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French Pages 366 [368] Year 1972
classes et conflits de classes dans la société industrielle
l'œuvre sociologique 1
MOUTON ÉDITEUR - PARIS - LA HAYE
RALF DAHRENDORF
classes et conflits de classes dans la société industrielle introduction
par
RAYMOND ARON
MOUTON ÉDITEUR - PARIS - LA HAYE
Publication de Mouton Éditeur 7, rue Dupuytren Paris 6 e
Herderstraat 5 La Haye
Diffusion en France par la Librairie Maloine S.A. Éditeur: Librairie de la Nouvelle Faculté Librairie Maloine S.A. 30, rue des Saints-Pères 8, rue Dupuytren Paris 7 e Paris 6 e
Library of Congress Catalog Card Number: 72-80009 Titre de l'édition originale: Soziale Klassen und Klassenkonflikt
in der industriellen
© 1972, pour l'édition française: Mouton & Co. Couverture par Jurriaan Schrofer Imprimé en Hollande
Gesellschaft
préface à la première édition
En ce milieu du 20e siècle, la situation du sociologue est bien embarrassante. A peine est-il en mesure de poser et d'assurer les fondements de sa discipline qu'un public impatient exige de lui, d'une manière sans cesse plus pressante, qu'il propose des solutions tout à la fois complètes et immédiatement applicables. Suivant presque toutes les conférences de sociologie, des journalistes sûrs d'eux accusent les sociologues d'être soit ignorants des problèmes pratiques, soit incapables de les résoudre. Tel un créancier courroucé, le public suit chaque démarche du sociologue afin de mettre la main sur le moindre centime qu'il peut éventuellement produire. Faut-il s'étonner, dans ces conditions, que nombre de sociologues se fassent faux-monnayeurs? Le public ne mérite pas mieux; mais malheureusement la fausse monnaie des solutions prématurées et par trop générales ne nuit pas moins à la sociologie elle-même. Elle déplace la discussion sociologique du terrain de la critique scientifique génératrice de nouveaux efforts à celui de la stérile querelle d'opinion. Il est donc nécessaire de prendre parti. Le sociologue est certainement débiteur à l'égard de la société dans laquelle il vit, plus et autrement que les chercheurs de la plupart des autres disciplines scientifiques. Mais cette dette l'oblige simplement à choisir ses sujets de recherche de telle manière que ses résultats - s'il en obtient - puissent contribuer à éclairer la société sur elle-même. Un point, c'est tout. En développant ses théories, ses méthodes et ses techniques, le sociologue n'est lié que par les règles de toute recherche qui exigent de lui exactitude et fidélité au prosaïque chemin que personne ne peut emprunter à sa place et qu'aucune force magique ne peut abréger. Ce chemin comporte d'inévitables détours et le point d'arrivée peut le décevoir, lui-même autant que les autres; peut-être même quelqu'un montrera-t-il bientôt que le chemin adopté était mal choisi. Mais si un public mal avisé ne comprend pas le processus de l'investigation scientifique et en demande plus, le sociologue peut et doit se montrer assez fier et sûr de lui-même pour défendre sa responsabilité scientifique, face à une obligation mal conçue à l'égard
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Classes et conflits de classes dans la société industrielle
d'une société qu'on cherche malheureusement plus souvent à séduire qu'à informer. Hic Rhodus, hic salta! Ces remarques ont leur place au début d'une étude dont le sujet est aussi étendu que ses résultats sont modestes, approximatifs et incomplets. Il s'agit d'une tentative pour s'attaquer, avec des moyens en partie nouveaux, en partie plus affinés, à un problème qui s'est trouvé longtemps étrangement négligé. Il pourra paraître étonnant à beaucoup que je considère comme négligé un problème sur lequel j'ai pu établir une bibliographie comportant plus de deux cents références, bibliographie qui pourrait d'ailleurs aisément être doublée ou même triplée. Il est probable que le mot «classe» appartient au vocabulaire le plus usuel de la sociologie. Mais je ne m'occupe pas ici du mot. Je n'hésiterais pas à le remplacer par un autre, meilleur, si je pouvais en trouver un; en outre, il reviendra moins souvent dans cette étude qu'on n'aurait pu s'y attendre. Je m'occupe d'un problème, celui que pose ce fait déconcertant: les structures sociales, différant en cela des autres structures, sont capables de produire en elles-mêmes les éléments de leur dépassement et de leur changement. Les structures sociales ne sont pas seulement sujettes au changement, elles créent en leur sein, systématiquement et en permanence, quelques-unes des forces qui déterminent leur changement. Parmi ces forces figurent certains groupes décisifs: leur conflit peut conduire à la modification des valeurs et des institutions existantes. J'essaierai au cours de la présente étude de montrer comment ces groupes et les processus auxquels ils contribuent peuvent être théoriquement identifiés et empiriquement analysés. Peut-être faut-il expliquer pourquoi j'ai donné à l'étude de ce problème le titre de Classe et Conflit de Classe. Il y eut au moins un grand sociologue, Karl Marx, pour utiliser le concept de classe dans le contexte suggéré par les remarques précédentes. Il est incontestable que très peu de sociologues ont en cela suivi Marx. Pas plus d'une douzaine de sociologues ont considéré le problème étudié par Marx et par nous comme un problème de classe; ils seront mentionnés dans cette étude. Nous aurons en outre à soumettre les démarches de Marx et de la plupart des sociologues ultérieurs à une critique sévère qui conduira souvent à la conclusion qu'elles sont vagues, imprécises, incomplètes ou même erronées et indéfendables. La grande majorité des sociologues depuis Sombart et Max Weber ont associé le concept de classe à de tout autres problèmes, en particulier ceux de la stratification sociale. Un regrettable concours de circonstances semble avoir fait sombrer dans l'oubli aussi bien la signification originale du concept de classe que le problème posé lors de son premier usage. Tout ceci ne peut que difficilement suffire à justifier la tentative de ressusciter à la fois le problème et le concept de classe dans leur définition originale. Cependant aucune justification n'est nécessaire dans la mesure où le problème est pertinent; quant au concept je
Préface à la première
édition
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m'efforcerai de mettre en lumière le fait que sa situation n'est pas du tout aussi désespérée qu'il pourrait paraître au premier abord. Je n'anticiperai sur mon propos que d'un argument: il existe dans la terminologie sociologique un bon synonyme pour le concept mal compris de classe, celui de «strate», tandis que dans son acception correcte, aucun substitut n'a jusqu'à présent été trouvé au concept de classe. Deux considérations permettent de prédire avec quelque certitude que la présente étude sera mal comprise. L'une d'elle tient à la distinction stricte des notions de «classe» et de «strate» et de leurs intentions heuristiques. Par strate, j'entendrai une catégorie de personnes qui occupent une position similaire dans l'échelle hiérarchique de certaines variables de situation telles que le revenu, le prestige, le style de vie. La «strate» est une notion descriptive. Par opposition, le concept de classe est une notion analytique qui ne prend de signification qu'à l'intérieur d'une théorie des classes. Les «classes» constituent des groupes d'intérêts émergeant de certaines conditions structurelles, qui opèrent comme telles et réalisent des changements de structures. La confusion entre ces deux concepts et sphères d'analyse est si complète que je ne peux espérer l'éliminer entièrement par cette première tentative de clarification même dans le cas où je serais parvenu à distinguer classes et strates d'une manière convaincante et pertinente. Aussi dois-je accepter l'incompréhension comme possible, et même probable. Je demande l'indulgence du lecteur pour le fait de m'abstenir de considérations générales sur ce sujet et de le renvoyer plutôt au présent ouvrage en tant que témoignage de ma conception de la sociologie. Il n'y a qu'un aspect du problème que j'aimerais mentionner d'emblée même s'il est de nature à accroître plutôt qu'à diminuer les malentendus: dans le présent ouvrage, les termes tels que «théorie», «hypothèse», «vérification empirique», «réfutation», et «science» sont utilisés au sens strict qu'ils ont sur le plan méthodologique dans les disciplines empiriques. Au moins sur le plan logique, la physique, la physiologie et la sociologie sont sujettes aux mêmes lois - quels que soient par ailleurs les éléments qui puissent rendre empiriquement préférable sous l'angle de l'exactitude, telle ou telle discipline. Je ne vois pas pourquoi il ne serait pas pour le moins désirable d'essayer de libérer la sociologie de la double entrave que lui imposent une conception historique événementielle et une orientation philosophique méta-empiriste, et d'en faire une science sociale exacte comportant des postulats, des modèles théoriques et des lois formulées avec précision, mathématiquement dans l'idéal bien entendu. L'essai doit être tenté, et bien que le présent travail demeure bien en-deça d'un achèvement satisfaisant, je souhaite qu'il soit compris dans le cadre d'une telle tentative. Les généralisations théoriques et leurs examens empiriques se par-
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Classes et conflits de classes dans la société industrielle
tagent également le présent ouvrage. Avec R. K. Merton je considère «les théories de portée moyenne» comme les tâches immédiates de la recherche sociologique: généralisations inspirées par ou orientées vers les observations concrètes. L'exposé de la théorie des classes sociales et des conflits sociaux est toutefois au centre de cet ouvrage. Le résumé de la théorie marxiste des classes, le compte rendu largement descriptif de quelques changement historiques du dernier siècle et l'examen critique de quelques théories des classes parmi les premières (en y incluant celle de Marx), conduisent aux chapitres théoriques centraux; avec l'analyse de la société post-capitaliste en termes de classe est introduite une première vérification empirique de ma position théorique. Toute la recherche reste ainsi «de portée moyenne» en ceci que, comme son titre l'indique, elle est restreinte à la société industrielle. De nombreuses suggestions et divers encouragements dont a bénéficié cette étude ont leur origine dans les discussions d'un petit groupe informel de jeunes sociologues de diverses nationalités à la London School of Economies au cours des années 1952-54. Ce groupe, qui s'appelait lui-même The Thursday Evening Seminar (Le Séminaire du jeudi soir) bien qu'il prolongeât souvent ses discussions jusqu'au vendredi matin et se réunît même d'autres jours, ne s'est pas seulement occupé des nombreuses questions traitées dans cette étude Marx, Parsons, tous les problèmes des groupes d'intérêts - il a en outre prôné une conception de la sociologie et de ses tâches à laquelle j'espère n'avoir pas dérogé tout au long de cette étude. Le stimulant qu'ont été pour moi les nombreuses conversations que j'ai eues avec le Dr D. Lockwood, assistant de sociologie à la London School of Economies, au sein du Thursday Evening Seminar et ailleurs, a plus que tout contribué au progrès de ma propre investigation dans le domaine de la théorie des classes. Dans l'espoir que le résultat provisoire de ces recherches pourra fournir une base utile à des discussions critiques, je dédie cet ouvrage à David Lockwood et avec lui à nos amis communs de ces années londoniennes. R. D. Scheidt (Saar) Printemps 1957
préface à l'édition (anglaise) révisée
Cette étude constitue à tous points de vue un essai, même dans sa version corrigée. Il s'agit d'une tentative sur bien des points ouverte à la critique et, je l'espère, stimulante; mais cet ouvrage est aussi plus long que ne le permettent les règles de l'essai. Malgré sa longueur, je souhaite insister sur le caractère exploratoire de la tentative que j'ai effectuée pour saisir les problèmes relatifs aux conflits sociaux dans les sociétés globales. Dans l'ensemble, les développements récents de la sociologie se craractérisent par deux traits liés entre eux. En premier lieu, on s'est beaucoup préoccupé des conditions de «l'équilibre» dans les «systèmes sociaux». La recherche anthropologique a influencé la pensée sociologique en y faisant prévaloir une image de la société qui met en valeur les éléments de coordination fonctionnelle, d'intégration et de consensus au sein des unités d'organisation sociale. En second lieu, la volonté d'élaborer des théories susceptibles d'être vérifiées et d'aboutir à des conclusions applicables a conduit à accorder un intérêt sans cesse grandissant à des «systèmes sociaux» relativement petits tels que les communautés, les entreprises et surtout les petits groupes. Ces deux préoccupations de l'analyse sociologique contemporaine sont à coup sûr importantes et se sont révélées fécondes. Elles ont cependant incité de nombreux chercheurs à abandonner d'autres domaines de l'analyse sociologique qui ne paraissaient pas s'insérer dans le courant général. Il en résulte aujourd'hui la nécessité de réorienter l'analyse sociologique en direction des problèmes posés par le changement, le conflit et la coercition des structures sociales, en particulier celles des sociétés globales. L'intérêt manifesté pour les sociétés globales aussi bien que pour leur dimension historique est évidemment aussi ancien que la société elle-même. Il n'en reste pas moins que l'abandon où elles ont été laissées au cours des récentes décennies fait d'une étude comme celle-ci une aventure dans les régions non cartographiées de la recherche — aventure moins guidée par l'espoir de résultats décisifs et généraux que par l'intention de provoquer d'autres à poursuivre, critiquer et explorer d'autres avenues de la découverte.
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Classes et conflits
de classes dans la société
industrielle
Par les comptes rendus critiques de l'édition allemande, originale, j'ai appris avec quelque fierté qu'elle avait en fait atteint l'un au moins des objectifs fixés: elle a stimulé la discussion critique. Il me semble que peu de choses sont plus mortelles pour le progrès des connaissances que la dégradation des comptes rendus en publicité. L'absence de controverses signifie l'absence d'intérêt, de stimulation et de progrès. Je m'estime très heureux d'avoir échappé à ce tragique destin. La plupart des critiques adressées à mon étude concernait la théorie des conflits dont les rudiments se trouvent exposés dans la seconde moitié du livre. Elles convergeaient en cinq points qui touchent à la problématique: 1) l'usage du terme «classe» par une théorie qui se passe de référence historique à l'antagonisme entre «bourgeoisie» et «prolétariat»; 2) la «définition» des concepts cruciaux de pouvoir et d'autorité; 3) la distinction et en partie la comparaison entre conflits de classe industriel et politique; 4) l'application de la théorie des conflits à l'analyse de la société contemporaine, particulièrement à ses «classes dirigeantes»; 5) l'absence de fondement de cette analyse sur des enquêtes à grande échelle d'un «genre plus pratique». Mon étude a provoqué aussi des critiques plus dogmatiques (souvent marxistes) et des malentendus; mais les cinq points cités concernent des commentaires et des objections qui me paraissent particulièrement importants. Je n'ai pas l'intention d'argumenter avec mes critiques sur ce point. En revanche je présente la version corrigée de cet essai dans laquelle j'ai incorporé de nombreuses suggestions faites par des critiques et d'autres lecteurs, explicitement rejeté d'autres suggestions et tenté de clarifier les passages qui tendaient à provoquer de fausses interprétations. Les perfectionnements apportés à la version corrigée sont largement imputables aux commentaires critiques de mes collègues qui ont rendu compte de la version originale. L'édition corrigée diffère à bien des égards de l'originale; en fait, l'auteur a le sentiment - ce qui n'est probablement que le signe d'un manque de détachement à l'égard de son propre travail - qu'il s'agit d'un ouvrage totalement nouveau. En vue d'assurer une plus grande clarté du sujet, j'ai maintenant divisé le tout en deux parties. La première partie est consacrée à l'examen critique des faits et des théories relatifs au problème des classes. Elle traite surtout de la doctrine de Marx, de sa réfutation empirique et de son dépassement théorique. Tous les chapitres de cette partie ont été augmentés et en partie réécrits; l'un d'eux - le chapitre II - n'a guère plus en commun avec son homologue original que le titre, pour le reste il n'en est pas resté un mot. La seconde partie est constituée par ma tentative d'approcher l'analyse du conflit à la fois par des considérations théoriques (chapitres V et VI) et
Préface à l'édition (anglaise) révisée
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en référence à la société post-capitaliste (chapitres VII et VIII). A cet endroit ont été ajoutés deux chapitres entièrement nouveaux comportant des précisions théoriques aussi bien que des extensions de leur application tandis que les deux chapitres restant ont subi de profonds remaniements. En scrutant soigneusement les traits de ce travail de révision on pourrait constater qu'au cours des années écoulées depuis la première rédaction de ce livre, mon intérêt a glissé des problèmes industriels vers les problèmes politiques. La plupart des additions et changements apportés dans cette édition ont été provoqués par le désir de rendre la théorie des conflits applicable à l'analyse des processus politiques aussi bien dans des sociétés totalitaires que dans les sociétés libres contemporaines. Un grand nombre de nouveaux livres parus depuis la date de la première publication ou parvenus à ma connaissance dans cette période ont été incorporés à la substance de mon investigation aussi bien que dans la bibliographie. Enfin une importante différence entre les deux éditions réside dans le fait que la première a été rédigée en allemand et la seconde en anglais. Je voudrais insister sur l'expression «rédigée en anglais» car il ne s'agit pas à proprement parler d'une traduction. Un auteur, en traduisant son propre livre possède l'avantage inappréciable de demeurer libre vis-à-vis du texte. Il peut reformuler, changer, et même laisser tomber à volonté une phrase qui sonne correctement dans une langue mais de manière désastreuse dans l'autre. Il peut se faire que cela contrarie les linguistes mais c'est satisfaisant pour l'auteur et aussi - je l'espère - pour ses lecteurs. En outre l'auteurtraducteur n'est pas arrêté par des problèmes d'interprétation: il est censé savoir ce qu'il entend dans ses assertions. (En fait, la tâche de «traduction» a opéré chez moi comme une pierre de touche à l'égard des ambiguïtés de pensée et de forme et m'a donc fourni une occasion bienvenue de préciser de nombreux passages.) Je crains toutefois que les avantages de cette «traduction» par l'auteur aient été dans ce cas plus que contrebalancés par les inconvénients considérables découlant du fait que j'ai «traduit» ce livre dans une langue qui n'est pas ma langue maternelle (N.d.T.). Si le texte qui en résulte est lisible, c'est beaucoup grâce aux soins et à la compétence de M. Léon Seltzer et à ses éditeurs. C'est surtout grâce à l'assistance de ma femme qui a pris doublement part avec moi à la rédaction de ce livre: d'une manière tangible en consacrant de nombreuses heures de travail à corriger la langue (elle est anglophone), à dactylographier, à présenter des suggestions et à écouter; d'une manière moins tangible de différentes manières peut-être encore plus importantes. N.d.T. - Les lecteurs français subissent cet inconvénient sans bénéficier des avantages puisque le texte français dont ils disposent est la traduction fidèle sinon littérale du texte anglais, lui-même effectivement marqué par les origines germaniques de son auteur.
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Classes et conflits de classes dans la société industrielle
Je suis profondément reconnaissant aussi à M. G. Fleischmann, mon assitant et collaborateur de YAkademie für Gemeinwirtschaft de Hambourg d'avoir mis de côté son propre travail pour m'aider à la mise en forme du manuscrit, en complétant la bibliographie, en vérifiant les citations, en préparant l'index et en discutant avec moi de nombreux points et arguments essentiels de cette étude. J'ai dédié l'édition originale de cette étude à mon ami le Dr David Lockwood et à nos amis communs de la London School of Economies car c'est d'eux que j'ai reçu l'impulsion qui m'a fait entreprendre ce travail. Quelles que soient les nouvelles idées et analyses incluses dans cette édition corrigée, elles sont largement inspirées par de nombreuses discussions amicales avec les chercheurs du Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences en 1957-58 aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du «séminaire sur le conflit». C'est avec une reconnaissance particulière que je rappelle ici ma dette envers Joseph Ben-David, Ph. D., John Bowlby, M. D., le Professeur Franc Newman, LL.D., le Professeur Fritz Stern, Ph.D., et j'aimerais y ajouter les noms des Professeurs R. Bendix et S. M. Lipset de l'Université de Berkeley en Californie. En témoignage de ma dette envers ces collègues et amis aussi bien qu'envers d'autres chercheurs du Centre, je les englobe dans la dédicace de ce livre. R. D. Hambourg Printemps 1959
introduction par RAYMOND
ARON
Le livre de Ralf Dahrendorf, que les éditeurs m'ont demandé de présenter au public français, présente des caractères singuliers. Œuvre de jeunesse d'un sociologue, récemment converti à la politique et membre de la Commission européenne de Bruxelles, il passe aussi, quinze ans après sa parution en allemand, pour un classique sur un sujet que j'appellerais classique si l'auteur ne suggérait, dans la préface de la première édition, que ce sujet a été négligé (en quel sens précis il faut entendre cette affirmation paradoxale, nous le verrons plus loin). Personnellement, mon expérience me dicte une thèse opposée: il n'y a pas d'étudiant, venu à la sociologie à partir d'une inquiétude sur le destin de la société moderne, qui n'éprouve la tentation d'un dialogue avec Marx afin de soumettre à la discussion la théorie des classes - théorie tout à la fois centrale dans le système de pensée marxiste et non élaborée, prêtant à des multiples interprétations. Dahrendorf lui-même donne la preuve de ces équivoques dans sa reconstruction de la théorie de Marx, en combinant des idées et des phrases empruntées indifféremment à des livres de jeunesse ou de maturité: reconstruction qui tend à mettre au jour la distinction, chère à R. Dahrendorf, des deux problèmes de la stratification et des classes, distinction qui, en tout état de cause, demeure implicite dans les textes et qui n'a jamais été reconnu comme telle par aucun des grands marxistes. Tentation de l'étudiant, le dialogue avec Marx continue de solliciter le vieux professeur qui n'a jamais le sentiment d'avoir tout dit sur ce thème, favorable à d'innombrables variations. Selon les phases du devenir historique, telle ou telle image de la société moderne - image d'une société pacifique et prosaïque à la Tocqueville, ou d'une société déchirée par des conflits inexpiables à la Marx - semble refléter le réel et les sociologues, parmi les candidats à la scientificité les moins soustraits à l'influence du milieu, penchent tour à tour dans un sens ou dans l'autre. Le livre de Dahrendorf témoigne-t-il des ambitions impatientes de la jeunesse ou donne-t-il une forme définitive aux conclusions Ion-
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Raymond
Aron
guement méditées d'un chercheur, au milieu ou à la fin de sa carrière? Retenir le premier terme de l'alternative serait injuste, retenir le deuxième contraire aux faits. Disons que par la rigueur de l'analyse, par la connaissance de la littérature, par la subtilité de l'analyse, le livre est d'un maître; par l'ampleur de la visée, par la place accordée à l'exposé des motifs, par le souci constant de la justification méthodique, il annonce l'œuvre d'une vie - œuvre déjà riche que le goût de l'action et de la bureaucratie internationale ne devrait pas interrompre définitivement. Ecrit en allemand au cours des années 1956-1957, alors que l'auteur sortait à peine de la London School of Economies, écrit ensuite en anglais deux ans plus tard, le livre, en ses assertions substantielles, n'échappe pas à l'humeur idéologico-sociologique des années 50 (à l'égard de laquelle, dix ans plus tard, l'auteur a manqué d'indulgence). Lui aussi, comme le signataire de cette préface, utilisait le concept de société industrielle i (ou même de société post-capitaliste, ce que personnellement je n'ai jamais fait), il définissait l'essence des sociétés libres ou démocratiques par le pluralisme, par la dissociation de divers conflits, par l'isolement, au moins relatif, des conflits proprement industriels entre salariés et employeurs. Lui aussi mettait l'accent sur la non-coïncidence de la classe économiquement dominante et de la classe dirigeante (ou politiquement dominante, détentrice de l'autorité étatique). Bien qu'à ses yeux la société post-capitaliste demeurât, comme toute société complexe, conflictuelle, il escomptait l'atténuation de la violence, sinon de l'intensité des conflits, grâce à la liberté d'organisation, accordée aux groupes, et aux formes institutionnelles que revêt la régulation ou la résolution des conflits. L'opposition finale entre démocratie et totalitarisme, pluralisme et parti unique qui garde, à mes yeux, en dépit d'une simplification excessive, une valeur heuristique et un caractère idéaltypique - Dahrendorf luimême, aujourd'hui, la critiquerait probablement avec plus de rigueur que moi-même. En tout cas, elle a pris la patine de l'histoire: à juste titre, notre curiosité porte désormais sur les interstices du monolithisme, sur le pluralisme social ou bureaucratique plus que sur le monopole réservé au parti, maître de l'Etat et interprète de la vérité. Au reste, dans les dernières pages du livre, ce qui importe, c'est moins cette opposition elle-même qu'une remarque faite en passant: «Bien qu'il y ait un courant souterrain de conflits potentiellement violents, qui tendent à des changements soudains, dans toutes les sociétés totalitaires, il n'en résulte pas que cet antagonisme latent 1. Dans un article postérieur, Soziologie und industrielle Gesellschaft, reproduit dans Pfade aus Utopie, Arbeiten zur Theorie und Methode der Soziologie, Munich, Piper, 1967, p. 64-73, Dahrendorf critique la notion de société industrielle dont il cherche à déceler les intentions idéologiques. Intentions qui peuvent être décelées, tout aussi facilement, dans le refus du concept.
Introduction
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explosera ouvertement. La raison n'en est pas, comme beaucoup le croient, l'efficacité de la répression dans les Etats totalitaires, mais l'existence d'un système caché de régulation des conflits dans lesquels les réunions, les 'débats' aussi bien que les épurations jouent un rôle important.» 2 De cette remarque se déduisent deux conséquences: toute société complexe, en tout cas toute société industrialisée (pour éviter la contestation du concept de société industrielle) comporte des conflits et en assure, d'une manière ou d'une autre, la régulation (qui n'équivaut par nécessairement à une résolution ou à un règlement). Les sociétés pluralistes et démocratiques doivent à cet égard leur originalité, au caractère public, ouvert, institutionnel, légal des conflits et de leur régulation. Ces conséquences, bien qu'elles constituent des propositions substantielles et non pas formelles, dérivent logiquement de la conceptualisation adoptée par Dahrendorf ou, pour adopter son langage, de sa «théorie» des classes et des conflits. Or cette «théorie» me paraît non pas métasociologique comme il le suggère ici et là, mais formelle plutôt que substantielle. Elle donne sa structure à l'ensemble de l'ouvrage, qui, si je le comprends bien, vise moins à présenter des faits nouveaux qu'à mettre en place faits et idées grâce à une élaboration théorique qui appartient en propre à l'auteur. La réponse, bien entendu, non la question appartient en propre à l'auteur. Celui-ci a formulé, me semble-t-il, deux interrogations: en quel sens la stratification sociale diffère-t-elle de la structure ou des relations de classes? (Ou encore, ce qui revient au même, en quel sens une strate diffère-t-elle d'une classe?) D'autre part, de quelle manière la «théorie», de tradition marxiste, qui porte sur les conflits de classes peut-elle se concilier ou se combiner avec la théorie, de tradition machiavélienne, qui vise les conflits entre dirigeants et dirigés, rulers and ruled, classes ou minorités dirigeantes et masses? Dahrendorf cherche et trouve la réponse moins dans les données de fait que dans l'analyse épistémologique. Le concept, empirique et descriptif, de strates, désigne des groupes concrets, différents par la manière d'être, de vivre, de penser, par le niveau des revenus et les conditions socio-économiques ou soucis professionnels de leurs membres. En n'importe quelle société, il y a une stratification; proposition qui se traduit en une autre, équivalente: les sociétés complexes ne présentent pas d'homogénéité, elles impliquent la différenciation des métiers et probablement des revenus, des cultures ou sous-cultures (au sens des ethnologues). Cette différenciation s'organise d'elle-même en une hiérarchie, évidente dans le cas des revenus puisqu'il s'agit de plus et de moins, presque aussi évidente en matière de prestige. Les métiers manuels placent normalement ceux qui les exercent au-dessous de ceux qui gardent les mains 2. Cette traduction diffère légèrement du texte de la page 317.
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Raymond
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blanches. L'ingénieur jouit de plus de considération que l'ouvrier, de même que le noble possédait, sous l'ancien régime, un statut plus élevé que le bourgeois. Dans les sociétés modernes, capitalistes aussi bien que socialistes, la distinction héréditaire des ordres et des états, en droit, a disparu. La différenciation des strates, par la naissance ou le statut juridique, n'existe plus. Le sociologue, porté à l'utopie peut donc imaginer une société non stratifiée, sans couches sociales, 3 il ne peut pas imaginer une société sans classes au sens où Dahrendorf prend ce dernier concept: une société sans classes serait, en effet, une société sans différenciation des rôles en fait de pouvoir légitime (p. 221). Seul, à la rigueur, un renouvellement incessant des détenteurs du pouvoir légitime rapprocherait la société possible du modèle de la société sans classes. Bref, selon Dahrendorf, les classes résultent non de la différenciation des conditions sociales ou économiques mais de la différenciation des positions de commandement ou d'obéissance, de la hiérarchie d'autorité inévitable dans ce que Max Weber appelait Herrschaftsverband, Parsons imperatively coordinated group, traduction que Dahrendorf corrige en substituant association à group: le concept de Weber désigne les groupements ou associations soumis à une domination ou dont le maintien dépend d'une domination, disons, en simplifiant, groupements de domination. Or, comme la plupart des groupements, entreprise, Eglise, Etat, armée ne peuvent survivre en tant que tels sans que quelques-uns commandent et d'autres obéissent, si cette dualité crée par définition la dualité des classes, celles-ci deviennent partie intégrante, inévitable de la structure de tous les groupements de domination,4 donc de toutes les sociétés ou systèmes sociaux, à tous les niveaux. Une telle définition, au premier abord, ne semble pas se situer dans la suite de la pensée marxiste, au moins telle qu'elle est couramment interprétée. Définition politique plutôt qu'économique ou sociale, peu compatible avec nombre d'idées marxistes (par exemple la spécificité des classes dans un régime capitaliste et l'élimination des classes avec la suppression de la propriété privée des instruments de production). Le lecteur lira sans doute avec intérêt la mise en forme, grâce à un choix de citations, de la «théorie» des classes que Marx n'a jamais exposée systématiquement. Dahrendorf se détache de la lettre du marxisme en deux étapes. Tout d'abord, il attribue à Marx, non sans quelque réserve, l'idée selon laquelle la propriété au sens légal détermine la formation des classes et leur conflit. A quoi il objecte justement que le contrôle effectif, la possession ou la maîtrise, plus que le titre abstrait de propriété constitue la cause effi3. Le traducteur a choisi le terme de «couches sociales» pour désigner les strates, choix parfaitement légitime. 4. Le traducteur français a choisi l'expression groupement de domination comme équivalent de Herrschaftsverband.
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ciente. Or la possession ou la maîtrise signifie la capacité d'user des choses ou (et) de commander aux hommes. De ces deux expressions de la propriété - contrôle effectif, l'une, économique, entraîne l'extraction de la plus-value, l'autre, politique, le pouvoir de se faire obéir, et elles s'impliquent l'une l'autre. Pas d'extraction de la plusvalue sans pouvoir d'user des instruments de production et simultanément de donner des ordres aux hommes. Dahrendorf choisit le pouvoir politique, celui de donner des ordres, comme l'élément le plus général et il y voit l'origine de la structure des classes. Dans la mesure où, selon la tradition machiavélienne, l'opposition fondamentale, à l'intérieur de toute société dresse, face à face, ceux qui commandent et ceux qui obéissent, la «théorie» de Dahrendorf se rattache à cette école de pensée. Elle en diffère, curieusement et fondamentalement, sur un point de fait et par l'inspiration épistémologique. Ces deux différences lui permettent de se réclamer de la tradition marxiste. Marx et Pareto qui passent à juste titre pour les sociologues représentatifs de l'école machiavélienne, en notre siècle, posaient comme une évidence le petit nombre des membres de l'élite ou de la classe dirigeante ou de la classe politique. Que l'on retienne la définition large de Pareto - l'élite comprend tous ceux qui ont réussi, qui se sont élevés au sommet de la hiérarchie dans leur activité professionnelle, prostitution ou université, peu importe - ou la définition étroite - la classe dirigeante ou politique se compose des quelques-uns qui, grâce aux postes qu'ils occupent, détiennent le droit et la capacité d'influer sur la conduite, sur le destin de la masse - , le caractère minoritaire de la classe supérieure, la disproportion de nombre entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent allait pour ainsi dire de soi. Le débat a porté essentiellement, et continue de porter, sur l'homogénéité, la conscience de soi, la volonté commune de cette «petite troupe» ou de ces «privilégiés du pouvoir». Certains sociologues, pour dissiper l'illusion d'une classe dirigeante ont employé l'expression de «minorités stratégiques», autrement dit minorités placées à des positions stratégiques. J'ai moi-même utilisé la notion de «catégories dirigeantes» afin de laisser en suspens la question de l'unité ou de la division à l'intérieur de ce que d'autres appellent classe dirigeante. Le débat n'a conduit à aucune conclusion, généralement acceptée. La réponse, dans un sens ou dans un autre, revêt un caractère, une portée politique. Mettre l'accent sur les divisions, aux yeux des sociologues engagés, c'est violer l'orthodoxie marxiste mais aussi (pourquoi les marxistes veulent-ils l'ignorer?) l'orthodoxie machiavélienne (contraire à la pensée de Machiavel). Mettre l'accent sur l'unité, c'est percer à jour les fictions démocratiques, confirmer la loi d'airain de l'oligarchie, verser dans le pessimisme, voire dans le cynisme. Bien plus, les progressistes cherchent la preuve que les prétendues divisions
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de la classe dirigeante camouflent une unité d'intérêt et d'action, en dépit des différences d'origine ou d'uniforme, cependant que les communistes déçus, dans le style de Djilas, se livrent au même jeu de massacre aux dépens des sociétés socialistes ou marxistes-léninistes. Les arrière-pensées politiques ou polémiques n'auraient pas prévenu un consensus partiel ou une discussion raisonnable si la question ellemême ne présentait un caractère équivoque et si les réponses n'échappaient, en une large mesure, à la vérification et à la falsification. R. Dahl, en étudiant une petite ville, a démontré ou cru démontrer que les notables ne formaient pas un groupe homogène ou plus précisément, que, selon les problèmes, tels notables ou tels autres, exercent un droit effectif d'initiative ou de veto de telle manière que l'image pluraliste du pouvoir reflète plus fidèlement la réalité que l'image d'une minorité cohérente et toute puissante. Nulle enquête comparable n'a été menée à bonne fin au niveau supérieur de la société globale ou de l'Etat, de la classe politique ou de la classe dirigeante. Pourquoi? Les difficultés de l'enquête, incontestables, n'expliquent pas entièrement cette carence. Peut-être la question a-t-elle moins de sens que les passions politiques ne lui en attribuent. Prenons l'exemple des Etat-Unis: s'il s'agit d'intérêts économiques de minorités plus ou moins nombreuses ou même d'intérêts moraux ou juridiques (nondiscrimination), la compétition entre groupes de pression, les fluctuations du grand public, le ralliement de grand nombre à une opinion d'abord hérétique ou minoritaire me paraissent données de fait, peu contestables, et peu instructives. Comment pourrait-il en être autrement? Simultanément, à chaque époque, certaines prises de position, certaines conceptions de la société et du monde passent pour obligatoires ou évidentes et, de ce fait, donnent au groupe que forment les privilégiés du pouvoir une certaine unité ou communauté d'action qui s'affirme d'ordinaire d'autant plus qu'elle est ou se juge menacée de l'extérieur. Pourquoi, objectera-t-on, ne pas tenter pour le gouvernement fédéral l'équivalent de ce qui a été accompli pour New Haven? La différence et la difficulté tiennent à l'hétérogénéité radicale des décisions, prises par les détenteurs du pouvoir, au niveau de l'Etat. Les mesures quantitatives du pouvoir, la comparaison du pouvoir de A,B,C,C, le caractère transitif ou intransitif de leurs relations deviennent dérisoires quand une décision concerne l'intervention au Vietnam et une autre la modification du taux de l'impôt sur les investissements. Au pluralisme évident à propos des décisions du deuxième type s'oppose l'unité possible quand il s'agit des décisions du premier type ou, de manière plus pertinente, de la politique qui conduit aux décisions du premier type. A la limite, ceux qui appartiennent aux milieux dirigeants d'un certain régime et en tirent profit, agissent rarement, du moins de manière consciente, en vue d'une révolution. Le regroupement des partis non révolutionnaires contre
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le communisme, à l'époque de la guerre froide, fournit, si l'on veut, des arguments à C. Wright Mills, mais la thèse oscille entre la trivialité et la fausseté: en certaines périodes de crise, les groupes tendent à reconstituer la situation idéaltypique du duel, les hommes du pouvoir contre les rivaux. Cette formule, apparemment triviale, est démentie par l'expérience des révolutions: face aux révolutionnaires, les privilégiés du pouvoir, normalement divisés entre conservateurs ou progressistes, hésitent entre résistance et réforme et ne retrouvent l'unité du regret et de la nostalgie que dans l'exil ou les camps de concentration. Dahrendorf, lui, contourne ce problème classique parce qu'il refuse d'assimiler les rulers, les dirigeants à une minorité. Sa démarche s'éclaire dès lors qu'on la rapproche de celle des politicologues. Ceuxci, en effet, hésitent entre deux voies quand ils cherchent à définir leur objet: ou bien ils s'en tiennent au système qui, à l'intérieur de la société globale, transforme les input ou entrées de la société en output, ou lois, règlements ou mesures qui sortent de la machine du pouvoir central; ou bien ils s'intéressent aux relations de commandement-obéissance qui constituent un aspect, celui de la coordination autoritaire de toute association ou groupement. T. Parsons offre l'instrument pour surmonter ce dilemme grâce à sa «théorie» des quatre sous-systèmes. Comme, à chaque niveau, ces quatre sous-systèmes se retrouvent, la science politique porte sur le sous-système du goal attainment ou de la finalité de l'action à la fois en tant que soussystème de la société globale et en tant que sous-système de n'importe quel groupement inférieur. En langage descriptif ou weberien, il y a une politique de l'entreprise (aux deux sens du mot politique, politics et policy) aussi bien que de l'Etat. Le rapprochement avec Parsons pourrait induire en erreur. La politique, selon Dahrendorf, peut bien se définir comme la coordination autoritaire de tout groupement, selon le langage parsonien, elle demeure pour l'essentiel, conformément à la tradition aristotélicienne, distinction entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, elle implique subordination des uns et supériorité des autres. L'allusion à l'alternative des politicologues et à Parsons tendait seulement à rendre intelligible à la fois l'interprétation de la lutte de classes à partir des relations d'autorité et le refus d'admettre le caractère minoritaire de ceux qui occupent les positions de commandement. Ces relations d'autorité, Dahrendorf, comme les politicologues et Parsons, les perçoit dans tous les groupements, entreprise, Eglise, Etat. Mais il n'accepte pas, au moins a priori, que seuls les quelquesuns, au sommet de la hiérarchie, appartiennent à la classe des dirigeants. L'autorité, ou pouvoir légitime, de ces quelques-uns se diffuse à travers l'administration ou la bureaucratie qui devient, de ce fait, pour la première fois, me semble-t-il, dans la conceptualisation sociologique, classe dirigeante et classe nombreuse. Le gouvernement des
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organisations modernes, qu'il s'agisse de produire des biens matériels (entreprise industrielle ou commerciale) ou des biens symboliques (Eglise), requiert la participation du nombre, peut-être du grand nombre. C'est par ce biais que l'idée machiavélienne de la dualité dirigeants-masses rejoint l'idée marxiste de classes sociales ennemies: la service class, la classe des services reçoit une délégation d'autorité et se trouve du bon côté de la barricade. La classe dirigeante, dispersée entre toutes les organisations et, à l'intérieur de chacune de cellesci, gonflée par tous les fondés de pouvoir, a le volume non de la classe politique selon Mosca mais d'une véritable classe sociale, au sens de Marx. Il suffit de maintenir que la subordination des uns à l'autorité des autres crée entre les uns et les autres une opposition latente d'intérêts, donc le conflit pour que la lutte de classes (marxiste) rejoigne la rivalité (machiavélienne) pour le pouvoir. Simultanément Dahrendorf résout l'autre problème qu'il s'est posé, celui d'une discrimination entre la stratification sociale et la structure de classes, la première donnée empirique offerte au regard de n'importe quel observateur, la deuxième analyse «théorique» ou concept analytique au sens de Parsons, liés à une «théorie» du changement social. Selon notre auteur, en effet, Marx a, lui aussi, distingué, implicitement au moins, entre les strates et les classes ou mieux entre la description de la stratification et l'analyse de classes, de leurs relations et du changement dont leur lutte est la cause (ou une des causes). Il me semble que Dahrendorf n'a pas cessé de tenir cette distinction pour fondamentale. Il est revenu à diverses reprises, sous une forme ou sous une autre, sur ce thème: dans le recueil de ses études, publiés en 1967 sous le titre de Pfade aus Utopia5, la quatrième (Gleichgewicht und Prozess: Wider das statische Vorurteil in der soziologischen Theorie) et la cinquième (Herrschaft und Ungleichheit) se situent à coup sûr dans le prolongement de ce premier livre. La plupart des sociologues accepteraient probablement l'hypothèse initiale, celle d'une distinction notionnelle entre strate et classe. Marx, dans ses livres d'histoire, par exemple Le 18 Brumaire de Louis Napoléon6 ou La lutte de classes en France, énumère de manière non systématique des couches (il ne les appelle pas ainsi) ouvriers, artisans, paysans propriétaires de parcelles, etc. Il oppose les propriétaires fonciers aux financiers, industriels, banquiers, les uns soutien de la monarchie légitime, les autres des Orléans. Ces couches n'en apparaissent pas moins comme les agents du devenir historique, les acteurs des événements dans le récit, sociologiquement structuré, de Karl Marx. Celui-ci aurait cependant présenté tout autrement 5. Pfade aus Utopia, Arbeiten zur Theorie und Methode der Soziologie, Munich, Piper, 1967. 6. 18 Brumaire de Louis Napoléon, Ed. Sociales, 1969, chap. VII, p. 127.
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une «théorie» des classes: il a (ou il aurait) réduit le nombre des classes à deux, le duel, la lutte entre oppresseurs et opprimés constituant le modèle ou l'essence de la lutte de classes. La question qui n'a pas encore trouvé de réponse nette est celle même que Dahrendorf formule: en quoi la strate diffère-t-elle de la classe? Par le mode d'appréhension du sociologue ou en soi? Il y a, dans le texte de Marx, des indications qui vont les unes dans un sens, les autres dans l'autre. Le texte fameux du 18 Brumaire, auquel Dahrendorf emprunte certaines phrases (p. 13), reconnaît la similitude des conditions, à l'origine de la formation des classes. «Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n'existe entre les paysans parcellaires qu'un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. C'est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l'intermédiaire d'un Parlement, soit par l'intermédiaire d'une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés.» Ce texte, tant de fois cité, suggère l'antithèse philosophique de la classe en soi et de la classe pour soi (dans la Critique de la Raison dialectique, de l'être de la classe et de la praxis)', la prise de conscience transformerait la strate, crée par l'identité ou la similitude de conditions, en une classe - groupe d'action dans le vocabulaire sartrien, groupe d'action conscient de lui-même et de sa lutte contre les autres classes pour la défense de son intérêt ou en vue de la révolution. Cette transformation de la couche en classe par l'intermédiaire de la prise de conscience devient, sous la plume de Dahrendorf utilisant les concepts de Merton, le passage de l'intérêt latent à l'intérêt manifeste. Chez Marx lui-même, la prise de conscience ne constitue certainement pas, ou ne constitue pas seule, la différence spécifique entre couche et classe (étant entendu, encore une fois, que Marx ne dispose pas de deux mots et, par suite, emploie le même mot classe indifféremment dans la description de la stratification ou dans l'analyse de la «théorie» des classes). Il paraît légitime de trouver l'équivalent de ce que nous appelons analyse ou «théorie» dans les textes où Marx met en rapport la structure de classes avec la structure économique de la société, affirme et, pour ainsi dire, postule le caractère inévitablement conflictuel des relations de classe, réduit le nombre de ces classes à deux et caractérise l'exploitation par le prélèvement de la plus-value, lui-même rendu possible par la propriété privée des instruments de production. Ainsi définie, la «théorie» des relations de classes a-t-elle un statut épistémologique différent de la description de la stratification sociale?
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A cette interrogation, Dahrendorf répondrait affirmativement et sans aucune hésitation: dualité des classes ennemies, lutte de classes enracinée dans la structure sociale, telle qu'elle résulte de la plus-value et du mécanisme de prélèvement de la plus-value, donc incompatibilité entre les intérêts des classes ennemies et solution possible seulement par la révolution - toutes ces démarches dépassent le niveau, le style de la description et supposent le recours (comme l'indique l'introduction célèbre des Grundrisse) aux abstractions (valeur, travail, production, consommation, etc.) ou, en vocabulaire d'aujourd'hui, aux concepts analytiques. La «théorie» des classes a pour objet l'élaboration d'un modèle ou d'une représentation simplifiée de la structure sociale, elle ne retrouve les classes en tant que données empiriques offertes à l'observation qu'en une phase seconde. Je ne suis pas sûr que la «théorie» de la structure sociale que l'on peut tirer des textes de Marx coïncide avec une «théorie» d'inspiration parsonienne, élaborée avec les concepts «analytiques». En tout cas, les concepts «analytiques» de Marx viennent de l'économie classique anglaise et s'appliquent finalement à des agrégats, les concepts «analytiques» de Parsons viennent de la théorie générale de l'action. D'où viennent ceux de Dahrendorf? Dans ce livre du moins, sinon dans ses travaux postérieurs, il se trouve finalement plus proche, sur ce point, de Parsons que de Marx pour la simple raison qu'il ne déduit pas la lutte de classes de l'exploitation mais de la domination. L'opposition d'intérêt, latente sinon manifeste, existe dès le moment où les uns commandent et les autres obéissent. Le pouvoir ou l'autorité légitimée et non les titres juridiques de propriété déterminent le duel des classes, lui-même déterminant, ou un des déterminants, du changement. Il incombe au sociologue de passer ensuite au stade empirique afin de préciser les conditions dans lesquelles la lutte de classes devient manifeste, provoque des réformes ou des révolutions, se prête à une régulation institutionnelle ou non. L'idée essentielle sur laquelle se termine la partie des généralités empiriques justifie le pluralisme occidental: la dissociation des conflits, leur dispersion, leur multiplicité offre la meilleure chance de transformations non violentes en même temps que de libertés pour les individus et les associations. Le lecteur lira avec profit l'analyse des conditions empiriques dont dépend la violence et la radicalité des conflits de classes. Ce qui fait problème, c'est le statut de la définition de la classe sociale. C'est aussi le concept qui s'en déduit de la classe de service. A la page 240, voici la définition finalement retenue: «Par classe sociale, on entend toute collectivité, organisée ou non, d'individus partageant des intérêts manifestes ou latents qui découlent de la structure des associations régies par l'autorité. Il découle de la définition des intérêts manifestes et latents que les classes sociales sont toujours des groupes de conflit». Si l'on applique une telle définition aux collectivités partielles, à l'entreprise par exemple, on découvre sans
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peine, et conformément à la tradition, la lutte de classes dans les relations entre employeurs et employés. Si l'on applique cette même définition à l'Eglise, on y trouvera également une lutte de classes ce qui n'est pas radicalement original mais surprend déjà quelque peu. Mais si l'on applique enfin cette définition à l'armée, comment éviter de saisir, là aussi, la lutte de classes entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, entre les officiers et les soldats, les sousofficiers englobés probablement dans la classe de service et là commence malgré tout l'hésitation du lecteur. Ce que K. Marx visait sous le nom de lutte de classes, pouvonsnous sans artifice en voir l'équivalent dans les relations, à l'intérieur d'un groupe d'action, entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent? Dira-t-on qu'après tout l'entreprise constitue aussi un groupe d'action, une association soumise à une domination (ou régie par l'autorité) en vue de la production? Certes, mais il me semble que la formule lutte de classes devient d'autant plus paradoxale que la finalité de l'association requiert plus impérieusement les relations d'autorité et que l'inégalité dans la répartition des avantages ou biens sociaux (ou des rewards) passe au second plan. En bref, le sergent ou le sous-lieutenant dans les tranchées continue-t-il à faire partie de la classe dominante, en lutte avec la classe subordonnée des soldats? Cette conceptualisation entraîne, en apparence au moins, des conséquences paradoxales. En tout cas, répétons-le, l'hypothèse de base à l'intérieur d'une association la dualité des positions, domination-subordination équivaut au duel de classes - appartient à la tradition machiavélienne plutôt que marxiste. Cette conceptualisation, en revanche, présente un avantage apparent: La «théorie marxiste» de classes et la «théorie» machiavélienne de Pareto ou Mosca demeuraient séparées l'une de l'autre tant que l'élite, même englobant les diverses minorités stratégiques ou dominantes dans les divers secteurs de la société, ne représentait que le petit nombre. Avec la notion de classe de service, avec la diffusion de l'autorité à travers la bureaucratie, il n'en va plus de même: la position de classe est définie par la position d'autorité et le nombre de ceux qui occupent cette dernière position augmente considérablement. Je n'objecterai pas à Dahrendorf qu'il parviendra malaisément à fixer le niveau dans la hiérarchie où la domination fait place à la subordination: on a depuis longtemps réfuté cet argument qui utilise illégitimement les transitions pour nier les frontières. Nul ne peut dire à partir de combien de grains de blé il se forme un tas ni à partir de quel revenu on passe d'une classe à l'autre: il n'en résulte évidemment pas que les termes de tas ou de classe n'aient pas de sens. La difficulté, dans le cas des relations d'autorité, n'en a pas moins une autre portée: une hiérarchie rigoureuse, comme celle de l'armée, rend la position de domination, en même temps et indissolublement, une position de subordination, à chaque échelon. Dans l'entreprise, les deux positions n'atteignent pas à une conjonction à ce point in-
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time, indissoluble encore que, là aussi, l'observateur aurait maintes occasions d'hésiter avant de classer telle ou telle position dans l'une ou l'autre catégorie. Par instants, je me demande si R. Dahrendorf n'est pas inconsciemment prisonnier d'une représentation spécifiquement allemande: le fonctionnaire, le sous-officier, l'administrateur apparaît à ceux qu'il commande plutôt solidaire de ses supérieurs dont il transmet les ordres que des inférieurs dont il partage à tant d'égards la condition. Livre de jeunesse et livre classique, disais-je en commençant. Classique, en effet, par l'effort d'élaboration, globale et systématique, de l'ensemble de problèmes que désignent les mots de stratification, classe, élite et changement. Si Dahrendorf juge que ce sujet, à mes yeux classique, a été délaissé, c'est que peu d'auteurs ont tenté comme lui de repenser d'un coup cet ensemble et de mettre en place, à l'aide d'une réflexion épistémologique, la «théorie» des classes, dans sa double définition politique (opposition radicale entre les groupes ou quasi-groupes qui occupent respectivement les positions de domination et de subordination) et économique (appropriation inégalitaire des avantages sociaux), dans sa double portée structurale (ainsi s'organise la société) et dynamique (de la lutte de classes sortent les changements structurels). Ce livre classique est aussi un livre de jeunesse parce que l'auteur n'a cessé de discuter avec lui-même afin de rectifier, d'approfondir les résultats obtenus. Il faudrait donner à cette préface les dimensions d'un livre pour passer en revue les autres publications de Dahrendorf et les comparer avec les divers chapitres de ce livre. A titre de conjectures, je suggérerais trois points principaux. En ce qui concerne l'instrument épistémologique à l'aide duquel Dahrendorf distingue et unit stratification sociale et structure sociale, synthétise et sépare tradition marxiste et tradition machiavélienne, notre ami maintiendrait, je crois, qu'il a choisi la bonne voie mais qu'il n'est pas encore arrivé au bout. En ce qui concerne l'origine de la lutte de classe, l'incompatibilité d'intérêts entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, il reste, me semble-t-il, fidèle à lui-même: la lutte de classes sort de la domination - Herrschaft - et, par un renversement curieux mais intelligible du passé germanique, il reprendrait volontiers la devise française: notre ennemi, c'est notre maître. En ce qui concerne enfin le changement social, il a progressé, dans le sens de ses premiers travaux: il a enrichi l'analyse des conflits, confirmé la relation entre lutte de classes et changement social mais confirmé plus encore qu'il n'y a ni un seul type de changements ni une théorie globale du changemenent social. La philosophie marxiste de l'histoire ou du changement lui apparaît avant tout théorie de la révolution; plus critique aujourd'hui que dans sa jeunesse du pluralisme occidental, il ne renie pourtant pas les fondements posés de son
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œuvre scientifique et de son action politique. Œuvre scientifique: conjonction de la théorie - conceptualisation, paradigme, principe d'explication - et de l'empirie. Action politique: le bon usage des conflits en vue des réformes et sans révolution. A Bruxelles, il a déjà fait l'expérience que la multiplicité des conflits ne garantit pas le changement et peut-être s'interroge-t-il sur les frustrations du double rôle de domination et de subordination que la Communauté européenne impose à la Commission de Bruxelles. Raymond Aron Paris Printemps 1972
PREMIÈRE PARTIE
la doctrine marxiste à la lumière des changements historiques et des théories sociologiques
CHAPITRE
I
la notion de société de classe chez Karl Marx
ORIGINE SOCIALE DU CONCEPT D E CLASSE
Le concept de classe n'est jamais demeuré longtemps inoffensif. Appliqué en particulier aux êtres humains et à leurs conditions sociales, il s'est toujours révélé singulièrement explosif. Le logicien ne risque rien à distinguer différentes «classes» ou catégories de jugements; le biologiste peut sans inquiétude déterminer des classes parmi les organismes qu'il est amené à étudier. Le sociologue, par contre, s'il recourt au concept de classe, doit non seulement préciser avec soin parmi les nombreuses acceptions du terme lesquelles il entend retenir, mais doit encore prévoir les objections plus inspirées par des préjugés politiques que par le souci scientifique. Comme l'ont dit Lipset et Bendix: «Les débats théoriques portant sur les différentes interprétations du concept de classe ne sont le plus souvent que des arguties masquant un conflit réel quant aux diverses orientations politiques» (55, p. 150). 1 Il va nous falloir tout d'abord rechercher d'où provient, dans ce cas, cette confusion fâcheuse et inacceptable de jugements de valeur et de constatations de faits pour pouvoir ensuite forger à partir du concept de classe une fois celui-ci décanté, un outil valable d'analyse sociologique. Il nous faut toutefois nous résigner pour l'instant à ce que le recours au concept de classe puisse engendrer des malentendus de toutes sortes. De multiples fluctuations de sens caractérisent l'histoire du concept de classe. Lorsque les censeurs romains introduisirent le terme classis, en vue de répartir la population en groupes fiscaux, ils ne soupçonnaient sans doute pas la carrière mouvementée qui attendait ce terme. Mais cette classification contenait déjà en puissance des distinctions évaluatives: à l'un des extrêmes de leur classification on trouvait les assidui qui pouvaient se targuer d'être riches de 100.000 as; à l'autre extrême, les proletarii dont la seule richesse était l'abon1. Les chiffres entre parenthèses se réfèrent aux numéros correspondants de la bibliographie en fin du volume.
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dante progéniture - les proies - et qui ne l'emportaient que sur le lumpenproletariat constitué par les capite censi, ceux que l'on dénombrait «par tête». Tout comme le terme américain «tranche de revenus», à l'origine rien de plus qu'une catégorie statistique, souligne en fait l'aspect le plus sensible de l'inégalité sociale, de même les «classes» de la Rome antique faisaient plus que diviser la population en unités statistiques. «Le film avait de la classe», disent les jeunes, entendant par là: «était de première», «de première classe». De la même façon, lorsqu'on disait d'un Romain qu'il était classis ou bien classicus, cela signifiait qu'il appartenait à la prima classis, la classe supérieure - à moins qu'il ne soit expressément défini comme appartenant à la «cinquième classe», c'est-à-dire celle des prolétaires. Depuis Gellius, on connaît l'application de l'adjectif classicus aux artistes et aux œuvres d'art de «première classe». Cet usage se maintient d'ailleurs dans l'emploi du mot «classique», qui fut à l'occasion appliqué aux créateurs du terme eux-mêmes et à leur époque: ils vivaient dans l'Antiquité classique. Lorsque, plus récemment, les sociologues redécouvrirent ce terme, ils lui donnèrent bien sûr un sens quelque peu différent. A l'origine - par exemple, chez Ferguson (2) ou Millar (15), au 18e siècle - le terme de «classe» ne servait qu'à distinguer les diverses couches sociales, comme nous dirions aujourd'hui, selon le rang et la fortune. C'est dans cette acception qu'on peut retrouver ce terme de «classe» à la fin du 18e siècle dans toutes les langues européennes. Au 19e siècle, le concept de classe acquit graduellement un contour plus défini. Déjà Adam Smith avait parlé de «classe pauvre» ou de «classe laborieuse». Dans les œuvres de Ricardo et Ure, de Saint-Simon et de Fourier, et bien entendu dans celles d'Engels et de Marx, la «classe des capitalistes» fait son apparition aux côtés de «la classe laborieuse», la «classe riche» aux côtés de «la pauvre», la «bourgeoisie» aux côtés du «prolétariat» lequel a participé à toute l'histoire du concept de classe depuis ses origines romaines. Dans la mesure où ce concept de classe sociale fut employé pour la première fois au milieu du 19e siècle, son histoire fut aussi mouvementée que celle de la société pour laquelle il avait été forgé. Toutefois, avant de s'engager dans une rétrospective critique de cette histoire, il serait sans doute bon de revenir sur la signification et la portée du concept «classique» de classe, tel qu'il a été formulé par Karl Marx.
CONSÉQUENCES DE L'INDUSTRIALISATION
«L'histoire de la classe ouvrière anglaise commence dans la seconde moitié du siècle dernier (le 18e siècle) avec l'invention de la machine à vapeur et des machines à tisser le coton», écrivait en 1845 le jeune Engels (1, p. 31). C'est également avec la révolution in-
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dustrielle que commence l'histoire du concept de classe en tant qu'instrument d'analyse sociale. Auparavant il arrivait, comme chez Ferguson et Millar, que les concepts de «classe» et de «rang» soient interchangeables; en fait, celui de «rang» avait souvent la préférence. Du moins pour un observateur superficiel, ce qui était le plus frappant dans les derniers temps de la société féodale, c'était «les distinctions de rang». 2 En revanche, dans les débuts de la société industrielle, rang et position sociales firent place à des distinctions singulièrement plus triviales. En tant que capital, la propriété, de symbole de rang qu'elle était, se mua en un instrument de pouvoir dont la force et l'efficacité allèrent croissant. Les nobles et les petits paysans indépendants devinrent, à leur corps défendant, les témoins et les victimes de la disparition de l'ancien ordre social au profit d'un ordre nouveau devant lequel les schémas d'analyse et d'explication les mieux rodés devaient échouer. L'histoire de la révolution industrielle et de ses conséquences immédiates est trop connue pour qu'il faille y revenir ici. Cependant un de ses aspects apparaît capital pour notre propos. Richesse et pauvreté, domination et soumission, propriété et dénuement, prestige ou défaut de prestige, tout cela existait avant la révolution industrielle et a continué d'exister. On pourrait donc penser que tout ce qu'a fait la révolution industrielle a été de substituer de nouvelles couches sociales aux anciennes: les capitalistes aux nobles et aux propriétaires terriens, les prolétaires aux travailleurs et aux petits paysans. Ce serait là non seulement se contenter d'une vue simpliste mais encore négliger le caractère révolutionnaire des changements qui accompagnèrent l'industrialisation. La transformation survenue entre les débuts de la société industrielle européenne et ce qui l'avait précédé historiquement ne consistait pas seulement en des mutations de personnes dans l'échelle sociale mais surtout en l'abolition, dans un même temps, du système de valeurs et de normes qui garantissait et légitimait l'ordre de la société pré-industrielle. Les «distinctions de rang» des sociétés pré-industrielles jusqu'au 18e siècle inclus reposaient tous autant sur un ensemble de mythes et de traditions, un système complexe souvent codifié d'antiques droits et devoirs, que sur les catégories relativement triviales de propriété, de pouvoir et de prestige. 2. Il va de soi que par rang, Ferguson et Millar entendaient bien autre chose que ce que nous appelons aujourd'hui «prestige». En fait, la formulation de Millar rend un son étonnamment «moderne»: «Une hiérarchie de rangs s'instaure progressivement selon les différences fortuites de richesse des individus; certaines personnes assument une autorité et un pouvoir plus ou moins grands, soit de leur propre chef et sans rencontrer d'opposition, soit qu'ils aient été en quelque sorte mandatés par la société.» La différence notée plus haut et introduite par la révolution industrielle est plutôt une différence de perspective qui est illustrée par les termes de «classe» et d'«état».
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Certes, la société pré-industrielle, elle aussi, avait eu son histoire. Ses prétentions à la légitimité étaient aussi un fruit de l'histoire ou d'une idéologie. Au moment où elle fut atteinte par la révolution industrielle, cette société et l'ordre qui y était établi, avaient reçu avec la patine des siècles comme un droit particulier de prétendre à la légitimité. Le pouvoir du propriétaire terrien ne venait pas tant de ce qu'il possédait de l'argent, des terres ou du prestige, mais de ce qu'il était un propriétaire comme ses pères l'avaient été depuis des temps immémoriaux. La condition du maître artisan, de ses compagnons et apprentis et même celle du manœuvre ressemblait à celle du propriétaire terrien en ce que l'autorité de la tradition fondait seule leur légitimité. En ce sens, la société pré-industrielle correspond à ce que les sociologues contemporains se plaisent à définir, dans une expression quelque peu équivoque «un ordre social relativement statique» (cf. Cox, 40, p. 467). Ce sont précisément ces caractéristiques qui furent effacées par la révolution industrielle. 3 En effet, celle-ci créa très tôt, et tout d'abord en Angleterre, deux nouvelles catégories sociales dont le développement fut très rapide, celle des entrepreneurs et celle des ouvriers. Il n'y avait pas d'antécédents pour l'une et l'autre de ces catégories, même si en Angleterre les Lois des Pauvres confondaient anciens et nouveaux pauvres tout comme le faisait la Couronne pour l'ancienne et la nouvelle aristocratie. Ces deux catégories sociales, «bourgeoisie» et «prolétariat» qui avaient grandi ensemble et qu'unissaient de nombreux liens, ne possédaient en propre ni hiérarchie, ni mythe de légitimité, ni (pour citer Max Weber) «prestige de lignée». Seuls les caractérisaient les indices bruts de fortune et de dénuement, de domination et de soumission. Les capitalistes industriels et les travailleurs n'avaient pas d'unité en tant que catégorie sociale, ni «naturelle» ni traditionnelle. En vue d'en acquérir une, il leur fallait consolider, voir créer, leurs propres traditions. Nouveaux riches* et nouveaux pauvres *, pour ainsi dire, ils étaient des intrus dans un système héréditaire de valeurs et annonciateurs d'un système nouveau. Et c'est pour définir ces catégories-là, dénuées de toutes traditions et que seuls différenciaient des signes extérieurs matériels, que l'on eut recours, pour la première fois dans les sciences sociales modernes, au concept de «classe». C'est pour l'analyse de ces couches 3. La description schématique tentée ici laisse évidemment de côté bon nombre de différences géographiques, ainsi que le caractère progressif de l'apparition des sociétés industrielles. Tous les spécialistes de l'histoire du développement industriel - de Weber (189), Sombart (28), Tawney (187) et Hammonds (175) jusqu'à Bendix (138) et Jantke (178) mettent l'accent sur le déclin progressif des traditions de la société agraire. Situer à un moment imaginaire une «révolution industrielle» ne se justifie que dans la perspective analytique de ces quelques remarques introductives. * En français dans le texte (N.d.T.).
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sociales que ce concept devint une catégorie sociologique. Il est significatif que même de nos jours, dans l'allemand courant, le terme de «classe» soit réservé à ces deux catégories: entrepreneurs et ouvriers. En effet on ne l'emploie ni pour la noblesse, ni pour les professions libérales ni pour les groupes plus anciens des artisans et des paysans. On parle alors de «condition» - concept qui, dans le cas de la condition moyenne (Mittelstand) a été conservé même pour les catégories plus récentes constituées par les employés de bureau et les fonctionnaires. * La «condition» est autre chose qu'une couche sociale ou une classe, tant pour le sociologue que pour le langage commun. Le «statut» 5 peut se fonder sur une position de classe, définie ou non. Il n'est pas déterminé par la seule position de classe: les revenus ou la position d'un entrepreneur ne constituent pas en eux-mêmes un statut bien qu'ils puissent le devenir; de même l'absence de biens n'est pas en soi absence de statut bien qu'elle aussi puisse le devenir (Max Weber 33a, p. 180). «Constitue une condition sociale tout groupe de personnes appartenant à une couche sociale ayant un statut plus ou moins clairement distinct du statut d'une autre couche en termes de droit coutumier ou de droit écrit» (Cox 40, p. 467). A l'opposé d'une classe ou - pour anticiper sur les conclusions de débats théoriques ultérieurs sur ce point - à l'opposé d'une couche sociale déterminée, ce qui caractérise une «condition», c'est précisément ce qui faisait défaut à la bourgeoisie et au prolétariat des premières sociétés industrielles: le lien sacré de la tradition et la foi inébranlable dans la légitimité historiquement fondée de la position sociale. S'il ne faut pas faire du concept de classe, dans sa formulation moderne, le produit d'une situation historique donnée, il faut néanmoins le concevoir en étroite liaison avec elle. Les controverses des sociologues sur l'œuvre de Marx qui se poursuivent depuis longtemps et n'ont pas encore trouvé de conclusion montrent bien à quel point il est difficile d'isoler concept de classe et situation histo4. Il faut se garder de généraliser hâtivement cet usage de la langue allemande. Car si d'un côté il appuie la thèse avancée ici quant au contexte historique du concept de classe, en revanche, il témoigne de l'importance qu'ont gardé dans la société allemande les structures sociales pré-industrielles. L'emploi, en anglais, du terme «middle class» n'est certes pas accidentel. 5. Pour rendre le term «Stand» de Weber, la plupart des traducteurs ont eu recours au mot «statut». Quoique juste, ce terme peut induire en erreur en ce qu'il ne restitue pas le double sens du terme allemand «Stand» de «statut» et de «condition». Dans le passage cité ci-dessus, Weber, indiscutablement, entendait par statut l'élément d'une condition plus qu'un élément de prestige. Ce n'est là qu'un exemple entre autres des multiples exigences de toute traduction et de la part de créativité qu'elle implique. Par des erreurs de ce type elle peut créer des termes qui acquièrent par la suite une vie propre.
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rique et d'appliquer ce concept à d'autres groupes que bourgeoisie et prolétariat, à d'autres sociétés que les sociétés européennes en voie d'industrialisation. Tenter une généralisation du concept de classe serait sans grande utilité si le terme de classe n'était qu'un nom donné à des unités sociales telles que bourgeoisie et prolétariat. C'est en fait plus que cela. Depuis Marx, les termes de «classe», «strate», «rang», et «position» ne peuvent plus être des appellations interchangeables pour désigner des groupements identiques. Car s'il est vrai que la situation de la société anglaise, cinquante ans après la révolution industrielle, a fourni à Marx la majeure partie de son inspiration et matière à sa réflextion, cette société ne fut en quelque sorte pour lui qu'un exemple sur lequel vérifier le bien-fondé d'une méthode plus générale. Dans la mesure où c'est Marx qui, à partir du concept de classe, a jeté les bases d'une théorie des classes, d'un modèle d'une société de classes, un rappel de sa théorie trouve légitimement sa place en tête de cette étude.
LA THÉORIE DES CLASSES CHEZ MARX
Certes, l'interprétation de l'œuvre de Marx souleva de nombreuses et d'âpres controverses, mais nul commentateur ne douta sérieusement que la théorie des classes ne fût au centre de son œuvre. La grandeur et le destin de celle-ci apparaissent dans la théorie des classes. S'y retrouvent les trois sources de la pensée de Marx. Il a emprunté le mot de classe aux premiers travaux de l'économie politique anglaise, son application aux «capitalistes» et «prolétaires» vient des socialistes utopistes français; quant à sa conception de la lutte des classes, elle est fondée sur la dialectique de Hegel. La théorie des classes apporte dans l'œuvre de Marx le lien fragile entre l'analyse sociologique et la réflexion philosophique. On peut et on doit les séparer mais, ce faisant, on scinde en deux la théorie des classes, car cette théorie est tout aussi essentielle pour la philosophie de l'histoire chez Marx que pour son analyse de la dynamique de la société capitaliste. Marx tenait pour si importante la théorie des classes qu'il en remit sans cesse à plus tard l'exposé systématique sous prétexte de la parfaire grâce à l'analyse empirique. C'est pourquoi nous la connaissons uniquement par son application à des problèmes concrets et par des généralisations apparaissant çà et là dans chacun de ses ouvrages. Nous tenons sans doute là une des raisons, et non des moindres, pour lesquelles la signification exacte du concept et de la théorie des classes chez Marx a engendré tant de controverses. Ce n'est que récemment que les travaux de Geiger (46) et de Bendix et Lipset (36) y ont mis un point final, du moins dans la sociologie «occidentale». Je n'ai nullement l'intention en exposant ici mon interprétation de la
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démarche de Marx de rallumer les feux de cette controverse. La présentation qui va suivre du concept et de la théorie des classes de Marx, sans s'éloigner sensiblement de celle de Geiger ou de Bendix et Lipset, ne vise qu'à continuer leurs travaux et à apporter quelques éléments complémentaires à une recherche qui doit beaucoup à Marx, jusque dans la critique la plus radicale de son œuvre. Marx remit l'exposé systématique de sa théorie des classes jusqu'à ce que la mort fasse tomber la plume de sa main. Il y a quelque ironie, et cela a été souvent noté, à ce que le dernier chapitre (le 52e) du dernier livre (le 3 e ) du Capital, intitulé «Les Classes» soit resté inachevé. Après guère plus d'une page, le texte s'achève sur la simple note d'Engels, son éditeur: «ici, s'arrête le manuscrit». Toutefois, que le lecteur assidu de Marx ne s'abandonne pas au désespoir. Il peut, s'il le désire, achever pour Marx ce chapitre, non pas certes, exactement tel que Marx lui-même l'aurait écrit, ni sans y glisser quelque interprétation, mais en tout cas sans ajouter grand-chose à ce que Marx aurait dit. C'est exactement ce que je vais tenter dans les paragraphes suivants. Je vais rassembler et ordonner systématiquement un grand nombre de citations de Marx, les relier entre elles par un texte cohérent et ce faisant, tenter de fournir une base et un lieu de référence à la discussion et à l'étude critique, en évitant' - si ce n'est dans le choix et le classement des citations - toute interprétation. 6
«LES CLASSES». CINQUANTE-DEUXIÈME CHAPITRE NON ÉCRIT DU LIVRE III DU CAPITAL DE MARX
Le problème Le but dernier de ce travail est de révéler les lois économiques du développement de la société moderne (12, I, p. 7 sq.). Nous ne cherchons pas simplement à décrire, encore moins à déplorer les conditions existantes, mais nous voulons mettre à jour leur caractère révolutionnaire. Nous avons montré que le mode capitaliste de production est devenu trop étroit pour ses propres forces de production. La révolution est proche. Mais cette révolution n'est pas le produit des forces économiques de production ou des relations de production, mais l'œuvre du peuple et des groupes qui représentent ces formations économiques. De tous les instruments de production, la plus grande force de production est la classe révolutionnaire ellemême (6, p. 188). Pendant près de quarante ans, nous avons affirmé que la lutte de 6. Dans les pages qui suivent, toutes les citations de Marx sont en italique, tout le reste est de moi (R.D.).
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classes était la force motrice première de l'Histoire et montré la lutte de classes entre bourgeoisie et prolétariat comme étant le grand levier du changement social moderne (11, p. 102). Au tout début de la civilisation, la production commence par se fonder sur l'antagonisme entre le travail accumulé et le travail immédiat. Sans conflit, pas de progrès: telle est la loi à laquelle la civilisation a obéi jusqu'à nos jours. Jusqu'à maintenant, les forces de production se sont développées sous la domination du conflit de classe (6, p. 80). Et il est toujours vrai qu'un changement dans la relation de classe est un changement historique (5, II, p. 475). Il nous faut donc préciser ce que constitue en général une classe et de quelle manière surgit et s'exprime le conflit de classe lui-même. Dans une recherche générale de ce type, il est toujours entendu que les conditions réelles correspondent effectivement à la conception admise ou, ce qui revient au même, que les conditions réelles ne sont décrites que dans la mesure où elles représentent bien le type général auquel elles appartiennent (12, III, p. 167). Nous n'avons donc pas à décrire une société quelconque, mais à dégager les lois générales qui déterminent le sens du développement social. Si l'on étudie un pays donné sous l'angle de l'économie politique, il faut au départ tenir compte de sa population, de sa répartition en classes, de l'importance respective des villes, de la campagne, des côtes, des différentes industries, des exportations et importations, de la production et de la consommation annuelles, du prix des marchandises, etc. (7, p. 256). Mais cette méthode ne va pas sans difficultés. On risque de se fourvoyer si, à travers ces abstractions, on ne retrouve pas le chemin du réel et du concret, du support réel. La population est une abstraction si j'ignore, par exemple, les classes qui la constituent. A son tour, le terme de classe est privé de sens si je ne connais pas les éléments qui les déterminent, à savoir le travail salarié, le capital, etc. (7, p. 256). Il convient donc de s'interroger en premier lieu sur les éléments qui constituent ces classes et puisque la société bourgeoise moderne est en fait notre sujet principal (7, p. 327), nous allons la prendre ici pour exemple. Les propriétaires de leur seule force de travail, les propriétaires de capitaux, les propriétaires fonciers dont les sources respectives de revenus sont les salaires, le profit et la rente — donc les salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers — constituent les trois grandes classes de la société moderne fondée sur un mode capitaliste de production. Il est indubitable qu'en Angleterre la structure économique de la société moderne a progressé au maximum et évolué de la façon la plus classique. Mais, là aussi, cette structure de classe se présente sous une forme impure. Là comme ailleurs, des stades imtermédiaires et transitoires estompent les démarcations (bien que de façon moins sensible à la campagne que dans les villes). Toutefois, pour
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notre propos, cela importe peu. Il a été démontré que c'est une tendance constante et une loi du développement du mode de production capitaliste que de séparer de façon croissante travail et moyens de production, et de concentrer de plus en plus en de larges groupes ces moyens de production ainsi séparés — en d'autres termes, de transformer le travail en salariat, et les moyens de production en capital. Dans le même temps, la propriété terrienne tend à se séparer du capital et du travail, et à se transformer en un type de propriété terrienne correspondant au mode de production capitaliste. La question qu'il faut se poser alors est la suivante: qu'est-ce qui constitue une classe? Et cela découle directement de la réponse à cette autre question: qu'est-ce qui fait des salariés, des capitalistes et des propriétaires fonciers les forces constitutives des trois grandes classes sociales? (12, III, p. 941). Deux fausses approches Il y a tout d'abord l'identité des revenus et les sources de richesses. Il y a trois grands groupes sociaux, dont les composants, c'est-à-dire les personnes qui les constituent, vivent de salaires, du profit ou de la rente, c'est-à-dire utilisent leur force de travail, leur capital ou leur propriété terrienne. Cependant, de ce point de vue, les médecins ou les fonctionnaires par exemple constitueraient aussi deux classes différentes, car ils appartiennent à deux groupes sociaux différents, les membres d'un même groupe tirant leurs revenus de la même source. On pourrait en dire autant de la diversité infinie d'intérêts et de positions que la division du travail introduit parmi les travailleurs comme parmi les capitalistes et les propriétaires fonciers (pour ces derniers, par exemple, on distinguerait entre propriétaires de vignobles, de champs, de forêts, de terrains miniers, de terrains de pêche) (12, III, p. 941 et sq.). Cette approche ne mène donc pas à une définition féconde. On peut en dire autant de la deuxième approche fréquemment adoptée pour expliquer les différences et les conflits de classes. Le sens commun transforme les différences de classe en «différence entre la taille des bourses» et les conflits de classe en «querelles d'affaires». La taille de la bourse est une différence purement quantitative en vertu de laquelle deux individus de la même classe peuvent s'opposer de façon purement arbitraire. On sait fort bien que les guildes médiévales se querellaient entre elles «au sujet des affaires». Mais l'on sait tout aussi bien que les différences de classe modernes ne sont nullement basées sur les «affaires». En fait, la division du travail a engendré des types de travail très différents à l'intérieur de la même classe (5, II, p. 466 et sq.). Dans les deux cas, on passe à côté du point essentiel: la propriété, le revenu, et la source de revenus sont eux-mêmes le résultat de la
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structure de classe, c'est-à-dire de la structure des conditions économiques. Revenus et propriétés sont des critères qui appartiennent au domaine de la distribution et de la consommation. Cependant, l'usage des produits est déterminé par les relations sociales des consommateurs et les relations sociales elles-mêmes reposent sur le conflit de classe (6, p. 81). Et puisque la distribution est elle-même un produit de la production, le mode de participation à la production détermine les modalités particulières de production, la façon dont les individus participent à la production (7, p. 250). Il n'y a pas de propriété antérieure aux relations de domination et de soumission qui régnent dans la production et dans la situation politique, et qui sont des relations infiniment plus concrètes (7, p. 258). Il nous faut donc chercher les éléments constitutifs d'une classe dans la production et les relations de pouvoir qu'elle instaure. Propriété et pouvoir
économique
La condition essentielle qui détermine le mode de production d'une époque donnée et par conséquent qui engendre l'élément constitutif des classes tout comme le moteur du changement social, c'est la propriété. Le problème de la propriété, relatif aux différentes étapes du développement de l'industrie a toujours été la question cruciale de toute classe donnée (5, p. 459). Cependant, cette affirmation peut prêter à malentendu. Car, l'opposition entre absence de biens et propriété n'a en soi pas de sens et ne s'exprime pas dans une relation dynamique à sa structure interne, c'est-à-dire en tant que contradiction, tant qu'elle n'est pas appréhendée comme opposition entre travail et capital (3, p. 176). Mais même à ce stade, la propriété est encore une abstraction, un concept vide. A chaque époque historique, la propriété s'est développée sous des formes différentes et dans des conditions sociales différentes. Définir la propriété bourgeoise ne signifie rien moins que décrire toutes les conditions sociales de la production bourgeoise. Tenter de définir la propriété comme une relation indépendante, une catégorie indépendante, une idée abstraite et éternelle ne peut être qu'un leurre métaphysique, ou une entreprise de jurisprudence (6, p. 169). Ce n'est que si l'on saisit la propriété dans le contexte particulier de la société bourgeoise, c'est-à-dire comme propriété privée des moyens de production, comme contrôle d'une minorité sur la richesse d'une nation toute entière que l'on atteindra réellement la racine de l'antagonisme existant dans la production et qui crée le conflit de classe. Le pouvoir de la société devient alors le pouvoir privé d'une personne privée (12,1, p. 138). La condition essentielle de l'existence et de la domination de la classe bourgeoise est l'accumulation des richesses dans les mains de
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personnes privées, la formation et l'augmentation du capital; la condition de l'existence du capital est le travail salarié (14, p. 89). Ainsi, l'existence du capital comme celle du travail salarié, de la bourgeoisie comme celle du prolétariat peut s'expliquer à partir de cette forme particulière de la propriété de la société bourgeoise, à savoir la possession des moyens de production. Les relations d'autorité à l'intérieur de la production qui viennent de la présence ou de l'absence de propriété effective, du contrôle sur les moyens de production, ne sont certes pas les relations de classes elles-mêmes. Pour définir ces dernières, il convient de rechercher les conséquences qui découlent de ces relations de production ainsi que les antagonismes sociaux qui fondent ces conséquences elles-mêmes. Rapports de production, situation de classe et pouvoir
politique
Nous avons déjà mentionné une conséquence importante des rapports de production. La répartition des richesses dans la sphère de la distribution correspond à la répartition de la propriété dans la production. Par conséquent, les conditions matérielles d'existence d'un individu, autrement dit sa situation de classe, est fondée sur sa position dans la production. Les conditions économiques ont en premier lieu transformé la masse de la population en travailleurs. Et la domination du capital a engendré pour cette masse une situation commune (6, p. 187). On peut en quelque sorte affirmer que: des millions de familles constituent une classe dans la mesure où elles vivent dans des conditions économiques telles qu'elles différencient leur mode de vie, leurs intérêts et leur éducation de ceux d'autres classes et les opposent à ces dernières (8, p. 104). Toutefois, ces conditions économiques ne rendent pas compte à elles seules de la formation des classes. En elles-mêmes elles sont inertes et bien qu'à l'origine du fossé entre les conditions de vie du travailleur et celles du capitaliste (12, I, p. 548), elles n'engendrent pas à elles seules un réel antagonisme. En effet, s'il n'y a qu'un simple rapport extérieur entre des individus ayant même situation matérielle, mêmes conditions de vie, si l'identité de leurs intérêts ne crée pas une communauté, une association nationale ou une organisation politique, ils ne constituent pas à proprement parler une classe. En dépit de l'identité de leur situation, de tels groupes sont impuissants à faire entendre en leur nom propre, par l'intermédiaire d'un parlement ou d'une assemblée, leurs intérêts de classe (8, p. 104). Nous aurons d'ailleurs à revenir sur ce point. La seconde conséquence, bien plus importante celle-là, de la répartition des biens dans la production, est qu'elle détermine la répartition du pouvoir politique dans la société. Les relations modernes de production impliquent le pouvoir économique des détenteurs de la propriété privée, autrement dit des capitalistes. Et de ces relations
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modernes de production découle le pouvoir politique de la classe bourgeoise (5, p. 455). On peut donc affirmer que l'Etat moderne n'est rien de plus qu'une association chargée de gérer les affaires communes de toute la classe bourgeoise (14, p. 83). En ce sens, les relations d'autorité dans la production détermine les relations d'autorité de la société en général. Le processus économique spécifique par lequel le surplus de travail impayé est tiré des producteurs immédiats détermine cette relation de domination et de soumission telle qu'elle est engendrée par la production et la détermine à son tour. C'est là-dessus que repose toute la structure de la communauté économique en tant qu'elle est issue des relations de production et il en va de même, simultanément, de la structure politique. C'est toujours dans la relation immédiate des possesseurs des moyens de production aux producteurs directs — relation dont la nature spécifique correspond évidemment à un stade donné de développement du travail et à sa force sociale de production — que l'on découvre le dernier mot de l'énigme, la base cachée sur laquelle repose toute la société, y compris, dans une forme donnée de gouvernement, les modalités politiques de souveraineté et de dépendance (12, III, p. 841). Enfin, il existe parallèlement une troisième conséquence de la répartition de la propriété dans la production, c'est qu'elle façonne les idées qui donnent à une période donnée son caractère. Sur les diverses formes de propriété et les conditions sociales d'existence va s'édifier toute une superstructure de sentiments multiples et spécifiques, d'illusions, de modes de pensée, et de conceptions de la vie, conçues et créées par la classe entière à partir de ses bases matérielles et des relations sociales résultantes (8, p. 37). On peut donc dire que les idées dominantes d'une période donnée n'ont jamais été autre chose que les idées de la classe dominante (14, p. 93). A chaque époque les pensées de la classe dirigeante sont les pensées qui ont cours; autrement dit, la classe qui détient les rênes du pouvoir matériel d'une société en détient aussi et simultanément celles du pouvoir intellectuel. La classe qui a le contrôle des moyens matériels de production contrôle dans le même temps les moyens intellectuels de production (13, II, p. 37). Intérêts de classe Nous avons vu plus haut que les relations de propriété et d'autorité sont à la base de la formation des classes sociales. Il nous fait maintenant tenter de définir la force qui provoque cette formation. Les classes n'existent pas de façon isolée, indépendamment de celles auxquelles elles s'opposent. Des individus ne constituent une classe que dans la mesure où ils sont engagés dans une lutte commune contre une autre classe (13, II, p. 59); et la force génératrice des
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classes, c'est l'intérêt de classe. On peut dire que les intérêts de classe sont antérieurs à la formation des classes. Ainsi la bourgeoisie allemande s'oppose au prolétariat avant même que celui-ci se soit organisé en classe sur le plan politique (5, p. 469). Si, au début du prolétariat, les individus qui le constituent ont en commun un certain nombre d'intérêts, ils n'en sont pas moins encore une masse inorganisée. Donc cette masse est déjà une classe en opposition au capital, mais pas encore une classe pour elle-même (6, p. 187). Poser comme postulat l'antériorité des intérêts de classe par rapport aux classes elles-mêmes, c'est indiquer clairement que par intérêt de classe, on n'entend pas simplement la masse confuse des intérêts personnels d'un, ou même de plusieurs individus. L'important ce n'est pas l'objectif actuel de tel ou tel prolétaire ni même du prolétariat dans son entier; ce qui prédétermine sans appel et de toute évidence les objectifs et l'action historique du prolétariat, ce sont ses propres conditions de vie ainsi que la structure globale de la société bourgeoise contemporaine (4, p. 207). Par conséquent, les intérêts communs d'une classe existent non seulement dans l'imagination, comme généralité, mais aussi et surtout dans la réalité, en tant que dépendance mutuelle des individus entre lesquels est réparti le travail (13, II, p. 23). De même que dans la vie privée, on distingue ce qu'un homme pense et dit de lui-même de ce qu'il est et fait réellement, de même, dans les conflits historiques, et avec plus de soin encore, faut-il distinguer les slogans et les élucubrations des partis de leur organisation et de leurs intérêts réels, leur réalité de l'idée qu'ils s'en font (8, p. 38). Il arrive que ces intérêts de classe, en tant qu'intérêts «objectifs» soumettant les membres d'une classe à un impératif unique, non seulement diffèrent des intérêts individuels, personnels, mais encore entrent en conflit avec eux. Ainsi, bien que tous les membres de la bourgeoisie moderne aient les mêmes intérêts dans la mesure où ils constituent une classe en regard d'une autre classe, il n'en possèdent pas moins des intérêts opposés, contradictoires dès qu'ils sont confrontés les uns aux autres (6, p. 140). Ce conflit d'intérêt n'est pas seulement une éventualité, il découle nécessairement des conditions économiques de la vie bourgeoise (6, p. 140). Ainsi, le conflit entre les intérêts d'un individu capitaliste et ceux de la classe des capitalistes dans son entier devient sensible si le problème soulevé est non pas celui de la répartition des profits mais celui des pertes, tout comme auparavant l'identité d'intérêts trouvait à se manifester pratiquement dans la concurrence (12, III, p. 282). Le contenu des intérêts de classe, dans la mesure où ceux-ci se fondent sur la position économique de groupes donnés, peut se manifester de diverse manière. En premier lieu, l'intérêt immédiat du prolétariat est le salaire, celui de la bourgeoisie, le profit; et là encore, il nous faut distinguer les deux grandes catégories entre lesquelles est divisé
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l'intérêt de la bourgeoisie: propriété terrienne et capital (8, p. 38). C'est de ces intérêts immédiats, limités à la sphère de production, que découlent tous les autres intérêts. Au fur et à mesure qu'une société parvient à sa maturité, les intérêts, divisés à l'origine, s'unissent de façon de plus en plus étroite. De plus en plus, c'est un mode spécifique de production et de relations de production qui détermine le rang et l'influence de toutes les autres activités (7, p. 264). Autrement dit, on assiste à l'inbrication de deux catégories distinctes d'intérêts: l'intérêt conservateur de la classe dirigeante et l'intérêt révolutionnaire de la classe opprimée. De toutes les classes auxquelles la bourgeoisie est aujourd'hui confrontée, seul le prolétariat est une classe authentiquement révolutionnaire (14, p. 88). Et une classe dans laquelle sont concentrés les intérêts révolutionnaires d'une société, dès son apparition en tant que classe, trouve automatiquement dans sa propre situation le contenu et les éléments de son activité révolutionnaire: les ennemis à abattre, les mesures à prendre dictées par les besoins de la lutte. Les conséquences de ses propres actes l'entraînent, sans qu'elle ait besoin, pour accomplir sa tâche, de recourir à des investigations théoriques (9, p. 42). C'est sur la base de ces intérêts de classe, en combattant pour les réaliser ou pour les défendre que les groupes déterminés par la répartition des richesses dans la production et par la répartition du pouvoir politique qui en découle, vont s'organiser eux-mêmes en classes. Organisation de classe et lutte de classe L'organisation des classes progresse en même temps que les conflits à l'intérieur de la sphère de production elle-même. Peu à peu, les heurts entre individus, entre le travailleur et le bourgeois, prennent le caractère de conflit entre deux classes. Les travailleurs commencent à se coaliser contre les bourgeois, ils font bloc pour la défense de leur salaire (14, p. 87). Mais le salaire, nous l'avons vu, ne constitue qu'un intérêt embryonnaire, pré-révolutionnaire du prolétariat. Cette phase de l'organisation de classe correspond à un stage asez peu avancé de développement du capitalisme. Tant que la domination de la classe bourgeoise ne s'était pas instaurée et n'avait pas atteint son ultime expression politique, l'opposition des autres classes, du même coup, ne pouvait pas se manifester pleinement, et même là où elle progressait, elle ne pouvait pas prendre ce tour dangereux qui transforme toute lutte contre un gouvernement en une lutte contre le capital (8, p. 54). Il fallait que l'expansion des forces de production soit parvenue à un stade suffisamment avancé pour que soit possible la création de classes car l'organisation des éléments révolutionnaires d'une classe présuppose la présence au complet de toutes les forces de production qui existaient en puissance au sein de la vieille société (6, p. 188).
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La formation de classes signifie toujours la mise en jeu d'intérêts communs dans la sphère politique. Il convient d'insister sur ce point. Les classes sont des groupes politiques unis par un intérêt commun. La lutte entre deux classes est une lutte politique (6, p. 187). C'est toujours et uniquement dans le domaine des conflits politiques que l'on parle en termes de classe. Partant, tout mouvement dans lequel la classe des travailleurs en tant que telle s'oppose à la classe dirigeante et s'efforce d'anéantir son pouvoir par des pressions de l'extérieur est un mouvement politique. La tentative par exemple d'obtenir de quelques capitalistes une limitation du temps de travail, dans une usine ou un commerce isolés, au moyen de grèves, etc. ne constitue qu'un mouvement économique alors que la démarche tendant à imposer une législation limitant à huit heures la journée de travail constitute un mouvement politique. De cette façon, tout mouvement politique surgit de mouvements isolés des travailleurs dans le secteur économique; autrement dit il s'agit d'un mouvement issu d'une classe en vue d'assurer la défense de ses intérêts sous une forme la plus collective possible, et qui possède une force sociale contraignante de portée universelle (10, p. 90). Parallèlement à l'organisation politique des classes, on assiste à l'épanouissement d'une conscience théorique de classe (12, I, p. 13), c'est-à-dire à une prise de conscience par l'individu des intérêts généraux de sa classe. Les objectifs du prolétariat se précisent alors et peuvent être formulés par ses théoriciens. Tant que le prolétariat n'est pas suffisamment développé pour s'organiser lui-même en classe, par conséquent tant que la lutte du prolétariat et de la bourgeoisie n'a pas encore acquis son caractère politique, ses théoriciens ne sont rien d'autre que des utopistes qui inventent des systèmes tendant à satisfaire les besoins des classes opprimées (6, p. 142). Les classes sont donc des forces politiques basées sur les relations de propriété et de pouvoir. Bien qu'en principe tout individu puisse être identifié en tant que membre d'une des classes susnommées, selon la part de propriété et de pouvoir qui est la sienne, toutefois il peut arriver que les actions d'un individu quelconque ne soient pas toutes déterminées par son appartenance à sa classe; mais ces cas isolés ne changent rien à la lutte des classes, tout comme la défection de quelques nobles en faveur du Tiers Etat n'a rien changé à la Révolution Française (5, p. 467). Cette mobilité intra-classes ou ces échanges inter-classes (7, p. 266) sont particulièrement évidents à deux stades de la transformation des groupes d'intérêts en classes. Un exemple très significatif est fourni par les Etats-Unis d'Amérique où, bien que les classes existent, leur stabilisation n'est pas encore effectuée: leurs éléments sont au contraire en perpétuels échanges et transferts (8, p. 18). En d'autres termes, on trouve ces échanges dans les tout premiers moments de la formation des classes alors que la classe diri-
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geante est encore soucieuse de consolider son pouvoir. Et plus une classe dirigeante se révèle capable d'absorber les éléments les meilleurs de la classe opprimée, plus solide et plus dangereuse est sa domination (12, III, p. 649). La deuxième période au cours de laquelle on observe un certain échange inter-classes est celle qui précède immédiatement une révolution. Dans les moments ou la lutte des classes aborde sa phase décisive, le processus de désintégration à l'intérieur de la classe dirigeante et de l'ensemble de la vieille société devient si manifeste et revêt une telle violence, qu'une faible partie de la classe dirigeante quitte ses rangs pour rejoindre ceux de la classe révolutionnaire, la classe porteuse de l'avenir. Comme autrefois une fraction de la noblesse rejoignit la bourgeoisie, aujourd'hui, une partie de la bourgeoisie rejoint le prolétariat, notamment certains idéologues bourgeois qui sont parvenus à une assimilation théorique de l'ensemble du mouvement historique (14, p. 87 et sq.). C'est cette organisation en classe des prolétaires, c'est-à-dire en un parti politique (14, p. 87), qui, en définitive, sert de base à la lutte de classe. Il faut le répéter: toute lutte de classe est une lutte politique (14, p. 87). Il s'agit du conflit manifeste et ouvert entre deux catégories d'intérêts, qui visent respectivement à préserver et à renverser les institutions et les relations de pouvoir existantes. La formation de classes en tant que groupes d'intérêts organisés, l'antagonisme entre classes opprimantes et classes opprimées et les changements révolutionnaires consécutifs constituent et ont toujours constitué de loi développement de toute histoire. Une classe opprimée constitue la condition nécessaire de l'existence de toute société basée sur le conflit de classe. La libération de la classe opprimée implique donc nécessairement la création d'une société nouvelle (6, p. 188). L'histoire de toutes les sociétés qui ont existé jusqu'à nos jours est l'histoire des luttes de classe (14, p. 81). La société sans classes Suivant ces lois de développement, le prolétariat s'est organisé au sein de la société bourgeoise et a entamé sa lutte contre la bourgeoisie. Faut-il en conclure que la chute de l'ancienne société fera place à la domination d'une nouvelle classe trouvant son apogée dans une nouvelle autorité politique? Non. La condition de la libération de la classe laborieuse est l'abolition de toute classe, tout comme la condition de la libération du Tiers Etat, c'est-à-dire l'établissement de l'ordre bourgeois, avait été l'abolition de tous les états. La classe laborieuse remplacera peu à peu la vieille société bourgeoise par une association excluant les classes et leurs conflits et il n'y aura plus à proprement parler d'autorité politique puisque c'est précisément cette autorité politique qui, au sein de la société bour-
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geoise dont elle est l'expression officielle, engendre les conflits de classe. A l'heure actuelle, le conflit entre le prolétariat et la bourgeoisie est la lutte entre une classe et une autre classe, une lutte qui représente, dans sa plus haute expression, une révolution totale. Et doit-on s'étonner qu'une société fondée sur le conflit de classe aboutisse à une opposition brutale et en dernier ressort à un affrontement entre individus? Nul ne dirait que le développement de la société se fait indépendamment de la politique. Il n'existe pas de mouvement politique qui ne soit en même temps un mouvement social. C'est seulement dans un ordre nouveau, où il n'y aura plus ni classe, ni conflit de classe que les évolutions sociales cesseront d'être des révolutions politiques (6, p. 188 sq.).
ASPECTS SOCIOLOGIQUES DE LA THÉORIE MARXISTE DES CLASSES
Nul doute cjue si Marx avait écrit lui-même ce chapitre, il l'aurait fait plus long, plus polémique et plus directement inspiré par la société de son temps. ? Toutefois, l'entreprise dans laquelle je me suis engagé, présenter la démarche de Marx dans l'élaboration d'une théorie de la lutte des classes, et ceci en reprenant pour l'essentiel les termes mêmes de Marx, est bien plus qu'un agréable jeu de l'esprit. Le résultat de ce travail peut fournir une base fructueuse à des observations plus générales qui pourront nous conduire à une étude critique ultérieure. Nous allons dégager les points qui doivent retenir particulièrement l'attention en vue d'une analyse sociologique. 1) Notons tout d'abord ce que Geiger appelle «l'intention» heuristique contenue dans le concept de classe» (46, chap. II). Chaque fois que Marx a employé ce concept dans son sens sociologique, il ne cherchait pas à décrire un état donné d'une société donnée, mais plutôt à analyser certaines lois du développement social ainsi que les forces en jeu dans ce développement. Pour employer la terminologie ambiguë de la sociologie moderne, ce contenu heuristique que Marx mettait dans le concept de classe était non pas «statique» mais «dynamique», non pas «descriptif» mais «analytique». Nous aurons à approfondir plus loin ce que ces termes peuvent, et ne peuvent 7. De ce point de vue, la tentative de reconstruction de ce chapitre du Capital qu'a faite Renner est plus proche de Marx, dans la forme comme dans le contenu, que ce que j'ai entrepris ici, à savoir rassembler les éléments essentiels de la théorie des classes chez Marx. Disons clairement que ma prétention d'avoir écrit le dernier chapitre, jamais écrit du Capital ne doit pas être prise à la lettre. Mon principal objectif a été de proposer une présentation systématique des éléments de la théorie des classes dispersée dans toute l'œuvre de Marx.
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pas, signifier. Contentons-nous ici de souligner que pour Marx, la théorie des classes n'était pas l'étude en coupe d'une société figée dans le temps, n'était pas en particulier une théorie de la stratification sociale, mais bien un outil permettant l'explication des changements dans toutes les sociétés. Ce qui guida Marx tout au long de l'élaboration et de la mise en pratique de sa théorie des classes, ce n'est pas la question: «Quel est l'aspect réel d'une société donnée à un moment donné?» mais bien celle-ci: «comment s'opère le changement de structure d'une société?» ou, pour reprendre ses propres termes: «quelle est la loi (économique) qui règle la dynamique de la société moderne?». 2) Ce souci heuristique explique que Marx s'en soit tenu, comme on le lui a souvent reproché, au modèle en deux classes qui soustend le dynamisme de sa théorie. S'il avait eu l'intention de décrire la société de son temps avec une fidélité photographique, nul doute que ce modèle n'eut pas été satisfaisant. Il faut d'ailleurs signaler que Marx, à l'occasion, se réfère à un grand nombre de classes, non sans donner parfois un tour ambigu à sa formulation du concept de classe. Il ne parle pas seulement des deux grandes catégories entre lesquelles se répartissent les intérêts de la bourgeoisie - à savoir propriété terrienne et capital (8, p. 43) - mais également de la petite bourgeoisie en tant que «classe de transition» (8, p. 49), et encore de la classe des petits paysans (8, p. 118) mais non sans préciser luimême de façon significative qu'«en principe ces étapes intermédiaires et transitoires sont sans intérêt pour sa recherche» (12, III, p. 941). Non seulement il s'agit là d'entités instables, destinées tôt ou tard à être entraînées au sein des deux grands tourbillons de la bourgeoisie et du prolétariat, mais, même si tel n'était pas le cas, elles n'auraient qu'un rôle historique insignifiant au regard de celui des classes dominantes de la société capitaliste. Ce concept de classe est une catégorie analytique ou, comme le dit Marx dans l'une de ses remarques méthodologiques rares mais fort instructives, les conditions réelles ne sont décrites que dans la mesure où elles rendent compte du type général auquel elles appartiennent (12, III, p. 167). Le type général des conditions réelles de conflit qui engendre les changements n'en demeure pas moins l'opposition entre deux forces dominantes, deux classes prépondérantes. Geiger a réfuté les objections injustifiées formulées contre le modèle en deux classes chez Marx de façon si convaincante qu'il n'est pas utile d'y revenir. Mais qu'il ait été légitime pour Marx d'affirmer pour les besoins de son analyse la prépondérance de deux classes antagonistes, et de deux classes seulement, ne doit pas nous masquer le fait qu'il a greffé sur son modèle en deux classes un certain nombre de postulats supplémentaires dont le bien-fondé cette fois est beaucoup plus douteux. Pour Marx, la catégorie de classe définit une des parties d'un
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antagonisme qui est porteur des données essentielles du conflit dans chaque société aussi bien que de l'orientation de son développement. Cela signifie pour Marx que: 1° tout conflit capable d'engendrer un changement de structure est un conflit de classe; 2° le contenu du conflit de classe représente toujours les données essentielles du conflit social et 3° les deux classes en présence sont unies par une relation hégelienne de type «thèse» et «antithèse» en ce sens que l'une d'elles est caractérisée par l'affirmation ou la possession des traits mêmes dont l'autre est la négation totale. Reste à savoir si une telle méthode est recevable dans les sciences sociales. En tout cas, les deux derniers postulats reliés au modèle en deux classes de Marx sont des généralisations empiriques dont il faudra étudier la validité. Ce n'est que débarrassé de ces accessoires que le modèle en deux classes peut être retenu comme un principe valable de connaissance. 3) Marx a tenté de défendre le troisième postulat mentionné cidessus et figurant dans la partie la plus difficile de sa théorie, celle qui traite des causes et des origines des classes. Quelles sont les conditions structurales de la formation des classes sociales? Par souci de simplification, je traiterai cet aspect de la théorie des classes chez Marx en référence à son analyse de la société capitaliste, étant donné qu'il n'a toujours pas été répondu à la question de savoir si cette théorie peut s'appliquer à n'importe quel autre type de société. Marx affirme très nettement que l'origine des conflits de classe ne doit pas être recherchée dans les différences de revenus ni dans celles des sources de revenus. Au sens où il l'entend, les classes ne sont pas des classes fiscales telles que les entendaient les censeurs romains. Mais c'est bien plutôt «la propriété» qui détermine les classes. Toutefois, il ne faut pas entendre cette dernière en termes de fortune inerte mais comme une force réelle de production, comme «propriété des moyens de production» et propriété exclusive. Dans ce sens, les «relations de production» c'est-à-dire les relations d'autorité engendrées par la répartition effective des biens dans la sphère de la production industrielle, constituent l'élément décisif de la formation des classes et du développement des conflits de classes. Les capitalistes possèdent les usines et les machines et achètent le seul bien des prolétaires à savoir leur force de travail afin de produire une plusvalue à l'aide de ces moyens de production et d'accroître leur capital. Mais on ne peut pas répondre aussi rapidement à la question posée. Le rôle de la propriété dans la théorie des classes de Marx soulève un problème d'interprétation qui peut infirmer ou confirmer le bien-fondé de cette théorie. Est-ce que par relations de propriété ou de production, Marx entend les relations de contrôle effectif et de subordination dans les entreprises de production industrielle - ou simplement les relations d'autorité dans la mesure où elles sont fondées sur la légalité des titres de propriété? Conçoit-il la propriété dans un sens large (sociologique), c'est-à-dire sous l'angle de l'exclu-
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sivité d'un contrôle légitime (auquel cas le directeur d'entreprise exerce une fonction de propriété) - ou l'entend-il simplement comme un droit statutaire de la propriété en liaison avec un contrôle de cet ordre? Marx fait-il de la propriété un cas particulier de l'autorité ou à l'inverse, de l'autorité un cas particulier de la propriété? Ces questions sont d'une portée considérable. Si l'on adopte la conception étroite du terme de propriété, le conflit de classe est alors la caractéristique spécifique d'une forme de production reposant sur le cumul de la propriété et du contrôle. Dans ce cas, une société dans laquelle ce sont, par exemple, des fonctionnaires d'Etat qui exercent ce contrôle, cette société n'a, par définition, ni classes ni conflits de classes. Si au contraire, l'on recourt à la conception plus large de la propriété, c'est alors la structure d'autorité de l'entreprise qui détermine la structure de classe et l'on peut, du moins en théorie, appliquer la catégorie de classe à l'ensemble des relations de production. La réponse de Marx à nos questions n'est pas toujours très claire, mais on peut montrer que ses analyses sont fondées sur l'acception étroite, légale, du concept de propriété. C'est seulement ainsi que Marx peut établir un lien entre sa théorie sociologique et sa philosophie de l'histoire - tentative habile, certes, mais erronée aussi et qui ôte à ses analyses sociologiques une part de leur rigueur et de leur pouvoir de conviction. Et le fait que les marxistes orthodoxes soient demeurés fidèles au maître sur ce point rend cette erreur plus inacceptable encore. On peut trouver la preuve la plus solide à l'appui de cette interprétation dans les premières ébauches d'analyse de la nouvelle forme de propriété caractérisant les sociétés de capitaux telle que Marx la présente dans le livre III du Capital. Marx s'y intéresse particulièrement au phénomène communément décrit de nos jours comme la séparation de la propriété et du contrôle. Il y traite de «la transformation du capitaliste remplissant sa fonction de capitaliste en un simple directeur, administrateur de capitaux étrangers, et celle de propriétaires de capitaux en simples propriétaires, en simples financiers» (12, III, p. 477). «Dans les sociétés anonymes, les fonctions exercées sont indépendantes de la propriété des capitaux; il en résulte que le travail est radicalement indépendant de la propriété des moyens de production et du surtravail» (p. 478). Partant de là, Marx assigne à la société de capitaux une place particulière dans l'histoire bien qu'il n'aille pas de soi que la modification des entreprises industrielles dans leur taille et leurs structures légales puisse mettre un terme au conflit entre entrepreneurs qui ont le pouvoir de commander et travailleurs qui ont le devoir d'obéir (conflit qui pour Marx caractérise la forme la plus «pure» de l'entreprise capitaliste). En maints endroits, il définit la société anonyme comme «production privée sans contrôle de la propriété privée» (p. 480), comme «élimination du capital en tant que propriété privée à l'intérieur du mode de production capitaliste lui-
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même» (p. 477) et même comme «abolition du mode capitaliste de production à l'intérieur du mode de production capitaliste lui-même» (p. 479). Pour lui, la société anonyme est «un jalon nécessaire sur la voie de la reconversion du capital en propriété des producteurs, celle-ci cessant d'être la propriété privée de producteurs individuels pour devenir leur propriété commune, c'est-à-dire la propriété sociale immédiate» (p. 478). C'est un «jalon sur la voie de la transformation de toutes les fonctions du processus de reproduction jusque-là reliées à la propriété de capitaux en de simples fonctions de producteurs associés, autrement dit en fonctions sociales» (p. 478). La société anonyme, en d'autres termes est à mi-chemin de la société communiste, c'est-à-dire de la société sans classe. Il est impossible de passer en revue ici les multiples conséquences de cette étrange analyse qui - sans être dépourvue d'une certaine valeur empirique (en un sens que Marx ne prévoyait pas nécessairement) - si Marx avait vécu assez longtemps, lui eût attiré plus d'une question embarrassante de la part de ses partisans les plus orthodoxes. Cette analyse est cependant convaincante sur un point: pour Marx, les rapports de production en tant qu'ils déterminent la formation des classes sont aussi des rapports d'autorité, mais cela pour la seule raison qu'ils ont été en premier lieu des rapports de propriété au sens étroit de la répartition de la propriété priveé exerçant le contrôle. En tant que tels les rapports de propriété sont des rapports d'autorité mais l'inverse n'est pas vrai, les rapports d'autorité ne sont pas, en tant que tels, des rapports de propriété. Si par conséquent, les fonctions du «directeur» et du «simple propriétaire» ou encore celles du directeur et de l'actionnaire sont séparées, cela signifie qu'un premier pas est franchi vers l'abolition complète non seulement de la propriété privée effective, mais aussi des rapports d'autorité qui en découlent, un pas donc sur la voie de la société communiste. Pour Marx, les classes sont liées à l'existence de la propriété privée effective. Leur formation, leur existence et leur lutte ne peuvent se produire qu'à l'intérieur d'une société dans laquelle un petit nombre possède tandis que les autres sont écartés de la propriété privée et du contrôle des moyens de production. 4) Un des points critiques de la théorie des classes de Marx est l'assimilation indiscutée du pouvoir économique et politique à l'autorité. Bien que les classes soient fondées sur les «rapports de production», c'est-à-dire sur la répartition de la propriété effective dans la sphère étroite de la production des biens, elles ne prennent valeur sociale que dans la sphère politique. Mais ces deux sphères sont inséparables. Le «pouvoir politique» d'une classe prend sa source, pour Marx, dans les «rapports de production» (5, p. 455). Les rapports de production sont «l'ultime secret, la base cachée de tout l'édifice de la société» (12, III, p. 842); les classes industrielles sont aussi, ipso facto, des classes sociales et le conflit de classe industriel est un
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conflit de classe politique. Nulle part Marx n'a exposé explicitement le fondement de cette proposition empirique pas plus qu'il n'a suffisamment perçu qu'il s'agissait plus d'une proposition empirique que d'un postulat ou d'une prémisse. La thèse selon laquelle les conditions politiques sont déterminées par les conditions industrielles semble découler pour lui d'une généralisation de la primauté absolue et universelle de la production sur toutes les autres structures de l'économie et de la société. Un tel postulat exige de toute évidence d'être mis à l'épreuve de la réalité et il conviendra d'apprécier de quelle façon il supporte cette épreuve. 5) Marx a décrit soigneusement, sinon systématiquement, les étapes du processus selon lequel des groupes émergent sous forme de classes, des conditions de la structure sociale. Pour Marx, le premier moment de ce processus de formation des classes provient directement de la répartition de la propriété privée effective. La possession et la non-possession de propriété effective engendre en particulier deux «situations communes», deux «conditions de vie» ou encore deux situations de classe. Ces situations de classe ont trois aspects complémentaires: a. celui de la simple répartition de la propriété effective, c'est-àdire de la possession ou de la non-possession des moyens de production et d'autorité; b. celui de la possession ou de la non-possession de biens et de valeurs satisfaisant les besoins personnels, c'est-à-dire les «avantages» de la sociologie moderne; c. celui des intérêts déterminés par la situation commune d'individus partageant la même situation de classe. Par intérêt commun, Marx n'entend pas un courant conscient de désirs individuels mais un courant virtuellement inconscient (ou «faussement conscient») de conduites réelles adoptées par des personnes se trouvant dans une situation de classe commune. Les intérêts communs, comme le dit Marx, n'existent «pas seulement dans l'imagination . . . mais essentiellement dans la réalité en tant que mutuelle dépendance des individus entre lesquels le travail doit se répartir» (13, II p. 23). Il s'agit là d'une notion difficile car nous sommes accoutumés à situer les intérêts essentiellement sur un plan psychologique. Toutefois, dans l'immédiat, nous ne nous attarderons pas à rechercher en quoi pourrait être utile un concept d'«intérêts objectifs existant en tant que» conditions réelles. Au point où nous en sommes nous nous contenterons de retenir que la théorie marxiste de la formation des classes part du postulat d'une situation de classe commune dont les principales composantes sont une relation commune à la propriété privée effective, une situation socio-économique commune, et une orientation commune de la conduite réelle déterminée par des intérêts «objectifs». A partir de ce point de vue et en accord avec les prémisses de la
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théorie des classes, on constate d'ores et déjà l'existence d'une dichotomie fondamentale, dans toute société donnée, des situations de classe, ainsi que des membres de toute société en fonction de leurs situations de classe. Marx parle assez souvent de ces ensembles ainsi définis en tant que classes. «Des millions de familles constituent une classe dans la mesure où elles vivent dans des conditions économiques telles qu'elles différencient leur mode de vie, leurs intérêts et leur éducation de ceux des autres classes et les opposent à ces dernières» (8, p. 104). Le concept de classe ainsi défini correspond à la définition plus récente de Max Weber: «par classe, on entendra tout groupe de personnes se trouvant dans une situation de classe commune» (33a, p. 177). 8 Toutefois cette définition ne va pas sans soulever des problèmes. On est en effet amené à se demander si une situation commune suffit à constituer un groupe au sens strict du terme. Si tel n'est pas le cas - et on le montrera plus loin - il faut encore se demander comment un groupe de personnes unies par la seule identité de situation, n'ayant entre elles aucun contact, ni cohésion, peuvent constituer une force efficace lors de conflit et de changement sociaux. Marx lui-même a posé la question et il insiste à maintes reprises sur le fait que le «simple écart entre les conditions de vie», la seule «identité d'intérêts» et de situation de classe constitue une condition nécessaire mais en aucun cas suffisante de la formation des classes. C'est ainsi qu'il poursuit dans le passage cité ci-dessus: «S'il n'y a qu'un simple rapport extérieur (entre individus ayant même situation de classe) - si l'identité de leurs intérêts ne crée pas une communauté, une association nationale ou une organisation politique, ils ne constituent pas à proprement parler une classe. Ils sont donc impuissants à faire entendre leur intérêts de classe . . . » (8, p. 104). 6) Ceci est peut-être bien l'élément le plus important de la théorie de Marx touchant la formation des classes: les classes ne se constituent en tant que telles qu'à partir du moment où elles participent, en tant que groupes organisés, à des conflits politiques. Bien que Marx ait parfois recours au concept de classe dans un sens plus vague, plus large, bon nombre de ses déclarations ne permettent guère de douter que, pour lui, formation et conflit de classe sont des phénomènes appartenant au domaine politique. «Tant que le prolétariat n'a pas atteint un développement qui lui permette de s'organiser lui-même en c l a s s e . . . la lutte du prolétariat contre la bour8. En fait, Weber n'ignore rien du problème en cause. Il distingue donc les «classes de propriété» (en tant que «non dynamiques») des «classes de revenus» et des «classes sociales». Toutefois dans la mesure où il décrit ces trois classes comme constituées de toutes les personnes se trouvant dans une situation de classe commune (bien que diversement définie), sa théorie des classes manque de cette puissance dans l'analyse dont fait preuve Marx qui est beaucoup plus précis sur ce point.
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geoisie n'a pas encore acquis son caractère politique» (6, p. 142). Et réciproquement, cela signifie que les parties engagées dans le conflit de classe, ne se sont organisées elles-mêmes en tant que classes, ne sont devenues des classes que dans la mesure où le conflit de classe a acquis ce caractère politique. Pour Marx, ce stade ultime de la formation des classes présente deux aspects complémentaires. Sur le plan réel de la structure sociale, il implique l'association d'individus partageant la même situation de classe, à l'intérieur d'un groupe déterminé, d'un parti ou d'une organisation politique. Marx parle de «l'organisation du prolétariat en tant que classe, autrement dit en tant que parti politique» (14, p. 87). Sur le plan normatif et idéologique de la structure sociale, cela implique l'émergence de la «conscience de classe», c'està-dire la transformation d'intérêts de classe «objectifs» en programmes d'action clairement énoncés et subjectivement conscients. La classe achevée se caractérise non par une ligne de conduite commune mais inconsciente, mais par une action consciente en vue d'atteindre des objectifs précis. 7) Dans l'œuvre de Marx, la théorie de la formation des classes s'inscrit dans une théorie plus vaste du conflit de classe comme moteur du changement social. Toutefois, les éléments de cette théorie plus vaste ne sont que partiellement de nature sociologique. On y trouve un grand nombre de thèses qui ne sont plus cette fois du ressort de la vérification empirique. En recensant ces éléments de la théorie de Marx concernant les conflits de classe et qui peuvent être de quelque utilité pour le sociologue, on atteint bientôt le point où se rejoignent en Marx le sociologue et le philosophe. a. Dans toute société il y a à la fois possession et exclusion de la propriété effective. Partant, dans toute société, il y a possession et exclusion du pouvoir légitime. Les «rapports de production» déterminent différentes situations de classe au sens indiqué ci-dessus. b. Plus une société se développe, plus s'accroît la différenciation des situations de classe jusqu'aux limites extrêmes de la possession et de l'exclusion de la propriété et du pouvoir. c. Au fur et à mesure que grandit l'écart entre les situations de classe, on assiste à la maturation des conditions de formation de classe c'est-à-dire de l'organisation politique et de la formulation explicite des intérêts de classe. Commence alors la lutte de classes politique entre «oppresseurs» et «opprimés». d. Parvenu à son paroxysme, ce conflit engendre un changement révolutionnaire au cours duquel la classe dirigeante perd sa position de pouvoir et est remplacée par la classe jusque-là opprimée. Une nouvelle société s'instaure au sein de laquelle grandit une nouvelle classe opprimée et le processus de formation et de conflit de classe s'engage à nouveau. Il faudra ultérieurement soumettre à une critique rigoureuse d'un
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point de vue sociologique 9 cette vue d'ensemble de Marx même si ses aspects les plus discutables, comme par exemple la notion de société sans classe ont été jusque-là négligés. Nous nous en tenons ici à un simple résumé des éléments sociologiques de la théorie des classes de Marx. Il s'agit, comme nous sommes maintenant à même de le dire, d'une théorie du changement de structures qui s'opère par des révolutions fondées sur des conflits entre des groupes d'intérêts antagonistes. Marx décrit en détail les conditions structurales et le mode de formation de ces groupes d'intérêts. De façon moins poussée mais assez claire, il décrit également la genèse des conflits entre ces groupes et leur résolution dans les transformations révolutionnaires. 8) Pour en terminer avec la sociologie marxiste, il nous faut rappeler un aspect plus formel de la théorie des classes qui mérite qu'on s'y attarde puisqu'il garde une signification marquante pour la recherche sociologique actuelle. En analysant le changement des structures sociales à l'aide des catégories ci-dessus mentionnées, Marx propose, du moins de façon implicite, une certaine image de la société. Bien qu'une telle image de la société puisse ne pas avoir de valeur empirique immédiate pour la recherche sociologique, elle peut néanmoins servir à apprécier jusqu'où une construction théorique peut s'approcher de la réalité et jouer un rôle important pour l'orientation de la recherche. 1 0 Pour Marx, la société n'est pas, à l'origine, un dispositif bien huilé tel qu'un organisme social, un système social, une société statique. Sa caractéristique essentielle est au contraire le perpétuel changement, non seulement dans ses éléments mais dans sa structure elle-même; lequel changement à son tour témoigne de l'existence de conflits comme trait essentiel de toute société. Loin d'être l'effet du hasard, les conflits sont engendrés systématiquement par la structure de la société elle-même. Si l'on s'en tient à cette image, il n'y a d'ordre que dans la permanence du changement. «Sans conflit, pas de progrès, telle est la loi à laquelle toutes les civilisations ont été soumises jusqu'à nos jours» (6, p. 80). 11 9. Cela est vrai en particulier pour les alinéas a. et b. qui ne peuvent être que des généralisations empiriques et insoutenables en tant que telles même si Marx les abandonne arbitrairement quand il s'agit des deux sociétés inventées par lui: «la société originelle» et la «société finale» de l'histoire. L'alinéa c. est également discutable; voir au chap. IV, «Conflit de classe et révolution». En règle générale, j'ai l'intention dans ce chapitre, en tout cas pour ce qui est des problèmes sociologiques, de noter seulement les points sur lesquels doivent s'exercer la critique mais sans entreprendre celle-ci. 10. Pour une discussion plus détaillée des «images de société», voir chap. III, pp. 112 sq. et chap. V, pp. 157 sq. 11. Malheureusement, cette formulation «jusqu'à nos jours» laisse supposer que cette loi cessera d'être en vigueur un jour Là encore, Marx
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Cette image de la société est en complète contradiction avec celles qui servent de point de départ aux études de quelques sociologues modernes. Et malgré tout, il semble qu'elle soit bien plus apte à résoudre maints problèmes de l'analyse sociologique, que toutes les analogies, explicites ou implicites, établies entre société et organisme, ou société et tout système fonctionnel (essentiellement «clos»). Ce qui fait la réalité de toute société, c'est le flux et le conflit. En dépit de nos critiques radicales de la théorie des classes chez Marx, il nous faut reconnaître à cette conception la qualité d'un principe heuristique fécond.
ÉLÉMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA THÉORIE MARXISTE DES CLASSES
Dans le chapitre «posthume» du Capital que je viens d'imaginer, j'ai volontairement moins mis l'accent sur les aspects non sociologiques de la théorie des classes que Marx lui-même ne l'aurait sans doute fait. De même dans ce qui va suivre, j'en ferai une étude moins approfondie que des éléments sociologiques, étant donné que le but de cet ouvrage n'est pas d'entamer un débat philosophique, ni même une étude critique de l'œuvre de Marx, mais bien de permettre de reposer le problème des conflits sociaux et de leur analyse sociologique et de tenter d'y apporter quelques éclaircissements. Il ne serait toutefois guère justifié d'exposer la théorie des classes chez Marx et de la soumettre à un examen critique sans même mentionner ses aspects non sociologiques. Mais le fait d'assimiler ces aspects non sociologiques aux aspects philosophiques de sa pensée ne va pas sans explication. Je pense pouvoir montrer qu'il est possible de scinder l'œuvre de Marx en deux (cf. 225). D'une part, l'ensemble des catégories, hypothèses et théories susceptibles d'être soumises à une vérification empirique, c'est-à-dire susceptibles d'être elles-mêmes infirmées par l'observation empirique ou d'entraîner des déductions elles-mêmes susceptibles d'être infirmées. Ceci est vrai, par exemple, de la proposition selon laquelle tous les changements structuraux sont issus des conflits de classe. Si je réserve le terme «sociologique» à de tels éléments, je me rends pleinement compte qu'il s'agit là d'un registre trop étroit eu égard aux propositions et aux théories strictement économiques de a amoindri la valeur de ses vues sociologiques en y ajoutant des emprunts à la philosophie hégélienne d'une mince vraisemblance. L'image de la société esquissée dans le dernier paragraphe est une image, pour Marx, des sociétés historiques en période d'aliénation. La société communiste, tout comme la société primitive communautaire issue de l'imagination philosophique de Marx n'est en définitive pas si différente des élaborations de la sociologie moderne.
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Marx. En revanche, dans le cas de la théorie des classes, l'usage d'un tel terme semble pleinement jusifié. D'autre part, l'œuvre de Marx renferme un certain nombre de postulats et de théories qui échappent radicalement à toute possibilité de vérification empirique. Des propositions telles que: la société capitaliste constitue la dernière société de classe dans l'histoire, ou encore: la société communiste aboutit à l'épanouissement total de la liberté humaine, ces propositions peuvent être discutées ou rejetées mais non réfutées à l'aide d'outils réellement scientifiques. Pour être plus précis, disons qu'il n'existe aucune donnée empirique capable d'infirmer de tels postulats ou leurs dérivés. A de telles assertions, irréfutables par définition, je réserverai le terme de «philosophiques». Evidemment, cette expression est aussi peu exhaustive en ce qui touche au contenu et à la méthode philosophiques que celle de «sociologiques» par rapport à ce qu'on entend ici par sociologie. Les adjectifs «sociologique» et «philosophique» ne visent pour notre propos qu'à marquer une différence dans le statut logique des propositions. La théorie marxiste des classes renferme des éléments de ces deux sortes. Et le fait est que nulle part Marx n'a relié ces deux catégories de propositions avec autant d'habileté, et partant de façon aussi trompeuse, que dans sa théorie des classes. La conception de Marx concernant la société communiste, son rôle dans l'histoire et son avènement constitue la charnière où viennent s'articuler les éléments philosophiques et les éléments sociologiques de sa théorie des classes. Il nous faudra plus tard nous interroger, d'un point de vue sociologique, sur le sens et le non-sens de cette notion de société sans classe. Nous nous bornerons ici à situer cette société sans classe dans la philosophie marxiste de l'histoire. Dans une étude antérieure, j'ai tenté de montrer de façon détaillée comment, pour Marx, le processus historique est un processus dialectique de thèse, antithèse et synthèse (224). Ceci est non seulement valable pour ce qu'on a appelé parfois la «dialectique réelle» de l'histoire depuis la société antique jusqu'à la société féodale et plus tard jusqu'à la société capitaliste, mais aussi pour le processus historique dans son ensemble. Pour Marx, la signification dernière et la loi du progrès historique résident dans la naissance de la liberté humaine ou de la libération de l'homme par le travail humain. Il postule au départ l'existence d'une société originelle dans laquelle l'homme est «avec lui-même» et libre bien que cette liberté ne soit encore que limitée et partielle. La propriété privée, les classes et conflits de classe, la division du travail et l'inégalité sont absents de cette société. Mais l'homme est encore pour ainsi dire à naître; il n'a pas encore exploité ses dons, ni fait l'inventaire de ses possibilités; sa liberté est une liberté inerte qui ne s'exerce pas consciemment et qui est freinée par des contraintes extérieures. Cette société originelle s'évanouit avec l'apparition de la propriété privée et de la division du
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travail et se transforme en son antithèse. Alors commence la deuxième époque du développement de l'homme, époque qui couvre toute l'histoire connue. Pendant cette époque, l'homme est aliéné à lui-même. La division du travail et la propriété privée engendrent des relations de domination et de soumission, la formation de classes et de luttes de classes sous des modes en perpétuel changement. C'est en fait la propriété privée qui est la nouveauté spécifique de cette seconde époque du développement historique, de même que, pour Locke et Hume, Ferguson et Millar elle a été à l'origine de l'inégalité et de l'organisation sociales. A ce stade, l'homme n'est pas libre; mais la croissance des forces de production l'amène à se découvrir constamment de nouvelles possibilités et de nouveaux dons. Ces dons, il ne peut les conduire à leur plein épanouissement tant qu'il est aliéné et réduit à l'esclavage, mais ils sont désormais présents en lui. Tous les hommes peuvent faire fructifier la totalité de leurs dons, dans tous les domaines, par une activité désintéressée, il ne leur faut pour cela qu'un regain de liberté, une désaliénation. Cette désaliénation, c'est la synthèse de la société sans classe qui la réalise. Elle est sans classe puisqu'elle exclut la propriété privée, et partant - en vertu de la conception (erronée) marxiste de la propriété - il n'y a plus ni relations d'autorité, ni conflits de classes. Elle est une synthèse parce qu'elle allie la liberté inerte de la société originelle aux capacités humaines différenciées d'aliénation au triple sens de ce concept chez Hegel; en même temps qu'elle les abolit en tant que telles, les préserve à un niveau plus élevé. 12 Dans cette société, l'homme se réalise en tant qu'Être libre. Ainsi formulée, la philosophie de l'histoire de Marx ne s'écarte de celle de Hegel que par cette «remise sur ses pieds» de la genèse de l'esprit de liberté. De même, ainsi formulée, la philosophie de l'histoire de Marx n'est pas directement accordée à la théorie sociologique des classes. Toutefois, par un éblouissant truquage de définitions, Marx parvient à relier les deux et ce faisant, à donner à sa philosophie un semblant de validité empirique et à sa sociologie l'impact de la vérité irréfutable. Tant que cette bâtardise logique n'avait pas été démasquée, la philosophie et la sociologie marxistes pouvaient, les deux ensemble ou isolément, produire l'effet politique que l'on connaît bien aujourd'hui. On peut se demander si le concept de classe est bien nécessaire à la philosophie de l'histoire chez Marx. Parlant du passage de la société originelle à l'état d'aliénation, Marx voit dans la propriété 12. Le terme auquel Hegel et Marx ont le plus fréquemment recours pour caractériser la synthèse du processus dialectique est celui de aufheben. Ce terme a simultanément trois significations, toutes trois voulues par Marx et Hegel: 1) suspendre ou abolir, 2) élever ou hisser à un niveau plus élevé, 3) préserver ou maintenir.
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privée la cause de cette «chute de l'homme». Parallèlement l'événement central du passage de l'état d'aliénation au règne de la liberté est l'abolition de la propriété effective. Tous les autres symptômes tels que classes et relations de pouvoir, Etat et division du travail 1 3 disparaissent également. Mais ils semblent n'être là qu'en qualité d'accessoires sans lien particulier avec le corps de l'argumentation, si ce n'est qu'ils nous sont présentés comme dépendant de la propriété privée. C'est par une approche logiquement indépendante que Marx aborde l'analyse de la société de son temps. Il y relève, de façon empirique, trois facteurs, parmi d'autres: a. présence d'un conflit entre les groupes sociaux (les classes), b. présence de la propriété privée effective, et, c. présence de relations de domination et de soumission. Il estime en outre être à même de discerner dans cette société une tendance à l'abolition de la propriété privée et à son remplacement par la propriété communautaire - remarque qui, du moins dans une certaine mesure, s'est avérée exacte. Et qu'arrive-t-il en cas de disparition de la propriété privée effective? C'est précisément là que Marx saute alternativement de la sociologie à la philosophie grâce à son truquage, incontestablement séduisant, de définitions. En faisant dépendre les classes des relations de domination et de soumission et en faisant dépendre ces relations de la possession ou de la nonpossession du capiatl privé effectif u , il fait de la propriété privée, en se situant sur le terrain de l'empirisme, et des classes sociales en se situant sur le terrain de la philosophie, les facteurs centraux de ses analyses. On peut suivre pas à pas le cheminement de la pensée qui a amené Marx à cette conclusion. Ce n'est pas le cheminement du chercheur empiriste qui ne vise qu'un savoir fragmentaire et n'espère qu'un progrès également fragmentaire mais bien celui du bâtisseur de système qui s'aperçoit tout à coup que tout se tient! Car si la propriété disparaît (hypothèse empirique) alors, il n'y a plus de classes (truquage)! S'il n'y a plus de classes, il n'y a plus d'aliénation (postulat spéculatif). Le règne de la liberté est instauré sur terre (idée philosophique). Qu'au contraire, Marx ait défini la pro13. C'est sur cette question de la division du travail que les considérations de Marx sont les plus ambiguës. Ainsi, lorsque Marx et Engels tentent, dans leur Idéologie allemande, de prouver qu'il n'y aura plus dans la société communiste de division du travail, leur démonstration demeure remarquablement peu convaincante et se borne en fait à la thèse selon laquelle la société finale verra se substituer au «spécialiste», à «l'homme de détail», «l'homme universel». 14. Cette affirmation est évidemment plausible en ce qui concerne l'identité effective de la propriété et du contrôle dans le capitalisme industriel à ses débuts, elle devient indéfendable si on la généralise. Cf. pp. 41 et sq.
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priété privée à partir des relations d'autorité, alors son observation empirique ne «collait» plus et il devait renoncer à sa philosophie de l'histoire. Car si la propriété privée effective peut disparaître de façon empirique, les relations d'autorité, elles, ne le peuvent que par le coup de baguette magique du maniaque des systèmes. 15 Il n'y aurait pas de mal à faire se rejoindre la philosophie et la sociologie à condition toutefois que ce ne fût pas au détriment de la sociologie, ce qui n'est pas le cas ici. Sa philosophie a contraint Marx à trahir sa sociologie et cette trahison nous met dans l'obligation de distinguer sans relâche l'une de l'autre. Aussi péremptoire que cette déclaration puisse paraître, elle peut aisément se justifier si l'on s'en réfère à l'œuvre de Marx, comme on peut le voir à la lumière de ces quelques exemples: 1)Le fait de relier dogmatiquement les classes et la propriété privée effective constitue en soi une trahison de la sociologie. La philosophie marxiste de l'histoire n'eût-elle pas existé, peut-être Marx aurait-il pu se rendre compte que le pouvoir et l'autorité ne sont pas liés aux titres légaux de propriété. Marx lui-même ne pouvait pas s'en rendre compte, et en tout cas, ne pouvait pas l'admettre au risque de voir s'écrouler, tant sur le plan empirique que sur le plan intellectuel, sa conception philosophique de la société sans classe. En d'autres termes, il lui fallait soit considérer la société de capitaux comme une forme transitoire vers la société sans classes, soit renoncer au principe philosophique selon lequel la propriété privée - et non pas la possession ou la non-possession de l'autorité constitue la differentia specifica de l'aliénation et le facteur déterminant des classes. 2) En affirmant l'universalité du conflit de classe dans la période d'aliénation, Marx a une fois de plus sacrifié sa sociologie pour sauvegarder sa philosophie. «L'histoire de toutes les sociétés jusqu'à nos jours est l'histoire des luttes de classe». Cette phrase n'est en fait qu'une reformulation du postulat philosophique qui relie l'aliénation (et par conséquent toute l'histoire connue) et la propriété privée aux classes. Elle devient en fait un dogme qui barre la route à toute recherche ouverte, impartiale. C'est pourtant bien le même Marx, ô ironie, qui s'éleva si fréquemment contre l'affirmation gratuite selon laquelle la propriété privée était universelle, qui réintroduit la même affirmation, de façon détournée mais tout aussi gratuite, lorsqu'il parle de l'universalité des classes qui tiennent d'après lui à la présence de la propriété privée. 3) L'analyse que fait Marx de la société capitaliste de son temps est évidemment marquée par la conviction, sociologiquement absurde, qui est la sienne, à savoir qu'elle représente la dernière société 15. Cette thèse a été suggérée pour la première fois par Schumpeter. Cf. 73, p. 79 et sq.
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de classes de l'histoire. C'est pourquoi ses affirmations quant à l'extraordinaire intensité des conflits de classe dans cette société et quant au rôle messianique du prolétariat ne relèvent guère de la connaissance scientifique. Elles dotent le concept de classe d'une importance et d'une exclusivité dans l'analyse sociologique que l'expérience historique ne garantit en aucune façon (même si elles ont aveuglé des générations de sociologues). 4) Enfin, la conception de la dialectique comme loi intrinsèque du développement historique implique une trahison de la sociologie au profit de la philosophie. Ceci est particulièrement évident dans la thèse fallacieuse et sociologiquement insoutenable selon laquelle tout changement de structure revêt nécessairement un caractère révolutionnaire - thèse une fois de plus, hélas, assez impressionnante pour détourner l'attention des sociologues des vrais changements. On pourrait citer bon nombre d'autres exemples, de moindre importance, de ce mélange, dans la théorie marxiste des classes, d'éléments sociologiques et philosophiques. Mais ils seraient hors de notre propos. Notre intention est plutôt de donner ici un aperçu des aspects non sociologiques de la théorie marxiste des classes et de préciser où ils se séparent radicalement des aspects proprement sociologiques. La nécessité d'une telle séparation ne fait aucun doute pour le sociologue. Mais l'on peut se demander: à quoi bon tant d'efforts? Pourquoi ne pas aborder le problème dans une perspective entièrement nouvelle et plus féconde? Il existe deux réponses à ces questions: tout d'abord, il est parfois utile en premier lieu de passer en revue les erreurs des auteurs qui nous ont précédé afin de les éviter nous-mêmes. Par ailleurs, la théorie des classes de Marx, une fois débarrassée de ses fioritures spéculatives, contient maints aperçus et maintes orientations appréciables que l'on peut difficilement se permettre d'ignorer.
L'IMAGE QU'AVAIT MARX DE LA SOCIÉTÉ CAPITALISTE DE CLASSE
Nous avons jusqu'ici dégagé les grands traits de l'image que se faisait Marx de la société de son temps et de son développement. L'on peut maintenant ajouter à ces grandes lignes quelques détails qui pourront utilement servir de point de départ à une analyse des changements réels qui se sont produit depuis Marx dans les sociétés industrielles, changements affectant la structure de classe de ces sociétés. Suivant en cela Marx, nous emploierons le terme de «société capitaliste» sans le définir pour l'instant avec plus de précision. Mais contrairement à Marx, nous laisserons de côté les éléments philosophiques de son analyse et nous nous refuserons le triomphe facile qui consiste à «réfuter» au moyen de données empiriques, spéculations et prophéties.
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Pour Marx, la société capitaliste est une société de classe. Il existe dans cette société une catégorie de personnes qui possèdent la propriété privée effective et une autre catégorie composée de personnes qui ne jouissent pas d'une telle propriété. L a première catégorie s'appelle le capital ou la bourgeoisie, l'autre le travail salarié ou le prolétariat. La propriété privée typique de la société capitaliste est la propriété des moyens de production industrielle: usines, machines, etc., ou capital. Les propriétaires ou capitalistes contrôlent leurs moyens de production; les non-possédants ou salariés sont dépendants, par leur contrat de travail, des moyens de production; et des propriétaires de ces moyens. Propriété et pouvoir et privation de l'une et de l'autre vont de pair. Il existe également une corrélation entre ces facteurs, d'une part, et la position socio-économique d'autre part; les capitalistes sont riches, connaissent la sécurité et jouissent d'un statut élevé; les travailleurs salariés ne jouissent pas d'un minimum vital. Ces différences de position engendrent des intérêts conflictuels et des groupes de conflit - à savoir les classes - qui luttent l'un contre l'autre, tout d'abord au niveau local de l'entreprise individuelle et éventuellement au niveau politique. Il existe, évidemment, dans la société capitaliste des personnes telles que petits propriétaires terriens, artisans indépendants et petits commerçants, paysans et intellectuels, qui restent étrangers à cette opposition entre les deux grands groupes qui n'affecte pas directement leurs intérêts. Toutefois ces groupes à part, voient non seulement leur importance numérique décroître mais voient également diminuer leur influence sur les conflits qui déterminent la structure de la société. L a bourgeoisie capitaliste et son contrepoint le prolétariat, se situent de plus en plus au centre même du processus social. Leur conflit domine la scène de la société capitaliste de classe et, soit entraîne dans leur orbite tous les autres groupes, soit les condamne à une totale insignifiance. La société est dominée par l'antagonisme entre les intérêts de ceux qui défendent leur possession de la propriété privée effective et de ceux qui, à partir de leur non-possession, posent une exigence de transformation radicale des relations de propriété. C e résumé de l'image qu'avait Marx de la société capitaliste est encore incomplet sur un point important. Il décrit une structure et non le processus de développement de cette structure alors que c'est sur ce point que Marx apporte une contribution sociologiquement importante à l'analyse sociale. Marx s'efforça, quelquefois rétrospectivement, plus souvent de façon prévisionnelle, de déterminer les tendances au changement que l'on pouvait déduire de cette structure. En ce qui concerne le développement de la structure de classe, Marx souligna en particulier les quatre processus suivants: 1) C'est une tendance inhérente à la société capitaliste que la polarisation croissante des classes. «L'ensemble de la société se
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scinde de plus en plus en deux grands camps hostiles, deux grandes classes directement antagonistes: la bourgeoisie et le prolétariat» (14, p. 7). Le modèle de deux classes dominantes n'est plus ici un postulat heuristique, il correspond à une situation réelle. «L'ancienne petite bourgeoisie, petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, toutes ses classes se fondent dans le prolétariat» (14, p. 16). Il est en fait inexact de parler de «deux» grandes classes puisque le développement social selon Marx engendre une société de classe fortement polarisée avec une classe dominante de capitalistes, relativement peu nombreuse et une classe opprimée extraordinairement vaste de travailleurs salariés. 2) Au fur et à mesure de la polarisation des classes, les situations de classe tendent vers des extrêmes. D'une part, la richesse de la bourgeoisie s'enfle de profits toujours plus élevés du fait de l'accroissement de la productivité et de la concentration progressive du capital dans les mains de quelques individus: «un capitaliste en tue plusieurs autres» (12, I, p. 803); d'autre part, «avec cette diminution constante du nombre des magnats de la finance qui usurpent et monopolisent les avantages de ce processus de changement . . . va de pair une augmentation de la pauvreté, de l'oppression, de l'esclavage, de l'exploitation mais aussi de la révolte d'une classe ouvrière qui croît en nombre de façon constante et que le mécanisme lui-même du mode de production capitaliste rend plus qualifiée, plus unie et plus organisée» (12, I, p. 803). C'est ici que se place la théorie de la paupérisation selon laquelle la pauvreté du prolétariat augmente avec l'expansion de la production en vertu d'une loi considérée comme inhérente à l'économie capitaliste. 3) Dans le même temps, l'homogénéité interne des deux classes augmente elle aussi. Au début du processus, les classes ont des contours extérieurs clairement définis mais en elles-mêmes elles sont hétérogènes. Marx dit de la bourgeoisie que ses membres «ont des intérêts identiques dans la mesure où ils forment une classe en opposition à une autre classe «mais» des intérêts contradictoires et conflictuels dès qu'ils se confrontent entre eux» (6, p. 140). De façon analogue, le prolétariat n'est pas, au début, «une classe pour luimême». Cependant, un certain nombre de processus concourent à faire des différents éléments constitutifs des classes, des groupes uniformes sans différences ou conflits internes significatifs. «De plus en plus, les heurts entre les travailleurs et les bourgeois prennent le caractère de heurts entre deux classes» (14, p. 87). Ceci est dû en partie à une pression qui s'exerce de l'extérieur, telle que l'intensité croissante de la lutte de classes. C'est également dû en partie à des facteurs sociaux ou même techniques. En ce qui concerne le prolétariat, Marx se réfère d'une part à l'ampleur croissante de l'organisation de classe en tant que facteur d'unification et d'autre part à «la tendance à l'égalisation et au nivellement des processus de
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travail» au sein de l'industrie elle-même, c'est-à-dire la tendance selon laquelle le développement technique de la production ramène tous les travailleurs au niveau du travailleur non qualifié. De la même manière, un ensemble de facteurs économiques et, au sens étroit, sociaux, unissent en une classe la bourgeoisie. 4) Lorsque l'histoire porte à leurs extrêmes ces tendances du développement, le point est atteint où le creuset dans lequel s'élaborait la structure sociale existante éclate et où une révolution met un terme à la société capitaliste. Le prolétariat jusqu'ici opprimé prend le pouvoir; la propriété privée effective est socialisée; les classes cessent d'exister; l'Etat dépérit. La révolution prolétarienne marque l'avènement de la société sans classe, de la société communiste. L'image de la société capitaliste chez Marx est celle d'une société soumise à un processus de changement radical. Ce changement culmine en un acte révolutionnaire dans lequel convergent tous les développements antérieurs et d'où partent tous les développements ultérieurs. Les agents de ce processus sont des groupes d'intérêts organisés, engendrés par les structures - à savoir les classes. L'une d'elles - la bourgeoisie - défend avec de maigres chances de succès la distribution présente de la propriété et avec elle le statu quo social dans son ensemble. L'autre - le prolétariat - attaque ce statu quo avec un succès croissant jusqu'au jour où ses intérêts deviennent une réalité, deviennent les valeurs de la nouvelle société. La forme capitaliste de la structure sociale et économique est condamnée et les classes en sont les fossoyeurs. A ce point de nos considérations, nous allons nous séparer de Marx. Sa théorie des classes fournit la base de nouvelles réflexions, son analyse de la société capitaliste la base de nouvelles analyses. Si nous parvenons à réfuter les théories sociologiques de Marx ou les hypothèses qu'on en déduit, nous aurons lieu de nous réjouir. Car la science progresse par la réfutation de propositions et de théories jusque-là admises et non par leur maintien obstiné.
CHAPITRE
II
changements depuis Karl Marx dans la structure des sociétés industrielles
CAPITALISME OU SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE
Constater que le développement des sociétés industrielles depuis la fin du siècle dernier infirme nombre de prédictions de Marx est devenu, à l'heure actuelle, un lieu commun. Mais de tels lieux communs, s'ils peuvent encourager le silence, peuvent également constituer un défi. Lorsqu'ils se répètent trop souvent, on est amené à se demander si ceux qui les profèrent ont réellement conscience de ce qu'ils disent et s'ils seraient à même d'étayer leurs affirmations. A ma connaissance, il n'existe dans la littérature sociologique qu'un recensement systématique des changements sociaux qui ont, sous des formes non prévues par Marx, affecté les sociétés industrielles: je veux parler de l'analyse de Theodor Geiger dans Class Society in the Melting-Pot. Quoique précieux, ce rencensement est loin d'être exhaustif; en outre, l'auteur échoue à présenter ces changements dans la perspective de l'élaboration d'une théorie nouvelle et plus approfondie que celle du conflit et du changement social proposée par Marx, i Dans ces conditions, je poursuis un double objectif en m'efforçant d'analyser dans le présent chapitre quelques-uns des changements les plus importants survenus depuis Marx dans la structure des sociétés industrielles. D'une part, je me propose de citer un certain nombre de schémas de développement social qui permettent de montrer que la théorie des classes de Marx a été démentie par les données d'observation. J'ai l'intention d'autre part d'étudier les caractéristiques des sociétés industrielles avancées dont doit tenir compte toute théorie du conflit et du changement prétendant s'appliquer non seulement aux sociétés capitalistes, mais à l'ensemble des sociétés industrielles. Dans le contexte d'une telle analyse, ce double objectif n'exige pas que l'on consacre beaucoup de place aux modalités archiconnues de développement. Ainsi, bien que nous appuyant sur 1. Pour une discussion détaillée du livre de Geiger, voir plus loin, au chap. III, p. 98 et sq.
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des observations et des généralisations empiriques, nous nous attacherons davantage dans ce chapitre à l'analyse qu'à une simple description des courants historiques. Marx, lui, traitait de ce qu'il appelait la société «bourgeoise» ou «capitaliste». Pour ma part, dans le titre de cet ouvrage et du présent chapitre, j'opte pour l'expression «société industrielle». Dans leur description des sociétés modernes, la plupart des sociologues ont tendance à user sans discrimination suffisante de ces divers concepts. Et ce pour diverses raisons: «Savoir si l'on est en droit de parler de l'Angleterre et de l'Amérique contemporaine en termes de société capitaliste soulève à la fois un problème pratique et un problème de terminologie» (T. Bottomore, 37, p. 13 n.). Dans la mesure où c'est d'un problème de terminologie qu'il s'agit, c'est-à-dire d'une décision parfaitement arbitraire, les motivations entrant en ligne de compte sont plus politiques que scientifiques. Certains auteurs, dont Bottomore (37) et H. P. Bahrdt (124) estiment qu'en optant pour le concept de société industrielle, les sociologues ont abdiqué cette volonté originelle de distance critique par rapport à la réalité sociale qui a été le point de départ des sciences sociales et qui, aujourd'hui encore, est présente dans la notion de société capitaliste. Pour ces auteurs, il ne fait aucun doute que ceux qui parlent de société industrielle, contrairement à ceux qui s'en tiennent au terme de société capitaliste, ont accepté le présent état de choses comme une donnée intangible. Il y a probablement une part de vérité dans cette argumentation. En effet, comment peut-on laver les sociologues de tout soupçon d'idéologie alors que leurs recherches portent justement, entre autres choses, sur de tels soupçons. Quoi qu'il en soit, je proposerai d'ignorer cette accusation de partipris idéologique et de s'en tenir à ce que Bottomore appelle la «question de fait» que recouvre la controverse terminologique. Je n'en persiste pas moins à penser que les notions de société capitaliste et de société industrielle ne sont pas des termes différents recouvrant des concepts identiques, mais correspondent bel et bien à des concepts différents qu'il nous faut isoler avec soin si nous voulons assurer les fondements logiques et historiques de notre analyse. Le concept de capitalisme était à l'origine - et est encore dans ime certaine mesure — un concept économique. Parler de société capitaliste revient en somme à extrapoler des relations économiques aux relations sociales. C'est, sinon admettre la thèse qui fait des institutions et valeurs sociales une simple superstructure sur la base réelle des conditions économiques, du moins accorder aux structures économiques un certain pouvoir sur la formation des structures sociales. Toutefois, sur les caractéristiques de cette «base réelle» pour ne rien dire de cette «superstructure sociale», les économistes eux-mêmes ont eu et ont encore du mal à se mettre d'accord. Dans sa description de l'ordre social et économique engendré à la fin du 18e et au
Changements
depuis Karl Marx
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début du 19e siècle, Marx a mis l'accent sur la propriété des moyens de production, sur le «libre» marché du travail, sur la production de la plus-value, sur la mécanisation de la production industrielle et sur l'existence de classes. A ces caractéristiques, Sombart et Max Weber ont ajouté plus tard le système de valeur rationnel ou rationaliste, le principe d'accumulation et le caractère d'économie de marché. Selon Weber, «l'une des caractéristiques essentielles de l'économie capitaliste privée est la rationalisation s'appuyant sur des calculs précis ainsi que la structuration établie de façon systématique et rigoureuse en fonction du but économique poursuivi» (189, p. 61). De son côté, Sombart donne du capitalisme cette définition trompeuse dans sa minutie: «une organisation commerciale dans laquelle deux groupes différents de la population sont liés par le marché et coopèrent de façon régulière: d'une part les propriétaires des moyens de production qui à la fois exercent le contrôle de l'économie et en sont les véritables sujets et, d'autre part, les simples travailleurs, non possédants et objets de l'économie; une organisation dominée par le principe d'accumulation et le rationalisme économique» (28, I, 319). On pourrait citer bien d'autres «définitions» du capitalisme, mais elles n'ajouteraient que peu de chose à celles qu'en ont donné Marx, Weber et Sombart. 2 Par ailleurs, il est bien évident que, par définition, et pour reprendre les termes d'Heimann, le capitalisme est «un concept historique». «Le capitalisme est un système économique parmi d'autres systèmes élaborés au cours de l'histoire; cela pose donc le problème des origines, de l'éventuelle transformation, voire de la disparition du capitalisme» (177, p. 510). Par conséquent, le concept dérivé de société capitaliste désigne un modèle historique de structure sociale qui peut soit se modifier soit être remplacé par d'autres. C'est alors qu'une question se pose, qui met en lumière toute l'ambiguïté d'une définition: qu'est-ce qui doit changer pour qu'un système capitaliste cesse d'être capitaliste? Prenons par exemple la définition de Sombart que nous citions plus haut. Elle recensait au moins sept éléments ou propriétés du capitalisme: 2. Toutes ces définitions soulèvent d'ailleurs un problème logique: où cesse la définition et où commence la description dans les sciences sociales? C'est là un point épineux qui mériterait d'être approfondi. Dans le présent travail, je ne parlerai de définitions qu'en tant que définitions de concept sous l'angle de leur genre (genus) et de leur différence spécifique (differentia specifica). Et je distinguerai nettement ces définitions des descriptions d'objets déjà conceptuellement situés que je n'appellerai «définitions» eia specifica). Et je distinguerai nettement ces définitions des descriptions l'important dans une définition, ce n'est pas qu'elle soit «exhaustive» (ce qui est en fait gênant dans la «définition» de Sombart citée ci-dessus), mais c'est qu'elle soit précise et dépourvue d'ambiguïté.
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1. l'organisation commerciale; 2. la coopération de deux groupes de la population; 3. la possession et le contrôle par un seul de ces deux groupes des moyens de production opposés à 4. la non-possession et le statut de «simples travailleurs» qui caractérisent le second groupe; 5. le lien entre ces deux groupes établi par le marché; 6. le principe de l'accumulation, et enfin 7. le rationalisme économique. On est en droit de se demander ce qu'il arrive si l'un de ces facteurs est modifié, tous les autres facteurs restant inchangés. Qu'arrive-t-il par exemple si propriété et contrôle des moyens de production ne sont plus dans le même temps entre les mêmes mains, toutes choses restant égales par ailleurs? A-t-on encore ou non affaire à un système capitaliste? Si l'on considère, ainsi que beaucoup trop l'ont fait, la définition donnée comme en partie «vraie», on ne peut alors faire à une telle question que deux sortes de réponse également absurdes: si l'on affirme que la modification d'un seul des éléments de la «définition» entraîne «nécessairement» la modification de tous les autres éléments, dans ce cas le capitalisme a disparu; soit l'on tient pour peu importante la modification d'un des éléments, alors le concept de capitalisme s'applique également à des systèmes qui ne remplissent pas toutes les conditions contenues dans la définition. La réponse que fait Marx est du premier type. Elle présuppose toute une chaîne de postulats insoutenables et n'est plus qu'un simple artifice de définition qui peut faire illusion par sa virtuosité mais ne peut convaincre personne. La seconde réponse, la plus fréquente, aboutit à une extension du concept de capitalisme qui finit par lui ôter toute signification. La «définition» du capitalisme n'en est alors plus une car il lui manque une différence spécifique (differentia specifica). On peut pousser la démonstration jusqu'à l'absurde en prenant le cas limite dans lequel le concept de capitalisme recouvre entièrement celui de système social et économique. Assurément, ni l'une ni l'autre de ces façons de penser ne saurait faire progresser une analyse historique et sociologique valable. Car pour être utilisable, le concept d'économie ou de société capitalisme doit être défini dans sa spécificité et avec la plus grande précision. Si l'on tente de le faire, on remarque ceci: les éléments recensés dans la plupart des définitions traditionnelles du capitalisme se rangent en deux groupes distincts. D'un côté, on trouve des facteurs dont on peut montrer qu'ils sont liés à la production industrielle en tant que telle et qu'ils sont indépendants du contexte social, légal ou économique de cette production. C'est par exemple la participation de deux groupes à la production, l'un subordonné, l'autre
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exerçant le contrôle, le rationalisme économique, un certain type d'économie de marché et d'autres encore qu'il faudrait déterminer. Dans l'autre groupe d'éléments contenus dans ces définitions, on trouve des caractéristiques qui ne s'appliquent qu'à la forme particulière prise au 19e siècle par la production industrielle dans les pays d'Europe et d'Amérique du Nord en voie d'industrialisation. Tout d'abord, union de la propriété et du contrôle, mais aussi, entre autres, pauvreté des travailleurs de l'industrie, recherche du profit. Il est exact que ces deux groupes de facteurs apparurent ensemble dans la situation particulière de l'Europe et des Etats-Unis au 19e siècle. Mais ayant expérimenté d'autres types d'industrialisation, nous savons maintenant que la combinaison de ces deux groupes de facteurs, du point de vue de l'industrialisation et de ses conséquences sociales, était seulement fortuite ou plutôt qu'elle n'était que la résultante de conditions historiques très particulières. C'est à tort qu'un certain nombre de sociologues ont affirmé et affirment encore que ces deux groupes de facteurs sont nécessairement liés et donc qu'ils doivent disparaître en même temps, et il importe de revenir sur ce point. Dans le présent travail, j'associerai au concept de société industrielle les facteurs qui s'avèrent issus de la structure de la production industrielle et qui ne peuvent donc disparaître sans que disparaisse l'industrie elle-même. Comme tout semble prouver que la production industrielle n'est pas dans notre histoire un simple hôte de passage mais une donnée permanente, il s'ensuit que le concept de société industrielle est extrêmement compréhensif. Toutes les fois qu'on l'applique à des sociétés particulières, il exige plus de spécification. En règle générale toutefois, je considérerai comme le trait distinctif des sociétés industrielles la production mécanisée en usine et en entreprise. Seule l'analyse empirique permettra de définir les conditions sociales qui accompagnent cette donnée première. En revanche, le terme de capitalisme ne s'applique qu'à une seule forme de société industrielle. Il est bien certain que toute définition contient une part d'arbitraire et que l'on pourrait donner d'autres définitions du capitalisme. Toutefois, les plus pénétrants des économistes modernes s'accordent à reconnaître comme éléments essentiels du capitalisme «la propriété privée des moyens de production et la réglementation par contrat privé (gestion ou pouvoir d'initiative) des processus de production». A cette définition qui est la sienne, Schumpeter ajoute le facteur de «création du crédit» (73, p. 167). Pour l'analyse sociologique, il semble judicieux - à moins d'abandonner définitivement le concept de société capitaliste - de retenir comme caractéristique essentielle de la forme capitaliste d'une société, l'union de la propriété privée et du contrôle effectif des instruments de production. Et nous suivons Sering lorsqu'il voit dans le «capitaliste type» à la fois le propriétaire légal de son usine, le
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directeur effectif de la production et le chef suprême de ses ouvriers» (74, p. 26). Ces deux expressions «capitalisme» et «société industrielle» sont d'une très grande généralité. On peut les appliquer à l'analyse de sociétés particulières mais sans grand profit. Il s'agit en effet de modèles ne s'attachant qu'aux grandes lignes des structures sociales. 3 Si notre propos était de fournir une discussion ou analyse «exhaustive» d'une société donnée, il conviendrait d'éclairer la classification en «société capitaliste» ou en «société industrielle» en faisant maintes références aux variables structurales particulières, à la culture et aux traditions historiques de cette société particulière. Mais si l'on se borne à l'analyse de quelques éléments structuraux généraux ou à l'analyse d'un grand nombre de sociétés ayant en commun ces éléments, alors on peut se contenter des catégories de société «capitaliste» ou «industrielle». C'est en ce sens qu'il faut entendre le titre du présent ouvrage. Le sujet n'en est pas essentiellement l'étude d'une société particulière mais celle des conditions de formation des classes et du conflit des classes dans la société industrielle, autrement dit dans toutes les sociétés qui remplissent les conditions générales de ce modèle de structure. Maintenant que nous avons distingué les deux groupes d'éléments dont se composent la plupart des définitions traditionnelles du capitalisme, nous sommes à même de distinguer société capitaliste et société industrielle. D'après nos précédentes définitions, il s'agit évidemment de distinguer un tout (la société industrielle) de l'une de ses parties (la société capitaliste). Notre intention ici n'est pas d'ajouter une nième appellation pittoresque à la longue liste de dénominations - forgées ces dernières années - des sociétés post-capitalistes. Je préfère ne pas choisir entre «société socialiste», «sociétédirectoriale», «société bureaucratique», «société industrielle avancée», etc. On ne voit d'ailleurs pas la nécessité de choisir, étant donné que cet essai de confrontation de la société capitaliste et de la société industrielle ne saurait être qu'un essai de généralisation. Jusqu'ici j'ai délibérément écarté toute référence aux classes et conflits de classe. Mais l'une des questions essentielles à laquelle la présente étude doit apporter une réponse est celle-ci: classes et conflits de classes appartiennent-ils à ce groupe de phénomènes qui ne sont caractéristiques que du seul type capitaliste de la société industrielle, ou bien sont-ils une conséquence de la production industrielle elle-même et 3. Sans s'engager plus avant dans la discussion, on peut préciser, par souci de clarté, que «les modèles de structure», au sens où on les entend ici, diffèrent des «types idéaux» de Weber en ce qu'ils «n'idéalisent» pas en une forme pure les conditions réelles (et partant revêtent un caractère de but, même si ce n'est pas explicite) mais ne font que dégager le contour réel des sociétés comparables entre elles, sans faire entrer en ligne de compte leurs particularités culturelles.
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par conséquent une donnée permanente de toute société industrielle? Nous garderons cette question présente à l'esprit tout au long de l'analyse des changements survenus depuis Marx dans la structure des sociétés industrielles.
LA PROPRIÉTÉ ET LE CONTRÔLE OU LA DÉCOMPOSITION DU CAPITAL
C'est à juste titre que Marx voyait dans la sphère de la production industrielle la racine du changement social dans la société capitaliste, mais l'orientation prise par ce changement fut radicalement opposée à celle que Marx avait prévue. En ce qui concerne le capital, il eut, dans ses dernières années au moins, une idée de ce qui allait se passer, comme le montre son analyse sommaire et quelque peu confuse des sociétés anonymes. Les sociétés anonymes eurent une existence légale en Allemagne, en Angleterre, en France et aux EtatsUnis dès la deuxième moitié du 19e siècle. Les lois traduisent l'aboutissement de développements sociaux et on peut effectivement trouver l'ébauche des futures sociétés par actions dès le 17e siècle, dans les compagnies et sociétés de commerce. Mais ce n'est qu'au 19e siècle et au début du 20e siècle que s'impose ce type d'entreprise qui devait se répandre dans toutes les branches de l'activité économique. De nos jours, plus des deux tiers des compagnies des sociétés industrielles avancées sont des sociétés par actions et ce qu'elles possèdent excèdent les quatre cinquièmes de la propriété totale investie dans les entreprises économiques. L'entreprise possédée et dirigée par un seul individu, voire une famille, a depuis longtemps cessé d'être le modèle le plus répandu de l'organisation économique. De plus, la répartition du capital de ces sociétés se fait sur une très grande échelle. 3% de la population adulte de la République Fédérale Allemande et approximativement 8% de celle des Etats-Unis possèdent une ou plusieurs actions de ces sociétés. Le pourcentage dans les autres pays doit se situer entre ces deux chiffres extrêmes. 4 II convient d'ajouter à ces sociétés par actions les entreprises coopératives et nationalisées qui, dans les sociétés contemporaines, constituent une part toujours croissante de la richesse nationale. L'ampleur autant que la rapidité d'expansion de ces organismes laissent peu de doute sur la signification de ce changement. Il n'y a rien de surprenant à ce que les sociologues aient très tôt partagé l'intérêt que juristes et économistes portaient à ces types nouveaux d'organisation qui se développaient rapidement. Il y a de plus un consensus assez remarquable parmi les sociologues en ce qui concerne les effets de ces sociétés par actions 4. Pour les faits présentés ou impliqués dans ce paragraphe, et dans cette section en général, voir entre autres sources, Berle et Means (173), Parkinson (180), Rosenstiel (183), Schwantag (184), et l'annuaire de l'Institut fur Demoskopie (229).
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sur la structure des entreprises industrielles et plus largement sur la structure de la société. Parmi les différentes interprétations de ce phénomène, il faut distinguer pour plus de clarté deux courants: l'un plutôt radical * et l'autre plutôt conservateur. Marx a été en un sens le fondateur de l'école radicale * tandis qu'il nous faut admettre, fait surprenant, que la plupart de ses partisans devaient par la suite adopter le point de vue le plus conservateur. Suivant l'optique radicale, les sociétés anonymes signifient une rupture totale avec les traditions capitalistes antérieures. En consacrant la séparation entre ce qu'on en était venu à appeler la propriété et le contrôle, elles donnent naissance à une nouvelle catégorie de dirigeants et de gestionnaires qui sont totalement différents de leurs prédécesseurs capitalistes. Ainsi, pour Marx, la société anonyme implique une aliénation complète du capital. Celui-ci «échappe aux producteurs réels et s'oppose comme propriété aliénée à tous les individus qui participent réellement à la production, du directeur jusqu'au moindre journalier» (12, III, p. 478). En d'autres termes, en séparant propriété et contrôle, la société anonyme réduit la distance entre le directeur et l'ouvrier, en même temps qu'elle éloigne tous les possédants de la sphère de production et souligne par là leur fonction d'exploiteurs. Peu de choses séparent cette analyse de la thèse avancée entre autres par Renner selon laquelle «les capitalistes sans fonction» engendrent les «fonctionnaires sans capital» et que ce nouveau groupe de maîtres de l'industrie n'a plus qu'une faible ressemblance avec les anciens «capitalistes» au sens plein du terme (71, p. 182-198). Burnham, Geiger, Sering et d'autres ont suivi Marx (et Renner) dans cette interprétation radicale des effets sociaux des sociétés anonymes. Les conservateurs, en revanche, soutiennent que les conséquences de la séparation apparente de la propriété et du contrôle ont été très nettement surestimées. Ils soutiennent en outre que propriétaires et gestionnaires, c'est-à-dire actionnaires et directeurs, constituent un groupe sensiblement homogène. Des liens directs existent très souvent entre eux et lorsque tel n'est pas le cas, ils offrent assez de ressemblances pour que l'on maintienne le schéma ancien d'une classe homogène de capitalistes opposée à une classe également homogène de travailleurs. Cette thèse n'est plus guère défendue de nos jours en Occident bien que l'œuvre de C. Wright Mills (62, 63) en porte encore nettement la trace. Il faut ajouter que cette thèse conservatrice est en opposition flagrante avec l'analyse de Marx. Il ne saurait être question d'épuiser ce sujet complexe de la propriété et du contrôle de la production, mais il faut pourtant, avant de l'abandonner, se demander laquelle des deux thèses en présence * Au sens que revêt le mot radical dans la tradition politique anglosaxonne (N.d.T.).
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est la plus plausible et la plus juste. On ne peut mettre en doute que la structure sociale des sociétés anonymes, comme d'ailleurs des entreprises coopératives ou étatiques, diffère de celle de l'entreprise capitaliste classique et que le passage de l'une à l'autre signifie un changement social. Mais de quel type de changement s'agit-il exactement? S'agit-il d'un changement comprenant le transfert de certains droits et devoirs tenant à des positions sociales d'un groupe à un autre? Ou bien s'agit-il d'un changement impliquant un remaniement quelconque de ces positions elles-mêmes? De telles questions ne sont pas, comme il pourrait le sembler, de pure rhétorique. Pour ma part, je dirais volontiers que la séparation de la propriété et du contrôle implique un changement à la fois dans la structure des positions sociales et dans la répartition des personnes dans ces diverses positions sociales. Mais il est bien évident que les sociétés par actions diffèrent des entreprises capitalistes essentiellement par la structure de leurs positions de commandement. Dans le domaine qui nous occupe, on peut décrire le processus de transition de l'entreprise capitaliste à la société par actions comme un processus de différenciation de rôles. Les rôles de possédant et de dirigeant, initialement combinés dans la position du capitaliste, se sont scindés en deux et répartis entre les deux positions d'actionnaire et de gérant, s A tout le moins, ce processus de différenciation signifie que deux entités physiques ont pris la position primitivement occupée par une seule entité. Mais ce n'est pas tout. Outre ses effets manifestes, la séparation de la propriété et du contrôle a de multiples effets non apparents de plus grande importance encore. Car il est évident que les positions résultantes, celles d'actionnaires et de gestionnaires, diffèrent non seulement sous l'angle des droits et devoirs évidents de leur titulaires, mais aussi à bien d'autres égards. De façon générale, et comme Marx l'a lui-même souligné, le «capitaliste sans fonction» est bel et bien aliéné dans la production, c'est-à-dire nettement tenu à l'écart de l'entreprise dont il possède le capital. Il ne participe en rien à la vie quotidienne de l'entreprise et surtout n'occupe pas de place définie dans les échelons hiérarchiques. Alors que le «fonctionnaire sans capital», lui, y a sa place, bien qu'en principe, il ne possède rien de l'entreprise qu'il gère. 6 5. Une analyse plus approfondie aurait amené à distinguer dans ce processus de différenciation non pas deux mais au moins trois rôles et positions, le troisième étant celui d'investisseur ou de «capitaliste financier» (Hilferding). Renner irait encore plus loin: «ces trois personnages se sont substitués au capitaliste traditionnel: le producteur possédant le capital de production sous le masque de l'entrepreneur, le capitaliste commerçant sous le masque de l'homme d'affaires et le capitaliste financier» (71, p. 175). 6. En 1935, dans 155 des 200 plus importantes «corporations» américaines, le personnel de direction ne détenait en moyenne pas plus de
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Du point de vue de la structure sociale de l'entreprise industrielle, cela signifie un changement important dans ce qui fonde la légitimité de l'autorité de l'entrepreneur. Le capitaliste à l'ancienne mode exerçait l'autorité parce qu'il possédait les moyens de production. L'exercice de l'autorité faisait partie intégrante de ses droits de propriété de même d'ailleurs que l'on peut considérer la propriété comme une forme institutionnalisée, parmi d'autres, de l'autorité. En opposition à cette autorité légitimée par la propriété, celle du directeur a de nombreux points de ressemblance avec celle qu'exercent les dirigeants d'institutions politiques. Il est vrai que même pour un directeur, la propriété n'a pas cessé de représenter le fondement de l'autorité. Le droit qu'il possède de commander et de se faire obéir découle partiellement des droits de propriété qui lui sont délégués par les actionnaires, que ceux-ci agissent en tant que groupe ou par l'intermédiaire d'un conseil élu de directeurs. Mais outre ces droits de propriété qui lui sont délégués, et en raison du contact plus étroit qu'il entretient avec les participants à la production, le directeur doit obtenir une autre base, souvent plus importante, sur laquelle fonder la légitimité de son autorité, à savoir une sorte de consensus auprès de ceux qui sont tenus de lui obéir. En règle générale, ce consensus prend plutôt la forme d'une absence de dissensions. Toutefois, à l'inverse du «capitaliste à part entière», le directeur ne peut se permettre d'exercer son autorité en ignorant délibérément les desiderata et les intérêts de ses subordonnés. Les mécanismes auxquels ont recours, pour défendre leurs intérêts, travailleurs manuels ou employés de bureau en cas de conflit avec l'un des membres de la direction, sont fort complexes et difficilement contrôlables. 7 Mais de tels mécanismes existent et les directeurs disposent de moyens et de méthodes pour prévenir leur mise en œuvre. En ce sens, la tendance aux «relations humaines» ne fait que manifester un changement de la base de la légitimité de l'autorité au sein de l'entreprise depuis que propriété et contrôle sont disjoints. 8 1,74% de la totalité des actions ordinaires de leurs entreprises (cf. 159, p. 135). 7. Ces mécanismes vont de la pression directe ayant pour but de contraindre le directeur à démissionner ou à changer d'attitude, aux moyens indirects, comme troubler la bonne marche de l'entreprise, qui peuvent amener le conseil de direction à blâmer voire à limoger le directeur; ces conseils agissent dans ce cas, en quelque sorte, au nom des salariés. 8. Bendix a remarquablement démontré que ce changement s'accompagne d'un changement dans «l'idéologie du commandement», c'est-à-dire dans les tentatives faites pour justifier de façon théorique l'autorité de l'entrepreneur (cf. 138). Il voit un changement idéologique dans le passage d'une autorité illimitée basée sur les intérêts d'une classe dominante à l'hypothèse, dans le mode moderne de direction, d'une identité d'intérêts pour la totalité des participants à la production. L'argumentation de
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En même temps que se différencient les rôles capitalistes, la composition de la classe des dirigeants d'entreprise - s'il s'agit bien d'une classe - se trouve modifiée elle aussi. Cette évolution se fait sans doute de façon graduelle, mais elle est déjà très engagée dans la plupart des sociétés contemporaines hautement industrialisées. Si comme Bendix (138, p. 228) on distingue entre les capitalistes, les héritiers et les bureaucrates comme constituant trois types de dirigeants, il faut également convenir qu'à ces trois types correspondent des modes de recrutement sensiblement différents. Le capitaliste est un homme qui possède et dirige une entreprise qu'il a créée luimême. Après avoir été au début de sa carrière un artisan qualifié ou un boutiquier, il a bâti en partant de zéro une usine ou une firme d'une certaine importance et dont l'étendue, la taille et la production vont croissant. L'héritier, en revanche, naît propriétaire de l'entreprise et, mises à part peut-être quelques années d'apprentissage dans certains services, il en ignore tout, en dehors du fait qu'il en est propriétaire. Tous deux, le capitaliste et l'héritier, sont des possédants-dirigeants. Pour les simples directeurs, il existe deux modes spécifiques de recrutement qui chacun d'eux diffèrent radicalement des modes de recrutement des capitalistes et des héritiers. La carrière bureaucratique constitue l'un de ces modes. Dans les premières sociétés anonymes, les fondés de pouvoir étaient souvent choisis parmi les employés ayant exercé des responsabilités à la fois techniques et administratives. Ils sortaient du rang. Un autre mode de recrutement s'est imposé plus récemment. De nos jours, la plus grande part des états-majors des entreprises industrielles obtiennent leur situation grâce à des études spécialisées et à leurs diplômes universitaires. Des juristes, des économistes et des ingénieurs tiennent souvent des postes de direction quasi immédiatement après la fin de leurs études et s'élèvent peu à peu aux postes-clés. Il est évident que ces deux modes de recrutement - et le dernier tout spécialement - introduisent une distinction fondamentale entre ce groupe de dirigeants d'une part, et les anciens possédants-dirigeants ou les nouveaux simples possédants d'autre part. Leur origine sociale et leur expérience placent ces groupes dans des zones de référence différentes et il est pour le moins vraisemblable que le groupe des responsables de direction formés professionnellement «produise de plus en plus les traits de caractère et modes de pensées propres à la fonction qu'ils exercent» (Sering, 74, p. 205). Tel est, selon nous, l'effet décisif de la séparation, dans l'industrie, de la propriété et du contrôle: c'est qu'elle engendre deux types de rôles dont les tenants Bendix vient étayer solidement ma thèse selon laquelle la séparation de la propriété et du contrôle implique un changement dans le fondement de la légitimité de l'autorité.
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divergent de plus en plus dans leurs conceptions de la société en général et de l'entreprise en particulier. Leurs groupes de référence diffèrent, et des groupes différents favorisent l'apparition de valeurs différentes. Parler, dans l'optique capitaliste classique, de «spécialiste de l'organisation» est une impensable absurdité. Et pourtant le directeur d'entreprise «n'est pas l'individualiste-type mais l'homme qui, à travers d'autres, travaille pour d'autres» (Whyte, 169, p. 21). Rien n'est plus éloigné des mobiles réels qui animent les directeurs bureaucratiques modernes que l'idée de profit. 9 D'un point de vue économique, les directeurs se soucient de rentabilité, d'efficience et de productivité, toutes choses qui sont indissolublement liées à ces impondérables que l'on a baptisé du nom de «climat social» de l'entreprise (Betriebsklima). Le directeur a en commun avec le capitaliste deux groupes sociaux de référence: ses pairs et ses subordonnés. Mais son attitude vis-à-vis de ceux-ci diffère de façon notable (tout comme l'attitude que ses pairs attendent de lui). Pour lui, réussir c'est être aimé et être aimé signifie bien souvent être pareil. Le directeur est un dirigeant malgré lui et ses diverses attitudes traduisent ses sentiments. Il serait sans doute bon, avant de conclure cette analyse, de prévenir une interprétation erronée. En dépit de nombreuses différences, il y a sans aucun doute de grandes similitudes entre les positions, le rôle et les attitudes du capitaliste et du directeur d'entreprise. Tous deux ont un rôle de dirigeant et partant, sont tous deux l'objet d'une attente qu'aucun contexte social ne peut faire disparaître. De plus, dans toutes les sociétés industrielles des liens personnels et sociaux nombreux unissent possédants et dirigeants. Tout au plus les directeurs non possédants sont-ils plus actifs dans les affaires politiques, à la fois en tant qu'individus et également par le truchement de leurs associations et de leurs lobbies. Disons également que la société anonyme, si elle a conquis la production industrielle (c'est-à-dire le secteur secondaire), est encore assez peu implantée dans le secteur tertiaire, c'est-à-dire commerce et services. C'est pourquoi on ne saurait faire de la séparation de la propriété et du contrôle un changement aussi fondamental que, disons, la révolution industrielle. Car il s'agit bien d'un changement qui, s'il est d'une ampleur restreinte, n'en a pas moins des effets précis sur la structure et le conflit de classes. Il n'y a pas lieu de suivre Marx lorsqu'il fait de la séparation de la propriété et du contrôle une étape transitoire du développement historique. Cette séparation n'est pas plus transitoire qu'aucune autre 9. Ce qui ne veut pas dire que ceci soit inutile comme supposition dans la théorie économique. Une supposition théorique n'a pas toujours besoin d'être réaliste. Cependant, il peut être utile, même pour les économistes d'essayer d'étendre leurs modèles en tenant compte de certains facteurs sociaux, caractéristiques des rôles d'entrepreneurs.
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étape de l'histoire et elle a d'ores et déjà fourni un modèle organique de structure sociale et économique. En revanche, je pense que nous pouvons suivre Marx dans son interprétation radicale de ce phénomène. La séparation de la propriété et du contrôle a remplacé un seul groupe par deux groupes différents dont les positions, les rôles et les conceptions sont loin d'être identiques. En adoptant ce point de vue, on est en fait d'accord avec Marx contre lui-même. Car il s'ensuit que la classe capitaliste homogène prédite par Marx n'a en fait pas vu le jour. Le capital - et par conséquent le capitalisme - s'est dissous et a donné naissance, dans la sphère économique, à une pluralité de groupes dont les uns s'accordent, les autres sont en rivalité et d'autres sont simplement différents. Les conséquences de cette évolution sur le conflit de classes sont triples: 1) Le remplacement des capitalistes par les directeurs implique une modification dans la composition des groupes qui prennent part au conflit. 2) Conséquence de cette modification dans le recrutement et la composition des parties: la nature des problèmes qui entraînent les conflits s'est également modifiée car les intérêts de ces fonctionnaires sans capital diffèrent de ceux des capitalistes bon teint comme les intérêts des travailleurs de ceux de leurs nouveaux opposants. 3) La décomposition du capital entraîne un changement dans les schémas de conflit. On peut se demander si ce nouveau conflit, dans lequel le Travail ne s'oppose plus à une classe capitaliste homogène, peut encore être décrit comme un conflit de classe. Quoi qu'il en soit, ce conflit diffère de la division en deux grands camps homogènes et hostiles que Marx avait connue. Bien que je suive le point de vue radical en ce qui concerne la séparation de la propriété et du contrôle de l'industrie, il y a un mot à dire en faveur de la thèse conservatrice. Des changements dans la composition des groupes conflictuels, des origines et des schémas de conflit ne signifient pas la disparition des conflits ni même des conflits spécifiques qui opposent dans l'industrie travailleurs et direction. Malgré les conséquences de la décomposition du capital sur la structure de classe, nous n'avons pas lieu de croire que les antagonismes et les conflits d'intérêt sont désormais bannis des entreprises industrielles.
QUALIFICATION ET STRATIFICATION OU DÉCOMPOSITION DU TRAVAIL
En ce qui concerne le capital, Marx avait eu quelques prémonitions de ce qui allait advenir. En revanche, en ce qui concerne le monde du travail, il n'a pas saisi les développements qui allaient affecter son unité et son homogénéité. La sphère de production qui tenait une si grande place dans ses analyses devient le point de départ de change-
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ments qui devaient nettement infirmer ses prévisions. Loin d'être un groupe homogène de travailleurs également non qualifiées et également soumis à la paupérisation, la classe ouvrière d'aujourd'hui est en fait une couche sociale différenciée selon des clivages plus ou moins apparents. Là encore, l'histoire a fait disparaître une position, un rôle social et lui a substitué une pluralité de rôles porteurs d'attentes divergentes et souvent conflictuelles. Après avoir soutenu que le développement technique de l'industrie tendrait à abolir toutes les différences d'aptitude et de qualification, Marx en inférait l'homogénéisation croissante du monde du travail Ce faisant, il était bien un enfant de son siècle. Seuls les premiers économistes avaient cru que la division du travail dans l'industrie entraînerait un «accroissement de la dextérité de chaque ouvrier» (Adam Smith, 185, p. 7) en donnant à celui-ci l'occasion de «perfectionner l'adresse acquise par la fréquente répétition de la même opération» (Babbage, 172, p. 134). Dès la génération suivante, les sociologues étaient absolument unanimes à reconnaître que d'une part, les modes de production industrielle «substituaient à une main-d'œuvre relativement non spécialisée une main-d'œuvre plus spécialisée» (Ure, 188, p. 30), et que d'autre part, la division du travail était parvenue à un stade auquel «la spécialisation de l'ouvrier décroît en fonction inverse des progrès de l'industrie» (Proudhon, 181, p. 153). Marx n'était que trop heureux d'adopter ce point de vue qui s'accordait si bien à l'ensemble de sa théorie de la structure de classe. Il écrit: «Compte tenu du fait que la mécanisation abolit progressivement les différences dans le monde du travail et ramène presque partout les salaires à un niveau également bas, on observe une égalisation croissante des intérêts et des conditions de vie du prolétariat» (14, p. 17). «La structure hiérarchique d'ouvriers qualifiés qui caractérise la manufacture est remplacée dans l'usine mécanisée par une tendance à l'égalisation et à la réduction à un seul et même niveau de toute espèce de travail qui doit y être exécuté» (12,1, p. 490). En effet, on doit pouvoir affirmer, sur la base de l'information dont nous disposons, que jusqu'à la fin du 19e siècle, la qualification de la plupart des travailleurs industriels tendait à décroître, c'està-dire tendait à un nivellement par le bas. Mais depuis lors, deux tendances nouvelles se sont fait jour en liaison étroite avec d'une part, les innovations techniques dans la production et d'autre part, une nouvelle idéologie de l'organisation industrielle qu'illustrent les travaux de F. W. Taylor (167) et de H. Fayol (145). Au tournant du siècle, on voit surgir une nouvelle catégorie de travailleurs qu'on désigne le plus souvent aujourd'hui sous le terme d'ouvriers semiqualifiés. Dès 1905, Max Weber se réfère à la présence croissante de «travailleurs semi-qualifiés formés directement sur le tas» (32, p. 502). Dans les années 30, il était devenu un lieu commun de souligner «la tendance chez tous les travailleurs manuels à devenir des
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surveillants de machine semi-qualifiés tandis que les ouvriers hautement qualifiés comme les ouvriers sans qualification décroissent en nombre» (Carr-Saunders et Jones, 89, p. 61). Ce qui différencie l'ouvrier semi-qualifié de l'ouvrier non qualifié n'est pas tant la qualification technique exigée de lui pour l'accomplissement de sa tâche qu'une qualification non fonctionnelle, plus malaisée à définir qui tient à son aptitude à assumer des responsabilités, à s'adapter à des conditions difficiles et à mettre de l'intelligence dans l'exécution de son travail. Cette qualification non fonctionnelle ne s'acquiert pas par un apprentissage classique (bien que de nombreux travailleurs semi-qualifiés suivent également un tel apprentissage), mais par l'expérience sur le tas. Ces «aptitudes à la responsabilité» tracent une ligne de démarcation très nette entre ceux qui les possèdent et les non-qualifiés auxquels font défaut formation et expérience. A côté de cette main-d'œuvre semi-qualifiée, on observe dans l'industrie une nouvelle demande croissante de main-d'œuvre hautement qualifiée, de type ingénieur. Carr-Saunders et Jones, dans le passage que nous venons de citer demeuraient convaincus que la réduction de la main-d'œuvre non qualifiée et celle de la main-d'œuvre qualifiée iraient de pair. On sait de nos jours, avec Friedmann (146), Geiger (46), Moore (157) et d'autres, qu'en ce qui concerne la main-d'œuvre qualifiée, cette prévision ne s'est pas vérifiée. La complexité croissante des machines exige un nombre croissant de responsables qualifiés tels que dessinateurs, constructeurs, responsables de l'entretien et du dépannage ou même conducteurs. En fait, Drucker ne fait que systématiser ce phénomène lorsqu'il écrit: «on note à l'intérieur de la classe ouvrière un déplacement de la main-d'œuvre non qualifiée vers une main-d'œuvre qualifiée, ce qui va à l'encontre du courant observé au cours des cinquante dernières années. La présence d'un travailleur non qualifié révèle en fait une lacune de la technique, puisque le travail non qualifié peut toujours, du moins en théorie, être exécuté plus vite, mieux, et à meilleur compte par la machine» (144, pp. 42-43). Le changement des classifications ne permet guère d'étayer cette argumentation par des données statistiques. En ce qui concerne les travailleurs non qualifiés, on peut montrer qu'en Angleterre leur pourcentage a légèrement décru puisqu'ils ne représentaient plus, en 1951, que 12,5% de la population masculine active dont ils constituaient 16,% en 1931. Cette réduction d'effectifs est encore plus marquée aux Etats-Unis où leur pourcentage est passé de 36% de la main-d'œuvre globale en 1910 à un peu plus de 28% en 1930 et, plus tard, en 1950, à moins de 20% (cf. Caplow, 141, p. 299). Mais la validité de ces statistiques est discutable. L'analyse de la situation de l'industrie montre assez nettement qu'il faut distinguer dans la main-d'œuvre des industries avancées au moins trois groupes selon le critère de classification: un groupe qui va s'augmentant, d'ouvriers
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hautement qualifiés qui viennent s'amalgamer aux ingénieurs et aux cadres administratifs; un groupe relativement stable d'ouvriers semiqualifiés dont l'expérience industrielle, spécifique ou non, est d'un bon niveau; et enfin, un troisième groupe qui tend à disparaître, de travailleurs sans aucune qualification qui sont soit des nouveaux venus dans l'industrie (débutants, anciens travailleurs de l'agriculture, immigrants) soit des semi-chômeurs. On remarque en outre que ces trois groupes se différencient non seulement selon les niveaux de qualification, mais aussi selon d'autres attributs et déterminants de leur statut social. En règle générale, les revenus des semi-qualifiés sont plus élevés que ceux des manœuvres; les ouvriers qualifiés perçoivent généralement un salaire mensuel et partagent par conséquent le statut des employés de bureau. La hiérarchie de qualification correspond exactement à la hiérarchie de responsabilité et d'autorité déléguée au sein de la classe ouvrière. Il ressort de nombreuses études que cette hiérarchie est par ailleurs en exacte corrélation avec celle du prestige. Au sommet de celle-ci se situent les travailleurs qualifiés, jouissant, du fait de leur formation prolongée, de leur salaire et de la sécurité de leur emploi, d'un statut spécial; au bas de l'échelle se situent les manœuvres qui, selon une récente enquête d'opinion menée en Allemagne, ne font qu'« exécuter une besogne» sans avoir à proprement parler d'«emploi» (cf. Kluth, 150, p. 167). Là encore, de toute évidence, Marx s'était trompé. D'après Philip «on observe partout une différenciation croissante de la classe ouvrière, différenciation en catégories d'emplois d'une part en trois grands groupes dont les intérêts sont, sinon contradictoires, du moins divergents, d'autre part, les ouvriers qualifiés, les manœuvres sans qualification et les ouvriers spécialisés semi-qualifiés (161, p. 2). 10 Pour bien appréhender les conséquences de cette évolution, il est bon de se souvenir que, pour Marx, l'uniformité croissante de la classe ouvrière était une condition sine qua non de cette intensification de la lutte de classe qui devait atteindre son apogée dans une révolution. On voit bien d'où Marx avait tiré cette prévision. Car pour qu'il y ait révolution, les conflits à l'intérieur d'une société donnée doivent atteindre une extrême intensité. Mais pour que les conflits soient intenses, il faut bien supposer une grande unité et une forte homogénéité des groupes en conflit. Or, ni le capital ni le monde du travail n'ont évolué dans ce sens. Le capital s'est scindé en au moins deux éléments qui diffèrent sous maints aspects. Et il en est allé de même pour le monde du travail. L'esclave toujours plus pauvre de l'industrie que rien ne peut distinguer de ses semblables, ni son travail, ni sa qualification, ni ses gages, ni son prestige, 10. L'argumentation développée ici s'appuie sur deux de mes études plus approfondies, l'une sur la main-d'œuvre non qualifiée (143) et l'autre sur qualification et stratification sociale (142). Je renvoie à ces études pour d'autres références et d'autres données.
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le prolétaire a quitté la scène. Qui plus est, il semble qu'aujourd'hui ait également disparu son successeur moins indigent mais également aliéné, l'ouvrier. En effet, dans le monde industriel moderne, «l'ouvrier» est précisément devenu cette sorte d'abstraction qui déplaisait si fort et à juste titre à Marx. A sa place s'installe une multitude de groupes dont le statut et la qualification diffèrent et dont les intérêts sont souvent divergents. Les ouvriers qualifiés, par leurs exigences quant à la sécurité de l'emploi, peuvent léser les non-qualifiés; les semi-qualifiés, par leurs revendications de salaires, peuvent se heurter aux qualifiés; et tout gain au profit des non-qualifiés doit nécessairement ranimer chez leurs camarades hautement qualifiés le souci de préserver leurs avantages. Ici aussi, comme dans le cas du capital, il ne faudrait pas conclure de la décomposition du monde du travail qu'aucun lien n'unit plus, fût-ce pour des objectifs précis, la plupart des travailleurs. Il ne faut pas davantage en conclure que les conflits dans l'industrie ont perdu toute leur acuité. Mais là encore, un changement apparaît dans les origines et surtout dans les structures de ces conflits. Comme pour la classe capitaliste, on peut se demander si parler de classe ouvrière a gardé encore quelque signification. Marx serait sans doute d'accord pour dire que la classe sociale est une force qui rassemble en un groupe des individus dissemblables en passant outre leurs dissemblances (Marshall, 57, p. 114). Mais ce qu'il ne soupçonnait pas, c'est que les dissemblances seraient aussi grandes et les forces unificatrices aussi faibles qu'elles se sont révélées aussi bien en ce qui concerne le capital que le monde du travail.
LA «NOUVELLE CLASSE MOYENNE»
Parallèlement à la décomposition du capital et du travail, est née une nouvelle couche sociale à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'industrie des sociétés modernes qui portait en elle pour ainsi dire les germes de son éclatement. Depuis que Lederer et Marshall ont, les premiers, publié une étude sur ce groupe social et lui ont donné le nom de «nouvelle classe moyenne» (Neuer Mittelstand), les sociologues ont tant écrit sur l'origine, l'évolution, la position, la fonction des employés et des commis que tout ce qu'on écrira désormais a des chances d'avoir été déjà dit. De toutes ces études sur les salariés de l'industrie, du commerce et des services publics, on ne peut tirer avec certitude qu'une seule conclusion: il n'y a pas de mot dans notre langue moderne pour décrire ce groupe qui n'en est pas un, cette classe qui n'en est pas une, cette couche sociale qui n'en est pas une. Certes, il y a eu des tentatives pour la décrire. Et l'on se trouve désormais dans la situation peu enviable d'opter entre deux, voire trois théories contradictoires. Mais il faut noter que
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toutes ces tentatives étaient assorties de multiples réserves soulignant l'impossibilité de généraliser. Moi-même, dans la brève analyse qui va suivre, je n'éviterai pas totalement cet écueil, mais je ne puis cependant ignorer ce problème dans l'exposé des changements sociaux qui ont, au siècle dernier, affecté le problème des classes. A l'époque de la mort de Marx, environ un travailleur sur vingt occupait un emploi que l'on peut plus ou moins grossièrement qualifier d'emploi de bureau; de nos jours, cette proportion est passée à un sur cinq et même, dans le secteur tertiaire, à un sur trois. On pourrait donner des chiffres plus précis quant à l'importance numérique, à la croissance de cette «nouvelle classe moyenne»,n mais leur précision a quelque chose d'inquiétant étant donné qu'il est pratiquement impossible de cerner les limites du «groupe» qu'ils sont censés dénombrer. Car dans la réalité, le «salmigondis d'emplois» (Mills) des salariés réunit aussi bien les employés des postes que les P.D.G., les chefs de rayon que les médecins des hôpitaux et les dactylos que les premiers ministres. Une «classe moyenne» doit normalement se situer quelque part entre au moins deux autres classes, l'une étant au-dessus et l'autre en-dessous d'elle. Et pourtant, cette «nouvelle classe moyenne» décourage toute tentative de fixer ses limites supérieure et inférieure. En fait, si l'on s'en tient à des questions du genre: quand peut-on dire de salariés qu'ils appartiennent à une couche sociale supérieure ou à une classe dominante ou qu'ils appartiennent encore à la classe ouvrière, on n'y peut trouver de réponse. Il faudra donc que nos interrogations soient plus subtiles. Si l'on s'intéresse comme c'est notre cas, non pas aux modalités de la stratification sociale mais aux lignes de conflit, une chose est certaine: quelle que soit la manière dont on tente de délimiter cet amalgame d'employés salariés, ceux-ci ne constituent pas à proprement parler une «classe moyenne», car une théorie du conflit exclut l'existence d'une entité telle qu'une classe moyenne. Bien que parfaitement claire, cette affirmation peut prêter à malentendu. C'est pourquoi la majeure partie de ce travail vise à l'élucider. Il est vrai qu'en termes de prestige et de revenus, de nombreux employés occupent quelque part dans l'échelle sociale une position intermédiaire entre les très riches et les très pauvres. Mais dans une situation de conflit, définie de façon marxiste ou non, cette sorte de position intermédiaire n'existe tout simplement pas, ou du moins existe seulement en tant que position négative de non-participation au conflit. On peut éclairer ce point à l'aide d'une comparaison: prenons le cas d'élections donnant le choix entre deux partis. L'abstention étant 11. Pour les données utilisées dans les paragraphes suivants, cf. outre la première étude faite par Lederer et Marshall (133), les travaux de Lockwood (135), Geiger (91), Croner (129), Lewis et Maude (134), et C. Wright Mills (137). Bendix fournit également quelques chiffres intéressants (138, p. 214).
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possible, seuls les électeurs ayant opté pour l'un ou l'autre des partis participent effectivement à la lutte. De même, dans le cas qui nous occupe, il s'agit de déterminer quelle option a prise ou prendra ladite nouvelle classe moyenne. La réponse qu'on peut faire à cela correspond - pour rester sur le terrain de la métaphore - aux conclusions de Bonham en Angleterre (127) et de von der Heydte en Allemagne (196): environ deux tiers de la «nouvelle classe moyenne» voteraient conservateur et un tiers radical. J'ai déjà dit ci-dessus qu'il existait deux et peut-être trois théories rivales en ce qui concerne la position de la «nouvelle classe moyenne». Pour notre propos, on peut rapidement les réduire à deux et demi. La troisième en effet que j'avais à l'esprit n'est en fait guère plus qu'une description, d'ailleurs peu concluante. Elle est contenue dans l'hypothèse de travail adoptée par Crozier pour une recherche empirique sur la France: «La situation des employés salariés est telle qu'elle rend possible une identification avec le monde de la classe dominante et lorsque celle-ci est réussie, elle autorise les plus grands espoirs. Mais c'est en même temps une situation de travailleur et en tant que telle soumise à la plupart des restrictions que connaissent l'ensemble des travailleurs: limitation des revenus, manque d'autonomie et situation de subordination» (130, pp. 311-12). Des affirmations de ce type sont aussi fréquentes qu'inutiles pour qui s'attache à l'analyse des conflits sociaux. On peut par conséquent rejeter d'emblée toute théorie se limitant à des affirmations émaillées de «en partie», ou encore «d'une p a r t . . . mais aussi d'autre p a r t . . . » etc. Il existe deux théories qui ne sont pas marquées de cette ambiguïté, mais radicalement opposées. Selon la première, la «nouvelle classe moyenne» constitue en fait une extension de l'ancienne classe dominante, capitaliste ou bourgeoise, et en ce sens fait partie de la classe dirigeante. Croner, qui, après Renner (71), Bendix (138, chap. IV) et d'autres, se rallia récemment à cette théorie, soutient que «l'explication de la position sociale particulière des petits employés réside dans le fait que les tâches inhérentes à leur emploi ont autrefois été dévolues aux entrepreneurs» (129, p. 136). Ceci, Croner l'entend à la fois dans un sens historique et dans un sens structural. D'un point de vue historique, la plupart des emplois de bureau sont nés d'une différenciation des postes de commande de l'industrie, du commerce et de l'Etat. D'un point de vue structural, ils se caractérisent par l'exercice d'une autorité déléguée qui ne peut l'être que par la source réelle d'autorité dans les organisations sociales, en d'autres termes par les tenants des postes de commande. La thèse contraire est soutenue par Geiger, C. Wright Mills et d'autres: la «nouvelle classe moyenne», si elle n'est pas à proprement parler une extension du prolétariat, est en tous cas plus proche de la classe laborieuse que de la classe dominante, que celle-ci soit directoriale ou capitaliste. «Objectivement... la position dans la structure sociale
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de la masse des employés se rapproche de plus en plus de celle des ouvriers. Les uns comme les autres sons dépourvus de biens, et leurs revenus respectifs tendent à se confondre. Tous les éléments de leur statut social qui avaient permis aux employés de garder leurs distances par rapport aux ouvriers sont nettement en voie de disparition . . .» (137, p. 297). Mills ne va pas jusque-là mais il serait sans doute tombé d'accord avec Geiger pour conclure que «du point de vue de la structure de classe au sens marxiste du terme, l'employé salarié est indubitablement plus proche de l'ouvrier que de tout autre membre de la société moderne» (46, p. 167). Ces deux thèses sont franchement contradictoires et il conviendrait de trancher quant à leurs mérites respectifs. 12 Si d'un point de vue méthodologique, on peut se réjouir d'avoir à choisir entre deux théories opposées, dans ce cas précis, à y mieux regarder, notre situation n'est pas tellement enviable. Car il se pourrait bien que Mills ait raison, lorsqu'il suggère qu'étant donné le «caractère si hétéroclite des différentes «définitions» de la «nouvelle classe moyenne», il se pourrait bien que les deux thèses non seulement coexistent pacifiquement, mais encore qu'elles soient exactes toutes deux (137, pp. 291 et sq.). De toute évidence, la théorie selon laquelle les employés jouiraient d'une autorité déléguée et partant feraient partie de la classe dominante ne saurait concerner le garçon de courses, la vendeuse, ni même le travailleur qualifié qui s'est vu accorder ce symbole du statut social qu'est un salaire fixe. Il est tout aussi évident que la théorie selon laquelle les employés sont assimilables à la classe ouvrière ne s'applique pas aux directeurs généraux, aux hauts fonctionnaires ou aux membres de professions libérales. Toutefois, la difficulté rencontrée ici ne saurait se réduire à une question de définition. Au lieu de se demander laquelle de ces deux théories en apparence opposées s'applique à la «nouvelle classe moyenne», on pourrait retourner pour ainsi dire la question et se demander s'il existe un critère quelconque permettant de distinguer parmi les secteurs de 12. C. Wright Mills, dans sa revue d'opinions très équilibrée sur la «nouvelle classe moyenne» (137, chap. 13) énumère quatre théories compétitives (p. 290 et seq.). Aux deux théories citées il ajoute les suivantes: 1) la classe moyenne est destinée à être la classe dirigeante de l'avenir, et 2) la croissance de la «nouvelle classe moyenne» opère comme une force qui stabilise l'ancien conflit de classe et qui éventuellement les détruit tous. Ce dernier point de vue sera discuté plus loin, puisqu'il suppose que l'on prenne en considération la signification du conflit social en général. Quant au premier, il traduit simplement une confusion de termes impardonnable de la part des auteurs que Mills cite. Il semble évident que tant que la classe moyenne est classe moyenne, il doit exister une classe audessus d'elle, et qu'une fois classe dirigeante, elle n'est plus la classe moyenne.
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cette classe ceux auxquels s'appliquent respectivement l'une et l'autre de ces théories. Je pense qu'un tel critère existe et que son emploi fournirait à tout le moins une solution préliminaire au problème plus vaste des effets qu'a eu sur la structure et le conflit de classe la croissance d'une «nouvelle classe moyenne». Il me semble que l'on peut tracer une ligne de démarcation assez nette entre les employés salariés selon que les postes qu'ils occupent les rattachent ou non à une hiéarchie bureaucratique. Les emplois de postier, de comptable et à fortiori de fondé de pouvoir sont des échelons d'une hiérarchie des emplois de bureaucrate. On ne peut en dire autant de l'emploi de la vendeuse ou de l'artisan. Il peut y avoir dans ces hiérarchies bureaucratiques, pour ceux qui occupent les plus bas échelons, des barrières infranchissables; des employés salariés n'exerçant pas un emploi de bureaucrate peuvent avoir des salaires supérieurs à ceux des bureaucrates, ils peuvent aussi changer d'emploi et s'engager dans une carrière bureaucratique. Ces faits et d'autres analogues ne sont pas en conformité avec la distinction que je propose ici entre les bureaucrates et les employés. Malgré tout, je retiendrai pour ma part que la théorie de l'assimilation à la classe dominante vaut pour toutes les positions sociales de bureaucrates et que la théorie de l'assimilation à la classe ouvrière vaut tout aussi rigoureusement pour la position sociale d'employés. En d'autres termes, cela signifie que la condition de l'un des groupes constituant la «nouvelle classe moyenne» offre, du point de vue du conflit de classe, une ressemblance étroite avec celle des travailleurs industriels. Ce groupe comprend une bonne partie des travailleurs salariés du secteur tertiaire, des magasins, des restaurants, des cinémas, des entreprises commerciales et également ceux qui, parmi les ouvriers hautement qualifiés et les contremaîtres, ont obtenu le statut de mensuels. Il est difficile, à partir des informations existantes, d'évaluer l'importance numérique de ce groupe, mais on peut penser qu'à l'heure actuelle il ne représente pas plus d'un tiers de la «nouvelle classe moyenne» dans son ensemble - encore qu'il puisse à l'avenir dépasser ce chiffre dans la mesure où l'introduction des machines de bureau tend à réduire le nombre des bureaucrates tandis que s'accroît la demande d'employés-techniciens.13 Bien que certains employés de bureau aient un gain plutôt supérieur à celui des travailleurs de l'industrie et qu'ils jouissent d'un prestige légèrement plus élevé, leur situation de classe semble présenter assez d'analogies avec celle des ouvriers pour que l'on puisse aussi attendre d'eux un comportement identique à celui des ouvriers. On peut en 13. Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions de cette importante évolution que Bahrdt décrit comme «l'industrialisation de la bureaucratie» (cf. 124); mais il ne fait aucun doute que l'automatisation du travail de bureau aura des conséquences sur la structure de classe des sociétés contemporaines.
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général s'attendre à ce que syndicats et partis politiques radicaux rencontrent un accueil favorable parmi cette catégorie de salariés. Les bureaucrates, eux, présentent, même atténuées, les caractéristiques de la classe dominante. Bien que beaucoup d'entre eux gagnent moins que les employés et même moins que les travailleurs de l'industrie, ils ont leur part dans l'exercice de l'autorité et occupent une position sociale plutôt extérieure qu'intérieure à la classe ouvrière. C'est ce qui permet de comprendre le comportement, sans cela fort surprenant, de ces salariés qui s'identifient dans leurs intérêts, leurs attitudes et leurs modes de vie à leurs supérieurs. Pour les bureaucrates, la réalité sociale suprême est leur carrière car celleci établit, du moins en théorie, un lien direct entre chacun d'entre eux et les emplois supérieurs, source première de l'autorité. Il serait faux de dire que les bureaucrates sont une classe dirigeante mais ils sont membres de cette classe et l'on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'ils se comportent comme tels dans les conflits industriels, sociaux et politiques. 14 La décomposition du capital et du travail a été l'abouttissement d'une évolution sociale qui s'est produite depuis Marx mais la «nouvelle classe moyenne» avait éclaté avant même que d'être. Elle n'a jamais été et n'a guère de chance d'être jamais une «classe», en quelque acception que l'on prenne ce terme. Mais s'il n'y a pas de «nouvelle classe moyenne», il y a bien sûr des employés de bureau et des bureaucrates et la croissance de ces deux groupes est l'un des traits marquants du développement historique du siècle dernier. Quel rôle jouent-ils dans la structure et les conflits de classe sinon d'ajouter une nouvelle classe à celles décrites par Marx? Il ressort de notre analyse que l'apparition des employés consiste d'abord en un accroissement des classes plus anciennes de la bourgeoisie et du prolétariat. Les bureaucrates grossissent les rangs de la bourgeoisie, et les employés de bureau ceux du prolétariat. Ces deux classes, du fait de ces élargissements, sont devenues encore plus complexes et hétérogènes que ne les avait déjà rendues leur décomposition. Par suite de l'adjonction de ces nouveaux éléments, leur unité est devenue fort douteuse et précaire. Les employés de bureau comme les travailleurs de l'industrie n'ont ni propriété ni autorité et présentent cependant, du point de vue social, de nombreuses caractéristiques fort éloignées de celles de l'ancienne classe ouvrière. De même, bien qu'ils aient leur part dans l'exercice de l'autorité, les bureaucrates diffèrent de l'ancienne classe dominante. Plus encore que la décom14. Il est évident que nous sommes loin de présenter ici une démonstration convaincante; il ne s'agit en effet que d'une brève esquisses quelque peu dogmatique. Dans la mesure où la position structurale des bureaucrates a et aura toujours une incidence sur le problème du conflit de classe, nous approfondirons cette question plus loin au chap. VIII.
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position du capital et du travail, ces phénomènes augmentent encore nos doutes quant à la possibilité de continuer à appliquer aux conflits de groupe des sociétés post-capitalistes le concept de classe. De toute façon, les participants, les origines et les modalités de conflit se sont modifiés et la charmante simplicité de la vision qu'avait Marx de la société est devenue une élucubration dépourvue de sens. S'il y a jamais eu deux grandes classes sociales homogènes, polarisées et identiquement situées, elles ont certainement cessé d'exister aujourd'hui. Et une théorie marxiste inchangée ne peut qu'échouer à rendre compte des structures et des conflits présents dans les sociétés industrielles avancées.
LA MOBILITÉ SOCIALE
La décomposition du capital et du travail et leur accroissement par des apports venant de la «nouvelle classe moyenne» sont des phénomènes qui, de toute évidence, influent directement sur la structure de classe. Mais il ne s'agit pas là des seuls changements qui se soient produits depuis Marx ni peut-être, sous l'angle du concept de classe, les plus significatifs. En dehors de forces économiques et politiques telles que le totalitarisme et le socialisme, c'est surtout l'institutionnalisation des deux grandes forces que sont la mobilité et l'égalité sociales qui ont orienté structures et conflits de classe dans une direction que Marx n'avait pas prévue. Non qu'il ait ignoré l'importance de ces forces. Lorsqu'il expliquait par ce qu'il a appelé les «échanges inter-classes» l'absence de stabilité des classes sociales aux Etats-Unis, il anticipait la thèse centrale du brillant essai de Sombart intitulé «Pourquoi n'y a-t-il pas de socialisme aux EtatsUnis?» (204). Mais alors que pour Marx la mobilité sociale n'était qu'un symptôme d'une période transitoire et éphémère de l'histoire, le signe ou l'annonce de l'effondrement d'une société donnée, nous opterions plutôt quant à nous pour le point de vue opposé. La mobilité sociale est devenue un élément capital de la structure des sociétés industrielles et c'est lorsque, au sein d'une société donnée, cette mobilité sociale est menacée que l'on serait tenté de prédire l'écroulement de ladite société. Marx estimait qu'une classe dirigeante tirait sa force de sa capacité à s'intégrer les éléments les meilleurs des autres classes. D'une certaine façon, cette intégration se fait de façon constante dans les sociétés industrielles avancées et pourtant, l'on hésiterait à conclure d'un accroissement régulier de la mobilité ascendante des compétences, que la classe au pouvoir soit particulièrement forte ou homogène. La mobilité sociale, si elle a fait l'objet d'un grand nombre d'études, reste l'un des points les plus obscurs du domaine exploré par la
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sociologie. On a de nos jours rassemblé maintes données sur la mobilité sociale dans de nombreux pays mais ces données ne sont encore guère utilisables. Non seulement la question soulevée récemment par Lipset et Zetterberg (116, p. 158) sur les causes et les conséquences de la mobilité sociale n'a pas encore reçu de réponse, mais on ne peut même pas se fier entièrement aux prétendues données de base du problème. Notre information quant à la mobilité d'une génération à l'autre est plus valable, bien que là encore, toute généralisation repose souvent sur des extrapolations. On constate, dans des pays tels que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, que le taux de mobilité inter-générations est en général assez élevé. Ce n'est qu'aux échelons supérieurs, et dans certains pays, aux échelons les plus bas de l'échelle des emplois que l'on trouve encore un taux notable d'auto-recrutement. On observe en outre que le taux de mobilité correspond en gros au degré d'industrialisation d'un pays. Il est plus éléve en Angleterre qu'en France, aux Etats-Unis qu'en Italie. Il semble que cette corrélation entre développement industriel et mobilité sociale ait également une dimension historique. Des enquêtes menées en Grande-Bretagne et en Allemagne ont révélé une élévation du taux de mobilité au cours des trois dernières générations. 15 Toutefois, même s'il vaut mieux tenir ces généralisations plutôt pour des hypothèses que pour des certitudes, on doit leur reconnaître 15. La première de ces généralisations n'est guère plus qu'une hypothèse à partir de l'interprétation que donnent de la mobilité sociale Glass et d'autres en Angleterre (107), Boite en Allemagne (102, 103), Rogoff aux Etats-Unis (121), la Société Japonaise de Sociologie (115) ainsi que les données incluses dans l'article de Lipset et Zetterberg (116). Quelques données comparatives ont été également rassemblées dans cet article, ainsi que dans l'ouvrage édité par Glass (111, p. 263). L'inconvénient des études historiques sur la mobilité est qu'elles doivent s'appuyer sur la mémoire des individus; quelques résultats ont été cependant présentés par Mukherjee (119, p. 284) et Boite (104, p. 186). En dépit d'indispensables réserves, cette argumentation ne manque pas d'intérêt. Il n'en demeure pas moins vrai que tous les travaux mentionnés ne résistent pas à un contrôle méthodologique sérieux. Cela est particulièrement net pour les études comparatives qui s'appuient sur des classifications d'emplois très hétérogènes et qu'à ma connaissance personne n'a pris la peine de normaliser. Mais c'est également vrai des études portant sur un seul pays. Elles s'appuient en règle générale sur un indice de corrélation pour la mesure du taux de mobilité. Or cet index, comme le faisait remarquer le Professeur John W. Tukey, n'est valable ni d'un point de vue formel ni d'un point de vue empirique. D'un point de vue formel, il conviendrait de le pondérer par l'importance relative des catégories de statuts. D'un point de vue empirique, il laisse de côté l'aspect le plus important de la mobilité sociale, à savoir l'existence de barrières entre les divers paliers. Toutes ces réserves et bien d'autres encore imposent la plus grande prudence dans le maniement des résultats de ces travaux.
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un haut degré de vraisemblance. Car en ce qui touche la mobilité inter-générations, nous possédons un autre type d'information qui, pour n'être pas quantitatif, n'en est pas moins valable. A son époque, Marx pouvait écrire que l'emploi qu'un individu occupe dans la société est déterminé par ses origines familiales, et le métier de ses parents. Les fils d'ouvriers n'avaient pas d'autre choix que de devenir ouvriers eux-mêmes et les fils de capitalistes demeuraient dans la classe de leurs pères. Pour l'époque, il ne s'éloignait sans doute guère de la vérité. Mais depuis, un nouveau mode de répartition des rôles s'est institutionnalisé dans les sociétés industrielles. Aujourd'hui, la répartition des positions sociales incombe de plus en plus au système éducatif. Il y a à peine cent ans «la fréquentation de tel ou tel type d'école signifiait non pas l'acquisition, mais seulement la confirmation d'un rang ou statut social donné» (Schelsky, 122, p. 3), alors que de nos jours, l'école est devenue «le lieu premier et par là primordial de répartition sociale où se décident la future sécurité professionnelle, le rang social et le droit à la consommation» (122, p. 6). Dans la société post-capitaliste, c'est «le processus de socialisation lui-même, fondé essentiellement sur le système éducatif, qui fournit le terrain d'essais où faire preuve de sa compétence et partant, le bureau de sélection qui attribue aux individus, en fonction de leurs capacités, les différents statuts» (Davis, 208, p. 219). Certes, l'égalité des chances face à l'éducation rencontre encore bien des obstacles, mais le courant d'institutionnalisation de la mobilité inter-générations qui fait dépendre la position sociale d'un individu du niveau éducatif qu'il a atteint s'affirme résolument dans les sociétés modernes. Dans ces conditions, aucune couche sociale, aucun groupe et aucune classe ne peuvent rester totalement stables plus d'une génération. La mobilité sociale qui, pour Marx était l'exception confirmant la règle de l'étanchéité des classes, fait partie intégrante des structures de la société post-capitaliste. C'est donc un facteur dont doit tenir compte toute analyse du conflit et du changement social. Il existe d'autres formes de mobilité que la mobilité inter-générations, mais l'on est encore plus ignorant à leur sujet. L'étude de Thomas sur la mobilité inter-générations en Grande-Bretagne (123) indique un taux d'échange entre les groupes d'emplois réellement extraordinaire. D'après lui, il n'y aurait pas dans l'Angleterre contemporaine une seule catégorie de statuts dont la majorité des membres n'ait appartenu, à un moment quelconque, à une catégorie inférieure ou supérieure (123, p. 30). Il y a certainement des échanges nombreux et variés entre catégories d'emplois dans de nombreuses branches. Toutefois, les conclusions de Thomas nécessiteraient une analyse plus fouillée que les données actuellement publiées ne le permettent. Il y a fort à parier que les freins à la mobilité intra-générations sont encore plus puissants que les freins à la mobilité inter-générations et l'on ne peut pas tirer grand-chose de l'information lacunaire dont
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nous disposons, guère plus que ce qu'observe tout individu vivant dans une société moderne: on note dans les sociétés post-capitalistes un vaste mouvement d'échanges aussi bien le long de l'échelle sociale qu'à un même échelon social, aussi bien entre générations qu'à l'intérieur d'une même génération, de telle sorte qu'il est exceptionnel qu'un individu conserve tout au long de sa vie le même emploi dans le métier qu'exerçait son père. Lorsque Marx parlait des «échanges inter-classes» aux Etats-Unis, il soutenait qu'un taux élevé d'échanges ne pouvait que nuire à la formation de classes puissantes et freinerait par conséquent l'apparition de violents conflits. Une telle affirmation est plausible. On ne peut attendre d'une classe composée d'individus dont la position sociale n'est plus un destin hérité et fatal mais l'un, parmi bien d'autres, des rôles qui lui sont offerts, qu'elle soit porteuse d'une force historique aussi grande que la classe fermée sur elle-même que Marx avait en tête. Lorsque la mobilité inter et intra-générations est un phénomène constant et fonde l'espérance légitime de nombreux individus, on ne peut s'attendre à ce que les groupes en conflit présentent le caractère de pérennité et de sérieux dramatique que présentaient des classes, des castes pourrait-on dire, composées d'hommes à jamais aliénés. L'intensité des conflits de classe ne peut que diminuer au fur et à mesure que croît l'instabilité des classes. Au lieu de présenter leurs revendications en tant que membres d'un groupe homogène, les individus ont davantage tendance, dorénavant, à rivaliser entre eux et à revendiquer, à titre individuel, une place au soleil. Et même lorsqu'une telle compétition est impossible ou n'aboutit pas, les conflits de groupe revêtent une forme moins brutale et moins aiguë qu'une lutte de classes de type marxiste. De nouveau la question se pose: peut-on encore décrire en termes de classe de tels conflits de groupes instables d'individus? En tous cas, l'institutionnalisation de la mobilité sociale tant au moyen du système éducatif que du jeu des emplois, réduit à néant la prévision d'une augmentation continue de l'intensité des conflits de classe. Dans son étude des effets de la mobilité sociale sur les relations de groupe, Janowitz parvient à deux conclusions fort intéressantes: «Tout d'abord, il s'est avéré que la mobilité sociale engendre des effets de dislocation sur la structure des relations du groupe primaire ainsi que sur les états psycho-sociologiques correspondants et que ce faisant elle avait une action déréglante sur les fait s o c i a u x . . . En second lieu, on peut tirer un certain nombre de conclusions très diverses en ce qui concerne les effets de la mobilité sociale sur la structure des groupes secondaires. La mobilité sociale ascendante, en particulier dans les classes moyennes, tend avec une relative efficacité à diriger et à intégrer des groupes mobiles dans différents types de structures secondaires. En revanche . . . la mobilité descendante, elle, n'aboutit pas à une réelle intégration dans les structures du
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groupe secondaire par la recherche de l'intérêt personnel» (114, p. 193). Cette conclusion (qui ne s'applique évidemment qu'à la mobilité inter-générations) vient à propos nous rappeler que la mobilité, si elle diminue la cohérence des groupes comme l'intensité des conflits de classes, ne les supprime pas. Alors que guerres civiles et révolutions sont des manifestations bien improbables dans une société à mobilité élevée, il n'y a à priori aucune raison de croire que les conflits d'intérêts ne se manifesteront pas sous d'autres formes. La théorie des classes de Marx ne rend pas compte de ces autres formes de conflits et il nous incombera, dans la présente étude, de chercher une méthode qui rende compte des conflits de groupe à la fois dans les sociétés industrielles stables et dans les sociétés industrielles relativement mobiles.
ÉGALITÉ SOCIALE: THÉORIE ET PRATIQUE
Dans les paragraphes précédents, nous avons examiné à la lumière de l'histoire sociale des dernières décennies, deux des trois hypothèses que formulait Marx sur l'avenir des classes dans les sociétés capitalistes. Nous avons vu que ni l'une ni l'autre ne s'était vérifiée. Contrairement aux assertions de Marx, la différenciation croissante et l'homogénéité des classes ont été battues en brèche par la décomposition du capital et du travail, l'apparition des employés et des bureaucrates et l'institutionnalisation de la mobilité sociale. Mais aucun des espoirs de Marx - si tant est qu'il s'agisse d'espoirs - ne fut aussi radicalement réfuté par l'évolution sociale que son hypothèse selon laquelle les situations de classe de la bourgeoisie et du prolétariat tendraient vers des extrêmes de richesse et de pauvreté, de possession et de dénuement. Là encore, il a fait preuve de naïveté. Il croyait en une corrélation infaillible entre l'extrémisme des situations de classe et l'intensité du conflit de classe. Rien d'impossible à ce que cette thèse contienne quelque part de vérité; mais si tel est le cas, alors les remarquables progrès de l'égalité sociale au cours du siècle dernier a ôté toute vraisemblance à l'éventualité de luttes de classe et de bouleversements révolutionnaires. T. H. Marshall démontre que l'on peut appréhender l'essentiel de l'histoire sociale moderne en termes, dit-il, de «guerre» entre «les droits civiques» (qui par définition sont des droits égaux) et le «système capitaliste de classes» (cf. 57). Par phases successives, la plupart des sociétés industrielles ont adopté trois types différents de droits civiques qui ont progressivement modifié le processus de différenciation des classes et de conflits de classe. Le premier de ces droits, la généralisation de l'égalité légale, était encore parfaitement compatible avec le conflit et même la guerre des classes. D'ailleurs, Marx a réservé son style le plus caustique et le plus mordant pour sa défi-
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nition de l'égalité légale en société capitaliste: «Liberté! Certes acheteurs et vendeurs d'un produit tel que la force de travail se déterminent en toute l i b e r t é . . . Ils passent des contrats en tant que personnes libres, égales devant la l o i . . . Egalité! Certes, ils ne sont unis que par leur qualité de détenteurs du bien qu'ils échangent, donnantdonnant. Propriété! Certes, chacun ne contrôle que ce qu'il possède» (12, I, p. 184). Simplement, Marx négligeait une vérité que Tocqueville (dont il connaissait probablement l'existence) avait énoncée avant lui, à savoir que l'égalité est une force étonnamment dynamique et que les hommes, devenus égaux sous certains aspects, «doivent nécessairement devenir égaux en tout» (232, p. 55). Un pas considérable vers l'égalité complète a été franchi lorsque, au 19e siècle, les droits civiques ont été étendus au domaine politique. Le suffrage universel et le droit de constituer partis et associations politiques ont transféré la scène des conflits politiques de la rue et de l'atelier d'usine au Parlement et autres organes de négociation. Sur un autre plan, les successeurs de Marx obtiennent ainsi la possibilité de traduire les thèses du Maître en réalités politiques et il faut reconnaître que ce faisant, ils n'ont pas échoué aussi lamentablement que Marx lui-même. En vertu de la liberté d'association et de la liberté politique, le mouvement syndical à ses débuts et les partis socialistes auxquels il donna naissance parvinrent à améliorer sensiblement le sort de la classe ouvrière. Mais cette amélioration se heurtait encore à de nombreux obstacles: «Les droits civiques conféraient des pouvoirs légaux dont l'exercice était sévèrement contrecarré par les préjugés de classe et les contraintes économiques. Les droits politiques conféraient un pouvoir potentiel dont l'exercice exigeait expérience, organisation et aussi un bouleversement des idées touchant à l'exercice même du pouvoir» (57, p. 46). Ce n'est qu'au moment, au cours de notre siècle, où des droits sociaux vinrent compléter les droits civiques, légaux et politiques, que le processus d'égalisation des statuts parvint à modifier les différences et antagonismes de classe. Parmi ces droits sociaux que les sociétés contemporaines reconnaissent, on peut citer la retraite des vieillards, l'allocation de chômage, l'assurance-maladie, l'aide sociale ainsi que le salaire minimum et le niveau de vie minimum. «Le partage égalitaire du confort tant matériel qu'intellectuel offert par la civilisation... est le droit fondamental et indiscuté de notre Constitution» (Schelsky, 122, p. 5). A partir du moment où des droits établis garantissent ce type d'égalité à chaque citoyen, les conflits et les différences de classe ne sont en tous cas plus fondés sur des inégalités de statut au sens strict du terme. En ce qui concerne les bénéfices et les interdits légaux, tout citoyen des sociétés industrielles avancées jouit d'un statut égalitaire et quelles que soient les inégalités sociales subsistantes, elles reposent sur la base indiscutable de cette égalité fondamentale. Non seulement
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les privilèges «absolus» de la bourgeoisie et la non moins «absolue» aliénation du prolétariat que Marx, selon un schéma typiquement hégélien, avait prévu, ne sont pas advenus, mais encore en institutionalisant un certain nombre de droits civiques, la société post-capitaliste a instauré un type de structure sociale qui exclut à la fois les formes absolues et atténuées de bénéfices et d'interdits. Si, dans les premiers temps de la société capitaliste, l'égalité devant la loi n'était pour la plupart des gens qu'un triste simulacre, l'extension des droits civiques réalisée par la société post-capitaliste représente une réalité qui contrecarre puissamment les reliquats d'inégalité et de différenciation sociales. Cette tendance à l'uniformisation est d'autant plus marquée depuis que, parallèlement à l'extension des droits civiques, la situation sociale des individus s'uniformise elle aussi. On peut exagérer, et on n'a pas manqué de le faire, le degré d'uniformisation atteint. Même de nos jours, il subsiste des différences considérables entre les revenus, le standing, les dépenses et le style de vie de chacun, mais on ne peut nier sinon l'uniformisation, du moins la tendance à l'uniformisation. Par suite de l'élévation simultanée du salaire réel des travailleurs et de l'imposition des revenus élevés, une redistribution des revenus s'est opérée, redistribution dont certains pensent qu'elle est allée jusqu'à ôter tout attrait aux emplois nécessitant une formation et une technicité particulières. Peu à peu, bon nombre de commodités techniques et de marques de statut social propres à la vie moderne sont à la portée de tout un chacun. Les biens de grande consommation de «l'industrie culturelle» (Horkheimer et Adorno, 227) rapprochent des individus et des zones géographiques en généralisant les activités de loisirs. Schelsky exprime un avis très répandu quand il définit cette évolution comme étant un processus de «nivellement social avec prédominance de modes de comportement et d'idéologies typiquement petit-bourgeois et classe moyenne» (231, p. 349). 1 6 Si la stratification sociale et la structure de classe constituent deux aspects distincts de l'organisation sociale, elles se réfèrent toutes deux aux inégalités dans la vie sociale des individus. Si par conséquent, le statut légal et social des individus subit un processus de nivellement qui semble tendre vers une égalité complète de statut, alors les concepts de stratification sociale et de structure de classe risquent de perdre toute signification. En ce qui concerne la stratification sociale, on n'aura aucun mal à réfuter cette conclusion. En premier lieu, rien ne prouve qu'on soit en droit de conclure de ce qui s'est passé au siècle dernier à ce que sera l'avenir et de prédire un nivellement des 16. Il existe une littérature très abondante sur les problèmes d'égalité et de classe sociale. Outre les travaux de Marshall et Schelsky (dont on trouvera au chapitre III un compte rendu plus détaillé) vor en particular la thèse classique de Tawney (187) et le travail plus récent de Bottomore (37).
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statuts socio-économiques. Par ailleurs, il paraît beaucoup plus vraisemblable qu'un minimum d'inégalités ne se laisseront jamais affecter par aucun courant égalitaire. 17 En ce qui concerne la structure de classe, la réponse n'est pas si simple. Il ne fait guère de doute que l'égalisation des statuts résultant de l'évolution sociale du siècle dernier a grandement contribué à modifier les causes et a diminé l'intensité des conflits de classe. Au prix d'une extrapolation - que je qualifierais de sauvage - certains auteurs sont allés jusqu'à imaginer un Etat sans classes et sans conflit de classes sous prétexte qu'il n'y aurait plus matière à conflit. Je ne pense pas que l'avènement d'un tel Etat se produise jamais. Mais pour étayer cette affirmation, il ne faut cerner les limites structurales de l'égalité, c'est-à-dire déterminer les réalités insurmontables des structures sociales où achoppent les plus fanatiques tenants de l'égalitarisme. Il y a certes tout d'abord l'extrême diversité des désirs, des idées et des intérêts humains dont la disparition n'est ni probable ni même souhaitable. Mais si cette donnée a son importance, elle ne constitue pas un véritable élément de la structure sociale. J'ai l'intention d'avancer dans ce travail que l'inégalité fondamentale de la structure sociale, déterminant permanent du conflit social, réside dans l'inégalité de pouvoir et d'autorité inhérente à l'organisation sociale. Mais c'est là une anticipation sur laquelle j'aurai à revenir. En ce qui concerne la théorie et la pratique de l'égalité dans les sociétés post-capitalistes, on peut affirmer qu'elles ont modifié les causes et les modalités du conflit de classe, et il est en outre probable qu'elles ont rendu inapplicable le concept de classe sans pour autant ôter toute signification aux inégalités sociales et par conséquent sans avoir éliminé les causes de conflit social.
L'INSTITUTIONALISATION DU CONFLIT DE CLASSE
Un historien pourrait faire valoir que toutes les lignes d'évolution que je décris ici comme des changements survenus depuis Marx dans la structure des sociétés industrielles se dessinaient avant, et même pour certaines, bien avant la mort, en 1883, de Karl Marx. Les sociétés par actions sont même antérieures à la révolution industrielle; il y a toujours eu des degrés différents dans la qualification des ouvriers; bureaucrates et employés de bureau ne sont pas une invention du capitalisme, la mobilité sociale non plus; et la tendance égalitaire remonte au moins à la Révolution Française, sinon au-delà. L'historien aurait certes raison, mais si étrange que cela paraisse, le sociologue a raison lui aussi (alors que le sociologue admet générale17. La démonstration de Davis et Moore (90) sur le sujet n'est, à mon avis, guère convaincante; on peut relever du moins dans cette démonstration et dans la discussion qui la suit plus d'une considération assez pertinente quant à la fonction de l'inégalité.
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ment les vues de l'historien, la réciproque est rarement vraie). D'une manière générale, le sociologue s'intéresse aux phénomènes sociaux non pas tant à leur origine qu'au moment où ils ont atteint une portée et un développement vraiment significatifs. Il existe néanmoins un courant de développement social dans les sociétés industrielles qui a pris naissance et s'est développé après la mort de Marx et qui nous intéresse directement. Décrivant ce changement comme «l'institutionalisation du conflit de classe», Geiger écrit: «La tension entre le capital et le travail est reconnue comme étant inhérente à la structure du marché du travail; elle est devenue une institution légale de la société . . . Les méthodes, les armes et les techniques de la lutte de classe sont reconnues et par là même contrôlées. La lutte évolue selon les règles du jeu. De ce fait, la lutte de classe a perdu de son mordant pour se muer en une tension légitime entre deux puissances qui s'équilibrent. Capital et travail s'affrontent, passent des compromis, mènent à bien des négociations, déterminent ainsi le niveau des salaires, les horaires et autres conditions de travail» (46, p. 184). Marx faisait preuve d'une certaine naïveté en exprimant sa conviction que la société capitaliste serait impuissante à régler les conflits de classe engendrés par sa propre structure. En fait, toute société est capable de faire face à n'importe quel phénomène nouveau, ne serait-ce que par la simple mais efficace force d'inertie que l'on peut appeler, non sans quelque emphase, le processus d'institutionalisation. Dans le cas des conflits de classe, l'institutionalisation revêt une multitude d'aspects successifs et complémentaires. A commencer par le douloureux processus qui consiste à reconnaître pour groupes d'intérêts légitimes les parties en présence. A l'intérieur de l'industrie «un système secondaire de citoyenneté industrielle» (Marshall, 57, p. 68) permit aux ouvriers et aux entrepreneurs de s'associer et de défendre leurs intérêts collectivement. Hors de la sphère industrielle, le système primaire de citoyenneté politique eut le même effet. Alors qu'au stade de l'organisation, les conflits peuvent s'étendre avec une intensité apparemment accrue, l'organisation a en fait deux effets secondaires qui agissent dans le sens opposé. Dans la mesure où elle reconnaît la légitimité des groupes en conflit, elle écarte du même coup la menace permanente et insaisissable de la guerrilla. En même temps, elle rend possible une régulation systématique des conflits. En tant qu'institutionalisation, bien que sa fonction apparente soit de favoriser une défense des intérêts de plus en plus explicite et rigoureuse, l'organisation a, de fait, pour fonction latente d'instaurer une tradition du conflit qui contribue à réduire la violence des luttes d'intérêts. Il s'agit là de généralisations issues de l'expérience des conflits de classe dans les sociétés capitalistes et post-capitalistes. Par la suite, l'organisation du capital et du travail, de la bourgeoisie et du prolétariat, ne devait pas tarder à être remplacée par d'autres modes de
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régulation des conflits. D'une part, les parties en lutte, tant dans l'industrie qu'en politique, arrêtèrent ensemble certaines règles du jeu et mirent en place des institutions qui fournirent le cadre nécessaire à la ritualisation des processus de conflit. Dans l'industrie, ces institutions comprennent des organismes collectifs de négociation de diverses sortes ainsi que différents systèmes de conciliation, de médiation et d'arbitrage. Dans le domaine politique, les corps législatifs et les tribunaux remplissent des fonctions analogues. 1 8 Tous ces dispositifs contribuent à transformer les grèves et les guerres civiles, qui étaient autrefois les seules armes des conflits, en ultima ratio des parties en présence. A ces modalités de régulation du conflit se sont ajoutés dans la plupart des sociétés industrielles, des changements structuraux de l'entreprise industrielle et de l'Etat, ayant pour objectif de réduire l'intensité des conflits. Parmi ces changements, on peut citer la création de délégués d'atelier et de comités d'entreprise, la participation des ouvriers à la gestion de l'entreprise, ainsi que certaines règles et coutumes relatives aux droits de l'opposition. 1 9 A propos de plusieurs de ces institutions, il y a un risque de malentendu. En effet, bien qu'elles soient conçues pour éliminer les conflits, il peut arriver au contraire qu'elles en intensifient la violence en les orientant différemment. Quoi qu'il en soit, ces changements structuraux témoignent de l'acceptation par la société des conflits d'intérêts qu'elle a tenté de maîtriser en les institutionalisant. Institutionaliser le conflit de classe, c'est sous-entendre sa pérennité. Néanmoins, le conflit de classe institutionalisé est loin de l'image qu'avait Marx d'une lutte de classe totale et sans merci. En fait, il est fort probable que la majorité des sociétés industrielles contemporaines ont cessé d'être des sociétés capitalistes et, si cela est vrai, elles ont cessé de l'être non pas parce qu'elles ont été incapables de venir à bout des contradictions et des conflits engendrés par les structures mêmes de la société capitaliste, mais bien parce qu'elles les ont 18. Pour un examen plus détaillé des aspects sociologiques de ces types de régulation du conflit, et sur l'institutionalisation des conflits de classe en général, se reporter, en dehors de l'ouvrage de Geiger, à celui de W. E. Moore (157) ainsi qu'aux articles de Lockwood (86) et de Kerr (84). On trouvera plus loin, au chapitre VI un aperçu systématique mais plus abstrait de la régulation des conflits sociaux. 19. Contrairement aux changements survenus dans la structure de l'entreprise, les changements survenus dans les institutions politiques varient beaucoup d'un pays à l'autre. On peut toutefois recenser: la participation des membres de l'opposition dans divers organes du pouvoir, particulièrement dans le domaine de la défense; le maintien en place de hauts fonctionnaires n'appartenant pas au parti de la majorité; la coutume qui consiste à choisir comme porte-parole du parlement un membre de l'opposition, etc.
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maîtrisés. Comme beaucoup de ses contemporains - malgré certaines divergences de point de vue —, Marx était à ce point frappé par la dynamique du conflit industriel à son début qu'il n'a pu entrevoir d'autre règlement satisfaisant que la révolution. Pourtant, à l'instar là encore de beaucoup de ses contemporains, Marx s'était trompé. Certains redoutaient la révolution, d'autres la souhaitaient, mais tous étaient également dans l'erreur. Certes, on ne peut jamais affirmer qu'un processus quelconque de régulation du conflit sera toujours opératoire. Il y a toujours des grèves et autant qu'on le sache, il y en aura toujours; mais ce qui est certain, c'est que la société industrielle s'est avérée capable de maîtriser les luttes d'intérêt engendrées par sa propre structure industrielle et politique, de même que les groupes d'intérêt se sont avérés capables de s'intégrer dans la société industrielle. Au lieu d'un champ de bataille, la scène des conflits de groupe est devenue une sorte de marché où des forces relativement autonomes rivalisent en respectant les règles du jeu selon lesquelles nul ne peut être toujours vainqueur et nul ne peut être toujours vaincu. Cette évolution peut paraître amère aux orthodoxes et aux dogmatiques, mais ce genre d'amertume réjouit le cœur des libéraux.
CAPITALISME ET SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE
Toute société industrielle n'est pas capitaliste et l'on pourrait rendre compte de l'une des différences notables existant entre l'époque de Marx et la nôtre, par la disparition du capitalisme. Mais si les sociétés industrielles d'il y a cent ans et celles d'aujourd'hui présentent maintes dissemblances, elles présentent aussi des similitudes. Certaines de ces similitudes sautent aux yeux: il y a aujourd'hui des machines et des usines, des ouvriers et des dirigeants, des salaires et des dividendes, comme il y en avait il y a cent ans. Les traditions historiques des pays qui nous occupent se sont enrichies mais n'ont pas changé. Bien des caractéristiques culturelles et sociales spécifiques des sociétés capitalistes d'Europe et d'Amérique du Nord ont survécu quasi intactes aux bouleversements du siècle dernier. Mais notre but n'est pas ici de rendre compte d'une façon complète et globale des sociétés industrielles et de leur évolution. Dans le cadre plus limité de la présente étude, la culture et l'histoire des sociétés ne constituent que le fond sur lequel se détachent les conflits et les structures spécifiques. Dans l'examen de ceux des éléments de la structure sociale qui restèrent inchangés au siècle dernier, on s'en tiendra aux seuls aspects touchant au problème des classes. Chaque société possède tout un jeu d'institutions, de groupes et de rôles. Mais chaque société est aussi, comme Durkheim l'a établi, une «société morale», c'est-à-dire une société qui produit un ensemble de normes et de valeurs vivant à la fois dans l'esprit de ses membres et
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dans les schémas de leurs relations sociales. L'un des paradoxes de l'histoire sociale des sociétés industrielles réside en ceci que leurs institutions se sont modifiées sous bien des rapports au cours du siècle dernier, tandis que leur système de valeurs a tout au plus progressé, mais n'a pas changé. La contradiction n'est cependant qu'apparente. On peut remarquer en effet que le cadre dans lequel se sont produits la plupart des changements énumérés dans le présent chapitre, était, lui, resté intact et que les valeurs de rationalité, d'efficience et d'égalité appartiennent davantage à ce cadre qu'aux éléments changeants. Ainsi, le «rationalisme économique», autrement dit la vertu conférée à l'activité économique réfléchie orientée vers le gain maximum, n'a jamais disparu des sociétés industrielles. Comme l'a montré Max Weber, cette valeur était antérieure au capitalisme, elle compte même parmi les facteurs qui ont favorisé son avènement, et elle lui a survécu. Tout au long de la période capitaliste, le souci d'organiser de façon plus rationnelle l'activité économique resta constant. Lorsque, à la fin du 19e siècle, de nombreux pays connurent ce qu'on a parfois appelé la «seconde révolution industrielle», la valeur de rationalité n'y était pas étrangère. Sensiblement à la même époque, se substitua à l'accroissement «extensif» de la production industrielle, un accroissement «intensif», c'est-à-dire une organisation plus «rationnelle» des ressources existantes. «La gestion scientifique» et même les «sciences sociales» sont liées à cette transformation. C'est au cours de cette évolution que de plus vastes concentrations d'entreprises se révélèrent indispensables, faisant apparaître des unités si gigantesques que peu d'individus disposaient des capitaux nécessaires à leur édification. Il fallut donc inventer de nouvelles formes de propriété. A la même époque, on redécouvrit l'intérêt, sous l'angle du gain maximum, de la qualification humaine. Il s'avéra plus «rationnel» d'assurer la production à l'aide d'ouvriers expérimentés et bien formés plutôt qu'à l'aide de seuls «bras». En fin de compte, rationalité et bureaucratie ne sont jamais très éloignées et la demande croissante de clercs et d'employés de bureau, de comptables et de surveillants, de statisticiens et de sous-directeurs n'est qu'un corollaire de l'organisation «rationnelle» des entreprises. Ainsi, les changements qui amenèrent la suppression de la société capitaliste étaient-ils le reflet des valeurs sur lequel reposait ce type d'organisation économique et sociale. Le «rationalisme» économique semble une valeur caractéristique de toutes les sociétés industrielles et non pas d'une seule d'entre elles, la société capitaliste. 20 20. Je ne pense pas que la substitution d'une «éthique sociale» (Whyte) à l'«éthique protestante» infirme cette thèse. Si l'on entend par «rationalisme» une activité réfléchie orientée vers le gain maximum, la question n'est pas tranchée de savoir si ces gains sont de nature exclusivement
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Il en va sensiblement de même pour la valeur accordée à la réussite, c'est-à-dire la place centrale donnée dans les sociétés industrielles à la capacité, la persévérance et à la réussite individuelles. Comme pour les gains et les profits, le contenu de la réussite peut changer au cours de l'histoire, mais son obtention est restée jusqu'ici la vertu sociale par excellence des citoyens des sociétés industrielles. La consécration de la réussite a en tous cas progressé au siècle dernier. Dès la révolution industrielle, le maintien de critères rigides de statut s'est révélé un obstacle à l'exploitation systématique des ressources matérielles et humaines. Une entreprise industrielle ne peut s'en remettre à l'origine sociale de ses membres, qu'il s'agisse de la gestion ou de l'exécution; ce qu'il lui faut pour atteindre son but, c'est d'abord une main-d'œuvre compétente et bien formée. De l'entreprise, ce prix accordé à la réussite a gagné l'ensemble de la société et c'est pour cette raison que les sociétés industrielles ont besoin d'un minimum, si ce n'est d'un maximum de mobilité sociale. Et c'est pour cette raison aussi que les institutions éducatives en sont venues, dans les sociétés industrielles, à opérer en tant qu'agents d'attribution de rôles. Tout comme la rationalité et la réussite, l'égalité est aussi une valeur qui caractérise toutes les sociétés industrielles, capitalistes ou non. Nous avons vu que l'égalité légale est non seulement compatible avec le système de classe capitaliste, mais qu'elle en est une condition. Marx lui-même, en dépit du mépris dans lequel il tenait l'idéologie «purement formelle» de l'égalité, tenait celle-ci pour «une valeur de portée universelle» (12, I, p. 178). Mais on a vu également que l'égalité ne s'est pas limitée à la seule égalité devant la loi; son extension à d'autres domaines n'était sans doute pas fortuite. Les inégalités de statut, tant légales que sociales, gênent la mise en place d'organisations rationnelles dans lesquelles la place des individus est déterminée par leur réussite. Certes, l'instauration de l'égalité était très loin d'être parfaite dans les sociétés capitalistes, mais elle était inscrite dans leur programme comme elle l'est dans celui des sociétés qui leur ont succédé. Il n'y a qu'un point où il semble que les changements survenus dans la structure des sociétés industrielles depuis Marx aient affecté les valeurs de ces sociétés. On a souvent écrit que les sociétés modernes étaient toujours «ouvertes» (Weber) ou «souples» (Mayo). Si l'on cherche une explication à ces termes, on trouve des affirmations du même type, que celle-ci: «Nous avons en fait dépassé ce stade de l'organisation humaine où une collaboration et une communication effectives sont assurées par des relations traditionnelles» (154, financière ou s'ils comprennent des gains moins tangibles et parfaitement compatibles avec une «éthique sociale». Ce qui s'oppose au «rationalisme», c'est le «traditionalisme» et rien ne laisse penser qu'on y revienne.
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p. 12). 21 En fait, ce genre de déclaration ne rend pas compte de la réalité sociale. Comme je l'ai souligné plus haut, s'il est vrai que les sociétés post-capitalistes créent effectivement des traditions de coopération humaine (cf. l'institutionalisation des conflits de classe), on ne peut pour autant affirmer qu'il y ait changement de valeurs. Que les valeurs des sociétés industrielles aient été incomplètement réalisées au début du capitalisme, cela n'a pas lieu de surprendre, et ne diminue en rien l'importance de ces valeurs pour les phases capitaliste et postcapitaliste du développement social. On peut conclure sans grand risque d'erreur que les changements sociaux qui ont fait l'objet de ce chapitre ont toujours été compatibles quand ils n'en ont pas été la conséquence, avec un certain nombre de valeurs sociales qu'avaient en commun les sociétés industrielles et les sociétés capitalistes qui les ont précédées.22 En dehors de ces valeurs sociales, d'autres éléments de la structure sociale des sociétés industrielles ont également survécu aux bouleversements du siècle dernier et sont par conséquent constitutifs aussi bien de la société capitaliste que des sociétés industrielles en général. Mais ces données structurales sont d'une nature si formelle et si générale qu'elles pourraient bien appartenir non pas aux seules sociétés industrielles mais à toutes les sociétés humaines. Elles ne nous intéressent pas à proprement parler ici mais il convient toutefois de les mentionner car elles ne sont pas sans lien avec le problème de la structure et du conflit de classe. Je fais allusion ici à la stratification sociale et aux relations d'autorité. Bien que les modalités de la stratification sociale dont il a été question incidemment plus haut, aient subi des bouleversements considérables au cours des cent dernières années, l'existence d'une différenciation hiérarchique des statuts n'a pas été pour autant mise en question et rien ne donne à penser que les hiérarchies de statuts socio-économiques doivent disparaître dans un proche avenir. Il y toujours des avantages distribués par la société. Ces avantages font toujours l'objet de la convoitise des individus et leur répartition est toujours inégale. On peut aller plus loin encore et affirmer qu'à tout 21. Il est à noter qu'une telle formulation est un exemple typique de ces énoncés qui, dans leur statut logique, ne sont pas sociologiques en ce qu'ils n'autorisent pas de vérification empirique. Cela suffit à faire douter quelque peu de sa validité. 22. On peut et on doit tirer une autre conclusion de cette analyse du changement de structure lorsque les valeurs ne changent pas; cette conclusion importe du point de vue de l'utilité du concept de valeur pour l'analyse du changement social. Même limités, les changements étudiés dans ce chapitre ne sont pas sans importance mais il serait sans doute difficile, sinon impossible, de les retrouver au niveau des valeurs. Il apparaît que seuls les changements à long terme (tels que l'apparition de la société industrielle) peuvent être analysés avec profit en termes de valeur. Pour les autres, il semble préférable de les analyser en termes d'éléments structuraux.
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prendre, le critère selon lequel sont répartis ces avantages demeure celui de l'emploi. De nombreux sociologues contemporains veulent croire que nous sommes sortis de l'âge du travail et de la production pour entrer dans l'ère de la consommation et des loisirs. Mais aujourd'hui encore, le temps de loisir d'un individu, tout comme son niveau de consommation, est totalement déterminé par son emploi et par les avantages qui y sont attachés. Quels que soient les critères de la stratification sociale choisis, prestige ou revenu, répartition du budget ou style de vie, ils renvoient tous à l'emploi. La stratification sociale fondée sur l'emploi n'est en elle-même ni le tout ni la partie de la structure de classe, mais elle constitue un facteur d'inégalité qui s'est perpétué et qui continue à influencer les sources et les différentes modalités du conflit social. Tout cela est encore plus vrai des relations de domination et de subordination telles qu'on les observe dans les organisations sociales des sociétés industrielles tant capitalistes que post-capitalistes. Les sociologues contemporains sont loin d'être unanimes quant à la permanence de ces relations d'autorité dans l'industrie, l'Etat et bien d'autres formes d'organisation sociale. En passant en revue dans le chapitre suivant les récentes théories du conflit, je serai amené à citer plusieurs auteurs pour qui autorité et pouvoir appartiennent au passé. Je ne veux pas anticiper et donner ici une définition précise de ce que j'entends par autorité et pouvoir. Je me contenterai d'avancer ceci: dans les entreprises industrielles, qu'elles soient post-capitalistes ou capitalistes, il y a une catégorie d'individus dont la tâche est de contrôler et de commander les autres et une autre catégorie d'individus qui doivent se soumettre à ce contrôle et obéir aux ordres. Aujourd'hui comme il y a cent ans, il y a des gouvernements, des parlements, des tribunaux dont les membres ont autorité pour prendre des décisions qui influent sur la vie de nombreux individus et il y a des individus qui peuvent protester ou modifier leur vote mais qui doivent se soumettre à la loi. Si tant est que l'on puisse définir en termes d'autorité l'une ou l'autre de ces relations, je soutiendrais que les relations de domination et de subordination ont survécu aux bouleversements du siècle dernier. Là encore, je crois que l'on peut aller plus loin. Le type d'autorité qui s'exerce dans la société capitaliste et dans la société post-capitaliste est le même. Il s'agit de ce que Weber appelait «l'autorité rationnelle», fondée sur «la croyance en la légalité de normes institutionalisées et le droit au commandement de ceux qui sont investis par ces normes» (33 b, p. 124). De ceci, on peut conclure notamment à la nécessité de l'administration bureaucratique. Mais la base en reste l'inégalité fondamentale de la répartition de l'autorité qui peut être atténuée par son caractère «rationnel» mais qui néanmoins pénètre la structure de toutes les sociétés industrielles et qui est à la fois la cause et l'objet de la majorité des conflits et heurts sociaux.
C H A P I T R E UI
les conflits de classe dans les sociétés modernes: quelques théories récentes
INSUFFISANCE DE LA RÉFUTATION
Mon exposé des changements survenus depuis Marx dans la structure des sociétés industrielles a été dans une large mesure descriptif malgré mes efforts pour donner une vue synthétique des courants d'évolution. Or, si la description constitue la base de tout savoir scientifique, elle n'en est pas à proprement parler la substance. On peut se demander si l'affirmation de Merton: «théoriciens et empiristes ont appris à travailler ensemble en bâtissant au cours des dernières décennies l'édifice sociologique», n'était pas, lorsqu'il l'exprimait en 1948, quelque peu prématurée. Merton n'a peut-être pas tort de soutenir que la recherche empirique peut, outre vérifier la théorie, l'inspirer, la transformer, la rectifier et la clarifier. Il n'en demeure pas moins vrai que recueillir des données ne suffit pas à constituer une explication et que la «recherche empirique» ne peut remplacer la «réflexion théorique». i En ce qui concerne les théories de Marx sur la formation des classes et le conflit de classes, l'écrasante majorité des sociologues n'a guère dépassé le stade descriptif. Le nombre d'études traitant du prestige de l'emploi et de la mobilité sociale ne cesse de croître. Psycho-sociologues et sociologues ont noirci des monceaux de papier sur la «nouvelle classe moyenne»; on ne compte plus les enquêtes ayant pour objet les courants égalitaires ou autres de stratification sociale. Les chercheurs en sociologie industrielle font fréquemment allusion au problème des conflits industriels et de la structure de l'autorité dans l'entreprise. Encore feraient-ils mieux d'appeler «sociographiques» et non «sociologiques» de telles enquêtes. Ce ne sont pas les données qui manquent, mais à quoi bon? A quoi servent ces remarques que l'on trouve dans maints rapports, selon lesquelles tel ou tel 1. La réciproque est également vraie: la réflexion théorique ne peut remplacer la recherche empirique. Mais c'est là un risque d'erreur beaucoup moins fréquent que celui auquel il est fait allusion ici.
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résultat infirme telle ou telle thèse de Marx? A quoi sert de réfuter telle ou telle thèse si l'on en reste là! Il y a un temps pour réfuter les théories et les hypothèses mais il est plus important, à partir de ces réfutations, de remplacer les théories elles-mêmes par d'autres plus satisfaisantes. De ce point de vue, tous les auteurs dont il sera question dans le présent chapitre sont allés bien au-delà de la soidisant pureté empirique. La théorie est «le filet qu'on jette sur le monde afin de s'en emparer, de le rationaliser, de l'expliquer, de le dominer» (Popper, 218, p. 26). A la lumière de cette définition, une théorie est plus qu'une hypothèse particulière et une hypothèse, davantage qu'un concept ou une catégorie. Pour Marx, la «classe» constitue une catégorie. On peut en atteindre la substance par l'observation et la décrire par la catégorie. Dire que «le prolétariat est une classe» est un énoncé descriptif en ce qu'il suppose sous le concept une donnée empirique. En revanche, dire que le prolétariat est engagé avec la bourgeoisie dans un conflit qui ne peut se résoudre que par une révolution, constitute une hypothèse. Celle-ci découle d'une théorie, tout comme d'autres hypothèses. Nous avons appelé celle-ci la théorie du conflit de classe chez Marx. D'après cette théorie, toute société engendre, dans sa structure, des classes conflictuelles et ces conflits peuvent à leur tour engendrer des bouleversements structuraux. Une théorie est donc un «point de vue» d'ensemble qui structure en un contexte ordonné une multitude de faits. En tant que chercheur, notre tâche n'est pas de «nous contenter de retenir les faits qui confirment et pour ainsi dire répètent la théorie, mais bien plutôt de chercher les faits que la réfutent» (Popper, 219, p. 260). Les faits réfutent les théories en infirmant une ou plusieurs des hypothèses qui en découlent nécessairement. 2 En ce sens, on peut dire que la théorie du conflit de classe chez Marx - si tant est qu'il s'agisse bien d'une théorie scientifique et non d'une pure spéculation - a été réfutée par les «faits» exposés au chapitre précédent. Mais si la réfutation de théories est le «véhicule du progrès scientifique» (Popper), elle n'en constitue pas la substance. Réfuter d'anciennes théories n'a de sens que si cette réfutation est le point de départ de théories nouvelles. C'est dans ce sens qu'il est question ici de remplacement d'une théorie. Ce remplacement peut revêtir diverses formes. Dans le cas de la théorie marxiste des classes, cela peut signifier qu'on limite la validité de cette théorie à un type unique et limité d'organisation sociale tel que le capitalisme. Cela peut signifier aussi une reformulation de la théorie de Marx comportant la modification d'un certain nombre de ses éléments. Enfin, on peut décider 2. Ce ne sont pas à proprement parler des «faits» mais des «énoncés de fait» qui réfutent les hypothèses. Pour une plus ample discussion de ces problèmes méthodologiques, on peut se reporter aux travaux déjà cités de Popper.
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d'abandonner totalement la théorie et de la remplacer par une théorie du conflit social entièrement neuve. Il nous faudra d'ailleurs choisir entre ces diverses voies si nous voulons que progresse notre connaissance du conflit et du changement social. Dans ce chapitre, j'examinerai diverses tentatives récentes de dépasser la théorie de Marx à la lumière de faits historiques et de perspectives sociologiques nouvelles. On verra que ces tentatives ont échoué à proposer une théorie qui résiste à l'épreuve de la vérification empirique. Il nous faudra explorer de nouvelles voies dans l'espoir que nos recherches contribuent à l'élaboration d'une théorie valable du conflit social. Mais avant de s'engager dans ce long, voire fastidieux voyage, il faut hélas dégager le concept-clé de notre analyse, à savoir le concept de classe du fatras d'idées fausses qui en obscurcissent de nos jours le sens.
LA DILUTION DU CONCEPT DE CLASSE
L'histoire du concept de classe en sociologie est assurément une des illustrations les plus brillantes de l'incapacité des sociologues à se mettre d'accord, ne serait-ce que sur un simple point de terminologie. 3 Ce n'est que récemment que Geiger, Lipset, Bendix et quelques autres ont apporté quelque clarté et inauguré un emploi tant soit peu rigoureux du concept de classe. Je n'ai pas l'intention de passer en revue ici tous les usages et mésusages dont ce concept a été l'objet. Cette tâche incomberait plutôt à un sociologue de la connaissance. Elle a d'ailleurs été tentée avec un succès mitigé et non sans accroître parfois la confusion, par Mombert (23) et Sorokin (30) qui recensaient il y a déjà trente ans non moins de trente-deux acceptions, et plus récemment par Geiger (91, 46), Marshall (58), Cox (40), Pfautz (97), Lipset et Bendix (55), Croner (129) etc. Plus pour satisfaire la curiosité du lecteur que pour risquer un recensement exhaustif, je donnerai ci-après un bref échantillon des mauvais traitements infligés au concept de classe. «La classe, à la différence de la couche sociale, peut être tenue différents, en passant outre les différences qui les séparent» (Marshall, 57, p. 114). «La classe, à la différenc ede la couche sociale, peut être tenue pour un phénomène psychologique au plein sens du terme. Pour un individu, la classe, c'est une partie de son moi, le sentiment qu'il a d'appartenir à quelque chose, une identification à quelque chose de plus vaste que lui-même» (Centers, 38, p. 27). «Par classe sociale, nous entendrons donc toute fraction d'une 3. J'ai discuté ces problèmes de concept plus en détail dans un essai (41).
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communauté qui se distingue du reste de la communauté non pas par des limites venant du langage, du lieu, des fonctions ou de la spécialisation, mais essentiellement du statut social» (Mac Iver, 211, p. 167). «Etant donné la thèse en présence, les classes sociales . . . sont des groupes sociaux que déterminent trois facteurs, à savoir: 1) l'identité de condition sociale, 2) l'identité de statut social, et 3) l'identité de valeur sociale (Croner, 129, p. 185). «Par classe, on entend deux catégories au minimum d'individus, que les membres de la communauté estiment occuper des positions sociales inférieures ou supérieures et qui les classent en conséquence» (Warner et Lunt, 100 p. 82). A lire ces définitions, on serait tenté de considérer la sociologie comme un passe-temps frivole. Certes, on ne saurait ni formuler ni réfuter des théories sur la base de telles définitions, dont les unes sont parfaitement creuses, les autres prolixes et qui toutes n'ont plus qu'un rapport lointain avec le concept primitif de classe. On a tenté de classer ces multiples définitions. On opère couramment une distinction entre les définitions «objectives» et les définitions «subjectives». Parmi les définitions «objectives», Pfautz a introduit une distinction nouvelle entre les définitions «internes» et «externes». Mais de telles tentatives vont à l'encontre de leur but, si cela a un sens lorsqu'il s'agit de clarifier un concept. On se trouve devant l'alternative suivante: soit abandonner totalement le terme discrédité de «classe» pour un ensemble de termes moins ambigus, soit rejeter radicalement toutes les définitions qui s'éloignent de la définition originelle, c'est-à-dire retrouver la démarche heuristique de Marx et retourner ainsi aux sources. Dans une discipline historique, il est difficile d'adopter une vue originale et d'ignorer les traditions. Si l'on est fondé, d'un strict point de vue méthodologique, à tenter de restaurer le concept de classe dans sa signification première, il faut néanmoins se demander si la chose est possible. Il est permis d'en douter. Cependant, à titre d'essai, je proposerai de maintenir le terme de «classe» et de le comparer aux formules pour lesquelles divers synonymes ont d'ores et déjà été adoptés. Le critère qui nous permettra d'opérer cette distinction est l'intention heuristique des catégories en question. Dans cette perspective, on devra rejeter toutes les définitions de la classe en tant que stratification sociale, que celles-ci soient «objectives internes», «objectives externes» ou «subjectives». Chaque fois qu'on définit une classe par des facteurs suggérant un continuum hiérarchique, ces définitions sont erronées, et le terme a été employé à tort. Des facteurs tels que statut, rang - auto-déterminé ou non - styles de vie, conditions économiques similaires, niveau de revenus, définissent des couches et non des classes sociales. Quelle que soit la façon dont on interprète, dont on dépasse ou corrige la théorie de Marx, il n'en demeure pas moins que pour lui, les classes ne sont en aucun cas des
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échelons dans un système hiérarchique de couches différenciées. L'analyse d'une classe sociale consiste à evaluer quelles sont les chances que des conditions économiques et des expériences communes conduisent un groupe à une action organisée» (Lipset et Bendix, 55, p. 248). i La classe sociale est toujours une catégorie adaptée aux besoins de l'analyse de la dynamique et des racines structurales du conflit social. En tant que telle, il faut la distinguer soigneusement de la couche sociale (stratum) qui, elle, est une catégorie servant à la description de systèmes hiérarchiques à un moment donné. Cette option quant à la signification du concept de classe (ou plutôt quant à ce qu'il ne saurait signifier) m'oblige à écarter un grand nombre d'ouvrages de sociologie qui prétendent traiter des «classes» sociales. Par exemple, la théorie - si cela mérite le nom de théorie des «six classes» de Warner (75, 100) n'est ni une réfutation de la théorie des classes de Marx, ni une théorie de remplacement. En effet, Warner n'a pas employé les termes adéquats. Il aurait dû désigner ces groupes de rang égal non comme des «classes supérieures-supérieures», ou «inférieures-supérieures», mais comme la «couche supérieuresupérieure», la «couche inférieure-supérieure», etc. Dans l'étude des théories récentes qui va suivre, je m'en tiendrai donc à trois grands groupes: 1) les théories qui sont explicitement fondées sur ce que j'appellerai désormais, avec un arbitraire délibéré, le concept orthodoxe de classe; 2) celles dont les auteurs prétendent qu'ils se fondent sur le concept orthodoxe de classe et 3) celles qui, bien que ne s'appuyant pas sur ce concept, sont formulées de telle manière qu'on peut penser qu'elles seraient susceptibles de remplacer la théorie des classes de Marx. Malheureusement, des théories post-marxistes correspondant à ces trois groupes sont encore trop nombreuses pour être retenues dans une aussi brève étude. Un recensement exhaustif et une revue critique de ces théories exigeraient à eux seuls un volume entier. C'est pourquoi j'ai dû choisir parmi une multitude d'ouvrages ceux qui sont relativement récents et qui ne sont donc pas encore eux-mêmes l'objet d'une masse de critiques et d'observations. 5 J'ai par ailleurs essayé de choisir des exemples qui soient caractéristiques de toute une école de pensée. J'ai également laissé de côté dans ce chapitre les controverses conceptuelles dont certaines seront 4. Je ferai plus loin quelques réserves quant à l'allusion exclusive aux «conditions économiques» dans des formules de ce type. 5. Ce choix exclut toute la littérature marxiste. Non qu'une étude des théories marxistes des classes sociales, de Kautsky à Lukacs, manquerait d'intérêt, mais elle risquerait d'alourdir sans nécessité un ouvrage consacré non à Marx mais à l'étude du conflit social.
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mentionnées ultérieurement. Je m'en suis tenu à l'analyse des sociétés modernes en termes de structures et de conflit de classe. Enfin j'ai été guidé dans mon choix par la plus la ou moins grande contribution que les diverses approches pouvaient apporter à l'élaboration d'une nouvelle théorie sociologique du conflit, élaboration qui constitue le but ultime de cet ouvrage.
DANS LA LIGNE ET HORS DE LA LIGNE DU PARTI (NEMCHINOV, DJILAS)
Ceux qui sont tenus, par un choix philosophique ou politique, de rester fidèle à la théorie de Marx comme seul outil d'explication sociologique, se heurtent évidemment aux pires difficultés. Il va sans dire que de telles options rendent impossible toute analyse et toute recherche véritablement scientifique. En matière scientifique, le dogmatisme porte atteinte au progrès de la connaissance. C'est sans doute là la raison pour laquelle tant d'études produites par les chercheurs soviétiques sont d'une telle naïveté que les publications professionnelles ou les éditeurs un tant soit peu sérieux des pays non communistes n'en voudraient pas. La brève étude de Nemchinov (65), membre de l'Académie des Sciences soviétique ne se distingue pas tant de toute cette production par sa profondeur ou par son sérieux que par le fait qu'elle a pour objet un problème que les sociologues marxistes 6 n'ont abordé qu'avec une extrême prudence, celui des «changements dans la structure de classe en Union Soviétique». Nemchinov commence par un rappel de la définition originelle d'une classe en la distinguant de la notion de couche sociale et en soulignant l'inadmissible confusion que les sociologues occidentaux ont introduite entre ces deux termes. Il écrit ainsi: «Les critères objectifs de la détermination des classes sociales sont la position de l'individu dans la société par son emploi et la nature de ses revenus, lesquels sont déterminés par la forme dominante de la propriété et le type de rapports de production que le système particulier de travail social instaure entre les membres d'une même société» (p. 14). 7 6. Il serait sans doute plus juste ici de parler d'auteurs «marxistesléninistes» ou «marxistes orthodoxes» car le terme général de marxiste comprend également des chercheurs qui proclament leur lien avec la pensée de Marx, lien scientifique et par là même critique. Et parmi ces derniers, certains comme Djilas dont il sera question ci-après, ont mené à bien des études sérieuses sur les classes sociales. 7. L'étude de Nemchinov comme l'article de son confrère P. N. Fedoseyev cité ci-après, a été tout d'abord rédigée en anglais pour le III e Congrès Mondial de Sociologie. Nos citations sont extraites de ces textes anglais. Il est évident cependant que les traducteurs mis à la disposition de l'Académie des Sciences soviétique ne valent pas ceux du gouvernement soviétique et du Politbureau
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Nemchinov ne fait d'apport à la théorie de Marx que sur un point important. Il distingue, à la fois sur le plan de l'observation et sur le plan conceptuel, la propriété et le pouvoir. Il soutient que «dans la société bourgeoise, il ne fait pas de doute que les relations de propriété permettent un contrôle total des conditions de vie des travailleurs», tandis que «la propriété collective des moyens de production en U.R.S.S. empêche toute transformation d'un revenu privé en une source de pouvoir» (p. 13). Ce point de vue n'est certes pas en contradiction avec celui de Marx pour qui seule la propriété privée effective et non la propriété privée en général était le déterminant de la structure de classe. Il n'en ouvre pas moins des perspectives inattendues. Si la propriété peut conférer le pouvoir, mais ne le confère pas nécessairement, alors on se trouve placé devant une curieuse alternative. Nemchinov a choisi pour sa part la position dogmatique insoutenable tandis que Djilas, comme nous l'allons voir, a choisi d'appliquer de façon plausible certes, mais critique, la théorie de Marx. Nemchinov en effet n'hésite pas à définir sans aucune ambiguïté sa «position théorique». «Les grands changements historiques survenus au 20e siècle et aux siècles passés (!) ont confirmé l'objectivité, l'authenticité et la solidité de la théorie des classes sociales telle qu'elle fut formulée par Marx, développée et mise en œuvre par Lénine» (p. 3). On est ravi d'apprendre que «l'objectivité, l'authenticité et la validité» de l'œuvre de Lénine était garantie avant même qu'il fût né. Mais si l'on néglige pour le moment que cette déclaration est plus une déclaration de foi qu'une argumentation, on doit se demander quelle pourrait en être la validité, dans quelle mesure une théorie qui se fonde sur de pareilles croyances rend compte des changements survenus depuis Marx dans les sociétés industrielles. Nemchinov ne se prononce qu'à l'égard de deux des changements dont il a été question au chapitre précédent, à savoir le problème de la propriété et celui de la «classe moyenne». Encore faut-il dire que sur le premier point, il n'a à offrir que quelques sentences dogmatiques. «La base matérielle de l'hégémonie bourgeoise repose sur la propriété privée des moyens de production . . . Dans une société capitaliste, les travailleurs ne possèdent pas les moyens de production et sont donc obligés de vendre leur force de travail à l'employeur, propriétaire des moyens de production» (p. 12). Ce n'est là qu'une médiocre répétition des textes de Marx qui néglige totalement le phénomène que constitue la séparation de la propriété et du contrôle. Son confrère Fedoseyev règle ce problème en accord avec la ligne du Parti. J'avoue que je trouve son point de vue plus amusant que convaincant. De l'avis de Fedoseyev, «on comprendra aisément que le remplacement des individus propriétaires capitalistes par le capital social et monopolistique ne signifie nullement la disparition de la classe capitaliste. Simplement, aux individus propriétaires des entreprises capitalistes se sont substitués les patrons des monopoles, les magnats de la fi-
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nance, millionnaires et multimillionnaires qui exploitent les travailleurs par l'intermédiaire du système des trusts, des sociétés anonymes, des banques et des entreprises capitalistes d'Etat» (45, p. 267). Si Fedoseyev avait mieux possédé son Marx, il aurait su qu'aux «individus propriétaires» se sont substituées deux catégories au moins d'individus; les membres de la première, les directeurs, peuvent difficilement être décrits comme des magnats et des multimillionnaires. Mais peut-être que des faits aussi simples sont trop insignifiants pour frapper l'imagination de penseurs soviétiques. Comme il fallait s'y attendre, Nemchinov et Fedoseyev sont pratiquement d'accord sur la «classe moyenne». «Le problème des soidisant classes moyennes joue un grand rôle dans la théorie des classes sociales. De l'avis des sociologues bourgeois l'homogénéité des sociétés serait la conséquence de la croissance et du développement des classes moyennes» (64, p. 6). Qu'à cela ne tienne! Mais quelle est alors la place exacte de la classe moyenne? «Néanmoins, l'histoire a montré» dit Nemchinov (p. 6), «que ce groupe social est économiquement instable et soumis à la désintégration de classe». Fedoseyev va plus loin encore. Selon lui, «le déclin des couches moyennes est sensible non seulement sous l'angle de leur participation spécifique à la production, mais aussi sous l'angle de leurs effectifs» (p. 268). De toute évidence, ces deux auteurs se réfèrent ici aux anciennes classes moyennes constituées par les paysans, les artisans et les petits commerçants. En ce qui concerne la «nouvelle classe moyenne», Nemchinov se borne à critiquer la distinction introduite par Clark entre industries primaire, secondaire et tertiaire et affirme que le secteur tertiaire fait «indubitablement partie du processus de production et doit comme tel se ranger dans la production sociale». 8 Il existe toutefois un aspect de l'analyse de Nemchinov qui va au-delà du simple credo. Il traite assez longuement de la position sociale des divers spécialistes, membres des professions libérales ou des personnels supérieurs techniques ou administratifs. Nemchinov appelle ce groupe «l'intelligentsia» ou «les intellectuels». «Les intellectuels constituent un groupe social intermédiaire dont le caractère de classe est déterminé par le mode prépondérant de production sociale. Sous un régime capitaliste, les intellectuels proviennent pour la plupart des classes possédantes et demeurent en étroite liaison avec leur classe d'origine. On trouve également parmi eux des représentant de l'intelligentsia des travailleurs en étroite liaison, eux, avec la paysannerie 8. La répugnance de Nemchinov à accepter les distinctions introduites par Clark illustré à mon avis de façon éclatante la stérilité et la naïveté des analyses marxistes orthodoxes. Bon nombre de concepts précieux sont purement et simplement rejetés comme si les réalités qu'ils recouvrent devaient pour autant disparaître. Cette espèce de primitivisme délibéré de l'outillage scientifique rend toute communication et toute approche différenciée difficile, voire quasiment impossible.
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et la classe ouvrière. Dans une société socialiste, les intellectuels sont pour la plupart issus de la classe ouvrière, de l'agriculture collectivisée et sont en étroite liaison avec les masses laborieuses. Toutefois, l'intelligentsia ne peut être considérée, que ce soit en régime capitaliste ou en régime communiste, comme une classe moyenne à part. Elle constitue seulement un groupe social intermédiaire existant parallèlement aux classes sociales fondamentales» (p. 9, 10). Ailleurs, Nemchinov décrit ce groupe comme étant une «couche sociale intermédiaire». Nous sommes ici en présence d'une tentative hasardeuse pour expliquer, à l'aide des catégories de l'ancienne théorie des classes un nouveau phénomène de l'évolution sociale. Cependant, les données de fait qui servent de point de départ à cette tentative sont erronées. De l'origine sociale de «l'intelligentsia» nous ne savons pas grand'chose en ce qui concerne l'Union Soviétique. Mais pour ce qui est des «sociétés capitalistes» contemporaines, l'intelligentsia ne se recrute pas uniquement ni même principalement dans les classes possédantes. Dans l'Angleterre de 1949 par exemple, sur les effectifs totaux des catégories 1, 2 et 3, selon le classement de D.V. Glass (107) (c'est-àdire employés à haut salaire, membres des professions libérales et des directions d'entreprises) respectivement 24,3%, 40,9% et 62,1% étaient issus de couches sociales que Nemchinov aurait rattachées à la classe ouvrière (108, p. 183). Nemchinov a mis en relief le phénomène de la mobilité sociale les sociétés industrielles avancées, mais ce faisant, il a expliqué tout au plus un seul aspect des changements sociaux survenus depuis Marx. Mais cet aspect, l'a-t-il réellement expliqué? La thèse de Nemchinov veut que l'intelligentsia soit en principe une couche sociale neutre du point de vue des classes et que par conséquent, elle ne constitue pas une force autonome dans les conflits de classe. N'était la définition que Nemchinov donne de ce groupe, ce point de vue se rapprocherait de celui de A. Weber et de Mannheim concernant «l'intelligentsia flottante ou sans attaches sociales». Mais n'oublions pas que Nemchinov range dans l'intelligentsia, outre les intellectuels proprement dits, les «techniciens employés dans des branches diverses de l'industrie ou dans l'administration». Ces «administratifs» constituent probablement le gros de cette étrange couche sociale. Elle comprend en effet - dans la mesure où Nemchinov se réfère à la société soviétique - les ministres, les fonctionnaires du Parti et les directeurs des entreprises industrielles. En d'autres termes, Nemchinov soutient que les tenants des postes d'autorité dans l'Etat et dans l'industrie et leurs bureaucraties ne constituent pas une véritable classe sociale et ne fournissent pas de motif à revoir en quelque point que ce soit la théorie des classes de Marx. Nous allons voir que la première de ces affirmations relève plus du dogme que de l'analyse marxiste. Les thèses de Djilas sont là pour le prouver. Quant à la seconde, elle est manifestement fausse et entraîne son auteur dans une impasse assez
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divertissante. S'il est vrai que les dirigeants bureaucratiques de l'Etat et de l'industrie ne forment pas une classe et s'il est également vrai que les sociétés occidentales contemporaines sont encore des sociétés de classe au sens marxiste du terme, alors il faut en conclure que la seule possession (d'actions, par exemple) sans contrôle peut être le fondement déterminant d'une classe. Voilà qui amènerait indiscutablement à modifier la théorie de Marx et qui rangerait Nemchinov parmi ces «esprits vulgaires» qui font des différences de classe de pures différences de la «grosseur de la bourse» (Marx, 5, p. 466). Si, d'autre part, les tenants des hauts postes bureaucratiques forment une classe dans les sociétés occidentales, on ne voit pas pourquoi en Union Soviétique ils ne formeraient qu'une simple couche sociale, une excroissance de la classe ouvrière. Nemchinov ne parvient qu'à répéter Marx, mais lui aussi échoue à rendre compte des innovations des sociétés industrielles avancées. Les sociologues soviétiques, lorsqu'ils parlent de l'Occident sont aussi peu convaincants les uns que les autres mais ils sont souvent pittoresques et distrayants. «L'abîme qui sépare travail et capital, ouvriers et exploiteurs, loin de se combler, s'approfondit sans cesse car le profit des monopoles s'accroît tandis que diminue régulièrement la part des masses dans le revenu national. Les progrès de la technologie entraînent l'intensification du travail et l'exploitation croissante des ouvriers. Telle est la source de l'aggravation des contradictions sociales et la base d'une continuelle lutte des classes dans les pays capitalistes» (Fedoseyev, 45, p. 268). Lorsqu'ils parlent des pays communistes, les sociologues soviétiques non seulement ne sont pas convaincants mais sont remarquablement creux et ennuyeux. Bien entendu sans mentionner le nom de l'auteur - il écrit en 1956 Nemchinov reprend en détail la théorie de Staline des classes «non antagonistes»: «La structure moderne de classe de la société soviétique se reflète dans la Constitution soviétique de 1936. Aujourd'hui, la société soviétique comprend deux classes fondamentales, la classe ouvrière et la paysannerie collectiviste, ainsi qu'une couche sociale, l'intelligentsia 9 (p. 22). Nemchinov aurait pu apprendre de son collègue polonais, moins dogmatique, Ossowski (66, p. 24) qu'une semblable extension du concept de classe ne faisait que mettre en lumière «l'inadéquation de la conception marxiste-léniniste classique de la classe». L'analyse que fait Djilas de la «nouvelle classe» montre en effet qu'une telle conception masque plus qu'elle ne révèle la réalité de la société soviétique (44). L'intérêt que présente pour nous l'œuvre de Djilas réside en ce qu'il applique dans son analyse des sociétés marxistes une méthode assez strictement marxiste. Son travail traite précisément de cette curieuse «intelligentsia» de directeurs, de secré9. Cf. 64, p. 15: «Les ouvriers et les paysans collectivistes sont des classes amicales en Union Soviétique, car leurs intérêts matériels ne sont pas opposés ...»
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taires du Parti et de bureaucrates qui - si tant est que l'étude de Nemchinov soit représentative - semble avoir troublé passablement les chercheurs soviétiques. Seulement, Djilas va plus loin que Nemchinov. Il ne se satisfait pas d'une «couche sociale intermédiaire» problématique, située on ne sait trop où. De façon très explicite, il fait de cette intelligentsia une nouvelle classe dominante qui possède ses propres caractéristiques sociales. «C'est la bureaucratie qui officiellement administre, contrôle et dispose de la propriété nationalisée et socialisée comme de la vie sociale dans son ensemble. Le rôle de la bureaucratie dans la société, c'est-à-dire l'administration monopolistique et le contrôle du revenu national et des richesses nationales, lui confère une position tout à fait privilégiée . . . La propriété n'est rien d'autre que le droit au profit et au contrôle. Si ce droit définit les privilèges d'une classe, alors les Etats communistes ont, en dernière analyse, vu naître une nouvelle forme de propriété ou un nouveau type de classe exploitante et dominante». Selon Djilas, la particularité essentielle de la classe dominante bureaucratique des sociétés communistes est que, contrairement aux autres classes dans l'histoire, elle ne s'est pas développée spontanément, mais a été la création délibérée de l'élite d'un parti. Il s'ensuit que la domination de cette nouvelle classe est plus brutale et plus totale que celle d'aucune classe antérieure. Cette différence mise à part, cette «nouvelle classe de propriétaires et d'exploiteurs» ressemble en bien des points aux classes précédentes. Sa domination se fonde sur la propriété puisque, comme Djilas l'expose longuement, «la propriété collective» n'est qu'une façade derrière laquelle» cette nouvelle classe, la bureaucratie ou plus précisément la bureaucratie politique» (p. 38) exerce son contrôle. Cette nouvelle classe a non seulement le monopole de la propriété, mais elle exerce également une «autorité totalitaire» dans la mesure où son pouvoir s'étend à toutes les sphères de la vie sociale. Toujours comme les classes précédentes, elle tente de légitimer sa domination par une idéologie appropriée. Enfin, Djilas espère et prévoit que cette nouvelle classe sera elle aussi renversée et balayée par l'action révolutionnaire des opprimés. Evidemment, Djilas n'englobe pas les sociétés occidentales actuelles dans son analyse, si bien qu'il est impossible de deviner à partir de son œuvre comment il aurait essayé d'infléchir la théorie de Marx pour qu'elle s'applique à l'Occident. Mais ce qu'il faut retenir, c'est que ses travaux prouvent qu'une analyse assez strictement marxiste peut encore s'appliquer aux pays communistes. Ceci peut avoir deux significations différentes. On peut concevoir qu'une théorie marxiste du conflit de classe ne s'applique totalement qu'aux pays en voie d'industrialisation. Mais on peut aussi conclure de l'analyse de Djilas qu'un certain type de théorie marxiste s'applique à un champ plus vaste. C'est délibérément que j'ai qualifié d'analyse assez strictement marxiste les travaux de Djilas et que j'ai parlé d'un certain type de
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théorie marxiste. Djilas introduit un accent nouveau sur un point particulièrement épineux de la théorie de Marx et ceci peut se révéler capital pour le champ d'application de cette théorie. Cette dimension nouvelle porte sur les relations entre possession, propriété et pouvoir. La pensée de Djilas, lorsqu'il décrit les déterminants de la nouvelle classe, n'est pas sans ambiguïté. Il écrit d'une part: «La preuve qu'il s'agit d'une classe à part réside, comme pour les autres classes possédantes, dans son type de propriété et dans les relations particulières qu'elle entretient avec les autres classes» (p. 44); ou encore: «La caractéristique spécifique de cette nouvelle classe est la nature collective de sa propriété» (p. 54). Mais il écrit d'autre part: «Le pouvoir est aujourd'hui à la fois l'instrument et le but des Communistes dans leur souci de préserver leurs privilèges et leurs possessions. Mais comme il existe des formes diverses de pouvoir et de propriété, la propriété ne peut s'exercer que par l'intermédiaire du pouvoir. Le Pouvoir est une fin en soi et l'essence du Communisme contemporain» (p. 169). Djilas ici suggère à tout le moins que ce qui détermine une classe n'est pas la propriété des moyens de production, mais que cette propriété n'est qu'un aspect particulier d'une force sociale plus globale, le pouvoir. Tandis que Marx, nous l'avons vu, subordonnait les relations d'autorité à celles de propriété, Djilas, lui, tend à subordonner la propriété au pouvoir. Le problème des liens qui unissent ces deux facteurs reviendra souvent au cours du présent ouvrage et il apparaîtra de plus en plus clairement, du moins je l'espère, que la théorie de Djilas offre bien plus de perspectives que celle de Marx, à qui veut rendre compte des conflits et changements sociaux.
CAPITALISME, SOCIALISME E T CLASSES SOCIALES (SCHUMPETER)
Nemchinov n'est pas le seul à avoir tenté de conserver la théorie marxiste des classes comme principe d'explication des sociétés industrielles avancées. Et cette tentative a eu lieu aussi dans des pays non communistes. Ces tentatives de sauvetage se répartissent en deux groupes. Dans le premier, on nie ou on escamote certains faits nouveaux du développement social tels que la séparation entre la propriété et le contrôle ou la mobilité sociale. On peut ranger dans cette catégorie la tentative de Kuczynski qui s'évertue à prouver la paupérisation du prolétariat des sociétés capitalistes, et ce en dépit d'une élévation continue des salaires réels (152). Geiger a fait justice de cette thèse insoutenable et frisant le ridicule (46, pp. 60 et sq.). Un tel dogmatisme n'a jamais fait progresser notre connaissance de la société. Dans le second groupe, des révisionnistes qui s'ignorent modifient quelques points en apparence très secondaires de la théorie de Marx sans s'apercevoir que ce faisant ils la dénaturent sensiblement.
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Ainsi, Renner, lorsqu'il s'essaie à une formulation systématique des théories de Marx, se permet un ajout qui ne manque pas d'intérêt. Il soutient que le récent développement social a rendu plus complexe la structure des classes, en particulier celle de la bourgeoisie. «Il fait apparaître côte à côte le capitaliste qui possède et qui gère et celui qui possède mais ne gère pas . . . Qui plus est, il fait apparaître aussi le non-capitaliste qui exerce des fonctions capitalistes, qui par conséquent ne possède pas en tant que capitaliste mais œuvre en tant que tel» (26, p. 375). C'est là un mode de raisonnement qui nous est désormais familier. Mais si l'on considère le directeur qui ne fait qu'exercer un contrôle comme un véritable capitaliste, alors le conflit de classe est amputé de ce qui, pour Marx, en constituait la racine, à savoir la propriété privée. On ne peut plus dire alors d'une société («socialiste») basée sur la propriété collective qu'elle est une société sans classes. Autrement dit, cette thèse ne sauve pas davantage la théorie de Marx. Maintenir les thèses de Marx est de toute façon une entreprise hasardeuse dont toute science sociale devrait bien se garder. Mais dans ses premiers écrits, Renner n'avait pas clairement vu la nécessité d'abandonner la théorie de la propriété et des classes sociales de Marx. 10 C'est Schumpeter qui le premier a clairement séparé la théorie du développement de la propriété de Marx de sa théorie du conflit de classe. Schumpeter renouvelle la question de Marx touchant à la «loi économique du développement de la société capitaliste». Le capitalisme peut-il survivre? Et le socialisme est-il viable? Pour Schumpeter, capitalisme et socialisme sont des catégories qui décrivent des systèmes économiques, en particulier des relations de propriété. Schumpeter, s'accorde sur ce point avec Marx: l'ordre économique du capitalisme doit disparaître et donner naissance à une constitution économique nouvelle, socialiste, c'est-à-dire fondée sur la propriété collective, ou plutôt, selon les termes de Schumpeter, la propriété d'Etat. C'est là un processus «nécessaire». Cette nécessité ne s'entend pas au sens hégélo-marxiste en fonction des lois immanentes du dévéloppement historique, mais comme une «constatation scientifique de tendances présentes dans une structure observable»; tendances qui «ne nous apprennent pas ce qui arrivera aux structures mais seulement ce qui se produira si ces tendances se maintiennent dans le laps de temps couvert pas notre observation et si aucun autre facteur n'intervient» (73, p. 61). Jusqu'ici, l'analyse de Schumpeter est parfaitement compatible avec celle de Marx. Il n'en va plus de même par la suite. «Le socialisme», écrit-il, est «culturellement indéterminé; . . . en fait, . . . une société 10. Il n'en va pas de même des derniers ouvrages de Renner que l'on étudiera plus loin. La tentative de remplacer la théorie marxiste et de conserver à la fois l'élan politique du «socialisme scientifique» est encore plus nette dans les travaux de Renner que dans ceux de Bernstein.
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peut être pleinement et authentiquement socialiste et être soit dominée par un maître absolu, soit organisée de la façon la plus démocratique; elle peut être aristocratique ou prolétarienne; elle peut être une théocratie hiérarchisée ou bien athée, ou encore indifférente à la religion. Elle peut être plus strictement disciplinée qu'une armée moderne ou sans aucune notion de discipline» (73, pp. 170-71). Elle peut être ce ne sont pas les termes exacts de Schumpeter mais cela correspond bien à sa pensée - une société de classe ou non. Enfin, il semblerait que pour lui (là encore, nous interprétons les textes de Schumpeter) le socialisme revête certaines caractéristiques d'une société de classe, car le travail des ouvriers «restera pour l'essentiel ce qu'il est» (p. 203); «il y aura matière à maintes luttes dans la société socialiste» (p. 213), dont le «problème posé par l'autorité bureaucratique) n'est pas la moindre cause (pp. 205 et sq.). Pour mener à bien ce type d'analyse, Schumpeter a dû se démarquer délibérément de la théorie des classes de Marx. «Marx voulait définir dans les mêmes termes et le capitalisme et la division en classes. Un peu de réflexion convaincra le lecteur que ce n'était là une démarche ni naturelle ni nécessaire. En fait, c'était une manœuvre hardie de stratégie analytique que de lier le destin des phénomènes de classe et le destin du capitalisme de façon que le socialisme qui n'a en réalité rien à voir avec l'existence ou l'absence de classes sociales devienne, par définition, la seule sorte possible, en dehors des groupes primitifs, de société sans classes. Cette ingénieuse tautologie n'aurait pas pu être aussi réussie à partir de définitions des classes et du capitalisme autres que celles adoptées par Marx: définitions par la propriété privée des moyens de production.» Le passage cité montre clairement que Schumpeter, même s'il voulait garder le concept de classe comme instrument d'analyse, ne le considère comme valable que débarrassé du lien qui, chez Marx, l'unit à la propriété privée. On doit donc se demander quelle théorie des classes permet pour Schumpeter une analyse plus satisfaisante des processus de développement des sociétés industrielles. Il nous faut bien répondre que Schumpeter n'offre ni une théorie ni une analyse de classe originale. On serait presque tenté de croire que sa thèse (virtuellement juste) de 1'«indétermination culturelle» des systèmes économiques l'a conduit à la (fausse) conclusion qu'on ne peut rendre compte de façon systématique des processus culturels et sociaux et qu'en conséquence, ces derniers n'autorisent pas l'élaboration de théories scientifiques. Toutefois, cette hypothèse est contredite par le fait que dans un ouvrage antérieur (27), il a recours très fréquemment au phénomène de classe et ébauche une théorie originale. Malheureusement - et je crains que ce ne soit là ce qui rend inutilisable son analyse du conflit de classe et de son évolution - sa théorie était fondée sur un concept de classe que nous avons rejeté plus haut. Dans son optique, «la structure de classe est une répartition des in-
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dividus en groupes selon les variations de leur rang social et en dernier ressort selon les différences de compétence. Bien plus, elle est fondée sur l'institutionalisation de ces rangs, une fois ceux-ci atteints» (27, p. 205). Schumpeter précise lui-même ailleurs ce qu'il entend par classes en les appelant des «groupes ou couches sociales». «Et il ajoute: «Comme l'on sait, nous les appelons des classes sociales» (99, p. 216). Les classes de Schumpeter ne sont en fait pas des classes mais des couches sociales. Il s'en est fallu de peu qu'à un certain point de son analyse, Schumpeter ne parvint à remplacer la théorie des classes de Marx. Il a montré que le lien de nécessité établi par Marx entre l'existence de classes et l'existence de la propriété privée ne résistait pas à l'examen. Ce faisant, il offrait la possibilité - dont Djilas s'est servi par la suite - d'utiliser la théorie des classes comme outil d'analyse de sociétés dans lesquelles la propriété privée ne s'exerce ou n'existe plus. Mais en confondant classe et couche sociales, Schumpeter s'est interdit de tirer parti, d'exploiter cette possibilité. Comme Schumpeter, Sering dissocie les concepts de classe et de propriété privée; mais il va plus loin encore lorsqu'il déclare, à propos du passage des sociétés capitalistes aux sociétés industrielles modernes que «le nouvel ordre social ne s'instaure pas sans classes» (74, p. 205). Il faut toutefois remarquer que l'analyse de Sering qui en fait n'est pas très originale, repose sur une autre théorie qui sous le nom de «révolution directoriale» est devenue un slogan largement répandu.
RÉVOLUTION DIRECTORIALE ET RÉVOLUTION BUREAUCRATIQUE (BURNHAM, CRONER)
James Burnham a beau invoquer fréquemment la science en général et le caractère scientifique de ses analyses en particulier, ses théories n'en manquent pas moins de clarté et ses analyses de pénétration. 11 Son désir est en fait de fonder l'existence d'une révolution sociale et pourtant il écrit (140, p. 7) «Je supposerai plus loin . . . que la période actuelle est en fait une ère de révolution sociale». Il décrit tout d'abord les directeurs, dramatis personae de sa révolution, comme étant «les fondés de pouvoir, les directeurs de production, les chefs d'atelier et leurs associés» (p. 82), mais plus tard, il englobe soudain dans ce concept non seulement «les responsables de la production et les ingénieurs en chef» mais tout aussi bien les «administrateurs», les «spécialistes de la propagande» et les «technocrates» (p. 281). Il se propose de démontrer que partout les directeurs sont sur le point de prendre le pouvoir mais bon nombre de ses formulations laisseraient 11. Il n'est pas non plus le premier auteur à proposer une théorie de la domination directoriale, comme Schelsky l'a souligné en se référant à Veblen, Rathenau et d'autres (cf. 164).
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plutôt penser qu'il se contente d'appeler directeur tout individu qui détient un certain pouvoir. On pourrait se débarrasser purement et simplement de la théorie de Burnham si notre seul objectif était de prouver que sa formulation laisse beaucoup à désirer et qu'elle est de ce fait inutilisable pour l'analyse sociologique. Je n'aurai pas une vue aussi simpliste mais tenterai de dégager du travail de Burnham les éléments d'une théorie susceptible de remplacer celle de Marx. Burnham étudie lui aussi tout d'abord la tendance à la suppression du capitalisme qui est inhérente au développement économique et social moderne. Ce fait nouveau dont il tente de fournir une explication est le phénomène que nous avons décrit plus haut comme étant la séparation de la propriété et du contrôle. Burnham n'apprécie pas cette expression. «Le concept de séparation de la propriété et du contrôle, quelle que le soit utilité d'un point de vue juridique, n'a aucune signification historique ou sociologique. La propriété signifie le contrôle; s'il n'y a pas de contrôle, il n'y a pas non plus de propriété... Si la propriété et le contrôle sont séparés dans la réalité, alors la propriété est passée aux mains de qui contrôle et la propriété prise isolément n'est qu'une fiction sans signification» (p. 92). Cette argumentation, même si elle apparaît de pure terminologie (et confuse) est essentielle dans la théorie de Burnham. Comme il définit la possession effective de la propriété 1 2 par le contrôle, il peut décrire le passage du contrôle des moyens de production des mains de possédants-dirigeants aux mains des dirigeants comme un processus aboutissant à la disparition du capitalisme sans modifier les données du conflit de classe, celui-ci étant entendu dans son sens marxiste, c'està-dire comme lié à la possession de la propriété. «Jusqu'à l'heure actuelle, dans toutes les sociétés complexes, un groupe à part et relativement restreint d'individus détient le contrôle des principaux instruments de production» (p. 59). Dans la société capitaliste, ce groupe était la classe capitaliste, mais dans la société vers laquelle nous allons «les directeurs auront en fait assuré leur domination et formeront la classe dominante de la société» (p. 72). Dans une telle société, c'est l'Etat qui détient la propriété légale mais le contrôle effectif des moyens de production est exercé par les directeurs qui en sont ainsi de fait les propriétaires, et «les instruments de production sont l'assise de la domination sociale. Qui les contrôle, contrôle en fait sinon en droit la société car c'est par eux qu'elle vit» (p. 125). Comme leurs prédécesseurs capitalistes, les nouveaux «propriétaires» des moyens 12. Un fait linguistique n'est pas étranger à l'histoire de la théorie de Burnham. En effet, le mot allemand Eigentum signifie à la fois «propriété» passive et «possession» active et tandis qu'une séparation entre propriété passive et contrôle est une éventualité plausible, celle de la possession active et du contrôle est moins vraisemblable étant donné que l'élément de contrôle, s'il est implicite dans le terme de possession active, ne l'est pas dans celui de propriété.
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de production, les directeurs sont confrontés à la classe des travailleurs non possédants. L'économie directoriale est en réalité ce sur quoi se fonde une nouvelle sorte de classe d'exploiteurs (p. 122). Et l'exploitation y est pire que dans la société capitaliste. D'une part, l'homogénéité de la classe ouvrière va croissant car par comparaison avec l'organisation de l'industrie dans la période qui a précédé la production de masse moderne, les tâches individuelles . . . exigent du travailleur une compétence et une formation moindres» (p. 77). Un fossé sépare des travailleurs non qualifiés pour la plupart et des directeurs hautement spécialisés. D'autre part, dans les sociétés bureaucratiques, le travailleur a perdu jusqu'à cette douteuse liberté de vendre ou de ne pas vendre sa force de travail; il est contraint de travailler (cf. p. 130). Nous sommes encore dans une période de transition mais avant longtemps toutes les sociétés industrielles seront des sociétés bureaucratiques de ce type. La théorie de Burnham, quelle que soit son utilité ne peut que très partiellement remplacer la théorie des classes de Marx. Elle se fonde sur un seul fait nouveau, la séparation du contrôle et de la propriété. On peut en faire remonter la source à l'interprétation disons libérale de Marx que faisait Renner et même, dans Marx, à l'analyse du phénomène des sociétés par actions. (Notons en passant que Burnham, lorsqu'il identifie la domination bureaucratique à la propriété par l'Etat des moyens de production prend un cas limite, ce qui ne s'imposait pas, la séparation entre la possession légale et la possession effective suffisait largement à fonder sa théorie.) D'autres tendances de l'évolution des sociétés industrielles, telles que l'accroissement de la mobilité sociale ne contredisent pas la théorie de Burnham mais celle-ci n'en rend pas compte. La théorie «bureaucratique» ne fait que modifier un aspect de la conception marxiste. Il existe en revanche de nombreuses tendances qui contredisent formellement la théorie de Burnham. Ce dernier suit Marx dans l'affirmation d'une homogénéité croissante de la classe ouvrière qu'entraînerait le nivellement des compétences et des qualifications. Nous avons vu que cette thèse est fausse. En réalité, la classe ouvrière n'est pas devenue plus uniforme, qu'il s'agisse de la structure des qualifications ou des différenciations de revenus et de prestige. Ce serait plutôt l'inverse qui s'est produit. Par ailleurs, Brunham parle de l'augmentation d'intensité du conflit de classe dans la société directoriale. Cette affirmation n'est guère compatible non plus avec ce que l'on a décrit comme l'institutionalisation du conflit de classe et, pour cette raison, elle ne cadre pas avec le fait que la légitimité de l'autorité d'un directeur repose dans une large mesure sur l'accord de ceux qui sont soumis à son autorité. Enfin, comme on l'a déjà vu, on observe souvent des signes de diminution d'intensité du conflit de classe et d'élargissement de la sphère d'institutionalisation des heurts sociaux. Là encore, Burnham est dans l'erreur.
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Mais là où sa théorie est encore plus sujette à caution, c'est lorsque Burnham suit aveuglément Marx dans l'identification de la puissance économique et du pouvoir politique. «Les sources de richesse et de pouvoir sont les instruments de base de la production, elles doivent être entre les mains des directeurs. Les directeurs doivent donc constituer la classe dominante» (pp. 158 et sq.). Il n'est étonnant que ce point ait particulièrement retenu l'attention des critiques de Burnham. «Le véritable problème, dit Bendix (126, pp. 119 et sq.) est de savoir 1) si les hommes qui ont le contrôle des politiques de l'industrie, gouvernement, syndicats, groupements d'agriculteurs etc. constituent du fait de cette caractéristique commune qu'est l'exercice du contrôle, un groupe cohérent et 2) si l'idéologie et la politique de ce groupe dit directorial diffèrent en quoi que ce soit de celles du type antérieur de l'entrepreneur». Ces deux questions sont des questions de fait auxquelles on ne saurait répondre à coup de dogmes et de définitions. Mais Burnham n'a fait la preuve et ne pouvait d'ailleurs pas la faire, que dans les sociétés réelles, les directeurs non possédants de l'industrie soient de quelque façon identifiables aux groupes qui dirigent l'Etat. En réalité, comme Gerth et Mills l'ont souligné, Burnham n'a fait qu'interpréter les données de la croissance des structures bureaucratiques en fonction de sa propre thèse, tantôt violant le principe d'identité tantôt se contentant de baptiser «directeurs» ceux qui sont au pouvoir (148, p. 173). Burnham a tenté d'abréger la voie prosaïque de la découverte scientifique et il lui en coûta. C'est dans le domaine de la production industrielle qu'il est allé chercher les faits dont sa théorie fournit un système explicatif. Mais il prétend ensuite que sa théorie s'applique de façon valable au développement de l'ensemble de la société. Il ne peut plus combler le fossé qui sépare ses prétentions des données de fait que par des présupposés implicites et des affirmations dogmatiques. L'intérêt de sa théorie réside néanmoins en ceci: elle a pour conséquence que la structure de classe de l'entreprise industrielle est fondée sur le contrôle et non plus sur la propriété légale des moyens de production. Selon cette hypothèse, la séparation de la propriété et du contrôle devient un phénomène sans aucune incidence sur le conflit de classe. Mais le problème des conflits politiques dans les sociétés industrielles avancées est, en logique et en fait, indépendant du problème de la structure de classe de l'entreprise et il convient de traiter ces deux problèmes séparément. Affirmer et 13. Toutefois, il serait sans doute risqué de concevoir l'apport de Burnham comme une extension de cette définition de possession de la propriété et de voir des différences importantes sous un accord apparent avec Marx.
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répéter des centaines de fois que les moyens de production «constituent l'assise de la domination sociale» n'apporte rien. De nombreux sociologues ont tenté, depuis plus de trente ans, de trouver une réponse satisfaisante à la question plus vaste touchant à la structure politique et sociale des sociétés industrielles avancées. Le plus souvent, les recherches sont centrées sur le phénomène de la bureaucratie, c'est-à-dire sur ces éléments de la «nouvelle classe moyenne» qui sont en rapport plus ou moins étroit avec l'administration publique. C'est en vain que Burnham tente de tourner en ridicule «la théorie de la révolution bureaucratique» et de la balayer à l'aide de quelques arguments superficiels (pp. 278 et sq.). On conçoit aisément que les analyses de Max Weber et Michels, de Bendix et Merton et de bien d'autres 14 ont fait davantage progresser notre connaissance de la structure des sociétés contemporaines que Burnham avec sa théorie de la révolution directoriale. Mais ni Weber ni la plupart de ceux qui après lui ont étudié la bureaucratie n'avaient expressément pour but d'élaborer une théorie susceptible, à la lumière des faits nouveaux, de remplacer la théorie des classes de Marx. C'est dans l'œuvre de Geiger et de Croner (quoique ce dernier soit moins ambitieux) que nous allons aborder maintenant que l'on trouve les premiers rudiments d'une telle théorie (129). Comme Burnham, Croner se croit à même de discerner dans le développement des sociétés industrielles au 20e siècle une «révolution sociale». «Partout, la révolution sociale dont nous parlons ici a modifié de manière fondamentale le visage de la société . . . Son produit et son support est une nouvelle classe: celle des employés» (p. 9). «L'ordre capitaliste engendre à ses débuts l'espace social nécessaire à une nouvelle classe dont l'existence repose sur l'effort économique individuel. L'âge de la rationalisation a également créé l'espace social nécessaire à une nouvelle classe, la classe des employés salariés . . . Il faut voir dans ce processus la cause réelle du fait que la société d'aujourd'hui comparée à celle d'il y a soixante ans nous apparaît sous un jour si différent. Ce processus social est la substance réelle de la «révolution sociale» de notre temps (p. 246). Lorsqu'il parle de «cause réelle» ou de «support» d'une révolution sociale, Croner vise à expliquer les changements de structure des sociétés industrielles avancées. Il ne se considère pas pourtant comme un adversaire ou un rival de Marx. Pour lui, «l'œuvre de Marx ne contient pas de théorie systématique des classes» (p. 169). Car ce que Croner n'entrevoit ou en tous cas ne comprend pas, c'est l'intention heuristique de l'analyse du conflit social et le choix comme point de départ de l'analyse, d'antagonismes venant de la répartition de la propriété ou du pouvoir. Ainsi, lorsqu'il considère comme déterminant d'une 14. Pour un recueil assez complet des textes les plus importants des auteurs cités et d'autres, cf. l'anthologie par Merton et coll. (136).
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«classe», «la similitude des conditions économiques, du statut social et des valeurs sociales», par «classe», il entend en fait «couche» sociale (p. 185). Ceci devrait nous conduire à exclure de cette étude, comme hors de notre sujet, l'apport de Croner. Toutefois, la «théorie de la délégation» de Croner et son analyse des fonctions de l'employé peuvent être considéréés comme une contribution à la présente recherche et c'est comme telles que je les retiendrai. Le fait «nouveau» auquel s'attache Croner est la croissance spectaculaire depuis 1890 de la «nouvelle classe moyenne». Il l'explique par la subdivision des fonctions de direction dans l'industrie et des postes de responsabilité dans l'Etat, rendue nécessaire par le courant de rationalisation». «La posititon sociale particulière des employés salariés peut s'expliquer par le fait que leurs tâches incombaient autrefois aux entrepreneurs» (p. 36). «Ce que . . . l'on a dit de la division du «pouvoir» de l'entrepreneur et sa résultante, à savoir l'apparition de certains «services» dans l'économie peut aussi s'appliquer à l'apparition du «service» civil. Ici, ce n'est bien sûr pas l'entrepreneur mais le chef suprême de l'Etat, par exemple le Roi, qui confie certaines tâches qu'il avait jusque-là accomplies lui-même à des hommes qui ont sa confiance et qui vont représenter le roi dans leurs domaines» (p. 37). Croner ne mentionne pas la séparation de la propriété et du contrôle mais sa «théorie de la délégation» la sous-entend dans une certaine mesure. Ses vues fournissent aussi l'explication d'un des aspects de la mobilité sociale. 15 «Les employés salariés constituent une classe à l'intérieur de laquelle les revenus, l'influence et le prestige des membres varient de façon considérable . . . Lorsque l'employé salarié débute dans son premier poste, il peut avoir une armée de supérieurs . . . En fin de carrière, il peut avoir des milliers de subordonnés . . . Mais la totalité de sa carrière se déroule au sein d'une seule et même classe» (p. 195). A partir de ces considérations, on pourrait établir une théorie dont l'exposé serait à peu près le suivant: la séparation de la propriété et du contrôle, la rationalisation de l'administration industrielle et politique ont provoqué l'apparition d'une nouvelle classe de bureaucrates dont les fonctions sont des fonctions hiérarchisées d'autorité. En ce sens, la nouvelle classe est une classe dominante et même la seule classe dominante. Elle est mobile. Il se produit en son sein un mouvement ascendant continu. En tant que couche sociale cette classe n'est en aucune façon uniforme. Mais du fait qu'elle détient sa part d'autorité (une autorité déléguée), elle entre en conflit avec tous les autres groupes de la société. 15. Il s'agit de la mobilité intra-générations. On peut aussi entendre la formule ci-dessus comme rendant compte de l'extrême diversité de l'origine sociale des membres d'une classe dans une société où la mobilité inter-générations est institutionalisée.
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Là encore, on ne peut pas dire que Croner en personne ait formulé une théorie de ce genre. Le concept de classe dominante est absent de ses travaux. Cependant, l'analyse de Croner contient quelques éléments d'une telle théorie, éléments que l'on trouve aussi, bien évidemment, dans les œuvres de Burnham, de Weber et Michels et qui méritent notre attention. Les courants historiques que nous avons relevés suggéreraient d'apporter quelques restrictions à cette théorie (entre autres sur les notions d'employé salarié ou de bureaucratie), mais ils ne l'infirment pas. Toutefois, il est évident qu'à parler de bureaucratie comme d'une classe dominante, on donne au concept de classe un sens qui a bien peu à faire avec celui que lui donnait Marx. Ces théories directoriale ou bureaucratique revues et corrigées peuvent-elles être considérées comme rendant correctement compte des sociétés post-capitalistes et de leurs conflits? C'est là une question à laquelle on ne saurait répondre avant d'avoir résolu le problème de la méthode, du contenu et des limites de l'analyse de classe en sociologie.
SOCIÉTÉ DE CLASSE SANS CONFLITS DE CLASSE (RENNER)
Les ouvrages de Burnham comme de Croner pèchent tous deux par cette légèreté des livres manifestement conçus pour atteindre de grands tirages. Ils supportent mal la comparaison quant à la profondeur de la pensée et la portée de l'analyse, avec les deux essais posthumes de l'Autrichien Karl Renner (71) dont les travaux sont souvent sous-estimés, sinon totalement méconnus. Renner se donne comme marxiste mais il entend par là que, désireux de retenir la «méthode marxiste» l e , il est tout prêt à l'appliquer d'une façon critique et sans à-priori aux réalités nouvelles de la société industrielle post-capitaliste. Car, pour Renner, il est «clair comme le jour que le substrat réel, l'infrastructure sociale s'est complètement transformée au cours des cent dernières années» (p. 214). Mais en fait Renner commence son analyse de la structure de classe dans les essais cités ci-dessus par une critique de la «méthode» de Marx, de la théorie des classes elle-même. Il complète la déclaration de Marx selon laquelle la propriété privée est la base de la formation des classes. «Il y eut de toute évidence dans l'histoire d'autres formes de domination et d'exploitation et l'école marxiste, à mon avis, bien qu'elle ne les ait pas ignorées et les ait même parfois étudiées, n'est pas parvenue à recenser systématique16. Renner ne s'explique nulle part très clairement sur ce qu'il entend par cette «méthode». Mais l'usage qu'il fait des notions de «substrat réel», de «superstructure normative» suggère parfois qu'il se range sous la bannière d'un «matérialisme historique» sensiblement modifié et qui pour lui représente sans doute la «méthode marxiste».
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ment et à pondérer entre elles toutes les relations d'autorité possibles». Une telle déclaration malgré sa prudence a un portée non négligeable. Elle révèle que Renner - comme Djilas, Schumpeter, Burnham et d'autres - a essayé de dégager le concept de classe du lien qui dans sa définition l'unit à la propriété privée afin de pouvoir l'appliquer de façon plus générale à toutes les relations de domination et de soumission. Les développements ultérieurs de Renner confirment cette interprétation. Son inventaire des formes possibles de domination - stratocratie, capitalisme, théocratie, graphocratie, bureaucratie - est censé être en même temps un inventaire des formes possibles du conflit de classe. Ayant fait subir à Marx cette altération, Renner peut, comme Burnham, analyser la séparation de la propriété et du contrôle sans envisager qu'elle implique l'élimination du conflit de classe. «A côté du capitaliste qui a perdu sa fonction se t i e n t . . . le fonctionnaire qui a perdu son capital, personnage social de grand avenir» (p. 182). A l'opposé de Burnham cependant, Renner considère les directeurs comme «une couche sociale qui, du moins dans le présent, est politiquement anonyme» et qui n'est pas encore soudée par «une solidarité globale d'intérêts et d'idéologie» (p. 215). Renner peut arriver à une telle conclusion parce qu'il ne considère ni la révolution directoriale ni la révolution des employés comme un phénomène isolé qui caractérise à soi seul la société industrielle avancée. Il lie au contraire constamment ces deux ordres de phénomènes. Pour Renner, l'apparition d'une couche sociale de directeurs n'est qu'un des aspects d'une évolution globale qui fait apparaître une nouvelle classe, la «classe des commis». Avant Croner, Renner a mis au point une sorte de théorie de la «délégation». Dans la société post-capitaliste, «les fonctions des capitalistes se répartissent, semble-t-il, en un nombre sans cesse croissant d'employés et salariés de niveaux sociaux très différents. Ces nouveaux auxiliaires ne sont ni des capitalistes ni des ouvriers. Ils ne sont pas propriétaires de capital, ne créent pas de valeurs par leur travail mais exercent un contrôle effectif sur les valeurs créées par d'autres» (p. 119). Renner appelle cette catégorie sociale la «classe des commis». Celle-ci s'est modelée sur les services civils publics et de caste, s'est transformée en classe. Bien que partageant l'autorité, elle n'exerce pas d'autorité absolue et reste soumise aux normes et aux lois de la société. Sur un autre point encore, Renner va plus loin que Burnham et Croner. Il ne se limite pas à l'analyse des changements survenus dans la classe dominante. Il s'intéresse également aux changements survenus dans la position de la classe ouvrière. Par ses conquêtes dans les domaines de la politique et de l'industrie, la classe ouvrière est devenue aujourd'hui un élément constitutif de la société: «la classe ouvrière n'est plus aujourd'hui cet agglomérat d'individus sans espoirs exposé aux tourmentes des crises économiques et au
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pouvoir arbitraire des maîtres comme le sable du désert est exposé aux intempéries. Il ne s'agit plus du prolétariat de 1848 mais d'un membre de la société, puissant, confiant et bien organisé. C'est cette posititon de membre à part entière qui lui donne du pouvoir et souvent plus de pouvoir, plus de sécurité que la possession de biens privés» (p. 211). Grâce à la sécurité ainsi garantie, le système de rémunération basé sur l'effort et la production a été remplacé par un système de moyens d'existence fondé sur les besoins. «Ainsi se sont rapprochées l'une de l'autre la classe ouvrière et la classe des commis» (p. 123). Le capital est «contrôlé par une classe de commis qui manifestement s'unit de façon de plus en plus étroite à la classe ouvrière» (p. 226). Pour Renner, après la disparition du «capitaliste à l'ancienne mode», la société industrielle est caractérisée par l'existence de deux classes: la classe des commis et la classe ouvrière. Subsistent encore, certes, les «capitalistes financiers», actionnaires et banquiers, mais Renner prophétise leur fin imminente. La question fondamentale d'une analyse des classes devient alors: qui ou qu'est-ce qui détient de nos jours le pouvoir réel? Ce «qu'est-ce qui» que Renner introduit dans sa question trahit déjà la réponse peu orthodoxe qu'il y donne: la classe ouvrière et la classe des commis se fondent progressivement l'une dans l'autre et ni l'une ni l'autre ne constituent une classe dominante. La force dominante est plutôt quelque chose, quelque chose d'objectif que Renner entend exprimer par les notions de «normes» et de «loi». «De même que dans un Etat démocratique, le citoyen n'obéit pas à la personne du chef, mais se soumet aux lois, de même qu'il ne sert pas le chef de service mais le service comme chargé d'un mandat légal, de même de nos jours, tout employé accomplit sa tâche selon le plan de l'entreprise» (p. 102). La «volonté générale de la société» a remplacé «la règle d'une minorité». «Cette volonté générale assigne un but à la société et donc à l'économie et tous les fonctionnaires passent du service d'un maître au service de l'ensemble social. Cette volonté générale est la loi . . . Le règne exclusif de la loi rend toute forme de non-liberté impossible. La loi engendre l'ordre général. L'adaptation et la soumission à la loi ne créent pas l'état de nonliberté. Le respect de normes légales ne crée pas davantage de classe dominante puisque c'est là «le rôle d'institutions organisées sous les seuls aspects économiques et techniques». «La démocratie économique vient l'ajouter à la démocratie politique». Rousseau contre Marx, c'est là une controverse qui donne des résultats certes spectaculaires mais pas nécessairement convaincants. Renner ne prend pas suffisamment le soin de préciser si son analyse porte sur le présent ou sur le futur. En tout cas, il ne se mêle pas de prédictions à long terme, encore moins de rêves à la Marx* * En français dans le texte (N.d.T.).
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d'une société sans classes. De la séparation de la propriété et du contrôle, de l'extension des droits civiques et de l'égalité sociale, de l'institutionalisation du conflit de classe, et de l'apparition d'une «nouvelle classe moyenne», Renner fait découler la formation de deux grandes classes. Mais celles-ci sont «non antagonistes»; qui plus est, elles se mélangent l'une à l'autre et tendent à s'amalgamer. Sous maints aspects, la théorie de Renner quant à la structure des classes semble concorder avec les réalités nouvelles de la société post-capitaliste et mérite par là toute attention. On ne peut en dire autant de l'étape finale, point culminant de ses travaux, à savoir le postulat d'une société de classe sans conflit de classe. Que les classes puissent exister sans entrer en de violents conflits les unes avec les autres, voilà ce que ne permet pas la théorie des classes de Marx, mais qui néanmoins pourrait fort bien être exact. On peut dire en tout cas que cela concorde avec les données d'observation. Il n'y a pas lieu de rejeter l'analyse de Renner parce qu'il affirme l'existence d'une société de classes sant lutte de classe, en revanche ce qu'il faut rejeter, c'est l'idée d'une société de classes sans conflits de classe, parce qu'une telle idée est incompatible avec le concept même de classe. Pour parvenir à une telle conclusion, Renner commet deux erreurs importantes. Il confond tout d'abord intégration et conflit, puis les niveaux où interviennent institutions et normes. Au lieu d'appliquer à toutes les sociétés les deux catégories à la fois, il réserve à la société capitaliste les termes de conflits et d'institutions et à la société post-capitaliste, ceux d'intégration et de normes. Dans l'ensemble de son œuvre, Renner admet un dualisme «substrat-réel» - «superstructure normative» et en tient compte dans toute société. Mais lorsqu'il en vient à l'analyse de la nouvelle société contemporaine, il oublie subitement ce dualisme et ne s'attache plus qu'à la «superstructure normative. «Qui ou qu'est-ce qui de nos jours détient réellement le pouvoir?» demande-t-il. Il répond au «qu'est-ce qui» et néglige le «qui». En fait, il aurait dû formuler ainsi la question de départ: «Qui et qu'est ce qui de nos jours détient réellement le pouvoir?» Car en effet une société est toujours caractérisée à la fois par ses structures institutionnelles et par ses valeurs, de même que toute société peut et doit être étudiée sous l'angle de son unité et de sa cohérence comme sous celui de ses conflits et contradictions internes. En perdant en chemin ses premières dichotomies, Renner a abouti à la notion quasi stalinienne de «classes non antagonistes» dans une société harmonieusement intégrée. C'est là une erreur intéressante et nous y reviendrons fréquemment au cours de la présente étude. Il existe une autre donnée d'observation qui va à l'encontre de l'étrange conclusion de Renner. Toute société possède ses normes et ses lois, y compris celles qu'on pourrait qualifier de lois et normes maîtresses. La norme est une catégorie très générale. Son application au conflit de classe n'est valable que si l'on sait quelles sont les normes et les
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lois particulières qui prévalent dans telle ou telle société, et quels sont les groupes ou ensembles d'individus qui, du fait de ces normes prépondérantes, jouissent de privilèges ou sont au contraire lésés. Dire que la loi ou la «volonté générale» a remplacé la domination capitaliste n'a aucun sens, à moins que Renner ne sous-entende que dans la société post-capitaliste, le pouvoir et son inégale répartition ait disparu. Si tel est le cas, on serait bien en peine de prouver une telle assertion. Son analyse comporte néanmoins bon nombre d'aperçus fort utiles, notamment l'hypothèse de l'apparition d'une classe de commis aux côtés de la classe ouvrière. Mais ses conclusions sont décevantes, que l'on se place au niveau théorique ou sur le terrain de l'observation.
LA SOCIÉTÉ DE CLASSE DANS LE MELTING-POT (GEIGER)
Tous les auteurs cités jusque-là se sont attachés à décrire la société post-capitaliste de la même façon que la société capitaliste, comme une société de classe, en donnant plus ou moins strictement à ce terme son sens marxiste. Il en va autrement de l'étude de Geiger sur La société de classe dans le Melting-Pot
(46). P o u r Geiger, la vieille
société de classe est à l'aube d'un nouveau type d'ordre dont la structure ne peut plus être exprimée par la notion de conflit de classe. L'un des faits les plus marquants qui amènent Geiger à cette conclusion est significativement le phénomène de la «nouvelle classe moyenne», la classe des «experts» et des «bureaucrates». Geiger distingue tout d'abord «couche sociale» de «classe»; la couche sociale est une catégorie générale dont la classe n'est qu'un cas particulier; à savoir le groupement «déterminé par les relations de production» (p. 35). Cette distinction n'est pas d'ordre purement terminologique et il conviendra d'en approfondir le sens. Mais il faut à notre avis remettre à plus tard l'examen critique de ces positions au niveau des concepts pour examiner tout d'abord ses travaux au niveau des données d'observation. Geiger a d'ailleurs défini lui-même sa position avec la plus grande clarté (20, 46, 91) et fondé ses développements sur une connaissance très précise et approfondie du concept et de la théorie marxistes des classes. En dépit de sa forme proche de l'essai et de la portée limitée de ses résultats et de sa démonstration, le «pénétrant essai» (Marshall, 95, p. 13) de Geiger est peut-être la tentative la plus audacieuse jamais entreprise par un sociologue de rendre compte de l'évolution des sociétés industrielles avancées dans la perspective de la critique marxiste. Geiger commence son étude par une analyse très pertinente du concept de classe et de la «doctrine de la société de classe» chez Marx. Il insiste particulièrement sur le caractère dynamique de l'analyse de classe et rejette comme «non fondées» toutes les objections
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élevées contre le modèle de deux classes «dominantes». En revanche, l'application du modèle marxiste de la classe à la société post-capitaliste soulève d'autres objections parfaitement fondées: la paupérisation croissante de la classe laborieuse ne s'est pas produite; la classe laborieuse n'a connu ni l'uniformisation ni la croissance attendues; l'ancienne classe moyenne existe toujours et ne s'est pas «prolétarisée»; les capitalistes sont en voie d'extinction et la conscience de classe ne s'est pas accrue. C'est sur cet arrière-plan que Geiger développe sa thèse centrale. «Le modèle marxiste d'une société industrielle de classe était probablement adéquat à l'époque du haut capitalisme» (p. 156). Mais avant même que cette structure de classe «ait pu s'instaurer dans l'ensemble de la société, on voit apparaître bon nombre de tendances structurales tendant à infléchir la stratification capital-travail et à l'amoindrir» (p. 157). Nous vivons aujourd'hui un processus de transition qui mène de la «stratification sociale» à un «type nouveau de stratification». «Qu'une société passe d'un type de stratification à un autre signifie . . . que des lignes de stratification jusque-là secondaires aassent au premier plan, et inversement» (p. 153 et sq.). Ceci a pour effet de modifier dans les sociétés industrielles avancées, le conflit de classe auparavant fondé sur les relations de production. Bien entendu, toute cette démonstration repose sur ce que Geiger entend par «modification» et sur la méthode qui l'amène à découvrir ces nouveaux courants. Il procède en fait de façon fort prudente et empirique. «La société de classe de conception marxiste est sans aucun doute à son déclin. Mais nul n'est à même de préciser à l'heure actuelle la direction que prendra la société. On ne peut que signaler l'existence de nombreuses tendances antagonistes et formuler, avec toute la prudence requise, quelques hypothèses quant à la façon dont elles modèleront la société future» (p. 158). Geiger insiste plus particulièrement sur cinq de ces tendances. Si on laisse de côté le conflit entre villes et campagnes (auquel vraisemblablement Geiger n'accorde une si grande place qu'en raison du fait que son ouvrage fut édité pour la première fois au Danemark et qu'il a tenu compte des problèmes propres à ce pays), restent quatre tendances. La tendance chez les représentants des classes moyennes «ancienne» et «nouvelle», à une action politique indépendante; une tendance à apporter une importance accrue au statut de consommateur; une tendance pour l'ensemble de ceux qui participent à la production à entrer en conflit avec les «purs consommateurs»; et enfin, une quatrième tendance que Geiger résume dans cette formule «l'avènement du règne des experts». Geiger laisse de côté le phénomène de la mobilité sociale. Mais il expose de façon si convaincante l'ensemble des conflits à naître des changements survenus que l'on est porté à lui pardonner sa conclusion aussi injuste que superfétatoire: «Ainsi, la doctrine de Marx n'est rien d'autre qu'une anti-idéologie correspondant au caractère libéral de la réalité sociale de son temps» (p. 228).
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L'analyse que fait Geiger de ces quatre nouveaux courants d'évolution n'est pas sans intérêt pour nous. 1) En ce qui concerne la position des classes moyennes dans les sociétés industrielles avancées, il relève un paradoxe surprenant. L'«ancienne classe moyenne», composée d'artisans et de commerçants indépendants, était engagée dans une lutte économique avec le grand capital et simultanément, dans une lutte idéologique avec le prolétariat. Elle est aujourd'hui soutenue dans cette double lutte par la «nouvelle classe moyenne». Toutes deux refusent la notion même de structure de classe et se battent au nom d'une idéologie étatique qui, en Allemagne, les a conduites à apporter leur soutien au nationalsocialisme. «Une classe nie énergiquement en être une et mène une lutte de classe d'autant plus farouche contre l'essence et l'existence de la lutte de classe» (p. 168). 2) La redistribution et l'égalisation des revenus a démantelé le front des classes. La conception marxiste basée sur les relations de production s'efface devant celle de statut social fondée sur la «position qu'occupe l'individu en tant que consommateur» (p. 175). «Par leur pouvoir d'achat et leurs modes de dépense, la plupart des travailleurs sont devenus petit-bourgeois» (p. 176). 3) Grâce à «l'institutionalisation du conflit de classe, les partenaires sociaux de l'industrie se sont rapprochés les uns des autres. Pour les uns comme pour les autres, tout accroissement de la production engendre un profit. En ce sens, on peut «parler d'un rapprochement des intérêts du capital et du travail dans la société industrielle urbaine . . . Les victimes en sont ces couches sociales que constituent les simples consommateurs, c'est-à-dire ceux qui ne prennent pas directement part à la production et à la vente des biens matériels . . . La pauvreté d'un individu augmente en fonction de la distance qui le sépare de la production des biens» (p. 194). 4) Qui constitue la «nouvelle couche sociale dominante»? Pour Geiger, Burnham a saisi de façon relativement exacte les grandes lignes de son évolution. En revanche, il ne retient pas l'hypothèse de Burnham d'une domination politique des responsables économiques. Il écrit au contraire: «Le bureaucratisme politique absorde l'économie elle-même» (p. 217). «Ainsi, la domination des chefs de l'économie privée n'est pas advenue. Dans un système économique et social dont la planification est centralisée, le pouvoir appartient aux responsables officiels de l'économie et si le mot de bureaucratie apparaît par trop rébarbatif, on peut dire «le règne des experts» (p. 220). Les données empiriques contenues dans l'analyse de Geiger sont aussi valables que l'essentiel de son argumentation. On n'en est pas moins tenu de se demander quelle est la posititon théorique qui a permis à Geiger d'évincer Marx. En quoi peut-on dire que l'analyse qu'il fournit des «courants nouveaux» dans les sociétés industrielles avancées constitue l'équivalent de l'analyse de la société de classe
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capitaliste qu'avait élaborée Marx? Une fois de plus, la réponse est décevante: en effet, Geiger n'a pas évincé Marx. Sa position théorique se limite en fin de compte à ceci: certaines sociétés présentent un type de «stratification» différent de celui qui se fonde sur les relations de production». " On peut condenser son analyse dans cette simple constatation: le passage des sociétés industrielles anciennes aux sociétés industrielles avancées remplace le conflit de classe par des «lignes de stratification» jusque-là secondaires. Pour décrire les théories scientifiques, Popper recourt à la métaphore du «projecteur». Ce que fait apparaître le projecteur dépend de sa position, de la façon de le diriger, de l'intensité de son faisceau lumineux, de sa coloration, etc. Mais cela dépend aussi évidemment dans une large mesure des objets qu'il éclaire» (219, II, p. 260). Il est vrai également que le projecteur n'éclaire jamais qu'une fraction de la réalité, autrement dit que toute théorie nécessairement sélective. Elle oriente l'analyse vers des faits caractéristiques d'un contexte particulier et exclue tous les autres. C'est précisément à opérer cette sélection qu'échoue la «théorie» de Geiger. Elle ne peut y parvenir parce qu'elle n'est pas à proprement parler une théorie. Les «nouveaux courants» décrits par lui ne sont en fait qu'une simple juxtaposition d'éléments qui touchent les uns au conflit social (simples consommateurs contre responsables de l'industrie), les autres aux modifications des relations de domination (règne des experts), d'autres enfin à des orientations sociales très générales (statut du consommateur). Ces diverses lignes de force ne convergent nullement. Au lieu de surgir dans le faisceau sélectif de ce projecteur qu'est une théorie, elles ont été arbitrairement choisies parmi la multitude des tendances actuelles d'évolution. Si elles ont malgré tout une certaine portée, c'est au bon sens sociologique de Geiger qu'elles le doivent. Il faut ajouter que Geiger a atteint l'un de ses deux objectifs en démontrant que le modèle d'une société de classe fondé sur les relations de production n'est désormais plus applicable à l'étude des sociétés post-capitalistes. Mais ce qu'il n'est pas parvenu à définir, c'est ce qu'il fallait mettre à la place de ce modèle afin de rendre la société nouvelle accessible à l'analyse sociologique.
17. Bien qu'il parle sans cesse de «stratification», Geiger fait en réalité allusion aux conflits sociaux. On peut néanmoins lui reprocher de n'avoir pas suffisamment respecté la distinction entre «couche sociale» et «classe sociale» en ne différenciant pas avec assez de rigueur les «intentions heuristiques» (c'est pourtant l'un des concepts de Geiger lui-même!) associées respectivement aux deux termes et en subordonnant à tort celle du concept de classe à celle du concept de couche sociale.
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CITOYENNETÉ, ÉGALITÉ
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ET CLASSE SOCIALE (MARSHALL, SCHELSKY)
Plusieurs auteurs ont pris récemment l'un des «nouveaux courants» décrits par Geiger comme point de départ de leur tentative d'appréhender par l'analyse sociologique la structure nouvelle de la société post-capitaliste: il s'agit de l'égalisation croissante du statut social des tenants de positions sociales différentes, appartenant en. particulier aux anciennes classes. Pour T. H. Marshall, le statut social met en lumière, par analogie avec la signification légale du terme «l'existence au sein des divers groupes sociaux, d'espérances (de nature normative)» (94, p. 13). Il a approfondi cette tendance à l'égalisation du statut social en prenant l'exemple de l'extension du statut de citoyen. Selon sa théorie, dont nous avons résumé ci-dessus les traits essentiels, les droits fondamentaux communs à tous les citoyens se sont étendus, au cours des deux derniers siècles, à des domaines toujours nouveaux de la vie sociale. Tout d'abord, le statut légal a perdu son pouvoir de différenciation; par la suite, ce fut le cas du statut politique; enfin, on décèle dans le développement social récent une tendance à l'égalisation de la position sociale de tous les citoyens pour ce qui touche aux droits et privilèges qui lui sont associés. Entre autres manifestations de cette tendance, on observe une égalité d'accès à l'instruction et aux emplois, la généralisation du droit à un revenu minimum, à l'assurance-maladie, à la pension de vieillesse, etc. L'égalité fondamentale commune à tout être humain . . . s'est enrichie d'une substance nouvelle et s'est vue doter d'un formidable arsenal de droits . . . Elle s'est clairement identifiée au statut de citoyenneté» (57, p. 9). Toutefois, Marshall ne se contente pas de rendre compte de processus de l'histoire sociale, mais va jusqu'à poser le problème en termes sociologiques. «Peut-on encore affirmer que cette égalité fondamentale, une fois enrichie d'une substance nouvelle et incarnée dans l'appareil des droit du citoyen, est compatible avec les inégalités de classe?» (57, p. 9). C'est pour avoir tenté de répondre à cette question que Marshall nous apporte ici un précieux concours. Selon toutes apparences, l'égalité des droits associés à la citoyenneté et les antagonismes de classe sont deux entités incompatibles. «La citoyenneté est le statut dont sont dotés tous les membres à part entière d'une quelconque communauté. Tous les individus possédant ce statut sont égaux eu égard aux droits et devoirs y afférents . . . La classe sociale, en revanche, est un système d'inégalité . . . On peut donc raisonnablement s'attendre à ce que l'impact de la citoyenneté sur la classe sociale prenne la forme d'un conflit entre deux principes opposés» (57, p. 28 et sq.). Toutefois ce n'était pas le cas dans la société de classe capitaliste, à moins d'entendre par classes des groupes dotés de droits et de privilèges différents et séparés les uns des autres par des cloisons étanches. Pour les classes au sens marxiste du terme, le principe de l'égalité des droits civiques était «au contraire nécessaire
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au maintien de cette forme particulière d'inégalité» (p. 33). L'égalité légale était la base du contrat (de travail) sur lequel reposaient à cette époque les inégalités de classe. L'extension même des droits de citoyen au domaine politique n'affecta pas sensiblement les inégalités de classe. Ce n'est que lorsque le principe de droits fondamentaux universels s'étendit à la sphère sociale que l'existence des classes devint problématique. Bien évidemment, des inégalités subsistent. D'une certaine façon, elles ont même leur source dans cette égalité des droits. «Par l'éducation qui est en relation étroite avec la structure de l'emploi, la citoyenneté opère en tant qu'instrument de stratification sociale» (p. 67). Mais dans une société où ces différences sont non seulement réduites au minimum mais ont également perdu leur caractère discriminatoire, ces différences cessent d'engendrer des conflits. «Il peut se faire que les inégalités autorisées et même engendrées par la citoyenneté ne constituent plus des distinctions de classe, au sens où on le disait des sociétés anciennes» (p. 75). Si tant est que les distinctions de classe subsistent - et Marshall semble croire qu'il est une limite au-delà de laquelle elles ne peuvent être abolies elles deviennent «socialement acceptables», perdent leur «fonction économique» et partant leur qualité de déterminants des classes (cf. p. 77 et sq.). Dans un essai ultérieur (95), Marshall a apporté des compléments à sa thèse. On ne peut dire des classes qu'elles ont complètement disparu, mais que leur nature a changé. Elles ne constituent plus des groupes d'intérêts homogènes dont l'unité vient d'une situation commune dans la production ainsi que d'idéologies et de schémas de comportement communs. Elles sont devenues des «associations temporaires constituées sur la base de l'emploi» pour la défense des intérêts communs où qu'ils apparaissent avec le degré de cohésion de groupe» qu'ils nécessitent (p. 12). De telles associations n'ont ni la stabilité ni l'étendue des classes. «On pourrait parler d'un affaiblissement de la classe au sens marxiste du terme, dans la mesure où les groupes d'intérêts actifs ne sont plus déterminés par les relations sociales à l'intérieur du système de production, c'est-à-dire essentiellement par la propriété» (p. 13). Marshall se réfère sur ce point à l'étude de Geiger. Mais contrairement aux thèses de Geiger, celles de Marshall comportent les éléments d'une théorie qui pourrait éventuellement évincer celle de Marx. Geiger n'avait fait que démontrer que la théorie du conflit de classe de Marx est de facto insuffisante pour l'analyse des sociétés post-capitalistes parce qu'elle échoue à rendre compte d'un certain nombre de nouvelles données de la structure sociale. Marshall fait l'hypothèse que l'extension des droits de citoyenneté a atteint la sphère sociale et que ces droits conduisent graduellement à l'élimination de toutes les inégalités existantes, si bien que ne peuvent subsister «que les distinctions de classe sans fonction économique propre»
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(57, p. 77). Si cette hypothèse est fondée - ce qui reste à prouver alors Marshall a démontré qu'il ne peut y avoir dans les sociétés industrielles avancées de conflits de classe au sens marxiste du terme, parce que la loi de développement à laquelle sont soumises ces sociétés est différente. Si les thèses de Marshall sont fondées, la théorie d'une institutionalisation croissante d'un statut fondamental d'égalité pour tous les citoyens remplace de façon valable la théorie de Marx. Elle explique à la fois pourquoi la société capitaliste était une société de classe et pourquoi il n'y a plus de classe dans la société post-capitaliste. Avant de passer à l'examen des fondements théoriques et pratiques de cette théorie, j'en compléterai l'exposé en citant une variante tout à fait indépendante mais qui met l'accent sur certains points quelque peu différents: je veux parler de la thèse d'Helmut Schelsky sur le nivellement de la société de classe. Pour étudier la pensée de Schelsky, on ne dispose à l'heure actuelle que d'articles dispersés (cf. 72, 98, 164). Dans l'un de ses travaux, il mentionne de façon explicite ce qu'il appelle (72, p. 62) «la question naïve et toutefois fréquemment entendue»: «La société actuelle est-elle encore une société de classe?» La version marxiste de la «théorie des classes» que Schelsky décrit avec raison comme ayant pour objet «la loi fondamentale de développement et les structures principales de la société» était à l'époque «une tentative valable d'explication de la réalité sociale. Mais en est-il toujours ainsi?» Schelsky commence par répondre très prudemment: «Il est impossible pour un sociologue de répondre simplement par oui ou par non à une question aussi générale» (p. 62). Etant donné que «quelque chose qui a une fois existé dans l'histoire ne peut disparaître totalement, à la question de savoir s'il existe encore de nos jours des structures de classe, on ne peut répondre que par l'affirmative» (p. 63). En revanche, si l'on se demande si les relations de classe représentent toujours l'élément moteur dans la structure et le développement des sociétés industrielles avancées, alors, il faut répondre de façon différente. En d'autres termes, cette société se caractérise-t-elle toujours par la prépondérance d'un conflit d'intérêts sur tous les autres, conflit créant «un abîme entre les classes»? D'un point de vue scientifique, il faut de nos jours répondre nettement par la négative à une telle question. Car envisagée sous cet angle, la société actuelle n'est plus une société de classe. Pourquoi? Depuis la période à laquelle se référait Marx, bon nombre de processus sociaux se sont produits qui ont sensiblement diminué l'abîme entre les classes. Dans le même temps, de nouvelles structures et de nouveaux schémas sociaux ont surgi qui, plus que les vestiges du conflit de classe, doivent être considérés comme les structures dominantes réglant la marche de la société contemporaine» (p. 64). A l'appui de sa thèse, Schelsky expose les conséquences de trois processus parallèles:
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1) la mobilité sociale, 2) l'égalisation des modes de vie et 3) l'inadéquation, pour rendre compte de la société contemporaine, d'«idéologies» anciennes. Selon Schelsky, «des processus d'une grande ampleur et d'une grande portée structurale, de mobilité sociale ascendante et descendante, ont diminué les conflits de classe et nivelé la société en une couche sociale très vaste et relativement uniforme» (72, p. 64). Par processus de mobilité, il semble que Schelsky entende particulièrement tous les processus collectifs tels que «l'élévation collective de la main-d'œuvre industrielle, des employés salariés au sein de la nouvelle couche moyennne» et le déclassement, en particulier «des couches de l'ancienne bourgeoisie par la propriété et l'éducation». Ailleurs toutefois, Schelsky se réfère également à 1'« accroissement de la mobilité de familles isolées» (c'est-à-dire à la mobilité sociale prise dans son sens proprement sociologique) «qui a rompu des liens collectifs et des solidarités inter-strates, créant ainsi un égoïsme de petits groupes et de familles qui est devenu l'une des principales forces sociales de notre constitution sociale». Ainsi, «cette société extrêmement mobile ne peut engendrer une conscience durable du statut social» (122, p. 5). L'accroissement de la mobilité, tant collective qu'individuelle s'accompagne d'un nivellement des différences sociales, en ce qui concerne le revenu et le prestige et surtout les schémas de comportement et les modes de vie. Ce dernier processus, également souligné par Marshall, est au centre de la conception de Schelsky. Si, du fait de leur caractère de classe, ces termes ne prêtaient pas à de multiples malentendus, on pourrait qualifier ce nouveau «mode de vie uniforme de . . . «petit-bourgeois» ou typiquement classe moyennne» (72, p. 65). Schelsky propose comme moins ambiguë l'expression «société nivelée en classe moyenne». «Ce nivellement relatif des schémas de comportement autrefois déterminés par la classe ou la couche sociale et touchant la vie de famille, les diverses aspirations des enfants quant à l'éducation et au métier, les moyens d'existence, la consommation et les ressources (bref, de tous les modes de réaction sur les plans culturel, économique et politique), ce nivellement est peut-être de nos jours le processus le plus puissant de la dynamique de notre société moderne» (72, p. 65). «Il s'avère que la position de consommateur s'est substituée au statut de classe, devenant ainsi le déterminant essentiel de tous les modèles de c o m p o r t e m e n t . . . si bien qu'on devrait décrire désormais le processus négatif du nivellement de la société de classe en termes positifs, comme étant l'avènement de la société de loisirs et de consommation hautement industrialisée» (p. 65 et sq.). A première vue, le courant de mobilité sociale qui tout de même suppose des différences de position, et le nivellement des modes de
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vie apparaissent contradictoires. Effectivement, «le paradoxe de notre évolution sociale réside en ceci que le besoin de s'élever dans l'échelle sociale est devenu universel au moment même où cette échelle sociale était sinon anéantie du moins considérablement resserrée. La mobilité sociale, au moment où elle atteint une ampleur telle qu'elle devient la structure même de la société, entre en contradiction avec les mobiles individuels qui pourtant la sous-tendent» (p. 71). Pour cette raison, on voit apparaître une sorte de «fausse conscience de soi» ou, comme l'écrit Schelsky «une irréalité constitutionnelle de la conscience de soi sociale» (98, p. 4). Faute de schémas d'explication nouveaux, les hommes appréhendent la société à l'aide de catégories périmées. Le besoin de sécurité amène à «conserver des notions archaïques de statut social héritées de la société de classe ou de la société étatique» (72, p. 71). Schelsky ne prétend pas qu'il n'y a plus ni tension ni conflits dans les sociétés industrielles avancées; au contraire, il s'élève violemment contre ce qu'il appelle «un rêve 'bourgeois' et utopique d'harmonie sociale» (p. 66). Il n'en demeure pas mois vrai que les tensions propres à la société nouvelle ont cessé d'être des conflits de classe. Il s'agit plutôt en règle générale, de tensions «survenant entre les ordres abstraits de la société et les petits groupes primaires» (231, p. 350), de conflits entre «l'individu ou le nous» immédiat avec le système anonyme de toute bureaucratie, dont chacun dépend et par lequel chacun se sent contrôlé, voire exploité» (72, p. 67). Ailleurs, Schelsky soutient, en accord quasi total avec Marshall, que «le conflit entre organismes représentants d'intérêts» a «remplacé le conflit entre les grands blocs, moins organisés, des classes» (p. 68). Le présent résumé ne donne qu'un aperçu d'un type de théorie sociale dont il semble que l'influence ne cesse de grandir, aussi bien en sociologie que dans l'opinion publique. Marshall l'a développée a partir d'une analyse du développement social en Grande-Bretagne, Schelsky en référence à la société de l'Allemagne (occidentale). Nous allons étudier maintenant des recherches américaines qui présentent de nombreux points communs avec celles de Marshall et Schelsky. Il semble donc possible d'avancer qu'une théorie est valable pour toutes les sociétés industrielles avancées si elles s'articule selon les quatre points suivants: 1) Une notion marxiste du conflit de classe ne peut plus raisonnablement rendre compte de la dynamique de la société post-capitaliste; 2) L'égalisation des droits fondamentaux, des conditions de vie et des schémas de comportement a sapé la base de la différenciation de classe; 3) En outre, une extraordinaire intensification de la mobilité sociale rend impossible la formation durable de groupes solidaires; 4) La théorie des classes de Marx a par conséquent perdu sa
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valeur en tant qu'instrument d'explication et doit être remplacée par une théorie radicalement différente et qui rende compte des tensions sociales sur la base de positions et de situations d'égalité. Notre tâche va consister maintenant à vérifier si ces arguments, en particulier le second et le troisième, résistent à un examen critique à la lumière de l'observation empirique. On peut en effet montrer, on l'a vu dans le chapitre précédent, qu'une certaine égalisation, sous divers aspects, de la situation de divers groupes sociaux s'est produite au siècle dernier. Marshall et Schelsky ont mis à juste titre l'accent sur deux processus: l'extension et l'égalité des droits fondamentaux, le nivellement des différences de statut social. Par ailleurs, il est évident que ce courant égalitaire n'est en aucune façon parvenu à l'égalité parfaite. Il est en tout cas certain que l'égalité de chances vis-à-vis de l'éducation et de la mobilité ascendante est une orientation caractéristique des sociétés industrielles. Mais l'égalité est-elle pour autant atteinte aujourd'hui? D.V. Glass résume ainsi les résultats d'une de ses enquêtes: «bien qu'entre les deux guerres mondiales, l'on ait assisté à un accroissement sans précédent des possibilités offertes d'enseignement secondaire et universitaire, les écarts dans ce domaine ainsi que les différences entre individus d'origine sociale différente n'avaient nullement été éliminés» (107, p. 16). On peut en dire autant de l'Allemagne, des Etats-Unis et d'autres pays ayant atteint un niveau de développement analogue. Aujourd'hui encore, la portée des droits civiques, légaux et politiques est souvent restreinte du fait des diverses privations et désavantages sociaux. Le recours en justice ne rime pas à grand'chose pour celui qui n'a pas de quoi en régler les frais, voire de quoi engager un avocat. Les différences de revenus et de prestige, mais aussi celles tenant à la «position de consommateur» sont encore plus apparentes. Les «bienfaits de la civilisation» sont répartis d'une façon encore très inégale, du moins dans les pays européens auxquels se réfèrent Marshall et Schelsky. Si en 1955, neuf foyers allemands sur dix possédaient un fer électrique, un sur dix seulement possédait une machine à laver ou un réfrigérateur et deux sur dix un moyen de locomotion (229, p. 27 et sq.). Bien que le cinéma soit ouvert à tous, il y a des différences considérables dans la fréquentation des salles: en Allemagne en 1955, 46 personnes sur 100 vont régulièrement au cinéma, 30% y vont rarement et 24% n'y vont jamais. Bien que chacun ou presque écoute la radio (en Allemagne, en 1955, 92%), tout le monde ne suit pas les mêmes programmes (cf. 229, pp. 59, 62, 67, etc.). Certes, ni Marshall ni Schelsky n'ont prétendu que l'«égalité» ou le «nivellement ait été à ce jour totalement réalisée». Tous deux relèvent des «tendances» du développement social; mais, si banal que cela paraisse, il est nécessaire d'insister sur le fait qu'à l'heure actuelle, ces tendances sont très loin d'être inscrites dans la réalité et que la validité de
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toute théorie basée sur ces seules tendances s'en trouve sensiblement diminuée. Nous nous sommes déjà demandé s'il n'y aurait pas des limites structurelles au-delà desquelles le nivellement des symboles de statuts, des droits et des situations ne peut progesser. Il est possible que Marshall et Schelsky aient été trop fascinés par le nivellement des status et symboles de statut traditionnels pour découvrir que des critères nouveaux et plus subtils étaient en train de se substituer aux anciens 18 . Toutefois, ce genre d'objection ne peut être tenu pour une réfutation des théories de Marshall et Schelsky. Il n'y a pas lieu de contester l'existence d'une tendance au nivellement des statuts sociaux dans les sociétés modernes. La vraie question à se poser est d'un autre ordre: dans quelles sphères s'est exercé cette tendance? Y a-t-il des zones de la structure sociale où l'on ne puisse discerner une tendance de cette nature? Si l'on envisage sous cet angle les théories de Marshall et Schelsky, un fait particulier se remarque. Quand il insiste sur la tendance au nivellement des statuts, des styles de vie et des schémas de comportement, Schelsky met essentiellement en relief une assimilation effective des différences de statuts et de leurs symboles. Par sa notion d'égalité des droits du citoyen, Marshall, lui, va plus loin. Il note une diminution des potentialités de différences sociales et partant, une diminution des potentialitiés de conflit. L'une et l'autre de ces tendances ont un certain nombre de conséquences évidentes sur le conflit de classe, en particulier sur la nature des intérêts en conflit. Mais l'une et l'autre négligent totalement un problème d'une importance cruciale pour la théorie des classes de Marx comme pour toute autre, à savoir le problème du pouvoir ou de l'autorité et de sa répartition sociale. On a vu précédemment qu'une tendance au nivellement dans la distribution sociale des divers postes d'autorité est difficile à imaginer et qu'elle ne s'est pas manifestée dans les sociétés modernes. Une inégale répartition de l'autorité légitime est sans doute une donnée de base de toute structure sociale. Elle est en tout cas systématiquement ignorée par Marshall et Schelsky. Quelle est la place du directeur ou du bureaucrate? Non seulement leurs théories n'apportent aucune réponse à cette question, mais qui plus est, ne la posent même pas. La théorie du nivellement n'évince pas la théorie des classes de Marx, mais oriente simplement l'analyse vers d'autres aspects et d'autres problèmes de la structure sociale en considérant, de façon explicite ou non, que dans les sociétés modernes avancées, ces aspects sont en un sens plus importants et plus décisifs. Pourquoi serraient-ils plus importants et 18. Je pense ici aux marques de voitures, aux types de loisirs, aux modes de participation à la culture, etc., dans le domaine des statuts et de leurs symboles et à de simples privilèges coutumiers de fréquentation et d'appartenance dans le domaine des droits.
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surtout pourquoi la distribution de l'autorité ne le serait-elle plus, à cela non plus Marshall et Schelsky n'apportent pas de réponse. Négliger le problème du pouvoir est pour eux un parti pris et non pas le résultat de l'analyse. Il se peut que la théorie du nivellement soit juste, simplement, elle est étrangère au problème des classes. Son objet est différent, c'est la stratification sociale. Mais si l'on prétend en faire une théorie qui remplace celle de Marx et qui rende compte d'une façon globale de la dynamique de la société post-capitaliste, alors elle n'est plus appropriée. 19 Notre objection demande toutefois un léger correctif: nous l'avons vu, Marshall et Schelsky ne nient pas l'existence de conflits et de tensions au sein de la société post-capitaliste. Schelsky surtout parle de la «bureaucratie dont chacun dépend et par laquelle chacun se sent contrôlé, voire exploité». Ailleurs il parle du «règne des directeurs» (164) et il abandonne même l'expression de «société nivelée en classe moyenne» pour celle de «société industrielle bureaucratique» (163, p. 175 et sq.). Mais ces conflits et tensions ne font pas dans sa théorie l'objet d'un traitement systématique. Lorsqu'on exclue de l'analyse sociale le problème du pouvoir et de l'autorité, on s'ôte la possibilité de rattacher les conflits sociaux à des conditions structurales. Ceux-ci deviennent des phénomènes isolés, soutenus par des groupements dus au hasard et dont l'issue est nécessairement incertaine. Car c'est précisément ce que Marx a réussi à l'aide de sa théorie: démontrer le déterminisme structural des conflits sociaux. Faire fi de l'idée directrice et des conclusions d'une théorie ne signifie pas la remplacer mais revient simplement à amputer le savoir scientifique de toute une somme de connaissances pour la livrer à l'arbitraire de l'opinion. Cette théorie n'est donc en aucun cas ce qu'elle prétend être, et ne saurait remplacer la théorie marxiste des classes. Elle contient toutefois un élément dont nous allons rapidement exposer le rapport au problème des classes. Marshall et surtout Schelsky insistent particulièrement sur le phénomène de la mobilité sociale au sens de mouvements individuels de haut en bas de l'échelle sociale à l'intérieur d'une génération et entre les générations. Schelsky pose que la mobilité sociale est devenue «la structure fluide de la société elle-même» et qu'elle «a rompu les liens collectifs et les solidarités de strate». Cette 19. On ne peut reprocher à Marshall et Schelsky d'appliquer illégitimement une théorie de la stratification sociale à l'analyse de classe que dans la mesure où tous deux négligent, omettent la sphère spécifique de l'analyse de classe. Mais ce reproche s'applique sans réserves à d'autres auteurs qui se sont récemment appliqués à prouver que les sociétés occidentales contemporaines sont des sociétés sans classe tandis que les sociétés de l'Est sont des sociétés de classe quasi capitalistes. Ces auteurs ont développé cette argumentation en utilisant deux systèmes conceptuels absolument différents pour ces deux types d'ordre social.
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affirmation implique l'hypothèse que les classes ont perdu leur raison d'être * dans une société où l'appartenance à tous les groupes non primaires revêt un caractère simplement temporaire. Il nous faudra revenir à plusieurs reprises sur ce problème complexe. Mais il convient de relever dès maintenant l'erreur que contient cette hypothèse de l'impossibilité de la formation de classes dans les sociétés à grande mobilité. Dans l'analyse des structures sociales de sociétés entières ou d'institutions, d'associations et de groupes, il faut établir une nette distinction entre, d'une part, les positions sociales ou rôles et leurs liaisons, et les personnes occupant ces positions, d'autre part. La mobilité sociale est avant tout un mode de recrutement des tenants de telle ou telle position. Les classes sociales, en revanche, existent, du moins potentiellement, indépendamment du mode de recrutement et du taux de mobilité de leurs membres. Une entreprise industrielle ne cesse pas d'exister si le taux de turnover de ses ouvriers atteint 100% 200% ou même davantage. Le degré de mobilité sociale est en ce sens sans rapport avec le problème de l'existence de classes. C'est ce qu'exprime la métaphore de Schumpeter: «toute classe ressemble pour la durée de sa vie collective . . . à un hôtel ou à un autobus qui est toujours rempli, mais toujours par des personnes différentes» (27, p. 171). Il est par conséquent faux de soutenir que classe et mobilité sociale soient nécessairement incompatibles. Nous n'allons cependant pas jusqu'à dire que l'institutionalisation croissante d'une mobilité ascendante et descendante ne requiert pas certaines modifications de la théorie des classes.
LA NOUVELLE SOCIÉTÉ (DRUCKER, MAYO)
Il peut paraître étrange de conclure cette revue des théories récentes du conflit de classe par l'étude de deux sociologues dont les travaux ne font pas mention du concept de classe. 20 II y a pourtant une certaine logique dans l'ordre selon lequel nous avons abordé ici ces différentes théories. Nous avons commencé par une conception qui était ou du moins se voulait - rigoureusement fondée sur le modèle de Marx. Les théories de Djilas, Schumpeter, Burnham, Croner et Renner comportaient des modifications de plus en plus importantes de la pensée de Marx. On en est arrivé rapidement à la thèse de Geiger selon laquelle les structures de classes ont perdu leurs caractéristiques essentielles, et à celles de Marshall et Schelsky sur l'égalisation sociale dans la société post-capitaliste. Drucker et Mayo - dont, plus que 20. A l'occasion, Drucker et Mayo utilisent le terme de «classe» au sens de «couche sociale». Mais, cela se produit rarement et surtout n'intervient pas de façon significative dans leurs théories. * En français dans le texte (N.d.T.).
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pour les précédents, ont peut dire qu'ils partagent une conception très répandue et que nous avons choisi arbitrairement à titre d'exemple prolongent ce courant de pensée en ayant recours à des catégories entièrement différentes. Les auteurs mentionnés jusqu'ici faisaient au moins allusion au problème du conflit de classe. Celui-ci ne semble même plus exister pour Drucker et Mayo. Nous allons tenter de voir ce qu'ils proposent au lieu et place de la théorie de Marx, si tant est qu'ils considèrent cet aspect de la structure sociale. Les ouvrages de Drucker (144) et de Mayo (154) qui nous intéressent présentent de nombreux points communs. Comme Burnham et Croner, ils sont tous deux convaincus que le développement de la société moderne a comporté une «révolution». «La révolution mondiale de notre temps est 'made in U S A ' . . . le vrai principe révolutionnaire, c'est l'idée de production de masse» (Drucker, p. 1). Pour l'un et l'autre, l'entreprise industrielle de production est «l'institution décisive, représentative et constitutive de l'ordre nouveau» (Drucker, p. 27). Ils ont tous deux pour cet «ordre nouveau» des appellations analogues: «ordre industriel», «société industrielle» (Drucker), «civilisation industrielle», «société industrielle moderne» (Mayo). Toutefois, ni l'un ni l'autre ne tiennent ces catégories pour de simples concepts sociologiques. Elles constitueraient plutôt un modèle au sens d'idéal souhaitable. Ces deux auteurs partagent donc le même penchant pour la profession de foi en matière de politique sociale, penchant qui interfère en de nombreux points avec leur analyse de la réalité. On peut résumer l'argumentation de Drucker et Mayo - ni l'un ni l'autre n'apprécient le terme de «théorie», synonyme pour eux d'absence d'utilité pratique et nous éviterons de l'employer à leur propos - en trois grands points. Tout d'abord, ils commencent par esquisser le modèle d'une société industrielle. Le principe surprême d'une telle société est la coopération entre les individus et les groupes. Pour Drucker, cette coopération est «un principe général de l'organisation des individus en vue du traivail commun» (p. 3). Pour Mayo, c'est «une relation équilibrée entre les diverses parties de l'organisation, de telle sorte que le but avoué en fonction duquel l'ensemble existe puisse être poursuivi de façon continue et satisfaisante» (p. 45). La structure de cette société n'engendre aucun conflit qui ne puisse être totalement résolu. «L'allégeance divisée» se mue en «allégeance jumelée» (Drucker, p. 146 et sq.) et un «intérêt commun» cimente le tout (Mayo, p. 127). Certes, il y a encore des intérêts de groupe différents et même certains conflits - Drucker insiste plus sur ce dernier point que Mayo - mais leur élimination n'est qu'affaire d'« organisation intelligente qui tienne soigneusement compte des intérêts de tous les groupes en présence» (Mayo, p. 128). «Le véritable souci de l'humanité, c'est l'organisation» (Drucker, p. 263). En second lieu, Drucker et Mayo conviennent tous deux que les sociétés industrielles à leurs débuts, avant la «révolution de la pro-
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duction de masse», étaient fort éloignées de ce modèle. La société capitaliste comportait maintes caractéristiques d'une société fermée sur elle-même («établie» pour Mayo et «traditionnelle» pourDrucker), dominée par des conflits (de classe) permanents, et par «une lutte confuse entre groupes de pression et groupes de pouvoir» (Mayo, p. 7) et par bien d'autres troubles. Mais de multiples courants historiques ont d'ores et déjà supprimé cet état de choses. Drucker cite la séparation de la propriété et du contrôle, l'apparition d'une «nouvelle classe moyenne», le nivellement des statuts, l'extension des droits de citoyenneté et l'institutionalisation du conflit de classe. Mais ce modèle d'une société industrielle - un idéal, certes, mais un idéal réalisable - n'a pas été entièrement atteint. Un élément fait défaut, dont l'absence explique à la fois tous les troubles et les conflits des sociétés industrielles survenus jusqu'à nos jours; cet élément est de nature psychologique. Enfin, troisièmement, la thèse principale qui pour ces deux auteurs éclipse toute autre considération, peut se résumer dans l'affirmation suivante: les conflits et tensions que l'analyse de classe est sensée expliquer ne constituent qu'une «déviation» des attitudes et actions humaines; or une déviation peut et doit être redressée par 1'«éducation». Mayo pense que: «Marx haïssait la bourgeoisie pour des raisons dont il apparaîtra bien un jour qu'elles étaient toutes personnelles» (p. 120). Il pense de même des responsables syndicaux qu'il a pu rencontrer. «Ces hommes n'avaient pas d'amis . . . ils n'avaient aucun don de conversation . . . ils considéraient le monde comme un lieu hostile . . . dans chaque cas, l'histoire personnelle révélait une frustration sociale, une enfance privée du contact normal et heureux dans le travail et le jeu avec les autres enfants» (p. 24). Le conflit de classe n'était donc qu'un retour à la barbarie et la manifestation des imperfections humaines. Il est nécessaire d'empêcher tout conflit en développant les «aptitudes sociales», c'est-à-dire en formant des hommes épris de coopération et de paix. «Lorsque la coopération règne entre l'individu et son groupe, entre le groupe et ses représentants, entre syndicat et direction, alors l'individu éprouve à un haut degré le sentiment personnel de sécurité et l'absence de tout mécontentement» (p. 128). Drucker qui, à la différence de Mayo n'est pas professeur d'université, est légèrement plus circonspect mais lui aussi adopte le concept d'«aptitudes sociales» (p. 23); pour lui aussi, le conflit social et son élimination est essentiellement une question d'«attitude directoriale» (p. 158 et sq.). C'est un problème de «communication» et de compréhension mutuelle (p. 199 et sq.). «L'individu» doit obtenir «statut et fonction dans l'entreprise industrielle» (p 165); il doit faire siens les buts et les objectifs de son entreprise et il doit être amené «en tant que citoyen à une participation responsable» (p. 156) pour un bon fonctionnement de «l'ordre industriel». Ce que Drucker appelle 1'«intégration» et Mayo la «coopération» est
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basé pour l'un et l'autre «plus sur la compréhension et la volonté d'oeuvrer ensemble que sur la force» (Mayo, p. 115). Une réalité intermédiaire - l'«attitude exacte» ou la «force» des individus - telle que la structure sociale n'existe pas du tout pour Mayo; pour Drucker, elle s'évanouit dès qu'elle risque d'interférer avec ses présupposés. Mais nous n'allons pas entreprendre ici une critique détaillée de la pensée de ces deux auteurs ou de ceux qui les ont suivis. 2 1 Nous nous en tiendrons à certains aspects dont l'étude critique peut faire progesser la présente recherche. La première question sera donc celle-ci: cette «conception» contient-elle une théorie qui influe tant soit peu sur le problème du conflit de classe dans les sociétés industrielles? La réponse dépend du degré de rigueur avec lequel on emploie le concept de théorie. La thèse de Drucker et Mayo, condensée en une formule, est que le conflit de classe de la société capitaliste était un phénomène (quasi psychologique) de «déviance» par rapport à un état normal d'intégration et de coopération. La société post-capitaliste tend vers cet «état normal» bien qu'un certain nombre de mesures dans le domaine de l'éducation doivent encore être prises pour pouvoir l'atteindre. Un jugement de valeur transparaît nettement sous cette thèse; il ne s'agit pas en fait d'une hypothèse susceptible de vérification empirique, mais d'une observation philosophique sur le but immanent de l'histoire sociale ou, plus vraisemblablement, l'expression de visées et de vœux politiques. Dans l'un ou l'autre cas, j'hésiterai à appeler theorie une telle conception. Celle-ci contient néanmoins quelque chose qui justifie que nous l'examinions ici. Elle est fondée sur une idée de la société que Mayo explicite en disant: «Une société est un système coopératif» (p. 115). Les deux composantes essentielles de cette notion sont d'une part, l'hypothèse que le conflit social n'est pas une caractéristique principale et nécessaire de la structure sociale et d'autre part, l'hypothèse que les variables qui rendent compte du conflit et partant de l'«ordre» et de 1'«intégration» sont de nature psychologique. Ce principe théorique fondamental, dont découlent de nombreuses conséquences ne se retrouve pas seulement chez Drucker et Mayo. Il domine en fait, exprimé de façon plus ou moins complexe et plus ou moins subtile, la plus grande partie de la sociologie américaine contemporaine, notamment les travaux de son plus éminent théoricien, Talcott Parsons. Toutefois, si ce principe fondamental s'avère exact, alors il nous faut considérer comme caduque toute théorie du conflit de classe et rechercher d'autres outils d'analyse. Il est difficile d'envisager ces «principes fondamentaux» sous l'angle de leur utilité. En ce qui les concerne, la question de l'exactitude ou 21. Particulièrement dans le cas de Mayo, cette critique a été fréquemment exprimée. Cf. la plus récente et la meilleure d'entre elles, l'essai de H. L. Sheppard (87).
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inexactitude empirique ne se pose pas. Que «la société est un système coopératif» est une affirmation qu'on ne peut infirmer ou confirmer par des données d'observation. Il s'agit en fait de partis pris «métathéoriques» 22 qui orientent l'analyse en fonction de problèmes spécifiques sans en être pour autant partie intégrante. Ils s'évaluent à leur fécondité analytique et non à leur exactitude empirique ou leur rigueur logique. Il faut se demander si voir dans la société un système intégré dans lequel des conflits destructeurs ne font que traduire des déviations de nature psychologique peut constituer un point de départ adéquat pour l'analyse des problèmes sociologiques. Rejeter une telle image de la société est l'un des objectifs de la présente étude et les travaux de Drucker et Mayo nous fournissent à propos l'occasion de préciser le point de vue qui est le nôtre. S'il est vrai qu'il faille considérer la société comme «un système coopératif» intégré et expliquer les déviations par rapport à cette intégration en termes de variables psychologiques, il s'ensuivrait par exemple que tout socialiste dans une société capitaliste est d'une certaine façon psychologiquement déficient et «déviant». Mayo a entrevu cette conséquence limite; il tente donc d'expliquer l'œuvre de Marx tout comme le comportement des leaders syndicaux qu'il a rencontrés par leur «histoire personnelle». Il est vrai que certains travaux récents de psycho-sociologie qui tentent d'établir une corrélation entre les types de personnalité et les attitudes politiques 23 viennent à l'appui de cette interprétation. Cependant, il ne semble pas raisonnable et cela n'a pas été prouvé jusqu'ici, d'établir une corrélation significative entre disons le fait de voter pour un parti conservateur ou progressiste et des tendances névrotiques. En outre, même s'il existait une telle corrélation, il resterait encore à déterminer si ses causes tiennent uniquement à l'histoire personnelle ou si elles tiennent aussi aux conditions sociales. Car l'image de la société que nous voulons opposer à celle de Drucker et Mayo est la suivante: par leur structure même, les sociétés engendrent, d'une façon hautement prévisible, les conditions des antagonismes sociaux; la société n'est donc pas un système coopératif intégré, mais au mieux un système relativement intégré de forces structurales conflictuelles, ou mieux encore, 22. J'emprunte ce terme dans l'acception particulière qu'il a ici à l'essai inédit d ' U . Torgersen (Oslo); il semble définir correctement ces principes qui orientent la recherche empirique sans être eux-mêmes susceptibles de vérification empirique. 23. Je me réfère ici aux diverses enquêtes sur la «personnalité autoritaire» et les stéréotypes nationaux, politiques ou ethniques. Il semble que la critique scientifique devrait s'exercer sur de telles études du point de vue qui nous intéresse ici et que l'on devrait se demander en quel sens leur intention profonde exclut l'hypothèse de conflits engendrés par la structure sociale.
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une structure en perpétuelle transformation de facteurs d'intégration et d'éclatement. Une autre conséquence extrême de l'image intégratrice de la société est que les «problèmes sociaux» peuvent en principe être résolus uniquement en influençant, en «améliorant», et en «normalisant» les individus. Elton Mayo en avait tenu compte également, à la fois en théorie et en pratique, dans le contexte de l'expérience d'Hawthorne dans les années 20 et le début des années 30. Mais il me semble que H. L. Sheppard était dans le vrai en reprochant à Mayo de sousestimer systématiquement «les composantes économiques et politiques» ainsi que les problèmes de la distribution du pouvoir, et de réduire tous les conflits à des «relations de personne à personne» (87, p. 327). En guise de réfutation, on se contentera de rappeler ici les causes et les conséquences de nombreux changements institutionnels intervenus récemment dans les domaines de l'économie, de la gestion étatique, de l'éducation, etc. Il n'est ni possible ni souhaitable sans doute de parvenir à une décision quant à l'image de la société la «meilleure» ou la «plus exacte». Mais les exemples cités jusqu'ici nous conduisent à tenir pour insuffisant le schéma intégrationniste et à adopter un schéma différent et plus adéquat pour l'étude du problème du conflit. Selon ce nouveau schéma, le conflit est un élément essentiel de la structure de toute société. Il naît de cette structure même, ne peut être éliminé que très temporairement et uniquement par des changements structuraux. Les agents du conflit sont certes des individus, mais ceci dans la seule mesure où l'impact de leur action touche, du fait des conditions structurales, des ensembles plus vastes d'individus. Les facteurs psychologiques ne sont pas causes du conflit social, mais éléments secondaires. La société est changement et son ordre réside uniquement dans les lois qui régissent ses changements. Il eu été facile d'exposer, au niveau de la critique empirique, les insuffisances et les erreurs des analyses de Drucker et de Mayo. Mais les plus grandes faiblesses de leurs travaux se révèlent uniquement à l'examen de leur conception méta-théorique de la société. Si ces deux auteurs ont raison, non seulement il n'y a pas de classes, mais encore il n'y a jamais eu de tels conflits de groupe systématiques dans l'histoire. Le phénomène de conflit structural lui-même perd sa réalité et toute potentialité. Toutefois, les théoriciens de l'intégration seraient bien en peine de s'en tenir dans leurs analyses à cette affirmation. Elle laisse sans solution un trop grand nombre de problèmes et nous ferons bien d'adopter une vision plus dynamique de la société.
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PROBLÈMES NON RÉSOLUS
Aucune des diverses théories sociologiques modernes que nous avons passées en revue dans ce chapitre n'apporte semble-t-il une solution réellement satisfaisante à notre problème. Bien que chacune d'entre elles tente de prendre en compte l'un quelconque des éléments de la nouvelle réalité des sociétés industrielles avancées telle qu'elle s'est façonnée depuis l'époque de Marx, bien que toutes aillent donc plus loin que la théorie des classes de Marx, aucune ne parvient à substituer à cette dernière une théorie nouvelle dont le champ d'application soit aussi vaste. On peut discerner quatre raisons principales de cet échec. 1) Certains sociologues se contentent de démontrer que les prédictions de Marx ne se sont pas vérifiées et que par conséquent, sa théorie n'a pas été confirmée. Lorsque, comme Geiger, ils signalent certaines «lignes nouvelles», celles-ci restent sans lien entre elles et confirment tout au plus l'inadéquation de la théorie de Marx sans rien proposer d'autre. 2) En niant la possibilité d'analyser le conflit social comme un phénomène intrinsèque à la structure sociale, le courant sociologique fondé sur des postulats méta-théoriques rejette évidemment l'idée même qu'il faille remplacer la théorie de Marx. Ainsi, pour Drucker et Mayo, il n'est nul besoin d'une théorie du conflit puisque les antagonismes systématiques n'ont aucune place dans leur vision de la société. 3) D'importants théoriciens de la société post-capitaliste font porter l'analyse sur des aspects de la structure sociale autres que ceux dont Marx rend compte par sa théorie des classes. Pour cette raison, les apports de T.H. Marshall et H. Schelsky demeurent marginaux et on ne saurait dire d'eux qu'ils remplacent l'ancienne théorie. 4) Enfin, il existe certaines approches théoriques qui conservent la valeur heuristique de la théorie de Marx mais ne rendent compte que d'un ou deux des changements survenus. Ainsi, quoi qu'en dise son auteur, la thèse de Burnham se limite en fait au domaine de la production industrielle et néglige les problèmes de structure politique aussi bien que les changements survenus dans la structure de qualification de la main-d'œuvre, ou que l'institutionalisation du conflit de classe, etc. Djilas se borne à l'analyse des sociétés communistes contemporaines, et ses schémas ne peuvent guère s'appliquer aux autres pays. Enfin, Renner non seulement aboutit à des conclusions indéfendables, mais encore ne propose qu'une ébauche qui demanderait à être élaborée et dûment complétée. Il va sans dire que chacune des théories abordées dans ce chapitre a amélioré dans une certaine mesure notre connaissance de la société contemporaine et plus spécialement du conflit social dans les sociétés post-capitalistes. Mais si notre but est de formuler avec précision une
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théorie des classes sociales, c'est essentiellement de leurs faiblesses et de leurs erreurs que nous pouvons tirer le meilleur parti. Notre objectif est l'explication des conflits sociaux systématiques dans les sociétés industrielles. Pour résoudre ce problème, il nous faudra une formulation qui aille au-delà d'un simple énoncé des faits. Cette formulation, il conviendra de la fonder sur une image de la société qui permette d'expliquer les conflits à partir de données non individuelles, mais structurales. Pour que cette théorie soit fructueuse, il nous faudra définir avec la plus grande précision son champ d'application; enfin, elle devra être à même de rendre compte de la société de Marx aussi bien que de la société contemporaine et des changements qui ont conduit de l'une à l'autre.
C H A P I T R E IV
critique sociologique de Karl Marx
LA SOCIOLOGIE ET L'OEUVRE DE MARX
«La doctrine de Marx a dominé jusqu'à nos jours les rapports entre la société de classe et les générations qui se sont succédées depuis» du moins est-ce l'avis de Geiger (46, p. 10). Lipset et Bendix sont d'un avis différent: «L'étude des classes sociales a souffert dans le passé de la tendance des sociologues à réagir contre l'influence de Karl Marx» (55, p. 151). Il y a sans doute une part de vérité dans chacune de ces positions. Mais la sociologie n'a été que trop longtemps partagée entre ceux qui rejetaient en bloc la doctrine de Marx et ceux qui la soutenaient sans réserve. 1 De là viennent plus ou moins directement les controverses sans fin sur «ce que Marx a réellement voulu dire» (c'est d'ailleurs le titre d'un des ouvrages de G. D. H. Cole). Les raisons en sont faciles à saisir. Il y a tout d'abord l'attirance ou la répulsion politique, selon les cas, qu'exerce l'œuvre de Marx; il y a eu ensuite les promesses prophétiques contenues dans ses prédictions; et puis, il y a surtout ce que Schumpeter appelait la «dimension synthétique impressionnante» de la doctrine de Marx. «Notre époque se dresse contre la n'cessité inexorable de la spécialisation et appelle de ses vœux toute vision synthétique. Ceci est tout particulièrement sensible dans les sciences sociales dans lesquelles l'élément non professionnel a une telle importance». Schumpeter poursuit tout aussi justement: «Mais le système de Marx illustre bien qu'une vue synthétique, si elle peut apporter de nouvelles lumières, peut apporter aussi de nouvelles entraves» (73, p. 45). Schumpeter n'hésite pas à renoncer à la «dimension synthétique» pour se libérer 1. Et les deux propositions certes témoignent non seulement des attitudes opposées qu'on peut trouver parmi les sociologues en général, mais tout particulièrement de la différence d'approche entre sociologues européens et sociologues américains. Jusqu'à présent la réaction à l'égard de Marx (souvent alliée à une complète ignorance de son œuvre) est aussi répandue aux Etats-Unis que l'acceptation sans critique des théories marxistes en Europe.
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et libérer la science économique de ces entraves. Il nous faudra prendre le même parti que lui en ce qui concerne la sociologie. Ignorer Marx est sans doute commode, mais c'est aussi faire preuve de naïveté et d'irresponsabilité. Aucun physicien - si l'on veut bien me passer cette comparaison - ne se permettrait d'ignorer Einstein sous prétexte qu'il n'est pas d'accord avec son attitude politique ou avec certains aspects de sa théorie. De même accepter Marx en bloc peut témoigner d'une louable fidélité, mais ce n'en est pas moins d'un point de vue scientifique, une attitude stérile et dangereuse. Aucun physicien ne s'interdirait d'attaquer Einstein pour la seule raison qu'il se trouve aimer à la fois l'homme et son œuvre. Nous avons commencé notre étude par un examen de l'œuvre de Marx parce que son énoncé de la théorie des classes est d'une part le premier en date, et à notre connaissance le seul de son espèce. Cette théorie est aujourd'hui réfutée, mais elle n'a pas été remplacée. Il nous faut désormais extraire de l'œuvre de Marx ce qui est toujours utile ou plus précisément, séparer le problème de la théorie des classes de la théorie des classes de Marx elle-même. Nous nous intéressons à la théorie des classes en tant qu'instrument sociologique; de ce point de vue, la théorie de Marx ne nous intéresse qu'en tant que donnée historique ou objet de critique. Au départ, nous avons distingué la «philosophie» de Marx de sa «sociologie». Ce faisant, nous n'avions évidemment pas l'intention d'adopter dans son entier la «sociologie» de Marx. Dans une entreprise scientifique, une telle attitude ne pourrait que mener au désastre. Il nous faut maintenant nous atteler à la tâche de disséquer la «sociologie» de Marx pour en retenir ce qui peut encore nous être utile. Dans une telle démarche, il n'y a pas de place pour des considérations sentimentales ni même pour un respect excessif. S'il s'avère que le fait de lier exclusivement le concept de classe aux conditions ou structures économiques («relations de production»), constitue une «entrave», une hypothèse inutile, il faut rejeter cette hypothèse quoique Marx ait dit, voulu dire, ou souhaité. Si au contraire, certains éléments de la théorie de la formation des classes de Marx résistent à l'épreuve des faits, ils devront être retenus; mais ici encore, peu nous importe que ce soit Marx qui les ait introduits. On peut accuser d'éclectisme une procédure de cette sorte. Certes, il s'agit bien d'éclectisme mais il n'y a pas lieu de nous en faire le reproche. Si l'éclectisme constitue un péché en philosophie, la science, elle, est avant tout éclectique. Un scientifique qui n'est pas en tant que tel un éclectique n'est pas un bon scientifique. Accepter sans réserve une «doctrine» - le dogmatisme - constitue le péché capital dans le domaine de la connaissance scientifique. Le lecteur sans préjugés estime peut-être que c'est insister bien longuement sur un point qui va de soi mais c'est hélas encore nécessaire, quand il s'agit de Marx. Il y a encore trop de gens qui n'ont pas
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compris que les adjectifs de «marxiste» ou d'«anti-marxiste» n'ont aucune signification et n'ont pas leur place dans un langage scientifique. En fait, c'est là une des raisons et non des moindres pour lesquelles la vaste littérature traitant des classes (ou du moins centrée sur le terme de classe) a été en réalité si peu féconde. Tout se passe comme si la sociologie n'avait pratiquement pas progressé depuis Marx dans ce domaine, ce qui est stupéfiant quand on songe à son extraordinaire développement dans d'autres domaines! Néanmoins, il serait faux de dire qu'il n'y a eu, dans la sociologie contemporaine, aucune tentative de reformuler la théorie des classes. Nous aurons d'ailleurs l'occasion de nous référer à bon nombre de suggestions et d'hypothèses qui ne manquent pas d'intérêt. On peut même, sans pour autant nier l'originalité et l'individualité des chercheurs considérés, établir une certaine convergence dans les débats conceptuels et théoriques au sujet des classes. Les travaux de Schumpeter, Renner, Geiger, Lipset, Bendix et même Parsons posèrent quelques jalons vers l'élaboration d'une théorie sociologique du conflit dans les sociétés industrielles. Il nous faudra au fur et à mesure compléter cette liste. La présente recherche ne prétend donc pas à une originalité particulière (l'originalité est toujours dangereuse pour un chercheur). Notre seule ambition est de rassembler des fils épars en un filet qui nous permette de capter un secteur important de la réalité sociale. Dans le présent chapitre, nous nous efforcerons de préciser les conditions préalables à l'emploi fécond de tout concept ou théorie des classes en sociologie. A chaque pas, nous fonderons la discussion sur l'examen critique des positions de Marx; toutefois nos hypothèses s'éloigneront de plus en plus de celles de Marx dans sa théorie des classes. Après avoir fixé le champ et les conditions d'application d'une théorie du conflit social à partir du concept de classe, nous serons à même (dans les deux chapitres suivants) d'en esquisser les principales articulations. Enfin, dans les deux derniers chapitres, nous mettrons à l'épreuve la validité de la théorie du conflit de classe telle que nous l'aurons reformulée en l'appliquant à la structure des sociétés post-capitalistes.
STRUCTURE SOCIALE ET CHANGEMENT SOCIAL: EN ACCORD AVEC MARX
Au cours des dernières décades, des progrès considérables ont été accomplis dans l'élaboration d'un appareil théorique qui permette l'analyse structurale, globale ou partielle, des sociétés. En ce qui concerne la codification des divers éléments de cette analyse, le mérite en revient principalement aux sociologues américains encore que leur plus éminent représentant, Talcott Parsons, se réfère à juste titre (cf. 216) aux approches antérieures tentées par l'Anglais Alfred Marshall,
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le Français Emile Durkheim, l'Italien Vilfredo Pareto et l'Allemand Max Weber. Il est encore trop tôt pour affirmer que nous disposons d'une théorie complète en vue de l'analyse structurale. Nous ne pouvons encore parler que d'appareil théorique. Parler de théorie «fonctionnelle» ou de «théorie structurale-fonctionnelle» est encore nettement prématuré, si l'on veut garder au terme de «théorie» son sens strict. Ces appellations recouvrent essentiellement un ensemble de catégories reliées entre elles (en partie par des hypothèses de généralisation). Appliquées à des problèmes empiriques, ces catégories permettent une description générale des structures sociales ainsi que la détermination de la place qu'y occupent leurs éléments spécifiques. Les sociétés et les ensembles organisés au seins de ces sociétés (groupes, associations, institutions) 2 possèdent une structure ou peuvent être considérés comme des éléments témoignant d'une structure. «Mettre en évidence la structure d'un objet, c'est en recenser les diverses parties et définir les divers modes de liaison qui unissent ces parties entre e l l e s . . . Décrire une structure, c'est toujours se référer à des éléments que l'on considère momentanément comme dépourvus de structure propre, mais il faut toujours garder à l'esprit que ces éléments pourront, dans un autre contexte, posséder une structure propre qu'il importera de reconnaître» (Russell, 222, pp. 267-269). L'élément de base de l'analyse structurale en sociologie auquel s'applique parfaitement la phrase de Russell est le concept de rôle, c'est-à-dire cet ensemble de conduites possibles associées à une position sociale ou à un statut social donnés. Dans l'analyse structurale, l'être humain, l'individu dans toutes ses potentialités, figure uniquement comme tenant d'une position donnée et «acteur» de rôles. Les relations entre les rôles et leur regroupement au sein de certaines sphères institutionnelles (emplois, éducation, famille, politique, etc.) sont exprimées par le concept de fonction, c'est-à-dire par les conséquences latentes ou manifestes qu'elles entraînent pour le «fonctionnement» de la structure dans sa totalité. Ainsi, la structure d'une société se présente dans son aspect le plus formel comme un système fonctionnel dont les rôles sociaux et les ensembles de rôles constituent les divers éléments, s 2. Les tenants de la théorie «structurale-fonctionnelle» ont tendance à regrouper sociétés et organismes sociaux sous le terme unique de «système social». Aussi raisonnable que cette simplification puisse paraître, elle n'est pas sans danger, en raison des implications différentes du concept de «système» du point de vue du conflit et du changement. Ainsi, les systèmes peuvent apparaître comme des éléments clos n'autorisant pas le changement. Certes, il s'agit là d'une erreur d'interprétation. Néanmoins, par prudence, je me propose d'écarter le terme de «système». 3. Je ne veux ni ne peux donner ici un exposé, si simple soit-il, des catégories et des suppositions de l'approche «structurale-fonctionnelle». Pour cela, voir les travaux de Parsons, Merton, Levy et autres; voir aussi
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Mais les structures sociales possèdent une particularité importante qui les différencient de la structure d'autres objets de connaissance, en particulier de celle des organismes auxquels elles sont fréquemment comparées. Elles ne sont pas à proprement parler «données»; partant, elles ne peuvent en principe être analysées indépendamment de leur contexte historique. En outre, elles sont elles-mêmes soumises à un perpétuel changement. Par changement, il ne faut pas entendre ici l'apparition de certains processus à l'intérieur d'un schéma structural donné, car ceci est valable pour toute structure. Des processus réguliers au sein d'objets ayant une structure - par exemple, les processus d'attribution de rôles ou de socialisation des nouveaux membres d'une société - sont certes un élément essentiel de toute structure. Et l'analyse structurale est essentiellement l'analyse de tels processus. Ce qu'on veut dire ici c'est plutôt que l'agencement structural global des dites formes de société peut changer. La fonction et l'importance fonctionnelle du cœur ou du foie dans un organisme ne changent pas; la fonction et l'importance fonctionnelle d'institutions religieuses ou économiques dans une société peuvent non seulement changer mais sont également soumises à un processus continu de changement, et ce dans toutes les sociétés connues. Si l'on imagine un instant que l'on ampute une société médiévale européenne de toutes ses institutions religieuses, son existence serait de ce fait sérieusement mise en danger. En revanche, si l'on faisait disparaître ces mêmes institutions des sociétés industrielles laïques contemporaines, l'effet en serait infiniment plus faible. On ne peut en dire autant des organismes. Enlever le cœur d'un organisme humain aurait, à toutes les époques les mêmes conséquences. Radcliffe-Brown a perçu cette particularité des structures sociales plus clairement que ne l'ont fait par la suite beaucoup de partisans du «fonctionnalisme structural». Il déclare en effet: «un organisme animal, dans tout le cours de son existence, ne change pas de type structural. Un cochon ne devient pas un hippopotame . . . En revanche, une société dans le cours de son histoire peut changer et change effectivement de type structural sans qu'il y ait solution de continuité» (220, p. 181). Dans son analyse logique du concept de structure, Russell fait la remarque suivante: «Aussi complète soit-elle, une analyse de structure d'un objet ne dit pas tout ce que l'on pourrait souhaiter en savoir. Elle indique seulement quelles sont les parties constituant cet objet et la façon dont elles sont reliées les unes aux autres. Elle reste muette sur les relations qu'entretient l'objet avec d'autres objets qui ne sont ni parties ni éléments de lui-même» (222 p. 268). Dans le cas de structure organique, ce qui précède implique une limite à mon essai sur Parsons (206). Ici nous sommes simplement en face de certains aspects formels de cette approche, pour autant qu'ils intéressent la théorie des classes.
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l'analyse structurale, mais non une objection à retenir contre elle. L'anatomie et la physiologie ont une valeur heuristique et une validité scientifique indépendamment d'une socio-psychologie des relations entre organismes. Les structures sociales, elles, portent en germe d'autres structures qui dépassent leurs frontières (apparentes). Elles portent pour ainsi dire au-delà d'elles-mêmes. A tout instant, elles ne sont plus ou pas encore ce qu'elles semblent être. Evolution et changement sont leur nature même et exigent par conséquent des catégories analytiques d'un ordre supérieur. Alors qu'en biologie l'analyse du processus évolutif peut s'appuyer sur l'analyse structurale, en sociologie, une telle analyse doit être subordonnée à l'analyse des processus de changement des schémas structuraux. Les partisans de la «théorie structurale-fonctionnelle» ont été maintes fois accusés de ne pas tenir compte de cette donnée fondamentale de la réalité sociale. Si l'on tient compte de leurs seules intentions, cette accusation est injustifiée. Généralement, mais surtout en sociologie, l'analyse des changements des schémas structuraux pose des problèmes quasi insolubles. En tant que philosophe, Bergson déplore le fait que «Nous raisonnons au sujet du mouvement comme s'il était composé d'immobilités et quand nous l'étudions, nous le composons en fait d'immobilités. Le mouvement est pour nous une position, puis une autre position, et ceci à l'infini» (223, p. 165). Cela est vrai, mais il n'y a pas à le déplorer. Tout se passe comme si les mouvements n'étaient accessibles à l'analyse que dans la mesure où on les décompose en leurs éléments statiques, ou plutôt, si l'on s'efforce de les reconstituer à partir d'une base statique (qui se transforme) et de certaines forces (qui engendrent le changement).4 Talcott Parsons était parfaitement conscient de ce problème touchant à la connaissance. Pour lui, le concept de structure n'est rien d'autre qu'un biais inévitable, rien d'autre que cette «base statique» reconstituée. «Le concept de structure ne se réfère pas à une quelconque stabilité ontologique des phénomènes, mais seulement à une stabilité relative. Il suppose une uniformité des résultats engendrés par les processus sous-jacents suffisamment stable pour que, dans certaines limites, leur constance puisse constituer une hypothèse de travail valable» (217, p. 217). Parsons et d'autres sociologues ont également compris que le prochain progrès de l'analyse serait la détermination des éléments dynamiques des structures sociales. Mais c'est en opérant cette détermination qu'ils commettent cette erreur primordiale qui rend la ma4. Il est une autre façon d'envisager ce problème de logique qui peut se révéler à long terme plus adéquate. A la façon de Galilée, on peut admettre que le mouvement est l'état de choses normal et, au lieu de rechercher les forces qui provoquent le changement, on peut centrer son attention sur les forces qui freinent ou stoppent le changement. Nous tenterons ci-après, au chapitre VI, d'appliquer une approche de ce type au problème du changement social.
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jeure partie de leurs catégories impropre à l'analyse du changement structural, erreur qui leur fait légitimement encourir le reproche de fausser leur méthode par un «préjugé statique». Parsons poursuit son argumentation de la façon suivante: «Une fois que l'on tient la structure d'un système pour une composante positive de l'analyse dynamique, il doit y avoir un moyen de lier ces catégories structurales «statiques» . . . aux variables «dynamiques» existant à l'intérieur de ce système. Ce lien, c'est le concept capital de fonction qui le fournit. Son rôle est essentiellement de fournir les critères de l'importance des facteurs et processus dynamiques à l'intérieur du système. Leur importance est proportionnelle à la signification fonctionnelle qu'ils ont pour le système». L'erreur commise à ce stade de l'analyse est déjà de vouloir trouver «à l'intérieur du système» les variables dynamiques. La fonction est certes subordonnée à la structure. Les diverses parties d'une structure ont une fonction en relation avec cette structure considérée comme un tout. Prise dans ce sens-là, la fonction est certes importante, mais elle n'est pas «capitale». Ce qu'exige en premier lieu l'analyse dynamique d'une structure, c'est de trouver des variables qui ne soient pas subordonnées à la structure (et qui, en ce sens sont «à l'intérieur» du système) mais opèrent en tant que forces ou facteurs de transformation de la structure. Que Parsons, et avec lui beaucoup d'autres théoriciens modernes, aient négligé ce fait est sans doute dû à ce qu'ils ont, de façon plus ou moins délibérée, identifié les structures ou «systèmes» organiques et les structures ou «systèmes» sociaux. C'est bien là le point le plus délicat de l'analyse du changement structural: contrairement à ce qu'il en est des structures organiques, les «variables dynamiques» qui influent sur la constitution des structures sociales n'ont pas nécessairement leur source à l'extérieur du «système» mais peuvent être engendrées par la structure elle-même. En d'autres termes, il existe à l'intérieur des structures sociales certains éléments ou certaines forces qui tout à la fois en sont des parties constitutives (et y exercent donc une fonction) et les agents de leur transformation et de leur disparition. Comme on va le voir, les classes sociales sont des éléments de ce type. Il n'est ni nécessaire ni possible d'examiner ici en détail ce qu'implique la critique que nous venons d'esquisser. Nous nous en tiendrons donc à ces quelques remarques nécessairement abstraites dont on appréciera mieux la portée pratique en abordant l'étude des intérêts de classe et de rôle. A l'heure actuelle, l'analyse structuralefonctionnelle ne résoud pas les problèmes du changement parce qu'elle ne tient pas compte du caractère propre aux structures sociales qui les différencie des structures organiques. Elle ne cherche pas à découvrir des variables dynamiques qui, bien qu'opérant à l'intérieur de structures données, sont en principe indépendantes de leur intégration fonctionnelle à ces structures. Dans la mesure où, comme l'exige
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toute enquête sociologique véritable, notre objectif primordial est de décrire et d'expliquer le changement structural, il nous faut découvrir, outre l'édification de structures fonctionnellement intégrées, des éléments indépendants de ces structures sans pour autant leur être extérieurs, qui déterminent aussi bien la relative stabilité des schémas structuraux que la nature et l'importance de leur transformation. En identifiant de tels facteurs, il faudra veiller à ne pas perdre, par un choix arbitraire, le bénéfice qu'a procuré pour l'analyse systématique, la méthode structurale-fonctionnelle. L'apparition et le jeu des forces qui modifient la structure sociale sont soumis à des lois qu'il peut être souhaitable de connaître. Même un lecteur ayant une bonne connaissance de Marx peut se demander en quoi le contenu plutôt abstrait de ce sous-chapitre vient à l'appui des thèses de Marx (comme le promet son titre). Effectivement, on vient de voir combien la sociologie a progressé depuis Marx. Au lieu de postulats et d'hypothèses indifférenciés et souvent implicites, nous disposons aujourd'hui de positions théoriques et de catégories presque trop élaborées. Toutefois, dans les travaux de Marx, on peut déceler, même si elle y est souvent implicite et manque de clarté, une approche correcte de l'analyse sociale dynamique. Tout au long de son œuvre, Marx a affirmé avec force le primat de l'analyse du changement structural. Il a été lui aussi amené à édifier le modèle (le capitalisme) d'une société. Mais il n'en est pas resté là. Désireux avant tout de dégager des lois de l'histoire, il rechercha les facteurs et forces susceptibles de rendre compte du changement social. Mais comme nous allons le voir, Marx est allé trop loin dans ce sens, sans parler des erreurs de détail contenues dans sa théorie. Mais dans toutes ses descriptions de sociétés historiques, Marx a toujours su éviter l'erreur d'abandonner, fasciné par la beauté de son modèle structural, le problème du changement social. C'est du changement social qu'il traitait et le concept de structure sociale n'était qu'un outil pour maîtriser ce problème complexe et difficile à cerner.
CHANGEMENT SOCIAL ET CONFLIT DE CLASSE: EN ACCORD AVEC MARX
Nos connaissances actuelles en sociologie nous imposent de rejeter de nombreux aspects de la théorie des classes de Marx. Il ne s'agit pas cependant de nier la valeur heuristique et la portée de l'œuvre sociologique de Marx. Il est certes nécessaire de forger les outils conceptuels propres à décrire les changements sociaux. A cette fin, nous disposons des concepts de «différenciation de rôle», de «transfert de fonctions», de «nivellement des statuts» et de bien d'autres. Mais il est nettement plus important de se donner les moyens d'expliquer le changement. Certes, il est bien improbable que l'on puisse
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au moyen d'une seule hypothèse rendre compte de tous les types de changement que l'on peut noter dans le cours de l'histoire. C'est pourquoi il nous faudra nous écarter résolument de Marx lorsqu'il revendique cette universalité pour sa propre théorie. Mais en énonçant le postulat selon lequel les groupes de conflit et leurs affrontements sont des forces qui provoquent le changement, Marx a mis en lumière un des liens les plus intéressants et peut-être le plus significatif qui existe entre la structure sociale et le changement social. Que les conflits sociaux entraînent fréquemment la modification des schémas d'organisation et de comportement, cela peut paraître évident; mais tous les sociologues ne l'ont pas perçu et aucun en tout cas ne l'a exprimé avec la même rigueur que Marx. Toute sa vie, Marx est resté marqué par les deux événements historiques qui hantèrent les esprits du 19e siècle, la Révolution Française et la Révolution Industrielle. De ces deux événements, on pouvait donner des explications évidentes et l'on ne s'en est pas privé. On peut les résumer par ces deux phrases: «les hommes font l'histoire», et «les inventions font l'histoire». Aujourd'hui encore, les historiens ont du mal à se débarrasser de cette idée qu'à tous les tournants de l'histoire surgissent des individualités puissantes et de premier plan ou des découvertes sensationnelles et de grande portée. Bien entendu, il serait absurde de vouloir nier l'existence de telles forces. Mais, comme Marx l'a bien vu, la Révolution Française et la Révolution Industrielle ont manifesté la présence d'une force d'une autre nature. A côté des individualités puissantes et des inventions révolutionnaires, des masses d'individus anonymes ont joué un rôle évident dans l'avènement de ces révolutions. Non que ces masses aient été unies par un même objectif, dans la même action. C'est plutôt le conflit entre des groupes de taille différente (mais toujours considérable) et les aléas de ce conflit qui avaient entraîné une restructuration si profonde de la société qu'on ne pouvait la qualifier que de révolutionnaire. On va le voir, la tradition révolutionnaire du 18e siècle ne fit pas qu'inspirer Marx, elle l'induisit aussi en erreur. Elle le porta à croire que ce n'était qu'au prix de soulèvements révolutionnaires que les conflits sociaux pouvaient engendrer des changements structuraux. Mais quelles que soient ses erreurs, Marx avait bel et bien découvert le pouvoir structurant des groupes sociaux ou classes en conflit. Cette «découverte» 5 s'accompagne dans 5. Comme toutes les découvertes, celle-ci n'est pas à proprement parler originale. On ne serait pas en peine de trouver dans l'histoire de la philosophie d'Héraclite à Hegel de nombreux auteurs pour qui «le conflit» était «le père de toutes choses». Mais c'est à Marx que revient le mérite d'avoir donné corps à cette idée en élaborant une théorie systématique de la genèse et du développement du conflit social dans les sociétés modernes.
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l'œuvre de Marx, de deux démarches analytiques qui bien que formelles, mérite qu'on s'y arrête. Tout d'abord, Marx parvint à relier aux schémas de la structure sociale les conflits qui entraînent le changement. Pour lui, les conflits sociaux n'étaient pas des événements fortuits, excluant toute explication et partant toute prévision. Il était au contraire convaincu flits sociaux n'étaient pas des événements fortuits, excluant toute société, et en particulier, de la société capitaliste. Il n'est pas sûr que Marx ait eu raison quant au fond lorsqu'il faisait des relations de propriété l'origine structurale du conflit. Mais cela ne diminue en rien la valeur de son analyse qui lui a permis de déceler dans la structure d'une société donnée les racines mêmes de sa disparition. La notion d'une société produisant dans sa structure même les antagonismes qui provoquent sa transformation semble constituer un outil approprié pour l'analyse du changement en général. 6 En second lieu, Marx a affirmé à juste titre la prépondérance dans toute situation donnée, d'un conflit particulier. Quelle que soit l'attitude critique qu'exige la théorie de Marx, il est vrai que toute théorie du conflit doit s'articuler sur quelque chose d'analogue à un modèle à deux classes. Il n'y a que deux parties aux prises; c'est ce qu'implique le concept même de conflit. Il peut certes y avoir des coalitions, comme il peut y avoir des conflits internes à l'une ou l'autre des parties ou encore des groupes qui restent extérieurs à un conflit particulier. Mais dans un affrontement donné d'intérêts, il n'y a jamais plus de deux camps en lutte. On peut même prolonger cette argumentation de Marx (qui est chez lui souvent plus implicite qu'explicite): si les conflits sociaux provoquent le changement et s'ils sont engendrés par la structure sociale, on peut raisonnablement avancer que des deux intérêts engagés dans un conflit quelconque, l'un tentera de provoquer le changement et l'autre sera pour le maintien du statu quo. De nouveau, il s'agit d'une hypothèse fondée sur un raisonnement logique tout autant que sur des données d'observation. Dans tout conflit, une partie attaque et l'autre se défend. Le camp défensif veut maintenir et assurer sa position, tandis que le camp offensif doit se battre pour améliorer sa propre condition. Une fois de plus, il est clair que de telles déclarations se maintiennent à un niveau très formel et qu'elles ne tiennent aucun compte de la nature ou de l'origine des intérêts en conflit. Mais là encore, nous verrons qu'il n'était pas inutile de préciser en les organisant les préalables de la théorie du conflit de Marx et en fait, de toute théorie du conflit. Mais là prend fin notre accord avec Marx. Si nous pouvons et 6. Dans un essai sur Marx, surprenant à plus d'un égard, Parsons met justement l'accent sur ce point et dit que «Marx... contrairement aux utilitaristes, a réellement vu et insisté sur le fait général de la structuration des intérêts au lieu de les considérer comme des effets du hasard» (67, p. 323).
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devons retenir le souci heuristique et la méthode théorie des classes, il n'en va pas de même pour bien de sa théorie. Ce n'est qu'en les écartant que l'on aboutir à une théorie plus adéquate du conflit de sociétés industrielles.
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générale de sa d'autres aspects pourra espérer classe dans les
CHANGEMENT SOCIAL ET CONFLIT DE CLASSE: EN DÉSACCORD AVEC MARX
Le fait que les sociologues ont négligé l'analyse systématique de la dynamique de l'action sociale est devenu patent depuis que Talcott Parsons a écrit son ouvrage Structure de l'Action Sociale. Ce n'est que très récemment qu'un certain nombre de chercheurs ont entrepris de combler cette lacune de la connaissance sociologique. Ne serait-ce que pour cette raison, il importe de déterminer le statut logique et les limites de l'analyse dynamique avec plus de précision que n'en exigeraient aujourd'hui les problèmes de, disons, stratification sociale. Jusque-là, nous avons tenté de ramener le concept flou de changement social à celui de changement structural. Certes, c'est là un progrès mais ce n'est pas suffisant. Tôt ou tard, il nous faudra revenir à cette épineuse question: «A quel moment une structure commencet-elle à changer ou, au contraire, jusqu'à quel point demeure-t-elle inchangée?» La question est épineuse parce qu'elle implique un caractère essentiellement statique du concept de structure. Jusqu'ici, nous n'avons fait qu'entrevoir les deux exigences fondamentales d'une théorie du changement, à savoir l'élaboration du modèle d'une structure fonctionnellement intégrée, et l'isolement de certains facteurs ou forces dont l'effet se traduit par une transformation de ce modèle structural. En ce qui concerne la première de ces exigences, nous possédons avec la méthode structurale-fonctionnelle un appareil conceptuel très appréciable. Mais tout est encore à faire en ce qui concerne l'isolement des forces qui produisent le changement structural. On introduit des facteurs «sur mesure» selon les besoins et trop souvent on se permet ensuite des généralisations que rien n'autorise en fait. C'est ainsi que l'on obtient de soi-disant théories du primat de l'économie, de la race, des élites, de la diffusion culturelle - ou des classes. On ne peut pas espérer remédier au manque évident de méthode systématique en ce domaine par des classifications et délimitations préliminaires, mais on peut au moins espérer éviter les erreurs les plus grossières des théories partiales. Mais dans ce but, on ne pourra éviter - comme le dit plaisamment T. H. Marshall de sa propre recherche - «de passer réellement pour sociologue» en proposant de diviser notre sujet en plusieurs parties distinctes. Parmi les forces capables de modifier les éléments de la structure sociale, il faut distinguer deux grandes catégories, d'une part ceux qui ont leur origine à l'extérieur d'une structure donnée, et ceux qui
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sont engendrés par la structure elle-même. Pour désigner les premiers, nous utiliserons le concept de changement de structure exogène, ou de facteurs exogènes, et pour les seconds, celui de changement de structure endogène, ou de facteurs endogènes. 7 Si l'invasion par des conquérants européens d'un territoire africain provoque l'abolition ou la modification de la chefferie dans certaines tribus, nous avons affaire à un changement de structure exogène. En revanche, la séparation de la propriété et du contrôle ou l'institutionalisation du conflit de classe dans la société post-capitaliste sont des changements endogènes, quels que soient les facteurs que l'on puisse tenir pour responsables de ces changements. Il est bien clair que cette distinction n'est possible que sur le terrain de l'analyse et non sur celui des faits. En particulier, dans des changements de structure manifestes, tels que la révolution industrielle, il est courant que forces exogènes et endogènes se conjuguent pour produire le changement. Dans la recherche appliquée, il importe pour chaque problème spécifique, de différencier ces deux groupes de forces et d'en apprécier l'impact respectif. A l'intérieur de chacune de ces catégories de facteurs, il faut encore opérer de nouvelles distinctions. Ainsi, un changement exogène peut être le produit d'une conquête militaire et d'une intervention délibérée dans des structures existantes. Mais il peut aussi être le résultat de la diffusion de schémas culturels en l'absence de toute force politique ou militaire. Dans les dernières décades, maints efforts ont été faits, surtout par les socio-anthropologues, pour ordonner les différentes formes de changements exogènes en introduisant des concepts tels que la «diffusion» et plus tard, 1'«acculturation», les «échanges culturels» et 1'«évolution culturelle». Certains cas concrets de ces formes de changement ont fait l'objet d'études détaillées. Mais l'effort accompli dans cette voie n'a encore abouti, malgré la tentative de systématisation de Malinowski (213) qu'à une énumération décousue de tous les facteurs possibles. La sociologie de la guerre et des contacts entre les sociétés avancées (domaine jusqu'ici totalement négligé) pourrait également contribuer à combler cette lacune théorique. En ce qui concerne la classification des forces en jeu dans les 7. M. J. Levy a introduit und distinction analogue (209, p. 114). «Les facteurs stratégiques de changement (c'est-à dire les facteurs nécessaires et suffisants pour que se produise un changement) peuvent être soit des facteurs internes (c'est-à-dire des facteurs produits par le fonctionnement de l'ensemble sans aucune influence nouvelle en provenance d'autres ensembles), soit des facteurs externes (c'est-à-dire des facteurs nouvellement introduits dans le système et provenant d'autres ensembles), soit une quelconque combinaison de ces deux catégories». Mais Levy, lui s'intéresse essentiellement aux «cas où interviennent des facteurs stratégiques externes».
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changements structuraux endogènes, nous sommes peut-être encore moins avancés, bien que de l'avis de nombreux chercheurs, ce soit là le champ propre de la recherche sociologique. Si le nombre des facteurs inventoriés par les sociologues pour répondre aux besoins de la recherche (et parfois aux exigences de leurs convictions philosophiques ou politiques) augmente régulièrement, l'examen systématique de ces facteurs et de leurs interrelations n'a toutefois pas encore été tenté. Le problème se complique encore du fait que dans certains cas, par exemple la différenciation des rôles ou fonctions et des processus technologiques, nous ne pouvons que risquer de vagues hypothèses quant aux facteurs qui en favorisent l'apparition. C'est l'un des points faibles de la sociologie de Marx que sa volonté de lier le développement des forces productives à celui des classes. Il semble bien improbable que l'on puisse expliquer en termes de conflits de groupe la complexité croissante de la division sociale du travail ou la transformation des processus technologiques dans ses conséquences sociales. En tout état de cause, les changements de structure résultant de conflits sociaux entre des groupes organisés ou entre les représentants de masses inorganisées ne constituent qu'une des formes du changement endogène. Même à l'intérieur de la sphère très restreinte des conflits sociaux qui influent sur le changement de structure, il est possible et même nécessaire de distinguer plusieurs formes différentes. La précision de l'analyse en souffrirait si l'on tentait d'analyser à l'aide d'un seul et même ensemble de catégories, les conflits entre esclaves et hommes libres de l'ancienne Rome, Noirs et Blancs aux Etats-Unis, Catholiques et Protestants dans la Hollande actuelle, capital et travail dans la société capitaliste, pour ne citer que ces quelques exemples. Tous ces conflits peuvent aboutir à des changements de structure. Ils sont en ce sens des facteurs de changement endogène. En outre, plusieurs de ces types de conflit peuvent se superposer les uns aux autres et constituer ainsi un front conflictuel unique dans un pays ou une situation donnée. Si l'on veut toutefois appréhender de façon réellement scientifique une telle réalité, il est nécessaire d'établir des distinctions. 8 Le changement endogène n'est qu'une des formes du changement social structural; le conflit social n'est qu'une des causes du changement endogène et le conflit de classe n'est qu'une des modalités du conflit social. Dans une société donnée, le changement endogène peut revêtir une signification et une importance notable, voire prépondérante, mais cela est du ressort de la recherche appliquée. En principe une théorie des classes n'éclaire qu'une faible partie du champ très vaste que peut recouvrir le concept général de 8. Dans un article antérieur, j'avais proposé une classification des typse de conflits endogènes, dans laquelle je distinguais «les conflits partiels» (minorités), les «conflits sectionnels» (ville-campagne), et les conflits de classes (41, p. 175); mais ce n'était là qu'un début.
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changement de structure. On ne peut espérer, encore moins affirmer qu'une théorie des classes va apporter quelque lumière sur les aspects du changement de structure autres que le sien propre. Il est clair que de ce point de vue, Marx se rend d'une certaine façon coupable de la même erreur que celle dont nous avions, dans un contexte différent, accusé ceux qui s'étaient efforcés de remplacer la théorie des classes par une théorie de la stratification. Ces derniers, eux aussi, avaient à tort transposé une théorie de son domaine légitime à d'autres domaines de recherche. Affirmer que l'histoire de toute société passée est l'histoire des luttes de classes est soit faux soit dépourvu de sens. C'est dépourvu de sens si l'on veut simplement dire par là que dans toute société il y a entre autres choses, des conflits de classe. Mais ce n'est pas ce que Marx voulait dire. Il était convaincu que les conflits décisifs de toute société étaient des conflits de classe et en fait que l'on pouvait expliquer en termes d'antagonismes de classe tous les conflits sociaux et tous les changements de structure, généralisation aussi inadmissible qu'insoutenable. On peut trouver que la place que j'assigne à la théorie des classes est bien modeste. En fait, on sera amené à réévalue l'importance de l'analyse de classe pour étudier certaines configurations historiques particulières des sociétés industrielles. Il n'en reste pas moins vrai que l'analyse sociale en termes de classe - comme Gurvitch le fait remarquer très justement (50, p. 290) «ne constitue en aucun cas le sésame-ouvre-toi des problèmes du changement social». J'affirmerais volontiers que c'est seulement en limitant le champ de la théorie des classes à un seul, fût-il le plus important aspect du changement structural, que l'on peut espérer en faire un outil fécond d'analyse sociologique. CONFLIT SOCIAL ET RÉVOLUTION: EN DÉSACCORD AVEC MARX
D'après Marx, «le conflit entre prolétariat et bourgeoisie est un conflit qui oppose une classe à une autre, une lutte dont la manifestation la plus aiguë signifie une révolution totale» (6, p. 188 et sq.). De façon plus générale, Marx fait du caractère révolutionnaire du changement social une donnée centrale de sa théorie des classes. En fait, il semble qu'il soit convaincu que toutes les fois qu'il y a classe, le changement structural a toujours et «nécessairement» un caractère révolutionnaire. «Ce n'est que dans un état de choses ne comportant ni classes ni conflits de classe que l'évolution sociale cessera de se traduire par des révolutions politiques» (6, p. 189). Il ressort clairement des écrits de Marx et cela n'a été mis en doute par aucun de ses commentateurs, que le concept de révolution signifiait pour lui le bouleversement soudain et rapide d'une structure sociale. Marx n'employait pas le mot de révolution dans l'acception élargie qu'on lui
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donne dans des expressions telles que «révolution directoriale», et d'autres analogues. 9 Marx et ses partisans les plus fidèles n'ont pas été les seuls à soutenir que le changement social se produit de façon soudaine et par des explosions spectaculaires. On trouve chez Brinkmann lui-même des traces de cette croyance que les changements sociaux, lorsqu'ils sont le résultat de conflits de classe, sont toujours révolutionnaires: aussi quand il relève dans le développement social contemporain «une atténuation évolutionniste des forces et schémas révolutionnaires» (192, p. 12). Il s'agit là encore d'une de ces insoutenables généralisations qui entrave notre appréhension de la réalité et qu'il faut abandonner au profit d'hypothèses plus raisonnables sinon vérifiées par les faits. L'erreur qui consiste à affirmer le caractère nécessairement révolutionnaire des changements de structure sociale est fort intéressante pour deux raisons essentielles. En un premier lieu, une telle affirmation pourrait, en dépit de son allure dynamique, nous inciter à partager les regrets de Bergson quant à la fragmentation en «immobilités» du changement. La thèse selon laquelle seuls des bouleversements radicaux peuvent modifier une structure donnée pour en faire apparaître une nouvelle revient en fin de compte à considérer les structures sociales comme des entités fondamentalement statiques. Certes, Marx parlait de «loi de développement», c'est-à-dire de la dynamique de la société capitaliste. Mais cette loi de développement n'était guère plus pour lui que la loi de développement d'un organisme, à savoir l'épanouissement progressif d'un «système» en son image préexistante. La structure ou système est dans ce cas immuable. Si elle se transforme, elle est totalement détruite. Tous ses éléments sont modifiés d'un seul coup; elle éclate pour faire place à un nouveau «système». De curieuse manière, c'est un point sur lequel Marx et Parsons se rencontrent: l'un et l'autre figent dans l'idée de système le courant des processus historiques. Si l'on adopte ce point de vue, le changement de structure peut soit être inexistant (ce que l'on pourrait à l'extrême appeler la «solution» parsonnienne), soit n'existe que sous la forme du changement révolutionnaire (la «solution» de Marx). Aucune de ces solutions n'est satisfaisante. Elles ne font que prouver le danger de toute analogie établie consciemment ou non entre «systèmes» organiques et «systèmes» sociaux. Si les changements de structure sociale ont invariablement un caractère révolutionnaire, il ne peut y avoir de changement sans révolutions. L'argumentation selon laquelle les sociétés industrielles occidentales sont demeurées inchangées depuis Marx puisqu'elles 9. Il est vrai toutefois que Lassalle et après lui, Renner, dans leur révision de Marx, ont remplacé la notion de «révolution par la pique et la fourche» (Lassalle) par la notion de changements sociaux graduels. Mais ces auteurs n'ignoraient pas que ce faisant, ils abandonnaient un chaînon central de la doctrine de Marx.
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n'ont pas connu de révolution tient évidemment du sophisme. Et l'on voit aisément combien une affirmation de ce genre rend mal compte de la réalité. Nous avons vu que bon nombre de théories récentes du conflit de classe font état d'une «révolution» dans le développement social des dernières décennies. L'emploi du terme «révolution» pour décrire des processus qui ne sont ni soudains ni explosifs montre à quel point sont imbriqués «révolution» et «changement» dans l'opinion courante. Contrairement à ce que prétendent ces formulations hâtives, ce qui a caractérisé de manière décisive le développement des sociétés industrielles depuis Marx, c'est que des changements profonds de structure se sont produits sans bouleversements soudains et spectaculaires. Le développement social des dernières décennies fournit la preuve de l'omniprésence et du caractère progressif du changement social et infirme toute thèse sur le caractère nécessairement révolutionnaire du changement. Chez Marx, l'affirmation de la nature révolutionnaire du changement social présente, à la lumière de nos connaissances actuelles, un autre aspect qui n'est pas plus défendable. Avant lui, Hegel, analysant dans sa Phénoménologie de l'Esprit la dialectique de la «richesse» et de la «pauvreté» a identifié la «corruption la plus profonde», l'«inégalité la plus flagrante» et 1'«insignifiance absolue de l'absolument signifiant» à la «plus profonde révolte» (226, p. 368). A peu de choses près, l'idée reparaît dans la phrase de Marx: «Le prolétariat est contraint par le besoin inexorable, insoutenable et rigoureusement inéluctable - traduction pratique de la nécessité - de se révolter contre une telle inhumanité» (4, p. 207). De là, il n'y a qu'un pas à l'affirmation de Marx selon laquelle la lutte de classe s'intensifiera progressivement avec la détérioration des conditions de vie du prolétariat et qu'au moment où la situation sera tendue à l'extrême, la lutte de classes connaîtra le paroxysme d'une révolution. Même du point de vue d'une sociologie de la révolution, il nous faut aujourd'hui rejeter une telle hypothèse. Les révolutions et les révoltes ne se produisent pas au moment où le besoin et l'oppression ont atteint un point extrême. Elles se produiraient plutôt une fois que ce point extrême a été dépassé et que la léthargie qui l'accompagne a disparu. 10 Au-delà de cette inexactitude empirique, la notion marxiste d'un accroissement linéaire de la violence du conflit de classe jusqu'au point de rupture de la révolution ne révèle qu'un héritage hégélien qui ne favorise guère notre compréhension de la réalité. Aussi séduisante que puisse paraître l'application de la dialectique à 10. Les révoltes et révolutions survenues récemment en Europe Orientale (17 juin 1953, Poznan, Hongrie) confirment de façon éclatante cette hypothèse. D'une façon générale, ces événements fournissent maints exemples à l'appui des thèses avancées ci-dessus et dans les chapitres suivants de la présente étude.
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l'histoire, le caractère schématique et sommaire des résultats fait qu'ils résistent rarement à l'épreuve des faits. Lorsque, dans ce travail, je parle de changement de structure, je n'entends pas révolution. Lorsque je parle de conflit de classe, je ne sous-entends pas que celui-ci est soumis à un processus «inévitable» d'intensification conduisant à une explosion révolutionnaire. Si l'analyse systématique du changement a pour préalable l'élaboration d'un modèle structural, il ne faut pas voir ce dernier comme une entité monolithique qui mystérieusement ne peut se transformer que «d'un seul bloc». Il faut davantage voir dans le changement de structure une donnée permanente de toute société. Ce changement peut se produire tout d'abord dans une seule sphère d'une structure, dans l'industrie par exemple et gagner ensuite les autres sphères, par exemple la scène politique. Mais il peut aussi n'intéresser qu'une seule sphère. Même si l'on pouvait démontrer par exemple que la séparation de la propriété et du contrôle dans l'industrie est sans conséquence sur la structure politique de la société, cette séparation n'en constituerait pas moins un changement structural. Ce n'est que si l'on considère le changement de structure comme un élément omniprésent et constitutif de la structure sociale que l'on se libérera des entraves qu'impose l'hypothèse du caractère nécessairement révolutionnaire du changement social. On s'évitera du même coup le problème insoluble qui consisterait à se demander où et quand «commencent» et «finissent» les processus de changement. De cette prise de position découle une hypothèse intéressante en ce qui concerne le conflit de classe. Si l'on ne limite plus le changement social aux explosions révolutionnaires mais si on le tient pour un élément constituant de toute structure, on n'est plus tenu de supposer un développement linéaire des classes et du conflit de classe vers une révolution. Pour Marx, les classes elle-mêmes se comportaient à l'intérieur d'un système donné à la manière d'«organismes» qu'un schéma préétabli de développement doit conduire à leur perfection. Il s'ensuit entre autres choses que les classes organisées ne commencent à affecter la structure au sein desquelles elles se sont constituées qu'au moment de la révolution et que par conséquent, leur pouvoir de transformation n'agit qu'à ce moment précis. Tous les événements antérieurs à la révolution ne constituent que des préparatifs pour cet événement; et après lui, les classes de l'ancienne société se dissolvent. De nouveau, cette vue simpliste ôte au concept de classe son intérêt pour l'étude de processus non révolutionnaires, c'est-à-dire en fait de la majorité des processus sociaux. Ici aussi, nous devons de nouveau nous écarter résolument de Marx. La «nécessité» d'une intensification linéaire du conflit de classe est dans tous les cas un postulat anti-sociologique qu'il nous faut rejeter. En revanche il s'avérera judicieux de tenir les interrelations de classes pour un processus potentiel de réajustement permanent. Des périodes
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d'harmonie relative peuvent succéder à des périodes de conflits violents, et vice versa. Il n'existe pas de loi générale qui détermine le cours des luttes et affrontements entre classes. Et aucun soulèvement révolutionnaire ne peut être tenu pour le but «normal» et l'aboutissement logique du conflit de classe. L'évolution des conflits entre classes soulève un problème qu'on ne saurait résoudre par des postulats et des prises de position arbitraires mais plutôt par des recherches empiriques appliquées à des configurations historiques particulières dans des sociétés particulières. CLASSES SOCIALES ET CONFLITS DE CLASSE: EN DÉSACCORD AVEC MARX
En rejetant le postulat d'un schéma prédéterminé de développement du conflit de classe, nous invalidons implicitement une autre assertion qui fait partie intégrante de la théorie des classes de Marx, à savoir que les classes sont toujours des groupes ouvertement antagonistes ou tendent vers des conflits ouverts. Ce que nous avons jusqu'ici rejeté constituait des propositions plus ou moins marginales par rapport à la théorie des classes de Marx, mais nous arrivons ici au cœur de sa théorie. Cela ne signifie pas pour autant que l'on doive hésiter à rejeter des hypothèses indéfendables mais cela doit inciter à la plus grande prudence si l'on ne veut pas courir le risque de contester la valeur heuristique de toute théorie des classes en même temps qu'on critique les aspects discutables de la formulation marxiste. Marx affirme quelque part que «des individus ne constituent une classe que dans la mesure où ils sont engagés dans une lutte commune contre une autre classe» (13, II, p. 59). Cette affirmation, si on l'interprète à la lumière d'autres déclarations de Marx sur le même sujet, renferme à la fois une hypothèse valable et une généralisation erronée qui'il nous faudra isoler l'une de l'autre. La théorie des classes vise l'analyse systématique de l'une des causes du changement de structure endogène des sociétés. Elle a sa place dans le contexte plus vaste de l'analyse des changements structuraux causés par les conflits sociaux. Il en découle que les classes, quelle que soit la façon dont on entend les définir, doivent toujours être considérées comme des groupements liés les uns aux autres d'une façon telle que leurs interactions sont déterminées par un conflit d'intérêts structuralement déterminé. En ce sens, l'existence d'une classe unique est une contradiction dans les termes; il doit toujours y avoir deux classes. En ce sens également, le concept stalinien de «classes non antagonistes» est dépourvu de sens. Lorsqu'il y a classe, il y a conflit. Dans la mesure où toute théorie des classes est une théorie du changement de structure par le conflit social, l'hypothèse du conflit entre classes fait partie intégrante de la définition des classes. Il n'y a donc pas lieu sur ce point de s'écarter de Marx.
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Mais Marx ne s'en tient pas là. Il fait du conflit aigu et violent, la «lutte de classe», une partie intégrante de la définition des classes. Et nous ne pouvons le suivre dans cette voie. Que le conflit de classe prenne invariablement des formes violentes et se transforme en guerre civile, constitue une hypothèse dont le caractère empirique ne disparaît pas du simple fait que Marx l'intègre à sa définition du concept de classe. Parsons écrit: «C'est à la recherche empirique qu'il appartient de déterminer quelle gravité atteint l'élément de conflit» (67, p. 324). Les données dont nous disposons nous permettent à tout le moins de conclure par la négative: le conflit de classe ne prend pas toujours la forme de la guerre civile. Ainsi, un phénomène comme l'institutionalisation du conflit de classe montre qu'une classe «opprimée» peut fort bien être capable d'obtenir effectivement, par la discussion et la négociation, des changements de structure. Et ici comme ailleurs, une analyse plus serrée montre que les positions simplistes de Marx obscurcissent plus qu'elles n'éclairent les arcanes du problème des classes. En vue d'une analyse plus subtile des relations de classes, Parsons introduit le concept fécond de conflits «potentiels» et de conflits «latents» (67, p. 329). En dehors des heurts effectifs ou manifestes entre classes, il semble qu'il faille distinguer au moins deux sortes de conflits latents. Marx lui-même a étudié au moins l'un d'entre eux, ce que l'on pourrait appeler les conflits immatures entre des classes qui sont encore en voie de formation et d'organisation. Mais il est une autre sorte de conflit de classe latent peut-être plus importante encore. Il semble que des classes en opposition peuvent, pour différentes raisons, coexister pour des laps de temps plus ou moins longs, en une sorte d'«armistice» sans entrer en lutte ouverte. Il existe de multiples exemples bien connus de ce processus de réduction de conflits manifestes en conflits latents: des intérêts communs, par exemple des intérêts nationaux dans des situations de crise, peuvent l'emporter sur des antagonismes de groupe pendant un certain temps. Certains conflits revêtent un caractère formel au point de se transformer en débats entre plénipotentiaires ou délégués au sein d'un parlement ou d'un organe de négociations au sein de l'industrie. Là encore, l'analyse sociologique doit renoncer à la magie stérile des postulats de définition pour rechercher les conditions concrètes dans lesquelles des conflits latents deviennent des conflits ouverts ou inversement. Certains auteurs préfèrent recourir à des termes autres que celui de conflit pour décrire des antagonismes et des tensions qui ne se traduisent pas par des luttes ouvertes. Ainsi, ils distinguent les conflits des tensions, des querelles, des contestations et surtout le conflit de la compétition. Ces distinctions terminologiques sont en fait en accord avec l'usage courant. On a en effet tendance à associer au mot de «conflit» des heurts évidents entre deux forces, autrement dit, des antagonismes manifestes. De façon générale, on n'appelle pas
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conflit une partie de football, la rivalité entre des canditdats à un emploi, un débat parlementaire ou un contentieux juridique. Cependant il découle des pages précédentes que j'emploie dans cet ouvrage le terme de conflit pour des contestations, des rivalités, des querelles ou des tensions aussi bien que pour les heurts manifestes entre forces sociales. Toute relation entre des ensembles d'individus qui comprend une différence irréductible d'objectif - par exemple, dans sa forme la plus générale, le désir de la part des deux parties d'obtenir ce qui n'est accessible qu'à l'une, ou qu'en partie à l'une - sont, selon nous, des relations de conflit social. Le concept global de conflit n'implique en lui-même aucun jugement quant à l'intensité ou la violence des relations qu'engendrent ces différences d'objectif. Le conflit peut prendre la forme de la guerre civile, mais aussi d'un débat parlementaire, d'une grève, ou d'une négociation ordonnée. Il convient de noter que ce parti pris conceptuel n'a pas une signification uniquement terminologique. En effet, il implique délibérément que guerre civile et débat parlementaire, grève et négociation sont essentiellement motivés par le même type de relations sociales et ne sont donc que des manifestations différentes d'une seule et même force. On va voir dans les considérations qui vont suivre, qu'une telle définition du conflit permet de poser les problèmes de façon plus constructive. On a déjà vu qu'en identifiant conflit et révolution, ou conflit et guerre civile, Marx a rendu insolubles plus de problèmes qu'il n'en a résolus. Quiconque emploie le concept de classe sans admettre la présence du conflit de classe en fait un usage abusif. Toute théorie des classes a pour but explicite de rendre compte d'un type de conflit de groupe constitutionnel dans les structures sociales. Mais l'hypothèse selon laquelle le conflit de classe doit inévitablement prendre la forme d'une guerre civile violente et d'une «lutte de classe» est fausse. En fait, on peut admettre que dans certaines conditions (qu'il est possible de préciser), l'antagonisme de classe devient latent ou est réactivé après un état de latence. Les concepts de classe sociale et de conflit de classe sont inséparablement liés. Mais seule l'étude des conditions concrètes permet de déterminer la nature et l'intensité des conflits dans lesquels sont engagées des classes données dans une situation donnée.
PROPRIÉTÉ ET CLASSE SOCIALE: EN DÉSACCORD AVEC MARX
Pour Marx, l'élément déterminant des classes sociales était la propriété privée effective des moyens de production. L'essentiel de sa théorie est fondé sur cette définition du concept de classe. On a déjà vu que c'est précisément ce lien entre le concept de classe et la possession, ou l'exclusion de la propriété privée effective qui limite le champ d'application de la théorie des classes à une période rela-
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tivement courte de l'histoire sociale européenne. Une théorie des classes basée sur la division de la société en possédants et non-possédants des moyens de production perd sa valeur analytique dès que la propriété légale et le contrôle effectif sont séparés. C'est pourquoi toute tentative de remplacer réellement la théorie des classes de Marx doit en tenir compte. C'est précisément la thèse centrale de cet ouvrage qu'une telle tentative est réalisable si comme critère de la formation des classes l'on remplace possession ou non-possession de la propriété privée effective par exercice ou non-exercice de l'autorité. Renner, Schumpeter, Burnham, Djilas et d'autres ont préparé la voie. Mais contrairement à ces auteurs, nous ne limiterons pas la notion d'autorité au contrôle des moyens de production, mais nous la considérerons comme un modèle de relations sociales indépendant, du point de vue de l'analyse, des conditions économiques. La structure de l'autorité de sociétés globales aussi bien que de cadres institutionnels particuliers à l'intérieur des sociétés (l'industrie par exemple) est, selon la théorie que nous proposons ici, le déterminant structural de la formation des classes et du conflit de classe. Le mode spécifique de changement de structures sociales produit par les classes sociales et leurs conflits est en dernière analyse la résultante de la distribution différentielle des positions d'autorité à l'intérieur des sociétés et de leurs cadres institutionnels. Le contrôle des moyens de production n'est qu'un cas particulier de l'autorité et le lien entre le contrôle et la propriété légale un phénomène accidentel dans les sociétés d'Europe et d'Amérique en voie d'industrialisation. Les classes ne sont liées ni à la propriété privée, ni à l'industrie ni aux structures économiques en général, mais en tant qu'élément de la structure sociale et facteurs produisant le changement, elles sont aussi universelles que leur déterminant, à savoir l'autorité et sa distribution spécifique. Sur la base d'un concept de classe défini par les relations d'autorité, il est possible d'élaborer une théorie qui rende compte des faits décrits par Marx aussi bien que des changements survenus dans la société post-capitaliste. Dans ce qui précède, on a vu à maintes reprises combien la façon dont Marx considérait les relations entre propriété et classe sociale soulevait d'objections. Au cours de la présentation de la théorie de Marx, de la description du phénomène de la séparation de la propriété et du contrôle, de l'étude des suites selon Burnham de ce phénomène, et de l'analyse qu'a faite Djilas du totalitarisme communiste, nous avons pu voir comment Marx, en liant le concept de classe à la propriété privée (et partant, au capitalisme) avait réussi à intégrer ce concept de classe dans sa vision philosophique de l'histoire, mais l'avait rendu impropre à l'analyse sociologique, fût-ce celle des conflits qui faisaient l'objet de son étude. Marx lui aussi s'est intéressé aux relations d'autorité. Il s'y réfère explicitement lorsqu'il décrit les conflits de classe engendrés par la structure de l'entreprise
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industrielle. Mais il croyait qu'autorité et pouvoir étaient des facteurs ayant leur origine dans la part dont jouit un individu dans la propriété privée effective. En réalité, c'est l'inverse qui est vrai. Pouvoir et autorité sont des facteurs irréductibles dont on peut déduire aussi bien les relations sociales associées à la propriété privée légale que celles qui sont associées à la propriété collective. Burnham et surtout Geiger ont à juste titre souligné que, sous l'angle sociologique, la propriété est d'abord le droit d'écarter les autres du contrôle exercé sur un objet. Elle est donc, comme dit Weber (33 b, p. 28) «une possibilité de faire exécuter un ordre par des personnes déterminées» (dans le cas présent, il s'agit d'un interdit); la propriété est donc une forme d'autorité. Mais ce n'est qu'une forme parmi de nombreuses autres, que peut revêtir l'autorité. Quiconque, par conséquent, tente de définir l'autorité par la propriété définit le général par le particulier, ce qui est une faute logique évidente. Partout où il y a propriété il y a autorité, mais toute forme d'autorité n'implique pas forcément la propriété. L'autorité est le type le plus général de relation sociale. Cette exigence logique ne constitue pas la seule raison que nous ayons de substituer à la définition des classes par la propriété privée une définition fondée sur la part d'autorité dont jouit un individu. Cette définition plus générale est également nécessaire si l'on veut garantir le champ d'application pratique de la théorie des classes. Dans ce but, il est en outre nécessaire de séparer radicalement le concept d'autorité proprement dit de son application, trop restreinte au contrôle des moyens de production économiques. Comme la propriété l'est sur un plan théorique, le contrôle des moyens de production, sur un plan pratique, est uniquement un cas particulier de ces relations d'autorité en général qui, selon nous, sont à la base de la formation des classes et du conflit de classe. Nous justifierons ce choix d'une définition plus générale dans une autre partie de ce chapitre, lorsque nous traiterons de la relation entre les structures d'autorité sociale et industrielle. Mais nous pouvons déjà affirmer sans plus ample discussion qu'une théorie du conflit de groupe qui ferait de la participation au contrôle des moyens de production l'élément central de l'argumentation ne pourrait s'appliquer qu'à la sphère de la production industrielle. En tout cas, sa portée en ce qui concerne le changement de structure serait encore plus restreinte que celle de la théorie des classes. Dire des classes qu'elles sont fondées sur la participation de l'individu au pouvoir légitime ne constitue pas une hypothèse empirique. Si tel était le cas, cela présupposerait une définition indépendante du concept de classe. Nous adopterions plutôt, dans un premier temps, la définition suivante: les classes sont des groupes de conflits sociaux dont le facteur déterminant (ou differentia specifica) réside dans la participation, ou l'exclusion de l'exercice de l'autorité au sein de toute
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association régie par l'autorité. En ce sens, les classes diffèrent d'autres groupes de conflit qui reposent sur des différences religieuses, ethniques ou légales. Une définition relève en principe de l'arbitraire; si elle est logiquement inattaquable, elle ne peut être réfutée à l'aide de données empiriques. Toutefois la définition proposée ici est plus qu'un parti pris terminologique sans conséquence pratique. Nous verrons qu'à elle seule elle ouvre des perspectives intéressantes à l'analyse des conflits sociaux. Du même coup, notre définition des classes en fonction de l'autorité se démarque nettement des nombreuses définitions antérieures. 11 Ce nouveau concept de classe que nous proposons pour remplacer efficacement celui de Marx ne se fonde pas sur le niveau ou l'origine du revenu. Même ceux d'entre les sociologues qui se sont pourtant employés à situer de façon rigoureuse la théorie des classes dans l'étude du conflit social ont estimé devoir retenir deux aspects du concept de classe chez Marx que je propose pour ma part de rejeter. La plupart d'entre eux restaient convaincus que 1) les classes sont d'une certaine façon des groupements économiques», et 2) que les lignes de partage de la structure de classe sont parallèles à celles de la stratification sociale. A ma connaissance, ni Marshall ni Geiger, pas plus que Schumpeter, ou Lipset et Bendix n'ont abandonné ce double point de vue. «Pour nous», écrivent Lipset et Bendix (55, pp. 244, 248), «l'objectif de la recherche dans ce domaine est l'analyse de l'interaction continuelle entre les facteurs de stratification qui provoquent le changement social et ceux qui tendent à le stopper». Et plus loin: «L'analyse des classes sociales porte sur l'évaluation des chances que des conditions économiques c o m m u n e s . . . aboutissent à une action organisée». De même, Geiger considère les classes sociales comme «un cas particulier de couche sociale» à savoir, des couches «déterminées par les rapports de production» (46, p. 35). Bien que Marshall aille un peu plus loin en s'efforçant de dissocier le concept de classe des conditions économiques pour parvenir à une notion de «classe sociale», lui aussi insiste sur le fait que le phénomène de classe «représente une stratification sociale hiérarchisée» (58, p. 90). 1 2 Cette double affirmation que la classe est un phénomène de stratification et qu'elle est liée aux conditions économiques constitue en fait une entrave dont il nous faudra nous 11. Il est sans doute nécessaire de souligner dès maintenant que notre définition, dans sa formulation présente, présente une certaine ambiguïté et peut laisser le lecteur incertain. Mais je m'en tiens dans ce chapitre à cet objectif: me situer par rapport à Marx. On trouvera dans le chapitre suivant une étude plus détaillée des notions de pouvoir et d'autorité en tant que déterminants des classes sociales, ce qui nous permettra de préciser la définition proposée ici et, je l'espère, de lui ôter toute ambiguïté. 12. Toutes les italiques de ce paragraphe sont de moi.
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libérer si nous voulons faire du concept de classe un instrument valable d'analyse sociale. Si l'on définit les classes par les relations d'autorité, il devient par là-même évident que les «classes économiques», c'est-à-dire les classes à l'intérieur d'organisations économiques, ne constituent qu'un cas particulier du phénomène de classe. Bien plus, même à l'intérieur de la sphère de production industrielle, ce ne sont pas à proprement parler les facteurs économiques qui donnent lieu à la formation des classes, mais c'est plutôt un certain type de relations sociales que l'on a tenté d'englober dans la notion d'autorité. Les classes n'ont jamais été et ne sont pas des groupements économiques. Préciser la relation entre les classes en tant que groupes d'autorité et le système de stratification sociale est une tâche moins aisée. Tout d'abord, il importe de noter qu'il n'existe pas de corrélation terme-àterme entre la structure de classe et la stratification sociale au sens où les classes résulteraient de la position des individus dans la hiérarchie de stratification. Au regard de l'enquête sociologique, classe sociale et stratification sociale constituent deux sujets radicalement différents. Néanmoins, il existe effectivement entre elles un lien indirect important qui tient au fait que l'autorité, facteur déterminant des classes, est également un facteur déterminant du statut social. On peut démontrer que dans les faits, la possession de l'autorité s'accompagne le plus souvent, dans certaines limites et à de notables exceptions près, d'un revenu élevé et d'un haut prestige et inversement, que la non-participation à l'autorité s'accompagne d'un prestige et d'un revenu relativement bas. C'est effectivement l'une des caractéristiques de l'autorité qu'elle peut devenir un instrument servant à la satisfaction d'autres désirs et d'autres besoins et pour l'obtention d'avantages sociaux directement gratifiants. Il y a ainsi dans la plupart des sociétés une corrélation relative entre la répartition de l'autorité et le système des avantages sociaux qui sous-tend la stratification. is En ce sens, et en ce sens seulement, les faits nous autorisent à parler d'un certain parallélisme entre les lignes de partage de la division en classes et celles de la stratification sociale. On peut même aller plus loin et tenir ce parallélisme pour probable, dans la mesure où l'on peut estimer qu'une certaine correspondance entre la part des individus à l'autorité et aux avantages sociaux est généralement un impératif fonctionnel des sociétés relativement stables. Mais nul parallélisme entre les structures de classe et la stratification ne peut être tenu pour acquis. Les classes peuvent soit s'identifier aux couches sociales, soit être elles-mêmes constituées de plusieurs couches so13. On ne tranchera pas ici sur le point suivant: cette corrélation peutelle s'expliquer en termes de facteur commun de base, tel qu'un «système de valeurs» (Parsons) ou bien est-elle un effet direct de l'autorité? Je doute que d'un point de vue méthodologique il soit possible de répondre à une telle question.
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ciales, ou encore elles peuvent n'avoir aucun rapport avec la hiérarchie de stratification. Par souci de clarté, il pouvait sembler souhaitable d'affirmer, avec le maximum d'énergie, que les classes sont indépendants de la propriété, des conditions économiques et de la stratification sociale. Dans l'abstrait, cette affirmation n'appelle aucune réserve. Mais heureusement, les faits ne se laissent pas décalquer sur la simplicité de nos théories. Bien que l'idée de propriété, des relations ayant trait à la production, et de la hiérarchie de la stratification sociale soit dans chacun de ces cas clairement distincte de l'idée de classe, ces facteurs jouent un grand rôle dans la réalité de la classe sociale et du conflit de classe. Il ne fait aucun doute que le fait qu'il y ait eu, à l'époque où Marx écrivait, des capitalistes qui à la fois possédaient et contrôlaient leurs entreprises a grandement contribué à la formation des classes et de leurs antagonismes. De même, l'analyse de classe ne peut pas négliger le fait qu'il est possible d'identifier le riche et le puissant. Bien que propriété et classe sociale ne soient pas liées nécessairement par définition, dans la pratique elles peuvent être unies par un lien qui dès lors affecte le développement du conflit de classe. Si les clivages de propriété coïncident avec les clivages de classes, il est probable que le conflit de classe sera plus violent que si ces deux types de clivage divergent. On peut faire un raisonnement analogue en ce qui concerne la classe et la stratification sociale. On retrouve une fois de plus l'erreur fréquemment commise par Marx: formuler à partir de faits concrets correctement observés des hypothèses fausses et inopérantes parce que généralisant arbitrairement ce qui n'était caractéristique que de la période relativement brève de l'histoire qu'il avait vécue.
INDUSTRIE ET SOCIÉTÉ: EN DÉSACCORD AVEC MARX
En substituant, pour définir la classe sociale, les relations d'autorité aux relations de production, je n'ai fait que radicaliser certaines des théories exposées au chapitre précédent. En effet, Djilas, Schumpeter, Renner, Geiger et surtout Burnham avec sa théorie du pouvoir directorial avaient ouvert la voie. Mais Burnham commet une erreur curieuse qui mérite qu'on s'y attarde. Il y a dans sa conception une nuance intéressante mais qui ne tarde pas se transformer en un dangereux sophisme rendant sa théorie inutilisable tant d'un point de vue empirique qu'analytique. Burnham remplace le concept étroit de propriété légale par un concept sociologique plus vaste. Il définit très justement les relations de propriété (le particulier) par les relations d'autorité 0e général). Mais par une inexactitude logique dont il est coutumier, il n'hésite pas à inverser sa proposition en faisant des relations d'autorité (le général) des relations de propriété (le
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particulier). Les directeurs possèdent la propriété parce qu'ils exercent le contrôle réel. Au mieux, cette inversion aboutit à une extension absurde du concept de propriété à toutes les formes d'autorité, auquel cas le chef d'Etat est propriétaire de «son» Etat. Au pire, et c'est le cas chez Burnham, cette acrobatie logique s'accompagne d'une absurdité pratique: l'affirmation qu'il ne peut y avoir autorité que lorsqu'il y a propriété, ou encore, dans les termes mêmes de Burnham «les instruments de production constituent l'assise de la domination sociale» (140, p. 125). Marx et Burnham posent le même postulat: le pouvoir économique est en lui-même le pouvoir politique, puisqu'il n'y a pas de pouvoir autre que fondé sur la propriété des moyens de production. Mais tous deux sont dans l'erreur, et c'est pourquoi il nous faut poser à nouveau le problème de la relation entre le pouvoir économique et le pouvoir social. En premier lieu, il faut souligner que seule la recherche empirique permet d'établir les relations entre industrie et société. Il n'y a pas d'identité évidente entre les dirigeants ou les capitalistes de l'industrie et les ministres ou hauts fonctionnaires de l'Etat, pas plus que l'exclusion des travailleurs de l'industrie des plus hautes fonctions politiques n'est un élément immuable de la structure des sociétés industrielles. Certes il est vrai qu'à l'époque de Marx et dans la société anglaise les magnats de l'industrie et leurs proches avaient tendance à monopoliser la plupart des hautes fonctions politiques. Ceci est encore vrai dans plusieurs pays, notamment aux Etats-Unis et en Allemagne. Mais ceci n'autorise nullement la formulation d'une loi générale. En admettant même qu'on avance une telle loi à titre d'hypothèse, l'arrivée au pouvoir dans un pays industriel d'un parti ouvrier l'infirmerait. Le domaine politique et la production industrielle sont deux cadres rigoureusement indépendants dans lesquels s'exerce le pouvoir; et l'étude de leurs interrelations relève de la recherche empirique. Là encore, il nous faut à l'aide de données d'observation, apporter un complément, sinon un correctif à une distinction théorique tranchée. En fait on peut risquer de nombreuses généralisations, en ce qui concerne les sociétés modernes, à partir des relations particulièrement étroites qui existent entre l'organisation de l'Etat et celle de la production industrielle. Parmi toutes les associations régies par l'autorité autres que l'Etat, celles de l'industrie occupent une place privilégiée par rapport aux conflits dans les sociétés industrielles. Ceci principalement en raison de trois facteurs qui distinguent l'industrie de tous les autres cadres institutionnels à l'exception de l'Etat luimême: l'importance de la production industrielle, son effet sur l'existence de ceux qui en vivent, et enfin, la sévérité des sanctions dont disposent les maîtres de l'industrie. Dans ce contexte, par industrie, nous entendons toujours avant tout ce secteur de l'économie des sociétés avancées qu'est la pro-
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duction en usine des biens de consommation, secteur dans lequel des «moyens de production» existent au sens propre du terme. En d'autres termes, nous entendons par industrie ce que C. Clark appelle «le secteur secondaire». Cette acception restreinte semble justifiée par le fait que l'entreprise de production industrielle présente très nettement les caractéristiques d'une association régie par des relations d'autorité. Dans les sociétés industrielles, le secteur secondaire est primordial ne serait-ce qu'étant donné ses dimensions matérielles. Dans de telles sociétés, près de la moitié des individus gagnent leur vie dans les entreprises de production industrielle. Leur importance dans l'économie nationale dépasse celle de toutes les autres branches d'activité. Enfin, ces entreprises elles-mêmes deviennent des entreprises gigantesques comptant des dizaines de milliers de salariés et plus. Drucker a parfaitement raison d'accorder une place particulière à cette grande corporation moderne. L'importance toute particulière de la grande industrie tient en outre à ce fait que ceux qui gagnent leur vie dans les entreprises industrielles y passent une grande partie de leur existence et en dehors de l'usine, demeurent dans une grande mesure sous l'influence des relations sociales propres à l'industrie. Les sociologues ont souvent souligné l'importance, dans les sociétés industrielles, des rôles professionnels. Ces rôles interfèrent également avec les problèmes du conflit de classe. Etant donné que les relations d'autorité de la production industrielle tiennent dans la vie de tant d'individus une si large place, elles finissent par éclipser les relations d'autorité de la plupart, sinon de tous les autres cadres de vie. La société politique - l'Etat - mise à part, aucune organisation autoritaire ne peut se comparer, pour le nombre de personnes touchées par sa structure ou pour l'intensité de l'influence exercée, à la production industrielle. Enfin, la place à part qu'occupe la production industrielle tient à la nature des sanctions qui s'y appliquent. Weber définit l'Etat en termes de monopole de la force physique dans un territoire donné. Mais on trouve de nombreux cas, et certains récents, où les dirigeants des entreprises industrielles de production n'ont pas respecté ce monopole et ont utilisé leurs propres forces de police pour contraindre leurs ouvriers à l'obéissance.14 Même en dehors de ces cas extrêmes, le licenciement ou simplement l'affectation à un poste moins bien payé constituent des atteintes si graves à la vie des gens qu'on pourrait les qualifier de sanctions pour le moins quasi physiques. La sévérité des sanctions est pour une grande part dans le fait que dans certaines conditions, des conflits au départ intérieurs à des organisations indus14. Le rapport du Comité La Follette sur les libertés civiques a révélé des cas de ce genre, aux Etats-Unis dans les années trente, où certains industriels contrôlaient des fabriques d'armes plus importantes que celles de la police de Chicago.
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trielles, débordent de ces limites et envahissent la scène du conflit social. Il s'agit là de généralisations empiriques. Bien qu'elles mettent en lumière la spécificité de l'industrie dans les sociétés industrielles, on ne peut en faire découler aucune loi universelle qui lierait pouvoir industriel et pouvoir politique. Nous verrons même ultérieurement que la validité de ces seules généralisations peut être restreinte par des changements sociaux et qu'elle l'a effectivement été récemment. Néanmoins, nous pouvons conclure de ce qui précède que les organisations de production industrielle jouent un rôle prépondérant dans les sociétés modernes. S'il nous faut en principe nous poser pour chaque association le problème de sa relation particulière à l'organisation étatique, en revanche, le problème de la relation entre l'industrie et la société et de facto prépondérant dans les sociétés industrielles. L'Etat est une association régie par des relations d'autorité. On peut en dire autant de la production industrielle. Savoir si les structures de l'un sont également celles de l'autre, si les chefs de l'industrie sont aussi directement ou non, ceux de l'Etat, si les exclus du pouvoir dans l'industrie sont aussi les exclus du pouvoir politique, toutes ces questions sont au cœur de l'analyse en termes de classes des sociétés industrielles. Bien qu'il nous faille rejeter comme indéfendable, ou en tout cas comme une généralisation infirmée par les faits l'affirmation de Marx selon laquelle le pouvoir politique découle «nécessairement» du pouvoir industriel, il n'en demeure pas moins vrai que son postulat révèle - comme c'est si fréquemment le cas dans son œuvre - une intuition juste, nous dirions un instinct de la portée concrète de certaines relations. C'est encore aujourd'hui une des tâches essentielles de l'analyse de classe que d'expliquer au moyen d'une théorie des classes le conflit industriel et d'étudier à l'aide d'hypothèses appropriées les prolongements du conflit industriel dans les processus politiques. Une telle étude devrait nous permettre de mettre à jour des relations plus complexes et moins unilatérales que celles à l'existence desquelles Burnham et Marx ont cru.
LES RÔLES SOCIAUX ET LEURS TENANTS: EN SUPPLÉMENT À MARX
Le problème de la relation entre les individus et les classes a été aussi manifestement négligé par Marx que surestimé par les sociologues modernes. Il n'y a pas lieu de s'étonner que ne traitant pas le problème on ne le résolve pas, mais une si grande abondance ne l'a pas davantage résolu. Ce problème, si souvent traité, n'a pourtant pas encore été clairement posé dans toutes ces dimensions. Voici que Schumpeter écrit: «Pour un individu, l'appartenance à une certaine classe est une donnée de fait; il naît dans une position de classe donnée.» En fait, il ne s'agit pas exactement ici de l'individu en tant
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que tel: «L'individu tel qu'on l'entend dans une théorie des classes, est non la personne physique mais la famille» (27, p. 158). Marshall cite cette phrase de Schumpeter mais il l'oppose à l'autre thèse du même auteur, selon laquelle «les classes, que l'on pourrait considérer, étant donné leur caractère et leur position relative, comme des individus sociaux identiques à eux-mêmes, ne sont jamais en réalité constituées pour une durée déterminée par les mêmes cellules familiales, mais par des cellules différentes» (27, p. 170). A l'opposé, Marshall attribue «une certaine permanence au groupement, de telle sorte qu'un homme qui appartient à une classe donnée y demeure, à moins que, pour parler familièrement, on y fasse quelque chose» (58, p. 91). On retrouve ce problème dans l'analyse de Renner, lequel va encore plus loin que Marshall: «La position de classe, comme ce qui la cause, dure presque sans exception toute la vie d'un individu et même durant des générations successives... Chaque classe modèle ses membres sur un type uniforme» (70, p. 103). Parsons s'attache moins à l'aspect durée, mais, comme Schumpeter, définit la position de classe d'un individu comme celle «qu'il partage avec les autres membres de sa classe dans une sorte de parenté effective» c'est-à-dire comme une position familiale (67, p. 328). Ce sont là des citations prises au hasard, qu'il serait très facile de multiplier. Je ne les ai notées ici que pour signaler un problème général qu'il faudra bien résoudre si l'on veut conserver le concept de la théorie des classes comme outil d'analyse. Jusqu'à présent, nous n'avons considéré les classes qu'en fonction des positions ou des rôles sociaux. Les structures d'autorité tout comme les associations dans lesquelles elles prévalent peuvent en principe être analysées indépendamment des actions et des motivations des individus particuliers qui les incarnent. Il s'agit de faits de structure que l'on peut analyser comme on analyserait les rôles d'une pièce théâtrale ou un organigramme, sans tenir compte des individus particuliers qui en tiennent les rôles ou les postes. A mon avis, l'une des plus importantes découvertes de la sociologie moderne est qu'en analysant la structure de classe - ou d'ailleurs la plupart des autres phénomènes liés à la structure sociale - on peut et on doit centrer son effort sur de telles données quasi objectives que sont les rôles et les structures de rôle. Là encore, Marx a fait preuve d'un admirable instinct. «Nous ne nous intéressons, écrit-il dans sa préface du Capital, aux personnes dans la seule mesure où elles incarnent des catégories économiques, où elles sont les vecteurs d'intérêts et de relations de classe» (12, p. 8). Toutefois, nous substituerions aujourd'hui à l'expression de Marx «dans la seule mesure» celle-ci: «en premier lieu». En effet, l'étude de la relation entre les rôles sociaux et leurs tenants constitue une seconde et non moins importante étape de l'analyse structurale. Or cette étude, Marx l'a délibérément négligée. Il s'est contenté de formuler, chaque fois que
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c'était nécessaire, certaines hypothèses touchant cette relation. Il s'agit moins ici de critiquer ou de remplacer la théorie traditionnelle des classes, que de la compléter. Le problème de la relation entre les rôles sociaux et leurs tenants apparaît, dans la littérature moderne sur la théorie des classes, sous quatre aspects principaux qu'il convient de distinguer: 1) le problème du déterminant des classes; 2) le problème du comportement de classe; 3) le problème de la stabilité des classes; 4) le problème du recrutement des classes. Comme on va le voir, le premier de ces problèmes est un faux problème né d'une conception erronée de l'objet même de l'analyse de classe. La nature de la solution des second et troisième problèmes fait partie intégrante de la théorie des classes elle-même; c'est pourquoi on en remettra l'étude aux chapitres suivants. Nous ne cherchons dans l'immédiat qu'à recenser et formuler de façon précise les diverses questions touchant à ces problèmes. Enfin, la solution du quatrième problème découle de nos précédentes remarques et pourra donc être proposée dans le présent chapitre. 1. Déterminant des classes Pendant plus de trente ans, l'opposition entre concepts voire théories de classes «subjectifs» ou «subjectivistes» et «objectifs» ou «objectivistes» a détourné la recherche sociologique de ce qui est le champ propre de l'analyse de classe. Il n'est guère surprenant qu'au cours de ces débats, la signification des termes aussi vagues qu'«objectif» et «subjectif» ait connu maints avatars. Si nous y revenons rapidement, c'est parce que cette controverse a peut-être quelque chose à voir avec la relation entre individus (subjectifs?) et les classes sociales (objectives?). Ceux qui ont ainsi classé les théories rangent pour la plupart parmi les théories «subjectives» les conceptions qui sont en quelque sorte «psycho-sociologiques» (Geiger) et selon lesquelles «tout homme appartient à la classe à laquelle il a le sentiment d'appartenir» (Marshall, 58, p. 93). Elles «recherchent la cause des classes sociales exclusivement «dans» les membres d'une classe, dans leur psychisme et dans leurs valeurs» (Croner, 129, p. 154). A l'opposé, les théories «objectives» veulent «déterminer le fondement des classes exclusivement au moyen de données objectives: environnement, conditions d'existence, etc. des membres des classes» (Croner, 129, p. 148). De telles théories «représentent la classe comme automatiquement déterminée par des critères précis, principalement la richesse et l'emploi» (Marshall, 58, p. 93). Il s'agit donc d'une classification des théories des classes selon le choix du déterminant de la classe sociale. On y affirme que ce déterminant réside soit à l'intérieur des individus
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membres d'une classe soit dans les conditions qui leur sont extérieures. A première vue, cette distinction semble valable, mais à plus ample examen, elle s'avère à la fois dangereuse et dépourvue de sens. Voyons d'abord les théories dites «subjectives». Ici, la notion de classe est fondée sur le psychisme des individus. Croner cite Centers pour qui «la classe... peut être considérée comme un phénomène psychologique au plein sens du terme» (38, p. 27). Si, par conséquent, il existe une classe quelque part, cela signifie que des personnes ayant des «psychismes» et des «valeurs» communes ou analogues se sont rencontrées. Mais pourquoi ont-elles des «valeurs» communes? Pourquoi ont-elles en commun une «conscience de classe»? On peut répondre de deux manières à ces questions. Ou bien ce trait individuel est réellement un déterminant décisif, auquel cas les classes ne sont, d'un point de vue sociologique, que des phénomènes fortuits et il ne peut y avoir de théorie des classes. Ou bien, la conscience de classe, la «psychologie» est en soi un phénomène engendré par la structure sociale et dont on rend compte en termes de structure sociale, auquel cas il peut y avoir une théorie des classes, mais elle n'est plus «subjective». Pour être honnête, il faut d'ailleurs ajouter que pour la plupart des chercheurs rangés parmi les «subjectivistes», les phénomènes psychiques sont en réalité secondaires ou, ce qui revient au même, socialement structurés. Leur déterminant de classe est en réalité non pas l'individu mais les relations sociales que celui-ci entretient avec les autres. Toutes les théories des classes seraient-elles alors «objectives»? Si par «objectivistes» on entend ceux qui se servent de facteurs tels que la «richesse» ou «les conditions d'existence», on a affaire, comme on le sait maintenant, non à des théoriciens de la classe, mais à des théoriciens de la stratification. En revanche, si «objectif» signifie simplement que l'analyse de classe se fonde sur l'étude des conditions de structure sociale, telles que les relations d'autorité, alors le terme «objectif» n'a plus aucun sens et ceci pour deux raisons. Tout d'abord, on voit mal ce qu'il nous apprend de plus sur la structure sociale et ensuite, il n'y a jamais eu et il ne peut y avoir de théorie des classes qui ne procède des conditions de structure sociale extérieures aux individus qui les vivent. La plupart de ces classificateurs proposent alors triomphalement ce qu'ils appellent des concepts de classe «subjectifs-objectifs» (entre autres Geiger, Marshall et Croner). Mince triomphe en vérité, car ils n'ont jamais fait que résoudre un problème qu'ils s'étaient créé de toutes pièces. Ils auraient pu gagner et nous faire gagner du temps en déclarant tout simplement qu'en tant que sociologues, ils se proposaient de traiter leur sujet sous l'angle à la fois des structures sociales et des individus insérés dans ces structures. C'eût été sans doute un lieu commun mais cela eût mieux valu que cette inter-
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minable discussion sur ce problème bâtard du «subjectivisme» et de «l'objectivisme». 15 2. Comportement
de classe
Les classes sont-elles engendrées «d'abord» par la structure des rôles sociaux ou par le psychisme de leurs tenants, une telle alternative s'avère sans fondement. Si les classes sont un objet légitime d'analyse sociologique, leur déterminant doit être structural. Mais il y a là un problème de genèse, ou, pour être plus prudent, un problème de corrélation entre les classes sociales d'une part et la personnalité des individus qui les composent. La conscience de classe, la communauté de valeurs, d'attitudes, de «cultures» et de schémas de conduite ne perdent pas de leur importance au regard de la théorie des classes du seul fait qu'elles sont tenues pour structurées. Il ne faut pas confondre ici le déterminant des classes et la nature concrète des classes. Concrètement, certes, une classe se compose d'individus particuliers. Même si ces individus ne sont membres d'une classe qu'en tant qu'acteurs de certains rôles - ne faisant intervenir qu'un secteur de leur personnalité — aucune théorie des classes ne peut ignorer les problèmes que soulèvent l'attitude et le comportement de ces individus. Toute théorie des classes devra nécessairement comporter dans son énoncé un certain nombre de généralisations portant sur les questions suivantes: a. Quelles sont les motivations relevant du conflit de classe qui découlent de façon quasi automatique de l'exercise de rôles sociaux (intérêts de classe). b. Dans quelles conditions ces motivations deviennent-elles conscientes, c'est-à-dire assumées par l'individu (conscience de classe); enfin, c. Par quelles caractéristiques communes complémentaires ayant trait principalement à la réalité psychologique, les classes sociales ou certaines de leurs formes sont-elles caractérisées (culture de classe)? Tous ces problèmes font partie de l'énoncé systématique de la théorie des classes. On les traitera donc plus en détail dans les chapitres suivants. 3. Stabilité des classes Les problèmes de motivation et de comportement de classe sont de toute évidence étroitement liés à un autre problème que nous avons 15. Pour atténuer une conclusion aussi polémique, il nous faut bien dire que tous les théoriciens des classes ne mettent pas l'accent sur les mêmes aspects. Ainsi, il est indubitable que Marx a beaucoup moins insisté que Centers sur les aspects psychologiques des phénomènes de classe. Mais que l'accent soit mis ici ou là ne permet pas d'en déduire quoi que ce soit sur la nature de la théorie des classes.
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déjà rencontré à maintes reprises et dernièrement dans les citations qui figurent en tête de cette section de chapitre. On peut le résumer ainsi: dans quelle mesure l'appartenance d'un individu à une classe est-elle permanente, et dans quelle mesure doit-elle l'être pour que les classes subsistent et fonctionnent en tant que classes? Les sociologues ont sur ce point des opinions nettement divergentes. Tandis que pour Renner, «la position de classe dure presque sans exception toute la vie d'un individu et même durant des générations successives», pour Schumpeter, les classes «ne sont jamais en réalité constituées pour une durée déterminée par les mêmes cellules familiales». Ceci aussi est un problème touchant au recrutement des classes sociales; sa solution n'est en aucun cas à rechercher dans l'analyse du déterminant structural des classes, mais elle exige une recherche indépendante. Ce problème est connexe à celui de la mobilité sociale inter et intra-générations des individus. Toutefois, comme pour la psychologie des classes sociales, on ne peut valablement traiter de leur stabilité et de leur solidarité que dans le contexte d'un exposé systématique de la théorie des classes. On y reviendra dans les chapitres suivants. 4. Recrutement
des classes
Cependant, ce problème de la relation entre les individus et les classes qui sous-tend tous les autres peut se résoudre à l'aide des connaissances acquises sur ce point. D'une part, les classes sont fondées sur une affectation structurale de rôles sociaux. D'autre part, elles sont composées de personnes. Comment ces deux données s'amalgamentelles? Comment s'opère le recrutement des classes sociales? Comment l'individu devient-il membre d'une classe? Appartient-on par naissance à une classe, ou devient-on membre d'une classe par une action personnelle? Toutes ces questions, qui reviennent infailliblement dans toute analyse de la structure sociale se rapportent au problème de l'attribution des rôles ou du recrutement des titulaires des rôles sociaux. On peut y répondre en procédant par analogie avec une démarche sociologique plus générale. En effet, le conflit de classes résulte en dernière analyse de la distribution de l'autorité dans les organisations sociales. Les classes sont fondées sur les différences de pouvoir légitime inhérent à certaines positions, c'est-à-dire fondées sur la structure selon leur potentialité d'autorité, des rôles sociaux. Il s'ensuit qu'un individu devient membre d'une classe en jouant un rôle social significatif du point de vue de l'autorité. 16 Etant donné que tout rôle dans toute organisation sociale autoritaire a une telle signification, et étant donné d'autre part que tout individu appar16. Au chapitre suivant, nous apporterons un correctif sur ce point en distinguant les «quasi-groupes» des «groupes d'intérêt». La présente analyse ne s'applique à proprement parler qu'aux «quasi-groupes», les «groupes d'intérêt» présupposant des facteurs complémentaires.
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tient au moins à la société politique, tout individu du fait de cette appartenance est membre d'une classe au moins. Il appartient à une classe parce qu'il occupe une position donnée dans une organisation sociale. Autrement dit, l'appartenance à une classe dérive de l'exercice d'un rôle social. En ce sens, le critère de répartition des individus selon les classes est subordonné au critère de répartition des individus selon les rôles d'autorité. Et la question «comment un individu devient-il membre de la classe ouvrière?» revient à celle-ci: «comment un individu devient-il un ouvrier?» Lorsque Schumpeter donne une portée générale à l'affirmation selon laquelle l'individu «naît dans une position de classe donnée», il est dans l'erreur. L'individu naît dans une position de classe donnée seulement dans les sociétés où il naît dans une position dotée ou dépourvue d'autorité. Si l'accès aux fonctions gouvernementales, ou l'exclusion de telles fonctions, est héréditaire, l'appartenance à une classe est, elle aussi, héréditaire. Si au contraire, l'accès aux postes d'autorité est fonction de l'aptitude ou de la réussite individuelles, l'appartenance à une classe, elle aussi, s'acquiert. Le travailleur industriel qui est élu en vertu d'une loi dirigeant d'une entreprise industrielle, change par là-même à la fois de situation d'autorité et de classe. Le principe de recrutement des classes sociales doit correspondre aux structures sociales considérées. La détermination des classes relève dès lors de la recherche empirique et ne peut être fixée une fois pour toutes, mais doit être effectuée pour chaque société considérée. Avec quelques réserves, cette conclusion est également valable pour la question de savoir si la «cellule de base» d'une classe sociale est la «personne physique» ou la famille. Là encore, on ne peut répondre d'une manière générale; cette question n'a de sens que dans le contexte de cas concrets d'une structure sociale. Dans une société où la femme, les enfants, parfois même les parents éloignés d'un entrepreneur peuvent tenir de lui leur situation sociale, le remplacer dans la sienne et du moins potentiellement partager en ce sens sa position sociale, alors on peut dire de la famille (élargie) qu'elle est 1'«individu» d'une classe. En revanche, lorsque les situations sociales sont rigoureusement individualisées, lorsque la femme et les enfants d'un dirigeant ne peuvent faire valoir aucun droit sur sa position lorsqu'il prend sa retraite ou lorsqu'il meurt, on se trouve alors dans le cas où 1'«individu» de la classe et la «personne physique» ne font qu'un. Dans de tels cas, il est par conséquent possible que les membres d'une même famille appartiennent non seulement à des classes différentes (engendrées par différentes associations régies par l'autorité) mais à des classes opposées (au sein d'une même association). La variété concrète des classes apparaîtra de plus en plus au cours de notre étude. Les critères de recrutement donnent tout au plus une indication quant à leurs possibilités de différenciation.
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LE CONCEPT ET LA THÉORIE DES CLASSES
Un certain nombre de sociologues, parmi les premiers sociologues allemands, ont poursuivi un débat passionné sur un problème qui n'est pas sans ressemblance avec celui qui opposa théoriciens «subjectivistes» et «objectivistes» des classes. Geiger a pour sa part clairement considéré ces deux problèmes comme identiques. Ce problème a également trait au concept de classe et a toujours été présenté comme l'alternative suivante: les classes sont-elles un «phénomène réel» (Realphànomen) ou un «phénomène théorique» (Ordnungsphànomen)? Sont-elles une réalité ou des constrùctions scientifiques? Pour Geiger (91, p. 2), «le terme de classe apparaît tantôt comme le symbole d'individus de même type, et tantôt comme le concept d'une collectivité . .. Dans le premier cas, les individus sont classés d'après certaines caractéristiques ou ensembles de caractéristiques [«phénomène théorique»*]... Le concept de classe en tant que collectivité a une autre origine... En ce sens, la classe est une entité sociale qui implique un dessein et des objectifs spécifiques, c'est une totalité spécifique» [«phénomène réel»]. Avant même Geiger, Schumpeter avait introduit une distinction analogue entre la notion de classe en tant que «créature sociale particulière qui agit et souffre comme telle et veut être comprise comme telle» [«phénomène réel»] et la notion de classe au sens d'«ordres de pluralités correspondant à certaines caractéristiques». Ainsi entendue, la classe est une création du savant et n'a d'autre existence que celle qu'il lui donne» [«phénomène théorique»] (27, p. 149 et sq.). 17 Geiger et Schumpeter optent tous deux résolument en faveur d'une interprétation de la classe comme un «phénomène réel» et relèguent le «phénomène théorique» à un niveau inférieur d'analyse. Mais ni l'un ni l'autre ne se sont rendus compte que ce faisant, ils étaient victimes d'un faux problème, tout comme les arbitres entre «subjectivisme» et «objectivisme». Jusqu'ici le concept de classe a revêtu dans cette étude deux aspects différents. D'une part, nous avons considéré les classes comme des forces agissantes dans les conflits sociaux et même comme des groupements organisés engagés dans de tels conflits. En ce sens, les classes sont évidemment «des phénomènes réels», c'est-à-dire qu'on peut les identifier concrètement comme des «entités sociales» ou «créatures sociales». D'autre part, nous avons fait dériver les classes des positions au sein d'associations régies par l'autorité et les avons définies au moyen du critère de participation ou d'exclusion de l'exercice de l'autorité. Dans ce cas, les classes sont de toute évidence des «phénomènes théoriques», des «créations de la science» et non 17. Le même «problème» réapparaît dans certains ouvrages américains récents sur la sociologie des classes. Cf. Lenski (54). * Les notations entre crochets sont de l'auteur (N.d.T.).
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des groupes organisés. Il est clair qu'il y a une différence entre ces deux «définitions». Mais y a-t-il réellement alternative? Est-il indispensable d'opter en faveur de l'une ou de l'autre de ces «définitions»? On ne peut répondre à cela par l'affirmative que si l'on vise non pas une théorie des classes, mais une simple catégorie descriptive. Répondre par l'affirmative, c'est explicitement renoncer à l'élaboration d'une théorie des classes. Comme dans le cas de l'alternative «subjectif»-«objectif», il s'agit ici d'un faux problème; ce qui au départ était un problème d'analyse et de genèse est, pourrait-on dire, transféré de la troisième à la seconde dimension et produit ainsi une illusoire alternative logique. On peut comparer une chenille et un papillon et conclure triomphalement à leur différence, mais on comprendra aisément qu'un traitement «bi-dimensionel» de cet ordre ne permet en rien de savoir si l'un peut être issu de l'autre. Dans le cas des classes, il ne s'agit pas d'un problème de genèse dans ce sens strict, mais on trouve une situation analogue au niveau de l'analyse. On peut se limiter à la description du «phénomène réel» et du «phénomène théorique» des classes en termes d'« alternative entre possibilités concrètes et possibilités logiques» (Geiger, 91, p. 2). Mais ce faisant, on s'ôte la possibilité de savoir si l'analyse structurale de l'une exige que l'on fasse l'hypothèse de l'autre. Les analyses, les explications, les théories sont toujours des «créatures de la science», et cela est valable également pour leurs éléments. Mais faut-il tenir ce fait pour une objection? N'est-ce pas plutôt le but et la nature de toute science que d'expliquer les «phénomènes réels» en termes de «phénomènes théoriques», en disséquant la richesse vivante des uns avec les outils constitués par les autres et de les reconstruire au niveau théorique? Schumpeter et Geiger se mettaient en fâcheuse position non seulement en fabriquant une alternative artificielle, mais aussi en optant inconditionnellement pour l'un de ses termes. Cette option pourrait à la rigueur être acceptable en tant que principe méthodologique, mais même de ce point de vue, elle ne se justifie pas. On peut envisager d'amorcer l'énoncé d'une théorie par l'étude des problèmes réels au lieu de forger la «réalité» dans le ciel des idées. On peut être en droit de déduire le général du particulier au lieu de partir du général. Toutefois, aussi raisonnable que puisse être une telle démarche du point de vue de la psychologie de la découverte scientifique, il est faux d'en faire un principe de la logique de la découverte scientifique. En pure logique au moins, une théorie a le pas sur une hypothèse et une hypothèse, sur un énoncé descriptif. En outre, cela n'a pas de conséquence sur la validité empirique d'une théorie qu'elle soit formulée à partir d'un, de dix ou de cent «phénomènes réels» ou au contraire, in abstracto, indépendamment de ces derniers. Ce qui importe plutôt, c'est de savoir si une théorie éclaire son domaine de réalité propre et dans quelle mesure, et si les vérifi-
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marxiste
cations empiriques infirment ou non l'hypothèse tirée de la théorie. L'essentiel du présent chapitre était consacré au déterminant et au contexte du concept de classe. Il était nécessaire en tout premier lieu de préciser les préalables essentiels d'une théorie sociologique des classes. Mais en tant que catégorie isolée, le concept de classe ne seut servir à rien, pas même à de simples descriptions. Dire que les dirigeants ou bureaucrates de l'industrie constituent une classe industrielle n'est plus qu'une simple définition que si la «classe» est, au-delà d'un concept que l'on a défini, une catégorie intégrée dans une théorie. Concept de classe et théorie de classe sont inséparablement liés. C'est pourquoi les développements qui précèdent étaient plus qu'un simple débat sur le concept de classe, plus qu'une définition de ce concept; à chaque étape, ils dépassaient la catégorie de la classe et nous engageaient sur le terrain de la théorie des classes. Avant d'entreprendre l'exposé systématique de cette théorie, il nous faut tenter d'en délimiter quelque peu le terrain. La théorie des classes vise l'explication systématique de cette forme particulière du conflit comportant un changement de structure et engageant des masses ou des groupes nés de la structure d'autorité des organisations sociales. La théorie générale des classes précède l'analyse empirique en termes de classe de sociétés données en ce qu'elle ordonne les constantes du conflit de classe en une forme applicable en principe à toutes les sociétés. Mais l'énoncé qui va suivre de la théorie des classes ne prétend pas s'appliquer universellement. C'est la recherche empirique qui décide toujours de la portée d'application. Cette théorie ne prétend s'appliquer qu'à ce type de société que nous avons décrite comme étant la société industrielle. Il n'est pas impossible qu'elle s'applique en fait à d'autres types de société et c'est une hypothèse qui sera formulée à plusieurs reprises. Mais une discussion approfondie de la théorie des classes à un tel niveau de généralités sort du cadre de la présente recherche. La théorie générale des classes comporte deux éléments analytiquement séparables: la théorie de la formation des classes et la théorie de l'action des classes, ou conflit de classe. Schumpeter ne marque pas suffisamment cette distinction lorsqu'il oppose les problèmes touchant «l'essence du phénomène», «l'association de classes», la «formation de classes» d'une part aux «causes et conditions concrètes d'une structure de classe donnée, individualisée et historiquement située» (27, p. 151). Par les «problèmes de l'essence» du phénomène, il entend semble-t-il avant tout le problème de la définition, qui est un préalable du point de vue de la théorie des classes. Les problèmes d'«association de classes» («Comment et pourquoi les classes tiennent-elles ensemble?») et de la «formation des classes» («Comment les classes naissent-elles?») vont de pair et seront traités ensemble, sous la rubrique «formation des classes». Le problème des conditions empiriques concrètes pour des structures de classe don-
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nées ne se rattache que de façon négative à la théorie des classes. C'est à la théorie des classes d'établir clairement dans quels cas il faut compléter les propositions générales par des observations empiriques et dans quels cas les propositions générales, lois ou postulats n'étant pas possible, il faut recourir aux seules généralisations empiriques. Schumpeter laisse entièrement de côté le problème capital des constantes du conflit de classe et des relations entre classes. 18 La théorie de la formation des classes - qui sera exposée au chapitre V - se propose d'analyser la «genèse» des classes sociales. La théorie doit établir des relations qui unissent au moyen du «phénomène théorique» de classe le «phénomène réel» spécifique de classe aux schémas de structure sociale; elle doit donc déduire les classes sociales de la structure sociale. C'est là évidemment un problème «génétique» mais il conviendra de n'employer ce terme qu'entre guillements. La réduction analytique 0'«explication») des classes sociales aux conditions structurales ne peut être comprise comme une généralisation empirique de ce qui se passe réellement dans la naissance et la formation des classes. En conduisant l'analyse structurale du phénomène de classe, nous ne prétendons pas qu'un agencement structural donné aboutisse «nécessairement» à la formation la plus achevée de classes organisées, ou que chaque étape de l'analyse reflète un stade réel de développement dans l'histoire de classes réelles. Dans la mesure où la théorie de la formation des classes est une théorie scientifique, elle ne peut ni sous-entendre, ni impliquer, ni autoriser des généralisations empiriques dont le statut logique est généralement incertain. La théorie de l'action de classe, ou conflit de classe - qui sera exposée au chapitre VI - s'appuie sur la théorie de la formation des classes. Son objet est l'analyse générale des interrelations des classes conçues comme des phénomènes structuraux, et plus particulièrement, les schémas de conflit de classe et la régulation du conflit de classe. Cet aspect de la théorie des classes est presqu'à la limite des possibilités d'analyse théorique. Il faudra donc déterminer, à la lumière de la théorie des classes, le domaine et les variantes des classes réelles, des conflits de classe, des changements provoqués par le conflit de classe, et préciser à quel moment il faudra compléter par des généralisations empiriques la théorie des classes.
18. La raison évidente de cette omission est que le concept de classe chez Schumpeter n'est en fait, comme nous l'avons vu, que le concept de couche sociale.
DEUXIÈME PARTIE
vers une théorie sociologique du conflit dans la société industrielle
CHAPITRE V
structure sociale, intérêts de groupe et groupes de conflit
INTÉGRATION ET VALEURS OU CONTRAINTE ET INTÉRÊTS: LES DEUX VISAGES DE LA SOCIÉTÉ
Deux conceptions de la société sont aux prises tout au long de l'histoire de la pensée politique occidentale. Toutes deux se proposent d'expliquer ce qui a constitué et constituera sans doute longtemps encore le problème le plus déroutant de la philosophie sociale: comment se fait-il que se maintienne la cohérence des sociétés humaines? Il existe une école de pensée, importante par le nombre et la qualités de ses membres pour laquelle l'ordre social découle d'un accord général sur les valeurs, un concensus omnium ou volonté générale * qui l'emporte sur toutes les différences d'opinion et d'intérêts réels ou potentiels. Une autre école non moins distinguée soutient que la cohérence et l'ordre de la société sont fondés sur la force et la contrainte, sur la domination de quelques-uns et la sujétion des autres. Bien entendu, ces deux conceptions ne sont pas radicalement incompatibles. Les Utopistes (ainsi appellerons-nous ceux qui mettent l'accent sur la cohérence par le concensus) ne nient pas l'existence de divergences dans les intérêts; pas plus que les Rationalistes (qui croient à la cohérence par la contrainte et la domination) n'ignorent un certain accord sur les valeurs sans lequel la force ne peut s'établir. Mais Utopistes et Rationalistes revendiquent chacun le primat de leur point de vue respectif. Pour les Utopistes, les divergences d'intérêt sont subordonnées à un accord sur les valeurs, tandis que pour les Rationalistes, l'accord n'est qu'une mince couverture quasi inopérante sur la réalité première constituée par les divergences que la contrainte a pour objet de concilier tant bien que mal. Utopistes et Rationalistes ont fait preuve de beaucoup de talent et d'imagination en défendant leur point de vue respectif sans pour autant parvenir à les rapprocher. Il s'agit d'un conflit authentique d'approches entre Alistóte et Platon, Hobbes et Rousseau, Kant et Hegel, et l'intensité de ce conflit n'a fait que croître au cours de l'histoire de la pensée. * En français dans le texte (N.d.T.).
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Vers une théorie sociologique du conflit
A moins que l'on estime que tous les débats philosophiques sont truqués et en fin de compte sans pertinence, on doit reconnaître que cette controverse particulière touchant au problème de l'ordre social a conduit à exposer sinon à résoudre ce qui apparaît comme les alternatives fondamentales de la connaissance, du choix moral et de l'orientation politique. L'antagonisme entre les positions philosophiques doit inévitablement et de façon constante, me semble-t-il, réapparaître dans les théories scientifiques. Même si tel n'est pas toujours le cas, j'affirmerais pour ma part que l'alternative philosophique entre une solution utopiste et une solution rationaliste du problème de l'ordre pénètre la pensée sociologique moderne jusque dans ses moindres manifestations. Ici comme partout ailleurs, les positions philosophiques ne se transposent pas telles quelles dans les théories scientifiques. Ici comme ailleurs, elles passent au travers du filtre d'hypothèses logiques avant de pouvoir contribuer à résoudre des problèmes empiriques. L'utopisme sociologique n'affirme pas que l'ordre soit basé sur un concensus général mais qu'il peut être conçu dans les termes d'un tel consensus et qu'il s'ensuit certaines propositions justiciables d'un contrôle par une observation appropriée. De manière analogue, le rationalisme sociologique considère la nature coercitive de l'ordre social plutôt comme un principe heuristique que comme un jugement de fait. Cependant ces réserves évidentes n'empêchent pas les sociologues, utopistes et rationalistes de se livrer à des controverses à peine moins violentes (bien que souvent moins brillantes et inventives) que celles de leurs prédécesseurs philosophes. Le sujet qui nous préoccupe dans la présente étude exige que nous nous situions par rapport à cette controverse. Au cours de nos précédentes considérations, nous avons été à deux reprises mis en présence de ces différences dans l'image qu'on peut se faire de la société, différences qui correspondent très directement aux conceptions antagonistes des utopistes et des rationalistes. J'ai tenté de montrer que, en ce qui concerne les sociétés historiques en tout cas, Marx souscrivait à une image de la société de type rationaliste. Il posait l'ubiquité du changement et du conflit comme celle de la domination et de la sujétion et, à mon avis, cette conception se prête particulièrement à l'étude des problèmes de conflit. En tout cas, elle s'y prête mieux que l'utopisme implicite de Drucker et Mayo pour lesquels la collaboration heureuse est le mode nomal de la vie sociale. Marx d'un côté, Drucker et Mayo de l'autre, ne sont peutêtre pas représentatifs des deux tendances 1 et ce qui est sûr, c'est que la distinction qui nous préoccupe ici n'est pas liée à leurs noms. D'une manière générale, il me semble que deux (méta-)théories 1. Ceci naturellement pour différentes raisons: Drucker et Mayo manquent de finesse de sorte qu'il est par trop aisé d'entamer une polémique contre leurs positions. Marx, d'autre part, est certainement très subtil mais les notions qu'il a des sociétés originelle et future de l'histoire (imagi-
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peuvent et doivent être distinguées dans la sociologie contemporaine. L'une d'elles, fondée sur la théorie intégrationniste de la société conçoit les structures sociales comme des systèmes fonctionnellement intégrés tenus en équilibre par certains processus normalisés et récurrents. L'autre, la théorie de la société coercitive considère les structures sociales comme un mode d'organisation dont la cohérence repose sur la force et la contrainte et qui tend constamment à se dépasser lui-même en produisant en son sein les forces qui déterminent un processus ininterrompu de changement. Aussi bien que leurs contreparties philosophiques, ces deux théories s'excluent mutuellement. Mais - si je puis me permettre un paradoxe qui s'éclairera à l'instant - contrairement à la philosophie, la sociologie n'est pas contrainte - et il n'est même pas souhaitable qu'elle le fasse - d'opter pour l'une ou l'autre de ces théories. Certains problèmes sociologiques nécessitent un recours à la théorie intégrationniste alors que d'autres ne peuvent être correctement élucidés qu'en faisant appel à la théorie «coercitive» ; enfin, certains problèmes sont tels que les deux théories paraissent également appropriées. Pour l'analyse sociologique, la société, tel Janus, possède deux visages qui sont les deux faces équivalentes d'une même réalité. Au cours des dernières années, la théorie de l'intégration sociale a manifestement dominé la pensée sociologique. A mon point de vue, la prédominance de cette seule conception a eu de regrettables conséquences. Néanmoins elle a eu également un avantage: le caractère unilatéral de cette théorie a donné naissance à toute une série d'objections critiques qui nous rendent aujourd'hui capables de remettre cette théorie à sa vraie place. De pareilles objections ont été de plus en plus stimulé par les travaux du plus éminent sociologue de l'intégration, Talcott Parsons. Il n'est pas nécessaire de procéder ici à un exposé exhaustif des thèses de Parsons, ni de reprendre l'abondante littérature consacrée à la critique de ses positions. A coup sûr, la plupart de ces critiques sont très inférieures en finesse et en pénétration aux travaux mêmes de Parsons de sorte qu'il n'est pas étonnant que l'opinion sociologique ait été peu entamée par les critiques soulevées par ses travaux. Il y a toutefois une objection à la position de Parsons qu'il nous faut examiner si nous voulons parvenir à une présentation systématique d'une théorie des conflits de groupes. Dans un essai remarquable, D. Lockwood affirme que «la panoplie de concepts utilisée par Parsons est lourdement grevée d'hypothèses et de catégories relatives au rôle d'éléments normatifs dans l'action sociale et spécialement aux processus par lesquels les motivations sont structurées de manière normative pour assurer la stabilité sociale». D'un naire) montrent qu'il n'était qu'incomplètement rationaliste avec de forts penchants utopistes. De tels mélanges de conceptions, en fait radicalement incompatibles, ne sont pas rares dans l'histoire de la pensée sociale.
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autre côté, ce qu'on peut appeler le substratum de l'action sociale, en particulier en tant qu'il conditionne les intérêts générateurs de conflits sociaux et d'instabilité, a été ignoré comme un déterminant global de la dynamique des systèmes sociaux (210, p. 136). La remarque de Lockwood touche au cœur de notre problème de la dualité de la société, bien que sa formulation n'expose peut-être pas le problème avec toute la clarté désirable. Il est certain que le travail de Parsons manifeste un penchant évident en faveur d'une analyse en termes de valeurs et de normes. Il est également vrai que parmi ceux qui ont étudié le problème du conflit plutôt que celui de la stabilité, beaucoup ont eu tendance à faire porter l'accent moins sur les aspects normatifs que sur les aspects institutionnels des structures sociales. L'œuvre de Marx en est un exemple. Cette tendance n'est probablement pas fortuite mais elle n'en est pas moins nuisible à la compréhension et ne permet pas de choisir entre les deux images de la société qui pénètrent la pensée politique et la théorie sociologique. L'alternative de caractère positif entre «les éléments normatifs de l'action sociale» et le «substratum de l'action sociale» que Lockwood tire des travaux de Renner marque en fait deux niveaux d'analyse de la structure sociale qui ne sont en aucune manière contradictoires. Il n'y a pas de raisons théoriques pour lesquelles Talcott Parsons n'aurait pas complété (comme il l'a d'ailleurs fait à l'occasion) son analyse de l'intégration normative par une analyse de l'intégration des systèmes sociaux en termes de substrat institutionnel. Chaque fois que nous considérons la structure sociale, elle se présente toujours comme dotée d'une dimension morale et d'une dimension réelle, l'une normative, l'autre institutionnelle, ou encore dans les termes discutables de Marx, une superstructure et un substratum. Le chercheur est libre de choisir sur quelle dimension il entend faire porter l'accent encore qu'il soit bien avisé pour la clarté de l'exposé comme pour la généralité de l'analyse de ne pas privilégier l'une de ces dimensions à l'exclusion des autres. Dans le même temps, l'objection de Lockwood à Parsons offre un élément important d'une critique authentique. Quand Lockwood oppose stabilité et instabilité, intégration et conflit, équilibre et déséquilibre, valeurs et intérêts, il met le doigt sur une alternative de la pensée à laquelle Parsons n'a apparemment pas accordé suffisamment d'attention. Car, des deux modèles équivalents de la société, Parsons, tout au long de son œuvre n'en reconnaît qu'un seul, celui de la théorie utopiste ou intégrationniste. Sa «panoplie de concepts» est de ce fait incapable de rendre compte des problèmes auxquels s'attache Lockwood dans son essai critique et qui constituent l'objet de la présente étude. Pour les besoins de l'exposé, il paraît utile de ramener chacun de ses deux visages de la société à un petit nombre de principes de base,
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même au risque de simplification abusive ou d'exagération. La théorie intégrationniste, telle qu'elle est exposée dans les travaux de Parsons et des autres structuralistes fonctionnalistes est fondée sur quelques présupposés du type suivant: 1) toute société est une structure relativement stable et permanente d'éléments; 2) toute société est une structure bien intégrée d'éléments; 3) chaque élément d'une société possède une fonction, c'est-àdire qu'il contribue au maintien du système; 4) toute structure sociale qui fonctionne est fondée sur le consensus de ses membres quant aux valeurs. Sous des formes diverses, ces éléments de (1) stabilité, (2) intégration, (3) coordination fonctionnelle et (4) consensus se retrouvent dans toutes les démarches structuralistes-fonctionnalistes consacrées à l'étude de la structure sociale. Ils sont bien entendu accompagnés habituellement de déclarations sur le caractère «relatif» de la stabilité, de l'intégration, de la coordination fonctionnelle et du consensus. D'ailleurs, ces affirmations ne sont pas des propositions métaphysiques touchant à l'essence de la société mais de simples hypothèses élaborées aux fins d'analyse scientifique. Comme telles, elles déterminent une conception cohérente du processus social 2 qui nous permet de comprendre de nombreux problèmes de la réalité sociale. Il est toutefois absolument clair que la démarche intégrationniste ne nous permet pas de comprendre tous les problèmes posés par la réalité sociale. Considérons deux problèmes, indéniablement d'ordre sociologique du monde contemporain qu'il importe de résoudre: 1) Au cours des dernières années, un nombre croissant d'entreprises industrielles et commerciales ont créé le poste de directeur du personnel, chargé de l'embauche et du licenciement, du conseil aux employés, etc. Pourquoi? Et quelles sont les conséquences de la création de ce rôle nouveau? 2) Le 17 juin 1953, les travailleurs du bâtiment de Berlin Est posent leurs outils et se mettent en grève, ce qui conduit bientôt à une révolte généralisée contre le régime communiste de l'Allemagne de l'Est. Pourquoi? et quelles sont les conséquences de ce soulèvement? 2. Il importe de bien marquer que la «stabilité» comme principe de la théorie intégrationniste de la société ne signifie pas que les sociétés sont «statiques». Cela signifie plutôt que de tels processus, quand ils se manifestent (et l'approche structuraliste-fonctionnaliste est essentiellement préoccupée par les processus) servent au maintien des modèles du système dans son ensemble. Quelles que soient les critiques que je formule à l'égard de cette position, je ne veux pas être mal compris et paraître lui reprocher son caractère statique (comme on l'a souvent fait sans considération suffisante pour ses mérites). *
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Du point de vue modèle intégrationniste de la société, le premier de ses problèmes est susceptible d'une solution satisfaisante. Une fonction spéciale destinée à traiter des questions du personnel est une exigence fonctionnelle dans les grandes entreprises à l'âge de la rationalisation et de «l'éthique sociale»; la création d'un tel poste adapte l'entreprise aux valeurs de la société environnante; elle a donc bien des conséquences de nature intégratrice et stabilisatrice. Mais qu'en est-il du second problème? Il est évident que le soulèvement du 17 juin n'est ni le résultat ni la cause de l'intégration dans la société est-allemande. Il ne manifeste ni ne produit la stabilité, mais l'instabilité. Il contribue à la rupture et non au maintien du système existant. Il témoigne d'un dissensus plutôt que d'un consensus. Le modèle intégrationniste ne nous apprend finalement rien de plus que l'existence de «tensions» dans le «système». En fait, pour traiter des problèmes de ce type, nous devrons remplacer la théorie de l'intégration sociale par un modèle différent et à bien des égards contradictoire. Ce que j'ai appelé la théorie coercitive de la société peut également se ramener à un petit nombre de principes de base, bien que, là encore, on court le risque d'exagération ou de simplification excessive. 1) toute société est en tous points sujette à des processus de changement; le changement social est omniprésent; 2) toute société manifeste en chaque point dissensions et conflits; le conflit social est omniprésent; 3) tout élément d'une société contribute à sa désintégration et à son changement; 4) toute société est fondée sur la contrainte de quelques-uns de ses membres par d'autres. Pour en revenir au problème de la grève des travailleurs allemands, il devient clair que ce dernier modèle nous permet de rendre compte d'une façon plus satisfaisante de ses causes et de ses conséquences. La révolte des travailleurs du bâtiment et de leurs camarades dans les autres industries peut être expliquée en termes de coercition. 3 Les groupes qui se révoltent sont engagés dans un conflit qui «fonctionne» comme un agent de changement par désintégration. Un phénomène général s'exprime dans ce cas avec une intensité et une violence exceptionnelles et les explications ultérieures devront rendre compte de cette violence sur la base de l'acceptation du conflit et du changement comme trait universel de la vie sociale. Je dois ajouter que, comme le modèle d'intégration, la théorie de la société coercitive n'est qu'un jeu de propositions destiné à l'analyse scientifique et 3. Pour la clarté de l'exposé, j'ai délibérément choisi un exemple dans un Etat totalitaire. Mais la coercition est entendue ici dans un sens très général et le modèle de contrainte est applicable à toute société, indépendamment de sa structure politique particulière.
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qu'elle ne revendique aucunement une validité philosophique bien que, comme son pendant, ce modèle fournisse une image cohérente de l'organisation sociale. J'affirmerais pour ma part que dans un contexte sociologique, ni l'un ni l'autre de ces modèles ne peut être tenu pour seul valable et adéquat. Tous deux constituent des aspects complémentaires plutôt qu'exclusifs de la structure des sociétés globales aussi bien que de chaque élément de cette structure. Nous n'avons à choisir entre eux qu'en vue de l'élucidation de problèmes particuliers, mais ils figurent côte à côte dans l'arsenal conceptuel de l'analyse sociologique. Quelles que soient les préventions que l'on puisse avoir à l'égard des défenseurs de l'un ou l'autre de ces modèles, le seul reproche que l'on puisse leur adresser, c'est de prétendre à l'exclusivité. 4 Ces deux modèles sont à proprement parler «valides» tous les deux ou, plutôt, utiles et nécessaires à l'analyse sociologique. Nous ne pouvons concevoir de société sans prendre conscience de la dialectique de la stabilité et du changement, de l'intégration et du conflit, des fonctions et des motivations, du consensus et de la contrainte. Dans le cadre de cette étude, je considère ce point comme démontré par l'analyse des exemples typiques esquissés ci-dessus. Il n'est peut-être pas inutile d'insister sur le fait que la thèse de la dualité de la structure sociale ne requiert pas une révision complète ni même partielle de l'appareil conceptuel plus ou moins généralement accepté à l'heure actuelle par les sociologues de tous les pays. Des catégories telles que le rôle, l'institution, la norme, la structure et même la fonction sont aussi utilisables au sein du modèle coercitif qu'elles le sont dans l'analyse de l'intégration sociale. En fait, la dichotomie peut être opérée à tous les niveaux de l'analyse sociologique. C'est que, comme on peut le montrer, les notions de rôle et d'institution, intégration et fonction, norme et substratum ont deux faces comme la structure sociale elle-même qui peuvent s'exprimer par deux termes mais qui peuvent également dans de nombreux cas être indiqués par une extension des concepts d'ores et déjà en usage. «Intérêt et valeur, comme l'a remarqué Radcliffe-Brown, sont deux termes corrélatifs qui se réfèrent aux deux parties d'une relation asymétrique» (221, p. 199). Les notions d'intérêt et de valeur semblent très bien décrire les deux faces de la superstructure normative de la société: ce qui apparaît comme un consensus sur les valeurs dans une perspective intégrationniste peut être considéré comme un 4. C'est là, me semble-t-il, la seule critique légitime sinon fondamentale que l'on puisse formuler à ce niveau contre les travaux de Parsons. Dans Le Système social, Parsons avance à plusieurs reprises l'idée que la théorie de l'intégration sociale constitue le noyau de la théorie sociologique générale, ce que je considère comme totalement injustifié. C'est également le principal propos de Lockwood de rejeter dans l'essai cité plus haut cette prétention à la validité générale.
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conflit d'intérêts dans le langage de la théorie de la contrainte sociale. De même, ce qui apparaît du point de vue du premier modèle comme intégration dans le substratum devient dans le deuxième modèle coercition ou contrainte. Nous aurons l'occasion d'approfondir les deux visages de la société et leurs éléments par rapport aux deux concepts de pouvoir et de rôle. Bien que logiquement concevable 5 la solution du dilemme de la pensée politique que nous avons proposée à l'usage restreint de l'analyse sociologique ne va pas sans soulever pourtant un certain nombre de problèmes sérieux. Bien sûr, il est virtuellement impossible de penser la société en termes d'un des modèles sans postuler dans le même temps son opposé. Il ne saurait y avoir de conflit en dehors d'un contexte significatif, c'est-à-dire d'un «système» cohérent. Aucun conflit n'est concevable entre les ménagères françaises et les joueurs d'échecs chiliens parce que ces deux groupes ne sont pas unis par ou peut-être intégrés dans un cadre commun de références. De façon analogue, la notion d'intégration est dénuée de sens si l'on ne présuppose pas l'existence d'éléments intégrés. Rousseau, lui-même fait dériver sa volonté générale d'un bellum omnium contra omnes. Ainsi l'emploi de tel ou tel modèle est-il plus une question d'accent mis ici ou là qu'une question de différence fondamentale; et il existe, comme nous allons le voir, de nombreux points pour lesquels une théorie des conflits de groupe doit recourir à une théorie intégrationniste de la structure sociale. On se pose inévitablement la question de savoir si une théorie unifiée qui contiendrait à la fois les principes de base des deux modèles intégrationniste et coercitif de la société ne serait pas concevable - car il est bien évident qu'elle est en tout cas souhaitable. Existe-t-il ou peut-il exister un point de vue général qui synthétise la dialectique non résolue de l'intégration et de la contrainte? Autant que je puisse en juger un tel modèle général n'existe pas; quant à la possibilité qu'il s'en trouve, je dois réserver mon jugement mais il semble pour le moins vraisemblable que cette unification soit impraticable et il n'y a pas lieu de s'étonner qu'elle n'ait cessé depuis les origines de la philosophie occidentale d'embarrasser les penseurs. Pour expliquer la formation de groupse conflictuels par les conditions sociales structurelles, nous utiliserons un modèle qui met l'accent sur le visage déplaisant de la société. Dans les sections suivantes de ce chapitre, je tâcherai de montrer comment, dans l'hypothèse de la nature coercitive de la structure sociale les relations 5. Comme le démontre très clairement le fait qu'une situation identique puisse se retrouver en physique, en ce qui concerne la théorie de la lumière. Là aussi, se trouvent en présence deux théories apparemment incompatibles qui coexistent néanmoins, chacune ayant un champ d'application empirique, la théorie ondulatoire et la théorie corpusculaire de la lumière.
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d'autorité sont à l'origine des heurts d'intérêts de rôle qui, dans certaines conditions, peuvent conduire à la formation de groupes antagonistes organisés aussi bien dans les limites d'organisations sociales restreintes qu'au sein de sociétés globales. En procédant pas à pas dans cette discussion, nous serons éventuellement en mesure d'opposer les rudiments d'une théorie sociologique des conflits de groupe aux démarches exposées précédemment et discutées dans la première partie de cette étude. Nous serons alors en mesure de décider si le concept de classe constitue encore un outil utile pour l'analyse sociologique.
POUVOIR ET AUTORITÉ
Du point de vue intégrationniste de la structure sociale, les unités de l'analyse sociologique («systèmes sociaux») sont essentiellement constituées d'associations volontaires d'individus qui partagent certaines valeurs et édifient des institutions afin d'assurer à leur coopération un fonctionnement harmonieux. En revanche, pour la théorie de la coercition sociale, les unités d'analyse présentent une allure toute différente. Ici, point de coopération volontaire, ni de consensus général, mais une contrainte par la force qui assure la cohésion de l'organisation sociale. En termes institutionalistes, cela signifie que dans toute organisation sociale, certaines positions sont investies du droit d'exercer un contrôle sur d'autres positions afin d'assurer une coercition effective; autrement dit, il existe une distribution différentielle du pouvoir et de l'autorité. L'une des thèses centrales de cette étude réside dans l'affirmation que cette distribution différentielle de l'autorité constitue invariablement le facteur déterminant de conflits sociaux systématiques qui s'apparentent à des conflits de classe au sens traditionnel (marxiste) du terme. L'origine structurelle de tels conflits de groupe doit être recherchée dans l'agencement de rôles sociaux auxquels s'attachent domination ou sujétion. Partout où existent de tels rôles, il faut s'attendre à des conflits de groupe de ce type. La ligne de clivage des groupes engagés dans de tels conflits coïncide avec les clivages significatifs des différents rôles au point de vue de l'exercice de l'autorité. La première tâche qu'impose l'analyse du conflit consiste à identifier les rôles diversement dotés d'autorité 6 ; conceptuellement et empi6. Pour alléger mon exposé, j'utiliserai dans cette étude un certain nombre d'abréviations. Encore faut-il éviter les malentendus. C'est ainsi que par «analyse de conflit», il faut entendre «analyse de conflit de groupe du type conflit de classe, classe étant entendue au sens traditionnel. Je ne veux en aucune manière prétendre à une théorie générale des conflits sociaux.
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riquement, toutes les étapes ultérieures de l'analyse découlent de la description de la distribution du pouvoir et de l'autorité. «Malheureusement, le concept de pouvoir n'est pas encore fixé dans les sciences sociales pas plus en sociologie qu'en sciences politiques» (Parsons, 201, p. 139). Max Weber (33), Pareto (25), Mosca (24), plus tard Russell (203), Bendix, Lasswell (200) et d'autres ont exploré certains aspects de cette catégorie sociologique; ils ne sont cependant pas parvenus à un accord suffisamment général pour que l'on puisse utiliser les catégories de pouvoir et d'autorité sans au moins quelques préliminaires conceptuels. Dans la mesure où j'utiliserai les termes «pouvoir» et «autorité» et les distinctions qui s'y rapportent, je m'en tiendrai aux définitions utiles et judicieuses de Max Weber. Pour Weber, le pouvoir est «la probabilité pour qu'un acteur engagé dans une relation sociale soit en position d'imposer sa volonté en dépit de toute résistance, et ceci indépendamment des raisons qui fondent cette probabilité»; tandis que l'autorité (Herrschaft) est «la probabilité qu'un ordre ayant un contenu spécifique donné soit suivi par un groupe donné de personnes» (33b, p. 28). La différence importante entre autorité et pouvoir réside dans le fait que ce dernier est essentiellement lié à la personnalité des individus, alors que l'autorité est toujours associée à un rôle ou à une position sociale. Le démagogue exerce un pouvoir sur les masses auxquelles il s'adresse ou dont il contrôle les actes; mais le contrôle de l'officier sur ses hommes, du directeur sur ses ouvriers, du fonctionnaire sur ses administrés relève de l'autorité parce qu'il existe comme un attribut indépendant des personnes particulières occupant les postes d'officier, de directeur et de fonctionnaire. Pour marquer cette différence, on peut dire également - comme le fait Max Weber, qu'alors que le pouvoir est une simple relation de fait, l'autorité, elle, est une relation légitime de domination et de sujétion. C'est en ce sens que l'autorité peut être considérée comme un pouvoir légitime. Dans la présente étude, nous ne nous intéressons qu'aux relations d'autorité parce qu'elles seules appartiennent aux structures sociales et qu'elles seules, par voie de conséquence, permettent de considérer systématiquement l'origine des conflits sociaux comme provenant de l'organisation des sociétés globales et des associations créées en leur sein. La signification de ces conflits sociaux réside dans le fait qu'ils ne sont pas le produit de relations de pouvoir structurellement fortuites, mais qu'ils apparaissent à chaque fois que s'exerce une autorité - c'est-à-dire dans toutes les sociétés quelles que soient les conditions historiques. 1) Les relations d'autorité sont toujours des relations de domination et de subordination. 2) Là où existent des relations d'autorité, l'élément supérieur est socialement censé contrôler, par ordres et commandements, avertissements et interdictions la conduite de l'élément subordonné.
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3) Il en est ainsi non en raison du caractère des individus en cause, mais plutôt en fonction de positions sociales relativement permanentes. C'est en ce sens que ces relations sont légitimes. 4) Par voie de conséquence, elles impliquent la définition des personnes assujetties au contrôle et des domaines dans lesquels ce contrôle est admissible. 7 L'autorité, en cela distincte du pouvoir, n'est jamais une relation impliquant un contrôle généralisé sur autrui. 5) L'autorité étant une relation légitime, la non-observance des commandements de l'autorité peut être sanctionnée; c'est justement l'une des fonctions des systèmes légaux (et bien entendu, des normes et des coutumes quasi légales) d'assurer l'exercice effectif de l'autorité légitime. Parallèlement au terme «autorité» nous utiliserons (et avons utilisé) dans cette étude les termes de «domination» et de «sujétion». Ces termes seront utilisés comme synonymes d'autres expressions passablement gauches telles que «investi d'autorité» ou «participant à l'exercice de l'autorité» (domination) et «privé d'autorité» ou «exclu de l'exercice de l'autorité» (sujétion). Il semble souhaitable, pour les besoins de l'analyse du conflit, de bien spécifier l'unité adéquate de l'organisation sociale par analogie avec le concept de système social utilisé dans l'analyse de l'intégration. Parler ici de spécification induit peut-être en erreur: le concept de «système social» est très général et s'applique à tous les types d'organisation; nous voudrions employer un concept tout aussi général qui diffère de celui du système social par l'accent mis sur un aspect différent des mêmes organisations. Il me semble que la catégorie utilisée par Max Weber d'«association régie par l'autorité» (imperatively coordinated association) remplit bien cette fonction en dépit de sa lourdeur. 8 En matière d'analyse de conflit, nous sommes entre autres préoccupés par les groupes conflictuels qu'engendrent les relations d'au7. Ce point est crucial dans la définition de l'autorité. Il implique que le patron qui tente de contrôler des individus extérieurs à sa firme, ou la vie privée des individus de sa firme outrepasse la fonction séparant l'autorité du pouvoir. Bien qu'il ait autorité sur ses employés, son contrôle revêt la forme du pouvoir dès qu'il s'exerce au-delà des personnes et des domaines spécifiques de son contrôle légitime. Ce type d'abus est évidemment fréquent dans toute relation d'autorité; et il serait d'un grand intérêt d'étudier dans quelle mesure la confusion de l'autorité et du pouvoir tend à intensifier les conflits de groupe. 8. Dans sa traduction de Wirtschaft und Gesellschaft de Weber, Parsons suggère «groupe coordonné impérativement» (imperatively coordinated group). Toutes les traductions des termes de Weber sont condamnées à quelque lourdeur, mais il me semble que le mot «groupe» utilisé par Parsons est faux. Weber utilise Verband par exemple pour décrire l'Etat ou une église - unités d'organisation qui peuvent difficilement s'appeler groupe. «Association» est probablement l'équivalent le plus précis que l'on puisse trouver pour le terme Verband. La difficulté souligné par
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torité prévalant dans les associations ainsi régies par l'autorité. La coordination impérative, ou autorité, étant lin type de relation sociale présente dans toute organisation sociale concevable, il doit suffire de décrire de telles organisations comme des associations. Malgré d'interminables controverses terminologiques, aucun accord général n'a pu être obtenu parmi les sociologues sur la signification précise des catégories d'«organisation», d'«association» et d'«institution». Si je ne me trompe pas dans mon interprétation de la tendance de ces controverses terminologiques, il semble justifié d'utiliser le terme d'«association» en un sens qui implique la coordination d'agrégats organisés de rôles, par la domination et la sujétion. L'Etat, une église, une entreprise, mais aussi un parti politique, un syndicat ou un club d'échecs constituent en ce sens des associations. Elles comportent toutes des relations d'autorité et l'analyse du conflit s'applique à toutes. Si nous sommes ultérieurement amenés à apporter quelque restriction en ce qui concerne les deux grandes associations que sont l'Etat et l'entreprise industrielle, ce sera en raison de considérations empiriques et non sur la base d'une distinction logique (ou de définition). E n examinant les organisations sociales sous l'angle des structures de contrainte et de coercition qu'elles présentent et non pas sous celle de leur intégration et de leur cohérence, nous les considérons comme des associations régies par l'autorité, plutôt que comme des systèmes sociaux. Les organisations sociales, parce qu'elles sont aussi des associations, engendrent des conflits d'intérêts et sont le berceau des groupes de conflit. J'ai supposé dans les remarques précédentes que l'autorité était une caractéristique des organisations sociales dont la généralité était aussi grande que celle de la société elle-même. Malgré l'assertion de Renner et d'autres sociologues modernes selon laquelle dans certaines sociétés contemporaines, l'exercice de l'autorité a été éliminé au profit du «règne de la loi» ou d'autres relations non autoritaires et plus anonymes, je maintiendrai pourtant que l'autorité est un élément universel de la structure sociale, plus général en ce sens que la propriété par exemple ou même le statut. J'espère établir cette proposition plus nettement dans les derniers chapitres de cette étude en ce qui concerne du moins la société industrielle post-capitaliste.
Dahrendorf pour la traduction anglaise du concept weberien Herrschaftsverbànde est également sensible en français. Afin de préserver l'intelligence du texte on a choisi d'utiliser pour la traduction française une expression très voisine de celle qu'a adoptée Dahrendorf lui-même pour l'anglais. L'inélégance de cette traduction paraît dans ce cas préférable à confusion introduite par le terme d'«organisation hiérarchisée» utilisé dans certains travaux français (A. Touraine notamment dans La société post-industrielle, Ed. Denoël/Gonthier, p. 61 (N.d.T.).
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D'une manière générale, l'universalité des relations d'autorité devrait toutefois apparaître évidente si l'on donne à ces relations un sens plus «passif» qu'«actif». Il existe des relations d'autorité partout où les actions des individus sont soumises à des prescriptions légitimes et sanctionnées extérieures à eux-mêmes mais provenant de la structure sociale. Cette formulation, en laissant ouverte la question de savoir qui exerce quelle sorte d'autorité, laisse peu de doute quant à l'omniprésence d'une certaine autorité exercée d'une manière ou d'une autre. Car il est bien évident qu'il existe de nombreuses formes et de nombreux types d'autorité dans les sociétés historiques. Il y a des différences considérables entre les relations existant entre le citoyen athénien de l'âge classique et ses esclaves, entre le seigneur féodal, ses vilains et ses serfs, entre le capitaliste du 19e siècle et ses travailleurs, entre le secrétaire du parti d'un Etat totalitaire et les membres du Parti, entre le directeur salarié d'une entreprise moderne et ses employés ou entre le premier ministre d'un pays démocratique et l'électorat. Nous n'essaierons pas d'élaborer dans cette ouvrage une typologie de l'autorité mais on gardera toujours présent à l'esprit que l'existence de la domination et de la sujétion est un trait commun à toutes les variétés possibles de l'autorité et aussi à tous les types possibles d'associations et d'organisations. Les notions de pouvoir et d'autorité utilisées dans la présente étude représentent ce que Parsons, dans un article critique du livre de C. W. Mills sur l'élite américaine du pouvoir (63), appelle un concept de l'autorité «à somme nulle». Les arguments que Parsons oppose à ce concept fournissent une excellente occasion de clarifier davantage notre notion et de la relier aux deux modèles présentés plus haut. «Le point essentiel aujourd'hui est que pour Mills (et bien entendu pour nous dans cette étude - R.D.) le pouvoir ne réside pas dans la possibilité d'exercer une fonction dans et au nom de la société conçue comme un système, mais est exclusivement interprété comme la possibilité donnée à un groupe - celui des détenteurs du pouvoir - d'obtenir ce qu'il désire en empêchant un autre groupe les exclus du pouvoir - d'obtenir ce qu'il désire (201, p. 139). Cette affirmation est inattaquable, et dans la mesure où Mills utilise en fait la notion de pouvoir exclusivement dans son acception «à somme nulle», j'aurais tendance à me ranger à la critique de Parsons. Mais dans ce même passage, Parsons poursuit en commettant la même erreur en sens inverse, et ceci d'une manière délibérée et réfléchie: «Cette conception consiste à placer au centre un aspect secondaire et dérivé d'un phénomène total» (c'est moi qui souligne - R.D.). Comme on pouvait s'y attendre, Parsons poursuit en indiquant ce qui est sensé être l'aspect primaire et original du phénomène total: «C'est la capacité de mobiliser les ressources de la société pour atteindre des buts qui ont obtenu ou peuvent obtenir un agrément public et général. C'est surtout une mobilisation de l'action des individus et des
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groupes qui les contraint en raison de leur position dans la société» (201, p. 140). On peut difficilement concevoir exposé plus clair de la dualité de la société et démonstration plus convaincante de l'insoutenable et dangereuse unilatéralité de la position de Parsons. Il est certes exact que pour maints besoins de l'analyse, le pouvoir ou - comme je préférerais dire - l'autorité à la fois réalise et symbolise l'intégration fonctionnelle des systèmes sociaux. Un exemple pertinent qui peut être donné est celui du président ou du premier ministre élu dans les pays démocratiques 9 : il représente à de nombreuses occasions l'ensemble du pays, et sa position exprime alors l'unité et l'intégration de la nation. A d'autres occasions, toutefois, le chef du gouvernement n'est que le représentant du parti majoritaire et par conséquent le porte-parole d'intérêts particuliers. Je considère que dans la position de premier ministre, aucun élément n'est primaire ou secondaire pas plus que n'est primaire ou secondaire pour l'analyse sociale l'aspect intégrateur ou dislocateur de l'autorité. Comme tous les autres éléments de la structure sociale, l'autorité possède deux visages - ceux pour ainsi dire de Mills et de Parsons et l'on ne saurait légitimement privilégier l'un à l'exclusion de l'autre à un niveau d'abstraction élevé. Assurément, l'autorité n'est pas uniquement génératrice de conflits mais elle n'est pas non plus uniquement (ni même essentiellement) «la possibilité d'exercer une fonction dans et pour le compte de la société conçue comme un système». Si nous concentrons notre attention sur ce que Parsons appellerait «les fonctions négatives» de l'autorité, c'est parce qu'il s'agit là d'un aspect plus approprié et commode pour l'analyse des conflits sociaux structurels et systématiques. En présentant la face déplaisante de l'autorité comme un concept «à somme nulle», Parsons élimine un aspect supplémentaire de cette catégorie qui est essentiel pour notre propos. Par «somme nulle», Parsons veut mettre en relief que du point de vue des «fonctions» dislocantes de l'autorité, il y a deux groupes ou agrégats d'individus, dont l'un possède l'autorité dans la mesure où l'autre en est privé. 1 0 Ceci implique - pour nous sinon pour Parsons - que dans le schéma 9. Cette illustration est sans ambiguïté en ce qui concerne le président des Etats-Unis. Ailleurs, les fonctions représentatives et gouvernementales sont habituellement séparées; dans ces cas, je vise non pas le chef de l'Etat (roi, président), mais le chef du gouvernement (premier ministre, chancelier). 10. H y a une implication de l'expression «à somme nulle» qui serait contraire à ma thèse. Mathématiquement, il serait possible pour deux groupes de n'avoir aucune autorité, au sens d'une complète absence d'autorité. J'ai montré plus haut que de toute façon, l'autorité d'un agrégat est pour ainsi dire toujours supérieure à zéro, tandis que celle de l'autre agrégat est parallèlement inférieure à zéro. La présence de l'autorité et son inégale distribution sont des traits universels de la structure sociale.
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de la théorie coercitive de la société, nous pouvons toujours observer dans les associations régies par l'autorité une dichotomie de positions en ce qui concerne la répartition de l'autorité. Parsons, dans sa critique de Mills, compare la répartition de l'autorité à la répartition des richesses. Il me semble que cette comparaison peut induire en erreur. Aussi inégale que soit la répartition des richesses, il existe toujours un continuum de possession du haut en bas de l'échelle. La richesse n'est pas et ne peut être conçue comme un concept «à somme nulle». En ce qui concerne l'autorité par contre, une nette démarcation, du moins en théorie, peut être tracée entre ceux qui, dans des associations données, participent à son exercice et ceux qui sont assujettis aux ordres autoritaires des autres. Notre analyse des sociétés modernes dans les chapitres suivants montrera qu'il n'est pas toujours aisé dans la réalité de délimiter la frontière entre domination et sujétion. L'autorité n'a pas été sans subir l'influence du processus moderne de la division du travail. Mais même dans ce cas, on peut identifier des groupes ou des agrégats qui ne participent pas autrement à l'exercice de l'autorité qu'en se conformant à certains ordres et à certains interdits. Contrairement à tous les autres critères de stratification sociale, l'autorité n'autorise pas la construction d'une échelle. Les soi-disant hiérarchies d'autorité (ainsi qu'elles apparaissent par exemple dans la charte des organisations) sont en fait des hiérarchies à l'intérieur du «signe plus» de l'autorité, c'est-à-dire qu'elles ont pour but de différencier la domination; mais il y a aussi dans toute association un «signe moins» constitué de ceux qui sont soumis à l'autorité plus qu'ils ne participent à son exercice. Cette analyse doit être précisée sinon complétée à deux égards. En premier lieu, pour un individu donné titulaire de rôles, le fait d'exercer la domination au sein d'une association n'implique pas nécessairement qu'il en soit de même dans les autres associations auxquelles il appartient, de même qu'inversement, la sujétion dans une association ne veut pas dire la sujétion dans toutes. La dichotomie des possitions par rapport à l'autorité ne tient que pour certaines associations particulières. Dans un Etat démocratique, on trouve à la fois de simples électeurs et des titulaires de fonctions d'autorité tels que les ministres, les élus et les hauts fonctionnaires. Mais cela ne veut pas dire que le simple électeur ne peut pas occuper de fonction d'autorité dans un autre contexte, par exemple dans une entreprise industrielle; inversement, un ministre peut n'être dans son église qu'un simple fidèle, c'est-à-dire être soumis à l'autorité d'autres individus. Bien qu'en pratique, il semble vraisemblable qu'existe une certaine corrélation entre les fonctions d'autorité exercées par des individus dans les diverses associations, il ne s'agit en aucune manière d'un cas général et de toute façon, c'est là une question relevant des conditions empiriques spécifiques à chaque cas. Il est également vraisemblable, sinon probable, que si l'on range
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les individus d'une société donnée en fonction de la somme des positions d'autorité qu'ils occupent dans toutes les associations, le schéma qui en résultera ne sera pas dichotomique mais qu'il prendra l'allure des échelles de stratification construites en fonction du revenu ou du prestige. Il est donc nécessaire d'insister sur le fait que l'unité d'analyse en matière d'analyse sociologique des conflits de groupe est toujours une association spécifique donnée avec la dichotomie de positions qu'elle contient. Du fait de la palette de rôles qui peuvent être associés à un individu, les sociétés globales ne présentent généralement pas une structure rigoureusement dichotomique de l'autorité. Il y a dans une société donnée un grand nombre d'associations régies par l'autorité. E n chacune d'elles, nous pouvons discerner les agrégats constitués par ceux qui dominent et ceux qui sont dominés. Mais tant que la domination dans le domaine industriel n'implique pas nécessairement la domination au sein de l'Etat, de l'église, ou d'autres associations, les sociétés globales peuvent offrir l'image d'une pluralité d'agrégats dominants (et inversement dominés) en état de compétition. Ceci constitue encore une fois un problème pour l'analyse de sociétés historiques spécifiques et ne doit pas être confondu avec les lignes de clivage plus nettes existant au sein d'une association spécifique. Au sein d'une association donnée, la répartition de l'autorité correspond à une somme nulle, c'est-à-dire qu'il s'y trouve toujours un clivage entre domination et sujétion, n E n ce qui concerne la définition des concepts de pouvoir et d'autorité, il me faut fortement insister sur le fait que la discussion qui précède a soulevé plus de problèmes qu'elle n'en a résolu. Je crois pourtant que pour notre propos, pour ce qui est d'une théorie sociologique des conflits, il y a peu de chose à ajouter à ce qui vient d'être exposé ici. Pour étayer quelque peu cette affirmation qui peut paraître téméraire, il semble utile de rappeler brièvement l'intention heuristique et le statut logique des considérations présentées dans cette section. 11. Inévitablement, les réserves formulées dans les deux paragraphes précédents manquent de précision si on les pose simplement dans l'abstrait. Elles sont pourtant de la plus grande importance pour l'analyse empirique. En posant strictement que les associations régies par l'autorité constituent les unités de base de l'analyse des conflits, nous sommes en mesure de considérer par exemple les relations entre industrie et société comme un problème empirique susceptible de solutions variables suivant les contextes historiques. De ce même point de vue, nous pouvons également considérer la sujétion (et la frustration qui s'y attache) existant dans de nombreuses associations comme un facteur d'aggravation et d'intensification des conflits mais en aucune manière inévitable dans les situations historiques. Ces problèmes et d'autres analogues deviendront de plus en plus cruciaux au fur et à mesure que nous progresserons dans nos investigations.
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J'ai introduit comme déterminant structural des groupes de conflit la catégorie d'autorité, exercée au sein des associations régies par l'autorité. Après avoir, en accord avec Marx, rejeté l'idée que le niveau et l'origine du revenu — et même le statut socio-économique pouvaient être utilement considérés comme les déterminants des groupes de conflit, j'ai été ensuite amené à adjoindre à cette liste de propositions erronées celle de Marx qui concerne la propriété des moyens de production. L'autorité constitue une relation sociale à la fois plus générale et plus significative. La première assertion a été démontrée dans notre critique de Marx, la seconde doit l'être par les considérations et analyses qui vont suivre. Dans ce contexte, le concept d'autorité est utilisé dans un sens particulier. Il se différencie du pouvoir parce que l'on peut en gros le considérer comme l'élément de légitimité; et il doit être compris d'un bout à l'autre dans le sens restrictif d'autorité répartie et exercée au sein d'associations régies par l'autorité. Bien que les conséquences dislocantes ou génératrices de conflits ne constituent pas l'aspect unique de l'autorité, elles sont cependant les seules pertinentes dans la perspective du modèle coercitif de la société. Dans le cadre de référence de ce modèle 1) la répartition de l'autorité dans les associations est la cause ultime de la formation des groupes de conflit et 2) du fait de son aspect dichotomique elle est la cause de la formation de deux groupes, et de deux seulement, de conflit. Du point de vue logique, la première de ces propositions n'est qu'une hypothèse dans la mesure où elle sous-tend des théories scientifiques. En tant que telle, elle ne peut faire l'objet d'un contrôle expérimental; sa validité se prouverait plutôt par sa commodité et sa fécondité. Nous tirerons de cette hypothèse un certain nombre d'autres hypothèses plus scientifiques qui l'entraîneront, si elles sont réfutées, dans la corbeille à papier des théories scientifiques infirmées. Nous supposons donc que si nous faisons en sorte d'identifier les titulaires des positions de domination et de sujétion dans une association donnée, nous aurons identifié les adversaires de conflits d'un type significatif, conflits qui se produisent à tous moments dans cette association. Quant à la seconde proposition concernant la dichotomie de positions par rapport à l'autorité dans les associations régies par l'autorité, il ne s'agit pas à mon avis d'une hypothèse empirique ni d'une hypothèse logique mais d'une conclusion d'analyse. Le concept d'autorité implique que dans des contextes donnés, les uns ont l'autorité tandis que d'autres la subissent. Que tous ou personne possède l'autorité et le concept n'a plus de sens. L'autorité implique inséparablement domination et sujétion et entraîne de ce fait l'existence de deux ensembles distincts de positions ou d'individus. Ceci ne signifie évidemment pas qu'il n'y a pas de différence entre ceux qui ont en
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partage une grande autorité et ceux qui n'en ont qu'un peu. Il peut y avoir, et il y a souvent une différenciation considérable parmi les diverses positions de domination. Mais une telle différenciation bien qu'importante pour l'analyse empirique, laisse inchangée l'existence d'une ligne de partage passant quelque part entre ceux qui détiennent, ne serait-ce qu'une faible part, de l'autorité et ceux qui sont absolument exclus de son exercice. A proprement parler, une conclusion d'analyse qui se borne à affirmer la dichotomie des positions d'autorité constitue une tautologie, mais comme le montre cet exemple, ce qui va sans dire va souvent mieux en le disant. Après avoir posé le cadre de référence et les présupposés de base d'une théorie sociologique des conflits, nous pouvons maintenant revenir à ses éléments plus spécifiques - d'abord en ce qui concerne la formation des groupes de conflit, ensuite pour ce qui est des schémas de conflits entre ces groupes.
INTÉRÊTS LATENTS ET INTÉRÊTS MANIFESTES
Le processus analytique de la formation des groupes de conflit peut être décrit dans le cadre d'un modèle. Les catégories utilisées dans ce modèle seront constamment prises au sens qu'elles revêtent dans la théorie coercitive de la structure sociale. Sous cette réserve, la thèse selon laquelle les groupes de conflit dépendent de la répartition dichotomique de l'autorité dans les associations qu'elle régit constitue l'hypothèse de base du modèle. Nous ajouterons maintenant la proposition suivante: l'existence de positions dotées diversement d'autorité dans les associations implique pour leurs titulaires des intérêts antagonistes. Les tenants des positions de domination et les tenants des positions de sujétion (en vertu de ces positions elle-mêmes) possèdent certains intérêts contradictoires quant à leur contenu et leur orientation. S'agissant des détenteurs de positions dirigeantes, leurs intérêts, parce qu'ils sont eux-mêmes des «intérêts dirigeants» pourraient être décrits en termes de valeurs mais dans le contexte de la présente étude je me bornerai à utiliser le concept d'intérêt dans son sens général, comme moyen d'orientation des groupes dominants et dominés. En postulant que les intérêts sont liés et conditionnés par les positions occupées, nous rencontrons à nouveau un problème qu'il faut bien envisager maintenant. Dans le langage quotidien, le mot «intérêt» désigne les intentions ou les orientations de conduites qui sont associées non à des positions mais à des individus. Ce n'est pas telle ou telle position mais tel ou tel individu qui a «intérêt à telle chose» qui «s'intéresse à telle chose» et qui «trouve quelque chose intéressant». On peut se demander si la notion d'intérêt peut vraiment se concevoir autrement qu'associée à des êtres humains. Les intérêts paraissent psychologiques au sens le plus strict du mot.
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Or l'idée que certains intérêts antagonistes sont conditionnés, voire inhérents à certaines positions sociales implique la proposition, apparemment dénuée de sens, que l'on peut pour ainsi dire inculquer des intérêts à un individu sans le secours de sa participation. «De la même manière que dans la vie privée, dit Marx, nous distinguons ce qu'un homme pense et dit de lui-même de ce qu'il est et de ce qu'il fait réellement, de même devons-nous, avec plus de vigilance encore distinguer dans les luttes historiques les mots d'ordre et les représentations des partis de leurs intérêts réels et de leur économie interne réelle, distinguer leurs conceptions de leur réalité» (8, p. 38). Ailleurs, Marx établit une équivalence entre une «situation commune» et des «intérêts communs» (cf. 6, p. 187) et montre alors, comme nous le faisons ici, qu'il fonde sa théorie sur un concept de l'intérêt quasi «objectif», dénué de tout caractère psychologique. C'est Geiger qui s'est montré le critique le plus acerbe d'un tel concept. Il écrit: «Peut-on en quelque façon que ce soit parler d'intérêt dans un sens objectif? L'intérêt est au plus haut degré un élément subjectif...» (46, p. 127 et sq.). Il estime que le postulat (marxiste) selon lequel il existerait des intérêts indépendamment de la volonté des individus dissimule un jugement «quant à l'avantage des autres». «Il faudrait évidemment (pour cela) posséder une échelle de valeurs universellement valide» (p. 129). Comme «il n'existe manifestement rien de tel», ce n'est pas la science mais une pure spéculation qui a dans ce cas guidé la plume de Marx. D'après Geiger, il prête au prolétariat des «intérêts véritables» indépendants des souhaits et des objectifs de ses membres. Mais ici «s'achève l'analyse correcte de la structure des intérêts de classe et seule continue à s'exprimer une folie religieuse» (p. 133). Je conviens que le postulat selon lequel il existe des intérêts de classe non individuels mérite quelque critique tout au moins dans sa formulation marxiste. Mais une telle critique ne saurait porter sur le bien-fondé d'un concept non psychologique de l'intérêt. Un tel concept répond en effet à un besoin réel de l'analyse sociologique. Ce n'est pas par hasard s'il apparaît et réapparaît fréquemment dans l'histoire de la sociologie - ainsi depuis Marx, dans les travaux de Ratzenhofer, Small, Sumner, et beaucoup d'autres. Pour L. Robbins, la distinction entre «communautés d'intérêts objectives» et «communautés d'intérêts subjectives» constitue le point de départ d'une critique de Marx; il n'empêche qu'à aucun moment Robbins ne met en doute l'utilité du concept de «communauté objective d'intérêts» (182, p. 112). M. Ginsberg se réfère à «des agrégats dont les membres ont en commun certains intérêts et certains modes de comportement» sans être pourtant des groupes définis (47, p. 40). Parsons lui-même utilise fréquemment la notion clairement «objective» d'«intérêts acquis» mais souligne aussi implicitement l'existence d'«idéologies» communes ou de «systèmes d'attitudes» parmi ceux qui «sont struc-
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turellement placés en des points nettement différents d'une structure sociale différenciée», ce qui signifie qu'ils occupent des positions sociales identiques ou similaires (67, p. 330). L'analyse sociologique des groupes de conflits et des conflits de groupe exige que l'on suppose aux actions des titulaires de positions définies des orientations engendrées par la structure. Par analogie avec les orientations conscientes («subjectives») de l'action, il semble que l'on soit fondé à les décrire en termes «d'intérêts». Encore fautil insister sur le fait qu'en procédant ainsi, on n'émet aucune supposition quant à la nature de ces intérêts, pas plus qu'en ce qui concerne le degré de conscience et l'articulation de l'orientation des détenteurs de ces positions. 12 L'hypothèse qu'il existe des intérêts «objectifs» associés à certaines positions sociales n'a aucune implication ni conséquence psychologique; elle relève exclusivement de l'analyse sociologique. En avançant que la notion marxiste d'intérêts de classe appelle certaines critiques, je veux dire que Marx confond dans cette notion certaines observations empiriques particulières avec des généralisations et ceci d'une manière inacceptable. Cela devient évident si nous considérons le contenu des intérêts socialement structurés. Qu'est-ce qui fait que les individus détenteurs de positions données, de domination ou de sujétion sont, en vertu de leurs positions, intéressés à . . . ? Geiger a raison de rejeter la tentative de Marx de répondre à cette question en termes matérialistes. Que la réalisation d'une société socialiste soit «l'intérêt véritable des travailleurs» constitue une assertion dont les prémisses (empiriques) «restent non prouvées» (46, pp. 130 et sq.). Une telle supposition ne peut être introduite comme postulat. Le contenu de ces intérêts objectifs socialement structurés ne peut être décrit que sur un mode hautement formel: il s'agit des intérêts attachés au maintien ou au changement du statu quo. Notre modèle de formation des groupes de conflit implique que parmi les deux constellations de positions qui doivent être distinguées dans toute association, par rapport à l'autorité, l'une - celle qui domine - est caractérisée par son intérêt au maintien de la structure sociale qui lui assure l'autorité tandis que l'autre - assujettie - est intéressée au changement d'une structure sociale qui prive ses membres d'autorité. Les deux intérêts sont en conflit. Max Weber a démontré de manière convaincante que le problème du maintien ou du changement de structures données de l'autorité pouvait être exprimé, aussi bien conceptuellement qu'empiriquement, en termes de fondement de la légitimité des rapports d'autorité. Il découle de l'hypothèse que nous avons faite, à savoir qu'il existe 12. On apportera plus loin une réserve à cette affirmation en distinguant les «intérêts manifestes» des «intérêts latents». A proprement parler, cette affirmation n'est valable qu'en ce qui concerne les intérêts latents.
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toujours un conflit d'intérêts au moins latent dans toute association régie par l'autorité, que la légitimité de l'autorité ne peut jamais être que précaire. Il existe toujours une constellation de positions et des titulaires de ces positions qui représentent le doute institutionalisé quant à la légitimité du statu quo régissant la répartition de l'autorité. En ce sens, l'affirmation qu'il existe des intérêts objectifs au changement de toute structure d'autorité peut aussi s'exprimer en considérant l'illégitimité virtuelle de tous les rapports d'autorité. En pratique, le conflit de groupe est plus aisément accessible à l'analyse si on l'entend comme un conflit quant à la légitimité des rapports d'autorité. Dans toute association, les intérêts du groupe dirigeant sont les valeurs qui constituent l'idéologie légitimant son règne et inversement, les intérêts du groupe assujetti constitue une menace pour cette idéologie et les relations sociales qu'elle recouvre. Deux autres voies s'offrent encore pour élucider l'importante notion de conflits d'intérêts socialement structurés. L'une d'elles recourt à ce qui apparaît sinon comme une «loi psychologique» générale, du moins comme un présupposé implicite dans de nombreuses théories d'économie, de psychologie et de sociologie. En un mot, cette «loi» peut être décrite comme le principe de plaisir. On peut soutenir que s'il existe une tendance humaine fondamentale à améliorer le bilan du plaisir et de la peine, des satisfactions et des frustrations, ceci implique entre autres que partout où apparaît une autorité, les dominants tendront à défendre leurs gratifications tandis que les dominés seront forcés d'attaquer les conditions existantes afin de remédier à leur frustration. !3 Aussi plausible que paraisse cet argument, il est tout à la fois inutile et quelque peu dangereux. Inutile parce que la proposition selon laquelle un conflit d'intérêt est toujours associé dans toute association aux différentes positions d'autorité se suffit à elle-même et n'exige pas de recourir à d'autres hypothèses. En même temps, l'argument induit en erreur non seulement parce que (depuis Freud) nous savons que le principe de plaisir est, au mieux, d'une applicabilité restreinte mais surtout parce qu'il pourrait suggérer que les intérêts «objectifs» de notre modèle sont en dernier ressort de simples réalités psychologiques. Notre proposition n'implique pas que les détenteurs de positions nanties d'intérêts objectifs deviendront nécessairement conscients de ces intérêts et agiront en conséquence. Bien que cela soit peut-être probable, notre modèle de formation des groupes de conflit ne l'implique pas nécessairement. 1 4 13. Dans plusieurs essais antérieurs (cf. 42, p. 42; 206, p. 512 et note 81), j'ai soutenu de tels arguments. Je considère pourtant aujourd'hui que ces arguments sont sinon faux du moins de nature à induire en erreur et je préfère la seconde approche décrite plus loin. 14. Le modèle ne préjuge pas de la réponse à la question de savoir si dans tous les cas les assujettis attaqueront ou non les dominants. Du point
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Dans ces conditions, à mon avis, une seconde série d'arguments est nettement plus appropriée pour éclairer cette notion d'intérêts «objectifs». Elle possède en outre l'avantage de nous débarrasser du concept maladroit d'intérêts «objectifs» au profit de notions plus précises et moins ambiguës. Dans la théorie de l'intégration sociale, les positions sociales dont nous nous occupons ici sont surtout significatives en tant que rôles sociaux. Par rôle on entend des jeux d'attributs de rôle, «des attributs réglementaires définissant le comportement convenable attendu d'individus jouant certains rôles» (Parsons, 217, p. 61 et sq.). «Convenable» s'entend bien sûr dans le cadre de référence de la théorie de l'intégration, c'est-à-dire qu'il doit être considéré ici comme synonyme d'approprié au fonctionnement du système social et contribuant à son intégration. La notion d'attribut de rôle revient à imputer aux positions sociales ou aux rôles l'orientation des comportements. L'individu qui «joue» tel ou tel rôle peut on non intérioriser ses attributs de rôle et en faire des orientations conscientes de son action. S'il agit ainsi, il est du point de vue de la théorie de l'intégration «adapté» ou «ajusté»; s'il n'agit pas ainsi, il constitue un cas «déviant». Quoi qu'il en soit, l'hypothèse selon laquelle il existe certains schémas objectifs attendus de comportement s'avère analytiquement pratique. Il me semble qu'il faut adopter dans la théorie coercitive de la société le concept d'intérêt par stricte analogie avec celui d'attribut de rôle. Les intérêts objectifs considérés dans cette discussion ne sont en fait que des intérêts de rôle, c'est-à-dire des orientations prévisibles du comportement associées à des rôles d'autorité dans les associations qu'elle régit. Encore une fois, l'individu investi d'un rôle peut ou non intérioriser ces attributs mais dans notre contexte, il agit d'une manière «ajustée» ou «adaptée» dans la mesure où il contribue au conflit d'intérêts contradictoires et non pas à l'intégration du système social. L'individu qui assume dans une association donnée une certaine position trouve, avec cette position, des intérêts de rôle de même que du point de vue du système social il trouve certains attributs de rôle. Pour les objectifs de l'analyse sociologique, divers aspects de son unité de base (position/rôle) entrent en ligne de compte; les rôles également ont deux visages. Dans notre contexte, ils apparaissent avant tout comme des jeux d'intérêts prévisibles au sein des associations régies par l'autorité. 15 Dans certains cas qui intéressent la théorie de la formation des groupes de conflit, il pourra s'avérer utile de remplacer de vue de la théorie du conflit, les motivations conscientes restent encore dans une large mesure une question de recherche empirique. 15. La fécondité de cette analyse obligatoirement abstraite ne peut se démontrer que par l'analyse empirique. Pour plus ample information sur les possibilités offertes par la perspective suggérée ici, cf. au chapitre VII la discussion sur la co-gestion dans l'industrie.
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le concept d'intérêt de rôle par un autre concept qui rende plus claire encore la relation les liant aux détenteurs des positions d'autorité. Les intérêts de rôle sont, du point de vue de ceux qui jouent ces rôles, des intérêts latents, c'est-à-dire des courants profonds de leur comportement prédéterminés en eux pendant le temps où ils assument ces rôles et indépendants de leurs orientations conscientes. Comme tels ils peuvent, sous certaines conditions qu'il conviendra de préciser, se muer en objectifs conscients que nous appellerons par opposition intérêts manifestes. 16 Contrairement aux intérêts latents, les intérêts manifestes sont des réalités psychologiques. Ils rendent compte du fait - comme Geiger le revendique pour tous les intérêts - «que l'émotion, la volonté et le désir d'un individu sont dirigés vers une certaine fin» (bien que nous admettions que cette fin n'est «quelconque» que dans le fond et non dans la forme). Le contenu spécifique des intérêts manifestes ne peut être déterminé que dans le contexte de conditions sociales données; mais ces intérêts constituent toujours l'une des formulations possibles des sources de conflit de groupe engendrées structurellement dans le cas considéré. On peut dire en ce sens que les intérêts manifestes sont le programme des groupes organisés. Les formations psychologiques que nous avons dénommées «intérêts manifestes» sont évidemment similaires à ce que dans Marx et plus généralement dans toute la littérature sociologique on désigne sous le nom de «conscience de classe». Il est toutefois nécessaire de bien distinguer les éléments philosophiques et spéculatifs de ce concept tel qu'il est utilisé par exemple par Marx et Lukacs (21) et les intérêts observables et articulés des groupes organisés. La conscience de classe, dans le sens d'intérêts manifestes, est une «catégorie réelle». Son existence et son contenu peuvent en principe être dévoilés par des entretiens. La conception d'une «fausse conscience» ne peut signifier qu'une chose, étant donnée le contexte conceptuel employé ici: l'inadaptation des intérêts manifestes aux intérêts latents qui les sous-tendent; et même dans ce cas il s'agit d'un point de vue hautement problématique. Pour une théorie scientifique dont on attend qu'elle rende compte de la réalité, l'affirmation selon laquelle un groupe important d'individus pense «faux» est tout simplement dénuée de sens. «Il faut être un fin dialecticien pour prendre au sérieux de telles billevesées» (Geiger, 46, p. 114). Tandis que les intérêts latents sont «inexistants» au sens psychologique, les intérêts manifestes, eux, constituent toujours une réalité dans la tête de ceux qui occupent dans les associations des positions de domina16. Ces deux termes qui, mise à part leur évidence sémantique, renvoient à la distinction de Merton entre «fonction latente et manifeste» et au-delà à celle de Freud entre «le contenu latent» et «le contenu manifeste du rêve» avaient d'abord été proposés par moi dans un essai sur la notion de classe (42, p. 11 et sq.). Quelques-uns des problèmes purement conceptuels qu'ils soulèvent s'y trouvent discutés plus abondamment.
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tion ou de sujétion. La théorie de la formation des classes a pour tâche d'établir une connexion entre les catégories d'intérêts manifestes et d'intérêts latents.
QUASI-GROUPES ET GROUPES D'INTÉRÊT
1. Conditions théoriques de la formation de groupes de conflit Jusqu'à présent notre discussion a laissé pendante la question de savoir à quelles sortes d'agrégats appartiennent les groupes de conflit. Nous avons établi quel était le déterminant des conflits de groupe au sens où nous les entendons dans cette étude; nous avons également établi quelles étaient les catégories caractéristiques des groupes de conflit au niveau normatif de l'analyse; mais les groupes de conflit ne sont évidemment pas des phénomènes normatifs mais bien des groupements réels qui appartiennent en tant que tels au substratum de la société. Il est essentiel de faire appel aux notions de quasigroupe et de groupe d'intérêt. Nous avons posé comme postulat l'existence au sein des associations régies par l'autorité de deux orientations conflictuelles des intérêts latents et considéré qu'il s'agissait là d'une caractéristique de structure des rôles dans ces associations. Ceci implique évidemment que les positions d'autorité qui sont nanties de certains intérêts prévisibles aussi bien que leurs titulaires ont au moins un attribut en commun. D'une manière significative, les individus occupant des positions identiques par rapport à l'autorité, soit dominantes soit assujetties, se trouvent dans une situation commune. Etant unis par une caractéristique commune, virtuellement permanente, ils forment plus que de simples masses ou des ensembles incohérents. Dans le même temps, les titulaires de position au sein d'une association ne constituent des groupes en aucune manière qui se puisse soutenir sociologiquement. De même que tous les individus possédant leur doctorat ou encore que tous les habitants de Berlin ne constituent pas en tant que tels un groupe social, de même n'en constitue pas plus un l'ensemble des individus qui occupent des positions dont les intérêts latents sont identiques. Pour qu'il y ait des groupes, il faut qu'existe un sentiment d'appartenance commune, aussi bien qu'une organisation minimale; mais ni l'un ni l'autre ne sont explicitement nécessaires au concept d'intérêt latent. Les agrégats constitués par les individus qui occupent des positions dont les intérêts de rôle sont identiques sont au mieux des groupes virtuels. Suivant en cela M. Ginsberg, nous utiliserons pour désigner ce type particulier de groupement social le terme de quasi-groupe. «Toutes les collectivités et les agrégats ne forment pas des groupes. Les groupes sont des ensembles d'individus qui entretiennent entre eux des contacts régu-
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liers et qui communiquent; ils possèdent une structure identifiable. Il existe d'autres agrégats ou portions de communautés qui ne possèdent aucune structure identifiable, mais dont les membres ont en commun certains intérêts ou certains modes de comportement, ce qui peut à tout moment les amener à se constituer en un groupe défini. A cette catégorie des quasi-groupes appartiennent des entités telles que les classes sociales, qui, sans être des groupes, constituent un champ de recrutement pour des groupes et dont les membres possèdent en commun certains modes caractéristiques de comportement» (47, p. 40). Quelques précautions s'imposent ici en ce qui concerne «les modes de comportement» inclus par Ginsberg dans sa définition des quasigroupes. L'élément constituant du type de quasi-groupe qui nous intéresse ici réside dans la communauté de certains intérêts latents. Comme les intérêts latents ne sont pas des phénomènes psychologiques, les quasi-groupes basés sur ces intérêts peuvent donc être considérés comme de simples constructions théoriques. Ils sont des «phénomènes théoriques», c'est-à-dire des entités construites dans le but de fournir une explication des conflits sociaux. Ils sont, comme le remarque justement Ginsberg, «des champs de recrutement pour les groupes». Compte tenu des objectifs de la théorie sociologique des conflits de groupe, il s'avère utile de ramener les véritables groupes de conflit tels qu'on les peut observer dans les associations empiriques, à des agrégats plus larges qui font partie de la structure de ces associations et qui sont constitués par l'ensemble des individus jouant des rôles dont les intérêts virtuels sont identiques. Ce n'est d'ailleurs que par analogie abusive que l'on peut parler des «membres» de ces agrégats ou quasi-groupes. C'est excéder alors les droits légitimes de l'élaboration théorique que de postuler l'existence de modes de comportement communs à ces «membres». D'un autre côté, les groupes d'intérêt recrutés au sein de quasigroupes plus vastes se caractérisent bien par des modes de comportement commun. Les groupes d'intérêt sont des groupes au sens le plus strict du terme sociologique et ils constituent les agents réels des conflits de groupe. Ils possèdent une structure, une forme d'organisation, un programme ou un but et un effectif de membres. Si Ginsberg exige que de tels groupes présentent «des contacts réguliers et une communication», cela ne peut leur être appliqué qu'indirectement. Les groupes d'intérêt sont toujours des «groupes secondaires»; leurs membres ne sont en contact les uns avec les autres que du fait de leur appartenance au groupe ou par le truchement de leurs représentants élus ou nommés. Ou peut accentuer la différence entre groupes d'intérêt et groupements primaires tels que la famille ou la coterie amicale en les nommant comme Mac Iver des « associations » ou comme Malinowski des «institutions». Il me semble cependant que le concept de groupe d'intérêts est assez dénué d'ambiguïté si
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abstraction faite de toutes considérations terminologiques, on garde à l'esprit que le parti politique moderne constitue l'exemple achevé de telles organisations. Peut-être faut-il insister sur le fait que les groupements auxquels nous nous intéressons ici ne peuvent en aucune manière être correctement décrits par les concepts de quasi-groupes et de groupes d'intérêts. C'est particulièrement patent en ce qui concerne les groupes d'intérêts. En disant que les groupes de conflit sont des groupes d'intérêts, on énonce une proposition sensée mais incomplète. La catégorie de groupes d'intérêts est une catégorie générale; tout groupe secondaire peut en effet être considéré comme étant virtuellement un groupe d'intérêts - qu'il s'agisse d'un club d'échecs ou d'une association professionnelle, d'une équipe de football d'un parti politique ou d'un syndicat. L a spécificité des quasi-groupes par rapport aux groupes d'intérêts auxquels nous nous intéressons dans cette étude réside dans le fait que leur origine dépend de la structure autoritaire des associations; en d'autres termes, c'est sur les caractéristiques formelles des intérêts (latents ou manifestes) qui les sous-tendent, sur le fait que ces intérêts touchent à la légitimité des rapports de domination et de sujétion que repose la spécificité des groupes ici considérés. Cette restriction exclue clairement le club d'échecs, l'équipe de football et l'association professionnelle, mais laisse subsister les groupements tels que les syndicats et les partis politiques. Quand nous nous référerons dans la suite de l'analyse aux quasigroupes et aux groupes d'intérêts sans mentionner précisément cette restriction, ce ne pourra être qu'une manière abrégée de désigner les groupes de conflits tels qu'ils émergent de la structure de l'autorité dans les associations. Le problème empirique posé par la genèse des groupes d'intérêts sera traitée dans la section suivante de ce chapitre. Il n'empêche que sur un plan plus formel, peut être dès maintenant posé le problème des relations existant entre quasi-groupes et groupes d'intérêts. En quel sens doit-on considérer que les groupes d'intérêts, comme les partis politiques, sont représentatifs des quasi-groupes dont on peut au-delà d'eux inférer l'existence? U n même quasi-groupe peut-il fournir un champ de recrutement à plusieurs groupes d'intérêts? En principe, il faudrait répondre par l'affirmative. D u point de vue de la théorie des conflits, des syndicats concurrents d'obédience disons socialiste et chrétienne proviennent des mêmes quasi-groupes. Empiriquement, les groupes d'intérêts sont toujours plus réduits que leur champ de recrutement, les quasi-groupes. Ils sont les sous-ensembles des ensembles constitués par les quasi-groupes; et l'identité du sousensemble et de l'ensemble demeure un cas limite. C e rapport pourrait être comparé à celui qui existe entre les membres et les électeurs d'un même parti politique. A u demeurant, de nombreuses variables particulières peuvent intervenir et rendre moins immédiat le rapport
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existant entre tels quasi-groupes et tels groupes d'intérêts. Alors que les quasi-groupes, étant par nature des constructions théoriques, ne prêtent à aucune équivoque de définition, les groupes d'intérêts organisés peuvent conjuguer les intérêts découlant de la structure de l'autorité avec une multitude d'autres orientations et buts indépendants. Ce n'est là qu'une autre manière d'exprimer le fait que les groupes d'intérêts sont des «phénomènes réels» et qu'en tant que tels ils ne peuvent être complètement décrits par un seul de leurs attributs. Aussi la théorie des conflits de groupe s'abstient-elle de toute affirmation touchant à la diversité empirique des groupes d'intérêts. Elle se concentre sur un seul de leurs aspects, c'est-à-dire sur la fonction qu'ils assument dans les conflits sociaux comme cristallisation des intérêts manifestes découlant des intérêts latents des différents rôles sociaux dont l'aggrégation constitue les quasi-groupes. 17 2. Conditions empiriques de la formation des groupes de conflit «Il n'est pas sans intérêt, ajoute Ginsberg à sa définition des quasigroupes, de déterminer à quel point ces vagues configurations cristallisent en associations» (47, p. 41). Les concepts de quasi-groupes et de groupes d'intérêts constituent les deux foyers de l'analyse de la formation des groupes de conflit, mais ils ne rendent pas compte de la liaison existant entre eux. Ce sera maintenant notre tâche d'examiner les conditions dans lesquelles une «classe-en-soi» devient «une classe-pour-soi». Le côté négatif de ce problème est peut-être le plus important. Nous chercherons à nous rendre compte des conditions qui font que dans une association régie par l'autorité ne s'organise aucun groupe d'intérêt malgré l'existence de quasi-groupes d'intérêts latents. Il s'agit donc de clarifier le rôle des diverses variables que nous regrouperons sous le terme générique de «conditions structurelles d'organisation». Traitant des processus empiriques de développement des classes, Marx aborde à plusieurs reprises ce problème. Un passage est spécialement éclairant pour notre propos. A la fin de son essai sur le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx traite de «la classe la plus nombreuse de la société française, celle des petits paysans indépendants» (8, p. 104). Marx affirme d'abord que ces paysans, du fait de leur situation, de leurs conditions d'existence, de leur genre de vie et de leurs intérêts (latents) constituent une «classe», c'est-à-dire un 17. Illustrons cette formulation plutôt abstraite: pour la théorie des conflits les partis socialistes présentent un intérêt non pas en tant qu'instrument d'éducation des travailleurs ou comme associations assimilables à des clubs mais simplement en tant que force dans les conflits sociaux. Le même parti peut assurer nombre de fonctions différentes de celle de groupe d'intérêt mais ce dernier aspect est seul à retenir notre attention dans la présente analyse.
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quasi-groupe. On s'attendrait donc à ce que surgisse de ce milieu quelque organisation politique ou groupe d'intérêt. Et pourtant ceci justement ne s'est pas produit. Tant que l'identité d'intérêt des paysans «n'a pas produit une communauté association nationale et organisation politique, ils ne constituent pas une classe» (p. 105). Expliquant ce fait surprenant, Marx évoque des conditions comparables aux variables dont il vient d'être question: «les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres au lieu de les amener à des relations réciproques. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des communications en France et par la pauvreté des p a y s a n s . . . Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même . . . et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société» (p. 104). La brillante conclusion que Marx tire de cette analyse - à savoir que Louis Bonaparte tente ainsi de justifier sa revendication du pouvoir en mettant à profit l'existence de ce quasi-groupe de paysans dont les intérêts sont condamnés à rester latents - nous concerne moins que la démonstration solennelle qu'il apporte au problème. Dans certaines conditions, les quasi-groupes persistent comme tels sans qu'en émergent des groupes d'intérêts. Quelles sont ces conditions et sous quelles conditions des groupes d'intérêts viendront-ils à se former? Il est peut-être utile de commencer par clarifier le statut logique de la réponse générale à cette question. Les concepts d'intérêt manifeste et latent, de groupe d'intérêts et de quasi-groupe constituent les éléments d'un modèle de la formation des groupes de conflit. Dans des conditions idéales, c'est-à-dire si aucune variable n'intervient qui ne soit contenue dans ce modèle, le processus analytique 18 de la formation des groupes de conflit peut être décrit comme suit. Dans toute association régie par l'autorité peuvent être distingués deux quasi-groupes constitués par la communauté d'intérêts latents. Leurs intérêts peuvent être déduits de la possession ou de l'exclusion de l'autorité. Les groupes d'intérêts recrutés en leur sein, possèdent des programmes attaquant ou défendant ouvertement la légitimité des structures d'autorité existantes. Quelle que soit l'association, deux groupements de cette sorte sont aux prises. Ce modèle de formation des groupes de conflit suffit à tous les besoins de l'analyse théorique. Il y a en principe peu de choses à y ajouter, si ce n'est 18. Ceci mérite d'être souligné. Nous ne nous intéressons pas ici au développement chronologique des groupes de conflit. Marx commet à ce sujet une erreur d'hypostase. En posant la séquence analytique comme chronologique, il transforme le «phénomène théorique» de quasi-groupe en un phénomène réel et ce, d'une manière inadmissible.
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des améliorations de détail. Cependant, au niveau de l'analyse empirique, ce modèle peut - comme le montre le Dix-huit Brumaire de Marx - servir de guide dans l'étude des problèmes spécifiques mais il est en tous cas insuffisant. Dès que nous quittons le niveau de la construction de modèles, pour celui de 1'« explication de problèmes empiriques, nous ne nous trouvons plus dans des conditions idéales abstraites» mais rencontrons des variables à l'identification desquelles il nous faut alors nous attacher. La détermination des conditions structurales de l'organisation amène à formuler des généralisations empiriques. Nous abondonnons alors le terrain sûr des postulats et constructions théoriques pour l'entreprise hasardeuse qui consiste à décrire les faits généraux de la vie sociale; à les classer et les ordonner selon les hypothèses appropriées. On pourrait nous dire que nous dépassons ici les limites de la théorie et par conséquent le cadre de notre étude. Il nous semble toutefois qu'il nous faut aborder une telle démarche si l'on veut éviter à notre modèle le reproche d'être analytiquement stérile. Il est d'autant plus nécessaire de risquer une classification construite sur la base de généralisations des variables possibles faute de quoi on ouvre la voie à des hypothèses ad hoc et à des ajouts intempestifs. 19 Pour garantir l'applicabilité empirique du modèle que nous proposons ici, il est donc nécessaire d'indiquer quelles sont en général les conditions structurelles de l'organisation des groupes de conflit. Nous nous efforcerons certes d'être aussi complets que possible sans pour autant être sûrs d'y parvenir. Dans son essai de classification des caractéristiques de ce qu'il appelle «des institutions» (et qu'on pourrait tout aussi bien appeler «associations» ou simplement «groupes organisés»), Malinowski s'efforçait de rendre, comme il l'a dit lui-même, cette catégorie «plus opératoire pour les travaux d'observation» (212, p. 52 et sq.). Malinowski énumérait alors six critères qui nous semblent convenir également pour caractériser les groupes d'intérêts qui nous intéressent présentement: de tels groupes exigent une charte, un effectif, des normes, une base matérielle, des activités régulières et une fonction «objective». Ce dernier critère, quant à lui, est contenu dans le modèle sous-jacent qui nous intéresse. La liste de Malinowski comporte en outre un nombre important de conditions empiriques d'organisation des groupes d'intérêts. Je les appellerais volontiers les conditions techniques d'organisation. S'il n'existe ni charte, ni normes, ni effectif, ni base matérielle, il ne peut y avoir formation de groupes d'intérêts, même si l'on est fondé à supposer l'existence de quasi-groupes. Aussi évidente que puissent paraître ces conditions d'organisation, deux au 19. Si brillante soit-elle, l'explication que fournit Marx dans le Dixhuit Brumaire est bien un ajout de ce type. Les considérations qui vont suivre dans ce chapitre visent, elles, à compléter un modèle théorique par des généralisations empiriques.
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moins d'entre elles - l'existence d'une «charte» et d'un «effectif» sont d'une grande importance, et requièrent un examen plus approfondi. C'est une lapalissade de lier l'existence de ces groupes à celles de leurs membres c'est-à-dire d'un effectif. Toutefois, dans la mesure où nous avons postulé la présence d'un effectif dans les quasigroupes d'où naissent les groupes d'intérêts, cette condition ne semble pas au premier abord être réellement une donnée variable. Mais ce dont il s'agit ici, ce n'est pas l'effectif total d'un groupe d'intérêts, mais cette portion de l'effectif que l'on peut décrire comme le noyau dirigeant. Pour qu'un groupe d'intérêts organisé naisse d'un quasigroupe, il est nécessaire que certains individus assument la tâche de l'organisation, la mènent pratiquement à bien et assument un rôle dirigeant. Tout parti a eu ses fondateurs. Or notre modèle ne peut en aucune façon garantir la présence de tels fondateurs. Il s'agit donc bien là d'une condition empirique complémentaire de la formation d'un groupe de conflit. Elle est une condition nécessaire bien que non suffisante de l'organisation. Il ne faudrait pas que l'affirmation selon laquelle la présence d'un noyau dirigeant est un préalable à l'organisation de groupes d'intérêts conduise à une interprétation erronée, à savoir que les groupes de conflit reposent sur les objectifs et les agissements d'une poignée de leaders. La présence d'organisateurs, de fondateurs, de leaders est essentiellement un préalable technique qui doit être observé pour que des quasi-groupes inorganisés se transforment en groupes d'intérêts organisés. Les organisateurs sont l'un des ferments mais non le point de départ ou la cause de l'organisation. Que sans eux l'organisation soit impossible a été démontré de façon convaincante - dans la mesure où cela ne va pas de soi - par Marx dans le passage du Dix-huit Brumaire cité plus haut, et plus encore dans le Manifeste. Marx avait de même compris que la création d'une charte n'est pas un processus automatique. Malinowski définit ainsi la charte d'une organisation: «le système des valeurs en vue desquelles les êtres humains s'organisent» (212, p. 52). Dans le cas particulier des groupes de conflit, ces valeurs consistent en ce que nous avons appelé «les intérêts manifestes». Tandis que les intérêts latents sont des orientations non psychologiques implicites dans la structure sociale des rôles et des positions, les intérêts manifestes sont des programmes élaborés et formulés (ou du moins formulables). Ils comportent des revendications spécifiques touchant aux structures de l'autorité existantes. La formulation et la codification de tels intérêts constituent un processus qui exige que soient remplies certaines conditions. Il est nécessaire soit qu'une personne ou un groupe de personnes se charge de mener à bien cette tâche de formulation et de codification soit qu'existe au préalable une «idéologie», un système de valeurs qui puisse servir dans un cas donné de programme ou de charte. Comme
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exemple du premier terme de l'alternative, il suffit de se souvenir du rôle que Marx idéologue politique a joué dans l'organisation du mouvement socialiste; en ce qui concerne le second terme de l'alternative, on peut penser au rôle qu'a joué pour les premiers capitalistes anglais une certaine interprétation du calvinisme. L'existence d'idéologies entendues comme des intérêts manifestes formulés et codifiés n'est elle aussi qu'une condition technique d'organisation. Les idéologies ne créent pas de groupes de conflit, ne provoquent pas la naissance de groupes de conflit, mais elles en sont les accoucheurs et sont donc à ranger parmi les variables empiriques. Toutefois, si nous nous trouvons en présence non seulement de quasi-groupes ayant des intérêts latent communs mais aussi de leaders et d'idéologies - si, en d'autres termes, les conditions techniques d'organisation sont réunies - nous ne sommes pas encore fondés à en inférer empiriquement que se produira la formation de groupes d'intérêts. Une seconde catégorie de préalables auxquels il doit être satisfait pour que soit possible l'organisation apparaît alors, que nous décrirons comme les conditions politiques d'organisation. L'Etat totalitaire est probablement l'exemple le plus clair d'une situation sociale dans laquelle ces conditions ne sont pas remplies et dans laquelle par conséquent des groupes d'intérêts oppositionnels ne peuvent naître malgré la présence de quasi-groupes et d'intérêts latents. 20 Lorsque la pluralité de partis conflictuels n'est pas autorisée, et lorsque leur création est empêchée par l'absence de liberté de coalition et par les forces de police, les groupes de conflit ne peuvent s'organiser même lorsque sont remplies toutes les autres conditions de leur organisation. L'étude des chances et des types réels de conflits de groupes dans de telles conditions est un problème d'analyse sociologique de la plus haute importance. Ce pourrait être là le point de départ de l'analyse non seulement des «mouvements clandestins» et du développement des révolutions, mais d'une manière plus générale, de la structure et de la dynamique des Etats totalitaires. Mais ce type de problème ne peut être qu'à peine mentionné ici, puisque nous nous attachons actuellement à préciser les conditions structurelles générales d'organisation. Ce que nous pouvons conclure, c'est que la légalité politique de l'organisation est un autre prélable à la formation des groupes de conflit. Outre ces conditions techniques et politiques, certaines conditions 20. On observe des conditions analogues du point de vue technique dans de nombreuses sociétés pré-industrielles. Que notre étude ne concerne que les sociétés industrielles, apparaît très nettement dans notre exposé des conditions politiques d'organisation. Dans toutes les sociétés pré-industrielles, le conflit de groupe est bloqué par l'absence de certaines conditions politiques (les «droits civiques» politiques). L'analyse des formes prises par le conflit de groupe dans ces sociétés fournirait matière à une autre étude.
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sociales, au sens strict d'organisation, ont leur importance dans la formation des groupes d'intérêts. Parmi ces dernières, nous citerons la condition qu'une communication soit possible entre les «membres» des quasi-groupes dont parle Marx à propos des paysans français. Si un agrégat à l'intérieur d'une association peut être décrit comme une communauté d'intérêts latents, si les conditions techniques et politiques d'organisation sont remplies, mais que cet agrégat est à ce point dispersé du point de vue de la topologie et de l'écologie qu'il n'existe pas de contacts réguliers entre ses membres, alors la formation d'un groupe d'intérêts organisé est concrètement fort improbable. Toutefois, aussi important que soit ce prélalable à l'organisation, il semble que l'on puisse avancer qu'il perd de plus en plus de sa portée dans les sociétés industrielles dotées de réseaux de moyens de communication hautement développés. On peut présumer que cette condition est généralement remplie dans les sociétés industrielles avancées, mais elle figure cependant comme une donnée constante de l'analyse de la formation du groupe de conflit. Il en va tout autrement d'une autre condition sociale d'organisation sur les implications de laquelle il va nous falloir insister plus longuement. D'un point de vue empirique, la formation de groupes d'intérêts organisés n'est possible que dans le cas où le mode de recrutement des quasi-groupes est structural et non fortuit. Dans ce cas, le groupe décrit par Marx comme lumpenproletariat est exclu de la formation du groupe de conflit. 2 i Les individus qui parviennent à des positions intéressant l'analyse du conflit non par le processus normal d'attribution de positions sociales dans une structure sociale mais au gré de circonstances particulières, personnelles et fortuites, ces individus apparaissent généralement impropres à l'organisation de groupes de conflit. Ainsi, la couche sociale la plus basse des sociétés industrielles se recrute fréquemment de façons très variées qui ne doivent rien aux structures: délinquance, absence grave de capacités, malheurs personnels, instabilité physique ou psychologique. Dans ce cas, la condition structurelle du recrutement n'est pas remplie et l'on ne peut s'attendre à la formation de groupes de conflit. Des conditions empiriques de l'organisation des groupes de conflit que nous avons rapidement énumérées, nous pouvons, en généralisant, faire découler un certain nombre de constellations sociales qui ne favorisent pas, quand elles ne l'entravent pas, la formation de groupes de conflit et de conflits de groupe. Là encore, je me bornerai à quelques remarques. Une des constellations qui s'oppose à la formation du groupe de conflit, à savoir celle de l'Etat totalitaire, se dégage immédiatement des conditions que nous avons exposées. Une 21. Dans mon étude sur les travailleurs industriels non qualifiés en Angleterre, j'ai tenté montrer en détail comment cette seule condition peut, si elle n'est pas remplie, exclure de toute activité politique un groupe important d'individus.
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deuxième constellation importante peut être définie en combinant plusieurs des facteurs que nous avons mentionnés. Si les associations régies par l'autorité en sont elles-mêmes à leurs débuts ou sont soumises à un changement radical, il est peu probable que les quasigroupes découlant de leur structure d'autorité conduisent à des formes cohérentes d'organisation. On trouve des exemples de ce type dans les premières années du développement industriel ou dans des sociétés qui viennent juste de connaître une révolution sociale (l'Union Soviétique des années vingt par exemple). 22 Dans les deux cas, les structures d'autorité, les intérêts latents et les quasi-groupes existent. Mais dans les deux cas on est en droit de penser que l'absence de leaders et d'idéologies, de même que le caractère anarchique et désordonné du recrutement aux diverses positions sociales s'opposent à la formation de groupes de conflit. On pourrait en ce sens tenter une reformulation du problème posé par Marx de la formation progressive des classes au cours de l'industrialisation. Les conditions empiriques d'organisation ont été décrites ici en tant que préalables à la formation de groupes de conflit mais leur effet se fait sentir au-delà de la constitution de ces groupes. Il s'agit de données variables qui continuent à affecter la vie des groupes d'intérêts organisés. Chacune d'elles doit être entendue comme un continuum qui autorise des graduations. L'absence relative de certaines conditions techniques, politiques ou sociales d'organisation peut bloquer le fonctionnement des groupes d'intérêts et peut même - ce qui est particulièrement net pour les conditions politiques entraîner leur désintégration. Les idéologies peuvent perdre de leur valeur en tant que programmes ainsi que leur validité, en particulier si de profonds changements de structures sont intervenus depuis leur apparition. Des partis politiques peuvent connaître une absence temporaire de leaders. Le mode de recrutement des quasi-groupes peut changer. Nous retrouverons certains de ces problèmes dans les analyses empiriques des derniers chapitres de cette étude. Je proposerais tout d'abord de revenir, pour les examiner plus attentivement, sur les caractéristiques psychologiques et sociales des groupes de conflit que comporte notre modèle.
QUELQUES MOTS SUR LA PSYCHOLOGIE DES GROUPES DE CONFLIT
Il ne fait aucun doute que les groupes de conflit sont aussi des phénomènes psychologiques. Nous avons défini les groupes d'intérêts organisés par leurs intérêts manifestes, c'est-à-dire par un critère de nature clairement psychologique. Il est en outre probable que la for22. Ici l'absence de conditions d'organisation politiques est évidemment un obstacle supplémentaire à la formation de groupes
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mation de groupes d'intérêts supposent que soient remplies certaines conditions psychologiques en dehors des conditions techniques, politiques et sociales que nous avons énoncées. Nous avons ainsi déjà mentionné l'identification avec les attributs associés aux rôles d'autorité comme condition de la formation de groupes de conflit. On pourrait se demander si la meilleure voie pour aborder l'un quelconque des problèmes de la psychologie des groupes de conflit ne serait pas de nous en tenir, comme l'ont fait Warner (75,100) et d'autres éminents sociologues américains, à une recherche sur la façon dont les individus se situent eux-mêmes et situent autrui dans la société. En fait, du point de vue d'une théorie du conflit social, ce type d'approche est sans intérêt parce qu'il tente d'établir empiriquement la notion de groupes de conflit en la déduisant des opinions d'un échantillon (plus ou moins) représentatif d'individus. Certes, de telles enquêtes sur la façon dont les individus s'évaluent eux-mêmes et dont ils situent les autres dans la société ne sont pas totalement sans intérêt pour le sociologue, mais simplement elles ne sont pas adéquates à notre propos actuel. Elles mettent en jeu non l'effort de déduction théorique mais l'habileté dans l'élaboration de questionnaires et dans l'interprétation du contenu d'entretiens. Je ne vais certainement pas jusqu'à dire qu'il n'existe aucune étude de psychologie sociale qui soit de quelque utilité pour une théorie du conflit. Ainsi, quatre ouvrages sans rapport entre eux mais présentant des analogies quant au fond, ont une portée considérable et nous seront d'un grand secours quand nous analyserons la société post-capitaliste en termes de théorie du conflit; il s'agit des travaux de Centers (38), de Hoggart (52), de Popitz (69) et de Willener (76). Cependant nous ne nous intéressons pour le moment qu'au type de problème posé par la formation des groupes de conflit au niveau de la recherche psychologique et non aux résultats empiriques. Quelques remarques nous permettront de progresser plus sûrement. Nous pouvons affirmer tout d'abord que le modèle de la formation des groupes exposé dans ce chapitre ne suppose ni n'implique aucune hypothèse psychologique. Dans ce modèle, le comportement individuel n'intervient - comme ce doit être le cas dans toute analyse sociologique - qu'en tant que constante. Toutefois, en appliquant notre modèle à des conditions empiriques spécifiques, nous rencontrons inévitablement des facteurs et des variables de nature aussi bien psychologique que sociologique. Nous allons essayer maintenant de présenter une formulation générale des trois types de problème les plus importants mais cela ne nous dispensera en aucun cas de tester la validité de telles généralisations dans chaque cas concret. 1) En étudiant comment les groupes d'intérêts émergent des quasigroupes nous rencontrons un problème qui est du point de vue logique l'équivalent du problème du «comportement déviant» dans la théorie intégrationniste de la structure sociale. Notre modèle a pour
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postulat que quasi-groupes et groupes d'intérêts se constituent sur la base des positions de rôles dans les associations régies par l'autorité. Ainsi sa «position de classe» est donnée à l'individu par la position qu'il assume dans une association. En ce qui concerne les groupes d'intérêts on suppose en outre par définition la participation active et consciente des individus. Les intérêts manifestes sont des réalités psychologiques. De toute évidence on ne peut se contenter de supposer que ces réalités sont présentes ni déduire leur présence du fait que sont remplies les autres conditions d'organisation, technique politique et sociale. Nous devons plutôt nous demander dans quelles conditions psychologiques les individus agiront d'une façon cohérente ou incohérente avec les intérêts associés à leur position. L'ouvrier qui se comporte comme s'il n'occupait pas une position de sujétion est, tout comme l'entrepreneur qui agit comme s'il n'occupait pas une position de domination, un «déviant» au sein de l'association de l'industrie, dont le comportement requiert une explication psychologique. Je n'irai pas jusqu'à proposer quelques vagues hypothèses sur les causes possibles de tels comportements; ceci doit faire l'objet de recherches de psychologie sociale. 23 Ce que l'on peut dire c'est que si l'on découvrait les schémas selon lesquels se produisent ces phénomènes de déviation dans la sphère de l'action sociale, ces schémas constitueraient les conditions psychologiques de l'organisation et viendraient compléter les trois types de conditions distinguées jusqu'ici. 2) Un second aspect de la psychologie des groupes de conflit présente, semble-t-il, un caractère phénoménologique. Il est intéressant d'examiner les déterminants et caractéristiques psychiques des intérêts manifestes et de la solidarité des groupes d'intérêts qu'ils fondent. Le modèle de la formation du groupe de conflit définit l'aspect sociologique des intérêts manifestes; le modèle permet en outre de découvrir dans des situations sociales données le contenu des intérêts manifestes. Il est cependant du ressort de la recherche psychologique de discerner dans des cas concrets s'il existe une corrélation entre les intérêts manifestes et certains types ou certains traits des personnalités, de déterminer dans quelle mesure les intérêts de rôle façonnent et pénètrent les personnalités. 24 Dans ce but il serait souhaitable de disposer d'une définition opérationnelle des intérêts manifestes qui établisse, d'une manière générale, des indices et des méthodes per23. La théorie du comportement de groupe de référence pourrait être utile ici. Elle permettrait en effet d'évaluer la part des groupes de conflit dans l'esprit et les actions des individus par comparaison avec d'autres types de relation. 24. C'est là une tâche délicate car il est une erreur à ne pas commettre: établir de façon linéaire une corrélation entre appartenance au groupe et type de personnalité. Cf. la critique des travaux de Mayo ci-dessus au chapitre III.
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mettant de mesurer la présence comme l'intensité des intérêts manifestes. 3) On peut faire l'hypothèse que l'importance et l'intensité des intérêts de groupe manifestes décroissent dans la personnalité individuelle au fur et à mesure que s'accroissent la mobilité sociale et l'ouverture des groupes. Plus un individu a de possibilités de quitter son groupe de conflit, moins il a tendance à engager sa personnalité toute entière dans les conflits de groupe. Mais le degré d'ouverture des groupes de conflit n'est sans doute pas le seul déterminant de l'intensité de l'identification aux groupes de conflit. Selon notre théorie, un même individu peut appartenir simultanément à plusieurs groupes de conflit dans la mesure où il peut jouer simultanément un rôle dans plusieurs associations (par exemple dans l'industrie et dans la société politique). Il semble que la part prise dans l'ensemble de la personnalité sociale d'un individu par son appartenance aux différentes associations détermine également le degré de la solidarité qu'il ressent envers tout groupe de conflit auquel il appartient. Le problème qu'esquissent ces quelques hypothèses est au moins en partie psychologique. Il est lié à cet autre problème qui apparaît fréquemment dans la littérature sociologique, le problème de la «culture de classe». «Une des propriétés significatives du phénomène de classe réside dans le fait que la conduite des membres d'une classe est différente selon qu'elle s'adresse aux membres de cette classe ou à des membres des autres classes; les membres d'une même classe sont entre eux en relations étroites, se comprennent mieux les uns les autres, coopèrent plus facilement, resserrent leurs liens tout en s'isolant de l'extérieur, et portent sur la même fraction de l'univers le même regard» (Schumpeter, 27, p. 152). «Du point de vue subjectif, les différences de classe reposent sur le développement de trois types de sentiments ou groupes de dispositions émotionnelles. Le premier de ces types est un sentiment d'égalité qu'un membre éprouve à l'égard des autres membres de sa propre classe; le sentiment d'être à l'aise avec eux, l'assurance que son mode de comportement s'harmonisera avec celui des autres. Le second type consiste en un sentiment d'infériorité à l'égard de ceux qui occupent des positions plus élevées dans la hiérarchie sociale; et le troisième consiste en un sentiment de supériorité à l'égard des inférieurs» (Ginsberg, 47, p. 160 et sq.). «La classe sociale est un dérivé de la personnalité sociale de l'individu dans son ensemble et non une simple facette de cette personnalité, telle qu'un équipement technique et les intérêts qu'il peut créer. La classe sociale est un agrégat humain qui n'a pas subi cet éclatement de l'individualité en ses divers éléments associatifs que Simmel a analysé de façon si subtile. Chacun de ses membres réflète dans le microcosme de sa personnalité l'image complexe de sa classe» (Marshall, 58, p. 100). Il importait d'étudier en détail ici ces affirmations et ces hypothèses, qui sont représentatives
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d'un grand nombre d'auteurs, car elles constituent une éventuelle limitation à des situations historiques particulières de la théorie du conflit. Elles soulèvent une fois de plus le problème de la validité du concept de classe. Remettant à plus tard l'étude de ce point particulier, il nous faut insister ici sur le fait que les groupes de conflit au sens où on l'entend ici diffèrent radicalement des classes sociales telles que Schumpeter, Ginsberg et Marshall les ont décrites dans les passages cités plus haut. Les groupes de conflit selon notre modèle définissent principalement des groupements fondés sur les positions dans les associations régies par l'autorité. Tout comme la position dans une association, l'appartenance d'un individu à un groupe de conflit ne concerne qu'une faible partie de sa personnalité. Pour prendre un exemple, l'entrepreneur est revendiqué par son groupe de conflit en tant que titulaire d'une position de domination dans l'entreprise mais garde toute liberté en principe dans son comportement en tant que mari, père de famille, membre d'une église, d'un club et même en tant qu'électeur. Lorsqu'un lien existe entre le comportement d'un individu découlant de son appartenance à un groupe de conflit et son comportement social global, il s'agit là d'un cas particulier qui ne peut être légitimement généralisé, tout comme le lien existant entre industrie et société n'est pas déterminé à priori. Tout lien ou corrélation existant entre le comportement dans le conflit et le comportement social global est une variable empirique qui doit faire l'objet de recherches spécifiques. Nous avons rejeté le postulat auquel se risquaient Marx et Burnham lorsqu'ils affirmaient l'identité des structures d'autorité de l'industrie et de l'Etat, car ce postulat est en fait un dogme spéculatif. De façon analogue, nous devrons également rejeter la corrélation qu'établissent Schumpeter, Marshall et Ginsberg entre l'appartenance aux groupes de conflit et la personnalité sociale; il ne s'agit en effet de rien d'autre que d'une généralisation provenant d'une seule observation. 25 Ainsi, nous avons réduit le problème de la «culture de classe» (c'est-à-dire, la relation existante entre l'appartenance au groupe de conflit et le comportement social global) à un problème de psychologie empirique. On pourrait construire une échelle continue allant de l'identité complète du comportement de conflit et du comportement social global (corrélation + 1) à la noninterférence absolue du comportement de conflit sur les autres comportements sociaux (corrélation nulle). Nous verrons plus loin l'importance de cette approche pour l'analyse du conflit dans les sociétés industrielles avancées. Le rôle d'autorité de l'individu et les schémas 25. On peut supposer que ces trois auteurs parlent plutôt de couches sociales que de groupes de conflit; les critères qu'ils proposent peuvent être valables en effet pour des couches sociales. Mais il faut poursuivre à chaque étape du raisonnement l'effort entrepris pour distinguer l'analyse de la stratification sociale de celle du conflit.
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de conduite qui peuvent en être déduits constituent une variable indépendante et la relation pouvant exister entre cette variable et d'autres aspects du comportement social est en théorie indéterminée et ne peut être définie que par l'observation empirique. Que la personnalité globale de l'individu soit façonnée par son appartenance à un groupe de conflit ou que l'individu n'agisse en tant que membre d'un groupe de conflit que pour des laps de temps limités (le temps de travail par exemple), et dans des relations sociales limitées (dans son rôle de syndicaliste par exemple), suivant à d'autres moments et dans ses autres relations des normes radicalement différentes - c'est là un problème dont la solution peut faire apparaître différents types de groupes de conflit et divers degrés d'intensité des conflits, mais qui n'a rien à voir avec l'existence de tels groupes et de tels conflits. En partie du moins, la solution de ce problème incombe à la recherche psychologique.
«ÉLITES» ET «CLASSES DIRIGEANTES»
Notre modèle de la formation des groupes de conflit stipule l'existence, dans toute association, de deux groupements opposés. Ces deux groupes ont des caractéristiques communes et l'un diffère de l'autre par des orientations contradictoires d'intérêts. Avant d'en terminer avec l'étude abstraite de ce modèle et de passer à l'étude de quelquesunes de ses conséquences empiriques, il faut se demander si l'on peut établir quelques généralités touchant aux deux groupes ainsi distingués. Existe-t-il, indépendamment des conditions empiriques particulières, certains traits qui caractériseraient, distingueraient les titulaires de positions de domination et leurs groupes d'intérêts des titulaires de positions de sujétion? Il nous semble utile de nous référer ici aux théories de trois sociologues dont les travaux sont ici représentatifs et que nous n'avons à dessein mentionnés jusqu'ici qu'occasionnellement. Je veux parler de Pareto (25), Mosca (24) et Aron (34), dont les conceptions se rapprochent des nôtres sur de nombreux points. Parmi ces trois théoriciens, c'est Mosca qui adopte sur le sujet la position la plus explicite et nous prêterons à ses travaux une attention particulière. L'élément central du modèle de la formation des classes consiste à expliquer les conflits de groupes d'intérêts en termes de quasi-groupes déterminés par la distribution de l'autorité dans les associations régies par l'autorité. Nous nous trouvons en accord avec les trois auteurs cités pour ce qui est de l'accent mis sur les structures d'autorité; leurs travaux peuvent d'ailleurs être tenus pour la source la plus proche d'une théorie du conflit du type que nous proposons ici. 28 Dans la 26. Il conviendrait évidemment d'ajouter d'autres nom» à cette liste;
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mesure où ils s'expriment en termes d'autorité, Pareto, Mosca et Aron adoptent également un modèle en deux classes. Il est remarquable cependant que tous les trois - à la différence de Marx, Weber et bien d'autres - concentrent leur attention sur le groupe qui possède l'autorité dont les membres en d'autres termes occupent des positions de domination. Nous allons examiner quelques-unes des conséquences sur l'analyse des groupes soumis et du conflit de groupe en général de cette insistance à ne considérer que les groupes dominants. Pour décrire les groupes de conflit dominants, ces auteurs ont principalement recours à deux concepts. Mosca se réfère presque exclusivement à la «classe politique» qui, dans les traductions allemande et anglaise de ces Elementi di scienzapolitica est devenue une «classe dirigeante». Pareto parlant de ce groupe introduit la catégorie très contestée d'«élite»; toutefois, il distingue les élites «gouvernantes» des élites «non gouvernantes» (25, p. 222) et porte autant d'attention aux unes qu'aux autres. Aron ramène la notion d'«élite» à celle de «minorité qui exerce le pouvoir» (34, p. 567); ailleurs, il parle de «classe dirigeante». Sans entamer de controverse terminologique, je me propose d'étudier les caractéristiques générales attribuées par ces trois auteurs aux groupes dominants et de tester la validité de leurs analyses. Par leur façon de poser le problème, les approches de Pareto, Mosca et Aron annoncent en de nombreux points la théorie sociologique du conflit de groupe telle que nous l'entendons. Ces trois auteurs traitent du problème de l'inertie, c'est-à-dire de la tendance des groupes dominants à maintenir et défendre leur domination. Ils traitent également du rôle de la légitimité dans le maintien ou le changement des structures d'autorité. Mosca et Pareto en particulier insistent sur le problème de la mobilité sociale sur lequel il nous faudra revenir. Quant à la psychologie des groupes de conflit, leurs travaux contiennent maintes suggestions heureuses. Ils étudient de façon relativement détaillée la formation et la désintégration des «aristocraties» ainsi que d'autres types de changement social en fondant leurs analyses sur une sérieuse documentation historique. Je m'en tiendrai, dans les paragraphes qui suivent, à cinq aspects seulement des théories de Pareto, Mosca et Aron et mon choix sera guidé par le souci de mener de front un examen critique de ces théories et la détermination des caractéristiques générales des groupes de conflit dominants. 1) Même dans sa définition des groupes dominants, Aron les désigne comme des «minorités». Mosca n'hésite pas, quant à lui, à en
notamment et surtout Max Weber. Cependant, Weber a échoué à lier sa théorie du pouvoir et de l'autorité à l'analyse du conflit. Contrairement aux travaux de Pareto, Aron et Mosca, l'œuvre de Weber laisse entrevoir plus qu'elle n'annonce notre propre théorie.
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inférer la thèse générale selon laquelle la classe dirigeante «est toujours le groupe le moins nombreux». Il semble que la notion d'élite évoque de façon quasi automatique celle de «peu d'élus», d'une couche l'action du prolétariat comme «le mouvement indépendant de l'écrasante majorité dans l'intérêt de l'écrasante majorité» (14, pp. 20 et sq.). Et Geiger, dans sa représentation graphique de la structure de classe (46, p. 43), figure la classe dominante par un arc de cercle beaucoup plus petit que celui figurant la classe soumise. Que les groupes dominants soient, en comparaison avec les groupes soumis, des groupements numériquement très faibles, c'est là une hypothèse qui, à ma connaissance, n'a jamais été mise en doute. Mais de tous ces auteurs, c'est Machiavelli qui a exprimé avec le plus de clarté combien ces groupes étaient peu importants: «dans toute ville, quelle que soit son organisation politique, ce sont quarante ou cinquante hommes au plus qui atteignent le pouvoir réel» (cf. 24, p. 271). Ainsi, Mosca, lui, augmente sa classe politique d'une «autre couche numériquement bien plus importante et comprenant tous ceux qui sont aptes à occuper des positions dirigeantes» (p. 329). Mais ce faisant, il obscurcit son analyse sans pour autant renoncer au caractère minoritaire des élites. En fait il semble qu'on soit fondé à généraliser l'hypothèse selon laquelle dans toute association, le nombre de ceux qui sont soumis à l'autorité est plus grand que le nombre de ceux qui possèdent l'autorité. Il semble difficile d'imaginer une association dans laquelle le nombre des dirigeants serait plus élevé que celui des dirigés. Dans tout Etat, le nombre des ministres est inférieur au nombre des citoyens; dans toute entreprise, il y a moins de cadres dirigeants que d'employés. Toutefois, il convient de faire quelques réserves en ce qui concerne les sociétés industrielles ayant atteint un niveau élevé de développement. Aujourd'hui, il n'est pas rare de constater dans de nombreuses entreprises industrielles modernes que près d'un tiers des employés assument des fonctions de direction. La délégation d'autorité dans l'industrie, dans l'Etat et dans d'autres associations rend possible l'existence, dans les sociétés industrielles, de groupes dominants qui ne sont plus désormais de petites minorités mais dont la taille n'est qu'à peine inférieure à celle des groupes soumis. Nous avons déjà abordé quelques-uns des problèmes de la délégation d'autorité et nous y reviendrons. Ces phénomènes nous permettent à tout le moins cette conclusion: l'une des caractéristiques des sociétés industrielles est que ceux qui y sont, dans les associations régies par l'autorité de toutes sortes, soumis à l'autorité, non seulement ne constituent plus dorénavant «l'écrasante majorité», mais voient leur nombre décroître régulièrement. La thèse de Pareto, de Mosca et d'Aron sur l'existence d'une faible minorité dirigeante doit donc être revue. Le pouvoir légitime peut être réparti sur un très grand nombre de positions.
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2) Pareto et Mosca attribuent au groupe dominant un certain nombre de propriétés qu'un groupe devrait posséder selon eux pour atteindre et défendre avec succès sa position de puissance. Pareto met l'accent sur «l'énergie», «la supériorité» (25, p. 230), sur «un instinct de coalition», «la capacité de concentration sur l'immédiat» et autres propriétés analogues (par exemple pp. 242 et sq.). Mosca va plus loin encore; pour lui «les minorités dirigeantes se composent couramment d'individus qui sont, sous l'angle matériel, intellectuel et même moral, supérieurs à la masse des dominés ou sont au moins les descendants d'individus qui possédaient ces vertus. Ou, en d'autres termes, les membres de la minorité dominante ont en général des propriétés réelles ou apparentes qui sont hautement considérées et qui leur procurent dans leur société une grande influence» (24, p. 55). Une thèse de ce genre illustre bien le caractère pré-sociologique des analyses de Mosca, c'est-à-dire le glissement spéculatif des structures sociales et des rôles aux individus et à leurs «propriétés», ce qui ne fait guère progresser notre connaissance des relations sociales. Sans atteindre à la rigueur logique de l'argumentation aristotélicienne, Mosca n'est pas loin d'affirmer que certaines personnes sont «par nature» dominantes ou dominées, hommes libres ou esclaves. Une telle approche toutefois, sous quelque variante que ce soit, n'a pas été entièrement bannie de la théorie sociologique du conflit de groupe. Ce n'est que par l'observation empirique et à partir de conditions sociales particulières que l'on peut savoir si les groupes de conflit sont caractérisés par d'autres attributs et schémas de comportement que leurs intérêts manifestes communs. Il s'agit là en fait de la question que nous avions soulevée plus haut en termes de «culture de classe». Il est certainement possible qu'il existe des sociétés dans lesquelles les groupes dominants se remarquent par des schémas de comportement qui pourraient être cristallisés en «propriétés». Mais il est également possible que la cohérence de tels groupes se limite à la défense d'intérêts communs au sein d'unités très précises de l'organisation sociale, sans affecter de manière significative d'autres sphères du comportement des membres des groupes dirigeants. Du point de vue de la théorie du conflit de groupe, les «propriétés» des membres individuels des groupes sont en principe variables et indéterminées. 3) Mosca déduit fort logiquement de ses deux postulats indéfendables - le caractère de minorité des groupes dirigeants et l'existence d'une culture commune à ces groupes - la conclusion que les groupes de conflit dominants sont toujours mieux organisés que les groupes soumis. «La minorité est organisée simplement parce qu'elle est la minorité» (p. 55). Pas plus que ses prémisses, cette conclusion ne peut être retenue. Il s'agit d'ailleurs d'une généralisation empirique et dont on peut en outre démontrer qu'elle est fausse. Au sein de l'association de l'industrie par exemple, il pourrait se faire qu'il y ait de plus grands obstacles à la formation d'un groupe d'intérêts parmi les
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titulaires des positions de domination (étant donné peut-être l'extrême différenciation interne de ce quasi-groupe?) que n'en rencontrerait la formation d'un tel groupe parmi les ouvriers dominés. En tous cas, nous pouvons soutenir qu'aucun point de vue à notre connaissance ne fonderait le postulat selon lequel le passage d'un quasi-groupe à un groupe d'intérêts serait plus facile pour les groupes dominants que pour les groupes soumis. 4) Mosca et dans une certaine mesure Pareto ne désignent par le terme «classe dominante» que les titulaires de positions de domination dans la société politique. Pareto identifie les élites dans toutes les sphères et les associations de la société, mais par «élites gouvernantes» il entend les seules élites gouvernant politiquement. Mosca borne le champ de ses analyses au concept de «classe politique». Aron est le seul qui élargisse ce point de vue en soulignant qu'il faut établir «une distinction entre le pouvoir politique des classes fondé sur la position qu'occupent dans l'Etat leurs représentants et leur pouvoir économique déterminé par leur place dans le processus de production» (34, p. 572). Mais Aron suppose l'existence d'une seule et même classe dirigeante dans toutes les sphères où s'exerce l'autorité. Dans la mesure où ce présupposé conduit à réduire l'analyse du conflit au cas de l'Etat politique, il est inutile et même gênant; dans la mesure où il implique que la «classe politique» est nécessairement le groupe dirigeant dans toutes les autres sphères de la société, il s'agit une fois encore d'une généralisation empirique injustifiée. C'est l'une des faiblesses des théories de Mosca, de Pareto et dans une certaine mesure d'Aron d'échouer à relier les groupes de conflits qu'elles font justement découler des relations d'autorité à la catégorie décisive des associations régies par l'autorité. Les groupes dirigeants ne sont, en premier lieu, rien d'autre que les groupes dirigeants d'associations déterminées. En théorie, il peut y avoir dans une société autant de groupes dominants rivaux, conflictuels ou simplement coexistants qu'il y a d'associations dans cette société. La nature des liens, si de tels liens existent, qui unissent dans une société donnée diverses associations - par exemple l'industrie et la société globale - doit faire l'objet d'analyses empiriques. Il ne fait pas de doute que des analyses de ce type ont une portée considérable pour une théorie du conflit. Il est toutefois nécessaire du point de vue de l'analyse et fécond sur le terrain de l'observation de maintenir la possibilité qu'il existe une rivalité voire des conflits entre les groupes dirigeants des différentes associations. En ce sens, l'ex27. Pour aller au fond du problème, il faudrait prendre en considération toutes les conditions d'organisation. On pourrait alors risquer cette généralisation empirique selon laquelle dans les sociétés pré-industrielles, les groupes dominants jouissaient (principalement du fait de communications plus aisées) de meilleures conditions que les groupes soumis. Il reste que cela n'est plus valable pour ce qui est des sociétés industrielles.
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pression «classe dirigeante» peut, employée au singulier, induire en erreur. 5) Des trois auteurs qui nous intéressent présentement, Mosca est celui qui a été le plus victime de la surestimation marxiste de l'analyse de classe. Lorsque Pareto proclame que l'histoire est «un cimetière d'aristocraties» il laisse ouverte la question de savoir si ce sont les conflits de groupes ou d'autres forces qui ont entraîné la disparition des élites dirigeantes. Mosca est, quant à lui, tout à fait explicite: «on pourrait rendre compte de toute l'histoire de la civilisation humaine par le conflit entre la volonté des dirigeants de monopoliser et de transmettre le pouvoir politique et la volonté des forces nouvelles de changer les relations de pouvoir» (24, p. 64 et sq.) C'est, à peine reformulée, la thèse marxiste selon laquelle «l'histoire de la société jusqu'à nos jours est l'histoire des luttes de classe» (14, p. 6). Les objections soulevées par cette thèse marxiste valent donc pour les affirmations de Mosca. Au sens de la théorie proposée dans cet ouvrage, les groupes dirigeants ne déterminent en aucune façon le «niveau de culture d'un peuple» (Mosca, 24, p. 54). Tout comme la théorie de la coercition ne considère qu'un seul aspect de la structure sociale, de même la distinction opérée entre groupes dirigeants et groupes soumis n'est qu'un élément de la société. Il serait faux d'identifier radicalement la couche supérieure d'une société avec le groupe de conflit dirigeant. Il n'est tout d'abord pas nécessaire que les effectifs de cette couche supérieure et ceux du groupe de conflit dirigeant soient identiques; et quand il se trouve que leurs effectifs sont identiques il n'en reste pas moins que ces deux catégories ne décrivent pas le même aspect du comportement social. Groupes dirigeants et groupes de conflit en tout cas ne déterminent pas tant le «niveau de civilisation» d'une société que la dynamique des associations au sein desquelles ils se sont formés.
«MASSES» ET «CLASSES OPPRIMÉES»
C'est un aspect significatif et quelque peu surpenant des théories de Pareto et de Mosca que toutes deux s'efforcent moins de rendre compte du changement social que de la stabilité ou, comme Pareto le déclare de façon explicite à maintes reprises, de «l'équilibre». En faisant essentiellement porter leur attention sur «l'élite» ou «la classe dirigeante», ils ont tendance à réduire tous les changements à des changements dans la composition de la classe dirigeante, autrement dit à un seul type de mobilité sociale. 28 La «circulation des élites», 28. Dans ces conditions, pour Pareto et Mosca, les révolutions constituent de toute évidence des événements anormaux qui trahissent la faiblesse de l'élite c'est-à-dire son incapacité à se renouveler en intégrant de nouveaux membres.
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chez Pareto, et l'accent mis chez Mosca sur la «capacité» d'un peuple «à engendrer en son sein de nouvelles forces aptes au commandement» (24, p. 227) visent le même phénomène, à savoir le renouvellement d'une couche dirigeante qui est censée se produire en règle générale et universelle, grâce à la mobilité individuelle. Ainsi les théories de Pareto et de Mosca prennent un tour étrange dont leurs auteurs eux-mêmes ne sont sans doute pas conscients. Bien qu'au départ, tous deux se réfèrent à deux classes (Pareto, p. 226, Mosca, p. 52), leur conception se modifie progressivement pour finir par se réduire à un «modèle à une classe», dans lequel seul le groupe dirigeant fonctionne réellement en tant que classe. C'est ce qu'affirme explicitement Pareto, quand il introduit la notion de «circulation des élites», de «deux groupes, l'élite et le reste de la population» (p. 226); de même Mosca établit quelque part une distinction entre «les masses soumises» et «la classe politique» (p. 53). 29 Toutefois ces deux notions - celle du «reste de la population» et celle de «masses» - sont fondamentalement des catégories résiduelles définies négativement et non comme des forces opératoires indépendantes. Est-il nécessaire de préciser qu'une telle procédure vide de toute substance toute théorie du conflit. On perçoit aisément ici la différence primordiale qui sépare les théories de l'élite des théories du conflit au sens de la présente étude. Il y a dans la transition quasi insensible qui, dans les travaux de Pareto et Mosca, mène de la théorie du conflit à la théorie de l'élite un aspect particulièrement intéressant dans le cadre de notre étude. Il s'éclaire lorsque l'on compare ce glissement à ce qui se passe chez Marx (lequel a pu paraître parfois commettre l'erreur inverse en ne reconnaissant pour seule classe que le prolétariat). On peut avancer la thèse suivante: dans l'histoire post-classique de l'Europe, les ouvriers de l'industrie du 19e siècle ont effectivement constitué le premier groupe soumis qui ait réussi à se constituer en tant que tel, c'est-à-dire à dépasser le stade du quasi-groupe pour s'organiser en groupe d'intérêts. Ainsi est-il parfaitement possible de décrire les anciennes «classes opprimées» comme des «masses» ou comme «le reste de la population», c'est-à-dire comme des quasi-groupes tels qu'en constituaient les paysans français du 18 Brumaire de Marx, quasi-groupes qui - comme le démontre Mosca (p. 104) en des termes sensiblement analogues à ceux de Marx dans son étude sur Louis Bonaparte - ne faisaient que fournir à «des groupes rivaux au sein de la classe politique» une base de légitimité et un «soutien». Il n'est pas nécessaire ici de trancher sur ce point. Mais le seul fait que le problème se pose est une raison supplémentaire d'avoir choisi de nous limiter dans cette étude - contrairement à Marx aussi bien qu'à Pareto et Mosca - aux sociétés industrielles. On peut peut-être 29. Dans les deux citations, les italiques sont de l'auteur.
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s'en tenir à cette conclusion générale: dans les sociétés industrielles, les classes dirigeantes et les classes opprimées ont en principe des chances égales d'organisation étant donné que dans ces sociétés, a été levé l'obstacle à l'organisation des groupes assujettis qui caractérisait les sociétés antérieures, à savoir l'impossibilité de communiquer. Bien qu'à mon avis il soit possible d'appliquer également aux sociétés pré-industrielles la théorie exposée dans la présente étude, je m'en tiendrai néanmoins aux sociétés dans lesquelles sont empiriquement possibles des conflits manifestes de groupes d'intérêts organisés. Il ne faut donc pas concevoir les groupes soumis comme des masses totalement inorganisées sans force réelle. Par analogie avec les caractéristiques des groupes dirigeants, on peut dire: a. que les groupes soumis ne comprennent pas obligatoirement la majorité des membres d'une association; b. que leurs membres ne sont pas obligatoirement réunis par des «propriétés» ou une «culture» qui se situeraient au-delà des intérêts qui les constituent en groupe; c. que leur existence est toujours liée à des associations particulières si bien qu'une seule société peut engendrer plusieurs groupes conflictuels assujettis. Il existe en outre une caractéristique des groupes assujettis sur laquelle il faut insister. L'expression «classes opprimées» de Marx peut paraître signifier que tout groupe de ce type est caractérisé par les traits mêmes que Marx attribuait au prolétariat de son temps ou qui s'y trouvaient présents. Mais nous ne donnons pas ce sens à l'expression «classes opprimées». Le «paupérisme», 1'«esclavage», la privation totale de biens et de liberté sont des traits éventuels mais non nécessaires des tenants des rôles de sujétion. Là encore, il s'agit d'un lien indéterminé, c'est-à-dire variable qu'on ne peut établir qu à l'aide d'observations empiriques et pour des associations particulières. Non seulement on peut concevoir que les membres du groupe assujetti d'une association appartiennent au groupe dominant d'une autre association, mais surtout il est possible que les «classes opprimées» jouissent en dépit de leur exclusion du pouvoir légitime d'un nombre, dans l'absolu très élevé, d'avantages sociaux sans que cela entrave pour autant leur organisation en tant que groupe d'intérêt et leur participation à des conflits de groupes. Même un «prolétariat embourgeoisé» peut fonctionner comme un groupe assujetti car les groupes de conflit et les conflits de groupes ne sont fondés que sur le seul critère de participation ou d'exclusion de l'exercice de l'autorité dans les associations qu'elle régit. Aussi difficile que cela puisse paraître à des esprits férus de marxisme il est nécessaire de séparer radicalement la catégorie de «classe opprimée» des notions de pauvreté et d'exploitation, si l'on veut construire une théorie valable du conflit de groupe.
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sociologique
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CLASSES OU GROUPES DE CONFLIT?
Jusqu'ici j'ai remis à plus tard et parfois évité la question de savoir si le concept de classe est toujours un concept valable et dans l'affirmative, celle de savoir quelle peut être sa signification exacte dans le cadre de la théorie de la formation des groupes de conflit. Le lecteur aura sûrement remarqué que je me suis évertué dans le présent chapitre à éviter, dans la mesure du possible, d'employer le terme de «classe». Je vais tenter maintenant d'apporter une réponse à cette question épineuse. Mais auparavant il est un point sur lequel j'aimerais insister. A mon avis le problème de la validité du concept de classe est d'ordre purement terminologique. De façon positive, il s'agit en partie d'une décision arbitraire et d'une question de commodité. D'un point de vue logique, rien ne devrait nous empêcher d'appeler classe ou de tout autre terme les quasi-groupes et les groupes d'intérêts. En pratique, bien sûr, il convient de prendre en considération l'usage courant et l'histoire des mots, si l'on veut éviter des malentendus découlant d'un choix de termes porteurs de connotations indésirables. En termes négatifs, le fait que ce problème soit de nature terminologique explique que je ne vois pas l'intérêt d'affirmer qu'une classe est un «concept historique» c'est-à-dire un concept étroitement lié à une entité historique définie, telle que le prolétariat industriel du 19e siècle. De tels «concepts historiques» sont des inventions de l'hégélianisme ou de façon plus générale du réalisme conceptuel. Si au cours des pages suivantes, je m'efforce de rassembler les divers arguments pour ou contre l'application du concept de classe aux groupes de conflit autres que ceux décrits par Marx, dans l'immédiat je m'en tiendrai à des considérations d'ordre exclusivement pratique et dont les conclusions n'auront rien de définitif. Au stade de la démonstration auquel nous sommes parvenus, on a pu dégager quatre raisons principales pour lesquelles on ne saurait appliquer le concept de classe à l'analyse des conflits dans les sociétés post-capitalistes. La première de ces raisons est de nature historique. On a vu que les changements survenus depuis Marx ont, de diverses manières, modifié les classes qu'il avait connues. Désormais, la bourgeoisie et le prolétariat ne sont plus des blocs uniformes d'individus ayant même situation et mêmes objectifs; on peut même se poser la question de savoir si tout simplement, ils existent encore dans la société post-capitaliste. L'institutionalisation progressive des valeurs de réussite et d'égalité sociales a renversé maintes barrières qui, pour Marx, étaient associées au concept de classe. Sans vouloir anticiper ici sur les conclusions de l'analyse empirique, on peut néanmoins conclure d'ores et déjà que les groupes de conflit sont plutôt dans la société moderne des agrégats mouvants agencés en vue d'objectifs particuliers et au sein d'associations particulières. Etant donné des considérations concrètes de cet ordre, on peut certes se demander s'il
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est pertinent de recourir pour l'étude des groupes de conflit de la société industrielle avancée, au concept utilisé par Marx pour définir les classes du 19e siècle. Un second argument découlant des considérations théoriques exposées dans le présent chapitre vient renforcer nos doutes. Nous avons délibérément limité notre modèle de formation de groupes aux aspects élémentaires et essentiellement formels du phénomène. La plupart des caractéristiques empiriques des groupes de conflit sont susceptibles d'une extrême variabilité dont le modèle de construction permet de fixer les limites mais dont la nature réelle ne peut être déterminée que par l'observation et par l'expérience. Il est possible mais nullement nécessaire que les groupes de conflit soient des entités figées; ils peuvent être, mais cela n'est nullement nécessaire, caractérisés par une «culture de classe»; ils peuvent, mais ce n'est nullement nécessaire, s'engager dans de violents conflits. En outre, nous nous sommes efforcés de distinguer la catégorie de groupe de conflit ainsi que la notion globale de conflits sociaux des déterminants économiques tant au sens marxiste des relations de production et de propriété qu'au sens wébérien de situation socio-économique de classe. Au niveau des concepts, la similitude entre les concepts de classe de Marx et même de Weber et notre propre concept de groupe de conflit n'est guère apparente. Et l'on peut raisonnablement craindre que l'application du concept de classe aux groupes de conflit tels qu'on les entend dans cette étude n'engendre des malentendus. En troisième lieu, outre ces obstacles généraux d'ordre conceptuel, une question se pose: en admettant que nous décidions de l'appliquer aux groupes de conflit, qu'entendons-nous exactement par classe? Devons-nous suivre Ginsberg et concevoir les classes comme des quasi-groupes c'est-à-dire comme des agrégats inorganisés composés des titulaires de positions dotées d'intérêts de rôle? ou bien devonsnous suivre Marx et n'appeler classe que ces groupes parvenus à une organisation politique et à une certaine cohérence, ce que sont les groupes d'intérêts? Les distinctions établies entre la «collectivité» et la «classe», ou la «classe» et le «parti», ou la «classe en elle-même» et la «classe pour elle-même» sont nécessaires certes, mais ne suffisent pas pour autant à ôter au concept de classe toute son ambiguïté. Enfin, nous devons considérer l'histoire de ce concept à travers la littérature sociologique. On peut le déplorer mais le fait demeure: les termes de «classe» et de «couche sociale» sont devenus peu à peu dans les études sociologiques des catégories interchangeables. Alors que l'existence d'une différence entre l'étude du conflit social et celle de la stratification sociale est sans doute évidente pour chacun, les concepts de «classe» et «couche sociale», tels qu'ils sont fréquemment utilisés de nos jours échouent à rendre compte de cette différence. Dans ces conditions, il n'est peut-être pas avisé de tenter
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de restituer au concept de classe une signification qu'il a pour beaucoup perdu depuis longtemps. Mais par ailleurs, il existe également trois arguments en faveur de l'application du concept de classe aux groupes de conflit au sens de notre modèle. En premier lieu, la solution qui consiste à ne garder que la catégorie de conflit est plutôt embarrassante en raison de la généralité de ce concept. Nous avons nettement isolé des autres conflits les conflits engendrés par la répartition de l'autorité dans les associations. Or il n'y a aucune raison de ne pas appeler groupes de conflits les groupes en présence dans les conflits entre Protestants et Catholiques, Blancs et Noirs, Ville et Campagne. A moins d'utiliser une expression plus précise mais très gauche (telle que groupes-deconflits-engendrés-par-la-structure-de-l'autorité-dans-les-associations), il semble que le concept de classe offre le moyen adéquat de souligner la portée exacte de la théorie proposée ici. Le second argument en faveur de l'application du concept de classe aux groupes de conflit entendus au sens de notre modèle réside dans le fait que l'intention heuristique qui est à l'origine du concept de classe est identique à la nôtre. Lorsque pour les besoins de sa théorie, Marx recourut au terme de «classe», il l'appliquait à des groupes issus des structures et s'engageant dans des conflits touchant aux conditions structurelles existantes. Il est vrai qu'avant Marx, bon nombre d'auteurs donnaient au terme de «classe» un sens moins spécifique; mais il est sans doute juste de dire que ce fut précisément la catégorie créée par Marx qui inspira ultérieurement les chercheurs et qui, par conséquent, représente la version originelle de ce concept. Nous avons souligné à maintes reprises l'importance cruciale de cette intention heuristique. Etant donné qu'il n'existe pas d'autre concept qui rende avec autant de clarté cette intention, on est sans doute en droit de conserver le concept de classe en dépit de toutes les réserves que nous venons de voir. Nous avons déjà fait mention de l'histoire du concept dans la littérature sociologique. Il faut souligner, en troisième lieu, qu'une branche non négligeable de la pensée sociologique a eu, et a toujours, recours au terme de «classe» dans la forme sinon quant au fond que lui attribuait Marx. Cela est vrai non seulement de nombreux chercheurs marxistes dont les travaux sont souvent, comme on l'a vu, lamentablement indigents et stériles, mais également d'éminents non-marxistes tels que Renner et Geiger, Aron et Gurvitch, Pareto et Mosca, Marshall et Ginsberg, Lipset et Bendix et bien d'autres. On peut aller plus loin et affirmer que le courant conceptuel dessiné par les œuvres de ces auteurs anticipe sous maints aspects les thèses proposées dans la présente étude. Bon nombre d'entre eux ont tenté d'améliorer le concept de classe en maintenant son intention heuristique mais en en modifiant le contenu. Très souvent, cette modification du contenu s'est traduite par un glissement qui aboutissait à
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rechercher le déterminant non plus dans la propriété mais dans le pouvoir ainsi que par d'autres tentatives de généralisation. En utilisant le concept de classe pour définir aussi bien la bourgeoisie et le prolétariat de Marx que les groupes de conflit modernes, on se réfère non seulement à l'origine, chez Marx, de ce concept, mais également à toute une longue tradition continue de l'analyse sociologique. Il est certes difficile, en ce qui concerne ce dernier argument, de peser impartialement le pour et le contre. L'équation personnelle de tout chercheur intervient dans une telle décision. Je me contenterai donc dans l'immédiat d'affirmer qu'à mon avis les arguments en faveur du maintien du concept de classe sont suffisamment convaincants pour en garantir l'applicabilité même en ce qui concerne les plus avancées des sociétés industrielles. Une telle décision comporte évidemment une prise de position polémique à l'encontre de ceux qui «falsifient» le terme de «classe» en l'appliquant à ce qu'il conviendrait mieux d'appeler des couches sociales. Elle implique également une extension notable du concept qu'ont utilisé Marx et tous les marxistes. Mais elle met l'accent sur le fait que l'objet de notre analyse de classe est: a) l'étude des conflits sociaux systématiques et leur origine structurale et b) l'étude d'un seul type spécifique de ces conflits. Selon notre modèle, le terme de «classe» concerne les groupes de conflit engendrés par une répartition inégalitaire de l'autorité dans les associations qu'elle régit. Cette définition ne préjuge en rien de leur souplesse ou de leur rigidité, ni de la présence ou de l'absence d'une culture ou d'une idéologie commune (autres que leurs intérêts spécifiques) ni de la plus ou moins grande intensité de leur engagement dans les conflits sociaux. Il est à noter que cette définition n'apporte pas de conclusion quant à la différenciation des quasi-groupes et des groupes d'intérêt. C'est à mon avis préférable. En effet, la catégorie de classe que j'utilise est un terme général pour des groupements du type décrit de façon plus précise dans notre modèle de formation des groupes de conflit. Pour toute analyse plus poussée il est nécessaire d'abandonner cette catégorie générale en faveur des concepts plus spécifiques de quasi-groupe et de groupe d'intérêt. Tenter de limiter le concept de classe à l'un ou l'autre de ces concept fait courir le risque de malentendus. De même que les groupes de conflit, les classes délimitent une zone et un type d'analyse sociologique plutôt qu'elles n'en délimitent le contenu. Ces deux termes de classe et de groupe de conflit sont mieux à leur place dans des expressions composées telles que «analyse de classe», «structure de classe» ou «conflit de classe». Ce n'est là qu'un exemple entre mille de la vanité de tout débat terminologique en ce domaine. Pour les besoins de la présente étude, et sans aucun parti pris dogmatique sur les termes, je propose de substituer à l'alternative «classe» ou «groupe de conflit» la définition «classe en tant que groupe de conflit».
C H A P I T R E VI
groupes de conflit, conflits de groupe et changement social
LES «FONCTIONS» DU CONFLIT SOCIAL
Considérées comme des groupes de conflit engendrés par la structure d'autorité des associations régies par l'autorité, les classes sont en état de conflit. Si l'on veut comprendre la loi de ce phénomène, on est amené à se demander quelles sont les conséquences sociales, voulues ou non, de tels conflits. L'examen de cette question implique de façon presque inévitable un certain nombre de jugements de valeur. Je suivrais volontiers R. Dubin lorsqu'il résume ainsi l'une des positions les plus marquées à l'égard des fonctions du conflit social: «du point de vue de l'ordre social, il existe deux conceptions du conflit: a) il peut être considéré comme destructeur de la stabilité sociale et partant comme «mauvais» étant donné que la stabilité est bonne; b) il peut être considéré comme le signe de l'effondrement du contrôle sociale et partant symptomatique d'une instabilité sousjacente de l'ordre social. Ces deux attitudes privilégient la stabilité sociale» (77, p. 183). Je ferais mienne également la position personnelle de Dubin: «on peut considérer le conflit comme signe soit d'un disfonctionnement soit comme d'un défaut d'intégration de la société. L'existence réelle du conflit n'est toutefois pas mise en question par l'argument de la stabilité . . . Ce qui est vrai c'est qu'on ne peut nier l'existence du conflit de groupe. Il s'agit bel et bien d'une réalité dont doivent tenir compte les sociologues dans leur élaboration des modèles généraux du comportement social» (p. 184). Mais à mon avis Dubin aurait pu sur deux points au moins être plus tranchant. Tout d'abord, au niveau des jugements de valeur, je n'hésiterais pas pour ma part à affirmer une nette préférence pour le concept de société qui tient le conflit pour un trait essentiel de leur structure et de leur évolution. En second lieu, et tout à fait en dehors des jugements de valeur, je ferais plus de cas des conflits de groupes dont les conséquences sont, sinon «fonctionnelles», du moins de la plus haute nécessité pour l'évolution sociale. Cet intérêt repose sur la disctinction établie entre les deux viages de la société, distinction qui a sous-tendue la discussion tout
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au long de cette étude. On peut sans doute trouver une preuve décisive de la nécessité d'établir une telle distinction dans le fait que le conflit lui-même, concept central du modèle coercitif de la société, a lui aussi deux visages, l'un de contribution à l'intégration des «systèmes» sociaux et l'autre de provocation au changement. Ces deux aspects ont été magistralement décrits par L. Coser, bien qu'à mon avis celui-ci se préoccupe trop de ce que lui-même a tendance à appeler les «fonctions positives ou intégratrices» du conflit. D'une part, Coser recourt de toute évidence à la théorie intégrationniste de la société (voir les termes mis pas moi en italique) lorsqu'il déclare: «le conflit peut servir à ôter les éléments dissociatifs d'une relation et à rétablir l'unité. Dans la mesure où le conflit constitue la réduction d'une tension entre groupes antagonistes, il a des fonctions stabilisatrices et devient ainsi une composante intégratrice de la relation . . . En autorisant les conflits, les groupes peu structurés et les sociétés ouvertes instituent une protection contre le type de conflit qui mettrait en danger le consensus de base et ce faisant, minimisent le danger de divergences quant aux valeurs fondamentales. L'interdépendance des groupes antagonistes et l'intrication, à l'intérieur de telles sociétés, de conflits qui, en s'annulant réciproquement, contribuent au maintien de la cohésion du système social et ainsi préviennent la désintégration selon une seule ligne de clivage» (81, p. 80). Mais par ailleurs, Coser suit Sorel en faisant l'hypothèse que «le conflit, en favorisant l'innovation et la créativité, empêche l'ossification du système social» ou encore «cette conception déborde, semble-t-il, la seule application à la lutte de classe. Le conflit dans une société au sein des groupes et entre groupes peut préserver d'un appauvrissement progressif de la créativité par suite des compromis et des routines. L'opposition de valeurs et d'intérêts, la tension entre ce qui est et ce qui, selon certains groupes, devrait être, le conflit entre des intérêts nantis et de nouveaux groupes et couches sociales revendiquant leur part de pouvoir, de richesse et de statut, tout cela a été générateur de vitalité» (80, pp. 197 et sq.). Cestes, d'un point de vue utopiste, le conflit peut être conçu comme l'un des modèles contribuant au maintien du statu quo. Ceci n'est assurément valable que pour les conflits réglementés dont il va falloir maintenant examiner les conditions d'apparition. L'analyse que fait Coser de la pensée de Simmel (81) a nettement prouvé qu'il n'est nul besoin d'abandonner la théorie intégrationniste de la société pour la seule raison que le phénomène du conflit «ne peut être évacué», qu'il est une donnée d'observation. En ce sens, le conflit se range avec l'attribution de rôle, la socialisation et la mobilité parmi les processus «acceptables» qui favorisent plutôt qu'ils ne mettent en danger la stabilité des systèmes sociaux. Quoi qu'il en soit, il ne fait guère de doute que ce n'est pas ainsi que l'on parviendra à une quelconque compréhension du phénomène des conflits de groupes.
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Ne serait-ce qu'en raison de ses «fonctions positives» pour lesquelles Coser a trouvé tant de synonymes imagés, le conflit de classe constituerait plutôt un obstacle que le sociologue préférerait contourner dans la mesure où, après tout, il «met en danger le consensus de base». Pour autant que cela concerne la présente étude, «le conflit de groupe permanent» sera tenu pour «un moyen d'orientation important du changement social» (Dubin, 77, p. 194). Les sociétés sont essentiellement des créatures historiques et, en tant que telles, nécessitent la force motrice du conflit; ou inversement, puisqu'il y a conflit, il y a changement historique et développement. La dialectique du conflit et de l'histoire fournit la raison essentielle de l'intérêt que nous portons à ce phénomène et dans le même temps indique les conséquences du conflit social qui retiennent notre attention. Dubin est incontestablement fondé à soutenir que le conflit est un fait constant de la vie sociale. Plus haut, nous avons explicitement affirmé que le conflit social est omniprésent; c'est même là l'un des présupposés de notre analyse. Il n'est pas impossible que ce présupposé puisse ultérieurement être généralisé. Les problèmes du conflit ont fait l'objet au cours des dernières années d'une somme appréciable de recherches interdisciplinaires. Quant à leur domaine spécifique, les résultats de ces recherches interdisciplinaires ne sont encore qu'à l'état d'ébauche; une conclusion toutefois s'en dégage avec la plus grande clarté: il semble que non seulement dans la vie sociale mais partout où il y a de la vie, il y a c o n f l i t P e u t - o n aller jusqu'à dire que le conflit est une condition sine qua non de la vie. J'avancerais en tout cas que tout ce qui est créativité, innovation, progrès dans la vie de l'individu, de son groupe et de sa société est dû, dans une grande mesure, au jeu de conflit entre groupes, entre individus, et entre émotions au sein d'un même individu. Ce seul fait essentiel me paraît justifier le jugement de valeur selon lequel le conflit est par essence «bon» et «souhaitable». Lorsque j'affirme ici l'omniprésence du conflit social et du type particulier de conflit de groupe qui fait l'objet de la présente étude, j'aimerais que ceci soit entendu d'une façon plus stricte qu'il n'est d'usage. J'ai esquissé plus haut ce que j'entendais par «strict». Mais il convient d'ajouter une ou deux remarques. En résumant des recherches antérieures, Mack et Snyder déclarent non sans raison que la 1. Cette affirmation et beaucoup d'autres dans ce chapitre ont leur source dans divers travaux et débats de psychologues, d'anthropologues, de juristes et de psycho-sociologues du Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences de l'Université de Stanford en Californie. Les suggestions de John Bowlby et du Professeur Frank Newman ont été particulièrement précieuses. A l'appui de cette déclaration je me réfère au symposium publié dans Conflict Resolution (77) qui comporte des contributions d'économistes, de sociologues, de psycho-sociologues, d'anthropologues et de psychologues qui confirment nettement mon point de vue.
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plupart des auteurs «considèrent la compétition ni comme un conflit ni comme une forme de conflit» (77, p. 217). La différence alléguée entre compétition et conflit varie selon les auteurs. T. H. Marshall souligne que les intérêts communs plus que les intérêts divergents caractérisent les situations de compétition ou de conflit (59, p. 99). Pour Mack et Snyder «la compétition implique la recherche d'objets rares . . . selon des règles établies délimitant strictement le jeu de la compétition; l'objectif primordial est l'objet rare et non le tort causé à l'adversaire en tant que tel ou sa destruction» (77, p. 217). Il me semble toutefois que ce n'est pas un hasard si Mack et Snyder affirment un peu plus loin que «le conflit découle de la» rareté de position «et de la» rareté de ressource et partant que «les relations de conflit impliquent toujours des tentatives pour s'assurer le contrôle de ressources et de positions rares» (p. 218 et sq.). En dépit de traditions terminologiques je ne vois pour ma part aucune raison d'établir ou même de souhaiter une distinction conceptuelle entre compétition et conflit. 2 Tout comme la compétition, le conflit implique la recherche de ressources rares. D'un point de vue linguistique, il est parfaitement correct de dire que les groupes d'intérêts conflictuels rivalisent pour le pouvoir. Pour ce qui est des «règles établies» de la compétition, elles mettent l'accent sur un seul type de conflit, le conflit réglementé. Dans cette étude, il faut entendre la notion de conflit comme comportant des relations que beaucoup d'autres auteurs ont décrit comme compétitives. Une autre distinction très courante en sociologie est celle établie entre changements «à l'intérieur du système» et changements «de système social» ou celle établie entre conflits «à l'intérieur» d'un système et conflits «à propos» du système. Un grand nombre d'auteurs se sont évertués à définir ces différences. Coser propose par exemple «de parler d'un changement de système lorsque la plupart des relations structurelles, les institutions fondamentales et l'échelle de valeurs existante ont été fondamentalement modifiées»; il admet néanmoins que «dans la réalité historique concrète, il n'existe pas de distinction tranchée» (80, p. 202). De manière plus précise, Marshall distingue «le conflit qui naît de la division du travail, portant, pourrait-on dire, sur les modalités de la coopération qui doit s'instaurer (négociation sur le salaire entre employeur et employé par exemple), du «conflit quant au système lui-même sur lequel repose la répartition des fonctions et des béné2. Du moins aucune raison valable n'a été proposée jusqu'ici. Certes, ont peut soutenir que le concept de compétition en usage en science économique diffère dans une certaine mesure de celui défini par Marshall ou par Mack et Snyder et qu'il n'est pas lié au conflit. Je n'affirmerais pas que cet argument est justifié mais pour les beoins de la présente analyse, j'en excluerai le concept de compétition au sens en usage dans les sciences économiques.
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fices» (59, p. 99). Le fait d'avoir présent à l'esprit des époques historiques aussi déterminées que le «féodalisme» et le «capitalisme» ou encore l'existence de partis politiques dont le programme est le changement du «système tout entier» peut sans doute expliquer ce sentiment si répandu qu'une distinction entre «changements à l'intérieur» et «changements du système» est nécessaire. Ce n'est sûrement pas un hasard que ce soit Parsons qui ait insisté sur «la nécessité de distinguer nettement entre les processus à l'intérieur du système et les processus de changements de système». Cette distinction garde des traces de l'approche intégrationniste. S'il est vrai que le changement et le conflit sont omniprésents, il n'y a pas à proprement parler de différence entre «changements à l'intérieur» et «changements de» système, étant donné que le «système» a cessé d'être le cadre de référence. Il peut être utile de distinguer les conflits selon leur intensité ou leur violence et les changements selon leur importance, mais il s'agit là de degrés dont il faut rendre compte en termes de variables de nature empirique. Dans la présente étude, on ne formule aucune hypothèse quant au type de changement ou de conflit engendré par l'antagonisme de groupes de conflit. On considérera les revendications de salaires tout comme les conflits politiques «touchant au système lui-même» comme des manifestations du conflit de classe, c'est-à-dire des heurts d'intérêts ayant trait à la répartition de l'autorité dans les associations. Comme pour la théorie de la formation des classes, le vrai problème de la théorie du conflit de classe réside dans la détermination des variables empiriques délimitant l'éventail des types et des formes de conflit. Le changement et le conflit sont également universels dans la société. Mais dans la réalité historique, ce sont toujours des changements particuliers et des conflits spécifiques que l'on rencontre et ceux-ci même dans la sphère plus limitée du conflit de classe présentent une grande variété de types et de formes. Une fois posée l'omniprésence du conflit et du changement, il nous faut tenter de découvrir quelques-uns des facteurs qui modèlent leurs manifestations concrètes.
INTENSITÉ E T VIOLENCE: VARIABILITÉ DU C O N F L I T D E CLASSE
On peut résumer l'essentiel de la théorie de l'action de classe ou du conflit de classe dans la simple affirmation suivante: les groupes de conflit au sens où on l'entend dans cette étude, s'engagent une fois organisés dans des conflits qui engendrent à leur tour des changements structuraux. La théorie de l'action de classe présuppose la formation achevée de groupes de conflit et spécifie leurs interrelations. Toutefois cette tautologie ne constitue évidemment pas tout ce qui peut être dit des conflits de groupes ni tout ce qu'on attend d'une
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théorie du conflit de groupe. Au-delà d'une telle hypothèse générale, une théorie du conflit de classe se doit d'identifier et de corréler de façon systématique les variables qui sont censées influer sur les modèles de conflit intergroupe. Dans le présent chapitre on étudiera en détail un certain nombre de ces variables, notre choix étant guidé par leur portée sur le déroulement et l'issue du conflit de classe. Avant de s'embarquer dans cette discussion, il convient toutefois de poser une question préliminaire. Affirmer que les conflits de classe sont soumis à des variations empiriques est si vague que cela n'a plus grand sens. La question qu'on doit se poser est la suivante: qu'est-ce qui, dans les conflits de classe, est variable et de ce fait soumis à l'influence de facteurs qui restent à déterminer? Les concepts d'intensité et de violence jouent ici un rôle essentiel. D'une manière ou d'une autre, ces deux termes se retrouvent dans toute analyse du conflit. Ici par exemple. Dans leur résumé des recherches antérieures, Mack et Snyder, d'une part, adoptent la proposition selon laquelle «un haut degré d'intimité entre les parties en cause, en opposition avec un haut degré d'interdépendance fonctionnelle, intensifiera 3 le conflit» (77, p. 255) tout en supposant par ailleurs que «plus les parties en conflit sont intégrées dans la société, moins violent semble devoir être le conflit» (p. 227). Dans les phrases citées, la distinction entre les deux concepts, intensité et violence, n'est peut-être pas très claire et de fait, de nombreux auteurs les emploient pratiquement comme des synonymes. Il existe pourtant entre eux une différence importance que Simmel prend soin de souligner: «il est pratiquement inévitable qu'un élément de communauté s'insère dans . . . l'hostilité une fois que le stade de la violence ouverte a fait place à un nouveau mode de relation même si au sein de cette nouvelle relation la quantité d'animosité entre les deux parties est restée la même» (cf. 81, p. 121). Dire que le conflit est variable signifie que son intensité et sa violence sont variables; mais intensité et violence peuvent varier indépendamment l'une de l'autre et constituent par conséquent deux aspects distincts de toute situation de conflit. Le concept d'intensité a trait à la dépense d'énergie et au degré d'engagement des parties en conflit. On peut dire d'un conflit particulier qu'il est de haute intensité si le coût de la victoire ou de la défaite est élevé pour les parties en cause. Plus les individus participant à un conflit accordent d'importance à sa nature et à son issue, plus ce conflit est intense. En ce qui concerne le conflit de classe, on peut établir une progression allant, par exemple, d'un conflit à l'intérieur d'un club d'échecs qui ne met en jeu qu'une faible part de la personnalité des opposants, au conflit de classe qui, dans les analyses de Marx, engagent les personnalités toutes entières des individus. En termes opérationnels, l'aspect «coût» est ici primordial. Les membres 3. Toutes les italiques de ce paragraphe sont de l'auteur.
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d'un groupe qui visent à renverser la structure d'autorité d'un club d'échecs risquent, en cas de défaite, une perte moindre que les membres d'un syndicat qui s'efforcent de modifier la structure d'autorité de l'entreprise (ou, par le biais de cette structure d'autorité, leur propre situation sociale). 4 Le coût de la défaite et avec lui l'intensité du conflit, est différent dans les deux cas. Contrairement à l'intensité, la violence du conflit tient davantage à ses manifestations qu'à ses causes; elle dépend des armes choisies par les groupes conflictuels pour exprimer leur hostilité. Là encore, on peut établir une progression allant des débats pacifiques aux luttes actives telles que grèves et guerres civiles. Que le conflit de classe s'exprime ou non par des luttes d'intérêt actives est en principe indépendant du degré d'engagement des parties en cause. L'échelle des degrés de violence comprenant la discussion et le débat, la contestation et la compétition, la lutte et la guerre possède ses propres modèles et ses propres constantes. 5 Lutte de classe ou guerre de classes ne constituent qu'un degré de cette échelle. Si la violence et l'intensité du conflit varient de manière indépendante, il n'en reste pas moins que bon nombre des facteurs que l'on va étudier ci-après les affectent toutes deux. On peut illustrer ce fait en considérant un facteur dont il a déjà été question et sur lequel par conséquent il n'est pas nécessaire de s'attarder. J'ai signalé au chapitre précédent que les conditions d'organisation des groupes d'intérêt continuent à affecter le conflit de groupe même après que soit achevée la formation des groupes de conflits. Elles sont donc en ce sens un facteur parmi d'autres qui expliquent les variations d'intensité et de violence. En ce qui concerne l'intensité du conflit de classe, les conditions politiques d'organisation semblent particulièrement déterminantes. On peut supposer que, pour les individus en cause, l'engagement dans les conflits décroît au fur et à mesure que la légitimité et les résultats des conflits sont reconnus. Cependant, parmi l'ensemble des facteurs influant sur l'intensité du conflit, le poids spécifique des conditions d'organisation n'est sans doute pas très élevé. En revanche, il est considérable parmi les variables influant sur la vio4. Pour l'instant je n'ai pas fourni d'exposé systématique des modèles de changement engendrés par le conflit de classe; la présente formulation risque par conséquent de prêter à des malentendus. Dans ce cas, j'espère les dissiper dans une section ultérieure de ce chapitre intitulée «Conflits de classe et changements de structure». 5. Cette distinction ainsi établie, nous sommes désormais à même de mieux préciser ce qui distingue notre conception du conflit telle qu'elle est exposée ici de la conception de nombreux autres auteurs. Ceux-ci ont tendance à réserver le terme de «conflit» à un seul des degrés de l'échelle de la violence, à savoir aux conflits les plus violents, alors que dans la présente étude, le conflit englobe la totalité de l'échelle, autrement dit tout heurt d'intérêt, indépendamment de la violence de ses manifestations.
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lence des manifestations du conflit. Dès que les groupes de conflit ont obtenu le droit et la possibilité de s'organiser incontrôlable, la guérilla est exclue. En outre, le fait même de l'organisation suppose un certain degré de légitimité, laquelle à son tour rend inutile et par là improbable les formes les plus violentes de conflit. Ceci ne veut pas dire, bien sûr, que les conflits entre groupes organisés ne puissent connaître une grande intensité et une grande violence. Les conditions d'organisation ne constituent qu'un facteur parmi d'autres et non le plus important. Parmi ces facteurs, j'en ai retenu quatre qui me paraissent particulièrement importants et que l'on traitera séparément dans les sections suivantes de ce chapitre.
PLURALISME CONTRE SUPERPOSITION: CONTEXTES ET TYPES DIVERS DE CONFLIT
L'un des éléments décisifs de la théorie du conflit de groupe réside dans les liens étroits qui unissent les conflits aux associations particulières. On peut expliquer tout conflit uniquement en liaison avec l'association au sein de laquelle il a surgi et inversement, on peut analyser toute association en liaison avec les conflits auxquels elle donne naissance. D'un point de vue théorique, cette conception impliquerait que les sociétés fermées offrent l'image d'une multitude de conflits et de groupes de conflits rivaux. Le modèle à deux classes ne peut s'appliquer aux sociétés globales mais seulement à des associations particulières à l'intérieur de ces sociétés (y compris, bien entendu, l'association fermée de l'Etat, autrement dit, l'ensemble de la société sous son aspect politique). Si, dans une société donnée, il existe cinquante associations, on pourrait s'attendre à y trouver cent classes ou groupes de conflit au sens donné à ce terme dans la présente étude. En dehors de ces conflits, il peut exister un nombre indéterminé de conflits et de groupes de conflit nés d'antagonismes autres que ceux basés sur la structure d'autorité des associations. En réalité, il va de soi que cette extrême dispersion des conflits et des groupes de conflit s'observe rarement. On observe en pratique que des conflits différents peuvent, et c'est souvent le cas, se superposer dans des sociétés historiques données, si bien que la multitude des fronts conflictuels possibles se réduit à un petit nombre de conflits dominants. A mon avis, ce phénomène joue un rôle très important dans l'intensité et la violence des conflits réels. L'échelle pluralisme-superposition qui peut ainsi être établie possède deux dimensions distinctes. L'une d'elles concerne la séparation ou l'intrication des conflits du type conflit de classe dans différentes associations. Par souci de clarté, on se limitera au trois associations suivantes: Etat, industrie, Eglise (dans les pays où une seule confession domine la sphère des institutions religieuses). On peut concevoir
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que les groupes dirigeants et les groupes subordonnés de chacune de ces associations constituent des agrégats nettement différenciés. Ainsi, les dignitaires de l'Eglise peuvent être dans l'Etat de simples citoyens et ne posséder personellement ni propriété industrielle ni autorité dans l'industrie. De même, de simples citoyens peuvent être dignitaires de l'Eglise ou dirigeants de l'industrie. Ce genre de situation a pu être décrit comme pluraliste. A l'intérieur de chacune des trois associations, il existe des conflits (de classe), mais entre elles, il y a dissociation plutôt que congruence. Evidemment, dans l'exemple choisi, une totale dissociation et un tel pluralisme sont dans la pratique peu vraisemblables. Il est en effet plus probable que les ouvriers de l'industrie ne sont en même temps que de simples fidèles dans l'Eglise et de simples citoyens dans l'Etat. On peut s'attendre à ce que certains liens unissent les dignitaires de l'Eglise aux dirigeants de l'Etat et même aux propriétaires ou directeurs de l'industrie. Si tel est le cas, il semble bien que les conflits (de classe) d'associations différentes se superposent; autrement dit, les adversaires au sein d'une association se retrouvent - avec des titres différents sans doute, mais dans des relations identiques - dans une autre association. Dans ce cas, l'effectif des groupes de conflit d'associations différentes est le même. On peut également rencontrer une semblable congruence dans des groupes de conflits de type différent. Pour illustrer ce point, j'aurai de nouveau recours à un exemple concret. Supposons dans un pays donné trois types principaux de conflit social: un conflit de type conflit de classe, un conflit entre la ville et la campagne et enfin un conflit entre Protestants et Catholiques. On peut certes concevoir que la façon dont ces fronts conflictuels se recoupent les uns les autres est fortuite, si bien que, par exemple, on trouve autant de catholiques que de protestants parmi les groupes dirigeants de l'Etat et autant de citadins que de campagnards dans chaque camp. Mais là aussi une exacte dissociation et un parfait pluralisme sont dans la réalité bien improbables. On ne sera pas surpris de remarquer que la plupart des protestants vivent dans les villes et la plupart des catholiques dans les campagnes et qu'un seul des camps en présence détient le contrôle politique. S'il en est ainsi, on se trouve de nouveau en présence d'un phénomène de superposition dans la mesure où les mêmes individus se retrouvent dans des contextes différents mais dans des relations de conflit identiques. En ce qui concerne la violence des manifestations de conflit, il ne semble pas que l'échelle pluralisme-superposition soit un facteur très important. Alors qu'il est possible qu'une corrélation (négative) s'observe dans une société donnée, entre le degré de pluralisme et la violence des conflits, on a peu de raison de penser que la dissociation des contextes et types de conflit rende impossible des grèves dans l'industrie par exemple. Ce n'est que dans l'association close de l'Etat
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qu'il semble probable que le pluralisme réduise et que la superposition accroisse la violence des conflits. En revanche, en ce qui concerne les variations d'intensité du conflit de classe, cette échelle est de la plus haute importance. On peut faire l'hypothèse d'une étroite corrélation positive entre le pourcentage de superposition des conflits et leur intensité. Lorsque des groupes de conflits se rencontrent dans plusieurs associations et dans plusieurs affrontements, la totalité des énergies dépensées dans chacun d'eux va se combiner pour donner naissance à un conflit général d'intérêts. C'est le cas dans la situation décrite par Marx. Si les tenants de positions subalternes occupent également une position subalterne dans toutes les autres associations, si les groupes ainsi définis sont en outre identiques à des groupes de conflits autres que ceux déterminés par des relations d'autorité, on peut effectivement observer une «division de la société en deux grandes classes hostiles», autrement dit une situation dans laquelle un conflit global domine le tableau de la société. Si par ailleurs le pluralisme inévitable des associations s'accompagne d'un pluralisme des fronts conflictuels, il semble qu'aucun conflit ne doive atteindre l'intensité des conflits de classe décrits par Marx. Dans ce cas, tout membre occupant une position subalterne dans une association donnée peut nourrir l'espoir de satisfactions dans une autre association. Pour un individu donné, chaque conflit particulier n'affecte qu'un seul de ses nombreux rôles et ne met en jeu que la part de sa personnalité engagée dans ce rôle. 8 L' analyse empirique du pluralisme et de la superposition des contextes et types de conflit est l'un des problèmes importants que soulève la théorie des classes sociales et des conflits de classe.
PLURALISME ET SUPERPOSITION: AUTORITÉ ET RÉPARTITION DES AVANTAGES ET DES BIENS
Dans les chapitres précédents, nous avons, en relation avec le concept de situation de classe, fait une analyse (critique pour l'essentiel) de relation existant entre structure de classe et stratification sociale. Je n'ai pas l'intention de répéter ici ce qui a été dit plus haut. Je me propose plutôt de reprendre ces aperçus antérieurs en mettant particulièrement l'accent sur le problème de l'intensité et de la violence des conflits de classe. Il est évident que dans le contexte d'une théorie 6. A mon avis, ce type d'analyse est susceptible de fournir une réponse à la question de savoir pourquoi il n'y a pas de socialisme aux Etats-Unis. A travers l'histoire de ce pays, le pluralisme d'associations et de conflits a rendu inutile la formation de groupes de conflits fermés cimentés par des idéologies quasi religieuses. Il n'y a pas eu de groupe jouissant de la totalité des privilèges pas plus qu'il n'y a eu de groupe soumis à une totale aliénation.
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portant sur un tel type de conflit de groupe, la «situation de classe» est un concept inutile. Il ne signifie rien de plus que ce qu'on a décrit comme étant la position d'autorité donnée dans les associations. La condition d'existence d'un quasi-groupe en termes de distribution de l'autorité signifie la «situation» qui sous-tend le conflit de classe. Néaamoins, le concept traditionnel de situation de classe comporte un certain nombre d'éléments qui, bien que sans objet pour la formation des classes sociales, affectent leurs modèles de conflits d'une façon qui reste à déterminer. S'il est vrai que propriété, statut économique, et statut social ne constituent pas des déterminants de la classe, il ne faut pas moins les ranger parmi les facteurs influençant les modalités pratiques des heurts d'intérêts entre groupes de conflit. En ce qui concerne les divers contextes et types de conflit le problème des biens et des avantages sociaux peut être traduit en termes de contraste entre divergence et parallélisme ou pluralisme et superposition. Ainsi la propriété peut s'associer à l'exercice de l'autorité, mais cela n'est pas inévitable. On peut parfaitement concevoir que des individus occupant des positions de domination dans l'industrie ne possèdent pas de propriété industrielle et qu'inversement, ceux qui occupent des positions de subordination possèdent une telle propriété. La séparation de la propriété et du contrôle ainsi que certains systèmes d'intéressement des ouvriers de l'industrie illustrent clairement ce point. Bien qu'aucun de ces dispositifs structuraux n'élimine les causes du conflit (industriel), ils ne sont pas sans conséquences sur son intensité et sa violence. Là encore, un parallélisme relatif entre l'aurorité et la possession de la propriété peut paraître plus probable mais il n'est pas nécessaire. On peut en dire autant du statut économique d'individus occupant des positions d'autorité différentes. Par statut économique, j'entendrai ici le statut pris sous l'angle des avantages strictement professionnels tels que le salaire, la sécurité de l'emploi, et la sécurité sociale au sens large tels qu'ils découlent de la position professionnelle. Il est à la fois possible et relativement probable que les individus occupant des positions de domination jouissent d'un statut économique relativement supérieur et que dans ce sens il soit légitime de parler de superposition de deux privilèges sociaux. Mais on pourrait également donner de multiples exemples de divergences entre ces deux catégories de privilèges. Dans les premiers syndicats et pour beaucoup de délégués syndicaux et de secrétaires d'unions locales, l'autorité implique une perte relative de revenu et de sécurité. Ainsi, dans l'Eglise catholique romaine, l'autorité est censée, en théorie sinon en pratique, s'accompagner d'un statut économique peu élevé. Dans les pays totalitaires, l'autorité politique s'accompagne généralement de revenus élevés mais d'un taux important d'insécurité qui abaisse le statut économique des groupes dirigeants. De telles divergences entre la position d'autorité et le statut économique engendrent une pluralité
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de positions non congruentes dans la société, et c'est là un des points épineux de l'analyse de classe. Ces divergences de position sont encore plus évidentes si l'on met en parallèle les positions d'autorité et le statut social des individus envisagé sous l'angle du prestige attaché par eux-mêmes et par les autres et selon les critères appropriés à leurs positions sociales. Le prestige du pouvoir est chose très précaire dans toute société. A moins que toutes les études menées jusqu'ici aient abouti à des résultats faux, il semble bien que l'on contsate pour des individus occupant les échelons supérieurs de l'échelle sociale une relation inverse entre l'autorité et le prestige. Le juge (aux Etats-Unis), le médecin (en Grande-Bretagne) et le professeur d'Université (en Allemagne) jouissent d'un prestige nettement plus élevé qu'un membre de cabinet ministériel ou qu'un grand industriel. 7 La théorie du conflit de classe devrait pouvoir rendre compte de ce phénomène à partir de son hypothèse d'intérêts, de rôles en opposition. Néanmoins, il a existé et il existe des associations dans lesquelles la répartition de l'autorité et l'échelle de prestige ont suivi des courbes identiques. Il semble que ce soit encore le cas dans l'entreprise industrielle de la plupart des pays (à l'exception peut-être des hauts responsables ayant reçu une formation scientifique). On est donc là aussi en présence d'une relation empiriquement variable susceptible de marquer le déroulement du conflit de classe. Tous les exemples cités dans les paragraphes précédents illustrent le phénomène de la privation relative, c'est-à-dire la situation dans laquelle les individus soumis à l'autorité sont en même temps relativement mal placés du point de vue du statut socio-économique. Cependant, dans l'Europe du 19e siècle et même de nos jours dans certains pays, on observe ce qu'on peut appeler par opposition une privation absolue, en termes socio-économiques, de certains groupes d'individus. Si la condition sociale des ouvriers de l'industrie, qui en tant que tels sont exclus de l'autorité, s'abaisse au-dessous d'un minimum vital ou d'un «seuil de pauvrete», on peut s'attendre à ce que les effets d'une telle privation soient de nature différente des effets produits par une privation relative. Je penserais pour ma part que dans ce cas, et dans ce cas seulement, la superposition des échelles de statut et de la distribution de l'autorité doit vraisemblablement augmenter la violence du conflit de classe. Il s'agit là d'un phénomène subtil et complexe. Pour autant qu'on le sache, l'oppression et la privation peuvent atteindre un degré tel que la motivation au conflit ouvert fait place à l'apathie et à la léthargie. On a tout lieu de penser cependant que la privation absolue lorsqu'elle accompagne l'exclusion de l'autorité intensifie la violence des relations conflictuelles. 7. Pour d'autres données, voir les études publiées par le National Opinion Research Center (120), Glass (107), et Boite (103).
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La privation relative, elle, affecterait plutôt l'intensité du conflit que sa violence. Si les tenants des positions d'assujettissement jouissent en contre-partie des avantages qui sont attachés à un statut socioéconomique relativement élevé, on peut s'attendre à ce qu'ils investissent moins d'énergie dans les conflits de classe découlant de la structure d'autorité des associations qu'ils ne le feraient s'ils étaient privés à la fois sur le plan de l'autorité et sur celui du statut socioéconomique. Parallèlement on peut s'attendre à ce que les groupes dirigeants soient moins soucieux de la défense de leur autorité si leur statut socio-économique élevé n'est pas simultanément en jeu. On constate de nouveau en ce qui concerne l'intensité du conflit que le pluralisme tendrait à la diminuer et la superposition ou congruence à l'accroître 8 : plus faible est la corrélation entre la position d'autorité et les autres aspects du statut socio-économique, moins intenses seront vraisemblablement les conflits de classe, et inversement.
MOBILITÉ SOCIALE OU IMMOBILITÉ: LA SOCIÉTÉ «SANS CLASSES»
Depuis Marx, l'idée d'une «société sans classes» demeure un concept largement répandu dans la littérature sociologique. Les chercheurs marxistes y ont recours comme catégorie descriptive valable dans l'étude d'un certain nombre de sociétés existantes. Mais chez les sociologues non marxistes également, le concept de sociétés sans classes est fréquemment employé pour décrire certaines situations sociales concrètes. Ainsi S. Landshut (53) a tenté de démontrer l'absence de classes dans les sociétés industrielles occidentales contemporaines. Un certain nombre de sociologues ont eu recours à ce concept de société sans classes dans un sens légèrement plus restreint pour décrire des phénomènes plus limités, tels que les coopératives agricoles d'Israël. C'est ainsi que J. Ben-David par exemple parle du stade «collectiviste», «sans-classes», du développement social d'Israël (125). Nous disposons maintenant d'éléments suffisants pour étudier le bien-fondé de ce concept sociologique d'une société sans classes. Cette étude révélera l'existence d'un facteur complémentaire agissant sur l'intensité et la violence du conflit de classe. Etant donné les hypothèses et modèles proposés dans la présente étude, le concept de société sans classes peut avoir deux significations. En premier lieu, il peut être censé décrire des sociétés dans les8. Cette affirmation va à rencontre de l'hypothèse intégrationniste selon laquelle la congruence des diverses échelles de positions sociales constitue une exigence des sociétés stables et intégrées (cf. Parsons, 35). II semble que ce soit le contraire qui se vérifie, même dans une perspective intégrationniste. Je ne puis m'empêcher de penser qu'il s'agit là d'un des points où les théoriciens de l'intégration manifestent - assurément sans le vouloir - des convictions presque totalitaires.
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quelles n'existe aucune structure d'autorité capable d'engendrer des groupes de conflit et des conflits de groupes. Une société est dite sans classes si elle est «sans pouvoir», c'est-à-dire s'il ne s'y exerce aucune autorité ou si, lorsqu'il y a autorité, celle-ci est répartie également parmi tous les citoyens. Mais alors le concept de société sans classe est sociologiquement absurde. Certes, on peut concevoir une société où sont nivelées toutes différences de revenu et de prestige et qui par conséquent est «sans couches sociales», mais on ne peut guère imaginer une société dans laquelle n'existerait aucune différenciation de rôle en termes de pouvoir légitime. L'anarchie permanente est socialement une utopie. Toute société, et en fait toute organisation sociale, exige une quelconque différenciation entre positions de domination et positions de subordination. Quelle que soit la nature formelle du mécanisme de l'autorité, c'est là un impératif fonctionel des organisations sociales. D'un point de vue sociologique, étant donné que les classes peuvent s'expliquer par la répartition différentielle de l'autorité, l'hypothèse d'une société sans classes dépourvue de structures différenciées d'autorité est sans fondement. Toutefois, l'idée d'une société sans classes peut avoir une autre signification. On peut en effet concevoir une société dont la structure comporte des positions dotées de différents pouvoirs mais qui ne permet à aucun groupe d'individus d'occuper de façon régulière et exclusive ces positions. Le même phénomène s'observe dans des associations régies par l'autorité autres que l'Etat, dans l'industrie par exemple. De telles associations peuvent être régies par un principe de présidence alternée selon lequel l'attribution de positions de domination peut n'être pas rigide. Il semble que les collectivités d'Israël (kibboutzim) soient un exemple de ce type. A l'origine tout au moins, il était stipulé que chaque membre de la communauté occuperait à tour de rôle et pour des laps de temps relativement courts les postes de commandement. 9 A la lumière de tels exemples, on peut avancer que là où n'existe aucun groupe capable de monopoliser les positions d'autorité, il est pratiquement impossible que se constituent des groupes de conflit cohérents et partant, la société ou l'association en question peut être dite sans classe. Indubitablement, il s'agit là d'un type d'absence de classe qui n'a plus grand'chose à voir avec l'anarchie utopiste. On est pourtant en droit dans ce cas de parler d'absence de classe. On peut dire des sociétés ou associations régies par une règle de «présidence constamment alternée» qu'elles sont sans classe dans la mesure où il est question de la mobilité sociale, car dans ce cas ce n'est pas la structure des positions mais la fluctuation des 9. On retrouve ce principe («d'annuité») dans d'autres organisations, par exemple dans les universités allemandes où le directeur (Rektor) change chaque année et où chaque titulaire de chaire doit ou peut s'attendre à être élu à son tour.
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effectifs qui empêche la formation des classes et des conflits de classe. L'exemple de l'absence de classe par fluctuation fournit une bonne occasion de tenter de résoudre le problème complexe de la relation entre mobilité sociale et conflit de classe. Ici comme ailleurs, le concept de mobilité sociale est trop général. Il importe de distinguer entre les divers types de mobilité et d'examiner leur lien avec les conflits de classe. Pour les besoins de l'analyse en cours, il semble suffisant de distinguer entre la mobilité intergénérations et la mobilité intra-générations. La première désigne des fluctuations qui, du point de vue de l'individu, surviennent au début de sa carrière professionnelle (ou même dès ses années d'instruction) tandis que la seconde désigne les fluctuations survenant tout au long de la vie professionnelle de l'individu. Lorsqu'elles existent, ces deux sortes de mobilités caractérisent évidemment des sociétés dans lesquelles l'appartenance à une classe n'est pas un destin hérité auquel on ne saurait échapper. Il va nous falloir revenir maintenant à cet autre extrême de l'échelle de la mobilité qui, selon notre théorie, suggère une très haute intensité du conflit de classe. La mobilité inter-générations semble parfaitement compatible avec la formation de classes et de conflits de classe. Si la position d'un individu dans la structure d'autorité d'une association demeure la même tout au long de son appartenance à cette association, il semble bien qu'il appartienne à un quasi-groupe tout autant qu'à un groupe d'intérêt né de ce quasi-groupe même si son fils ou son père appartiennent à une classe différente. La comparaison qu'établit Schumpeter entre les classes et «un hôtel ou un autobus» qui sont «toujours occupés et occupés par des individus toujours différents», est ici particulièrement pertinente (27, p. 171). Lorsque l'effectif des classes ne change qu'entre les générations, le degré de stabilité est suffisant pour permettre la formation de groupes d'intérêt conflictuels. La conclusion de Janowitz selon laquelle la mobilité inter-générations ne s'oppose nullement à la cohésion des groupements secondaires peut être considérée comme une confirmation empirique de cette thèse. Le cas des sociétés connaissant un haut degré de mobilité intragénérations est plus délicat. Et tout d'abord, il nous faut établir de nouvelles distinctions. Les différentes formes de mobilité intra-générations n'affectent pas toute la formation des classes et du conflit de classe. Les classes constituent d'importants groupements qui, du moins en théorie, peuvent comporter, du point de vue de la stratification sociale un taux de différenciation. Cependant la mobilité à l'intérieur des classes sort du cadre de cette étude. Ainsi des mouvements ascendants et descendants entre emplois industriels qualifiés, semi-qualifiés et non qualifiés n'affectent pas la stabilité du groupe de conflit constitué par les ouvriers industriels. Bien plus, de simples déplacements d'individus, ascendants ou descendants, ne sont pas, semble-t-il, destructeurs des classes, même s'ils impliquent un change-
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ment d'appartenance à une classe. Seul le principe institutionalisé d'une présidence alternée peut engendrer un état de quasi-absence de classe. Ce n'est que dans le cas où l'individu peut modifier à volonté son appartenance à une classe ou même s'il est forcé de le faire à intervalles réguliers; dans le cas par exemple où l'ouvrier peut devenir entrepreneur simplement s'il le désire ou dans le cas où tout membre d'une communauté doit en être au moins une fois le chef; ce n'est que dans ces cas-là que l'on est en présence d'un type et d'un degré de mobilité intra-générations rendant impossible la formation de classes et du conflit de classe. Dans ce cas, l'appartenance à la classe n'est plus qu'une éventualité accidentelle ou simplement temporaire. Bien que subsiste une structure des rôles d'autorité de type quasi-groupe, le roulement permanent de leurs titulaires rend impossible l'organisation de groupes d'intérêts protégeant ou attaquant la légitimité des structures d'autorité: il n'y a pas de conflit de classe et il n'y a pas de classe au sens strict du terme. En tant que société mobile (de type intra-générations), la société sans classe est alors une catégorie sociologique ayant une signification concrète. Cette conclusion appelle toutefois une réserve. Il convient de dire un mot de cette généralisation empirique que Mosca appelle «la loi de l'inertie». «Toute force politique possède cette propriété que les physiciens nomment inertie, c'est-à-dire cette tendance à demeurer dans un état donné» (24, p. 61). Ben David a appliqué cette «loi» à Israël. Pour lui, l'absence de classe au sens indiqué caractérise des «périodes révolutionnaires» de développement social plus que des types durables d'ordre social (125, p. 303). Généralement, ces périodes ne durent que quelques années. S'installent ensuite cette «articulation de la structure de pouvoir» et cette «différenciation fonctionnelle» que Ben-David met en lumière dans la structure sociale professionnelle d'Israël (p. 309). Bien que les dirigeants des Etats totalitaires, comme l'a magistralement démontré Bendix (138, p. 443), aiment à recourir à une idéologie «de l'état d'urgence à l'échelle nationale», dont la théorie bien connue de la «révolution permanente» est un exemple, on peut penser que cet état qualifié de quasi-absence de classes n'est en fait jamais rien d'autre que la combinaison de processus transitoires de changement radical (auquel succède rapidement un minimum de stabilité) et de monopolisation du pouvoir, combinaison qui rend possible la formation des classes et des conflits de classe. D'un point de vue sociologique, l'absence de classe en raison de la mobilité (intra-générations) est un cas limite qui tend toujours vers sa propre disparition et que l'on peut donc laisser de côté. Il n'y a pas de raison de supposer qu'une société stable puisse être régie par le principe d'un roulement continuel des effectifs aux postes d'autorité. 1 0 10. Il est possible qu'il y ait une relation entre la taille des associations
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Si on ne peut pas dire de la mobilité sociale, mis à part ce cas limite de l'échange permanent entre les classes d'une génération à l'autre, qu'elle constitue un obstacle à la formation des classes et à l'existence du conflit de classes, il ne fait guère de doute en revanche qu'elle influe sur l'intensité du conflit de classe. On peut distinguer deux types distincts de classes sous l'angle de la mobilité sociale. En ce qui concerne les groupes de conflits dominants, Mosca distingue ce qu'il appelle «la classe aristocratique» soucieuse du «maintien au pouvoir des descendants de ceux qui l'ont une fois détenu» de ce qu'il appelle la «classe démocratique» caractérisée par la «tendance à régénérer la classe dirigeante par une mobilité ascendante d'individus issus de la classe dominée» (24, p. 322). G. D. H. Cole réserve le terme de «classe» à la première catégorie et propose le terme d'«élite» pour la seconde (39). Par analogie avec ces termes de Max Weber, que l'on utilise souvent en relation avec la mobilité sociale, je conseillerais de parler ici en termes de classes «fermées» et «ouvertes». Là où la répartition des postes d'autorité est basée sur des critères rigides, on est en présence de classes «fermées». Inversement, les effectifs des classes ouvertes se renouvellent à chaque génération. En fait, ces deux catégories ne sont que deux extrêmes entre lesquels existent de nombreux degrés intermédiaires. D'une rigidité de caste à la quasi-absence de classe, il existe un continuum de types de classes sociales déterminés par les divers taux de mobilité sociale inter- et intra-générations. Il est probable que ce continuum détermine également une échelle d'intensité de conflit. Il existe une relation inverse entre le degré d'ouverture des classes et l'intensité du conflit de classe. Plus la mobilité ascendante et descendante est importante dans une société, moins les conflits de classe ont de chance d'être étendus et fondamentaux. 11 Au fur et à mesure que croît la mobilité sociale, la solidarité de groupe cède le pas à la compétition entre individus et l'énergie investie par les individus dans le conflit de classe décroît. On peut voir aisément que les corrélations mises en évidence dans les paragraphes précédents de ce chapitre entre intensité de conflit et variables empiriques impliquent toutes un facteur psychologique. et l'éventualité de l'application du principe de présidence alternée: plus l'association est importante, plus faible est la probabilité que la totale ouverture des postes d'autorité se maintienne pour de longues durées. On peut noter ici que même en Union Soviétique il est devenu techniquement plus difficile d'organiser des purges aujourd'hui qu'en 1935. 11. De ce point de vue, le cas limite de la quasi-absence de classe fait partie de l'échelle d'intensité. Il se caractérise alors non pas par l'absence de classe mais par une intensité de conflit nulle. Etant donné notre hypothèse touchant l'universalité du conflit de classe, il semble que ce soit là la formulation la plus appropriée de ce cas limite.
Groupes de conflit, conflits de groupe et changement social
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L'intensité des conflits est fonction du degré d'engagement des individus. J'ai avancé plus haut que l'engagement de l'individu est vraisemblablement plus grand quand ce dernier participe à des conflits spécifiques en tant qu'acteur de plusieurs rôles et non d'un seul. Compte tenu de la mobilité, on pourrait reformuler en termes psychologiques également cette proposition. Si un individu voit une chance pour son fils, et même pour lui-même d'accéder à la classe dirigeante ou un risque d'être rejeté dans la classe subordonnée, il aura moins tendance à engager dans les conflits de classe la totalité de sa personne que si l'appartenance à une classe est de nature plus durable. A ce niveau de généralité, il n'est pas risqué de faire de telles hypothèses quant à la psychologie et il faut bien admettre que, du point de vue de l'individu, des facteurs non structuraux peuvent influer sur l'engagement dans le conflit de groupe. Sans aucun doute, il existe des constellations psychologiques qui rendent un individu plus «belliqueux» qu'un autre. Pour ma part, je n'accorderais pas une très grande importance à ces variations individuelles en ce qui concerne l'intensité globale du conflit de classe; toutefois une analyse exhaustive ne peut se permettre de les ignorer.
LA RÉGULATION DU CONFLIT DE CLASSE
Tous les facteurs étudiés jusqu'ici nous sont apparus comme affectant essentiellement l'intensité du conflit de classe, et comme ayant un effet moindre sur la violence des manifestations du conflit de classe. Il en va tout autrement du dernier facteur, à bien des égards le plus important, qui agit sur les modalités pratiques du conflit de classe, à savoir la régulation du conflit. Une régulation effective du conflit n'est probablement pas sans effet sur l'intensité du conflit de groupe; mais elle intéresse avant tout l'expression, la manifestation du conflit et en détermine donc davantage le degré de violence que l'intensité. J'aborderai la régulation du conflit social par un certain nombre de considérations apparemment de pure terminologie. Mais chacune d'elle, comme le lecteur s'en apercevra rapidement, est si étroitement liée aux problèmes fondamentaux des schémas de conflit que la distinction entre terminologie et recherche fondamentale en devient véritablement oiseuse. Un certain nombre de concepts rivaux sont en usage pour désigner ce que nous appelons la régulation du conflit et quelques-ups ont des implications qui ne conviennent pas ici. Ceci est particulièrement vrai du concept de résolution de conflit. L'idée que les conflits peuvent être résolus pourrait vouloir signifier et est souvent considérée comme signifiant qu'il est possible d'éliminer radicalement certains conflits donnés. Chez certains auteurs la notion de résolution de conflit porte plus sur les causes que sur les modes d'expression du
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Vers une théorie sociologique du conflit
conflit social. Une telle notion prête à tout le moins à des malentendus et je proposerais de la réserver aux énoncés théoriques. Il y a un sens et un seul dans lequel on puisse dire d'un conflit qu'il a été résolu: la matière spécifique d'un conflit spécifique, par exemple la revendication par un syndicat d'une augmentation de salaires donnée à line date donnée, peut avoir fait l'objet d'un accord tel qu'elle n'est pas susceptible de resurgir. Mais il doit désormais apparaître tout à fait clairement, du point de vue adopté ici, que de tels accords n'affectent en rien les causes et les déterminants du conflit en général et même d'un conflit spécifique comme dans l'exemple choisi. Si, le contenu du conflit évoluant, le conflit persiste, c'est donc qu'il n'a pas été résolu. Le concept de résolution de conflit sera à rejeter comme reflétant une idéologie erronée d'un point de vue sociologique selon laquelle l'élimination complète du conflit est possible et souhaitable. 12 La notion de suppression du conflit social est également à rejeter comme dénué de signification sociologique véritable. Il va peut-être sans dire qu'on ne saurait considérer la suppression comme un mode efficace (ou souhaitable) de régulation des conflits sociaux. Mais j'irais plus loin: j'affirmerais volontiers que la suppression effective du conflit est, à long terme, irréalisable. Certes, cette expression «à long terme» est très vague. Même au 20e siècle, l'histoire a montré qu'il est possible dans des régimes totalitaires de supprimer l'opposition à la fois dans l'industrie et dans l'Etat et pour une durée qui aux yeux des intéressés est considérable. Je ne voudrais pas que cette expression «à long terme» puisse faire penser que j'adopte, devant des réalités de ce genre, un point de vue cynique. Il me paraît toutefois que l'histoire même des Etats totalitaires contemporains a prouvé que dans ce cas le long terme n'excède pas une décade. Une telle remarque a de quoi surprendre l'observateur superficiel, malheureusement je ne peux l'étayer ici que par une ou deux affirmations sommaires. Lorsque l'on a tenté de supprimer radicalement le conflit, cela entraîne au cours des dix années qui suivent l'une ou l'autre des deux conséquences suivantes. Soit la suppression revient à la totale méconnaissance et à l'exclusion de l'opposition, et des changements révolutionnaires type Hongrie 1956 sont alors hautement probables; soit la suppression de l'opposition s'accompagne d'une détection vigilante et continue des intérêts manifestes embryonnaires de l'opposition potentielle et des modifications sont introduites de temps à 12. Je reconnais volontiers que le terme de «résolution de conflit» peut être défini différemment. Ainsi je ne mets nullement en doute que les éditeurs du journal Conflict Resolution s'intéressent effectivement à la régulation du conflit. Toutefois il me paraît nécessaire de mettre au maximum l'accent sur l'hypothèse de l'universalité du conflit avec ou sans régulation.
Groupes de conflit, conflits de groupe et changement social
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autre qui prennent en considération certains de ces intérêts, is Dans ce dernier cas la suppression n'est pas totale et de violents conflits peuvent bouillonner longtemps sous la surface avant d'éclater; quant au manque d'efficacité du premier mode de suppression, il se passe de commentaire. Ce qui nous intéresse ici, n'est ni la résolution ni la suppression du conflit social mais sa régulation. Par régulation, on entend des modes de contrôle du conflit qui s'attachent plus à ses manifestations concrètes qu'à ses causes et qui sous-entendent l'existence continue d'antagonismes d'intérêts et de groupes d'intérêts. En ce sens, la régulation effective du conflit exige la présence d'au moins trois facteurs qui chacun séparément influent sur la violence des manifestations du conflit. Tout d'abord, pour qu'une régulation effective du conflit soit possible, il importe que les deux parties impliquées dans un conflit reconnaissent la nécessité et la réalité de la situation conflictuelle et par là, la légitimité de la cause adverse. On se trouve là en quelque sorte sur le terrain des valeurs. Le fait de reconnaître la légitimité de la cause adverse ne signifie certes pas qu'il faille dès le départ reconnaître comme justifiés les intérêts de l'adversaire. Il faut plutôt entendre ici par reconnaissance le fait que les deux parties acceptent leur conflit pour ce qu'il est, à savoir le produit inévitable de la structure d'autorité des associations. A chaque fois que l'on tente de taxer d'«irréalisme» le point de vue adverse ou même de dénier à l'adversaire tout droit à la contestation, la régulation effective du conflit est impossible. Ceci est également vrai des conflits qui ne sont pas reconnus pour ce qu'ils sont et où l'on fait excessivement porter l'accent sur ce que l'on appelle trop souvent et mal à propos les «intérêts communs». A mon avis le journal londonien The Economist était fondé à reprocher aux syndicats britanniques leur «modération» qu'il estime en partie responsable de la stagnation et la faible productivité du capitalisme anglais; il compare à leur désavantage leur politique à celle plus agressive des syndicats américains dont la revendication constante pour de plus hauts salaires a préservé le dynanisme de l'économie américaine (cf. 80, p. 198). Sans aucun doute y a-t-il des intérêts communs dans toute situation de conflit; sans communauté, pas de conflit et vice versa. Mais le facteur décisif pour une régulation effective des conflits est la reconnaissance affirmée d'une divergence et d'une opposition systématique. Tenter de masquer les lignes de conflit au moyen d'idéologies toutes
13. L'histoire de l'Union Soviétique fournit un bon exemple de ce «totalitarisme subtil» comme on pourrait appeler je pense tout particulièrement la collectivisation des terres (sous Staline) où le gouvernement prit de plus en plus en considération l'intérêt des paysans.
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Vers une théorie sociologique du conflit
faites d'harmonie et d'unité c'est en fait accroître plus qu'atténuer la violence des manifestations de conflit. 14 Le deuxième préalable à une régulation effective du conflit est l'organisation effective des groupes d'intérêts. Tant que les forces conflictuelles ne sont que des agrégats informes et incohérents, la régulation est virtuellement impossible. Le point de vue de Coser (ou de Simmel) selon lequel, en dépit de l'aspect paradoxal de la situation, les groupes de conflit s'efforcent souvent dans la réalité de renforcer réciproquement leur unité et leur organisation conduit à penser qu'«un parti unifié préfère un adversaire unifié» (81,132). La guérilla n'est pas susceptible de régulation effective. 15 Dubin estime possible d'affirmer d'une manière générale que «le conflit entre groupes s'institutionalise» (77, p. 287). Une fois de plus se pose cependant le problème de la durée. Il est possible que le principe d'inertie s'applique également à cet aspect des conflits de groupe si bien qu'en règle générale la plupart des conflits de groupes deviennent des conflits organisés. On a vu cependant que cette organisation dépend essentiellement de certaines conditions structurales qui ne sont pas universellement présentes. En ce qui concerne la régulation effective des conflits on peut dire que ces conditions d'organisation en constituent un des préalables, puisque l'organisation même des groups de conflit en est également un. Enfin le troisième et dernier préalable à une régulation effective des conflits est que les parties adverses dans les conflits sociaux se mettent d'accord sur un certain nombre de règles du jeu qui fournissent le cadre de leurs relations. Là encore, Dubin a l'air de penser qu'un tel accord intervient nécessairement dans tous les cas: «le conflit permanent entre des groupes conduit à des modes standardisés de c o n f l i t . . . à échanges routiniers» (77, p. 190). Il semble qu'ici aussi Dubin pèche par optimisme. Par règles du jeu on entendra des normes de procédure auxquelles sont soumis les deux parties sans préjuger de l'issue de la contestation. Elles comprendront normalement des normes quant au lieu et au mode des rencontres, au déroulement de ces rencontres, à la prise de décision et aux sanctions applicables en cas de transgression de ces règles et enfin aux modalités de révision des règles elles-mêmes. Kerr a souligné que de telles règles favorisent généralement autant que la régulation du conflit les groupes d'intérêts en présence: «En règle générale, ces règles assurent la survie des deux parties, réduisent les risques de tort réciproque, permettent dans une certaine mesure de prévoir leur conduite et enfin protège 14. L'expérience allemande de cogestion présentée au chapitre VII fournit un bon exemple de telles erreurs et de leurs conséquences. 15. Nul doute que tous les secrétaires d'Etat aux Colonies des gouvernements de la seconde moitié du 20e siècle abonderaient sur ce point dans notre sens. C'est très souvent l'absence d'adversaires organisés qui rend si difficile la régulation des querelles coloniales dans le monde actuel.
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les tiers de préjudices possibles» (84, p. 235). On trouve de nombreux exemples de la mise au point de telles règles tant dans les conflits industriels que politiques ou internationaux. Il est néanmoins important de noter que ces règles du jeu ne remplissent leur fonction qu'aussi longtemps qu'elles maintiennent les deux parties sur un pied d'égalité et qu'elles ne comportent aucune stipulation importante susceptible de léser l'un ou l'autre des groupes de conflit, is Une fois réunies ces conditions préalables à la régulation du conflit, la régulation elle-même intervient sous des formes diverses. Une revue exhaustive de toutes ses formes n'est ici ni possible ni nécessaire; on se contentera d'étudier quelques-uns des types les plus fréquents de modes de régulation de conflit sous l'angle de leurs conséquences sur la violence du conflit de classe. Il va de soi que dans un tel domaine, la généralisation est aussi périlleuse que peu satisfaisante. En effet les associations diffèrent sous bien des aspects et établir des analogies entre les modes de régulation de conflit dans, disons, l'industrie et l'Etat, fait courir le risque de ne pas rendre compte des conditions spécifiques à chaque association. Bien plus, il y a des différences significatives même entre des sociétés dont les formes de gouvernement sont analogues. Ainsi on ne peut faire de généralisation sur la place, dans la régulation des conflits politiques et industriels, qu'occupent les institutions légales aux Etats-Unis, en France et en Allemagne. Pour ces raisons entre autres, je m'en tiendrai dans l'étude des divers types de régulation de conflit qui va suivre à un petit nombre de remarques très abstraites qu'il conviendra de compléter et de modifier si l'on veut les appliquer à des sociétés ou associations spécifiques. 17 16. De ce point de vue, les règles du jeu sont toujours d'une nature précaire. Ce qui à un moment donné constitue un accord peut se muer par la suite en préjudice à l'égard d'un des camps. C'est la raison pour laquelle les règles de révision des règles constituent peut-être l'élément le plus important de ces règles du jeu (les constitutions, par exemple). 17. Pour faciliter l'exposé qui va suivre, il peut être utile de présenter sous forme d'un tableau schématique les diverses formes de régulation de conflit. Le schéma suivant - un premier essai - s'inspire du tableau proposé par Moore (157, p. 446) et comporte une liste de termes suggérés par Kerr (84, p. 236). Ce tableau est établi en fonction des conditions de
Types A B C D E
Rôle des tiers dans la régulation du conflit social Acceptation de Termes de Sollicitation de l'avis des tiers Kerr l'avis des tiers Aucune Volontaire Volontaire Obligatoire Obligatoire
Aucune Volontaire Obligatoire Volontaire Obligatoire
\ ( \
Conciliation Médiation Arbitrage (suppression)
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Vers une théorie sociologique du conflit
La première et la plus ancienne forme de régulation de conflit semble être le fonctionnement de certaines institutions qui fournissent un cadre aux débats et aux décisions touchant à ce qui fait matière à conflit. On peut décrire d'une façon générale ces institutions comme des organes parlementaires ou quasi parlementaires au sein desquels les groupes d'intérêts en conflit ou leurs représentants se rencontrent afin de résoudre leur conflit de manière relativement pacifique et ordonnée. Pour être efficaces de telles institutions doivent satisfaire à au moins quatre conditions: elles doivent être des organes autonomes investis du droit de prendre des décisions sans avoir à recourir à aucun organisme extérieur; elle doivent dans une association donnée occuper une place de monopole en ceci qu'elles doivent être uniques en leur genre; doivent être obligatoires à la fois le recours à elles par les groupes d'intérêts en cas de conflit aigu et l'exécution, par les groupes d'intérêts et par leurs membres, des décisions prises; enfin elles doivent être démocratiques, c'est-à-dire qu'il convient d'entendre les deux parties et de leur donner une chance égale de formuler leurs revendications avant toute prise de décision. Des dispositifs complémentaires touchant aux modes de discussion et de décision font partie des règles du jeu. Il semble évident que la seule création d'organismes parlementaires ou quasi parlementaires de ce type entraîne une réduction considérable de la violence des conflits de groupes. Des individus qui sont tombés d'accord pour traiter leurs différends au moyen de la discussion ne se livrent généralement pas à des violences physiques. Il semble en outre que la violence des conflits décroît au fur et à mesure que croît l'efficacité des institutions parlementaires. Toutefois la seule présence de telles institutions ne suffit généralement pas à garantir que ne surviendra aucun conflit violent. 18 Dans de nombreux cas, si l'on veut effectivement réduire la violence du conflit de groupes, il convient de faire intervenir auprès de la conciliation autonome d'autres formes de régulation de conflit. Ces autres formes régulation des conflits dans l'industrie, aussi son application à d'autres associations ne va-t-elle pas sans difficulté. Ce schéma se fonde sur le rôle des tiers dans la régulation des conflits. Pour une plus ample information sur les divers types de régulation, on se reportera au texte. 18. L'occurrence de décisions majoritaires et du même coup la permanence relative des structures d'autorité doivent entrer ici en ligne de compte. Dans l'association qu'est l'Etat où des élections périodiques font partie des règles du jeu, les décisions majoritaires constituent une norme acceptable en dépit du fait qu'elles peuvent placer l'une des parties dans une position désavantageuse tout au long d'une législature. En revanche, dans l'industrie les décisions majoritaires ne sont pas acceptables étant donné que la structure d'autorité de l'entreprise n'est pas soumise à des changements électoraux. La probabilité d'échec de la conciliation autonome y est par conséquent infiniment plus élévée.
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diffèrent de la conciliation en ce qu'elles impliquent toutes l'intervention de «tiers», c'est-à-dire d'organismes extérieurs. La forme la plus atténuée d'intervention extérieure dans les conflits de groupes semble consister en ce que l'on appelle généralement dans l'industrie la médiation. En pareil cas, les deux parties acceptent de consulter un tiers auquel elles demandent un avis mais dont l'avis n'a pas de force contraignante sur elles. A première vue, ce type de régulation ne semble pas devoir être d'une grande efficacité; pourtant les faits ont prouvé dans maintes sphères de la vie sociale qu'en fait la médiation constitue souvent le mode le plus fructueux de régulation du conflit, i» Dans son excellente analyse de la médiation, Kerr suggère que ce type d'intervention extérieure a sur la régulation du conflit au moins cinq conséquences favorables: réduction de l'irrationnel, suppression du non-rationnel, recherches des solutions, assistance en vue d'un retrait pacifique et élévation du coût du conflit (voir 84, pp. 236-39). Les conflits industriels et internationaux fournissent de nombreux exemples de cette forme de régulation mais on l'observe rarement dans les conflit politiques encore que dans certains cas des institutions légales ou des personnalités hautement représentatives (rois, président) puissent jouer le rôle de médiateur entre partis politiques. La place dans la régulation du conflit des institutions légales est toutefois décrite de façon plus rigoureuse par ce que dans l'industrie on a coutume d'appeler l'arbitrage. Il existe deux types d'arbitrage qui diffèrent par le mode de désignation de l'arbitre auquel ont recours les parties en conflit. Les règles du jeu peuvent prévoir deux cas: soit les parties en conflit sont tenues, en cas d'échec de la conciliation et de la médiation, de faire appel à un arbitre, mais elles sont libres d'en accepter ou d'en rejeter la décision; soit elles sont libres de faire appel ou non à un arbitre mais si elles ont fait appel, elles doivent ensuite accepter sa décision. Dans les deux cas, il semble que l'arbitrage constitue bien un mode efficace de réduction de la violence du conflit de classe bien qu'il puisse être, comme Lockwood l'a souligné (86), une mode problématique de régulation. Selon Lockwood il existe une conception «politique» et une conception «juridique» de l'arbitrage. La première assigne comme tâche à l'arbitrage de trouver un compromis acceptable entre des positions conflictuelles et acceptées comme telles; en termes de théorie du conflit, cette conception s'avère fructueuse; quant à la seconde conception, elle envisage les conflits d'un point de vue légal, c'est-à-dire qu'elle attribue à l'arbitre la tâche de trancher quant au bien-fondé des 19. Disons en passant que cela n'est pas valable uniquement en ce qui concerne la vie sociale mais également dans le domaine de la psychologie. De nombreux psychanalystes se considèrent comme des médiateurs des conflits affectifs chez leurs patients.
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positions en conflit en fonction de critères rigides du «bien» et du «mal». Dans cette dernière conception, les règles du jeu sont appelées à léser l'une ou l'autre des parties car si l'une des causes est déclarée juste, juste étant pris à la fois en un sens légal et moral, alors le conflit lui-même n'est pas reconnu et la partie lésée peut se sentir frustrée au point de recourir à la violence. On peut transposer cette dichotomie du domaine industriel aux systèmes politique et légal. Ainsi une analyse comparative des systèmes légaux en vigueur dans les pays anglo-saxons et dans les pays d'Europe continentale montrerait sans doute que dans les premiers prévaut une conception politique de l'arbitrage légal alors que les seconds adoptent la conception juridique jusqu'à mettre en danger la régulation effective du conflit. 2» Ces trois formes de régulation du conflit, la conciliation, la médiation et l'arbitrage, peuvent constituer des stades successifs de régulation de conflit ou encore s'appliquer séparément dans une situation donnée. Lorsqu'elles se succèdent, leur aboutissement logique apparaît devoir être ce type d'arbitrage dans lequel le recours à l'arbitre et l'acceptation de sa décision sont toutes deux obligatoires pour les parties en cause. Cependant ce mode obligatoire de règlement des querelles ne constitue pas, au sens de la théorie du conflit, une modalité efficace de régulation de conflit. En effet, même s'il est accepté par les deux parties il restreint considérablement leurs chances de défendre leur cause respective. Il y a dans ce type de règlement au moins un danger pour l'une ou l'autre des parties de subir la domination d'un organisme extérieur, par exemple le gouvernement. En d'autres termes, cette procédure obligatoire peut aboutir à la suppression pure et simple du conflit avec les conséquences que cela implique comme nous l'avons vu plus haut. 21 Il existe une grande variété de modes pratiques de régulation de conflit, mais à mon avis la plupart de ces formes concrètes ne représentent qu'une modification ou une combinaison des types généraux esquissés dans cette section. En effet conciliation, médiation et arbitrage ainsi que leurs préalables normatifs et structuraux constituent les mécanismes primordiaux de réduction de la violence du conflit de classe. Lorsque sont établies ces routines relationnelles, le conflit de groupe perd de son acuité pour devenir un schéma institutionalisé de la vie sociale. Pour que les bouleversements révolutionnaires se muent en changements progressifs il n'est nul besoin, contrairement à ce que croyait Marx, d'une société sans classe (ce qui n'est en dé20. Je pense qu'une analyse détaillée de la position des avocats de la défense dans les tribunaux des pays anglo-saxons et d'Europe continentale mettrait suffisamment ce point en lumière. 21. Les deux exemples marquants de règlement obligatoire de conflits industriels, celui de l'Allemagne en 1920 et celui des pays communistes contemporains viennent à l'appui de cette conclusion.
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finitive qu'une fiction utopique). Grâce à une régulation effective, le conflit de classe peut devenir un élément de régularité dans un monde en perpétuel changement. Même lorsque l'intensité du conflit reste inchangée, ses manifestations peuvent être canalisées de telle sorte que l'individu soit protégé contre la menace physique d'une guerre de tous contre tous (bellum omnium contra omnes). En ce sens la régulation du conflit semble tant d'un point de vue théorique que politique une solution plus satisfaisante au «problème de l'ordre de Hobbes» que la solution proposée par Talcott Parsons. 22
CONFLIT DE GROUPE ET CHANGEMENT DE STRUCTURE
Au cours des considérations théoriques des chapitres précédents nous avons fait l'hypothèse que les conflits de groupe de type conflit de classe entraînent des changements structuraux. Nous avons en outre rejeté les distinctions que l'on tente d'établir entre des changements soit-disant de nature différente tels que «changements à l'intérieur de» la structure et «changements de» structure des associations. Une fois ainsi rassemblés les éléments d'une théorie du conflit de classe, notre tâche consiste maintenant, en conclusion, à préciser comment le conflit de classe entraîne des changements de structure et sous quelles conditions particulières tel ou tel mode de changement de structure a des chances de se produire. Ici aussi il est nécessaire de compléter la présentation d'un modèle par des distinctions terminologiques et des généralisations empiriques. Comme la stabilité de la structure sociale, les changements dans la structure de classe doivent être envisagés aux deux niveaux de l'analyse que nous avons appelés l'un le niveau normatif, ou idéologique et l'autre le niveau concret ou institutionnel. Les intérêts peuvent devenir des valeurs mais aussi des réalités sociales. Si l'on prend par exemple l'un des intérêts manifestes d'un groupe de conflit résidant dans l'égalité entendue au sens des droits de citoyenneté de Marshall, cet intérêt peut se réaliser sur deux plans. En premier lieu, il peut devenir un choix de valeur plus ou moins générale des citoyens d'une société donnée; la «passion légitime des hommes pour l'égalité» 22. Le problème de la régulation du conflit est un des points clés de la théorie du conflit en matière de politique sociale. Je n'ai fait qu'évoquer cet aspect du problème dans les pages qui précèdent et les conclusions auxquelles je suis parvenu ne sauraient s'appliquer de façon automatique au problème politique de la régulation du conflit. D est vrai que des conflits violents peuvent parfois et pour certaines associations être réellement souhaitables. Toutefois d'une façon générale, il semble que le souci de la politique sociale doive être de régler les inévitables conflits de la vie sociale en recourant à d'autres méthodes que la résolution ou la suppression.
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Vers une théorie
sociologique
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conflit
de Tocqueville peut grandir au point d'« inciter tous les hommes à aspirer au pouvoir et aux honneurs» (232, p. 56). En second lieu, l'égalité peut s'inscrire dans les dispositifs institutionnels par exemple par la socialisation de la médecine, l'abolition des droits scolaires et universitaires, etc. Ces processus sont tous deux des processus de changement et ce serait une pure et inutile spéculation que de tenter de privilégier le niveau normatif ou le niveau institutionnel. Bien qu'en conséquence il ne faille négliger ni l'un ni l'autre de ces niveaux dans toute analyse du changement de structure, il semble toutefois nécessaire d'adopter une méthode opératoire qui spécifie les modes de changement de structure à un seul de ces niveaux. Dans le présent contexte, on entendra tout changement de structure comme un changement concernant les tenants des positions de domination dans les associations régies par l'autorité. L'effet immédiat des conflits de classe porte sur les tenants des positions de domination et ce sont ces positions qui introduisent ces changements sociaux. Cette spécification opérationnelle se tient du point de vue du rôle et de la définition de l'autorité dans la théorie avancée ici. Dans la mesure où l'on fait de la distribution de l'autorité dans les associations l'objet formel du conflit de classe, les changements découlant du conflit de classe sont toujours dans leur aspect formel des changements intervenant dans ces structures d'autorité ou dans leurs effectifs. Du point de vue de l'analyse sociologique 23 , l'autorité est en outre une valeur instrumentale. Dans la théorie des classes, la possession de l'autorité ne figure pas en tant que valeur recherchée pour elle-même, mais en tant que possibilité de satisfaire des intérêts spécifiques. Une telle conception de l'autorité est en accord avec notre distinction, au moyen du concept central de légitimité, entre pouvoir et autorité. Il s'ensuit qu'un échange par exemple dans les titulaires des positions de domination doit être considéré non seulement comme un processus de régénérescence d'une «classe dominante» ou d'une «élite» en principe constante, mais avant tout comme l'aspect instrumental d'un processus qui traduit essentiellement le changement de structure. En ce sens, les renouvellements de personnel sont non pas des changements de structure en eux-mêmes mais une condition nécessaire pour que (du point de vue du statu quo) de nouveaux intérêts deviennent soit des valeurs, soit des réalités. Ce n'est que dans la perspective d'un théorie intégrationniste que les problèmes du changement des modes d'accès à une couche sociale supérieure ont une signification. Pour une théorie de la coercition, les changements de titulaires des rôles d'autorité ne sont que l'aspect 23. Contrairement à ce qu'il en est pour l'analyse psychologique, où la «soif de pouvoir» et la possession du pouvoir présentent également un intérêt considérable en tant que valeurs immédiatement gratifiantes.
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formel ou instrumental des changements de structure sociale tant au niveau normatif qu'au niveau institutionnel. La méthode opérationnelle proposée ci-dessus permet de distinguer au moins trois modes de changements de structure, dont chacun nécessite quelques mots de commentaire. Un premier mode de changement consiste dans le renouvellement total ou quasi total des tenants des positions de domination dans une association donnée. Il s'agit évidemment là du mode le plus brusque de changement de structure. On prendra pour exemple d'association l'Etat et on supposera un Etat organisé de telle sorte qu'il s'y trouve trois partis politiques, l'un au pouvoir et les deux autres dans l'opposition. Un renouvellement total des tenants des positions de domination signifierait alors le remplacement de tous les ministres, des plus hauts fonctionnaires et autres responsables politiques par des membres des partis d'opposition. Dans les Etats modernes, d'aussi brusques changements ne se produisent qu'assez rarement; le dernier exemple marquant que l'on en connaisse est sans doute celui de la Révolution bolchévique en Russie. D'une manière générale, on peut définir ce renouvellement total du personnel dirigeant comme un changement révolutionnaire. Et c'est ici que la sociologie de la révolution rejoint la théorie du conflit de groupe. L'histoire, et plus particulièrement l'histoire moderne, offre des exemples nettement plus nombreux d'un second mode de changement de structure, à savoir le renouvellement partiel des tenants des positions de domination. Un tel renouvellement partiel représente plus un fait d'évolution qu'un changement révolutionnaire. Dans l'exemple précédemment choisi, il se traduirait ainsi: le parti de la majorité choisirait de former une coalition avec disons le plus faible des deux partis d'opposition. Dans ce cas, certains éléments de la classe jusqu'ici subordonnée intégreraient la classe dirigeante et influeraient sur les choix politiques et les décisions prises. Les coalitions ne sont certes pas le seul exemple de ce qu'est un renouvellement partiel; lorsque des élections dans des pays démocratiques déplacent la majorité, il s'ensuit généralement un renouvellement partiel sans plus du personnel gouvernemental de telle sorte par exemple que des ministres sont remplacés tandis que certains diplomates, hauts fonctionnaires ou membres des tribunaux de la précédente majorité conservent leurs postes. 24 Mais sans doute plus important que ces deux modes de changement de structure le conflit de classe n'implique pas de renouvellement du personnel. On peut observer en effet des changements de structure opérés dans des directions souhaitées par les groupes subor24. On note à ce sujet des différences considérables entre les divers pays, de l'Allemagne par exemple où les juges et les hauts fonctionnaires ne peuvent être licenciés, aux Etats-Unis où assiste au remplacement de hauts fonctionnaires ayant relativement peu d'ancienneté.
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donnés sans pour autant qu'aucun membre de ces groupes n'accède à des positions dirigeantes. Cette conséquence apparemment accidentelle de l'évolution du conflit social se produit aussi bien dans les pays démocratiques que dans les pays totalitaires. Par rapport à notre exemple, cela signifie que la majorité et l'opposition restent stables et distinctes l'une de l'autre pendant une longue période, mais que le parti majoritaire intègre peu à peu à sa politique et à sa législation des propositions et des intérêts en provenance de l'opposition. Aussi étrange que puisse paraître au départ le fait qu'un changement structurel puisse s'opérer sans renouvellement du personnel dirigeant, il n'en s'agit pas moins là d'un phénomène couramment observé dans l'histoire des Etats, des entreprises, des églises et autres associations. Il va sans dire que ce troisième mode de changement de structure désigne le type d'évolution le plus lent et exige des dirigeants un tact tout particulier pour éviter la suppression de tels ou tels intérêts de l'opposition, suppression qui risquerait d'engendrer des révoltes. 25 II constitue néanmoins pour une classe dominante le moyen de maintenir pendant une longue période la légitimité de son autorité. On peut estimer que ces trois modes de changement de structure occupent respectivement les deux extrémités et le centre d'une échelle rendant compte de la soudaineté du changement. Ainsi le renouvellement partiel du personnel constitue une vaste catégorie entre le renouvellement total et la totale stabilité. Toutefois, si l'on peut dire que le changement de structure est d'autant plus soudain que l'effectif du personnel remplacé est important, cela ne signifie pas qu'il est d'autant plus radical. La soudaineté et la radicalité des changements de structure sont deux variables indépendantes de ce phénomène, tout comme l'intensité et la violence du conflit de classe peuvent varier de façon indépendante l'une de l'autre. On rencontre en effet des changements relativement soudains qui ne s'accompagnent que de légères modifications sur le plan des valeurs et des institutions et de même, on peut observer des évolutions absolument radicales bien que relativement lentes. 26 Les changements de majorité dans les Etats démocratiques illustrent le premier cas tandis que le 25. L'histoire de l'Eglise catholique illustre les deux cas: le maniement adroit de lents changements de politique sans renouvellement de personnel ainsi que la dégénérescence du processus, la suppression des intérêts et la révolte qui en résulte. 26. En fait, les deux concepts de révolution que l'on retrouve si fréquemment de façon interchangeable dans la littérature peuvent être séparés selon cette distinction entre soudaineté et radicalité. La Révolution Industrielle fut sans doute plus radicale que la Révolution Française, et pourtant elle fut moins soudaine. On utilise très souvent sans distinction le terme de révolution pour désigner à la fois des changements particulièrement radicaux et des changements particulièrement soudains. Je le réserverai pour ma part pour cette dernière catégorie de changements.
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second concerne les changements profonds de la structure de classe que nous avons analysés antérieurement dans la présente étude. Il y a plus qu'un lien logique entre la dimension radicalité-soudaineté du changement de structure et la dimension intensité-violence du conflit de classe. On peut en effet avancer que la soudaineté du changement varie en fonction de la violence du conflit. Plus les conflits de classe sont violents, plus les changements qu'ils engendrent ont de chance d'être soudains. En ce sens, la régulation effective du conflit atténue la soudaineté du changement. Un conflit bien ordonné entraîne un changement très graduel, plus ou moins selon le troisième mode envisagé plus haut. La régulation du conflit peut en fait opérer à la manière d'un organisme de pression sur les groupes dirigeants afin que ceux-ci reconnaissent les intérêts des groupes subordonnés et intègrent ces intérêts dans leur programme politique. C'est le cas pour des revendications de salaire négociées par voie de conciliation. Le conflit incontrôlé, en revanche, menace toujours les tenants des positions de domination dans leur possession de l'autorité; il tend à un renouvellement total du personnel dirigeant et, par là, à un changement soudain. Il existe également, du moins en théorie, une échelle de radicalité du changement structurel. Cependant, une formulation pratique d'une telle échelle présente de très nettes difficultés. La radicalité des changements de structure est évidemment fonction, en règle générale, de ce que représente le statu quo dans une conjoncture historique particulière. Dans l'Europe du 18e siècle, l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire aurait certainement entraîné des changements radicaux, à la fois sur le plan technique et sur le plan social. Dans l'Europe du 20 e siècle, le même processus, s'il implique toujours un certain changement, n'a néanmoins pas de conséquences réellement radicales mais se contente de rassembler des tendances à la rationalisation, à l'automation, etc. De la même manière et plus en rapport avec notre présent propos, on peut dire que les changements issus de conflits au sein de l'église catholique sont, dans la plupart des pays contemporains, beaucoup moins radicaux que par le passé. La radicalité du changement structurel n'est donc pas une simple conséquence de l'intensité du conflit de classe, même si une telle relation est observable dans des limites bien définies. Plus grand est l'engagement des individus dans un conflit, plus grande sera l'ampleur de leurs revendications et plus importants seront les changements issus de ce conflit et ceci indépendamment de la soudaineté de ces changements. Si elles peuvent coïncider, la radicalité et la soudaineté du changement, tout comme l'intensité et la violence du conflit, divergent le plus souvent. Et dans tous les cas, leur divergence présente plus d'intérêt pour l'analyse sociale que leur coïncidence. Outre les conditions historiques, les exigences structurales des as-
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sociations restreignent également la co-variance de l'intensité du conflit et de la radicalité du changement d'une part et de la violence du conflit et de la soudaineté du changement d'autre part. Ceci s'éclaire immédiatement si l'on compare le conflit industriel et le conflit politique. Dans les associations politiques, le renouvellement du personnel dirigeant constitue une éventualité plausible; aussi la totalité de l'échelle de soudaineté des changements peut-elle s'y appliquer. En revanche, dans le cas des associations industrielles, le renouvellement du personnel dirigeant est impossible, sauf dans des cas très précis et très limités. 27 II ne peut exister et il n'existe pas d'élections à l'issue desquelles le personnel de direction rejoint les rangs des ouvriers tandis que des ouvriers accèdent à la direction. Quasi invariablement, la structure des changements dans l'industrie prendra donc la forme de changements de politique de l'entreprise sans échange de personnel. D en va pratiquement de même dans la plupart des organisations religieuses. Avant d'aborder l'étude des changements structurels par le conflit de classe dans des associations spécifiques il nous faut donc déterminer la gamme possible de modes de changement au sein de ces associations. 28 De façon générale, et sans perdre de vue l'éventualité de variables complémentaires, on peut faire l'hypothèse que les divers modes de changement structurel co-varient selon les divers modes de conflit de classe. Plus le conflit de classe est intense, plus les changements qu'il entraîne seront radicaux; plus le conflit de classe est violent, plus les modifications structurelles résultantes seront soudaines. Le changement structurel constitue l'élément ultime de la théorie du conflit de groupe proposée ici. Comme tous les autres éléments de cette théorie, il ne représente qu'une fraction des phénomènes plus généraux de conflit et de changement. Il se peut que la typologie du changement proposée ci-dessus soit également applicable à des conflits autres que le conflit de classe. Néanmoins, dans ce chapitre comme ailleurs, je me suis limité à l'étude des diverses causes, formes et conséquences des conflits engendrés par les structures d'autorité d'associations qu'elle régit. 27. Ces limites seront étudiées de façon plus détaillées au chapitre VII ci-après. Disons simplement ici qu'il peut arriver que des individus appartenant à la classe subordonnée accèdent à la direction et que le personnel de direction soit entièrement remplacé à l'occasion d'une action révolutionnaire. Il s'agit là cependant de phénomènes caractéristiques de changement structurels d'un type spécial, changements qui ne vont pas dans le sens des intérêts d'un groupe subordonné. 28. Les conditions spécifiques des associations industrielles sont évidemment reliées au fait que là où il est possible de concevoir des modes de régulation qui rendent impossible pour toujours la guerre civile, on ne peut éviter complètement les conflits. Il n'y a, pour ainsi dire, pas de soupape pour les conflits intenses à l'intérieur de la structure de la société industrielle, si bien que l'intensité se transforme parfois en violence.
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LA THÉORIE DES CLASSES SOCIALES ET DU CONFLIT DE CLASSE
L'usage du terme «théorie» pour l'esquisse proposée dans les deux derniers chapitres a pu paraître prématuré, voire excessivement ambitieux. Si j'ai proposé un certain nombre de préalables, de concepts, de modèles et de généralisations empiriques apparemment en rapport avec les problèmes du conflit social et du changement social, ces diverses suggestions par leur manque de précision et de rigueur ne méritent sans doute pas l'appellation de «théorie». Je dirai de cet «à-peu-près» qu'il a été en partie voulu et en partie inévitable. Voulu en ceci qu'à mon avis les tentatives de formalisation en sociologie sont encore à ce jour plus prétentieuses qu'utiles et que, cela va sans dire, je préférais faire en sorte de ne pas exposer la présente étude aux mêmes critiques. Quoi qu'il en soit, je reconnais aisément qu'une telle formalisation est souhaitable. Et je déplore vivement qu'il ne m'ait pas été possible de présenter de façon plus rigoureuse la théorie proposée au cours des deux derniers chapitres. Si j'entreprends maintenant, pour conclure l'exposé abstrait de cette théorie, de résumer les points essentiels de ma conception du conflit de groupe, je mets en garde le lecteur contre la tendance à confondre le caractère apparemment systématique de ce résumé avec la rigueur méthodologique d'une démonstration scientifique. Tout ce que je souhaite c'est que ce résumé viennent en aide aux autres chercheurs pour qu'ils soient à même de dépasser les limites de mes propres possibilités de formalisation. 1. Les conceptions exposées dans la présente étude doivent être appréhendées en fonction de deux préalables, l'un touchant à la forme l'autre au contenu, et qui, bien que de nature méta-théorique ou méthodologique, constituent le cadre essentiel de référence de ses divers éléments. 1.1. L'intention heuristique de la théorie proposée dans la présente étude est l'analyse des changements de structure en termes de conflit de groupe. Il ne s'agit donc pas d'une pure description ni d'un exposé des problèmes de l'intégration et de la cohérence au sein de la société. 1.2. En vue de respecter cet objectif ainsi défini, il convient d'envisager la société sous l'angle de la théorie coercitive de la structure sociale; autrement dit, on partira des hypothèses suivantes: le changement et le conflit sont omniprésents, tous les éléments de la structure sociale doivent être reliés à l'instabilité et au changement, et l'unité et la cohérence sont des résultantes de la coercition et de la contrainte. 2. A l'intérieur de ce cadre de référence, la théorie des classes sociales et du conflit de classe comporte un certain nombre de concepts qu'il importe de définir.
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2.1. «L'autorité est caractérisée par la probabilité qu'un ordre ayant un contenu spécifique donné sera exécuté par un groupe donné d'individus» (M. Weber, 33a, p. 152). 2.1.1. Par domination, on entendra la possession de l'autorité, c'est-à-dire, le droit d'émettre des ordres impératifs. 2.1.2. Par subordination, on entendra l'exclusion de l'autorité, c'est-à-dire l'obligation d'obéir à des ordres impératifs. 2.2. «On appellera association régie par l'autorité toute association dont les membres sont soumis, en vertu d'un ordre prépondérant, à des relations d'autorité» (M. Weber, 33a, p. 153). 2.3. On appellera intérêts latents des lignes de conduite inhérentes à des positions sociales définies sans qu'elles soient pour autant nécessairement conscientes pour les individus qui les manifestent (espérances de rôle); ils opposent deux catégories de positions différentes dans n'importe quelle association régie par l'autorité. 2.4. Un quasi-groupe désigne tout ensemble d'individus occupant des positions dont les intérêts latents sont analogues sans pour autant que ledit ensemble soit organisé en tant que tel. 2.5. Les intérêts manifestes désignent des lignes de conduite articulées et dont les individus sont conscients, qui oppose des collectivités d'individus dans toute association régie par l'autorité. 2.6. Le groupe d'intérêts désigne toute collectivité organisée d'individus ayant en commun des intérêts manifestes. 2.7. Par classe sociale, on entend toute collectivité, organisée ou non, d'individus partageant des intérêts manifestes ou latents qui découlent de la structure des association régies par l'autorité. Il découle de la définition des intérêts manifestes et latents que les classes sociales sont toujours des groupes de conflit. 2.8. On entend par conflit de groupe toute relation d'antagonisme entre des collectivités organisées qui peut être étudiée sous l'angle des modèles de structure sociale (qui par conséquent n'est pas, sociologiquement parlant, fortuite). 2.9. Le conflit de classe désigne tout conflit de groupe découlant de la structure de l'autorité dans les associations qu'elle régit. 2.10. On appelle changement de structure toute modification des valeurs sociales (structure normative) ou des institutions (structure effective) d'une unité d'analyse sociale à une période donnée (T + n) par rapport aux valeurs et aux institutions antérieures (T), et ceci dans la mesure où cette modification concerne les tenants des positions de domination. 2.10.1. Par radicalité du changement de structure, on entend la signification exacte des conséquences et des diverses formes du changement de structure. 2.10.2. Par soudaineté du changement de structure, on entend le pourcentage de remplacement des tenants des positions de domination.
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3. La formation des groupes de conflit du type conflit de classe peut être décrite selon un modèle que l'on peut décomposer comme suit: 3.1. Dans toute association régie par l'autorité, on peut distinguer deux et seulement deux catégories de positions, à savoir, les positions de domination et les positions de subordination. 3.2. Chacune de ces deux catégories se caractérise par des intérêts latents communs; les collectivités d'individus qui leur correspondent constituent des quasi-groupes. 3.3. Les intérêts latents s'articulent en intérêts manifestes, et les quasi-groupes deviennent les terrains de recrutement de groupes d'intérêts organisés du type classe. 3.3.1. Des conditions d'organisation concrètes et variables peuvent empêcher l'articulation des intérêts manifestes et l'organisation des groupes d'intérêts. 3.3.2. Parmi les conditions d'organisation, on peut distinguer les conditions techniques (personnel, programme), les conditions politiques (liberté de coalition) et les conditions sociales (communication, modes de recrutement). Il faut y ajouter un certain nombre de conditions psychologiques non structurales (intériorisation des intérêts de rôle). 4. L'évolution du conflit de groupe du type conflit de classe a lieu selon un schéma qui peut être décrit par un modèle comportant des éléments à la fois analytiques et hypothétiques. 4.1. Lorsque la formation de groupes de conflit du type classe est achevée, ces groupes se trouvent placés au sein d'associations données, dans une relation de conflit de groupe (conflit de classe). 4.1.1. L'intensité du conflit de classe varie selon une échelle (allant de 0 à 1), en fonction de certains facteurs. 4.1.1.1. L'intensité du conflit de classe décroît en fonction des conditions d'organisation des classes. 4.1.1.2. L'intensité du conflit de classe décroît en fonction de la dissociation (et non de la superposition) des conflits de classe au sein des différentes associations. 4.1.1.3. L'intensité du conflit de classe décroît dans la mesure où sont dissociés (et non superposés) différents conflits de groupes au sein d'une même société. 4.1.1.4. L'intensité du conflit de classe décroît dans la mesure où sont dissociées (et non superposées) répartition de l'autorité et répatition des biens et avantages sociaux. 4.1.1.5. L'intensité du conflit de classe décroît en fonction de l'ouverture des classes. 4.1.2. La violence du conflit de classe varie selon une échelle (allant de 0 à 1), en fonction de certains facteurs. 4.1.2.1. La violence du conflit de classe décroît dans la mesure où existent les conditions d'organisation des classes.
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4.1.2.2. La violence du conflit de classe décroît si la privation totale des biens et avantages sociaux, pour une classe subordonnée, fait place à une privation relative. 4.1.2.3. La violence du conflit de classe décroît en cas de régulation effective du conflit de classe. 4.2. Le conflit de groupe de type de classe entraîne des changements de structure au sein des associations où il surgit. 4.2.1. On observe une co-variance de la radicalité du changement de structure et de l'intensité du conflit de classe. 4.2.2. On observe une co-variance de la soudaineté du changement de structure et de la violence du conflit de classe. Le lecteur jugera dans quelle mesure cette série de propositions abstraites constitute un résumé satisfaisant des conceptions exposées au cours des deux précédents chapitres. Il va sans dire que le présent résumé comme l'exposé antérieur plus élaboré ne constituent qu'une ébauche qui demanderait maints approfondissements. Je crois néanmoins pouvoir affirmer que cette tentative préliminaire d'approche des problèmes posés par le conflit de groupe peut constituter un outil fécond d'analyse. Elle fait effectivement porter notre attention sur un certain nombre de problèmes spécifiques auxquels elle apporte en outre un certain nombre d'explications suffisamment cohérentes. En ce sens, on peut la comparer au faisceau du projecteur éclairant un secteur de réalité. Dans les chapitres suivants je m'efforcerai d'étayer cette affirmation en appliquant la théorie des classes sociales et du conflit de classe à quelques problèmes caractéristiques de la société post-capitaliste.
C H A P I T R E VII
les classes dans la société post-capitaliste I: le conflit industriel
LA SOCIÉTÉ CAPITALISTE À LA LUMIÈRE DE LA THÉORIE DU CONFLIT DE GROUPE
La formulation et l'application d'une théorie sont deux choses différentes, obéissant chacune à leurs lois et leurs schémas propres. Tandis que l'élaboration de la théorie peut se faire de façon très schématique et «logique», l'analyse des faits, elle, perdrait beaucoup de sa qualité et de son intérêt si on la faisait passer au moule rigide de l'exposé théorique. Je signalerai donc lorsque cela sera nécessaire à quel moment l'analyse qui va suivre du conflit dans les sociétés industrielles avancées s'inspire de la théorie des classes sociales et du conflit social, mais je n'ai nullement l'intention de manipuler les faits de manière à les faire systématiquement cadrer avec l'ensemble des postulats, des modèles et hypothèses résultant des considérations exposées aux deux chapitres précédents. C'est plus la réalité que la théorie qui guidera mon analyse au cours des derniers chapitres de cette étude, à l'exception de la présente section et ceci en raison d'un objectif précis intéressant l'analyse qui va suivre. L'on est en droit d'exiger, dans le cas où, comme nous l'avons fait pour Marx, on décide de rejeter une théorie ancienne pour la remplacer par une nouvelle, que cette nouvelle théorie soit capable de rendre aussi bien compte des faits expliqués par l'ancienne que de ceux qu'elle a négligés. C'est pourquoi, l'un des moyens de mettre à l'épreuve notre théorie du conflit de classe consiste à l'appliquer aux conditions qui étaient celles de Marx. Certes il n'y a aucune raison à priori pour que l'on puisse traiter ce matériel historique de façon plus schématique que le matériel offert par la société postcapitaliste. Je me propose néanmoins ici de reconsidérer le conflit de classe sous le capitalisme, mais en simplifiant la tâche. Je me garderai de remettre en question les faits décrits par Marx, mais je m'attacherai à étudier la façon dont ces faits apparaissent à la lumière de la théorie du conflit de groupe. Certes, cette entreprise peut paraître hasardeuse. La description que donnent les sociologues des
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sociétés passées n'est en fait bien trop souvent qu'une douteuse reconstruction historique empruntée à de précédents auteurs, quand elle n'est pas totalement inventée en vue d'offrir un contraste spectaculaire avec les données contemporaines. N'étaient l'ampleur et la précision de l'apport de Marx, ainsi que mon intention arrêtée de ne pas alourdir la présente introduction, je mettrais volontiers tout en œuvre afin de ne pas encourir le reproche d'en prendre à mon aise avec l'Histoire. Ceci étant dit, je fais appel à l'indulgence du lecteur si les pages à venir laissent beaucoup à désirer quant à la précision et à la richesse historiques. Le point de départ des analyses de Marx réside en ce qu'il désigne lui-même sous les différents termes de «sphère de production», «rapports de production» ou «rapports de propriété». Il est clair que toutes ces expressions ont trait à l'entreprise industrielle et aux relations sociales qui s'y établissent. Pour Marx, l'entreprise constitue le noyau de la lutte des classes. Selon la conception qui est la nôtre, on peut dire ici de l'entreprise industrielle qu'elle est une association régie par l'autorité. Marx pour sa part insistait particulièrement sur l'aspect propriété. Rétrospectivement, cela est compréhensible étant donné que de son temps, c'était effectivement la possession des moyens de production qui constituait l'assise du pouvoir capitaliste et l'objectif essentiel du conflit industriel. Cela n'en est pas moins une approche trop restreinte du problème qui nous intéresse. En tant qu'association régie par l'autorité, l'entreprise industrielle est faite de deux quasi-groupes que l'on désigne, en gardant les termes de Marx, comme le groupe du capital ou des capitalistes et celui du travail ou des salariés. Chaque groupe possédait en propre un certain nombre d'intérêts latents et contradictoires, ce qui avait pour résultat de l'opposer à l'autre dans une relation de conflit. Alors que l'aspect le plus global des heurts d'intérêt, dans la société capitaliste, était le maintien ou la modification du statu quo de l'autorité, on peut décrire la nature spécifique du conflit, eu égard aux conditions sociales spécifiques de cette époque, comme un affrontement entre la tendance au profit du capital et la tendance des travailleurs à améliorer leurs conditions matérielles d'existence. L'intensité du conflit dans la société capitaliste était accrue du fait de la superposition de l'autorité et d'autres facteurs du statut social, en particulier le revenu. Pour les capitalistes, la domination impliquait un revenu élevé et la subordination réservée au travail des conditions matérielles d'existence extrêmement dures. Il y avait par conséquent une corrélation très nette entre la répartition de l'autorité et la stratification sociale. En dépit de cette position initiale, d'importants obstacles se dressaient, en ses débuts d'industrialisation, sur la voie de l'organisation, et ce pour les deux quasi-groupes en opposition. On retrouve ici tout cet éventail de facteurs décrits plus haut et qui rendent l'orga-
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nisation de groupes d'intérêts quasi impossible. L'absence de chefs et d'idéologies précises (conditions techniques), l'hétérogénéité des modes de recrutement des tenants des positions d'autorité (conditions sociales) et, dans le cas des travailleurs, l'absence de liberté de coalition (conditions politiques), tous ces facteurs ont maintenu pendant une durée appréciable le conflit industriel dans une position de latence, entrecoupée ça et là de tentatives d'organisation. Au fur et à mesure que les associations industrielles se sont stabilisées, les conditions d'organisation se sont fait jour peu à peu permettant au capital et au travail de créer deux types d'associations (associations d'employeurs, syndicats) pour la défense de ce qui est devenu des intérêts manifestes précis. Le conflit de classe industriel entre dans une phase ouverte dont les grèves et les lock-out constituent les symptômes les plus marqués. La situation telle qu'on vient de la décrire est celle de la sphère de l'industrie. C'est néanmoins l'une des caractéristiques du conflit dans les sociétés capitalistes que ce ne sont pas seulement l'autorité et le statut social qui se superposent l'un à l'autre, mais également le conflit politique et le conflit industriel. 1 Les groupes dirigeants dans l'industrie étaient également les groupes dirigeants de l'Etat, soit nominalement, à travers les membres de leurs familles, soit par d'autres agents. Inversement, les groupes assujettis dans l'industrie étaient en tant que tels exclus de l'autorité politique. L'industrie est l'ordre primordial de la société; en conséquence les structures d'autorité et les modèles de conflit s'étendent de l'industrie à l'ensemble de la société. Et de même les quasi-groupes de l'industrie s'étendent à la sphère politique. Le quasi-groupe de l'industrie constitué par le capital devient (pour employer une fois encore les termes de Marx) la bourgeoisie, le groupe dominant de l'Etat, tandis que les travailleurs salariés, le prolétariat sont en état de subordination politique. Ainsi dans les conditions particulières de la société capitaliste, les fronts de conflit qui caractérisent l'industrie et l'ensemble de la société se recouvrent, le conflit atteint une intensité extraordinaire. Dans le domaine politique également, l'organisation de groupes de conflit s'avéra difficile. Dans la mesure où les quasi-groupes industriel et politique sont identiques, les facteurs dont nous avons vu qu'ils empêchaient l'organisation dans l'industrie, produisent le même effet dans l'Etat. En outre des restrictions politiques, telles que les systèmes électoraux rendaient difficile pour le prolétariat la formation de groupes d'intérêts organisés. Ainsi le conflit de classe 1. C'est là un des points où une analyse historique poussée pourrait apporter un correctif aux propositions de Marx. S'il est vrai que dans la société anglaise du 19e siècle, le pouvoir industriel a pu de façon quasi automatique entraîner le pouvoir politique, il en est allé différemment pour l'Allemagne, par exemple, où les entrepreneurs voyaient leur pouvoir industriel limité par des élites politiques plus anciennes.
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resta sous-jacent pour quelque temps jusqu'à ce que les restrictions tombent et que les deux classes s'affrontent ouvertement dans l'arène politique. Du fait de la superposition de nombreuses lignes de différenciation, ce conflit fut, comme nous le savons, extrêmement intense. Son intensité était encore accrue par le fait que les deux classes en présence constituaient des unités relativement closes. La mobilité intergénérations avait un caractère d'exception. 2 Bourgeoisie et prolétariat étaient étanches l'un à l'autre et leur recrutement essentiellement interne. Mais au cours de cette période, ce n'est pas la seule intensité du conflit qui atteignit un degré très élevé, c'est également sa violence. Dans l'industrie comme dans l'Etat, n'était toléré pratiquement aucun mode de régulation du conflit. En l'absence d'une procédure démocratique qui mette sur un pied d'égalité l'une et l'autre des parties en conflit, la classe subordonnée devint de plus en plus une classe réprimée qui se tint comme un bloc solide mais sans pouvoir faire face au pouvoir absolu des tenants des rôles de domination. Du fait de ce durcissement du front des classes, on en vint à réclamer un changement complet et révolutionnaire des structures existantes. Car, à ce stade, les changements de structures ne pouvaient pas naître progressivement du conflit de classe. L'immobilisme et le manque de régulation empêchaient que des membres de la classe subordonnée s'introduisent dans la classe dominante. Dans le même temps la classe dominante ne disposait ni des canaux institutionnels ni du matériel idéologique qui lui eût permis d'accepter et de prendre en considération les intérêts du prolérariat. Il semblait donc tout à fait légitime de prévoir que le conflit de classe dans la société capitaliste allait aboutir à des changements soudains et radicaux, c'est-àdire à une révolution conduite par le prolétariat qui remplace d'un seul coup les groupes dominants de l'industrie et de la société. C'est à cette conclusion que parvient l'analyse de Marx de la société capitaliste. Car même s'il est allé bien au-delà dans le détail, c'est vers cette annonce de la révolution prolétarienne que converge toute son œuvre. Nous avons vu plus haut combien Marx était resté prisonnier d'à-priorismes philosophiques et peut-être politiques. Car il n'a pas vu ou pas voulu voir que le cours réel des choses ne concordait que jusqu'à un certain point avec ses prévisions. L'ossification des fronts de conflit et l'intensification du conflit furent tout d'abord mises en question par le seul fait que le prolétariat parvint à organiser des groupes d'intérêts et par les changements de structures que 2. Là encore l'exactitude des faits avancés par Marx est douteuse. Il est difficile d'imaginer comment une nouvelle classe dirigeante - le capital aurait pu être recrutée en l'absence de mobilité, y compris entre les classes. Il est évident qu'ici Marx a travesti les faits de manière à rendre plausible la guerre civile extrême qui était le type de conflit qu'il prévoyait.
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cette organisation provoqua. Dans l'industrie en particulier, des indices apparurent du développement des modes de régulation; des syndicats parvinrent à faire entendre et accepter certaines de leurs revendications. Marx se révèle philosophe rigoureux mais piètre sociologue lorsqu'il tente de ridiculiser ces «maigres résultats» et d'une manière générale l'action des syndicats (c'est-à-dire le conflit industriel comme étant distinct du conflit de classe politique). C'est Marx prophète et homme politique plus que Marx homme de science qui soutient en dépit de l'existence de telles tendances que la lutte de classe doit s'intensifier et que le prolétariat poursuit un objectif révolutionnaire. Sur ce point il nous faut rejeter non seulement le contenu de l'œuvre mais aussi l'intention de l'auteur. Avant de poursuivre l'analyse du conflit de classe en dépassant quelque peu le point où Marx l'avait conduite, une remarque préliminaire s'impose. Il doit être suffisamment clair maintenant que le concept traditionnel de classe chez Marx n'est qu'un cas particulier du concept proposé dans la présente étude. Pour Marx les classes sont des groupes de conflit sous-entendant a) l'absence de mobilité, b) la superposition de l'autorité, de la propriété et du statut social en général, c) la superposition des conflits industriel et politique et d) l'absence de régulation effective du conflit. Autrement dit, les classes sont des groupes de conflit engagés dans des conflits d'une extrême intensité et d'une extrême violence entraînant des changements également soudains et radicaux. Tel est le concept «traditionnel» ou «historique» de classe. En ce qui nous concerne, nous avons écarté ces quatre conditions de la définition de ce concept pour les intégrer en tant que variables empiriques dans une théorie plus vaste de la classe sociale et du conflit de classe. De cette façon, le concept lui-même devient une catégorie très formelle et - en ce sens - «non historique»; mais la théorie y gagne en fécondité, en étendue et en applicabilité. En effet, ce qui s'est produit depuis Marx, c'est en fait une modification des facteurs qui contribuèrent à l'intensité et à la violence des conflits de son époque. Des modes de régulation du conflit firent leur apparition à la fois dans l'industrie et dans l'Etat. De plus en plus, le processus démocratique de prise de décision a donné aux deux parties une chance d'atteindre leurs objectifs. La violence du conflit de classe s'en est trouvé effectivement réduite. L'institutionalisation de la mobilité sociale a favorisé dans les deux classes une certaine ouverture. La privation totale qui, dans l'échelle de stratification sociale était le lot du prolétariat s'est vu remplacée par une privation relative et même plus tard, pour certains, par des satisfactions relatives. Enfin on a assisté à une certaine dissociation des associations de l'industrie et de l'Etat. Tous ces changements ont favorisé une réduction tant de l'intensité que de la violence du conflit de classe dans la société post-capitaliste et ont rendu l'éventualité de
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changements radicaux et soudains de structures de plus en plus improbable. De nouveaux modes de conflit de classe font leur apparition que nous allons étudier maintenant. Il importe tout d'abord d'insister sur le fait que, quels que soient le concept, ou la théorie employés, l'histoire ne peut évidemment pas s'expliquer uniquement en termes de classe. Les changements qui séparent la société capitaliste de la société post-capitaliste ne sont pas entièrement dus aux effets du conflit de classe, pas plus qu'ils n'ont été de simples modifications dans les modes de conflit. Ainsi, la subdivision des positions d'autorité favorisée par une idéologie de rationalisation à la fois dans l'entreprise et dans l'Etat constitue un processus autonome. De même, la décomposition du capital et du travail par la séparation de la propriété et du contrôle et par l'apparition de différenciations nouvelles de qualification, si elle a des conséquences sur le conflit de classe, n'en est pas moins engendrée par d'autres facteurs. En tant que processus global l'évolution qui mène de la société capitaliste à la société post-capitaliste sort du cadre de la présente analyse. Il n'en ressort pas moins de l'esquisse qui précède que notre théorie du conflit de groupe s'applique aussi, en principe, aux faits dont Marx traitait, et j'espère que l'analyse plus élaborée qui va suivre montrera qu'elle conduit, en généralisant des approches antérieures, à une vue cohérente du conflit industriel et politique dans le monde contemporain. NOTRE SOCIÉTÉ EST-ELLE ENCORE UNE SOCIÉTÉ DE CLASSE?
Lorsqu'il qualifie de «naïve» la «question si souvent entendue . . . : notre société actuelle est-elle toujours une société de classe», Schelsky, en un certain sens, a indubitablement raison (72, p. 62). Toutefois, cette naïveté provient moins de sa trop grande généralité qui interdit une réponse simplement par oui ou par non, que du fait qu'on peut y répondre sans apporter pour autant le moindre élément significatif ou original sur la société post-capitaliste. Y a-t-il toujours des classes, ou encore, comme on peut le formuler désormais de façon plus précise: y a-t-il encore des groupes d'intérêts et des quasi-groupes au sens où l'on entend ces termes dans la théorie des classes? On peut affirmer d'emblée qu'il existe bien des groupes d'intérêts dans la société contemporaine. Il y a par exemple des syndicats et des associations patronales, des partis politiques progressistes et conservateurs. Il est aisé de montrer que toutes ces organisations constituent des groupes d'intérêts au sens de notre définition. Par ailleurs, on peut affirmer qu'il existe des quasi-groupes partout où existent des relations d'autorité et des associations régies par l'autorité. Est-il nécessaire de prouver que de telles associations et de telles relations existent bien dans la société contemporaine? L'Etat, l'entreprise industrielle, les églises - pour ne donner que ces exemples - consti-
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tuent des associations régies par l'autorité que l'on trouve dans toutes les sociétés modernes et qui, si notre théorie est exacte, vérifient l'hypothèse de l'existence de quasi-groupes ayant des intérêts latents conflictuels. Et si la société post-capitaliste comporte des quasi-groupes et des groupes d'intérêts, elle comporte aussi des classes. Comme celle qui l'a précédée, la société industrielle avancée est une société de classe. Le concept et la théorie des classes sont toujours applicables. En adoptant cette position, nous nous distinguons de bon nombre de sociologues dont nous avons critiqué plus haut les divers travaux. Mais peut-on dire de cette divergence entre eux et nous qu'elle est plus qu'une différence de terminologie? Ne peut-on nous faire le reproche de poser par définition l'existence des classes au lieu de la démontrer de façon empirique? Peut-on aussi aisément que nous l'avons fait répondre à la question: notre société est-elle encore une société de classe? Certes, l'affirmation selon laquelle il y a encore des classes et des groupes d'intérêts est moins qu'une définition. Ce n'est sous l'angle de la théorie des classes qu'une pure tautologie. En revanche, l'affirmation selon laquelle il y a encore des classes parce qu'il y a des associations régies par l'autorité est plus qu'une définition. Bien qu'elle sous-entende un lien - et peut-être de définition - entre les classes et les relations d'autorité, elle atteste la présence concrète de relations d'autorité. Partout où l'autorité est répartie de façon inégale parmi les diverses positions sociales, les classes sociales et le conflit de classe sont présents. Il peut paraître banal d'affirmer qu'une telle répartition inégale s'observe dans les associations de la société post-capitaliste, une telle affirmation n'en établit pas moins à la fois l'applicabilité de la théorie des classes et l'écart radical qui sépare cette théorie de toutes les tentatives faites pour décrire la société contemporaine comme une société sans classes. Quoi qu'il en soit, se limiter à conclure que nous vivons toujours dans une société de classe est aussi peu satisfaisant que possible. Cela constitue l'entrée en matière et non la conclusion d'une analyse de la société industrielle avancée. Pour beaucoup de gens, la notion de société de classe évoque automatiquement des associations si précises que le fait de l'appliquer à une société particulière peut sembler comporter une pétition de principe. Je crois nécessaire de bien préciser que je ne l'envisage pas de cette façon. Mon propos n'est pas ici d'affirmer l'applicabilité de la théorie des classes mais d'appliquer cette théorie. Si l'on peut montrer que les associations régies par l'autorité constituent une exigence fonctionnelle des structures sociales, on postule du même coup l'existence universelle des classes. Au moyen de généralisations empiriques on peut pour le moins soutenir qu'il y a dans de nombreuses sociétés des associations et des classes et que dans toutes les société connues il y a des conflits sociaux. Les
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sociétés ne diffèrent pas en ce que dans certaines d'entre elles il y a des classes et que dans d'autres il n'y en a pas. Tout comme la sociologie de la famille ne s'intéresse pas à son existence mais à ses divers modèles et à ses diverses fonctions, de même nous ne traitons pas ici de la présence des classes mais de leur nature et de leurs effets. En confrontant la société capitaliste et la société post-capitaliste, ce que nous voulons découvrir ce sont les modifications des schémas et des conditions de formation des classes et du conflit de classe. D'un point de vue historique, l'analyse de la société post-capitaliste en termes de classe peut se formuler comme l'analyse du destin du «vieux» conflit entre capital et travail, entre bourgeoisie et prolétariat. Si l'on projette dans le présent le problème historique, notre tâche est alors d'appliquer l'outil de la théorie des classes à certains aspects critiques de la société post-capitaliste et de contributer ainsi à la compréhension de la société dans laquelle nous vivons. L'expression «la société dans laquelle nous vivons» est d'ailleurs extrêmement vague et générale, et de ce fait de peu d'usage. Il est au contraire plus fécond de regrouper, dans l'analyse sociologique, de nombreuses sociétés sous un terme général tel que «société industrielle avancée» ou «société post-capitaliste». La majeure partie des données rassemblées pour la présente étude, concernent les sociétés contemporaines d'Angleterre, d'Allemagne et des Etats-Unis. La question se pose de savoir si ces données, et les conclusions qu'on en tire, s'appliquent aux sociétés française, italienne, japonaise ou russe et de savoir aussi s'il n'y a pas des différences sensibles entre l'Allemagne, l'Angleterre et les Etats-Unis dont il faudrait tenir compte. Je n'ignore pas ce problème et suis conscient d'encourir la critique en n'approfondissant pas davantage ce point. J'ai pourtant l'intention de m'efforcer d'étudier certaines des caractéristiques de la vie industrielle et politique dans la «société post-capitaliste» sans me référer à des pays ou des périodes déterminés. Je me bornerai à exprimer ma conviction que les conclusions de mon analyse s'appliquent au moins aux pays démocratiques occidentaux qui connurent l'industrialisation au 19e siècle et au plus à toutes les sociétés qui connaissent un développement industriel avancé. Dans cette analyse, j'éviterai les généralités en spécifiant plutôt le sujet que le temps et le lieu. En m'en tenant à quelques points essentiels, j'espère ouvrir la voie à des recherches plus détaillées. Le présent essai - car il s'agit bien d'un essai - ne prétend pas répondre à toutes les questions que soulève le conflit dans la société post-capitaliste.
LA STRUCTURE D'AUTORITÉ DE L'ENTREPRISE INDUSTRIELLE
Une institution sociale à laquelle Marx accordait une attention particulière, a survécu à la société capitaliste: il s'agit de l'entreprise
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industrielle. Cela peut sembler banal mais il n'était pas inutile de le dire. Il ne fait aucun doute que de nombreux changements se sont produits entre 1850 et 1950 tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de l'entreprise industrielle. Il peut sembler absurde d'identifier la petite usine de l'entrepreneur capitaliste de 1850 avec la grande entreprise de 1950 du point de vue de la capacité de production du nombre des employés, de la perfection technique et de l'étendue spatiale, de la complexité de l'organisation et des conditions de travail. Toutefois, bien que ces changements intéressent l'analyse du conflit, nous devons prendre pour point de départ une relation plus fondamentale qui demeure, du moins est jusqu'ici demeurée inchangée. Dans la société capitaliste comme dans la société post-capitaliste, en Union Soviétique comme aux Etats-Unis, l'entreprise industrielle est une association régie par l'autorité. Partout elle engendre ces conditions sociales qui donnent naissance au conflit social tel que l'entend la théorie des classes. Partout où il y a des entreprises industrielles, il y a des relations d'autorité, des intérêts latents, des quasi-groupes et des classes (industrielles). 3 En ce qui concerne la structure formelle de l'entreprise on établit fréquemment une distinction entre l'aspect «fonctionnel» de la division du travail et l'aspect «scalaire» de la domination et de la subordination. L'une et l'autre sont fonctionnellement nécessaires; elles constituent des aspects complémentaires de l'organisation industrielle. L'un des secrets de l'accroissement de la productivité par la production mécanisée réside dans la subdivision de la totalité du processus de production en processus coopératifs partiels. Chacun d'eux est également indispensable pour l'accomplissement du processus global. D'un point de vue strictement fonctionnel, l'ouvrier non qualifié - le manœuvre — et le cadre sont au même niveau. L'entreprise ne peut fonctionner si l'une de ces positions demeure vacante. Toutefois, pour l'organisation, la coordination, la conduite de ces processus partiels résultant de la subdivision, il convient de trouver un principe autre que celui de la division du travail. Le système domination-subordination garantit un déroulement harmonieux de l'ensemble du processus de production; en d'autres termes, il s'agit d'un système qui établit entre les diverses positions des relations d'autorité. Les tenants de certaines positions jouissent du droit de décider de qui fait quoi 3. Je néglige délibérément dans l'analyse qui suit les tendances sur lesquelles on a trop souvent insisté à l'automation et les implications sociales de ces tendances. On peut certes imaginer que l'automation est appelée à modifier non seulement les conditions de travail mais également la structure d'autorité de l'entreprise; mais il n'en demeure pas moins vrai que de nos jours, ce n'est encore qu'un rêve lointain dont il n'y a pas lieu de tenir compte si l'on ne veut pas voir l'analyse sociologique se perdre dans les nuages de la science-fiction.
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et quand et comment; les tenants des autres positions ont à se soumettre à ces décisions. Les ordres donnés et suivis dans l'entreprise industrielle ne se limitent pas aux tâches techniques: le recrutement et le licenciement, l'établissement des barèmes de salaires et l'organisation du travail à la pièce, l'établissement et le contrôle du respect de règles disciplinaires et autres modes de comportement font partie des attributs de rôles des tenants des positions d'autorité dans l'entreprise et engendrent donc sa structure scalaire ou structure d'autorité. Pour l'ouvrier industriel, le contrat de travail implique l'acceptation d'un rôle défini, entre autres, par l'obligation de se soumettre aux ordres venant de personnes données. Il va sans dire que l'autorité industrielle ne signifie pas la soumission d'individus dans leur totalité à d'autres individus; elle concerne les individus en tant que tenants de rôles précis et limités, mais ce n'en est pas moins de l'autorité, c'est-à-dire «la probabilité qu'un ordre ayant un contenu spécifique donné soit exécuté par un groupe donné d'individus». En d'autres termes, si le contremaître ne peut légitimement ordonner à ses ouvriers de consacrer leur temps de loisir à des collections de timbres, il n'en existe pas moins dans l'entreprise industrielle et dans un champ déterminé, des relations d'autorité au sens strict de la théorie des classes. Certains sociologues industriels ont nié que la catégorie d'autorité puisse s'appliquer pas plus de façon générale qu'aux entreprises industrielles dans des cas précis. Ainsi, Neuloh oppose «l'organisation unilatérale industrielle» caractérisée par les relations d'autorité à la notion (sociologiquement contradictoire) d'«organisation bi-latérale» où «dirigeants et subordonnés ou leurs représentants participent avec des droits égaux au processus de prise de décision» (160, p. 54), si bien que les «subordonnés» deviennent des «dirigeants» et qu'il n'existe plus à proprement parler de «subordonnés». Mueller va plus loin encore; il déclare catégoriquement que «les relations de subordination dans l'entreprise» ne sont pas essentiellement «des relations d'autorité» (158, p. 171). «La t h è s e . . . selon laquelle l'entreprise est une» sphère d'autorité «doit... être rejetée», affirme Mueller (p. 172) bien qu'il fasse remarquer un peu plus loin que «le système de domination et de subordination dans l'organisation industrielle est essentiel à l'entreprise» (p. 173). On voit clairement d'après cette dernière remarque que Mueller ne s'intéresse pas à la réalité mais au concept d'autorité. Il en va de même pour Neuloh qui affirme non sans une prudence excessive à la fin de son ouvrage: «il semble que ce soit une opinion largement répandue qu'une totale coordination (autrement dit, un manque total de subordination, R.D.) est impossible en toutes sortes d'entreprises et particulièrement dans l'entreprise industrielle «étant donné que cela» impliquerait l'abolition des hiérarchies au sein de l'entreprise, c'est-à-dire l'abolition de toute discipline et de toute autorité» (160, p. 249). Il ne s'agit pas là
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simplement d'une opinion largement répandue, mais d'une conviction indispensable de la structure de l'entreprise. En revanche, il ne fait aucun doute que la «domination et soumission» de Mueller et la «discipline et autorité» de Neuloh décrivent en fait des relations d'autorité au sens strict du terme, et je ne vois aucune raison de ne pas appeler ces relations par leur nom. Schelsky insiste à juste titre sur le «caractère particulier du fondement de l'autorité» de l'entreprise industrielle comme distinct de telle ou telle structure basée sur de simples exigences techniques (164, p. 87). «Partout où s'installe une entreprise, un petit nombre d'individus commandent et un grand nombre obéissent» affirme comme allant de soi Bendix dès la seconde phrase de son ouvrage sur l'autorité dans l'industrie (138, p. 1). Il le répète plus loin de façon plus précise: «toutes les entreprises économiques ont en commun une relation sociale fondamentale entre les employeurs qui exercent l'autorité et les travailleurs qui leur obéissent» (p. 13). Bien que l'on puisse contester l'emploi du mot autorité, concrètement il ne fait aucun doute que les entreprises industrielles sont, partout et à tout moment, des associations régies par l'autorité. En ce sens, Mueller est involontairement dans le vrai lorsque, se référant à Marx, il remarque: «Karl Marx lui-même a dû le reconnaître: toute tâche éminemment sociale ou sur une échelle plus vaste, toute tâche communautaire exige un minimum de commandement... Un individu violoniste se dirige lui-même mais un orchestre exige un chef» (158, p. 170). Dans la mesure où l'entreprise industrielle possède une structure d'autorité et est par conséquent une association régie par l'autorité, nous sommes en droit de supposer que les tenants des positions de domination et de soumission au sein de cette association sont répartis en deux quasi-groupes conflictuels possédant certains intérêts latents. Cette déduction s'inspire du modèle de la formation des classes. Si la théorie du conflit de groupe s'avère fructueuse, sa validité est aussi universelle que le caractère impératif de l'entreprise elle-même. Partout où il y a des entreprise industrielles, il y a un quasi-groupe des tenants des rôles de domination dont les intérêts latents sont en conflit avec ceux du quasi-groupe opposé constitué par les tenants des rôles de subordination. Lorsque W. E. Moore affirme que «les intérêts de la direction et ceux des travailleurs peuvent être «fondamentalement identiques», mais qu'en dépit de ce fait, les relations entre ces deux groupes sont tout sauf harmonieuses» (157, p. 400), et lorsqu'il ajoute qu'«en l'absence totale d'intérêts semblabes, il ne peut y avoir de conflit: il n'y a rien contre quoi combattre» (p. 399) il ne fait que désigner le phénomène des deux visages de la société en référence précise à l'entreprise. Comme toutes les autres unités de structure sociale, les entreprises industrielles peuvent être décrites en termes intégrationnistes. Leur stabilité se présente alors comme fondée sur «un système de valeurs commun» ou sur des
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«intérêts communs». Mais pour certains besoins de l'analyse, cette approche s'avère insuffisante et il nous faut recourir à l'approche complémentaire de la théorie coercitive. Du point de vue de cette dernière théorie, en revanche, les intérêts des tenants des diverses positions d'autorité apparaissent comme conflictuels. Aussi, la «ferme conviction» de Taylor que «les intérêts réels des deux (direction et travailleurs) sont les mêmes et ne font à proprement parler qu'un» (167, p. 10), qu'employeurs et ouvriers ne sont pas des adversaires mais des partenaires, cette conviction ne constitue pas une objection valable à l'analyse des classes. A l'inverse de Taylor, nous ne postulons pas d'«intérêts réels». Nous nous contentons d'affirmer que la façon dont Taylor met exclusivement l'accent sur la communauté d'intérêts parmi tous les participants de l'entreprise est nettement insuffisante pour rendre compte de certains phénomènes tels que les grèves, et qu'il est donc nécessaire de supposer un conflit d'intérêts latents au sein de l'entreprise, conflit entraîné par la répartition inégale de l'autorité. Taylor et d'autres s'emploient fréquemment à définir la nature spécifique de ces «intérêts communs». Ainsi, Moore écrit: «Dans la marche habituelle des affaires, il est mutuellement avantageux et pour la direction et pour les travailleurs d'un établissement industriel d'en assurer la bonne marche permanente» (157, p. 400). De la même façon, il importe de s'interroger sur la nature spécifique des intérêts conflictuels latents dans l'industrie. Une telle question peut paraître inutilement abstraite à une époque où chacun sait que le conflit d'intérêts entre employeurs et travailleurs se manifeste essentiellement sous la forme de revendications de salaires et de conditions de travail. On peut toutefois douter que ces intérêts en termes de salaires et de profit rendent bien compte de la nature exacte des intérêts latents des classes industrielles. Dans un exposé pénétrant, Drucker a tenté de ramener les revendications de salaires à leur «base réelle»: «Le taux des salaires constitue davantage le symbole traditionnel du conflit que son objet réel. Le problème de base est le conflit entre la conception de l'employeur du salaire comme coût, et celle de l'ouvrier comme revenu. Si bien que l'objet réel du conflit n'est pas à proprement parler de nature économique, mais concerne plutôt la nature et la fonction du salaire: qu'est-ce qui est appelé à servir de base pour déterminer la fonction du salaire, les besoins de l'entreprise ou les besoins des salariés?» (144, p. 58). Mais Drucker ne se rapproche pas encore suffisamment de notre problème. En réduisant des intérêts manifestes connus à des intérêts latents fondamentaux, il nous faut nous éloigner encore davantage du contenu concret rélié à des conditions sociales particulières. «Il est clair qu'un conflit concerne toujours la répartition du pouvoir. L'exercice d'un pouvoir est nécessaire pour se réserver une part dans la détermination des relations futures, et pour l'acquisition ou la conservation d'autres bénéfices qui
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peuvent constituer les «raisons» immédiates du conflit. Autrement dit, l'objectif immédiat et nécessaire de tout conflit est une victoire totale ou partielle» (Moore, 157, p. 400). Si l'on considère, comme on doit le faire, les intérêts latents des quasi-groupes industriels à un niveau également général et formel comme «l'intérêt commun» à la poursuite de la bonne marche de l'entreprise, on peut alors en définir la nature comme étant le maintien ou la modification du statu quo par le maintien ou la modification des relations d'autorité existantes. Lors des conflits entre syndicalistes et employeurs, un argument est fréquemment mis en avant par les employeurs, argument que l'on retrouve également dans la littérature sociologique. Les employeurs soutiennent volontiers qu'eux seuls représentent l'intérêt de l'ensemble de l'entreprise alors que les syndicats ne représentent que des intérêts partiels. On peut estimer qu'il n'y a pas de réfutation valable à opposer à un tel argument. 4 Toutefois, à la lumière de la théorie du conflit de groupe, il devient clair que le fondement de cet argument est de nature idéologique, c'est-à-dire fausse d'un point de vue scientifique, et c'est là un point d'une importance capitale pour l'analyse des classes. On a vu plus haut que les intérêts d'un groupe dirigeant revêtent, en tant qu'intérêts dominants, le caractère de valeurs acceptées au sein d'une unité de structure sociale. Ils sont un reflet de la structure réelle, les conditions existantes, bien que ces dernières soient établies et maintenues par la loi d'une seule classe. Ces intérêts peuvent donc apparaître comme rassemblant tous les éléments d'une unité donnée de structure sociale. Néanmoins la théorie des classes met en évidence le fait que les conditions existantes elles-mêmes ne sont que «partielles», puisqu'elles n'existent qu'en vertu de l'autorité d'un seul parti ou d'une seule classe. De même que le premier ministre est à la fois représentatif de l'ensemble de la nation et l'interprète du parti de la majorité, de même le directeur d'entreprise est à la fois «l'entreprise» et le représentant défenseur d'un intérêt partiel au sein des conflits engendrés par la structure même de l'entreprise, selon l'image de la société qui sous-tend notre analyse. En ce sens, le «maintien» et la «modification» d'un statu quo ne constituent, d'un point de vue coercitif, que des intérêts «partiels» strictement équivalents et dont le conflit peut être conçu comme l'un des déterminants essentiels de la dynamique de la structure sociale. De nos jours, on élève fréquemment deux objections à l'encontre de l'universalité de conflits d'intérêts latents dans l'industrie. Bien qu'aisément réfutables, elles présentent suffisamment d'intérêt pour la suite de notre analyse pour que nous les exposions ici brièvement. La première de ces objections s'appuie sur la thèse de ce qu'on appelle souvent 1'«embourgeoisement du prolétariat»: l'amélioration des con4. En tous cas, beaucoup de chefs syndicalistes ont eu du mal à le réfuter, si ce n'est en faisant valoir leur pouvoir de façon dogmatique.
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ditions économiques des travailleurs industriels rend l'hypothèse d'un conflit permanent absurde et à la limite, dépourvue de toute signification. Si, soutient-on, les travailleurs ne sont plus désormais des prolétaires, s'ils ne vivent plus dans la pauvreté et les privations, ils n'ont donc plus de raisons de se révolter contre leurs employeurs. Le public des sociétés post-capitalistes constate néanmoins, non sans surprise, la pérennité des grèves et n'en continue pas moins à soutenir la thèse selon laquelle le conflit industriel n'a plus ni causes ni objet, là où le niveau de vie est élevé. Une attitude aussi paradoxale témoigne d'une remarquable suite dans les idées, sinon d'une grande lucidité. En effet, la théorie du conflit de groupe ne postule aucun lien entre le conflit de classe et les conditions économiques. En ce qui concerne l'apparition des conflits sociaux, le niveau de vie de leurs participants n'entre en principe nullement en ligne de compte, étant donné qu'en dernière analyse, ce qui engendre les conflits, ce sont les relations d'autorité, c'est-à-dire la différenciation en groupes dirigeants et groupes subordonnés. Même si chaque travailleur possède en propre une voiture, une maison et n'importe quel autre bienfait de la civilisation, les racines du conflit de classe industriel n'en seront pas pour autant éliminées, tout au plus en seront-elles ébranlées. Le fait que des revendications économiques peuvent constituer l'objet (dans ce cas très localisé et par là-même accidentel) d'intérêts manifestes ne doit pas inciter à adopter la notion erronée selon laquelle la satisfaction de telles revendications élimine les causes du conflit. Le conflit social est tout aussi universel que les relations d'autorité et les associations régies par l'autorité, car c'est précisément la répartition de l'autorité qui en constitue le fondement et en régit l'apparition. La seconde objection élevée à l'encontre de l'hypothèse de la permanence d'un conflit latent d'intérêt est la suivante: le remplacement des anciens capitalistes par les directeurs modernes a fait disparaître les fondements du conflit de classe industriel. Pas plus que la précédente, cette thèse ne résiste à un examen approfondi. Comme nous l'avons vu, les intérêts latents peuvent être conçus comme étant des attributs de rôle quasi objectifs. Ils sont représentés non par des individus, mais par des positions sociales, ou par des individus dans la seule mesure où ceux-ci occupent des positions déterminées. Dans la mesure où un individu occupe une position de domination dans une entreprise, peu importe en principe 5 de savoir si son autorité se fonde sur la propriété, sur une élection du bureau de direction ou sur une nomination gouvernementale. En ce qui concerne les intérêts 5. Lorsque ici ou ailleurs, je fais allusion au «manque d'à-propos» de tel ou tel changement social, je le fais uniquement en référence au modèle théorique de l'analyse de classe. Cela ne veut évidemment pas dire que ces changements ne soient pas par ailleurs des facteurs importants affectant l'intensité ou la violence des conflits.
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latents des tenants des positions d'autorité, seul l'exercice par eux de l'autorité constitue un facteur significatif. Par conséquent, même s'il est vrai dans d'autres contextes, le mode de recrutement et les fondements de la légitimité entraînent des différences significatives entre le capitaliste et le directeur, il n'en demeure pas moins que leurs positions d'autorité au sein de l'entreprise sont identiques, ainsi que leur position au sein des conflits d'intérêts. Pour rendre compte du conflit de groupe, les relations d'autorité réelles sont le facteur décisif. Sur ce point je suis d'accord avec la thèse de Burnham, et l'analyse que font Marx et Renner des sociétés par actions; le remplacement de propriétaires gestionnaires ou de capitalistes par des fonctionnaires ou directeurs sans propriété n'abolit pas le conflit de classe et ne fait qu'en changer les modalités concrètes. Quelles que soient les personnes qui occupent les positions d'autorité, les entreprises industrielles restent des associations régies par l'autorité dont les structures engendrent des quasi-groupes et des intérêts latents conflictuels. En dehors de ces objections qui ne tiennent pas, il existe en fait un problème délicat qui surgit lorsque l'on tente de cerner les limites des quasi-groupes des associations industrielles. Bendix note que dans toute entreprise il y a «quelques individus» qui commandent et «beaucoup qui obéissent». C'est vraisemblablement l'entreprise capitaliste qu'il a présente à l'esprit en faisant cette remarque. Mais on peut lui faire la même critique qu'à Pareto et Mosca lorsqu'ils proposent leur thèse d'une «minorité» dirigeante. Dans les entreprises de la société post-capitaliste, il est remarquable que l'autorité n'est plus l'apanage d'un seul individu ni même d'un petit groupe d'individus. Un système complexe de délégation de responsabilité estompe jusqu'à le faire disparaître, la ligne de partage entre les positions de domination et celle de subordination. Même si nous laissons de côté pour l'instant la place qu'occupent dans l'organisation formelle de l'entreprise, les délégués du personnel, il reste que deux groupes ne se laissent ranger ni dans l'un ni dans l'autre des quasi-groupes. L'un de ces groupes est constitué par ce qu'on appelle le «staff» (l'étatmajor) de l'entreprise: ingénieurs, chimistes, physiciens, juristes, psychologues et autres spécialistes dont les services sont devenus une part indispensable de la production dans les firmes modernes. Il peut se trouver que ces différents spécialistes occupent une place déterminée sur l'échelle d'autorité de l'entreprise, en général par l'adjonction de compétences spéciales dans la détermination des attributs associés aux rôles de direction. 6 Plus souvent, cependant, le staff est rattaché à la ligne d'autorité par un système complexe d'interrelations sans pour 6. Il est fréquent aujourd'hui que l'on attende d'un directeur technique qu'il soit un ingénieur confirmé, d'un directeur commercial qu'il soit un bon économiste et d'un directeur général qu'il soit un juriste compétent, etc.
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autant que ses membres exercent une autorité directe sur d'autres personnes que leurs secrétaires et adjoints. Dans ce cas, la situation de classe des spécialistes dans l'entreprise reste ausi incertaine que la situation de classe des intellectuels dans la société. Ils ne sont ni dirigeants ni subordonnés; tout se passe comme si leurs positions échappaient à la structure d'autorité. Ce n'est que dans la mesure où on peut les identifier comme des auxilliaires (souvent indirects) de direction, que l'on peut les considérer comme une frange de la classe dirigeante de l'entreprise. Les effectifs des état-majors des entreprises industrielles sont en général assez limités. Mais il est un autre groupe, numériquement beaucoup plus important, de positions difficile à classer dans les entreprises modernes. Je veux parler de tous ces employés salariés, chefs de département, secrétaires, comptables et contremaîtres, etc. La plupart de ces positions ne peuvent guère être décrites comme des positions de subordination au sens où on l'entend pour les ouvriers. Mais peut-on dire qu'il s'agit de positions de domination? Ces employés salariés ont-ils part à l'exercice de l'autorité? Appartiennent-ils à la classe dominante de l'entreprise industrielle? Il nous faut nous souvenir ici de la distinction que nous avons précédemment établie entre bureaucrates et employés. Ces derniers appartiennent évidemment au quasi-groupe des subordonnés, et ne posent donc pas de problème particulier. Mais qu'en est-il des bureaucrates? Il va nous falloir dans le chapitre suivant étudier plus attentivement la place exacte des bureaucrates dans le conflit social. J'anticiperai ici sur la conclusion de cette étude en disant que sous certaines réserves la conclusion s'impose que les positions des bureaucrates dans l'entreprise doivent être comptées au nombre des positions de domination. La théorie soutenue entre autres par Renner au tournant du siècle et que Croner appelait «la théorie de la délégation» fournit la seule explication valable de la position d'autorité (et non du statut social et de la situation économique) des rôles bureaucratiques. Il convient de décrire les rôles bureaucratiques dans l'entreprise comme des rôles différenciés de direction. Le processus global de l'exercice de l'autorité apparaît, dans l'entreprise moderne, comme subdivisé en une multitude de positions reliées entre elles par un type spécifique d'organisation. Dans l'analyse des rôles bureaucratiques qui va suivre nous allons voir que cette subdivision et cette coordination offrent des similitudes frappantes avec la division du travail dans la production technique. Dans les deux cas, la différenciation a pour effet de faire éclater une totalité en une multitude d'éléments de telle sorte que chacun de ces éléments est presque entièrement aliéné de cette totalité dont il fait partie. Les apparences sont ici trompeuses car le fait demeure que la bureaucratie industrielle ou, selon l'expression de Renner, «la classe des services» se tient toute entière du même côté de la frontière qui sépare les possesseurs de l'autorité dans
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l'entreprise des ouvriers subordonnés, travailleurs manuels ou employés de bureau. D u fait de leurs positions, les bureaucrates sont membres de la classe dominante de l'industrie et partagent ses intérêts latents. 7 Il peut paraître superflu, dans la mesure où les groupes d'intérêts organisés des syndicats et des associations patronales appartiennent aux institutions reconnues de la société post-capitaliste, de s'attarder aussi longuement sur les origines structurelles du conflit industriel. Ce n'est pourtant pas superflu; ce n'est que si nous parvenons à déterminer sans ambiguïté les origines structurelles du conflit industriel que nous pourrons situer avec une précision suffisante la place des groupes d'intérêts organisés dans la société post-capitaliste. La structure d'autorité de l'entreprise industrielle engendre, dans tout ordre social et à toutes les époques, des intérêts latents et des quasigroupes dans le sens où l'entend la théorie des classes, et ceci indépendamment du statut socio-économique du travail et des modes de recrutement des directions. Leur conflit peut être décrit comme la source première des antagonismes de classe dans l'industrie. En disant cela, nous écartons du même coup la question de savoir si le conflit industriel devient aigu ou reste latent, s'il est régularisé ou prend la forme de la guerre civile, s'il est limité à l'industrie ou s'il pénètre l'ensemble de la société. D u point de vue de la recherche empirique, ce sont là des questions décisives et les réponses à ces questions ne peuvent être déduites de la structure d'autorité de l'entreprise. Pour pouvoir y répondre de façon satisfaisante, il nous faut maintenant examiner les conditions empiriques du conflit industriel dans la société post-capitaliste.
LA DÉMOCRATIE INDUSTRIELLE
En revenant rapidement plus haut sur les données de l'analyse de Marx, j'ai indiqué qu'on observait une tendance à la diminution de l'intensité et de la violence du conflit industriel grâce à l'institutionalisation du conflit de classe et au développement de la «démocratie industrielle». Il nous faut maintenant préciser et étayer cette affirmation. Sans entrer dans une étude historique détaillée du développement dans divers pays des schémas du conflit, je veux tenter dans cette section de dégager quelques éléments typiques (et universels) de la régulation du conflit dans l'industrie en ce qu'ils affectent la violence des manifestations du conflit. M a thèse est la suivante: le conflit 7. Evidemment, il y a des différences significatives, même du point de vue du conflit social, entre les dirigeants et les bureaucrates. On montrera comment cela affecte l'analyse en termes de théorie du conflit dans la discussion des rôles bureaucratiques au chapitre VIII.
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industriel dans la société post-capitaliste est devenu moins violent parce que son existence a été acceptée et ses manifestations socialement régularisées. Le conflit industriel est aujourd'hui reconnu comme une donnée nécessaire de la vie industrielle. Cette reconnaissance, comme l'instauration des institutions de régulation, constitue en ellemême un changement de structure dû dans une large mesure aux effets du conflit industriel lui-même. L'établissement de la «démocratie industrielle» consiste en un certain nombre de dispositifs structurels dont chacun mérite un bref examen. Dans les pages suivantes je me propose d'analyser cinq éléments de la démocratie industrielle dans les pays développés qui me semblent présenter un intérêt particulier: 1) l'organisation des groupes d'intérêts conflictuels; 2) la constitution des organes de négociation «parlementaires» dans lesquels se rencontrent ces groupes d'intérêts; 3) les institutions de médiation et d'arbitrage; 4) les représentations formelles du travail au sein de l'entreprise; 5) enfin les tendance à l'institutionalisation de la participation des travailleurs à la gestion industrielle. Le but recherché dans cette analyse, tout comme dans l'ensemble du chapitre est plus de stimuler la pensée et la recherche que de fournir des solutions définitives; c'est pourquoi nous nous attacherons à présenter des faits significatifs plutôt que l'ensemble des données recueillies. 1) Dans la sphère de l'industrie, les classes en conflit sont en pleine formation. Dans une certaine mesure, on peut considérer la situation de l'industrie dans la société post-capitaliste comme l'analogue concret du modèle de la théorie des classes, comme un type idéal réalisé. La structure d'autorité de l'entreprise engendre les deux quasi-groupes de la direction et des travailleurs, chacun ayant leurs intérêts latents; c'est à partir de ces derniers que sont recrutés les groupes d'intérêts des associations d'employeurs et des syndicats, avec leurs intérêts manifestes spécifiques. Depuis de nombreuses décades, désormais, les conflits entre syndicats et associations d'employeurs se manifestent sous la forme bien connue du conflit industriel. Il existe bon nombre de problèmes touchant à la formation des classes industrielles et malgré leur intérêt, nous ne pouvons que les évoquer ici. a. Il serait intéressant de découvrir pourquoi les syndicats tentent systématiquement de recruter la totalité des membres du quasi-groupe des travailleurs dans leur organisation (système «clos») et de défendre leurs intérêts de façon permanente alors que les association d'employeurs, elles, constituent des organisations beaucoup plus larges composées d'un petit nombre de représentants de leur quasi-groupe. On pourrait se demander si ce phénomène constitue une constante du conflit manifeste ou bien s'il ne serait pas possible de concevoir
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qu'une classe subordonnée soit elle aussi représentée par un groupe restreint de délégués. 8 b. Des problèmes complexes sont soulevés par la relation existant entre les associations patronales et les bureaucrates industriels, en particulier leurs organisations de type syndical, dans la mesure où l'on pose au départ que la «classe des services» fait partie de la classe dirigeante. c. Dans de nombreux pays, la relation entre des groupes d'intérêts différents (et fréquemment en conflit) fondés sur le même quasigroupe, comme les syndicats chrétiens et les syndicats socialistes, pose également de sérieux problèmes. d. Enfin, signalons sans pouvoir s'y attarder ce fait de très grande portée que les syndicats organisés en tant que tels constituent euxmêmes des associations régies par l'autorité qui peuvent engendrer en leur sein les mêmes conflits entre groupe dirigeant et groupe subordonné (les «patrons» et les membres) que toute autre association. On pourrait citer encore bien d'autres problèmes. Mais nous nous limiterons ici à la question suivante: en quel sens peut-on dire de l'organisation des groupes de conflit qu'elle contribue à une atténuation de l'intensité et de la violence des conflits de classe? La constatation que tout acte d'organisation constitue en tant que tel une processus d'institutionalisation mérite d'être approfondie L'organisation d'un groupe d'intérêt crée une entité temporelle, dotée d'une «charte», de certaines normes, d'un appareillage matériel et d'un personnel qui constitue, pour reprendre la définition de Malinowski, une institution. Ce phénomène implique un certain nombre de préalables et de conséquences. Ainsi, l'organisation de syndicats présuppose, outre l'existence d'un quasi-groupe d'intérêts latents, l'ensemble de ces conditions techniques, politiques et sociales que l'on a décrit comme étant des conditions d'organisation, dont la présence signifie en soi un minimum de reconnaissance de la légitimité du conflit et de son objet. En ce sens, on peut dire que l'organisation des syndicats constitue le premier changement structurel de la société industrielle engendré par le conflit de classe. Leur réalisation entraîne une diminution de l'intensité et de la violence du conflit de classe. Les effets de l'organisation des groupes d'intérêts viennent étayer cette conclusion. Les groupes organisés sont les uns avec les autres en conflit ouvert, et partant contrôlables. Tant que les organisations 8. Il semble de nos jours que les syndicats s'organisent de plus en plus en bureaux que dirige l'équipe de fonctionnaires représentant à titre professionnel les intérêts des travailleurs. On peut penser qu'à l'avenir, les syndicats ressembleront davantage aux partis politiques américains qu'à ceux des pays d'Europe, c'est-à-dire qu'ils constitueront une «organisation» latente uniquement mise en action pour certains objectifs déterminés.
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des groupes subordonnés ne sont pas dissoutes, ni leurs préalables politiques abolis, la suppression radicale de cette classe n'est pas possible. Les groupes d'intérêts organisés disposent de nombreux moyens pour imposer la reconnaissance de leurs intérêts; en outre, on peut avoir accès à eux par la voie de négociations, c'est-à-dire de querelles ordonnées. Il est impossible de négocier avec des groupes inorganisés et sans cohésion, de «rebelles»; pour qu'il puisse y avoir accord, un système global d'organisation issu d'un quasi-groupe est indispensable. On peut donc en conclure que la «démocratisation» du conflit industriel commence avec l'organisation des classes industrielles. 2) En fait, dans tous les pays industriels, la formation des groupes d'intérêts industriels a rapidement été suivie par l'apparition d'organes de négociation au sein desquels se réunissent en vue de régler leurs désaccords par la discussion les représentants des deux parties. Dans certains pays, ces organes de négociation créés à l'origine pour les besoins de la cause se sont par la suite mués en institutions permanentes; il existe tout un appareil de conventions collectives. Le terme «conventions collectives» s'applique à un ensemble de dispositions concernant les salaires et les conditions d'emploi qui sont fixés par un marchandage, sous la forme d'accord passé entre associations patronales et organisations des travailleurs» (156, p. 15). La structure de ces divers organes de négociation diffère selon les pays. «La zone d'application du contrat collectif est beaucoup plus vaste en Amérique par exemple qu'en Allemagne, où une grande partie des accords entre employeur et employé se fait sur la base de la compréhension réciproque sans que cela soit stipulé dans le moindre écrit; de nombreuses autres conditions sont fixées préalablement par la loi plutôt que par des contrats collectifs» (Me Pherson, 155, p. 69). Cette dernière réserve mise à part, la place des conventions collectives dans le conflit industriel est sensiblement la même pour toutes les sociétés post-capitalistes. Occasionnels ou statutaires, ces organes de négociation des associations patronales et des syndicats remplissent dans le conflit de classe industriel une fonction quasi parlementaire. Les représentants des deux parties s'y rencontrent en vue d'étudier leurs différends sur la base de certaines règles de jeu (telles que la mise au point d'une procédure, mais aussi par rapport à d'autres normes et d'autres formes de comportement 9 ) et en vue si possible de parvenir à un accord. 9. Celles-ci sont très bien mises en relief quand un âpre conflit de salaire demeuré sans résultats se termine par un échange tel que celui qu'on a trouvé dans les minutes d'une négociation britannique que j'ai analysées ailleurs (42) où le représentant syndical (connu pour ses opinions radicales) dit: «Je suppose qu'on dit maintenant Bonjour!» et où le représentant patronal lui répond: «Je suis désolé M.T.».
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T. H. Marshall a clairement démontré combien ce principe structurel diffère radicalement de la conception du contrat de travail privé (cf. 57). Ce qui nous paraît important, c'est que par l'intermédiaire du marchandage collectif, on assiste à une humanisation progressive du conflit industrial. A l'occasion de ces rencontres régulières en vue de négociations des représentants des deux parties, la tendance ancienne aux explosions révolutionnaires et aux guerres civiles fait place à des changements graduels de structure sociale. 3) Toutefois, l'éventualité de conflits violents est loin d'être supprimée du seul fait de l'existence de ces organes de négociation. Les règles du jeu de la démocratie politique ne s'appliquent qu'en partie aux conflits d'intérêts industriels. «L'ensemble de ce système collectif repose sur le principe de consentement mutuel et la valeurs des accords éventuels ainsi que les dispositifs mis en place pour régler les désaccords dépendant de l'acceptation loyale des décisions prises par les représentants des deux parties» (156, p. 16). Même en cas d'accord, la difficulté pour y parvenir peut menacer la valeur réelle de la conciliation. D'un point de vue structurel, les décisions majoritaires sont impossibles dans les organes de négociation des associations patronales et des syndicats; les décisions sont prises à l'unanimité ou pas du tout. Dans la mesure ou l'accord entre les groupes de conflit peut ne pas être atteint, le conflit industriel menace le processus démocratique lui-même. Le conflit violent - grève et lockout - lui sert souvent d'arrière-plan quand il n'en est pas la conséquence. Afin de se protéger de façon plus efficace encore contre l'éventualité de violents conflits, les sociétés industrielles les plus avancées ont mis au point un autre système de défense institutionnel, le système de médiation et d'arbitrage. Le but déclaré de l'arbitrage est effectivement de faire une dernière tentative pacifique de règlement du conflit en cas de rupture des négociations. En relation avec l'étude générale de la régulation du conflit j'ai proposé une esquisse à trois degrés des divers types d'interférence dans le conflit, types allant de la médiation (volontaire) à l'arbitrage obligatoire en passant par l'arbitrage semi-obligatoire. Mis à part l'arbitrage obligatoire une telle médiation peut effectivement fonctionner comme un moyen efficace de réduction de la violence du conflit industriel. Toutefois, pour que cet arbitrage soit effectif, il doit être basé sur l'acceptation du conflit lui-même c'est-à-dire sur une conception de la tâche plus politique que légale, pour reprendre la distinction de Lockwood (cf. 86). Ce n'est que dans la mesure où médiation et arbitrage sont conçus comme des mécanismes susceptibles de faciliter une légitime prise de décision et ce pour les deux parties en conflit qu'ils contribuent à la démocratie industrielle. 4) Les trois facteurs mentionnés jusqu'ici forment un ensemble cohérent, reposant sur une régulation autonome, et en ce sens démocratique. On observe ce schéma dans la plupart des sociétés post-
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capitalistes, mais surtout en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Les deux derniers facteurs, à savoir la représentation au sein de l'entreprise et la co-détermination forment également un ensemble cohérent. Là encore, on trouve la marque de ce schéma dans la plupart des nations industrielles, mais d'une manière particulièrement marquée en Allemagne. Son principe général peut se définir comme la tentative d'institutionaliser le conflit industriel en modifiant la structure d'autorité de l'entreprise elle-même. Dans la limite de nos connaissances actuelles, l'éventail possible des modifications de la structure d'autorité de l'entreprise industrielle est relativement restreint. 10 II existe toutefois la possibilité de compléter la structure d'autorité par ce que Schelsky appelait une «hiérarchie latérale institutionalisée de représentants des employés» (165, p. 187), par exemple, les délégués d'atelier, les comités d'entreprise, les Betriebsräte, ou, dans les pays communistes, les cellules du Parti dans l'entreprise. Se basant sur cet important changement structurel de l'industrie moderne, Schelsky déclare: «Une structure dualiste de l'autorité caractérise la constitution hiérarchique de l'entreprise moderne» (165, p. 185). Il importe maintenant de passer en revue quelques-unes des conséquences de cette évolution sur la violence et l'intensité du conflit industriel. En Allemagne c'est dès 1920 que la représentation des travailleurs au sein de l'entreprise s'introduit dans la législation. Une législation spéciale définit la tâche des conseils d'atelier 11 au moyen de deux attributs essentiels. Les conseils d'atelier sont mis en place «en vue de défendre les intérêts économiques communs des employés . . . visà-vis de l'employeur, et en vue d'aider l'employeur à remplir les fonctions de l'entreprise». Cette formulation fait nettement ressortir l'ambiguïté de la position de tels conseils, ainsi que des délégués d'atelier en Angleterre et en Amérique, bien qu'à un degré moindre. La première partie de la définition, assignant aux conseils d'atelier la tâche de défendre les intérêts des travailleurs semble aller dans le sens de la comparaison de Schelsky et Drucker de cette institution avec une opposition parlementaire. Vue sous cet angle, l'institution des conseils d'atelier ne modifie ni ne complète la structure d'autorité de l'entreprise; les chefs de l'opposition n'ont aucun pouvoir légitime à l'intérieur de l'Etat. Mais il y a également l'autr easpect de la position des conseils d'atelier. Les conseillers ne se contentent pas de défendre les intérêts des travailleurs, ils leurs donnent également cer10. C'est ce qui ressort avec une grande clarté de l'étude de Bendix sur l'autorité industrielle (138). 11. On a traduit ici le terme allemand Betriebsrat par «conseil d'atelier» afin d'éviter la confusion avec le système des délégués d'atelier, qui en diffère sous maints aspects. La présente citation est extraite du Betriebsrätegesetz de 1920, dont la première partie définit les fonctions des conseils d'atelier.
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taines consignes; les travailleurs doivent en effet «aider l'employeur à remplir les fonctions de l'entreprise». Il semble que ces conseils allemands occupent dans l'entreprise une position encore plus ambiguë que celle des délégués d'atelier en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. Ils sont à la fois des représentants de l'opposition et des auxiliaires gouvernementaux, les défenseurs des intérêts des travailleurs et des agents de la direction. C'est la raison pour laquelle leur rôle pose les mêmes problèmes que celui du contremaître, pour Roethlisberger et d'autres. Du moins en Allemagne, on peut dire des conseillers d'ateliers, plus encore que du manœuvre qu'ils sont des «intermédiaires», les «maîtres et les victimes d'une double tâche», i 2 Dans la mesure où la double définition des conseils d'ateliers allemands s'applique à la représentation du travail au sein de l'entreprise, les effets de celle-ci sur l'intensité et la violence du conflit industriel est aussi ambivalente que sa position dans la structure d'autorité de l'entreprise. D'un côté, la théorie des classes nous inciterait à affirmer que la mise en place d'institutions destinées à «défendre les intérêts communs économiques des employés» favorise la réduction de la violence du conflit en proposant des canaux pacifiques à l'expression d'intérêts antagonistes. D'autre part, la structure effective des conseils d'atelier a tendance à séparer cette institution de ceux dont elle est censée servir les intérêts. Nécessairement, les représentants des travailleurs sont amenés à accomplir des tâches, à prendre des décisions et à défendre, du moins indirectement, certains intérêts de la direction. Ce qui au départ est censé être un groupe d'intérêts des subalternes s'avère être tout aussi bien un auxiliaire du groupe au pouvoir. Il y a des chances pour que cette sorte de déviation dans la régulation du conflit en ouvrant et bloquant simultanément l'un de ses canaux d'expression accroisse plus qu'elle ne diminue la violence et l'intensité du conflit. Ce dernier point est particulièrement mis en lumière par les relations entre les représentants des travailleurs au sein de l'entreprise individuelle et les organisations plus vastes, c'est-à-dire les syndicats. En Angleterre et aux Etats-Unis, les «délégués d'atelier sont appointés par leur syndicats et soumis à leur contrôle» (156, p. 66). Ils sont en ce sens les délégués de l'ensemble du groupe d'intérêts des travailleurs au sein de l'entreprise. En tant que tels, ils constituent le symptôme et l'agent de l'institutionalisation du conflit de classe et contribuent à en réduire la violence. Bien qu'en réalité il existe également en Alle12. C'est dans l'industrie allemande que ce phénomène est le plus accusé. Toutefois, les études comparatives de McPherson (155) et de A. Philip (161, chap. II) montrent que les délégués d'atelier et les comités d'entreprise remplissent également un certain nombre de fonctions de direction, si bien que la présente analyse peut également s'appliquer à d'autres pays.
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magne de nombreuses entreprises où les syndicats exercent un contrôle au moins officieux sur la sélection, l'élection et le travail des comités d'entreprise, ces derniers sont en principe indépendants des syndicats. Il y a par conséquent au moins deux groupes distincts d'intérêts représentant les travailleurs i 3 et les relations entre ces deux groupes peuvent être soit amicales, soit compétitives, soit conflictuelles. Selon la théorie du conflit de groupe, on serait tenté de penser que plus les liens entre les représentants des travailleurs dans l'entreprise et l'ensemble des groupes d'intérêts sont étroits, plus ces groupes d'intérêts remplissent leur fonction de régulation du conflit et de réducteurs de sa violence. Le délégué au comité d'entreprise, en tant que détenteur d'un rôle de domination devient un élément de la classe dominante de l'industrie, prive le camp des travailleurs d'un de ses canaux d'expression et favorise ainsi de nouveaux conflits du type conflit de classe au sein de l'entreprise et dans l'ensemble de l'industrie. 5) Cette conclusion vaut à fortiori pour le dernier élément de la démocratie industrielle qu'il nous faut étudier et qui lui aussi est particulièrement marquant dans l'industrie ouest-allemande: il s'agit de la participation des travailleurs à la direction. En dehors de tendances strictement syndicalistes au sein d'un grand nombre de sociétés historiques et contemporaines, l'industrie du charbon, du fer et de l'acier de l'Allemagne d'après-guerre fournit le premier exemple d'une tentative de grande ampleur pour faire participer les travailleurs à la direction des entreprises industrielles. Je n'ai pas l'intention de passer en revue ici les nombreuses études, sociologiques et autres, qui ont été faites sur l'expérience récente de co-gestion en Allemagne, ni les problèmes que cette expérience a soulevés. Il existe néanmoins un aspect de la co-gestion qui nous intéresse directement et qui mérite donc qu'on s'y arrête. L'une des stipulations essentielles de la «Loi du 21 mai 1951 concernant la co-gestion des salariés dans les conseils d'administration et de direction des entreprises de l'industrie minière et sidérurgique», concerne l'entrée d'un représentant des travailleurs au conseil de direction. La section 13 de la troisième partie de la loi, traitant du conseil de direction, stipule: «1. un directeur du travail (Arbeitsdirektor) est nommé avec des droits égaux à ceux des autres membres du conseil de direction légal. Le directeur du travail 13. A proprement- parler, on ne peut appeler groupe d'intétêts le comité d'entreprise, tout au plus est-il la tête d'un groupe qui autrement serait inexistant. Ce qui se produit en réalité, c'est que l'ensemble du quasi-groupe des travailleurs fonctionne comme tel en regard des syndicats et se subdivise dans le même temps en d'innombrables sous-ensembles et en champs de recrutement à l'intérieur des frontières des entreprises individuelles. Par conséquent, tout travailleur agit en tant que travailleur industriel et travailleur de l'usine X ou en tant que syndicaliste (éventuel) et délégué au comité d'entreprise (éventuel).
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ne peut être nommé contre le vote des membres du conseil de direction élus selon les modalités prévues à la section 6 (note de l'auteur: c'est-à-dire les représentants des travailleurs au conseil des directeurs) . . . 2. le directeur du travail, comme les autres membres du conseil de direction légal, doit exécuter ses tâches en étroite coopération avec le conseil dans son ensemble». Quelles sont, du point de vue des structures, les conséquences de ce texte ainsi que ses conséquences concrètes? On peut d'ores et déjà tirer deux conclusions de la lettre même de la loi. En premier lieu, cette loi stipule la création d'une nouvelle position. Mais elle ne précise aucunement ni le rôle ni les attributions exactes associées à cette position. Toutefois ce terme de «directeur du travail» permet de penser que le législateur envisageait la création d'un administrateur qui devait se consacrer essentiellement aux affaires du personnel, entendues au sens le plus large. 14 II est vrai que la loi précise de manière parfaitement explicite que le rôle du directeur du travail est bien un rôle de domination, un rôle de commandement ou de direction doté de «droits égaux». La position de directeur du travail est clairement définie comme faisant partie de l'ensemble des positions donnant le droit d'émettre des ordres et de prendre des décisions autoritaires. En second lieu, la lettre de la loi stipule le mode de recrutement des personnes titulaires de ce poste. Là encore le texte demeure purement formel. On ne précise pas par exemple si le directeur du travail doit être ou avoir été un ouvrier ou un syndicaliste bien que le législateur ait pu avoir cette idée en tête. Il est dit simplement qu'il doit avoir la confiance des représentants des travailleurs au conseil de direction et qu'il ne peut être nommé contre leurs votes. Quelle est en conséquence la position de classe du directeur du travail selon la théorie du conflit? Eu égard à sa position et à son rôle et sans tenir compte de la personne du titulaire, la réponse à cette question est évidente. En tant que position de domination, cette position appartient à la fraction positive de la distribution à somme nulle des positions d'autorité dans l'entreprise; la position du directeur du travail est, à tous points de vue, une position de directeur ou d'entrepreneur. «Comme les autres membres du conseil d'administration légal», le directeur du travail appartient, en vertu de sa position, au quasi-groupe dirigeant dont les intérêts de rôle objectifs ont pour but le maintien du statu quo. En ce sens, la création du poste de directeur, comme le fait remarquer justement Pirker, n'est «rien d'autre que la poursuite du processus de rationalisation des grandes entreprises et du processus 14. Jusqu'à présent, les syndicats allemands rejettent énergiquement cette interprétation qui, à leur avis, place le directeur du travail dans une position désavantageuse par rapport à ses collègues. Je n'en maintiens pas moins cette interprétation.
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de spécialisation et de centralisation de la direction qui l'accompagne» (162, p. 417). Comme son homologue plus ancien de l'industrie anglaise et américaine, le chef du personnel, le directeur du travail est un entrepreneur. De tels faits, si patents qu'il y a vraiment lieu de s'étonner qu'on les admette si rarement, se compliquent par l'introduction de la clause ultérieure de la loi qui prescrit un mode de recrutement. Afin de mieux saisir les conséquences que peut avoir cette clause, prenons le cas extrême d'un ouvrier - un ajusteur, par exemple - qui est également un syndicaliste militant et qui est nommé directeur du travail d'une aciérie par son conseil de direction. Du point de vue de la théorie des classes, cela signifie en premier lieu qu'un homme appartenant au quasi-groupe subordonné devient mobile, c'est-à-dire qu'il bénéficie d'une promotion sociale et accède à une position qui le place automatiquement dans le quasi-groupe des dirigeants. Ses intérêts latents se sont radicalement modifiés. Cette affirmation qui peut paraître absurdre devient plausible si l'on se rend compte que les intérêts latents sont associés à des positions et non à des personnes et changent donc en principe avec tout changement de position. L'individu peut abandonner sa position de classe comme il peut abandonner sa position professionnelle. Notre ajusteur, du fait de la décision d'un conseil de direction, est devenu un entrepreneur. Ses intérêts ne sont plus représentés par un syndicat mais par une association patronale. Là encore, nous suivons Pirker, qui écrit: «la fidélité à l'égard du syndicat semble incompatible avec les fonctions (note de l'auteur: ou mieux, le rôle) du directeur du travail qui sont et doivent être orientées vers la constitution sociale optimale de l'entreprise au sein de l'ordre social et économique existant» (162, p. 420). Sous un certain angle, on peut reprocher à notre analyse de manquer de réalisme. On peut par exemple se demander comment notre ajusteur réagira à son nouveau rôle? Sera-t-il capable ou désireux d'oublier, une fois devenu directeur du travail, qu'il a été auparavant ajusteur? C'est là une question psychologique. Il me semble, quant à moi, qu'on peut énumérer un certain nombre de conduites possibles pour le directeur du travail nouvellement promu de notre exemple. a. Il peut s'efforcer de continuer à se comporter comme s'il était toujours membre de la classe subordonnée dont il est issu. Cela reviendrait à dire qu'il ne s'adapte pas à son nouveau rôle et qu'il ne s'acquitte pas correctement de sa tâche; autrement dit, il est peut-être un bon syndicaliste, mais il sera sûrement un mauvais directeur du travail; b. il peut d'autre part tenter de s'adapter très rapidement à son nouveau rôle (et y parvenir). En oubliant ses origines il peut effectivement devenir un exemple accompli de dirigeant industriel et porter bientôt tous les symboles statutaires de directeur;
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c. enfin - et c'est sans doute là l'éventualité la plus probable notre ajusteur peut s'adapter progressivement à son nouveau rôle de directeur du travail, en vivant un conflit sans doute douloureux entre l'ancien et le nouveau rôle et tenter de résoudre ce conflit en multipliant ses efforts en faveur de ses anciens collègues (accomplissant ainsi en tout cas ce qui est précisément sa tâche en tant que directeur du travail). Il est devenu un entrepreneur, un membre de la classe dirigeante de l'industrie mais il demeure un employeur soucieux du bien-être des travailleurs. J'ai tenté délibérément d'établir la signification de la co-gestion à la seule lumière de la théorie des classes sans entrer dans l'interminable discussion sur la nature «bonne» ou «mauvaise» de ce changement de structure. C'était là, à mon avis, la seule façon de conserver l'objectivité. Le problème tant controversé du «conflit de loyalismes» (syndicat ou entreprise) se réduit au conflit psychologique vécu par un homme qui - rare exception dans la réalité - d'ouvrier devient du jour au lendemain entrepreneur. 15 Le «processus entièrement bilatéral de prise de décision» de Neuloh (160, p. 158) ne rend nullement compte des conditions réelles. Mais il est évident que les très nombreux ouvriers qui (d'après une enquête menée par l'Institut de Recherche Sociale de Francfort) attendent de la cogestion une «participation égalitaire dans la prise de décision» ou même des «droits de contrôle et de veto pour les travailleurs» (149, p. 212) formulent là des vœux plus utopiques que fondés en réalité. Sous bien des aspects, la co-gestion dans les industries de base de l'Allemagne occidentale est le moins important des divers facteurs de la démocratie industrielle étudiés ici. Cette conclusion s'applique sans aucun doute à la création du poste de directeur du travail. Le renforcement des comités d'entreprise par la loi complémentaire de 1952 ainsi que la participation des représentants du travail aux conseils de direction stipulée par la loi de co-gestion peuvent être considérés comme des contributions à la régulation effective du conflit 15. Il n'existe pas de données exactes sur l'origine des quelque cent directeurs du travail en Allemagne de l'Ouest. On possède toutefois quelques données chiffrées sur les emplois des représentants des travailleurs aux conseils de direction (170, p 1). Selon ces données, parmi les représentants de toutes les entreprises en co-gestion en 1955, 22% étaient des syndicalistes, 24,8% étaient des cadres, directeurs, fonctionnaires membres de cabinets ministériels, membres du parlement, etc. (en d'autres termes des individus qui occupaient déjà par le passé des positions élevées), 7,1% des experts (professeurs, juristes, etc.), 14% des bureaucrates, 31,5% des ouvriers qualifiés et des contremaîtres, et 0,6% des ouvriers semi-qualifiés. Dans ce cas, notre exemple ne serait pas représentatif mais il ne constituerait pas non plus une exception. Il est néanmoins plus que probable que la proportion des anciens ouvriers est encore plus faible parmi les directeurs du travail.
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industriel. Les organes de négociation sont créés ou renforcés en vue de transposer le conflit de la rue à la salle de réunion. Mais la portée réelle des institutions de ce dernier type va dans le sens de notre opinion fondamentale que toute tentative d'éliminer radicalement le conflit est vouée en tant que telle à l'échec, quand elle n'approfondit pas les clivages existants. La régulation du conflit exige au préalable l'acceptation du conflit, alors que la co-gestion est fondée sur la conviction que le conflit est mauvais par nature et partant qu'il doit être aboli. C'est là, du point de vue de la régulation effective du conflit, une conception erronée qui va à l'encontre plus que dans le sens d'un courant général vers la réduction de la violence et de l'intensité du conflit industriel.
L'ISOLEMENT INSTITUTIONNEL DE L'INDUSTRIE ET DU CONFLIT INDUSTRIEL
«Je suis convaincu, écrit quelque part Parsons, que le conflit de classe existe à l'état endémique dans notre type de société industrielle moderne» (67, p. 333). En ce qui concerne l'industrie, il semble bien d'après notre analyse que cette conviction soit effectivement fondée. Mais si l'existence du conflit de classe est indéniable, ses manifestations ont changé. L'analyse de la démocratie industrielle révèle entre autres changements, l'évolution de la violence des heurts d'intérêts. Nous avons fait l'hypothèse en maints endroits que la réduction de la violence du conflit industriel s'accompagnait généralement d'une réduction de son intensité. Toutefois, ce dernier aspect est moins visible que le premier, et il importe d'en définir ici, de la façon la plus précise possible, l'étendue et les limites. Dans ce problème, la relation entre l'industrie et la société est capitale. Nous avons vu que l'une des raisons pour lesquelles le conflit industriel était d'une particulière intensité dans la société capitaliste résidait dans la superposition des fronts du conflit industriai et du conflit politique. Les adversaires de l'industrie - le capital et le travail - se rencontraient de nouveau en tant que bourgeoisie et prolétariat - dans l'arène politique. Il est évident que les liens unissant industrie et société sont étroits dans toutes les sociétés modernes; en ce sens, le terme de «société industrielle» est adéquat. En même temps, industrie et société constituent, du moins pour les besoins de l'analyse, des associations distinctes dont les interrelations ne peuvent être définies à priori. L'une des thèses centrales de la présente analyse est que dans la société post-capitaliste il existe une dissociation entre industrie et société contrairement à ce qui se passait dans la société capitaliste. Progressivement, les relations sociales de l'industrie y compris le conflit industriel, cessent de dominer l'ensemble de la société mais demeurent limitées, pour ce qui est de leurs schémas et
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de leurs problèmes propres, à la sphère de l'industrie. L'industrie et le conflit industriel sont, dans la société post-capitaliste, institutionnellement isolés, c'est-à-dire confinés dans les limites de leur domaine propre; ils ont perdu leur influence sur les autres sphères de la société. Dans la société post-capitaliste, l'entreprise industrielle a cessé d'être le modèle sur lequel se façonnent toutes les autres relations. De cette thèse (que l'on peut pour cette raison appeler «théorie» par opposition aux «propositions» ou «hypothèses» qui en découlent) on peut tirer un grand nombre de conséquences importantes pour l'analyse de classe. Avant d'étudier ces conséquences en détail, il convient d'expliciter davantage la théorie elle-même. Nous avons précédemment déterminé trois catégories de faits qui tendraient à faire croire que Marx et Burnham ont raison de croire que dans le monde moderne industrie et société sont virtuellement identiques. La première de ces catégories tenait à l'extension purement matérielle de l'industrie et des entreprises industrielles ainsi qu'à l'importance évidente de la production industrielle pour la vie de la société contemporaine. Quels que soient les changements qui ont pu se produire dans la relation entre l'industrie et la société, il est évident qu'ils ont plus confirmé cette tendance qu'ils ne l'on contredite. Dans des entreprises sans cesse croissantes, un nombre sans cesse croissant de travailleurs produit un nombre sans cesse croissant de biens. Toutefois il n'y a rien là de contradictoire avec la théorie de l'isolement institutionnel de l'industrie; cela devient clair si l'on prend en considération les deux autres facteurs cités précédemment. On a vu que le rôle professionnel domine la position sociale des individus dans la société industrielle, en particulier en ce qui concerne les travailleurs. Cependant on ne saurait négliger l'existence d'un contre-courant. Le temps passé par la moyenne des travailleurs à leur travail a diminué et continuera vraisemblablement à diminuer. Bien que dans la vie quotidienne de l'ouvrier, la profession joue un rôle essentiel, certains signes montrent que les rôles non professionnels gagnent en importance. On peut dire que dans la vie de l'ouvrier la profession se voit cantonnée à une place déterminée, tout comme l'industrie s'est vue cantonnée à ime place déterminée dans la structure de la société. Il nous faudra revenir sur ce problème. En ce qui concerne les sanctions dont disposent les employeurs pour obtenir le respect des valeurs de la classe dirigeante de l'industrie, on peut noter une évolution analogue. Le contrôle policier quasi gouvernemental des premiers capitalistes a été considérablement restreint dans la société post-capitaliste. La classe dirigeante de l'industrie ne règne plus que sur un secteur limité de la vie de ses travailleurs; les sanctions prises se limitent aux pénalités ne dépassant pas la sphère de l'industrie et qui, même en tant que telles, sont soumises à une réglementation légale. Le cas de l'employeur faisant tirer sur ses ouvriers par sa propre police est aussi difficile à imaginer de nos jours que le châti-
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ment corporel, l'arrestation ou même le licenciement immotivé et la réduction de salaire. 16 La perte, par la direction, des droits quasi gouvernementaux de contrôle s'immisçant très avant dans la vie des individus est également un des signes du rétrécissement de la portée si grande que l'industrie avait autrefois. Là aussi, on peut y voir une restriction à une sphère spécifique et limitée. Si l'industrie et le conflit industriel se sont ainsi isolés institutionnellement, c'est parce qu'ils ont pénétré la société, qu'ils y ont trouvé une place stable et bien déterminée. On peut établir aisément des parallèles avec d'autres sphères institutionnelles. On peut démontrer, par exemple, que dans les sociétés sécularisées contemporaines, l'église a perdu le rôle prépondérant qu'elle jouait autrefois et qu'on lui a assigné une place plus restreinte, plus spécifique dans la société. L'église elle aussi a été isolée institutionnellement. Dans tous les pays influencés plus ou moins directement par la Révolution Française, la relation entre l'église et l'État constitue une délimitation de compétence entre deux catégories institutionnelles distinctes, deux associations régies par l'autorité. Selon la théorie avancée ici, on assiste, dans la société post-capitaliste, à une évolution analogue en ce qui concerne l'industrie et les entreprises de production industrielles. Là aussi on assiste à un processus de limitation, de délimitation de compétences fondamentalement distinctes. Pour prendre une comparaison quelque peu audacieuse mais éclairante avec la médecine moderne, on peut dire que, de même que l'estomac dont les ulcères sont dépourvus d'action sur l'ensemble de l'organisme par la séparation du vague et du sympathique et qui doit exercer seul sa propre régulation, de même, dans la société post-capitaliste, l'industrie a perdu son rôle prépondérant et a été dans une certaine mesure isolée de la société. Je n'ai pas l'intention de retracer ici de façon détaillée l'historique de la tendance que j'ai tentée de décrire à l'aide de ces métaphores et de mes commentaires. On pourrait certes citer bon nombre de courants qui ont contribué à cette évolution. T. H. Marshall pour sa part voit dans la «création d'un système de citoyenneté industrielle additionnel et parallèle au système de citoyenneté politique» l'une des conséquences du syndicalisme (57, p. 44). Si l'on est fondé à parler de «citoyenneté économique» corollaire de la «citoyenneté politique» (c'est une formule que les syndicalistes affectionnent), cette distinction en elle-même laisse entendre une séparation des deux sphères de l'industrie et de la société. L'industrie apparaît comme une société à l'intérieur de la société, comme un ensemble structural autonome, se suffisant en quelque sorte à lui-même sans outrepasser ses limites ni 16. Ceci - il faut le souligner - est vrai pour les sociétés post-capitalistes. Pour les pays en voie d'industrialisation, communiste ou autre, où les pires symptômes du capitalisme européen réapparaissent tous, cela n'est évidemment pas vrai.
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déborder sur d'autres associations ou ensembles structuraux. En manière d'exemple, on peut rappeler ici le fait si discuté que non seulement le pourcentage d'individus des sociétés post-capitalistes employés dans la production industrielle n'a pas augmenté au cours des dernières décades, mais qu'il a tout au contraire, diminué. Cela vient en partie de l'extension des «industries tertiaires». Même en économie, l'industrie a cessé d'être cette sphère institutionnelle dynamique entraînant tout nouveau groupe dans son sillage; là encore, on constate une certaine restriction et une certaine stabilisation. Enfin, on peut déceler la même tendance - si l'on tient pour valables les données et conclusions de Sternberg - en ce qui concerne le volume même de la production industrielle, c'est-à-dire, pour autant que l'on puisse parler de l'Europe depuis la première guerre mondiale et des Etats-Unis depuis le krach, d'un «arrêt de l'expansion capatiliste» (cf. 186, pp. 177 et sq.). La théorie de l'isolement institutionnel de l'industrie dans la société post-capitaliste, exposée à un niveau aussi général que celui que nous avons adopté jusqu'ici, soulève maintes objections évidentes. Nous n'en mentionnerons qu'un petit nombre. Tout d'abord, il semble que la vie de l'individu dans la société moderne est plus que jamais rationalisée, mécanisée, et par là «industrialisée». Les produits industriels gouvernent la consommation dans toutes les couches sociales et modèlent le niveau et le style de vie de chacun. En second lieu, les problèmes industriels et politiques sont plus que jamais étroitement liés. En cas d'arrêt de la production (par une grève, par exemple), tout membre de la société en ressent les effets. En ce sens, l'industrie n'est nullement isolée. En troisième lieu, ce que l'on observe, c'est plus un accroissement qu'une diminution de l'influence du gouvernement sur l'industrie. De ce point de vue, industrie et société sont également plus étroitement liées que jamais. Enfin, même à l'heure actuelle, les preuves abondent en faveur de l'existence de nombreuses interrelations, souvent de nature personnelle, entre les classes dirigeantes de l'industrie et celles de la société. La composition des récents gouvernements des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, de France, d'Allemagne et d'autres pays semble donner raison à la thèse de C. W. Mills selon laquelle 1'«élite au pouvoir» des sociétés post-capitalistes est relativement uniforme et dominée par les représentants de l'autorité industrielle. Mon intention n'est pas de tourner en dérision ni de sous-estimer de telles objections. Elles prouvent à tout le moins que l'isolement institutionnel de l'industrie n'est qu'une tendance et non un processus achevé. Je n'en demeure pas moins convaincu, en dépit de toutes les objections, que cette tendance constitue bel et bien une réalité sociale. Dans ma tentative pour le démontrer, je veillerai à ne pas m'égarer dans la thèse plus vaste de l'isolement de l'industrie pour m'en tenir au problème plus limité de l'isolement institutionnel du conflit industriel.
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La thèse selon laquelle, en même temps que l'industrie, le conflit industriel a été institutionnellement isolé dans la société post-capitaliste peut être décomposée, pour la clarté de l'exposé, en un certain nombre de propositions. 1) Nous soutenons en premier lieu que la position au sein de la structure d'autorité de l'industrie et la position au sein de la structure d'autorité de la société ont cessé d'être nécessairement identiques, et que la situation d'un individu dans l'industrie ne conditionne pas sa position politique. 2) Il s'ensuit que les intérêts de classe latents ou manifestes du conflit industriel ne sont pas nécessairement identiques aux intérêts latents et manifestes des mêmes individus dans le conflit politique. Les intérêts industriels ne relèvent que de la sphère industrielle; leur objectif essentiel est le maintien ou la modification du statu quo dans l'industrie et non dans l'ensemble de la société. 3) Il s'ensuit en outre que désormais les classes dirigeantes et subordonnées de l'industrie ne font plus nécessairement partie des classes politiques correspondantes. La théorie des classes permet de conclure qu'il y a dans une société autant de classes dominantes et subordonnées possibles qu'il y a d'associations. Nous affirmons ici que dans la société post-capitaliste les dirigeants et les dirigés de l'industrie et de la société tendent à devenir des groupes distincts. 4) Cela signifie que l'appartenance à un eclasse industrielle est indépendante pour un individu de son appartenance à une classe politique, étant donné que des mécanismes et des déterminants réellement indépendants sont à l'œuvre dans les associations de l'industrie et dans la société politique. Avant d'examiner quelques-unes des conséquences de la théorie énoncée dans les propositions précédentes, une remarque plus générale s'impose. L'une des caractéristiques les plus étonnantes et les plus fâcheuses des théories sociologiques récentes du conflit de classe est la fréquence avec laquelle elles aboutissent à des conclusions diamétralement opposées. Alors que Burnham estime que le conflit de classe entre employeurs (en tant que directeurs) et ouvriers n'a pas diminué et s'est même intensifié, Schelsky est convaincu pour sa part qu'à la question de l'importance actuelde des «anciennes» classes il convient de répondre «catégoriquement par la négative». On ne peut se débarrasser des conclusions aussi incompatibles en se contenant de renvoyer dos-à-dos leurs auteurs. Cette incompatibilité inciterait plutôt le sociologue à mettre au point une théorie nouvelle et meilleure. Tel est précisément l'apport de la théorie de l'isolement institutionnel du conflit industriel. Elle est en accord, pour ainsi dire, avec Burnham en ce qui concerne la sphère de l'industrie où l'ancien conflit subsiste (bien que, nous l'avons vu, sous une forme atténuée) et en même temps elle confirme les vues de Schelsky en niant au conflit industriel un rôle prépondérant sur l'ensemble de la société.
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Ainsi la prétention de ces deux théories à une validité générale n'est pas retenue. Il est vrai que le «vieux» conflit subsiste mais ses effets sont limités à la sphère institutionnelle de l'industrie. En dehors de l'industrie, dans la société politique, ce n'est plus désormais le prolongement du «capital» dans la «bourgeoisie» et du «salariat» dans le «prolétariat» au sens de Marx qui rend compte du modèle fondamental du conflit social.
CONSÉQUENCES PRATIQUES DE LA THÉORIE DE L'ISOLEMENT INSTITUTIONNEL DU CONFLIT INDUSTRIEL
A ce point de notre exposé, la théorie de l'isolement institutionnel du conflit industriel représente une orientation générale, un point de vue plutôt qu'une théorie scientique. A ce degré de généralité, elle n'est pas passible de réfutation empirique. Certes, on peut argumenter pour ou contre, mais de tels arguments sont incapables en définitive d'en confirmer ou d'en infirmer la validité. Une théorie n'est vérifiable que dans la mesure où l'on parvient à en déduire un certain nombre de propositions vérifiables que l'on puisse confronter avec des faits connus ou que l'on peut connaître. Nous allons donc maintenant exposer, et dans la mesure du possible illustrer à l'aide de données empiriques, quelques-unes des hypothèses que l'on peut déduire de la théorie de l'isolement institutionnel du conflit institutionnel et qui pourront faire progresser notre analyse. 1) S'il est vrai qu'en même temps que l'industrie elle-même le conflit industriel a été institutionnellement isolé dans les sociétés post-capitalistes, il s'ensuit que pour le travailleur industriel, le rôle professionnel n'est plus cette force qui façonnait l'ensemble de sa personnalité sociale et ne détermine plus qu'un secteur limité de son comportement social. Même de nos jours, on estime généralement que la profession joue un rôle social décisif en tout cas pour l'homme de la société industrielle. «L'emploi d'un individu - qui occupe environ un tiers de sa journée - est plus qu'un simple moyen d'existence ou un exutoire à son énergie créatrice; il exerce une influence vitale même au delà des heures de traivail sur son existence. C'est le genre d'emploi qu'il occupe qui détermine à la fois sa position sociale, sa situation économique et jusqu'à ses habitudes quotidiennes» (120, p. 411). S'il ne fait pas de doute que dans toutes les sociétés industrielles revenu et prestige sont fonction de l'emploi dans une mesure que l'on peut définir et que de nombreuses habitudes quotidiennes telles que les heures de lever et de coucher sont déterminées pas les exigences de l'emploi, on avance ici que dans le cas particulier des travailleurs 17 17. Cette thèse s'applique probablement à d'autres catégories socioprofessionnelles. Je veux cependant m'en tenir dans le présent contexte aux travailleurs industriels.
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de l'industrie le secteur du comportement qui n'est pas directement déterminé par l'emploi s'étend régulièrement. Dans la société postcapitaliste, l'ouvrier en franchissant les portes de l'usine, laisse de plus en plus derrière lui au vestiaire son rôle professionnel; à l'extérieur il assume de nouveaux rôles définis par des facteurs autres que l'emploi. L'emploi et les diverses attributions qui y sont associées dominent de moins en moins l'existence du travailleur industriel dont la personnalité sociale est influencée par des attributions nouvelles. L'emploi est devenu précisément ce qui est dénié dans la citation ci-dessus: un moyen d'existence qui en tant que tel occupe une place déterminée et limité dans le comportement du travailleur. C'est là que prend place cette «convergence» soulignée par Schelsky «des sciences sociales dans les pays hautement industrialisés qui place au centre de l'interprétation de la société contemporaine les structures de consommation et de comportement de loisir» (72, p. 65). L'on peut (et l'on doit) douter que les rôles de consommation, comme le pense Schelsky, soient en train de devenir «à la place du statut de classe, le déterminant primordial de tous les schémas de comportement» (72, pp. 65 et sq.). Pour ma part, je penserais que le courant indéniable qui tend à accorder une importance croissante à la position de consommateur dans la vie du travailleur de la société postcapitaliste, se développe aux dépens de la position professionnelle et témoigne de l'isolement des modes de comportement déterminés par l'emploi, c'est-à-dire de leur limitation à un contexte spécifique limité dans le temps et dans l'espace. S'il est possible de prouver par une recherche empirique que le statut de consommation occupe effectivement dans la conscience et le comportement réel du travailleur une place plus importante que son statut d'emploi, on peut considérer comme vérifiée la proposition avancée ici. 2) On peut trouver un cas particulier de la proposition précédente, une autre conséquence de la théorie de l'isolement institutionnel du conflit industriel dans l'hypothèse suivante: les travailleurs industriels, en franchissant la sortie de l'usine, laissent derrière eux, avec leur rôle professionnel, leurs intérêts de classe industriels aussi. Les contenus manifestes des intérêts de classe industriels ne sont plus identiques à ceux des intérêts de classe politiques. A l'époque où le seul et unique intérêt manifeste des individus soumis à l'autorité industrielle était leur subsistance minimum définie soit d'un point de vue physiologique, soit d'un point de vue social, cet intérêt accompagnait les travailleurs dans toutes les sphères de leur comportement social. Mais l'importance pour le conflit de classe de la tendance à l'égalité, au nivellement des différences entre les couches réside dans le fait que l'égalisation croissante des conditions de vie et l'institutionalisation du droit au salaire minimum, ont servi de base à la séparation des intérêts manifestes du conflit industriel et du conflit politique. Deux aspects de cette tendance sont de nos jours particulièrement
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évidents. Tout d'abord, l'objet du conflit industriel dans la société post-capitaliste a clairement cessé d'appartenir à ce type d'objet de conflit qui divise l'ensemble de la société en «deux grands camps adverses». Il divise simplement les parties prenantes de l'industrie en deux camps adverses; il se limite à des objectifs qui ne concerne les intéressés qu'en vertu de leur rôle professionnel et plus spécifiquement de leur rôle d'autorité. Ceci est vrai non seulement des revendications de salaire, fondées sur un accroissement de la productivité mais également des revendications en vue d'obtenir une prolongation des congés payés, une diminution des heures de travail, une participation à la direction - sans parler des considérations plus techniques (critères de qualification des tâches, problème des cadences et de barême de salaire, etc.) qui, à l'extérieur de l'industrie, passent rarement pour des objets réels de conflit. Sous l'angle des objets de conflit, le conflit industriel devient de plus en plus spécifiquement industriel sans lien apparent avec les problèmes sociaux et politiques en général. En second lieu, cette spécificité de l'objet du conflit industriel signifie que l'ouvrier en tant qu'individu ne s'y intéresse que dans son rôle de travailleur. Dans ses autres rôles, il est mû par d'autres intérêts; en tant que consommateur ou citoyen, il a cessé d'agir en tant que travailleur. Si je peux me permettre par souci de clarté cette exagération, je dirais: de même que l'amateur de bowling peut se passionner pour certains problèmes à l'intérieur de son club de bowling sans pour autant que son comportement à l'extérieur du club en soit affecté, de même l'objet du conflit industriel perd de plus en plus de sa signification hors de la sphère de l'industrie. 1 8 3) L'une des conséquences de ce phénomène et de la thèse de l'isolement institutionnel est que les grèves industrielles ont cessé d'affecter de façon immédiate ce qu'on appelle le public dans les sociétés post-capitalistes; il est vrai que des grèves survenant dans une branche de l'industrie n'affectent pratiquement pas les travailleurs d'une autre branche de l'industrie. Si industrie et société sont deux domaines distincts, des conflits dans l'une n'entraînent pas automatiquement des conflits dans l'autre; autrement dit, le public ne s'identifie pas aux parties prenantes de la grève, en fonction des situations de classe respectives mais pour des motifs entièrement différents (par exemple menaces de l'économie, de sa position propre, gêne temporaire, etc.). La «nouvelle ligne» de conflit dont parle Geiger entre ceux qui participent directement à la production et les «simples consommateurs» entre ici en jeu: des événements se produisant à 18. Comme toutes les hypothèses audacieuses, celle-ci appelle des réserves. Il est évident que le problème des revendications de salaire affecte la position sociale des individus; ce qui, à son tour, affecte le pouvoir d'achat et partant la vie sociale dans sa totalité. Dans une perspective historique toutefois, une séparation des diverses sphères s'impose, même ici.
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l'intérieur de la sphère institutionnellement isolée de l'industrie peuvent être considérés comme menaçants par le public non concerné précisément en raison de cet isolement; ces événements ne sont pas assimilés aux conflits politiques. Il est remarquable que lors d'une enquête d'opinion menée en Allemagne en 1954, près de la moitié des personnes interviewées prirent position contre les grèves et affirmèrent leur conviction que «par les grèves, les ouvriers retiraient des avantages uniquement pour eux-mêmes sans tenir le moindre compte de l'ensemble de la population» (cf. 229, p. 235). 19 4) En ce qui concerne la sphère de l'organisation politique, on peut conclure de la théorie de l'isolement institutionnel du conflit industriel que syndicats et partis progressistes (partis socialiste ou travailliste) ont cessé d'être identiques; en fait, la notion de parti ouvrier a perdu son sens politique. S'il est vrai que dans la société post-capitaliste le conflit industriel est cantonné à sa propre sphère, et si par conséquent la répartition des rôles et les divers objets du conflit industriel ont perdu de leur portée sociale globale, alors les groupes d'intérêts de l'industrie et ceux de la société constituent également des organisations distinctes. Elles peuvent être encore unies par le lien de la tradition mais non plus par une cause commune ni par leur champ de recrutement. La validité de cette thèse est particulièrement évidente aux Etats-Unis, elle l'est moins en Grande-Bretagne. Cependant, dans toutes les sociétés post-capitalistes, on constate une double tendance: les syndicats sont de plus en plus indépendants sur le plan politique en tant que groupes d'intérêts dans le conflit industriel et les partis socialistes et progressistes s'étendent, en tant que groupes d'intérêts dans le conflit politique, au-delà des frontières de la classe industrielle jusqu'à constituer des «partis populaires» ou «parties de masses». Beaucoup de gens s'étonnent encore de trouver des syndicalistes militants parmi les électeurs ou même les permanents de partis conservateurs; mais ce n'est là qu'une conséquence de ce courant d'évolution que nous avons tenté de décrire comme le courant de l'isolement institutionnel. 5) S'il s'avère que cette théorie rend compte des phénomènes observés, il s'ensuit - et c'est notre dernière déduction - que, dans la société post-capitaliste, les classes dirigeantes et classes subordonnées de l'industrie et celles de la société politique ont cessé d'être identiques; en d'autres termes, elles constituent en principe deux fronts de conflits indépendants. Hors de l'entreprise, le directeur peut n'être qu'un simple citoyen, l'ouvrier, un député; leurs positions de classe au sein de l'industrie ne déterminent plus leurs positions d'autorité 19. Il faut noter toutefois que cette dernière attitude est probablement plus caractéristique en Allemagne (où le conflit est notoirement considéré comme «mauvais» et indésirable) qu'en Grande-Bretagne ou aux EtatsUnis.
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au sein de la société politique. Selon cette hypothèse, il est absolument faux que «la relation au moyens de production... détermine la domination de classe, le pouvoir et le privilège, dans la société» (Burnham, 140, p. 97); l'autorité politique est en fait répartie indépendamment de la position d'autorité de l'individu au sein de l'industrie. Cela est d'autant plus vrai qu'à l'intérieur de l'industrie la séparation de la propriété et du contrôle s'accentue et que les capitalistes à part entière sont progressivement remplacés par des directeurs. Notre intention était d'amener la théorie de l'isolement institutionnel du conflit industriel jusqu'à un point où l'on puisse formuler des hypothèses vérifiables. Etant donné que les données empiriques, quoiqu'abondantes, ne permettent pas la vérification de ces hypothèses, il paraît raisonnable de les soumettre à la critique voire à la réfutation de la recherche empirique. Mais tant qu'elles n'ont point été réfutées, l'on peut maintenir que dans la société post-capitaliste, les associations de l'industrie et de la société constituent des univers distincts de conflits de classe. Le «salariat» et le «capital», les classes industrielles de la société capitaliste déterminent encore de nos jours les conflits sociaux de l'industrie en tant que travailleurs et direction ou syndicats et associations patronales, bien qu'au cours du siècle dernier les modalités de ces conflits aient subi de multiples modifications. Toutefois il est désormais impossible d'extrapoler les fronts du conflit social en prolongeant au-delà des limites de l'industrie les lignes du conflit industriel. Le «capital» ne se prolonge plus en «bourgeoisie», le «salariat» en «prolétariat» dans la vie politique de la société post-capitaliste. Cet aspect politique exige une étude particulière.
LE CONFLIT INDUSTRIEL: COURANTS ET CONTRE-COURANTS
L'histoire du conflit industriel fournit maints exemples de la plupart des divers modèles et types sociaux que propose la théorie du conflit de groupe dans les associations régies par l'autorité. Ces exemples sont d'autant plus intéressants que les protagonistes du conflit industriel sont restés essentiellement les mêmes au cours du développement industriel. Nous avons vu que le capital et le travail avaient tous deux connus un processus de décomposition au cours des cent dernières années. La classe capitaliste unifiée de l'époque de Marx s'est subdivisée en de nombreux éléments, tels que les directeurs, les simples propriétaires, les financiers; la classe ouvrière homogène d'il y a cent ans a vu naître en son sein des lignes nouvelles de différenciation selon la qualification, le revenu ou le prestige; enfin ces deux classes furent augmentées et rendues plus complexes par l'apparition d'une «nouvelle classe moyenne» de bureaucrates et d'em-
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ployés de bureau. Toutefois, tous ces changements n'ont que très légèrement modifié la structure d'autorité de l'entreprise industrielle. Il y a toujours des employeurs et des employés, des entrepreneurs et des ouvriers; la direction et le travail constituent aujourd'hui encore les quasi-groupes sous-jacents aux organisations porteuses elles-mêmes de la dynamique du développement social de l'industrie. Mais les modalités de leurs interrelations ont bien changé depuis le temps où les Luddites en Angleterre luttaient contre leur aliénation en tentant de briser les machines dans les usines isolées ou même depuis le temps où des forces de police stipendiées par la direction tentaient de disperser par la force les travailleurs en grève. Ceci pour une simple raison, c'est que la violence du conflit industriel a considérablement décru. Cette diminution est elle-même due en tout premier lieu au fait même de l'organisation des parties en conflit. En second lieu, les syndicats et les associations patronales ont mis au point un système souvent complexe et protocolaire de résolution du conflit. Avant de recourir à des manifestations violentes de conflit, ils se rencontrent pour discuter de leurs revendications, font appel à un médiateur et le cas échéant, à un arbitre; en bref, ils tentent de résoudre leurs désaccords par la parole plutôt que par le combat. Cette réduction de la violence a été grandement favorisée par l'amélioration du niveau de vie des travailleurs. Dans la plupart des pays que l'on peut aujourd'hui considérer comme étant des sociétés postcapitalistes, la privation totale pour le travailleur industriel, a fait place à une privation relative au début de ce siècle, si bien que le «coût» de la victoire ou de la défaite dans le conflit a diminué. Il est à noter que cette réduction de la violence est à la fois la cause et l'effet de l'institutionalisation du conflit industriel: en s'organisant pour la défense de leurs intérêts, les directeurs et les travailleurs ont pu amener des changements qui, à leur tour, ont favorisé l'apparition d'un règlement pacifique des conflits. On constate en même temps, bien que pour des raisons différentes, une réduction de l'intensité du conflit industriel. A cet égard, la dissociation des schémas qui étaient superposés dans la société capitaliste est d'une importance capitale. Le fait essentiel est que dans les sociétés contemporaines, conflit industriel et conflit politique ont cessé d'être identiques. Les protagonistes, les objets et les modèles du conflit industriel constituent désormais un ensemble autonome de relations sociales. Le conflit industriel a été isolé des antagonismes qui divisent la société politique. Dans beaucoup de pays, sinon dans la totalité, cette dissociation de modèles autrefois superposés s'est produite en fonction des relations entre le conflit de classe et les autres types de conflit 2 0 et en fonction des relations entre la position d'autorité et 20. Ceci n'est pas encore tout à fait exact pour l'Angleterre en raison de la position des Irlandais dans l'industrie, et surtout aux Etats-Unis, en
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le statut social. Il est intéressant de noter qu'un ouvrier spécialisé dépourvu d'autorité peut avoir "un statut social plus élevé qu'un bureaucrate subalterne mais qui participe néanmoins un tant soit peu à l'exercice de l'autorité de direction. Nous n'avons pas analysé ici l'incidence sur l'industrie de la mobilité inter-classes. Le peu de données dont nous disposons à ce sujet 2 i incite néanmoins fortement à penser que le taux de mobilité inter-classes et inter-générations est très élevé dans l'industrie. Certes, l'industrie n'est nullement «sans classe», toutefois la mobilité y est suffisante pour que l'on soit en droit d'estimer, là aussi, que l'intensité du conflit a diminué plutôt qu'elle ne s'est accrue. De nombreuses enquêtes révélant une diminution régulière de l'intérêt et de la participation des ouvriers aux problèmes syndicaux viennent à l'appui de cette conclusion que l'engagement et l'investissement d'énergie dans le conflit industriel tant de la part de la direction que des ouvriers est moins fort dans la société post-capitaliste qu'il y a un siècle. Cette réduction de l'intensité et de la violence du conflit n'est pas sans effet sur les modes de changements structurels dans l'industrie. Elle permet de penser que des changements à la fois soudains et radicaux sont en train de disparaître de la scène contemporaine. Les changements de structure et de conditions se produisent de façon graduelle et espacée. Ils affectent parfois la forme d'une pénétration dans les groupes dirigeants de certains membres des groupes subordonnés, mais le plus souvent ce qui se passe, c'est que la direction tient compte (fût-ce à contre-cœur) des intérêts des travailleurs et les intègrent dans la structure existante. Dans l'analyse qui précède, je me suis borné à indiquer les changements qui allaient dans le sens d'une réduction d'intensité et de violence du conflit. Il va sans dire toutefois que le cours des affaires sociales n'est jamais linéaire. On ne saurait nier l'existence de contrecourants ni prétendre que tous les désordres de l'industrie appartiennent au passé, pour la simple raison qu'il n'est pas possible d'extrapoler les événements sociaux. Le fait que le conflit industriel ait diminué d'intensité et de violence au siècle dernier ne nous permet pas d'en déduire qu'il en ira de même dans le futur. L'expérience montre au contraire qu'on a assisté dans l'histoire à des conflits spécifiques plus ou moins violents et intenses et ce à un rythme impréraison à la fois des ouvriers noirs et des immigrants. Dans ce contexte, le conflit est souvent intensifié, même de nos jours, par des lignes différentes de clivage. 21. Cf. essentiellement les données rassemblées par G. Thomas pour l'Angleterre (123, p. 30) selon lesquelles 5% seulement de la catégorie des directeurs de l'échantillon représentatif national ont été directeurs toute leur vie alors que pas moins des deux tiers de tous les directeurs avaient eu, à un moment quelconque, des emplois manuels.
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visible. On peut parfaitement penser que l'avenir nous réserve des conflits plus violents et plus intenses encore. On peut d'ailleurs déceler, jusqu'à un certain point, des signes d'une telle évolution. J'ai tenté de montrer que les modifications introduites en vue de résoudre le conflit industriel ont été plus ou moins heureuses. Ainsi la création en Allemagne des comités d'entreprise et du système de co-gestion a plus obstrué qu'elle n'a ouvert la voie à l'expression des conflits d'intérêts. Et il n'y aurait rien d'étonnant à ce que ces modes inadéquats de résolution entraînent de nouvelles explosions de violence, au départ incontrôlées. D'après la théorie du conflit, il serait même surprenant qu'il en aille autrement. En outre, l'institutionalisation des syndicats engendre ce phénomène que Michels (cf. 200) a si justement appelé «la loi d'airain de l'oligarchie», c'est-à-dire la mise en place d'une répartition inégale de l'autorité au sein des syndicats. Ce phénomène introduit un nouveau type de conflit, le conflit intra-syndical dont les grèves sauvages fournissent d'ores et déjà un exemple. On voit mal comment les syndicats envisagent de faire obstacle à cette évolution. Enfin, il y a toujours l'éventualité bien sûr que des formes totalitaires de gouvernement interviennent dans l'ordre industriel et en modifient les modes de conflit. Le lecteur aura compris aisément que l'essentiel de la présente analyse sous-entend l'existence d'un système politique démocratique. En cas d'abolition de ce système une situation nouvelle apparaît tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'industrie et ceci favorise - c'est ce que je vais tenter de montrer au chapitre suivant l'apparition de conflits d'une extrême violence et d'une extrême intensité. Quels que soient les courants en faveur d'une réduction de l'intensité et de la violence du conflit que l'on ait pu constater dans l'industrie des sociétés post-capitalistes, des contre-courants sont également présents et il est difficile, voire impossible de déduire quoi que ce soit à leur sujet d'après l'analyse du présent chapitre.
CHAPITRE
Vili
les classes dans la société post-capitaliste II: le conflit politique
COMMENT LES INDIVIDUS CONÇOIVENT LA SOCIÉTÉ
Peu nombreux sont ceux, parmi les sociologues ou autres spécialistes, qui nient la persistence de conflits dans l'industrie. On ne saurait en effet faire table rase de toutes les revendications de salaires, des demandes d'intéressement, des grèves et des lock-outs actuels. En revanche, nombreux sont ceux qui estiment qu'en ce qui concerne la vie politique dans la société post-capitaliste, la présence de nouveaux objectifs et de nouvelles lignes de partage autres que la classe est infiniment plus importante pour comprendre la société. Dans ce débat, les demi-vérités alternent avec les contre-vérités. On dit par exemple que les problèmes de l'industrie ont cessé de concerner chaque citoyen. C'est vrai, mais cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y ait plus de division au sein de la communauté politique. On dit aussi qu'on assiste à une uniformisation croissante des programmes des divers partis politiques. C'est vrai également mais cela ne signifie pas qu'ils soient devenus interchangeables ni du point de vue de l'élu ni du point de vue de l'électeur. On dit encore que les individus ne «collent plus» à des idéologies; c'est vrai mais cela ne veut pas dire qu'ils n'ont plus d'opinions divergentes. Au cœur de tels arguments, on trouve souvent la vague conviction qu'au cours des heures fastes et néfastes du capitalisme, les gens ont eu l'occasion de modifier leurs attitudes, leurs conceptions, leur image de la société. Ils ne considèrent plus celle-ci en termes de divisions et d'antagonismes mais jugent désormais chacun selon ses mérites en vue d'un tout coopératif et harmonieux; et les sociologues qui persistent à parler de clivages et de conflits ne font que tenter de ressusciter des désordres dont on vient de triompher. Une telle affirmation n'est certes pas une demi-vérité, mais bien une contre-vérité. Toutefois, étant donné qu'elle se réfère davantage aux sentiments des gens qu'à une interprétation sociologique de la réalité, il convient d'aborder notre analyse du conflit politique dans les sociétés contemporaines par le biais d'un certain nombre de travaux ayant ouvertement pour
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but d'appréhender l'image qu'a le public de la société. La critique de ces études donnera aux aspects sociologiques de notre problème sa dimension psychologique et dans le même temps apportera un peu de vigueur et de vraisemblance à tout cet ensemble d'assertions, de suppositions et d'hypothèses qui sans cela demeurent nécessairement vagues, abstraites et parfois peu convaincantes. J'ai indiqué plus haut dans quelle mesure l'analyse sociologique du conflit pouvait bénéficier légitimement de l'apport de données (socio-)psychologiques. J'ai insisté et j'insiste à nouveau ici sur le fait que les faits psychologiques ne peuvent à eux seuls servir de tests de la validité de notre théorie. Tout d'abord, parce que cette théorie ne porte pas sur ce que les gens pensent, mais sur ce qu'ils font; et bien qu'il soit souvent difficile de séparer les deux aspects il ne saurait être question de faire dépendre la validité de notre théorie des conclusions tirés d'un échantillon aussi représentatif soitil. Les données qui feront ici l'objet de la discussion illustrent certes certains points de la théorie, posent certains problèmes, contribuent à brosser le tableau du conflit dans la société post-capitaliste proposé ici, mais on ne saurait attendre d'elles qu'elles confirment ou infirment la théorie du conflit ou l'une quelconque de ses conséquences. Entre l'explication scientifique d'un phénomène et l'image que peut en avoir le grand public, il y a toujours un fossé difficile à combler. En ce qui concerne ce problème de l'image qu'a l'individu de la société, nous avons actuellement la chance d'avoir à notre disposition un grand nombre d'études sérieuses qui fournissent des données précises et comparables pour de nombreux pays. J'en ai retenu quatre qui me paraissent particulièrement importantes: celle de Centers aux Etats-Unis (38), celle de Popits et coll. en Allemagne (69), celle de Willener en Suisse romande (76) et enfin celle de Hoggart en Grande-Bretagne (52). Bien que ces recherches aient été menées indépendamment les unes des autres1, les auteurs formulent l'objet de leur recherche en des termes étonnamment semblables. Les deux notions qui reviennent le plus souvent dans la majorité de ces travaux sont celles de «classe» et d'«image de la société» (Gesellschaftsbilder). Autrement dit, ces études se recoupent exactement avec notre propre recherche. Bien qu'identiques quant au sujet, ces quatre études diffèrent par leurs techniques de recherche et leurs modes d'interprétation. Centers expose et analyse brièvement 2 les résultats chiffrés d'un 1. Willener cite nommément Centers mais ne dit rien de Popits ni de Hoggart. Tous les autres semblent (et cela est vraisemblable étant donné les dates de publication) ne pas se connaître. Les études parurent dans l'ordre suivant: Centers en 1949 et Hoggart, Willener et Popitz en 1957. Les co-auteurs de Popitz étaient H. P. Bahrdt, E. A. Jüres et H. Kesting; mais comme les passages dont il est ici question ont été rédigés par Popitz seul on a cru bon de ne s'en référer qu'à lui pour parler de ce travail. 2. Je négligerai ici les éléments théoriques relativement sommaires et
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questionnaire à choix multiple. Willener recourt également à un questionnaire ouvert celui-là et fournit des résultats plus variés, chiffrés et dont il donne une interprétation. L'étude de Popitz et son équipe se base sur des entretiens en profondeur conduits selon un schéma général. Il prend soin, dans son analyse des données d'éviter les résultats chiffrés, leur préférant une brillante discussion. Enfin l'étude de Hoggart se présente tout à fait différemment. Il s'agit d'une vaste analyse «impressionniste» de ce que l'auteur nomme les «aspects de la vie de la classe laborieuse» qui se fonde sur des conceptions toutes personnelles de nature strictement qualitative. Dans tous les cas, nous nous bornerons dans la critique qui va suivre à présenter un échantillon restreint des résultats et des conclusions de ces diverses études, en ne retenant que ceux qui intéressent notre propre recherche. La première conclusion qui se dégage de ces études est que de toute évidence, les individus ont bien une image de la société. Cela n'est guère surprenant en soi. Se situer dans le monde qui nous entoure est selon toute vraisemblance un besoin fondamental, y compris la nécessité de se situer dans un univers social de référence. Mais s'il existe bien en règle générale une image de la société, celle-ci ne va pas pour autant de soi et l'individu a parfois du mal à en donner une définition précise. Aussi vague ou stéréotypée soit-elle, cette image exige de l'individu un effort considérable de réflexion et de dissociation de sa sphère intime. Voyons quelle est la vision du monde d'un individu incapable d'opérer cette dissociation. Popitz relate le cas d'un ouvrier employé au laminage qui estimait n'avoir aucune image de la société: Question: Que pensez-vous du progrès technique? Réponse: «Je ne vois pas si loin. Je dis toujours après nous le déluge. Question: Comment ce progrès technique s'est-il produit? Réponse: «C'est l'affaire des contremaîtres, des ingénieurs et des directeurs . . . » Question: Que pensez-vous de la co-gestion? Réponse: «La co-gestion? Est-ce que ça marche? Ca ne m'intéresse p a s . . . » (69, p. 227). Certes, c'est là une réponse pathétique. Mais ne devrions-nous pas nous attendre à la rencontrer fréquemment? En fait, il semble bien que les individus qui possèdent une conception nette et précise de la société ne courent pas les rues. La deuxième conclusion que l'on retrouve dans les quatre études citées est celle-ci: non seulement les individus ont de la société des images différentes, mais ces différences ne sont pas fortuites. Popitz et Willener pour leur part les décomposent en six catégories. Les catégories de Willener sont reliées directement aux problèmes de la stratification sociale et de la structure de classe. Selon lui, les indihors de propos par lesquels Centers aborde et conclut son étude. En dépit de la conviction de l'auteur, ces propos n'ont que peu de lien avec le sujet de son travail.
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vidus envisagent la société sous l'angle a) des catégories socio-économiques, b) des catégories socio-professionnelles, c) selon une dichotomie de dépendance, d) selon la lutte de classe, e) selon le prestige social et f ) selon les catégories politiques (cf. 76, p. 153). La classification de Popitz est plus générale. Partant de la diversité des images de la société, il distingue: a) l'ordre statique, b) l'ordre progressiste, c) une dichotomie selon le destin collectif, d) une dichotomie selon le conflit individuel, e) la réforme de l'ordre social et f ) la lutte de classe (cf. 69, p. 233). Dans ces deux études, il semble que la notion (marxiste) d'une société déchirée par la lutte de classe ne soit que peu représentée: 10% des sujets interviewés par Willener et 1% (!) de ceux interviewés par Popitz demeurent fidèles à cette conception.3 Les données proposées par Centers et Hoggart ne permettent pas ici d'établir de comparaison. Willener et Popitz estiment néanmoins tous deux que les six types proposés peuvent se réduire à deux images fondamentales de la société qui émergent de la variété empirique des résultats. On retrouve cette idée également chez Centers. Comme nous l'avons fait nous-mêmes dans la présente étude, Centers différencie sans ambiguïté couches sociales et classes sociales; il distingue de même une conception «statique» et une conception «dynamique» de la société (38, p. 26 et sq.). Pour Centers, comme pour nous, c'est là une prise de position théorique. Les études de Popitz et Willener montrent également que la même distinction se retrouve au niveau concret, dans les diverses conceptions qu'ont les individus de la société. Ainsi Willener écrit: «Les couches sociales (ou niveaux sociaux) impliquent l'image d'une continuité... tandis que les classes évoquent des groupes antagonistes» (76, p. 206). Sur la base des résultats obtenus quant à cette distinction, il ajoute: «Il ne fait aucun doute qu'il y ait des différences fondamentales entre l'image que peuvent avoir des individus situés au sommet de l'échelle sociale et celles que peuvent avoir les individus situés au bas de l'échelle» (p. 208). Il précise en outre: «La majorité des sujets appartenant aux catégories «inférieures» s'expriment plus volontiers en termes de classes qu'en termes de couches sociales et inversement, les sujets appartenant aux catégories «supérieures» s'expriment plus volontiers en termes de couches qu'en termes de classes sociales» (p. 206). Cette conclusion ressemble étonnamment à celle de Popitz quand il associe respectivement aux termes de «classe» et de «couche» sociale les termes de «dichotomie» et de «hiérarchie»: «Tous les travailleurs 3. La raison de cet écart considérable, sinon surprenant, entre la Suisse et l'Allemagne, vient du fait que par image de la «lutte des classes», Popitz entend uniquement l'image qu'en ont les individus qui font profession d'opinions strictement marxistes alors que Willener y englobe également les individus qui se réfèrent vaguement au «capital», à 1' «exploitation», etc.
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avec qui nous avons pu nous entretenir et qui sont à même de fournir une image de la société au sens de notre définition voient la société comme une dichotomie, tantôt immuable ou sujette aux changements, tantôt étanche ou susceptible de médiation par 1'«association» . . . En revanche, le bureaucrate a conscience d'un «sommet» au-dessus de lui et d'une «base» au-dessous de lui. Il se situe lui-même au milieu et témoigne d'un sens remarquablement aiguisé des distinctions et échelons sociaux. On peut en déduire par conséquent qu'à la différence du travailleur industriel, il ne conçoit pas la société comme une dichotomie, mais comme une hiérarchie (69, pp. 237, 242). On retrouve dans ces conceptions nos deux images de la société. La continuité d'un système hiérarchique de stratification représente l'ordre et l'intégration. Dans une telle conception de la société, il peut y avoir des problèmes et des tensions mais pas de clivages profonds. Par contraste, les antagonismes d'une structure de classe dichotomique évoque les idées de conflit, de dissension et de coercition. Mais d'après les résultats empiriques de Popitz et de Willener, ces deux conceptions ne constituent pas des approches complémentaires du même objet. Certes, même là, elles ne sont pas contradictoires, mais elles sont soutenues par des individus différents. Les individus d'«en haut» conçoivent la société comme une hiérarchie régulière de positions relativement harmonieuse; ceux d'«en bas» insistent particulièrement sur le fossé qui les séparent des «autres». On peut donner plusieurs interprétations de ce fait curieux et important. Selon notre théorie du conflit, il semble que les groupes dirigeants de la société expriment leur relative satisfaction par rapport à leur condition en donnant une vue harmonieuse et équilibrée; les nonprivilégiés en revanche ont tendance à souligner les clivages qui rendent compte pour eux des privations qu'ils endurent. Il semble bien, en principe du moins, que ces distinctions, les nôtres et ceux des gens en général, contiennent un élément idéologique. Le modèle d'intégration, l'image hiérarchique correspond à une idéologie de satisfaction et de conservatisme; le modèle de coercition, l'image dichotomique, exprime l'insatisfaction et le désir de changement. Même en un temps où il semble que les idéologies révolutionnaires de type marxiste aient perdu de leur ascendant sur les travailleurs, on n'en retrouve pas moins chez eux une image de la société incompatible, dans sa portée politique avec l'image plus harmonieuse de ceux d'«en haut», qu'on les appelle «capitalistes», «classe dirigeante» ou même «classe moyenne». Il y a peu de chose à ajouter sur l'image hiérarchique de la société telle qu'elle est généralement exprimée par les classes moyennes. Elle découle clairement de la notion d'une hiérarchie bureaucratique où chaque individu occupe une place bien précise sur l'échelle sociale. L'ensemble constitue un système équilibré, bien organisé, dans lequel seule la promotion est possible sans envisager d'échec, et qui com-
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porte une échelle admise et institutionalisée de symboles, de titres et de statuts. Les seuls conflits reconnus sont de nature personnelle, intime. Tous les autres clivages sont bannis de la conscience, en tant que réalités déplaisantes. En regard d'une telle image, même les versions les plus stéréotypées de l'image dichotomique de la société sont plus hautes en couleur. D'après les travaux cités, il semble qu'on retrouve dans maintes langues des termes simples mais parlants pour caractériser les deux pôles de la dichotomie. Ce sont: «eux» et «nous» en GrandeBretagne, ceux qui sont en haut et ceux qui sont en bas en Suisse (ainsi sans doute qu'en France), die da oben et wir hier unten en Allemagne, autant d'expressions appartennant au répertoire international des classes laborieuses. Voici par exemple ce qu'ont répondu à Popitz quelques ouvriers au sujet de la co-gestion: «On peut toujours corrompre les représentants des travailleurs. Là où il y a de l'argent, il y a le pouvoir. En admettant même que les représentants arrivent à une décision on peut toujours trafiquer cette décision pour la rendre inutilisable... Ils ne veulent pas qu'on mette le nez dans leurs affaires . . . S'ils acceptent la co-gestion, alors c'est pour la tourner à leur seul avantage: le plus de co-responsabilité possible pour nous et le moins de co-gestion... En fait nous ne co-gérons rien du tout. C'est la direction qui s'en charge. C'est eux qui décident, un point c'est tout . . . Tout ça c'est parler pour ne rien dire. Nous ne co-gérons rien du tout. C'est à la rigueur l'affaire des syndicats et si déjà quelqu'un co-gère, c'est au mieux les secrétaires et les chefs du s y n d i c a t . . . De toute façon, ceux d'en haut s'en moquent» (69, p. 202 et sq.). Hoggart résume l'attitude qui se dégage de toutes ces réponses dans un choix remarquable de clichés: «Eux», «C'est des gens de la haute», «les gens qui vous font l'aumône», «y vous sifflent», «vous mettent à l'amende», «vous envoient à la guerre», «vous foutent la famille en l'air pour couper aux allocations familiales», «y vous poussent à bout», «des mecs à qui on peut vraiment pas faire confiance», «des grands mots», «tous des faiseurs», «vous disent jamais le fin mot» (s'agissant d'un parent à l'hôpital) «vous mettent en taule», «vous font des sommations», «y s'entendent comme larrons en foire», «vous ratatineraient s'ils pouvaient», «vous traitent commz du fumier». Les critères de distinction entre les deux pôles de la dichotomie sont variés. La liste d'idiomes d'Hoggart indique une part importante faite au ressentiment à l'égard de l'autorité, si bien que les différences de puissance semblent constituer la ligne de partage entre «eux» et «nous»: «Eux, c'est le monde des patrons, que ceux-ci soient des entrepreneurs privés ou, comme c'est de plus en plus le cas de nos jours, des fonctionnaires publics» (52, p. 62). Willener insiste certes sur ce critère de pouvoir mais il en cite d'autres: «Certains des sujets interviewés distinguent deux grandes classes: les sala-
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riés et les non-salariés, en d'autres termes ceux qui sont dépendants et ceux qui sont indépendants. Il y a aussi la formule «ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas» que l'on rencontre plus rarement mais avec la même signification» (76, p. 155). Popitz souligne de nouveau l'importance de 1'« alternative stéréotypée du pouvoir et de l'impuissance» (69, p. 244), mais tient un autre critère pour tout aussi significatif: il s'agit de la dichotomie entre travailleurs manuels et travailleurs non manuels. Pour Popitz, cette dernière dichotomie est très proche des «formules» que Willener a relevées chez ses sujets interrogés: «Même les ouvriers très intelligents qui ont à cœur de ne pas condamner les bureaucrates et qui veulent bien admettre qu'il faut bien qu'il y en ait, demeurent très sceptiques sur un point: ils ont réellement du mal à croire que les bureaucrates fassent du vrai travail» (69, p. 238; cf. 68). Le travail de bureau manque de «publicité», on ne peut le soumettre au même contrôle que le travail manuel; ce n'est pas visiblement du travail; et une ligne de partage se crée entre ceux qui font un travail «qu'on peut voir» et ceux qui font un travail «qu'on ne peut pas voir». L'étude de Centers également s'applique à ce problème des critères de la dichotomie sociale. En effet, il constate, bien que tel ne soit pas son propos, que pour la plupart des gens (en Amérique), la société se décompose uniquement en deux classes: la classe moyenne et la classe ouvrière. 94°/o de son échantillon original se répartissent eux-mêmes entre ces deux classes.4 Parmi les critères de distinction entre ces deux classes Centers relève comme étant les plus importants «croyances et attitudes», «famille» et «argent». Mais, de même que Willener, Centers insiste sur le fait suivant: «pour les membres de la classe ouvrière, le critère le plus important pour définir l'appartenance à la classe moyenne est, après l'argent ou le revenu, la propriété d'une petite entreprise, d'un cabinet ou d'un commerce; en somme le fait d'être un travailleur indépendant ou un propriétaire d'une sorte quelconque» (38, p. 99). En revanche, «on ne peut manquer d'être frappé par le fait que le critère le plus déterminant de l'appartenance à la classe (ouvrière) est de «travailler pour vivre» » (38, p. 100) 5. Il n'est pas étonnant que Centers, très proche en cela 4. Dans une publication ultérieure, Centers ramène à 88% le pourcentage de ces réponses, cependant qu'une proportion légèrement supérieure de sujets répondaient qu'«ils ne savaient pas» ou qu'ils se rangeaient dans la classe «supérieure» ou dans la classe «inférieure» alors que les quatre catégories suivantes leur étaient proposées: «supérieure», «moyenne», «ouvrière», et classe inférieure (cf. 38, p. 77). 5. Encore plus frappante sans doute est la concordance qui apparaît dans les expressions mêmes du langage quotidien: «working for a living and not working for a living» (Centers, USA), «ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas» (Willener, Suisse), «wirklich arbeiten und nicht wirklich arbeiten» (Popitz, Allemagne).
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de Popitz et Willener, en vienne à conclure que «la conséquence en est que les deux dichotomies travail de bureau contre travail manuel et salariat contre travail horaire constituent les deux principes de distinction de classe en vertu de leur importance en tant que critère d'affiliation à la classe ouvrière; une autre conséquence sur le plan psychologique est d'inciter les employés de bureau à s'identifier avec la classe moyenne» (38, p. 102). Toutefois, les quatre auteurs cités insistent sur le fait que ces critères de distinction n'autorisent pas une identification absolue de tout individu et de tout emploi à telle ou telle classe, «classe moyenne», «classe ouvrière», «supérieure» ou «inférieure». Chacun s'accorde à penser que la ligne de partage entre «eux» et «nous» passe quelque part au milieu du groupe des employés et salariés. «La position de classe des employés de bureau semble, elle aussi, 6 être une position ambiguë car tantôt la classe ouvrière tantôt la classe moyenne les réclame comme siens. Il semble que les classes existantes aient autant de difficulté que les sociologues à déterminer leur appartenance de classe» (38, p. 81 et sq.). Willener estime que par «classe inférieure» la plupart des gens désignent aussi bien les travailleurs à la pièce que les employés salariés (cf. 76, p. 163). Mais je crois plus probable l'hypothèse de Popitz et Hoggart selon laquelle dans l'esprit des gens le phénomène de distance sociale est capital pour opérer la distinction entre «eux» et «nous». D'après Popitz, les contremaîtres et les surveillants dans l'industrie, dont le travail est visible pour la plupart des ouvriers, sont généralement considérés comme membres de la classe ouvrière et la classe supérieure ne commence qu'avec les chefs d'atelier, les délégués et responsables syndicaux, car ceux-ci «n'en sont plus» (cf. 69, p. 243 et sq.). Pour Hoggart, l'ouvrier estime que «leur» monde commence même plus tôt: «vous savez, quand on demande à un ouvrier de devenir contremaître ou chef quelconque, il hésite souvent. Quoi qu'il fasse, à partir de ce moment-là on le considérera comme passé de l'autre côté» (52, p. 64). Il faudra se souvenir dans l'analyse qui va suivre que pour ceux qui conçoivent la société comme dichotomique, la position supérieure commence non loin de la couche la plus basse de la stratification sociale et englobe tous les individus dès qu'ils participent, fût-ce de façon infime, à l'exercice de l'autorité. Quels que soient les changements survenus au cours des cent dernières années, l'idée qu'il y a un partage fondamental de la société entre «les possédants» et «les non-possédants», «ceux d'en haut» et «ceux d'en bas», «eux» et «nous» est toujours ancrée dans beaucoup d'esprits. On peut être tenté de penser que l'image dichotomique de la société est un vestige du marxisme ou, de façon plus générale, un vestige des conditions du capitalisme naissant et de l'idée 6. Centers s'est attaché à discuter la position des paysans.
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qu'on s'en est faite. Pourtant, Ossowski a montré que «la conception dichotomique de la stratification sociale» - c'est le titre d'une de ses études (96) — est une notion à la fois antérieure et plus vaste que le capitalisme. «La métaphore spatiale qui représente la société comme un agglomérat d'individus dont certains sont en haut et d'autres en bas appartient à ces images qui gardent de leur force tout au long des siècles et qui, comme l'histoire des cultures tend à le prouver, s'imposent à l'imagination» (96, p. 16). Ossowski suit cette image à travers les mythes et les religions de l'humanité, à travers la littérature et la philosophie. Parmi ses nombreuses manifestations, on peut relever trois aspects principaux de la dichotomie sociale: la division entre dominants et dominés; riches et pauvres; ceux pour qui on travaille et ceux qui travaillent (96, p. 19). On est tenté de remplacer dans le quatrain médiéval anglais le mot «Dieu» par le mot «société» émoussant ainsi la dureté de la dichotomie mais laissant à ce message la vérité qu'il a encore aujourd'hui: The rich man in his castle, The poor man at his gâte, God made them high or lowly, And ordered their estate. * Que l'image dichotomique de la société soit un archétype de la pensée humaine, c'est là une hypothèse que les données présentées ici ne confirment nullement. Il convient tout au plus de faire quelques réserves quant aux conclusions exposées jusqu'ici. Nous avons vu plus haut que tout le monde n'avait pas une image de la société; certains individus ne s'aventurent pas dans des réflexions portant au-delà de leur horizon immédiat. 7 Parmi ceux qui se font une image de la société, peu nombreux sont ceux qui la voient comme une entité dichotomique. Si l'on compare les images qu'ont les gens avec leur position professionnelle et leur position de classe, on constate des phénomènes de «déviance» par rapport à la théorie des classes: des ouvriers se rangent eux-mêmes dans la «classe moyenne», des employés de bureau affirment une vision dichotomique de la société. Il y a des groupes qui posent des problèmes, qui résistent à la vision dichotomique, par exemple les ouvriers agricoles. Enfin les conséquences tirées par chacun de l'image qu'il se fait de la société, 7. Popitz a trouvé qu'environ 20% des personnes interviewées par lui n'avaient pas d'image réelle de la société (69, p. 233); 24% des personnes interviewées par Willener répondaient d'une façon négative, sans idée claire, ou pas du tout (76, p. 161); en comparaison, les 2% qui ne savaient pas ou «ne croyaient pas aux classes» dans l'étude de Centers surprennent par leur petit nombre (38, p. 77). * Le riche dans son château, / / Le pauvre homme à sa porte, / / Dieu les a placés, l'un haut, l'autre bas, / / Dieu a décide de leur sort.
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peuvent être très différentes. Centers pour sa part écrit: «les couches professionnelles les plus élevées sont marquées par leur adhésion au statu quo dans l'ordre des relations politico-économiques. Au contraire, les couches professionnelles les plus basses ne tiennent pas au statu quo et ont des opinions tout à fait radicales» (38, p. 208). Si plausible qu'elle soit, cette affirmation est au moins autant une déduction directe de la théorie de Centers qu'une constatation de faits. Popitz est plus près de la vérité lorsqu'il conclut que la «conscience» des ouvriers «peut encore admettre et exprimer que les travailleurs industriels ont leurs propres intérêts qui peuvent être en conflit avec les intérêts d'autres groupes» (69, pp. 249 et sq.) mais que d'autres phénomènes, sociaux ou individuels font que les ouvriers hésitent à tirer des conclusions politiques radicales de leur image dichotomique de la société. Ce point de vue est confirmé par Glantz. Ce dernier, dans une étude empirique indépendante qu'il a menée aux Etats-Unis, observe qu'une «tendance latente au radicalisme existe sans doute parmi certains ouvriers mais il n'y a pas de preuve historique que cette tendance soit actuellement en train de se transformer en une idéologie consciente» (195, p. 378).8 Ossowski a montré que l'image dichotomique de la société pouvait donner naissance à une idéologie du conflit politique, mais il ne s'agit là que d'une interprétation du monde social. Qu'une vue dichotomique de la société existe parmi les différentes images de la société est en tout cas un fait social et sans doute un fait social significatif. Cela peut d'ailleurs donner plus de force aux considérations proposées dans cette étude. D'une certaine façon, nous trouvons là un second point d'appui pour notre analyse de la société post-capitaliste: d'une part, nous disposons des déductions et hypothèses tirées de la théorie du conflit; et d'autre part nous disposons des informations et des problèmes que fournissent les résultats de l'observation empirique systématique. Ces résultats en tout cas balayent les demi-vérités et contre-vérités que nous avons mentionnées au début de cette section. Que d'un certain point de vue, la société offre une image dichotomique, une image de conflit et de dissension n'est en aucune façon une invention des sociologues plaquée sur une réalité sociale fondamentalement régie par l'harmonie et la coopération. Les dichotomies de la société post-capitaliste peuvent n'avoir que peu de rapport avec celles que décrivait Marx: il n'y a pas ici désaccord entre l'opinion publique et l'opinion des sociologues. Mais il y a toujours des dichotomies et celles-ci sont très réelles pour ceux qui vivent en termes dichotomiques leur vie sociale. L'on voit ici 8. Glantz explicitement - et correctement - critique l'échelle conservatisme-radicalisme de Centers, et caractérise la plupart des conclusions basées sur cette échelle comme de la «fiction déduite d'une façon méthodologique».
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comme partout que l'analyse sociologique est autre chose qu'un exercice de l'esprit gratuit et non engagé: c'est une tentative d'explication rationnelle et systématique des faits qui sont pour les hommes des pierres d'achoppement.
STRUCTURE D'AUTORITÉ DE L'ÉTAT POLITIQUE
«Une association régie par l'autorité sera dite association politique si la mise en vigueur de son ordre propre est assurée de façon continue à l'intérieur d'un territoire donné par l'emploi et la menace de la force physique de la part des responsables administratifs», écrit Weber (33a, p. 154). De façon plus précise. Weber définit l'Etat comme le monopole du pouvoir dans un territoire donné. L'une et l'autre de ces définitions ne sont pas sans soulever des difficultés. A première vue, on pourrait penser que l'Etat, conçu comme une association régie par l'autorité, englobe toutes les autres associations de la société puisque chaque citoyen y a sa place. En d'autres termes, tandis que les entreprises industrielles, les églises et les armées sont clairement distinctes les unes des autres et des autres associations ayant chacune des effectifs distincts, l'Etat est un aspect de la société totale qu'il peut sembler impossible d'isoler et d'opposer aux associations qui lui sont «internes». Mais ce n'est là qu'une apparence trompeuse. Il est inexact de dire que sur un territoire donné, tous les hommes appartiennent à l'Etat; ils n'appartiennent à l'Etat qu'en tant que titulaire d'un seul rôle, d'une seule position, à savoir le rôle de citoyen. A strictement parler, l'association constituée par l'Etat politique est une organisation de rôles. On ne saurait déduire la priorité des structures et de la dynamique de l'Etat d'une hypothèse selon laquelle l'organisation de l'Etat serait plus globale que d'autres organisations de même type. Ce que certains sociologues appellent «le régime politique» est une unité de l'analyse sociologique strictement équivalente à, disons, une entreprise industrielle, une église ou une armée. Pour chacune de ces associations nous pouvons nous demander comment ses structures engendrent les conflits, quels schémas suivent ces conflits et quels changements entraînent ces conflits. Ainsi l'Etat, comme l'entreprise, possède une structure de relations d'autorité. On y trouve des positions et des personnes jouissant du droit de formuler des commandements autoritaires (décrets, lois . . . ) et d'autres positions, d'autres personnes soumises aux premières. L'Etat «est une association comme les autres: églises, syndicats, etc. Elle diffère des autres en ce que l'appartenance est obligatoire pour ceux qui vivent sur son ressort territorial et qu'elle peut, en dernier recours imposer par la force le respect de ses règles. Mais sa nature morale n'est pas différente de celle de n'importe quelle autre
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association. Elle exige la loyauté aussi sévèrement qu'un homme l'exige de ses amis» (197, p. 37). Le point important qu'il faut souligner ici est que dans l'Etat comme dans l'industrie, l'autorité est exercée par certaines personnes en vertu de leur position. L'opinion s'est largement répandue ces dernières années que l'autorité politique dans la société post-capitaliste n'est plus ce qu'elle était dans de nombreuses, voire dans toutes les formes antérieures d'organisation sociale, qu'elle a été «dépersonnalisée» et en ce sens, abolie. Interprétant les résultats de Popitz cités ci-dessus, Schelsky déclare: «mais le contenu de cette vision dualiste de la société commence à se modifier sensiblement. Tandis que «nous» désigne de plus en plus «ceux qui font ici, avec moi, le même travail», le pôle opposé «eux» désigne de plus en plus à la place des capitalistes et des bourgeois les forces anonymes de toutes sortes de la vaste organisation bureaucratique et ses fonctionnaires» (72, pp. 67 sq.). L'erreur implicite d'une telle déclaration est la même que celle commise par Renner et Riesman qui, chacun à leur façon, soutiennent également la disparition de l'autorité traditionnelle. Comme on l'a vu plus haut, Renner croit que dans la société post-capitaliste, le règne de quelques-uns a été remplacé par celui de la «loi» ou de la «volonté générale». «Cette volonté générale détermine le but de la société et de l'économie, et tous les fonctionnaires passent du service des maîtres au service de tous. Cette volonté générale est caractérisée par la loi». Certes les lois doivent être respectées mais c'est là «une question d'institutions qui sont exclusivement organisées en fonctions de standards technico-économiques» (71, p. 227). En d'autres termes, des forces «objectives» se sont substituées aux groupes dirigeants. Riesman est légèrement plus circonspect dans ses conclusions. Mais lorsqu'il parle de «l'atténuation de l'écart entre les chefs de jadis et leurs subordonnés» (230, p. 248), quand il fait allusion à «la répartition au hasard du pouvoir» dans la société (américaine) contemporaine, lorsqu'il affirme que «si des chefs sont nécessaires pour la mise en place ou la liquidation des choses, en revanche il n'en est guère besoin quand les choses sont en train» (p. 252), il est assez proche de la théorie qui veut que l'autorité personnalisée de la classe dirigeante soit une chose du passé. «Le pouvoir en Amérique me semble circonstanciel et changeant; il résiste aux tentatives faites pour le localiser tout comme une molécule, selon le principe d'Heisenberg résiste aux tentatives qui sont faites pour la localiser et en mesurer la vitesse» (p. 252). Les conceptions de Schelsky, Renner et Riesman sont teintées d'hégélianisme et il nous faudra les rejeter. Tout d'abord, il n'est guère prudent de rendre l'analyse de ces problèmes inutilement difficile en détruisant les outils nécessaires pour la mener à bien. Si l'on veut étudier les modifications survenues dans la répartition et la nature de l'autorité politique, l'on a intérêt à ne pas oublier ceci: «L'Etat moderne, d'un point de vue pratique,
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consiste en un nombre relativement faible d'individus qui mettent au point des règles affectant un grand nombre d'individus dont ils font eux-mêmes partie» (197, p. 295). Ce qui est important dans cette définition de Laski, c'est qu'il en est ainsi «d'un point de vue pratique». Laski savait pertinemment qu'«une telle conception a au moins le mérite d'être réaliste. Elle admet que les actes émanent d'individus et souligne le fait que ces individus sont soumis au contrôle de leurs concitoyens» (p. 36). Même si nous avons uniquement l'intention de décrire les problèmes liés à la structure d'autorité de l'Etat, nous devons être à même de la définir comme une structure de domination et de subordination d'individus selon leur capacité en tant que tenants de positions sociales. Il semble que ce point de vue soit réaliste dans un second sens également. Affirmer que la force de la loi s'est substituée à l'autorité des individus soulève la question suivante: pourquoi cette différence existait-elle dans les autres sociétés? Ces notions de forces dirigeantes «anonymes» et de société qui se gouverne elle-même ne prouvent qu'une chose: il est difficile, ou en tout cas Schelsky et Riesman estiment difficile, de déterminer avec précision le siège de l'autorité politique dans les sociétés post-capitalistes. Mais cela signifie-t-il qu'il n'y a plus d'autorité? Cela signifie-t-il qu'il n'y a plus d'individus chargés en vertu de leurs positions, de prendre des décisions autoritaires. A mon avis, seule une matérialisation hégélienne de l'Etat comme liberté incarnée permet de répondre par l'affirmative à ces questions. Est-il possible de douter qu'il y a toujours des gouvernements, des parlements et des tribunaux dans le monde contemporain? Peut-on douter - de toute évidence il ne s'agit là que de pure rhétorique - que les premiers ministres, les membres du Parlement et les juges confèrent leur autorité à des décisions qui affectent l'existence des individus qui y sont soumis? S'il y a un quelconque élément de vérité dans ces tentatives de nier la permanence de l'autorité dans le monde politique, il réside uniquement dans la constatation pratique que beaucoup de gens ont du mal à nommer et peut-être à identifier «ceux d'en haut». Mais le sociologue doit se garder de confondre le manque de clarté de l'opinion publique avec une ambiguïté réelle de la structure sociale elle-même. Nous pourrions à l'occasion décrire et délimiter la classe dirigeante du régime politique de la société post-capitaliste, mais ce qui importe c'est d'insister sur la présence d'une inégalité dans la répartition de l'autorité politique, car c'est à la fois une hypothèse féconde et une donnée de fait. En outre, la plupart des éléments de la structure d'autorité du régime sont faciles à identifier et évidentes pour tout un chacun. Il y a tout d'abord le quasi-groupe constitué par ceux qui ne participent en rien à l'exercice de l'autorité politique. On peut les appeler les «simples citoyens» c'est-à-dire ceux qui n'occupent aucune position politique autre que celle qu'ils partagent avec tous
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les membres de la communauté. 9 C'est là une des caractéristiques du conflit politique dans la société post-capitaliste: même la «base» de sa structure d'autorité n'est pas entièrement dépourvue de droits. Un citoyen n'est pas seulement éligible à un poste politique, il a surtout le droit de vote. Et l'acte de voter peut être considéré comme étant l'exercice d'un contrôle sur les autres. Dans toutes les sociétés précédentes, la légitimité était un préalable indispensable à l'exercice de l'autorité. Dans les démocraties modernes, la présomption de légitimité s'est transformée en un processus régulier de légitimation par le truchement d'élections régulières et dans certains cas, de plébliscites. On est donc en droit d'avancer qu'aucun citoyen d'un Etat démocratique n'est entièrement exclu du pouvoir politique. Toutefois, en dépit de ce droit fondamental commun à tous, il existe une nette ligne de partage entre ceux qui ne disposent que de ce minimum de droits et ceux qui, de par leur position, peuvent exercer un contrôle régulier sur l'existence de leurs concitoyens en prenant des décisions autoritaires. Les citoyens d'un Etat démocratique ne sont pas une classe réprimée, mais une classe subordonnée ou un quasi-groupe et en tant que tel constituent l'élément dynamique du conflit politique. 10 Par opposition aux «simples» citoyens, les membres des trois branches classiques du gouvernement possèdent l'autorité et partant, constituent le quasi-groupe des dirigeants. 11 Il y a tout d'abord la branche législative. Dans la plupart des sociétés avancées actuelles, il s'agit de jure sinon de facto des Parlements, des Chambres de députés, des Chambres de représentants, etc. En vertu de leur position, 9. Certes la citoyenneté dépend d'autres conditions que de la simple résidence dans un territoire donné. Les enfants, les aliénés, les criminels et dans certains pays les femmes, les nouveaux immigrants et d'autres groupes encore ne jouissent d'aucun droit de citoyen. On peut toutefois négliger ces groupes dans une analyse du conflit politique au sein des sociétés démocratiques modernes; néanmoins, dans des sociétés anciennes, comme celle de l'Athènes classique, la possession des droits de citoyenneté comportait l'autorité politique et la ligne de partage entre la domination et la soumission passait par la possession ou la non-possession des droits de citoyenneté. 10. Dans sa définition de l'Etat citée plus haut, Laski insiste sur le fait que ceux qui mettent au point les règles y sont également soumis. C'est là une des particularités du pouvoir constitutionnel qui le distingue du pouvoir absolu: dans un tel Etat, les tenants des positions de domination eux-mêmes sont en même temps des citoyens. Ils ne possèdent l'autorité que dans l'un de leurs rôles (le rôle politique); en raison de cette duplicité de rôle, ils s'autocontrôlent, si l'on peut dire. 11. Il importe toutefois de formuler deux réserves: la première en ce qui concerne la position de classe des bureaucraties politiques, et la seconde en ce qui concerne le phénomène de représentation, ou la relation entre pouvoir et intérêts dans l'Etat moderne.
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députés, représentants, membres du Parlement appartiennent au quasi-groupe dirigeant du gouvernement. A strictement parler, toutefois, cela n'est pas vrai de tous les membres du Parlement dans une situation donnée: ne représentent une part plus ou moins constante de la structure de l'Etat que les membres appartenant à la majorité ou aux partis qui constituent un gouvernement de coalition. Les membres de l'opposition détiennent également une certaine part de l'autorité en vertu de leur position parlementaire; ils peuvent sanctionner les décisions du gouvernement en place, approuver ou même intervenir dans la législation et par là exercer une autorité de contrôle. Mais leur autorité peut être décrite comme «circonstancielle». En effet les membres du Parlement exercent une autorité uniquement si et quand ils sont en accord avec la majorité ou s'ils parviennent à convaincre la majorité de leur donner son accord. Autrement, ils ne font que représenter les intérêts de ceux qui sont exclus du pouvoir. En opposition aux membres de la majorité parlementaire, ils n'appartiennent pas, en vertu de leur position, de façon permanente au quasi-groupe dirigeant du gouvernement. Il est évident que cette distinction subtile s'efface parfois dans la réalité en raison de relations d'influence personnelle, de complexités concrètes et spécifiques 12 et surtout en raison du système représentatif dans lequel ce sont des organisations non parlementaires qui représentent régulièrement, et parfois institutionnellement, les divers groupes d'intérêts. C'est de ces complications entre autres que nous allons parler maintenant. En ce qui concerne la branche judiciaire du gouvernement, il est relativement plus aisé de trancher entre les «simples» citoyens et les représentants de l'autorité, encore que, là non plus, l'aspect «circonstanciel» de l'exercice de l'autorité ne soit absent. Tout d'abord, l'ordre judiciaire rassemble toutes les positions et tous les individus qui sont de façon permanente au service de l'Etat en vue de faire appliquer, et parfois modifier, la loi: les avocats conseils, les juges, le Ministère Public. Il faut y ajouter deux groupes: les officiers ministériels et les jurés, dont l'autorité se borne à des situations spécifiques, et que l'on ne peut donc pas inclure comme tels dans le quasi-groupe des dirigeants gouvernementaux. Parler du judiciaire comme faisant partie de la classe dominante serait donc paradoxal. Je n'entends pas adopter une position marxiste qui ferait du système légal une incarnation de l'idéologie de la classe dominante. Il me semble plutôt que la position du judiciaire est sensiblement analogue à celle de la bureaucratie en ce qu'ils sont tous deux des organes gouvernementaux sans être pour autant le siège d'intérêts particuliers, exception faite d'une vague tendance générale au maintien 12. Par exemple, l'existence de très faibles majorités dépendant de la présence des membres, ou l'indépendance en Amérique des pouvoirs législatif et exécutif, rendant possible un équilibre contradictoire dans les deux branches.
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du statu quo. En d'autres termes, il n'y a pas lieu de considérer le judiciaire comme une fraction militante du groupe de conflit dominant; en vertu de leurs positions, ses membres peuvent exercer un contrôle sur autrui. Ils ne situent donc sur le versant positif de la distribution à somme nulle de l'autorité dans l'Etat. Enfin, la branche de l'exécutif fait partie intégrante des positions dominantes dans l'Etat politique. Les positions exécutives sont avant tout des positions gouvernementales. Les ministres d'Etat et les secrétaires d'Etat consiituent l'émanation visible du Chef de l'exécutif et en vertu de ce fait, sont à juste titre considérés comme les tenants réels de l'autorité politique. L'ensemble de l'exécutif d'un Etat moderne s'étend au-delà des membres d'un cabinet. Il englobe un grand nombre de positions que l'on peut définir comme étant celles des employés de bureaux. Ce sont ces positions précisément qui méritent toute notre attention dans une analyse du conflit politique dans la société post-capitaliste.
RÔLES BUREAUCRATIQUES ET AUTORITÉ POLITIQUE
Dans sa définition même de l'association politique, Max Weber parle du «personnel administratif» comme d'un agent et d'un instrument de l'autorité. De nos jours, on trouve un personnel administratif dans les trois branches du gouvernement, législative, judiciaire et exécutive bien que ce soit sans doute dans l'exécutif que leurs effectifs sont les plus importants. D'ailleurs, la bureaucratie ne caractérise pas seulement le système politique mais aussi tous les autres ordres institutionnels et toutes les autres associations de la société post-capitaliste. On a déjà vu que la croissance rapide d'une bureaucratie industrielle a introduit des éléments nouveaux dans les divers modes de conflits industriels. L'analyse proposée ici de la position de classe de la bureaucratie s'applique donc au personnel administratif de toute association; elle concerne toutefois plus immédiatement la structure d'autorité de l'Etat politique. Il convient sans doute de rappeler ici que lors de notre exposé de l'évolution historique au cours des cent dernières années, nous avons divisé en deux parts distinctes le vaste groupe généralement désigné par les termes «catégorie des employés de bureaux» ou «nouvelle classe moyenne». L'un d'entre eux, le groupe des employés de bureau appartient visiblement aux quasi-groupes subordonnés d'associations régies par l'autorité. Certes des employés de bureau sont également au service de l'Etat. Dans maints pays, le employés des chemins de fer et des postes, les ouvriers des services publics et des services municipaux etc., jouissent d'un statut de contractuels et parfois même de fonctionnaires. Mais ce qui nous intéresse ici, ce ne sont pas ces positions ou ces individus dont la position de classe est sans ambi-
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guïté, mais les bureaucrates de tous niveaux, c'est-à-dire ces employés de bureau salariés que leur position place à un niveau quelconque de l'échelle des postes administratifs. Constituent-ils, en tant qu'administrateurs des moyens de l'autorité industrielle, une fraction, voire l'ensemble de la classe dirigeante? Ou au contraire, font-ils partie, en tant qu'employés salariés dépendants, souvent subalternes, de la classe subordonnée? Il y a peu de sujets qui aient été traités avec autant de soin par les sociologues que celui de la bureaucratie. A vrai dire, la plupart de ces études ne traitent pas explicitement du problème des classes, mais elles n'en sont pas moins utiles pour notre propos. Sur ce sujet particulièrement, nous avons intérêt à nous appuyer sur les travaux d'autres auteurs pour témoigner de la vraisemblance de nos conclusions. 13 Les organisations bureaucratiques diffèrent des organisations industrielles sur un point important. Alors que la structure d'autorité des organisations industrielles délimite ipso facto la ligne de partage séparant les tenants des positions de domination des tenants des positions de soumission, alors qu'en ce sens les organisations industrielles sont dichotomiques, ce qui caractérise les organisations bureaucratiques, c'est qu'elles constituent un continuum graduel de compétences et d'autorité et qu'elles sont hiérarchiques. Au sein des organisations dichotomiques, le conflit de classe est possible; il ne l'est pas aux sein des organisations hiérarchiques. Cette différence a des conséquences importantes quant à la définition des rôles bureaucratiques. Dans la mesure où les rôles bureaucratiques sont définis dans un contexte de carrière hiérarchisée, ils n'engendrent pas de conflit (de classe) d'intérêts avec les autres rôles bureaucratiques. Les tensions au sein des structures de rôle bureaucratique surviennent de façon caractéristique en raison de frustrations en ce qui concerne l'avancement, d'une «mobilité bloquée ou «préétablie»» (Tropp, 132, p. 322). Si, par exemple, une hiérarchie bureaucratique comporte plusieurs «entrées» divisant la totalité de la carrière en sections irrémédiablement étanches, les tensions résultantes peuvent bien sûr aboutir à des conflits sociaux, c'est-à-dire à des conflits inter-groupes. Toutefois, l'une des caractéristiques des structures de rôle bureaucratique est le principe de compétition entre individus, ainsi que les difficultés et tensions psychologiques qui en résultent (cf. Merton, 136). Des conflits de structures fondés sur des antagonismes d'intérêts latents au sens de la théorie des classes sont absents des organisations bureaucratiques, en raison de leur caractère hiérarchique. Cela signifie que tous les tenants de rôles bureaucratiques au sein de l'asso13. La discussion suivante s'inspire largement des travaux de Weber (33), de Bendix (126 et 138), de Merton (136), Lockwood (135), Gouldner (131) et de Croner (129) ainsi que d'un grand nombre d'autres essais réunis dans le recueil édité par Merton et alii (136).
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dation de la société politique se trouvent placés du même côté de la barrière qui sépare classe dirigeante et classe dirigée. Etant donné qu'on ne peut déceler, dans la structure bureaucratique, le type de failles que produit le conflit de classe il s'ensuit que les bureaucraties se situent globalement d'un côté ou de l'autre - domination ou soumission - quel que soit le degré de différenciation des rôles, selon la qualification, le statut et la sphère d'autorité. Est-il nécessaire de préciser qu'il serait absurde de considérer l'ensemble des rôles bureaucratiques comme des rôles subalternes. Les hauts fonctionnaires au moins sont incontestablement investis d'une autorité politique. Et ce qui est vrai des hauts fonctionnaires, l'est aussi, selon le préalable formulé ci-dessus, de tous les employés des services administratifs gouvernementaux. Les rôles bureaucratiques sont des rôles de domination politique. Par définition, ils englobent un certain nombre d'intérêts latents qui tendent au maintien des institutions et des valeurs existantes. Les tenants des rôles bureaucratiques sont les membres d'un seul et même quasi-groupe dirigeant. Sur ce point, une formulation stricte de la «théorie de la délégation» prend toute sa valeur. L'évolution décrite par Weber comme un processus de «socialisation des relations d'autorité» (33b, p. 669) a engendré une «division du travail» dans l'exercice de l'autorité dans son ensemble. Comme dans le cas de la division du travail au sein de la production industrielle, il s'en est suivi la création de multiples spécialisations dont chacune garde peu de marques du processus dont elle fait partie. Dans une usine de construction automobile, qui fabrique la voiture? le directeur? l'ajusteur? le contremaître? la dactylo? La réponse à toutes ces questions est négative et l'on pourrait être tenté d'en conclure que personne n'a fabriqué la voiture en question. Et pourtant on la fabrique et l'on peut en tout cas désigner les gens qui n'ont pas participé à sa fabrication. On peut établir un strict parallèle entre l'autorité politique et l'autorité industrielle. Il semble que personne n'exerce «d'autorité» et pourtant une autorité est bien exercée et l'on peut désigner des gens qui ne participent pas à l'exercice de cette autorité. C'est pourquoi l'aspect superficiel de subordination de certains rôles bureaucratiques mineurs ne doit pas nous induire en erreur. Tous les rôles bureaucratiques sont délimités en fonction du processus global de l'exercice de l'autorité auquel ils contribuent, ne fût-ce que dans une faible mesure. La différenciation des sphères d'autorité (c'est-à-dire du nombre d'individus supervisés et les limites de ce contrôle) autorise de multiples gradations mais ceci n'est pas vrai de la possession de l'autorité ellemême. C'est ce qui, dans la société post-capitaliste, entraîne ce curieux phénomène structurel que Weber a défini comme étant «le nivellement des subordonnés par rapport au groupe bureaucratiquement différencié des dirigeants» (33b, p. 667). Alors que les «simples citoyens», exclus du pouvoir politique, constituent un (quasi-)groupe
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uniforme, la classe dirigeante offre l'image d'une grande différenciation hiérarchique. On voit clairement que ce type d'analyse de la position de classe des employés de bureau et des bureaucrates confirme les témoignages subjectifs décrits plus haut; on a pu voir que pour beaucoup de citoyens et de travailleurs «ordinaires», «leur» monde ou celui des «gens d'en haut» commence aux employés de bureau. «Aller au travail en costume», «travailler assis», «se la couler douce», «gratter du papier», être «le larbin des patrons», «faire partie de leur bande», «de la haute» d'où parviennent les ordres et d'où émane l'autorité. Ce sont là des expressions qui reviennent fréquement dans la bouche des ouvriers pour désigner les employés de bureau, quelle que soit leur position réelle dans la hiérarchie bureaucratique» (Lockwood, 135, p. 131). Le fait que les employés ne se considèrent généralement pas eux-mêmes comme faisant partie du «gratin» ou de «la haute», loin de contredire l'attitude de «ceux d'en bas», introduit un autre élement que nous avons déjà signalé: la bureaucratie est conçue de telle façon que chacun se rend compte que s'il y a des gens en-dessous de lui, il y en a aussi «au-dessus», si bien qu'il se situe lui-même «au milieu». Quelle que soit la classe dominante de la société post-capitaliste, il est probable qu'elle sera tôt ou tard amenée à renier sa propre loi en raison de cette différenciation interne qui fait que chacun de ses membres se situe de lui-même entre deux autres membres. Mais en dépit du fait que cette différenciation interne de la classe dirigeante complique la situation, l'analyse sociologique et la «conscience de classe» populaire convergent toutes deux vers la même conclusion: «le bureaucrate est l'homme qui est derrière son bureau et qui est, d'une façon ou d'une autre, associé à l'autorité» (Lockwood, 135, p. 132). Selon la théorie de Weber - récemment adoptée et approfondie par Bendix - non seulement la bureaucratie a une part de l'autorité politique, mais elle en a le monopole. A l'appui de cette thèse, ces deux sociologues font essentiellement allusion à ce monopole des experts-bureaucrates, spécialisation qui rend (à l'occasion d'une révolution, par exemple) le remplacement ou le contrôle de ces experts rigoureusement impossible; «face aux fonctionnaires administratifs», les candidats au remplacement se trouvent dans la position du «dilettante» face à l'«expert» (Weber, 33b, p. 671). Cette position monopolistique est encore renforcée par les attributs caractéristiques du statut bureaucratique: la stabilité, la pension et autres privilèges. Il serait faux de considérer les bureaucrates comme faisant partie, en raison de leur monopole de l'autorité, d'une caste dirigeante; line classe ne devient une caste que dans la mesure où son accès demeure, pendant plusieurs générations, un privilège exclusif réservé à la descendance de ses membres. Ceci n'est certainement pas le cas dans les sociétés industrielles avancées à mobilité élevée. H n'en est pas moins
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vrai que le monopole de l'autorité, fondé sur la spécialisation, confère à tout moment aux tenants des rôles bureaucratiques un certain apanage qui renforce leur unité en tant que membres du même quasi-groupe et que l'on peut considérer comme une condition d'apparition d'une solidarité consciente. Tout ceci signifie-t-il que les tenants des rôles bureaucratiques de l'administration publique constituent la classe dirigeante de la société post-capitaliste? En s'efforçant de répondre à cette question on touche à un étrange paradoxe en ce qui concerne la position de classe de la bureaucratie; il rend compte des divers modes de comportement qui resteraient autrement incompréhensibles, du clerc, de l'administrateur et du fonctionnaire. «Le fait que l'organisation bureaucratique soit l'instrument de pouvoir techniquement le plus au point aux mains de ceux qui en ont le contrôle ne nous apprend rien de la puissance dont la bureaucratie en tant que telle dispose pour imposer ses conceptions à l'organisation sociale en question» (Weber, 33b, p. 671). Bendix déclare de façon plus incisive encore: «la bureaucratie est à la fois toute puissante et incapable de préciser l'emploi qui doit être fait de cette puissance» (126, p. 129). En d'autres termes, le monopole bureaucratique de l'autorité n'est que potentiel; ce n'est qu'une possibilité d'autorité sans but structurellement défini. Weber et Bendix ont tenté d'expliquer ce fait. Tous deux soutiennent que la nécessité des bureaucraties pour l'administration d'un Etat moderne (c'est-à-dire la base même de leur autorité) a entraîné la création d'une éthique professionnelle dont les valeurs essentielles sont le devoir, le service et la loyauté - autrement dit, des valeurs de subordination et non de domination autonome. Bendix insiste en outre sur l'importance que revêt, pour définir les rôles bureaucratiques, l'efficacité formelle de l'administration. Les bureaucraties visent le fonctionnement harmonieux de la machinerie administrative sans se demander quels intérêts sont ainsi gérés et selon quels principes fondamentaux. Pour les bureaucraties, ce qui existe est ce qui existe à n'importe quel moment donné; en tant que donnée interchangeable, cela entre dans la définition des rôles bureaucratiques. Le soit-disant «apolitisme du fonctionnaire» est une expression de cette attitude. Les conséquences d'une telle attitude toutefois sont multiples et d'une très grande importance pour l'analyse du conflit. Tout d'abord, par son monopole de l'autorité non accompagné d'intérêts fondamentaux propres, la bureaucratie étatique constitue pour ainsi dire l'incarnation de la loi d'inertie du développement social. La bureaucratie résiste en tant que force permanente à tous les changements de personnes se produisant aux postes-clés de la politique. S'inspirant de Weber, Bendix a mis l'accent sur l'impossibilité qui en découle des révolutions au sein d'Etats à gouvernement bureaucratique. En second lieu, la tendance vers «une rationalité d'intention» et vers le «directivisme», si caractéristique des valeurs dirigean-
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tes dans de vastes zones de la société post-capitaliste, s'incarne dans les bureaucraties avec ce formalisme qui les fait se soucier plus des «modalités» que du «contenu» de l'autorité. En troisième lieu, l'Etat géré par une bureaucratie fonctionne sans restriction même en cas de changement rapide des gouvernements politiques car le caractère de nécessité des bureaucraties en fait des régents de l'autorité tout trouvés, des plénipotentiaires intérimaires toujours disponibles. u Ainsi à la lumière de la théorie du conflit, on peut assigner une position particulière aux bureaucraties. Bien qu'elles «appartiennent» toujours à la classe dirigeante, puisque les rôles bureaucratiques sont des rôles de domination, les bureaucraties en tant que telles «ne sont pas» la classe dirigeante. Leurs intérêts latents visent au maintien de ce qui existe; mais «ce qui existe» n'est pas décidé par les bureaucraties, c'est pour elles un «donné». Sous deux aspects - et il serait bon de distinguer ces deux aspects - les tenants des rôles bureaucratiques dépendent de forces qui les dépassent. Tout d'abord, leur autorité est une autorité empruntée ou déléguée qui renvoie en fin de compte à certains rôles pourvus d'une autorité plus générale et situés hors de l'orbite bureaucratique. Tous les commandements peuvent être canalisés, précisés, peut-être adaptés ou même modifiés par les bureaucraties, il n'en demeure pas moins que ces commandements prennent leur source en dehors de leur hiérarchie. Deuxièmement, les intérêts qui déterminent la nature de leur autorité sont eux aussi un «donné» pour les bureaucraties. Elles ne font qu'appliquer, en vertu de leur délégation d'autorité, des orientations générales conçues et formulées ailleurs et par d'autres. Du fait de cette double dépendance, la bureaucratie représente ce que l'on pourrait appeler une armée de réserve politique, une armée de réserve de l'autorité. La domination sans bureaucratie est désormais impossible mais la domination par la seule bureaucratie est elle aussi impossible. En tant que moyen et instrument de domination, la bureaucratie est là, à la disposition de quiconque est amené à en prendre le contrôle. Donnée permanente dans le conflit politique, la bureaucratie sert et soutient le groupe au pouvoir quel qu'il soit, administrant ses intérêts et suivant ses directives consciencieusement et loyalement. Comme Renner l'a justement définie, c'est une «classe de service» définie par sa relation à l'autorité qui est une relation de service. Dans les remarques qui précèdent, j'ai délibérément outré, grossi les choses. En réalité, les bureaucraties ne sont en aucune façon aussi impuissantes que notre analyse pourrait les laisser croire. Dans 14. C'est ce que Riesman a dû vouloir dire dans sa remarque concernant l'Etat qui se dirige de lui-même (bien qu'il ne s'exprime pas ainsi). Même ainsi, la prudence de rigueur. Un Etat peut être effectivement dirigé quelque temps par une bureaucratie sans tête; mais bientôt l'impossibilité d'innover provoquera un violent et intense conflit. Ce problème sera repris plus loin.
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un autre contexte, il pourrait être nécessaire d'étudier les conditions dans lesquelles les bureaucraties s'insurgent ou d'étudier les conséquences structurelles du conservatisme naturel des tenants des rôles bureaucratiques. Sur ces deux catégories de problèmes, Bendix a entrepris ce travail en examinant les conditions etles limites de l'autonomie bureaucratique (cf. 126, pp. 131 et sq.). Une étude plus approfondie de ces questions fournirait de précieuses indications sur les constantes du changement social dans les sociétés modernes. C'est cependant ici un autre aspect du rôle bureaucratique qui nous semble plus important. En tant que tenants de rôles de domination, les fonctionnaires de l'administration publique appartiennent toujours au quasi-groupe des dirigeants politiques. Cependant, en tant qu'armée de réserve de l'autorité, les membres bureaucratiques de ce quasi-groupe ne sont pas en puissance membres du groupe d'intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir. Pour des raisons de structures, le processus de formation de classe avorte toujours dans le cas des bureaucraties. Leurs membres sont, du fait de leur position, unis par certains intérêts latents (et formels). Leurs intérêts manifestes (réels) découlent toujours, du fait là encore de leur position, de ceux du groupe qui incarne le présent état de choses et qui contrôle la bureaucratie. En principe, ces intérêts manifestes sont donc interchangeables; ils changent quand changent les groupes au pouvoir. En ce sens également les bureaucraties ne sont «qu'en puissance»; paradoxalement, elles sont une classe qui ne peut jamais en être une, un quasi-groupe dont la voie vers l'organisation est barrée par la définition sociale des rôles de ses membres. Cela ne veut certes pas dire que les fonctionnaires ne peuvent pas avoir de convictions politiques ou être membres de partis politiques. Mais cela veut dire qu'en tant que fonctionnaires*- en tant que tenants de rôles d'autorité - ils ne peuvent affirmer de façon cohérente un ensemble cohérent d'intérêts manifestes. La bureaucratie, armée de réserve de l'autorité est dans le conflit de classe une armée mercenaire; toujours sur le champ de bataille, elle est contrainte de mettre sa force au service de maîtres changeants et de fins changeantes.
LA CLASSE DOMINANTE
Qui donc alors constitue la classe dominante de la société postcapitaliste? Le lecteur attentif aura sans doute remarqué que nous avons déjà donné au moins une partie de la réponse - même s'il peut n'être pas d'accord avec une réponse apparemment aussi simpliste. De toute évidence, il nous faut chercher la classe dominante parmi ces positions qui constituent le sommet de ces hiérarchies bureaucratiques, parmi les personnes qui ont autorité pour donner des directives aux états-majors administratifs. Ce sommet de la hiérarchie
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est pourtant clairement défini: il s'agit précisément de ces positions dans les trois branches gouvernementales que nous avons décrites cidessus comme occupant le sommet de la pyramide de l'autorité dans un régime politique. Le clerc dans une cour de justice, le député dans une assemblée, ou le chef de service dans un ministère, ont une autorité déléguée; ce sont des bureaucrates. Mais le président de l'Assemblée, le premier ministre et le juge de la Cour Suprême ont une autorité immédiate; leurs décisions fondent la légitimité et constituent la matière de l'œuvre accomplie par les états-majors administratifs. Il est vrai que dans un état constitutionnel, juge, ministre et président de chambre sont eux aussi responsables devant quelqu'un. Chacun d'eux, dit Laski «est exposé au regard vigilant de ses concitoyens», soit par l'intermédiaire de représentants élus, soit directement au regard de l'opinion publique. Mais ce sont eux qui, au sein des hiérarchies formelles de l'autorité politique, tiennent les rôles ayant l'autorité comme attribut, et prennent les décisions valables pour tous. En ce sens, ce sont évidemment dans les positions-clés des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire qu'il faut chercher le noyau des quasi-groupes dominants d'un régime politique donné. J'ai dit que la chose était évidente et je voudrais m'en expliquer. Il me semble que l'une des faiblesses les plus graves d'analyses comme celles de Burnham et de Mills (de Marx également sur ce point, encore que chez ce dernier, l'erreur eut moins de conséquence) est qu'elles n'accordent pas une attention suffisante au siège évident de l'autorité et à ceux qui l'occupent. Les élites capitalistes ou directoriales peuvent être des groupes extrêmement puissants dans la société, elles peuvent même exercer un contrôle partiel sur les gouvernements et les assemblées, mais cela ne fait que souligner l'importance des élites gouvernementales: toutes les décisions sont prises soit par eux soit par leur intermédiaire; que des changements quelconques soient introduits ou prévenus, les élites gouvernementales en sont l'objet ou l'agent; quelque conflit qui se produise dans l'arène politique, les têtes des trois branches gouvernementales sont les porte-parole, les champions du statu quo. Tout le monde admet qu'il n'est pas suffisant d'identifier une classe dirigeante uniquement à une équipe gouvernementale, mais il est en tout cas nécessaire de considérer en premier lieu cette élite gouvernementale et de ne jamais perdre de vue qu'elle occupe dans la structure d'autorité de l'Etat une place prépondérante. Je serais d'accord sur ce point avec l'analyse que fait Riesman des classes dominantes dans la société post-capitaliste lorsqu'il écrit: «nous ne pouvons nous satisfaire des réponses que donnent Marx, Mosca, Michels, Pareto, Weber, Veblen ou Burnham bien que chacune ait à nous apprendre» (230, p. 252). Certes, l'accent que nous mettons sur les élites gouvernementales comme étant le noyau de la classe dominante a de quoi choquer profondément qui pense en termes marxistes ou plus généralement à
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l'aide du concept traditionnel de classe. Nous allons bientôt surmonter dans une certaine mesure l'apparente incompatibilité entre notre notion de classe et la notion traditionnelle. Toutefois il est indispensable ici de se souvenir que la présente étude n'est pas centrée sur le concept de classe et son application courante mais sur le problème du conflit dans la société industrielle. Je crois que le concept traditionnel de classe peut être inclu dans l'analyse proposée ici comme un cas particulier; mais le concept lui-même n'est pas l'objet de notre réflexion. Il peut paraître étrange que des ministres, des juges ou des membres du Parlement soient les porte-parole d'une classe dominante, cette étrangeté tient à l'étrangeté de la réalité ellemême et non à la fausseté de la méthode proposée dans cette étude. De nos jours, dans de nombreux pays, les classes dominantes n'ont plus le comportement qu'ont eu, avant elles, les classes dominantes des sociétés capitalistes; elles ne sont plus en ce sens des classes dominantes, ou si l'on préfère, des groupes dominants dans les conflits politiques. Les équipes gouvernementales, pas plus que les bureaucraties ne donnent une description complète d'une classe dominante ou d'un groupe de conflit dominant. Les bureaucraties ne sont pas autonomes; elles sont une armée de réserve de l'autorité. Les gouvernements représentent des personnes et des intérêts; ils sont donc les porteparole et non la totalité de la classe dominante. Le phénomène de la représentation, qui rend complexes tant de problèmes de l'analyse politique des sociétés contemporaines, ce phénomène a deux aspects complémentaires. Tout d'abord, les élites gouvernementales sont les porte-parole d'autres personnes, sont la tête visible d'un ensemble plus vaste d'individus qui, par l'intermédiaire du gouvernement, ont part à l'autorité. Membres de cabinet, juges et membres des assemblées ne constituent pas un groupe autonome existant par lui-même; ils régnent au nom de quelqu'un d'autre. En second lieu, le contenu de la politique gouvernementale tient compte d'intérêts qui prennent leur source en dehors du cercle relativement limité des élites gouvernementales. L'exercice de l'autorité comprend toujours à la fois la possibilité d'émettre des ordres autoritaires et certains intérêts qui déterminent le contenu de ces ordres. Pour identifier ceux qui sont représentés par les élites gouvernementales, nous devons rechercher les sources de leurs actes politiques réels ainsi que le ou les groupes qui sont derrière ces élites. Ainsi, on peut dire d'une façon abstraite que la classe politique dirigeante dans la société postcapitaliste est constituée par l'état-major administratif de l'Etat, les élites gouvernementales à la tête de cet état-major et les parties intéressées représentées par les gouvernementales. Par son degré d'abstraction et son caractère formel, une telle conclusion ne fait pas progresser d'un pouce notre compréhension des sociétés dans lesquelles nous vivons; aussi n'ai-je pas l'intention d'en
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rester à une telle conclusion. Toutefois, cette conclusion abstraite marque la limite au-delà de laquelle ne peut aller une analyse générale de la société post-capitaliste. Toutes les sociétés modernes ont leurs bureaucraties et leur gouvernement; de ce point de vue, notre conclusion vaut pour les Etats-Unis, aussi bien que pour l'Union Soviétique, pour l'Allemagne Fédérale que pour l'Allemagne de l'Est. Mais les «parties intéressées» qui se trouvent derrière ces gouvernements sont fort différentes. Plutôt que de décrire d'une manière générale leur composition, nous nous efforcerons ici de déterminer les marges entre lesquelles peuvent varier les structures possibles. «La société post-capitaliste» se dissout ici en une grande variété de systèmes politiques. Un des critères les plus importants par lesquels est déterminé le degré de variabilité du conflit politique me semble être l'homogénéité des groupes représentés par les gouvernements. Nous pouvons construire en fonction de cette homogénéité une échelle des types de classes dominantes qui semble pouvoir comprendre tous les modèles concrets existant dans le monde d'aujourd'hui. A l'une des extrémités de cette échelle nous trouvons la situation envisagée par Marx, Burnham et d'autres. Ici, l'élite gouvernementale fait partie intégrante d'une vaste entité homogène et organisée. Les ministres, les juges et les membres du parlement - quand il y en a sont choisis parmi ce groupe plus vaste et la nature de leurs décisions est déterminée par les intérêts qui sont ceux de ce groupe. Bien que ne faisant pas partie de la hiérarchie formelle de l'administration politique, les membres de ce groupe sont des tenants de positions de nomination politique, eu égard à leur participation continue, fût-elle indirecte, aux affaires gouvernementales. C'est en gros la situation décrite par Djilas comme étant celle des Etats modernes totalitaires. 15 Un parti d'Etat contrôle les instruments et les positions de gouvernement (comprenant en ce cas l'état-major administratif). Sous l'angle des personnes et des intérêts, les membres de ce parti constituent le champ de recrutement du gouvernement. Ils composent le quasigroupe qui veille au maintien du statu quo des relations d'autorité, et leurs porte-parole au sommet des hiérarchies administratives sont les représentants interchangeables d'intérêts identiques. A l'autre extrémité de cette échelle qui définit les types possibles de classe dominante, nous trouvons la situation si bien décrite par Riesman. Ici l'élite gouvernementale ne représente plus un quasi15. Il faut bien voir naturellement que les extrêmes de l'échelle décrite ici sont des types idéaux que nous ne saurions trouver dans la réalité. Si nous identifions donc les deux extrêmes avec les analyses présentées par Djilas ici sont des types idéaux que nous ne saurions trouver dans la réalité. Si Riesman ont tous deux - peut-être délibérément et en ce sens légitimement - exagér en prétendant que leurs modèles types idéaux étaient réels.
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groupe organisé et stable. Il y a bien sûr, des partis politiques mais qui sont eux-mêmes hétérogènes au point d'en perdre leur spécificité (identité). En revanche, la société est fractionnée en un grand nombre d'organisations, des «groupes de veto» qui, «de par leur nature p r o p r e . . . existent en tant que groupes de défense et non en tant que groupes de direction» (230, p. 245), mais qui ont une autorité circonstancielle. Tout acte de gouvernement révèle un «problème» qui a été soulevé par quelqu'un; les groupes de veto entrent dans la structure d'autorité lorsqu'un intérêt ou une personne de leur choix est adopté par le gouvernement. C'est là un état de choses assez particulier dans lequel il est quasiment impossible de localiser la classe dominante. Le gouvernement lui-même est ici bureaucratisé; ses responsables ne font guère qu'offrir des moyens d'expression à des regroupements variables d'intérêts. Les élites gouvernementales ne représentent personne en particulier ou représentent tout le monde sauf dans certaines situations et pour certaines décisions où elles sont associées à des groupes de veto particuliers. Plus que les porteparole, elles sont le relais de l'autorité politique. Ainsi la classe dominante consiste en deux constantes, la bureaucratie et le gouvernement et en une variable, le groupe de veto dont les revendications sont, dans des situations particulières, prises en considération par la politique gouvernementale. Inversement, la classe subordonnée comporte tous ceux qui, dans une situation donnée, ne sont pas associés au gouvernement; mais il s'agit encore d'une classe circonstancielle, dont chaque élément peut être amené à exercer une autorité. 1« Mais ces deux extrêmes de l'échelle, et surtout le dernier sont des types idéaux qui ne décrivent pas réellement une société existante. Au sein des partis d'Etats totalitaires, il y a toujours des sous-groupes rivaux représentant avec plus ou moins de succès des intérêts sectorisés. Loin d'être une entité parfaitement homogène, la «nouvelle classe» est un ensemble fortement explosif où divers «groupes de pression», locaux et centraux, industriels et agricoles, dogmatiques et adaptatifs, bureaucratiques et directoriaux se disputent le pouvoir. Si la classe dominante des sociétés totalitaires actuelles se rapproche du premier extrême de l'échelle, c'est essentiellement parce que l'expérience montre que lorsque l'ordre existant est menacé, la plupart des sous-groupes renoncent à leurs différends au bénéfice de l'objectif commun: le maintien du statu quo. En ce qui concerne les sociétés occidentales, en revanche, Riesman 16. L'exposé de Riesman sur la question, dans le chapitre intitulé «Qui a le pouvoir?» (230, pp. 242-55) est réellement excellent et il n'y a guère de choses à y ajouter si ce n'est les deux points suivants: tout d'abord, Riesman sous-estime la portée des élites gouvernementales et leur influence en tant que disjoncteurs du pouvoir; en second lieu, il décrit plus un type idéal qu'une situation réelle.
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exagère sous maints aspects. Tout d'abord, dans la société post-capitaliste, le conflit politique est issu des âpres batailles de l'époque capitaliste et il est pour le moins invraisemblable que celles-ci aient cessé de jouer un rôle. En outre, il y a toujours des partis politiques. S'il est vrai que ceux-ci s'inspirent de moins en moins de vastes idéologies, il n'en subsiste pas moins des différences entre eux. Il est sans doute vrai que les partis politiques tendent à devenir les disjoncteurs plutôt que les tenants de l'autorité, mais ce sont des disjoncteurs d'un type particulier. «Alors qu'un parti quelconque peut toujours être battu lors d'élections, ou qu'une classe peut toujours être remplacée par une autre classe, les groupes de veto, eux, demeurent» (230, p. 254). Certes les intrigants de tous bords s'efforcent de maintenir de bonnes relations avec tous les partis. Mais pour les partis, les hiérarchies d'intérêts subsistent, il y a une classification des groupes de veto. Ayant des objectifs spécifiques, un parti ne peut satisfaire à la fois les syndicats et les associations patronales, les anciens combattants et les pacifistes, les églises protestante et catholique, les minorités adverses, etc. Même si, pour les intrigants, les intérêts manifestes des partis politiques se réduisent à un ordre de préséance, les partis n'en fournissent pas moins les grandes lignes politiques tant dans le domaine de la répartition du personnel que dans celui de la substance des décisions politiques. Ainsi, si la classe dirigeante des sociétés occidentales post-capitalitses est «circonstancielle» ce n'est pas parce qu'elle comporte des groupes de veto perpétuellement changeants, mais parce que les partis politiques «peuvent être battus aux élections». Elle ne possède qu'un seul élément stable: la bureaucratie d'Etat. Si la bureaucratie est, en temps ordinaire, un élément neutre dans le conflit politique, il importe de ne pas sous-estimer son influence conservatrice sur toutes les sociétés modernes, surtout sur celles dont les gouvernements se succèdent rapidement. 1 7 Les gouvernements des sociétés occidentales ne sont souvent que de simples relais de l'autorité; les décisions ne sont pas prises par eux, mais à travers eux. A ce point de vue, les partis politiques au sein desquels sont recrutées les élites gouvernementales ne diffèrent guère de ces élites. Mais associés à tout parti, il existe un grand nombre de groupes de veto qui jouissent d'un statut privilégié au sein de ce parti. Si le parti en question est au pouvoir, on retrouve dans la classe dirigeante de la société les quatre éléments: bureaucratie, élite gouvernementale, parti de la 17. Cette influence était particulièrement nette en France, bien sûr, avant la présidence de De Gaulle et elle se fait encore sentir en ce qui concerne le conflit politique. D'une manière générale, néanmoins, la bureaucratie peut engendrer la stabilité, mais stabilité et stagnation ne sont jamais très éloignées l'une de l'autre, et là où le progrès social est stoppé, le conflit politique a toutes les chances de croître, tant en violence qu'en intensité.
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majorité et ses groupes privilégiés de veto. S'il n'est pas au pouvoir, en revanche, ces groupes privilégiés de veto, comme les membres qui les constituent, deviennent des groupes de défense représentant les intérêts de la classe assujettie. On pourrait penser que nous cherchons à éviter la question: qui représente la classe dirigeante dans la société post-capitaliste? Après en avoir ramené la composition à un petit nombre d'éléments stables et d'éléments changeants, nous avons donné de ces éléments une description tout aussi formelle qu'auparavant. Pourtant, même au niveau restreint de généralité qui caractérise la dernière partie de notre analyse, il ne nous est pas possible d'aller plus loin. Les quasigroupes dirigeants des sociétés post-capitalistes diffèrent d'un pays à l'autre, et d'une élection à l'autre, et dépendent du parti (et de ses groupes de veto) au pouvoir. En d'autres termes, le conflit politique est toujours un conflit de circonstance entre les individus momentanément au pouvoir et ceux qui en sont exclus. C'est là un des traits caractéristiques des sociétés occidentales. Les individus «au» pouvoir et les individus «hors» pouvoir sont, en principe du moins, interchangeables. Si aucun changement ne se produit au cours de longues périodes, si un parti reste au pouvoir durant plusieurs cycles électoraux, on peut s'attendre à un accroissement de l'intensité et de la violence du conflit politique, étant donné qu'un certain nombre d'intérêts - et de groupes de veto - sont négligés de façon continue et systématique. Si au contraire on assiste à un échange régulier de personnel et de programmes politiques alors le conflit demeurera localisé et atténué, tous les intérêts et tous les groupes de veto étant reconnus. En tout cas, les éléments stables de la classe dirigeante des sociétés occidentales contemporaines sont politiquement inactifs et les éléments dynamiques constituent des variables concrètes.
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Plus d'une caractéristique de la structure de classe politique des sociétés occidentales est à la fois la conséquence et l'indice d'un processus que l'on peut sans exagération désigner par le terme de démocratie politique. De façon plus générale on peut dire de notre analyse des classes dirigeantes dans les sociétés post-capitalistes qu'elle sousentend différents modes d'institutionalisation du conflit politique. Et c'est à l'étude de ces différents modes d'institutionalisation que j'entends consacrer les dernières sections de cette étude. On a vue que concrètement, le conflit comporte deux aspects essentiels, celui de la violence et celui de l'intensité. Ces deux aspects conditionnent à leur tour les diverses voies par lesquelles le conflit de groupe conduit à des changements de structure. Comment, dans la société post-
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capitaliste, se présentent les facteurs jouant sur la violence et l'intensité du conflit politique, et sur la soudaineté et la radicalité du changement de structure? Quelles sont les grandes lignes qui se dégagent des modes de conflit et de changement des pays industriels contemporains? Là encore, pour aborder le problème de la violence du conflit, nous avons intérêt aux fins d'analyse, à dégager des types idéaux pour les confronter dans un deuxième temps à la réalité des sociétés existantes. Il y a tout d'abord, le type démocratique de société. Dans ce type de société, les conditions d'organisation sont présentes pour la plupart des groupes subordonnés. On y pratique la liberté de communication et de coalition et tous les groupes politiques disposent de chefs et d'idéologies spécifiques. Les organisations - les partis politiques - représentent, dans les limites fixées plus hauts, les intérêts des quasi-groupes de l'opposition. En outre, le dénuement absolu d'un groupe en termes de statut socio-économique est devenu très rare, voire impossible. Enfin, on constate l'existence d'un système élaboré de conflit dans la sphère politique. En fait, les institutions de l'Etat démocratique reflètent assez fidèlement les modes de régulation effective du conflit: les intérêts et les partis adverses sont institutionnellement reconnus; les organes parlementaires procurent un mode de conciliation régulier aux partis; les règles du jeu, comportant une constitution ainsi que des dispositifs de procédures statutaires permettent la prise de décisions; un certain nombre de personnalités, souvent à la tête de l'Etat, peuvent agir en qualité de médiateurs lorsque le système autonome de conciliation est en défaut; enfin, un système légal est en place pour permettre l'arbitrage de conflits non résolus qui mettent en danger l'appareil de négociation parlementaire. Dans ces conditions, on peut s'attendre à ce que le conflit politique soit radicalement non violent, et la structure du changement radicalement progressive. La classe opprimée, ou ses représentants au Parlement, ont toujours la possibilité de renverser le gouvernement ou d'accéder à l'élite gouvernementale ou encore de faire entendre et entériner ses revendications sans aucune modification du personnel gouvernemental. On peut illustrer de façon convaincante l'effet des démocraties politiques à l'aide d'une de ses règles du jeu, à la fois essentielle et paradoxale. Si, à l'issue d'une élection, l'élite gouvernementale est renversée dans sa totalité et remplacée par l'opposition, il semble, d'après nos critères, que le changement structurel résultant doive être d'une extrême soudaineté. En un seul jour le personnel de toutes les positions bureaucratiques, est remplacé. Pourquoi dans ces conditions, cette révolution n'a-t-elle pas les mêmes effets qu'un changement proprement révolutionnaire? Certes un remaniement complet du gouvernement dans un pays démocratique constitue un événement d'une grande importance. Mais il est atténué par bon
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nombre de facteurs. Il y a tout d'abord le fait que, quel que soit le changement survenu, il n'affecte pas les règles du jeu puisque cellesci sont admises par les deux partis. En second lieu, ces règles du jeu impliquent pour tous les partis l'espoir légitime de parvenir un jour au pouvoir. Enfin, la plus grande partie quand ce n'est pas la totalité du personnel d'administration de l'Etat fournit, dans tous les Etats démocratiques de la période post-capitaliste, un élément de stabilité qui survit à tous les changements. Ainsi, la structure sociale et les règles du jeu politique s'allient pour atténuer la relative soudaineté des changements engendrés par les élections et aident à maintenir le caractère progressif de l'évolution sociale résultant du conflit institutionalisé. Ceci est le modèle idéal de la démocratie; en pratique bien sûr, ce modèle subit de multiples déviations qu'il peut être utile d'envisager ici, et que l'on constate dans la structure politique réelle de bon nombre de pays occidentaux. Ces déviations sont pour le moins importantes étant donné qu'elles découlent directement de la structure même des institutions démocratiques ou des règles du jeu du processus démocratique. On a déjà brièvement étudié un des exemples de ces déviations: à la limite, le processus de démocratie politique autorise une succession de gouvernements si rapide qu'aucun groupe dirigeant n'est assuré de se maintenir au pouvoir suffisamment longtemps pour sentir son influence. Dans ces conditions, le sommet de la hiérarchie politique est inoccupé, et la bureaucratie d'Etat devient son propre maître. Comme elle est incapable de créer quelque chose de nouveau, elle continue à faire fonctionner les commandes laissées en place par le dernier gouvernement en date plus durable. La scène sociale s'en trouve figée, et l'ensemble des partis et des groupes de veto échouent à imposer leurs intérêts. Cette situation peut amener une classe de plus en plus muselée à envisager comme seule solution l'abolition du «système lui-même», c'est-à-dire des règles du jeu qui sont, en partie à juste titre, rendues responsables de l'état de choses.18 En outre, rien dans les règles du jeu démocratique empêche qu'un parti ayant l'appui de disons 30% ou même 45% des voix de l'électorat ne puisse malgré cela n'avoir jamais accès au pouvoir. Comme l'a montré A. Downs (193), c'est là une éventualité qui devrait être exclue dans un univers parfaitement «rationnel». Il n'empêche que dans la pratique, il y a eu et il y a encore des partis politiques qui parviennent régulièrement à rassembler un nombre substantiel et souvent stable de suffrages sans pour autant acquérir assez de force pour former un gouvernement. C'était (et c'est encore, par endroits) 18. Il existe un certain nombre de remèdes constitutionnels, certaines règles du jeu prévues pour parer à cette situation; on peut là encore citer la France (ainsi que la République Fédérale Allemande). Ces règles se traduisent généralement par des restrictions imposées au Parlement pour le vote des motions de censure.
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notoirement le cas des partis socialistes dans les pays européens. A moins que de telles minorités permanentes ne disposent d'autres canaux d'expression 19 , elles seront de plus en plus aliénées du «système» qui leur interdit l'accès au pouvoir et toléreront de moins en moins les règles d'un jeu qui leur refusent systématiquement toute part dans l'exercice de l'autorité. Il ne fait aucun doute que l'avenir réservé à ces groupes subordonnés et constamment exclus est une radicalisation croissante. Ces groupes introduiront un élément de violence dans le conflit politique et aspireront à un remplacement brutal de tous les tenants des positions de domination, si ce n'est à l'éclatement de la scène du conflit politique qu'ils rendent responsable de leur amer destin. 2 0 Enfin, le système de représentation au sein des Etats démocratiques modernes peut conduire à une situation où tout conflit de classe se réduit, ou peut se réduire à une lutte d'intérêts au sein de l'élite gouvernementale. Les fonctionnaires des partis politiques sont si éloignés de leurs membres que ces derniers perdent toute confiance en leurs représentants. Dans de nombreux pays occidentaux, c'est déjà une opinion largement admise que «peu importe pour qui l'on vote, ce sont toujours les mêmes qui gouvernent». Cet état de choses s'apparente étroitement à l'image dichotomique de la société selon laquelle cela ne fait aucune différence qu'«ils» se baptisent défenseurs des travailleurs ou des patrons. Cela correspond aussi à la collusion effective que l'on retrouve si fréquemment parmi les divers représentants des partis politiques. Ce qui se passe, en fait, c'est que la classe dirigeante devient une caste restreinte de fonctionnaires en provenance d'organisations pourtant différentes quand elles ne sont pas rivales, et que l'écrasante majorité de la population constitue une classe soumise à cette autorité à laquelle tout accès lui est interdit à jamais. Cette interdiction provient précisément de ces pseudo-représentants qui, lorsque des menaces de délogement pèsent sur l'élite «en place», défendent jalousement non seulement leur propre position «à l'intérieur» du système mais celle même de leurs rivaux. Dans ces conditions, la classe soumise ne dispose plus que d'un moyen pour s'exprimer: celui que décrit Marx dans son Dix-huit 19. Par exemple, une structure politique fédérale leur donnant à tout le moins un droit de contrôle. Cette possibilité joue comme une force compensatrice, en Allemagne de l'Ouest par exemple, ou au Canada (cf. Lipset, 199). 20. Il n'y a aucune règle du jeu prévue pour parer à cette éventualité. Mais il y a la possibilité pour le gouvernement (dont on peut présumer la même permanence) d'intégrer les revendications de l'opposition permanente dans son programme politique, pour dégeler les fronts de conflit. Quoi qu'il en soit, l'existence d'une minorité permanente - qu'elle soit socialiste, communiste ou autre - constitue toujours une menace pour la démocratie politique.
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Brumaire de Louis Bonaparte. Cela peut amener un homme ou un petit groupe d'hommes à passer au premier plan et à convaincre la masse qu'ils sont eux les «authentiques» défenseurs de leurs intérêts, en promettant la disparition de tout le «système» de partis, de parlements et de gouvernements démocratiques. Quelle que soit l'issue concrète d'un tel processus, ce qui est certain c'est qu'il ne peut aboutir qu'à une intensification de la violence des conflits. 21 Il semble que tous les dangers inhérents à la démocratie politique désignent l'autre alternative de la régulation du conflit, que l'on peut décrire comme étant une type idéal opposé à celui de la démocratie. En termes de pensée politique classique, cet autre extrême de l'échelle est l'oligarchie, ou la tyrannie. Dans un Etat moderne reposant sur des bases oligarchiques ou autoritaires, les conditions d'organisation de groupes d'opposition sont absentes. Il n'existe (et encore pas toujours) qu'une organisation «officielle» et en dehors de cette organisation, toute liberté de coalition est sévèrement réprimée. Mais surtout, de tels Etats n'ont pas de modes routiniers de résolution de conflits, étant donné que leurs gouvernements ne reconnaissent pas la légitimité du conflit politique lui-même. Tous signes de «rébellion» sont sévèrement réprimés. La règle du petit nombre est imposée par tous les moyens. La théorie du conflit tendrait à faire penser que ce type d'organisation politique doit favoriser des conflits politiques d'une extrême violence ainsi que des changements soudains de structure. C'est pourtant là une conclusion qui porte en soi sa propre contradiction. Il ne peut y avoir à la fois un conflit violent et une répression efficace. Qu'il s'agisse de la théorie du conflit ou du type théorique idéal de la tyrannie, leurs principes doivent être erronées s'ils aboutissent à des conclusions contradictoires. A mon avis, ce qui est erroné ici, c'est cette image de type idéal: il n'existe dans la réalité aucun pays dans lequel tout conflit soit supprimé par la force, et 21. Si l'on considère la «loi d'airain de l'oligarchie» décrite par Michels, on peut'penser que cette dernière perspective constitue une conséquence non seulement réelle mais quasi inévitable de la représentation démocratique. «Si l'on accepte la formulation de Michels, on se trouve confronté au fait que les démocraties modernes ne constituent pas réellement un gouvernement par le peuple. Cette forme de gouvernement se réduit en fait à des luttes d'influence au sein d'organisations oligarchiques, ayant pour seul résultat que le citoyen moyen ne peut exercer ses droits de citoyenneté qu'«n choississant parmi les représentants qui lui sont offerts par ces oligarchies rivales» (Bendix et Lipset, 191, p. 95). Toutefois, ce serait pousser la conclusion trop loin. Selon les règles du jeu du pouvoir, certains pays sont en fait plus affectés que d'autres par cette tendance à la collusion entre représentants: les pays à représentation proportionnelle plus que ceux possédant un système éléctoral de relative majorité; les pays à système pluri-partite plus que ceux à système bi-partite. Toutefois, nulle part il n'existe de remède radical.
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dans lequel la loi arbitraire d'un petit groupe soit imposée par la seule brutalité. J'affirmerai au contraire que l'une des conséquences importantes de la conception du conflit social telle qu'elle est exposée ici est de réfuter l'opinion qu'il existe des systèmes politiques basés uniquement sur la force. La théorie du conflit attire au contraire notre attention sur ces phénomènes des pays non démocratiques qui ne peuvent être compris que comme des tentatives de résolution du conflit politique. Plus nettement que dans le cas des pays démocratiques, on peut constater à quel point ils s'écartent du type idéal de la tyrannie. Il est évident que dans ces pays (post-capitalistes ou non) qui sont soumis au régime communiste, les conditions d'organisation sont absentes, on peut dans certaines limites parler de privation absolue, et le conflit politique n'y est pas officiellement reconnu comme une force sociale. Par conséquent, il est également vrai qu'une tendance au conflit violent et au changement soudain de structure accompagne ces pays totalitaires dans toutes les phases de leur développement. Après les événements de la dernière décade, ce sont des faits qui n'appellent aucun commentaire et qui témoignent de façon explicite de la totale inefficacité de la répression brutale. Toutefois, cette tyrannie moderne qu'on appelle totalitarisme est loin d'être aussi simple que pourrait le faire penser la description qu'on en a donnée jusqu'ici. La répression et la méconnaissance du conflit ne sont que les épiphénomènes d'une réalité infiniment plus complexe. Lors de notre tentative pour définir les groupes dominants des sociétés contemporaines, nous avons décrit la classe dirigeante des pays totalitaires comme particulièrement homogène et organisée. En vertu de ce fait on observe, dans les pays totalitaires, une nette ligne de partage entre les dirigeants et les dirigés... Là où finit le parti, commence la classe subordonnée. Et cette classe subordonnée constitue un vaste quasi-groupe dont les intérêts partiellement divergents se fondent dans une revendication unique: la modification du statu quo de l'autorité. Mais ce groupe est incapable de s'organiser luimême; il n'y a pas de liberté de coalition. Tout conflit éventuel est donc condamné à demeurer latent ou clandestin. Toutefois, la structure «officielle» elle-même de l'autorité politique fournit à ce quasigroupe subordonné certains moyens d'expression. Pour les identifier, il importe de se souvenir que la «discussion» est l'une des caractéristiques principales d'un gouvernement totalitaire. Nulle part on n'accorde une part aussi large à la «discussion» que dans les régimes à parti unique du monde moderne: les réunions au sein d'une entreprise ou du bureau, dans la rue ou chez soi, au syndicat, à la coopérative, à l'église ou au club de football, à l'école, toutes ces rencontres ont pour seul objectif de «discuter» la situation. Certes, ces «débats» ne fournissent pas l'occasion d'un échange d'idées. Ils constituent essentiellement des tentatives d'endoctrinement et sollicitent
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cette «coopération volontaire» si caractéristique des états totalitaires modernes. Cependant et dans une assez faible mesure, les réunions et les «débats» qui ont une si large part dans l'existence de tous les sujets d'un gouvernement totalitaire fournissent à tout le moins l'occasion d'émettre, sans oublier la prudence et selon des modes d'expression consacrés, certaines critiques sur certains individus et certains programmes politiques, ainsi que de faire quelques suggestions et de présenter quelques revendications. Du point de vue de la classe dirigeante, ce phénomène est à la fois «fonctionnel» et signe de «disfonctionnement» . . . D'un côté, l'organisation du parti et ses diverses ramifications fonctionne à la manière d'un immense institut d'enquêtes d'opinion qui, à travers les réunions et les «débats» s'efforce de sonder les «sentiments et les désirs du peuple». Mais d'un autre côté, ces mêmes réunions et «débats», qui sont nécessaires pour cette raison et pour bien d'autres encore, ont pour effet de mettre en contact les membres, autrement isolés du quasi-groupe subordonné et de créer ainsi le noyau de conflits présents ou à venir. Ce n'est pas un hasard si les révoltes dans les pays communistes ont pris naissance dans les catégories d'individus appelés à se réunir de façon fréquente et massive: les ouvriers du bâtiment, les métallurgistes, les étudiants. 22 Il ne fait aucun doute que ces réunions et ces «débats» comme modes de canalisation du conflit constituent un prétexte pour la classe dirigeante. Il se peut fort bien en effet que les partis officiels ne sondent ainsi les désirs et les sentiments des sujets non pas en vue d'intégrer ceux-ci dans leur programme politique, mais plutôt pour voir jusqu'où ils peuvent pousser leurs propres objectifs. Mais là encore, il ne faut pas exagérer l'âpreté des dirigeants oligarchiques. Les pays habilement soumis à la tutelle totalitaire 23 ne sont nullement stagnants. Chez eux comme dans les sociétés démocratiques, le changement et le développement jouent un grand rôle. L'institution des «purges» est capitale sous ce rapport. L'observateur naïf est convaincu que ces purges au sein de la nouvelle classe des pays totalitaires est la simple expression de rivalités personnelles ou de groupes. Certes cela peut effectivement motiver les membres actifs ou passifs de tels groupes; il n'empêche que les purges visent également d'autres objectifs. Comme les élections dans les Etats démocratiques, elles impliquent un remplacement partiel de l'élite gouvernementale, et cette substitution signifie ou peut signifier pour la classe opprimée un changement de programme politique permettant l'intégration d'in22. Mis à part ce mécanisme de canalisation du conflit social, les dirigeants des Etats totalitaires sont évidemment passés maîtres dans l'art de reconduire les énergies destinées au conflit en les canalisant dans des institutions qui servent de soupapes. L'étude du conflit de Coser (81) fournit maints exemples de ces procédures. 23. L'Allemagne nazie n'était pas dans ce sens «adroitement dirigée», mais la plupart des pays d'Europe de l'Est le sont.
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térêts jusque-là négligés. Nous avons défini de façon opératoire les changements de structure comme des modifications affectant la composition du personnel des positions d'autorité. Je voudrais insister sur cette définition et suggérer à la fois qu'une étude approfondie de la fréquence et du volume des changements survenant dans les pays démocratiques et dans les pays totalitaires ne révélerait guère de différences. Cela ne veut nullement dire que les systèmes politiques totalitaires sont loin d'être aussi désastreux qu'on les juge généralement à l'Occident. Ce que cela veut dire, c'est qu'il nous faut apprécier de façon réaliste leur structure politique, ce à quoi la théorie sociologique du conflit peut nous aider. S'il est vrai qu'il existe dans tout pays totalitaire un courant sous-jacent tendant à l'avènement de conflits violents et de changements soudains, il ne s'ensuit pas nécessairement que ces antagonismes latents apparaîtront au grand jour. Et ceci, non pas comme beaucoup le croient, en raison de l'efficacité de la répression dans les Etats totalitaires, mais en raison de l'existence d'un cryptosystème de résolution du conflit dans lequel les réunions, les «débats» et les purges jouent un rôle important. Aussi horrible qu'une telle idée puisse paraître, il n'est pas impossible de concevoir un régime totalitaire dans lequel la violence du conflit politique serait réduite presque aussi efficacement que par la procédure démocratique de résolution du conflit. 2 4 La suppression du conflit, toutefois, loin d'aider à maîtriser le conflit politique, implique sa propre défaite: les gouvernements totalitaires sont perpétuellement «sous la menace» d'un renversement brutal dans la mesure précisément où ils recourent à la suppression du conflit comme à un mode de résolution valable.
SOCIÉTÉS TOTALITAIRES CONTRE SOCIÉTÉS LIBRES
C'est précisément leurs modes de résolution des conflits qui séparent avec le plus de netteté les systèmes politiques démocratique et totalitaire. Si l'on considère ces modalités sous l'angle des procédures institutionnelles mises en place pour contrôler le conflit politique, l'on est à même de faire coïncider les diverses formes de gouvernements avec les modèles différents de structure sociale. C'est à fortiori le cas 24. Ce «presque» a bien entendu été introduit de propos délibéré dans cette déclaration. Il est bien évident que le danger que soient systématiquement ignorés certains intérêts et certains groupes est infiniment plus grand dans un Etat totalitaire aussi habile soit-il que dans le gouvernement d'un pays où tout citoyen est libre d'exprimer son mécontement. Là comme ailleurs, il vaut mieux faire confiance à la spontanéité d'un individu ou d'un groupe qu'à un «plan». En tous cas, les pays communistes ne sont pas parvenus à mettre au point un appareil occulte de résolution des conflits qui soit efficace.
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en ce qui concerne les facteurs qui influent sur l'intensité du conflit politique. Les couples antithétiques pluralisme-monisme, en ce qui concerne les associations, les échelles de différenciation et les divers modes de conflit semblent particulièrement indiqués pour décrire les bases sociales de la liberté politique. Une société libre encourage la diversité de ses institutions et de ses groupements, du moins dans des limites raisonnables. Le conflit constitue le souffle vital de la liberté. Une société totalitaire, elle, tient à l'unité jusqu'à l'uniformité. Le conflit constitue une menace pour sa cohésion et sa survie. Tout d'abord, l'intensité du conflit politique dépend de la présence de conditions valables d'organisation. On a déjà vu que, alors qu'au sein des sociétés libres les quasi-groupes subordonnés sont libres d'organiser comme ils l'entendent la défense de leurs intérêts, les groupes correspondants des sociétés totalitaires doivent trouver des exutoires permettant au moins une expression minimum de leurs intérêts. Etant donné l'absence de conditions d'organisation, on observe dans les Etats totalitaires une pression permanente, souvent croissante, qui ne se relâche jamais et confère à leurs conflits politiques latents une intensité inconnue des sociétés libres où la pression est relâchée quasiment dès qu'elle s'exerce. Il est fort probable que la répression du conflit par la force accroît le prix de la victoire ou de la défaite. Le deuxième déterminant de l'intensité du conflit est le taux de mobilité observable dans une société donnée. Sans entrer de nouveau dans une discussion approfondie, on peut affirmer que dans les sociétés post-capitalistes occidentales, les taux de mobilité sociale sont plutôt élevés. Certes, il demeure encore dans le système de stratification sociale un certain nombre de barrières dont l'individu a du mal à triompher; mais les institutions éducatives fonctionnent comme des agents d'attribution de rôles, ce qui permet de neutraliser progressivement les imperfections du système éducatif. La mobilité par l'éducation englobe la mobilité entre les classes: mouvement allant des professions manuelles aux professions de bureau et libérales et vice versa. Dans la mesure où la mobilité inter-générations constitue le type prépondérant de fluctuation, il est vrai que pour un individu la position de classe peut constituer encore une réalité à laquelle il peut difficilement échapper. Mais cela a cessé d'être un destin collectif. L'espoir que ses enfants pourront accéder à la position qu'ils n'ont eux-mêmes pu atteindre est un des sentiments les plus répandus chez les membres de la société post-capitaliste. Dans la mesure où elle est affectée par la mobilité sociale, l'intensité du conflit politique a considérablement diminué au cours des dernières décades. Dans les sociétés totalitaires il est très difficile d'apprécier l'ampleur de la mobilité sociale. Pour autant qu'on le sache, le taux de mobilité ascendante et descendante est assez élevé dans les pays totalitaires; à l'Est comme à l'Ouest, le système éducatif joue un rôle
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important. Certains observateurs de la société soviétique ont soutenu qu'en Russie la mobilité avait atteint une ampleur telle que l'on aboutit à ce type d'«absence de classe» décrit plus haut comme la disparition des classes du fait de la mobilité. Il est toutefois permis d'en douter. Ainsi T. Bottomore, fournit à rencontre d'une telle affirmation deux arguments convaincants. Tout d'abord: «un taux élevé de mobilité p e u t . . . être considéré comme un phénomène résultant des besoins du développement industriel et non pas d'une tentative consciente de la promouvoir» (37, p. 42). Ainsi, beaucoup de pays totalitaires d'aujourd'hui ne constituent pas des sociétés post-capitalistes mais des sociétés en voie d'industrialisation, affectées par conséquent des symptômes caractéristiques de la révolution industrielle». En second lieu «on est en droit de penser qu'un frein est mis actuellement à la mobilité sociale» (37, p. 42). En tout cas «rien ne permet de dire que la mobilité sociale y soit à l'heure actuelle en aucune façon plus grande que dans les démocraties occidentales; tout tend au contraire à montrer qu'elle est délibérément freinée» (p. 43). Si l'on en croit Djilas, cette réduction de la mobilité concernerait essentiellement la «nouvelle classe» des pays totalitaires qui se ferme de plus en plus à tout influx en provenance d'autres couches sociales et en particulier de la classe subordonnée. On peut dire que dans la mesure où cette tendance à l'étanchéité s'accentue, l'intensité du conflit politique dans les pays totalitaires s'accroît progressivement. Parmi tous les facteurs influant sur l'intensité du conflit politique, ceux de l'échelle pluralisme-superposition sont de loin les plus importants. Afin d'en apprécier la portée, je vais recourir une dernière fois à l'élaboration de types idéaux opposés. A l'un des extrêmes de l'échelle ainsi conçue on trouverait une société dans laquelle tous les modèles, les objets et les contextes du conflit politique se superposent et se partagent en deux grands camps hostiles. Il y a superposition quant à la structure de l'autorité et quant aux échelles de bénéfices qui engendrent la stratification sociale. Tout individu occupant une position d'autorité dispose de la richesse, du prestige, et d'autres privilèges de statut social; tout individu exclu de l'autorité politique n'a aucun espoir de s'élever bien haut dans l'échelle sociale. En outre, les conflits engendrés par les différentes associations sont euxmêmes superposés. On observe une généralisation du pouvoir en ce sens qu'une élite homogène et interchangeable gouverne à la fois dans l'Etat, dans l'industrie, dans l'armée et dans toutes les autres associations une classe subordonnée qui est toujours la même. En définitive, les conflits étrangers aux classes tels qu'il en existe dans la société se mêlent aux conflits issus de la répartition inégale de l'autorité. Le conflit de classe politique, le conflit de classe industriel, les conflits régionaux, les conflits entre la ville et la campagne, les éventuels conflits raciaux et religieux se superposent tous de manière à
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constituer un seul et unique antagonisme. Dans ces conditions, l'intensité du conflit politique atteint son paroxysme. Comme pour les types idéaux décrits plus haut, on ne rencontre aucune société réelle dans laquelle soit réalisée une aussi totale superposition. Tout porte à croire néanmoins que la superposition des modèles, ainsi que le monisme de la structure sociale qui en résulte constitue un trait caractéristique des Etats totalitaires modernes. Les groupes dirigeants et les groupes dirigés sont les mêmes dans l'industrie et dans l'Etat; le parti impose sa loi aux deux associations. En ce qui concerne l'armée, il en va pratiquement de même bien que, comme le montre l'exemple de la Russie, cet objectif ne soit pas atteint sans lutte. En tous cas, la généralisation de l'autorité est le but constant du parti au pouvoir. Cette généralisation de l'autorité englobe la tentative pour la nouvelle classe de monopoliser toute l'échelle du statut socio-économique. Ses membres jouissent, outre leur autorité et peut-être en vertu de celle-ci, de revenus élevés et d'un prestige considérable, bien que ce dernier soit moins susceptible de manipulation que le revenu. 25 En ce qui concerne la superposition des conflits de classe et autres conflits, on ne discerne pas dans les pays totalitaires de schémas suffisamment nets; on note toutefois assez fréquemment dans les régimes oligarchiques une tendance à l'aliénation des minorités comme des groupes subordonnés sous l'angle de l'autorité. Diviser pour régner est un vieil adage du despotisme et qui peut encore servir; mais en ce qui concerne la structure sociale de leurs pays, les dirigeants actuels des Etats totalitaires n'ont pas suivi ce précepte. Ce qu'ils ont visé plutôt c'est une organisation uniforme et monolithique de la société. En outre, dans les pays communistes de l'Est, ils ont adopté une idéologie impliquant l'intensité du conflit. Les deux vont d'ailleurs bien ensemble; étant donnée la structure moniste des relations de conflits (entre autres) dans les pays totalitaires, l'intensité de ces relations n'a fait que croître et continue de croître. Quels que soient les conflits qui peuvent survenir, ceux-ci engagent dirigeants et dirigés dans la totalité de leurs personnalités et lorsque ces conflits deviennent ouverts et violents, le coût de la défaite est trop élevé pour permettre à l'une ou l'autre des parties de s'incliner. C'est bien le caractère «totalitaire» qui caractérise sous plus d'un aspect ce type de régime et ceux qui à l'heure actuelle en sont les sujets impuissants aspirent également à la «totalité» des changements. La société libre est le type idéal qu'on peut opposer au type idéal de totalitarisme. Dans le cas d'une société libre, l'intensité du conflit 25. Ceux-ci ne bénéficient pas d'une grande «sécurité de l'emploi» et ne peuvent l'obtenir dans des conditions totalitaires. Ce fait ne doit pas être sous-estimé en ce qui concerne l'éventualité de révoltes et le rôle que peut y jouer la classe dominante.
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politique est réduite au maximum. Les échelles de stratification sociale sont nettement séparés; la possession de l'autorité n'implique pas nécessairement richesse, prestige et sécurité. On rencontre au sommet des diverses échelles des élites rivales. On note une dissociation des conflits dans les diverses associations. Le commandement dans l'Etat n'implique pas automatiquement le commandement dans l'industrie, l'armée ou toute autre association, de même que l'exclusion de l'autorité dans une association n'implique pas l'exclusion dans toutes les autres. On observe également une dissociation du conflit de classe et des autres heurts entre les groupes. Le fait d'appartenir à une minorité, une race ou une religion particulière ne confère pas automatiquement certains privilèges pas plus qu'elle ne frappe de discrédit eu égard à la répartition de l'autorité politique. Le pluralisme des institutions, des modalités de conflits, des groupements et des intérêts font du conflit politique un spectacle vivant, pittoresque et créateur dans laquelle toute voix a des chances de se faire entendre et d'obtenir satisfaction. Est-il besoin de dire qu'aucune société ne correspond en tous points à cette vision idéale. En ce qui concerne les minorités en particulier, on observe encore dans tous les pays occidentaux des phénomènes fréquents de superposition des fronts de conflit. Le fait d'appartenir à telle ou telle religion, telle ou telle race ou tel ou tel groupe ethnique maintient encore beaucoup d'individus dans une position désavantageuse dans la lutte pour l'autorité politique. En ce qui concerne les deux autres facteurs, toutefois, nous avons vu que s'établit progressivement dans le monde capitaliste une structure pluraliste de la société. On peut en voir un des signes dans l'isolement institutionnel de l'industrie; cet isolement à son tour implique une dissociation relative des échelles de biens et d'autorité. Du fait de ces facteurs et d'autres analogues, l'engagement des individus dans le conflit politique décroît; les individus, les groupes de veto et les partis politiques peuvent se permettre de perdre, pour ainsi dire, et s'ils gagnent, les changements qui en résultent sont plus partiels que radicaux. L'histoire est un hôte permanent dans une société libre, non un intrus indésirable dont la présence est annonciatrice de bouleversements révolutionnaires. Je fais mienne la croyance générale selon laquelle la lutte entre les sociétés libres et les sociétés totalitaires constitue le noyau du conflit politique de notre temps. Contrairement à beaucoup toutefois, je ne crois pas qu'il faille limiter cette lutte aux relations internationales. En effet, la lutte entre liberté et totalitarisme se déroule tout autant au sein des sociétés qu'entre les sociétés elles-mêmes. Aucune société réelle ne se trouve à l'une ou à l'autre extrémité que nous venons de décrire. Il existe des pays très proches de la liberté et des pays très proches du totalitarisme mais ce que l'on rencontre le plus souvent, ce sont des formes intermédiaires. Dans le monde moderne, existent
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des Etats qui offrent ce paradoxe d'une démocratie sans liberté et d'une liberté sans démocratie mais partout on peut considérer la lutte entre liberté et totalitarisme comme une des attitudes possibles face au conflit social. Le monisme totalitaire se fonde sur l'idée que le conflit peut et doit être éliminé, qu'un ordre social et politique homogène et uniforme est l'ordre souhaitable. Pour être fausse dans ses prémisses sociologiques, cette idée n'en est pas moins dangereuse. Le pluralisme des sociétés libres en revanche est fondé sur la reconnaissance et sur l'acceptation du conflit social. Dans une société libre, le conflit peut avoir beaucoup perdu de son intensité et de sa violence il n'en est pas moins toujours là et il est nécessaire qu'il y demeure. Car la liberté sociale signifie essentiellement que l'on reconnaisse le bien-fondé et la fécondité de la diversité, de la différence et du conflit.
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index des noms *
Adorno, Th. W. (227), 65 Albrecht, Gerhard (17) ALLEMAGNE
43,
52,
55,
60,
100,
106, 107, 143, 163, 164, 219, 229, 232n, 235n, 245n, 250, 262, 264, 265, 266, 269, 273, 278, 282, 284, 286n, 289n, 307, 312n, 313n, 316n Angell, R. C. (83) ANGLETERRE VOÎT GRANDE BRETAGNE
Arendt, Hannah (190) Aristote 159 Aron, Raymond (34, 83), 196-200, 206 ATHÈNE (Classique) 296n Babbage, Charles (172), 50 Bahrdt, H. P. (69, 124), 38, 284n Barnard, C. J. (88) Bauer-Mendelberg, Käthe (18) Ben-David, Joseph (125), 220, Bendix, Reinhard (35, 36, 55, 126, 138, 191), 3, 6n, 8, 9, 47, 54n, 55, 76, 78, 91, 92, 120, 140, 168, 206, 223, 257, 264n, 299n, 301n, 302, 314n Bergson, Henri (223), 123, 132 Berle, A. A. (173), 43n BERLIN 1 3 3 n , 1 6 3 , 1 6 4 ,
57n,
223 101, 46n, 118, 253, 304,
182
Bernard, Jessie (83) Bernstein, Eduard 86n Boite, K. M. (102, 103, 104, 117),
60n, 219n Bonaparte, Louis 186, 202 Bonham, John (127), 55 Bottomore, T. B. (37), 38, 65, 319 Bowlby, John (78), 210n Braun, Siegfried (162) Briefs, Gôtz (139) Brinkman, Cari (192), 132 Burnham, James (140), 44, 88-94, 95, 100, 110, 111, 116, 138, 139, 142, 143, 145, 195, 271, 274, 279, 305, 307 CANADA 3 1 3 n
Caplow, Theodore (141), 51 Carr-Saunders, A. M. (89), 51 Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences (de l'Université de Stanford, Calif.) (77), 210n Centers, Richard (38), 76, 148, 149, 192, 284-292 Clark, Colin (174), 81, 144 Cole, G. D. H. (39), 118, 224 Coleman, J. S. (79) Corey, Lewis (128) Coser, L. A. (80, 81), 209, 211, 213, 228, 316n Cox, O. C. (40), 6, 7, 76 Croner, Fritz (129) 54n, 55, 76, 77, 88-94, 95, 110, 111, 147, 148, 258, 299n Crozier, Michel (130), 55
* Les chiffres entre parenthèses se réfèrent aux numéros correspondants de la bibliographie.
Index des noms
335
Dahrendorf, Ralf (41, 42, 43, 82, 105, 142, 143, 206, 207, 224) DANEMARK 9 9
Davis, Kingsley (90, 208), 61, 66 Djilas, Milovan (44), 79-85, 88, 95, 110, 116, 138, 142, 307, 319 Downs, Anthony (193), 312 Drucker, P. F. (144), 51, 110-115, 116, 144, 160, 154, 264 Dubin, R. (77), 208, 210, 228 Dürkheim, Emile 69, 121 Einstein, Albert 119 Engels, Friedrich (1, 13, 14), 4, 9, 31n Eschenburg, Theodor (194) ÉTATS-UNIS 1 7 , 3 8 , 4 1 , 4 3 , 4 5 n ,
51,
59, 60, 62, 69, 107, 111, 118n, 130, 138, 143, 144n, 172, 217, 219, 229, 232, 235n, 250, 251, 262, 264, 265, 273, 278, 280n, 284, 289, 292, 294, 297n, 307 EUROPE
41,
69,
118n,
133n,
138,
202, 219, 232, 261n, 273, 316, 318, 320 Fahlbeck, Pontus (19) Fayol, Henri (145), 50 Fedoseyev, P. N. (45), 79, 80, 81, 83 Ferguson, Adam (2), 4, 5, 30 Floud, Jean E. (106) Fourier, Charles 4 FRANCE 4 3 , 5 5 , 6 0 ,
186, 202,
229,
273, 288, 309n, 312n Freud, Sigmund 179, 181n Friedmann, Georges (146), 51 Galilée, G. 123n Gaulle, Ch. de 309n Gay, peter (147) Gehlen, Arnold (165, 178) Geiger, Theodor (20, 46, 91), 8, 9, 19, 20, 37, 44, 51, 54n, 55, 56, 67, 68n, 76, 85, 92, 98-101, 102, 103, 110, 116, 118, 120, 139, 140, 142, 147, 148, 152, 153, 177, 178, 181, 198, 206, 278 Gellius 4 Gerth, H. H. (148), 91
Ginsberg, Morris (47), 177, 182, 183, 185, 194, 195, 205, 206 Glantz, Oscar (195), 292 Glass, D. V. (107, 108, 110), 60n, 82, 107, 219n Gordon, M. M. (48) Gouldner, Alvin (131), 299n GRANDE BRETAGNE 6 , 1 0 , 3 8 , 4 3 , 5 1 ,
55, 60, 61, 82, 106, 143, 190n, 219, 232, 250, 264, 265, 273, 278, 280, 28In, 284, 288 Gray, A. P. (136) Grors, Llewellyn (49) Gurvitsch, Georges (50), 131, 206 Halbwachs, Maurice (51) Hall, J. R. (108, 109, 110, 111, 118)
Hammond, Barbara (175), 6n Hammond, J. L. (175), 6n Hegel, G. W. F. (226), 8, 21, 28n, 30, 65, 86, 126n, 133, 159 Heimann, Eduard (176, 177), 39 Heisenberg, Werner 294 Henderson, A. M. (33 a) Héraclite 126n Heydte, F. A. von der (196), 55 Hilferding, Rudolf 45n Himmelweit, Hilde T. (112) Hobbes, Thomas 159 Hockey, B. (136) Hoggart, Richard (52), 192, 284292 HOLLANDE 1 3 0 HONGRIE 1 3 3 n , 2 2 6
Horkheimer, Max (227), 65 Hoselitz, B. F. (209) Hume, David 30 Inkeles, Alex (113) Institut de Recherche Sociale de Franckfort (149), 269 Institut für Demoskopie (229), 43 IRLANDE 8 On ISRAEL 2 2 0 , 2 2 1 , 2 2 3 ITALIE 6 0
Janowitz, Morris (114), 62, 222 Jantke, Carl (178, 179), 6n
336
JAPON 5 8
Jones, D. C. (89, 109), 51 Jüres, E. A. (69), 284n Kaberry, P. M. (213) Kant, Immanuel 159 Kapadia, K. M. (94) Kautsky, Benedict 78n Kelsall, R. K. (132) Kerr, Clark (84), 68, 228, 230n, 231 Kerting, Hanno (69), 284n Kluth, Heinz B. (150, 151), 52 Kolb, W. L. (90) Kornhauser, A. W. (85) Kuczynski, Jürgen (152), 85 Landshut, Siegfried (53), 220 Laski, Harold (197), 294, 295, 296n, 305 Lasalle, Ferdinand 132n Lasswell, Harold (198), 168 Lazersfeld, P. F. (215) Lederer, Emil (133, 153), 53, 54n Lénine, V. I. 80 Lenski, G. E. (54), 152 Levy, M. J. (209), 121n, 129 Lewis, Roy (134), 54n Lipset, S. M. (35, 36, 55, 101, 116, 191, 199), 3, 8, 9, 60, 76, 78, 118, 140, 206, 313n, 314n Locke, John 30 Lockwood, David (86, 132, 135, 210), 54n, 68n, 161, 162, 165n, 231, 263, 299n, 301 Lukacs, Georg (21), 78n, 181 Lunt, P. S. (100), 77 Machiavelli, Nicolo 198 Maclver, R. M. (211), 77, 183 Mack, Raymond (77), 211, 213 Mackenroth, Gerhard (117) McPherson, W. H. (155), 262, 265n MacRae, D. G. (92) Malinowski, Bronislaw (212, 213), 129, 183, 187, 188, 261 Mannheim, Karl (228), 82 Markmann, Heinz (93) Marschak, Jakob (133, 153), 53, 54n
Index des noms
Marshall, Alfred 120 Marshall, T. H. (56, 57, 58, 59, 94, 95), 53, 63, 64, 65n, 67, 76, 98, 102-110, 116, 128, 140, 146, 147, 148, 194, 195, 206, 21 In, 234, 262, 272 Marx, Karl (3-14), 3-36, 37-40, 4345, 48-50, 52-54, 58-59, 61-69, 71, 74-78, 79-85 (chez Nernchinow et Djilas), 85-88 (chez Schumpeter), 88-94 (chez Burnham et Croner), 94-98 (chez Renner), 98-101 (chez Geiger), 102-110 (chez Marshall et Schlesky), 110-115 (chez Drucker et Mayo), 116-117, 118-155, 160, 162, 175, 177-178, 181, 185-190, 195, 197-198, 202-207, 214, 217, 220, 232, 243-248, 250, 253, 257, 259, 271, 275, 279, 292, 305, 307, 313 Maude, Angus (134), 54n Mayer, K. B. (60, 61) Mayo, Elton (154), 70, 110-115, 116, 160, 193n Means, G. C. (173), 43n Merton, R. K. (136, 214, 215), 74, 92, 121n, 181n, 299 Michels, Robert (22, 200), 92, 94, 282, 305, 324n Miller, John (15), 4, 5, 30 Mills, C. W. (62, 63, 137, 148), 44, 54, 55, 56, 91, 171, 172, 173, 273, 305 Ministry of Labour and National Service (156), 262, 263 Mombert, Paul (23), 76 Moore, W. E. (90, 157), 51, 66, 68n, 230, 253, 254, 255 Mosca, Gaetano (24), 168, 196-202, 206, 224, 257, 305 Moser, C. A. (118) Mueller, F. H. (158), 252, 253 Mukkerjee, Ramakhrishna (119), 60 National Opium Research Center (120), 219n, 275 National Resources Committee (159), 46n
Index des noms
Nemchinov, V. S. (64, 65), 79-84, 85 Neuloh, Otto (160), 252, 269 Neumann, E. P. (229) Newman, Frank 210n Noelle, Elisabeth (229) Ortlieb, H.-D. (53, 151, 155, 164) Ossowski, Stanislaw (66, 96), 83, 291, 292 Pareto, Vilfredo (25), 121, 168, 196-202, 206, 257, 305 Parkinson, Hargreaves (180), 43n Parsons, Talcott (33a, 67, 201, 206, 216, 217), 113, 120, 121n, 123, 124, 127n, 128, 132, 136, 141n, 146, 161, 162, 163, 165n, 168, 169n, 171, 172, 173, 180, 212, 220n, 233, 270 Pear, T. H. (83) Pfautz, H. W. (97), 76, 77 Philip, André (161, 202), 52, 265n Pirker, Theo (162), 267, 268 Platon 159 POLOGNE 1 3 3 n
Popitz, Heinrich (68, 69), 192, 284292, 294 Popper, K. R. (218, 219), 75, 101 Proudhon, P. J. (181), 50 Radcliffe-Brown, A. R. (220-221), 122, 165 Rathenau, Walther 88n Ratzenhofer 177 Renner, Karl (26, 70, 71), 19n, 44, 45n, 55, 86, 90, 94-98, 110, 116, 120, 132n, 138, 142, 146, 150, 162, 170, 206, 257, 258, 294, 303 Ricardo, David 4 Riesman, David (230), 294, 295. 303n, 305, 307, 308 Robbins, Lionel (182), 177 Röthlisberger, F. J. 265 Rogoff, Natalie (121), 60n ROME (Ancienne) 130 Rosentiel, F. (183), 43n Rossi, P. H. (113) Rousseau, J.-J. 96, 159, 166
337
Russell, Bertrand (203, 222), 121, 122, 168 RUSSIE VOIR UNION SOVIETIQUE
Sacherl, Karl (196) Saint-Simon, C. H. de 4 Schlesky, Helmut (72, 98, 122, 150, 155, 163, 164, 165, 178, 231), 61, 64, 65, 88n, 102-110, 116, 248, 253, 264, 274, 276, 294, 295 Schumpeter, J. A. (27, 73, 99), 32, 41, 85-88, 95, 110, 118, 120, 138, 140, 142, 145, 146, 151, 152155, 194, 195, 222 Schwantag, Karl (184), 43n Scott, W. H. (166) Selvin, H. C. (136) Sering, Paul (74), 41, 44, 47, 88 Sheppard, H. L. (87), 113n, 115 Simmel, Georg (81), 194, 209, 213, 228 Small, Albion 177 Smith, Adam (185), 4, 50 Snyder, Charles (77), 211, 213 Société Japonaise de Sociologie (115), 60n Sombart, Werner (28, 29, 204), 6n, 39, 59 Sorel, Georges 209 Sorokin, Pitirim (30), 76 Spann, Othmar (31) Staline, J. W. 83, 135, 227n Sternberg, Fritz (186), 273 SUISSE 284, 286n, 288, 289n Summer, W. G. 177 Talmon, J. L. (205) Tawney, R. H. (187, 189), 6n, 65n Taylor, F. W. (167), 50, 254 Thomas, G. (123), 61, 281n Tocqueville, Alexis de (232), 64, 234 Tôrgersen, Ulf 114n Touraine, A. 170n Tropp, Asher (132), 299 Tukey, John, W. 60n Ure, Andrew (188), 4, 50 UNION SOVIÉTIQUE 8 0 ,
82,
83,
191,
Index des noms
338
224n, 227n, 235, 251, 307, 319, 320 Veblen, Thorstein (16), 88n, 305 Warner, W. L. (75, 100), 77, 192 Webb, Beatrice (168) Webb, Sidney (168) Weber, Alfred (93), 82 Weber, Max (32, 33a, 33b, 189),
6, 7, 25, 39, 42n, 50, 70, 71, 73, 92, 94, 121, 139, 144, 168, 169, 178, 197, 205, 224, 240, 293, 298-302,
305
Whyte, W. H. (169), 48, 70n Willener, Alfred (76), 192, 284-292 Wilson, Logan (90) Wright Mills, C. voir Mills, C. W. Zetterberg, H. L. (116), 60 Ziegel, W. ( I l l )
table des matières
.
v
PRÉFACE À L'ÉDITION (ANGLAISE) RÉVISÉE
IX
PRÉFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION
INTRODUCTION,
Première
.
par Raymond Aron .
.
XIII
Partie
LA DOCTRINE MARXISTE À LA LUMIÈRE DES CHANGEMENTS HISTORIQUES ET DES THÉORIES SOCIOLOGIQUES CHAPITRE I / LA NOTION DE SOCIÉTÉ DE CLASSE CHEZ KARL MARX
3
Origine sociale du concept de classe, 3; Conséquences de l'industrialisation, 4; La théorie des classes chez Marx, 8; «Les classes». Cinquante-deuxième chapitre non écrit du Livre III du Capital de Marx, 9; Aspects sociologiques de la théorie marxiste des classes, 19; Éléments philosophiques de la théorie marxiste des classes, 28; L'image qu'avait Marx de la société capitaliste de classe, 33. CHAPITRE II / CHANGEMENTS DEPUIS KARL MARX DANS LA STRUCTURE DEC SOCIÉTÉS INDUSTRIELLES
37
Capitalisme ou société industrielle, 37; La propriété et le contrôle ou la décomposition du capital, 43; Qualification et stratification ou décomposition du travail, 49; La «nouvelle classe moyenne», 53; La mobilité sociale, 59; Egalité sociale: théorie et pratique, 63; L'institutionalisation du conflit de classe, 66; Capitalisme et société industrielle, 69. CHAPITRE III /
LES CONFLITS DE CLASSE DANS LES
SOCIÉTÉS
MODERNES: QUELQUES THÉORIES RÉCENTES
Insuffisance de la réfutation, 74; La dilution du concept de classe, 76; Dans la ligne et hors de la ligne du parti
74
340
Table des
matières
(Nemchinov, Djilas), 79; Capitalisme, socialisme et classes sociales (Schumpeter), 85; Révolution directoriale et révolution bureaucratique (Burnham, Croner), 88; Société de classe sans conflits de classe (Renner), 94; La société de classe dans le Melting-Pot (Geiger), 98; Citoyenneté, égalité et classe sociale (Marshall, Schelsky), 102; La nouvelle société (Drucker, Mayo), 110; Problèmes non résolus, 116.
CHAPITRE IV / CRITIQUE SOCIOLOGIQUE DE KARL MARX .
.
.
.
118
La sociologie et l'œuvre de Marx, 118; Structure sociale et changement social: en accord avec Marx, 120; Changement social et conflit de classe: en accord avec Marx, 125; Changement social et conflit de classe: en désaccord avec Marx, 128; Conflit social et révolution: en désaccord avec Marx, 131; Classes sociales et conflits de classe: en désaccord avec Marx, 135; Propriété et classe sociale: en désaccord avec Marx, 137; Industrie et société: en désaccord avec Marx, 142; Les rôles sociaux et leurs tenants: en supplément à Marx, 145; Le concept et la théorie des classes, 152.
Deuxième
Partie
VERS UNE THÉORIE SOCIOLOGIQUE DU CONFLIT DANS LA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE CHAPITRE V /
STRUCTURE SOCIALE,
INTÉRÊTS DE GROUPE
ET
GROUPES DE CONFLIT
159
Intégration et valeurs ou contrainte et intérêts: les deux visages de la société, 159; Pouvoir et autorité, 167; Intérêts latents et intérêts manifestes, 176; Quasi-groupes et groupes d'intérêt, 182; Quelques mots sur la psychologie des groupes de conflit, 191; «Élites» et «classes dirigeantes», 196; «Masses» et «classes opprimées», 201; Classes ou groupes de conflit?, 204. CHAPITRE VI /
GROUPES DE CONFLIT, CONFLITS DE GROUPE ET
CHANGEMENT SOCIAL
Les «fonctions» du conflit social, 208; Intensité et violence: variabilité du conflit de classe, 212; Pluralisme contre superposition: contextes et types divers de conflit, 215; Pluralisme et superposition: autorité et répartition des avantages et des biens, 217; Mobilité sociale ou immobilité:
208
Table des matières
341
la société «sans classes», 220; La régulation du conflit de classe, 225; Conflit de groupe et changement de structure, 233; La théorie des classes sociales et du conflit de classe, 239. CHAPITRE VII / LES CLASSES DANS LA SOCIÉTÉ POST-CAPITALISTE i: LE CONFLIT INDUSTRIEL
243
La société capitaliste à la lumière de la théorie du conflit de groupe, 243; Notre société est-elle encore une société de classe?, 248; La structure d'autorité de l'entreprise industrielle, 250; La démocratie industrielle, 259; L'isolement institutionnel de l'industrie et du conflit industriel, 270; Conséquences pratiques de la théorie de l'isolement institutionnel du conflit industriel, 275; Le conflit industriel: courants et contre-courants, 279. CHAPITRE VIII / LES CLASSES DANS LA SOCIÉTÉ POST-CAPITALISTE II: LE CONFLIT POLITIQUE
283
Comment les individus conçoivent la société, 283; Structure d'autorité de l'État politique, 293; Rôles bureaucratiques et autorité politique, 298; La classe dominante, 304; La démocratie politique, 310; Sociétés totalitaires contre sociétés libres, 317. BIBLIOGRAPHIE
323
INDEX DES NOMS
334
la collection sociologique
LES T E X T E S S O C I O L O G I Q U E S 1. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue. 2. Gérard et Jean-Marie Lemaine, Psychologie sociale et expérimentation. 3. Denise Jodelet, Jean Viet et Philippe Besnard, La psychologie sociale. Préface de Serge Moscovici. 4. Claudine Herzlich, Médecine, maladie et société. 6. Louis Dumont, Introduction à deux théories d'anthropologie sociale. 7. Jacques Perriault, Elements pour un dialogue avec l'informaticien. 8. Claude Faucheux et Serge Moscovici, Psychologie sociale, théorique et expérimentale. 11. Andrée Michel, La sociologie de la famille. LE S A V O I R
SOCIOLOGIQUE
Claude Faucheux, La conduite des groupes (en préparation). Lucien Karpik, Sociologie des classes sociales (en préparation). L'ŒUVRE SOCIOLOGIQUE 1. Ralf Dahrendorf, Classes et conflits de classes dans la société industrielle. Introduction par Raymond Aron. 2. Kurt Samuelsson, Économie et religion. Une critique de Max Weber. 3. Morton Deutsch et Robert M. Krauss, Les théories en psychologie sociale.
M O U T O N É D I T E U R . P A R I S . LA H A Y E