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French Pages 302 Year 2020
CIVILISATION PROFANE
Du même auteur Astavakra Gïta: déployer la lumière, Almora, 2019 Parménide, au-delà de l'existence, Almora, 2018 Brûlante Clarté, la révélation du 8g Veda, Almora, 2016 La Rumeur du Divin, Almora, 2016 L'Harmonie secrète, cœur de l'ancienne Égypte, Almora, 2015 Dans l'ombre du Sphinx, Almora, 2012 Au cœur de l'instant, Almora, 2010 Reflets de la spendeur, le shivaïsme tantrique du Cachemire, Almora, 2009 Le Secret le mieux gardé, Almora, 2007 L'impensable Réalité, Almora, 2006 La Rumeur de Dieu, Éditions du Roseau, 2000 Pataiijali: la maturité de la joie, Le Relié, 1999 Héraclite, la lumière de /'Obscur, Le Relié, 1997
Photographie de couverture : Temple de Poséidon au Cap Sounion, Grèce DR
Plus d'informations sur Jean Bouchart d'Orval: http://www.jeanbouchartdorval.com
© Éditions Almora • 43, avenue Gambetta, 75020 Paris• mars 2020 www.almora.fr ISBN: 978-2-35118-426-4
JEAN BOUCHART D'ORVAL
CIVILISATION ~ D~~ PROFANE ....
LA PERTE DU SACRE
COLLECTION DIRIGÉE PAR JOSÉ LE ROY
Sommaire
Civilisation profane .................................................................9 Signes des temps ................................................................ 13 Pourquoi donc vivons-nous si mal ? .................................. 18 Le sentiment du sacré ........................................................ 20 Évolution, compétition et solidarité ................................... 22 Rechercher le vrai .............................................................. 27 Au fait, que faisons-nous ici ? ........................................... 28 Individu et collectivité ....................................................... 31 Le sacré chez les Anciens ......................................................35 Gardienne du Feu ............................................................... 39 Garde le silence ................................................................. 53 Chante pour moi ............................................................... 57 Cueillir l'éclat d'une rose rouge feu .................................. 60 L'homme pieux .................................................................. 69 La virtus ............................................................................. 72 Le héros ............................................................................. 73 Lafides et l'homme d'honneur .......................................... 76 À chacun son rôle .............................................................. 84 Autorité spirituelle ............................................................. 90 La gravitas ......................................................................... 92 Unir les hommes et les peuples .......................................... 95 La vie comme offrande ...................................................... 97 La vérité productrice d'ordre cosmique ........................... 106 Pouvoir temporel ............................................................. 112 La théocratie pharaonique ................................................ 121 Providence, prévoyance, prudence .................................. 133 Humilité, modestie, modération ....................................... 134 L'homme juste: le ius ...................................................... 137 Activité, travail et loisir ................................................... 150 La tranquillité : T]auxCa ................................................... 154 Le loisir sacré : otium ....................................................... 156
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Le pénible labeur: labor .................................................. 160 Faire, accomplir : JtOLÉco ....•......•....•.•............................... 164 La monnaie ...................................................................... 165 L'agriculture ..................................................................... 167 L'artisanat ........................................................................ 169 L'art oratoire .................................................................... 170 L'avenir n'est plus ce qu'il était ......................................... 175 L'impiété .......................................................................... 181 La lumière grecque .......................................................... 182 Héraclite ........................................................................... 189 Parménide ........................................................................ 192 Athènes ............................................................................ 196 Rome ................................................................................ 200 Des débuts modestes ........................................................ 208 La religion romaine archaïque ......................................... 213
Le destin d'une République devenue profane ....•...•••••..•..241 César et la fin de la République ....................................... 272
Et maintenant ? ................................•..................................287 Annexe : Alphabet grec ......................................................297 Mots sanskrits ......................................................................299 Écriture ............................................................................. 299 Prononciation ................................................................... 300
... je tâcherai de savoir quels sont ces hommes, s'ils sont violents, sauvages et sans justice ou bien s'ils accueillent /'étranger et respectent les dieux. Odyssée, IX, 174-6
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Note Nous écrivons ici les mots latins selon l'orthographe classique, où i rend à la fois la voyelle i et sa consonne j. De même, u rend la voyelle u et sa consonne v. Nous avons choisi d'écrire les mots grecs dans l'alphabet grec: le lecteur qui n'est pas familier avec celui-ci trouvera en annexe un tableau d'équivalence et de prononciation. Enfin, les mots sanskrits sont écrits dans notre alphabet romain selon le système de translittération international reconnu : on trouvera également en annexe un guide concernant la prononciation des lettres inconnues en français, qui portent un signe diacritique.
CIVILISATION PROFANE
Si la piété envers les dieux venait à se perdre, je ne sais si la loyauté, la cohésion sociale et cette vertu suprême qu'est la justice ne viendraient pas aussi à disparaître 1• Cicéron, De la nature des dieux
Nous nous apprêtons à vivre des années extraordinaires. Des êtres lumineux, au cœur généreux et à l'esprit libre, émergent dans tous les domaines et partout sur la terre. Sous la surface des actualités souvent glauques qu'on nous rapporte tous les jours, il se trame quelque chose d'inédit. Le plus éblouissant papillon finit par émerger d'une chrysalide rigide, terne et apparemment morte. Loin d'être condamnée, l'humanité va connaître un sursaut insoupçonné, car une intelligence sans bornes est à l 'œuvre depuis toujours. L'existence est une exploration fascinante, l'univers un champ d'émerveillement sans fin. Notre temps sur terre devrait se passer à observer, examiner et rendre grâce. Qui de nos jours pense encore à remercier pour ce présent gratuit et ouvert à tous ? 1. Haut scio, an pietate adversus deos sublatafides etiam et societas generis humani et una excellentissima virtus justitia tollatur. (De Natura Deorum
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Aurions-nous oublié ce que nous sommes tous venus faire ici-bas et qui est si évident dans les premières années? Nous ne savons pas rendre grâce. Ou peut-être nous ne le savons plus. Oui, la porte s'apprête à tourner sur ses gonds, la lumière s'y engouffrera et l'humanité trébuchante y verra plus clair. Mais elle devra d'abord retrouver ce qu'elle a laissé échapper en cours de route. Chacun le pressent : ça ne peut plus continuer comme ça encore très longtemps. Comment en sommes-nous venus à vivre de façon aussi aberrante? C'est cela qui devrait faire l'objet des nouvelles, bien avant tout le reste, bien plus que tout ce que les médias nous servent chaque jour et qui n'est qu'effets et symptômes d'une réalité qui est constamment passée sous silence. Un regard honnête s'impose. Sans cette honnêteté avec nousmêmes, la beauté qui émerge tout doucement un peu partout sur terre continuera d'être enterrée par les mêmes forces sombres qui donnent toujours le ton à l'humanité depuis des siècles. Le mot latin pro/anus décrit bien la civilisation occidentale : 1) en dehors de l'enceinte consacrée 1, qui n'est plus sacré 2) impie, sacrilège, criminel 3) non initié, ignorant 4) sinistre, de mauvais augure. Profane : telle est bien notre actuelle manière de vivre, qui n'est rien de moins qu'une profanation de la vie ellemême, un sacrilège envers notre propre cœur, un outrage à notre propre existence profonde. La civilisation occidentale est à la dérive : en écartant le sacré elle a perdu toute direction et toute cohérence. Nous évoluons tous sur le même terrain de jeu dont nous ignorons les fondements et les règles véritables ; pire encore, nous ignorons même être sur un terrain de jeu. Faut-il s'étonner alors que la partie ne se déroule que très rarement comme nous le souhaitons ou l'imaginions ? Les chefs qui se succèdent à un rythme ahurissant à la tête des États modernes sont de plus en
1. Du motfanum : lieu consacré, temple. Ce mot latin est lié à l'antique racine verbale indo-européenne connue dans la langue védique comme bhii- : resplendir, être lumineux, briller. Littéralement, la préposition pro signifie «devant, en avant de».
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plus confus, perdus et impuissants à infléchir la rapide décadence de toute cette civilisation, d'autant plus que très peu de citoyens sont encore conscients de l'ampleur du naufrage qui bientôt fera vaciller et peut-être engloutira la civilisation occidentale telle que nous la connaissons depuis quelques siècles. Enfermés dans un monde de plus en plus virtuel et irréel, nous ne savons plus regarder, regarder simplement, regarder le réel. La technologie moderne ne fait qu'offrir un prolongement à un mode de vie virtuel acquis très tôt dans nos vies à partir d'un malentendu: monde fantasmagorique tissé d'illusions et de croyances, sorte de rêve qui, sur le plan collectif, vire de plus en plus au cauchemar. La réalité est que presque tous nous vivons mal, très mal, de plus en plus mal. Vivre mal, c'est d'abord et avant tout ne pas sentir une tranquillité et une joie profonde sans cause, ne pas vivre en résonance avec notre nature véritable inconcevable et intemporelle ; toutes les misères du monde découlent de cette rupture fondamentale en chacun de nous. Ce mal-être, un peu paradoxalement, est encore plus évident dans les sociétés favorisées sur le plan matériel, où la vie est devenue une interminable suite d'ajournements et de distractions pour ne pas voir l'hippopotame au milieu du salon : le vide, le désolant vide d'une vie dégradée qui semble avoir de moins en moins de sens'. Ce déni est même devenu une caractéristique de notre vie collective : c'est sur lui que reposent la publicité, les modes et les tendances. Panem et circenses (du pain et des jeux) : c'est ainsi que les empereurs romains arrivaient à faire tenir le peuple tranquille. Rien n'a changé. L'histoire de l'humanité, la grande histoire comme la petite, ne fait que raconter les diverses modalités d'une interminable lamentation refoulée et ce ne sont pas ceux qui survivent péniblement dans des conditions physiques, économiques et même hygiéniques difficiles qui se plaignent le plus.
1. Ce vide désespérant que Federico Fellini a voulu illustrer dans le grand classique du cinéma italien, La dolce vita ( 1960).
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Je me suis tenu au milieu du monde et je me suis manifesté à eux en chair et en os. Je les ai trouvés tous ivres. Je n'ai découvert parmi eux personne qui eût soif : mon âme a souffert pour les fils des hommes, parce que leur cœur est aveugle. Ils ne voient pas qu'ils sont venus au monde vides et qu'ils s'apprêtent à en ressortir aussi vides. Mais ils sont ivres ; quand ils auront cuvé leur vin, ils changeront d'attitude. Évangile selon Thomas, 28
Malgré l'évidence contraire, le tenace fantasme du « progrès » enfume encore les esprits dans nos sociétés modernes parce qu'il ne fait pas l'objet d'un examen sérieux. D'ailleurs la plupart des êtres humains ne supportent même pas un tel examen sérieux de leur propre vie, car cela remettrait en question les fondements fallacieux sur lesquels leur vie s'est édifiée ; comment peut-il alors en aller autrement pour toute cette civilisation? La confusion moderne est telle que peu se demandent ce que serait un véritable progrès pour l'homme. Les futures générations se demanderont sans doute un jour comment nous avons pu vivre de façon aussi aberrante. Et plût au ciel que je n'eusse jamais à vivre au milieu des hommes de la cinquième race et que je fusse ou mort plus tôt ou né plus tard. Car c'est maintenant la race de fer. Ils ne cesseront ni le jour de souffrir fatigues et misères, ni la nuit d'être ravagés : les dieux leur enverront de pénibles angoisses 1• Hésiode, Les Travaux et les Jours, 174-78
J • µT]KÉt' ÉltEt't' Ûlq>EÀÀOV È'ycO 1tɵmotcrt µE'tEÎVat àvôpamv, à).J..' ij np6a0i: 0avEiv ij énma yevfo0m. viiv yàp ÔÎJ yévoç Ècrn môiJpeov: oùôé nITT • ~µap ltUUOV'tat Kaµclwu Kai 6tÇ1'oç, oùôé 'tt vUK'tOOp q>0i:tp6µi:vot. XUÂ.Eitàç ôè 0eoi ôffiaoum µepiµvaç.
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Signes des temps Une civilisation qui, depuis cent ans, a la capacité avérée de fabriquer à très peu de frais des ampoules électriques d'une durée de vie de 1OO 000 heures, mais qui choisit d'en produire avec une durée de seulement 1 000 heures est profondément malade et condamnée. Nous mangeons trop et mal, nous travaillons trop et mal, nous ne dormons pas assez, trop ou mal, nous ne buvons pas assez ou mal, nous respirons mal, nous pensons trop et mal, nous parlons trop et mal, nous écrivons de plus en plus mal, nous nous soignons mal. Les mauvais traitements que nous infligeons à ces êtres si sensibles que sont les animaux sont proprement hallucinants et consternants pour une humanité qui se voit au sommet de la création. Pas étonnant, vu les mauvais traitements que déjà l'homme s'inflige à lui-même. Sous le fallacieux et pernicieux concept de « croissance » mis de l'avant par d'insatiables prédateurs économiques et leurs exécutants à la tête des États-Nations modernes, on incite sans vergogne les gens à consommer et acheter toutes sortes de choses dont ils n'ont pas vraiment besoin avec de l'argent qu'ils n'ont pas, ce qui les enchaîne encore davantage à un travail d'esclave 1 que souvent ils détestent. Même dans les pays les plus riches et les sociétés privilégiées, une très large portion des habitants en est réduite à travailler à contrecœur un nombre d'heures invraisemblable toutes les semaines pour maintenir ce que l'opinion populaire continue d'appeler de la façon la plus absurde la« qualité de vie ». L'homme moderne ne connaît presque plus l'immense beauté et la douceur d'une vie simple. La vérité est que le travailleur moyen dispose aujourd'hui de moins de temps libre qu'il y a 50 ans pour se consacrer à autre chose qu'à gagner de l'argent. Mais nos cerveaux sont tellement
1. Voir plus loin où le concept de travail est examiné.
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enfumés qu'il s'en trouve étonnamment très peu pour s'indigner de cette aberration et remettre en question les concepts de « croissance » et de « qualité de vie ». Face à la torpeur générale et à la mainmise sur le pouvoir politique et les grands médias d'information par une oligarchie ploutocratique, quelle chance d'être entendus et surtout écoutés ont les êtres capables de remettre en question notre manière de vivre les brèves années que nous passons sur cette terre ? Nos moyens de production, de transport et de communication sont tels qu'il conviendrait de se demander pourquoi l'homme moderne doit encore tant travailler pour « gagner sa vie». Quant aux heures de loisir, elles sont souvent passées à des activités abrutissantes, voire destructrices. Nous passons la plus grande partie de notre existence à alterner entre l'agitation et la léthargie ; entre les deux nous nous plaignons de toutes sortes de façons non verbales tout en refusant d'examiner à quel point et comment nous vivons mal. L'homme moderne redouble d' efforts, mais il a complètement perdu de vue l'essence de ce qu'il recherche. Considérez quelle est votre semence : vous n'êtes pas faits pour vivre comme des brutes, mais pour suivre la vertu, la connaissance 1• Dante Alighieri, La Divine Comédie (L 'Enfer), XXVI, 118-20
Nous ne sommes pas faits pour vivre ainsi. Personne n'est fait pour vivre ainsi. Mais où est donc la révolte contre la tyrannie qui nous fait mener des existences de plus en plus absurdes ? Malgré leurs énormes moyens de production et de communication, les hommes d'aujourd'hui sont-ils vraiment plus tranquilles et plus heureux que ceux qui menaient des vies rudes et simples il y a 4 500 ans dans la vallée du Nil, en Mésopotamie, 1. Considerate la vostra semenza : fatti non foste a viver corne bruti ma per seguir virtute e canoscenza.
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ou en Chine, ou il y a 3 500 ans en Crète, ou il y a 2 500 ans en Grèce continentale et dans les îles de la mer Égée, ou il y a 2 300 ans dans la campagne italienne ? Où sont donc les politiciens, les commentateurs et tous ceux qui forgent l'opinion publique (la ô6Ça des anciens Grecs) avec la lucidité et l'envergure pour voir et dire, même hurler, que notre manière de vivre, ce que nous appelons civilisation, marque une nette régression sur ce qu'il y a de plus essentiel? Le seul plan sur lequel on peut affirmer sans l'ombre d'un doute qu'il y a eu progrès est celui de la technologie. Quant aux systèmes démocratiques modernes, dont les Occidentaux semblent si fiers, ils apparaissent de plus en plus pour ce qu'ils ont presque toujours été: des mascarades plus ou moins grossières pour cacher la prise effective du pouvoir par la faction la plus virulente de la bourgeoisie, cette caste des marchands qui, il y a deux ou trois cents ans, a confisqué les révolutions ayant mis fin aux anciens régimes eux-mêmes dévoyés. Comment peut-on se dire fier de ces démocraties libérales d'Occident, où, après des siècles, le fossé n'a jamais été aussi grand qu'aujourd'hui entre les riches et les pauvres, où tant d'individus sont de plus en plus endettés et pris à la gorge, où tout le monde semble manquer de temps pour soi, où les citoyens ont de plus en plus peur les uns des autres et même de ceux qui sont censés les protéger et où la vaste majorité des citoyens n'ont plus aucune confiance dans aucun de leurs dirigeants ni dans les principaux organes d'information? C'est l'esprit de Voltaire qui se profilait derrière la Révolution française et qui s'est actualisé depuis : « Un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui et le gouverne 1• » Ici, le « petit nombre » voulait dire la frange suprême du Tiers État, c'est-à-dire la roture dorée, la roture mobilière : en nombre, ces riches représentaient 1 % de la population.
1. Voltaire, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, 1756.
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Tout le monde fait actuellement semblant de ne pas voir, mais « le roi est nu » : nos systèmes démocratiques carburent à une démagogie infantile destinée à s'assurer le soutien de masses incompétentes à juger des situations très complexes dont elles ne connaissent pas grand-chose des tenants et des aboutissants véritables. Il était inévitable que nous en soyons réduits à cela, car les anciens régimes étaient eux-mêmes depuis longtemps devenus caricaturaux et avaient perdu la confiance des peuples. Le système démocratique, bien qu'étant le seul actuellement admis en Occident, du moins dans l'état actuel des choses, n'en demeure pas moins en contradiction flagrante avec les évidences de l'existence. On aura beau claironner à tout-va cette étonnante absurdité que « le peuple a toujours raison », on n'abolira pas pour autant la réalité 1• Ceux qui répètent sans fin ce slogan en public, c'est-à-dire les chefs de gouvernement et d'État, et tous ceux qui aspirent à les remplacer sont justement ceux qui en euxmêmes y croient souvent le moins. Tous les quatre ou cinq ans, ces mauvais acteurs doivent séduire des masses d'électeurs dont la majorité n'a pas et ne recherche même pas l'information qui leur permettrait de porter un regard un peu moins superficiel sur les enjeux et les hommes. La sagesse ne naît pas du nombre et aucune idéologie ne peut changer cela : là est une des grandes hypocrisies des régimes démocratiques actuels. On a fini par assimiler démocratie et liberté, ce qui n'est pas nécessairement la même chose.
1. «C'est l'opinion de la majorité qui est censée faire la loi ; mais ce dont on ne s'aperçoit pas, c'est que l'opinion est quelque chose que l'on peut très facilement diriger et modifier ; ( ... ) c'est seulement dans ces conditions, en effet, que les politiciens en question peuvent apparaître comme l'émanation de la majorité, étant ainsi à son image, car la majorité, sur n'importe quel sujet qu'elle soit appelée à donner son opinion, est toujours constituée par les incompétents, dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des hommes capables de se prononcer en parfaite connaissance de cause.( ... ) L'opinion de la majorité ne peut qu'être l'expression de l'incompétence.» René Guénon, La Crise du monde moderne.
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... quant à la foule, suivant son ordinaire (. ..), elle était de caractère changeant, amie de la sédition et de la discorde, désireuse de nouveauté, ennemie de la tranquillité et du repos 1• Salluste, Guerre de Jugurtha, LXVI
Les véritables décideurs, qui ne se présentent jamais à des élections, ont vite compris qu'un tel régime est le meilleur pour protéger leurs intérêts. Nul besoin de complots pour établir ou maintenir un tel système ; une simple convergence d'intérêts suffit. Si une chose ressort clairement dans l'histoire de l'humanité, c'est que le salut ne vient jamais de la masse, mais« d'en haut»: quelles que soient les circonstances, les époques et les régimes, les conditions favorisant le plus l'harmonie sociale s'actualisent toujours à travers une poignée d'êtres exceptionnels. On ne distingue encore en Occident aucun être d'envergure capable de redresser la situation, bien au contraire. Pour espérer des fruits, il faut certes un terrain fertile, mais aussi une semence. Actuellement, le sous-sol devient plus fertile, mais cela ne se voit pas encore au niveau de la gouvernance des nations, car l'ordre établi - ou plutôt le désordre établi - tient toujours et les semailles n'ont pas encore eu lieu. L'absence à peu près totale de véritables hommes d'État, a fortiori de grands hommes d'État, est telle que le cynisme gagne rapidement du terrain partout en Occident. Or, la perte généralisée de ce que les Romains appelaient lafides, dont les principaux sens sont« confiance» et « loyauté », annonce toujours des bouleversements majeurs : le système actuel tient encore, mais par des fils beaucoup plus fragiles que ce que ses idéologues et ses profiteurs croient. Les discours sont saupoudrés de nobles mots ronflants comme liberté, paix, égalité et tolérance, mais derrière les portes closes de leurs bureaux, tout cela fait place aux prétentions, calculs l. nam volgus, uti plerumque solet ( ... ) ingenio mobili, seditiosum atque discordiosum erat, cupidum novarum rerum, quieti et otio adversum.
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mesquins, violences, dissimulations, manipulations, mensonges, menaces, connivences, trahisons et vengeances. Les citoyens, eux, sont d'autant plus asservis qu'ils semblent contents de l'être ou résignés. Les apparences leur donnent la conviction d'être libres et l'orthodoxie de la pensée unique est rarement examinée et remise en question sur la place publique. Les mêmes prédateurs, sous la protection et avec la complicité étatique des grands pays industrialisés, continuent de piller et salir la planète sans vergogne. Cela dit, tout n'est pas noir et il y a encore de belles possibilités pour quiconque ne tombe pas esclave du système abrutissant. De plus, quelque chose de beau, de haut et de propre est en marche dans beaucoup de cœurs : dans nombre de domaines, on le voit déjà à l 'œuvre sur le terrain. Mais ces forces ne peuvent pas encore donner le ton et elles ne le pourront pas tant que ne se sera pas effondré ce système qui a abouti à placer à la tête des États non pas les meilleurs et les plus sages, mais des narcissiques, des ignorants, ou des petites machines malpropres et vulgaires. Pourquoi donc vivons-nous si mal ? La réponse ne se trouve pas dans l'économie, la finance, la politique, rien de tout ce qui accapare tant l'attention publique. Non, ce qui rend nos vies lourdes n'est pas là où voudraient nous le faire croire tous ces tristes personnages qui l'ignorent euxmêmes et sont de toute façon prêts à dire n'importe quoi pour gagner des élections. Nous ne venons pas sur terre pour contribuer au taux de croissance de l'économie, augmenter le PNB ou faire diminuer les statistiques du chômage. Quelque chose de beaucoup plus fondamental nous échappe. Cette civilisation est en porte-à-faux, elle s'est érigée sur une confusion. Contrairement à l'idéologie et à la croyance maintenant acceptées par presque tout le monde, particulièrement en Extrême-Occident, le facteur central et déterminant du bien-être véritable des individus, des sociétés et des civilisations n'est pas l'« économie». Comment avons-nous pu dériver si loin de
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l'essentiel et en venir à fonder nos vies de tous les jours sur une telle ânerie ? Quels éléments de la vie sont de nature à nous unir, nous les êtres humains ? La force brute ? L'économie ? Les idéologies politiques? Les dogmes aveugles? La démocratie? La prospérité matérielle ? Le savoir intellectuel ? Non, rien de tout cela n'est de nature à unir durablement les êtres humains et les peuples de cette Terre. Qu'est-ce donc qui peut unir les hommes et les peuples? Un indice : l'art et la science pure sont actuellement les manifestations dans lesquelles les hommes se sentent davantage unis au-delà des frontières. Pourquoi ? Parce que celui qui s'y adonne a le regard et le cœur tournés au-delà de son petit moi frileux et inquiet et voit s'ouvrir une fenêtre sur une impersonnelle immensité. Parce que l'art et la science pure permettent encore à l'homme de ressentir un peu le sacré. La plus belle chose que nous puissions éprouver, c'est le côté mystérieux de la vie. C'est le sentiment fondamental qui se trouve au berceau de l'art et de la science véritables. Celui qui ne le connaît pas et ne peut plus éprouver ni étonnement ni surprise est pour ainsi dire mort et ses yeux sont éteints. L'expérience intime du mystérieux, même mêlée de crainte, a aussi créé la religion. Savoir qu'il existe quelque chose qui nous est impénétrable, connaître les manifestations de la raison la plus profonde et de la beauté la plus éclatante, qui ne sont accessibles à notre entendement que dans leurs formes les plus primitives, cette connaissance et ce sentiment constituent la vraie religiosité 1• Albert Einstein
l. Albert Einstein, Comment je vois le monde, Flammarion, Paris, 1958.
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Le sentiment du sacré
L'histoire récente de l'Europe, de l'Occident et maintenant de la terre entière est celle de l'affaiblissement et de la disparition presque totale du sentiment du sacré, avec, de façon inversement proportionnelle, la montée fulgurante de la prétention individuelle et son actualisation égoïste dans le quotidien collectif. Le sentiment du sacré est /'intuition forte et lumineuse de /'Immensité au-delà du moi individuel imaginaire, la certitude d'une harmonie invisible et d'une intelligence insondable; c'est le pressentiment d'une puissance sans bornes, invisible et inconnaissable par la pensée, peu importe comment s 'actualise ce pressentiment.
Le sentiment du sacré sort l'homme de sa bulle égotique et le laisse dans l'écoute. Il est à l'origine de la véritable humilité, qui est la réalisation de l'étroitesse et de l'indigence du petit moi fabriqué, une réalisation qui s'ouvre éventuellement sur la certitude finale d'être la Lumière même qui éclaire et sait tout, l'impensable Immensité au-delà même du/ait d'exister. L'homme moderne est devenu véritablement imperméable à toute influence autre que celle de ce qui tombe sous ses sens ; non seulement ses facultés de compréhension sont devenues de plus en plus bornées, mais le champ même de sa perceptions 'est également restreint. Il en résulte une sorte de renforcement du point de vue profane, puisque, si ce point de vue est né tout d'abord d'un défaut de compréhension, donc d'une limitation des/acuités humaines, cette même limitation, en s'accentuant et en s'étendant à tous les domaines, semble ensuite le justifier, du moins aux yeux de ceux qui en sont affectés ; quelle raison pourraient-ils bien avoir encore, en effet, d'admettre /'existence de ce qu'ils ne peuvent plus réellement ni concevoir ni percevoir, c'est-à-dire de tout ce qui pourrait leur montrer /'insuffisance et la fausseté du point de vue profane lui-même ? De là provient l'idée de ce qu'on désigne communément comme la « vie ordinaire » ou la « vie courante » ; ce qu 'on entendpar là, en effet, c'est bien, avant tout, quelque chose où,
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par/ 'exclusion de tout caractère sacré, rituel ou symbolique (qu'on /'envisage au sens spécialement religieux ou suivant tout autre modalité traditionnelle, peu importe ici, puisque c'est également d'une action effective des « influences spirituelles » qu'ils 'agit dans tous les cas), rien qui ne soit purement humain ne saurait intervenir en aucune façon ; et ces désignations mêmes impliquent en outre que tout ce qui dépasse une telle conception, même quand il n'est pas encore nié expressément, est tout au moins relégué dans un domaine « extraordinaire », considéré comme exceptionnel, étrange et inaccoutumé ; il y a donc là, à proprement parler, un renversement de /'ordre normal, tel qu'il est représenté par les civilisations intégralement traditionnelles où le point de vue profane n'existe en aucune façon, et ce renversement ne peut aboutir logiquement qu'à /'ignorance ou à la négation complète du« supra-humain». Aussi certains vont-ils jusqu'à employer également, dans le même sens, /'expression de« vie réelle », ce qui, au fond, est d'une singulière ironie, car la vérité est que ce qu'ils nomment ainsi n'est au contraire que la pire des illusions ; nous ne voulons pas dire par là que les choses dont il s'agit soient, en el/es-mêmes, dépourvues de toute réalité, encore que cette réalité, qui est en somme celle même de/ 'ordre sensible, soit au degré le plus bas de tous, et qu'au-dessous d'elle il n '.Y ait plus que ce qui est proprement au-dessous même de toute existence manifestée ; mais c'est la façon dont elles sont envisagées qui est entièrement fausse, et qui, en les séparant de tout principe supérieur, leur dénie précisément ce qui fait toute leur réalité ; c'est pourquoi, en toute rigueur, il n'existe pas réellement de domaine profane, mais seulement un point de vue profane, qui se fait toujours de plus en plus envahissant, jusqu'à englober .finalement /'existence humaine tout entière 1• René Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps
l. René Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps. chapitre XV, L'illusion de la« vie ordinaire», Gallimard, Paris, 1945, pages l 02-l 03.
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Évolution, compétition et solidarité Or, il est difficile, lorsqu'on a conçu le désir de /'emporter sur tous, de préserver l'équité, qui est, au plus haut point, le propre de lajustice 1• Cicéron, Les Devoirs (De Officiis) I, XIX
Malgré son cerveau plus développé que les autres animaux, l'homme des cavernes y serait sans doute encore s'il n'avait pas vécu en société ; sans collaboration entre individus, son intelligence lui aurait finalement été de bien moindre utilité. Se regrouper, vivre ensemble et collaborer, c'est justement ce vers quoi cette intelligence l'a dirigé. C'est bien pour cela que depuis des millénaires nous avons vécu en clans, en tribus, en cités et en états. Nous, les êtres humains, sommes faits pour vivre en société. Plus que tout autre espèce animale, l'homme a fait la démonstration que la collaboration, /'entraide et /'empathie sont beaucoup plus importantes et efficaces que la compétition non seulement pour la survie des individus et de l'espèce, mais aussi pour leur bien-être et leur épanouissement. C'est là une loi de la vie. La sempiternelle loi de la survie du plus fort qu'on nous a tant rabâchée n'a qu'une validité fort limitée. Ce qui permet à beaucoup de sociétés animales de survivre et prévaloir, ce n'est pas seulement ni principalement la force brute des individus, c'est la collaboration entre ses membres : abeilles, fourmis, lionnes, singes, dauphins et tant d'autres espèces animales en font tous les jours la démonstration. Dans la nature on observe même souvent une collaboration entre individus d'espèces différentes. Les grandes civilisations se sont développées, épanouies grâce à leur organisation, elles se sont imposées du fait de la bonne articulation et la bonne gestion de leurs sociétés. Il en fut ainsi dans la gouvernance, l'administration, l'artisanat, le commerce, les affaires, bref, dans toutes les sphères d'activité. La 1. Difficile autem est, cum pra:stare omnibus concupieris, seivare equitatem qua: est iustitia: maxime propria.
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collaboration, l'entraide et la concertation ont fait leurs preuves en temps de paix comme en temps de guerre. N'est-ce pas ce qui fit la supériorité des armées romaines sur des adversaires presque toujours supérieurs en nombre - leur remarquable organisation, la collaboration et leur sens de la discipline ? N'est-ce pas ainsi qu'auparavant l'armée d'Alexandre le Grand avait mis en déroute une armée (celle du roi perse Darius III) sept fois plus nombreuse ? Dès la plus haute Antiquité grecque, l'entraide constituait l'élément central de l'organisation en phalanges. Le boucliers 'appuyait sur le bouclier, le casque sur le casque, l'homme sur l'homme; les casques à crinières se touchaient par leurs cimiers brillants, dès qu'un guerrier se penchait, tant ils étaient serrés 1• Iliade, XVI, 215-8
Le remarquable esprit qui a présidé à l'organisation de la grecque et aux institutions de la cité romaine a grandement contribué au formidable essor culturel dans tout le bassin méditerranéen et devint plus tard le fondement même de l'Europe et finalement de l'Occident et de la terre entière. Pourtant, nos sociétés modernes ne respectent pas les lois de la vie comme elles le pourraient et le devraient, car elles sont sous l'emprise des lois de l'économie, un domaine où la compétition dépasse largement la collaboration et l'empathie. Voilà pourquoi le naufrage ultime de notre façon actuelle de vivre est inévitable et ne saurait d'ailleurs plus être très loin; il n'est pas besoin d'être expert en économie ou en géopolitique pour le sentir. La collaboration efficace et même enthousiaste entre les membres d'une société est possible uniquement lorsque les vulgaires intérêts égoïstes s'effacent ou du moins s'inclinent devant le bien commun. Or, cela n'est possible que si une partie suffisante de ses membres est pénétrée du sentiment du « plus grand que soi »,
1tÛÀl.Ç
1. àcmiç lip'àcmili' epi:tfü:, K6puç K6puv, àvépa ô' àvfip· 'l'UÙOV ô' imt6Koµot K6pu0i:ç Àaµnpoicn écrracrav àll~ÀOtcn.
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d'où l'importance primordiale du sentiment du sacré dans toute civilisation. Tout mouvement d'empathie est fondé sur la reconnaissance de soi-même dans l'autre, ce qui est l'actualisation du pressentiment du« plus grand que soi». Le temps évolue et.finit par se renouveler. Il y a d'abord un temps de purification, puis le temps du renouveau. Nous sommes maintenant très près de ce temps. On nous avait dit que nous verrions l'Amérique surgir et disparaître. En un sens, l'Amérique se meurt, de l'intérieur, car elle a oublié les instructions de vie sur terre. Le temps arrive ou la prophétie et l'incompétence de l'homme à vivre sur Terre de manière spirituelle se rencontrent à la croisée des chemins avec d'immenses problèmes. Les Hopis estiment et nous estimons aussi que si vous n'êtes pas spirituellement relié à la Terre et ne comprenez pas la réalité spirituelle de la vie sur Terre, ce sera l'échec. Red Crow (Corneille rouge), chef des Kainai, Pieds Noirs
L'épuisement des ressources de la terre, l'appauvrissement des sols, les changements climatiques induits par l'homme, la pollution de l'air, des océans, des lacs et des rivières, de la terre, de la nourriture : tout cela est très connu et les solutions proposées sont toutes techniques et se réfèrent au domaine de l'activité. Or, rien de tout cela n'a la moindre chance d'aboutir tant que le cœur du problème continue de n'intéresser personne: l'égoïsme et l'avidité sans fin de l'être humain, conséquence directe de l'oubli du sacré dans sa vie. La seule véritable unification possible des peuples passe par le sacré et non par les armes, comme cela a si souvent été tenté dans l'histoire de l'humanité, non plus que par le commerce, ce que voudrait faire nous croire l'idéologie néo-libérale moderne destructrice de l'humain, de la planète et de la beauté. Des ravageurs comme Napoléon et Hitler ont voulu rassembler l'Europe par les armes : nous avons vu les résultats épouvantables. Depuis quelques décennies, une clique de banquiers et de ravageurs économiques sans scrupule tente de lui imposer une soi-disant union
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principalement fondée sur le commerce et la finance 1• Cette tentative est certes moins sanglante, mais les Européens de tous les horizons se sentent-ils plus unis et sont-ils plus heureux qu'avant et si oui, est-ce vraiment grâce à cette union-là? Les doléances sont grandes partout. On retrouve toujours la même volonté : imposer aux peuples une manière de vivre qui ne leur convient pas, mais qui sert les fantasmes, les prétentions ou les intérêts égoïstes à court terme de quelques-uns, qu'ils soient dictateurs ou banquiers. Pendant combien de temps encore la masse des gens de condition modeste se fera-t-elle rouler dans la farine avec les mêmes fables grotesques, telles celle de« l'effet de ruissellement » de la richesse des riches vers les classes populaires ? Seul le sentiment du sacré installe l'homme dans une union véritable, celle des ca:urs. Tout qu'on nous a servi jusqu'à maintenant comme des unions n'a toujours fait qu'exacerber les divisions entre les hommes. Si Dieu ne bâtit la maison, en vain les maçons peinent ; Si Dieu ne garde la ville, en vain la garde veille2.
Psaumes, 127, 1 La seule force qui a pu unir un tant soit peu les peuples d'Europe à travers leur longue et tumultueuse histoire depuis l' effondrement de l'Empire romain fut le christianisme; non pas à cause de ses particularités, mais tout simplement parce qu'il était alors le véhicule extérieur du sacré, un sacré si naturel pour l'homme et si essentiel à toute civilisation. Malgré tout le bavardage décadent de ses chefs aussi éphémères qu'insignifiants, l'Europe est actuellement profondément divisée et à la première crise sérieuse cette désunion fondamentale fera éclater tout ce qu'il y a de faux en elle. L'Europe a laissé s'échapper il y a longtemps l. Le mot« imposer» n'est pas exagéré. En 2005, les Français ont dit non par référendum à l'inclusion de leur pays dans l'Union européenne telle que proposée ... qui leur fut néanmoins imposée deux ans plus tard avec un cynisme consommé. 2. KP- 'i11V, '?N-'~V :i.2n-- llll~ ll~'7~ :i.iJ;1 ::11 KP- 'i11V 7i\-7lll~J-ll'i, llll~ lll~J fliil.)}
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le seul élément qui pouvait l'unir de façon durable. Elle tient actuellement avec un mortier plus friable que fiable : les volatiles convergences d'intérêts égoïstes et ponctuels de quelques grosses banques, de grandes corporations et de richissimes parasites pompeusement appelés « investisseurs ». Une telle « union » volera en éclats avec une rapidité qui déconcertera ses irréductibles idéologues. Au-delà des apparences, la profondeur et la véritable force d'une civilisation ne résident pas d'abord et avant tout dans son économie ou sa puissance militaire, mais dans une spiritualité vraie et vivante. La perte du sentiment du sacré se fait sentir dans tous les domaines d'activité humaine, même dans le domaine militaire. Ainsi, l'Occident moderne est même désormais presque incapable de produire de vrais guerriers, une tare que le recours à des technologies de plus en plus sophistiquées n'arrive pas à masquer. Très peu de soldats modernes sont de vrais guerriers animés d'un souffle transcendant et indomptable qui les propulse au-delà de la peur de la mort. C'est le soldat qui a peur qui est susceptible d'agir sans honneur et de se livrer à des violences inutiles. C'est ce même soldat qui a souvent besoin de drogues et de soins psychiatriques à son retour de la guerre. L'enseignement de la fameuse Bhagavad Gïtâ en Inde met en scène deux armées, dont l'une est commandée par Arjuna, à qui son conducteur de char Kr~1.1a impartit l'enseignement spirituel le plus profond qui le rend sans peur et sans hésitation devant son devoir du moment. Le véritable guerrier est pénétré du souffle divin, tels les héros de l'épopée homérique de la Grèce archaïque ou même les pilotes japonais de la Seconde Guerre mondiale : l'expression kamikaze' signifie d'ailleurs littéralement« souffle divin », ou « vent divin ». Les guerriers spartiates qui défendirent les Thermopyles contre l'envahisseur perse il y a 2 500 ans, les chevaliers du Moyen Âge européen et les samouraïs du Japon féodal mettaient avant tout l'honneur, un mot qui désigne le feu
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sacré, le pressentiment du plus grand que soi, que nous appelons ici le sentiment du sacré 1• Cela aussi est une conséquence de la perte du sacré. Rechercher le vrai Notre civilisation tout entière est tournée vers l'utilité. L'essentiel, que, malgré leurs imperfections historiques, les civilisations traditionnelles avaient placé au cœur de leur vie, nous l'avons rejeté comme inutile et dépassé. Mais cet utilitarisme affiché est en fait un très mauvais calcul : de quelle utilité sont donc les efforts qui accaparent la presque totalité de notre temps, de nos ressources et de nos énergies si l'homme demeure triste et vide au milieu du champ de ruines que devient rapidement son monde? Tant qu'il s'acharnera à poursuivre l'« utile» - même l'utile à très court terme - au lieu de rechercher d'abord le vrai et l'essentiel, il récoltera le faux et le futile, et se lamentera sans fin dans une vie dépourvue de sens. Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme ? Ou que pourra donner l'homme en échange de sa propre vie2 ? Évangile selon Matthieu, XVI, 26
Dans les lycées et collèges modernes, la poésie, les langues classiques, la réflexion profonde, la musique et l'art en général, en attendant d'être complètement évacués des programmes l. L'Occidental moderne a grand peine à saisir pourquoi les soldats et les officiers japonais de la Deuxième Guerre mondiale, éduqués dans une tout autre tradition, montraient tant de mépris envers des adversaires qui craignaient tant la mort et préféraient se rendre plutôt que combattre jusqu'au bout. Le général japonais Tomoyuki Yamashita n'en croyait tout simplement pas ses yeux lorsqu'il réalisa que c'était 130 000 soldats del 'Empire britannique qui venaient de déposer les armes devant ses 30 000 soldats japonais à Singapour en février 1942. Ce n'est pas pour dire que dans les circonstances où il se trouvait (pénurie totale de vivres et de munitions) le général anglais Percieval n'aurait pas dû capituler, mais seulement pour illustrer la différence de mentalité. 2. ti yàp Ùlpoto 7tàç yàp 6 KOlVOÇ, 'tOÙ l..6you ô' ÉOV'tOÇ Çuvoù Çffioucnv oi 7toUoi ffiç ifüav ~XOV'tEÇ q>p6vricnv.
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poète Moschus de Syracuse écrit «... mais leur reine se tenait au milieu d'elles cueillant (Àtyoucm) de ses mains l'éclat d'une rose rouge feu 1 ». Cueillir l'éclat... n'est-ce pas ce à quoi la vie nous convie dès nos premiers instants sur terre ? Il revint à la Reine de cueillir l'éclat : l'aspect dynamique de la Lumière consciente, qui est prise de conscience de soi, est ce que l'Inde appela Sakti2. Dans presque toutes les grandes traditions, l'aspect purement lumineux et « statique » de la Lumière consciente en son déploiement est de caractère masculin et l'aspect dynamique de « prise de conscience de soi » est de caractère féminin. Le déploiement de l'Univers, c'est cela cueillir l'éclat d'une rose rouge feu.
Seule la lumière du Cœur existe et elle est l'agent del 'activité créatrice. Établie en elle-même, son activité est prise de conscience de soi et, s'ébranlant, elle est le déploiement de l'univers 3• Mahârtha Maiijarï 11
En grec, le mot Àoy6ç a fini par perdre son sens premier et prendre le sens de « discours, parole prononcée ou écrite ». Par un curieux renversement, en latin c'est un peu le contraire qui est arrivé. À l'origine, le mot verbum 4 signifiait « mot, terme, expression », puis « parole prononcée ou écrite », mais le christianisme l'adopta au sens de la Parole : c'est ainsi que SaintJérôme traduisit À.oyoç par verbum dans le prologue de l 'Évangile selon Jean. 1. ... èn:àp µecrcricmi livacrcra àyÀCllllV 1t1.1pcroio p6ôou XEipecrm Myoucra. Moschus, Europa, 69-70 2. La belle tradition du shivaïsme tantrique du Cachemire et toute la tradition indienne en général lui ont donné plusieurs noms: Sakti, Kali, Durgii, Piirvatî, Umii, autant d'appellations pour nommer une seule et unique Grande Déesse qui trouve son pendant grec principlament en Athéna. 3. san hfdayaprakaso bhavanasya kriyiiyiiJTI bhavati kartii 1 saiva kriyii vimal'Sab svasthii k~ubhitii ca visvavistiirab Il 4. On le sait lié au verbe grec èpffi (ou Eipw: dire, parler) et au substantif pftmp (orateur, rhéteur).
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Comment l'Occident s'est-il détourné du À.Oy6ç primordial pour en arriver à se fixer sur la« logique» ? Comment la réflexion en tant que retournement de la Lumière consciente sur soi estelle devenue simple réflexion au sens de pensée ? Seul l'homme silencieux, rassemblé, à l'écoute de la Parole, peut vivre de façon normale, c'est-à-dire en harmonie avec la vérité, avec la réalité. L'homme moderne, dispersé, égaré dans ses pensées et ses opinions, ne peut vivre que de façon anormale : il vit mal, très mal. Il écoute le sens des mots et tout cela se réfère à sa mémoire. Mais une véritable écoute laisse parler ce qui ne peut être dit directement ni mémorisé: c'est en ce sens qu'on pourrait dire qu'écouter consiste surtout à être attentif à ce qui n'est jamais formulé ni formulable, car cela est impensable, inconcevable 1• Celan 'est pas dans l'instant présent, Celan 'est pas demain; qui connaît Cela qui est transcendant et merveilleux ? Cela doit être pressenti dans la conscience de « l'autre », mais approché directement par la pensée, Celas 'évanouit ... 2 [J.g Veda I, 170, 1
Mais le rassemblement silencieux, le recueillement autour de la« parole», n'est pas l'exclusivité des Anciens. Le philosophe allemand Martin Heidegger recevait le professeur Tomio Tezuka de l'Université impériale de Tokyo en mars 1954 à Freiburg im Breisgau. Leur entretien s'articulait autour de la question de Heidegger, qui demandait au professeur Tezuka quel est le mot japonais pour exprimer ce qu'en Occident nous nommons Parole. Il s'ensuivit un échange exquis et profond, véritable pas de deux, dont voici un extrait3 : 1. Cela devrait peut-être devenir la règle première d'un petit guide de l'électeur dans nos démocraties modernes : écouter ce que les politiciens ne disent pas au lieu de s'attacher à ce qu'ils disent. On en apprend souvent bien plus en demeurant surtout attentif à leur langage corporel. .. 2. na nünam asti no sval}. kas tad veda yad adbhutam 1 anyasya cittam abhi samcarel)yam utadhitarp vi na5yati Il 3. Ce compte-rendu, rédigé par Heidegger à partir de son entretien de mars 1954 avec le professeur Tezuka, constitue un chapitre du livre Acheminement
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T. lki 1, c'est le vent de la silencieuse paix du ravissement resplendissant. ( ... ) Comme vous me prêtez l'oreille, où plutôt comme vous écoutez les conjectures allusives qui me viennent, il s'éveille en moi un sentiment de confiance qui m'engage à laisser là l'hésitation qui me retenait de répondre à votre question. H. Vous voulez dire la question : quel mot, en japonais, parle pour cela que, nous autres Européens, nommons « parole ». T. Ce mot, j'avais pudeur, jusqu'à cet instant, à le dire, parce que je dois donner une traduction dans laquelle notre mot, pour « parole », va avoir l'air d'une simple transcription d'images, va sembler être un idéogramme, si la référence est le champ de la représentation et ses concepts ; car c'est bien à l'aide des seuls concepts que la science européenne et sa philosophie cherchent à saisir le déploiement de la parole. H. Le mot japonais pour « parole », comment dit-il ? T. (après avoir encore hésité) Il dit: Kota ba2• H. Et cela veut dire ? T. Ba nomme les feuilles, mais aussi et en même temps les pétales. Pensez aux fleurs de cerisier et aux fleurs de prumer. H. Et que veut dire Koto ? T. Répondre à cette question, voilà qui est suprêmement difficile. Pourtant, ce qui en facilite la tentative, c'est que nous avons osé préciser et situer l 'lki : le pur ravissement de la paix du silence en son appel. Or, le souffle, le vent de cette paix qui mène à soi et approprie ce ravissement et son appel, c'est : ce qui gouverne la venue de ce ravissement.
vers la Parole, Martin Heidegger, Gallimard, Paris, 1976. Titre originel allemand: Unterwegs zur Sprache, Verlag Günther Neske, Pfullingen, Deutschland, 1959. 1. ~ 2. §~
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H. T. H. T.
H.
T.
Mais Koto nomme toujours aussi ce qui chaque fois ravit, donc le ravissement lui-même, venant rayonner, unique dans l'instant qui ne se répète jamais, avec la plénitude persuasive de la grâce. Koto serait alors l'appropriement de l'éclaircissante annonce de la grâce. Magnifiquement dit : seul le mot « grâce » peut trop facilement égarer la représentation d'aujourd'hui ... . . . en effet, la mener au loin, dans le domaine des impressions ... . .. auxquelles l'expression reste conjuguée, tant leur libération. Plus secourable me paraît-il de se tourner vers le mot grec xapiç que j'ai rencontré dans la belle citation de Sophocle, à la fin de votre conférence Poétiquement habite l'homme et que vous traduisez par Huld, l'inclination bienveillante. Dans ce mot parle davantage la venue, en un souffle, de la silencieuse paix du ravissement. En même temps, encore autre chose, qui aurait aimé être dite là, mais qui ne pouvait entrer dans cette conférence. La xap1ç est dite au même endroit : tiKtoucm, celle qui porte en avant depuis le lointain 1• Notre mot allemand dichten (dicter, dire en poème), qui vient du vieil hautallemand tihton, dit le Même. Ainsi, dans la parole de Sophocle, se fait savoir à nous que l'inclination bienveillante est elle-même poétique, qu'elle est proprement ce qui dicte, qu'elle est la ressource d'où jaillit l'annonce du désabritement de la duplication. Il me faudrait plus de temps que l'entretien n'en consent pour penser en suivant les nouvelles échappées que vous ouvrez avec cette indication. Mais une chose m'apparaît d'emblée: cette indication m'aide à vous dire encore plus distinctement ce que c'est que Koto.
l. Sophocle, (( Ajax )) 522 : xapiç xaptv yap fottv ÎJ TIICtoUCJ' ài:L (( Car la grâce est ce qui toujours engendre la grâce. »(Note de Jean Bouchart d'Orval)
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H. Cela me semble indispensable pour pouvoir, ne serait-ce qu'un tant soit peu, penser avec vous à l'unisson le mot japonais pour « parole » : Koto ba. T. Vous vous souvenez, n'est-ce pas, du moment de notre entretien où je vous ai nommé les mots japonais qui correspondent, apparemment, à la distinction de l 'aicr0Tit6v et du VOT]t6v: /ro et Kouou. Iro veut dire plus que couleur et que tout ce qui est perceptible par les sens. Kouou, l 'ouvert, le vide du ciel, veut dire plus que le suprasensible. H. En quoi consiste ce« plus», voilà ce que vous n'avez pas su dire. T. Eh bien ! maintenant je puis suivre une indication faisant signe depuis le cœur de ces deux mots. H. Vers où font-ils signe ? T. Vers là depuis où le jeu de contrepoint des deux, l'un par rapport à l'autre, vient à soi en s'appropriant. H. Et c'est? T. Koto, l'appropriement de l'éclaircissante annonce de l'inclination qui, depuis le lointain, porte en avant. H. Koto serait le mener à soi, l'approprier qui gouverne ... T. . .. précisément ce pour quoi il faut prendre en garde ce qui croît et s'épanouit en fleurs. H. Que dit alors Koto ba en tant que nom pour la parole ? T. Entendue à partir de ce mot, la parole est : pétales de fleurs issus de Koto. H. Étonnant, merveilleux mot, et de ce fait inépuisable. Il nomme autre chose que ce que nous présentent les noms entendus depuis la métaphysique : y/..ihcrcra, lingua, langue et langage. Depuis longtemps, je n'emploie plus qu'à contrecœur le mot de « langue » lorsque je pense en direction de son déploiement. L'homme rassemblé, recueilli en lui-même, devient un véritable prophète, au sens originel de npoq>Î)îTJÇ : la Parole parle et agit directement à travers lui, sans distorsion aucune. La vie s'organise harmonieusement autour d'un tel homme et dans
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une société où de tels hommes donnent le ton. L'harmonie vient d'une vie conforme à la vérité, à ce qui est. Les anciens Grecs appelaient Kocrµ6ç l'harmonie cosmique. Les anciens Égyptiens symbolisaient cette harmonie-justice par la déesse Maât. Les sages de l'Inde védique insistaient sur satyam, rtam et brhat. Le mot satyam signifie la réalité absolue, la vérité audelà de tous les contraires, y compris exister ou ne pas exister. La pensée, la parole et l'action de celui qui connaît satyam sont génératrices de rtam, c'est-à-dire la vérité actualisée en harmonie cosmique ; rtam est le bon agencement, ce qui convient, ce qui est approprié. Ce mot souligne une propreté et une droiture naturelles. Un tel homme qui connaît la vérité absolue et agit harmonieusement selon une droiture naturelle avance dans l'immensité: brhat est l'immensité. Seul l'homme qui est rempli du sentiment du sacré et le vit, celui dont la vie est marquée du sceau de satyam-rtam-brhat, est apte à créer un environnement de vie, vraiment tranquille, harmonieux et profondément joyeux pour lui-même et son environnement. ... mais leur reine se tenait au milieu d'elles cueillant de ses mains l'éclat d'une rose rouge feu. L'homme pieux L'homme fervent. C'est lui qui est vraiment pieux au sens romain de pius, « qui reconnaît et remplit ses devoirs envers les dieux, les parents et la patrie ;juste; bienveillant». L'étymologie de pius est incertaine, mais ce mot est probablement lié à la racine verbale védique pï- (ou pi-) dont le sens est « gonfler, déborder, être exubérant». Le mot pïyü~a, définitivement associé à cette racine, a une histoire intéressante. Il désigne le lait de la vache dans les sept premiers jours après qu'elle a vêlé, puis toute crème épaisse, mais aussi le nectar d'immortalité. C'est surtout ce dernier sens qui est demeuré dans la tradition indienne. D'autre part, le mot grec map 1 signifie la graisse (animale), le suc gras (d'une 1. L'accent circonflexe sur !'iota de 7ttap nous assure que cet iota est long ici, ce qui correspond bien au long ï de pï et pïyü:ja.
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plante) ou encore la crème. Le verbe mouco signifie jaillir, niôa~ est la source, etc. Il semble y avoir convergence de sens pour nous signifier qu'à l'origine pius (et donc pieux) est la qualité de l'homme fervent rempli du nectar débordant d'immortalité. Thomas lui dit : « Maître, ma bouche ne me permet pas de dire à qui tu ressembles. »Jésus lui répondit: «Je ne suis pas ton Maître, car tu t'es enivré à la source bouillonnante que j'ai moi-même mesurée. »
Évangile selon Thomas, 13 La pietas était une qualité appréciée, célébrée et même exaltée chez les anciens Romains : pietas était la qualité de celui qui faisait preuve d'affection envers ses parents, son entourage et sa patrie. Dans la Rome antique, le bon citoyen était décrit comme un homme pieux. Ce mot désignait aussi l'équité divine, la justice divine. La vie de l'ancienne Égypte tout entière, depuis le Roi jusqu'au plus humble paysan ou artisan, était fondée sur cette pietas, sur le sentiment du sacré. Or, aucune civilisation ne fut, semble+il, plus harmonieuse et ne dura plus longtemps que celle de l'Égypte ancienne. N'est-ce pas à de tels hommes pieux que devrait être confiée l'organisation de la société, eux qui sont les seuls garants d'une civilisation normale et harmonieuse? Ce sont eux qui devraient régir, gouverner, décider, juger, ou à tout le moins conseiller et être écoutés, car ils sont de véritables pontifices. Le pontifex, comme le nom l'indique, était, dans la Rome archaïque, un jeteur de pont entre l'invisible et le visible, entre les dieux et les hommes 1• L'homme impie, celui qui méconnaît la pietas, ignore la place qu'il doit occuper dans le cadre du rtam, c'est-à-dire dans
1. Jules César affirmait à qui voulait l'entendre que son premier titre, celui dont il était le plus fier, bien avant celui de consul, d'imperator ou de dictateur, était celui de pontifex maximus, pontife suprême, ou souverain pontife. Nous reviendrons plus loin sur le rôle officiel des pontifes dans la religion romaine archaïque.
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l'ordre cosmique supérieur et divin qui s' actualise sur la terre des hommes. L'homme impie est volontariste et violent, prêt à bousculer tout et tous pour arriver à ses fins étroites et déconnectées du bien de la société dans laquelle il sévit. Une civilisation qui, comme la nôtre, permet que des hommes aussi impies, ignorants et vulgaires arrivent aussi facilement à la tête de l'État ne peut que s'effondrer dans un chaos indescriptible. Numa Pompilius, deuxième roi de Rome, successeur de Romulus, était surtout reconnu pour sa pietas. Il pacifia la société romaine. Sous son excellent règne, la vie de la Cité cessa d'être régie par la seule force des armes, car ce roi mit de l'avant « le droit, la loi, les bonnes mœurs ». Numa conclut des accords avec les peuples voisins de Rome et son règne fut dès lors très pacifique. C'est également Numa Pompilius qui donna à Rome ses principales institutions religieuses qui perdurèrent mille ans. L'homme pieux écoute la voix de la vie, la voix divine et devient son porte-parole, son prophète. C'est lui le véritable héros. Car dans l 'Antiquité le héros est d'abord et avant tout un homme pieux : Achille, Ulysse et Énée, les personnages centraux de l'Iliade, de l'Odyssée et de l'Énéide, sont unanimement décrits comme des hommes pieux par Homère et Virgile. Qu'on ne vienne donc pas prétendre que l'homme pieux ne peut être un homme d'action ! Pour les Grecs, le héros (ilpcoç) était celui qui avait un rapport spécial avec le monde invisible. Dans la Grèce archaïque, le sens spirituel (ou religieux) de ce mot prévalait, mais aujourd'hui le mot« héros» a pris lui aussi une tournure de plus en plus profane et mondaine•. l. On appelle aujourd'hui héros celui qui s'est exposé à un danger pour venir en aide à autrui ou qui accomplit une action d'éclat menant à un succès : le soldat risquant sa vie sous le feu de l'ennemi pour sauver un camarade, le pompier sortant d'une maison en flammes avec un enfant dans les bras, l'astronaute, la vedette de cinéma ou le personnage d'un roman et même l'athlète· qui permet à son équipe de remporter une victoire. Nous sommes arrivés au point de déclarer « héros » les richissimes mercenaires des équipes de sport professionnel moderne. Le mot héros est lui aussi passé à la moulinette du bavardage décadent qui a tout désacralisé et a tout rabaissé au niveau simplement humain limité et mortel. Le destin de ce mot permet de mesurer la décadence d'une
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La virtus Le mot latin vir désigne l'homme (par rapport à la femme 1) en général et plus particulièrement l'homme en vue dans la Cité, l'homme illustre, le héros. Bien sûr, les mots français« viril» et « virilité » dérivent directement de vir. Le mot virtus désigne la force de caractère, le courage, la prouesse, la fermeté 2 • Le mot moderne « vertu » n'a plus grand-chose à voir avec la virtus, sauf peut-être dans certaines expressions comme la « vertu » d'une plante,« en vertu» de telle ou telle chose. Depuis quelques siècles déjà, le mot vertu se réfère plutôt à une morale bourgeoise, puritaine et sexophobe : rien à voir avec virtus, qui décrit l'âme droite, forte, pleine de mérite, fière, intrépide, héroïque. Seule la virtus peut assurer l'harmonie et l'amitié entre individus et entre les peuples. Les rapports qui ne sont pas fondés sur elle ne sont que calculs, affaires, magouilles et tricheries : tôt ou tard, la vie se charge de les exposer. Les amitiés d'affaires ou celles entre criminels ne sont jamais de véritables amitiés et risquent de se transformer en leur contraire en une fraction de seconde3 • Cicéron conclut ainsi son beau petit traité sur l'amitié: «Je vous engage donc à attribuer à la vertu (virtus), sans laquelle l'amitié ne peut exister, une valeur telle que vous pensiez qu'elle exceptée il n'est rien qui vaille l'amitié4 • » civilisation qui a oublié le sentiment du sacré et ne vit plus qu'au niveau le plus bas, le profane. l. Le mot vir diffère de homo, qui signifie l'être humain en général, mais aussi par rapport à l'enfant. 2. L'antique formule redondante vir virtute prœditus rendait bien le caractère essentiel de ce qu'était l'homme véritable pour les Anciens : littéralement « un homme portant devant soi la virtus », « un homme environné de la virtus ». 3. Les mafiosi, qui aimaient s'appeler uomini d'onore («hommes d'honneur ») et se draper à tout-va dans leur concept de « respect » ne pouvaient jamais avoir confiance les uns envers les autres. C'est d'ailleurs par la délation d' « hommes d'honneur » que, dans les années 1980 et 1990, les grandes familles new-yorkaises furent décapitées et pratiquement démantelées par les autorités. 4. Vos autem hortor ut ita virtutem locetis, sine qua amicitia esse non potest, ut, ea excepta, nihil amicitia prrestabilius putetis. (Lœlius, De Amicitia 104)
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En Inde védique, le mot vïrya désigne la vigueur, l'héroïsme la verticalité intérieure, l'énergie intérieure sans compromission. Le héros védique tire sa puissance de la Connaissance qui luit dans le silence de son écoute. Le mot vïra a le même sens que le mot latin vir : homme, brave, héros. La racine indo-européenne vï- a le sens d' « avancer de manière continue [î] en se détachant [v], en rejoignant [r] ... » 1• Dans la langue védique, la racine verbale vï- signifie « aller, approcher de, mettre en mouvement, susciter, exciter». Le vïra, le héros, est celui qui met en mouvement, qui établit, qui fonde: il est l'incarnation sans détour de la Parole. Le héros Le vrai héros, qui met en mouvement, qui fonde, est celui en qui s'est allumée la lumière de la Connaissance, la flamme de l'immortalité. L'Inde védique le connaissait comme le véritable iirya. Le mot moderne « aryen » est une déformation ayant stimulé l'imaginaire des racistes anglo-saxons et gonflé quelques poitrines germaniques ; au xx:e siècle, l'usurpation du mot iirya a mené aux dramatiques dérives que nous savons. Le mot iirata (littéralement « vous êtes allés ») est lié à la racine indo-européenne r- (avec ses divers degrés ar, iir et ra), dont le sens premier est« se mouvoir en direction de », « avancer vers, rejoindre, arriver à ». C'est cette racine qui a donné le mot iirya, dont le sens primitif est« se mouvoir pour avancer». Le véritable Aryen est celui qui avance, qui gravit la montagne ; il ne se contente pas de l'apparence, il va au fond des choses. L' Aryen est animé de l'énergie héroïque, celle-là même que prêche Kn;I).a à Arjuna dans la Bhagavad Gïtii. Dans les hymnes védiques, l'iirya est celui qui connaît et reconnaît les dieux et leur sacrifie, c'est-à-dire offre son fonctionnement individuel aux énergies impersonnelles de la vie. L' iirya est le serviteur des dieux, de la famille et de la patrie, il est l'homme pieux des premiers Romains. Le mot iirya dénote une noblesse du cœur 1. Franco Rendich, Dizionario etimologico comparato delle lingue classiche indeoeuropee, Palombi Editori, Rome, 2010.
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et n'a rien à voir avec des éléments raciaux biologiques. Notons finalement que l'Iran tire son nom moderne de Aryaman, nom de cette contrée il y a des milliers d'années, avant même la fondation de l'empire achéménide (-559 à-330) 1• En Grèce archaïque, on célébrait comme ilpmç, héros authentique, le fondateur d'une cité, grande ou petite, que ce soit en Grèce continentale, en Anatolie, en Sicile, dans le sud de l'Italie ou au bord de la Mer noire : il était un héros fondateur (ilpmç K'ttu gachati Il agnir hota kavikratu}J. satyascitrasravastama}J. 1devo devebhir a gamat Il yad aii.ga dasu!>e tvam agne bhadrarp kari!>yasi 1tavet tat satyam angira}J. Il upa tvagne divedive do!>iivastar dhiya vayam 1namo bharanta emasi Il rajantam adhvarai:iam gopam rtasya dîdivim 1vardhamanarp sve dame Il sa na}). piteva sünave'gne süpayano bhava 1sacasva na}). svastaye Il 3. Ka0' ËVa 0e6v : «un par un dieu ».
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védiques sont célébrés à tour de rôle comme étant le grand Dieu, comme l'Unique 1• Pour les poètes inspirés, les dieux étaient des énergies d'une seule et même Réalité. Agni est l'inconcevable, mais dans cet hymne il désigne plus spécifiquement la Flamme, la Lumière divine par laquelle les autres dieux peuvent agir dans l'homme. Le christianisme a usé de la même représentation : c'est l'Esprit saint descendant sous forme de flammes sur les apôtres. Le rituel catholique de la confirmation est censé faire descendre l'Esprit saint sur l'aspirant. C'est cette Flamme divine qui apparut à Hildegarde de Bingen dans ses visions mystiques. L'homme n'est pas vraiment né tant qu'il ne porte pas le Feu 2. Maitrayat)ï Saiphita
Agni est essentiellement l'élan de l'immortel dans les mortels, la Lumière éternelle dans le cœur de l'homme. Agni surgit de lui-même et révèle la vérité productrice d'ordre cosmique (rtam) ; il n'a rien à voir avec de soi-disant efforts individuels. Il est force et lumière, l'élan divin qui permet la transformation de l'homme. Cette transformation prend la forme d'une offrande joyeuse, le« sacrifice» (yajna). On représente souvent Agni par une colonne de feu sans fin : on le dit « sans pieds ni tête, cachant ses extrémités »3 • Il y a là l'image du cycle de la descente du divin dans l'humain et la montée de l'humain au divin. Agni est ici appelé le prêtre domestique (purohita), celui qui officiait aux sacrifices quotidiens (divedive). Le mot purohita est un adjectif signifiant d'abord « placé devant » : Agni est celui qui est mis de l'avant, celui qui est désigné, qui est en charge. Le brahmane
1. On retrouve aussi le kathénothéisme en Grèce archaïque, où les Hymnes orphiques célébraient chaque dieu du panthéon olympien à tour de rôle en tant que Dieu suprême et unique. 2. ajiito vai tiivat puru~o yiivadagni111 niidhatte. 3. apiidaSir~a guhamano antii (8g Veda IV, 1, li).
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placé en avant lors du sacrifice rituel du feu védique s'appelait justement purohita et ce mot est devenu le substantif désignant le prêtre domestique. Le rôle primordial de la caste sacerdotale dans toute société bien ordonnée est souligné dans le troisième verset : «C'est par Agni qu'on pourra obtenir la richesse et l'abondance quotidienne, la splendeur débordante d'énergie héroïque.» L'énergie héroïque est une caractéristique de la deuxième caste, alors que la richesse et l'abondance relèvent du domaine de la troisième. Le Maître de Galilée ne disait-il pas aussi:« Recherchez d'abord le Royaume des Cieux et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroit. »De plus,« /'abondance quotidienne» (po$am divedive) ne rappelle-t-elle pas le « donne-nous notre pain quotidien » du Notre Père de la tradition chrétienne ? Toute la liturgie, tous les rituels des traditions spirituelles et religieuses se sont toujours référés au sacrifice (yajna). Dans toutes les traditions, le rôle du prêtre est d'initier et de présenter l'offrande au nom de la communauté. Mais de quel sacrifice parle-t-on au juste ? De quelle offrande est-il question ? La langue védique nous fournit des éclaircissements sur le sens du sacrifice et ces indices valent non seulement pour l'Inde védique, mais pour toutes les antiques traditions, y compris la tradition chrétienne. La racine indo-européenne yaj- a le sens d' « avancer (y) droit devant (aj) en signe d'offrande, se diriger vers le ciel, honorer » et, par la suite, « offrir aux dieux ce qui leur est destiné » 1• Le sens le plus ancien de yaj- est donc« révérer» etc' est pourquoi yaj- se construit avec l'accusatif du nom du dieu et l' instrumental du nom de la chose consacrée, c'est-à-dire l'instrument de la vénération. Si yaj- avait d'abord signifié « sacrifier », le nom du dieu auquel on sacrifie serait au datif et la chose sacrifiée à l'accusatif. Cette racine a donné naissance au verbe védique yaj- (offrir, sacrifier) et au substantif yajna (offrande, sacrifice), 1. « Conduisez ce sacrifice qui est nôtre aux dieux » (imaf!I yajnàf!I nayata Rg Veda IV, 58, 1O.
devatii no) dit l'hymne
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mais aussi à une pléthore de mots en grec ancien, notamment les verbes a:yiJ:,ro (sanctifier, consacrer) et iiÇro (respecter, vénérer, craindre), les adjectifs a:ytoç (sacré, saint, vénéré) et àyv6ç (pur, sacré, saint) 1• Le verbe latin sacro (offrir aux dieux, consacrer), l'adjectif sacer (sacré) et le substantif sacri.ficium (sacrifice) proviennent eux aussi de la même racine. Le mot sacerdoce est littéralement « poser le sacré », « déposer le sacré ». Le mot sacer signifie d'abord et avant tout « qui est consacré à une divinité, sacré », puis« voué à un dieu». Ce dernier sens a donné lieu à un autre, péjoratif celui-là: «voué aux dieux infernaux, maudit» . ... mais il est un homme sacer celui que le peuple a jugé pour un crime ; bien qu'il ne soit pas permis par les dieux de l'immoler, celui qui le tue n'est pas coupable d'homicide d'un concitoyen2. Festus, 424, L
L'homme contre qui était prononcée la formule rituelle sacer isto («qu'il soit sacer »)voyait ses biens confisqués et attribués à un temple, n'avait plus droit de cité et était donc condamné à l'exiP ; de plus, il était exclu de tout lien avec sa famille et sa parenté. Il était véritablement hors-la-loi, n'étant plus un sujet de droit civil ni religieux. Cette forme d'exclusion radicale se retrouve dans les strates les plus archaïques des sociétés indo-européennes. Le mot sanctus (pourvu d'une« sanction», sacré, inviolable, saint, auguste) ne désignait ni « celui qui est voué aux dieux » (sacer) ni un profane. On disait sanctus celui qui était investi de la faveur divine, devenant ainsi plus élevé que les autres mortels, sorte d'intermédiaire entre les dieux et les hommes. On pouvait
1. En grec ancien, le y originel est devenu un esprit rude sur a. 2. . .. at homo sacer is est quem populus judicavit ob maleficium ; neque fas est eum immolari, sed qui occidit parricidi non damnatur. 3. Dans !'Antiquité, l'exil était presque pire que la peine capitale.
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déclarer sanctus un héros mort, un poète (vates 1), un prêtre ou un lieu qu'ils habitent. Mais revenons au sacrifice lui-même : par lui on transfère un élément du monde des humains au monde divin. L'action devient alors pure, c'est-à-dire non personnelle: elle ne lie plus une personne qui agit, cet imaginaire s'étant alors effondré. Ce monde est lié dans le lacet des actes par les actions autres que celles accomplies en offrande2. Bhagavad Gïtii III, 9
Le yajfta est d'abord et avant tout un mouvement en avant accompli en toute confiance. N'est-ce pas ce que nous faisons quand nous souhaitons présenter une offrande à quelqu'un 3? Il est aussi un sacrifice intérieur : /'offrande de ce que nous ne sommes pas à ce que nous sommes, /'offrande de /'imaginaire au réel.
C'est une ouverture, un« vaste espace» qui s'ouvre en l'homme quand jaillit la lumière spirituelle. Le sacrifice rituel matériel est accessoire et symbolique face au véritable sacrifice, fondé sur la vérité absolue et non pas un contrat passé entre l'homme et le dieu. Le sacrifice authentique n'est pas d'une action accomplie dans le but d'en tirer un quelconque profit, même si ce profit survient de toute façon. Le yajfta védique n'est pas du commerce, le sacrifiant n'est pas un homme d'affaires. Cette vision matérialiste et égotique du sacrifice est l 'antisacrifice, celui que condamnaient justement les rishis. L'idée même de profit ou de gain est la parfaite antithèse de ce qu'est le yajfta ! Ce que beaucoup appellent« prière» n'est en fait qu'une négociation en vue d'un profit; celui qui «prie» ainsi a quitté le domaine spirituel ou religieux pour descendre dans celui des affaires.
1. Ce mot désigne aussi le devin, le prophète. 2. yajfüirthiit kannano 'nyatra loko 'yam kannabandhanab. 3. Les Japonais ont conservé cette belle coutume d'offrir et accepter un cadeau ou un objet des deux mains, signe d'une attention respectueuse.
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Le sacrifice offert sans désir d'une récompense, en accord avec les rites prescrits et avec un esprit fermement convaincu que c'est son devoir d'offrir le sacrifice, cette offrande-là est pure. Ce qui est présenté en vue d'une récompense ou par ostentation, ce sacrifice-là, sache, ô meilleur des Bhiiratas 1, qu'il est teinté d'agitation. Le sacrifice quis 'écarte des rites prescrits, sans partage de nourriture, dépourvu de formules opérantes et sans dons, ce sacrifice est vide de foi, il est considéré comme ténébreux2. Bhagavad Grta XVII, 11-13
L'homme moderne, assoiffé de sécurité illusoire, plongé dans une vie intentionnelle tissée d'incessantes activités intéressées et de pensées mondaines, est parfaitement incapable de savoir ce qu'est le sacrifice au sens traditionnel. Les mots sacrifice, abandon et lâcher-prise lui font peur, car il est convaincu que pour peut-être avoir accès un jour à un quelconque état de grâce, il devra renoncer à quelque chose de réel auquel il tient. Cette crainte est sans fondement et d'ailleurs personne n'a jamais abandonné quoi que ce soit qui ait de la valeur. Nous n'abandonnons volontiers que ce que nous savons sans valeur. C'est que l'homme envisage tout dans la vie d'un point de vue personnel arriviste, préhensile et utilitaire. Il passe sa journée à trier ce qui lui est utile, inutile et nuisible. Cette inquiète petitesse débute dans la vie avec la prise de conscience «j'existe » et l' identification à l'instrument de perception. La véritable offrande se produit quand il y a clarté, quand surgit l'évidence que nous ne sommes pas concernés par les 1. Le mot Bhiïrata désigne celui qui habitait Bhiïrata qui est le nom officiel de l'Inde. 2. aphaliikiilik1?ibhiryajflo vidhidr1?to ya ijyate 1 ya1?tavyam ityeva manab samiidhiiya sa siittvikab Il abhisaqidhiiya tu phalaqi dambhiirtham api cai 'va yat 1 ijyate bharatasre1?tha taqi yajflaqi viddhi riijasam Il vidhihïnam asfi?tannaqi mantrahïnam adakl?inam 1 sraddhavirahitaqi yajnaqi tamasaqi paricak1?ate 11
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«choses», les événements et les situations. C'est tout ce monde imaginaire qui est « sacrifié ». En vérité, ce sont les choses qui nous laissent et non pas nous qui les laissons. Une personne a besoin de « volonté » et de discipline pour sacrifier ce qu'elle croit avoir encore de la valeur pour elle. Tout ce qu'on accomplit par effort et discipline ne va jamais très loin et demeure à la surface. Au contraire, ce qu'on accomplit par passion, par amour, par évidence, est très puissant. Le yajiia, c'est délaisser des objets limités, des désirs limités et des résultats limités pour un désir sans bornes, un « objet » sans bornes et un fruit inconcevable. L'homme qui ne connaît pas le yajiia manque singulièrement d'ambition, il désire beaucoup trop peu. Pourquoi réprimer un désir alors qu'il suffit de lui redonner toute son envergure originelle ? Finalement, le yajiia, le sacrifice, l'offrande, c'est passer de l'irréel au réel, comme le disent les Upanishads: «Mène-moi de l'irréel au réel, mène-moi des ténèbres à la lumière, conduis-moi de la mort à l'immortalité 1• »Un sacrifice qui n'est pas profondément joyeux n'est pas un sacrifice - ou une offrande - au sens traditionnel. Dans le sacrifice, dans le rassemblement humain du Ciel et de la Terre, là les hommes pieux se réjouissent2. /J.g Veda VII, 97, 1
Le JJ,.g Veda est fait d'hymnes composés selon un mode métaphorique, mais on trouve parfois des allusions plus directes. Ainsi, en ce qui concerne yajiia, l'hymne X, 81 lance à deux reprises svaya'fl yajasva ! « Sacrifie-toi toi-même ! » Difficile d'être plus clair. En Inde traditionnelle, le sacrifice prend aussi la forme du pral)agnihotra : l'offrande ignée du souffle vital (pral)a).
1. asato ma sad gamaya tamaso ma jyotir gamaya mrtyor mamrtarp gamaya. (Brhadâr01:zyaka Upani:;ad l, 3, 28) 2. yajfte divo Ilf$adane prthivya naro yatra devayavo madanti 1
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Bien sûr, le yajiia, tout intérieur qu'il fût en essence, était aussi un rite accompli dans l'espace-temps matériel par des brahmanes qualifiés qui, du moins dans les débuts, savaient ce qu'ils faisaient. Nous modernes n'avons pas vraiment idée de l'importance primordiale des rites dans les civilisations anciennes, qu'il s'agisse de l'Inde védique, de l'Égypte ancienne, de la Mésopotamie, de la Grèce ancienne, de la Rome archaïque et tant d'autres. Nous pensons à ces hommes del' Antiquité comme à des gens superstitieux qui ne connaissaient pas la « réalité », celle que nous dépeint la science moderne comme composée de « choses » : chaises, voitures, planètes, arbres, animaux, êtres humains, organes, tissus, cellules, atomes, etc. Notre science moderne a beau être très sophistiquée dans ses instruments, ses théories et ses modèles, elle n'a pas même égratigné la surface du Réel, tel le monolithe noir du célèbre film 2001, Odyssée de l'espace. Profondément, les ignorants vivant dans les croyances, ce ne sont pas les rishis védiques, mais bien les scientistes modernes avec leur savoir non pas faux, mais superficiel. La science profane moderne en est encore à chercher la conscience dans le « cerveau », croyant toujours qu'il s'agit d'un effet secondaire de l'activité biochimique des neurones et tentant encore et encore d'expliquer le plus par le moins, ou le rêveur par le personnage du rêve ... L'offrande est Brahman (l 'Inconcevable, /'Absolu), l'oblation est Brahman, le feu est Brahman et c'est par Brahman qu'elle est offerte; il ne peut qu'aller à Brahman celui qui en agissant se fixe sur Brahman 1• Bhagavad Gïttï IV, 24
1. brahmarpai:iarp brahma havirbrahmiignau brahmai:ili hutam brahmaiva tena gantavyarp brahmakarmasamiidhinli Il
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La vérité productrice d'ordre cosmique
Selon la tradition aryenne, le rite de fondation d'une cité était capital pour son destin. L' Antiquité abondait certes en superstitions et croyances naïves, mais cela est le fait de la décadence progressive des civilisations traditionnelles. La plus grande pureté se trouvait à l'origine de ces civilisations, il y a des milliers d'années. Le rite bien accompli était garant du maintien de l'ordre (rtam). Revenons un peu sur ce mot clé que nous avons déjà rencontré plus haut. Il se réfère au participe passé rta du verbe r- signifiant « aller, se mouvoir, tendre vers, aller à la rencontre de ». Il y a donc ici un élément dynamique : rtam désigne la manière d'être, de bouger, d'être en relation. La fréquentation des hymnes védiques ne laisse aucun doute : il s'agit de la manière d'être harmonieuse et naturelle, étant fondée sur la pure réalité, sur ce qui est, sur la vérité absolue (appelée satyam par les rishis védiques): rtam est ce qui doit être, l'harmonie cosmique, ce qui est bien agencé. Tel est donc rtam : le déploiement de la vérité divine productrice d'ordre cosmique. C'est licence poétique que parler parfois de« volonté divine»: il n'y a pas de « volonté » divine, mais uniquement la vérité absolue en déploiement. Le rtam est décrit par un florilège de mots montrant qu'il est quelque chose qui se déroule dans le temps, dans une continuité : dhiira (le flot), prasiti (le filet), tantu (le tissage), cakra (la roue). Il s'agit donc bien de la vérité absolue et intemporelle dans son actualisation temporelle, vérité qui ne peut qu'être fidèle au cœur même de l'existence et à ses rythmes. Sur le plan des rites, rtam a le sens d'action consacrée, pieuse. On peut aussi dire que rtam est l'ordre cosmique qui s'actualise dans l'action bien menée, l'action juste. Plus tard, Patafijali emploiera rtam dans le même sens dans son Yogasütra : « La sagesse est alors porteuse de vérité» (rtaf!lbharii tatra prajnii 1). 1. Yogasütra J, 48. Le commentaire de Vyiisa confirme cette compréhension de rtam en l'appuyant sur la notion de satyam.
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La racine indo-européenne de ce mot a porté une abondance de fruits savoureux. Le mot rtu, lui aussi très fréquent dans le /J.g Veda, désigne davantage le pouvoir de produire ou la puissance permettant de bien agencer et, par extension, l'ordre qui en résulte. Le suffixe -tu indique en effet une efficacité directionnelle, une puissance en mouvement. On pourrait dire que rtu est la puissance faisant converger les actes bien agencés. Le sens d'agencement ou d'organisation, bref de bon ordre, est également suggéré dans le mot latin artus, qui signifie« articulation», tout comme le mot grec èip0pov 1• L'agencement se fait justement par des articulations. Les visionnaires védiques considéraient les articulations entre le jour et la nuit comme particulièrement propices, au point d'en faire les moments privilégiés pour l' agnihotra, la cérémonie quotidienne du feu ; nous venons de voir qu' Agni est dit rtvij, celui qui sacrifie selon le rtam. En sanskrit védique et classique, rtu est d'abord le temps juste, le moment approprié ; plus tard il désignera la saison, la période de l'année. Mais nous le retrouvons aussi en latin dans le mot ritus : le rite, le rituel. Dans toutes les sociétés traditionnelles, le rituel redisait et refaisait pour les hommes la vérité génératrice d'ordre cosmique. Finalement, le mot latin ars (génitif artis) se réfère probablement à la même racine et signifie savoir-faire, talent, art. ; au pluriel (artes) il désigne les bonnes qualités, les vertus, les bons principes d'action. Dans nos sociétés modernes, les rites, quand ils existent encore, sont la plupart du temps accomplis de façon mécanique par des ignares plus ou moins avancés et ils ont donc été vidés de leur puissance. Quand il entend parler de rite ou de rituel, l'homme moderne sourit en pensant soit à une superstition dépassée, soit à une sympathique coutume folklorique. À la rigueur, on admet encore un sens symbolique, mais on ne reconnaît plus de l. En sanskrit et dans ses langues sœurs indo-européennes, dont le grec, ar est considéré comme le degré intensifié de la voyelle r: c'est ce qui explique la parenté entre les mots latins artus et ritus, le mot grec ap0pov et le mot védique rtu.
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valeur efficiente au rite, car il a été dépouillé de sa verticalité essentielle. Chez les Anciens, accompli consciemment par une personne qualifiée, en conformité avec la tradition et dans les circonstances propices, le rite efficient relâchait des énergies très réelles. C'est dans cette perspective que devait être consacré un temple ou intronisé un roi 1• On considérait comme sacri/egium le rite déviant, incomplet ou inexact : le rite avorté pouvait désagréger les puissances divines attachées à la cité, au temple, au roi, à la loi, etc. Pour les Anciens, le rite mal exécuté pouvait entrouvrir les portes du chaos. Les rites ouvrent des canaux par lesquels nous pouvons accéder aux voies du Ciel et agir comme le requièrent les sentiments des hommes. C'est à partir de cette vérité que les sages savaient que les règles des cérémonies ne sauraient être ignorées et que la ruine des états, la destruction des familles et le dépérissement des individus sont toujours précédés de la non-observance des rites. Le Livre des rites (Liji lfrtiê) VII, 4, 6 Les rites demeurèrent vivants et puissants tant qu'ils furent exécutés par des initiés sachant que le monde lui-même est un vaste symbole de /'invisible et impensable Réalité. L'existence dans sa totalité est un rituel qui célèbre et manifeste l'invisible et impensable Réalité par le visible et le pensable. C'est ce que le sage Amenhotep2 a immortalisé dans sa conception magistrale du temple de Louxor au x1ve siècle avant notre ère. Malgré les apparences, le rite n'est pas le résultat d'une décision, il est simplement la forme que doit observer le comportement humain pour que les choses nécessaires à la 1. On pense notamment au rituel de la tète de Sed en Égypte ancienne, rituel qui était censé renouveler et réaffirmer la puissance divine du Roi. 2. Amenhotep, fils de Hapou, initié, prophète, scribe royal, grand vizir sous Amenhotep III (-1411 à -1352) et concepteur du temple de Louxor, des colosses de Memnon et bien d'autres monuments exceptionnels. Hapou signifie le Nil, mais aussi le Ciel : Amenhotep, fils du Ciel.
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vie de l'homme s'accomplissent dans l'ordre. (. ..)La décision consiste simplement à choisir de demeurer en phase avec les lois qui président au fonctionnement de toutes choses au monde. En tant que Fils du Ciel, /'Empereur est le premier à sentir cela et à savoir qu'il y a lieu de se conformer à cela. Les rites impériaux sont /'expression même de la conformité de /'existence humaine, de la société humaine, avec /'ensemble de la nature. (. ..)D'où proviennent les rites ? La réponse est que les hommes naissent avec des désirs. Ces désirs étant insatisfaits, il ne peut pas ne pas y avoir d'exigences. Ces exigences étant sans retenue, sans mesure, sans partage et sans limites, il ne peut pas ne pas y avoir de conflits. Or, les conflits engendrent le désordre et celui-ci, la misère 1• Accomplir les rites procède donc d'une volonté de vivre en conformité avec /'ensemble de la nature, dont les humains sont une partie. C'est pour cela que /'Empereur est appelé Fils du Ciel. Il se comporte envers le Ciel, c'est-à-dire envers la Nature, comme un fils envers son père, afin que l'ordre puisse régner. On ne peut donc dire ni que les rites sont purement issus d'une volonté humaine, fût-elle impériale, ni qu'ils constituent un élément naturel parmi les autres. Ils sont simplement la traduction humaine de la conformation naturelle des choses 2• Itinéraire d'un lettré chinois
Ignorant cette vérité essentielle, ayant échappé au sentiment du sacré, la plupart des hommes ne savent pas bien exécuter le rituel qu'est l'existence. L'homme non initié à la vérité absolue ressemble à un insensé portant dans un tonneau percé de l'eau qu'il prétend puiser à l'aide d'un crible également percé3• L'homme identifié à l'image de son corps, à sa personnalité, l'homme qui se prend pour un simple mortel est incapable l. Xunzi (711Jr), me siècle avant notre ère. 2. Ivan P. Kamenarovié, Itinéraire d'un lettré chinois, Les Belles Lettres, Paris, 2008, page 164. 3. C'est l'image que donnait Olympiodore en Grèce ancienne.
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d'accomplir les rites, car il croit fermement que le monde des apparences est le vrai monde, il le prend pour le monde réel. Il voit des causes et des effets sur le plan physique, alors que l'initié, que ce soit en Égypte ancienne, dans l'Inde védique, dans la Grèce archaïque ou dans le monde moderne, sait que dans cet univers « physique » il n'y a que des effets, il sait que le monde physique n'est que la vitrine d'une Boutique sans bornes. Le rite accompli en résonance avec la vérité est efficient parce qu'il agit sur les vraies causes de ce qui arrive dans le monde des apparences. C'est à cela que tient l'importance primordiale des rites authentiques. Tels étaient les rites védiques, particulièrement celui du feu. Par cette [syllabe] tant celui qui sait ainsi que celui qui ne sait pas accomplissent les rites. Cependant la science et /'ignorance diffèrent et seul ce qui est accompli avec science, confiance et lucidité est vraiment efficace 1• Chiïndogya Upani$ad l, 1, 10
La première ligne du f!.g Veda décrit Agni comme étant rtvij2 (en fait rtu-ij), celui qui sacrifie (ij- est la forme faible de la racine yaj-) au moment opportun (rtu) et conformément à la vérité (rtam). Mais on peut aussi y voir une autre étymologie: rt (mot archaïque devenu plus tard rtam : la vérité, le bon agencement) et vij-, se mouvoir nerveusement, se hâter, être vigoureux (latin vigor). Selon cette seconde étymologie, le rtvij serait alors celui qui est exalté par la vérité. Agni est aussi appelé hotr (dont la racine est hotar3). Le sens généralement admis est « celui qui offre l'oblation », mais les lettres h et u, qui constituent ensemble l'une des deux racines 1. Tenobhau kuruto yascaitad evalTI veda yas ca na veda. Niinii tu vidyii ciividyii ca ; yad eva vidyayii karoti sraddhayopani~adii, tad eva vïryavattaram bhavatïiti. 2. Dans l'hymne cité, le mot est à l'accusatif: rtvijam. 3. La racine du mot est hotar, dont le nominatif est hotr; dans l'hymne cité, le mot est à l'accusatif hotaram.
llO
verbales dont hotr est issu (hu-), portent le sens de « se déplacer avec force ». L'autre racine, hü-, a le sens d'appeler, invoquer. Le hotr serait donc l'invocateur. Finalement, le poète dit d' Agni qu'il est ratnadhâtamam, c'est-à-dire celui qui confère la plus grande richesse. Le mot ratnam désigne le joyau, le trésor, ce qu'il y a de plus précieux. Quel serait le bien le plus précieux pour l'homme sinon la joie suprême et la paix parfaite que procure la connaissance claire de son immortalité ? N'est-ce pas la joie qui ne dépend pas des circonstances, du temps ou de quoi que ce soit, donc une joie qui ne disparaît pas? C'est le Feu divin qui permet la vision totale, l' enstase parfaite s'ouvrant sur notre immortalité, ou plutôt sur notre intemporalité. Pendant des millénaires les sociétés traditionnelles ont vécu sous l'égide de veilleurs, ces gardiens de la Tradition, les garants du bon ordre cosmique dans la société : prêtres et prophètes égyptiens, brahmanes védiques, mages mésopotamiens, flamines dans la Rome archaïque, tous héritiers de la classe sacerdotale, dépositaires de la gnose ou des sciences rituelles, souvent des deux. Aux quatre extrémités du monde indo-européen, du golfe du Bengale à l'Atlantique et de la mer du Nord à l'Océan indien, on retrouvait de puissants collèges de prêtres dépositaires des traditions sacrées. Mais en son centre, notamment dans le monde grec, les traditions indo-européennes (langue, institutions, culture, rites, etc.) subirent une forte influence du monde pélasgien. Cela se constate tout particulièrement dans le vocabulaire et l'organisation sociale ; ainsi, en Grèce ancienne, on chercherait en vain un collège de prêtres. Le prêtre catholique aurait pu lui aussi être un tel veilleur, un gardien de la grande Tradition universelle, et sans doute le fut-il jusqu'à un certain point pendant un certain temps. Bien comprise et purgée des éléments qui l'ont dénaturée, la messe est un très beau rituel d'offrande. Mais on peut dire qu'en 2 000 ans les êtres vraiment éveillés ne se sont pas bousculés dans le portique ou la sacristie des églises.
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Père, si tu veux, éloigne cette coupe de moi ; cependant que ça ne soit pas ma volonté, mais la tienne quis 'accomplisse 1•
Évangile selon Luc, XXII, 42 Dans toute société normale, c'est la caste sacerdotale qui a toujours porté l'autorité profonde. Dans toute société bien agencée (rtam), c'est d'elle que le pouvoir temporel tirait sa légitimité. Si le pouvoir temporel se doit d'être bien visible et agissant, l'autorité spirituelle, elle, tout en fondant et légitimant ce pouvoir temporel, demeure discrète, en retrait du monde de l'action. La seule autorité bien fondée vient d'en haut. Tout pouvoir temporel qui viendrait d'en bas, c'est-à-dire qui reposerait sur la force des armes, sur le pouvoir de l'argent ou sur la démagogie exercée sur des masses toujours manipulables ne peut que perpétuer et même accroître le désordre dans la société et dans le monde. N'est-ce pas là justement le lot de notre époque ? Pouvoir temporel En/il a établi sa demeure dans le sanctuaire sublime, montagne de fertilité. Les lois divines, comme le Ciel, ne peuvent être renversées. Les rites sacrés, comme la Terre, ne peuvent être ébranlés. C'est En/il qui a placé la couronne sacrée sur la tête du Roi.
Texte sumérien, ive millénaire avant notre ère Un seul en vaut dix mille pour moi, s'il est le meilleur-. Il conviendrait tout à fait que les juges de la multitude soient les hommes épris de sagesse3.
Héraclite
l. Tian:p, Ei j3m)ÀE1 napéveyice -rofrto 0ÉÂ.1]µU µou à'J.J..à 1:0 ç Kai ÙEtKÉa épya q>aivi:tm, OUÔÉ tiç fon xapiç µEt6mcr0' ÈUEpyÉcov. 3. ooç tÉ teu ij ~amÀijoç àµuµovoç, oç te 0eouôt)ç àvôpamv ÉV nolloim Kai iqi0iµmmv àvacrcrcov ruôtKiaç àvéxnm, q>Épnm ÔÈ yaia µÉÀatva 1tUpoùç Kai Kpt0povricriç des anciens Grecs). Le mot prudentia est
détenaient un pouvoir énorme : qu'on pense à la famille Médicis qui, dès le xve siècle jouit d'une influence énorme non seulement à Florence, mais dans les affaires de toute l'Europe, prêtant aux souverains, mariant ses filles à des rois de France, faisant élire ses membres à la papauté, encourageant les arts de la Renaissance. 1. Parantapa est un autre nom pour Arjuna et signifie « destructeur des ennemis». 2. evaQ1 paramparâpriiptam imam râja~ayo vidul} 1 sa kaleneha mahatii yogo na~tal.i parantapa Il
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en fait une sorte d'abréviation du mot providentia, qui laisse voir encore mieux son origine dans le verbe pro-video : voir en avant. Chez lesAnciens,providentia était une qualité divine qu'on attribuait principlament à la divinité. Les anciens Grecs la personnifiaient sous les traits de la nymphe Ilp6vota; la np6voia est aussi une qualité personnifiée par la déesse Athéna : prescience, prévision, pressentiment, prévoyance, providence. La tradition chrétienne a plus tard repris le mot à son compte : la divine Providence. Humilité, modestie, modération Une autre qualité du souverain apte à régner et gouverner se disait verecundia : réserve, retenue, modestie, pudeur, discrétion. Dans une société« bien agencée »(toujours rtam .. . ), régner et gouverner ne sont pas des activités personnelles. Seul celui qui a compris cela et le vit peut vraiment faire montre de modestie et de retenue. Qu'on compare cette modestie naturelle avec celle toute feinte et fausse de nos dirigeants modernes 1••• Le mot verecundia se réfère au verbe vereor qui signifie d'abord« avoir une crainte respectueuse pour, révérer, respecter » ; c'est par extension qu'il signifie ensuite « craindre ». Pour les Anciens, la réserve, la retenue, la modestie et la pudeur découlaient de cette « crainte » respectueuse envers les dieux, ces forces qui dépassent l'homme individuel. Cela s'appelle aussi le sentiment du sacré. C'est en ce sens qu'on a pu dire que l'homme n'est jamais si grand qu'à genoux. Nous avons parlé de réserve, de retenue, de discrétion, de pudeur et non d'humilité. Les anciens Romains considéraient humilitas comme l'antithèse de la dignité et de la force tranquille ; en fait, humilitas était pour eux à l'opposé de toute virtus : bassesse, abaissement, abattement, abjection, caractère rampant. Cicéron rapporte une phrase de Rutilius : « Voilà ce l. Quand on voit le genre de dirigeants que les plus puissantes nations installent à leur tête, on comprend la déchéance de cette civilisation et l'abîme dans lequel elle en train de tomber.
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qui excitait la réprobation de Rutilius et il ajoutait qu'à une telle abjection (humilitati), ou l'exil ou la mort eussent été préférables1. »En aucun temps un vrai Romain n'aurait fait del' humilitas une vertu ! C'est le misérabilisme judéo-chrétien qui a fini par en faire une vertu. Or, l'enseignement du Christ était proprement aryen au même sens que celui qui est celé dans les hymnes védiques, exposé ouvertement dans l'enseignement de Kr~i:ia dans la Bhagavad Gftii, celui transmis par le Bouddha dans les nobles vérités (iiryasatyiini), l'enseignement qu'on retrouve chez ce génie absolu que fut Abhinavagupta et chez les autres grands maîtres du shivaïsme du Cachemire, les enseignements soufis d'Ibn 'Arabi, ceux de Maître Eckhart lorsqu'il parle de l'homme noble, tous ceux qui ont pu formuler clairement un enseignement traditionnel. L'enseignement du Christ était marqué d'une verticalité sans compromis, d'une noblesse du cœur et d'une véritable aristocratie de l'âme. Par contre, modestia dénotait à Rome la mesure, la modération, le respect, la discrétion, le sens de l'honneur, la dignité. Le mot modestus est associé à modus, qui est« la mesure imposée aux choses, une mesure dont on est maître ». La racine indo-européenne de modus est *med- : « prendre avec autorité les mesures appropriées à une situation actuelle, ramener à la norme (rtam) par un moyen consacré ». La véritable modestie se réfère donc à une norme-réalité impersonnelle. Pour les Anciens, cette question de la « mesure » (modus) était capitale. Les Romains voyaient la modération (moderatio) comme une qualité importante de tout homme public. La modération caractérise l'homme juste, celui qui agit en conformité avec le rtam, celui dont le comportement est mesuré : sa pensée, sa parole et son action sont adaptées et en harmonie avec la vie : avec son propre corps, ses qualités individuelles propres, avec les êtres de son entourage, avec les animaux, les plantes, la terre, l'eau, l'air, les éléments, l'univers entier. Modération ne signifie 1. Hœc Rutilius valde vituperabat et huic humi/itati dicebat vel exi/lium faisse vel mortem anteponendam. Cicéron, De Oratore 1, 228.
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pas se tenir dans un imbécile «juste milieu » qui divise toujours tout en deux parts égales, mais plutôt la capacité de mesurer, non aveuglément en fonction d'un seul individu ou d'un des innombrables groupes de pression (lobby) qui corrompent nos démocraties modernes, mais en fonction du bien commun. Voilà pourquoi on ne peut attendre une telle modération chez les carriéristes politiques modernes, qui n'ont proprement en vue que leur réélection et leurs intérêts personnels. L'homme insensible et ignorant du rtam ne peut qu'agir de façon démesurée pour lui-même, pour les autres, pour la nature et pour l'univers entier. Ce que les anciens Grecs redoutaient par-dessus tout, c'était üBptç : la démesure, l'orgueil, l'insolence ; l'outrage ; la violence injuste ; le dégât. L'homme qui vit dans cette démesure (Hésiode l'appelait justement üBpiç àvi)p : l'homme de la démesure, l'homme violent) voit tôt ou tard sa propre action se retourner contre lui: c'est son destin (µoîpa, µ6poç), son karma. Il convient d'éteindre la démesure (üBp1ç) plus quel 'incendie 1• Héraclite
Dans les tragédies grecques, les dieux ont tout leur temps pour envoyer leur rétribution aux violateurs de l'ordre. « Le caractère habituel de l'homme est son destin», disait Héraclite : ~0oç àv0promp ôaiµcov. Le mot ôa(µwv signifie la divinité (dieu, déesse), mais aussi le destin : c'est le sens véritable du mot «démon». L'homme inconscient blâme les dieux, le destin, les autres hommes, les circonstances, n'importe quoi pour ne pas se regarder et voir qu'il construit lui-même sa propre prison et se prend dans ses propres fers. La démesure (üBpiç) porte l'homme qui la nourrit à construire son propre malheur et à se détruire luimême. Au tout début de l'Odyssée, Zeus s'adresse ainsi à l'assemblée des dieux: Ah ! misère ! Voyez combien maintenant les mortels accusent les dieux : c'est de nous, prétendent-ils, que viennent leurs 1. uBptv XPÎJ crBEWi>vcn µiillov il 7rupKuïftv.
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maux, alors que c'est par leurs propres sottises qu'ils ajoutent des douleurs à leur destin 1 ! Odyssée I, 32-34
L'aveugle démesure entraîne maladies, infortune, conflits incessants, guerres, cataclysmes et malheurs de toutes sortes qui affectent les individus et les peuples. L'humanité en redemande encore et encore. (À ces mots César répondit en ces termes) : Car les dieux immortels, pour faire sentir plus durement les revers de la fortune aux hommes dont ils veulent punir les crimes, ont coutume de leur accorder des moments de chance et un certain délai d'impunite'2. Jules César, Guerre des Gaules I, 14
L'homme juste : le ius ... maintenant les fils des Achéens le portent à la main [le sceptre], les juges qui au nom de Dieu maintiennent fidèlement les /ois 3. Iliade 1, 237-39 Puisse le destin m'accorder la sainte pureté dans toutes mes paroles et tous mes actes, dont les lois qui leur commandent reposent dans les hauteurs ; elles sont nées dans le céleste éther et /'Olympe est leur seul père. Aucun être mortel ne leur donna le jour et 1. & 7t67tot, ofov ôt'( vu 0eoùç ~potoi ait16covtm : éÇ t'(µtcov yap v PouA.eucréµev liAA.o. • «WÇ Évfjç. 2. OÙÔÉ tl UE XPÎJ ôetôiµev· ijô11 yap rot à7tci:iµocra Kaprepov ôpKov.
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dieux irrités qu'ils auront à combattre'.» Aujourd'hui, le parjure est devenu une affaire banale pour celui qui calcule qu'il ne sera pas sanctionné par la justice humaine. On ne peut séparer l'histoire d'une langue de celle de ses locuteurs. Antoine Meillet écrivait : « On ne peut comprendre l'évolution d'une langue qu'en tenant compte des situations historiques et des conditions sociales où cette langue s'est développée. 2 » Michel Bréal de son côté avait déjà écrit : « Le langage n'a pas son principe de développement en lui-même. Les changements qui s'y produisent sont commandés en grande partie par des faits qui lui sont extérieurs. » Remonter l'histoire des mots, c'est remonter l'histoire de la civilisation à laquelle ils se rattachent. Poursuivons donc encore un peu dans la voie indiquée par ces linguistes lumineux. La prestation d'un serment ou la conclusion d'un pacte s'accompagnait d'un rite : la libation. Faire libation pour les Grecs, c'était cr7tÉVÔco. La cr7tovôiJ est la libation elle-même, mais désigne aussi le traité, l'engagement comme tel. Chez les Romains, le verbe spondeo signifiait promettre solennellement (selon les rites prescrits), s'engager solennellement. Cet engagement pouvait être pris lors d'un traité international, un contrat privé, un prêt ou encore un mariage. La formule de demande en mariage au père de la fille était : sponden 3 ergo tuam gnatam mihi uxorem dari (t'engages-tu à me donner ta fille pour épouse)? Ce à quoi le père répondait: spondeo Ge m'y engage). Bien sûr, sponsus et sponsa étaient l'époux et l'épouse, d'où les mots français époux et épouse, le mot anglais spouse, etc. Tout engagement solennel 1. Q. Fabium consulem dicere, se ex Aequis pacem Romam tulisse, ab Roma Aequis bellum adferre eadem dextera armata, quam pacatam illis antea dederat. Quorum id perfidia et periurio fiat, deos nunc testes esse, mox fore ultores. Se tamen, utcumque sit, etiam nunc paenitere sua sponte Aequos quam pati hostilia malle. Si paeniteat, tutum receptum ad expertam clementiam fore; sin periurio gaudeant, dis magis iratis quam hostibus gesturos bellum. TiteLive, Histoire Romaine (Ab Urbe condita) III, 2, 3-5. 2. Antoine Meillet, Aperçu d'une histoire de la langue grecque, Hachette, Paris, 1920, avant-propos de la première édition. 3. Abréviation pour spondesne.
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était donc accompagné d'une libation et cette libation était offerte aux dieux qu'on prenait à témoin. Répondre était respondere (respondere) : s'engager en retour; une réponse était un engagement solennel, une garantie de vérité en présence des dieux. Dans les temps les plus reculés, l'idée même d'un dialogue avec réponses de part et d'autre s'inscrivait dans un cadre sacré qui engageait les interlocuteurs à la vérité. Quant au mot français libation luimême, il procède du verbe grec Af:i~co, qui signifie précisément verser goutte à goutte et non répandre à flots (x:éco ) 1, car les premières gouttes d'une libation étaient toujours pour les dieux. Le ius était donc bien plus profond et établi sur une base bien plus solide que ce que notre civilisation profane appelle le « droit » : bien avant de devenir le code humain, moral, « légal » et écrit qu'il est devenu aujourd'hui, c'était un concept sacré. Le ius fut d'abord une notion spirituelle, ou religieuse, placée sous la garantie de lafides, elle-même sous la protection du grand dieu souverain, qu'on appelait Jupiter à Rome, Varuoa en Inde védique. Ainsi donc, en paix comme en guerre, les bonnes mœurs étaient en honneur : la plus grande concorde, la plus faible avidité ; chez eux (les anciens Romains), le droit et le bien régnaient moins en vertu des lois que par une impulsion naturelle. Les disputes, les désaccords, les compétitions étaient pour les ennemis du pays ; entre eux les citoyens luttaient de vertu. Magnifiques dans le culte des dieux, économes dans la vie privée, ils étaient fidèles envers leurs amis 2. Salluste, Conjuration de Catilina, IX, 1-2
1. Ce sens se retrouve dans le verbe latin libo : enlever une parcelle d'un objet ; goûter à quelque chose, manger ou boire un peu ; effleurer ; répandre en l'honneur d'un dieu; consacrer. 2. Igitur domi militia:que boni mores colebantur; concordia maxuma, minuma avaritia erat; ius bonumque apud eos non legibus magis quam natura valebat. Iurgia discordias simultates cum hostibus exercebant, cives cum civibus de virtute certabant. In suppliciis deorum magnifici, domi parci, in amicos fideles erant.
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Le ius et la iustitia n'ont cessé de décliner à travers l'histoire pour aboutir, dans les temps modernes et particulièrement en Extrême-Occident, à des considérations morales bourgeoises et des textes tatillons devenus la chasse gardée et le monopole de légions d'avocats et de magistrats grassement payés. L'effritement du pressentiment du sacré dans notre civilisation a directement mené à la multiplication des lois et au lourdissime appareil pour les faire respecter. Recherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît 1• Évangile selon Matthieu VI, 32-33 Car toutes les lois humaines sont nourries par une seule loi, la divine, qui règne à sa guise, commande à toutes et leur survit2. Héraclite
Ce n'est que graduellement qu'à Rome et ailleurs on en est venu à des lois écrites 3• L'origine spirituelle et le caractère oral de ce que nous appelons le droit et la justice dans les civilisations d'ascendance indo-européenne se laissent voir en toute clarté. Bien avant de prendre son sens moderne profane, ius était un accord avec la vérité absolue (le satyam védique) et le juge, avant de devenir le fonctionnaire profane et souvent moralisateur que nous connaissons aujourd'hui, fut le iudex (iu-dex), celui qui dit la rectitude, celui qui montre avec autorité ce qui doit être (le rtam de la tradition védique). En principe, dans toute société traditionnelle, ce iudex devait être d'abord et avant tout le roi. Chez les Romains, ce fut plus tard le consul et son délégué, le juge. 1. ZT)tEitE ÔÈ xp&tov ritv ~acrtM:iav tou 0eou Kai ritv ÔlKmom'>VT)V aùtou, Kai tauta xavta xpocrte0T]cretm ùµîv. 2. tpéqmvtm yàp 7tclvtEÇ oi av0pc07tE\Ol v6µm Ù7to tvoç tOU 0eiou· KpatEÎ yàp tOO"oUtOV OKOO"OV é0ilet Kai éÇUJ>XEÎ xam Kai 7tEptyiVEtU\. 3. Le plus ancien témoignage que nous avons encore aujourd'hui est le fameux Code d'Hammurabi (Babylone, circa - 1750), dont les dix commandements bibliques se sont en partie inspirés.
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Le juge est l'arbitre d'un litige. Or, arbitrari c'est « être témoin». Comment le juge peut-il être à la fois juge et témoin? Il est témoin du ius, c'est-à-dire des formules traduisant la norme, ce qui doit être, en conformité avec les dieux : il peut donc tracer et énoncer les limites de chacun dans un monde mortel. Dans un monde où la résonance avec la volonté des dieux est devenue exceptionnelle, le ius doit être énoncé avec précision. Il en découle iudicare, iudicium, iurisdictio, etc. Si chez les Romains ius est bel et bien le droit humain, bien qu'éclairé par le divin, en revanche le vieux mot neutre fiis désigne clairement la volonté des dieux, le droit divin, la justice divine, la parole divine 1• Ce mot fiis est à rapprocher du verbe déponent for (infinitif fiirï, parfait fiitus sum) : parler, dire 2 • Le mot neutre fiitum est le destin. Cette famille de mots a pour correspondant grec le verbe cpriµi (je dis) et autres mots apparentés : cpacnç (parole, déclaration), q>Clt6Ç (qu'on peut dire), cpattç (bruit, rumeur), cpftµri (ce qui est montré, divulgué, révélé par la parole, particulièrement présage des dieux; par extension : la renommée). Chez Homère, 0focpatov est la volonté divine, souvent au sens de destin pour l'homme. Le sens premier de cpriµi est« rendre visible, manifester » et il est lié à la vieille racine de la langue védique bhas- : briller, apparaître. Légiférer et rendre la justice, c'est parler, « dire ce qui est juste » (iudex), faire apparaître et laisser briller parmi les hommes le rtam (l'ordre cosmique, la « volonté divine » ). Plusieurs passages de l'lliade et de l' O~ssée soulignent le caractère impersonnel de cette famille de mots et son caractère divin. Le fiis est « ce qui est voulu par les dieux » : c'est le droit divin. À Rome, les jours fastes ([asti dies) étaient ceux où on pouvait rendre la justice, faire des affaires, prendre des votes, le
l. Ainsi, Cicéron marque bien la différence entre les deux en spécifiant à son ami Atticus ius ac /as omne delere, « détruire toute loi humaine et divine » (Lettres à Atticus l, 16, 6). 2. Les Romains appelaient in/ans l'enfant en bas âge qui ne parle pas encore, d'où les mots français enfant, enfance, etc.
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Sénat pouvait délibérer ; les jours néfastes (nefosti dies) étaient non favorables pour ces activités. Ce qui est nefos est ce qui est contraire à la volonté divine et aux lois religieuses. Quoi qu'on ait souvent dit, fiis n'est pas un droit divin superposé au droit humain ius : fiis est proprement l'assise mystique, dans le monde invisible, sans laquelle toutes les conduites commandées ou autorisées par le ius, et plus généralement toutes les conduites humaines, sont incertaines, périlleuses, voire fatales. Le fiis n'est pas susceptible d'analyse, de casuistique, comme le ius: il ne se détaille pas plus que son nom se décline ; sous les iüra 1 variés, il est le même et son essence se confond avec son existence : « fiis est, fiis non est ». Un temps, un lieu sont dits fiisti ou nefiisti suivant qu'ils donnent ou ne donnent pas à l'action humaine cette nécessaire assise2. Georges Dumézil, Idées Romaines
Sanctionner (sancire) une loi, c'était la rendre inviolable en la mettant sous la protection des dieux. Aujourd'hui, cet acte à l'origine sacré n'est plus qu'un événement désespérément profane accompagné d'interminables débats et de calculs fondés sur intérêts particuliers, de tractations politiques aux antipodes du sacré. De plus, les agités et les malheureux qui se prêtent à ces contrefaçons le font dans des endroits généralement peu auspicieux et à des moments souvent néfastes. Dans ces lieux lourds, écrasants et de mauvais augure, il ne se trouve plus personne pour consulter et tenir compte des énergies invisibles. On constate tous les jours dans les actualités les conséquences de cette profanation.
1. Pour les non latinistes,jüra est le pluriel de jus. 2. Georges Dumézil, Idées Romaines, Gallimard, Paris, 1969, p. 61.
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Activité, travail et loisir Dans toute civilisation normale fondée sur la vérité génératrice d'ordre cosmique (rtam), l'activité devrait jaillir spontanément du sacré et y ramener. Certains êtres, de par leur nature particulière, ont pour rôle d'être les gardiens vigilants du sacré et de la Tradition, d'autres de gouverner, arbitrer et rendre la justice, mais beaucoup plus nombreux sont ceux qui ont pour rôle d'assurer la prospérité économique de la société. Tout comme les divers organes dans un corps sain, lorsque chacun joue son rôle en étant libre d'intérêts égoïstes et sans empiéter sur un autre, c'est toute la société qui fonctionne en harmonie et permet à chacun de s'épanouir. Comment pourrait-on séparer le fonctionnement global d'une société et le bien-être de ses membres? Un socialisme qui opprimerait outrageusement l'individu n'a aucun sens et ne peut que mener à de nouvelles révolutions. Si en théorie l'Union soviétique communiste n'était pas une mauvaise idée, la tyrannie bolchévique qui la contrôlait, elle, a opprimé les peuples pendant soixante-dix ans et c'est avec un immense soupir de soulagement qu'ils applaudirent sa disparition 1• Les sociétés capitalistes occidentales ont enchaîné les hommes de façon moins directe et brutale, mais plus pernicieuse. Toute société qui ne fournit pas à l'homme le cadre nécessaire pour réaliser ce pour quoi il est incarné et même ne l'encourage pas en ce sens est perverse. Le bien le plus précieux sur terre est le temps que l'homme a pour lui-même pour réfléchir sur l'existence, percer le voile des apparences et aller au bout de son exploration en se connaissant lui-même en tant que pure Lumière consciente. Durant ma jeunesse, dans les années 1950 et 1960, combien de fois n'ai-je pas entendu le slogan claironnant que notre
1. Il nous faut néanmoins dire que sur le plan géopolitique mondial l'effondrement de l'URSS fut une tragédie : elle laissa le champ libre à la complète domination du monde par l'empire américain pendant deux décennies, avec tous les abus, les misères, les guerres et les millions de morts et de vies ruinées que cela a engendrés.
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civilisation serait celle du loisir ! Le moins qu'on puisse dire c'est qu'aujourd'hui, un demi-siècle plus tard, pour la plus grande partie de l'humanité cela est loin d'être évident. Car même dans les sociétés privilégiées, celles qu'on dit industrialisées, les hommes ne disposent pas du loisir que les énormes moyens de production permettraient et le peu qu'il leur reste, la plupart le ruine en ajournements de toutes sortes, en activités abrutissantes pour l'esprit, quand elles ne sont pas également nocives pour le corps et le système nerveux. La plupart des citoyens des pays «riches » ne commencent à disposer de plus de temps pour eux-mêmes que lorsque leurs énergies et capacités physiques déclinent, à la fin de leur vie alors que les habitudes de pensée sont fortement incrustées ... Dans un monde aujourd'hui complètement subjugué par l'idéologie anglo-saxonne capitaliste et néolibérale, le travail est toujours vu comme l'élément dominant chez l'homme, presque sa raison d'être. L'idéologie marxiste, matérialiste et sans lumière, n'était pas en reste : l'homme se définissait en fonction de son travail, il était vu d'abord et avant tout comme un« travailleur». On ne réalisera jamais assez à quel point a été implanté dans le cerveau de l'homme moderne un idéal d'esclave : un esclave content de l'être et qui en redemande. Depuis quelques générations, notre civilisation n'enchaîne plus les esclaves dans des fers, les chaînes de l'homme moderne sont plus pernicieuses : hypothèques, emprunts 1 et dettes de toutes sortes, taxes et impôts qui l'enchaînent à un labeur forcé. Du coup, cet esclavage déguisé s'est étendu à la majorité. En 2019, le citoyen américain moyen âgé de 18 ans ou plus portait le poids d'une dette personnelle de 30 000 dollars en plus de ses hypothèques et de la part de l'invraisemblable dette nationale qu'il finira tôt ou tard par devoir assumer et il doit dépenser 34 % de son revenu mensuel pour
1. Il faut voir à quel point les jeunes Américains doivent s'endetter bien avant d'obtenir un diplôme universitaire. À leur sortie de l'université, ils ont déjà le bras profondément engagé dans le tordeur de l'esclavage d'une société aberrante.
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éponger cette hémorragie et les intérêts 1• Sur ce brasier souffle le fort vent d'une publicité démoniaque qui stimule le sentiment du manque, la convoitise, l'envie de jouissance à très court terme, voire immédiate, et l'orgueil. Le bruit musical diffusé dans les centres commerciaux et dans la publicité à la télévision et sur Internet n'a d'autre sens que de supprimer le plus possible le peu qui reste du pouvoir de discernement de citoyens réduits au statut de consommateurs dociles. L'exil, autrefois presque une sentence de mort, est aujourd'hui d'ordre financier : celui qui vient à faire défaut de paiement et perdre son crédit devient une sorte d'exilé ou de paria au milieu de ses concitoyens. Il faut d'ailleurs voir l'enfer dans lequel doivent se débattre ceux, de plus en plus nombreux, qui ont été victimes d'un vol d'identité. Le chômeur, le pauvre ou l'assisté social sont presque les équivalents modernes de celui qu'autrefois on déclarait sacer, c'est-à-dire voué aux dieux infernaux. Dans les civilisations traditionnelles, était impie celui qui ne vénérait pas les dieux. Seule l'identité des dieux a changé aujourd'hui: est impie celui qui ne vénère pas le dieu unique qu'est l'argent. Car quiconque voudra sauver sa vie la perdra et quiconque perdra sa vie à cause de moi la trouvera. Car que servira-t-il à /'homme de gagner le monde entiers 'il vient à perdre son âme2? Évangile selon Matthieu XVI, 26
Le loisir, les congés, les vacances, la retraite, tout est défini en fonction du travail et n'existe qu'en se référant à lui; de toute façon, le «travailleur» y arrive épuisé. N'est-il pas aberrant de constater qu'aujourd'hui le travailleur moyen a moins de temps de loisir à sa disposition qu'au début des années 1970? Avec nos
1. Résultats d'une vaste enquête menée par la Northwestem Mutual. 2. "Oç yàp liv 0V..n tTiv ljll>xiJv aùtoù crci>crm ànoMaei aùtilv : ôç ô' liv ànoMan tTiv ljll>xiJv aùtoù €ve1cev èµoù eùpftaei aùtJ1v. Ti yàp cOq>EMÎtm av0pC07tOÇ ÈÙV tè>v K6crµov OÂ.OV KEpôftan, ri]v OÈ ljll>xiJv aùtoù ÇT]µtco0fi.
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immenses capacités de production, la richesse globale croissante et la mécanisation et la robotisation galopantes, l'homme devrait disposer de plus en plus de temps pour lui-même. Or, c'est exactement le contraire qui arrive ! L'automatisation et la robotisation ont servi non à produire en moins de temps ce dont nous avons besoin, mais pour produire davantage dans le même temps. Il en résulte que nous sommes sollicités sans arrêt et de façon agressive pour acheter des objets dont nous n'avons absolument pas besoin souvent avec de l'argent que nous n'avons pas. L'homme moderne dans les pays les plus riches doit de plus en plus rechercher péniblement des emplois souvent précaires et mal rémunérés. Les laissés-pour-compte arrivent très difficilement à tenir le coup et se sentent dévalorisés dans un environnement social où l'individu est évalué strictement à son compte en banque et ses possessions matérielles, alors que ceux qui ont un emploi doivent souvent travailler comme des forçats encore plus qu'avant et n'ont presque plus de temps pour eux-mêmes. L'homme moderne est tellement habitué à ses chaînes qu'il a appris à trouver tout cela normal. Tel est l'aboutissement normal d'une civilisation anormale dominée par la faction la plus avide de la caste des marchands, celle qui a usurpé le pouvoir il y a quelques siècles, les politiciens n'étant plus que de petits exécutants de cette secte. C'est ainsi qu' année après année, élection après élection, ces mauvais chefs continuent à régurgiter, telles des enregistreuses détraquées, leur discours usé à la corde sur la« croissance économique ».Au-delà de toutes les possibles mesures correctrices, qui ne pourront qu'être limitées et auxquelles résisteront toujours de toutes leurs forces les puissances d'argent dominantes, c'est toute la question de notre existence sur terre qui se posera de plus en plus brutalement pour une humanité qui n'a cessé de dériver d'un ajournement à l'autre, d'un tranquillisant à l'autre. Seul l'homme qui ressent fortement l'absurdité d'une telle vie se pose avec acuité la question de l'activité, du travail et du loisir et peut s'en échapper.
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La tranquillité : i)mJXt« À l'aube de la civilisation occidentale, les premiers Grecs avaient très à cœur ce qu'ils nommaient Î)m>XÜl : tranquillité, paix, silence, solitude, retraite solitaire. Ce mot porte aussi parfois les sens d'action de « faire cesser », l'équivalent de ce qu'en Inde Patafijali voulait signifier dans son Yoga Sütrii par le mot nirodha : « Le yoga est la cessation des fluctuations mentales. » 1 L'T)cruxia de la Grèce archaïque portait la même nuance que le nirodha des maîtres indiens : le repos en soi, l' enstase. C'est certainement là le sens de l'T)cruxia qu'Ameinas transmit à Parménide d'Élée à la fin du vie siècle avant notre ère. Mais tous les auteurs postérieurs n'employèrent pas ce mot toujours dans le même sens, tant s'en faut. Les termes ànpayµocruVll (absence de soucis, vacance d'implication ou d'agitation) et Àapxoç, un « maître de caverne ». Ce qui jaillit dans son fameux poème est pure Connaissance. Parménide a certainement été en contact avec les idées de Pythagore et d'Héraclite, mais cela fut très secondaire; il fut surtout guidé par son voyage initiatique dans l 'Hadès, où la déesse l'accueillit et lui impartit la révélation bouleversante, méconnue et pourtant infiniment près de nous tous. Dans le poème de Parménide, on trouve tout, tout ce qu'il y a à connaître dans l'existence.
1. Kai taùta µèv Ym:p~opécov népt EipTicr0co: tov yàp m:pi A~aptoç "J..iryov toù À.Eyoµévou dvm Y 7tEp~opéou où 'J..i.yco, ci:Jç tov ôtcrtov 7tEplÉç èxlll]Â.ouç ovi:eç JCai 6pey6µevot i:oii xpéinoç ÉJCamoç yiyvea0m 1hpaxovi:o JCa0' l]ôovàç i:cp ôl]µ~ JCai i:à xpayµam èvôtô6vm. f:Ç ..n x6Â.Et Kai àpxr'lv f:xouan, T]µapi:1]01]. 2. En fait, cette comparaison s'appliquerait plus entre Athènes et l'Empire britannique, mais on peut vraiment dire que depuis la Seconde Guerre mondiale les États-Unis ont pris la relève et qu'aujourd'hui la puissance navale a cédé la primauté à la puissance aérienne. C'est un fait que sans la suprématie aérienne, les forces armées américaines ne tiennent pas le coup sauf devant des adversaires lilliputiens. N'eût été leur suprématie aérienne écrasante, les Alliés n'auraient pas réussi à pénétrer en Allemagne avant les Soviétiques en 1945 ; ils n'auraient même pas réussi à poser le pied en Europe en juin 1944 ou alors auraient été rejetés à la mer très rapidement.
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contre, les deux eurent toujours de la difficulté à tenir les territoires qu'ils avaient agressés et les peuples qu'ils avaient asservis. Tant l'empire athénien que l'empire américain ont utilisé à leur avantage des alliances militaires qui étaient au départ conçues pour la défense et les ont tournées en outils de domination. Dans les deux cas, les forces à l'intérieur des alliances étaient fortement déséquilibrées. Athènes se retrouva à la tête de la Ligue de Délos, au départ mise sur pied pour défendre les cités grecques contre l'Empire perse, mais une fois le danger écarté elle domina outrageusement ses alliées, qui commirent l'erreur de lui faire confiance et lui laisser l'égide. Athènes se mit à imposer sa volonté à tout-va, menaçant, sanctionnant et même frappant les cités récalcitrantes. Sous le prétexte de la menace imaginaire d'une Sparte démonisée, les Athéniens firent régner la terreur partout en mer Égée. Difficile de ne pas penser à l'empire américain et la menace imaginaire d'une Russie grossièrement diabolisée. L'OTAN fut mise sur pied en 1949 pour contrer la menace soviétique en Europe. Cette menace étant complètement disparue depuis vingt ans, l'OTAN n'a plus sa raison d'être, mais est maintenue parce qu'elle sert les intérêts politiques et militaires des États-Unis. Dans les faits, elle se pose aujourd'hui en Europe de manière moins défensive qu'agressive aux frontières de la Russie, qu'on s'efforce de diaboliser et percevoir comme un dangereux ennemi. Tant Athènes au ye siècle avant notre ère que Washington aujourd'hui, prétendant vouloir la paix et la sécurité, préconisent et ne comprennent en fait que la force, la loi du plus fort. Tant Athènes que les États-Unis ont mené et mènent, sous l'apparence d'une idéologie démocratique devant être imposée à des États plus faibles, des guerres menées surtout pour asseoir leur domination économique. Dans les deux cas, tel est le clair résultat de la perte tant au sommet qu'à la base de l'État du sentiment du sacré, seul gage d'une vie harmonieuse sur terre.
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Rome S'il apparaît clairement que c'est à partir du milieu du ye siècle avant notre ère dans cette Grèce classique et crépusculaire qu'on trouve les fondements philosophiques et intellectuels de ce qui devait devenir la civilisation occidentale, c'est Rome qui a en grande partie légué à l'Occident son organisation politique et juridique. La morphologie et le riche vocabulaire de la langue grecque ancienne montrent bien à quel point elle fut développée par des poètes et des penseurs, alors que le latin avec sa structure plus régulière et souvent plus logique, ainsi que son vocabulaire, était de toute évidence la langue de gens minutieux et précis qui se devaient d'être à la fois très clairs et concis, bref des législateurs, des juristes et des militaires. On connaît assez le « miracle grec », /'art avec lequel les Hellènes ont pris le meilleur des civilisations méditerranéennes et ont posé les bases de la philosophie, de la science, de l'art européens. Il y a eu aussi un miracle romain (. .. ) ce sont les Romains qui, à travers des luttes et des essais pénibles, ont constitué le droit et dégagé la notion de /'État. La valeur de la langue latine tient à ce qu'elle exprime un type de civilisation riche et dont /'influence a été décisive. Pour la littérature, Rome a imité la Grèce, mais à sa manière en faisant œuvre propre : /'humanisme est dû à Rome. Pour/ 'organisation sociale, Rome a créé, autant et de manière aussi décisive que la Grèce a créé pour les choses de / 'esprit 1• Antoine Meillet, Esquisse d'une histoire de la langue latine
Mais l'histoire de Rome, surtout celle du dernier siècle de la république, est particulièrement intéressante en ce qu'elle illustre à quel point une société dans laquelle s'est délité le sentiment du sacré ne peut qu'entrer dans des convulsions d'une violence 1. Antoine Meillet, Esquisse d'une histoire de la langue latine, Klinsksieck, Paris, 2004 (1927), page 10.
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croissante. Pourquoi à Rome plus qu'ailleurs à cette époque ? Pour la même raison que c'est aujourd'hui aux États-Unis que les luttes de pouvoir sont les plus féroces, les plus hypocrites et sournoises, et les plus dépourvues de tout sens de l'honneur : la concentration de la richesse et de la puissance militaire constitue le terreau fertile de telles luttes. Là où est notablement absent le sentiment du sacré, richesse et pouvoir s'attirent l'un l'autre et séduisent irrémédiablement les éléments les plus bas et sans scrupule d'une société. Cela était vrai en Grèce et à Rome, cela est plus vrai que jamais de nos jours dans le pays que René Guénon appelait l 'Extrême-Occident. Tous ces maux avaient pour source la recherche du pouvoir, inspirée soit par la cupidité, soit par l'ambition. Les passions engendrèrent d'ardentes rivalités. Dans les cités, les chefs de l'un et l'autre parti se paraient de beaux principes ; ils se déclaraient soit pour l'égalité politique du peuple, soit pour une aristocratie modérée. En paroles ils n'avaient pour but suprême que l'intérêt public ; en fait ils luttaient par tous les moyens pour obtenir la suprématie. Leur audace était incroyable ... 1 Thucydide, La Guerre du Péloponnèse III, 82, 8
Celui qui est intérieurement riche de sa nature véritable ne perd pas sa vie à accumuler des richesses extérieures, non plus que celui qui est intérieurement puissant ne va s'exténuer toute une vie à intriguer en vue d'un pouvoir extérieur tout aussi vain qu' éphémère. L'un après l'autre, les historiens nous ont raconté comment l'afflux des richesses provenant des conquêtes a corrompu les mœurs politiques et privé de la Res pub/ica dont les Romains J• IlavtCOV 0' a'ÙtÙ>V aittOV àPXl'l Î] ÔlÙ 1tÂ.eOVEÇiav Kat q>\À.o'ttµiav: ÉK ô' mhéOv Kai éç "CO q>tÀ.OVtKeiv Ka0tcrmµtvcov "CO np69uµov. oi yàp év mîç n6Af:crt npomc1vteç µuà 6v6µamç ÉKcI'tepm e\Jnpenoùç, nÂ.i]0ouç "CE icrovoµiaç noÂ.ttucfjç Kai àptcrmKpa•iaç crci:iq>povoç npottµi]cret, tà µév Kotvà Â.6yq> 0epane\Jovteç à0Â.a énotoùvto, navti oè tp6nqi àycovtÇ6µevm àUi]Â.cov nepiyiyvecr0m é"C6Â.µ1]crav te tà ôetv6tma éneÇff crav ...
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étaient si orgueilleux. De tout temps l'abondance n'a fait que fournir aux plus riches les moyens de montrer le contenu de leur mental. C'est le syndrome des nouveaux riches. On le voit bien dans l'histoire de la République romaine décadente et, deux mille ans plus tard, dans celle d'une République américaine non moins décadente. Là où s'est complètement affaissé le sentiment du sacré, les hommes tombent facilement victimes de la force corruptrice de l'argent et du pouvoir. Là où la religion n'est plus qu'hypocrisie, bigoterie et ostentation, elle sert de fard épais aux hommes de pouvoir qui gouvernent le peuple au profit d'intérêts privés, séduisant sans peine des masses léthargiques, ignorantes et aveuglées. Notre monde occidental aurait grand tort de négliger les leçons de /'histoire de /'Antiquité. Née et fondée sur un fondement intensément religieux, Rome a ensuite vu le sentiment du sacré d'abord s'effilocher lentement puis de plus en plus rapidement, pour presque disparaître à la fin de la République. À la fin, c'est le christianisme qui occupa le vide ; son haut degré de hiérarchisation et d'organisation s'inscrivait en parfaite continuité avec celui de l'ancienne religion qu'elle venait remplacer. Les Romains des deux derniers siècles de la République firent montre, dans leurs rapports sociaux et politiques, d'un étonnant mélange d'apparente conscience religieuse, de superstitions, de brutalité et de total mépris de la vie humaine. L'histoire de la fin de la Res publica montre bien l'écroulement du pressentiment du sacré comme la rupture d'une digue sociale qui laisse alors déferler le torrent de tous les égoïsmes dans une vallée de calculs, de manipulations, de trahisons, de mensonges, de violences sans fin, de morts et de larmes. À Rome, l'égoïsme étroit et borné de l'oligarchie sénatoriale se traduisit d'abord en une violence légalisée et institutionnalisée envers les moins fortunés et finit par déboucher sur une violence physique entre partis adverses, ce qui conduisit les Romains aux épouvantables guerres civiles qui marquèrent la fin de la République.
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J'ai souvent entendu raconter que Q. Maximus, P. Scipion et d'autres hommes illustres de notre cité allaient répétant que la vue des portraits de leurs ancêtres enflammait leur cœur d'un ardent amour pour la vertu. À coup sûr, ce n'était pas de la cire ou un portrait qui avait sur eux un tel pouvoir, mais le souvenir de glorieuses actions accomplies qui entretenait la flamme dans le cœur de ces hommes éminents et ne lui permettait pas de s'affaiblir avant que leur mérite n'ait atteint même renommée et même gloire. Avec nos mœurs actuelles, c'est de richesse et de somptuosité, non de probité et d'application, que nous rivalisons avec nos ancêtres. Même des hommes nouveaux, qui jadis avaient /'habitude de surpasser la noblesse en vertu, recourent au vol et au brigandage plutôt qu'aux pratiques honnêtes pour s'élever aux commandements et aux honneurs 1• Salluste, Guerre de Jugurtha IV, 5-7
Rome marqua de son empreinte indélébile la civilisation occidentale qui devait s'organiser en Europe après les invasions barbares. Nous savons tous à quel point les langues occidentales, particulièrement les langues romanes, sont tributaires du latin, avec tout ce que cela implique au niveau culturel et civilisationnel. Pendant environ 1 800 ans, le latin fut d'ailleurs la seule langue internationale en Europe, avant d'être remplacée par l'anglais dans un monde dominé par les commerçants et les affairistes anglo-saxons. Il fut aussi la langue de la chrétienté,
1. Nam saepe ego audiui Q. Maximum, P. Scipionem, praeterea ciuitatis nostrae praeclaros uiros solitos ita dicere, cum maiorum imagines intuerentur, uehementissime sibi animum ad uirtutem accendi. Scilicet non ceram illam neque figuram tantam uim in sese habere, sed memoria rerum gestarum eam flammam egregiis uiris in pectore crescere neque prius sedari, quam uirtus eorum famam atque gloriam adaequauerit. At contra quis est omnium his moribus, quin diuitiis et sumptibus, non probitate neque industria cum maioribus suis contendat ? Etiam homines noui, qui antea per uirtutem soliti erant nobilitatem anteuenire, furtim et per latrocinia potius quam bonis artibus ad imperia et honores nituntur.
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particulièrement de la religion catholique, jusqu'au milieu des années soixante 1• Ce qui n'était au départ qu'une petite bourgade comme il y en avait des centaines d'autres en Italie devait devenir la capitale du vaste empire que nous savons, englobant tous les pays méditerranéens et s'étendant du nord de l'Angleterre et de l 'Atlantique jusqu'à l'Afrique, au Caucase et au Moyen-Orient. Sur les plans religieux, politique, linguistique et culturel entre autres, le monde occidental se développa à partir de l'héritage légué par les Romains. D'où l'intérêt constant en Occident pour l'histoire de Rome. Nous n'allons certes pas refaire ici l'histoire de Rome, mais plutôt voir ce qui est advenu du pressentiment du sacré et à quel point cela a influencé la façon de vivre de ses citoyens. La plupart des gens, quand on leur parle de la Rome antique, pensent aux Guerres puniques, aux légions, à Jules César, aux empereurs, à Cicéron, Virgile, Tite-Live, Tacite, etc., ou encore aux combats de gladiateurs ou aux grandes réalisations en architecture et en génie civil. Fort bien, mais la Rome archaïque, celle sur laquelle nous disposons malheureusement de beaucoup moins de traces et de documents (la plupart écrits beaucoup plus tard) recèle un intérêt particulier. Tout comme pour l'Égypte, la Grèce et l'Inde, la période la plus intéressante sur le plan de la pureté spirituelle, bien que moins spectaculaire et fort peu documentée, est celle des premiers temps. Pendant les quatre ou cinq premiers siècles, les citoyens romains étaient profondément habités par le respect de ces forces vives de l'existence que dans toutes les civilisations traditionnelles on appelait les dieux : un authentique sentiment religieux gouvernait la vie de tous les jours. La confiance dans les dieux
l. Suite au concile Vatican Il, le latin fut remplacé dans la liturgie par les langues vernaculaires, sous prétexte que les fidèles ne comprenaient pas. Or, il s'est avéré que les fidèles ne comprenaient pas davantage après cette substitution, ça n'avait que peu à voir avec le latin ... Le résultat fur que la liturgie perdit une langue riche, chargée de tradition et aux belles vibrations.
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peut être illustrée par ce que rapporte Plutarque du second roi légendaire de Rome, Numa Pompilius : « Quant à Numa, on raconte qu'il avait tellement placé ses espérances dans le divin qu'unjour qu'on lui vint annoncer que les ennemis approchaient, il dit en souriant : "Quant à moi je sacrifie." 1 » La religion imprégnait profondément toutes les activités humaines, notamment la politique, l'économie, la paix et la guerre. Bien sûr, le rapport avec la politique ne fut pas toujours complètement désintéressé, surtout dans les derniers temps de la République. La laïcité des états occidentaux modernes, inévitable avec l'affaiblissement du sentiment du sacré, le mélange des populations et la cohabitation croissante de religions et de croyances diverses (dont l'athéisme), aurait semblé une aberration dans la Rome archaïque, tout autant qu'en ancienne Égypte et dans la plupart des grandes civilisations de l 'Antiquité. Les Anciens ne pouvaient absolument pas concevoir que les affaires humaines pussent être conduites séparément des influences invisibles de l'univers, c'est-à-dire des dieux. Nos ancêtres, ô pontifes, ont mis au point et établi par inspiration divine beaucoup de choses, mais aucune n'est plus lumineuse que leur volonté que les mêmes hommes président aux cultes des dieux immortels et aux plus hauts intérêts de /'État, de sorte qu 'en leur qualité de citoyens les plus éminents et les plus illustres ils préservent la République en /'administrant bien et, en tant que prêtres, en interprétant les cultes religieux avec sagesse2• Cicéron, Pro Domo sua (Pour sa Maison) 1
l. aùrov ôè tov Noµàv oütw q>aç nati]p) en grec. La racine verbale dï- signifie briller en sanskrit et les substantifs dyu et dyo (formes faible et forte de div-, nominatif dyaus) signifient tous deux le ciel, la splendeur.
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bases : le droit, les lois et les bonnes mœurs. (. ..) Aussi voulut-il avant toute autre chose mettre dans les âmes un sentiment tout-puissant sur une foule ignorante et encore grossière à cette époque : la crainte des dieux 1• Tite-Live, Histoire romaine (Ab Urbe Condita) 1, 19 Ensuite, /'organisation du sacerdoce fat l'objet de son attention, bien qu'il remplît lui-même la plupart des fonctions sacrées, surtout celles qui sont les attributions du flamine de Jupiter. Mais, prévoyant qu'une nation belliqueuse aurait comme rois plus de Romulus que de Numa et qu'ils feraient la guerre en personne, il ne voulut pas que les fonctions sacerdotales du roi fassent négligées et créa un flamine de Jupiter qui restait toujours à son poste et qui eut /'honneur, un costume spécial et la chaise curule comme le roi. À côté de lui, il créa encore deux.flamines, un pour Mars, l'autre pour Quirinus. Il choisit en outre des jeunes filles pour le service de Vesta, sacerdoce d'origine albaine et quis 'apparentait à la famille du fondateur de Rome. Pour leur permettre de se consacrer exclusivement au service du temple, il leur donna un traitement payé par l'État ; par le vœu de chasteté et par d'autres pratiques pieuses, il les rendit vénérables et sacrées2. Tite-Live, Histoire romaine (Ab Urbe Condita) 1, 20
1. Qui regno ita potitus urbem novam conditam vi et annis, iure eam legibusque ac moribus de integro condere parat. ( ... ) omnium primum, rem ad multitudinem imperitam et illis seculis rudem efficacissimam, deorum metum iniciendum ratus est. 2. Tum sacerdotibus creandis animum adjecit, quamquam ipse plurima sacra obibat, ea maxime, quae nunc ad Dialem flaminem pertinent. Sed quia in civitate bellicosa plures Romuli quam Numae similes reges putabat fore iturosque ipsos ad bella, ne sacra regiae vicis desererentur, flaminem Jovi adsiduum sacerdotem creavit insignique eum veste et curuli regia sella adornavit. Huic duos flamines adjecit, Marti unum, alterum Quirino ; virginesque Vestae legit, Alba oriundum sacerdotium et genti conditoris haud alienum. lis, ut adsiduae templi antistites essent, stipendium de publico statuit, virginitate aliisque caerimoniis venerabiles ac sanctas fecit.
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Le flamine, tout comme le brahmane indien (mot possiblement de même étymologie que fiamen 1), avait de nombreuses obligations et restrictions dans sa vie de tous les jours. Il ne devait jamais être en contact avec la mort ou ce qui s'y réfère : cadavre, tombeau, cimetière, flûte funéraire. Il pouvait accompagner une procession funéraire de loin, mais il devait s'arrêter avant le lieu d'incinération2 • Il ne pouvait ni monter à cheval ni se tenir près d'une armée. Le fiamen Dialis devait conserver sa tenue de cérémonie du matin jusqu'au soir, même chez lui, seul prêtre tenu à cette obligation. Son épouse, lafiaminica, était soumise aux mêmes obligations et restrictions. Le flamine de Jupiter ne devait jamais se montrer nu et son épouse ne devait même pas gravir plus de trois marches d'un escalier ouvert, afin de ne pas découvrir ses chevilles. Le dieu ne devait pas quitter le temple et son prêtre ne devait pas s'absenter de chez lui ; sous l'Empire, il eut la permission de quitter son foyer pour un maximum de deux nuits de suite. Si, tout comme le brahmane en Inde, le fiamen Dialis assurait à Rome l'ordre sacré durant toute l'année, en revanche, pendant une journée dans l'année (le 15 février, presque à la fin de l'année du calendrier romain), les luperques (de Lupercus, nom des prêtres de Lupercus) assuraient dans les rues de la Cité le « désordre sacré » : c'était le jour des Lupercales. En Inde, ce rôle était tenu par les gandharva. À côté de la religion publique statique, bien réglée et tranquille, celle des Lupercales était dynamique, libre et violente.
1. Les spécialistes ne s'entendent pas sur l'étymologie exacte de tant de mots, car on se retrouve régulièrement avec des chaînons manquants. Le lien entre le latin fiiimen et le sanskrit védique brahman se soutient, mais on peut aussi relier.ftiimen au motfiamma (flamme, feu), au verbefu/geo (luire, éclairer, faire des éclairs ; en grec q>Âfyco ), aux substantifs fulgur et fa/men (la foudre, attribut de Jupiter, dont lefiiimen est justement le prêtre), au verbe.ftagro (brûler, être en feu) et au neutre.ftëmen (inflammation). Il est possible que tous ces mots aient un lien très ancien. 2. L'antique tradition hébraïque comporte encore aujourd'hui le même genre d'interdits pour la classe sacerdotale.
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Georges Dumézil 1 a montré les traits similaires entre les luperques et les gandharva, traits diamétralement opposés à ceux des flamines et des brahmanes. Les luperques appartiennent nécessairement à l'ordre équestre (equites ), alors que, comme nous l'avons dit, le flamine ne peut ni monter sur un cheval ni même en toucher un. De plus, en tant que chevaliers, les luperques portent un anneau, alors que le .fi.amen Dialis ne peut le faire, si ce n'est un anneau ouvert. C'est que celui-ci ne devait avoir aucun lien, même symbolique. Il était même complètement dispensé de toute forme de serment, ce qui le disqualifiait de facto du service militaire. Tout ce qui se référait à un lien de quelque nature que ce soit était banni de sa vie. Un prisonnier ou un esclave enchaîné pénétrant chez lui était instantanément gracié et ses entraves lancées dans la rue par le compluvium 2• Le flamine de Jupiter ne devait porter aucune ceinture, aucun lien dans ses vêtements, aucune chaîne. Au-dessus de lui, jamais de vignes avec des vrilles qui emprisonnent. Près de lui, jamais de lierre qui s'accroche. Pour l'aider à faire sa toilette, jamais un esclave, toujours un homme libre. Les luperques sacrifiaient un chien et des chèvres, alors que le .fi.amen Dialis ne pouvait ni toucher ni même nommer le chien ou la chèvre. Les luperques couraient nus dans les rues de Rome le jour des Lupercales3, alors que le .fi.amen Dialis portait un costume complexe et, comme nous l'avons mentionné, ne devait jamais se dénuder complètement. Les luperques mangeaient de la viande crue, alors que le .fi.amen Dialis ne devait même pas y toucher. Un des deux groupes de luperques portait le nom de Fabii, alors que le .fi.amen Dialis ne devait ni toucher ni nommer la fève (jaba). Lors des Lupercales, les luperques couraient dans les rues et fouettaient les passantes (pour les féconder) et
1. Georges Dumézil, Mitra- Varuna, Essai sur deux représentations indoeuropéennes de la souveraineté, Gallimard, Paris, 1948. 2. Le compluvium était l'ouverture carrée au-dessus de l'atrium. 3. En souvenir des compagnons de Romulus et Remus qui s'étaient élancés contre les voleurs de bétail sans prendre le temps de s'habiller.
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les passants, alors que si un condamné à être fouetté se jetait aux pieds d'unjlamen Dialis, on ne pouvait le fouetter ce jour-là. Les luperques « fécondaient » (à coups de fouet symbolique) toutes les femmes qu'ils rencontraient sans restriction, alors que le jlamen Dialis formait avec la jlaminica un couple marié selon le plus strict rituel et qu'ils constituaient les modèles de la stabilité et de la fidélité conjugale. Le jlamen Dialis incarnait ce qui est régulier, constant, bien réglé, la fécondité continue ; c'est pourquoi il devait se marier, tout comme le brahmane indien dans sa vie de jeune adulte et le prêtre ou rabin de l'antique religion hébraïque 1• Dumézil explique: Si l'on ne conçoit pas de fiiimen Dialis célibataire, si l 'Jnde «centre» la carrière de tout brahmane sur son temps d'époux et de chefde famille, si lajliiminica, si la briihmanï sont aussi saintes et aussi importantes que leurs maris, c'est que la présence et la collaboration de cet élément féminin attestent justement que le principal mécanisme de la fécondité est en bon état : par sympathie, toutes les forces femelles de la nature fonctionnent à plein rendement. À Rome, les faits sont particulièrement nets : que la fiiiminica meure, aussitôt le fiiimen Dialis devient inapte à ses fonctions et se démet ; le couple jlaminique doit avoir des enfants et ces enfants doivent l'assister dans son activité sacrée ; s'il n'a pas d'enfants, il feint du moins d'en avoir, s'adjoignant comme fiaminii des enfants étrangers dont les deux parents sont vivants : toutes ces règles signifient la continuité, potentielle ou actuelle, du courant vital. Les nombreux tabous qui éloignent le fiiimen des bûchers funéraires, des animaux crevés, des arbres stériles, de tout ce qui a été pris par la déchéance naturelle, sont peut-être moins destinés à lui éviter des souillures qu'ils n 'expriment les limites de son action : il est sans force contre le fait accompli ; s'il peut par des sacrifices prolonger la 1. C'est d'ailleurs pour cette raison que Jésus était fort probablement marié, sinon aucun Juif ne l'auraitjamais appelé rabbi.
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vie et la fécondité, il ne peut les ranimer. Ce miracle, c'est, au contraire, au moins en matière de fécondité, la grande réussite des hommes-bêtes. 1 Georges Dumézil
Les hommes-bêtes dont parle Dumézil, ce sont les luperques à Rome et les gandharva en Inde. Les luperques avaient comme principale fonction la purification de la Cité et de ses citoyens, d'écarter les maux, et c'est dans ce sens qu'ils contribuaient à la régénération. C'est leur côté excessif qui ramène l'ordre : La même raison qui avait causé l'accident - l'excès 2fournit le remède ; c'est parce qu'ils sont« excessifs » que les luperques et les gandharva peuvent créer, alors que les flamines et les brahmanes, n'étant qu '«exacts», ne peuvent que maintenir3. Georges Dumézil
En Inde, les gandharva étaient buveurs, alors que les brahmanes devaient s'abstenir de toute boisson enivrante. Les gandharva étaient considérés comme à moitié chevaux et s'occupaient de chevaux, alors que les brahmanes cessaient leur activité religieuse dès qu'ils étaient à cheval. Le brahmane était le gardien de la religion ordonnée, le gandharva était tout le contraire. Tant en Inde védique que dans la Rome archaïque, ces oppositions n'étaient pas contradictions, mais complémentarités, facettes d'une harmonie supérieure et invisible. L'harmonie invisible est supérieure à l 'apparente4.
Héraclite Les luperques et les gandharva, étant associés au cheval, étaient des coureurs, ils étaient rapides, ils apparaissaient et
1. 2. 3. 4.
Georges Dumézil, op. cit. p. 52. Ce que les Grecs, depuis le tout début, nommaient UBpIÇ. Georges Dumézil, op. cit. p. 53.
A.pµovi11 àqiavitç qiaw:pfjç KpEittwv.
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disparaissaient rapidement : les Lupercales arrivaient à Rome en un déchaînement soudain qui ne durait qu'un seul jour. Face à cela, on note la marche majestueuse des flamines, des brahmanes et des prêtres égyptiens, tous gardiens de la religion publique bien réglée. Une des qualités essentielles duflamen, des brahmanes et des prêtres de l'ancienne Égypte, pour ne prendre que ces exemples, était la gravitas dont nous avons parlé plus tôt : une gravité essentielle authentique et non feinte, comme un parfum profondément joyeux qui s'élève de la vraie nature du réel. La religion publique romaine était fort complexe et très intriquée avec la politique. On pourrait pratiquement parler d'une «religion civique». Cicéron écrit : «Nos aïeux n'ont jamais été plus sages ni mieux inspirés que lorsqu'ils ont décidé que les mêmes personnes présideraient à la religion et gouverneraient la République. » Les pontifes, les augures et les haruspices pouvaient et étaient souvent aussi des magistrats investis de l' imperium et de la potestas, et siégeaient au Sénat. Le roi Numa Pompilius qui, comme nous l'avons dit, organisa la religion romaine et établit les collèges sacerdotaux, fit beaucoup plus pour Rome que son supposé et légendaire fondateur Romulus. On comptait à Rome 15 flamines, dont les trois flamines majores déjà mentionnés et consacrés à Jupiter, Mars et Quirinus (fiamen Dia/is, Martialis et Quirina/is, de tradition clairement indo-européenne, reflétant parfaitement la tripartition fonctionnelle de ces sociétés) et douze flamines minores affectés à des divinités mineures. Le Rex Sacrorum, qui avait pris la relève du roi au début de la République en - 509, était théoriquement le plus élevé dans la dignité honorifique, mais l'unique rôle de ce prêtre, obligatoirement un patricien, consistait dorénavant en la charge du culte de Janus. De plus, il avait un supérieur : le grand pontife (Pontifex Maximus). Les pontifes, d'abord au nombre de 3, 4, ou 5, puis 15 à partir de Sulla et 16 depuis Jules César, avaient pour tâche première de surveiller les pratiques religieuses publiques et privées et déterminaient les devoirs du peuple envers les dieux (le droit
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pontifical, inscrit dans les Livres Pontificaux). Le grand pontife avait, entre autres tâches, celle de régler le calendrier et d'établir la liste des jours fastes et néfastes (au cours desquels on ne pouvait tenir des élections ni prendre de décisions politiques). Il surveillait les rites et consultait le Sénat, il nommait et contrôlait les flamines et les vestales. Bref, le grand pontife était l'autorité suprême de la religion. Les vestales (virgines vestales), d'abord au nombre de 4, puis 5 et enfin 7, jouaient un rôle très important dans la vie religieuse de Rome. Elles étaient d'abord et avant tout chargées d'entretenir le foyer (focus) de la Cité. Ayant à leur tête la doyenne, la grande vestale (virgo vestalis maxima), elles étaient gardiennes du feu dans le temple de la déesse Vesta, qui symbolisait le foyer, l'autel du foyer, l'autel de la Cité où brûlait en permanence le feu sacré. Le mot grec Ècrtia 1 signifie justement : foyer (au sens religieux : partie de la maison où se trouve l'autel) ; foyer (au sens de maison, domicile); le cœur d'un pays, sa ville principale; autel public. La déesse 'Ecr'tia, « vierge vénérée » dans l 'Olympe, est une des très rares divinités insensibles au pouvoir d'Aphrodite (déesse de la séduction, entre autres). Gardienne des foyers et du feu sacré, c'est toujours elle qu'on honore en premier dans les libations : àcp 'Ecrtiaç apxi>cr0m, ce qui signifie« commencer par Hestia» et, par extension, « commencer par le commencement». On peut faire remonter Vesta et 'Ecr'tia à une vieille racine indoeuropéenne *wes-, signifiant brûler, d'où le verbe grec fuco (brûler) qu'on retrouve dans l'Iliade et l'Odyssée, le verbe latin uro (brûler), le verbe sanskrit Wf- (brûler) et leurs dérivés nominaux. On trouve également en sanskrit vis- (entrer, habiter), avec ses substantifs associés vis (maison, habitation, communauté, tribu, race, peuple) et ve$fa (enclos). On trouve aussi vasta (maison, demeure, foyer) associé au verbe vas- (habiter).
l. L'aspiration de ce mot, dénotée par son esprit rude('), a sans doute pris la place d'un ancien digamma (une lettre de l'alphabet grec archaïque qui s'est perdue: noté Fil est prononcé comme notre v): le mot ancien devait être f&crtia (vestia).
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L'institution des vestales remonte à la nuit des temps, certainement avant la fondation de Rome. Jamais et sous aucun prétexte ne devaient-elles laisser le feu s'éteindre, ce feu qu'on renouvelait chaque année. Les critères de sélection étaient très stricts et leur vie très encadrée. Le grand pontife les choisissait parmi des fillettes de 6 à 10 ans sans défaut physique, nées de parents libres n'exerçant pas de professions déshonorantes et résidant en Italie. Une fois que la jeune fille avait été prise par la main par le grand pontife, après présentation par son père, et les paroles consacrantes prononcées, elle était conduite au couvent des vestales (atrium vestœ) et confiée au collège pontifical. Elle était alors instruite par les plus âgées durant dix ans, puis servait activement pendant dix ans et consacrait finalement les dix dernières années à l'enseignement des plus jeunes, après quoi, elle était libre de retourner à la vie civile et, si elle le voulait, se marier. La plupart choisissaient néanmoins de demeurer vestales. Les vestales détenaient un statut très spécial à Rome. Sur le strict plan juridique, elles étaient les seules femmes n'étant pas sous l'autorité immédiate d'un homme, selon la rude expression in manum viri (dans la main de l'homme) : elles avaient quitté leur père et n'avaient pas de mari 1• Aux yeux de la loi romaine, la vestale n'était pas une mineure, ce qui lui donnait, contrairement aux autres Romaines, le droit de rédiger son testament personnel, et cela du vivant de son père. La vestale était si hautement 1. Le Moyen Âge européen a vu des communautés de femmes non placées sous lautorité des hommes. À la fin du xne siècle apparurent en Flandre, puis en Rhénanie, les communautés de béguines, des femmes célibataires ou veuves regroupées autour d'une chapelle, mais sans avoir prononcé des vœux perpétuels d'aucune sorte et échappant totalement à toute forme de domination masculine: ni père, ni mari, ni évêque. Les béguines mettaient l'accent sur la liberté et la simplicité, ce qui les rendit suspectes aux yeux de l'Église. Dénoncées en 1233 par le Grand Inquisiteur Conrad de Marbourg, elles furent impitoyablement persécutées. La plus célèbre d'entre elles, Marguerite Porete, fut brûlée vive ainsi que son livre (Le Miroir des âmes simples et anéanties devant Dieu) en place de Grève à Paris le 1er juin 1310. En 1311, le pape Clément V condamna pour hérésie toutes les béguines, les béguins et les frères du LibreEsprit ... Par contre, Maître Eckhart ne cessa jamais d'aller prêcher chez les béguines, dont il s'était pris d'affection.
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considérée qu'elle pouvait témoigner à un procès sans avoir à prêter serment. Dans ses déplacements, elle avait droit à un licteur ; même les consuls et les préteurs, les plus hauts magistrats, lui cédaient le pas et faisaient abaisser leurs faisceaux devant elle en signe de respect. Si la vestale croisait un condamné au supplice, elle pouvait, en déclarant que la rencontre n'était pas planifiée, demander sa grâce. Le temple de Vesta jouissait d'une inviolabilité absolue : ne pouvaient y pénétrer que les vestales et le grand pontife. Toute violation étant punie de mort par la procédure de consecratio mentionnée plus haut. Une vestale devait demeurer vierge pour toute la durée de son sacerdoce et tout écart entraînait la peine capitale : la coupable était fouettée puis emmurée vivante tandis que son amant était flagellé à mort par le grand pontife lui-même. Il va sans dire que le temple de Vesta devait en tout temps briller d'une propreté absolue ! Le feu sur lequel les vestales veillaient sans arrêt était considéré comme l'âme de la nation. Elles jouaient un rôle important dans beaucoup de cérémonies, de fêtes et de rituels, ce rôle se référant toujours à l'idée de fécondité par la purification. Le collège des vingt fétiaux (jetiales), prêtres attachés à la diplomatie, était chargé de présider aux formalités et à la conclusion des traités avec les autres peuples et, le cas échéant, selon ordre du Sénat, de déclarer la guerre selon des rites très précis. Les fetiales garantissaient une assise religieuse à tout acte de droit international et aux entreprises militaires. Il est possible d'établir un lien étymologique entre ce mot latin et son équivalent védique, dhiitu (couche, assise, fondation, élément primordial, partie essentielle). Les dieux védiques, ici Varm;ia et Mitra, apportaient un sudhiitu, un fondement de bon augure à l'action de l'homme pieux qui leur sacrifiait en vue de la « richesse suprême » : « Celui qui par son offrande souhaite atteindre la bienveillance (des dieux) en vue de s'adjuger la force et la richesse suprême, que les généreux (dieux) cherchent à soutenir l'esprit de cet homme pieux, ils ont établi un immense fondement de bon
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augure (sudhiitu) pour sa demeure 1• » Les hymnes védiques se comprennent sur deux, parfois trois, tableaux et, dans les versets 7 à 9 de l'hymne IV, 50 du lJ,.g Veda, il est clairement annoncé que le roi dont l'action est bien fondée sur la bienveillance des dieux conquiert les richesses extérieures et intérieures : Il est roi en vérité et a conquis tout ce qui lui vient des mondes qui /'affrontent par sa force héroïque et son énergie celui qui porte en lui Brhaspati, le prend en garde parfaitement, /'honore et le louange en lui donnant la première part en tout. Il est bien établi en sa propre demeure, pour lui l/ii accroît l'abondance ; à lui tous se soumettent d'eux-mêmes le roi en qui Brahmii ouvre la marche. Irrésistible, il conquiert complètement toutes les richesses, tant celles du monde extérieur que du monde intérieur. Le roi qui crée cette étendue suprême pour Brahman cherchant à se manifester, les dieux lui viennent en aide2. 1. yo brahmal)e sumatim iiyajâte vâjasya sâtau paramasya râya!J manyum maghavâno arya uru k~ayâya cakrire sudhâtu Il J!._g Veda VII, 60, 11 Les rishis védiques, ces poètes-visionnaires, maintiennent souvent une ambiguïté dans leurs hymnes et ce verset ne fait pas exception. Parce que les trois mots juxtaposés manyu, maghaviin et ari ont plusieurs sens, souvent contradictoires, ils permettent de jouer sur le sens de la deuxième ligne. Ainsi, manyu signifie esprit, mental, humeur, mais aussi colère, furie, indignation. D'autre part, maghavan (généreux) est un adjectif qui, dans le /!..g Veda, désigne soit les dieux, soit le patron d'un sacrifice exécuté par les brahmanes. De plus, ari peut désigner l'homme pieux ou ... son contraire, l'homme impie. Finalement, sïlcyanta est un injonctif désidératif de han-, qui peut vouloir dire «dominer» ou« porter, soutenir». Dans ces circonstances, le sens de la deuxième ligne pourrait tout aussi bien être : que les généreux (patrons du sacrifice) cherchent à dominer la malveillance del 'ennemi, ils ont établi un immense fondement de bon augure pour leur demeure. 2. Les trois versets s'énoncent ainsi: sa id râjâ pratijanyâni visvii su~mel)a tasthâv abhi viryel)a 1 brhaspati111 yalJ subhfta111 bibharti valgûyati vandate pürvabhâjam Il sa it k~eti sudhita okasi sve tasmâ ijâ pinvate visvadânim 1 tasmai visai) svaya111 evâ namante yasmin brahmii râjani pürva eti Il apratito jayati sa111 dhanani pratijanyani uta ya sajanya 1 avasyave yo varivalJ krooti brahmal)e râjâ tam avanti deviilJ Il J!._g Veda IV, 50, 7-9 1
sîk~anta
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Si en Inde védique dhiïtu est « la base, le fondement », chez les Romains les fetiales sont plutôt les agents qui assurent ce fondement. On les considère comme les premiers créateurs du droit international. Le fétial n'a aucunement pour tâche de négocier (ce qui est le rôle du magistrat ou du général romain), il est là pour placer 1 l'accord sous la garantie des dieux : c'est pourquoi on appelle le chef des fétiaux pater patratus, littéralement « le père qui accomplit, qui conclut ». Au tout début, Rome fut « fondée » sur l'assentiment des dieux à l'intérieur de son enceinte une fois pour toutes et n'avait donc pas à être refondée : l'entente sur laquelle la vie de la Cité se déployait était éternelle et immuable. Mais lorsque les Romains s'aventuraient hors des murs, dans le domaine international dirions-nous aujourd'hui, soit pour établir des rapports pacifiques, soit pour la guerre (placée sous l'égide de Mars, bien sûr), ils avançaient sur des terres non couvertes par l'assentiment initial des dieux et ressentaient donc chaque fois la nécessité d'établir leur démarche sur un fondement divin renouvelé : les fetiales, les fétiaux, assuraient cette fondation. L'historien Plutarque écrit, dans sa Vie de Numa : « Numa institua bien d'autres sacerdoces. J'en mentionnerai encore deux, les saliens et les fétiaux, car ils montrent bien la piété du roi. Les fétiaux (jetiales) étaient, je crois, les protecteurs de la paix. Leur nom est, je crois, tiré de leurs fonctions : elles consistent à mettre fin aux conflits par des paroles et à ne permettre le recours aux armes que lorsqu'on a perdu tout espoir d'obtenir justice. Les Grecs, en effet, ne donnent proprement le nom de paix qu'à l'accord que deux partis font entre eux par la parole, et non par la force.
1. « Placer, installer », tel est bien le sens de la racine indo-européenne *dhë- (sanskrit védique dhii-) à laquelle est relié le latin fetiiilis et le grec tithëmi ('ti9riµ1). Il est admis de tous les spécialistes que l'indo-européen dhë a évolué dans le sanskrit védique dhii, le grec thë et le latinfa puis/a (le verbe faciô,facere: faire, accomplir, compléter).
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Les fétiaux des Romains allaient plusieurs fois eux-mêmes trouver les peuples qui avaient fait tort à leur cité et les invitaient à de meilleurs sentiments. Si ces peuples s'y refusaient, les fétiaux prenaient les dieux à témoin, et leur demandaient que, si leurs réclamations n'étaient pas justes, ils fissent retomber sur eux et sur leur patrie les imprécations qu'ils allaient prononcer; après quoi ils lançaient leur déclaration de guerre. Quand les fétiaux s'opposaient à une expédition que les Romains voulaient entreprendre, ou seulement s'ils n'y consentaient pas, il n'était permis ni aux soldats ni même au roi de prendre les armes ; il fallait d'abord, pour qu'une guerre fût juste, que ces prêtres eussent autorisé le chef à la faire ; celui-ci pouvait alors délibérer sur les moyens d'exécution 1• » Quant aux saliens, ils étaient voués au culte de Mars et une fois l'an exécutaient une danse guerrière (saltatio) au rythme d'un chant sacré. À l'origine, les dieux étaient donc pris à témoin de la justesse d'une guerre et aucune guerre ne pouvait être juste à moins de viser à récupérer un bien perdu ou corriger un tort : il n'était pas question de guerre juste offensive, une telle absurdité n'exista jamais dans l'esprit du pieux Numa Pompilius. Et, bien sûr, tout traité était considéré comme sacré, toute violation comme une abomination. Tel était en tout cas l'esprit du début. Mais plus la République romaine grandissait en puissance, plus les divers magistrats et le Sénat devaient faire preuve d'imagination pour justifier ce qui était clairement des guerres de conquête. Quand on lit les fameux Commentarii de Jules César sur la guerre des Gaules, on a l'impression, tellement l'auteur est habile, persuasif et éloquent, que ses légions n'ont fait durant huit ans que suivre le bon droit et la justice, même si, à la fin, un million de Gaulois avaient péri et que la Gaule tout entière était sous domination romaine ... Les temps modernes sont-ils meilleurs ? Il n'existe pas un seul traité avec les Amérindiens que la République américaine n'ait pas grossièrement violé. Depuis la
1. Plutarque, Vie de Numa XII, 4-8.
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fin de la Seconde Guerre mondiale, elle n'a jamais cessé d'intervenir grossièrement dans les affaires de douzaines de pays souverains situés à des milliers de kilomètres de ses côtes, de menacer, sanctionner, terroriser économiquement et militairement les récalcitrants et de répandre la mort, le malheur et la désolation sur terre, toujours sous les mêmes prétextes fallacieux (sécurité, démocratie, liberté) afin d'asseoir sa brutale hégémonie. Dans toute religion, les rapports entre les mortels et les dieux jouent dans les deux directions : d'un côté les offrandes et les prières que les hommes adressent aux dieux, d'autre part les avis et les signes que ceux-ci envoient aux hommes. Les Romains appelaient sacra les sacrifices et rites des mortels en direction des dieux et signa les réponses de ceux-ci. À Rome, on accordait une importance considérable aux présages (omina), aux auspices (auspicia) et à tout l'art augural. Les divers .flamines et autres collèges de prêtres que nous avons mentionnés étaient chargés de la première activité. La seconde, la lecture, et surtout l'interprétation des présages, était l'affaire des augures et des haruspices. L'augure (augur) était chargé d'interpréter les signes du ciel avant tout acte officiel, car la sanction divine était essentielle. Il jouissait donc d'un pouvoir important à Rome et la dignité d'augure était fort prestigieuse. Le mot latin augur est intimement lié au verbe augeo (infinitif augere) qui a le sens de « faire croître, accroître, augmenter». La racine verbale indo-européenne aug- a donné naissance à un substantif dérivé neutre de type *aug-es qui s'est propagé en Inde védique comme *auj-as, donnant finalement le mot neutre ojas. Le grec, de son côté, a connu les verbes àtsro, ausro et aùsavro (trois formes d'un ancien ÙfÉSro signifiant augmenter, accroître) et les substantifs ausri, ausricrn; (croissance, accroissement). Peut-être pouvons-nous aussi associer à l'indo-européen *aug-es le grec aùyfJ (lumière éclatante). En latin cela a pris deux formes complémentaires, augus- et augur 1•
l. Le jeu entre une finale s et une finale r en fonction des règles euphoniques est bien documenté dans les langues indo-européennes.
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C'est la variante augus- qui est parallèle à l'ojas védique : les deux représentent une réalité neutre (donc inanimée) dont le sens général tourne autour de la notion de plénitude de force. Ainsi, les divers sens d'ojas sont: force physique, vigueur, énergie, puissance, vitalité ; eau ; lumière, lustre. La carrière du mot ojas dans les hymnes védiques montre qu'il s'agit d'une masse d'énergie, un réservoir de force de nature sacrée, ou divine, principalement associé au grand dieu aryen Indra, symbole du mental lumineux de l'homme' ; autrement dit, ojas est l'énergie lumineuse et sacrée apte à opérer les transformations et se traduire en action. Bien sûr, à Rome, augus- nous a laissé des mots comme augustus (saint, consacré, majestueux, vénérable) et auguste (selon le rite, religieusement). La version augur, elle, a pris une forme animée, celle du prêtre appelé augure. Alors que cette plénitude de puissance, cette véritable masse énergétique appelée ojas par les rishis védiques est réquisitionnée pour l'action intérieure transformatrice de l'homme ou pour son action extérieure organisatrice et conquérante (typiquement la deuxième fonction indo-européenne), l'augure romain, lui, vient simplement vérifier si cette plénitude de puissance habite tel lieu, telle construction projetée d'un temple, tel moment pour tenir un vote ou une discussion au Sénat, ou engager telle bataille à la guerre, etc. Comme dit Dumézil,« l'art augural est une technique de consultation, non d'influence »2 • Ce qui est augustus est plein d'énergie lumineuse, rempli d'une puissance sacrée, d'une force mystique, et c'est pourquoi Octave, après sa victoire définitive sur MarcAntoine et Cléopâtre, mettant fin à cent ans de tribulations, de violences et de guerres civiles, devint princeps (premier citoyen, prince) sous le nom d' Auguste 3 . 1. Voir mon ouvrage Brûlante Clarté, la révélation du ~g Veda, Éditions Almora, Paris, 2016. 2. Georges Dumézil, Idées romaines, Gallimard, Paris, 1969, p. 97. 3. Le premier empereur de Rome, homme digne et pieux, rétablit la religion antique dans toute sa force et l'Empire connut sous son égide une période de paix et de grande prospérité économique et culturelle. Plus tard, au ne siècle
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La technique augurale n'était à l'origine qu'un support à l'écoute et au senti des énergies. L'augure traçait un rectangle dans le ciel et observait le vol des oiseaux : prendre les auspices était littéralement aves spicere (regarder les oiseaux)'. Il ne devait y avoir aucun bruit autour, aucune perturbation. L'authentique augure observait certes le silence extérieur, mais aussi et surtout le silence intérieur. Il se donnait à l'écoute : une écoute sans direction, impersonnelle, l'écoute des rythmes de la vie, des saisons de l'existence, l'écoute des moments justes pour tout. L'augure romain, même s'il ne faisait que s'informer de l'état des énergies relativement à un lieu, un moment ou une situation particulière, jouissait néanmoins d'un pouvoir énorme, car il pouvait faire reporter une élection, une délibération du Sénat et même une bataille simplement en déclarant qu'il fallait différer l'action projetée à un autre jour : alio die ! L'augure romain vérifiait si les dieux donnaient leur aval à la nomination d'unjlamen par le grand Pontife (Pontifex Maximus). Lejlamen devait d'abord être agréé par les dieux et pour le savoir, on prenait les augures. Avant d'entrer en fonction, lefiamen devait littéralement être« inauguré». Le verbe« inaugurer» vient donc du mot latin augur. Dans notre monde profane, on demande à n'importe qui d'« inaugurer» n'importe quoi à n'importe quel moment, car tout est centré sur l'homme individuel et sa prétention à être au centre de l'existence (ce qu'est l'humanisme), une existence vue comme matérielle et de plus en plus mercantile. Depuis longtemps, nous ne savons plus vraiment prendre les augures, c'est-à-dire écouter, humblement écouter. Les affaires humaines, tant personnelles qu' étatiques et internationales, ne
après J.-C., le Sénat prit l'habitude de saluer l'arrivée d'un nouvel empereur en lui souhaitant d'être « plus heureux qu' Auguste et meilleur que Trajan » (jelicior Augusto, melior Trajano ), ces deux empereurs étant devenus des références. l. Le verbe spicere, devenu specere, est apparenté au verbe grec OKÉmoµat et à la racine verbale sanskrite védique spas- qui ont le même sens.
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sont plus que calculs mentaux 1• L'homme moderne se fie uniquement à ses facultés rationnelles, à son savoir de compilation, à sa mémoire, à sa « raison » : il est très peu attentif aux directions que prennent les énergies de la vie que les Anciens appelaient les dieux. Notre manque d'écoute impie n'a pas fait pour autant disparaître les dieux, il nous a simplement rendus aveugles et sourds. Ceux que les Européens qualifiaient de barbares, les Indiens d'Amérique, furent toujours beaucoup plus respectueux des énergies de la vie : ils savaient regarder, écouter, sentir. Aujourd'hui, les descendants des envahisseurs européens de l'Amérique vivent mal, très mal, justement parce qu'ils ne savent pas prendre les augures avant d'introduire et voter un projet de loi, prendre une décision importante en affaires ou dans leur vie personnelle ; à tous les niveaux et dans tous les domaines, tout est devenu purement mental, tout n'est plus que velléité personnelle, calcul mesquin, violence et profanation. De graves lois affectant des dizaines, voire des centaines de millions de personnes sont régulièrement débattues et votées dans des lieux et à des moments tout à fait impropres, voire énergétiquement aberrants 2 • Mais qui s'en soucie dans une civilisation où la majorité des gens font entrer dans leur corps des abominations, se gavent de musiques destructrices du système nerveux, n'écoutent pas les rythmes de leur propre corps et travaillent dans des bureaux dotés de basses énergies et conçus uniquement sur des critères financiers ? Des églises et des lieux de recueillement modernes sont situés, orientés et construits selon des critères complètement profanes et mercantiles, quand ce n'est pas de façon proprement absurde. En Occident, la seconde moitié du xxe siècle a vu la construction d'églises aux caractéristiques particulièrement inappropriées,
l. Winston Churchill résumait par deux mots les affaires internationales : ca/cu/ations, misca/cu/ations (calculs, mauvais calculs). 2. Un bon augure aurait exigé la fermeture immédiate du Capitole à Washington, un lieu aux énergies basses et lourdes très peu propice à la prise de décisions.
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sorties de l'imagination mondaine d'architectes ignorants et dont les proportions, l'orientation, les matériaux et l'allure générale sont destructeurs du sacré. Dans le monde antique, de tels architectes eurent été jetés aux crocodiles ou aux lions, ou déportés ... L'homme moderne fait n'importe quoi n'importe où n'importe quand. Des aveugles et des sourds prétendent guider des aveugles et des sourds qui vont régulièrement les élire encore et encore. C'est ainsi qu'on pourrait, à peu de chose près, décrire l'histoire politique moderne de l'Occident. Si les philosophes français du xvme siècle ont pu se moquer des augures romains tout autant que des prêtres catholiques de leur époque, c'est qu'ils ne voyaient dans leurs pratiques religieuses que les superstitions détestables dont leur siècle regorgeait. Quant aux haruspices, qu'on pense originaires de la civilisation étrusque, ils lisaient dans les viscères des animaux, mais déjà à l'époque de Caton l'Ancien (début du ne siècle avant notre ère), la plupart passaient pour des charlatans. Cicéron rapporte : « Il y a ce vieux mot célèbre de Caton, qui disait s'étonner de ce qu'un haruspice put en regarder un autre sans rire. » 1 Les sciences augurales et haruspiciennes se transmirent pendant très longtemps de génération en génération et nul ne sait quand ou comment elles commencèrent. On sait qu'elles sont très anciennes - bien avant la fondation de Rome - et qu'avec le temps les techniques elles-mêmes demeurèrent, mais l'écoute essentielle se perdit. C'est bien ce qui arrive à tous les rituels dans toutes les traditions spirituelles et religieuses. Moins les augures étaient capables d'une véritable écoute sensible, plus leur technique, déjà précise et minutieuse, se faisait tatillonne. Vint un temps où tout le monde trichait et faisait semblant de croire encore à ce qui était largement devenu superstition. Tout ce qui demeura de l'antique ferveur, ce furent, dans beaucoup de cœurs et d'esprits de simples citoyens, les braises du sentiment du sacré et du pressentiment du divin. Même la superstition permet d'entretenir la 1. Vetus autem illud Catonis admodum scitum est, qui mirari se aiebat quod non rideret haruspex haruspicem cum vidisset. De Divinatione II, 51.
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notion de puissances au-delà de celles illusoires de l'individu et cela fut un facteur de cohésion sociale ... avant de devenir un outil de manipulation des masses et d'asservissement. La perte de l'écoute véritable qui animait les premiers augures entraîna une grande hypocrisie religieuse que ne tardèrent pas à exploiter les politiciens. Il était facile pour les augures et les haruspices de tricher et de lire ce qu'ils voulaient bien lire, ou plutôt ce que certains magistrats ambitieux voulaient qu'ils lisent ou ignorent. De la même manière, on se mit à jouer avec les mots pour déclarer justes et défensives des guerres de conquête, en trouvant toutes sortes de prétextes (allié à secourir prétendument menacé, guerre préventive, empiétement sur les frontières, abus contre des ressortissants, etc.). On se mit à utiliser les augures pour empêcher des élections et des procès d'avoir lieu, ou pour entraver l'action de tel magistrat. Des pontifes jouèrent avec le calendrier pour allonger ou raccourcir telle ou telle année selon que tel ou tel homme était consul ou tribun cette année-là, etc. On respectait scrupuleusement la lettre des usages et des procédures, mais on ne se souciait plus de l'esprit : c'est ainsi que dans les derniers siècles de la République romaine, les hommes publics, tout en donnant l'apparence d'exécuter la volonté des dieux, n'en firent en fait qu'à leur tête pour servir leurs propres intérêts.
Le destin d'une République devenue profane
Mon sujet même paraît m'inviter, puisque l'occasion m'amène à parler des mœurs publiques, à reprendre les choses d'un peu haut et à exposer en quelques mots les principes de nos aïeux en paix et en guerre, à dire comment ils ont gouverné l'État, dans quelle situation prospère ils l'ont laissé, et par quels changements insensibles la République, autrefois si belle et si honnête, est devenue détestable et criminelle 1• Salluste, Conjuration de Catilina V, 9
Après l'expulsion des rois étrusques, afin d'éviter la concentration du pouvoir absolu entre les mains d'un seul homme, l'autorité gouvernementale de Rome fut répartie entre le Sénat, les magistrats élus et les comices2 . Le Sénat, la plus haute autorité de la république, avait pour rôle de contrôler et conseiller les magistrats (notamment en approuvant ou non les projets 1. Rës ipsa hortârï vidëtur, quoniam dë môribus cïvitiitis tempus admonuit, suprâ repetere ac paucïs ïnstitûta maiôrum domï mTiitiaeque, quô modo rem püblicam habuerint quantamque relïquerint, ut paulâtim inmütiita ex pulcherrumâ pessuma ac flâgitiôsissuma facta sit, disserere. 2. Les comices étaient l'assemblée du peuple romain réunie pour élire des magistrats ou pour voter des lois ; selon que le peuple était rassemblé en curies, en centuries ou en tribus, on les appelait comices curiates, centuriates ou tributes.
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de loi), de gérer les finances publiques, de surveiller la religion nationale, de diriger la politique extérieure (c'est le Sénat qui désignait et recevait les ambassadeurs) ; de plus, il contrôlait les effectifs et les commandements militaires, organisait le gouvernement des provinces et pouvait décréter des mesures d'exception. Le Sénat était composé d'anciens magistrats : dictateurs 1, censeurs, consuls, préteurs, édiles curules, questeurs (à partir de - 80), tribuns de la plèbe et édiles plébéiens (à partir de - 120). Les consuls étaient les premiers magistrats à Rome : ils convoquaient et présidaient le Sénat et les assemblées populaires (comices), lançaient des projets de loi, levaient et commandaient les armées. Les préteurs s'occupaient principalement de rendre la justice, mais pouvaient aussi remplacer les consuls en leur absence. Les édiles pourvoyaient à l'administration municipale (police, voirie, salubrité, approvisionnements, jeux). Les questeurs, chargés des finances, étaient les gardiens du trésor public et payaient les armées, les fournisseurs et les trésoriers des provinces. Un des consuls pouvait exceptionnellement nommer un dictateur avec pleins et absolus pouvoirs pour une période de 6 mois et celui-ci se choisissait un Maître de Cavalerie comme chef d'État-Major; un dictateur était nécessairement choisi parmi les anciens consuls. Quant aux censeurs (au nombre de 2, élus tous les 5 ans pour une période de 18 mois), ils étaient chargés du cens (recensement quinquennal) et du classement des citoyens et de leur fortune, et veillaient aussi à établir la liste des sénateurs et des chevaliers, à surveiller les mœurs et l'adjudication des travaux publics et la collecte des impôts. Un censeur avait le pouvoir d'exclure du Sénat un membre jugé indigne. Le pouvoir des censeurs était absolu, aucun magistrat ne pouvant s'opposer à leurs décisions ; seul un autre censeur qui leur succédait pouvait les annuler.
1. Pour les Romains, ce mot n'était pas du tout négatif comme il !'est aujourd'hui, bien au contraire.
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Les comices curiates n'étaient plus, sous la République, qu'un souvenir de l'époque royale: toujours dominés par les patriciens, ces comices n'avaient plus qu'un rôle religieux. Les comices centuriates étaient les réunions du peuple regroupé en centuries selon cinq classes fondées sur la richesse des citoyens. Lors des votes des comices centuriates, les premières classes votaient en premier et lorsqu'elles étaient d'accord, le vote se décidait avant même que les centuries les plus pauvres n'aient voté, de sorte que celles-ci ne votaient pas souvent. Les plus riches citoyens de la première classe faisaient leur service militaire à cheval, d'où leur nom de chevaliers (equites). Les membres de l'ordre équestre préféraient normalement les affaires, mais plusieurs se mirent à briguer des magistratures : on les appelait homo novus (homme nouveau), car ils n'avaient pas d'ancêtres nobles ou ayant accédé à une magistrature supérieure ou au Sénat. À partir du ne siècle avant notre ère, chevaliers et sénateurs s'opposèrent de plus en plus violemment dans une lutte pour le pouvoir. Les comices tributes étaient les réunions du peuple regroupé en tribus, selon leur lieu de résidence : ici les tribus rurales étaient majoritaires. Avec le temps, les comices tributes devinrent la véritable assemblée du peuple : on y votait des plébiscites et des lois, et on y élisait les tribuns, les édiles plébéiens, les édiles curules et les questeurs. On ne peut pas dire que la République romaine constituait une véritable démocratie ; elle était en fait une ploutocratie se donnant l'apparence d'une démocratie. En réalité, le système républicain fut façonné par et pour l'oligarchie sénatoriale. Les principaux magistrats 1 étaient élus annuellement pour une période d'un an par les comices selon un système favorisant les riches de la classe moyenne. Pendant un siècle, ce furent toutefois uniquement les patriciens qui continuèrent d'être élus avant que des plébéiens fortunés puissent se frayer un chemin vers la magistrature, ce qui ne rendit pas le système plus démocratique, 1. Autour de - 150, on comptait 2 consuls, 6 préteurs, 2 édiles curules, 8 questeurs, 10 tribuns de la plèbe et 2 édiles plébéiens.
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mais ne fit qu'élargir la base de la classe dirigeante. Les familles qui comptaient au moins un consul parmi leurs ancêtres formaient la couche supérieure, la noblesse. Ces nobi/es patriciens furent bientôt rejoints par des plébéiens riches, comme nous venons de le dire, et les deux formèrent ensemble la nobilitas, la section la plus distinguée de l'aristocratie romaine. Il convient de retenir que la fortune était un facteur de première importance pour accéder à une magistrature importante.
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Le gouvernement de la République romaine vers - 150
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La raison pour laquelle un système numériquement dominé par la classe moyenne préféra toujours élire des membres de l'aristocratie a tout à faire avec le clientélisme, un système de dépendance mutuelle initialement basé sur la.fi.des et qui perdura durant toute la durée de la République. Au tout début, seuls les patriciens étaient des citoyens de plein droit et les autres habitants de la ville et des campagnes étaient les « clients » de patriciens : ils jouissaient de leur protection, légale entre autres, en retour de laquelle les clients rendaient service à leur patron, particulièrement en temps d'élection. Comme les magistrats issus d'une minorité de très riches citoyens tiraient leur légitimité et leur autorité de masses économiquement dépendantes et toujours mal informées sur les enjeux parfois complexes auxquels doit faire face tout gouvernement, la corruption était inhérente au système et, avec l'agrandissement de l'empire et l'affluence inouïe de richesses qui l'accompagna, elle ne pouvait que prendre une ampleur démesurée. Dans une démocratie, qu'elle soit directe comme à Athènes et à Rome dans l 'Antiquité, ou représentative comme dans le monde moderne, où le processus électoral consiste essentiellement à convaincre des masses largement ignorantes, égoïstes, craintives, superficielles et inconstantes, l'argent et la démagogie règnent en maître. Le grand historien grec Thucydide en a merveilleusement bien montré les conséquences à Athènes à la fin du ve siècle avant notre ère et l'histoire de la fin de la République romaine l'illustre encore de façon plus évidente. Quant aux démocraties libérales modernes, le lecteur jugera par lui-même si, derrière les apparences, les slogans, la langue de bois, la propagande et les discours ronflants, ce ne sont pas encore et toujours la démagogie et l'argent qui règnent en maîtres véritables. Dans nos démocraties modernes, les citoyens semblent sans doute moins ignorants et naïfs que sous la République romaine (encore que ... ), mais la plus grande complexité du monde sur les plans financier, économique, sociologique, diplomatique, militaire et autres assure qu'en pratique elles le sont finalement tout autant et peut-être même davantage avec la concentration
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croissante dans quelques mains des grands organes d'information devenus de vulgaires caisses de résonance pour une pensée unique et dont les omissions et même les mensonges se font de plus en plus audacieux avec les années. Dans un tel contexte, quoi de plus facile que former et diriger l'opinion publique ? Dès la naissance des républiques modernes, elle le fut. Une oligarchie ploutocratique contrôle très efficacement la vie publique notamment en parvenant (à coups d'argent, de réseaux d'influence et de contrôle de l'information) à installer au pouvoir des pantins, plus ou moins sympathiques sur qui toute l'attention du public se porte et qui ne peuvent jamais s'écarter trop des balises du système. C'est dans les pays occidentaux les plus riches que la mascarade démocratique est la plus flagrante. Le système est tellement bien rodé que l'immense majorité des journalistes et commentateurs, même les plus informés et intelligents, n'osent pas dénoncer la supercherie, à supposer qu'ils aient la lucidité de la déceler, de peur de voir leur carrière se terminer brutalement. Il n'existe peut-être pas encore de violence électorale physique dans les rues comme à Rome durant le dernier siècle de la République, mais la violence inhérente à la concentration de l'argent et la démagogie, à peine moins grossière dans les démocraties modernes, pourrait beaucoup plus facilement qu'on pourrait le croire revenir à ce qu'elle était à Rome au 1er siècle avant notre ère. La relative paix sociale repose sur un château de cartes que pourrait souffler la prochaine crise financière et économique. En attendant l'inéluctable, les discours superficiels des politiques ont toujours la cote, avec leurs approximations grotesques, leurs clichés et leurs slogans destinés à appâter et ferrer les poissons que sont les plus intellectuellement vulnérables, dont la mère est semble-t-il continuellement enceinte.
L'avis de la majorité ne peut être que l'expression de l 'incompétence 1• René Guénon, La Crise du monde moderne l. René Guénon, La Crise du monde moderne, Paris, 1927.
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Les électeurs modernes ne sont peut-être pas encore aussi nombreux à se retrouver dans la même dépendance économique immédiate que les classes pauvres à Rome et le clientélisme n'existe plus comme tel, mais les puissances d'argent contrôlent avec une redoutable efficacité ce que les citoyens entendent et voient tous les jours et encore plus ce qu'ils n'entendent pas et ne voient pas. Bien sûr, c'est aux États-Unis que le phénomène est le plus patent, car c'est là qu'on retrouve le plus d'argent et donc de convoitise, d'hommes possédés par l'illusion du pouvoir temporel et d'abrutissement des masses. Mais revenons à Rome. Avec l'élargissement de la sphère d'influence romaine, la plèbe s'accrut considérablement, formant une masse de citoyens sans les mêmes droits politiques et qui, pour vivre en sécurité, devinrent aussi les clients de patrons praticiens. C'est ainsi qu'avec le temps et surtout l'affluence de richesse, l'antique fides entra de moins en moins en considération dans des rapports devenus profanes et simplement basés sur l'intérêt immédiat. Ceux d'entre eux qui parvinrent à s'enrichir n'eurent bientôt plus besoin de patrons praticiens et, en compagnie des nobles arrivés à Rome depuis d'autres communes italiennes, se mirent à exiger l'égalité politique complète. C'est ainsi que les plébéiens obtinrent graduellement l'accès aux divers sacerdoces et magistratures. De plus, certains droits spéciaux furent reconnus à la plèbe, entre autres celui de veto et d'inviolabilité des tribuns de la plèbe ; à l'usage, les décrets votés par les assemblées de la plèbe finirent par être reconnus comme la volonté de tout le peuple de Rome, car à mesure que grandissait son importance la nobilitas s'y intéressa et y fit sentir son influence presque toujours décisive. De très riches plébéiens entrèrent donc dans le cercle restreint des familles dirigeantes et prirent sous leur protection d'énormes masses de clients économiquement plus faibles, ce qui leur assura une très large et fidèle base électorale. Les riches patrons représentaient leurs clients en cour et, une fois magistrats, leur assuraient toutes sortes d'avantages. Les coalitions entre patrons étaient l'essence même de la joute politique
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romaine, particulièrement dans les deux derniers siècles de la République. On en vint à appeler amicitia (amitié) la rencontre d'intérêts entre deux riches patrons. C'est par l'entremise de ces coalitions que la nobilitas s'assurait toujours le ton aux élections et que ses membres demeuraient, année après année, siècle après siècle, les seuls élus. Là où la nobilitas trouvait sa plus importante expression, c'était dans l'autorité du Sénat, au début constitué de nobles vieillards d'expérience conseillant le roi et, plus tard, des anciens magistrats de la République. La liste des sénateurs était annuellement établie par le censeur parmi les citoyens les plus distingués de la société romaine : dictateurs 1, censeurs, consuls, préteurs, édiles curules, questeurs (à partir de - 80), tribuns de la plèbe et édiles plébéiens (à partir de - 120). C'est dans cet ordre de priorité que les sénateurs étaient toujours invités à s'exprimer pour donner leur avis sur les diverses affaires soumises à l'attention du Sénat. À magistrature égale, les patriciens avaient préséance sur les plébéiens et les aînés sur les jeunes. Jusqu'au début du premier siècle avant notre ère, l'assemblée comportait 300 sénateurs. En - 81, Sulla augmenta leur nombre à 600 ; en - 46 César porte ce nombre à 900, mais Octave, devenu empereur sous le nom d' Auguste, le réduira à nouveau à 600. Étant donné le grand nombre de sénateurs et l'ordre de préséance, c'était finalement toujours les mêmes qui parlaient et donnaient le ton aux débats. Les « amitiés »entre sénateurs et factions de sénateurs jouaient donc ici plus que jamais. C'est ainsi qu'en fait une poignée de nobles dirigeaient les affaires de l'État. D'autre part, comme l'importance des territoires et des populations à gérer grandissait, les deux consuls et autres magistrats, élus annuellement, ne suffisaient plus à la tâche, beaucoup s'en fallait. L'avis du Sénat (senatus consultum) devint en pratique une véritable directive aux divers magistrats. Un magistrat pouvait légalement ignorer les senatus consulta, mais quelle sorte
l. Ce mot n'était pas du tout négatif comme aujourd'hui bien au contraire.
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de position aurait-il plus tard au Sénat et qui y deviendrait son « ami » ? L'oligarchie des gros propriétaires terriens continuait donc à garder bien en main le gouvernement de Rome. Ce système fonctionna de façon relativement paisible et ordonnée jusqu'au début du deuxième siècle avant notre ère, plus précisément jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre punique (- 218 à - 202) et au moment où l'empire s'étendit en Macédoine, en Grèce et toujours plus loin en Orient. Au tout début, la structure et le fonctionnement de la société romaine reposaient sur la naissance. Même après que la plèbe eut obtenu des concessions et certains avantages, notamment l' élection de ses tribuns et, plus tard, l'accès aux magistratures supérieures, le système politique demeurait presque complètement entre les mains des riches familles patriciennes. L'aristocratie romaine possédait un remarquable instinct politique : tout en se battant avec opiniâtreté pour maintenir sa position, elle savait néanmoins consentir en temps opportun à des concessions, éviter une révolte ouverte de la plèbe et ainsi garder la main haute sur le pouvoir. L'afflux de plus en plus important de richesses venues des territoires soumis décupla donc, en ceux qui avaient déjà une propension, l'avidité et l'égoïsme, qui devinrent un des traits dominants des Romains à la fin de la République. L'argent fit de plus en plus concurrence à la naissance comme critère d'élévation sociale et la riche bourgeoisie se mit à jouer du coude avec l'oligarchie originelle (l'ordre sénatorial ancien). Il fallait déjà être riche pour espérer être élu, étant donné que les magistratures n'étaient pas rémunérées et qu'il fallait disposer d'une large base de « clients » sur qui compter aux élections ; mais cet état de fait empira fortement et au premier siècle avant notre ère, il fallait être très riche pour espérer accéder à une magistrature importante. À partir de la deuxième moitié du ne siècle avant notre ère, il n'y avait à peu près plus rien ni personne à Rome qui ne
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pouvait s'acheter1• Le sentiment du sacré, la« crainte des dieux» et l'antique pietas cédaient devant ce qui devenait le seul dieu véritable : l'argent. La lumière du cœur, de l'honneur, de la droiture et de la justice s'obscurcissait à mesure que s'étendaient les ténèbres de l'avidité et de la peur. De plus, la vie de famille, qui avait été un pilier de la société romaine archaïque et un rempart contre la dissolution des mœurs pendant des siècles, eut alors tendance à s'étioler pour en arriver, dans les dernières décennies de la République, aux bords de l'éclatement. Les premiers signes de décadence apparurent donc très rapidement après la victoire décisive de Rome contre les armées carthaginoises d'Hannibal et avec la domination progressive sur la Grèce 2 , où les Romains prirent alors vraiment conscience de la culture et du raffinement. La littérature latine et les arts en général commencèrent à fleurir à Rome, même s'il s'agissait souvent de simples copies et imitations. Mais si le contact avec la Grèce eut cette influence bénéfique sur les Romains, il occasionna aussi la montée d'une mode bourgeoise et un important relâchement de l'antique et verticale rigueur de l'âme romaine. La simplicité de la vie traditionnelle s'étiola3 . En un sens le choc fut rude. 1. Encore une fois, on pourrait ici établir un intéressant parallèle avec les mœurs électorales dans la République américaine. 2. Depuis très longtemps, les Romains avaient des contacts avec les Grecs des colonies du sud de l'Italie et leur présence est attestée en Grèce continentale dès le m• siècle avant notre ère, plusieurs cités ayant alors demandé la protection de Rome. L'assimilation de la totalité de la Grèce fut graduelle et ponctuée de nombreuses campagnes contre la Macédoine et certaines cités rebelles. On considère - 146 comme la date du début de la domination romaine en Grèce, mais en - 87 le général Sulla devait encore écraser une rébellion d'Athènes et d'autres cités. Les Romains laissèrent néanmoins un bon degré d'autonomie aux cités grecques, qui acceptèrent d'autant plus facilement la primauté et la protection de Rome qu'ils l'envahirent culturellement. 3. À la fin du 11• siècle avant notre ère, Caïus Marius, un parvenu plébéien, grand général qui devait être élu huit fois consul durant sa vie, déclarait devant l'assemblée du peuple être un chef militaire plus efficace et honnête que les aristocrates qui avaient tenu son poste à la tête des armées en Afrique: « Je n'ai pas non plus étudié les lettres grecques ; je ne me souciais guère d'une étude qui n'avait pas su inspirer à ses maîtres l'amour de la virtus. » Ce qui n'empêcha pas ledit Marius de faire plus tard preuve d'une violence à l'égard
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Parler grec devint certes un atout sur le plan culturel, mais vira également en une sorte de snobisme dans les cercles aristocratiques romains et surtout chez les nouveaux riches. Mais surtout, l'influence grecque et orientale (l'empire s'étendit de plus en plus vers l'Orient) déclencha une ruée vers les plaisirs des sens que n'avaient encore jamais connue les Romains. Dès le début du ne siècle, deux tendances s'affrontèrent, dont les champions furent forcément des citoyens très en vue. Scipion l'Africain (Publius Cornelius Scipio, dit Africanus ), le célèbre vainqueur d'Hannibal en - 202, féru de culture grecque, mais porté aux dépenses excessives et au luxe ostentatoire qui allait dorénavant donner le ton à la haute société romaine, se fit le promoteur zélé de tout ce qui était grec et oriental. Caton l'Ancien (Marcus Porcius Cato, dit Cato Maior), d'origine plébéienne, mais ayant complété le cursus honorum 1 et s'étant également distingué par son courage et son leadership sur tous les champs de bataille, de l'Italie à la Grèce en passant par l'Afrique et l' Espagne, à tel point que le Sénat devait lui accorder le triomphe, déplorait vivement la corruption des mœurs qu'il voyait s'installer chez ses concitoyens. Caton ne méprisait pas la culture grecque, bien au contraire, d'autant plus que durant sa jeunesse il avait appris le grec à Tarente, où il s'était lié d'amitié avec le philosophe Néarque et qu'à l'occasion de sa préture en Sardaigne il reçut encore des leçons de grec d'Ennius. De plus, à l'occasion de la campagne de Grèce, il visita plusieurs villes, notamment Corinthe et Athènes, où il fit un discours à la population. Mais Caton ne dissimulait pas son mépris pour les mœurs relâchées des Grecs de son temps et leur manque de gravitas. De retour à Rome, il combattit vigoureusement ce qu'il percevait comme une dégénérescence de l'âme
de ses opposants politiques et d'une cruauté rarement égalées et encore moins surpassées ... 1. L'expression consacrée cursus honorum (littéralement « la course aux honneurs») désignait la poursuite et l'exercice successifs des diverses magistratures, de questeur à consul.
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romaine originelle. Il eut d'ailleurs amplement l'occasion de le faire quand, en - 184, à peine deux ans après l'épisode du fameux scandale des Bacchanales, ses concitoyens l'élurent censeur en compagnie de son ancien patron Lucius Valerius Flaccus. Caton montra une grande rigueur et commença par émonder la liste des sénateurs et des chevaliers : il en expulsa tous ceux qu'il jugeait indignes à cause de leur corruption morale, de leur ambition excessive ou de leur cruauté. Caton avait soutenu la poursuite contre Scipion l'Africain pour corruption à l'occasion de campagnes militaires (gaspillage relatif au butin, luxe extravagant), mais ces charges furent abandonnées par l'assemblée populaire reconnaissante à Scipion d'avoir débarrassé Rome du fléau que représentaient pour elle Hannibal et les Carthaginois. Déjà en - 195, année de son consulat, Caton s'était opposé à l'abrogation de la loi Oppia, adoptée durant la Seconde Guerre punique, interdisant aux femmes de porter trop de bijoux et des vêtements de couleur (le prix de la pourpre était alors élevé), ainsi que de circuler dans les rues de Rome dans des voitures conduites par deux chevaux. Cette loi avait pour but de limiter le luxe afin de consacrer les richesses au vital effort de guerre plutôt qu'à la parure. Malgré l'opposition de Caton, la loi Oppia fut effectivement abrogée cette année-là, au grand soulagement des Romaines 1• Le célèbre censeur eut toutefois sa revanche en imposant une taxe importante sur les vêtements et décorations luxueuses. Pour Caton, la vie privée relevait de la discipline privée et la vie publique de la discipline majoritaire. Or, la rigueur des premiers Romains, à laquelle souscrivait Caton, voyait la conduite et la frugalité dans la vie fortement liées au sentiment du sacré. C'est dans cet esprit que le vieux Caton opposa vigoureusement la censoria gravitas à la luxuria devenue occasion de corruption du caractère romain : le censeur combattit farouchement ce qu'il percevait comme un l. La persistance des matrones eut raison du veto des tribuns de la plèbe et les Romaines célébrèrent par un défilé dans les rues de la capitale en arborant les vêtements et les bijoux les plus ostentatoires.
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affaiblissement des mœurs, une dégénérescence qui, selon lui, n'augurait rien de bon pour la Res publica. Les événements du siècle après sa mort allaient lui donner amplement raison. L'enrichissement scandaleux de Rome allait permettre à ses nouveaux riches de rivaliser de cupidité et de luxe éhonté, et favoriser le cercle vicieux entre richesses et pouvoir. Telle fut la conséquence directe de l'oubli du sacré, accompagné comme toujours de la montée de l'individualisme. Ce n'est pas que la culture grecque et les richesses matérielles de l'Orient aient entraîné l'affaissement du pressentiment du sacré et de la gravitas au cours du ne siècle, c'est plutôt l'inverse : l'effritement de la belle verticalité qui avait trempé le caractère des Romains dans les siècles précédents offrait un terrain fertile à la corruption par les richesses nouvellement arrivées. La richesse et la culture grecque n'ont servi que de catalyseurs et de révélateurs chez ceux qui avaient cela à explorer dans leur vie. C'est dans cet individualisme et cet égoïsme qu'il faut voir la cause principale de l'incompétence abyssale de la nobilitas de Rome à gouverner un empire s'étendant bientôt de l'Atlantique à l'Euphrate en passant par la mer du Nord et l'Afrique. Rome était d'abord et avant tout une cité et ses citoyens en conservaient encore la mentalité. Aujourd'hui, nous pensons les choses en termes d'États-nations modernes, mais les hommes del' Antiquité voyaient tout autrement : la notion même de pays au sens d'État-nation comme nous les concevons aujourd'hui n'existait tout simplement pas ; de tels États-nations ont commencé à apparaître en Europe au sortir du Moyen Âge, avec la dissolution finale du monde traditionnel en Occident. On parlait plus d'Athènes, de Sparte, de Babylone, de Ninive que de Grèce ou de Mésopotamie en tant que « pays ». De plus, la très vaste majorité des membres de la nobilitas romaine ne pensaient qu'à leurs intérêts et leurs avantages personnels, et les trop peu nombreux magistrats assignés à l'administration des provinces ne demeuraient en poste que pour une seule année : la plupart ne se gênaient donc pas pour exploiter et même saigner à blanc les territoires sous leur férule et s'enrichir de manière outrageante.
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En ce qui a trait au sénat, jadis et pendant tant de siècles l'éminent phare des Romains, la seule question qui venait à l'esprit était de savoir s'il était plus incompétent que corrompu ou le contraire. Edith Hamilton, The Roman Way1
La nobilitas n'avait plus l'envergure politique ni même la dignité requises pour administrer un empire de façon convenable, c'est-à-dire de manière à ce que tous les citoyens s'épanouissent sur les plans économique, intellectuel et spirituel. Dans les dernières décennies de la Res publica, l'égoïsme était devenu la norme acceptée : c'est cela qui occasionna tant de troubles et de violences, et recouvrit ce qu'il y avait de beau et propre dans la Rome archaïque. De même, l'égoïsme éhonté et l'avidité sans limites au centre de l'empire capitaliste américain moderne ont réussi à obscurcir presque complètement la fraîcheur, une certaine liberté et l'esprit d'entreprise que la vieille Europe lui enviait. J'ai encore à l'esprit combien, enfants, nous avions tous une vision vaste et lumineuse de ce pays formidable qui ne se trouvait qu'à une demi-heure à peine de voiture au sud de Montréal. Combien tout cela s'est effondré dès les années 1960, combien cet empire s'est ironiquement de plus en plus avéré être lui-même « l'empire du mal »2 ! Plus le temps passa, plus je m'intéressai aux affaires internationales et plus je pris conscience à quel point l'image que nous avions des États-Unis dans ces merveilleuses années 1950 était complètement à la surface et combien la laideur et la monstruosité étaient déjà bien à l'œuvre dans les coulisses du pouvoir et que tout cela était la conséquence inéluctable de l'effondrement du sentiment du sacré et la montée de la petitesse égoïste, combien ce pays, loin d'être grand, est finalement
1. Edith Hamilton, The Roman Way, W. W. Norton & Company, New York, 1932. 2. C'est l'expression lancée dans les années 1980 par le président Reagan à l'endroit de l'Union soviétique.
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un des plus petits sur terre. Tout comme Rome il y a deux mille ans, les êtres humains n'ont aucune idée de ce qu'est vraiment la grandeur, c'est pourquoi les Américains vivent dans la peur et la violence. Tant dans la République romaine que dans la République américaine, l'écart entre les riches et les pauvres se mit à augmenter de façon dramatique. Jaloux de leur pouvoir qui leur permettait de s'enrichir sans fin (plus de pouvoir amène plus d'argent, plus d'argent amène plus de pouvoir), les sénateurs, dont beaucoup de nouveaux riches 1, veillaient en outre soigneusement à ce qu'aucun individu n'atteigne un niveau de popularité et de puissance lui permettant d'imprimer de nouvelles directions aux affaires de la Res publica. L'économie de Rome, jusque-là principalement agricole, commença à montrer de fortes tendances capitalistes. L'antique noblesse devint de plus en plus un souvenir et laissa place à une vulgaire ploutocratie. Les liens entre client et patron, jadis fondés sur la.fi.des, prirent une coloration strictement profane et matérialiste. À mesure que reculait le sentiment du sacré avançait la vulgarité. Si les Romains s'étaient montrés moins avides et agressifs, s'ils s'étaient contentés d'avoir politiquement unifié toute l'Italie, la Sicile et la Sardaigne, en plus d'avoir éliminé les seules puissances capables de leur nuire (Carthage et la Macédoine), ils n'auraient peut-être pas connu cent ans d'épouvantables guerres civiles et d'incessants troubles sociopolitiques. Mais l'aristocratie romaine, grisée par les victoires et les conquêtes, avait fini par se persuader d'avoir la mission divine de gouverner l'univers. Cette prétention récurrente au cours des millénaires n'ajamais cessé d'ajouter de nouvelles intimidations et agressions, et des crimes de toutes natures au long et lamentable catalogue des crimes collectifs de l'humanité. Qu'on pense à l'engeance nazie qui, au siècle dernier, avait dévoyé l'antique 1. Un tel nouveau riche faisant irruption dans les affaires publiques était pudiquement appelé homo novus (homme nouveau). Le plus célèbre fut sans doute Cicéron.
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iiryii védique de l'Inde pour mieux étayer ses fumeuses théories
raciales et sa sinistre mission autoproclamée de domination du monde. Encore plus près de nous, combien de politiciens et de faiseurs d'opinion américains continuent encore aujourd'hui de croire que leur pays a mission d'imposer sa loi partout sur terre en se proclamant leader du « monde libre » au point où plus aucun homme public n'ose contester cet article de foi? Bientôt l'Empire chinois prendra le relais avec les mêmes prétentions. Très tôt au ne siècle avant notre ère, Rome se retrouva donc devant une tâche pour laquelle elle n'était pas préparée : l'administration et la surveillance incessante du vaste territoire compris entre l'Espagne et bientôt la Syrie, sans compter que jusqu'aux victoires décisives de Marius en - 102 et - 101, tenir en respect les Celtes et les Germains au nord de l'Italie requérait souvent des efforts militaires considérables. De plus, l'exploitation ignominieuse des provinces générait un profond mécontentement et il fallait vite mater les troubles et les rébellions qui ne manquaient pas d'éclater. Il fallait donc constamment maintenir des légions sur le pied de guerre, ce qui n'était pas le cas dans les débuts de la République, alors que l'armée était mobilisée pour faire face à des situations précises et ponctuelles. Mais les paysans, qui constituaient alors la masse des légionnaires, ne pouvaient pas impunément délaisser leurs terres pour de longues périodes. Le résultat fut que beaucoup d'entre eux se retrouvèrent ruinés, leurs terres tombées en friche furent rachetées à vil prix par les riches nobiles et une nouvelle masse de clients désœuvrés fut jetée entre les mains des patrons et dans les rues de la capitale 1• Ce problème se trouvait aggravé par la concurrence des produits agricoles bon marché importés des provinces2• On assista donc à des résistances à la mobilisation. 1. Les États-Unis traitent de façon tout aussi ignoble les vétérans de leurs guerres impérialistes. 2. Encore une fois, on ne peut s'empêcher de penser à notre époque, qui a vu les entreprises occidentales se délocaliser fortement en faveur de pays émergeants où le coût de la main-d'œuvre était beaucoup plus faible, engendrant ainsi du chômage et des conditions d'emploi à la baisse en Occident.
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Caïus Marius (- 157 à - 86), un plébéien élu sept fois consul, général victorieux dans la guerre contre Jugurtha en Afrique et contre les Cimbres et les Teutons au nord, trouva un remède. Il réforma l'armée en profondeur. Non seulement améliorat-il l'équipement, l'organisation et les tactiques des légions romaines, mais surtout il rejeta complètement le critère de la richesse dans le recrutement et fit entrer massivement les prolétaires dans les troupes. L'armée romaine cessa du coup d'être une milice et devint une armée professionnelle permanente. Cela entraîna des conséquences sociales et politiques considérables. Il fallait assurer la retraite de tous les vétérans, ce qui signifiait à cette époque leur distribuer des terres. Les grands généraux victorieux se firent les champions de leurs vétérans, qui leur procuraient en retour une énorme clientèle électorale. C'est ainsi qu'on vit apparaître sur la scène politique des hommes forts disposant à la fois de fortunes colossales, du soutien indéfectible de puissantes armées aguerries et victorieuses et d'un électorat captif. Une telle combinaison était sans précédent dans l'histoire de la République romaine et l'oligarchie sénatoriale ne mit pas longtemps pour en percevoir le danger pour sa domination dans les affaires publiques. Un peu avant la montée en puissance de Marius (élu consul la première fois en - 107), le problème de la distribution des terres avait déjà pris une ampleur telle que d'importants troubles civils avaient éclaté. Comme les grands propriétaires terriens avaient raflé les terres des paysans ruinés et tout ce qu'ils pouvaient attraper, il ne restait plus assez de terres disponibles en Italie pour satisfaire aux besoins grandissants des vétérans, qui se comptaient par dizaines de milliers. La distribution de nouvelles terres à ceux-ci ne pouvait donc se faire qu'en s'attaquant à la répartition alors prévalente, ce qui engendra de fortes tensions et une lutte sans merci entre le parti des populares et celui des optimales (l'oligarchie ploutocratique régnante). À la fin du ne siècle, ces tensions amenèrent Rome sur le bord de la révolution et marquèrent le début de cent ans de troubles sociopolitiques, de violences électorales et de guerres civiles.
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En - 133, Tiberius Sempronius Gracchus (- 163 à - 132) initia une action qui devait mener, cent ans plus tard, à la fin du régime républicain corrompu et biaisé en faveur des riches oligarques qui dirigeaient tout depuis le début et qui n'avaient en vue que leurs intérêts égoïstes. Les frères Gracchus (Tiberius et son frère cadet Caïus), petits-fils de Scipion l'Africain par leur mère Cornelia Africana (- 190 à - 1OO), étaient les héritiers d'une illustre famille. Cornelia veilla personnellement à ce que ses fils reçoivent la meilleure éducation qui se pût donner à des jeunes Romains. Cicéron raconte : « Tiberius Gracchus, par les soins de sa mère, reçut de l'instruction dans son enfance et fut formé aux lettres grecques. Il eut toujours d'excellents maîtres venus de Grèce, entre autres, quand il était déjà dans l'adolescence 1• » Autrefois, dans chaque famille, le.fils, né d'une mère chaste, était élevé non pas dans la chambre étroite d'une nourrice achetée, mais dans le sein et les bras d'une mère, qui se faisait avant tout gloire de rester chez elle et d'être /'esclave de ses eefants. On choisissait en outre une parente un peu âgée ; à ses vertus éprouvées et sûres, on confiait toute la descendance d'une même maison et devant elle il n'était permis de rien dire qui semblât grossier ou de rien faire qui semblât honteux. Et ce n'était pas seulement les études et les devoirs, mais aussi les distractions et les jeux de ses eefants que la mère réglait avec autant de vertu que de pudeur. C'est ainsi, nous apprend l'histoire, que Cornelia a dirigé l'éducation des Gracchi. (. ..) Par cette discipline et cette sévérité, on voulait que ces âmes pures, innocentes, que rien de défectueux n'avait encore altérées, se jettent de tout leur cœur sur les arts libéraux et que, quelle que fût la carrière vers laquelle les porterait leur goût, art militaire, science du droit, éloquence, elles s '.Y donnent toutes entières et s'en pénètrent complètement. Tacite, Dialogue des orateurs, 28 l. Cicéron, Brntus, 27.
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Les Gracchi étaient la fleur de la jeunesse romaine, ses meilleurs éléments. Issus de la plus pure noblesse romaine, ils résolurent d'œuvrer en faveur du peuple et dénoncer les magouilles d'un Sénat corrompu 1; la classe dirigeante devint donc leur ennemi implacable. En sa qualité de tribun de la plèbe, Tiberius osa présenter un projet de loi agraire appelée Lex Sempronia pour distribuer à la masse de paysans ruinés une partie des terres publiques dont l'occupation avait jusque-là été hors de contrôle et donc dans les mains des plus riches. Bien sûr, cette loi touchait directement les intérêts des voraces gros propriétaires terriens et il va sans dire qu'une majorité de sénateurs y était opposée. Tiberius s'engagea dans une bataille acrimonieuse contre l'oligarchie sénatoriale et, en dernier recours, fit un usage répété de son droit de veto comme moyen de pression, paralysant ainsi toute la machine gouvernementale. Lorsque son collègue tribun Octavius se rangea du côté du Sénat et opposa lui aussi son veto à la Lex Sempronia, Tiberius, constatant à nouveau à quel point le système républicain était complètement biaisé en faveur des riches, entra dans l'illégalité en faisant déposer Octavius directement par l'assemblée de la plèbe. L'année suivante, Tiberius voulut tout aussi illégalement briguer un second mandat consécutif de tribun et présenter un nouveau projet de loi pour démarquer davantage d'une part les chevaliers et les gens ordinaires et d'autre part l'oligarchie sénatoriale. Mais celle-ci était passée maître depuis longtemps dans ces jeux politiques et c'est finalement elle qui détacha les chevaliers de Tiberius. Le jour même de l'élection, Tiberius Gracchus fut assassiné par ses adversaires du Sénat2 • C'est ainsi que Rome perdit l'un de ses meilleurs citoyens, l'un des plus ardents
1. « Politiciens véreux, arrangements mafieux, élections truquées, meurtres et conspirations» écrit Christopher Bouix, La Véritable histoire des Gracques, Les Belles Lettres, Paris 2012. 2. L'assassinat de Jules César en - 44 était loin d'être le premier assassinat politique par des sénateurs désireux de protéger leurs intérêts privés.
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défenseurs d'une certaine justice sociale. Pire encore, l'intimidation et le meurtre allaient dorénavant jouer un rôle de plus en plus déterminant dans la vie politique à Rome. Cet acte de violence exacerba les affrontements entre le parti de optimates et celui des popu/ares. Cela allait conduire, quelques décennies plus tard, à de terribles guerres civiles à répétition qui déchirèrent Rome et eurent finalement raison de ce système républicain inepte et complètement corrompu. Les meneurs du parti des populares, eux-mêmes membres du Sénat, s'opposaient aux politiques des optimates sénatoriaux qui avaient jusque-là prévalu et recouraient de plus en plus aux assemblées populaires pour défier le Sénat. Gaius Gracchus, de neuf ans frère cadet de Tiberius, reprit bientôt la lutte. Devenu à son tour tribun en - 124, il proposa une série de lois favorisant le peuple. L'une reprenait la Lex Sempronia et voulait partager les terres publiques parmi les pauvres. Une autre aurait permis d'habiller les soldats aux frais de l'État sans rien retrancher de leur solde et interdit d'enrôler les adolescents de moins de dix-sept ans. Une troisième voulait accorder à tous les Italiens le même droit de vote qu'aux citoyens de Rome. Une autre loi visait à rendre l'achat de blé moins dispendieux pour les plus défavorisés. Finalement, il fit adopter une loi (la Lex Calpurnia) attribuant aux seuls chevaliers le droit de faire partie des jurys devant juger les nombreux magistrats corrompus, ce qui conférait de facto un pouvoir énorme aux chevaliers face aux sénateurs et ceux qui aspiraient à le devenir. Les populares entendaient gouverner un empire depuis les assemblées populaires du forum romain, ce qui n'avait guère de sens. Lorsque les luttes se corsèrent, les chevaliers finirent par se rallier encore une fois à l'habile majorité sénatoriale et en - 121 Gaius Gracchus fut à son tour assassiné'. Le sentiment du sacré et l'antique pietas avaient bel et bien déserté le cœur des citoyens. Dès la fin du ue siècle avant notre ère, 1. L'assassinat politique n'a pas été absent au cœur même de l'Empire américain dans les temps modernes.
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beaucoup d'orateurs rappelaient avec nostalgie les fondements profondément religieux sur lesquels leur cité s'était appuyée durant les premiers siècles de son existence, mais qui, avec l'accumulation des richesses, s'effritaient. Au siècle suivant, tous les auteurs sans exception, notamment Cicéron, Salluste et Tite-Live le déploraient. La feinte pietas des hommes publics, à peu d'exceptions près, ne fut plus qu'une stratégie destinée à séduire des électeurs pour qui de toute façon cela ne voulait plus dire grandchose. L'hypocrisie religieuse et morale était générale. Une fois le sentiment du sacré relégué à l'arrière-plan et réduit à l'hypocrisie des notables et à la superstition populaire de la Rome du premier siècle avant notre ère, ou à l'affligeant et grotesque cirque « religieux » de l'Amérique actuelle et à l 'hypocrisie abyssale de ses dirigeants, le désordre s'installe tôt ou tard et l'état de droit vole en éclat lui aussi. L'absence d'une force policière adéquate et crédible ouvrait grande la porte au chaos ; dans les rues et les assemblées, les gangs armés faisaient la pluie et le beau temps, une réalité qu'on devait retrouver en Allemagne sous la république de Weimar après la Première Guerre mondiale. Si on étudiait d'un peu plus près l'histoire, on se rendrait compte que le temps est compté lui aussi et qu'il se fait même tard pour l'Occident tel qu'on le connaît. Gardez-vous de croire que ce soit par les armes que nos ancêtres aient fait d'un petit État une grande République. S'il en était ainsi, elle nous serait bien plus belle aujourd'hui, puisque nous disposons de plus d'alliés, de citoyens, ainsi que d'armes et de chevaux qu'eux. Mais ce sont d'autres qualités qui firent leur grandeur, qualités qui nous font défaut à nous. Chez nous la diligence, à l'étranger une autorité reposant sur la justice, dans la délibération un esprit libre qui n'est sous l'emprise ni du délit ni de l'envie. Face à ces vertus, nous avons /'intempérance et l'avidité, /'indigence de l'État et /'opulence des particuliers. Nous exaltons les richesses, nous nous nous laissons aller à l'inertie. Aucun discernement entre les bons et les mauvais, les récompenses dues au mérite,
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c'est l'intrigue qui les obtient. Comment s'étonner ? Chacun d'entre vous ne songe qu'à sa propre personne, est esclave de ses plaisirs dans la vie privée et de la corruption et des faveurs dans la vie publique : voilà qui explique cet assaut contre une république sans défense 1• Caton le Jeune (Marcus Porcius Cato, ou Caton d'Utique),
discours au Sénat (rapporté par Salluste dans La Conjuration de Catilina, Lli, 19-23) Plus le sentiment du sacré se perd, plus les institutions deviennent vides et théoriques, et plus elles perdent en efficience. Au temps de Tiberius Gracchus, un tribun de la plèbe pouvait, grâce à son droit de veto, paralyser le fonctionnement de tout le gouvernement et cela ne manqua pas d'arriver plusieurs fois lors des derniers soubresauts de la République. De la même façon et pour les mêmes raisons, le gouvernement américain est devenu de plus en plus inefficace et même souvent carrément paralysé par les luttes partisannes opposant régulièrement la Maison-Blache et le Congrès, un Congrès lui-même divisé ; les mensonges quotidiens, les soupçons, les enquêtes incessantes, les accusations et les procès sans fin sont l'essence du spectacle désolant d'un pays en complet désarroi et qui a depuis longtemps perdu toute crédibilité morale tant à l'intérieur que dans le monde. Du reste /'habitude des luttes entre le parti populaire et les classes dirigeantes, cause de tous les vices quis 'ensuivirent, avaient pris naissance à Rome depuis quelques années à la faveur de la paix et de cette prospérité matérielle que les l. No lite existumare maiores nostros armis rem publicam ex parva magnam fecisse. Si ita esset, multo pulchenumam eam nos haberemus: quippe sociorum atque civium, praeterea armorum atque equorum maior copia nobis quam illis est. Sed alia fuere, quae illos magnos fecere, quae nobis nulla sunt: domi industria, foris iustum imperium, animus in consulundo liber, neque delicto neque lubidini obnoxius. Pro his nos habemus luxuriam atque avaritiam, publice egestatem, privatim opulentiam. Laudamus divitias, sequimur inertiam. Inter bonos et malos discrimen nullum, omnia virtutis praemia ambitio possidet. Neque mirum: ubi vos separatim sibi quisque consilium capitis, ubi domi voluptatibus, hic pecuniae aut gratiae servitis, eo fit, ut impetus fiat in vacuam rem publicam.
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hommes estiment avant tout. (. ..) D'autre part, l'esprit de corps qui régnait dans la noblesse lui assurait l'avantage ; la plèbe, désunie et dispersée, était plus faible, tout en ayant le nombre. Dans la paix comme dans la guerre, c'est l'arbitraire d'une oligarchie qui décidait de tout; les mêmes mains disposaient du trésor public, des provinces, des magistratures, des honneurs et des triomphes; au peuple était réservé le poids du service militaire et l'indigence ; quant au butin fait à la guerre, il était la proie des généraux et de quelques privilégiés. Pendant ce temps, les parents ou les jeunes enfants des soldats, s'ils avaient pour voisin quelque puissant personnage, se voyaient expulsés de leurs demeures. Ainsi, la cupidité, servie par le pouvoir, ne connaissait ni modération ni mesure ; elle étendit partout ses rapines, ses profanations, ses ravages, et n'eut d'égard ni de respect pour rien, jusqu'au moment où elle causa elle-même sa propre chute 1• Salluste, Guerre de Jugurtha XLI
La violence armée, celle des gangs de rues faisant régner la terreur dans la Cité et surtout celle, potentielle ou actualisée, des grands généraux revenant en Italie à la tête de leurs légions finit par être le facteur décisif dans les luttes politiques. L'expression de Cicéron devenue proverbiale, cedant arma togœ ! (que les armes cèdent devant la toge !), signifiant la soumission de la force armée à l'autorité civile légale, sonnait de plus en plus vide.
1. Ceterum mos partium et factionum ac deinde omnium malarum artium paucis ante annis Romae ortus est otio atque abundantia earum rerum, quae prima mortales ducunt. ( ... ) Ceterum nobilitas factione magis pollebat, plebis vis soluta atque dispersa in multitudine minus poterat. Paucorum arbitrio belli domique agitabatur; penes eosdem aerarium prouinciae magistratus gloriae triumphique erant; populus militia atque inopia urgebatur; praedas bellicas imperatores cum paucis diripiebant: interea parentes aut parui liberi militum, uti quisque potentiori confinis erat, sedibus pellebantur. Ita cum potentia auaritia sine modo modestiaque invadere, polluere et vastare omnia, nihil pensi neque sancti habere, quoad semet ipsa praecipitauit.
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L'influence de Pompée, de César et de Marcus Crassus Diues marque, dès - 60, un tournant dans la vie politique romaine et consacre l'éclipse progressive de la.figure de l'orateur au profit de celle du général. Le pouvoir de la parole, petit à petit, se délite ; Cicéron voit disparaître l'art oratoire qui lui a donné son rang et s'ouvrir un champ libre au pouvoir des armes 1• Charles Guérin, Être orateur à Rome
Ici, il nous faut dire quelques mots sur Cicéron, personnage important incontournable même, tant dans le dernier siècle de la Res publica que de nos jours. Brillant orateur, écrivain de grand talent, cet homo novus venu d'Arpinum fut l'un des hommes les plus cultivés de son temps. Très fier de son appartenance au peuple romain, porteur d'une recherche philosophique, grand humaniste, il paraissait animé par de très nobles idéaux 2• Si, en position d'autorité, il se comporta de façon moins ouvertement malhonnête que ses contemporains, sur le plan politique il se montra ambivalent, louvoyant, souvent même pusillanime. Marcus Tullius Cicero avait sûrement constaté à quel point l'oligarchie sénatoriale à laquelle il s'était intégré avait depuis longtemps fait preuve de son incompétence à gérer un vaste empire. Malgré cela, sous les apparences de défendre la République, au fond il ne fit surtout que protéger ses intérêts privés égoïstes. Par une sorte d'aveuglement volontaire, il en vint à favoriser, par ses interventions au Sénat et devant le peuple, les politiques les plus conservatrices favorisant encore et toujours les intérêts privés de la clique sénatoriale de riches propriétaires terriens au pouvoir. Dès les premiers jours de son consulat, en - 63, Cicéron prit vigoureusement le parti de cette ploutocratie en s'opposant
1. Charles Guérin, « Être orateur à Rome », dans Lieux de savoir : Espaces et Communautés, t. 1, Albin Michel, Paris, 2007. 2. Dans ses écrits, Cicéron montre de très nobles idéaux et se fait même souvent moralisateur, mais dans plusieurs de ses actes on chercherait en vain ces mêmes idéaux ...
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violemment à une importante loi agraire proposée par le tribun de la plèbe, Rullus. Cette loi voulait offrir des terres fertiles de Campanie 1 aux citoyens qui n'en avaient pas2 • Cette loi comportait en outre l'élection pour cinq ans par une assemblée à caractère plébéien de dix magistrats spéciaux dotés de l' imperium (à caractère religieux et militaire), du droit d'auspice et d'autres pouvoirs très étendus. Une fois adoptée, cette loi engendrerait des bouleversements économiques et sociaux dont la ploutocratie sénatoriale dominante redoutait au plus haut point les conséquences. Mettant à profit son grand art oratoire, Cicéron réussit à enfumer le peuple au point de le convaincre d'aller contre son propre intérêt. À la fin, la loi ne fut pas soumise à l'assemblée et le peuple ne bougea même pas ! En convainquant les misérables de rentrer tranquillement dans leur tanière, le consul Cicéron fit déjà à cette époque la démonstration du plus grand défaut de toute démocratie, à savoir la facilité à manipuler l'opinion publique et à retourner les masses populaires comme une crêpe. En fait, dès le départ, le projet de loi n'avait aucune chance de passer, car ses adversaires avaient soudoyé un autre tribun de la plèbe, qui avait promis d'y opposer son veto. L'intervention de Cicéron était néanmoins importante pour l'oligarchie sénatoriale afin d'éviter un soulèvement populaire et des troubles similaires à ceux de l'époque des Gracques. Il fallut attendre le consulat de Jules César (en - 59) pour qu'une loi semblable, mais amendée, puisse voir le jour. Curieux mélange de noblesse, d'idéalisme aveugle, d'ouverture d'esprit, de vanité, d'égoïsme et de lâcheté, Cicéron n'eut jamais en politique l'envergure de son grand contemporain Jules César, dont il admirait beaucoup l'esprit raffiné, la conversation, l 'éloquence3, l'écriture pure, sobre et précise, le génie militaire
1. Des terres publiques appartenant à l'État (ager publicus). 2. Il ne faut pas oublier que, pour les Romains, dès le début et encore à cette époque, la terre constituait la principale richesse. 3. Dans son Brutus, Cicéron écrit que César faisait preuve d'une éloquence « raffinée, éclatante, en même temps que grandiose et noble ».
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et la clémence. Dans sa correspondance, Cicéron qualifie l'amitié de César de« délicieuse». Néanmoins, il n'en vit pas tout le génie politique et ne s'aperçut pas assez tôt que seule la vision audacieuse que nourrissait César sur la gouvernance de Rome pouvait remédier aux tares de la République et mettre une fois pour toutes fin aux troubles et aux crises politiques. Instinctivement il se rangea du côté de la vieille oligarchie et mena un combat d'arrière-garde. César, lui, eut la grandeur de lui conserver son estime et de faire preuve de clémence : une fois la guerre civile conclue, il l'accueillit à bras ouverts et continua à le considérer comme un ami. La violence physique dans les rues de Rome était inévitable, au vu de la violence économique et politique de l'oligarchie sénatoriale. Tant que le sentiment du sacré demeure vibrant dans les cœurs, la société n'a besoin que de peu de lois et de règlements; mais à mesure qu'il se délite, les lois se multiplient et l'importance des avocats dans la vie publique s'accroît en proportion. C'est ce qui se produisit durant le dernier siècle de la Res pub/ica romaine : effondrement du sentiment du sacré, prépondérance de la vision profane de la vie (littéralement une profanation de la vie), complète hypocrisie religieuse, multiplication des lois, des règlements et des contrôles, explosion du nombre des avocats, grossières et incessantes interférences des hommes politiques dans les procès et autres affaires judiciaires au point où la justice n'en conservait plus que le nom. L'acte final survient lorsque s'effondre même le peu qui restait du sentiment du sacré : plus rien ne peut alors tempérer les ambitions touchant la richesse et le pouvoir, et la violence physique peut devenir le moyen habituel de régler les différends politiques et économiques, et d'arriver à ses fins tant sur le plan domestique qu'international. Telle est bien la trajectoire suivie par la civilisation capitaliste actuelle et de l'empire américain ; il faut donc s'attendre à un accroissement des violences intérieures et des guerres extérieures. Encore une fois, ce n'est pas la richesse elle-même qui corrompt les mœurs de toute une civilisation, c'est la réduction du sentiment du sacré qui permet cela. Telle est la
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marque de ce que les antiques écritures appelèrent kali yuga en Inde et que le poète grec Hésiode au vme siècle avant notre ère appela âge de fer : c'est l'ère des conflits. À Rome, le problème se trouva aggravé par les rivalités séculaires entre familles. Dans la famille romaine existait un solide devoir de vengeance contre les représentants d'une autre famille ayant causé du tort à un membre de sa propre famille. Ce trait était commun à la plupart des sociétés traditionnelles, mais il semblerait que dans la Rome des deux derniers siècles avant notre ère, il fut aggravé par le déferlement des richesses en provenance des territoires conquis. Au début, le mode habituel et considéré comme normal pour se venger d'une famille ennemie consistait à attaquer un de ses membres en justice. La ville devint rapidement un paradis pour avocats. Mais avec le temps, les vengeances entre familles prirent un tournant plus sanglant. Le monde romain du 1er siècle avant notre ère fut déchiré par les épurations d'ennemis politiques, les contre-épurations, les dénonciations, les trahisons et les proscriptions en tous genres. Conscients du devoir de vengeance, les initiateurs de proscriptions en étendaient parfois certaines modalités jusqu'à la troisième génération 1• Comme quoi, les problèmes de vendetta n'ont rien de neuf dans ces contrées. Tout cela prépara donc la voie à l'avènement d'hommes forts, c'est-à-dire des généraux revenant de campagnes militaires victorieuses, immensément populaires, puissants et riches. Cette fois, les aspirants au pouvoir n'allaient plus s'appuyer sur leur seule clientèle électorale : ils allaient employer leurs armées dans leurs luttes politiques, les uns à l'enseigne des populares, les autres à celle des optimales. Dans la déjà longue histoire de la Res publica, c'était du jamais vu. Au tournant du 1er siècle avant notre ère commença une ère de guerres civiles. On vit tour à tour s'affronter violemment des grands généraux devenus poids
l. On trouve aussi dans la Bible des traces de cette extension des malédictions d'une famille sur plusieurs générations.
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lourds de la politique : Marius et Sulla, puis Pompée et César 1, finalement Marc-Antoine et Octave. C'est ce dernier qui, vainqueur de Marc-Antoine et Cléopâtre en - 31, devint en - 27 le premier empereur (Princeps) officiel. Mais celui qui, bien qu'il ne fût pas officiellement désigné Princeps, porta le coup décisif à l'incompétente et corrompue république des riches et devint en fait le vrai premier empereur romain fut Jules César. L'historien Suétone (70-122 de notre ère) ne s'y trompait pas en rédigeant et publiant ses biographies des premiers empereurs, La Vie des Douze Césars (De vita duodecim Caesarum), avec Jules César en tête. Les frères Gracchus avaient recherché le pouvoir pour faire adopter des lois favorables aux pauvres. La plupart des meneurs du parti des populares qui leur succédèrent firent exactement l'inverse : ils s'appuyèrent sur les pauvres pour prendre le pouvoir. Rome ne fut bientôt plus que le théâtre de calculs politiques, d'alliances, de trahisons, de magouilles, de corruption, de violences électorales ouvertes, d'exécutions sommaires et de meurtres légalisés à l'occasion de proscriptions massives. Le 1er siècle avant notre ère fut marqué par trois sanglantes guerres civiles entrecoupées de guerres contre les populations italiennes mécontentes et de révoltes armées des esclaves (notamment celle menée par Spartacus, finalement écrasée par Crassus en - 71 ). Rome s'enfonça dans l'horreur. Peut-on imaginer plus éloigné de l'ordre et de l'harmonie d'une société et de plus contraire aux valeurs naturelles et à la « volonté des dieux » que la guerre civile ? La Cité connut à répétition les massacres les plus horribles et les outrages les plus abjects. Comme toujours, les protagonistes de ces luttes intestines et de ces brutalités inouïes se réclamaient tous du « salut de la République ». Une fois que le pressentiment du sacré a déserté une majorité de citoyens, les l. Crassus ne réussit jamais à s'imposer autant que ses deux collègues du fameux triumvirat, même s'il disposait de la plus imposante fortune à Rome (acquise par des moyens très peu scrupuleux), car il manquait du génie militaire de Pompée et surtout de César. Il illustra de façon dramatique le sort d'un homme dont l'aveugle ambition l'empêche de voir les limites de ses compétences.
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changements d'institutions ou de gouvernants n'ont qu'une importance bien relative et ne sont plus que les modalités de gestion d'un désordre croissant. L'histoire de la fin de la République romaine l'a très bien montré, l'histoire moderne ne diffère pas de façon notable : les hommes n'ont guère changé. Deux figures ont dominé leurs contemporains et ont finalement amené le régime républicain désuet à celui du principat : le premier pencha du côté des optimales, le second du côté des populares. Lucius Cornelius Sulla1 dit Felix (« favorisé de la Fortune ») fut le premier. Il joua un rôle de premier plan dans les guerres civiles qui déchirèrent la Res publica dans les deux premières décennies du premier siècle avant notre ère. Issu de la noble gens des Cornelii, fin connaisseur des lettres grecques, général victorieux de Mithridate en Orient, consul, vainqueur des partisans de Marius à deux reprises, nommé dictateur en - 82, Sulla, devenu maître absolu de Rome, abdiqua et restaura le pouvoir du Sénat. L'histoire avait beaucoup retenu sa cruauté, mais ce jugement est aujourd'hui plus nuancé. En effet, dès le 1er siècle avant notre ère, sa mémoire fut salie par les historiens désireux de se faire bien voir des hommes forts qui lui succédèrent, hommes forts eux-mêmes plus ou moins esclaves d'une opinion populaire forgée à sa mort par ses adversaires politiques. Une génération après la mort de Sulla, la rectitude politique, surtout au Sénat, consistait à se montrer hostile envers Sulla. Beaucoup d'aristocrates et de bourgeois prétendirent s'être opposés à lui, alors qu'en fait ils avaient été soit ses partisans, soit des spectateurs sympathiques2. Sulla évolua dans des temps très troubles, au milieu
1. En français, on écrit souvent Sylla, mais les Romains écrivaient bel et bien Sulla ; la confusion vient sans doute du fait que les Grecs écrivaient ~uU.aç et que l'upsilon grec (noté Y, car les minuscules, dont u, sont apparues seulement au Moyen Âge dans les manuscrits) a souvent donné prise au y français, justement appelé « i grec ». 2. L'histoire se répète et les hommes demeurent des hommes : durant les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale en France, le nombre d' « anciens résistants » dépassait très largement celui des résistants avérés durant la guerre ...
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d'une violence omniprésente depuis au moins deux générations; il ne fut ni plus dur ni moins dur que les autres chefs militaires et politiques de la fin de la Res publica et certainement moins cruel et vulgaire que son principal adversaire, Caïus Marius. Les luttes politiques à Rome étaient devenues non seulement acrimonieuses, mais brutales et sanglantes. D'autre part, le respect par Sulla des traditions religieuses n'était ni feint ni un simple calcul politique. En Italie il avait d'abord été initié en bonne et due forme aux Mystères de Dionysos (le Bacchus des Romains). On se rappellera que les fameuses Bacchanales avaient rencontré quelques difficultés au début du ne siècle avant notre ère, au point de se voir interdites. Les accusations d'orgies, entre autres, émanaient d'autant plus facilement que les rites étaient secrets. Il est bien possible que le Sénat y perçût surtout une menace politique, car ces cultes avaient surtout cours dans les milieux populaires. Tout au long de son histoire, Rome fut toujours passablement tolérante sur le plan religieux et même accueillante pour les cultes étrangers. Si les chrétiens firent plus tard l'objet de persécutions, ce fut principalement pour des raisons politiques 1 et non, comme l'Église catholique l'a toujours répandu, par intolérance religieuse. Comme toutes les bourgeoisies, celle de Rome se méfiait de ce qu'elle ne connaissait pas et ne comprenait donc pas. On sait que les cultes dionysiaques, ou bacchiques, proposaient des mythes de descente aux enfers et de résurrection; d'ailleurs, on considérait le dieu comme étant « deux fois né », expression consacrée en Inde (dvija) pour désigner l'initié en qui s'est révélé le mystère fondamental de l'existence. Cette expression fut reprise intégralement par le Christ dans son fameux entretien avec Nicodème: « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître à nouveau2 , nul ne peut voir le Royaume de Dieu. » Durant son séjour en Grèce, après sa victoire sur Mithridate VI, Sulla fut à nouveau initié, cette fois à Éleusis aux Mystères l. Ils refusaient de prêter allégeance à l'empereur. 2. À nouveau ou d'en haut: avw8t:v.
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de Demeter et Perséphone; il n'y a aucune raison de douter que ce ne fût pas une « initiation honorifique ». À Teos et Pergame, il fréquentait assidûment des artistes dionysiaques et les exempta de service militaire et d'impôt, en plus de dédier une magnifique statue du dieu sur le mont Hélicon (consacré à Apollon, aux Muses et à Dionysos). Sur la route du retour en Italie, avant de traverser l'Adriatique, il n'hésita pas à faire un détour de soixante-dix kilomètres vers la cité d' Apollonie pour aller y consulter un oracle. Une fois rentré en Italie, les partisans de Marius définitivement vaincus et la paix revenue, Sulla tenta de son mieux de réformer la gouvernance de Rome afin de rendre l'empire plus gouvernable. Il en profita aussi pour remettre de l'ordre dans les affaires religieuses de la Cité. C'est pour cette mission précise qu'il fut nommé dictateur. L'assemblée du peuple le désigna à l'unanimité dictator legibus scribundis et rei publicœ constituendœ, c'est-à-dire « dictateur chargé de rédiger des lois et d'organiser la République » : c'est exactement ce qu'il fit avant d'abdiquer la dictature et décéder peu de temps après. Ses réformes ne lui survécurent pas longtemps et la République revint rapidement à ses mauvaises habitudes. Néanmoins, même s'il avait finalement remis le pouvoir à l'oligarchie sénatoriale, Sulla avait ouvert la voie vers une transformation radicale de la gouvernance à Rome. Sulla, dans le but d'éviter les troubles et la paralysie du gouvernement (due, entre autres, à l'usage abusif que les tribuns de la plèbe faisaient de leur droit de veto), avait mis fin à certaines aberrations et mis un peu d'ordre dans les affaires, mais ses réformes étaient imparfaites et incomplètes, sans compter qu'elles laissaient l'oligarchie sénatoriale mener le jeu. Quelque trente ans plus tard, Jules César (Caïus Iulius Cresar -100 à -44) alla beaucoup plus loin et c'est lui qui infléchit le cours de l'histoire de Rome et de l'Occident.
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César et la fin de la République César était immensément ambitieux, mais il commandait un génie à la hauteur de ses ambitions. De plus, il avait sérieusement commencé à le mettre au service de ses concitoyens avant qu'une clique de sénateurs conservateurs ne l'assassine en plein Sénat. Selon le point de vue d'où on l'examine, César fut soit un ambitieux ne reculant devant rien pour arriver au pouvoir absolu, soit un réformateur progressiste décidé à réussir là où tant d'autres avaient échoué. La Guerre des Gaules fut tout sauf anodine. Les légions romaines tuèrent près d'un million de Gaulois, ce qui dans l 'Antiquité n'était pas une mince affaire : au pilum et au glaive, c'est beaucoup de travail. Aujourd'hui, avec le « progrès », nous faisons mieux dans moins de temps. Dans ses commentaires, César justifie habilement son action et il faut dire qu'on lui offrit de merveilleuses occasions pour intervenir et se porter au secours d'alliés de Rome : il exploita au maximum la division de nombreux peuples gaulois pour procéder à ce qui fut une invasion en bonne et due forme de toute la Gaule. Mais c'est au César homme d'État et réformateur visionnaire que nous nous intéressons ici. Beaucoup de jugements modernes sur César en tant que politicien et homme d'État montrent à quel point nous avons tendance à voir la fin de la République romaine à travers les verres teintés et déformants de la rectitude politique qui sévit aujourd'hui à tous les niveaux, où tout n'est que creux slogans faits pour entraîner l'adhésion et la collaboration des plus intellectuellement démunis qui ne lisent jamais un livre ou un article sérieux, et qui sont légion. On dépeint maintenant César comme un sanguinaire sans pitié, assoiffé de pouvoir, un ennemi des « valeurs démocratiques » et de la liberté. Tout comme aujourd'hui, ces jugements de surface font complètement fi de la réalité politique et sociale de Rome au premier siècle avant notre ère et le fait que le système républicain en vigueur, derrière la mascarade appelée démocratie et une certaine liberté de parole, était biaisé en faveur d'une riche et arrogante oligarchie et d'une extrême violence.
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Mais reconnaître cette vérité dans la République romaine du siècle avant notre ère reviendrait à la reconnaître au cœur de l'actuel empire américain ... C'est ainsi qu'on déforme outrageusement l'histoire pour éviter de voir la pourriture sous le vernis de nos systèmes démocratiques modernes, ces véritables sépulcres blanchis de renommée évangélique. L'ambition politique sans bornes de Jules César ne fit jamais aucun doute : dès sa jeunesse il aspirait à devenir le premier à Rome et y mit à contribution ses immenses talents dans tous les domaines. Cicéron, qui n'avait pas une mince opinion de luimême, se targua toute sa vie de défendre la République, ses institutions et ses lois, mais cette République, ces institutions et ces lois reposaient sur la violence économique des plus riches. César renversa cet ordre établi violent en usant d'une violence qui, à défaut d'être légale, n'en fut pas moins légitime et permit un mieux-être du peuple. Dans le peu de temps qui lui fut imparti une fois parvenu au pouvoir absolu qu'il recherchait, on le vit déployer une énergie peu commune pour restructurer plus intelligemment l'État romain et le purger de tout ce qui avait été la cause de tant de troubles intérieurs depuis cent ans. César mit ses immenses talents et son autorité au service de tous ses concitoyens, y compris les moins favorisés à Rome et même les habitants des provinces conquises. C'est parce que la gloire militaire et la richesse étaient devenues la voie d'accès habituelle vers le plus haut pouvoir à Rome, que César se lança dans une longue et difficile guerre de conquête des peuples celtes de la Gaule. En - 58, il trouva un bon prétexte pour intervenir chez les peuples celtes. Dans ses fameux Commentaires sur la Guerre des Gaules, rédigés à l'intention de ses concitoyens, il éclaire la conquête de la Gaule tout entière sous une lumière qui lui est favorable. Non que César déforme les faits eux-mêmes, mais il prête à certaines nations, notamment aux Helvètes au début de la guerre, les intentions belliqueuses qu'il entretenait lui-même et ne dit pas toujours tout sur les causes des mouvements de populations. Il réussit à convaincre ses lecteurs de la légalité et de la légitimité de sept ans d'une 1er
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guerre qui fera près d'un million de victimes du côté des Celtes. Mais l'influence romaine permit néanmoins aux Celtes de prospérer dans la sphère romaine et devait influencer durablement le destin de l'Europe au complet, car pour la première fois la romanité sortait du pourtour de la Méditerranée et touchait le nord de l'Europe. Comme la suite de l'histoire le démontra, la Gaule devait, sur plusieurs plans, quand même retirer de grands bienfaits de la pax romana. Plus d'une fois au cours de l'histoire il est arrivé qu'une guerre de conquête, événement violent et malheureux en soi, ouvre pour les peuples conquis la porte sur d'immenses bienfaits économiques et culturels. On peut le dire de la Gaule romanisée, on peut aussi le dire sans aucun doute de la conquête arabe de l'Espagne. En effet, sans la présence arabe dans la péninsule ibérique, l'Europe eût mis beaucoup plus de temps à acquérir le niveau de civilisation qu'elle devait atteindre. Ce sont les Arabes, un des peuples les plus évolués et civilisés sur terre à cette époque, qui devaient transmettre aux Européens leurs connaissances mathématiques, astronomiques, médicinales, poétiques, artistiques, et autres qu'ils avaient acquises soit de l'Inde, des Grecs, des anciens Égyptiens ou par eux-mêmes. Ce sont d'abord et avant tout aux Arabes et aux monastères chrétiens médiévaux à qui nous sommes redevables d'avoir préservé et transmis les manuscrits portant toute la littérature grecque et romaine de l' Antiquité. Il en va sur le plan collectif comme sur le plan individuel : ce qui est perçu comme un malheur initial se transforme souvent en bénédiction. À la fin, faut-il déplorer davantage la rapide conquête arabe initiale ou la longue et inévitable reconquista des royaumes chrétiens ? La figure majestueuse de Jules César luit de façon exceptionnelle dans l'histoire de Rome et de l 'Antiquité en général, et c'est pourquoi elle a laissé dans la psyché occidentale une puissante et durable empreinte. Noble par sa naissance (il était issu d'une grande famille patricienne, celle de Iulii), mais aussi par sa prestance et son
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comportement 1, favorisé par la fortuna, César pouvait se montrer sans pitié ou clément selon la justice et l'intelligence de la situation. Devenu immensément riche, il demeura toute sa vie tout aussi immensément généreux. Mais surtout, il se montra homme politique de génie2, certainement un des plus grands généraux de toute l'histoire militaire de tous les temps, homme d'État exceptionnel, politicien rusé, orateur redoutable, disposant d'une remarquable puissance de persuasion et de séduction, doté d'une vive intelligence et d'une culture étendue, homme à la conversation brillante d'après tous ses contemporains, écrivain remarquable dont Cicéron lui-même vantait l'élégance du latin3, César dépassa de très loin tous ses contemporains et la plupart de ses successeurs dans tous ces domaines depuis plus de 2 000 ans. Sans en porter le titre officiellement, il fut, comme nous l'avons dit, le premier empereur romain effectif: les Romains eux-mêmes devaient le reconnaître au point que tous les empereurs portèrent le nom de César. Ce nom devenu un titre poursuivit sa carrière historique jusqu'à récemment : Kaiser4 chez les Allemands et Tzar (U:apb) chez les Russes.
1. Tous ceux qui approchèrent César, y compris Caton d'Utique, qui pourtant le détestait et le combattit avec acharnement, furent unanimes à souligner l'absence totale de toute forme de vulgarité en lui. 2. César avait une extraordinaire capacité d'évaluer les hommes au premier regard et un don exceptionnel pour obtenir d'eux ce qu'il voulait. Selon I' occasion, il pouvait se montrer plein d'humour, charmant, inflexible, clément (la célèbre « clémence de César » n'était pas que calculée, ses contemporains la disaient authentique) ou, en cas de trahison, sans pitié. 3. La phrase de César est classique, épurée, concise et claire. Ses fameux commentaires sur la Guerre des Gaules et sur la Guerre civile sont demeurés des références du latin classique et ont servi de modèles dans le genre mémoires historiques. Durant ses déplacements en Gaule, César trouva même le temps et le moyen de rédiger un traité de grammaire en deux livres intitulé De analogia et dans lequel il expose des théories grammaticales argumentées sur l'analogie, ainsi qu'un poème intitulé Le Voyage. Ces deux ouvrages ne nous ont malheureusement pas été transmis. César aurait également composé trois ouvrages en grec, dont un Éloge d'Hercule, une Tragédie d'Œdipe et un Recueil de mots remarquables, ouvrages qui ne nous sont pas parvenus non plus. 4. Il convient de ne pas oublier que les Romains prononçaient le « c » comme nous prononçons le « k » : ils disaient bel et bien Kœsar, ou Kaisar et le grec ancien le montre bien (Kaicmp ).
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Jamais il n y eut plus clément (que César) dans la victoire. De ce monde antique sans pitié, il se démarque, unique 1• Edith Hamilton, The Roman Way
Dès ses jeunes années, César avait constaté l'incompétence du sénat et de tout l'appareillage républicain en place pour administrer les immenses territoires sous contrôle romain. Assez tôt dans sa vie, il avait réalisé que le seul enrichissement de la Cité et même de l'Italie au détriment de provinces outrageusement exploitées ne pouvait qu'engendrer des rébellions sans fin et donc exiger le maintien constant de légions prêtes à intervenir en tout point de l'empire. Aussi, parvenu au pouvoir absolu, fut-il animé par le souci d'y faire participer les populations des contrées intégrées au monde romain et pacifiées, notamment la Gaule qu'il avait tant sillonnée et connaissait intimement. Il fit d'ailleurs admettre au Sénat de Rome une importante délégation de nobles gaulois, une initiative des plus progressistes qui choqua profondément l'oligarchie sénatoriale conservatrice. Le simple fait que durant toute la durée de la Guerre civile contre l'oligarchie sénatoriale et Pompée, une guerre qui mobilisa la presque totalité des légions de César, il n'y eut pas l'ombre d'une rébellion dans toute la Gaule montre à quel point cet homme exceptionnel savait gouverner avec sagesse, justice et générosité. Excellant tant à la guerre que dans la paix, Jules César surpassa toutes les grandes figures de l'histoire non seulement comme plus grand général de tous les temps, mais aussi comme un des plus brillants chefs d'État sinon de toute l'histoire, du moins de l 'Antiquité. Deux qualités distinctes caractérisent l'homme d'État. L'une est la compréhension rapide et la vitesse de réaction aux circonstances auxquelles il fait face: cela l'aide à/aire face aux obligations de l'instant en lui permettant de tenir 1. Edith Hamilton, The Roman Way, W. W. Norton & Company, New York, 1932.
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compte des tendances actuelles avec lucidité. La seconde, la plus noble, est la créativité politique, qui peut amener les contemporains de l'homme d'État dans de nouvelles directions et elle-même engendrer de nouvelles circonstances. César possédait ces deux qualités 1• Matthias Gelzer, Caesar. der Politiker und Staatsmann, 1921
Pour être en mesure d'imprimer des directions nouvelles à la Res publica, César devait forcément changer l'ordre établi. De naissance noble et parfaitement accepté comme un des leurs, il aurait très bien pu mener un brillant cursus honorum dans les rangs des optimales, mais le parti des populares lui semblait plus approprié. Ce qui le guida dans cette direction fut son sens inné de la justice et sa lucidité quant à la gouvernance de l'empire, bien davantage qu'un certain lien familial avec les populares (Caïus Marius était son oncle). Il ne faut d'ailleurs pas trop insister sur des différences idéologiques entre optimales etpopulares, car sous des dehors qui ne trompaient que les plus ignorants, les deux partis ne furent finalement que des tremplins pour parvenir à des postes importants dans les affaires de l'État. En effet, la plupart des meneurs des populares ne se souciaient guère plus du bien-être populaire que les optimales et ne furent, à très peu d'exceptions près, que d'autres usurpateurs et des corrupteurs du peuple. Nous sommes dans une société de« notables »,fondée sur la solidarité et la reconnaissance. Peu ou pas d'idées générales, de théorie sur ce qui est un bien ou un mal pour l'État, donc pas de partis véritables mettant en avant une idéologie, mais une infinité d'intérêts particuliers, qui vont s'agglutinant autour d'un homme prestigieux, sur lequel on s'efforce de s'assurer un droit, pour obtenir ce que l'on souhaite2. Pierre Grimal, Cicéron
1. Matthias Gelzer, Caesar. der Politiker und Staatsmann, Stuttgart, 1921, 1983. 2. Pierre Grimal, Cicéron, Fayard, Paris, 1986, p. ll 7.
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Le rapprochement est aisé à faire avec le système à seulement deux partis qui prévaut depuis le début de la République américaine, cette Rome des temps modernes. Rien d'important n'a jamais changé dans ce pays, peu importe qui est à la MaisonBlanche ou au Capitole. Nul ne peut espérer arriver au pouvoir ni s'y maintenir sans se compromettre avec de puissants intérêts privés. Franklin D. Roosevelt ne déclarait-il pas très candidement : « Les présidents sont choisis et non élus 1• » Ailleurs dans l'espace et dans le temps, ces deux ravageurs que furent Napoléon et Hitler n'auraient jamais pu arriver au pouvoir (dans des systèmes initialement démocratiques, il faut le souligner) sans le soutien des banquiers et des affairistes. Tant dans l 'Empire romain que dans celui américain périclitant, la même farce démocratique produit le même résultat : l'enrichissement scandaleux de quelques-uns et les difficultés croissantes des masses naïves et abreuvées de propagande et qui continuent à se presser dans les bureaux de scrutin pour choisir celui qui présidera à la continuation d'une farce de plus en plus tragique pour l'homme et pour la vie sur terre. César avait bien retenu la leçon des dernières décennies : pour effectuer des changements substantiels à un système corrompu, lourdement biaisé en faveur de l'oligarchie des optimales, qui, on l'a vu, n'hésitait pas à recourir à la violence légalisée ou non, allant jusqu'à l'assassinat politique pour protéger ses intérêts égoïstes, il fallait un homme aux buts certes plus nobles que ceux de la plupart de ses contemporains, mais cet homme devait pouvoir s'appuyer sur la force de légions dévouées et non seulement sur une fragile et capricieuse popularité électorale pouvant s' effondrer à tout moment au gré des alliances, des magouilles de sénateurs jaloux de leurs privilèges et de la volatilité bien connue de l'opinion populaire. On peut, en effet, dire généralement des hommes qu'ils sont ingrats, inconstants, dissimulés, tremblants devant les 1. "Presidents are selected, not elected."
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dangers et avides de gain ; que, tant que vous leur faites du bien, ils sont à vous, qu'ils vous offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants, tant, comme je l'ai déjà dit, que le péril ne s'offre que dans /'éloignement; mais que, lorsqu'il s'approche, ils se détournent bien vite. Le prince qui se serait entièrement reposé sur leur parole, et qui, dans cette coefiance, n'aurait point pris d'autres mesures, serait bientôt perdu. Nicolas Machiavel, Le Prince
De plus, un tel homme devait disposer d'une fortune considérable. À la violence établie (argent, gangs de voyous dans les rues, magouilles et légions au service du système), il n'y avait d'autre choix que d'opposer avec habileté un génie politique, une grande fortune et des légions aguerries et prêtes à le suivre où qu'il aille. Or, il était clair que l'ordre sénatorial établi ferait tout pour s'opposer à un nouvel imperator à la tête de puissantes légions victorieuses, disposant d'une immense fortune et qui surtout, contrairement à Sulla, se présenterait comme le héros du peuple. On sait ce qui advint : après un an et demi de manœuvres, de poursuites, d'escarmouches et de quelques batailles, César, malgré l'infériorité numérique de ses légions, infligea à Pharsale, en août - 48, une cuisante défaite à celles de Pompée et de la ploutocratie sénatoriale. Pompée lui-même fut traîtreusement assassiné en mettant pied à Alexandrie où il comptait se réfugier. Après deux autres victoires importantes contre les dernières troupes à lui résister, à Thapsus (Afrique du Nord) et à Munda (Espagne), César réussit à pacifier la Cité et tout l'empire autour de sa personne, que le Sénat finit par proclamer dictateur à vie. Pour établir solidement le nouvel ordre des choses et pour que les changements ne soient pas éphémères, César devait aussi pouvoir se maintenir assez longtemps à la tête de l'État. Il avait compris, contrairement à Sulla, qu'un régime ne peut survivre très longtemps simplement en faisant régner la terreur. Il n'y eut ni proscriptions, ni vengeances, ni humiliations : César se montra magnanime et gagna les cœurs de beaucoup de ceux qui s'étaient
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d'abord opposés à son action et l'affection que lui vouait déjà le peuple n'en fut qu'augmentée. Dans le peu de temps dont il disposa après la Guerre civile, au cours duquel il fut légalement acclamé par le Sénat dictateur perpétuel et donc maître absolu à Rome et dans tout l'empire, César adopta un très grand nombre de lois et de règlements qui réformèrent et modernisèrent les structures désuètes et inadéquates de la Res Publica romaine. Entre autres initiatives, il fit adopter des mesures concernant le recensement, la circulation dans les rues de la capitale, des distributions gratuites de blé, des jeux splendides, d'importantes constructions, la gouvernance efficace des provinces, la monnaie. De plus, César réforma le calendrier romain de façon à ce que la durée moyenne de l'année soit exactement de 365,25 jours, la meilleure approximation connue à l'époque en Occident (les Égyptiens ont légué au monde leur science des astres et du calendrier et elle nous est parvenue par l'intermédiaire du calendrier julien). C'est en sa qualité de Pontifex Maximus que César procéda à cette importante réforme, car cette charge comportait notamment la fixation du début de chaque année. Peu intéressé par l'argent pour lui-même et remarquablement incorruptible, en fort contraste avec la plupart des hommes publics de son époque, César avait la droiture et l'envergure nécessaire pour redresser la situation et sortir Rome de l'impasse dans laquelle elle était parvenue. C'est cette droiture et cette envergure mêmes qui lui faisaient tenir en haute estime son plus farouche adversaire au Sénat, Marcus Porcius Cato, ou Caton d'Utique (dit le Jeune, arrière-petit-fils de Caton l'Ancien, le fameux censeur), homme d'une intégrité exemplaire. Caton fut en effet le plus farouche opposant de César au Sénat et dans la vie publique. Stoïcien convaincu (sa vie privée le montre), son idéalisme le rendit encore plus aveugle à l'action réformatrice de César et il lutta contre lui tant qu'il put, jusqu'à son suicide, en - 46, après la bataille de Thapsus. Caton n'approuvait pas les mœurs de ses contemporains ni l'égoïsme éhonté de la majorité sénatoriale, mais son dogmatisme et son légalisme l'empêchèrent de voir en César autre chose qu'un tyran en devenir.
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César s'est-il comporté en tyran? En tout cas, il est clair qu'il imposa sa volonté dans toutes les sphères de l'administration et que dans les derniers mois il croyait bon de se passer de plus en plus des conseils de Cicéron et d'autres sénateurs éminents dans la conduite des affaires. D'autre part, les préparatifs étaient en cours pour une campagne militaire en Orient : César désirait venger l'honneur romain et la mort de Crassus en allant soumettre les Parthes, tout comme il avait vengé la mort de Pompée en soumettant l'Égypte. Mais les plans initiaux furent revisés à la hausse et il était maintenant question de faire le tour du Pont-Euxin (la mer Noire), d'aller jusqu'à la mer Caspienne jusqu'au Caucase, d'envahir la Scythie (la Russie méridionale) et de revenir en conquérant la Germanie. Sa soif de conquêtes ne semblait plus connaître de bornes. César avait-il dépassé la mesure ? Était-il tombé dans cette üBptç 1 qu'Héraclite, les sages et les philosophes grecs et romains (dont Cicéron) abhorraient tant? Ses ennemis ont prétendu qu'il avait des velléités d'être officiellement roi (bien qu'il l'était déjà de fait) et se comportait de façon de plus en plus ouvertement comme tel. Ce fut là l'élément final qui, diton, décida les conjurés des ides de mars. Vers la fin, César semble avoir eu une attitude et un comportement altérés. Des sénateurs venus lui soumettre une demande s'étaient offusqués de ce qu'il était demeuré assis pour les recevoir, comme une sorte de manque de respect. Mais Plutarque écrit que César·était demeuré assis à cause de sa maladie, qui le saisissait d'un tremblement général et de vertiges. On sait, par plusieurs écrits de l'époque, que dans ses derniers temps il souffrait d'une mystérieuse maladie qui risquait de miner son autorité. Le même Plutarque rapporte qu'il souffrait alors de violents maux de tête. Suétone écrit qu'il avait des syncopes subites et des terreurs nocturnes. On a longtemps parlé d'épilepsie, mais cette théorie ne tient pas la route. En effet, César avait été en excellente santé toute sa vie, alors que l'épilepsie est une maladie qui se déclare
l. La démesure, l'orgueil, l'insolence.
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très tôt dans la vie. De plus, dans ses derniers mois il sembla soudain devenir plus émotionnellement instable. Des experts médicaux modernes se sont penchés sur tous ces symptômes et selon eux il souffrait probablement d'une obstruction artérielle au cerveau ou d'une quelconque autre maladie cérébro-vasculaire. Certains auteurs ont avancé que César savait ne pas devoir vivre encore très longtemps ou alors physiquement diminué. Nous savons que la veille, lors d'un repas, la conversation tournait autour des diverses manières de mourir et que César a clairement formulé qu'il préférerait mourir soudainement... De plus, il avait reçu plusieurs avertissements sérieux du danger au matin des ides de mars, notamment le rêve prémonitoire de sa femme et l'avis d'un vieil augure, mais qu'il les rejeta. Peut-être préféra+ il mourir ainsi au sommet de sa gloire. Quoi qu'il en soit, César se montra encore visionnaire en décelant les qualités politiques d'Octave et il fit preuve d'audace en faisant de celui-ci, alors âgé de seulement 18 ans, son héritier légal et politique. Assassiné en plein Sénat le 15 mars - 44 par des sénateurs désireux de protéger leurs petits intérêts mesquins et leurs privilèges abusifs, César n'eut pas le temps de mener son œuvre à terme. Ses assassins escomptaient reprendre leurs affaires habituelles, mais ils n'avaient pas prévu la douleur et la colère du peuple, pour qui César avait montré, avant et même après sa mort, une extraordinaire prodigalité. Ils durent fuir la capitale et aucun d'entre eux ne devait survivre plus de deux ans. Aussi incroyable que cela puisse paraître, aucun n'avait un plan pour la suite des événements après l'assassinat de César, ce qui montre à quel point celui-ci surpassait ces amateurs. César semble avoir été animé toute sa vie d'une grande pietas qui n'était pas uniquement un élément de son image publique. En - 84, donc à l'âge de 16 ans, il avait d'ailleurs été choisi pour devenir fiamen Dialis, poste dont nous avons souligné l' importance et la dignité dans l'antique religion romaine, mais dont les strictes règles interdisent à jamais toute carrière militaire et politique à son titulaire. Le destin voulut que Sulla, alors maître de Rome, refusât ce choix. Que seraient devenus Rome et le monde
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antique sans cela, nul ne le saura jamais. César démontra aussi d'étonnantes qualités d'augure et en - 63, donc bien avant son consulat et ses exploits militaires, il fut élu Pontifex Maximus à vie de la religion romaine. Il déclarait à qui voulait l'entendre que c'était là sa fonction la plus importante et celle dont il tirait le plus de fierté, plus que celle de consul et, plus tard, de dictateur perpétuel. Finalement, César insistait toujours sur lafortuna, c'est-à-dire la qualité de celui qui est à l'écoute de la volonté des dieux et dont les actions sont agréées par eux. Il disait préférer un lieutenant favorisé par lafortuna à un autre qui ne serait qu'intelligent et même brillant. Dans ses célèbres récits de la guerre des Gaules et de la guerre civile, César se réfère très souvent à lafortuna, dont les Romains avaient fait une déesse. La fortune vient justifier les prévisions de /'intelligence ... 1 (Guerre des Gaules V, 58) Le pouvoir de la fortune est grand en toutes choses et particulièrement dans les événements militaires2. (Guerre des Gaules VI, 30) Mais la fortune, qui a tant de puissance sur toutes choses et particulièrement sur les choses de la guerre, provoque en quelques instants des changements considérables 3. (Guerre civile III. 68)
Peu de temps après la mort de César, la guerre civile reprit de plus belle entre Octave (l'héritier légal de César), Marc-Antoine et la faction conservatrice du Sénat. Après la victoire navale d' Actium, Marc-Antoine et Cléopâtre se suicidèrent et Octave triompha. Les Romains en avaient finalement assez de cent ans de troubles et de guerres civiles. Octave montra une grande finesse
1. Comprobat hominis consilium fortuna ... 2. Multum cum in omnibus rebus, tum in re militai potest fortuna. 3. Sed fortuna, qure plurimum potest cumin reliquis rebus tum prrecipue in hello, parvis momentis magnas rerum commutationes efficit.
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politique en adoptant le nom de son grand-oncle : C. Julius Cœsar Octavianus. D'autre part, le Sénat et le peuple de Rome étaient prêts à l'acclamer comme Princeps (Prince,« Premier citoyen»), autrement dit empereur, sous le nom officiel d' Imperator Caesar Divi Filius Augustus : César Auguste Empereur Fils du Dieu. Auguste avait tiré des leçons pratiques de la fin tragique de César et il eut l'habileté de ne jamais donner l'impression de vouloir être roi, sauvegardant ainsi les institutions et les apparences de la république : on disait Princeps, le Prince, c'est-à-dire le Premier citoyen. Mais la République telle que Rome l'avait connue pendant près de 500 ans avait définitivement vécu. Auguste sut s'entourer de grands, nobles et beaux esprits, notamment Agrippa, Mécène, Horace, Virgile. Son principat, qui dura 41 ans, fut un beau moment pour la Cité et pour l'empire, car il était lui-même un très grand homme d'État, mais en plus il était bien conseillé. Il a grandement pacifié le monde romain, qui en avait bien besoin, et beaucoup de citoyens purent trouver un peu de ce fameux sacrum otium dont nous avons souligné l'importance pour tout être humain. À la fin de sa vie, Auguste put aussi dire aux sénateurs qu'il avait pris une ville de briques et leur laissait une cité de marbre. Sur le plan moral, il rétablit d'antiques sacerdoces oubliés et, autant que possible, le sentiment du sacré chez ses concitoyens. Il voulut remettre de l'ordre à tous les niveaux. L'historien Suétone raconte:« À son dernier jour, il s'informa de temps en temps si son état occasionnait déjà de la rumeur au dehors. Il se fit apporter un miroir, arranger sa chevelure et réparer son teint. Puis, ayant reçu ses amis, il leur demanda s'il paraissait avoir bien joué le drame de la vie, et y ajouta cette finale : "Puisque la pièce a été bien jouée, applaudissez et vous tous laissez-nous nous retirer avec joie'." »
1. Supremo die identidem exquirens, an iam de se tumultus foris esset, petito speculo capillum sibi comi ac malas labantes corrigi praecepit et admissos amicos percontatus, ecquid iis uideretur minimum uitae commode transegisse, adiecit et clausulam :
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Mais le mal était fait et les mesures prises par Auguste ou d'autres empereurs n'eurent pratiquement aucun effet à long terme pour empêcher ce qui arriva : malgré les apparences, la civilisation romaine filait vers son écroulement définitif. Le déclin démographique fut catastrophique. L'hédonisme, venu de la Grèce, était rampant, grimpant : parti des classes nobles, il toucha finalement toutes les classes de la société. Or, les enfants sont alors toujours perçus comme des obstacles. Au second siècle de notre ère, l'avortement était devenu la normalité, le mariage ne voulait plus rien dire et les mœurs étaient en chute libre. Le déclin de la population fut spectaculaire. La piété envers les dieux et la République ne voulaient plus rien dire. À la fin, les légions n'étaient plus composées que de Barbares se demandant pourquoi ils devaient se battre pour des généraux romains contre d'autres Barbares qui convoitaient de plus en plus les richesses de l'empire. Officiellement, l'Empire romain tomba sous les invasions, mais en réalité la civilisation romaine avait implosé. Le grand historien Arnold Toynbee disait qu'une seule chose peut éteindre une civilisation : le suicide.
&:n:si oè :n:avu KllÀfi>Ç :n:&:n:aunm, o6te Kp6tov Kat itclvtEÇ itµàç µEtÙ xapàç :n:po:n:ɵljlatE. Suétone, Vie des douze Césars, Auguste, 99, 1-2.
Et maintenant ?
Les premières .fissures dans la digue sont apparues il y a longtemps. Elles sont d'abord passées inaperçues
puis elles se sont élargies. Maintenant la digue a cédé et un torrent de boue envahit le monde. Nous n'en sommes qu'au début. Tout le mal qu'il est possible d'imaginer sera réalisé. C'est une lame de fond puissante sur laquelle personne n'a de prise. Quelques-uns y trouvent leur jouissance, tressautant comme des bouchons en surface des eaux noires. Ce mouvement prendra du temps pour s'inverser. Une renaissance viendra, c'est certain, mais ni vous ni moi ne la verrons. Christian Bobin, Ressusciter
Le constat auquel nous nous sommes livrés ici s'avère davantage chaque jour. Les pouvoirs en place s'efforcent de retarder le plus possible l'effondrement que les moins bêtes d'entre eux savent désormais inéluctable. La question se pose alors : qu'adviendra-t-il ? que faire ? qu'y pouvons-nous ? C'est l'effritement et la disparition du sentiment du sacré qui a mené l'Occident à vivre si mal et donc seule sa restauration lui permettra de sortir de l'enfer dans lequel il s'enfonce davantage chaque année. Mais comment cela pourrait-il se faire ? Les religions actuelles sont-elles capables de rétablir le sens du sacré au cœur de l'humanité? De toute évidence, non. Faudrait-il revenir
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à des religions ou des pratiques anciennes 1 ? Bien sûr que non, cela est impensable. La religion ne mène pas au sacré, c'est le sacré qui mène et qui a toujours mené à la religion. Peu importent les contrées et les époques, les religions ont joué un rôle très important comme ciment social et facteur d'harmonie dans toute société, mais elles dégénèrent toujours plus ou moins rapidement dans. des systèmes de croyances de plus en plus rigides et éloignés de la source vive qui leur a donné naissance. Elles deviennent souvent elles-mêmes des facteurs de graves discordes sociales : qu'on pense à toutes ces affreuses guerres de religion qui ont déchiré et déshonoré l'Europe pendant des siècles, qu'on pense à l'Irlande, qui a passé le xxe siècle dans des haines et des violences inouïes. Encore aujourd'hui les croyances religieuses dégénérées soufflent de toute leur véhémence sur la haine des hommes au Moyen-Orient, en Afrique, au Pakistan, en Inde, en Pologne, en Amérique. Une fois une religion corrompue, dégénérée, sectarisée et récupérée par les pires éléments d'une civilisation, il n'y a pas de retour en arrière possible : le dentifrice qui est sorti du tube ne peut plus y être remis. Le christianisme ne reviendra jamais à la lumière sans bornes du Christ. Même des êtres lumineux comme Maître Eckhart, Giordano Bruno et bien d'autres n'ont pas pu infléchir la tendance lourde. La loi de l'entropie ne joue pas qu'en physique, mais aussi dans les affaires humaines. Si le christianisme ne s'était pas dévoyé à ce point, les sociétés occidentales modernes n'auraient peut-être pas senti le besoin de se laïciser et se distancer à ce point de la religion 2• Les efforts de « modernisation »
1. En 1927, à la veille des accords de Latran entre l'Italie fasciste et le Vatican, le penseur traditionaliste Julius Evola avait même lancé l'idée d'un retour à la religion romaine antique ! 2. Au début des années 1960, mon père écrivait une lettre adressée à l'archevêque de Montréal, le cardinal Léger, et dans laquelle il dénonçait la corruption, la bêtise et la grossièreté du curé de notre paroisse : « L'Église catholique est certainement une institution divine pour avoir survécu à tous les imbéciles qui l'ont dirigée ; vous comprendrez, éminence, qu'avec ce qui se passe dans notre paroisse, ma foi se fortifie de jour en jour. »
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de l'Église catholique, notamment depuis le concile Vatican Il, n'ont apporté que des changements superficiels, cosmétiques et insignifiants qui s'apparentent davantage à des opérations de marketing. Ainsi, on a remplacé le latin de la messe par les langues modernes profanes, sous prétexte que les fidèles ne comprenaient plus ; ils n'ont pas compris davantage après cela et en plus on venait d'évacuer de la liturgie une langue magnifique et associée au sacré depuis des millénaires dans le cœur des hommes. L'islam non plus ne se réformera pas, le judaïsme non plus, ni aucune autre religion. Ils ne le peuvent pas. Alors, comment rétablir le sacré au cœur de notre civilisation ? À vrai dire, nous n'y pouvons pas grand-chose. C'est comme l'amour: ce n'est pas quelque chose que l'on commande ou qu'on peut enseigner. Nous écrivions que les sociétés occidentales se sont laïcisées. Mais ont-elles éliminé toute forme de croyance religieuse de l'appareil étatique ? Bien au contraire. Elles ont tout simplement adopté comme religion d'État le matérialisme (au sens philosophique) : au cœur de nos vies règne la croyance tenace qu'il y a vraiment des « choses », que l'univers est fait de ces choses et que nous sommes des entités individuelles séparées. De nos jours, qui ose remettre publiquement en discussion ce credo fondamental de la civilisation profane ? Or, tant que perdure cette croyance, on ne peut espérer de changement appréciable dans la vie des êtres humains et des sociétés auxquelles ils adhèrent. Cette croyance est tellement ancrée dans les cerveaux et tellement universellement acceptée qu'on ne peut espérer qu'elle cède avant la survenue brutale d'une ou plusieurs catastrophes planétaires forçant un réexamen en profondeur. Il convient donc d'accepter le cours naturel des choses, mais que cela n'empêche pas ceux qui voient autrement de préparer le terrain ... La prospérité matérielle d'une société n'est certes pas l'ennemi du sens du sacré 1 : le restaurer ne signifie certainement pas 1. Les Japonais de l'ère Meiji (1868-1912) avaient compris cela et ils ont fondé le Japon moderne sur la coexistence d'un prodigieux développement
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retourner en arrière sur le plan matériel, ce qui serait de toute façon impensable, impossible et inutile. Nous avons déjà fait remarquer que de fort belles initiatives ont déjà pris naissance et se forment un peu partout sur terre, et qu'une plus grande conscience a commencé à faire son chemin de lumière et de propreté dans les cerveaux de nombreux êtres humains. Nous avons aussi noté que ces éléments plus en harmonie avec la vie et les dieux ne pourront donner le ton aux sociétés tant que les pouvoirs en place tiendront encore. Une réforme de la gouvernance des états, une véritable réforme, plus profonde qu'un simple changement de gouvernement, paraît inévitable. Ceci n'est pas un appel à la révolution, bien au contraire. Toutes les révolutions du passé étaient fondées sur la même ignorance fondamentale et le même mépris du sacré, aussi n'ont-elles guère fait progresser l'humanité de façon tangible. Nous avons encore trop à l'esprit la tragédie que fut la Révolution française, qui prétendait apporter aux hommes liberté, égalité et fraternité, mais les a plutôt plongés dans une horreur rarement atteinte ni avant ni après, sans compter que le nouveau régime, une décennie plus tard, laissa la porte grande ouverte au sanguinaire ravageur que fut Napoléon. Avec le temps, on a fini par comprendre en Occident à quel point la manipulation de l'opinion publique est aisée et beaucoup plus efficace que la violence directe pour faire tenir tranquilles les misérables. On s'est rendu compte qu'une démocratie bien orientée est bien meilleure que le pouvoir monarchique pour protéger les gens de bien, c'està-dire ceux qui en ont beaucoup. Nous avons aussi trop à l'esprit la terrible révolution bolchévique et ses horreurs incommensurables, ainsi que celle de Mao, directement responsable de la mort d'environ 75 millions de ses concitoyens et de l'éradication de ce que cette contrée recelait de plus beau. Ces trois révolutions déclenchées au nom de la liberté avaient complètement rejeté le sacré et elles ont immédiatement matériel de type occidental et du sens du sacré véhiculé par le shintô (tiliJî!), la
« voie des dieux ».
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résulté toutes les trois en de brutales dictatures. Les révolutions communistes en Amérique latine étaient certes inévitables et on peut facilement comprendre la révolte de tous ces peuples exploités encore et encore par la pieuvre capitaliste américaine. On peut apprécier la noblesse de cœur qui motiva un Che Guevara, mais aucune de ces révolutions n'a vraiment apporté les fruits promis et pas seulement à cause des efforts
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Mots sanskrits
Écriture
Dans cet ouvrage, nous utilisons la translittération romaine universellement reconnue. Citer des mots sanskrits à l'intérieur d'un texte rédigé dans une autre langue, particulièrement occidentale moderne, nous force à faire des compromis. Les mots sanskrits cités dans le texte français de cet ouvrage le sont en général sous leur forme thématique 1 ; par contre, sont cités au nominatif les mots neutres de la première déclinaison (par exemple satyam et rtam) et, sauf exception, les noms des dieux. La forme thématique est un concept très utile en grammaire, mais ne se rencontre jamais dans la langue parlée ou écrite, sauf quand elle coïncide avec un de ses cas. Il semblerait donc plus naturel d'entendre iïtmiï et yogï, par exemple, plutôt que les thèmes iïtman et yogin, mais les dictionnaires listent toujours les mots sanskrits sous leur forme thématique et la plupart des auteurs indiens et occidentaux ont adopté cette convention que nous suivons ici.
l. Le thème est la partie fixe d'un mot fléchi, la désinence étant la partie variable selon le cas ; il est composé de la racine du mot, à laquelle peut être ajouté un suffixe. Par exemple, dhï (la vision lumineuse) est le thème et dhïb le nominatif. Autre exemple, iitman (le Soi, l'âme) est le thème, iitmii le nominatif, ou encore, rta (la Vérité) est le thème (radical r et suffixe ta) et rtam le nominatif.
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Prononciation
Un mot sur la prononciation : le a se prononce à mi-chemin entre notre a et notre e et on ne doit pas insister sur un a bref final. Les voyelles surmontées d'un trait se prononcent deux fois plus longtemps, r se prononce à mi-chemin entre ri et re (l'antique traité sur la prononciation, le Priitisiikhyam, décrit r comme étant un r flanqué de deux voyelles ultra-brèves non précisées), les lettres avec un point dessous se prononcent avec le bout de la langue sur le palais (sauf rp, qui marque une nasalisation de la voyelle précédente), c se prononce ch, j se prononce dj, les aspirations se prononcent toutes. La lettre $ est une sifflante cérébrale dite chuintante et prononcée avec le bout de la langue sur le palais à l'arrière; les, étant une sifflante palatale dite mouillée à mi-chemin en $ et s, se prononce avec la langue sur le palais, mais un peu plus en avant que pour $, comme le ch dans le mot allemand ich.
les croyances et physicien cl ingénieur nucléaire. Jean
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