondation, crise de légitimation. Elle s’installe comme un procès d’érosion interne des démarches de légitimation des savoirs et des pratiques produites dans la modernité (CP, p. 65). Dès son début, la modernité est prégnante d’un mouvement qui va conduire à son propre dépassement. Elle-même née d’une attitude de rejection du passé classique, qui est comprise comme condition de l’affirmation de soi comme le temps nouveau, Neuzeit, la modernité ne peut s’abstenir de répéter l’acte révolutionnaire de destruction qui est à son origine et qui se tourne contre elle-même à un moment donné. En ce sens, il s’agit d’une crise interne : la perte de crédibilité des grands récits, notamment le récit spéculatif et celui de l’émancipation découle de l’exigence de véracité imposée par ces récits eux-mêmes. C’est le phénomène que Nietzsche a essayé de saisir en introduisant en philosophie la discussion autour du nihilisme. D’où conclut Lyotard : « Ainsi se fait jour l’idée de perspective qui n’est pas éloignée, à cet égard du moins, de celle de jeux de langage. On a là un procès de délégitimation qui a pour moteur l’exigence de légitimation. » (CP, p. 65). Pour autant, ce procès de délégitimation représente une crise de la rationalité philosophique, une mise en question de la tâche fondationnelle que philosophie a compris comme la sienne dès son commencement. En effet, il s’agit surtout d’une crise philosophique, de l’auto-compréhension du rôle que la philosophie doit jouer désormais47.

A cet égard la Grundlagenkrise postmoderne a des rapports évidents avec la crise de l’humanité européenne qui d’après Husserl découle d’une agonistique philosophique, ou selon ses termes du « combat entre les philosophies », situation dans laquelle il las retrouvait dans la première moitié du XXème siècle. Cf. HUSSERL, Edmund. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Tr. fr. par G. Granel. Paris, Gallimard, 1976, p. 20. 47

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Du point de vue des sciences, la crise n’est pas ressentie comme telle, bien à l’inverse, c’est plutôt l’empire de la techno-science que l’on constate. La science se croit auto-légitimée par principe, elle croit pouvoir trouver son critère de légitimation en elle-même et décrète l’obsolescence de la démarche fondationnelle philosophique. De la perspective de la techno-science postmoderne, l’idée d’une fondation unique, d’un seul discours, d’un discours renvoyant de la multiplicité à l’unité semble absurde, les questions de justification sont censées de se résoudre à l’intérieur du discours de chaque science, la recherche orientée vers l’unification méthodologique se révèle une utopie prétentieuse ou simplement une idée vaine. Pourtant, la perte de fonction du récit universel de la philosophie pose de problèmes pour l’autonomie de la science. La légitimation rationnelle du savoir scientifique était le critère de démarcation entre le savoir et le non-savoir. Avec la dissolution des grands récits, la science a été obligée à reconnaître l’existence d’autres formes de savoir. A cet égard, Lyotard parle de la pragmatique de la recherche dans la postmodernité précisément dans ce sens où tout savoir peut être reconduit au statut d’un récit. D’un côté, il y a le grand récit philosophique de plus en plus réduit à la condition de curiosité historique privé de fonction effective. De l’autre côté, les petits récits qui comprennent aussi le savoir scientifique, dont la légitimation va de soi, que les expressions du savoir narratif, qui ne peuvent plus être déclassifiés comme nonsavoir. La distinction même entre narration et science tomberait complétement, si cependant celle-ci n’aurait pas une fonction stratégique qui dépasse l’enjeu de raconter l’histoire du savoir narratif. C’est ainsi qui s’impose dans la pragmatique des sciences postmodernes comme seul critère de légitimation dépassant les spécificités méthodologiques la performativité. Forme technique de légitimation, la performativité correspond au principe « de l’optimisation des performances : augmentation de l’output (…), diminution de l’input (…). Ce sont donc des jeux dont la pertinence n’est ni le vrai, ni le juste, ni le beau, etc., mais l’efficient : un “coup” technique est bon quand il fait mieux et/ou quand il dépense moins qu’un autre. » (CP, p. 73). C’est l’efficace, la réussite, le succès, la productivité comme critère de légitimité. Même la distinction 54

entre recherche fondamentale et recherche appliquée peut être agencée par cette logique du plus performatif : « il faut financer des recherches à fonds perdus pendant un certain temps pour augmenter les chances d’obtenir une innovation décisive, donc très rentable. » (CP, p. 75). La détermination temporale est en occurrence très importante, puisqu’il est évident que les recherches qui ne produisent pas des résultats appropriables en termes de finalité sociale, dont les issus ne sont pas convertibles en profits, c’est-à-dire qui ne sont pas rentables, perdent au fur et à mesure leurs sources de financement et sont au but du compte abandonnées. La situation ne serait pas aussi mauvaise si les finalités sociales n’étaient pas définies exclusivement en conformité avec les impératives du marché globalisé. Dans ce cadre d’une géopolitique de la connaissance, une question cruciale mise en relief par Lyotard est celle de la relation entre la postmodernité et un capitalisme épistémologique : « pas de preuve, pas de vérification, et pas de vérité, sans argent. Les jeux du langage scientifique vont devenir des jeux des riches, où le plus riche a le plus de chances d’avoir raison. Une équation se dessine entre richesse, efficience, vérité. » (CP, p. 73-74). Si l’on accepte le diagnostic offert par La condition postmoderne, il faut dire que l’identité de la recherche en tant qu’institution, c’est-à-dire l’université s’est définie pendant les derniers trente ans et continuera à se définir dans les années prochaines par son rapport avec cette économie de la connaissance48. Mais si la pragmatique des sciences postmodernes maintien des rapports étroits avec un capitalisme épistémologique, une économie des connaissances qui en comprend comme des forces de production, il faut reconnaître aussi qu’elle dépasse beaucoup la logique du profitable et du plus performatif. La science postmoderne se définit comme recherche des instabilités prenant l’invention comme un pathos cognitif, comme volonté de savoir, que l’on peut envisager comme un contre-pouvoir, une puissance de résistance à la mercantilisation du savoir. La mécanique quantique fondée sur le principe de l’indétermination, la géométrie fractale mettant en cause les mesures Que l’on pense à cet égard à la crise du système de l’éducation supérieure expérimentée en France actuellement et qui a produit des successives grèves d’enseignants, étudiants et personnels, dont la principale stratégie sont les fameux « blocages ».

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de précision et la théorie des catastrophes décrivant des discontinuités en langage mathématique constituent des exemples de recherches de l’instabilité au sein des hard sciences (CP, p. 90-96). D’après Lyotard, la recherche métamathématique qui amène Gödel à prouver l’impossibilité de systèmes arithmétiques consistants porte la valeur d’un paradigme du nouvel esprit scientifique qui dépasse les limites de la recherche mathématique : c’est l’utilisation de l’idée même de système qui force le changement et surtout en théorie social (CP, p. 90). Dans ce sens, l’analyse de la pragmatique scientifique dans la postmodernité conduit à l’idée d’une légitimation par paralogie. Le préfixe « para », le même que l’on retrouve dans « paradoxe », ou dans les « paralogismes » analysés par Aristote et par Kant, font référence à un autre, un autre de la logique, à une logique autre, une paralogie, que Lyotard essaye d’accenteur : « En s’intéressant aux indécidables, aux limites de la précision du contrôle, aux quanta, aux conflits à information non complète, aux “fracta”, aux catastrophes, aux paradoxes pragmatiques, la science postmoderne fait la théorie de sa propre évolution comme discontinue, catastrophique, non rectifiable, paradoxale. Elle change le sens du mot savoir, elle dit comment ce changement peut avoir lieu. Elle produit non pas du connu, mais de l’inconnu. Et elle suggère un modèle de légitimation qui n’est nullement celui de la meilleure performance, mais celui de la différence comprise comme paralogie. » (CP, p. 97).

La pragmatique des sciences postmodernes, la praxis langagière dans sa fonction cognitive générale est censée en premier lieu de donner naissance aux idées, de multiplier les méthodes, de changer les règles du jeu afin de trouver un énoncé nouveau, expression de l’inconnu et dont les conséquences globales sont imprévisibles. Ainsi, on retrouve au sein de la pragmatique scientifique l’idée que l’invention suppose le débat, la confrontation des positions, en un mot l’agonistique, plutôt que la quête de l’homologie par le consensus (CP, p. 50). Les relations pragmatico-agonistiques entre les phrases ont une puissance subversive et créatrice de l’invention du nouveau : « Il faut supposer une puissance qui déstabilise les capacités d’expliquer et qui se manifeste par l’édiction de nouvelles normes d’intelligence ou, si l’on préfère, par la proposition de nouvelles règles du jeu de langage. » (CP, p. 99). Une analyse du discours savant en général qui inclut entre l’agonistique entre ses présupposés montre alors que l’invention d’énoncés nouveaux et de règles nouvelles de jeux de langage, des 56

« présupposés » nouveaux se répète : « travailler à la preuve, c’est rechercher et inventer le contre-exemple, c’est-à-dire l’inintelligible ; travailler à l’argumentation, c’est rechercher le paradoxe et le légitimer par de nouvelles règles du jeu de raisonnement. » (CP, p. 88-89). Autant de dire que sur la base de cette agonistique, les sciences et les savoirs en général se renouvellent et se multiplient. Il y a une potentialisation de la faculté de savoir grâce à l’agonistique opérant à la base de la pragmatique de la recherche qui met en évidence le côté constructif des conflits entre les argumentations. Par contre, l’idéal régulateur d’un consensus qui reste finalement comme horizon jamais acquis conjugué à l’impératif de la meilleure performativité risque de devenir un « comportement terroriste ». Lyotard « entend par terreur l’efficience tirée de l’élimination ou de la menace d’élimination d’un partenaire hors du jeu de langage auquel on jouait avec lui. » (CP, p. 103). De son côté, l’idée de la paralogie dans la pragmatique scientifique signifie que le seul critère d’acceptabilité d’un énoncé est sa capacité à donner naissance à des nouveaux énoncés, à faire apparaître des présupposés, des méta-prescriptifs en tant que directives ou points de départ destitués de fonction fondante au sens de contraintes universelles de la production énonciative. Ils sont attachés au jeu de langage qu’ils font marcher et, en tant que tels, ils ont une historicité, ils sont des a priori historiques49. Il s’agit pour autant d’une légitimation non-universelle, locale, contextuelle, située dans l’espace-temps. Une autre sorte de légitimation ne serait pas à supposer en ce qui concerne la pragmatique sociale : « C’est un monstre formé par l’imbrication de réseaux de classes d’énoncés (…) hétéromorphes. Il n’y a aucune raison de penser qu’on puisse déterminer des métaprescriptions communes à tous ceux jeux. » (CP, p. 105). Cette remarque pèse comme une dure critique au consensualisme habermasien, puisque s’il n’est pas en soi une attitude terroriste, dans la mesure de son irénisme, il peut être facilement coopté par le discours de la performativité technoscientifique. D’où le soupçon de Lyotard à l’égard de l’idée de consensus : « Le consensus est devenu une

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Cf. FRANK, Manfred. Op. cit., p. 48.

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valeur désuète, et suspecte. Ce qui ne l’est pas, c’est la justice. Il faut donc parvenir à une idée et à une pratique de la justice qui ne soit pas liée à celles du consensus. » (CP, p. 106). Mais comment peut-on se mettre sur la route qui conduit à cette refonte de la justice au sein de la postmodernité ? On peut dire que si Lyotard offre une réponse à cette question, s’il conçoit un principe aux fortes connotations éthico-politiques, un principe de légitimité, c’est celui du respect à la différence, le pluralisme comme forme de résistance à la terreur : « La reconnaissance de l’hétéromorphie des jeux de langage est un premier pas dans cette direction. Elle implique évidemment la renonciation à la terreur, qui suppose et essaie de réaliser leur isomorphie. Le second est le principe que, si consensus il y a sur les règles qui définissent chaque jeu et les “coups” qui y sont faits, ce consensus doit être local, c’est-à-dire obtenu des partenaires actuels, et sujet à résiliation éventuelle. On s’oriente alors vers des multiplicités de méta-argumentations finies, nous voulons dire : d’argumentations portant sur des métaprescriptifs et limitées dans l’espace-temps. » (CP, p. 107).

Cette dernière citation révèle cependant plus que Lyotard ne l’avait pas prévu dans son approche de l’agonistique. Elle montre que le soupçon à l’égard du consensus n’est pas autant justifié qu’il ne le pensait pas. On peut appliquer la paralogie à l’idée même de consensus comme, d’ailleurs, il le fait, pour en dégager une autre conception de consensus, un consensus local, un compromis50, qui n’est en principe en contradiction ni avec l’agonistique, ni avec l’expression de la différence et de la pluralité.

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Cf. NACHI, Mohamed, NANTEUIL, Matthieu. Eloge du compromis. Louvain la Neuve : Academia Bruylant, 2006.

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L’agôn et le différend … so wie Einbildungskraft und Verstand in der Beurteilung des Schönen durch ihre Einhelligkeit, so bringen Einbildungskraft und Vernunft hier, durch ihren Widerstreit, subjektive Zweckmäßigkeit der Gemütskräfte hervor… — Immanuel Kant, Kritik der Urteilskraft, § 27.

La question du conflit Avec l’expérimentation du Différend, la question du conflit gagne son statut philosophique et passe à avoir une portée théorico-pratique, c’est-à-dire en même temps épistémologique et politique. Le conflit, plus précisément ce type spécifique de conflit qui est le différend, à savoir un conflit radical qui se définit par l’absence de règlement, est mis au centre d’une philosophie du langage d’énormes implications politiques et juridiques. Le problème, l’énonce déjà la fiche de lecture qui introduit l’œuvre, présuppose l’impossibilité d’éviter des conflits, puisque les conflits arrivent ainsi qu’arrivent des phrases. L’indifférence au sens de la suppression intégrale des différends est alors impossible – ce ne serait possible que dans un discours universel dont la possibilité est refusée par le principe même de l’expérimentation (LD, p. 10). Le différend a été publié en 1983 en tant que « livre de philosophie » de Lyotard51. Dans l’ordre chronologique il suit la publication de La condition postmoderne (1979). Lyotard ne voulait pas que La condition postmoderne soit lue comme un livre de philosophie. Il le comprenait comme un texte de circonstance dont la base philosophique ne pouvait pas se réduire à ce qui était explicité dans ses bornes.

Barbara Cassin de le raconter en ton d’anecdote : « Je revois Jean-François Lyotard traversant le jardin (il venait m’apporter une lettre de recommandation pour le CNRS) me dire avec un visage intensément heureux qu’il venait de finir son premier livre de philosophie. “Mon livre de philosophie”, dit-il. ». Cf. CASSIN, Barbara. « L’amour de la sophistique ». In SALANSKIS, Jean-Michel, WORMS, Frédéric et al. (éds.). Les transformateurs Lyotard. Paris : Sens&Tonka, 2008, p. 178.

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L’explicitation de cette base philosophique se trouve justement dans Le différend. Il s’agit d’un livre difficile, dont la structure de composition n’est pas du tout conventionnelle. Le lecteur a à faire avec un tas de 264 fragments numérotés, qui rappellent le mode de composition des Philosophische Untersuchungen de Wittgenstein ou même des Nachlass de Nietzsche, intercalés par plusieurs notices portant sur les sophistes (Protagoras, Gorgias, Antisthène), Platon, Aristote, Kant, Hegel, Levinas, Gertrude Stein, la Déclaration des Droits de l’Homme et le Indiens brésiliens Cashinahua etc. « L’idéal naïf de l’A. d’atteindre le degré zéro du style », car le lecteur est censé d’avoir « en main la pensée » (LD, p. 13), mais le premier constat est qu’il n’est pas facile à voir quelle est la connexion entre ces fragments, l’enchaînement entre ces essais discontinus (LD, p. 12) qui portent sur des paradoxes et qui semblent ne mener qu’à une conclusion paradoxale. L’arrière-plan de l’ouvrage, l’informe la fiche de lecture du bouquin, est le tournant langagier de la philosophie contemporaine, ou encore sa radicalisation comprise comme dépassement des frontières entre la tradition phénoménologicoherméneutique – notamment à travers une appropriation de l’ontologie de l’Ereignis du dernier Heidegger – et la tradition de la philosophie analytique – en particulier par le moyen d’une lecture de la pragmatique des jeux de langage (LD, p. 11). Il est certain que cette radicalisation implique une ontologie de la phrase, l’idée qu’il n’y a pas de dehors du langage, la réjection de toute référence à un extérieur non-langagier indépendant du langage, soit-il une « Réalité » ou un « Sujet »52. D’autre part, cette radicalisation du tournant langagier implique aller au-delà des limites de la réflexion spéculative pour essayer de comprendre les contreparties technoscientifiques du changement de paradigme en philosophie, c’est-à-dire pour comprendre comment la philosophie s’articule au développement des technologies du langage (LD, p. 11). Si le contexte est donné par le tournant langagier et par le débat contemporain, le « prétexte » est l’analogie extrêmement féconde entre la pensée tardive de Comme l’a bien noté Gualandi : « En fait, c’est avec Le différend (1983) que ce tournant accomplit sa “révolution” la plus complète, en assignant au langage une valeur presque absolue, épurée de toute référence à un dehors non-langagier, à une Réalité “objective” et à un Sujet, empirique ou transcendantal, individuel ou intersubjectif, extérieurs au langage. ». GUALANDI, Alberto. Op. cit., p. 78-79. 52

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Wittgenstein et le Kant de la troisième et de la « quatrième » Critiques53 (LD, p. 11). On verra plus loin qu’une des bases de l’argumentation du Différend est une lecture critique de la pragmatique des jeux de langage que Lyotard dégage du second Wittgenstein. Pour le moment, il est bien de retenir que l’influence de Kant est décisive, et cela, en ce qui concerne la définition même de différend. Cette influence est mise en évidence dès que l’on constate que le mot qui traduit « différend » en allemand est « Widerstreit »54, exactement le mot que Kant employait lorsqu’il parlait du conflit de la raison avec elle-même, du conflit des facultés sur lequel repose de jugement réfléchissant, des antinomies de la dialectique transcendantale. Dans Le différend c’est le langage, ou la raison langagière qui est en conflit avec soi-même. L’idée kantienne qu’étant donné l’antinomie entre deux argumentations, on ne peut accorder plus d’approbation à l’une qu’à l’autre55 est là, sous la forme de l’acceptation de deux légitimités en dispute : « Que l’une soit légitime n’impliquerait pas que l’autre ne le soit pas. » (LD, p. 9). La présence de Kant est remarquable aussi en ce qui concerne la dissémination ou l’ « insularisation » de la raison, la « démultiplication des facultés », la constitution de l’« archipel de régimes de phrases », des domaines, des territoires, des champs discursifs (JD, p. 212) : raison théorique, raison pratique, raison esthétique, raison politique. L’archipel des rationalités est d’ailleurs le motif pour lequel, selon Lyotard, la « quatrième Critique » n’a pas été écrite : l’hétérogénéité particulière de son objet, la politique, sorte d’amalgame de tous les genres de discours et leurs différends, est irréductible à un abordage unitaire (LD, p. 189). En somme, le « prétexte » du Différend est une lecture assez singulière de la tradition philosophique qui dessine une ligne reliant les dissoi logoi des sophistes, les perspectives de Nietzsche, les facultés de Kant et les jeux de langage de Wittgenstein, une ligne agonistique permettant de penser à fond la question du conflit langagier.

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Cf. Ibid., p. 93-96. Cf. FRANK, Manfred. Die Grenzen der Verständigung: ein Geistergespräch zwischen Lyotard und Habermas. Frankfurt a. M.: Suhrkamp, 1988, p. 24. 55 Cf. KANT, Immanuel. Kritik der reinen Vernuft. In Werkausgabe. Vol. 4. Frankfurt a. M.: Suhrkamp, 1974, B449. 54

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L’ontologie de l’événement phrasal L’idée de fond qui marque donc l’écriture du Différend est que le langage ne peut constituer une unité, mais une hétérogénéité ou une conflictualité. On lit au début du livre qu’ « Il n’y a pas de “langage” en général, sauf comme objet d’une Idée » (LD, p. 10), et à son bout que « Tout est comme s’il n’avait pas “le langage” » (LD, § 231, p. 229). Le langage est une Idée au sens kantien d’un concept auquel ne correspond aucune intuition sensible possible. En tant qu’Idée, le langage dépasse toute actualisation, tout acte de langage effectivement existant. C’est ainsi parce que l’intuition possible du langage est l’intuition d’une pluralité incommensurable de régimes de phrase : raisonner, connaître, décrire, raconter, interroger, montrer, ordonner, etc., et de genres de discours : savoir, apprendre, séduire, justifier, évaluer, émouvoir, contrôler, etc. L’incommensurabilité des régimes de phrase et des genres de discours montre que la pluralité langagière est irréductible à un seul métalangage, que tout métalangage, celui du Différend y compris, est un événement historique, un jeu de langage qui, comme disait Wittgenstein, a une naissance et va mourir un jour. De telle sorte, le mode du métalangage du Différend s’approche de celui de la linguistique, puisque les phrases sont son objet, son référent, mais il se détache du mode de la logique, parce qu’il ne forme pas la grammaire d’un langage-objet (LD, p. 12). Lyotard refuse la distinction entre niveaux discursifs, entre Oberflächen- et Tiefengrammatik56. Le défaut de la théorie des types de Russell, par exemple, la raison de son résultat aporétique découle de l’introduction d’une distinction de nature entre phases référant des états de choses et phrases référant des phrases. Le questionnement réflexif portant sur un genre de discours pratiqué par la théorie des types mène au dilemme suivant : « Ou bien ce genre fait partie de l’ensemble des genres, et son enjeu est un enjeu parmi d’autres, et donc sa réponse n’est pas suprême. Ou bien il ne fait pas partie de l’ensemble des genres, et il n’englobe donc pas tous les enjeux, puisqu’il excepte le sien. » (LD, § 189, p. 200). En soutenant la prétention d’universalité de son 56

FRANK, Manfred. Op. cit., p. 31, 45.

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métalangage, Russell est forcé à un déficit réflexif, un manque d’autocritique, puisqu’il est, à la limite, aveugle par rapport à l’historicité de son propre discours. De l’autre côté, le prix de la réflexivité est l’abandon de la prétention d’universalité ou d’aprioricité. Lyotard paie ce prix en s’installant dans le programme d’une réflexion non-transcendantale ou « détranscendantalisée ». La détranscendantalisation découle du fait que métalangage et langage-objet sont placés à un même niveau, celui de l’occurrence des phrases dans des coordonnées déterminées dans l’espace-temps. Pour autant, le point de départ du Différend n’est pas à proprement dire le langage, mais le seul « objet » qui peut être considéré indubitable, à savoir la phrase, ou mieux qu’il y a des phrases, l’occurrence des phrases, que les phrases arrivent au pluriel. L’argument justifiant le caractère indubitable de la phrase est simple : on ne peut douter qu’une phrase arrive sans que du même coup une autre phrase arrive, sans articuler une phrase de régime interrogatif. « Par : Une phrase, j’entends [dit Lyotard] la phrase qui est le cas, der Fall, la phrase token, la phrase-événement. Une phrase-type est le référent d’une phrase-événement. Que la phrase échappe à l’épreuve di doute universel, cela ne vient ni de ce qu’elle est réelle ni de ce qu’elle est vraie (…), mais de ce qu’elle est seulement ce qui arrive, what is occurring, das Fallende. On ne peut pas douter que quelque chose arrive quand on doute : il arrive qu’on doute. Et si : Il arrive qu’on doute est une autre phrase que : On doute, alors une autre phrase arrive. » (LD, § 104, p. 103).

Lyotard dit que l’occurrence est le cas dans le même sens où Wittgenstein affirme : « Die Welt ist alles, was der Fall ist »57. Dans les deux cas, il s’agit du premier énoncé d’une ontologie, qui pour Lyotard, différemment de ce qui propose le Tractatus, est une ontologie du langage, le monde en tant qu’un ensemble de phrases – même si le monde dépasse toujours l’ensemble de phrases actualisable. En tant que possibilité, le monde dépasse la totalité des phrases « en occurrence », même si cellesci restent à penser sous la catégorie de la possibilité. La signification d’occurrence est la même de l’expression de la langue française en occurrence, d’ailleurs une expression très habituelle des notes de lecture et des comptes-rendus techniques selon la norme culte de cette langue. Lyotard est surtout un lecteur rigoureux et technique, pour lequel 57

WITTGENSTEIN, Ludwig. Tractatus logico-philosophicus. In Werkeausgabe. Vol. 1. Frankfurt a. M.: Suhrkamp, 1984, § 1, p. 11.

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il s’agit de la question de l’occurrence discursive dans le discours, la question de l’arrive-t-il ? (LD, p. 15). Le champ de l’expérimentation qu’il propose est alors le discours dans son immanence. La phrase-occurrence, la phrase-événement est ce qui est immédiatement donné ou adressé – son destinateur étant le discours lui-même. La phrase métalangagière est de prime abord un événement et l’événement phrasal par excellence. En ce sens, même le silence peut être considéré une phrase, car selon leur logique propre, les silences sont des « substituts de phrases » (LD, § 24, p. 30), « se taire phrase » (LD, p. 9), le silence est une réponse et donc un mode d’enchaîner sur une autre phrase, un silence arrive. Pour autant, on peut parler d’une ontologie de l’événement phrasal chez Lyotard58. Une des conséquences directes de l’acceptation d’une ontologie des phrases est la critique du sujet. La détranscendantalisation conduit à une désanthropologisation du langage59. Du point de vue de Lyotard, il faut radicaliser le tournant langagier dans le sens de l’abandon de toute référence à un extérieur non-discursif, en particulier à un sujet indépendant du langage. Cela implique une fracture à l’intérieur même du tournant langagier, ainsi qu’en ce qui concerne sa version pragmatique (pragmatic turn), puisque parler de la phrase en son occurrence immanente au discours signifie dire que la phrase n’est pas l’unité linguistique pure déterminée par règles lexicogrammaticales. La phrase-événement ne se confonde pas non plus avec la proposition en sens logique ou cognitif, c’est-à-dire l’énoncé obéissant à des règles sémanticosyntactiques : « les phrases ne sont pas les propositions. Les propositions sont les phrases sous régime logique et sous régime cognitif. Leur formation et leur enchaînement sont soumis à un enjeu, dire vrai. (…) Mais les phrases peuvent obéir à des régimes autres que logique et cognitif. Elles peuvent avoir d’autres enjeux que le vrai. Ce qui interdit à une phrase d’être une proposition ne lui interdit pas d’être une phrase. Qu’il y ait des propositions présuppose qu’il y ait des phrases. Quand on s’étonne qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, on s’étonne qu’il y ait une ou des phrases plutôt que : pas de phrase. » (LD, § 99, p. 102).

Dans le même sens où Gualandi parle d’une « ontologie de la phrase ». Cf. GUALANDI, Alberto. Op. cit., p. 80. 59 Le sujet en tant que « maître » et « usager » du langage serait une illusion transcendantale, ou comme le dit Gualandi, une “illusion anthropomorphique”. Cf. Ibid., p. 79. Cf. encore FRANK, Manfred. Op. cit., p. 55.

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La notion de phrase-occurrence s’approche de ce qu’en théorie pragmatique du langage s’appelle acte de parole (speech act), c’est-à-dire l’idée que les énoncés sont des actions, mais en même temps la phrase-occurrence signifie plus que cela. En générale, les philosophes pragmatiques associent l’action à un agent, ils associent le langage à l’usage et celui-ci à un usager. Lyotard comprend par contre que « “Nous” n’utilisons pas le langage » (LD, § 91), c’est-à-dire que le « nous » est plutôt institué par le langage que son instituteur. Cela rompt avec l’idée instrumentaliste que la pragmatique depuis Wittgenstein fait du langage60 : les phrases ne sont pas à notre disposition comme des outils dans une boite, nous qui sommes, par contre, en quelque sorte, disposés par le langage. « Alors, les humains qui croyaient se servir du langage comme d’un instrument de communication apprennent (…) qu’ils sont requis par le langage (…) pour reconnaître que ce qu’il y a à phraser excède ce qu’ils peuvent phraser présentement » (LD, § 23, p. 30). En ce sens, le tournant pragmatique au sein du tournant langagier reste encore attaché à l’anthropomorphisme et à la subjectivité. Dans une prise de position critique par rapport à la théorie pragmatique des jeux de langage de Wittgenstein, Lyotard écrit : « On ne joue pas avec le langage (…). Et, en ce sens, il n’y a pas de jeux de langage. Il y a des enjeux liés à des genres de discours. Quand ils sont atteints, on parle de succès. C’est donc qu’il y a conflit. Mais le conflit n’est pas entre des humains ou toutes autres entités, lesquels résultent plutôt des phrases. Au fond, on présuppose en général un langage, un langage naturellement en paix avec lui-même, “communicationnel”, par exemple agité seulement par les volontés, les passions, les intentions des humains. Anthropocentrisme. La révolution relativiste et quantique en matière de langage reste à faire. Chaque phrase est en principe l’enjeu d’un différend entre des genres de discours, quel que soit son régime. Ce différend procède de la question comment enchaîner ? qui accompagne une phrase. Et cette question procède du néant qui “sépare” cette phrase de la “suivante”. Il y a des différends parce que, ou comme, il y a l’Ereignis. » (LD, § 188, p. 199).

Le différend corrige alors le point de vue de La condition postmoderne à l’égard de la pragmatique des jeux de langage. Celle-ci comprend que le sens, la signification d’un mot ou d’un énoncé est déterminée par l’usage. La notion d’usage reste attachée à celle d’un usager, d’un agent parlant, d’un sujet du langage, qui s’en servirait comme d’un instrument. Elle implique la détermination du sens par les instances pragmatiques

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Cf. WITTGENSTEIN, Ludwig. Philosophische Untersuchungen. In op. cit., § 11, p. 243.

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du destinateur et du destinataire, par une intersubjectivité préexistent à la phrase qui constitue le langage. Ainsi, la détranscendantalisation de la philosophie contemporaine proposée par Habermas61 ne serait pas suffisante parce qu’elle reste une détranscendantalisation de la subjectivité au nom d’une intersubjectivité dont l’homogénéité viole l’hétérogénéité des phrases62. L’idée d’une intersubjectivité détranscendantalisée suppose toujours encore l’usager du discours en tant que collectivité, le « maître social » du langage et une domination de la pluralité langagière qui, malgré les efforts de Habermas, ne laisse pas d’être technique. Ainsi, la désanthropologisation correspond à une « révolution relativiste » du langage, dans la mesure où elle signifie un décentrement du foyer d’analyse : le sujet est la dernière idole à tomber63. La désanthropologisation du langage implique l’idée que le sujet n’est qu’une fonction du langage, tout en étant constitué par la phrase, et pas l’inverse : « L’univers que présente une phrase n’est pas présenté à quelque chose ou à quelqu’un comme à un “sujet”. L’univers est là autant que la phrase est le cas. Un “sujet” est situé dans un univers présenté par une phrase. » (LD, § 110). On parle alors de l’antériorité de la phrase. D’où la substitution, dans la terminologie du Différend, des jeux de langage par les genres de discours. La désanthropologisation signifie enfin que les différends, les conflits sont plutôt que des conflits entre destinateur et destinateurs ou des entités quelconques, des conflits langagiers à proprement dire, ils participent d’une agonistique générale des phrases, et pas des humains. En somme, la radicalisation du tournant pragmatique par les biais de la détranscendantalisation et de la désanthropologisation du langage arrive à l’idée que 61

Cf. HABERMAS, Jürgen. Kommunikatives Handeln und detranszendentalisierte Vernunft. Stuttgart: Reclam, 2001. 62 Cf. MOTA, Thiago. Perspectivismo e agonismo: Nietzsche sobre verdade e poder. Mémoire de maîtrise. Fortaleza: Universidade Federal do Ceará, 2007, Disponible sur l’internet : http://www.teses.ufc.br/tde_busca/arquivo.php?codArquivo=1756, p. 86, ainsi que toute la section « 2.2.1. A destranscendentalização perspectivista ». 63 Cette démarche désanthropologisante de la pragmatique se conduit dans le même sens des critiques de Nietzsche à ce qu’il appelait la séduction du langage (Verführung der Sprache) menant à la réification des fonctions langagières comme si elles étaient des entités autonomes. Il semble que Lyotard a bien lu, alors que sans la citer, la Götzen-Dämmerung : « Ich fürchte, wir werden Gott nicht los, weil wir noch an die Grammatik glauben... ». Cf. NIETZSCHE, Friedrich. Götzen-Dämerung oder Wie man mit dem Hammer philosophiert. In Kritische Gesamtausgabe. Vol. 6. Berlin, New York : Walter de Gruyter, 1980, « Die Vernunft in der Philosophie », § 5.

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l’occurrence de la phrase est l’action, mais n’est pas l’usage : ceci constitue une trouvaille tout à fait originelle de Lyotard puisqu’elle est le pont entre l’analyse pragmatique du langage et l’ontologie de l’événement. La critique de la subjectivité (ou de l’intersubjectivité) comme résidu métaphysique opérant de manière insidieuse comme instance de fondation explicite ou implicite dans l’analyse pragmatique mène à concevoir le fait langagier, l’événement phrasal dans les termes d’une ontologie de l’Ereignis64, c’est-à-dire une ontologie de la discontinuité, de l’accident, de la contingence nécessaire. « Il est nécessaire que quelque chose arrive, l’occurrence, mais ce qui arrive (la phrase, son sens, son objet, ses interlocuteurs) n’est jamais nécessaire. Nécessité de la contingence ou (…) entre du non-être. » (PEE, p. 67). C’est par rapport à une telle ontologie de l’Ereignis qu’il faut penser la question centrale du Différend, celle de l’enchaînement, comme nous le verrons, mais le problème se pose déjà : entre l’occurrence d’une phrase et l’autre, il n’y a rien ou il y a un « néant » que les sépare. L’enchaînement peut combler ce néant, mais il n’est jamais causé, nécessité ou motivé65. L’enchaînement est un accident.

Le carré pragmatique En tant qu’événement, le langage n’a pas un caractère instrumental, les phrases ne sont pas nos outils, elles ne sont pas à nous. Tout abord, les phrases sont des événements qui constituent le nous, ainsi que le je, le tu et l’il : « nous, des individus identifiables, x, y, toi, moi, sont situés comme des destinateurs de ces phrases ou de ces silences » (LD, § 18, p. 27). Plutôt qu’une pragmatique de l’intersubjectivité, qui est le cas chez Wittgenstein ou Habermas, la pragmatique opérant dans Le différend est alors sans sujet, c’est-à-dire l’usage, les usagers, enfin le rapport destinateur-destinateur 64

Pourrait-on interpréter la fameuse affirmation de Heidegger selon laquelle : « Die Sprache spricht » comme appartenant à une ontologie de la phrase éliminant toute référence à un dehors extra-langagier ? Cf. HEIDEGGER, Martin. Unterwegs zur Sprache. In Gesamtausgabe. Vol. 12. Frankfurt a. M. : Vittorio Klosterman, 1985, p. 10. 65 A propos de la distinction entre Motivation et Nezessitation, cf. FRANK, Manfred. Op. cit., p. 53.

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n’est pas la seule instance de détermination du sens. La détranscendantalisation du langage implique la substitution du schéma pragmatique d’explication de l’événement causal : si un triangle pragmatique était en utilisation dans Au juste (AJ, p. 86-88) et dans La condition postmoderne (CP, p. 31), s’il sera plutôt un carré pragmatique formé par quatre instances, au lieu de trois, que l’on trouvera dans Le différend.

destinateur

destinataire

destinateur

triangle pragmatique

référant

destinataire

carré pragmatique

référant

sens

Selon Lyotard, l’occurrence d’une phrase présente toujours un certain univers de phrase. L’univers de phrase est l’ensemble de ses instances, à savoir : le destinateur, le destinataire, le référent et le sens (LD, § 18, p. 27). Chacune de ces instances est un concept de base de la philosophie du langage du Différend qui désigne respectivement : celui qui parle (Il serait peut-être mieux de dire : celui qui phrase), celui à qui la phrase s’adresse, ce dont elle parle et ce qu’elle en dit. Le mode particulaire dont ces instances se trouvent situées les unes à l’égard des autres constitue un « univers », un « monde », une « réalité » spécifique que la phrase présente au moment de son occurrence. A cet égard dit Lyotard : « qu’une phrase présente ce dont il s’agit, le cas, ta pragmata, qui est son référent ; ce qui est signifié du cas le sens, der Sinn ; ce à quoi ou à l’adresse de quoi cela est signifié du cas, le destinataire ; ce “par” quoi ou au nom de quoi cela est signifié du cas, le destinateur. La disposition d’un univers de phrase consiste dans la situation de ces instances les unes par rapport aux autres. » (LD, § 25, p. 31).

Ce carré pragmatique ajoute une instance au schéma triangulaire de La condition postmoderne, à savoir le sens. Le sens d’une phrase ne demeure pas dans le sujet, il ne se confond ni avec l’idée que le destinateur en fait ni avec son intention envers la phrase. Le sens ne demeure pas dans le rapport intersubjectif, l’axe destinateur68

destinataire. Il ne se confond pas non plus avec le référent d’une phrase. Au premier regard, il est difficile de concevoir comment le référent et le sens se distinguent 66. Le référent d’une phrase, ce dont elle parle, correspond souvent à son sens, ce qu’elle en dit, mais il y a des cas, par exemple l’homonymie et l’homographie, où le référent et le sens d’une phrase ne sont pas en accord. Ce qui est le cas, le référent, et ce qui est signifié du cas, le sens, ne sont donc pas le même. Par exemple, les phrases qui référent ce qui n’est pas le cas, ce qui n’est pas l’état de choses actualisé ou actualisable, notamment les phrases fausses, arrivent. On ne peut nier l’occurrence de phrases fausses. On peut dire pour autant, et celle-ci est la thèse forte de Lyotard à cet égard, que les phrases fausses ont du sens, qu’elles sont significatives. Cependant, l’univers présenté par une phrase ne définit pas le mode de disposition des instances pragmatiques les unes à l’égard des autres. La configuration spécifique des rapports entre destinateur, destinataire, référent et sens dans l’occurrence d’une phrase dépend du régime de phrase. Évidemment, l’idée de régime de phrase renvoi à celle de règlement ou de règles. Celles-ci ne sont pourtant pas à saisir comme des règles d’emploi ou d’usage des phrases, pour les raisons qui ont été déjà indiquées67. Il s’agit plutôt des règles d’occurrence, dans le sens où l’occurrence suit une règle ou des règles qui déterminent le type spécifique de phrase dans chaque cas. Et il y en a plusieurs. Par exemple, dans une phrase où l’instance dominante est le sens est une phrase cognitive (« L’université est bloquée. ») ; si l’instance prépondérante est celle du référent, on a une phrase ostensive (« Voilà le blocage. »). Si l’instance du destinataire est la déterminante, on parvient à une phrase prescriptive (« Il faut qu’on bloque l’université. »), s’il s’agit d’une phrase qui légitime une prescriptive, on a avoir à une phrase normative (« Vu qu’une loi menaçant les droits 66

La distinction faite par Lyotard entre sens et référent est analogue à celle entre Sinn et Bedeutung (dénotation) proposée par Frege. Exemples classiques sont les expressions « étoile du matin » et « étoile du soir » dont les sens sont différents mais la dénotation (Vénus) est la même. Cf. FREGE, Gottlob. « Über Sinn und Bedeutung ». In: Funktion, Begriff, Bedeutung. Fünf logische Studien. Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1962. Cf. encore GUALANDI, Alberto. Op. cit., p. 43, note 3. 67 Frank par contre traduit le terme de régimes de phrase par « Satzverwendungsregeln » et entend par là justement des règles d’emploi, ce qui montre que son interprétation de la désanthropologisation chez Lyotard est déficiente et en même temps explique quelques défauts de sa lecture. Cf. FRANK, Manfred. Op. cit., p. 2834.

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des enseignants, des étudiants et des personnels est passée, il faut qu’on bloque l’université. »), et ainsi de suite : phrases descriptives, évaluatives, interrogatives, exclamatives, etc. Toute liste de régimes de phrase est simplement exemplaire, puisque des combinaisons nouvelles entre les instances sont toujours possibles. A l’hétérogénéité des régimes de phrases s’ajoute l’intraduisibilité d’une phrase d’un régime dans une phrase appartenant à un autre régime : « Des phrases obéissant à des régimes différents sont intraduisibles les unes dans les autres. » (LD, § 78, p. 79). Il n’est pas possible de traduire une phrase descriptive (« Cela est une belle image. ») dans une exclamative (« Quelle belle image ! »), ou une information ou invite (« Vous devez sortir. ») dans un ordre (« Sortez ! »), parce que les univers présentés à chaque cas sont différents, c’est-à-dire dans chaque régime de phrase les instances se sont rapportés différemment, les univers de phrase présentés sont distincts. Lyotard affirme : « le destinateur d’une exclamative n’est pas situé par rapport au sens comme l’est celui d’une descriptive, le destinateur d’un ordre n’est pas situé par rapport à son destinateur et au référent comme l’est celui d’une invite ou d’une information. » (LD, § 79, p. 80-81). Et plus loin : « L’incommensurabilité, au sens de l’hétérogénéité des régimes de phrases et de l’impossibilité de les soumettre à une même loi (sauf à les neutraliser), marque aussi bien la relation des cognitives ou des prescriptives avec les interrogatives, les performatives, les exclamatives… A chacun de ces régimes correspond un mode de présentation d’un univers, et un mode n’est pas traduisible dans un autre. » (LD, § 178, p. 187).

Cependant, une même phrase peut appartenir à des régimes différents. Par exemple, une ostensive peut avoir la valeur d’une cognitive ou d’une définition, une prescriptive peut être prise comme une exclamation, etc. Par exemple, une phrase équivoque comme « Je peux passer chez toi. » peut avoir plusieurs sens : « J’en ai la capacité. », « Je veux le faire. », « Je désire que tu me dises de le faire. » et encore d’autres, chaque sens correspondant à un régime différent : descriptif, représentatif, régulateur (LD, § 137, p. 122). En fait, c’est au moment où une autre phrase arrive, au moment de l’enchaînement, que se définit le régime de l’antérieure. L’occurrence d’une autre phrase représente donc une « mise en situation », l’établissement de telle

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ou telle configuration des rapports mutuels entre les instances par la définition du régime. Mais l’occurrence d’une deuxième phrase oblige l’analyse à quitter le niveau des régimes pour aller à celui des genres de discours. C’est à ce niveau que la mise en situation de l’univers de phrase est accomplie68. Si le discours est une chaîne de plusieurs phrases qui peuvent relever de régimes différents ou pas, le genre de discours détermine la finalité, l’enjeu, le but d’un discours, et il le fait en introduisant les règles auxquelles l’enchaînement doit être soumis afin d’atteindre ce but (LD, § 40, p. 51). Ainsi, dit Lyotard : « Un genre de discours imprime à une multiplicité de phrases hétérogènes une finalité unique par des enchaînements visant à procurer le succès qui est propre à ce genre. Si tel est le cas, il s’ensuit que l’hétérogénéité des régimes de phrase n’est pas telle qu’elle interdirait leur subordination commune à une même fin. L’abîme qui les sépare serait donc, sinon comblé, du moins recouvert ou enjambé par la téléologie des genres de discours. » (LD, § 180, p. 188).

De même qu’il y a plusieurs fins, il y a plusieurs genres de discours. Par exemple, le genre de discours de la science qui, selon le processus d’argumentation par falsification, enchaîne des phrases appartenant à trois régimes principaux, à savoir l’ostensif, le cognitif et le logico-définitionnel afin de fournir des preuves pour valider une justement phrase cognitive, qui sera consensuellement acceptable jusqu’au moment où une phrase ostensive vient présenter un cas niant cet enchaînement. Autre exemple : le genre de discours du droit, qui se sert d’une procédure pareille, mais en enchaînant des phrases normatives à des phrases ostensives et cognitives pour finalement lier la prescription générale et abstraite de la loi (énoncée par une phrase normative) à un cas concret (présenté par des phrases ostensives et cognitives)69. Ou encore le genre de discours de la philosophie qui « a pour règle de découvrir sa règle : son a priori est son enjeu. » (LD, § 98, p. 95). Le genre philosophique est un cas limite, une sorte de « non-genre »70 dont les règles ne peuvent jamais être explicitées de manière définitive, puisqu’il est un genre particulièrement réflexif où la discussion

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Cf. GUALANDI, Alberto. Op. cit., p. 81-82. Cf. Ibid., p. 82-83. 70 Cf. Ibid., p. 88-91. 69

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porte sur les règles elles-mêmes. L’énonciation définitive des règles du genre philosophie représenterait la fin de la discussion et donc la mort de la philosophie. Par contre, le paradoxe de la dernière phrase montre que « phraser est sans fin. Qu’une phrase soit la dernière, il en faut une autre pour le déclarer, et elle n’est donc pas la dernière » (LD, § 17, p. 27). Ainsi, le fait que la philosophie n’ait pas un discours unitaire, le fait que les philosophes ne parlent pas un idiome commun ne constitue pas une objection à l’a-scientificité de la philosophie, ni ne justifie de parler d’un achèvement de la philosophie, comme si l’on devait quitter l’activité philosophique. En effet, alors que la science parle une pluralité d’idiomes aussi, la philosophie n’est pas science dans la mesure où elle s’en distingue en fonction de son ouverture radicale. Pour cela, d’ailleurs, la philosophie est dès les Grecs une pratique foncièrement démocratique. Et le fait que les philosophes ne soient pas d’accord avec la thèse de l’indéterminabilité du jeu de langage philosophique renforce en quelque sorte cette même thèse. Nous arrivons ainsi à la question centrale du Différend, qui a été déjà mentionnée, mais pas explicitement : la question de l’enchaînement d’une phrase sur une autre phrase ou d’un discours sur un autre discours. A cet égard, il faut dire : « Premièrement, sur une phrase qui arrive, il faut enchaîner (…), on n’a pas la possibilité de ne pas enchaîner. Deuxièmement, enchaîner est nécessaire, comment enchaîner est contingent. » (LD, § 40, p. 51). Il s’agit alors d’une nécessité à caractère ontologique et non pas d’une nécessité à caractère logique ou d’une obligation morale : l’enchaînement n’est pas un Sollen, mais un Müssen (LD, § 102, p. 103). Il s’agit de l’occurrence inévitable une nouvelle phrase, du fait qu’il a toujours un nouvel événement à s’ajouter à la chaîne des événements déjà arrivés. Mais en tant que nécessité ontologique, l’enchaînement implique une indétermination. L’occurrence d’une autre phrase que s’enchaîne à une première est nécessaire, quelle est cette phrase ne l’est pas, car l’enchaînement pourrait en principe toujours s’effectuer autrement. A l’intérieur d’un même discours, les phrases s’enchaînent de façon à attendre un certain but, mais comme chaque phrase peut appartenir à des genres différents, comme chaque

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phrase est ouverte à une pluralité indénombrable d’enchaînements possibles, chaque phrase représente le début potentiel d’un nouveau discours. « La seule nécessité est d’enchaîner, sans plus. A l’intérieur d’un genre de discours, les enchaînements obéissent à des règles, qui déterminent des enjeux et des fins. Mais d’un genre à l’autre on ne connaît pas de telles règles ni une fin générale. (…) dans une évaluation : l’officier crie Avanti ! et saute hors de la tranchée, les soldats émus crient Bravo ! sans bouger. » (LD, § 43, p. 53).

Dans cet exemple, on voit que le destinateur essaie d’introduire un discours et, encore plus, de faire démarrer une action collective, mais ses destinateurs prennent un autre chemin, c’est-à-dire ils enchaînent autrement et alors ce qui pouvait être un récit héroïque devient une blague. Enfin, si l’on n’accepte pas l’existence d’un métadiscours capable de fixer les règles et les fins de la totalité des discours, la conséquence est que l’on ne dispose ni de règles d’enchaînement légitimées en dernière instance ni de fins dont la validité serait universelle. L’importance de l’enchaînement dans Le différend découle du fait qu’elle est une question aussi linguistico-ontologique que politique : tout enchaînement est problématique et cette problématique est en fait politique (LD, p. 11), au sens où il y a une sorte de conflictualité découlant de l’incommensurabilité des phrases appartenant à des régimes et genres de discours différents à la base de l’enchaînement. L’enchaînement impose une mesure commune à des parties hétérogènes, pourtant ce n’est pas parce que les phrases s’enchaînent dans un discours que l’on peut parler qu’elles sont devenues homogènes. Par exemple, un genre de discours peut avoir comme enjeu de neutraliser l’hétérogénéité pour arriver par les moyens d’une force douce à l’homogénéité. La politique commence, pour Lyotard, avec l’enchaînement parce que le fait que c’est cette phrase-ci et non pas cette autre phrase-là qui arrive implique une exclusion, une réduction au niveau des phrases possibles, un choix par une certaine phrase en détriment de l’autre. Pour cela, tout enchaînement implique un différend, la neutralisation, le « se faire taise » d’une pluralité de phrases possibles. Pour autant, le problème de l’enchaînement n’est un problème de langage que dans la mesure où il est politique, à proprement dire celui du différend. 73

Le différend et l’agôn Nous pouvons maintenant définir différend. Au tout début du livre, on lit : « A la différence d’un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations. (…) Si l’on applique cependant la même règle de jugement à l’une et à l’autre pour trancher leur différend comme si celui-ci était un litige, on cause tort à l’une d’elles (…). Un dommage résulte d’une injure faite aux règles d’un genre de discours, il est réparable selon ces règles. Un tort résulte du fait que les règles du genre de discours selon lesquelles on juge ne sont pas celles du ou des genres de discours jugé/s. (…) Le titre du livre suggère (par la valeur générique de l’article) qu’une règle universelle de jugement entre des genres hétérogènes fait défaut en général. » (LD, p. 9).

Cette première définition présente le différend comme une espèce de conflit argumentatif à distinguer du litige. Le terme de litige provient du discours du droit71. En droit processuel, on distingue entre deux procédures juridictionnelles basiques : la procédure contentieuse et la procédure gracieuse. La première se définit par existence des parties, l’auteur et l’accusé (ou le demandeur et le défendeur) et par la possibilité du contradictoire, c’est-à-dire le fait que l’accusé peut contester la demande de l’auteur. Si le contradictoire s’installe, on parle de litige. La procédure gracieuse a lieu lorsqu’il n’y a pas de litige puisqu’il n’y a pas d’intérêts en conflit et, par conséquent, il n’y a pas de parties. Dans ce cas, la tutelle juridictionnelle représente tout simplement l’officialisation d’un accord déjà établi volontairement par les intéressés. Il y a convergence factuelle entre les intéresses, pour cela la procédure gracieuse est aussi appelée consensuelle. Le différend arrive lorsqu’il y a une divergence entre les intéresses qui assume alors la forme d’une argumentation contentieuse. Pourtant, à la différence du litige, le différend ne permet pas une solution équitable puisqu’une règle de jugement applicable aux deux argumentations en confit fait défaut. Le différend se distingue du litige par son indécidabilité : un litige est en principe décidable, un différend ne l’est pas. Pour cela, le conflit argumentatif qui se caractérise comme différend excède la sphère juridique, qui exige la traçabilité de tout conflit faisant objet d’un procès. Le procès juridique présuppose l’existence d’une règle permettant de 71

Pour une réflexion lyotardienne autour du discours juridique, cf. SFEZ, Gérald. Lyotard. La partie civile. Paris : Éditions Michalon, 2007.

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trancher le conflit, c’est-à-dire, il présuppose l’autorité du droit qui s’identifie à cette règle. C’est précisément en ce sens que l’on peut dire que le droit est l’administration des conflits. Le différend est un cas de conflit qui excède le droit, qui excède la procédure contentieuse, parce que le différend arrive dans l’absence d’une règle commune permettant de résoudre le conflit argumentatif installé. Le différend est ainsi un cas extrême d’argumentation agonistique : il est un conflit qui empêche la prise de décision. Il n’y a donc pas un tribunal pour juger du différend. Si pour arriver à une décision, on applique la même règle de jugement aux argumentations en différend – ce qui en fait s’enregistre assez souvent dans la pratique en général, et non pas seulement dans la pratique juridictionnelle – on produit un tort, c’est-à-dire une injustice aux argumentations ou, au moins, à une entre elles. Le tort est la conséquence directe de la prise de décision dans le cas de différend, on pourrait dire du fait que l’on est pressé pour sortir de la situation de conflit. Il se distingue du dommage, de même que le différend se distingue du litige. Un dommage est toujours réparable, un tort ne l’est pas. D’où on lise plus loin dans le texte qu’un « tort serait ceci : un dommage accompagné de la perte des moyens de faire la preuve du dommage. » (LD, § 7, p. 18). Enfin, tandis qu’un dommage, d’où un litige peut résulter, peut être réparé et la situation antécédente à son occurrence restaurée, un tort, d’où découle un différend, ne le peut pas. Et cela, tout d’emblée parce que le tort est subi en silence, on ne trouve pas de mots pour l’exprimer. De même qu’il manque une règle permettant de trancher un différend, il manque un idiome permettant de phraser le tort, le différend étant précisément « l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l’être encore. » (LD, § 22, p. 29). Ainsi, la décision ne fait pas justice aux plaignants, elle est plutôt une neutralisation, elle est l’imposition de subir un tort et de se taire à ce propos. La deuxième définition de différend que Lyotard apporte éclairci ce point : « J’aimerais appeler différend le cas où, le plaignant est dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime. Si le destinateur, le destinataire et le sens du témoignage sont neutralisés, tout est comme s’il n’y avait pas de dommage (…). Un cas de différend entre deux parties a lieu quand le “règlement” du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles alors que le tort dont l’autre souffre ne signifie pas dans cet idiome. » (LD, § 12, p. 24).

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Une autre distinction a dû été introduite ici, à savoir celle entre plaignant et victime. Le plaignant est celui qui a subi un dommage et qui compte sur une instance de jugement, par exemple un tribunal, auquel il vient présenter son cas afin d’avoir restitué son status quo ante. C’est-à-dire qu’il perd son statut de plaignant lors de la prise de décision. La victime par contre est toujours une victime : « Il est d’une victime de ne pas pouvoir prouver qu’elle a subi un tort. Un plaignant est quelqu’un qui a subi un dommage et qui dispose des moyens de le prouver. Il devient une victime s’il perd ces moyens. » (LD, § 9, p. 22). La prise de décision équivaut alors à une neutralisation du différend, dans la mesure où elle nie son existence. Le problème n’est donc pas autant celui de l’inexistence d’un idiome permettant d’exprimer le tort, puisque celuici en tant que subi se révèle dans la gesticulation muette et soufferte de la victime, mais le fait qu’aucun tribunal n’accepte que le tort lui soit présenté dans un idiome différent de celui qu’il définit a priori comme valable. Le droit est un genre de discours qui établit quel régime de phrases est acceptable et quelle règle d’enchaînement doit être satisfaite pour arriver à une fin définie au préalable comme juste. Ainsi, tout tort doit être traduit en dommage, toute victime doit devenir un plaignant, tout différend doit être converti en litige, pour pouvoir être présenté. S’il n’est pas présenté ou présentable, il n’existe pas72. On arrive alors au dilemme suivant : « Ou vous êtes victime d’un tort, ou vous ne l’êtes pas. Si ne l’êtes pas, vous vous trompez (ou vous mentez) en témoignent que vous l’êtes. Si vous l’êtes, puisque vous pouvez témoigner de ce tort, celui-ci n’est pas un tort, et vous vous trompez (ou vous mentez) en témoignant que vous êtes victime d’un tort. » (LD, § 8, p. 19).

En langage formel, ce dilemme, ce double-bind se dit : ou p ou non-p ; si non-p, alors p est faux ; si p, alors non-p, alors p est fausse. A cela un exemple : ou « L’université est bloquée. » ou « Elle n’est pas bloquée. » ; si « L’université n’est pas

72

La critique de Frank au concept de différend pour des raisons à caractère notamment théoriques arrive justement à la neutralisation du conflit par la négation de la possibilité même d’un différend : « Ein „différend“ könnte nie vollständig sein. Gäbe es nicht Verständigung und Einigkeit in einigen kommunikativen Akten, so wäre er –mangels Kontrast – gar nicht feststellbar: Es existierte alsdann nicht nur kein metadiskursives Kriterium zu seiner Beilegung, sondern absurderweise nicht einmal eines zu seiner Konstatierung. ». FRANK, Manfred. Op. cit., p. 77.

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bloquée. », alors « L’université est bloquée. » est faux ; si « L’université est bloquée. », alors « L’université n’est pas bloquée. », alors « L’université est bloquée. » est faux. Ce dilemme implique que, ou bien, le tort est traduit en dommage, ou bien, il n’existe pas. L’application d’une règle en fait étrange au tort ne permet la prise de décision que si l’on nie sa réalité en tant que tort ou sa réalité tout court. En tout cas, on le neutralise. La notion de réalité en occurrence, ce que Lyotard essai de dénoncer, est foncièrement langagière : « La réalité n’est pas ce qui est donné à tel ou tel sujet, elle est un état du référent (ce dont on parle) qui résulte de l’effectuation de procédures d’établissement définies par un protocole unanimement agréé, et de la possibilité offerte à quiconque de recommencer cette effectuation autant qu’il veut. » (LD, § 3, p. 17).

Cela est la notion de réalité opérant, comme nous l’avons vu, dans le discours de la science et du droit. Le concept de réalité dépend de celui d’énoncé vrai. En soi, la réalité n’est ni vraie ni fausse. La vérité n’est pas une propriété des états de choses, mais d’un énoncé portant sur un état de choses. Ainsi, seulement un énoncé peut contredire la vérité d’un autre énoncé. Pourtant, cet énoncé doit satisfaire au protocole d’énonciation consensuellement accepté par la communauté des scientistes, dans le cas du discours de la science, ou par la communauté des juristes, dans le cas du discours du droit. La définition de ce qui est la réalité est alors déterminée par ce consensus intersubjectif concernant le protocole d’énonciation et les procédures d’établissement de la réalité. C’est ainsi que l’on établit la réalité. L’intervention de Lyotard porte justement sur le caractère consensuel de cet établissement : « Tel est notre mode de penser que la réalité n’est pas une donnée, mais l’occasion de requérir que les procédures d’établissement soient effectuées à son sujet. » (LD, § 10, p. 23-24). Il s’agit d’une critique à la théorie consensuelle de la vérité73. L’occurrence du différend mène à une reprise de la discussion notamment philosophique sur les protocoles d’énonciation et les procédures d’établissement de la réalité. Les différends, tels que Lyotard les définit comme un conflit d’argumentation dans l’absence d’une métarègle, est alors une situation factuelle qui met en évidence 73

Cf. Ibid., p. 42.

77

les limites de tout consensus que l’on peut établir sur des protocoles et des procédures. Lyotard analyse plusieurs cas concrets de différend dont nous ne ferons référence qu’à un, puisqu’il est exemplaire, à savoir ceux qui est suscité par Auschwitz. Par rapport à Auschwitz, il mentionne l’argument d’historien révisionniste à propos de la Shoah : « pour identifier qu’un local est une chambre à gaz, je n’accepte comme témoin qu’une victime de cette chambre à gaz ; or il ne doit y avoir, selon mon adversaire, de victime que morte, sinon cette chambre à gaz ne serait pas ce qu’il prétend ; il n’y a donc pas de chambre à gaz. » (LD, § 2, p. 16-17). Le sentiment d’indignation affectant la plupart de ceux qui entendent une telle argumentation, et non pas seulement des Juifs, ne doit pas nous faire oublier que ce que l’histoire révisionniste exige est une preuve juridicoscientifique de l’existence des chambres à gaz et, pour le faire, on se sert de la même procédure d’établissement de la réalité d’un état de choses quelconque. Si l’on accepte le principe de la présomption de l’innocence qui concède un privilège à la défense de la même façon que la méthode falsificationniste tient pour valable l’hypothèse qui n’a pas été falsifiée par un fait ostensible, il faut dire que l’argumentation du révisionniste n’est pas absurde. Cela ne signifie pourtant pas que sa position soit légitimée. Cela implique plutôt que le jugement concernant Auschwitz ne peut se baser seulement dans les procédures d’établissement de la réalité acceptées par les discours du droit et de la science.74 Autrement dit, le réalisme consensualiste n’est pas suffisant pour condamner les crimes commis à Auschwitz, puisqu’il n’offre pas la règle pour trancher le différend entre ceux qui affirment l’existence des chambres à gaz et ceux qui la démentent. Toutefois, même si l’absence de la règle, du critère de jugement est donnée, il faut juger. La question de la Shoah renvoie à la question plus générale portant sur les procédures d’établissement de la réalité. A cet égard, la discussion se déroule sous la forme d’un « méta-différend » qui divise des agonistes et des dialectiques, c’est-à-dire ceux qui croient au débat et ceux qui croient au dialogue comme la procédure définissant ce que l’on doit tenir par réalité.

74

Cf. GUALANDI, Alberto. Op. cit., p. 86.

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« Il y a donc un différend sur les moyens d’établir la réalité entre les partisans de l’agonistique et les partisans du dialogue. Comment régler ce différend ? Ceux-ci disent : par le dialogue, ceux-là : par l’agôn. Si l’on s’en tient là le différend ne fait que se perpétuer, en devenant une sorte de méta-différend, un différend au sujet de la manière de régler le différend au sujet de la manière d’établir la réalité. Et de ce fait le principe de l’agonistique, loin d’être éliminé, l’emporte encore. » (LD, p. 47).

Dans la mesure où aucune métarègle n’est disponible, le méta-différend entre agonistes et dialectiques est indécidable. Considérées comme des genres de discours, chacune de ces positions établit une règle d’argumentation, une finalité de la discussion, soit la quête de l’homologie ou du consensus chez les dialectiques, soit la quête de la paralogie ou de l’inattendu chez les agonistes. Pourtant, dans la mesure où ce méta-différend se prolonge, c’est le principe de l’agonistique qui se réaffirme. Ainsi, on voit qu’il y a une sorte agonisticité ou de conflictualité inhérente à la praxis langagière, à l’occurrence des phrases, que l’on peut dégager des phénomènes concrets des différends. On doit y insister : l’analyse du différend, du conflit des phrases chez Lyotard mène à la découverte d’une conflictualité, d’une agonisticité inhérente à l’enchaînement d’une phrase sur une phrase, d’un discours sur un discours. On y retrouve alors l’idée d’une l’agonistique langagière dont déjà La condition postmoderne (CP, p. 23) parlait, mais déplacée à un niveau ontologique le plus basique, justement celui de la phrase-événement75. Mais plutôt que le simple constat que les phrases se trouvent en conflit, l’agonisticité du langage représente un principe de production des phrases et d’événements, elle est ce qui rend possible le phraser et en grande mesure aussi l’action. L’agôn inhérent au différend est instituteur, et même fondateur, dans ce sens où il ouvre la possibilité de l’invention de nouvelles manières de parler et d’agir, des nouveaux idiomes engendrent des configurations inattendues des rapports entre les instances pragmatiques. Pour autant, Lyotard affirme : « Nous croyons à l’agonistique » (LD, p. 47), en signalant ainsi l’enjeu de toute une politique agonistique.

À cet égard, Sfez propose une lecture pertinente quand il dit que « l’Être est polémos », étant supposé que l’être en question soit langagier, la phrase-événement. Cf. SFEZ, Gérald. Jean- François Lyotard. La faculté d'une phrase. Paris : Éditions Galilée, 2000, p. 68. 75

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Un « avec » agonistique ?

Un mot ou deux encore pour conclure. Nous avons vu que les rapports entre les différents jeux de langage, entre les phrases-événement, la différence langagière, la multitude des genres de discours entretiennent une sorte de tension, une conflictualité inhérente, une « agonisticité » qui se manifeste en sa forme plus explicite dans les différends. A cause des révolutions constantes des technologies de production et de transmission des données et des révolutions successives des moyens de transport des choses et des gens, les jeux de langage et les formes de vie se sont affrontées de plus en plus, se sont mises de plus en plus les uns face aux autres, les uns contre les autres, les uns avec les autres. Les rapports deviennent, de plus en plus, une sorte d’agôn. Voilà une sorte de constat de nos jours. La tâche d’une pensée agonistique n’est pourtant pas tout simplement de rester au constat du conflit. Elle y reste pour l’instant, pour essayer de le comprendre, pour l’interroger au sérieux. Mais une pensée agonistique doit être aussi capable d’en trouver une réponse. Dans la mesure où Lyotard affirme que le conflit est ce qui rend possible le nouveau, que l’invention repose plutôt sur le dissentiment que sur le consensus, il nous offre une piste de comment dépasser le conflit sans laisser tomber l’esprit de l’agôn, la

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bonne disposition de caractère agonistique, le côté positif de la streitsüchtige Stimmung. La structure langagière de l’existence, la pragmatique du Mitsein76 comprend la possibilité de l’accord et du désaccord. Comme dit Lyotard dans un entretien : « Wenn wir nicht übereinstimmen, gibt es eine Übereinstimmung, nämlich über die Notwendigkeit, weiter zur reden, zu reden mit… Es gibt ein pragmatisches Mitsein »77. Le partage du Mitsein au sein du langage présuppose la continuation de la discussion et par conséquent le respecte de l’hétérogène : celle-ci est la valeur de la différence. La prescription que l’on peut en dégager est enfin un impératif pluraliste actualisé par le moyen de l’affirmation de l’agonistique. En effet, il ne faut pas faire l’affirmation naïve d’un pluralisme pacifiste qui reste attaché à l’insistance sur la puissance destructrice des conflits, mais il ne faut pas non plus oublier que les conflits portent une puissance constructive. Il y a même une sorte de tragicité de l’agonistique : l’affirmation du nouveau et de la création suppose l’affirmation du conflit et de la destruction. C’est à l’égard de cette tragicité agonistique qu’il faut alors penser la possibilité d’un apprentissage expérimental et collectif de l’être-avec.

76

Cf. HEIDEGGER, Martin. Erläuterungen zur Hölderlins Dichtung. Frankfurt a. M.: Vittorio Klostermann, 1981. 77 REIJEN, Willem, VEERMAN, Dick. „Die Aufklärung, das Erhabene, Philosophie, Ästhetik: Gespräch mit Jean-François Lyotard“. In RESSE-SCHÄFER, Walter. Lyotard zur Einführung. Hamburg: Junis Verlag, 1988, p. 162.

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Table des matières

Points de repère ........................................................................................................... 6 La généalogie de l’agonistique.................................................................................. 13 Nietzsche et les sophistes ......................................................................................... 13 Perspektivenwechsel : la rétorsion des rapports de force......................................... 15 Les dissoi logoi : la situation agonistique de parole ................................................ 20 Transcendantalité et autoréférentialité du discours .................................................. 25 Agonistique versus dialectique ................................................................................ 32 Pragmatique agonistique et postmodernité ............................................................ 36 Légitimité et postmodernité : Grundlagenkrise ....................................................... 36 Le champ : le langage dans la postmodernité .......................................................... 39 La méthode : une pragmatique agonistique ............................................................. 42 La pragmatique du lien social .................................................................................. 49 Délégitimation, performativité et paralogie ............................................................. 53 L’agôn et le différend ................................................................................................ 59 La question du conflit ............................................................................................... 59 L’ontologie de l’événement phrasal ......................................................................... 62 Le carré pragmatique ................................................................................................ 67 Le différend et l’agôn ............................................................................................... 74 Un « avec » agonistique ? .......................................................................................... 80 Bibliographie .............................................................................................................. 82

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