Certitude et incertitude à la Renaissance 9782503542515, 2503542514

La Renaissance est marquée par un grand mouvement de rationalisation du savoir. La science sert de référence à l'ar

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Certitude et incertitude à la Renaissance
 9782503542515, 2503542514

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CERTITUDE ET INCERTITUDE À LA RENAISSANCE

S .I . R .I . R Société Internationale de Recherches Interdisciplinaires sur la Renaissance

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CERTITUDE ET INCERTITUDE À LA RENAISSANCE

Sous la direction de Marie-Thérèse Jones-Davies Textes réunis par Margaret Jones-Davies, Florence Malhomme

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© 2013, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. ISBN 978-2-503-54251-5 D/2013/0095/96 Printed on acid-free paper

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Collection S.I.R.I.R. —◆—

La Société Internationale de Recherches Interdisciplinaires sur la Renaissance s’attache à la valorisation des études humanistes dans l’Europe moderne du XIVe au XVIIe siècle. Par sa perspective interdisciplinaire, elle vise à la confrontation des sources et des méthodes des différentes disciplines des sciences humaines — philosophie, philologie, études néo-latines, littératures modernes, histoire, histoire des arts. En dépassant les frontières habituellement tracées entre les savoirs disciplinaires aussi bien que les strictes délimitations historiques ou géographiques, elle cherche non seulement à comprendre la place éminente que la philosophie de l’homme a occupée dans l’élaboration de la culture occidentale à l’âge moderne, mais encore les conditions qui lui permettent aujourd’hui encore de s’affirmer comme déterminante pour la pensée, la littérature et les arts. Ouvrages publiés 1. Misère et gueuserie au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Centre de recherches sur la Renaissance, 1976 2. Les Cités au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Centre de recherches sur la Renaissance, 1977 3. L’Or au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Centre de recherches sur la Renaissance, 1978 4. Devins et charlatans au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Centre de recherches sur la Renaissance, 1979 5. Monstres et prodiges au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Touzot, 1980 6. Emblèmes et devises au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Touzot, 1981 7. Le Paradoxe au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Touzot, 1982

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col l e c t ion S . I . R . I . R .

8. Vérité et illusion dans le théâtre au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Touzot, 1983 9. Le Dialogue au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Touzot, 1984 10. Les Mythes poétiques au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Touzot, 1985 11. La Satire au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Touzot, 1986 12. Le Roman de chevalerie au temps de la Renaissance, dir. M.-T. JonesDavies, Paris, Touzot, 1987 13. Diable, diables et diableries au temps de la Renaissance, dir. M.-T. JonesDavies, Paris, Touzot, 1988 14. L’Image de Venise au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Touzot, 1989 15. Le Monde animal au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Touzot, 1990 16. Langues et nations au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Klincksiek, 1991 17. Expérience, coutume, tradition au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Klincksiek, 1992 18. Le Mariage au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Klincksiek, 1993 19. Inventions et découvertes au temps de la Renaissance, dir. M.-T. JonesDavies, Paris, Klincksiek, 1994 20. L’Histoire au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Klincksiek, 1995 21. L’Étranger  : identité et altérité au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Klincksiek, 1996 22. Rumeurs et nouvelles au temps de la Renaissance, dir. M.-T. JonesDavies, Paris, Klincksiek, 1997 23. L’Auteur et son public au temps de la Renaissance, dir. M.-T. JonesDavies, Paris, Klincksiek, 1998 24. Les Sermons au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Klincksiek, 1999 25. L’Oisiveté au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000 26. Mémoire et oubli au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Champion, 2002

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27. Culture  : collections, compilations au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Champion, 2005 28. L’Intériorité au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, Paris, Champion, 2005 29. Le Plaisir au temps de la Renaissance, dir. M.-T. Jones-Davies, éd. M. Jones-Davies, F. Malhomme, M.-M. Martinet, Turnhout, Brepols, 2010

Table des matières —◆—

Préface Certitude et pensée moderne Annarita Angelini

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Un savoir-opérer sujet à la règle. Certitude et incertitude dans la théorie de l’architecture de Brunelleschi-Alberti Annarita Angelini

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Les relations d’incertitude de Heisenberg à travers les yeux de Léonard Rossella Lupacchini

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Construire la certitude dans le discours scientifique Myriam Marrache-Gouraud

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La preuve artificielle, entre rhétorique et droit, de Ramus à Althusius Bruno Méniel

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L’histoire, calcul des probabilités : de la rationalité du«Prince» Jean Lacroix

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Se prononcer dans l’incertitude. « Je ne serais pas si hardi à parler, s’il m’appartenait d’en être cru » André Tournon

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Certain, à certes, de certains, de certains... : les emplois de certain, incertain et leurs dérivés dans les Essais, ou incertitude du discours et discours de l’incertitude chez Montaigne 133 Bruno Roger-Vasselin Du couple magister-discipulus au couple Salomon-Marcoul : de la certitude pour l’autre à la certitude pour soi Stéphan Geonget

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ta bl e de s m at i è r e s

Of Power and Subjectivity : Sites of Uncertainty in English Renaissance Drama and the Case of Sir Thomas More 167 Ton Hoenselaars Modes of Certitude and Incertitude in Shakespearian Tragic Heroes Eloisa Paganelli

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Espaces de l’incertitude Marie-Madeleine Martinet

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Index Nominum

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Préface Certitude et pensée moderne —◆— Annarita Angelini

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écessité, vérité et certitude sont les termes interconnectés d’un trinôme sur lequel se fonde la machine démonstrative de la logique traditionnelle : la nécessité appartient à la chose et la gouverne de l’intérieur, la vérité traduit cette nécessité du plan de l’être à celui de la pensée et, enfin, la certitude est le résultat, logico-linguistique, du raisonnement démonstratif. La nécessité est, la vérité se contemple et la certitude se démontre en portant à terme un raisonnement fondé sur la vérité nécessaire de ses prémisses. La certitude n’est donc autre que la démonstration, obtenue à travers un processus rationnel (le syllogisme), de la nécessité interne à la chose. Le raisonnement joue le rôle de médiateur dans un processus qui trouve son fondement dans la nécessité métaphysique du principe et son issue dans la vérité, également nécessaire, de la conclusion. On retrouve cette notion de certitude comme attribut de la vérité aussi bien dans la pensée antique que dans la logique de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge. Le concept traditionnel de certitude comme attribut d’une connaissance irréfutable dont la stabilité dépend de celle même de l’objet auquel elle se rapporte, commence à s’altérer au Quattrocento. Cette réévaluation qui, comme on le sait, se développe sur trois siècles et touche non seulement les paradigmes de la scientia et de la démonstration potissima mais aussi les notions mêmes de vérité et de nécessité métaphysique, aura pour conséquence de rompre, ou plutôt de bouleverser, le lien de dépendance qui existait entre ordre ontologique et ordre gnoséologique. Les deux conséquences (rompre ou bouleverser) ne s’impliquent ni ne s’excluent forcément, et prennent toutes deux consistance à la Renaissance.

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Rompre le lien entre une ratio essendi et une ratio cognoscendi des choses équivaut à distinguer une vérité objective fondée métaphysiquement d’une connaissance autorisée non par le statut ontologique de la chose jugée mais par les caractéristiques de la raison. Une grande partie de la pensée du XVe siècle adopte ce penchant anti-métaphysique : cela portera philosophes et dialecticiens à constater le hiatus entre une veritas in re, insaisissable par à la raison discursive, et une veritas in animo qui exprime l’accord entre un discours prononçable et les significations accessibles à la raison humaine. La première peut être comparée avec la splendeur éblouissante de l’intellect divin, la deuxième avec la clarté avec laquelle la lumière du soleil éclaire les choses (L. Valla). Une fois le processus de différentiation entre ordre ontologique (veritas in re) et ordre gnoséologique (veritas in animo) entamé, la validité et la perfection du savoir parviennent à coïncider avec la certitude qui indique non pas l’essence des choses mais une signification (sensus) accessible à la raison et partagée par les hommes (consensus). Il ne s’agit plus de démontrer avec certitude une vérité nécessaire en soi, mais de doter ce qui se présente à l’esprit humain comme doute d’un degré de certitude (susceptible éventuellement de s’accroître peu à peu). Le raisonnement ne sert donc pas à démontrer la vérité de la chose qui ne pourrait être différente de ce qu’elle est (Aristote), mais à réduire le doute de l’interlocuteur et à augmenter la probabilité des assertions de l’argumentation ou de la démonstration. Ce n’est pas un hasard si cette discussion, dès sa naissance au Quattrocento, de par la façon dont elle est abordée dans le cadre des artes sermocinales et à travers la polémique explicite qu’elle entretient contre la logique traditionnelle et sa dépendance de l’ontologie, se double d’une réflexion symétrique qui appartient au domaine des mathématiques. Les mathématiciens constatent le même hiatus que grammairiens et dialecticiens notaient entre veritas in animo et veritas in re, entre une ratio intrinsèque aux choses et un critère de connaissance scientifique issu des caractéristiques et du rythme de la raison discursive. À cet égard, la position défendue par Francesco Barozzi contre Alessandro Piccolomini dans la discussion de certitudine mathematicarum est emblématique. En interprétant de façon anti-aristotélicienne le commentaire de Proclus à Euclide, Barozzi affirmait la certitude supérieure de la connaissance mathématique par rapport à toute autre forme de savoir. Cette certitude de la connaissance que la ratio nostri (peu importe l’objet auquel elle se rapporte) détermine ne correspond aucunement à une perfection des êtres ratione sui établie par leur position suprême sur l’échelle de l’être. Même la métaphysique, qui se trouverait pourtant au sommet de la certitude (« ratione quidem sui

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certissima omnium ») grâce à la perfection de ses objets immuables, semble moins certaine que la mathématique (« ratione vero nostri, minus certa est quam mathematicam»). Le premier degré de certitude et la garantie de démonstration la plus sûre parmi tous les savoirs reviennent donc à la mathématique (« in primo certitudinis ordine esse… tum propter subiectam materiam… tum propter suarum demonstrationum certitudinem »). Le discours du mathématicien est certain non pas parce qu’il tire sa conclusion de prémisses vraies mais parce qu’il démontre en suivant le rythme même de la pensée. Il est supérieur à tout autre discours non pas parce qu’il se réfère à un subiectum qui est en soi parfait, mais parce qu’il exprime et véhicule la vertu démonstrative, discursive et progressive de la raison humaine. Par conséquent, ce discours est vrai non pas parce qu’il révèle la nécessité substantielle de l’objet dont il parle, mais parce qu’il est rationnel et reflète la régularité et la progression de la raison discursive. Ainsi la certitude sort-elle de l’ordre absolu de la « præcisio », d’une ontologie garantie par la perfection et par l’immuabilité d’un intellect universel illimité, et entre-t-elle dans les domaines d’une connaissance produite par une intelligence dynamique, conditionnée, imparfaite mais par là même perfectible, à l’intérieur de laquelle toute affirmation, pour exacte qu’elle puisse être, pourra toujours être ensuite dépassée par une autre plus exacte (Nicolas de Cues). La vérité de la métaphysique ne peut être ni plus ni moins que ce qu’elle est car elle est simple et absolue tandis que le savoir de l’homme est progressif et comparatif : c’est la raison pour laquelle il tolère des ajouts, des retraits, des degrés de comparaison et des fléchissements. Le lexique scientifique témoigne de façon fiable de cette transition. En effet, dans les lexiques des grammairiens et des dialecticiens, on trouve bien plus fréquemment le substantif certitudo et l’adjectif certus qu’on ne les trouvait dans le passé et ils deviennent également plus nombreux que les inaltérables veritas et verus. Mais le changement le plus important est celui de la codification de la gradation et de la mesure de la certitude que l’on peut remarquer à travers la répétition de comparatifs et de superlatifs relatifs. En effet, chez Nicolas de Cues comme chez Pierre de La Ramée, chez Philippe Melanchthon et Francesco Patrizi tout autant que chez les mathématiciens et Mario Nizzoli, un « probable » destiné à devenir certior, magis notus, clarior remplace désormais l’opposition du vrai et du faux. La certitude absolue devient le « mètre idéal » par rapport auquel on mesure un savoir qui s’approche de ce mètre mais sans jamais coïncider avec lui. La certitude, une fois séparée de la vérité, tend désormais à s’identifier avec la conjecture en tant que somme « d’assertions positives qui participent par altérité à la vérité en tant que telle » (Nicolas de Cues). Ce caractère compa-

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ratif de la connaissance, opposé au caractère absolu de l’être, déplace l’intérêt vers le binôme certitude-doute : le degré de la certitude n’est autre que le doute (quantifiable et réductible) par rapport à la connaissance de la vérité comme nécessité inconditionnelle de l’être. Mais le résultat de cette reconsidération ne se réduit pas seulement à déplacer dans le sujet et la raison chargée de juger le critère de validité de la connaissance, c’est-à-dire à présenter le « problème gnoséologique » comme préalable à la métaphysique et indépendante d’elle. Ce résultat détermine aussi, ou peut déterminer, le bouleversement de la relation vérité-certitude, vérité-nécessité : la certitude cesse d’être un attribut de la vérité, comme elle l’avait été à partir du Philèbe de Platon, et c’est en quelque sorte la vérité (ou tout au moins la validité du savoir de l’homme) qui se construit comme conséquence ou épiphénomène de la certitude. Vrai est ce que l’esprit reconnaît et juge comme tel avec certitude (R. Descartes) et c’est ce sur quoi il fonde son édifice rationnel. Partant du maximum de l’incertitude, c’est-à-dire du doute, l’esprit va à la découverte d’une ratio, d’abord hypothétique, mais qui peu à peu devient plus sûre et plus certaine. La règle d’une vérité qui trouve dans la faculté cognitive son propre fondement naît de cette certitude construite à partir du doute : « les choses que nous concevons de façon claire et distincte sont toutes vraies » (R. Descartes). Cette vérité, qui dérive de la certitude, est hissée au rang de « principe premier » et de « fondement », mais a posteriori. La vérité ne se contemple pas mais se découvre, et ce dans la limite de l’horizon de la pensée. Ainsi vérité et certitude parviennent-elles à coïncider à l’intérieur même d’un jugement formulé par la raison. Mais cela ne signifie pas que la ratio nostri remplace systématiquement la ratio sui des antiques et des nouvelles conceptions ontologiques. Si l’on suit le Discours de la méthode de Descartes, pas même cette vérité, certaine au point de valoir comme principe premier de la philosophie et de l’édifice du savoir tout entier, n’exprime la perfection absolue voulue par les prémisses nécessaires et vraies d’une logique fondée sur des catégories métaphysiquement définies. Au contraire, c’est justement le fait de posséder cette certitude-vérité à laquelle donne accès la pensée qui introduit la nécessité d’une perfection encore plus grande. Pour Descartes, cette perfection suprême est Dieu. Mais ce qui importe le plus c’est que la nécessité même de l’idée de Dieu comme perfection suprême est de moins en moins la condition du raisonnement démonstratif et de plus en plus la conséquence, la construction et, en dernier lieu, la projection de l’intelligence de l’homme. La nécessité devient en quelque sorte l’attribut de ce que la ratio nostri a posé comme fondement d’une chaîne d’argumentation successive et démonstrative.

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À partir de là, la question dépasse celle de l’autonomie de la connaissance par rapport à l’être. Les critères de la connaissance rationnelle deviennent le « point de vue unifié » à partir duquel il faut considérer et représenter aussi « en perspective » ce qui est au-delà du règne de la raison. Pour Nicolas de Cues, à qui l’on doit le geste le plus explicite de fondation d’une théorie de la connaissance indépendante de l’ontologie, l’absolue « præcisio » de l’intellect infini donne la mesure du caractère conjectural, relatif provisoire, imparfait et imprécis de la certitude de la science de l’homme. Cette disproportion entre infini et fini, entre être et connaître s’est imposée sur deux siècles et désormais c’est l’ordre de la raison humaine, dont les critères sont le magis et le minus, le prius et le posterius, qui s’affirme comme mètre, unité de mesure et paradigme pour penser et représenter la vérité et la nécessité du divin. Cette « certitude de raison » ouvre sur un horizon anthropologique. De fait, le savoir apparaît ici comme un facteur de différentiation de l’homme d’avec sa condition originaire et en même temps d’anthropologisation du monde à connaître. La science du Cinquecento semble tirer la légitimité de cette reformulation iuxta propria principia de la donnée (sensible et/ou métaphysique) du domaine des techniques et des arts de la Renaissance où l’efficacité du résultat a remplacé la nécessité des prémisses, et la validité générale de la procédure s’est imposée sur la notion antique de vérité. Certitude et incertitude ne se réfèrent pas à des mondes ou à des êtres différents par nature et incommunicables natuaraliter mais indiquent simplement la distance, tout au plus quantifiable, qui sépare l’objet à connaître et à représenter du sujet, à savoir le point à partir duquel n’importe quel objet est étudié. Connaître avec certitude équivaut à réduire au maximum une distance naturale en ajustant l’objet en soi en perspective aux conditions de celui qui le reformule en terme rationnel. De même que le divin et l’ordre de la vérité absolue perdent leur altérité radicale et leur incommensurabilité et se laissent représenter comme « l’excellence de notre humanité » (G. Bruno), de même l’irrationalité et le chaos des mouvements des réalités sensibles, mais encore le hasard, le sort, le résultat possible du jeux des dés, adhèrent, quoique « secundun coniecturam et proximiorem », aux critères de l’ordre et de la progression de la raison humaine ( J. Cardan).

Un savoir-opérer sujet à la règle. Certitude et incertitude dans la théorie de l’architecture de Brunelleschi-Alberti —◆— Annarita Angelini

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ans la philosophie scolastique, dominante au Quattrocento, la connaissance des causes appartient au domaine de la science théorétique. Elle constitue la fin en soi de l’âme humaine et l’achèvement de la pensée dans la contemplation désintéressée du vrai. L’instrument de ses recherches est la démonstration propter quid. Démontrer signifie dévoiler la nécessité interne qui gouverne les choses mais aussi établir une vérité par le biais d’un raisonnement (le syllogisme) fondé sur des prémisses sûres. La certitude scientifique des conclusions découle de prémisses nécessaires garanties par le règne de la métaphysique. À l’inverse de la science, la techique ou art (τέχνη) est un savoir-faire qui a pour but la production d’un objet ne trouvant pas son principe en lui-même mais dans l’agent qui le produit. En tant que disposition acquise par l’usage, elle vise toujours le particulier et le singulier et est au service de la production. Elle est par conséquent dénuée de certitude scientifique et relève des domaines de l’utilité et de l’agrément. La technè étant exclue du cadre de la science, elle n’est pas sujette aux principes de la logique apodictique. Cela lui confère une liberté et une autonomie par rapport à la métaphysique dont le savoir scientifique est, lui, dépourvu. En outre, à l’inverse de l’action pratique (praxis) dont la fin est immanente à l’agent, sa production demeure extérieure au sujet de l’activité. Cette indépendance par rapport au principe métaphysique, cette autonomie par rapport aux dispositifs de la logique démonstrative mais encore sa vocation productive et usagère sont mises en valeur dès que la science postmédiévale déclenche son offensive contre la stérilité et le formalisme vide de

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l’aristotélisme scolastique. Cependant, le fait d’être un mode de connaissance qui ne porte pas sur l’universel et de déléguer l’efficacité de ses résultats à la répétition et à la casualité du geste empirique empêche la technè d’accéder au rang de savoir scientifique. Le défi des théoriciens de l’art de la Renaissance est précisément celui de déterminer une règle certaine qui puisse donner au savoir-faire de l’artiste un statut théorique et à ses productions artificielles celle de légitimité scientifique. Il s’agit donc de définir une stratégie capable d’ériger l’effet produit en connaissance valable et de déduire de cette connaissance des effets nouveaux encore jamais produits ou démontrés. En d’autres termes, il s’agit de concevoir la technique comme un savoir-faire fondé sur des règles rationnelles sûres et constates, dont la certitude et la validité découlent de la ratio de l’agent. Ce qui, dans la logique traditionnelle, n’était qu’un medium (le raisonnement, le syllogisme) s’impose désormais comme principe et fondement même de la certitude de la science. Cette certitude, ainsi établie, ouvre un horizon anthropologique et en même temps se retire non seulement du règne de la métaphysique mais aussi du devenir du monde sensible pour instaurer son propre ordre de connaissance. Connaître avec certitude équivaut à maîtriser la distance qui sépare l’objet à connaître de l’« œil » de son observateur humain ; son domaine est une region intermédiaire, entre la contingence du monde sensible sur laquelle on ne peut rien savoir, et la nécessité du monde archétypale, qui reste inaccessible à l’homme en raison de la faiblesse de ses lumières. Il s’agit d’un espace de la médiation, fondé par une intelligence elle-même médiatrice, ni naturelle ni divine, mais simplement humaine et rationnelle, qui polarise la question du savoir à la Renaissance1. Entre la lumière de la vérité et l’obscurité de l’ignorance Leon Battista Alberti joue un rôle capital dans ce tournant épistémologique, non seulement parce qu’il contribue de façon déterminante à la fondation de la théorie de l’art, mai surtout parce qu’il identifie dans le savoir-faire des artistes un critère de connaissance et de démonstration valable pour le savoir scientifique en général. Dans le prologue du De re ædificatoria, Leon Battista Alberti considère le déplacement des masses et la composition des corps comme ce sur quoi se

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Cf. A. Angelini, P. Caye, Il Pensiero simbolico nella prima età moderna, Firenze, Olschki, 2007, « Introduzione », p. X et XIV.

un savoir-opérer sujet à la règle

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concentre la théorie architecturale2. En conséquence, il identifie le projet ou, pour mieux dire, le lineamentum comme l’anticipation mentale de lignes, d’angles, de forces et des corps, qu’une intelligence inventive et savante a porté à perfection. Il ne s’agit pas d’une poiesis artisanale ni d’un procédé empirique, mais de la præscriptio d’une forme précise conçue par l’esprit (« animo ac mente ») indépendamment de toute matière (« seclusa omni materia »). Il s’agit donc d’une reformulation du monde naturel placé entre deux pôles opposés, celui du «  diffinire mente animoque  » et celui du «  absolvere opere », c’est-à-dire de la traduction de formes mentales en matière sensible et solide3. Ce qui lie l’un à l’autre ces deux pôles (animus-opus ; lineamentum/structura consitituta) est une ratio certa et admirabilis et une voie aussi rigoureuse et indérogeable ; et c’est exactement ce lien entre le « lineamentum » et la « structura constituta » qui accorde un statut scientifique à la technique architecturale. De fait, le statut qui élève la discipline architecturale au-dessus

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« Architectum ego hunc fore constituam, qui certa admirabilique ratione et via tum mente animoque diffinire tum et opere absolvere didicerit, quæcunque ex ponderum motu corporumque compactione et coaugmentatione dignissimis hominum usibus bellissime commodentur », L. B. Alberti, De re ædificatoria, éd. G. Orlandi, P. Portoghesi, Milano, Il Polifilo, 1966, I, p. 6 ; « J’accorderai le statut d’architecte à celui qui saura, par une méthode précise et de voies admirables, aussi bien concevoir mentalement que réaliser tout ce qui, par le déplacement des masses, par la liaison et par l’assemblage des corps, se prêtera le mieux aux plus nobles usages des hommes », trad. fr. L’Art d’ édifier, éd. P. Caye, F. Choay, Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 48. « Lineamentorum omnis vis et ratio consumitur, ut recta absolutaque habeatur via coaptandi iungendique lineas et angulos, quibus ædificii facies comprehendatur atque concludatur. Atqui est quidem lineamenti munus et officium præscribere ædificiis et partibus ædificiorum aptum locum et certum numerum dignumque modum et gratum ordinem […]. Et licebit integras formas præscribere animo et mente seclusa omni materia […]. Hæc cum ita sint, erit egro lineamentum certa constansque præscriptio concepita animo, facta lineis et angulis perfectaque animo et ingenio erudito », ibid., p. 21 ; « Tout le principe des linéaments se résume en une méthode réglée et suffisante pour accorder et joindre les lignes et les angles au moyen desquels la figure de l’édifice est comprise et circonscrite. Aussi est-ce bien au dessin qu’il appartient de fixer par avance aux édifices et leurs parties une position adéquate, un nombre précis, ainsi qu’une mesure convenable et un ordre plaisant […]. Il sera ainsi possible de projeter mentalement des formes complètes, indépendamment de toute matière […]. Le dessin est donc un projet précis et fixe, conçu par l’esprit et obtenu au moyen de lignes et d’angles, qu’une intelligence inventive et savante a porté à la perfection », ibid., p. 55-56.

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de la casualité du savoir-faire des empiriques lui donnant son autonomie théorétique, est établie par la rationalité (« ratio certa ») du dessin mental. D’une part l’architecture exige la certitude de la règle pour garantir son statut scientifique par rapport à l’incertitude des empiriques ; d’autre part elle fonde la certitude dont elle à besoin pour instaurer sa propre autonomie théorétique dans l’esprit et la rationalité du sujet (l’architecte) au lieu de la déduire de la nécessité interne qui gouverne l’objet. Le binôme ratio-via, introduit au début du De re ædificatoria pour distinguer l’architectus du faber, est récurrent dans tous les écrits albertiens, et de manière plus évidente dans le Momus4, et détermine l’éventualité d’intervenir efficacement sur les agencements naturels — en d’autres termes, la possibilité de transférer le projet architectural, ou quelque autre conceptum animo que ce soit, de l’esprit qui lui a donné naissance (et dans lequel il possède une légitimité propre) vers l’ordre de la matière, cela ayant pour effet de transformer cette dernière et la rendre non pas meilleure ou plus belle, mais apte à recevoir un dessin rationnel, intégralement conçu par l’architecte. Comme tout conceptum animo, le projet rentre lui aussi dans la sphère du propre, la sphère, lit-on dans le livre III du Della famiglia, de ce sur quoi l’architecte, l’esprit humain, l’homme ont souveraineté exclusive ; par contre, la sphère d’autrui est tout ce qui est extérieur à cette autorité parce que généré hors des frontières et des critères de l’esprit. L’écart entre la certitude et l’incertitude est le même que celui entre le propre et l’autrui5. La technique qui met en œuvre la stratégie6 de transfert du « propre … dans autrui » circonscrit le seul cadre dans lequel l’homme d’Alberti peut instaurer, avec la nature, une relation qui ne soit pas forcément néfaste. Cela comporte un passage crucial : ramener la technique au binôme ratio et via et, par ce biais, « rationaliser » (c’est-à-dire réduire aux rythmes de l’âme rationnelle) le devenir et les vicissitudes des corps solides signifiait renverser la conception aristotélicienne et thomiste qui avait vu, dans la « operatio transiens in exteriorem materiam », l’asservissement du « faire » technique à la

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Le Momus o del Principe (éd. G. Consolo, Genova, Costa & Nolan, 1986) est une comédie écrite par Alberti, qu’il est possible d’interpréter de différentes manières, mais qui, à mon avis, est avant tout une allégorie des conditions et des limites de la technè. L. B. Alberti, I Libri della famiglia, éd. R. Romano, A. Tenenti, Torino, Einaudi, 1980, p. 105-106. Transférer le propre dans autrui est la condition de réalisabilité non seulement de l’architecture, mais aussi de toute activité humaine garantie par la ratio certa d’un dessin mental. J’entends par là le binôme « ratio-via » ou l’analogue « ars-via » ; voir supra, note 1.

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multiplicité et à l’inconstance des propriétés naturelles auxquelles elle s’applique7. Une fois identifiée comme un véhicule capable de rattacher à une réalité corporelle les concepts linéaires et géométriques de l’âme, la technique d’Alberti conserve la « liberté » propre à la ratio dont elle provient ; pour le dire dans le langage de la scolastique, elle maintient « in ipso operante » la forme et la fin de son action. De par son origine, elle reste destinée à frôler les corps : elle ne les pénètre jamais, mais leur reste superposée (« superimposita ») ; elle effleure, mais sans le contaminer, le plan de la substance et l’ordre immuable de l’être8. Elle se maintient sur la ligne de frontière existant entre le monde « libre » de l’âme et celui, tout aussi « libre », de l’être. Consciente de son extranéité au plan de l’être, la technique d’Alberti reconnaît son propre manque de fondement ontologique. Dégagée de tout absolu et néanmoins inexorablement faisable, elle n’est en soi ni parfaite ni bonne, ni vraie ; elle peut s’avérer efficace (« fas ») — et par conséquent valide du point de vue théorique — si son exécution a été réalisée de manière adéquate et ce, en accord avec les lignes prescrites par l’esprit. De toute évidence, nous nous trouvons face non pas à une super-science ou une super-métaphysique capable de pénétrer la structure du réel et de l’altérer jusqu’à en faire l’« altera natura » cicéronienne, mais à une science faible, flottante et légère, dépourvue de contreforts ontologiques ou théologiques, et cependant si « ample » — écrira encore Alberti dans la dédicace du De pictura à Filippo Brunelleschi — « qu’elle couvre de son ombre la réalité tout entière »9. L’ombre que la coupole de Brunelleschi (le résultat le plus éclatant de la technique architecturale de l’époque) jette sur tous les peuples toscans est, pour Alberti, la même que celle dont la technè recouvre, sans les nier ni les pénétrer, la disproportion et le contraste qui opposent ab æterno l’« infirme » au « parfait », l’obscurité à la lumière, le fini à l’infini, la certitude absolue d’une vérité nécessaire au maximum de l’incertitude propre à la connaissance sensible. Elle ne bouleverse ni n’efface, ni ne produit quoi que ce soit de nou-

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Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094 a (voir aussi Éthique à Eudème, 1217, a) ; Thomas d’Aquin, Sententia libri Ethicorum, I, 1 ad 1094 a 3 (voir aussi I, 12 ad 1098 b 18 ; II, 4 ad 1150 a 26). L. B. Alberti, De re ædificatoria, op. cit., p. 74. Alberti, à propos de la coupole du Duomo de Florence, dans la dédicace à Brunelleschi de l’édition italienne du De pictura : « Chi mai si duro e sì invido non lodasse Pippo architetto vedenndo qui struttura sì grande, erta sopra e cieli, ampla da coprire con sua ombra tutti e’ popoli toscani », éd. C. Grayson, Bari, Roma, Laterza, 1975, p. 8.

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veau, mais, où qu’elle se tourne, elle recouvre et masque : quand elle construit des digues et des barrages qui dissimulent, sans l’oblitérer, l’inclination naturelle de l’eau à couler (Theogenius), quand, au travers de l’application d’une norme, elle travestit d’une identité civile partagée la nature solitaire de l’individu (Della famiglia, De iciarchia), quand elle produit l’illusion de la tridimensionnalité sur une surface plane (De pictura), comme l’explique Gelasto dans le Momus, elle ne fait que superinducere une persona ficta ou un habitus ou une ombre (umbra) à une réalité qui existe et se maintient telle qu’elle est depuis toujours, en dessous du masque ou de l’identité qu’elle a opportunément et transitoirement revêtue10. Il n’a pas été assez souligné que le thème de l’ombre est récurrent non seulement chez Alberti, mais, plus en général, dans l’ensemble des traités d’art de la Renaissance, et qu’il s’y présente souvent associé aux implications gnoséologiques et méthodologiques du motif de la dissimulation, de l’illusion onirique, du doute11. Il représente le point de départ pour un usage extensif de la théorie de l’art dans le domaine de la connaissance12. Or, Alberti s’en sert à plusieurs reprises, par exemple quand, renversant le vers de la huitième Pythique de Pindare, il réduit l’homme à « l’ombre d’un rêve » ; ou encore lorsqu’il accrédite l’éminence de l’œuvre de Brunelleschi en la célébrant comme l’« ombre » qui recouvre le monde sous-jacent. Susceptible de faire l’objet d’une double évaluation (négative et positive, haute et basse), l’ombre lui sert

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L. B. Alberti, Momus, op. cit, p. 57, 178. L’on retrouve en effet l’ombre et le rêve dans la conception de la Sforzinda du Filarete, dans l’interprétation de Francesco di Giorgio Martini du Livre I du De architectura de Vitruve et dans les écrits de Léonard de Vinci ; chez des auteurs très différents et apparemment étrangers à l’architecture comme Giordano Bruno et Pierre de La Ramée. Nous les retrouvons au cœur d’un sonnet, de Daniele Barbaro, peut-être l’interprète le plus subtil de Vitruve au XVIe siècle : « Questo mondo / è un sogno e noi mortali / poveri, ciechi e frali / altro che fumo e ombra / non siamo […]. / Il dubbio è padre dell’inventione / perchè risveglia il languido pensiero ; / il dubbio punge, isferza e fa leggiero / chi tardo e pigro cerca la cagione » (Ce monde est un rêve et nous autres mortels, pauvres, aveugles et fragiles, ne sommes qu’ombre et fumée […]. Le doute pique, fouette, et fait léger / celui qui est lent et paresseux dans la recherche de la raison), Predica dei Sogni, composta per il reverendo padre D. Hypneo di Schio, Venezia, Marcolini, 1542, IV. Ce motif est certainement lié à la redécouverte d’Origène, à Florence, à la moitié du XVe siècle, à la diffusion des théories médicales d’Avicenne et au grand succès du De somniis de Synésius, après sa traduction par Marsile Ficin ; mais l’élément dont l’influence me semble avoir été la plus forte est la reprise, aux XVe-XVIe siècles, de la théorie néoplatonicienne de l’imagination productive.

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à réduire la position humaine sur l’échelle de l’être à celle d’un fantôme, mais sert tout aussi bien à en magnifier et amplifier l’œuvre. Physiquement et ontologiquement définissable comme « l’ombre d’un rêve », l’homme n’est rien de plus que l’exténuation d’une illusion, l’apparence évanescente de quelque chose qui est en soi une vanitas ; autrement dit, l’ombre exprime la faiblesse suprême et le maximum de l’incertitude de la condition humaine. Mais, dans le revêtement ombreux que la technique superpose stratégiquement à la métaphysique et à la physique, l’ombre de l’homme devient le « mode » et la « mesure » de toutes les choses qu’il ombrage de son esprit et de son corps. D’où une troisième évaluation de l’ombre qui lie en un cercle vertueux, paradoxal mais non contradictoire, la vanité ontologique de l’homme et l’autorité firma, de sa construction ou de sa fiction : il s’agit de l’ombre du pressentir, de l’anticiper, du præcogitare et du præfinire en esprit13 — du projeter, pourrionsnous dire aussi — ce qui n’existe pas et n’a jamais existé au sein d’une nature pourtant « parfaite » et « sans manque »14. Ce n’est pas une réalité, mais un phantasme ou une projection, une silhouette à laquelle ne correspond rien de ce dont l’artiste a l’expérience (l’obscurité absolue de l’ignorance), mais qui pourrait être traduite en une œuvre, hors de l’ordre métaphysique dominé par la nécessité (la lumière éblouissante d’une certitude absolue), dans l’espace intégralement humain de la technique et de son efficacité et validité générale. Bien qu’indépendante de tout contenu concret (« omni materia seclusa »)15 et déliée de toute expérience passée, l’ombre qui anticipe et renferme le projet laisse apparaître une force persuasive capable de pousser à l’obéissance, ou à un semblant d’obéissance, la réalité effective. Une force persuasive, si l’on suit encore Alberti, qui se configure elle aussi comme une couverture ou un halo et qui donne à celui qui l’a prévue et projetée hors de lui-même la même éminence et louange qu’il fallait reconnaître à l’œuvre de Brunelleschi. Telle que l’ombre de la coupole de Brunelleschi, la technique s’impose alors comme un facteur d’anthropologisation du monde de la connaissance et de différentiation de l’homme d’avec sa condition de faiblesse originaire.

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L. B. Alberti, De re ædificatoria, op. cit., p. 95 ; trad. fr., op. cit., p. 98. « Absolute perfecta », L. B. Alberti, De re ædificatoria, op. cit., p. 813-815 ; « sanza mancamento o vizio », id., Theogenius, in Opere volgari, éd. G. Grayson, Bari-Roma, Laterza, 1966, II, p. 93 ; I Libri della famiglia, op. cit., p. 74 ; Momus, op. cit., p. 267. Voir supra, note 2.

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Dans le Momus umbra est le philosophe Gelasto, derrière lequel l’on reconnaît Alberti16, et umbratilis est le discours du Sophiste, ironiquement présenté comme vide mais exprimant en fait de nombreuses convictions de l’auteur17. L’ombre est ce qui unit les personnages les plus proches d’Alberti, et elle les unit au moment où, à la place d’une perspective vraie ou fausse, anticipent une perspective possible : ni bonne ni mauvaise, mais simplement réalisable et capable de se révéler efficace et valide18. L’ombre de Gelasto qui navigue sur une route incertaine en appareillant d’un port (le royaume des morts) où il n’a en fait jamais jeté l’ancre, le Sophiste qui se désintéresse du verum et du rectum et s’attache davantage à l’effet qu’à la substance de ce qu’il dit, nous ramènent à l’inventum de Brunelleschi pour la coupole du Duomo de Florence — attention : non à la construction proprement dite, mais à l’inventum qui en anticipe la réalisation en tant que possible. L’anticipation du résultat et la validation à posteriori Mais, pour Alberti, théoricien de l’architecture, en quoi consiste l’inventum de Brunelleschi ? Le choix stylistique de se passer des contreforts externes des constructions gothiques19 et celui, « imposé par la nécessité », de se passer d’armatures internes qui soutiendraient la voûte en construction jusqu’à la

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L. B. Alberti, Momus, op. cit., p. 84-85 ; cf. G. Ponte, « L. B. Alberti umanista e prosatore », Rassegna Letteraria Italiana, 68, 1964, p. 280. E. Garin a lui aussi rapproché le personnage de Gelasto de celui de Lepidus, nom derrière lequel Alberti se cache le plus souvent ; cf. « Il Pensiero di L. Battista Alberti : caratteri e contrasti », in Leon Battista Alberti. Studi nel V centenario della morte, Firenze, Sansoni, 1972, p. 3. En particulier, les motifs de la variation de la nature et de la misère de l’« homunculus » capable de haïr et d’être haï plus que n’importe quel autre être, de l’agitation et de l’impatience qui déterminent les réactions les plus impitoyables de la nature, présentés dans le Theogenius ; l’insistance du Sophiste sur le caractère « artificiel » de la socialité entre les hommes est présente dans I Libri della famiglia et dans le De iciarchia. L. B. Alberti, Momus, op. cit., p. 84-85 : « Hos [la catégorie des « sophistes »] per conciones vagari solitos, nihil sibi assumentes certi atque constantis quod affirment […] sed novis in dies assentationum artibus auditorum aures aucupari et popularium de se admirationem captare, non tam multitudinis sensum atque cogitationes flectendo et deducendo, quam ad multitudinis nutum sua omnia instituta vertendo in dies et inmutando, et in ea re verumne al falsum, rectumne an pravum id sit quod dicendo tueantur minimi eos pendere : illud omnibus nervis eniti, ut id præ ceteris recte sensisse in suscepta altercatione videantur ». L’introduction d’un « style nouveau » ou le retour au style « ancien » pousse Brunelleschi à éliminer arcs rampants et contreforts externes du type de ceux qui, dans les

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stabilisation du claveau20, avaient obligé Brunelleschi à projeter une structure tout à fait particulière : entièrement autoportante, elle devait être capable, d’une part, de décharger en elle-même, et non plus à l’extérieur d’elle-même, les poids et les forces qu’elle composait peu à peu et, d’autre part, de s’élever, du tambour jusqu’à la lanterne, sur une série d’assises horizontales superposées, chacune étant destinée à soutenir l’ouvrage sur l’anneau suivant, mais ne pouvant prouver sa tenue qu’à la fermeture de l’assise supérieure. Aucune garantie a priori pour Brunelleschi non plus, pas de point fixe et stable, extérieur au système à construire, auquel s’appuyer le long d’une via inévitablement parsemée d’obstacles et continuellement exposée au risque d’erreur. Seule une ratio certa, tout aussi rigoureuse et réglementée, pouvait servir à résoudre ce que l’architecte percevait comme un « problème » auquel donner une solution et non comme l’archè à laquelle ancrer un procédé garanti par la vérité de son présupposé ou la nécessité de son fondement. La double calotte, les huit nervures d’angle et les seize nervures internes, l’agencement en arête de poisson qui permet de greffer des éléments de l’anneau inférieur dans l’anneau supérieur, la distribution des charges selon l’inclinaison des anneaux étaient quelques-uns des expédients techniques qui avaient permis à Brunelleschi, d’abord, de concevoir une structure (dite « a quinto di sesto acuto ») d’un diamètre de 41,50 m sur un tambour octogonal à 52 m du sol, et ensuite de la construire en pierre, briques, « opus cæmenti-

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constructions gothiques, avaient permis de décharger et de distribuer le poids sur les côtés et sur les murs verticaux. La technique utilisée dans la construction de voûtes ou d’arcs consistait à préparer une structure de bois brute et provisoire, se terminant par des surfaces courbes, dont la couverture sera formée de claies et de cannes, ou autre matériau peu coûteux, afin de soutenir le remplissage de la voûte tant que le mortier n’aura pas pris ; voir L. B. Alberti, De re ædificatoria, op. cit., p. 244 ; trad. fr., op. cit., p. 173. Après la mise en place de la clé de voûte (le coin au enfoncé au milieu de l’arc), qui maintient les pierres en place grâce à la poussée exercée sur les deux impostes, et après les retouches à la construction, on démontait et enlevait le cintre. Brunelleschi n’aurait pas pu utiliser cette technique, car il n’aurait pas été possible de construire une structure de bois démontable, de 60 m de hauteur et suffisamment robuste pour soutenir, outre son propre poids et celui des ouvriers travaillant à la construction, les 27 000 tonnes (tel est le poids qui a été calculé) de la coupole. L’inventum de Brunelleschi consiste à envisager une technique différente pour atteindre quand même le résultat désiré sans utiliser d’armature de soutien. Pour reconstituer les phases de conception et de construction, une source indispensable est A. Manetti, Vita di Filippo Brunelleschi preceduta da La novella del Grasso (1471), éd. présentée par D. De Robertis, introduction de G. Tanturli, Milano, Il Polifilo, 1976.

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cum » et bois pour un poids total d’environ 27 000 tonnes21. Aucune vérité, aucun élément immobile externe ou antérieur auquel s’ancrer, aucun exemple architectural, mais une efficacité qui serait encore à « démontrer » une fois que l’on serait arrivé au terme d’un parcours possible, mais non garanti. Un parcours efficace parmi les innombrables parcours possibles. Une fois le résultat obtenu (la « structura constituta » pour le dire avec Alberti) ce qui tout d’abord avait été l’un des parcours possibles, est reconnu comme la « voie admirable », douée d’une validité générale, quoique certifiée par son effet. Sans doute l’existence d’un édifice construit dans le vide sans aucun échafaudage peut-elle faire penser à la situation plus générale du savant-artiste, plusieurs fois illustrée par Alberti ; il est en effet contraint lui aussi de garantir son procédé cognitif et opérationnel par la seule ratio qui le contrôle de la conception jusqu’à l’exécution, dénué de tout rassurant soutien de préalables onto-théologiques solides, tout comme Brunelleschi était dépourvu d’armatures sur lesquelles appuyer les masses de maçonnerie qu’il édifiait. Surtout, l’absence d’un plan d’appui ancré au sol, sur lequel l’architecte, avant tout, pût reposer les pieds, semblait donner un caractère concret à la suspension, qui apparente la condition de Gelasto et du Sophiste du Momus à celle des navigants sans port des Intercenales : tous privés de la firmitas de fondements, contraints dès le départ à effectuer des choix et à les mettre en pratique, suspendus dans un vide de présupposés et de garanties hétéronomes, sans rien à quoi s’appuyer si ce n’est l’accomplissement progressif de leur savoir-faire ; contraints, en tout état de cause, à un début qui est seulement un exorde et non un principe, du moins tant que l’œuvre finie n’en aura pas attesté la solidité22. Tous plongés dans un monde d’où il n’est pas donné de sortir, sans un sommet ni une fondation donnant équilibre et stabilité ; un monde ou un système dans lequel à chaque point est reconnue la même dignité qu’à tout autre point, exactement comme, dans la voûte sphérique de Brunelleschi, les pierres valent toutes comme claveaux, indépendamment de leur position et de leur composition matérielle23.

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Voir les documents publiés par C. Guasti, Santa Maria del Fiore. La costruzione della chiesa e del campanile, Firenze, Ricci, 1887 (rééd. anastatique, Bologna, Forni, 1974), p. 28-30. Cf. S. Di Pasquale, Brunelleschi. La costruzione della cupola di Santa Maria del Fiore, Venezia, Marsilio, 2002, p. 172. L. B. Alberti, De re ædificatoria, op. cit., p. 245 : « Et quis possit referre aut meditari animo, quam sit horum uterque innumerabiles herentes adacti sese mutuo intersecantes ad pares angulos et ad impares, ut quotcunque loco per universam testudinem istiusmodi

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Il était inévitable que la conception gnoséologique d’Alberti, et plus généralement la gnoséologie architecturale qui vint plus tard, soient influencées par la « suspension » concrète d’une architecture qui se présentait elle-même comme un arc tendu entre deux impostes, l’une théorique, mentale, bidimensionnelle (le lineamentum), l’autre concrète, sensible et tridimensionnelle (la structura constituta) qui dérive de la première, mais en est aussi la seule garantie et la légitimation a posteriori. C’est en effet à l’inventum de Brunelleschi que semble se rattacher le livre I du De re ædificatoria consacré au lineamentum, moment premier et incontournable de l’architecture ; mais, dans le même temps, la solution de la coupole du Duomo, telle qu’elle est présentée au chapitre XIV du livre III, permet de comprendre ce qu’Alberti voulait effectivement affirmer lorsqu’il réclamait pour le lineamentum l’indépendance de tout contenu matériel — une indépendance répétée dans les mêmes termes dans le De pictura — qui ramenait directement à la « liberté » des « concepta animo » théorisée dans le Livre III de la Famiglia24. Ce qui s’exprime ici, c’est la nécessité, surtout logique et gnoséologique, de maintenir « in ipso operante » — c’est-à-dire in animo ac mente — la forme et la fin de l’art, de façon à la soustraire à la casualité de l’action et à la répétitivité du geste empirique. Si le projet n’avait pas été défini omni materia seclusa, il se serait en effet dispersé et — aristotéliciennement, ou thomistiquement — aurait été asservi aux multiples propriétés des matériaux employés, perdant par là toute valeur générale et paradigmatique. Lorsque, dans le chapitre consacré au lineamentum, Alberti précise en outre qu’un même linéament est reconnaissable dans une multiplicité d’édifices différents25, ce n’est autre que la confirmation de cette instance rationnelle et universaliste confiée au moment projectuel — une instance rationnelle

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aliquem interserueris lapidem, plurimum intelligas te et arcuum et coronarum cuneum apposuisse ? » ; trad. fr. op. cit., p. 173-174 : « Qui pourrait préciser ou imaginer la quantité innombrable d’arcs et d’anneaux unis et liés les uns aux autres qui se recoupent mutuellement selon des angles égaux ou inégaux, de sort que, partout où tu auras insérée une pierre dans une voûte de ce genre, tu constateras que tu as posé le coin d’un grand nombre d’arcs et d’anneaux ». L. B. Alberti, De pictura, op. cit., p. 11 : « Illi [mathematici] solo ingenio, omni seiuncta materia, species et formas rerum metiuntur » (après avoir séparé toute matière, [les mathématiciens] mesurent les formes des choses) ; ici, la référence concerne le dessin des mathématiciens ; voir aussi I Libri della famiglia, op. cit., p. 204-205. Id., De re ædificatoria, op. cit., p. 21 : « eadem plurimis in ædificiis esse lineamenta ».

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dont dépend le positionnement de la stratégie architecturale, et en général de la technique, dans un cadre autre que celui de l’empirique et de la praxis artisanale. Un « besoin de la règle »26 dont découle la certitude du savoir-faire et le statut scientifique des arts. De fait, dans le paragraphe du chapitre XIV du Livre III, implicitement consacré à l’inventum de Brunelleschi, Alberti ne décrit pas la coupole de Florence en particulier, ni la technique de construction que Filippo Brunelleschi y a expérimentée27 ; par contre, il énumère les raisons et énonce la règle qui permet de construire non « cette » coupole, mais n’importe quelle coupole rotative, sans recourir à des armatures internes. Plus encore, il réduit la forme octogonale de la voûte (« testudo sphærica angularis »), c’est-à-dire celle effectivement érigée sur le Duomo de Florence, à un cas particulier qui applique la même règle générale énoncée28. L’on se trouve face à un tournant crucial pour la technique, mais aussi, plus généralement, pour la gnoséologie moderne. Ici, c’est Alberti qui théorise, pour ainsi dire, a posteriori, après que Brunelleschi a construit : en théoricien de l’architecture revisitée, il analyse, mesure un édifice réalisé et, de l’ouvrage achevé, remonte aux raisons grâce auxquelles ce type de solution s’est révélé efficace29 ; ensuite, il généralise ces raisons et en fait la règle, générale et valide, à appliquer à une typologie entière d’édifices à construire (n’importe quelle

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M. Tafuri, Ricerca del Rinascimento. Principi, città architetti, Torino, Einaudi, 1992, p. 61. L’architecte et S. Maria del Fiore ne sont même pas nommés, dans le De re ædificatoria, même si la référence à Brunelleschi et à la coupole sont évidentes. Ce n’est que dans l’édition vulgarisée par Cosimo Bartoli, L’Architettura (Venise, 1565) qu’est signalée, non dans le texte mais dans l’index rerum, la référence à la « coupole de Santa Reparata » (appellation qui se transformera ensuite en Santa Maria del Fiore), avec renvoi au livre III, chapitre XIV et précisément au point où l’on considère la « tribuna a spicchi » (tribune en quartiers) comme cas particulier de la « tribuna tonda » (tribune ronde), p. 90. L. B. Alberti, De re ædificatoria, op. cit., p. 247 : « Angularem quoque testudinem sphæricam, modo per eius iustis crassitudinem rectam sphæricam interstruas, poteris attollere nullis armamentis » ; trad. fr., op. cit., p. 175 : « On pourra également élever la voûte hémisphérique d’arêtes sans aucun cintre à condition d’insérer une voûte hémisphérique régulière dans son épaisseur ». Cf. S. Di Pasquale, op. cit., p. 189. Alberti explique que les assises horizontales (anneaux) et verticales (arcs) formant la voûte sont réciproquement reliées en d’innombrables intersections, selon des angles égaux et inégaux ; par conséquent, quel que soit le point de la voûte sphérique où l’on pose une pierre, l’on s’apercevra qu’on a placé avec elle un claveau appartenant à de nombreux arcs et anneaux, ibid., p. 245 ; voir supra, note 23.

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couverture sphérique ou pouvant être ramenée à la forme sphérique)30. Il parcourt à rebours l’itinéraire conceptuel-constructif de Brunelleschi en partant de l’œuvre achevée (« structura constituta ») pour arriver au projet, à ce qui, pour l’architecte, avait été l’exorde (« lineamentum »). Une fois la règle identifiée, il la justifie rationnellement et la transforme d’exorde possible en principe théorique certain, de simple commencement en fondement ou modèle. Inutile de dire que ce modèle dessiné post festum n’a que peu de rapport, quant à sa généalogie, avec l’archétype platonicien, bien qu’il en partage la légalité et le caractère normatif. L’inventum de Brunelleschi est sans précédent, pourtant il ne s’agit pas d’une expérience unique ni fortuite. Le fait de pouvoir être réduit à une règle certaine (« ratio certa ») à appliquer à une classe d’objets lui donne le statut et la légitimité propre à une loi scientifique. Cependant, la certitude rationnelle du savoir-faire de Brunelleschi trouve son fondement dans sa propre efficacité c’est-à-dire intrinsèquement. En opposition à une nécessité métaphysique garantissant la certitude d’une conclusion démontrée, Brunelleschi, ou mieux, Alberti en tant que théoricien de l’architecture de Brunelleschi, établit une notion de validité scientifique garantie elle-même par l’efficacité du résultat et la versatilité de son application. Une réflexion analogue, sous certains aspects, peut être, bien qu’indirectement, attribuée à Filippo Brunelleschi, à partir de la signification épistémologique du tour (la « beffa ») monté aux dépens du marqueteur Manetto Ammanatini, dit le Grasso. Cet épisode, assez connu, est reporté par Antonio di Tuccio Manetti dans la biographie de Filippo Brunelleschi de 148931. Ce tour, dont les protagonistes sont, avec Brunelleschi, Donatello et Giovanni Rucellai, consiste à faire croire à Manetto, dit le Grasso, qu’il est quelqu’un d’autre. Le tour réussit lorsque la victime cesse de résister à l’identité qui lui est attribuée et adopte un comportement de type prudentiel qui la porte à simuler à son tour, en faisant semblant d’être vraiment le personnage, ou mieux, le « masque » que ses antagonistes veulent lui faire croire qu’elle est ; en d’autres termes, lorsque Manetto se soumet à la « déréalisation » de luimême pour adhérer au projet préconisé par ceux qui ont inventé la farce. L’histoire se complique, mais le tour est finalement dévoilé et la victime peut 30 31

« On pourra également… à condition de… » ; voir supra, note 28. La Novella del Grasso legnaiuolo précède la Vita di Filippo Brunelleschi (1489) d’Antonio Manetti (éd. citée). Dans l’introduction, Giuliano Tanturli met le tour en relation avec la coupole sans armature du Duomo, l’un et l’autre témoignant d’un esprit de calcul qui détermine un comportement projeté en vue d’un résultat préconisé.

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redevenir, pour reprendre l’expression d’Alberti dans le Momus, « ille qui semper fueram »32. L’épisode, toutefois, ne s’épuise pas avec la beffa. Antonio Manetti raconte que Brunelleschi revint, quelque temps plus tard, sur l’épisode et poussa Manetto à analyser rétrospectivement les phases successives (déconstruction de son identité et construction de l’identité fictive) à travers lesquelles la farce s’était développée, de la conception jusqu’à son bout : il lui demande de se rappeler quand, comment et pourquoi il a décidé de simuler à son tour, sur la base de quelles intentions il avait tout d’abord cherché à s’opposer à ses antagonistes, quelle avait été sa première réaction à la beffa. Autrement dit, il lui demande de mettre en succession, selon la perspective de la victime (de la conclusion au principe) les faits, les comportements, les réactions et les raisons. Il ne s’agit, du moins à mon avis, d’un excès de cruauté de la part de Brunelleschi, ni, comme l’a interprété Manfredo Tafuri, de la conséquence « anti-albertienne », et donc « antinaturaliste », de la technique33. Ce qu’il me semble plutôt, c’est que, une fois la beffa réussie et conclue, Brunelleschi abandonne le rôle de l’inventeur ou de l’architecte de la mise en scène pour jouer, à son tour, le rôle du théoricien. Toutefois, pour ce faire, il a besoin de Manetto, qui, non plus victime mais complice de la fictio, collabore avec l’auteur pour transformer cet épisode (la farce ourdie à Florence en 1409) en un « modèle ». Le rôle que joue maintenant Manetto Ammanatini, aux côtés de Brunelleschi et non plus contre lui, a maintes analogies avec celui dont Alberti lui-même se charge dans le chapitre XIV du livre III De re ædificatoria, lorsqu’en qualité de théoricien de l’architecture, il décrit la construction de la coupole du Duomo. Il est en fait en mesure de mettre en relation l’intention et la stratégie (« ratio ac via ») de celui qui a monté le tour avec les effets provoqués au fur et à mesure sur la victime, c’est-à-dire sur l’autre « opérateur » de la stratégie. Conscient de la fiction, Manetto donne voix à cette « structura constituta » que les inventeurs avaient envisagé de réaliser. Si, dans un premier moment, c’est Brunelleschi (c’est-à-dire l’inventeur) qui a transféré la sphère du propre dans la sphère d’autrui par l’élaboration d’un dessein visant à « déréaliser », en vue du résultat attendu, l’identité de l’antagoniste, c’est maintenant Manetto (c’est-à-dire le destinataire lui-même) qui influe, ou interfère, de manière déterminante sur l’identité de l’architecte,

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L. B. Alberti, Momus, op. cit., p. 178. M. Tafuri, Ricerca del Rinascimento, op. cit., p. 22.

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c’est-à-dire sur l’intelligence qu’il a de sa propre stratégie. La condition d’incertitude de Manetto dès qu’il est fait l’objet du tour, est la même que celle de Brunelleschi vis-à-vis à d’une stratégie dont la validité et l’efficacité ne peuvent être observées que par le biais des réactions de sa «victime». Ce que le récit focalise est la non-séparabilité du sujet (l’inventeur) et de l’objet (la victime), et la réversibilité, ou la symétrie, des leurs rôles (inventeurvictime) dans la validation d’une stratégie garantissant elle-même par la connexion mutuelle de ses deux protagonistes34. En bref, l’interrogatoire auquel Brunelleschi soumet Manetto et auquel Manetto ne se soustrait pas est le témoignage d’une exigence intellectuelle intéressée non seulement au résultat, mais aussi à la mesure, la rationalisation, la justification logique de l’effet obtenu et à la tactique suivie visant au résultat. Alberti lui-même interroge idéalement l’inventeur de la coupole du Duomo et le fait avec le même équipement mental que celui employé par Brunelleschi pour interroger le Grasso. En tant qu’architecte, il sait très bien que ce qui, pour le théoricien, est une donnée acquise à analyser ex post, est pour l’architecte militant un inventum qu’il ne peut atteindre qu’au terme d’un itinéraire antérieur. En tant qu’architecte militant, et non plus comme théoricien, Alberti est pleinement conscient qu’il y a, à l’origine du dessein en vue duquel l’édifice est « déréalisé » (« omni materia seclusa »), une hypothèse constructive visant à la réalisation d’un résultat concret. C’est ce « pressentiment » de l’effet qui constitue l’ombre du « prévoir » sur laquelle Alberti insiste dans la théorie du lineamentum et sur laquelle il revient à plusieurs reprises (et pas seulement dans le De re ædificatoria)35 : voilà donc, et nous en revenons au chapitre XIV du livre III, en quoi consiste l’inventum de Brunelleschi. Il consiste à anticiper rationnellement  (« præcognoscere  ») et mener chaque chose à terme en esprit («  præcogitasse et præfinisse animo ac mente »), de telle sorte que, pendant le travail ou une fois celui-ci achevé, on ne soit pas obligé de dire : il ne fallait pas faire ceci, ou il fallait faire cela autrement36. Cela signifie non seulement simuler (« meditari animo ») la construction d’une coupole capable de s’élever sur des assises horizontales entrecoupées d’arcs, mais aussi envisager l’hypothèse (« fingito ») 34

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Voir l’article de R. Lupacchini, « Les relations d’incertitude de Heisenberg à travers les yeux de Léonard », dans le présent volume, p. 35-54. « Præcognoscere », « præcogitare », « præfinire animo ac mente », L. B. Alberti, De re ædificatoria, op. cit., p. 95-97. Ibid.

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où, une fois les arcs construits et les anneaux superposés, cette construction voudrait s’écrouler par effet du poids et de l’inclinaison, et implique enfin d’écarter mentalement cette éventualité, compte tenu du fait que tous les claveaux ayant un poids et une force égaux gravitent sur un même centre37 . Nullement épuisée dans l’orientation et dans la connexion de lignes et d’angles, l’hypothèse, ou la simulation, qui constitue le début effectif de la res ædificatoria est une sorte d’« expérience mentale » qui se déroule dans le chantier de l’esprit, par le biais de laquelle l’architecte construit et expérimente des modèles d’édifices dans tous les aspects concrets de leur réalisation38, et, parmi les nombreux modèles possibles, choisit celui qui a le mieux résisté aux risques envisagés et qui semble le plus se rapprocher de l’effet désiré. Omni materia seclusa non parce que la simulation est indifférente aux aspects constructifs, mais parce que l’élaboration et le choix se sont épuisés à l’intérieur d’un espace mental39, indépendamment de toute expérience sensible et de toute compromission avec quoique ce soit de matériel. C’est cet édifice possible, c’est-à-dire l’hypothèse de construction choisie parmi d’autres possibles à cause de son accord raisonnable avec le résultat préconisé, que le dessin linéaire calquera comme une ombre ; une silhouette qui traduit en termes graphiques et mathématiques la solution envisagée dans l’espace de l’esprit ; un dessin qui, en traçant un profil sensible (une ombre) à ce que l’architecte a conçu en faisant abstraction de toute réalité externe, permet de déplacer à l’extérieur, dans la sphère insaisissable et incertaine du monde sensible, un conceptum produit par l’esprit40.

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« Et coronam qui coronæ superastruxerit, et in arcum qui alterum arcum produxerit, fingito velle id opus labescere, unde incipiet ? cunctis præsertim cuneis unicum centrum petentibus pari et viribus et innixu », ibid., p. 245 ; trad. fr., op. cit., p. 173. C’est-à-dire dans la multiplicité des relations qui les rattachent au site, aux expédients techniques, aux poussées qui les tiendront en équilibre, aux temps de réalisation, aux coûts, à la destination qui leur est assignée, à la concinnitas dont ils feront preuve et qui permettra à la nature de les accepter ou, pour le moins, de les tolérer. Pour confirmer ce que l’on tente de démontrer quant au caractère non seulement géométrique, mais aussi mécanique, physique et esthétique de la phase de projet et du lineamentum, l’on souligne que les six « catégories » d’Alberti (regio, area, partitio, paries, tectum, apertio), bien que se rattachant aux aspects concrets de la réalisation architecturale, sont introduites dans le livre I consacré au lineamentum et non dans les parties ultérieures du traité, relatives aux matériaux et à la « structura constituta », ibid., p. 23. Cf. P. Caye, Empire et décor. L’architecture et la question de la technique à l’ âge humaniste et classique, Paris, Vrin, 1999, p. 23-24. Voir supra, note, 4.

un savoir-opérer sujet à la règle

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C’est ce dessin, de plus en plus articulé en esquisses et maquettes tridimensionnelles41, qui passera ensuite de l’âme de l’architecte au chantier. Et, si les exécutants n’interviennent pas pour « gâcher ce qu’il y a à faire » — écrit Alberti à Matteo de’ Pasti42 —, si les machines du chantier et les mains qui les font agir obéissent seulement à l’âme (l’architecte), l’édifice possible (le conceptum) deviendra une nouvelle réalité sensible, particulière et matérielle, qui ira s’ajouter aux autres dont on a l’expérience sensible : il cessera d’être une chose « propre » à l’architecte et pourra être déplacé « en autrui »43. À travers la médiation d’un signe rationnel (linea-mentum) tel que celui du dessin géométrique, la rationalité du modèle et de l’édifice possible est projeté in re : l’ombre du linea-mentum descend sur la matière, la pierre, le marbre, sur la singularité de toute structure construite selon cette règle tout comme l’inventum de Brunelleschi descend sur l’édifice du Duomo et couvre « de son ombre » les lieux environnants44. En résumé, nous avons : tout d’abord un concept dans l’esprit de l’architecte ; ensuite, la redéfinition du concept grâce à l’attribution, à ce même concept, d’une figure ou d’un modèle géométrique en lequel consiste, et s’accomplit (le lineamentum) ; puis la projection extra mentem de ce dessin linéaire (nous pourrions l’appeler « projet ») et, pour finir, la réaction de la matière, de la réalité externe qui, en s’adaptant « raisonnablement » au projet, se manifeste comme l’édifice achevé. Cette généalogie du lineamentum rappelle, me semble-t-il, la notion néoplatonicienne de fantaisie et plus particulièrement le rôle que lui reconnaît Proclus dans la construction des êtres géométriques et dans leur « projection » sur la matière sensible45. Entre deux réalités hétérogènes et incommu41

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43 44 45

L. B. Alberti, De re ædificatoria, op. cit., p. 97-99. H. A. Millon (« I modelli architettonici nel Rinascimento », in Rinascimento : da Brunelleschi a Michelangelo, Milano, Bompiani, 1994, p. 32) a souligné que le modèle d’architecture chez Alberti ne tend pas à accréditer le projet auprès du commettant, mais se trouve inclus parmi les instruments servant à réaliser ce qui a été conçu dans l’esprit, l’idée ; sur l’implication de dessin et modèle, voir C. L. Frommel, « La Nascita del disegno architettonico », ibid., p. 105. L. B. Alberti, Lettre à Matteo de Pasti, in C. Grayson, Studi su Leon Battista Alberti, Firenze, Olschki, 1998, p. 166. L. B. Alberti, I Libri della famiglia, op. cit., p. 205. Id., De pictura, op. cit., p. 8. Cette généalogie du linamentum rappelle la notion néoplatonicienne de fantaisie et plus particulièrement le rôle que lui reconnaît Proclus dans la construction des êtres mathématiques et dans leur « projection » sur la matière sensible. Dans le Commentaire au livre I des Éléments d’Euclide, Proclus affirmait que c’était l’âme qui, par le biais de la

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nicables telles que l’esprit et le monde sensible, ces êtres intermédiaires, à la fois rationnelles et dimensionnées, constituaient la seule médiation possible — cette même médiation qu’accomplit le projet de l’architecte en se projetant sur la réalité matérielle, sans toutefois égarer la liberté et la légalité qui lui viennent de sa qualité de conceptum animo et de sa propre origine mentale. Nous sommes donc revenus au point de départ, à la ratio et via, c’est-à-dire à la stratégie, en laquelle consiste la réalisation architecturale orientée par le projet. Avec la compétence de l’architecte militant et la ratio du savant, Alberti pense pouvoir démontrer que la procédure de Brunelleschi, l’ædificatoria, le travail technique, est, ou peut être, le paradigme d’une stratégie plus générale, capable de garantir l’efficacité de toute opération mentale, indépendamment de la matière considérée : un procédé en mesure d’atteindre à une connaissance valable et certaine de l’effet par une voie différente de la démonstration propter quid. Contrairement à des artistes tels que Cennino Cennini, Lorenzo Ghiberti, Alberti se rend compte qu’il ne suffit pas pour cela de surordonner une théorie scientifique à un savoir-faire, ni de prescrire à tout savoir un niveau d’application propre ; il comprend qu’il faut concevoir le connaître et le faire comme un savoir-opérer sujet à des règles, tendu, lui aussi, entre deux extrémités, l’une anticipative, mentale et formelle, l’autre concrète et particulière qui, dérivant de la première, en constitue en même temps la garantie ou la certification a posteriori. Un savoir-faire dans lequel chaque phase, chaque niveau, chaque partition est une pierre qui à la fois soutient et est soutenue et qui gravite, comme une clé de voûte, sur un centre unique, interne à la construction elle-même.

faculté imaginative, construisait les formes (species) mathématiques comme des êtres en dehors de la matière et toutefois dimensionnés et divisés. Étant donné que l’âme « ne reçoit pas, des objets sensibles, les concepts des choses qu’elle produit », il faut admettre que les formes mathématiques sont des « projections » (probolai) d’idées existant préalablement dans l’âme. À travers ses productions, l’imagination exprime sous forme étendue, particulière, figurée, divisible, ces mêmes idées qui, au niveau de l’intention, sont pures, indivises, sans extension, In Euclid., 13.

Les relations d’incertitude de Heisenberg à travers les yeux de Léonard* —◆— Rossella Lupacchini

T

enir pour aléatoire un énoncé tel que « demain le soleil se lèvera » peut passer pour une vaine subtilité philosophique ; pourtant, en mettant en relation un tel énoncé avec un sujet (pour qui ?), son évaluation change radicalement. Même si, en théorie, il serait admissible d’attribuer une probabilité de un « au lever du soleil demain » et donc de considérer certain l’évènement décrit, aucune théorie n’attribuera cette probabilité « au lever du soleil demain pour M. X », qui que soit M. X. Se demander « pour qui », ou décrire un événement en se référant à un point d’observation, veut dire abandonner la certitude. Cette perte de certitude est-elle à imputer à l’ignorance des valeurs des variables qui déterminent le destin de M. X ou à la conscience de la multiplicité des expériences et des interactions qui donnent forme au destin des hommes et à la signification des théories ? Bien que la « non-séparation » observateur-observé, qui a donné naissance au principe d’incertitude de Heisenberg, reste une question ouverte et problématique pour la science contemporaine, il est possible de reconnaître dans la vision artistique de la Renaissance une de ses clefs de lecture appropriée. Sur le jeu de dés Dans une lettre à Max Born, le 4 décembre 1926, Einstein écrivait : La mécanique quantique est digne de tous les respects mais une voix intérieure me dit que ce n’est pas encore la solution juste. C’est une théorie qui nous révèle beaucoup de choses mais qui ne nous fait pas saisir plus profondément

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Trad. fr. Éliane Chambert-Loir.

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le secret du grand Vieux. Dans tous les cas, je suis convaincu qu’Il ne joue pas aux dés avec le monde.

On sait qu’Einstein n’aimait pas l’idée d’une nature assujettie aux règles du hasard et ne voulait pas se résigner à l’idée d’une théorie physique assujettie au principe d’incertitude de Heisenberg, un principe qui comporte un changement radical de prospective même par rapport à l’indéterminisme classique. Bien que décrivant de manière déterministe l’évolution temporelle d’un système microphysique, la théorie quantique ne permet pas de prévoir avec certitude les valeurs de certaines grandeurs physiques associées au système. Einstein estimait qu’il fallait rechercher une description plus précise des phénomènes visibles et sa stratégie consistait à concevoir des situations expérimentalement plausibles qui rétabliraient une image de la réalité physique plus riche que celle théoriquement dérivée du formalisme quantique. En particulier, il entendait dépasser les limites imposées par le principe de l’incertitude. En 1935, en collaboration avec deux collègues de Princeton, Boris Podolski et Nathan Rosen, il conçut un plan d’action qui semblait décisif : si le principe de Heisenberg est valable, alors la théorie quantique n’est pas complète. Présupposant que la fiabilité d’une théorie physique est jugée sur la base du degré d’accord entre ses conclusions et la connaissance tirée de l’expérience, ou bien des expérimentations et des mesures, l’argument d’Einstein, Podolsky et Rosen (EPR) se fonde sur le « critère de réalité » suivant : Si, sans perturber en aucune manière un système, nous pouvons prédire avec certitude (c’est-à-dire avec une probabilité égale à un) la valeur d’une quantité physique, alors il existe un élément de réalité physique correspondant à cette quantité.

Grâce à « une expérience mentale » deux possibilités exclusives sont mises à jour : ou la théorie quantique n’est pas complète, ce qui signifie que ce sont des éléments de réalité qui n’ont pas de représentation dans la théorie, ou bien les quantités physiques auxquelles s’appliquent les relations d’incertitude ne peuvent avoir de réalité simultanée. Si elles avaient en effet une réalité simultanée, elle auraient des valeurs définies, et de telles valeurs devraient avoir une description dans une théorie complète. Dans la théorie quantique si deux grandeurs physiques obéissent au principe d’incertitude, elles sont « observables incompatibles » ; c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de réaliser un montage expérimental pour mesurer la valeur d’une des deux observables, sans rendre indéterminée la valeur de l’autre. Quand une mesure sur un système physique quantique attribue une valeur définie à une

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certaine grandeur « A », la valeur de l’observable incompatible « B » devient indéfinie1. L’expérience de EPR consistait à prendre en compte un système composé d’une paire de particules qui, après avoir interagi pendant un certain laps de temps, se séparent : une particule part vers la droite, l’autre vers la gauche. Dans ce cas, la théorie quantique décrit l’état de la paire à n’importe quel moment suivant l’interaction mais non les états de chaque particule esseulée. Il s’ensuit que, si une mesure sur la particule de droite attribue une valeur définie à une grandeur A, la « fonction d’onde » permet de prédire avec certitude la valeur de la grandeur correspondante (A) de la particule de gauche, tandis que la valeur de la grandeur incompatible B devient indéfinie (dans la particule de droite). Si, d’autre part, la mesure dans la particule de droite attribue une valeur définie à la grandeur B, la fonction d’onde permet de prévoir avec certitude la valeur de B dans la particule de gauche, tandis que la valeur de A (dans la particule de droite) devient indéfinie. Donc, étant donné que les deux particules sont séparées au moment de la mesure, il est inconcevable que l’état de la particule de gauche soit perturbé par les mesures réalisées sur la particule de droite, ni que les valeurs de ses deux grandeurs A et B changent sous l’effet d’opérations de mesure effectuées au moins sur la particule de droite. Par conséquent, étant donné que la valeur de A et la valeur de B dans la particule de gauche peuvent être toutes les deux prévues avec certitude, les deux grandeurs incompatibles peuvent avoir une réalité simultanée. La conclusion de EPR est que, pour pouvoir affirmer que les deux grandeurs ne sont pas simultanément réelles, comme le prescrit le principe de Heisenberg, la description quantique de la réalité physique doit être considérée comme incomplète. En fait, après une analyse plus attentive, l’argument EPR révèle une caractéristique étonnante des particules quantiques : elles établissent des « corrélations à distance ». Les relations d’incertitude n’invalident pas nécessairement la complétude de la théorie, mettant en cause le principe de séparabilité : des évènements spatialement séparés peuvent ne pas être réciproquement indépendants, une mesure exécutée sur une des deux particules a aussi un effet sur l’autre. La théorie quantique prédit des corrélations entre deux particules distantes qui s’établissent de manière instantanée2. Mais la violation des principes 1

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Selon l’argument EPR, les deux grandeurs incompatibles sont la position et la quantité de mouvement, tandis que, dans les expériences réalisées en laboratoire, les grandeurs mesurées sont des polarisations ; cf. V. Scarani, Initiation à la physique quantique, Paris, Vuibert, 2003. Voir V. Scarani, op. cit., p. 83.

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de séparabilité et de localité, considérés comme des qualités essentielles irrecevables par le réalisme scientifique, ne pouvait qu’augmenter le malaise d’Einstein qui écrit : Si, indépendamment de la théorie quantique, nous nous demandons qu’est-ce qui caractérise le monde conceptuel de la physique, il vient immédiatement à l’esprit le fait que les concepts de la physique se réfèrent à un univers extérieur réel, à savoir que les représentations des objets (corps, champs, etc.) établies par la physique aspirent à une « existence réelle » indépendante des sujets de la perception… En outre, est caractéristique des objets physiques l’être conçu comme placé dans un espace-temporel continu ; dans cette disposition, il apparaît essentiel le fait que, à un instant donné, les objets considérés par la physique réclament une existence individuelle autonome « car situés dans des régions distinctes de l’espace ». En dehors de l’hypothèse d’une semblable existence autonome (d’un « être comme ça ») des simples objets séparés spatialement — hypothèse qui dérive en premier lieu de la réflexion quotidienne — il ne serait pas possible de concevoir une pensée physique comme nous l’entendons habituellement ; ni même de voir comment pourraient être formulées et vérifiées des lois physiques sans une nette distinction de ce type3.

Pourtant la « pensée physique » d’Einstein ne trouve pas une expression adéquate dans les « idéogrammes » quantiques. Grâce aux travaux de David Bohm4 et de John Bell5, l’argument EPR devient une expérience concrètement réalisable : dans les années 80 et 90, des expériences sur les paires de particules sont réalisées dans les laboratoires de Paris, d’Innsbruck et de Genève6. Des mesures des grandeurs incompatibles faites, indépendantes l’une de l’autre, sur les deux particules « séparées » attestent des corrélations « à distance » ou intrinsèquement probabilistes ou contraires à la théorie de la relativité, supposant une communication instantanée entre les deux particules. Voulant maintenir le critère de réalité de EPR et le principe de localité, Einstein aurait dû donner raison à Max Born : Nos prospectives scientifiques sont maintenant aux antipodes. Tu retiens que Dieu joue aux dés avec le monde ; je crois au contraire que tout obéit à une

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Lettre à Max Born, 5 avril 1948 (nous soulignons). « A Suggested Interpretation of the Quantum Theory in Terms of “Hidden Variables” », I & II, Physical Review, 85, 1952, p. 166-193. « On the Problem of Hidden Variables in Quantum Mechanics », Reviews of Modern Physics, 38, 1966, p. 447-452. Voir V. Scarani, op. cit., chapitre 8.

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loi, dans une monde de réalité objective que je cherche à saisir d’une façon furieusement spéculative7.

À l’image d’un Dieu créateur et législateur, qui contemple avec distance les destinées du monde, se substitue l’image, peut-être moins rassurante mais épistémologiquement plus féconde, d’un Dieu qui joue aux dés. Comme le notait avec lucidité Jérôme Cardan, soli non possumus ludere : parce que le jeu est possible, Dieu doit descendre dans le monde ou le monde s’élever vers le « divin » ; parce que le jeu est « équitable », il ne peut y avoir de certitude, il faut s’en remettre au calcul des probabilités. Sur l’audace des paris Le « probabilisme », écrit Ian Hacking8, est un symptôme de la perte de certitude qui caractérise la Renaissance et du besoin de remplacer les vieux canons de la connaissance. Selon ces canons, la nature est parole écrite. La probabilité des signes qui s’y lisent est due au fait qu’ils proviennent de l’Auteur de la Nature. La probabilité des signes est donc liée à l’opinion confrontée à la source qui fait autorité. À partir de ce concept de signe les bases sont créées pour les changements d’où émerge la notion de « probabilité ». La Renaissance voulait s’affranchir de la parole écrite et étudier plutôt la nature à travers l’expérience. C’est dans les signes «pprobables » des médecins et des alchimistes que sont déterminés ces caractères changeants qui se retrouvent dans les concepts « probabilistes ». En face d’eux, les philosophes et les mathématiciens ne prêtaient pas beaucoup d’attention aux concepts probabilistes parce qu’ils aspiraient à la scientia, et non à l’opinion9. Toutefois il se trouve qu’un des leurs, Jérôme Cardan, fut aussi un joueur de hasard, et son Liber de Ludo Aleæ10 est aujourd’hui considéré comme le premier livre sur la probabilité11. On peut décrire Cardan en reprenant les mots de A. Chastel à propos de Léonard de Vinci : « Dans une civilisation vouée aux fêtes, aux costumes et aux divertissements, il se dépense avec délices dans des calculs où le maître des menus plaisirs devient une sorte de démiurge »12.

7 8 9 10 11 12

Lettre à Max Born, 7 septembre 1944. The Emergence of Probability, New York, Cambridge University Press, 1975. I. Hacking, op. cit., chapitres 3-5. In Opera omnia (1663), éd. fac.-sim. Stuttgart, Bad Cannstatt, Frommann, 1966, vol. IV. Voir O. Ore, Cardano the Gambling Scholar, Princeton, Princeton University Press, 1953. A. Chastel, Léonard ou les sciences de la peinture, Paris, Liana Levi, 2002, p. 28.

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Philosophe, mathématicien, astrologue, magicien, joueur de hasard, professeur émérite à Bologne de la chaire de médecine, Cardan, dans le chapitre XIV du Liber de Ludo Aleæ, énonce la « règle générale » suivante : Nous devons considérer le circuit tout entier et le nombre de ces lancements [de dés] qui donne les manières d’obtenir le résultat favorable, confronter ce nombre avec le reste du circuit et, selon cette proportion fixer les paris mutuels de telle manière que l’on puisse jouer dans les mêmes conditions13.

La règle, qui doit permettre de prévoir les résultats possibles du lancement des deux dés, équivaut en définitive à la juste définition de la probabilité comme rapport entre résultats favorables et cas possibles. Il existe une condition théorique, dénuée d’une quelconque vérification de l’expérience concrète, pour mener les conjectures de Cardan sur le jeu de dés : celle de la simultanéité idéale de tous les résultats possibles. La même condition qui, dans la théorie quantique, permet d’attribuer « des amplitudes de probabilité » à tous les états possibles des observables incompatibles. À partir donc d’une situation purement théorique, Cardan va calculer la probabilité d’un résultat basé sur la notion d’æqualitas qui, on s’empresse de le préciser, est tout autre chose que la mediocritas aristotélicienne découlant de la médiation et de l’équilibre entre deux éléments connus, fixes et certains. Dans les jeux de hasard, il n’y a pas d’élément plus certain que le point moyen. S’il y a un « équilibre » entre le destin et la fortune, alors on peut « parier » sur le hasard du lancement des dés. Pour Cardan, il y a un équilibre : il s’agit du hasard. Auteur d’une dialectique qui, comme les autres au XVIe siècle, tente de réunir autour d’une logique des possibles le critère de la validité de l’humana sapientia, Cardan, dans le Liber de Ludo Aleæ, n’hésite pas à élaborer une théorie du hasard sur une multiplicité idéale des solutions possibles. Mais il sera plus prudent dans l’Ars Magna14, traité scientifique stricto sensu, en présentant des solutions engendrées par « des rectangles négatifs » comme racines différentes mais d’égale æstimatio pour les équations cubiques. En tant que joueur de dés, il trouva la solution très raffinée (subtilis), mais, comme scientifique, il la définit « inutile », recevable selon la logique des probables qui règle le jeu de dés, c’est-à-dire selon la logique de la vraisemblance qui règle l’art, mais non selon les principes de la vérité scientifique. Malgré la publica13

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« Una est ergo ratio generalis, ut consideremus totum circuitum, et ictus illos, quot modis contingere possunt, eorumque numerum, et ad residuum circuitus, eum numerum comparentur, et iuxta proportionem erit commutatio pignorum, ut æquali conditione certent », XIV, 15-19. Liber de artis magnæ sive de regulis algebraicis, in Opera omnia, op. cit., vol. IV.

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tion de l’Ars Magna attestant la naissance des nombres complexes, et provoquant l’une des disputes les plus enflammées de l’histoire des mathématiques15, A. Koyré relève que Cardan « n’avait pas eu l’audace d’accepter l’existence des imaginaires ». À l’origine des nombres complexes, il y a un traitement symétrique « sans préjugés » des nombres négatifs à la manière des positifs, et une sorte de suspension de jugement sur la valeur des nombres « aussi bien subtils qu’inutiles ». Pourtant ces nombres régissent vraiment l’architecture de la théorie quantique. Il est normal de se demander si les nombres complexes et les probabilités sont seulement les heureux résultats de procédés hasardeux de calcul ou bien plutôt l’expression « sophistiquée » d’une nouvelle vision du monde et du savoir scientifique qui apparaît dans la culture de la Renaissance, mais dont on a seulement acquis la pleine conscience à une période relativement récente. Dans les amplitudes complexes de probabilité, introduites par la théorie quantique, nombres complexes et probabilités apparaissent indissociablement liés aux relations d’incertitude. Comment cela ? Hasards plutôt curieux Considérons le montage expérimental à gauche de la figure 1. Une source émet des particules16, une à une. Chaque particule se dirige vers un écran où sont ouvertes deux fissures, traverse l’écran et va frapper un deuxième écran parallèle au premier. Étant donné la configuration (symétrique) du montage, les deux trajectoires possibles — de la source à travers le premier écran — sont d’égale probabilité, et donc indiscernables pour les particules ; la probabilité d’arrivée dans un point du deuxième écran, étant égale à la somme des probabilités assignées aux deux trajectoires, devrait être plus haute au centre et diminuer en continu symétriquement vers les côtés. En répétant l’expérience un grand nombre de fois, nous pouvons vérifier les prévisions de probabilité. La séquence des photographies montre comment se disposent les particules dans le deuxième écran : à l’augmentation de leur nombre, d’une disposition initiale fortuite émerge toujours plus clairement un pattern typique d’interférence, où s’alternent bandes de lumière et bandes d’ombre. Mais comment l’interférence peut-elle émerger d’une séquence d’évènements hasardeux ?

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Voir L. Ferrari, N. Tartaglia, Cartelli di sfida matematica, éd. A. Masotti, Brescia, Ateneo di Brescia, 1974. Ces particules peuvent être des photons ou des électrons.

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Fig. 1. Montage de la double fente

La théorie quantique répond à cette demande en forgeant la notion d’« amplitude de probabilité » et en définissant la « probabilité » d’un évènement comme le module carré de son amplitude de probabilité donnée par un nombre complexe17. Quand un évènement peut se vérifier dans des modes alternatifs mutuellement exclusifs, son amplitude de probabilité est donnée par la somme des amplitudes de probabilité assignées à chaque alternative. Ainsi l’interférence quantique dérive du fait que chaque nombre complexe possède une phase, c’est-à-dire un angle θ, qui mesure sa distance (angulaire) de l’axe réel dans le « plan complexe ». Si un évènement peut se produire dans deux modes alternatifs, comme dans l’expérience de double fente où une particule peut atteindre n’importe quel point du deuxième écran par deux trajectoires différentes, la probabilité de l’évènement n’est pas donnée par la somme des probabilités assignées aux deux alternatives18, mais par le module carré de la somme des amplitudes de probabilité qui diffère de la simple somme des probabilités par l’adjonction d’un terme qui dépend de l’angle θ19. En variant l’angle, l’interférence, constructive et destructive, détermine l’alternance des bandes de lumière et des bandes d’ombre. Néanmoins, si l’on effectue des observations entre les deux écrans pour déterminer les trajectoires parcourues par les particules, les franges d’interférence disparaissent et les particules se disposent sur le deuxième écran suivant la distribution de probabilité classique, avec une intensité qui décroît progressivement du centre vers les côtés. Ce comportement curieux des particules quantiques illustre le contenu du principe d’incertitude qui affirme l’impossibilité d’observer la trajectoire d’une particule, sans la perturber de telle manière que s’annule (au même instant) tout effet d’interférence. Trajectoire et

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18 19

Un numéro complexe c peut être écrit sous la forme a+ib, d’où a est la partie réelle et b la partie imaginaire. L’«aunité imaginaire » i a la propriété i2 = - 1. Géométriquement c’est un point dans le plan des coordonnées (a,b). Selon la règle d’addition classique :

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interférence ne peuvent avoir de « réalité simultanée », elles sont observables incompatibles. Observer la trajectoire sans annuler l’interférence pourrait sembler un problème de finesse expérimentale, qui peut-être pourrait être résolu en employant une lumière « plus faible ». Pour qu’une lumière soit plus faible qu’une autre, elle doit avoir une longueur d’onde plus grande ; pour que deux objets soient observés comme distincts, ils doivent être séparés par une distance minimum supérieure à la longueur d’onde de la lumière qui les touche. Il en découle que, pour distinguer les trajectoires des photons, on doit utiliser une lumière avec une longueur d’onde inférieure à la distance entre les deux fissures, une lumière qui détruit l’interférence. Dès que la longueur d’onde de la lumière dépasse cette distance, la trajectoire devient incertaine mais, sur le deuxième écran, des franges d’interférence apparaissent visibles. Étant donné que, pour pouvoir être observé, un objet doit interagir avec un quelconque dispositif « observateur », n’importe quelle observation produit une perturbation, liée au « pouvoir résolutif » de l’observateur. Contrairement à la conviction de la physique galiléenne d’une perfectibilité infinie de nos instruments d’observation, la physique quantique est construite sur le présupposé « qu’existe une limite dans le degré de finesse de nos moyens d’observation et par conséquent un extrême inférieur pour l’entité de la perturbation qui accompagne l’observation elle-même »20, limite qui est inhérente à la nature même du procédé d’observation et qui ne peut être dépassée grâce à de meilleures techniques ou par une habilité plus grande de la part de l’observateur. La nature « intrinsèquement probabiliste » de la théorie s’exprime dans le fait que l’état d’un système quantique non observé résulte de la superposition des possibles états alternatifs — dits « états purs » — qui peut se présenter de l’observation et du discernement entre les états purs des grandeurs observables incompatibles. Le principe de Heisenberg, pour avoir sens, demande donc que l’incertitude relative au résultat de la mesure d’une grandeur physique particulière soit rigoureusement distincte mais non indépendante de l’incertitude relative au résultat de la mesure des autres grandeurs physiques « incompatibles » : ce qui demande un affinement des relations de probabilité par une révision de la notion d’observabilité.

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Voir P. Dirac, The Principles of Quantum Mechanics, Oxford, Clarendon, 1930, chapitre 1.

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Observables incompatibles On vient de voir que, en déterminant la probabilité d’un certain évènement, soit la mesure d’une grandeur physique « observable », la théorie quantique se différencie de la physique classique par l’impossibilité d’exécuter certaines mesures simultanément. Une mesure n’est pas l’enregistrement passif de la valeur détenue d’une grandeur physique, mais une action qui implique deux acteurs — le système à observer et l’observateur — et le résultat dépend de leur interaction. Par conséquent chaque mesure est « perturbatrice » et « sélective » : perturbatrice parce qu’elle établit un lien qui modifie les deux parties en jeu, sélective parce que l’observateur doit sélectionner, à travers divers aspects « incompatibles » d’un système physique, celui à mesurer. Cette idée de la mesure comme interaction avec une double requête, de liberté dans le choix de l’observable à mesurer et de capacité à discerner des résultats incompatibles, exige des relations de probabilité plus subtiles et, par conséquent, une représentation mathématique plus scrupuleuse. En particulier ce sont les observables quantiques incompatibles, ou ces grandeurs liées aux relations d’incertitude, qui demandent un espace « de représentation » capable de contenir leurs possibles valeurs et de distinguer les valeurs de chacune des observables. La mutuelle interdépendance entre ces observables a un caractère essentiellement probabiliste, mais d’un type inconnu à la physique classique. Le pari, pour ainsi dire, sur la valeur d’une observable ne dépend pas seulement du « circuit » (cas possibles) de cette observable, mais aussi des circuits des observables incompatibles. Une circonférence de rayon unitaire dans le plan peut nous aider à visualiser la distribution symétrique et continue des probabilités associées aux possibles valeurs d’un couple d’observables incompatibles d’un système quantique à deux états ; si le système est à deux états, les valeurs possibles des observables sont seulement deux. Pour fixer les idées, considérons un système quantique constitué d’une particule de lumière, un photon, d’où se mesurent les observables « polarisation verticale » et « polarisation oblique ». Chaque point de la circonférence représente un état de polarisation. La distribution de la probabilité sur la circonférence est une carte uniforme de points dont la distance angulaire est le double de la distance angulaire entre les états quantiques correspondants : tous les points diamétralement opposés (c’est-à-dire séparés d’un angle de 180°) correspondent aux états « purs » d’une certaine observable, états — il faut le noter — que la théorie quantique décrit comme « orthogonaux » (c’est-à-dire séparés d’un angle de 90°). Dans le cas considéré, ce sont deux états purs pour chacune des observables. Pour l’observable « pola-

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risation verticale », les états purs sont ceux avec une polarisation verticale ou horizontale : c’est-à-dire que, si l’on effectue une mesure quand le photon est dans un état pur avec polarisation horizontale, la probabilité que l’on observe le photon polarisé horizontalement est un, tandis que la probabilité qu’il soit polarisé verticalement est zéro. Pour autant, si sur la circonférence l’état de polarisation verticale est représenté par un point situé plus haut (Nord), l’état de polarisation horizontal doit être représenté par un point situé plus bas (Sud) ; alors que les points diamétralement opposés, à droite et à gauche (Est et Ouest) représenteront les états purs de l’observable (incompatible) « polarisation oblique ». De n’importe quel point de la circonférence l’on peut calculer la probabilité des valeurs des observables. Si le point « d’observation » coïncide avec un état pur, prenons N, la valeur de l’observable « polarisation verticale » est certaine (1 est la probabilité allouée à N, 0 la probabilité allouée à S), tandis que la valeur de l’observable « polarisation oblique » est totalement incertaine parce que les deux points E et O sont équidistants du point N (0.5 est la probabilité allouée aussi bien à E qu’à O). En général, la distribution des probabilités est une fonction continue et symétrique de la distance angulaire entre les points qui représentent les états liés aux valeurs possibles des observables. Mais il est important de distinguer l’espace « perceptif », ou le plan euclidien, qui nous permet de visualiser tous les états possibles sur la circonférence unitaire, dans l’espace « de représentation » qu’engendre l’algorithme pour le calcul des probabilités. Maintenant, étant donné que la polarisation d’un photon donne lieu à une triade d’observables incompatibles (la troisième est la « polarisation circulaire »), pour visualiser tous les états possibles il ne suffit pas d’un cercle, l’on doit utiliser une sphère. Pourtant l’espace de représentation doit toujours avoir deux dimensions, parce que les valeurs possibles de chacune des observables sont deux. Comment restituer en deux dimensions le réseau des relations symétriques entre les valeurs des trois observables ? Le groupe des symétries de la sphère, ou bien l’ensemble des rotations par rapport au centre, n’a pas une représentation adéquate dans l’espace réel des deux dimensions ; l’on a besoin d’une invention subtile.

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Dans les fictions de formes infinies Dans son livre admirable sur la symétrie, Hermann Weyl21 attribue à Léonard de Vinci une liste complète de groupes de rotation dans l’espace euclidien. Mais il est probable que la paternité d’une telle liste n’en revient pas à Léonard et que tout ce que Léonard connaissait des symétries dans l’espace euclidien, il l’avait appris du frère franciscain Luca Pacioli qui lui avait demandé d’illustrer son traité De divina proportione (1509). Il est certain que le mérite de Léonard est d’avoir rendu les polyèdres réguliers décrits par Pacioli subietto della virtu visiva, et donc connaissance « communicable à toutes les générations de l’univers »22. Avec l’aide de l’abstraction mathématique soumise aux finalités de l’illusion perceptive, Léonard dessine, à partir des cinq solides réguliers platoniciens (tétraèdre, octaèdre, cube, icosaèdre, dodécaèdre), une série de polyèdres que Pacioli appelle dependenti. Les polyèdres dessinés par Léonard sont rassemblés en vingt-huit tables mais le De divina proportione n’a pas de difficulté pour les admettre infinis en nombre. La représentation des cinq solides platoniciens dans les traités mathématiques était une praxis répandue et étayée, mais les dessins de Léonard dépassent n’importe quel résultat par la portée des procédures graphiques exécutées dans la démonstration mathématique. Les polyèdres se présentent dans une configuration perspective qui en accentue la spatialité en les visualisant non comme des entités conceptuelles, mais comme des objets d’expérience.

Fig. 2. Tables de Léonard

L’impression de la volumétrie, rendue par les ombres et par la tension de la corde qui soutient un corps doté de poids (non un pur concept géométrique), reflète l’exigence de conférer aussi aux infinis solides dépendants la même

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Symmetry, Princeton, Princeton University Press, 1952. Traité de la peinture, Codice vaticano Urbinate, I, § 3.

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« réalité objective » que celle des solides platoniciens, afin de pouvoir les traiter, à égalité des autres, comme s’ils étaient naturels. L’imagination est à l’acte ce que l’ombre est au corps qui la projette, et même ce que la poésie est à la peinture ; car la poésie confie ses choses à l’imagination littéraire, alors que la peinture les confie réellement à la vue, et cette vue perçoit des apparences similaires, comme si elles étaient naturelles23.

Si les tables de Léonard font connaître les polyèdres décrits par Pacioli, la connaissance de Pacioli des polyèdres dérivait du Trattato d’abaco24 et du Libellus de quinque corporibus regolaribus25 de Piero della Francesca. Contrairement aux mathématiciens qui l’avaient précédé, Piero élimine de la théorie des polyèdres toute signification mystique ou philosophique ; il insère le problème géométrique dans le cadre d’une série de questions de stéréométrie et le résout avec le concours de l’arithmétique et de l’algèbre. Pour lui, les corps solides ne sont pas les copies des modèles d’une géométrie idéale mais bénéficient d’une autoréférence par rapport à l’ordre sensible et à celui métaphysique, si bien qu’il renonce à les représenter par des proportions géométriques et segmentaires mais se sert plutôt de nombres et de racines. Ce type de conception « abstraite » — parce qu’autonome par rapport à la perception du fait physique et à la géométrisation des résultats sensoriels — découle pour Piero, on peut l’imaginer, de sa propre expérience de peintre et renvoie donc à son traité de perspective26. Piero détourne les polyèdres infinis des cinq solides platoniciens et traite les cinq platoniciens, bastanti e sufficienti in natura27, comme un sous-ensemble de la série infinie des polyèdres qui peuvent être générés. Et Léonard, en tant que peintre, connaît bien la science qui donne forme aux uns et aux autres. Comme on peut le lire dans son Traité de la peinture, « les éléments naturels sont finis, alors que les œuvres que l’œil com-

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« Tal proporzione è dalla immaginazione all’effetto, qual è dall’ombra al corpo ombroso, e la medesima proporzione è dalla poesia alla pittura, perché la poesia pone le sue cose nella immaginazione di lettere, e la pittura le dà realmente fuori dell’occhio, dal quale occhio riceve le similitudini, non altrimenti che s’elle fossero naturali », Codice vaticano Urbinate, I, § 2. Piero della Francesca, Trattato d’abaco, éd. G. Arrighi, Pisa, Domus Galileiana, 1970. Id., Libellus de quinque corposibus regularibus corredato dalla versione volgare di L. Pacioli, Firenze, Giunti, 1995. Id., De prospectiva pingendi, éd. G. Nicco-Fasola, Firenze, Le Lettere, 1984. L. Pacioli, De divina proportione, c. 28 r.

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mande à la main sont infinies, comme le démontre le peintre dans ses créations de formes […] infinies »28. Les polyèdres réguliers étudiés par les mathématiciens de la Renaissance et dessinés par Léonard sont invariants par groupes de rotations par rapport au centre. Même si la mathématique de la Renaissance ignore comment exprimer les symétries de rotations de l’espace dans deux dimensions, ces symétries trouveront une représentation magistrale dans les tables de Léonard. Alors que la mathématique hésitait encore « à accepter l’existence des imaginaires », en ouvrant une dimension imaginaire dans l’espace pictural, la « vision » artistique « a conquis de haute lutte les droits de l’abstraction scientifique et lui a frayé la voie »29.

Entre fantaisie et certitude En référence au « tableau spirituel offert par la Renaissance », E. Cassirer met en évidence, comme son trait caractéristique, que la logique mathématique marche la main dans la main avec la théorie de l’art : « La mathématique et l’art se rencontrent maintenant dans la même exigence fondamentale : l’exigence de forme »30. Mais si la forme de la certitude mathématique est une, infinies sont les formes que peuvent créer « les sciences de la peinture ». Si Léonard et Galilée voient dans la « nécessité » le caractère essentiel qui différencie la nature des produits de l’imagination, pour Léonard, contrairement 28

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30

« […] i semplici naturali sono finiti, e le opere che l’occhio comanda alle mani sono infinite, come dimostra il pittore nelle finzioni d’infinite forme », Codice vaticano Urbinate, I, § 24. E. Cassirer, Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance, Leipzig, Teubner, 1927 ; trad. fr. Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, Paris, Éd. de Minuit, 1983, p. 194. Ibid.

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à Galilée, « l’imagination ne vient pas s’ajouter à la perception ; elle est ellemême le véhicule vivant de la perception » ; les frontières de la vision sont les frontières de la compréhension. Si, pour Léonard, la peinture est une seconde création faite par la fantasia, pour Galilée, « la philosophie n’est pas un produit de l’imagination ! La cosa non istà così » : La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot31.

L’affirmation que le livre de l’univers est écrit dans la langue mathématique s’impose de manière contextuelle à une vision de la philosophie comme « science démonstrative » et que l’on peut relier soit à la méthodologie philosophique aristotélicienne soit à l’idée platonicienne d’une forme mathématique de l’être. D’un autre célèbre passage de Galilée, nous apprenons que la méthode de la science démonstrative est celle qui parcourt la « voie des sens, des expériences et des observations », son rôle nous conduisant à une connaissance objective — une connaissance donc, qui peut être comprise et partagée par quiconque a appris la langue mathématique — et perfectible, parce que les nouveaux outils d’observation et de mesure peuvent être améliorés. Réduisant les déterminations qualitatives en quantitatives, la nature peut être « mathématisée » et, par conséquent, l’idée platonicienne d’une forme mathématique de l’être se traduit par la « géométrisation » de l’espace et de la nature. Mais la géométrisation de l’espace comporte son ouverture vers l’infini : les concepts et les lois de la nouvelle science valent dans un monde abstrait archimédien, dans l’univers infini de la géométrie hypostatique. Savoir lire la philosophie écrite dans le livre de l’univers en caractères mathématiques, non créée par l’imagination, voudrait dire alors pour Galilée créer les conditions pour la transformation de la philosophie en « science de la nature ». Cependant la fantasia dont parle Léonard agit per forza di scienza. Quels sont les caractères d’une « seconde création » faite par la fantaisie ? Pourquoi nous convainc-t-elle et nous enchante-t-elle avec la force d’une démonstration mathématique? Dans la philosophie médiévale déjà, l’idéal de la science contemplative de tradition gréco-arabe, se mettant en rapport dialectique avec une conception active de la nature, en partie stoïcienne plus que néoplatoni-

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Galilée, Il Saggiatore (1623), Firenze, Edizione Nazionale, 1888, p. 252.

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cienne à l’origine, donne lieu à une « doctrine de la lumière » comme science démonstrative conforme aux règles de l’optique géométrique : la perspective naturelle. Si la science de la nature s’élabore quand l’idée platonicienne d’une forme mathématique de l’être prend corps dans les concepts empiriques de la « science démonstrative » de Galilée, Robert Grosseteste, évêque de Lincoln, presque quatre siècles avant Galilée, écrivait que sans considérer lineis, angulis et figuris, la philosophie naturelle serait incompréhensible : L’utilité de considérer les lignes, les angles et les figures est très grande, parce que sans eux, on ne peut connaître la philosophie naturelle. Ils sont valides dans tout l’univers et dans chacune de ses parties32. La préhistoire du développement d’un intérêt pour la lumière et la perspective peut être conduite par l’analyse augustinienne de la relation entre raison et foi comme point de départ pour affronter le problème de la connaissance de l’Europe médiévale. Croyance et compréhension ne peuvent être séparées. Selon Augustin, la vérité doit être non-contradictoire ; donc l’on ne peut être en désaccord entre la révélation — « vraie par définition » — et l’observation. C’est dans ce contexte que l’étude de la lumière devient centrale. La lumière est l’équivalent de la grâce divine et, grâce aux lois de l’optique, peut être analysée de manière mathématique. La philosophie chrétienne doit ajouter au contenu de la révélation le contenu de l’expérience. Cependant l’un des thèmes centraux des philosophes franciscains d’Oxford est d’examiner la possibilité d’une compréhension plus simple et profonde des phénomènes naturels. Pour comprendre les règles soustendues par la structure du monde, un examen attentif de la nature à travers le mécanisme de la vision est essentiel. Dans la lumière, substance capable de s’étendre d’un point à toutes les directions, il faut rechercher la cause de toutes les extensions. Dans le commentaire des Analitica posteriora, Grosseteste écrit que « tandis que les philosophes naturels recherchent les principes et les définitions essentielles de la nature (le quid), les perspectivi recherchent démonstrativement le pourquoi, c’est-à-dire la raison d’être, ou la cause (propter quid) »33. Le quid est la cause substantielle, le propter quid est la cause qui se déduit de la définition des choses, parce que la définition est le principe ou la conclusion de la démonstration. Rapprochant les doctrines néoplatoniciennes

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33

R. Grosseteste, De lineis (1230-1233), in Metafisica della luce. Opuscoli filosofici, Milano, Rusconi, 1986, p. 129. G. Federici Vescovini, Studi sulla prospettiva medievale, Torino, Giappichelli Editore, 1965, p. 7 (nous soulignons).

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de la lumière avec la conception aristotélicienne de la science démonstrative, la « science de la lumière » de Grosseteste recherche une explication causale de la génération des formes en étudiant le comportement des êtres créés selon les différents modes du comportement de la lumière. La lumière n’est pas seulement la première forme substantielle des êtres créés, c’est l’élément qui relie l’être de Dieu avec l’être de la nature créée. Un argument par analogie permet alors de reconnaître dans la nature un cosmos ordonné selon des règles « qui participent du divin » et d’établir la science démonstrative sur de telles règles. La « doctrine de la lumière » se rapporte donc à la science démonstrative aristotélicienne par les règles de l’optique, de la perspectiva naturalis. La validité purement analogique des règles de l’optique, comme principes explicatifs de la vision spirituelle, est confirmée dans la Perspectiva34 de Roger Bacon. Pour Bacon, la perspective est une « science expérimentale » qui s’adresse soit à l’expérience sensible, pour nous faire connaître l’apparence du monde naturel, soit à l’expérience spirituelle, pour nous faire atteindre la vérité. Dans la pensée de Bacon, comme dans celle de Grosseteste déjà, même si l’illumination spirituelle qui vient de la foi reste évidemment au-dessus de l’expérience humaine et philosophique de la vision, l’idée d’une science de la lumière démonstrative et expérimentale fait sienne la conception d’une « matière active », génératrice de formes, développée avec une finesse particulière dans la théorie des rayons d’Al-Kindi35. Dans le monde naturel d’Al-Kindi, toutes les transformations de la matière se produisent selon les rayons et les lois de la diffusion radiale, c’est-à-dire de l’optique géométrique. Mais la géométrie euclidienne ne peut expliquer correctement de quelle nature sont les rayons, parce que les rayons ne sont pas de vides entités mathématiques abstraites. Si, comme les points et les lignes de la géométrie euclidienne, les rayons n’avaient pas d’extension, ils ne seraient pas physiquement déterminés, donc perceptibles. La géométrie doit être « naturalisée ». La vision est un phénomène sensible et la certitude de la vérité des sciences démonstratives ou géométriques repose sur l’évidence sensible. Même si l’idéal scientifique de Grosseteste était encore celui d’Aristote, pour lequel la science démonstrative recherche des causes substantielles, la science expérimentale de Bacon, concentrée sur l’action naturelle pour donner raison aux espèces visibles, a constitué un point de référence pour les questions de perspective à la fin du XIVe siècle. De toute façon, la science de la lumière

34 35

Opus maius (1265), part V ; éd. J. H. Bridges, The Opus Majus, Frankfurt, Minerva, 1964. De radiis (texte arabe du IXe s., trad. latine au XIIe s.), Paris, Éditions Allia, 2003.

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des perspectivi du Moyen Âge, bien qu’elle soit démonstrative et expérimentale, permet, en abordant le problème de la vision sensible par l’observation et la mesure, de poser le problème de la connaissance en termes « objectifs », ou bien d’indiquer la voie vers la science de la nature galiléenne. Cette aspiration à l’objectivité, qui se trouve confrontée à la préoccupation « propre à l’esprit franciscain de présenter la narration sacrée en termes humains, établissant une relation entre notre expérience et la réalité des grands évènement »36, est illustrée de façon pertinente dans les peintures de Giotto. Martin Kemp observe comment Giotto nous fait nous sentir des « témoins oculaires » participant à l’histoire narrative. Cependant, bien que Giotto et les artistes du XIVe siècle adoptent des techniques rigoureuses pour modeler l’espace pictural par rapport au spectateur, ils n’arrivent pas à organiser les éléments spatiaux d’une peinture dans un système cohérent non arbitraire. Quelle est la relation entre la perspective naturelle — la science de la lumière — et la perspective artificielle, la « science de la peinture » ? On sait que, en réélaborant les concepts et les méthodes de l’optique médiévale sur une surface plane, les artistes de la Renaissance inventent la perspective linéaire centrale. Mais cette nouvelle invention nécessite que les rayons d’AlKindi reviennent à de pures formes ; ainsi, libérés de leur caractère substantiel, les rayons peuvent suivre différentes règles (voyageant en parallèle ils peuvent se rencontrer à un point) et construire un nouvel espace de représentation. Le résultat est une scène peinte ou dessinée, par certains côtés indistincte de l’image capturée sur un verre ou réfléchie dans un miroir plan. Pour l’obtenir, la vision tridimensionnelle est projetée sur un plan, laissant converger les lignes de fugue vers un point « central », symétrique à l’œil immobile du peintre-spectateur. L’invention de la perspective peut être lue comme un triomphe d’un certain humanisme, celui d’Alberti, ou bien comme l’expression d’une vision du monde « commensurable à l’homme » : Avant de s’appeler perspective, elle s’appelait commensuratio, c’est-à-dire que la perspective est la construction de proportions harmonieuses à l’intérieur de la représentation en fonction de la distance, tout cela étant mesuré par rapport à la personne qui regarde, le spectateur. Le monde devient donc commensurable à l’homme […] et dont l’homme puisse construire une représentation vraie de son point de vue37.

36 37

M. Kemp, The Science of Art, New Haven, Yale University Press, 1990, p. 10. D. Arasse, Histoires de peintures, Paris, Éditions Denoël, 2004, p. 67.

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Dans le De pictura38, Alberti présente la géométrie de la lumière comme le medium à travers lequel l’œil peut mesurer les propriétés des formes et la construction géométrique de l’espace comme un prérequis pour peindre de façon correcte. Le terme commensuratio se retrouve dans le De prospectiva pingendi de Piero della Francesca, et la peinture de Piero illustre de manière exemplaire l’opération intellectuelle qui s’accomplit avec la perspective : harmonisant la géométrie des formes avec l’arithmétique des couleurs, il semble préfigurer une sorte de géométrie analytique cartésienne. Ainsi la géométrie a un double rôle actif, dans la perspective naturelle pour décrire et expliquer l’image visuelle, et dans la perspective artificielle pour construire l’image picturale. Tandis que la science de la lumière se sert de la géométrie pour déchiffrer l’espace de la vision sensible, la science du peintre se sert de la lumière pour inventer la géométrie d’un nouvel espace symbolique39. Dans cet espace, chaque image reste liée à son auteur-créateur : « La divinité de la peinture fait que l’esprit du peintre se transforme en une similitude d’esprit divin »40. Ceci montre que, si d’une part l’espace pictural est déterminé par le peintre-sujet, d’autre part le sujet devient inséparable de son « objet ». Dans la mesure où une observation — aussi bien d’une perspective scientifique que d’une perspective artistique — se présente comme interaction, elle demande un espace de représentation capable de restituer la relation symétrique système-objet et observateur-sujet. Léonard accomplit un autre pas décisif. Fasciné par la magie des formes plus que par la rigueur des calculs, il voit dans les relations « incommensurables », non réductibles en termes de nombres discrets, une affirmation de la suprématie de la géométrie du continuum. Après avoir démontré sa maîtrise de la perspective linéaire, il affranchit la peinture des liens imposés par une vision « statique » et laisse la peinture prendre part à la définition du point d’observation, en modelant l’espace de représentation. Les polyèdres réguliers, comme nous l’avons vu, sont peints à partir des cinq solides platoniciens non pas simplement à travers une peinture «dd’imitationn», mais à travers une peinture « mentale » : en laissant bouger ces solides « créés par la nature » dans une dimension imaginaire, toutes les possibilités symétriques de rotation de l’espace prennent forme dans la main du peintre :

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40

L. B. Alberti, De pictura (1435), Basilea, Venatorius, 1540 ; éd. L. Mallé, Firenze, Sansoni, 1950. Voir E. Panofsky, Die Perspektive als « symbolische Form », Leipzig, Berlin, Teubner, 1927. « La deità che ha la scienza del pittore fa che la mente del pittore si trasmuta in una similitudine di mente divina », Codice vaticano Urbinate, I, § 65.

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Si tu me dis que les sciences non mécaniques sont mentales, je répondrai que la peinture est mentale, et que, comme la musique et la géometrie traitent des rapports entre quantités continues, et l’arithmétique entre quantités discontinues, la peinture traite de toutes les quantités continues, des qualités des rapports d’ombre et de lumière, et, avec la perspective, de la distance41. La sculpture n’est pas une science mais plutôt un art très mécanique, car […] son but, en révélant à l’œil les choses telles qu’elles sont, n’offre en soi aucune admiration à son contemplateur, comme le fait la peinture, qui sur une surface plane, présente de manière forcément scientifique, les immenses campagnes aux lointains horizons42.

Ainsi, pour le dire dans un langage léonardesque, « la sculpture est à la peinture, ce qu’est la science galiléenne à la physique quantique ». Aux côtés des symétries de rotation que Léonard récrée nelle finzioni d’infinite forme, les autres symétries sont à la base des opérations mathématiques qui donnent vie aux nombres complexes. En ouvrant une dimension imaginaire dans l’espace « numérique » (linéaire), les nombres réels bastanti e sufficienti in natura trouvent des reflets infinis dans le plan complexe. Si chaque nombre complexe est reflété dans son « conjugué » à travers un axe réel, à chaque rotation dans l’espace réel correspond une double transformation dans l’espace complexe. À chaque rotation qui garde la séparation angulaire entre les points de la sphère unitaire (dans l’espace réel à trois dimensions) correspond une double transformation « unitaire » qui conserve la séparation angulaire à travers les rayons dans l’espace complexe à deux dimensions. Le groupe des symétries de la sphère trouve donc une représentation adéquate dans l’espace complexe à deux dimensions, et les observables quantiques peuvent être accueillis dans un tel espace. De là découle une clef de lecture pour reconnaître, dans l’ouverture à une dimension imaginaire, le pas décisif à la base soit de la transformation de la science de la lumière en science de la peinture, soit de l’architecture de l’espace complexe où se compose l’image quantique de la réalité physique. 41

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« Se tu dirai : le scienze non meccaniche sono le mentali, io ti dirò che la pittura è mentale, e ch’ella, siccome la musica e la geometria considerano le proporzioni delle quantità continue, e l’aritmetica delle discontinue, questa considera tutte le quantità continue, e le qualità delle proporzioni d’ombre e lumi e distanze nella sua prospettiva », Codice vaticano Urbinate, I, § 27. « La scultura non è scienza ma arte meccanicissima, perché […] in sé finisce dimostrando all’occhio quel che quello è, e non dà di sé alcuna ammirazione al suo contemplante, come fa la pittura, che in una piana superficie per forza di scienza dimostra le grandissime campagne co’ lontani orizzonti », Codice vaticano Urbinate, I, § 31.

Construire la certitude dans le discours scientifique —◆— Myriam Marrache-Gouraud

S

’il est un domaine où l’écriture se souhaite assertive, sûre et porteuse de certitudes, c’est sans doute le domaine scientifique. Le savant s’évertue à rechercher la vérité et il doit de surcroît emporter l’adhésion de ses lecteurs : la fonction qu’il assigne à son livre est d’apporter des connaissances. Pour ce faire, le discours scientifique possède « une poétique propre, avec ses règles et ses valeurs spécifiques », comme l’a souligné F. Hallyn1. En particulier, lorsque des certitudes sont exprimées. Nous souhaitons ici examiner quels chemins rhétoriques sont empruntés par les auteurs pour assurer leur propos, ce qui nous amènera à étudier la relation que l’auteur met en place avec ses lecteurs. Nous avons, pour les besoins de cette observation, volontairement limité le corpus à quelques auteurs du XVIe siècle, en choisissant de préférence ceux dont les ouvrages sont écrits ou traduits en français. Deux grandes figures, dont les écrits sont copieusement lus et qui ont suffisamment marqué leur époque pour que leurs noms apparaissent jusque dans les fictions contemporaines — chez Rabelais par exemple — retiendront ici notre attention, Pierre Belon et Guillaume Rondelet. Ces deux auteurs attachent en effet beaucoup d’importance, dans leur discours, à la revendication d’une vérité, et semblent en cela assez représentatifs de ce que nous souhaitons observer. Les ouvrages qui seront ici principalement examinés sont deux sommes qui paraissent presque au même moment, et témoignent de ce fait de ce que l’on pouvait exprimer sur la question de la certitude entre 1550 et 1560 : ce sont

1

F. Hallyn, Les Structures rhétoriques de la science, Paris, Seuil, 2004, p. 73.

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L’Histoire de la nature des oiseaux de Pierre Belon (1555)2 et L’Histoire entière des poissons de Guillaume Rondelet (1558, traduction de Laurent Joubert de l’ouvrage paru en latin en 1554-1555)3. Le discours scientifique passe beaucoup de temps à dire ce qu’il n’est pas, ou ne doit pas être, ou ne souhaite pas être, à savoir faux, plein de doute, confus ou fabuleux (c’est-à-dire mensonger). Il affirme vouloir rendre le lecteur « plus savant »4. Par un métadiscours appuyé, il revendique avec insistance plus qu’une différence de structure, mais une différence de statut par rapport aux écrits des poètes, avec lesquels il s’agit de ne pas le confondre. Pour autant, rien n’interdit de citer ce genre d’écrits, à condition qu’il n’y ait aucune confusion possible. Lorsque Rondelet évoque les Néréides, qu’il place à la fin du premier volume sur les Poissons, il cite le discours des poètes à leur sujet, non sans garder une distance bien marquée : Les Poetes feignent qu’il y a des Nereides filles de Nerée é Doris. Nonobstant Pline estime que ce n’est du tout fable. Elles ont, dit il, le corps tout aspre d’ecailles, la face humaine. On en a veu autrefois sur la plage, on en a oui les plaints d’une mourante. On dit que on en a veu une en la Pomeranie en la ville de Edam, ayant face de femme é fort subjette à paillardise. J’ai oui dire, mais ne le veux asseurer, qu’un Hespagnol marinier en a nourri une en un navire, laquelle en fin se jetta en mer, depuis ne fut jamais veue5.

L’auteur prend nettement ses distances avec le propos non vérifié qu’il rapporte, employant le verbe « feindre », le pronom « on », modalisant progressivement (« on en a vu… on dit qu’on en a vu… j’ai ouï dire, mais ne le veux asseurer »). Nous reviendrons par la suite sur le détail de ces procédés. Il importe pour l’heure de constater que la nature est un sujet commun aux fables, mythologies et propos scientifiques. Tous ces écrits se donnent pour mission de décrire, de comprendre la création divine, et l’on sait que l’Histoire naturelle de Pline, ouvrage fondateur pour les hommes de la Renaissance, mêle la fable et l’observation à longueur de pages, sans que cela pose le moindre problème de lecture. Au XVIe siècle, le discours scientifique tente de s’émanciper de ce mélange des genres, et entend trouver une rhétorique qui puisse 2

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Nous avons travaillé pour cet ouvrage sur l’édition en fac-similé réalisée par P. Glardon, Genève, Droz, 1997. L’édition utilisée est celle, en fac-similé, donnée par F. Meunier, Paris, CTHS Sciences-2, 2002. G. Rondelet, « Preface sur tout l’œuvre », a 4. Ibid., t. I, liv. XVI, chap. XVIII, p. 363.

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écarter tout risque de confusion avec la fable. Il s’agit donc d’inventer une voix pour construire une légitimité, voire une crédibilité, mais surtout une identité nouvelle : ce nouveau discours, qui s’avance seul en écartant d’autres genres pourtant jusque-là détenteurs de la parole sur la nature, doit conquérir sa propre certitude et persuader le public. Il est bon de poser un lexique, et des tournures qui renforcent le discours. Très brièvement pour le moment, et simplement pour ouvrir le champ d’observation, on pourra citer un certain nombre de tournures lexicales récurrentes signalant la certitude, dont il est possible de faire un inventaire assez rapide : « il est nécessaire, certain, certainement, exact, exactement, proprement, vrai, manifeste » sont les adjectifs et adverbes les plus couramment employés pour affermir le propos ; les tours démonstratifs traditionnels « si… alors », « et tout ainsi comme… aussi », « donc » ; les substantifs « vérité », et, « mieux que connaissance des choses, haute connaissance », ainsi que « doctrine », « certitude », bien sûr, et le verbe « prouver » ajoutent de la force persuasive aux énoncés en les tenant hors de doute. Ce vocabulaire s’oppose à une série de mots désignant tout ce qui doit être banni du discours, voire de la pensée : « fausseté, incertitude, doute, ignorance, confusion, fables ». C’est un difficile cheminement que celui des savants de la Renaissance : avant d’approfondir les formes de discours, tournons-nous vers les stratégies à l’œuvre dans les illustrations. Les illustrations sont un terrain d’investigation privilégié pour notre propos, puisqu’en ouvrant le livre, le lecteur souvent rencontre un portrait de l’auteur et s’arrête sur lui au gré des quelques vers qui l’accompagnent. Au seuil de l’œuvre, cette image précède toute parole. Sa place est donc déterminante dans la captatio du lecteur, au sens où il est question d’y déterminer une certaine image du livre. Le portrait de Belon (fig. 1), visage barbu austère, front plissé, sourcils froncés, regard orienté vers la gauche, perdu dans quelques lointains, se détache devant une sorte de niche ; il est surmonté d’un quatrain de Guillaume Aubert, qui aide le lecteur à comprendre ce qu’il voit : Voy ce portraict, et di qu’en le voyant Tu vois encor de celluy la semblance Qui seul fait voir ores en nostre France Tout ce qu’en soy voit le ciel tournoyant.

Adressés directement au lecteur, ces vers l’invitent par l’impératif à « voir » le portrait, et à comprendre, par le discours, ce qui sera vu (« et di qu’en le voyant »). Le verbe « voir », assez insistant pour être répété cinq fois en l’espace de quatre vers, entend définir une relation : le lecteur doit exercer

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ce sens visuel pour voir celui qui lui fera voir ce que voit le ciel… Autant dire que cet échange triangulaire, qui place l’auteur au centre des regards, pose Belon comme l’intercesseur entre le ciel et le lecteur, et fait de lui cet interprète unique de la nature pour le public français (« qui seul fait voir ores en notre France »). Le verbe « voir », placé au début, au milieu, à la fin des vers, conduit le regard, rendant chaque protagoniste actif, et attirant par là même l’attention sur la suprématie de celui des cinq sens qui sera sollicité dans l’ouvrage, s’il est vrai que l’observation est la ressource souveraine du savant. Elle seule est revendiquée comme pouvant permettre de vérifier ou de préciser les théories des anciens : Lors me senti espris de desir d’avoir l’intelligence de beaucoup de choses produictes es elements, qu’on nomme naturelles […]. Mais voyant que plusieurs de ces choses estoyent si peu descrites, que nous n’en avions que le seul nom estranger pour les deviner : n’esperay avoir meilleur moyen d’en aquerir une vraye cognoissance, que par quelque lointaine peregrination. Parquoy je me mis à les aller querant par les regions estranges, et sur les lieux de leurs naissances6.

Le regard du portrait, porté vers d’autres horizons, se comprend aisément : rien ne vaut le voyage. Il faut, pour acquérir une « vraie connaissance », se déplacer, aller voir. Le portrait de l’auteur en savant pérégrinant est donc posé avant sa parole, dans un geste initial de représentation de l’auteur, qui suggère à la fois l’individuation d’un discours et l’exposé d’une méthode scientifique fondée sur l’observation visuelle. Ainsi, ce texte qui vient après d’autres textes scientifiques souvent illustres, qui compile, admire ou rejette la parole d’autrui en citant ses sources, tire surtout sa force de ce qu’il est original. L’affirmation de soi comme personne grâce au portrait gravé annonce que se fonde une parole nouvelle et singulière dans le concert des voix contemporaines ou anciennes. Une telle mise en situation permet au lecteur d’évaluer le travail de l’auteur, et ses méthodes, et d’être alors persuadé que les considérations qui occuperont le texte ne seront pas des éléments de seconde main, mais sont véritablement le fruit d’un labeur individuel, d’une recherche avérée dont les différentes modalités (étude, expérimentation, pratique) sont ainsi rendues visibles, preuves que le texte s’est écrit sous la dictée de l’expérience — on pourra aussi se reporter aux représentations des botanistes au travail, ou au magnifique frontispice ornant les œuvres de Galien, qui présente sur huit vignettes les multiples ac-

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P. Belon, op. cit., « Au treschrestien Roy Henry second de ce nom », f° a ij.

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tivités du médecin7. La mise en scène initiale du savant a une fonction persuasive qui prédispose le lecteur à accueillir le discours avec le respect qui est dû à une entreprise qui entreprend de faire, en son seuil, la preuve de son sérieux. Les textes scientifiques de la Renaissance bénéficient des progrès de l’imprimerie et de la volonté des éditeurs humanistes de perfectionner le livre. Ainsi, l’illustration entre dans le discours dans un rapport de complémentarité. Elle rend visibles d’une manière tout à fait efficace (d’un seul coup d’œil) les caractéristiques longuement décrites par l’ekphrasis du discours scientifique. En ce sens, elle renforce le discours, soit parce que le lecteur, grâce à l’image, sera en mesure de reconnaître l’animal ou la plante qu’il a rencontrés dans la nature, et alors l’image confirme la certitude. Soit parce que grâce à l’illustration, le lecteur qui aura lu le texte aura davantage de facilité à construire sa propre représentation de l’objet, les détails de l’image reprenant les distinctions fines soulignées par le texte entre des espèces voisines. L’image renforce la description écrite, «  communique des informations  » qu’aucun autre moyen n’aurait pu offrir, en comblant par la force visuelle les insuffisances du langage. C’est le vœu de Fuchs, Qui en son honnête âme condamnerait des images qui communiquent des informations bien plus clairement que les mots, même du plus éloquent des hommes8 ? 

mais aussi celui de Belon : car tout ainsi que les écrits contentent l’esprit, et font bonne memoire, suppléant le défaut de la parole, et rendent certitude des choses douteuses : ainsi

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Pour les botanistes, on peut penser aux frontispices des ouvrages de L. Fuchs (De historia stirpium, Basileæ, in off. Isingriniana, 1542) ou de H. Bock (Kreuter Buch, Strasbourg, Rihel, 1551), montrant les auteurs, une plante à la main, en pleine étude — et dont A. Arber donne quelques exemples dans Herbals, their Origin and Evolution : a Chapter in the History of Botany (1470-1670) (Cambridge, Cambridge University Press, 1912, 3e éd. 1986) ; pour les médecins, on se reportera notamment à ceux des œuvres d’Hippocrate, montrant les différents moments du travail d’un médecin (Opera... in quattuor classes digesta, Venice, Giunta, 1588), ou de Galien (Galeni Librorum prima classis naturam corporis humani, Venice, Giunta, 1565). Pour en savoir plus sur les frontispices, et pour en contempler d’autres, magnifiques, on pourra consulter l’exposition virtuelle proposée depuis 1999 par la Bibliothèque Inter Universitaire de Médecine, à l’adresse suivante : http:// www.bium.univ-paris5.fr/expo/debut2.htm (exposition réalisée par M. Vène et J. Gana, intitulée 100 frontispices de livres de médecine, du XVIe siècle au début du XIXe siècle). L. Fuchs, op. cit., p. X-XI.

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les demonstrations par figures et la peinture des choses descrites, peuvent contenter l’œil de la chose absente, quasi comme si elle était presente9.

En effet ces savants savent qu’ils ont la chance, nouvelle au XVIe siècle10, de pouvoir présenter une iconographie qui comporte un haut degré d’exactitude, et qui ne contredira donc pas leur texte, puisque les graveurs travaillent d’après nature. Ainsi le corps du toucan, dont Belon n’a que le bec puisqu’il s’agit du seul élément qui a pu se conserver, tout le reste étant périssable, n’est pas « reconstitué » : seul le bec est observable, le bec seul est donc représenté (fig. 2)11. Cet impératif de véracité et de respect du modèle ne manque pas d’être rappelé au lecteur, afin d’emporter l’adhésion des derniers sceptiques : Il n’y a description ne portrait d’oiseau en toute cest œuvre, qui ne soit en nature, et qui n’ait esté devant les yeux des peintres : desquels aucuns nous y ont aidé, en Italie, Angleterre, et en Flandre […]. Plusieurs oiseaux nous sont demeurés sans portraits, ne les voulant supposer, comme quelques modernes ont fait des animaux, peints à discretion sans les avoir onc vus. Et où il se trouvera difficulté en quelques endroits es choses qu’avons assuré avoir observé, nous submettons à le prouver par tesmoins12.

Selon une sorte de contrat établi dès le début du livre, et rappelé parfois quand on l’estime nécessaire, le lecteur sait que les illustrations n’ont rien d’imaginaire. Cela n’empêche pas les graveurs de forcer parfois le trait sur une attitude de l’animal, ou une expression : qu’elle conforte une représentation mentale (l’aigle ou le lion ont une posture royale), ou qu’elle permette de l’affiner, l’image n’en sera que plus lisible et convaincante, et comme cela ne trahit pas la vérité de l’observation, l’illustration n’en complète pas moins le discours. Lorsqu’on vise à poser des certitudes et à écarter le doute, il peut être utile, aussi, de présenter une image dont les caractéristiques se fixeront fermement dans la mémoire. Le lecteur se forgera des certitudes grâce à un certain nombre de détails qui, après avoir été exposés dans le texte, sont rappelés par l’image, pour former un ensemble qui n’est pas sans rappeler les arts de mémoire : l’oiseau de proie est représenté avec sa proie — l’orfraie dépèce un poisson, la buse tient dans ses serres un lapin, le goiran attaque un long serpent qui, pour

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P. Belon, op. cit., « Au lecteur », f° a iiij. Pour tous les éclaircissements nécessaires à la compréhension du statut de l’image imprimée dans le livre scientifique, on consultera les travaux de L. Pinon, Livres de zoologie de la Renaissance, une anthologie (1450-1700), Paris, Klincksieck, 1995, p. 13-40. P. Belon, op. cit., liv. III, chap. XXVIII, p. 184. Ibid., « Au lecteur ».

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se défendre, s’enroule autour de ses pattes (fig. 3 & 4)13… Certains oiseaux d’étang figurent dans leur milieu de vie (entourés de roseaux, de grenouilles, de petits insectes), ce qui constitue en même temps un aperçu de leur régime alimentaire, comme c’est le cas par exemple pour le martin-pêcheur. Tel oiseau est représenté avec une grappe de raisin dans le bec parce que le texte signale qu’il dévaste les vignobles (fig. 5), tel autre, parce qu’il est perché sur un petit objet, montre sa petite taille, comme la mésange, pas plus grosse que la noix sur laquelle elle se balance… Le gerfaut, conformément au texte, « se tient droit assis sur le poing » d’un fauconnier affublé d’un sourire un peu bête, et gobant les mouches : pourquoi un tel faciès ? C’est que le texte dit aussi que le gerfaut doit avoir un maître « debonnaire et qui le traite amiablement ». On pourrait multiplier les remarques, en considérant par exemple la façon dont l’illustrateur choisit les perchoirs, qui ne sont pas systématiquement de simples branches, pour représenter les oiseaux : le pic de muraille, qui s’installe dans les murs, est agrippé à une colonne corinthienne (fig. 6) ; la petite hirondelle, elle, occupe le sommet d’un bâtiment, de manière à ce qu’on ne la confonde pas avec le martinet, posé, quant à lui, sur le tronc d’une colonne brisée14, puisqu’on dit qu’il fait son nid sous les voûtes et les portails des églises, et non, comme elle, sur les cheminées. Les détails ajoutés sur les illustrations dépassent l’anecdote : ce qui est représenté autour de l’animal n’a pas un rôle purement décoratif même si l’on peut considérer que cela divertit l’œil. Ces éléments ont pour fonction d’insister sur une caractéristique de l’animal (sa façon de se poser, de se déplacer, son alimentation, sa taille…), en faisant ressortir les distinctions entre les animaux à l’aide d’une mise en scène simple, de même que le texte les fait comprendre par des mots : les deux supports, texte et image, se complètent afin de former des images que la mémoire retiendra facilement. Pourtant, les scientifiques mettent en garde leur lecteur envers les fantaisies dont les peintres se rendent parfois coupables. Les images doivent aiguiser l’esprit critique, et non l’endormir. Au sujet des bêtes que l’on connaît mal, et 13

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Les images de l’orfraie, de la buse et du goiran occupent respectivement les pages suivantes : P. Belon, op. cit., liv. II, chap. VII, p. 96 ; liv. II, chap. IX, p. 101 ; liv. II, chap. X, p. 102. Toutes ces images figurent dans l’ouvrage cité de P. Belon : le martin pêcheur, liv. IV, chap. XXV, p. 219 ; l’étourneau qui dévaste les vignobles, liv. VI, chap. XXIX, p. 321 ; la mésange qui se balance sur une noix, liv. VII, chap. XXV, p. 369 ; le gerfaut et son maître débonnaire, liv. II, chap. VI, p. 94-95 ; le pic de muraille : liv. VI, chap. XVI, p. 303 ; la petite hirondelle, liv. VII, chap. XXXIIII, p. 379 ; le martinet, liv. VII, chap. XXXVI, p. 381.

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en particulier des monstres marins que l’on voit si rarement, Rondelet regrette que les affabulations des peintres engendrent une confusion qui ne permet pas de s’y retrouver, comme pour le monstre léonin, qui d’après la seule image disponible, serait incapable de nager : Encores que ceste description m’ait esté baillée par gens de scavoir, et dignes de foi, si est ce que je pense que le peintre, y ait adjousté quelque chose du sien, é qu’il ait osté du naturel. Comme, les pieds sont trop plus longs qu’ilz ne sont aux bestes marines. Il peut avoir oublié la peau d’entre les dois des pieds […]. En plusieurs autres monstres é bestes marines, les peintres y adjoustent é ostent beaucoup, comme on peut voir aux Balenes peintes aux chartes septentrionales, é en la Cosmographie de Munster15.

Le discours scientifique intègre des images, mais les peintres se donnent des libertés, comme le répète Rondelet à deux reprises  : il leur reproche d’« ajouter » ou d’« ôter » des éléments pour les besoins d’une mise en scène spectaculaire (c’est le sens de l’attaque contre la fameuse planche de Münster exposant tous les monstres marins) ; l’illustration n’a pas toujours rempli un rôle scientifique, n’a pas toujours été faite d’après nature… Aussi, tout en s’enrichissant d’images qui confortent la véracité et l’effet de certitude auprès du lecteur, le discours scientifique ne peut manquer de souligner qu’elles sont parfois sujettes à caution. La mise en couleurs est notamment fort peu fiable, puisqu’elle n’est que rarement maîtrisée par les auteurs : intervenant à la demande du propriétaire, après l’achat de l’ouvrage, l’ajout de couleurs montre la richesse du bibliophile plus que l’exactitude scientifique16. Les auteurs le savent. Soucieux de certitudes, et de peur que son lecteur ne s’égare, Belon demande que l’on se fie expressément aux couleurs précisées dans le texte : ce disant, il s’adresse autant au peintre qu’au futur lecteur. En somme, l’image est un complément important pour le texte, mais elle ne saurait assumer à elle seule la charge de porter la certitude. Elle ne reste qu’indicative, quand bien même elle cherche à être la plus proche possible du texte. L’image n’a pas le statut d’une preuve. Elle ne saurait se priver du discours, seul véritable dépositaire de la certitude. Comment défendre et assurer son propos ? L’humaniste n’avance pas seul, mais s’en remet tout d’abord à ses prédécesseurs qui ont écrit sur la question. Avant de se lancer dans l’aventure d’une écriture scientifique, on a lu et acquis

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G. Rondelet, op. cit., Première partie, liv. XVI, chap. XV, p. 361. Pour la question des couleurs, voir L. Pinon, op. cit., p. 23-24 et 41-44.

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une érudition venue de l’héritage antique et dont l’écriture rendra compte, comme gage de son sérieux, si ce n’est de sa crédibilité. Pierre Belon dit qu’il écrit « prenant appuy de l’opinion et authorité des anciens »17. Pline, Aristote, Théophraste ou Dioscoride nourrissent un texte qui entend poser des certitudes : ils sont des points de repère, des cautions. Leurs apports scientifiques, reconnus, constituent les ancrages du texte. C’est souvent dans la marge que l’on trouve ces points d’ancrage, sous la forme de références abrégées mentionnant les passages auxquels il est fait appel dans le corps du texte. Le texte n’a plus qu’à citer les noms des auteurs selon un souci d’honnêteté intellectuelle dont Rondelet par exemple se fait l’écho lorsqu’il évoque la vive : « ce poisson vit en l’arene, temoins Aristote et Oppian. […] Il est nommé dragon, comme tresbien dit Aelian, à cause de la teste, des ieux, des eguillons venimeux, lesquels ieux sont grands é beaux »18. Rondelet avait très clairement énoncé les lignes de sa méthode dès la préface qui précède l’œuvre ; il s’agit d’associer à la recherche et à l’expérimentation personnelles le témoignage des autorités : Je au contraire à grand peine é grands frais ai cherché en nostre mer de Languedoc, en la Gaule, en Italie, et autres lieux, plusieurs poissons, mes amis m’en ont envoyé aucuns. Je les ai ouvers, é decoupés j’ai diligemment contemplé toutes les parties interieures é exterieures. Je i ai adjousté les tesmoinages d’Aristote, Theophraste, Galen, Athenée, Oppian, Aelian, Pline, selon la doctrine desquels j’ai nommé é representé les poissons à la verité, é en ai fait traité tel, que non seullement on pourra connoistre par mes livres les poissons qui i sont pourtraicts, mais aussi tous autres qui se pourroient offrir, les reduisant aux genres declarés, é selon iceux : le reconnaissant19.

Bien souvent, la formulation consacrée « comme dit Pline » (ou tout autre auteur d’envergure) est employée pour prévenir toute contestation, pour éviter aussi un long développement, jugé superflu puisque le lecteur peut se reporter à Pline. Rondelet prévient ainsi la critique : « Si quelqu’un trouve ceci nouveau ou estrange, quil lise Aristote enseignant que on connoit quil i a en la mer de leau douce meslée […] »20.

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P. Belon, op. cit., liv. I, chap. I, p. 5. G. Rondelet, op. cit., Première partie, liv. X, chap. X, p. 238 ; nous soulignons. Ibid., « Preface sur tout l’œuvre », f° a 4 r-v ; nous soulignons les étapes principales du « labeur » ici explicité. Ibid., Première partie, liv. I, chap. III, p. 15. Les exemples sont innombrables, mais on peut encore citer ce type de formulations, dans le même ordre d’idée : « De quoi j’ai Aristote pour tesmoin disant, que […] Galen la tresbien noté, quand il a dit […]. Il i a dans Colu-

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Les exemples seraient légion, et cette manière d’assurer son propos est relativement prévisible. Ce qui l’est moins, c’est la tendance du discours à contester les autorités en les mettant en doute, ce qui paradoxalement, et dans un mouvement inverse par rapport au précédent, permet d’affermir d’une autre façon la force du propos ; le procédé peut alors être compté parmi les moyens rhétoriques de poser une certitude grandissante, et jugée nouvelle. En effet, pour s’affirmer comme certain, un texte ne peut plus se contenter de citer les Anciens : une lecture attentive montre que les autorités antiques n’interviennent pas uniquement comme des références sacralisées, mais aussi dans un processus de mise à distance qui permettra l’émergence d’une parole actuelle, singulière, et d’une certaine manière plus exacte que ne l’a été celle des prédécesseurs. Grammaticalement, la mise à distance repose principalement sur deux procédés : le recours à des pronoms indéfinis ou impersonnels, et l’utilisation du passé ou des modalisateurs. 1. Modalisateurs/variation des temps verbaux : Il n’a pas été besoin de le préciser, mais l’une des façons évidentes de présenter un énoncé comme certain est de l’écrire au présent, dit de vérité générale, lequel pose l’énoncé comme ferme et solide, voire exact, lui donnant implicitement force de loi. Le recours au passé signale, par contraste, les théories comme obsolètes, tandis que la présence du verbe « pouvoir » modalise l’assertion en l’affectant d’une nuance de doute, lorsqu’il est employé pour les hypothèses non vérifiables : « il se peut faire… il peut bien estre »21. Les subordonnées hypothétiques vont à leur tour colorer le discours d’une irrésolution qui obligera, si l’on cherche des certitudes, à écarter les opinions ainsi exposées : « si nous croyons au gloseur d’Aristophane, nous le penserons […] mais les uns le veulent entendre plus grands, les autres plus petits, les autres […], d’autres auteurs […] »22. 2. Les indéfinis (« d’autres », « aucuns disent », « certains pensent », « quelques auteurs ont rapporté ») trouvent leur place dans la confrontation d’opinions contradictoires, qui se donnent toutes pour vraies, et qui se trouvent toutes ainsi renvoyées dos à dos, avec l’aide de la structure anaphorique, procédé rhétorique qui se superpose à l’emploi des indéfinis comme pour signifier que toutes les pseudo-certitudes alors énumérées sont à mettre sur le même plan : elles sont bonnes à être rejetées sans distinction. L’histoire des

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melle un mot de bonne grâce, qui nest pas en cest endroit mal a propos […] », ibid., liv. I, chap. II, p. 3-4. P. Belon, op. cit., liv. I, chap. XXIII, p. 78. Ibid.

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idées fausses, organisée comme une revue de discours incompatibles entre eux, pose côte à côte grâce à l’anaphore ce qui apparaît dès lors comme une somme de vérités contradictoires. Tous ces « dits », manifestement, ne délivrent aucune certitude, voire organisent une certaine cacophonie, source de confusion et d’erreurs. Remarquons à ce propos une gradation implicite dans le système de réfutation des vérités antérieures, bien perceptible chez Matthiole, dont la plume est particulièrement sévère envers ses prédécesseurs lorsqu’il passe en revue, par exemple, les théories variables sur l’ambre : Philemon dit que l’ambre vient de mine […], Sudine et Metrodore disent qu’il coule de certains arbres en Ligurie […], Pythias écrit qu’il y a un lieu en Bretagne […], Nicias historien dit que l’ambre est le suc des rayons du soleil […], le mesme dit qu’il croist en Egypte de même sorte […], d’autres ont dit que l’ambre croist pres de la mer atlantique […]23.

On comprend que les théories sont présentées selon le degré de respect qu’il leur accorde : tantôt la référence est énoncée avec la mention de son auteur et un développement de ce qu’il a affirmé (« Philémon dit que… »), tantôt la théorie est simplement mentionnée, sans nom d’auteur (« d’autres ont dit que… »), tantôt il s’agit d’une théorie anonyme que l’on néglige même de citer, et qui se trouve traitée sous une forme qui est moins qu’une allusion : ainsi Matthiole, qui avait ouvert la revue des opinions sur cette phrase, « je trouve que plusieurs autheurs ont traitté de l’ambre, mais en diverses sortes : et combien qu’ils en parlent fort gravement, comm’il apartient à un historien, toutesfois n’ayans point veu la vraye source de l’ambre, et ayans emprunté des autres tout ce qu’il en ont écrit, on ne les croit gueres », referme la revue de cette façon : « Il y en a d’autres qui ont en diverses sortes parlé de l’ambre, des opinions desquels je ne dirai rien, par ce qu’elles ne me semblent recevables »24 ; c’est bien dans cette figure ultime de la prétérition que l’on perçoit le désaveu le plus manifeste. 3. Le pronom impersonnel « on » demeure alors chez tous les auteurs le pronom le plus efficace pour signifier un désaveu complet25 ; il servira à désigner un point de vue dont l’auteur, avec une nuance de mépris, entend se détacher fermement : « lon écrit, l’on parle de, l’on dit que ». C’est le pronom par excellence de la mise à distance. 23

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Commentaires de M. Pierre André Matthiole medecin senois, sur les six livres de Dioscoride, Lyon, Rouillé, 1572, liv. I, chap. XCIII, p. 104. Ibid. Nous en avons cité un exemple au début de la présente étude (développement de Rondelet sur les néréides).

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La difficulté de l’écriture scientifique, on l’aura compris, est qu’elle existe en relation avec des vérités de tous ordres qu’il faut glaner dans les livres et dans la vie26, et entre lesquelles il faut savoir s’orienter. Les autres écrits exercent une influence complémentaire ou concurrentielle par rapport à celui que l’on veut écrire. Il faut convaincre et persuader le lecteur que les certitudes que l’on avance sont solides et prévalent sur les autres. C’est ainsi que pour affirmer la fermeté de ses certitudes, ou pour rechercher une logique parmi les contradictions que les différents textes mettent en lumière, le discours scientifique se transforme parfois en une chasse aux erreurs des autres, qui fait du savant un interprète, un traducteur parfois, un glossateur en fait (« je suis donc de Medecin devenu interprete de Vergile », dit Matthiole après un commentaire du texte des Géorgiques sur l’Aster Atticus). Il faut savoir, certes, se garder des excès que peut occasionner cette prise de pouvoir : « Car souvent il advient que ceus qui sont par trop curieus de reprendre les autres, sont si aveuglés d’envie, que non seulement ils cheminent en tenebres, ains aussi ils devienent insenses »27. De ce défaut, le discours scientifique doit se prémunir, en définissant des limites, un programme, une méthode de travail dont se porte garant l’auteur, qui doit s’imposer comme « première » personne, dans tous les sens du terme, et surtout par opposition aux autres, aux indéfinis, aux impersonnels rejetés aux marges du raisonnement. Pour fonder son propre discours, au risque de contredire les plus antiques, les plus reconnues des autorités, il s’agit de faire preuve, pourrait-on dire, d’une certaine forme de courage : En ceci et autres qui sont de nostre observation , ne craignons que quelcun muny de l’authorité des anciens, vienne renverser noz discours : car comme dit est, c’est nostre deliberation de ne desguiser, ou dissimuler nostre opinion, pour nous accorder à ce qu’aurions leu au contraire28.

« Mais lessons ces autorites… certes à mon advis… aucuns ont opinion… quant à moi je pense… nous reprouverons cy apres ceste opinion »29 : la pre-

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Le témoignage des pêcheurs, des apothicaires, des cuisiniers, de tous les gens de métiers ou autochtones des contrées lointaines, est également bon à entendre pour connaître les vertus des animaux ou des plantes dont il est question. P.-A. Matthiole, op. cit., liv. IIII, chap. CXV, p. 622 pour les deux citations (nous soulignons). P. Belon, op. cit., liv. IIII, chap. XXVI, p. 224 (nous soulignons). G. Rondelet, op. cit., Première partie, liv. I, chap. II, p. 4 ; liv. V, chap. 19, p. 133 ; liv. IX, chap. XIII, p. 222.

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mière personne, je ou nous, assume pleinement sa place même si elle arrive après différents écrits ; si elle reprend les opinions des autres, c’est sur la foi d’une expérience personnelle capable de renouveler l’approche qui l’a précédée. Dans la préface de Rondelet, citée plus haut, il apparaît que la nécessité de l’érudition vient en second, seulement après l’expérimentation personnelle, qui, comme pour Belon, passe par le déplacement, le voyage, la visite, seuls garants de la véracité et de la certitude d’un témoignage oculaire personnel : par exemple, lorsqu’il souhaite vérifier si les poissons ont des oreilles ou non, Rondelet s’en remet à la dissection, laquelle lui permet de renvoyer dos à dos Aristote et Pline : Faisant l’anatomie d’un Veau de mer, long tems les cherchant [les conduits auditifs], en fin les trouvai si petits que a poene une eguille i pouvoit entrer, ils ne sont pas plus grands au Dauphin, un peu au dessous des ieux. Ce que je dis pour Aristote qui escrit le Veau de mer avoir conduit apparent pour ouir, le Dauphin ouir bien, mais navoir point doreilles, apres ce mesme a esté escrit par Pline, mais par lanatomie on connoist le contraire : car on trouve au Dauphin tels conduis quils peuvent estre suffisans pour ouir30.

De cette manière systématique, brandissant les évidences d’une observation qui ne saurait mentir, le savant s’approprie indubitablement son discours. Aux yeux du lecteur, il se présente comme quelqu’un qui n’est pas bloqué par le prestige de certaines sources livresques, mais qui est capable d’assumer fièrement pouvoir les mettre en doute, et de le dire. Pour les éléments les plus étranges, comme les monstres vus une seule fois, cette exigence a son importance. Rondelet dit douter du fait que le monstre léonin soit vraiment un monstre marin, malgré les « asseurances » qu’on lui a baillées à Rome, « encores que ceste description m’ai esté baillée par gens de scavoir, é dignes de foi », car il juge étrange que les pieds de l’animal soient si longs et non palmés, que ses oreilles soient si grandes (elles devraient l’empêcher de nager) ; il s’interdit de conclure sur le monstre marin en habit de moine, dont il n’a vu qu’un portrait accompagné d’une lettre par laquelle « on assurait pour certain que l’an 1531 on avait vu ce monstre en habit d’evesque comme il est ici pourtrait pris en Pologne… »31. « J’ai oui dire, mais je ne le veux assurer », dit-il finalement au sujet de cette fameuse néréide, au corps d’écailles et à face humaine, qu’un marin espagnol aurait nourrie sur son navire avant que la créature ne se jette dans la mer, et ne reparaisse jamais plus.

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G. Rondelet, op. cit., Première partie, liv. III, chap. 3, p. 43. Ibid., Première partie, liv. XVI, chap. XV à XVIII, p. 360-363.

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Grâce à ces précautions, une relation de confiance s’instaure entre l’auteur et le lecteur, qui favorisera le dispositif persuasif, et la crédibilité des théories énoncées dans le reste de l’ouvrage. Le discours scientifique ne laisse alors pas prise au soupçon, ni au doute ou à la confusion. Il conquiert son sérieux par le « labeur » (Rondelet) de celui qui « à grand peine é grands frais [a] cherché » (Belon). La prise de parole qui en résulte pose l’auteur en sujet responsable, et acteur, de sa théorie. Partager les vérités des uns, formuler des doutes et réfuter les opinions des autres, inventer une façon plus rigoureuse de décrire la nature, se présenter soi-même sous le jour séduisant d’un portrait qui humanise le propos, ce sont autant de moyens visant à l’élaboration de la certitude dans un discours qui n’existe pas seul, et qui sera suivi par d’autres. La mise en œuvre du projet d’écriture oblige à un certain courage polémique qui suppose que l’on prenne conscience de ce qu’implique l’épistémologie, à savoir que toute vérité est révisable, et que l’opinion que l’on expose, si ferme soit-elle, n’engage finalement que soi, dans un face à face et une remise en cause permanente vis-à-vis du lecteur d’une part, et d’autre part face aux textes passés et à venir. Le discours scientifique ne saurait être composé que de chasses aux erreurs des autres, ou de formulations péremptoires et triomphantes. L’on y trouvera aussi des formulations non conclusives, des aveux d’humilité voire d’ignorance devant la difficulté de trancher, aveux qui s’enracinent dans l’idée qu’un certain nombre d’obstacles viennent s’interposer entre la vérité et nos prétentions : L’imbecillité de nostre esprit est telle, que souvent nous nous fourvoions de la verité, aucunesfois ce qui a esté bien mis par escrit par nos predecesseurs par l’injure du tems il se perd, aucunesfois par l’ignorance des homes il est corrompu. Il est donc besoin d’user de quelque moien pour juger é discerner les choses. C’est la raison avec l’esprit bien instruit et apris. […] c’est la Logique32.

Ainsi l’expérience des difficultés et des controverses des prédécesseurs33 justifient l’embarras, et enseignent la modestie — « estants touts prests à changer d’opinion, là ou quelque autre fera apparoistre le contraire de ce qu’avons escrit », dit Belon ci-dessous —, tant il est vrai que l’entreprise est paradoxale : exposer des énoncés comme certains, c’est briser certaines certitudes anté32 33

G. Rondelet, op. cit., « Preface sur tout l’œuvre », f° a 3 v. P. Belon, op. cit., liv. II, chap. II, p. 87 : « Il estoit en dispute dans le temps de Pline […] nous avons mis cecy pour monstrer que deslors ils avoyent doubte, et incertitude, quel oyseau est Sanqualis, et Imussulus [vautour brun et blanchâtre] : il seroit donc difficile que nous en puissions scavoir nouvelles ».

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rieures. Paradoxale, certes, mais ô combien stimulante et passionnante, dans l’exercice d’une liberté que chacun doit sans cesse conquérir : Ne sommes nous pas en plaine campagne de liberté, en ceste spacieuse machine du monde, pour nous employer selon nostre devoir ? L’ancre et papier ne sont-ils pas communs à qui les peut employer, pour mettre ses conceptions, et discours en avant ? Ouy, mais touts ne sommes de mesme […] car tousjours serons trouvez ceder en raison à ceux desquels pouvons estre enseignez, estants touts prests à changer d’opinion, là ou quelque autre fera apparoistre le contraire de ce qu’avons escrit. Nostre travail sur l’enqueste des oyseaux, poissons, plantes, animaux, et choses venants d’iceux, sera suffisant pour maintenir nostre honneur contre ceux qui le vouldront mordre, ou abayer34.

Formuler des certitudes implique le courage d’un discours dont la solidité, conquise à force d’enquête, de modestie et d’honnêteté fièrement assumées, pourra résister aux mesquines morsures.

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P. Belon, op. cit., liv. VII, chap. VI, p. 345.

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Fig. 1 P. Belon, L’Histoire de la nature des oiseaux, avec leurs descriptions, et naïfs portraicts retirez du naturel, écrite en sept livres, Paris, Corrozet, 1555, portrait de l’auteur.

Fig. 2 P. Belon, op. cit., liv. III, chap. XXVIII, « Du bec d’un oyseau des terres neuves, incognu aux anciens », p. 184.

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Fig. 3 P. Belon, op. cit., liv. II, chap. VII, « D’un oyseau de rapine, qui mange le poisson, nommé en Grec Haliætus, & en Françoys, une Orfraye », p. 96.

Fig. 4 P. Belon, op. cit., liv. IV, chap. 10, « De la Cignogne », p. 202.

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Fig. 5 P. Belon, op. cit., liv. VI, chap. XXIX, « De l’Estourneau », p. 321.

Fig. 6 P. Belon, op. cit., liv. VI, chap. XVI, « Du Pic de Muraille, que ceux de Clairmont en Auvergne nomment une Eschelette », p. 303.

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Fig. 7 G. Rondelet, L’Histoire entière des poissons, Lyon, Macé Bonhomme, 1558, Première partie, liv. XVI, chap. XV, « Du monstre Leonin », p. 360.

La preuve artificielle, entre rhétorique et droit, de Ramus à Althusius —◆— Bruno Méniel

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n droit, la certitude repose sur l’établissement de la preuve. Or la théorie des preuves, leur fondement, leur hiérarchie, évolue d’une époque à l’autre. Pour déterminer l’étape que représente la Renaissance dans cette évolution, il est intéressant de se placer à son terme, au moment où se manifestent les forces qui la travaillaient secrètement. Nous nous proposons donc d’étudier la place qu’accordent les théoriciens de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle à la preuve d’ordinaire considérée jusqu’alors comme la moins tangible, l’argument, que Cicéron et Quintilien définissaient comme le « moyen de prouver des choses certaines par des choses incertaines »1. Nous étudierons d’abord les relations, à la Renaissance, entre le droit de la preuve et la rhétorique ; puis nous nous concentrerons sur la théorie des arguments artificiels chez Ramus ; enfin nous examinerons le profit que le juriste allemand Althusius a tiré de la pensée ramiste. Droit de la preuve et rhétorique Il convient de souligner d’emblée l’absence de rupture nette, en matière de théorie et d’enseignement du droit, entre le Moyen Âge et la Renaissance. Tout au long du XVIe siècle, les grandes universités perpétuent les modes de raisonnement de la scolastique ; les étudiants en droit et les juristes de profession utilisent le manuel d’argumentation du néerlandais Nicolaas Everaerts, le Topicorum sive de locis legalibus liber, publié pour la première fois à Louvain, 1

Cicéron, Académiques, VIII, éd. C. Appuhn, Paris, Garnier frères, 1937, p. 380 : « ratio quæ ex rebus perceptis ad id quod non percipiebatur adducit » ; Quintilien, Institution oratoire, V, X, 8 : « ratio per ea, quæ certa sunt, fidem dubiis adferens ».

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chez Thierry Martens, en 1516, et souvent réimprimé. Cet ouvrage présente sous une forme systématique la doctrine médiévale sur l’argumentation juridique. Il reste qu’au cours de la Renaissance le droit de la preuve évolue. En particulier toute une réflexion se développe à propos de la présomption et des arguments2. D’une part s’enrichissent les commentaires du titre «  De Probationibus et Præsumptionibus » du Digeste (XXII, III), du titre « De Probationibus » du Code (IV, XIX) et du titre « De Præsumptionibus » des Décrétales. Certains de ces commentaires sont publiés séparément. Ainsi est imprimé en 1532 l’Elegans et accuratus rubricæ de probationibus ad codicis titulum commentarius d’Ippolito Marsili (1451-1529). Le canoniste Felino Sandeo (1444-1503) publie en 1495 des Commentaria super titulis de probationibus, de testibus, de testibus cogendis, de præsumptionibus. André Alciat (1492-1550) consacre en 1519-1520 son cours à la faculté d’Avignon au commentaire du titre « De Præsumptionibus » des Décrétales3 : ce cours donnera lieu à un traité4, plusieurs fois réédité5. D’autre part les traités généraux consacrent d’amples développements à la preuve et notamment aux arguments. Des chapitres particuliers concernent la présomption, et Alciat déclare que ce sujet « communis […] est et iurisconsultis, et rhetoribus in genere iudiciali »6 : le Tractatus de Præsumptionibus juris tantum et de jure de Guy Pape (1402-1487) est inséré dans le Tractatus Juris, édité à Lyon en 1544 et réimprimé à Venise en 1584 ; le Tractacus de Maleficiis du grand juriste de la fin du XVe siècle Alberto da Gandino est réédité à de nombreuses reprises au XVIe siècle ; or il comprend un important paragraphe « De Præsumptionibus ». Jacopo Menochio (15321607) publie un traité De Præsumptionibus, conjecturis, signis et indiciis commentaria, Fulvius Pacianus (mort en 1613) fait imprimer un traité De

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Voir A. Giuliani, « Civilian Treatises on Presumptions 1580-1620 », in The Law of Presumptions : Essays in Comparative Legal History, éd. R. H. Helmholz, W. David, H. Sellar, Berlin, Duncker of Humblot, 2009, p. 21-71. Voir R. Abbondanza, « Alciato » in Dizionario biografico degli Italiani, Roma, Istituto della Enciclopedia italiana, 1960, II, p. 70, col. 2 ; id., « Vie et œuvre d’André Alciat », in Pédagogues et juristes, Actes du Congrès du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance de Tours (été 1960), Paris, Vrin, 1963, p. 96. Voir P.-É. Viard, André Alciat 1492-1550, Paris, Sirey, 1926, n. 1, p. 150. Præsumptionum tractatus, texte augmenté des ajouts de Jean Nicolas d’Arles, Lyon, V. de Portenariis, 1538 ; Lyon, J. Giunta, 1542 ; Tractatus de Præsumptionibus, Lyon, J. Giunta, 1551 ; Vinegia, Comino de Tridino, 1546 ; Coloniæ, J. Gymnicus, 1580. Tractatus illustrium in utraque tum Pontificii, tum Cæsari iuris facultate Iurisconsultorum, « De Probationibus », Venitiis, 1584, IV, p. 304.

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Probationibus libri duo in quibus fuse ac erudite exponitur materia cui incumbat onus probandi. À mesure que l’on avance dans le temps, les juristes de la Renaissance accordent une attention croissante, parmi les preuves, aux arguments, c’est-à-dire à ce qui relève tout autant de la rhétorique que du droit. En effet, les humanistes redécouvrent l’art oratoire et les liens qui l’ont toujours unie à la pratique, mais surtout à la théorie juridique. Au début de la Rhétorique7, Aristote distingue les preuves entechnoi et atechnoi, intrinsèques et extrinsèques, propres et impropres, ou encore, comme l’on dira en latin, artificiales et inartificiales. Cette dichotomie est due à l’attitude polémique qu’adopte le philosophe envers ses prédécesseurs, qui se seraient contentés d’envisager les preuves qui ne doivent rien à l’art : lois, témoignages, contrats, déclarations faites sous la torture, serments8. Aristote observe que ces preuves relèvent davantage du droit que de la rhétorique. Les preuves artificielles, propres à l’art oratoire, sont celles qui peuvent être fournies « par la méthode et par nos propres moyens » (dia tès methodou kai di’ hèmôn). Elles concernent le logos, l’éthos et le pathos9 ; elles sont l’enthymème et l’exemple10. La théorie des preuves artificielles est l’innovation du système aristotélicien. Sur cette tradition grecque se greffe une tradition latine. Cicéron, au livre II du traité De Oratore, oppose les preuves qui sont fournies à l’orateur par le thème du litige et qui demandent seulement que l’on manie les arguments, et celles que l’orateur tire de lui seul et qui exigent qu’il découvre ceux-ci11. Dans les Divisions de l’art oratoire12, il définit les premières preuves comme argumenta assumpta, vel remota, arguments empruntés ou extrinsèques. Cette définition souvent reprise est éclairante car adsumere signifie emprunter, mais aussi poser la mineure d’un syllogisme : les preuves inartificielles servent de point de départ à l’élaboration dialectique des preuves artificielles. Au chapitre VIII du cinquième livre de l’Institution oratoire, « De probatione artificiali » et aux suivants, Quintilien donne davantage d’ampleur aux preuves artificielles. Il analyse en détail les preuves soutenues par la rhétorique, les indices (chap. IX « De signis »), les arguments (chap. X « De argumentis ») et les exemples (chap. XI « De exemplis »). Le chapitre sur les argu-

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Aristote, Rhétorique, 1355 b 35-39. Ibid., 1375 a 24. Ibid., 1356 a 1-4. Ibid., 1356 a 34-b 11. Cicéron, De l’orateur, II, XXVIII, 118-120. Id., Divisions de l’art oratoire, II, 5-6.

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ments comprend une véritable topique. Quintilien connaît la pensée aristotélicienne surtout par des intermédiaires, notamment Hermagoras. Il vise surtout à délimiter les contours du vraisemblable et à dégager les raisonnements que l’on peut tenir à son propos. En effet, il définit l’argument comme « un raisonnement fournissant une démonstration, qui permet d’inférer une chose d’une autre »13 et comme « le moyen de prouver des choses incertaines par des choses certaines »14 ; or son point de départ est « quelque chose de vrai ou qui paraît tel » : c’est l’« opinion commune », la « vraisemblance »15 (eikota). Cette définition débouche sur une topique qui s’efforce d’arpenter le champ de la vraisemblance. Si l’éloquence judiciaire est la matrice de la rhétorique, en retour celle-ci, au XVIe siècle, nourrit la théorie du droit. Charles Du Moulin s’inscrit moins dans la tradition d’Aristote que dans celle de Quintilien : il déclare qu’en droit le mot argumentum ne désigne pas toujours un syllogisme, mais qu’il renvoie à tout ce qui, de quelque manière que ce soit, impose ou démontre une chose douteuse16. François Douaren17 et Jacopo Menochio18 se réfèrent eux aussi à Quintilien. Pourquoi cet intérêt pour la présomption, pour les preuves techniques, pour toute cette argumentation située aux confins du droit et de la rhétorique ? C’est qu’à la Renaissance, les droits français et allemand, civil ou criminel, connaissent le régime des preuves légales, intermédiaire entre le régime des preuves irrationnelles en vigueur au Moyen Âge et celui des preuves libres. Les juges font abstraction de leur conviction ; ils ne sont pas libres de leur sentence ; ils n’ont pas le droit d’affecter à une preuve articulée devant eux la valeur qu’ils lui donnent en leur for intérieur ; ils doivent lui attribuer l’effet que lui assigne la loi. Le droit distingue donc trois types de preuves : la preuve pleine ou manifeste, la preuve semi-pleine et la preuve imparfaite. La preuve 13 14 15 16

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Quintilien, Institution oratoire, V, 10, 11. Ibid., V, 10, 8. Ibid., V, 10, 15. C. Du Moulin, Commentarius in sex priores libros Codicis, l. IV, tit. XIX, de probationibus, in Opera, Paris, Coignard, 1681, III, f. 647 b : « quod qualitercumque indicat vel demonstrat rem dubiam ». F. Douaren, Disputationum anniversariarum libri duo. Ejusdem etiam de jurisdictione et imperio. Ex postrema auctoris recognitione…, Coloniæ Agrippinæ, apud J. Gymnicum, 1573, I, 7. J. Menochio, De Præsumptionibus, conjecturis, signis et indiciis commentaria, I, qu.2, n° 1, (1ère éd. 1587) Genève, S. Crespin, 1614, p. 3.

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pleine consiste en un aveu, nécessairement accompagné en cas de crime du récolement des témoins et de leur confrontation avec l’accusé ; en un témoignage de deux témoins dignes de foi ; en la production d’un acte authentique ou d’un acte privé reconnu. La preuve semi-pleine consiste en la déposition d’un seul témoin, en la confession extraordinaire de l’accusé, en la ressemblance d’écriture. La preuve imparfaite consiste en l’existence d’un indice grave, en la réunion de plusieurs indices légers, en une confession imparfaite, en la déposition de témoin sur un fait simplement connexe à la cause. Ce système exige du juge, pour condamner l’accusé, une preuve luce meridiana clarior, plus claire que la lumière de midi. Il protège donc, à première vue, l’accusé. En réalité, il est perverti par l’utilisation arithmétique des preuves imparfaites et par le peu de liberté laissé au juge. En effet, comme l’écrit Johann Paul Kress (1677-1741), « il n’est pas exigé du juge […] qu’il prononce sa sentence à propos du crime, mais qu’il applique dans les faits la sentence du législateur »19. Les juristes luttent donc contre la rigidité du système des preuves légales. Ils tendent à développer le droit de la présomption. Même un juriste conservateur comme Jacopo Menochio, professeur à Pavie et représentant de la scolastique juridique tardive20, justifie le droit du juge à condamner, en l’absence de preuve pleine, sur la base de simples présomptions, à condition de tempérer la peine légale. Il suffit de raisonner par analogie : « De même que dans ces cas la loi a tempéré la peine, de même le juge peut la tempérer »21. Surtout, les juristes s’intéressent à la manière de tirer parti, par le raisonnement, de preuves légères ou semi-pleines. L’argumentum, qui selon Cicéron est « une méthode pour convaincre d’une chose douteuse »22 est considéré par les tenants de la liberté du juge pour un élément essentiel de la définition

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J. P. Kress, Commentatio succincta in constitutionem criminalem Caroli V imperatoris, in art. 2, p. 26, cité par F. Hélie, Traité de L’Instruction criminelle, Paris, Plon, 1866, I, p. 419 : « nec enim a judice exigitur ut suam sententiam de crimine dicat, verum ut sententiam legislatoris applicet facto », cité et traduit par R. Villers, « Les Preuves dans l’ancien droit français du XVIe au XVIIIe siècles », in La Preuve, I, Antiquité, II, Moyen Âge et Temps modernes, éd. Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, Bruxelles, Éd. de la Librairie encyclopédique, 1965, XVI-XVII, p. 346. G. Alessi Palazzolo, Prova legale e pena : la crisi del sistema tra evo medio e moderno, Napoli, Jovene, 1979, p. 114. J. Menochio, op. cit., I, qu. 97, n° 25, p. 93 : « Quem ad modum his in casibus lex temperauit pœnam, ita etiam potest temperare iudex » (cité par G. Alessi Palazzolo, op. cit., p. 117). Cicéron, Topiques, 8, éd. et trad. H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 69 (traduction légèrement modifiée) : « argumentum est ratio quæ rei dubiæ fidem facit ».

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de la preuve judiciaire23. Lorsque, commentant le titre « De Probationibus » du Code, Jacques Cujas expose la hiérarchie des preuves, il se montre assez prudent sur les positions respectives de la preuve par indice et de la preuve par témoignages et actes24. Or l’éditeur de l’édition parisienne de l’œuvre de Cujas, le juriste C. A. Fabrottus, se montre plus audacieux et, dans l’enarratio sous le même titre, déclare  : «  les indices et les arguments sont plus dignes de confiance que les témoins »25. Doneau défend vigoureusement la valeur de l’argument. À ceux qui objecteraient que le Code consacre deux titres entiers aux testes (témoins) et aux instrumenta (actes) et aucun spécifiquement aux argumenta, il répond que c’est « parce que les arguments ne concernent en aucune façon le droit. En effet l’argument est présenté comme un lien et une connexion naturelles unissant la chose à prouver et la chose qui prouve ; et ce lien et cette connexion sont produits par la nature non par le droit »26. Les théoriciens du droit ne négligent donc pas les travaux des rhéteurs et, en retour, les auteurs de manuels d’éloquence s’évertuent à fournir aux hommes de loi des instruments efficaces de démonstration. Nous étudierons ces relations à partir d’un cas : celui du dialecticien Ramus et du juriste Althusius. L’argument artificiel dans la dialectique de Ramus Les textes des maîtres de l’éloquence gréco-latine ne sont pas l’unique base des juristes. Ils engendrent, au XVIe siècle, des dialectiques, qui à leur tour, influencent les traités de droit. En particulier, la distinction aristotélicienne entre preuves artificielles et inartificielles se retrouve chez Ramus, mais son sens se trouve modifié. Dans ses Rhetoricæ Distinctiones in Quintilianum, Ramus s’en prend déjà à la distinction entre preuves artificielles et inartificielles : Quintilien, suivant Aristote, divise les preuves en deux genres, de sorte que les unes sont inartificielles et les autres artificielles. Il appelle inartificielles celles

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G. Alessi Palazzolo, op. cit., p. 134. J. Cujas, Paratitla in libros nouem codicis justiniani repetitæ prælectionis, l. IV, tit. XIX, in Opera, Venetiis, exc. G. Storti, 1758, II, pars prior, col. 198 C-D. G. Alessi Palazzolo, op. cit., n. 62, p. 134 : « Certior est fides indiciorum et argumentium quam testium ». In Codicem Iustiniani Commentarius, IV, de testibus, ad rubricam n. 16, in Opera, Lucæ, 1762-1770, VII, 1765, col. 1110, cité par G. Alessi Palazzolo, op. cit., p. 135 : « Quia argumenta ad jus nullo modo pertinent. Nam argumentum est positum in naturali conjunctione et affectione quæ est inter rem probandam et eam quæ probatur, quæ conjunctio et affectio natura efficitur non jure ».

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qui sont extérieures à l’art et que le plaideur reçoit du dehors, comme les jugements précédents, les rumeurs, les aveux sous la torture, les actes, les serments et les témoins. Quintilien se trompe en même temps qu’Aristote. D’abord, puisqu’il y a sur ces matières et ces pratiques d’innombrables problèmes qui ne se posent pas au forum, pour lesquelles cependant on utilise le témoignage des doctes et des sages, comment peuvent-elles être dites inartificielles ? Bref, comment peut-on qualifier d’inartificiel ce qui est enseigné par les préceptes de l’art ? Certainement les préceptes et techniques à propos de ces arguments sont traditionnels. En fait, en cette matière, je préférerais appeler ces raisons inartificielles parce qu’elles ne contiennent pas d’art du tout, parce que de tous les arguments, ce sont elles qui ont la capacité de vraiment prouver la plus faible, et parce qu’au bout du compte, on ne croit pas du tout aux témoignages, mais on fait plutôt confiance aux causes des témoignages27.

Ramus tire donc parti des préventions de son siècle contre le témoignage28 pour mettre en valeur les preuves fournies par le raisonnement. Dans sa Dialectique, il distingue deux parties, l’invention et le jugement, et il consacre un livre à chacune. Alors que le mot « argumenta » désigne chez Quintilien un type précis de preuves artificielles, fondé sur la topique et distinct des indices et des exemples, le mot « argument » renvoie chez Ramus à tous les objets de l’inventio judiciaire, qui se répartissent entre arguments artificiels et inartificiels. Les arguments artificiels trouvent leur origine en quatre lieux : la cause et l’effet, le sujet et l’adjoint, l’opposé, le comparé ; ces quatre lieux sont suivis de cinq autres : notation, conjugaison, distribution, définition, description. Ainsi, Ramus définit une topique rigoureuse permettant d’identifier les arguments certains et nécessaires. Les faits sont moins soumis à une élaboration rhétorique qu’assujettis aux lois de la logique. Les arguments inartificiels, rejetés à la fin, ne sont guère mis en valeur dans l’édition de 1555 : Argument inartificiel est qui de soy et de sa force ne faict foy, comme cinq manières que descript Aristote au premier de la Rhétorique, loy, tesmoignage,

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P. de La Ramée, Arguments in rhetoric against Quintilian, Rhetoricæ Distinctiones in Quintilianum, éd. C. Newlands, int. J. J. Murphy, Dekalb, Illinois, Nothern Illinois Universty Press, 1986, p. 196. Voir A. Tournon, « “Je n’en croirais pas cent uns… ”. Montaigne et le statut du témoignage au XVIe siècle », in Littérature et droit, du Moyen Âge à la Période Baroque : le procès Exemplaire, Actes de la journée d’études du groupe de recherche Traditions antiques et modernités de Paris VII, 29 mars 2003, éd. S. Geonget, B. Méniel, Paris, Champion, 2008, p. 41-59.

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paction, question, serment. Si est-ce toutefois que tous ces arguments sont appellez authoritez et tesmoignages29.

Cette présentation quelque peu réductrice trouve appui sur le passage des Topiques où Cicéron évoque les preuves inartificielles : Cette argumentation, qu’on appelle sans art, repose sur le témoignage et nous appelons témoignage tout ce qui est emprunté à une circonstance extérieure pour fonder la conviction30.

Tout le passage des Topiques qui suit concerne l’èthos. L’édition de 1576 de la Dialectique, qui comprend des ajouts rédigés par Freigius à partir des Dialecticæ latines de Ramus, est encore plus précise à propos de l’argument inartificiel : […] quand on recherche de près la pure vérité d’une chose il a bien peu d’efficace. […] Cest argument est appellé communément authorité et tesmoignage, lequel est divin ou humain. Les oracles de dieux et les prophéties sont tesmoignages divins, les loix escrites et non escrites, et les sentences illustres comme proverbes et dictz des sages poëtes, philosophes et autres personnages insignes sont tesmoignages humains31.

On voit le chemin qui a été parcouru par rapport à Aristote : chez celui-ci, l’exemple est le point de départ de l’induction, qui « procède par les particuliers pour atteindre le général », et il fait partie des preuves artificielles32 ; chez Ramus, les proverbes et les citations sont classées dans les arguments inartificiels, parce qu’ils relèvent du témoignage. À la fin du développement sur les arguments inartificiels, Ramus écrit qu’ils ne prouvent rien et qu’ils ne tirent leur valeur que de l’èthos de l’orateur : Or donques cest argument semble est appellé inartificiel par les Anciens non pas qu’il n’ayt son lieu et précepte en l’art d’invention mais d’autant qu’il n’a de soy et de sa nature, comme j’ai dict, faculté de probation. Et ce qu’il peut, il ne le peult par soy, car non pourtant sera la chose ou ne sera pour ce qu’elle fut affermée ou nyée, comme dit Aristote en l’Interpretatio [9, 19 a], mais ceste foy est adjoustée à la renommée et réputation du déposant, car les mœurs sont de trèsgrande persuasion si prudence, bonté et bénévolence sont conjoinctes, comme luy mesme dict au premier et deuzieme de la Rhétorique33.

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P. de La Ramée, Dialectique (1555), éd. M. Dassonville, Genève, Droz, 1964, p. 96. Cicéron, Topiques, XIX, 73, op. cit., p. 91. P. de La Ramée, op. cit., variante [61] b, p. 96. Aristote, Rhétorique, 1356 a 35-1356 b 11. P. de La Ramée, op. cit., p. 98.

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Très habilement, Ramus emploie Aristote contre les théoriciens scolastiques du droit : il assimile l’argument inartificiel à l’argument d’autorité et affirme que celui-ci n’a pas de valeur propre, qu’il ne peut emporter la conviction : « inartificiel » en vient à signifier « inefficient ». En déniant toute valeur à l’argument artificiel, Ramus en vient donc à vider le droit de la preuve de son contenu essentiel. Quel profit un théoricien du droit comme Althusius pourra-t-il donc retirer d’une telle philosophie ? De Ramus à Althusius Le juriste allemand Althusius, né en 1557 et mort en 1638, est considéré avec Grotius comme l’un des précurseurs de l’École du droit naturel et de la pensée juridique moderne. C’est un professeur, de stricte obédience calviniste, imprégné de culture humaniste et de philosophie néo-stoïcienne, qui entend construire un vaste système juridique et politique. Il partage cette ambition avec d’autres grands juristes du XVIe siècle, comme François Douaren et Hugues Doneau, qui se réclament du modèle de Cicéron, auteur selon AuluGelle d’un traité De jure ciuili in artem redigendo34, dont seul nous est parvenu le programme inséré dans le De oratore35. Dans la préface de son premier ouvrage publié, Juris Romani libri duo ad Leges Methodi Rameæ conformati (1586), Althusius présente comme la règle à laquelle toute loi doit se conformer la méthode de Ramus, qui descend, par dichotomies successives, des vérités générales aux vérités particulières. En 1617, il publie le grand ouvrage de la fin de sa carrière, qui présente « peut-être, selon Michel Villey, la première théorie générale du droit »36, les Dicæologicæ libri tres, organisés selon les arborescences de La Ramée. Althusius distingue les parties de la dicaéologique et ses espèces. Les parties se divisent en fait et droit. Or le droit, séparé du fait sur lequel il s’exerce et de la loi qui en est la source, est défini comme avantage attaché à l’individu : Althusius élabore donc une théorie du droit subjectif. Les espèces de la dicaéologique sont d’une part la dicaédotique, science des modes d’acquisition et de perte des droits, et d’autre part la dicaéocritique, science de l’action judiciaire, c’est-à-dire de la sanction et de la défense des droits subjectifs. C’est dans cette partie que nous trouvons un développement sur l’argument.

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Aulu-Gelle, Nuits attiques, I, 22, 7. Cicéron, De l’orateur, I, XLII, 187 et suiv. M. Villey, La Formation de la pensée juridique moderne, texte établi, révisé et présenté par S. Rials, notes revues par É. Desmons, Paris, P. U. F, 2003, p. 525.

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Pour Althusius, la preuve inartificielle est appelée témoignage37 ; la preuve artificielle est celle qui est prise en dehors de la nature et de l’état de la cause, ou des questions38. Dans l’argumentation juridique une place est faite au vraisemblable, comme l’atteste le Digeste : Qu’à partir des anciens juristes aient même été écrits certains livres pithanôn, c’est-à-dire de choses vraisemblables, c’est un fait établi par la dernière loi De verborum significatione [L, XVI, 246]39.

Tout un développement résume la dialectique de Ramus, en revendiquant sa source : On tire des présomptions des lieux artificiels de l’invention, c’est-à-dire des arguments logiques, des causes et des effets, des sujets et des adjoints ou bien des arguments opposés, divers, disparates, antinomiques, contraires, contradictoires ou privatifs ; ou des arguments comparés, bien sûr des égaux, des plus grands, des plus petits, des semblables ou des dissemblables ; ou des commencements d’arguments, c’est-à-dire des conjugués, de la notation, de la définition, de la description ou de la distribution. Voir à ce propos Ramus, livre I de la Logique40.

Si Althusius valorise tant l’argument, c’est que pour lui comme pour Ramus, il relève non de la rhétorique, mais de la logique. Son système est en effet fondé sur la suprématie du droit naturel41. Il consacre un chapitre à l’interprétation naturelle du droit, qu’il définit ainsi : L’interprétation naturelle est celle que procure et fournit par elle-même une méthode d’interprétation du droit manifeste et certaine, et pour cette raison

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J. Althusius, Dicæologicæ libri tres, totum et universum ius, quo utimur, methodice complectentes, Francfort, héritiers de C. Corvinus, 1649, rééd. Aalen, Scientia Verlag, 1967, III, 29, p. 681 : « Inartificialis probatio […] dicitur testimonium ». Ibid., III, 28, p. 677 : « Artificialis est, quæ ex natura et affectione causæ, seu quæstionibus sumitur ». Ibid. : « Ex Jurisconsultis veteribus etiam quosdam libros pithanôn, hoc est verisimilium, scipsisse, constat ex l. ult. de verb. significat ». Ibid., p. 678 : « Ducuntur autem præsumtiones ex locis inventionis artificialibus, argumentis consentaneis scilicet, causis et effectis, subjectis et adjunctis, vel a dissentaneis, nimirum diversis, dispratis, relatis, adversis, contradicentibus, vel privantibus : aut ex comparatis, videlicet ex paribus, majoribus, minoribus, similibus, vel dissimilibus : aut ex ortis argumentis, scilicet ex conjugatis, notatione, definitione, descriptione, distributioneve, de quibus Pet. Ram. lib. I. Logica ». Voir ibid., I, chap. 13, p. 35-38.

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le droit naturel, le droit des gens, le droit civil varient souvent en fonction de la cause, de l’effet, du sujet, des arguments discordants, comparés et autres42.

Pour rendre clair ce qu’il entend par là, il renvoie à une loi du Digeste43, qui illustre l’idée que les faits doivent être interprétés en fonction de leur cause par l’exemple des coups, qui, donnés par un père, constituent une correction, et donnés par un étranger, sont punissables. Althusius ajoute que cette interprétation est de préférence guidée par le droit naturel : Il y a interprétation naturelle du droit commun quand le droit naturel, supérieur, plus juste et plus puissant, meilleur et plus éminent, rencontrant un droit inférieur s’opposant à lui, l’emportant sur ce droit de moindre force et de moindre autorité, en considération de sa supériorité, l’annihile et l’oblige à lui céder44.

Ramus fournit à Althusius, en même temps qu’une méthode générale de pensée, un moyen de dépasser l’opposition entre l’art et la nature et d’affirmer l’importance fondamentale du droit naturel. Ainsi, les Dialecticæ Institutiones de Ramus insistent sur l’aptitude innée de l’homme à faire usage de sa raison. En effet « par des caractéristiques éternelles, Dieu très bon et très grand a imprimé sa marque dans nos esprits »45 ; « cette dialectique naturelle, c’està-dire les dispositions, la raison, l’esprit, l’image de Dieu père de toutes choses, et enfin la lumière imitatrice de cette lumière bienheureuse et éternelle est propre à l’homme, qui naît avec elle »46. Ainsi Ramus soutient que l’art dialectique s’inspire de la nature, codifie des modes naturels de raisonnement et reflète les structures de l’esprit humain. Cela le conduit à abolir la distinction aristotélicienne entre logique et dialectique :

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J. Althusius, op. cit., I, chap. 16, p. 47 : « Naturalis interpretatio est, quam genuina ratio juris interpretandi per se manifesti et certi, parit et importat, qua de causa, jus naturale, gentium et civile sæpe variatur ratione causae, effecti, subjecti, dissentaneorum, comparatorum et aliorum argumentorum ». Digeste, XLVIII, titre XIX, 16. J. Althusius, op. cit., I, chap. 16, p. 47 : « Naturalis interpretatio juris communis est quando jus naturale superius, æquius et potentius, melius et præstantius, inferius contrarium concurrens, infirmius minusque præstans, respectu superioris, tollit et sibi cedere cogit ». P. de La Ramée, Dialecticæ Institutiones, Paris, Bogard, 1543, f. 5 v° : « æternis characteribus in animis nostris Deus optimus, maximus imprimit ». Ibid., f. 6 r° : « Naturalis autem dialectica, id est, ingenium, ratio, mens, imago parentis omnium rerum Dei, lux denique beatæ illius, et æternae lucis aemula, hominis propria est, cul eoque nascitur ».

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Dialectique est art de bien disputer. Et en même sens est nommée Logique, car ces deux noms sont dérivez de logos, c’est-à-dire raison. Et dialegestæ, comme aussi logizestæ n’est autre chose que disputer ou raisoner […]. Mais à cause de ces deux espèces Aristote a voulu deux Logiques, l’une pour la science, l’autre pour l’opinion, en quoy (saulve l’honneur d’un si grand maître) il a très grandement erré. Car bien que les choses cogneues soyent les unes nécessaires et scientifiques, les autres contingentes et opinables, si est-ce toutefois que tout ainsi que la veüe est commune à veoir toutes couleurs, soyent immuables, soyent muables, ainsi l’art de cognoistre, c’est-à-dire Dialectique ou Logique, est une et mesme doctrine pour apercevoir toute choses […]47.

De même, pour Althusius, nulle césure entre droit et logique : ces disciplines contribuent également à établir la certitude, car l’une et l’autre reflètent la loi éternelle, à la fois norme morale et règle intellectuelle, inscrite dans l’esprit de l’homme. Ainsi, dans la pratique juridique de la Renaissance, la certitude est encore obtenue grâce au système rigide et contraignant des preuves légales. Ce système ne satisfait pas tous les juristes, cependant. À la faveur du travail des humanistes sur la rhétorique, les preuves artificielles accèdent dans le droit savant à une dignité qui leur était jusque-là refusée. Althusius est à la fois l’agent et le témoin d’une évolution des techniques juridiques, qui s’accommodent de plus en plus difficilement de pures solutions formelles et qui souhaitent accorder une plus grande place au raisonnement commun. La prudentia n’est pas objectivable en schémas fixes. Elle doit pouvoir s’appuyer sur la rhétorique pour construire du vraisemblable. Dans les Dicæologicæ libri tres en particulier, l’importance accordée à l’argumentation logique s’explique par plusieurs facteurs : l’obédience protestante — car Dieu parle à l’homme par la voix de la conscience —, la philosophie néo-stoïcienne — car le logos régit à la fois le jugement humain et la structure de l’univers — et l’influence de Ramus — car la dialectique fixe les types de raisonnement inscrits par Dieu dans l’esprit humain. Althusius est donc un pur produit de la Renaissance, mais il annonce aussi ce qui va suivre. Il marque une étape dans l’histoire de la théorie du droit naturel. De même que Ramus laisse présager le rationalisme philosophique qui triomphera au cours du XVIIe siècle, le théoricien allemand témoigne de l’évolution vers le rationalisme juridique : en séparant aussi fermement le fait et le droit, il annonce le dualisme moderne. 47

P. de La Ramée, Dialectique, op. cit., p. 61-62.

L’histoire, calcul des probabilités : de la rationalité du «Prince » —◆— Jean Lacroix

E

n une petite centaine de pages, en 1513, Machiavel brosse ou esquisse ce qu’il estime être l’essence ou l’essentiel du régime du principat dans sa double optique complémentaire : celle de la conquête et celle du maintien, aussi incertaine et semée d’embûches la première que la seconde. Et ce, à une époque où la durée du pontificat, relativement éphémère, dépasse à peine l’espace d’une décennie (treize ans pour Sixte IV, onze pour Alexandre VI Borgia et pour Clément VII de Médicis, dix tout juste pour Jules II), voire ne l’atteint pas, cas pour Innocent VIII, huit ans seulement, et où l’instabilité est de mise dans les vastes projets politiques qui se succèdent dans la précipitation et avec des fortunes diverses, comme le démontrent les trois descentes successives des rois de France en Italie et l’apparition de l’hégémonie progressive hispanohabsbourgeoise de Charles-Quint après Pavie (1525) et l’élimination de François Ier. L’heure est donc plus à l’incertitude qu’aux certitudes, ce sur quoi insiste tôt la correspondance tant privée qu’officielle et diplomatique du secrétaire florentin, serviteur du régime républicain de 1498 à 1512. La certitude pourtant débute de bonne heure dans le texte de Machiavel à la gloire du Prince, en avant-première en quelque sorte, puisque, dans la préface et dédicace à Laurent de Médicis, le neveu de Léon X, Machiavel évoque en une page et demie la connaissance des grands hommes de l’histoire qu’il a pu côtoyer grâce à sa double expérience livresque et diplomatique particulièrement riche, écrit-il, mais aussi singulièrement douloureuse1. Le tout, avec le ton respectueux de l’offrande de cet opuscule (c’est ainsi qu’il définit son ouvrage fruit de son récent « exil »), fait office d’un bilan sur lequel les 1

Édition de référence : N. Machiavelli, II Principe, éd. E. Janni, Milano, Rizzoli, 1950.

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historiens futurs et le dédicataire contemporain plus particulièrement peuvent, pourraient tabler, dont ils pourraient utilement s’inspirer pour leur double conduite, présente ou à venir ; tant il est vrai que, chez lui, le futur est toujours entendu aux portes du présent en passe de le devenir, mais aussi bien à la lumière d’un passé qui était le présent d’hier et resté bien vivant. Aussi bien, l’économie de ce petit ouvrage, à l’enseigne d’une Fortune à double sens, se ressent, tout au long des vingt-six chapitres tantôt brefs, tantôt longs, d’un sentiment d’incomplétude caractérisé par un discours hypothétique qui n’appartient qu’à Machiavel, stratège d’une Histoire constamment en devenir. C’est ce que nous nous proposons d’analyser et que nous tâcherons de cerner dans l’étude qui va suivre. Le Prince : une économie à double facette En effet, en même temps, et nonobstant un savoir indéniablement issu ou produit de la double expérience du livre et de la vie, des mots et des faits dont les lettres vantent tant la valeur, ce savoir-là reste fortement tributaire d’une instabilité chronique pourrait-on dire, directement liée au devenir historique qui est le plus souvent imprévisible et, à coup sûr, inarrêtable mouvance en dépit de la mort inscrite aussi au cœur de ce devenir. En d’autres termes, la certitude, pourtant glanée par accumulation et maturation d’un savoir qui relève toujours, pour Machiavel, d’un savoir faire, se heurte au départ à un lot incalculable d’incertitudes d’abord nées, comme chez son cadet et contemporain Guichardin, de l’infinie variété du tissu historique ici nommée — c’est le second des trois paragraphes de la préface, « variété de la matière » associée, précise Machiavel « à la gravité du sujet ». Ainsi se dessine déjà et prend « forme » (mot-clé chez celui-ci) l’axe majeur de tout le système de pensée du secrétaire florentin, à savoir une véritéjanus dont il s’efforce de suivre les circonvolutions telles que les révèle au fur et à mesure chaque fin de chapitre, nous aurons l’occasion de le voir, et telles que s’attache à faire ressortir, comme pour mieux les maîtriser, la forte autorité d’un je (io), près de dix fois exprimé en tant que pronom sujet explicite dans cette préface-programme : un je rassembleur pour ainsi dire de tant de données disparates à première vue, contradictions comprises. En même temps, autre idée force de ce que bon nombre de critiques ont pu appeler parfois un bréviaire (analogie en raccourci du « tyran » ou d’un gouvernement fort), ladite préface prône ostensiblement le clin d’œil : en effet, sous l’égide de la rapidité du flux historique (métaphore récurrente, on le verra également plus loin, sous la plume de Machiavel), une rapidité qui assez sou-

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vent en est même fulgurance, s’établit ce qui pourrait être le bon fonctionnement de l’art de gouverner : compte tenu de la brièveté de la vie, souligne Machiavel, à tout prendre, il est préférable et de loin, qu’il (le prince) se montre fougueux plutôt que timoré (XXV, § 9) : cet avant-dernier chapitre en effet, qui prépare si bien le tout dernier, celui de l’« exhortation », ne s’achève-t-il pas par la victoire remportée sur une Fortune, femme enfin domptée, « amie de la jeunesse », une jeunesse toute de feu et d’audace et ennemie des tergiversations coupables ? Pareille fulgurance, dans un ouvrage lui-même « expéditif » où les règles générales sont comptées2, se présente comme l’une des règles cardinales machiavéliennes d’une politique qui vise le plus souvent à frapper juste et fort, une fois qu’a opéré l’examen pondéré et patient du pour et du contre, ce qu’énonce de façon quasi prophétique la préface-dédicace avec des expressions du genre con gran diligenza (premier paragraphe) ou encore in brevissimo tempo (second paragraphe) jusqu’à ce diligentemente du troisième paragraphe, l’un des adverbes les plus longs (Machiavel les adore)3 et les plus sentencieux de l’argumentaire du Prince. Le dernier mot pour ainsi dire (la dernière ligne de la préface au discours si expéditif, spedito écrit Machiavel) n’est-il pas le constat obligé de la triste réalité dont se doit de tenir compte, en permanence, tout homme politique digne de ce nom : l’insupportable variante que représente à tout bout de champ l’instable et insaisissable fortune : una grande e continua malignità di fortuna, (une cruelle et longue malignité du destin) ?

L’expression et excuse finale est encore plus hyperbolique en italien (perchè nacque da una estraordinaria ed estrema malignità di fortuna », § 34), et ce, dans le chapitre-record des emplois du terme de «  fortune  », soit onze occurrences. Ceci étant posé comme le conflit majeur de ce que tout homme politique se doit de pouvoir résoudre, peut commencer alors le discours de comment venir à bout de cette existentielle et bien vivante et obsédante contradiction. L’économie des chapitres du Prince est très éclairante à ce sujet dont une lettre

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Par exemple III, § 14, dernière ligne ; ou encore XXIII, § 4, op. cit., p. 96. Adverbes : un exemple, celui de X, § 3 (ragionevolmente) qui s’oppose au straordinariamente de XVI, § 1, op. cit., p. 68. N. Machiavelli, op. cit., p. 37.

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célèbre (à F. Vettori, du 10 décembre 1513)5 donne un schéma succinct mais fort éloquent et instructif dans son extrême concision. Cette économie dominée — la lettre en question en fait brièvement état également — par la toute-puissance de Fortune face au libre arbitre humain, par la variété foncière « des goûts et des humeurs chez les hommes », et enfin par le rôle-clé de la mémoire (citation dantesque), cette économie livresque mais fruit d’une expérience humaine née sur le terrain des événements se « lit » d’abord dans la distribution inégale des chapitres le plus souvent très courts (une vingtaine sur les vingt-six que compte l’opuscule) c’est-à-dire inférieurs à trois pages : quatorze très exactement soit plus de la moitié ou bien, seconde option quantitative plutôt longs, très longs ; ces derniers ne sont en tout et pour tout que sept : trois dans la première moitié de l’ouvrage (III, VII et XII, respectivement de huit, sept et de plus de cinq pages), et trois aussi dans la seconde moitié mais consécutivement : XIX, le plus développé de tous, avec près de dix pages, XX avec quatre pages et demie, XXI avec presque quatre pages auxquels on peut encore rattacher éventuellement le tout dernier, le XXVIe avec quatre pages. De façon tout à fait sommaire, on peut déjà constater à l’évidence qu’en réponse aux trois chapitres « longs » de la première moitié du Prince, les trois voire quatre chapitres « longs » de la seconde moitié, développent largement, commentent plus à fond en complétant ce qui a été posé au préalable quant au rôle de la fortune et de ses nombreuses « inconnues » ; également eu égard au rôle-clé du problème des armes et des structures militaires les plus efficaces susceptibles d’assurer avec le plus de certitude possible l’issue des affrontements guerriers et, au-delà, des plus grands conflits armés inspirés du spectacle des armées véritables, étrangères, tant monarchiques qu’impériales, qui déferlent et sévissent en territoire transalpin depuis 1494 et jusqu’au sac de Rome en 1527. Plus généralement, plus « largement » (un adverbe ou une épithète que chérit tout particulièrement Machiavel stratège politique et militaire), une gradation discursive et démonstrative des plus nettes fait passer Machiavel du plan de la description et de l’inventaire explicatif avec les trois premiers longs chapitres (III, VII et XII) qui, chacun d’eux et de loin en loin dans l’économie distributive du Prince font état dans le domaine des incertitudes rencontrées

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Publiée in N. Machiavel, Le Prince, Paris, Librairie Générale Française, 1983, préface de R. Aron, traduction, commentaire et notes de J. Anglade, p. 187-193.

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des trois cas qui s’offrent au prince, au plan de l’interprétation et de la problématique de la logique politique (aléas compris). Relativement au premier (plan de la description), ces trois cas — redoutable triptyque qui font ou fait problème pour le prince néophyte appelé à plus d’expérience — sont : - celui des principautés mixtes (III), soit une première phase qui nous avertit qu’avec eux, le prince en question, le prince-en-devenir pour ainsi dire, rencontre les premières sérieuses difficultés ; l’examen des cinq erreurs de Louis XII est le meilleur exemple offert a contrario de la tactique la plus « rationnelle » en la matière : naturale e ordinario trouve un écho dans ordinario e ragionevole aux paragraphes 12 et 14 de ce même chapitre ; - un autre cas est constitué par les principautés nouvelles, quatre chapitres plus loin (VII), la nouveauté en la matière constituant ex abrupto une difficulté de tout autre nature, au point que le terme même de « difficulté » n’en finit pas de résonner dès les prémices dudit chapitre (ou de « fatigue ») qui appelle de facto la nécessité d’un remède « rationnel » (le ragionevole du § 2) dans le cadre d’une refonte, de nouveaux « fondements » du système politique ; - enfin un dernier cas s’offre à la sagacité (prudenza chez Machiavel ou encore ingegno) du prince, à sa « future puissance » (§ 3) : non plus sur le terrain strictement politique mais sur celui des armes, de la tactique ou de la stratégie guerrière. Avec ce dernier, on « saute » cinq chapitres plus loin au chapitre XII, et dans le cadre de la nouvelle équation : buone legge… buone arme. Ce chapitre XII indissociable des suivants (XIII et XIV) avec lesquels il fait corps illustre, si l’on en juge par la toute dernière maxime du chapitre XIV : si la fortune alors lui est hostile, elle le trouvera prêt à résister à ses assauts,

la vitalité de la vieille formule romaine du si vis pacem para bellum ; et quant à l’économie de l’opuscule, tous les trois et point seulement le chapitre XII, ils préfigurent bien à l’avance d’abord ce qu’il sera dit au chapitre XX sur les forteresses, mais plus encore sur une reprise avec approfondissement de l’équation plus haut mentionnée au chapitre XXIV, devenue à présent trinitaire : buone legge… buone arme… buoni esempi (§ 1)6, prolongée au chapitre suivant (XXV) par l’« impétuosité » exemplaire et si efficace d’un Jules II, pour aboutir au dernier tableau des données opérationnelles guerrières du chapitre de conclusion (XXVI, § 6), notamment au fait de guerre le plus récent et le

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N. Machiavelli, op. cit., p. 97.

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plus proche de la rédaction du Prince, la bataille de Ravenne (11 avril 1512) au cours de laquelle périt Gaston de Foix. Voilà pour l’aspect descriptif et inventaire du parcours machiavélien : il en va diversement en ce qui concerne la phase plus constructive, interprétative de l’enquête historique conduite par Machiavel, à qui l’on pourrait appliquer une formule connue que lui-même applique au « bon prince » sagace et avisé : « patient auditeur de la vérité » (XXIII, § 4)7. Contrairement à ce qui se passe dans la première moitié du Prince, la seconde moitié, au cœur du triptyque du problème militaire, glisse vers une phase clarificatrice qui, dès le chapitre XV, et durant cinq chapitres consécutivement, traite d’une méthodologie active visant à réduire au maximum la part des inquiétudes et des interrogations embarrassantes qui menacent la survie du régime politique poursuivi. En effet, sur le mode de l’antinomie d’abord (louanges ou reproches, XV ; libéralité ou parcimonie, XVI ; cruauté ou pitié, XVII) puis de choix décisif par le positif (de la foi, XVIII) ou, au contraire, par le négatif (mépris et haine, XIX), Machiavel recherche de manière plus constructive ce qui tend vers la fermeté (le raffermissement) et vers la stabilité, ce que traduit l’ultime phrase du chapitre XIX. C’est avec ce chapitre-charnière (le XIXe) que Machiavel s’attache à faire progresser vers le choix final décisif le dilemme opposant certitudes à incertitudes. En effet, les trois chapitres introduits par le chapitre XIX donc XIX, XX et XXI, tous les trois longs « en continuité » soit près d’une vingtaine de pages à eux trois, si l’on préfère près d’un tiers de l’opuscule concourent à prouver… la continuité, et sous trois angles différents qui constituent une totalité de possibles : le premier cas de figure, celui du chapitre XIX, « choisit » d’exposer le négatif pour mieux l’éliminer ; le second cas de figure, celui du chapitre XX, expose l’une et l’autre possibilités en vue de l’utilité ou de son contraire ; quant au dernier des cas de figures envisagés par Machiavel, stratège à la fois politique et militaire, il opte carrément en faveur du positif dont serait entièrement bénéficiaire le comportement du « bon prince ». Ainsi, les trois cas de figures que représentent, dans le dernier tiers de l’ouvrage, les chapitres XIX, XX et XXI font nettement évoluer la problématique du négatif (XIX) au positif (XXI) en passant par la confrontation des deux (positif et négatif ) ; ils sont tout à fait caractéristiques de la méthode machiavélienne consistant à examiner l’avers et l’envers de la médaille, de manière à pouvoir embrasser toutes les facettes des difficultés qui se présentent au fur et

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N. Machiavelli, op. cit., p. 96.

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à mesure de la sinusoïde événementielle du devenir historique pour, le cas échéant, tenter de les dépasser efficacement, voire de les contourner. Idéologiquement parlant cette fois, ce triptyque présente les avantages suivants : - tout d’abord au regard de la vivacité du raisonnement : si le premier des trois chapitres se réclame encore d’une juste brièveté synonyme de justesse dans la prestesse (XIX), les deux suivants (XX et XXI), quoique de moitié plus brefs, prétendent « élargir la matière » par deux fois8 c’est-à-dire compléter ce qu’a déjà analysé Machiavel au chapitre VII celui des principautés nouvelles ; - ensuite, eu égard à la méthode persuasive traitant de son interlocuteur potentiel mais personnalisé : le je n’est plus de mise comme il l’était dans la préface-dédicace. Au cœur de l’action et de la mêlée, après avoir passé en revue les nécessaires qualités morales stratégiques du prince (de XV à XVIII inclus), Machiavel apostrophe sans cesse son partenaire à convaincre ; le nombre d’occurrences du pronom personnel ou possessif de la deuxième personne du singulier s’intensifie ce qui signifie que, dans ce type de discours où le faire compte autant et même bien plus que le dire, le temps d’agir est particulièrement précieux. Aucune temporalisation superflue ne doit venir retarder le passage à l’acte. Autrement dit, le temps est venu des certitudes effectives. - enfin, avantage ultime, en fonction cette fois des forces en présence : à savoir, d’un côté, une Fortune qui est toujours par définition versatile et imprévisible comme le rappelle l’avant-dernier paragraphe, déjà, du chapitre précédent (le XVIIIe) : […] secondo ch’e’ venti della fortuna e le variazioni delle cose li comandano,

au fond, une maîtresse ès incertitudes par rapport au prince ; et d’autre part sa virtù, c’est-à-dire à son arme capable de lui opposer résistance voire de triompher de ses tergiversations et de ses malversations manœuvrières. Ainsi, le raisonnement-janus si typique de l’art machiavélien justifie ce que certains critiques9 ont pu écrire selon lesquels César Borgia, le prince modèle, devient matière et enjeu d’un théorème politique. Obsédé par la métaphore de la balance relative d’abord à la période historique dite « d’équilibre » sous l’égide d’un autre Médicis, d’un autre Laurent (le Magnifique) que le tout jeune Machiavel né en 1469 a pu connaître avant d’entamer sa carrière diplo-

8 9

N. Machiavelli, op. cit., XX, § 1, p. 85 ; ibid., § 7, p. 88. Voir N. Machiavelli, op. cit., introduction, p. 13.

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matique, en 1498 (XX, § 4)10, sa « balance » à lui lui sert à tester les impondérables d’une Fortune capricieuse par rapport à une raison étymologiquement comptabilisatrice de l’art périlleux de gouverner : ce qu’il dénomme du terme générique d’arte (XIX, § 10)11, c’est-à-dire de pratique, de savoir-faire, de comportement jaugeant du mieux ou du pire car jusqu’au bout de son existence ; même une fois retiré des affaires c’est-à-dire de la politique active, c’est de la méthode comparative comme il nous le dit dans une lettre du temps où il était historiographe pour le compte des Médicis12, qu’il juge le mieux l’action des hommes dont la nature ne varie guère au-delà même des variations dont elle est pétrie (autre lettre du 19 mai 1521) ; une méthode que déjà en 1513 il avait utilisée abondamment, et peaufinée comme il nous le spécifie au début de la préface-dédicace. L’Histoire, pour lui, est faite d’abord de gestes, d’actions mais aussi de mots : Le Prince, à cet égard, est aussi une grammaire de la conduite politique. Grammaire est également un terme qu’à côté de pratica et d’esperienza n’oublie pas d’alléguer son successeur Guichardin, à la fin de ses Ricordi (en 1530)13. Grammaticalement donc, Machiavel fait un usage spécifique, pour sa démonstration, du verbe (sur le mode du gérondif notamment) et de l’adverbe appelé à modifier le sens d’un autre mot et à le connoter diversement, l’une et l’autre formes, invariables mais en charge de mouvement et de l’action d’une part, et d’un comportement d’autre part de celui qui la subit ou qui en est le moteur. Deux façons en quelque sorte typiquement machiavéliennes d’intervenir sur le cours de l’Histoire, voire de l’infléchir dans un sens ou dans un autre, tant il était pour Machiavel primordial de faire d’abord ; ce qu’il admirait tant chez son compatriote Boccace, comme nous le révèle la fin d’une autre lettre, datée de l’année de la rédaction du Prince (25 février 1513)14 : j’ai cru et je croirai toujours que Boccace a raison de dire : « Il vaut mieux faire et s’en repentir que se repentir de ne pas voir fait ».

Comme ce que répètent à satiété tant de chants de carnaval (Canti carnascialeschi) au genre desquels, un temps, souscrivit aussi Machiavel15.

10 11 12 13 14 15

N. Machiavelli, op. cit., p. 86. Ibid., p. 79. Ibid., lettre p. 230-231 (adressée à Guichardin). F. Guicciardini, Ricordi politici e civili, Milano, Longanesi, 1951, n° 397, p. 139. N. Machiavel, op. cit., lettre p. 201-205. Voir notre étude « Joie de vivre et fascination de la mort dans les Canti carnascialeschi, à Florence, à la Renaissance », in Fêtes et réjouissances dans l’Europe méditerranéenne

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Le gérondif donc, pour commencer ; il n’est, chez Machiavel, pour ainsi dire jamais expression d’une continuité indéfinie, histoire en cours, celle-là même pourtant que recherche non sans difficultés pour l’accès au pouvoir puis pour son maintien le secrétaire florentin. Bien loin de se contenter de traduire une durée qui est, au demeurant, l’enjeu de son opuscule avec la stabilité (la certitude de la stabilité) que cela suppose face à la répétition pléthorique de tant de désunion et d’affrontements guerriers : […] parmi tant de bouleversements et de guerres (XXVI, § 4)16, […] dans tant de combats livrés ces dernières années (ibid.)17,

le gérondif a la plupart du temps, pour ne pas dire constamment, valeur circonstancielle (temporelle ou hypothétique), voire concessive : la première ancre l’évaluation dans le tissu hic et nunc du devenir historique ; la seconde au contraire envisage au besoin le degré contrastif de certains événements par rapport à d’autres, le tout en référence à une expérience directe mais douloureuse sur laquelle Machiavel insiste dès le prologue, jusqu’à la dernière phrase18 au point de reprendre plus loin mot pour mot ou presque (VII, fin 3) ce par quoi il avait achevé sa brève dédicace au neveu du pape Léon X que Guichardin, quant à lui, avait pris pour exemple d’un politique excessivement emporté, impétueux19. Du gérondif finalement, Machiavel semble n’avoir voulu retenir que l’arme d’opposition, polyvalente dans ses signifiés autres que celui de la simple continuité. Quant à l’adverbe auquel Machiavel réserve pareillement une place de choix20 dans le cours de sa démonstration à géométrie variable, deux peut-être émergent qui en disent long sur la tactique — un temps du moins —  à la fois prudente, pondérée et calculée et en prenant autant que faire se peut toutes les précautions nécessaires pour viser juste et fort le moment venu ; pour saisir l’occasion comme Machiavel y invite son prince, terme usité au moins cinq fois dans les sept derniers paragraphes du XXVIe chapitre du Prince, ceux de l’« exhortation ». Ces deux adverbes-clés, d’un moment du moins de la stra-

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(XVIe-XXe siècles), Actes du Colloque international de Montpellier, 15-16 2002, Université Paul-Valéry, Centre de recherches sur l’Europe et ses périphéries, à paraître. N. Machiavelli, op. cit., p. 103. Ibid., p. 104. Ibid., p. 15. F. Guicciardini, op. cit., n° 381, p. 133. D’entrée (dédicace, op. cit., p. 16) avec le diligentemente et poursuivi avec le estraordinariamente (XIX, § 1, op. cit., p. 84).

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tégie machiavélienne, sont segretamente pour le premier21 et sicuramente pour le second22, l’un comme l’autre devenant « opérationnels » pour convertir les nombreuses et fâcheuses incertitudes en certitude efficace de l’art de gouverner matérialisée dans l’ordre métaphorique, d’entrée, par ce mur en construction appelée à recevoir d’autres pierres (d’achoppement) ; cet addentellato de la fin du chapitre II23. Puisque Machiavel vise tout autant à décrypter des motivations qu’à élucider des modes (ou des conduites) de l’art de gouverner, les deux « modes » grammaticaux dont nous venons de parler constituent d’abord un art de tester aussi bien ce qui est incertain que ce qui pourrait se révéler plus propice à (plus proche de) la certitude c’est-à-dire, dans le lexique du Prince ce qui est sicuro et ce qui est fermo (fin XIX, § 21). Securi, tout d’abord, scandent çà et là nombre d’épisodes ou de personnages de l’histoire ancienne ou moderne : securi par exemple sont qualifiés les quatre fondateurs Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus (VI, § 7)24 ; securi, et felici en plus, sont dits ces principats (XI, début § 1)25 d’un genre spécial (« ecclésiastiques ») que Machiavel s’interdit de trop justifier étant d’essence supérieure, leur spécificité. Au chapitre suivant encore (XII, § 7)26 qui traite de la milice et des mercenaires —  nous sommes cette fois sur le terrain militaire  — Machiavel loue la façon de procéder dans ce domaine typique de l’action tant individuelle que collective, associant pour la circonstance les deux adverbes securamente et gloriosamente et citant à leur sujet les deux illustres « capitaines » ou condottieri que furent le Carmagnola dont Manzoni s’inspirera pour sa pièce de théâtre, et Bartolomeo Colleoni qui fournira à Verrocchio le modèle héroïque de l’une des plus célèbres statues équestres de la Renaissance. Enfin, et pour ne pas trop prolonger cette enquête non limitative à ces exemples-là, au chapitre XV (§ 3)27 Machiavel termine sur l’idée-force de la sécurité lorsqu’il écrit :

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Segretamente (VIII, § 5, op. cit., p. 45 ; XIX, § 3, op. cit., p. 77) opposé au manifestamente (XIX, § 3, op. cit., p. 77). Sicuramente (VII, § 4, p. 37 ; XX, § 1, p. 85 ; ibid., § 9, p. 88) opposé au tepidamente (VI, § 5, p. 34). N. Machiavelli, op. cit., p. 19. Ibid., p. 34. Ibid., p. 52. Ibid., p. 58. Ibid., p. 67.

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telle autre qualité qui semble un vice pourra apporter à son gouvernement le bonheur et la sécurité.

En revanche, moins fréquent est l’emploi de la stabilité, jugée sans doute plus rare ou plus délicate à garantir, et de la fixation qui en dérive, étant justement ce que recherche désespérément Machiavel dans l’Italie de son temps, en raison et du caractère imprévisible des événements (de leur tournure) comme il le précise dans une lettre du 9 avril 1513 lorsqu’il déclare à leur sujet : car très souvent, ils [les événements] se passent autrement qu’on ne les voyait et qu’on ne les prévoyait […]28

(et voilà pour l’une des incertitudes majeures du jeu politique) ; et aussi (et voilà l’autre incertitude majeure dans ce même domaine) en raison de l’incorrigible penchant de l’humaine nature à la versatilité, comme une autre lettre de cette même année 1513 mais d’un mois différent (le 26  août) nous le confesse : le monde évolue lentement, et souvent les hommes en viennent à faire par nécessité ce qui n’entrait point dans leurs intentions premières29.

Un double et terrible handicap, on en conviendra, de l’ordre des troublantes incertitudes avec lesquelles le prince doit compter. Au point qu’un seul chapitre du Prince tardif (XIX, § 21)30 se clôt exceptionnellement, et avec bonheur, sur les deux épithètes de stabilito e fermo. Au total, avec Machiavel, on ne peut que constater et déplorer, chemin faisant, une pléthore d’incertitudes face à une bien trop grande rareté de certitude : rien de plus précaire en définitive et en apparence que l’entreprise hasardeuse du principat. Rien de plus fragile que la figure et la personne du « prince » que tant d’épreuves attendent, et que tant de dangers guettent. De surcroît, obstacle suprême s’il en est, et pièce maîtresse de tout l’échiquier politique machiavélien, la Fortune se dresse avec laquelle les forces humaines bien inférieures au départ doivent compter que fustige si souvent la correspondance au point d’en altérer le pouvoir changeant des cités, comme il est dit, à ce propos, dans une lettre datée du 18 mai 1521 :

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N. Machiavel, op. cit., p. 176-178. Ibid., p. 185. Ibid., p. 85.

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les grandes cités ont coutume de changer à tout vent, de faire aujourd’hui ce qu’elles déferont demain31.

Ce que, par ailleurs, Machiavel avait pu observer chez Savonarole, mystificateur à sa façon ou plutôt à la façon de la Fortune si changeante, comme il le dit, cette fois, dans une lettre contemporaine de ses prêches enflammés, et peu de temps avant son bûcher et sa pendaison : C’est ainsi que, selon moi, colorant habilement ses mensonges, il change de cap selon le vent (lettre du 9 mars 1498 à Ricciardi Becchi)32.

Or, « colorer » est le verbe tout désigné, dans Le Prince, pour qualifier l’art subtil des manigances et des revirements tandis que la métaphore du vent changeant est, bien entendu, celle qui ne manque pas d’être appliquée à une Fortune-girouette33, source de tant d’incertitudes nocives. Machiavel et la Fortune : d’une incertitude à une autre Pièce maîtresse par conséquent du système d’appréciation politique machiavélienne est la Fortune à double visage : faste et/ou néfaste qui vient constamment brouiller les cartes du jeu politique, et de la conduite pragmatique des événements. Guichardin également le sait, qui ouvre ses Ricordi par ce qu’il estime être l’exact antidote à une Fortune aussi inconstante : la Foi au sens large, un terme dont Machiavel, pour son compte et une dizaine d’années environ antérieurement, retarde l’entrée en scène puisque ce terme de « foi » n’apparaît pour la première fois sous la forme de l’intitulé de chapitre qu’au chapitre XVIII, celui-là même où la fortune (§ 4)34, en liaison directe avec la variation naturelle de toute chose (et des événements en particulier), est symbolisée par les caprices du vent, comme il est dit de la fortune de Savonarole dans la citation précédente ; celui-là même, aussi, où il est question, pour le prince, de savoir colorer son manque de foi par un habile dosage de simulation et de dissimulation (§ 3) ; celui, pour tout dire, de la fable foncièrement machiavélique du lion et du renard, fable reprise dans la lettre du 26 août 151335.

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N. Machiavel, op. cit., p. 229 ; lettre qu’il signe de son titre ronflant mais fort peu reluisant d’ambassadeur… auprès des Frères Mineurs, titre dont l’a gratifié la République florentine. Ibid., p. 145-150. Sur cette expression, voir N. Machiavel, op. cit., p. 101 ; F. Guicciardini, op. cit., n° 20, p. 19. N. Machiavelli, op. cit., p. 75. Ibid., p. 181 sq.

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La foi, nous prévient donc Guichardin au début de ses Ricordi, est tout le contraire de la Fortune. Voici en quels termes la définit Guichardin : non è altro che credere con opinione ferma e quasi certezza le cose che non sono ragionevoli, o se sono ragionevoli crederle con più risoluzione che non persuadono le ragioni36.

Une grande part de rationnel entre dans ce concept opérationnel sans pour autant que raison l’emporte de manière fondamentalement, et intégralement décisive : une certitude accrue, certes, mais point de certitude absolue. On n’aura du reste pas manqué d’observer, au passage, la restriction du quasi du même ordre d’approximation que celle du presso (à peu près) dans le rapport chiffré entre le pouvoir de Fortune et la marge de manœuvre du librearbitre humain au chapitre XXV du Prince : iudico potere essere vero che la fortuna sia arbitra della metà delle azioni nostre, ma che etiam lei ne lasci governare l’altra metà, o presso, a noi (§ 2)37. j’en viens à croire que la fortune est maîtresse de la moitié de nos actions mais qu’elle nous abandonne à peu près l’autre moitié.

Ni apriorisme, ni exclusivisme par conséquent tant chez Machiavel que chez Guichardin. Malgré le double caractère, d’imprévisibilité et de labilité, propre à la Fortune, celle-ci peut être « corrigée », infléchie à défaut de pouvoir être franchement contrecarrée. On ne s’étonnera guère, dans ces conditions, que Fortune apparaisse dès le prologue et à deux reprises dans les toutes dernières lignes, et qu’elle soit encore présente, et plus d’une fois dans le dernier chapitre (XXVI) du Prince : figure de proue, figure-emblème jusqu’au bout. Mieux encore : un chapitre tout entier lui est consacré, l’avant-dernier (le XXVe), de près de quatre pages, conçu à la fois comme un bilan, celui de l’indéniable contrôle de la déesse aux yeux bandés dans le champ des affaires humaines, mais tout aussi bien comme un constat, un réactif qui appelle une réplique, une parade : le titre de ce dernier chapitre… avant la fin, le dit clairement (« de quelle façon peut-on lui résister ? »). En effet, à l’exception d’un tiers de l’opuscule, soit la valeur de neuf chapitres38 où le système binaire cher à Machiavel est curieusement respecté avec variante (début de la série avec un manque, au chapitre II et clôture avec un double manque, consécutif, aux chapitres XII et XXIII)39, tous les autres cha-

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F. Guicciardini, op. cit., n° 1, p. 11. N. Machiavelli, op. cit., p. 99. II ; IV-V ; X ; XV-XVI ; XIX ; XXII-XXIII. Ce sont deux chapitres relatifs aux secrétaires et conseillers du Prince et à l’adulation.

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pitres soit dix-sept au total comptent le minimum d’une unité (une seule occurrence) et le maximum de trois unités40. Tout se passe, dans ce cas d’une faible représentation du concept de fortune dans chacun des chapitres, comme s’il suffisait à Machiavel de rappeler, sans insister outre mesure, l’action incontournable de la Fortune, assez souvent néfaste et maligne. Quant à l’autre tendance dans l’économie du Prince, celle d’une distribution à plus grande fréquence, elle est le propre de trois chapitres seulement : les deux chapitres consécutifs VI et VII d’abord, avec respectivement six et onze occurrences du mot « fortune », et également l’avant-dernier chapitre qui, on le sait, traite spécialement de la toute-puissante fortune (soit sept occurrences). En d’autres termes, la réflexion machiavélienne plus détaillée que précédemment et plus « obsédante » aussi, mobilise toute l’attention de Machiavel qui, avant de conclure son traité, tire les leçons de l’expérience, de tant d’aléas susceptibles in fine de déboucher sur une règle viable de conduite. Notons encore qu’à eux seuls, ces trois chapitres de haute fréquence relative à la présence encombrante de la Fortune, telle que l’entend et la conçoit Machiavel et qui, nous dit la lettre du 8 décembre 150941, « dans une même affaire donne aux hommes des raisons différentes », représentent exactement la moitié de toutes les occurrences recensées dans Le Prince, soit vingt-quatre sur quarante-huit. De quoi justifier la « légitimité » du constat enregistré par la citation relativement équitable concernant les deux moitiés des pouvoirs en présence : ceux de la fortune, et ceux du libre arbitre. En réalité, cette seule mention chiffrée d’une arithmétique du pouvoir politique semble aussitôt mise à mal, ou du moins mise en doute par ce qui suit immédiatement l’équation proposée par Machiavel ; nous voulons parler de la seule métaphore filée (dix lignes dans l’édition italienne de référence) de tout l’opuscule : celle de ces fleuves dévastateurs semant la terreur chez les humains, auprès des riverains qui devraient prévoir néanmoins de trouver une providentielle parade en construisant des digues pour parvenir à canaliser et à dompter le cours impétueux du fleuve et sa violence dévastatrice, meurtrière. En d’autres termes, Machiavel in extremis voudrait voir ces riverains métamorphosés en virtuosi. Là encore, la correspondance nous est d’un utile secours : une lettre tardive, datée du 15 mars 1525, l’année même de la défaite de François Ier à Pavie, choisit la méthode forte, celle de l’élan (de l’impeto). 40

41

Une unité, sept au total (I, III, XII ; XVII, XVIII ; XX, XXIV) ; deux unités, quatre au total (IX, XI, XIV, XXI) ; trois unités, trois au total (VIII, XIII, XXVI). N. Machiavel, op. cit., p. 162. C’est le début de la lettre adressée à L. Guicciardini (datée du 8 décembre 1509).

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Machiavel se confie à Guichardin, poussé dit-il par « la force des faits », des « faits vivants » précise-t-il : Toutefois, notre époque exige des initiatives audacieuses, inhabituelles, extraordinaires […]. On entend souvent dire au peuple que quelque chose se fait ; et il s’agit précisément de ce qu’il faudrait qu’on fasse42.

Car, et c’est là une constante caractéristique du discours machiavélien sur la Fortune, la tendance générale, dans la très grande majorité des occurrences, est au rapport de forces fortune contre vertu. La plupart du temps en effet, la Fortune est accompagnée de son « envers » ; elle est rarement seule c’est-àdire maîtresse toute-puissante, arbitraire, autocratique des destinées humaines, en bloc. Et ce, d’autant plus qu’à la différence de Guichardin qui distingue des composantes (caso, destino, sorte, accidente…) la fortune de Machiavel n’est nommée que sous cette forme monolithique de fortuna qui, par contre, a donné naissance à son propre envers, avec un « s » préfixe privatif : la sfortuna, comme les deux « têtes » d’un jaquemart. C’est donc fondamentalement la confrontation progressive entre deux camps antagonistes : celui de la Fortune et celui de la Virtù qu’on peut écrire aussi avec sa majuscule ; c’est ce qui va guider, tout au long de l’opuscule au titre latin originel De Principatibus (l’enjeu plus que la personne), le « bon prince » : ce qu’au chapitre IV déjà, Machiavel nomme faculté de compter (ou d’espérer) sur ses propres forces infiniment plus que sur celles d’autrui (§ 3)43 ou encore « l’ambition personnelle » (§ 1)44. Autant la Fortune, somme incalculable de forces incertaines, non prévisibles reste entendue comme un tout, autant en revanche les forces humaines qui pourraient lui être opposées peuvent être dénombrées, comme autant de composantes. Ce que distinguait du côté de la Fortune, Guichardin : à telle enseigne, et au premier chef la mémoire sans laquelle, et s’inspirant de Dante, nul savoir véritable n’est envisageable (lettre à Vettori du 10 décembre 1513) ; elle engrange et, à tout moment, le prince peut y puiser. Autre composante, on l’a vu, l’impeto la faculté de bondir une fois la réflexion terminée ou la capacité à rebondir ; en d’autres termes, une décision fulgurante suivie d’effets, appelée encore industria (III, § 4)45 ; bien évidemment, et majoritairement, la prudenza, mélange de clairvoyance et de prévoyance, définie une première 42

43 44 45

N. Machiavel, op. cit., p. 251 ; longue lettre adressée à F. Guicciardini en personne (datée du 15 mars 1525). N. Machiavelli, op. cit., p. 29. Ibid., p. 28. Ibid., p. 21.

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fois au chapitre III (fin du § 7) et dont une autre définition, plus tardive, peut être lue encore au chapitre XXI (§ 8)46 ; notion qu’à la rigueur on peut retrouver dans celle de respetto, maître-mot du chapitre VII qui, par ailleurs, est, on l’a dit, le plus riche en référents de « fortune » de tout l’opuscule. La rationalité machiavélienne est à ce prix, qui se souvient de l’origine du terme de ragione (fin III, § 14 et début IV, § 1) redevable du langage commercial et de l’économie (Palazzo della Ragione, ou encore ragioniere, le comptable). Autant d’atouts et d’adjuvants précieux permettant au prince, au prince avisé, de contrecarrer voire d’éliminer tout ce qui est volubilissimo e instabile (VII, § 1) et, si possible, de résoudre au fur et à mesure toute « difficulté présente et future », un couplage fréquent chez Machiavel à partir du chapitre VII. Ajoutons à ce qui vient d’être dit, la présence récurrente d’un mot comme occasione47 qui, à lui seul, chez Machiavel est généralement connoté positivement face à accidente connoté, lui, négativement, surgissement et manifestation d’une contrariété, d’une entrave, d’un obstacle qui pourrait se révéler, si remède ne lui est pas trouvé, le début d’une débâcle qu’un verbe qu’affectionne particulièrement Machiavel traduit : le verbe periclitare (VI, § 5, dernier mot) qui engendre la « ruine », dernier mot du chapitre VII48. L’expérience sur le terrain, on le sait, n’est pas tout chez Machiavel, qui se double d’une autre expérience, textuelle et livresque, celle qu’enseignent les istorie de l’Antiquité. À l’appui de ce qu’enseigne l’histoire en train de se faire, l’histoire qui s’est faite est tout aussi éclairante. Dans le cadre de l’économie de l’opuscule que Machiavel — il le précise à son dédicataire — veut de modestes dimensions (un piccolo volume) et surtout dépouillé de tout ornement rhétorique, le latin se fait rare, réservé au titre de l’ensemble, on l’a vu, et à l’intitulé des chapitres ; et, mis à part quelques rares termes de liaison (d’ajouts et de correctifs)49, le latin oratoire se limite à cinq longues citations seulement, judicieusement placées de loin en loin, respectivement au chapitre VI d’abord, puis sept chapitres plus loin au chapitre XIII, soit au cœur de l’opuscule, et consacré au problème militaire, puis à distance de quatre chapitres, au chapitre XVII, à 46 47

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N. Machiavelli, op. cit., p. 93. Occasione : VI, § 1 et 4, op. cit., p. 33 ; VII, § 8, p. 39 et § 10, p. 40 ; XX, § 3, p. 86. Accidente : V, § 3, p. 31. Ruina est un terme souvent récurrent qui désigne la chute rapide, brutale de tel ou tel homme politique et la faillite d’une opération généralement trop hâtivement programmée (IX, § 7). Quelques exemples de ces termes latins disséminés dans le discours machiavélien : V, § 2, (inexemplis) puis tamen ; IX, § 3, præterea puis tamen ; VI, § 3, tamen et § 8, etiam ; XI, § 3, verbigrazia puis tamen, etc.

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distance de quatre chapitre à nouveau, au chapitre XXI et enfin, cinq chapitres plus loin, au dernier chapitre, le chapitre XXVI, celui de l’« exhortation ». Ces cinq longues citations sont empruntées, non sans de légères inexactitudes, à des historiens ou poètes latins, soit dans l’ordre d’apparition à Justin, Tacite, Virgile et enfin Tite-Live en ce qui concerne les deux dernières, Tite-Live qui, à lui seul, bénéficiera du calque du Discours que mentionne Machiavel (début du chapitre II) ; antérieurs au Prince, ils sont autant de repères qui, tous sans exception, énoncent sous forme de maximes bien frappées le péril concernant des manques ou des vices de forme (forme, un mot-clé de la perspective constructiviste du dernier chapitre, celui de la possible renaissance d’une Italie divisée et proie de l’étranger) : et, en même temps ils proposent (les trois dernières chez Virgile et chez Tite-Live) les remèdes envisageables en vue d’un renforcement du pouvoir et d’une amélioration de l’art de gouverner : c’est-à-dire le passage aux certitudes pour « l’homme nouveau », pour « un nouvel ordre » que balise le déploiement par deux fois du drapeau de la résurrection « italique » (XXVI, § 2 et 7). Tout est martelé pour la fin du court traité de l’art de gouverner chez un prince : en effet, est réaffirmé par deux fois, d’entrée, dès le premier paragraphe pour actualiser une politique comme l’indique l’expression al presente, le vœu auquel pour la circonstance s’adresse le réveil espéré, c’est-à-dire à l’Illustre Maison médicéenne à travers son « prince » Laurent ; Machiavel la désigne quatre fois (§ 3, 4, 5 et 7) : pour ce faire, la qualité première, la qualité essentielle, c’est-à-dire la virtù, est elle aussi célébrée à quatre reprises : virtù de l’esprit italien (§ 1), virtù associée à une « bonne » fortune (§ 3), virtù devenue militaire et combative (§ 4) qualifiée de « grande », enfin virtù proprement italique (fin § 5) : tout, on le voit, est fait pour éliminer la plaie par excellence qui ronge la situation politique à cette époque, à savoir la plaie « barbare » elle-même dénoncée à deux reprises (§ 2 et 7). Le temps est venu pour Machiavel des certitudes scandées, réitérées, déjà esquissées et espérées dans la dédicace du Prince, tout comme dans cette lettre contemporaine de la rédaction du court traité50 datée du 26 août 1513 qui s’achève sur une note de mesure et de prudence : […] à condition que la chose soit encore possible. 

Possible : c’est effectivement ce sur quoi achoppe en permanence la réflexion machiavélienne, l’art de gouverner étant, pour lui, l’art de gérer les possibles. 50

N. Machiavel, op. cit., p. 181-187 ; longue lettre où Machiavel se lamente (« nos lamentables divisions ») et déclare « vouloir pleurer sur notre ruine et sur notre servitude ».

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Or, l’examen des possibles et leur éventuelle gestion de la part d’un prince avisé ou « prudent » n’apparaît jamais mieux que dans la conclusion, soit la dernière phrase de chacun des vingt-six chapitres : cinq chapitres pour le moins font état de cette prévoyance et de cette clairvoyance chez le prince en question : IX et X ; XIV ; XVII et enfin XIII auquel, indirectement, on peut à la rigueur ajouter le XVIe. D’autres chapitres moins directement et sous différentes formes : l’indéfini uno, le tutoiement personnalisé, le pluriel de généralisation ou l’anonymat, y font référence : ainsi en va-t-il du XVIIIe chapitre pour ce qui concerne l’allusion à ce prince non désigné, probablement Ferdinand le Catholique, du XXIIe en ce qui concerne le pluriel de généralisation, du XXVe encore pour lequel Machiavel apostrophe, par le tutoiement, le prince. Mais au regard de l’idéologie du moment qu’évoque la conclusion toute provisoire du chapitre, l’on constatera que les treize premiers chapitres, de la première moitié de l’opuscule, hésitent là-dessus entre le caractère franchement négatif où transparaît avec certitude la notion d’échec ou celle du Mal triomphant du Bien (par exemple III, VII et VIII, XII encore jusqu’à XV) et, en sens inverse, l’issue plutôt favorable, c’est-à-dire la certitude d’un mieux à défaut d’une franche réussite (soit II, puis IX et X et XI, puis XIV) ; à l’opposé, les treize chapitres restants, ceux de la seconde moitié du traité, présentent, eux, la double facette : celle du risque couru et celle du profit espéré. Le binôme alors oppose le misero au liberale (XVI), la crainte à l’amour (XVII), la louange en face du blâme ou de la critique (XX), la confiance face à la défiance (XXII) et, pour finir, les bons conseils contre les mauvais conseils (XXIII). Cette fois, ce sont autant de conflits à résoudre entre le poids des incertitudes et celui des certitudes où l’on perçoit nettement l’influence grandissante de ce qui est sûr (XV), de ce qui paraît plus stable (XVIII), ou plus ou mieux établi (XIX et XXI), et pour tout dire — c’est symptomatiquement la dernière phrase de l’antépénultième chapitre —, ce qui est certain (XXIV). Cette énonciation d’une certitude, à elle seule, qualifie la nécessité d’une solide défense, au sujet des forteresses et de l’art militaire obsidional, art qu’affinera et approfondira plusieurs années plus tard, en 1520-1521, Machiavel dans son Arte della Guerra. Pour l’heure, voici ce qu’il écrit et confesse eu égard à ce type de certitude : seules sont bonnes, durables, certaines les défenses qui dépendent exclusivement de toi et de ta vertu. 

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Une certitude grandissante qui culminera beaucoup plus loin dans Le Prince dans le double futur (grammatical) de la citation pétrarquienne sur laquelle s’achèvera « prophétiquement » le traité de 1513. Tel est le point d’aboutissement de la réflexion du Prince, d’un Machiavel qui déclarait déjà, dans sa dédicace, « oser proposer des règles » et qui, dans une lettre rédigée fort peu de temps avant sa mort survenue le 21 juin 1527, confirme la nécessité de ne pas tergiverser. Il écrit, dans cette lettre datée du 16 avril, à son confident Francesco Vettori, lors de l’irrésistible descente vers Rome des lansquenets de Charles-Quint : Ce n’est plus le moment de boiter, mais de foncer à corps perdu […]. J’aime Guichardin, j’aime ma patrie plus que moi-même51.

Volonté de puissance en 1513, dans le dernier chapitre du Prince ; volonté de puissance encore quatorze ans plus tard, en 1527, très peu de temps avant le Sac de Rome. En réalité, Machiavel le sait trop bien : l’histoire est aussi faite de « si ». Avec des « si »… … on pourrait mettre l’Histoire en forme de bréviaire à l’usage des hommes politiques tant la structure hypothétique du discours machiavélien, nous allons pouvoir en juger, se prête à une remise en forme du cours des événements ; tant le souci de brièveté (la fameuse brevitas de la rhétorique médiévale) répond parfaitement au désir d’une urgence chez le secrétaire florentin à présent condamné à l’inaction et qui n’a plus que sa plume pour la combattre : une plume qui vise dans Le Prince à ne pas lâcher d’un pouce le déroulé ou le précipité des événements. Au moment de la rédaction du Prince, plus de vingt ans se sont écoulés depuis la mort de Laurent le Magnifique, « de très glorieuse mémoire » écrit Machiavel dans une lettre du 16 septembre 1512. L’heure est aux rires mélangés aux pleurs, commente encore Machiavel dans une lettre du 16 avril 1513 où il se divertit, amer, à pasticher le sonnet LXXXI du Canzoniere de Pétrarque, l’un des poètes avec Dante qu’il aime à lire en son exil de San Casciano, en se promenant dans les bois (lettre du 10 décembre 1513). Car, à cette date, en 1513, Machiavel ne peut juger que de deux des trois « descentes » des rois de France, celle de Charles VIII et celle de Louis XII mentionnés dans son traité d’entrée (III, § 9), notamment le premier qui n’eut à prendre l’Italie, son pays, qu’en la

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N. Machiavel, op. cit., lettre à F. Vettori, expédiée de Forli, p. 261-262.

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marquant au passage « à la craie » (XII, § 3)52, sans compter le second dont il énumère patiemment les cinq erreurs majeures dans le même IIIe chapitre. Certitude en deçà des Alpes, certitude au-delà qui pousse de bonne heure (fin du même chapitre) à énoncer la première « règle générale » du pouvoir politique à double face (§ 14)53 : peut-être même modifiable nel progresso del tempo (III, § 8). En 1513 par conséquent, faire que l’histoire écrite devenue ainsi l’histoiremiroir adhère au plus près aux res gerendas de l’histoire qui se poursuit, avec le concours des écrivains (historiens) illustres du passé (romain) et de leurs istorie toujours au pluriel54 et toujours entendues dans leur référent transcrit, telle est la tâche scrupuleuse sur la voie rigoureuse du Vrai à laquelle s’attache, en 1513, Machiavel. En d’autres termes, les res gestas au secours des res gerendas, pour la meilleure élucidation possible du ragionevole (IV, § 1). Telle est d’abord la difficulté, mot-clé de la tâche du prince devenue aussi celui de l’observateur attentif de ce qu’il nomme au chapitre XV (§ 1) la verità effettuale delle cose. Quitte en ultime recours à en appeler à une mystique de l’action providentielle qui, sur la voie du rachat et d’une vraie « rédemption », transformerait tant de points d’interrogation en certitude triomphante, sens de la dernière citation médiévale pétrarquienne et en italien cette fois, extraite de la célèbre canzone patriotique du poète du Canzoniere, Ai Signori d’Italia. Au fond, ce dernier chapitre par lequel se clôt provisoirement l’opuscule, le « petit volume », avec son langage et son style in fine messianique, répond strictement au chapitre liminaire que constitue le prologue-dédicace ; d’un plus et d’un moins ne pouvant jamais naître un neutre, cette neutralité tellement détestée par Machiavel (XXI, § 4), l’autre mot-clé, dynamique, évolutif du raisonnement du Prince étant celui de generazione55. Pour juger à sa juste valeur de ce constant souci de Machiavel de se projeter en avant, il convient de suivre attentivement la double charge d’un autre maître-mot de son lexique, celui d’expérience, à la fois cumulatif mais aussi sélectif, et par-dessus tout prospectif. L’esperienza engrange mais ne peut se charger de valeur opérationnelle, de « ferment », que si elle sait par ailleurs

52 53 54

55

N. Machiavelli, op. cit., p. 56. Ibid., p. 27. Ibid., XIII, § 2, p. 60 ; XIV, § 5, p. 65 ; XX, § 3, p. 86. À quoi s’ajoute la mention agli antichi scrittori ou aux scrittori tout court, XVII, § 4, p. 72 ; XVIII, § 2, p. 73. Ibid., XVIII, 2 ; XXIII, 2 ; XXVI, 6, p. 105.

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prévoir, anticiper, manière à elle active de gérer en pondérant le cours des événements ; que si, en un mot, elle sait prospecter et, pour tout dire, flairer. Et pour reprendre et compléter notre analyse précédente relative à la Fortune, à cette femme qu’il convient de dompter, de soumettre à sa volonté (fin du chapitre XXV), de métamorphoser en alliée en la faisant devenir « amie des jeunes », Fortune et Vertu constituent l’équation idéale, le dosage rêvé de tout homme d’action. Idéale est le mot pour qualifier l’utopie qui est au rendezvous de l’Histoire, où l’occasion, ce prétexte fugace, se transformerait en durée viable et exemplaire. Machiavel en a parfaitement conscience, on l’a vu, lorsqu’il apporte le restrictif du presso (de l’à peu près) dans le rendez-vous miraculeux qui associerait le voi (vous) du prince Médicis interpellé et le noi (nous) qui s’adresse à tous les Italiens intéressés par le « réveil » ; il le redit également au regard du passé lorsqu’il précise : bien que ces hommes soient rares et merveilleux, néanmoins ils furent des hommes56.

Diagnostic entraîne pronostic, mais jamais prophétie gratuite. L’enjeu devient donc ceci, à l’issue de l’opuscule : « Eux » ne doivent point compter sur « Lui » (Dieu), mais sur la double responsabilité humaine d’un « Vous » (le prince dédicataire médicéen) et d’un « Nous » (nous, les Italiens de 1513). Tel est le pari final et le point d’aboutissement de la difficile et même périlleuse confrontation entre incertitudes et certitude : un engagement total où la mémoire historique si souvent évoquée doit pouvoir et savoir faire le départage entre ce qui est devenu caduc et non reproductible, et, par contre, ce qui reste toujours d’actualité et reconductible mutatis mutandis (IV et V) ; où l’appréciation des événements en cours relève d’un flair, on l’a dit, les sens du goût et de l’odorat n’étant nullement oubliés par Machiavel ; en effet, à l’odeur positive du chapitre VI (§ 1) celle qui émane de la trace laissée par les Anciens, répond en négatif vingt chapitres plus loin (XXVI, § 7), celle repoussante des relents méphitiques, exprimée par la fameuse et véhémente apostrophe peut-être reprise, sous une autre forme, du cri attribué à Jules II, Fuori i Barbari : Ad ogni puzza questo barbaro dominio (XXVI, § 7) la tyrannie de ces barbares pue au nez de chacun ;

apostrophe qui constitue l’avant-dernière phrase du Prince juste avant la bannière hissée de la résurrection patriotique espérée, et brandie par Machiavel sous l’égide de Pétrarque. Le fin mot de l’Histoire, celle des hommes, pourrait bien être dans le jeu sans fin de l’affrontement toujours recommencé entre 56

N. Machiavelli, op. cit., XXVI, § 3, p. 103.

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incertitudes et certitude, celui de Fortune, divinité par excellence de la duplicité avec laquelle ne peut « agir » efficacement… qu’une autre duplicité, celle de l’intelligence humaine ; ce qu’une lettre du 20 décembre 151457 condense en des termes où l’alternative le dispute à la collusion, où l’expulsion s’oppose à la complicité du moment : Quand la fortune veut s’en mêler, elle nous offre soit une bonne occasion, soit un danger, soit l’une et l’autre en même temps (c’est nous qui soulignons).

La logique de l’action par conséquent et sa technique de la réussite qu’un capitolo baptisé justement Dell’occasione adressé à Filippo Nerli58 analyse finement, sont à ce prix, surtout aux yeux d’un observateur le plus souvent porté à examiner la vérité sous toutes ses facettes, ce que Machiavel justifie en quelque manière dans une autre missive, adressée cette fois à son illustre cadet et compatriote Francesco Guicciardini, se définissant « passé docteur en la matière, quant au goût du mensonge » : Depuis belle lurette, je ne dis jamais ce que je crois, et ne crois jamais ce que je dis : s’il m’arrive parfois de lâcher une vérité, je la dissimule au milieu de tant de sornettes qu’il est difficile de la distinguer59 (lettre du 17 mai 1521).

Aussi doit-on à notre tour user de la plus extrême prudence lorsque l’on veut étalonner l’art de l’évaluation chez un Machiavel moins adepte de contrevérités (ce que pourrait laisser croire une formule-jaquemart du type que l’on vient de voir) que de toute vérité appelée à être la plupart du temps réversible en fonction des contradictions et des complexités réitérées inhérentes au cours des événements, au devenir historique. De là, sous la plume de Machiavel, la fréquence de précautions oratoires qui sont autant d’atténuations et de correctifs du type : la prima volta… la seconda volta (III, § 2) ; …la disformità del subietto (fin IV, § 5) ; …variano secondo el subietto (IX, § 5) ; …secondo la necessità (XV, fin § 1) ; secondo i tempi (XX, § 7) ; per la variazione de’ pareri (XXIII, § 1) ; jusqu’à la célèbre formule du chapitre XXV (§ 1), fuori di ogni umana coniettura. En somme, et a contrario, ce que prône une des plus célèbres maximes machiavéliennes godere el benefizio del tempo, c’est-à-dire, en commentaire de cette formule, « le temps peut apporter avec lui le bien comme

57 58

59

N. Machiavel, op. cit., lettre du 20 décembre 1514, p. 211 (c’est la fin de la lettre). Capitolo « Dell’occasione », in M. Brion, Machiavel, Paris, Albin Michel, Club des Éditeurs, 1957, p. 79-80. N. Machiavel, op. cit., lettre du 17 mai 1521 à F. Guicciardini, p. 223-227 : dans cette même lettre, à la manière de Dante, Machiavel affirme que le vrai moyen de gagner le paradis est de connaître par avance le chemin de l’enfer.

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le mal, le mal comme le bien ». Et, là-dessus, le temps de l’Histoire est inarrêtable (cf. sempre e ogni qualità di tempo, fin IX, § 7). On comprendra aisément, dans ces conditions et dans ce contexte, que Machiavel penche pour un discours du si et chérisse tant l’hypothèse, mère des probabilités. Nous en donnerons trois exemples situés à trois moments forts de l’opuscule : au tout début d’abord, dans le chapitre II qui entame le processus analytique du Prince ; puis au chapitre VII, dans l’intitulé duquel, en duplex en quelque sorte avec le chapitre précédent qui traite du comportement virtuoso, le binôme Fortuna-Virtù déjà présent ici, conduira la totalité de l’analyse du Prince ; enfin et précisément dans le long chapitre de clôture (XXVI avec ses longs paragraphes). Ce sont là, pour nous en tenir à ces trois chapitres seulement, trois aspects de raisonnement ayant trait à une problématique de l’action politique telle que l’envisage un Machiavel désormais retiré de la politique active pour son Prince et ce, après les Discorsi mais bien avant l’Arte della Guerra. Premier aspect (III). Machiavel entame ses considérations sous l’angle d’une hypothèse triple à la fois maximaliste et normative : première hypothèse, celle qui techniquement fait abstraction d’un type de pouvoir qui relèverait de l’exception ; deuxième hypothèse greffée sur la précédente, celle d’une circonstance et non plus d’un comportement, tout à fait anormale, insolite qui viendrait inopinément brouiller les cartes ; enfin, et avant de terminer ce court chapitre d’une page, troisième hypothèse d’une nature biologique et mentale de l’intéressé qui serait exceptionnellement vicieuse, tarée. On le voit  : Machiavel d’emblée ne s’intéresse qu’à la seule histoire monnaie courante, « ordinaire » et non pas à celle des exceptions, même si celle-ci était amenée « à confirmer la règle » selon la formule consacrée. Deuxième aspect (VII). À ce stade du Prince, le dialogue entre l’historien et son interlocuteur privilégié, entre le je de l’observateur et le tu princier, s’est engagé où la Fortune fait massivement irruption au chapitre VI, précédent, et à six reprises ; présence qui devient presque le double au chapitre VII dont nous parlons. Avec ce chapitre, la mort aussi fait irruption au cœur du système de pensée, constante ou « forme » totalement imprévisible, et composante pourtant bien humaine du calcul des probabilités ; la mort étant, rappelle Jankélévitch dans le bel essai qu’il lui a consacré, « par excellence l’ordre extraordinaire »60, la mort-propre, ajoute le philosophe plus loin61, « un évé-

60 61

V. Jankélévitch, La Mort, Paris, Champs/Flammarion, 1977, p. 7. Ibid., p. 313.

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nement aussi irréversible qu’imprévisible  ». Ce chapitre  VII est l’un des chapitres importants de la démarche de Machiavel du fait de la destinée des Borgia père et fils alors même que jusqu’à ce chapitre-phare, la fortune n’était apparue que deux fois (I et III) et que les trois autres chapitres intermédiaires (II, IV et V) s’avéraient totalement dépourvus de quelque mention que ce soit concernant ladite fortune, déesse aux yeux bandés. Or, voilà qu’avec le présent chapitre (VII) surgit le modèle avéré de la démonstration machiavélienne, César Borgia, fils de pape mais aussi homme de main d’Alexandre VI, cause directe, nous dit Machiavel, de sa montée en puissance mais tout aussi bien cause de son échec final. Précisément, par sept fois, Machiavel revient sur l’irruption de la maladie funeste puis de la mort brutale du Souverain Pontife, ces impondérables de la faillite de la fulgurante et éphémère carrière de César Borgia, dans les toutes premières années du xvie siècle : « et si… » « si » « …mais »… scande donc à sept reprises le leitmotiv du trépas subit qui vient tout contrarier, dans le même chapitre qui scande par ailleurs la certitude d’une juste entreprise apparemment vouée au succès et promise à la réussite « assurée » (§ 1, 4, 7, 9, 10), mais qui s’achève au contraire sur un piteux échec (ruina sua étant les derniers mots au § 14). Et pourtant, César Borgia est le modèle choisi par Machiavel pour « son » prince ; et celui-ci échoue et disparaît quelques années seulement avant qu’il entreprenne la rédaction de son opuscule : exemple encore « frais » à sa mémoire pour qualifier à sa manière ce qu’il y a de plus contemporain en matière de devenir historique. Au premier quart du Prince environ, la « chute » du lieutenant et fils d’Alexandre VI Borgia illustre au moins, de très vivante et probante façon, le nœud de contradictions où se débattent certitude et incertitudes ou, si l’on préfère, où sont mis brutalement en présence le positif et le négatif. La démonstration ne s’arrête pas pour autant, puisqu’à peine un peu plus loin (X), Machiavel se dispose à traiter « de quelle manière se doivent mesurer les forces d’une principauté ». L’examen du pour et du contre poursuit donc son cours : de quel côté penchera donc la « balance », métaphore également machiavélienne ? Reste le troisième aspect à examiner, qu’aborde très tard Machiavel, en son dernier et vingt-sixième chapitre. Troisième aspect (XXVI). Vingt chapitres à peu près à la suite du VIIe, la collusion est maximale cette fois qui devrait pouvoir décider du sort de l’Italie présente et future : présente par la précision du premier paragraphe, future quant au temps grammatical employé par Pétrarque dans la sixième

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strophe de sa canzone patriotique Ai Signori d’Italia62. Ou, plus exactement, en associant ce chapitre XXVI, point d’aboutissement de la réflexion avec celui avec lequel il a partie liée, le précédent (chant XXV) qui tente pour la dernière fois une synthèse de tout ce que représente le poids de la Fortune, et qui est le second chapitre le plus riche en référents relatifs à la fortune (pas moins de sept), juste après le chapitre VII que l’on vient d’examiner. Ce qui signifie qu’à la fin du Prince dont Machiavel se demandait, dans la lettre du 10 décembre 1513 (à F. Vettori) s’il était opportun ou non de le faire paraître, et qui, en réalité ne sera imprimé que cinq ans après sa mort, en 153263, à la fin du Prince donc, les jeux paraissent être faits de ce vaste calcul des probabilités qu’est, aux yeux de Machiavel, l’ascension du prince et son maintien (ou du moins sa relative longévité) à ce poste-là. Pour ce troisième aspect du discours des « si », ne restent plus alors, pour ce faire, qu’à réduire au maximum (ridurre, autre verbe prisé par Machiavel théoricien) les incertitudes et parallèlement donner toutes ces chances à une certitude de bon aloi, viable, de l’efficacité d’un tel pouvoir chèrement conquis. Trois possibilités par conséquent qu’une dernière fois, mais sous un jour nouveau, Machiavel énonce dans un ordre plus logique que chronologique : 1. « Si… » Puisque les temps paraissent être venus d’une telle métamorphose (début § 1), il serait bon d’en profiter, de saisir l’occasion. Un autre gérondif d’ailleurs à valeur à la fois temporelle et conditionnelle paraît sonner la charge (pensando meco medesimo)  : c’est-à-dire, quelque chose comme « après mûre réflexion » et le parcours de vingt-six chapitres. En d’autres termes, le surgissement d’un hic et nunc particulièrement propice au passage à l’acte. 2. « Et si… » Deuxième condition de voir se réaliser ce changement radical mais en référence à un passé à la fois biblique et mythique, celui qu’incarne Moïse déjà nommé au chapitre VI (§ 3 et 4) dans le cadre de l’exil du peuple d’Israël, et par deux fois placé en tête des fondateurs avant Cyrus (pour la Perse), Romulus (pour Rome) et Thésée (pour la Grèce), une troisième fois encore dans le récapitulatif du § 7. Or, à présent, ultime optique in medias res, cinq fois martelée par l’adverbe de lieu « ici » (qui, § 1 et 2), Machiavel compare dans un parallèle suivi la vertu de Moïse à celle des temps présents, celle-là même qui devrait conduire 62

63

Pétrarque qu’il cite ou pastiche volontiers dans ses lettres ; cf. N. Machiavel, op. cit., lettre du 16 avril 1513, p. 179 ; lettre du 10 décembre 1513, p. 187. La même année que paraît l’édition définitive du Roland Furieux de l’Arioste, qu’il admirait ; cf. lettre du 17 décembre 1517 à L. Alamanni, ibid., p. 255.

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l’Italie et les Italiens à la « rédemption » : terme insolite on en conviendra, sous la plume de Machiavel qui apparaît à cinq reprises, soit pour désigner sous une forme nominale l’acte de la rédemption (§ 2 et 3) ou la personne du « rédempteur » (§ 7), soit sous une forme verbale, celle du verbe redimere (§ 2, 5) alors même qu’à près de dix reprises l’on assiste à la résurrection de l’Italie (deux fois au premier paragraphe, une fois au quatrième) ou des Italiens ou de ce qui est « italien » ou « italique » (italiano : § 1, deux fois § 4 et 7 ; italico : deux fois § 5 et 7). Dans ce réveil qui sonne de manière on ne peut plus liturgique et enrobé d’un langage pour ainsi dire messianique, il convient de ne point oublier ce qui constitue, avec la Fortune, une bonne fortune désormais, le moteur d’une telle résurrection c’est-à-dire la virtù et sous une triple forme, quant à elle : vertu précisée d’abord (début § 4) quant à sa nature militaire ; vertu qualifiée en second lieu (corps du même § 4) d’importante c’est-à-dire de militante parmi les gens capables de l’exercer ; vertu en dernier lieu (§ 5) en sa qualité géographique de « vertu italique ». Avec ce dernier chapitre du Prince, le couplage indissociable et pour le meilleur relie à présent la Fortune à la Vertu. Reste, pour être exact, un dernier « si », une condition primordiale qui coiffe la totalité du redressement rêvé, déjà esquissée mais seulement esquissée dans la dédicace (dernier paragraphe) et qui laissait augurer d’une Fortune finalement favorable : l’existence d’un chef capable de prendre la tête des énergies nouvelles, face à l’inertie et à l’incapacité chronique constatée jusqu’alors. Deux purchè (double concession d’un « pourvu que… ») commandent ce réveil : le premier à la fin du § 2 concerne « ce » chef-là, qui se saisirait de la bannière patriotique : pur che ci sia uno che la pigli  (pourvu qu’il se trouve quelqu’un qui s’en saisisse) ;

le second nommément cité cette fois, c’est-à-dire le dédicataire médicéen à la fin du paragraphe suivant (§ 3) : pur chè quella pigli degli ordini di coloro che io ho proposti per mira. (pourvu que vous [Maison médicéenne] reteniez quelque chose des modèles que je vous ai proposés).

Il aura donc fallu attendre le tout dernier chapitre de l’opuscule pour que ce fol espoir paraisse qui ferait basculer tant d’incertitudes dans le camp des certitudes, qui métamorphoserait le projet du Prince en produit enfin réalisable, qui matérialiserait en fin de compte ce qui a tout l’air de n’être encore qu’une utopie. Ce qui d’une certaine manière renvoie par avance au fameux

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constat de Cavour en 1861, c’est-à-dire à dix années de distance de la fin du processus de l’Unité : L’Italie est faite, restent à faire les Italiens,

sous une autre bannière, celle de la Maison de Savoie-Piémont. Rien de plus « suivi » dans le raisonnement machiavélien que le support métaphorique en rapport étroit avec la perspective constructiviste du projet de 1513 : en effet, la première métaphore (fin du chapitre II) n’était-elle pas celle d’un mur en construction dans l’attente de ses finitions, d’un achèvement ultérieur à travers l’addentellato, sa pierre d’achoppement en quelque sorte ? À l’autre extrémité du Prince, au chapitre XXVI où apparaît une construction avérée dont la porte ne serait point fermée, une attente d’une autre nature survient, sous la forme de la première des quatre dernières interrogations de l’opuscule : Quelles portes se fermeraient à lui ?,

ces quatre derniers conditionnels éventuellement sources de métamorphoses en vue de solutions positives. Certes, toute médaille a son revers : tout raisonnement (machiavélien) est réversible. Positif ou négatif constituent indistinctement le plus souvent la matière du devenir historique. Les faits offrent fréquemment un démenti aux mots, tout comme les mots ne travestissent que trop ou méconnaissent la réalité mouvante des faits. Machiavel ne le sait que trop bien qui, dans une lettre déjà mentionnée, écrite trois mois environ avant sa mort, et devant l’urgence du péril de la « descente » des Impérieux en direction de Rome, recommandait instamment aux Huit de pratique, à Florence : nous ne saurions nous repaître de discours64 (lettre du 18 mars 1527).

Au terme de notre enquête auprès de celle de Machiavel, qui pose plus d’interrogations que celui-ci ne prétend en résoudre, on peut écrire ceci : 1. Il est possible, sous l’égide de Fortune et avec le concours d’un prince virtuoso, individu plutôt rare, tant au niveau d’un dire que d’un faire, il est possible d’entrevoir malgré tout une issue positive au cours inéluctable et inarrêtable de la chaîne des événements de l’Histoire.

64

C’est la fin du chapitre XXI, § 6 : conoscere le qualità degli inconvenienti, e pigliare il meno tristo per buono (la prudence consiste à savoir mesurer les inconvénients, et à prendre pour bon le moins mauvais).

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2. Il devient de ce fait probable d’œuvrer pour remédier (un verbe tellement machiavélien) à une situation jugée déplorable faite de désunion, de divisions et d’assujettissement dans l’Italie du temps dont nombre de chapitres sinon tous à proprement parler rappellent l’entité problématique et l’identité plus fictive qu’effective. 3. Par voie de conséquence, le rationnel (il ragionare del principato, II, § 1) qui consiste à peser constamment le pour et le contre, à opposer l’occasion à l’accident(el), conduit prudemment à envisager des pratiques raisonnables (l’ordinario e il ragionevole, III, § 14) où le mieux face au pire pourrait faire figure de certitude relative65. Dans l’état actuel des choses, aurait pu écrire Machiavel qui tient toujours compte de ce « relatif », entre le possible et le probable, entre le rationnel et le raisonnable, demeure en question la double condition (état et hypothèse) d’un principat viable et d’un prince idéal et bon gestionnaire de ce que lui laisse de marge une Fortune toute-puissante.

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Celle-ci est toute contenue dans le vœu ultime du dernier paragraphe (§ 7) du tout dernier chapitre (XXVI) et dans ces mots : con quella speranza che si pigliano le imprese giuste (toute l’espérance que l’on met dans les justes entreprises).

Se prononcer dans l’incertitude. —◆— André Tournon Je ne serais pas si hardi à parler, s’il m’appartenait d’en être cru Michel de Montaigne

M

ontaigne pratiquait-il la moquerie par anticipation, au mépris de la chronologie ? J’en doute, à vrai dire. Mais relevons cette phrase, au moins pour le problème qu’elle pose : Qu’irai-je choisir ? — Ce qu’il vous plaira, pourvu que vous choisissiez. — Voilà une sotte réponse. À laquelle pourtant il semble que tout le dogmatisme arrive. Par qui il ne nous est pas permis d’ignorer ce que nous ignorons1.

Pour que la boutade soit juste, il faut présupposer que tout choix doit être fondé sur un savoir, ou au moins sur une croyance. C’est là un postulat hérité de Platon qui se retrouve dans le rationalisme moderne, même si hors du domaine de la science telle question solennelle, qui somme de choisir entre le oui et le non même si l’on n’en connaît pas tous les tenants et aboutissants, vient troubler un peu notre belle assurance. J’y soupçonne un dogmatisme latent (« puisque je sais, je choisis »), ou un scepticisme qui n’en serait que le reflet négatif (« puisque je ne sais pas, je ne choisis pas »). Montaigne ne s’en est pas tenu à cette opposition un peu trop simple, bonne un instant pour la polémique de l’« Apologie de R. Sebond ». Il s’agira ici de choix déterminés dans l’incertitude et par l’incertitude même, selon un paradoxe caractéristique des Essais : une page du chapitre « Des boiteux », considérée selon sa fonction dans l’agencement logique du texte, donnera matière à cette étude. 1

M. de Montaigne, Essais, II, 12, p. 274/504. Toutes les références aux Essais renverront successivement à la pagination de l’édition de l’Imprimerie nationale (1998) dont sera suivi le texte, et à celle de l’édition des P. U. F (1965). Les présentes pages ont été édités en 2005 : la Constitution européenne, dont on démêlait difficilement la complexité, faisait alors l’objet d’un référendum.

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Jusqu’à la page en cause, tout s’organise en une critique de la crédulité, clairement dirigée contre les maniaques des prodiges magiques et de leur répression par le feu. La question, on le sait, était d’actualité : Bodin avait publié en 1580 et réédité en 1587 sa Démonomanie des sorciers, où il sommait les magistrats de recourir à des procédures d’exception pour exterminer les suppôts de Satan. La réplique de Montaigne vise de toute évidence à les en dissuader. Elle se conclut pourtant par une sorte de désistement : Ce que je dis : comme celui qui n’est ni juge, ni conseiller des Rois : ni ne s’en estime de bien loin digne […]. Qui mettrait mes rêveries en compte au préjudice de la plus chétive loi de son village, ou opinion, ou coutume, il se ferait grand tort, et encore autant à moi. Car en ce que je dis, je ne pleuvis aucune certitude, sinon que c’est ce que lors j’en avais en ma pensée […]2.

Cette étrange inflexion a été lue par J. Céard comme marquant une hésitation à contester les phénomènes de sorcellerie3. G. Nakam refuse l’interprétation, mais garde le silence sur le passage qui lui donne lieu4. H. Friedrich, auparavant, y lisait l’intention d’« émousser la pointe critique » des propos, et s’interrogeait (« ruse et dissimulation ? […] peut-être aussi, sans rapport avec les procès de sorcellerie, un moyen d’ironiser sur le scepticisme lui-même […]. Il est néanmoins bien difficile de percer ces derniers jeux »)5. Mieux vaut lire la

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M. de Montaigne, op. cit., III, 11, p. 378/1033. On notera déjà que la dernière phrase citée est à peu près identique à celle qui définit au début du chapitre « Des livres » (II, 10, p. 123/59) le statut épistémologique des Essais  : « Ainsi je ne pleuvis aucune certitude, si ce n’est de faire connaître ce que je pense, et jusques à quel point monte, pour cette heure, la connaissance que j’ai de ce de quoi je traite » (version de 1580 ; voir l’apparat critique de l’Imprimerie Nationale ; « plevir » : se porter garant [« pleige »]). J. Céard, La Nature et les prodiges : l’ insolite au XVIe siècle, Genève, Droz, 2e éd. 1996, p. 429 : « Remarquons bien cependant que toutes ces analyses particulières ne ruinent pas la possibilité générale de la sorcellerie. Telle est, semble-t-il, la signification que Montaigne donne vers la fin du chapitre Des Boyteux : « Qui mettrait mes rêveries en compte […] ». […] Trop de prétendus miracles de sorcellerie se dissipent à l’examen pour qu’un cas douteux suffise à créer la conviction. Mais cette réserve ne va jamais en Montaigne jusqu’à la négation ». G. Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Paris, Champion, 2001, p. 395 : « Puisque les démonologues sont péremptoires, Montaigne va leur opposer des dénégations fortes, sans laisser aucune marge au flou, domaine privilégié du fantastique, ni à l’hésitation, par où se glisse la suspicion […] » ; « Est négligée la déclaration expresse de Montaigne à l’adresse des démonologues : “Qu’ils gourmandent ceux qui accusent de fausseté leur opinion. Je ne l’accuse que de difficulté et de hardiesse : et condamne l’affirmation opposite, également avec eux : sinon si impérieusement” », ibid., p. 376. H. Friedrich, Montaigne, Paris, Gallimard 1968, p. 150.

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page embarrassante sans préjuger des intentions de l’écrivain, mais en la considérant selon la perspective qui régit l’argumentation du chapitre ainsi que son épilogue déconcertant sur les boiteux. Ce qui impose un détour par la gnoséologie judiciaire d’abord, puis par l’« art de conférer », et enfin par l’essai du consentement à l’erreur. Au terme devrait apparaître à la fois la cohérence logique que le désistement assure à l’ensemble du texte, et la raison de l’insistance de Montaigne, marquée sitôt après, sur la bizarrerie de son montage. Les magistrats du XVIe siècle, rappelons-le, sont astreints à ne pas penser ni même entendre ce qu’exclut le mode de représentation du réel codifié par les textes réglementaires (le « style ») de leur fonction. Il n’est pas question pour eux, évidemment, de contester le bien-fondé des lois : c’est l’affaire du législateur, autrement dit du prince, s’il s’en avise. Mais leur pensée est aussi tenue en lisière dans l’exercice de leur charge. Pour juger d’une cause, ils doivent s’en tenir à ce qui procède logiquement des allegata et probata consignés dans le dossier : textes juridiques « allégués » par les parties en cause, faits « prouvés » par indices matériels, ou témoignages, ou aveux ; ce dont ils pourraient avoir connaissance en dehors de cette « information » dûment enregistrée ne doit pas être pris en compte, et ils ne doivent pas faire état de leur intime conviction si elle n’est pas formée par déduction à partir des pièces présentées à la cour. Enfin, une fois l’arrêt prononcé, l’autorité de la « chose jugée », surtout si elle crée un précédent jurisprudentiel, en fait une vérité de droit, irrécusable pour le futur juge placé devant une affaire analogue. Ainsi se constitue méthodiquement une image verbale du réel, authentifiée par l’institution judiciaire et opposable à toute épreuve concrète. C’est pourquoi le juriste Jean Bodin se souciait si peu des arguments de Wyer qui expliquait par des dérèglements humoraux les déclarations et agissements délirants des sorcières : il lui répliquait qu’au lieu de spéculer sur de telles « causes » physiologiques, toujours conjecturales, il fallait s’en tenir à « voir l’effet, et ce qu’on dit, οτι εστι »6. On pourrait s’étonner de le voir se réclamer ainsi d’une sorte de réalisme pour imposer ses obsessions au médecin ; on aurait tort : pour lui, « l’effet » (l’événement constaté) se confond avec ce qui le vérifie : l’ensemble d’attestations que constituent les procès-verbaux de dépositions, d’interroga6

J. Bodin, De la démonomanie des sorciers, Anvers, Coninx, 1586, p. 418 : littéralement, « […] et ce qu’on dit : que c’est » ; en d’autres termes, la réalité du fait, opposée à « la cause, c’est-à-dire δι‘οτι ». Dans la préface, Bodin déclare de même qu’« il faut arrêter son jugement à ce qui se fait, c’est-à-dire οτι εστι, quand l’esprit humain ne peut savoir la cause, c’est-à-dire δι‘οτι ».

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toires et d’aveux, le tout entériné par les sentences dûment prononcées et enregistrées dans les archives des tribunaux ; il tire de ces documents les matériaux de son traité, et ne veut rien connaître d’autre, en fait de réalité, si ce n’est le répertoire des écrits plus anciens, de théologiens, de philosophes et d’historiens ; et bien entendu la vérité suprême de l’Écriture. Le bon sens et l’expérience ne peuvent pas prévaloir contre un tel système de pensée, qui ne ressortit pas à la sottise mais aux conditions d’exercice des professions judiciaires et aux formes d’orthodoxie qui leur sont propres. Montaigne, jadis conseiller aux Enquêtes, ne l’ignorait pas. Pour que sa réfutation des hantises de la démonologie pût être prise en compte par ses anciens collègues, ou leurs successeurs, lorsqu’ils avaient à se prononcer sur des cas de sorcellerie, il lui fallait en réduire la portée critique, et plaider le doute. Il était admis que lorsque la cause ne paraissait pas suffisamment claire, les juges devaient s’en tenir à la lenior sententia (le verdict le moins sévère)7. Montaigne le rappelle lorsqu’il note que même si ceux qui réclament la mort des sorciers se prévalent d’« autant d’apparence [de vraisemblance] que leurs contradicteurs  », ces derniers «  ont bien de l’avantage  » dans le débat, puisqu’ils concluent à la relaxe ou à des sanctions modérées8. Il se fonde aussi sur un principe juridique bien connu, selon lequel dans les affaires criminelles les preuves doivent être « plus claires que la lumière de midi »9 : il l’allègue 7

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J. Damhouder, Enchiridion rerum criminalium, vulgo practica, Lyon, Sébastien Bartholomée Honorati, 1555, chap. 55, p. 146 : « Ubi partes sive materiæ obscuræ sunt et ancipites, convenit eum ad absolvendum, quam ad condemnandum esse procliviorem, l. Arrianus, ff. De actione et obligatione, cap. Veniam nunc ». Ce principe est appliqué en cas de partage des voix entre plusieurs juges : si le verdict de sévérité ne l’emporte pas nettement, il n’est pas retenu. M. de Montaigne, op. cit., III, 11, p. 376/1031. Wyer considérait les prétendues sorcières comme folles, mais admettait en cas de scandale que leur soient infligées des sanctions (incarcération, fouet, bannissement…), sans commune mesure avec le bûcher. Montaigne de même prescrit « plutôt de l’ellébore que de la ciguë », mais ajoute : « La justice a ses propres corrections pour telles maladies » (p. 378/1032). « Probationes in criminalibus debent esse luce meridiana clariores, l. Sciant cuncti, C. De prob. canonizata in ca. Sciant. II q. fin. », écrit le juriste toulousain Jean Bellon dans ses Communes jurium sententiæ, Tolosæ, ex offic. Guidonis Boudevillæi, 1554, p. 183 (recueil de « proverbes » juridiques, cité ici en raison de son parti pris de banalité). La même règle est alléguée à deux reprises dans l’Arrêt mémorable (sur l’affaire Martin Guerre) de Jean de Coras, auquel Montaigne fait allusion dans le chapitre, p. 375/1030 (Annotations LXV, « Es causes crminelles, […] il convient les preuves être certaines, indubitables et plus claires que le jour » et CVIII, « matière criminelle et capitale : où les témoins et preuves doivent être entières et plus claires et reluisantes que le soleil ». Cette remarque est due à Nicola Panichi, I Vincoli del Disinganno : Per una nuova inter-

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d’abord sous sa forme canonique, « À tuer les gens il faut une clarté lumineuse et nette », puis par une réciproque plus âpre, qui conclut dans la version de 1588 la discussion sur la sorcellerie, « Après tout : c’est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d’en faire cuire un homme tout vif »10. Toute son argumentation vise à jeter le doute sur ces « conjectures » qui donnent lieu aux procès et aux bûchers. À cette fin, il démontre en quelques lignes la témérité des magistrats qui prétendent juger en connaissance de cause d’événements qui, par définition, excèdent le savoir et les capacités des hommes, sous prétexte qu’ils leur trouvent des précédents dans la Bible : Pour accommoder les exemples que la divine parole nous offre de telles choses : très certains et irréfragables exemples : et les attacher à nos événements modernes : puisque nous n’en voyons ni les causes ni les moyens, il y faut autre engin que le nôtre. Il appartient à l’aventure à ce seul très-puissant témoignage, de nous dire : cettui-ci en est, et celle-là : et non cet autre11.

Mais surtout il s’attache à décrire le mode d’élaboration et de divulgation des rumeurs ou des divagations qui, enregistrées à titre de témoignages dans les dossiers d’accusation, finissaient par donner crédit à de telles affaires : description qui substitue aux diableries les mécanismes de propagation de sornettes qui leur font prendre corps dans l’opinion ; ce qui revient à effectuer une sorte

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pretazione di Montaigne, Firenze, Olschki, 2004, p. 225, qui fait également état, p. 252, de la même sentence alléguée par J. Wier contre les procès de sorcellerie). De même J. Damhouder, op. cit., chap. X « De diffamationibus », § 17, p. 31, plus précis en ses références : « In criminalibus indicia vel probationes debent esse luce clariores, vulgatissima l. Sciant cuncti, C. De probationibus, ubi Imperatores Grat. Valent. et Theod. inquiunt, ac statuerunt in hæc verba : Sciant cuncti accusatores eam se rem deferre in publicam notionem, quæ munita sit idoneis testibus, vel instructa apertissimis documentis, vel indiciis ad probationem indubitatis, et luce clarioribus expedita. Huic legi subscribunt Pontificii canones cap. Sciant cuncti, II quæstio VIII, ubi eam legem verbo tenus habemus canonizatam ». Les mêmes textes sont allégués au chap. V « De accusationibus », § 6, dont le sommaire, p. 4, exige que tout accusateur « habeat suas probationes luce meridiana clariores », au chap. XVIII « De defectu, absentia, & non comparitione contra citatum », § 10, « probationes in criminalibus debent esse luce clariores », et au chap. XLIX « De plena probatione in materia criminali », § 8. De même dans le Topicorum seu de locis legalibus liber de Nicolas Everard de Middelberg, Paris, Poncet Le Preux, 1543, Locus LXXVII, « A civilibus ad criminalia », f° CCLXVI, « cum agitur criminaliter probationes debent esse luce meridiana clariores, l. Sciant cuncti, C. De probat ». M. de Montaigne, op. cit., p. 378/1032. Ibid., p. 375/1031. Autrement dit, on ne pourrait considérer quelqu’un comme sorcier que sous la caution d’une déclaration explicite de Dieu lui-même. Le cas est assez rare.

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de réduction phénoménologique pour les ramener à leur origine, d’« illusions domestiques et nôtres », au lieu d’en inventorier les ombres démoniaques, « illusions du dehors, et inconnues », projetées sur la réalité12. Le doute n’est donc pas seulement requis à l’issue du procès, au moment où le magistrat consciencieux constaterait qu’il ne peut pas disposer d’une évidence meridiana luce clarior pour rendre une sentence de mort, mais aussi dans toute sa phase préparatoire, d’instruction : on y découvrira ainsi, en lieu de faits, une fantasmagorie. D’où il suit que la prétendue cause criminelle, qui en bonne justice aboutirait à une relaxe, ne devrait même pas être « reçue à juger » et inscrite au rôle. C’est ainsi que le premier-président Lagebaston, à Bordeaux, expédiait en son temps les procès de sorcellerie13. De cette critique, le désistement qui nous intrigue ne rétracte rien. Montaigne dissuade le lecteur de retenir ses « rêveries » au préjudice de « la plus chétive loi de son village, ou opinion, ou coutume » : c’est prendre acte du fait que les règles et décisions publiques ne relèvent que du législateur, prince ou communauté coutumière, et que les avis d’un « homme du commun », quelle qu’en soit la justesse, ne leur sont pas opposables14. Les lois 12

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M. de Montaigne, op. cit., p. 377/1032. Pour l’analyse détaillée de cette double démonstration, voir A. Tournon, « L’argumentation pyrrhonienne. Structures d’ “essai” dans le chapitre “Des boiteux” », Cahiers Textuel, 1986, n° 2, p. 73-83, article partiellement repris dans la brochure sur le livre III des Essais publiée en 2002 par les éditions Atlande (collection « Clefs Concours »), p. 92-102. On notera surtout que la description des modes d’élaboration et de propagation des histoires de sorciers présuppose leur inanité, selon la stratégie recommandée dans II, 12, p. 334/540 : « À ceux qui combattent par présupposition, il leur faut présupposer au contraire le même axiome dequoi on débat » (leur répondre en présupposant l’inverse de leur axiome). Tant qu’il exerça ses fonctions, soit de 1555 à 1583, aucun procès de sorcellerie ne vint devant le Parlement. Pourtant Martin de Arles, dans son Tractatus de superstitionibus (Lyon, 1510, réédité à Paris, 1517, Francfort, 1581, Venise, 1584…), avait affirmé qu’était infesté de sorcières le pays basque septentrional (notamment le pays de Labourd, où Lancre, en 1609, prétendit en recenser plus de trois mille, et fit brûler des inculpées par centaines) ; les inquisiteurs (Avellaneda, 1527, Martin de Castañega, 1529) puis les tribunaux de la Navarre espagnole (Pampelune, 1575, 1578) avaient pris le relais. Lagebaston (frontière aidant ?) avait su ignorer tout cela. Sur cette attitude réservée du Parlement de Bordeaux, voir A. Boase, « Montaigne et la sorcellerie », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 4, 1935, p. 407. C’est encore une règle de droit, qui vaut pour le juge de cour souveraine (qui peut se prononcer « en équité »), et a fortiori pour l’homme du commun : « Qui habet potestatem disponendi secundum arbitrium, discretionem ac conscientiam, nequaquam debet sequi proprium arbitrium, vel proprii discretionem atque conscientiam, sed publicam,

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contre les sorciers resteront donc en place. Peu lui importe : elles seront inapplicables si l’on reconnaît avec lui qu’il est impossible de prouver la culpabilité des prévenus. Quant à cet aspect de la question, il reconnaît ne pouvoir « pleuvir » (garantir) « aucune certitude » ; mais justement sa tâche est de montrer que nul ne saurait avoir de certitude dans le domaine considéré, des phénomènes tenus pour « supernaturels », et il ne peut lui-même se prévaloir d’un savoir qu’il dénie à ses adversaires15. Une addition définit leurs positions respectives par une formule des Tusculanes : « je n’ai pas honte, comme eux (ut istos), d’avouer que j’ignore ce que j’ignore » — voici les démonologues taxés discrètement d’inconscience ou d’imposture, et avec eux les juristes imbus de la rationalité du droit, qui refusent d’admettre « quelque forme d’arrêt qui die : La Cour n’y entend rien »16 ; parce que pour eux les arrêts, « point extrême du parler dogmatiste et résolutif »17, établissent toujours la vérité. Dans ce contexte, l’attitude pyrrhonienne, loin d’affaiblir l’argumentation, lui donne toute sa force. Elle est exposée avec insistance plus haut, sur la même base : « tous les abus du monde s’engendrent, de ce qu’on nous apprend à craindre de faire profession de notre ignorance ». Suit, en antidote, un catalogue des expressions « qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions »18; en fait, elles ne disent pas l’ignorance, mais installent le locuteur dans le langage dubitatif, et le situent ainsi à l’écart des savoirs homologués,

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quæ et regulata et reformata secundum leges et canones. Et illa dicitur conscientia publica, scilicet conscia legis et canonis […]. Ideoque dixit Baldus in l. fin. C. de pœn. jud. qui male jud. Judicem debere sequi regulas legum, et non conscientiam suam legibus adversantem. Judicium vero hominis sequentis suum sensum et suam phantasiam, sive suam præsumptam æquitatem, fallit, et fallitur », J. Damhouder, op. cit., chap. XXXVI, p. 98 Voir la seule concession qu’il leur fait dans la discussion : « Qu’ils gourmandent ceux qui accusent de fausseté leur opinion. Je ne l’accuse que de difficulté et de hardiesse : Et condamne l’affirmation opposite, également avec eux: sinon si impérieusement  » (p. 376/1031). L’« affirmation opposite » impliquerait une perspective dogmatique, ce qui fausserait toute l’argumentation de Montaigne. M. de Montaigne, op. cit., III, 11, p. 375/1030. Montaigne propose ce type d’arrêt pour résoudre le célèbre « cas » de Martin Guerre. L’innovation aurait été nécessaire ; car selon les lois en vigueur, les juges ne pouvaient pas acquitter l’inculpé sans prononcer contre son accusateur Pierre Guerre, pour dénonciation calomnieuse, la sentence requise contre lui. Pour éviter de condamner à mort l’un ou l’autre, il leur aurait fallu pouvoir se désister sans encourir le reproche de « déni de justice ». Ibid., II, 12, p. 284/509. Ibid., p. 374/1030, ainsi que la citation suivante. Sur ces expressions, voir les analyses extrêmement précises de K. Sellevold, « J’ayme ces mots… » : expressions linguistiques de doute dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2004.

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qui s’énoncent en assertions. Cette position marginale est appropriée à l’intention générale du chapitre, de faire apparaître la témérité de tout jugement sur les phénomènes réputés surnaturels : on ne prêche pas le scepticisme avec des formules péremptoires, on ne revêt pas la toge des maîtres et des magistrats pour s’inscrire en faux contre leur pseudo-savoir. Ce serait d’ailleurs superflu. Répondre aux savantes balivernes par des demandes d’éclaircissements — « Qu’est-ce à dire ? Je ne l’entends pas… Il pourrait être… Est-il vrai ? » — ce n’est pas timidité, mais discrète raillerie. Ces interrogations sceptiques ou socratiques suscitent autour d’elles un espace d’indécision où l’assurance des docteurs de la loi prend allure d’obstination maniaque. Ce  qu’il fallait démontrer. Si Montaigne va au-delà, jusqu’à cerner en traits accusés le caractère « fantastique » ou inepte des croyances qui accréditent les diableries, et à leur dénier toute valeur19, c’est à titre de réaction subjective, sans garantie ni autorité, dans une discussion. Telle est la signification de ce que l’on pouvait prendre pour un désistement, faute de voir qu’il autorise paradoxalement les formules les plus énergiques : Je ne serais pas si hardi à parler s’il m’appartenait d’en être cru : Et fut ce que je répondis à un grand, qui se plaignait de l’âpreté et contention de mes enhortements : Vous sentant bandé et préparé d’une part, je vous propose l’autre, de tout le soin que je puis, pour éclaircir votre jugement, non pour l’obliger. Dieu tient vos courages, et vous fournira de choix20.

Au lieu de certitudes censées s’imposer à tous s’expriment donc ici des convictions personnelles fondées sur des choix et conscientes de leur contingence (elles émanent d’une « pensée tumultuaire et vacillante », est-il écrit plus haut), mais affirmées avec force, pour être confrontées avec celles du partenaire dans un dialogue sans concession comme sans arrogance. Cette situa19

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M. de Montaigne, op. cit., p. 369 : « Je trouve quasi partout qu’il faudrait dire “Il n’en est rien” » ; ce sont « des sujets et contes frivoles que je mécrois entièrement ». G. Nakam se fonde sur ces expressions pour conclure que Montaigne oppose « des dénégations fortes » aux démonologues, sans faire de distinction entre l’incrédulité qu’il professe ici à titre privé, et les propositions dubitatives qu’il oppose aux démonologues, selon la logique de la controverse. Inversement, J. Céard se fonde sur les propositions dubitatives pour méconnaître les déclarations d’incrédulité. L’erreur commune aux deux adversaires est de confondre les plans, en dépit de l’avertissement qui fait l’objet de notre étude. N. Panichi, reprenant plus judiciusement une idée de H. Friedrich, renvoie à la distinction entre « un moi privé » méditant en toute indépendance et « un moi public » pesant ses paroles en fonction des obligations civiles (op. cit., p. 258). Ibid., p. 379/1033.

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tion, dont le modèle est esquissé dans le chapitre « De l’art de conférer », exclut l’autorité doctrinale et la « tyrannie parlière »21 qui en procède ; elle exclut aussi la « tyrannie effectuelle » du pouvoir, brièvement notée dans le chapitre précédent22 ; plus encore la conjonction des deux, en la personne du président de tribunal dont la sentence établit la vérité officielle et la fait clouer sur le poteau du condamné. Le type de relation proposé ici est l’échange et la critique mutuelle des convictions, dans l’incertitude statutaire du dialogue, où n’est reconnue aucune prépondérance à l’un ou l’autre des intervenants du moment qu’il ne s’agit jamais que de « quêter la vérité »23, non de revendiquer l’avantage décisif de « la posséder ». Il n’est pas indifférent que la scène évoquée (ou imaginée ?) mette Montaigne aux prises avec « un grand » : la différence de statut social et peut-être de responsabilités est marquée par ce terme, et en même temps elle est annulée, puisqu’elle ne diminue pas « l’âpreté » des propos du philosophe, ni leur acharnement, et les laisse s’intensifier à proportion des préventions contraires de son interlocuteur. Tel est le privilège de celui qui a renoncé aux titres (de juge, de maître, de détenteur de savoir…) en vertu desquels il pourrait forcer autrui à l’assentiment : se situant avec ses pairs en pyrrhonisme — « Nous autres qui privons notre jugement du droit de faire des arrêts… »24 — hors des relations d’autorité et de leurs effets aliénants, il est lui-même dispensé de docilité, et peut se prononcer, de toute sa force, sur les questions qu’il examine ; ce qu’il a fait dans les pages précédentes. Après la réplique en dialogue, pourtant, viennent des formules qui sonnent comme des désaveux : « Certes j’ai […] des opinions assez, desquelles je dégoûterais volontiers mon fils, si j’en avais… » — si imprécis qu’en soit l’objet, cette phrase n’est certes pas une confirmation. Mais il faut voir le motif de la défiance à l’égard des « opinions » en question : Quoi, si les plus vraies ne sont pas toujours les plus commodes à l’homme. Tant il est de sauvage composition.

Si elles ne sont pas « commodes » (avantageuses ou appropriées) à l’homme, cela ne préjuge en aucune manière de leur fausseté. Au contraire, la phrase 21

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M. de Montaigne, op. cit., III, 8, p. 230/931 : « Je hais toute sorte de tyrannie, et la parlière, et l’effectuelle ». Ibid., III, 7, p. 214/920 (Favorinus et Pollion renoncent à contredire l’empereur ; Denys le Tyran persécute ceux qui lui sont supérieurs en savoir). Ibid., III, 8, p. 225/928 : « Nous sommes nés à quêter la vérité, il appartient de la posséder à une plus grande puissance ». Ibid., p. 218/923.

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suggère qu’elles sont malvenues en raison même de leur justesse, compte tenu de l’interjection qui l’introduit, « Quoi ? », susceptible de dénoter l’indignation (« Que dire ? ») ou le découragement (« Que faire ? »), et surtout de la cause alléguée, la sauvagerie naturelle ou acquise de ceux qui auraient à les entendre. C’est indiquer, en termes très généraux, que la férocité des chasseurs de sorcières et des imbéciles qui leur font écho rend les uns et les autres incapables de comprendre la vérité ; tel était précisément le cas25. Loin de tout désaveu, la déclaration corrobore donc les « opinions » dont Montaigne paraissait presque s’excuser. Et sur l’Exemplaire de Bordeaux, il ratifie ce dernier propos à la relecture, par une retouche de segmentation significative (qu’a négligée l’édition posthume). La version de 1588 portait « […] ne sont pas toujours les plus commodes à l’homme tant il est de sauvage composition », d’un seul trait. La ponctuation forte inscrite en surcharge de l’imprimé (« … à l’homme. Tant il est … ») place en vedette la proposition qui explique par la sauvagerie de «  l’homme  » son inaptitude à s’accommoder d’une parole vraie26. Le désistement n’est donc pas une esquive. Effet de probité intellectuelle, il instaure une véritable communication des pensées entre les partenaires de la discussion, pourvu que ceux-ci consentent à se prêter au jeu, et soient de bonne foi. Ici, qui plus est, le sujet examiné requiert l’incertitude, si bien que déclarer son incompétence, c’est attester sa lucidité, et faire mesurer par contraste l’imposture de celui qui se targue de compétence, « établit son discours par braverie et commandement »27, faute d’arguments sérieux, et profère des « injures exécrables » contre quiconque ose le mettre en doute. En outre, le débat permet de prendre conscience de la fascination que peuvent 25

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27

Voir sur ce point R. Munchenbled, La Sorcière au village, Paris, Julliard/Gallimard, 1979, « La pression villageoise », p. 161-202, notamment les suppliques citées p. 191-199, de municipalités demandant aux magistrats de procéder à des poursuites contre les présumés sorciers. Il se trouve que dans l’article « Démonologie » du Dictionnaire des Essais de Montaigne (Paris, Champion, 2004, p. 245). A. Legros, qui donne de la page en cause une interprétation à peu près conforme à celle de J. Céard (op. cit.), cite le passage en omettant la proposition que Montaigne avait ainsi privilégiée ; ce qui pourrait confirmer l’importance de celle-ci : elle interdit les édulcorations factices. [« Composition » : voir III, 1, p. 39 ; III, 11, p. 372 ; III, 5, p. 141]. M. de Montaigne, op. cit., p. 376/1031, ainsi que la citation suivante ; telle est en effet l’attitude de Bodin, qui accuse tous ceux qui contesteront ses conclusions d’être complices des sorciers, voire sorciers eux-mêmes, comme le note M. S. Meijer (« Gueswork or facts : connexions between Montaigne’s last three chapters », Yale French Studies, 64, 1983, p. 169).

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exercer les mirages, car le partenaire est censé y croire : Montaigne, tout en restant à distance des plus nocifs et des plus absurdes, assortis à la cruauté de ses contemporains, en tire une leçon supplémentaire de pyrrhonisme : ce que je trouve aberrant, d’autres peuvent l’estimer vrai… Et il ne lui reste plus qu’à parachever le travail de critique par l’ironie d’un retour sur soi — selon les exigences de « l’art de conférer »28, comme de juste ; à ceci près que pour se surprendre en flagrant délit de crédulité, il doit aller chercher, « à propos ou hors de propos, il n’importe  », tout autre chose que des  histoires de sorcellerie… « On dit en Italie en commun proverbe, que celui-là ne connaît pas Vénus en sa parfaite douceur, qui n’a couché avec la boiteuse »29… C’est l’histoire d’une erreur ; plus exactement, d’une adhésion momentanée, corps et âme, à une baliverne proverbiale accréditée depuis des siècles par les philosophes et les entremetteuses. Après avoir cité le témoignage de « la reine des Amazones », avec la coutume de gynécocratie qui pouvait l’inspirer, puis diverses explications scientifiques de la lubricité attribuée aux claudicants des deux sexes, depuis celle du pseudo-Aristote des Problemata jusqu’à celle du compilateur Cælius Rhodiginus30, sans omettre ses propres conjectures, Montaigne conclut brusquement sur la propension commune à entériner des faits controuvés en leur assignant des causes tout aussi factices — ce qui raccorde le propos au début du chapitre — puis allègue sa propre expérience du fantasme érotique en question : Ces exemples servent-ils pas à ce que je disais au commencement : Que nos raisons anticipent souvent l’effet : et ont l’étendue de leur juridiction si infinie, qu’elles jugent et s’exercent en l’inanité même et au non-être. Outre la flexibilité de notre invention, à forger des raisons à toute sorte de songes : notre imagination se trouve pareillement facile à recevoir des impressions de la fausseté, par bien frivoles apparences. Car par la seule autorité et usage public de ce mot: je me suis autrefois fait accroire avoir reçu plus de plaisir d’une femme, de ce qu’elle n’était pas droite, et mis cela en recette de ses grâces.

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M. de Montaigne, op. cit., III, 8, p. 227/929. Ibid., III, 11, p. 379/1033. Problemata (couramment attribués à Aristote au XVIe siècle), X, 26, et, de Rhodiginus (source signalée par J. Céard), Antiquæ lectiones, XIV, 5. Montaigne a précisé que le proverbe « se dit des mâles comme des femelles », et son premier exemple a trait aux mâles ; ce qui explique l’emploi du masculin (équivalent en français du neutre) dans le titre du chapitre.

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Il a donc cédé lui-même, au point d’en agrémenter d’illusion ses sensations les plus intimes, à un leurre de même structure que ceux qui commandent les divagations savantes ou niaises des obsédés de sorcellerie : pour support, une rumeur confirmée par l’« usage public » (la réputation sulfureuse de la sorcière, le proverbe sur la boiteuse) ; pour garantie, la sanction de l’« autorité » qui l’accrédite (celle des théologiens et magistrats quant à l’une, celle de « la philosophie ancienne » et de ses spéculations physiologiques quant à l’autre) ; pour résultat, la croyance en une pure fiction (où se profilent en arrière-plan, phobie ou désir, d’obscures complicités avec l’erreur). L’analogie est masquée par la disparité des effets concrets : pensant aux atrocités exercées contre les prétendus adeptes de Satan au nom des lois humaines et divines, on hésite à les mettre en comparaison, même de loin, avec le supplément de frissons que Montaigne a cru éprouver entre les bras de sa boiteuse. Mais le dispositif qui détermine le consentement à l’erreur est identique dans les deux cas. Identique également est l’acte de réflexion critique propre à le déjouer : « je me suis autrefois fait accroire… » : inutile de discuter le fantasme, individuel ou collectif, il suffit de l’enregistrer comme tel, dans son inanité, et d’expliquer le processus mental qui lui a donné corps. À la limite, il resterait fantasme même s’il coïncidait avec un fait, en vertu de « la fortune ou quelque particulier accident » — ici, par exemple, les talents de la dame : Montaigne n’en dit rien, et il n’a rien à en dire, car ils n’ont rien à voir avec la vraie question : comment ai-je pu m’en faire accroire ainsi ? Mais il importe surtout de considérer ce qu’indique exactement cette insistance sur une fantaisie d’alcôve. Une évidence, d’abord, qui singularise celle-ci : le philosophe s’y est laissé prendre, ce qui est exceptionnel dans le rôle que lui assigne le texte. Les prodiges ne le fascinent guère, et pour cause : il n’en voit pas, dit-il — « Jusques à cette heure tous ces miracles, et événements étranges, se cachent devant moi »31. La boiteuse, en revanche, il l’a vue, et l’on peut croire qu’il a pris plaisir à « mettre en recette [au compte] de ses grâces » sa claudication séductrice. Le voici donc engagé très personnellement dans le type de crédulité que jusque-là il reprochait à ses contemporains en refusant d’y souscrire ; il est en mesure de reconnaître en lui-même aussi bien qu’en autrui « la flexibilité de notre invention, à forger des raisons à toute sorte de songes », de constater à ses dépens que « notre imagination se trouve pareillement facile à recevoir des impressions de la fausseté ». Dans ces conditions, il est censé comprendre vraiment la propension à l’erreur, et pouvoir pratiquer

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M. de Montaigne, op. cit., p. 373/1029.

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à bon escient l’autocritique réflexive qui le prémunira contre elle, selon le chapitre « De l’expérience » où en est donnée la formule : « Qui se souvient de s’être tant et tant de fois mécompté de son propre jugement, est-il pas un sot, de n’en entrer pour jamais en défiance ? »32. C’est ainsi que peut s’instruire le pyrrhonien, en prenant conscience des « mécomptes » auxquels il s’est exposé pour n’avoir pas veillé à suspendre ses verdicts. Le retour humoristique sur soi parachève donc l’argumentation en l’inscrivant dans la perspective sceptique qu’adopte Montaigne ; et cette opération s’impose ici plus qu’ailleurs. Elle est en effet doublement nécessaire. D’une part, elle donne aux observations et conjectures sur la propagation des erreurs collectives la caution d’un témoignage personnel : l’autorité d’un proverbe muni de savantes gloses a suffi pour fausser jusqu’à mes sensations ; j’ai fait l’essai de cette imposture et de mon assentiment aux « bien frivoles apparences » dont elle s’ornait ; cette expérience, pour peu qu’on y songe, donne accès au monde d’illusion suscité par les hantises contemporaines, et l’inanité de celui-ci est dévoilée en connaissance de cause : les cauchemars des sorcières et de leurs persécuteurs sont faits de la même étoffe que les fantasmes des amateurs de déhanchement. D’autre part, il correspond à la principale visée épistémologique et pragmatique de l’ensemble du chapitre : non pas établir des certitudes, mais jeter le doute sur des croyances téméraires, et un doute assez troublant pour paralyser le processus meurtrier qu’elles déclenchent. Le lecteur qui sourira ironiquement avec Montaigne de l’exemple qu’il donne ici de « [s]es jeunesses passées »33, en y décelant une lubie de vert-galant, validera du même coup la perspective critique du disinganno34 qui ridiculise les rumeurs, témoignages et traités sur la sorcellerie.

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M. de Montaigne, op. cit., III, 13, p. 439/1074. De même II, 12, p. 371/563, « Ce que je tiens aujourd’hui… ». Ibid., III, 5, p. 98/841. Le mot pluriel « jeunesses » (qui remplace « folies » de 1588) signifie couramment au XVIe siècle « écarts de conduite juvéniles ». Sur le rôle de l’illusion dans les plaisirs amoureux, voir p. 156/880 : « C’est une passion qui mêle à bien peu d’essence solide, beaucoup plus de vanité et rêverie fiévreuse : Il la faut payer et servir de même ». Terme de N. Panichi, dont les correspondants français, « désillusion », « désabusement », « désappointement », ne retiennent que l’aspect négatif, alors que le disinganno, selon le livre ainsi intitulé, est un rejet délibéré des illusions personnelles ou collectives, donc un affranchissement.

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Reste enfin à comprendre la façon dont cet épilogue est présenté. Il est privilégié par l’intitulé du chapitre35, mais il est donné pour erratique par la formule qui l’introduit, « À propos ou hors de propos, il n’importe ». Cela donne à entendre que sa pertinence ne va pas de soi. De fait, le souvenir de la belle boiteuse n’a rien à voir avec le diable ni avec ses prétendus adeptes ; il est donc « hors de propos ». Sont « à propos », en revanche, les considérations qui lui sont annexées, sur la complaisance à l’erreur et ses savants prétextes. Autrement dit, la cohérence est assurée par le commentaire de l’anecdote que désigne le titre36. On reconnaît à ce trait une structure d’essai : la signification ne réside pas dans l’anecdote seule, mais dans son rapport avec la réflexion dont elle est l’objet : je me suis laissé leurrer, que signifie mon erreur ? Le même modèle logique se profile à l’extrême fin, avec une portée plus étendue, lorsque le philosophe s’interroge sur le type de scepticisme déchiffrable dans le discours qu’il vient de tenir. Les vingt dernières lignes du texte proposent une ultime réflexion, dont l’essentiel n’est formulé qu’à demi-mot, sur cette orientation philosophique. Pour point de départ, un hommage au fondateur de la Nouvelle Académie : « Clitomacus disait anciennement que Carnéades avait surmonté les labeurs de Hercules, pour avoir arraché des hommes le consentement, C’est-à-dire l’opinion et la témérité de juger »37. Il se complique immédiatement d’une

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On ne saurait prétendre sérieusement que Montaigne ait cherché ainsi à dissimuler l’objet de ses propos, par crainte des suites judiciaires que pouvait encourir leur hétérodoxie : les censeurs du Saint Office savaient lire, il avait pu s’en apercevoir à Rome (voir son Journal de voyage, éd. F. Garavini, Paris, Gallimard, 1983, p. 221-222), leurs homologues français aussi, et un procédé aussi rudimentaire que le camouflage de l’intitulé n’avait aucune chance de les tromper. Quant aux commentaires qui associent le chapitre à son titre par des rapports métonymiques (le diable est boiteux, ainsi que Saturne, dieu du temps et de la mélancolie, qui patronne, dit-on, les sorciers — en fait ce rôle est tenu par Hécate, qui ne boite pas) ou métaphoriques (la boiterie intellectuelle mentionnée dans I, 25, p. 248/141), ils ont pour principal effet de détourner l’attention du montage textuel qui ancre le réquisitoire contre les délires démonologiques dans la théorie de la connaissance et de l’erreur élaborée tout au long des Essais. Cela explique le masculin pluriel de généralisation, « Des boiteux » (et non pas D’une boiteuse) : le trait anecdotique (« je me suis fait accroire… ») est saisi comme exemple d’un processus d’accréditation de l’erreur qui constitue le véritable objet du propos. M. de Montaigne, op. cit., III, 11, p. 382/1035. Cf. Cicéron, Académiques, II, 34 : « Maximam actionem puto repugnare visis, obsistere opinionibus, assensus lubricos sustinere, credoque Clitomacho ita scribenti, Herculis quemdam laborem exanclatum a Carneade ». Carnéade et son disciple Clitomaque sont les deux chefs de file de la Nouvelle

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conjecture étiologique moins flatteuse pour l’intéressé : « Cette fantasie de Carnéades, si vigoureuse, naquit à mon avis anciennement de l’impudence de ceux qui font profession de savoir », et elle en est le reflet inversé, comme il est précisé plus loin : « La fierté de ceux qui attribuaient à l’esprit humain la capacité de toutes choses causa en d’autres, par dépit et par émulation, cette opinion : qu’il n’est capable d’aucune chose. Les uns tiennent en l’ignorance cette même extrémité que les autres tiennent en la science ». Entre les formules successives de cette émulation dans l’excès, qui donne aux philosophes des deux bords une allure de bateleurs, est insérée une anecdote : On mit Ésope en vente avec deux autres esclaves : L’acheteur s’enquit du premier, ce qu’il savait faire ; celui-là pour se faire valoir répondit monts et merveilles : qu’il savait et ceci et cela : Le deuxième répondit de soi autant ou plus : Quand ce fut à Ésope, et qu’on lui eut aussi demandé ce qu’il savait faire : rien, dit-il : car ceux-ci ont tout préoccupé. Ainsi est-il advenu en l’école de la philosophie.

Qu’est-ce à dire ? Pour Montaigne, Ésope, « auteur de très rare excellence et duquel peu de gens découvrent toutes les grâces »38 n’est rien moins que naïf ; sa réponse (accompagnée dans le récit de Planude d’un éclat de rire) sera donc lue comme une moquerie à l’adresse des omniscients, en laquelle on peut reconnaître l’ironique défi de Socrate, qui comme lui se prévalait de son « ignorance » en face d’interlocuteurs trop sûrs d’eux. Le Phrygien comme l’Athénien répond à l’imposture de la science universelle par la comédie du non-savoir ; entre les bonimenteurs de foire et le benêt dont il joue un instant le rôle, il assigne à l’homme de bon sens, par sous-entendu, sa place exacte. Il faut la deviner. L’« Apologie de R. Sebond » en donne un indice, en définissant non pas deux, mais trois attitudes possibles pour les philosophes quant à leur rapport à la vérité : celle des dogmatiques, qui « ont pensé l’avoir trouvée » ; celle de « Clitomacus, Carnéades et les Académiciens », qui « ont désespéré de leur quête, et jugé que la vérité ne se pouvait concevoir par nos moyens » ; celle de « Pyrrhon et autres sceptiques » qui « disent qu’ils sont encore en cherche de la vérité »39. Entre les deux « extrémités » dont Ésope invitait à rire s’ouvre

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Académie ; ils figurent à ce titre dans le classement des écoles philosophiques proposé par Montaigne et Sextus. M. de Montaigne, op. cit., II, 37, p. 688/769. Cf. II, 10, p. 128/410, « La plupart des fables d’Ésope ont plusieurs sens et intelligences ». Ibid., II, 12, p. 271/502. Cette tripartition est empruntée à Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 1, que Montaigne suit ici à la lettre.

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donc la voie de la zététique pyrrhonienne (du vebe zêtein, « chercher »), où des découvertes occasionnelles sont possibles, mais où chacune est saisie comme réfutation d’une erreur, et acquis tout provisoire en attente d’une réfutation à venir ; de sorte que le progrès de la connaissance a pour envers le constat toujours réitéré de sa précarité, qui ne l’annule pas mais la relativise : tel homme, à tel moment, croit constater ceci ou cela, découvre que jusqu’alors il se trompait, et ne peut être sûr de confirmer plus tard sa position actuelle. Lors de la rédaction du troisième livre des Essais, la position de Montaigne n’a pas changé40, du moins quant à la gnoséologie, mais le chapitre « Des boiteux » donne matière à en préciser les termes. Est accentuée d’abord la différence entre l’erreur futile et l’erreur meurtrière — le titre y contribue, en désignant la première (celle de l’amant de la boiteuse) alors que le texte insiste sur l’autre (celle du magistrat imbu de démonologie) ; en procèdent des distinctions tout aussi judicieuses, entre les illusions et les absurdités, entre les croyances et les superstitions : partout des apparences, mais il en est de plus mensongères et dangereuses que d’autres. De cela dérive ensuite une obligation : à telles conjectures qu’un juge donne pour infaillibles et met à prix assez haut pour « en faire cuire un homme tout vif », il est nécessaire d’opposer avec force la conscience de l’incertitude, « quelque ignorance forte et généreuse qui ne doit rien en honneur et en courage à la science, ignorance pour laquelle concevoir il n’y va pas moins de science que pour concevoir la science »41. C’est très exactement ce qui a été accompli dans le chapitre, à la fois par les arguments en faveur du doute et par la réduction des « accidents supernaturels et fantastiques » des nuits de sabbat à la « fantasie » collective qui leur donne forme. Le texte devient ainsi matière à essai d’un scepticisme lucide, qui ne confond pas tout en une inscience universelle et, faute d’atteindre à des vérités définitives, sait au moins dissiper les mirages vers lesquels s’égarerait la recherche. Celui de Pyrrhon ? Celui de Socrate ? Celui d’Ésope ? Le patronage importe peu : c’est le type de scepticisme qui est sous-jacent à 40

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P. Villey et plus récemment E. Limbrick (« Was Montaigne really a Pyrrhonian ? », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 39, 977, p. 410) ont cru que Montaigne abandonnait ici le pyrrhonisme de l’« Apologie », jugé stérile ; en fait, c’est la Nouvelle Académie (Carnéade) qui est présentée dans les deux chapitres comme suspecte d’un excès dans la profession d’« ignorance ». Quant à tirer argument, comme le fait E. Limbrick, de la fréquence des emprunts aux Académiques de Cicéron après 1580, c’est méconnaître le fait que les matériaux de controverse sont communs aux pyrrhoniens et aux néo-académiciens, et que de toutes façons les emprunts, chez Montaigne, ne sont pas signes d’allégeance. M. de Montaigne, op. cit., III, 11, p. 374/1030.

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l’ensemble du texte qu’on vient de lire et déchiffrable à travers celui-ci. Ainsi est levée une équivoque de la classification inspirée de Sextus. Celle-ci, pour opposer le pyrrhonisme à la Nouvelle Académie, faisait valoir la zététique, avec son aspect positif de recherche inséparable de son aspect négatif de désillusion, mais ajoutait un argument tout différent, et quelque peu sophistique, en reprochant aux « académiciens » d’affirmer catégoriquement leur « ignorance », donc de s’arroger un savoir qui, tout négatif qu’il est, dépasse les capacités humaines42. Pour définir la position du philosophe dans le chapitre « Des boiteux », seul convient le trait de zététique empreint dans son argumentation : exercice de discernement et d’ironie au terme duquel l’écrivain peut assumer pleinement ses choix, à commencer par celui du doute, et les faire valoir contre les injonctions et les impostures des prétendus détenteurs du savoir. Ainsi lui est-il possible, nécessaire même, de se prononcer. Ses affirmations très vives dans ce chapitre polémique, et scandées lors des relectures selon les ressources du « langage coupé »43 — ce qui vaut ratification après réexamen — ne font pas de lui un dogmatique, mais seulement un homme en quête de vérité, qui n’hésite pas à souscrire à ses propos, puis à « persister et signer » du moment qu’ils lui paraissent justes, tout en reconnaissant qu’ils n’ont pas encore et n’auront peut-être jamais le poids des opinions et coutumes « reçues » par une collectivité. Concession toute relative, car le processus ne s’arrête pas là : la publication de ces propos est de nature à obtenir l’assentiment qui leur fera franchir les limites du for intérieur. Faute de garantie objective

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« Car cela, d’établir la mesure de notre puissance, de connaître et de juger la difficulté des choses, c’est une grande et extrême science, de laquelle ils [les pyrrhoniens] doutent que l’homme soit capable » (II, 12, p. 272/502). L’idée pourrait venir non pas du début des Esquisses de Sextus (I, 1, § 3-4), mais des considérations sur la différence entre pyrrhonisme et Nouvelle Académie détaillées en I, 33 (§ 226). La formule que Montaigne ajoute (« L’ignorance qui se sait, qui se juge et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance : pour l’être, il faut qu’elle s’ignore soi-même ») caractérise dans II, 12 l’erreur des « académiciens » ; si l’on voulait l’appliquer à III, 11, elle conviendrait peut-être mieux à la position médiane assignée aux pyrrhoniens. Il y a là une difficulté intrinsèque du scepticisme antique tel qu’il est présenté dans l’« Apologie » (cf. p. 276/505 : « J’exprime cette fantasie [la pensée pyrrhonienne] autant que je puis, parce que plusieurs la trouvent difficile à concevoir, et les auteurs mêmes la représentent un peu obscurément et diversement »). Sur les 6,5 folios de ce chapitre dans l’édition de 1588, l’Exemplaire de Bordeaux est muni de 186 retouches autographes de segmentation (par changement de ponctuation ou majuscules de scansion) du texte imprimé. L’effet de ratification a été analysé dans l’article sur «  Les convictions d’un sceptique  » (sur III, 1) paru dans les Cuadernos de filologia francesa, 10, 1997-1998, p. 83-97.

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Montaigne ne peut imposer cet assentiment, ni croire et faire croire qu’il va de soi ; mais ses convictions le sollicitent avec force ; car au point de convergence des regards que le lecteur et l’écrivain jettent ensemble sur les apparences, dans leur commune conscience des risques d’erreur, pourront se profiler des ébauches de vérités humaines — choix et témoignages concordants, à formuler énergiquement comme tels, en raison même de l’incertitude dont il faut faire l’aveu pour ne pas mentir.

Certain, à certes, de certains… : les emplois de certain, incertain et leurs dérivés dans les Essais, ou incertitude du discours et discours de l’incertitude chez Montaigne 1

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ertain », « un certain », « bien incertainement », « de certains », « « trop incertain », « très-certaines » : les notions de certitude et d’incertitude revêtent une acuité particulière chez Montaigne, dans la mesure où elles correspondent à une préoccupation constante de sa pensée. Le titre de cette communication fait déjà comprendre que les notions abordées, certain, à certes, incertainement par exemple, ne se limitent pas aux concepts philosophiques de certitude et d’incertitude, mais qu’elles leur donnent, du moins est-ce mon sentiment, ce « charnu » (III, 8, « De l’art de conférer », 231/941 B)2 que Montaigne apprécie dans le style de Tacite. Dans le contexte des guerres de Religion où les certitudes s’assènent — en France comme ailleurs en Europe — de façon péremptoire, Montaigne assume avec fermeté son incertitude personnelle et se contente de l’incertitude des choses comme d’un pis-aller. C’est la formule qui clôt l’ouverture du chapitre « De Démocrite et Héraclite » (I, 50, 526/302 C) : « Et [je puis] me rendre

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Ce texte a été publié dans Styles, genres, auteurs, n° 10, éd. M. Vallespir, R. de Villeneuve, Paris, P.U.P.S, 2010, p. 57-81. Nos références paginées pour les Essais sont doubles : elles renvoient d’abord à l’édition Naya-Tarrête en trois volumes (Gallimard, « Folio », 2007), puis à l’édition VilleySaulnier en un volume (P.U.F., 1965). Les lettres A, B et C indiquent les trois principaux états du texte : A pour 1580 ; B pour 1588 ; C pour l’état définitif à la mort de l’auteur en 1592 (état dit de « l’Exemplaire de Bordeaux »).

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au doute et incertitude, et à ma maîtresse forme, qui est l’ignorance »3. Le discours touchant les choses et les êtres s’avère incertain, au sens strict : improbable, impossible à fonder sur des bases fiables et définitives. L’incertitude de notre jugement et l’inconstance de nos actions vont de pair. Montaigne en prend son parti. L’incertitude s’impose à lui, nous dit-il quasiment à chaque page des Essais, et par conséquent à son discours qui s’efforce de rendre compte de la réalité. Je prendrai ici le mot discours dans son sens habituel au XVIe siècle de « faculté de raisonner, exercice de la raison, réflexion, raisonnement, analyse ». Sens double, puisque l’on y voit alterner (c’est le cas dans les Essais) : - d’une part, la faculté de raisonner elle-même, en principe au singulier, par exemple au chapitre « De la peur » (I, 18, 211/77 C) où Montaigne évoque « l’erreur de notre discours » (c’est-à-dire de notre raison) ; ou lors de l’accident de cheval du futur essayiste relaté en «  De l’exercitation  » (II, 6, 74/377 A), Montaigne, qui était tombé dans le coma, raconte : « C’eût été sans mentir une mort bien heureuse : car la faiblesse de mon discours [c’està-dire de ma raison] me gardait d’en rien juger, et celle du corps d’en rien sentir ». - et d’autre part, ce premier sens alterne avec un second qui correspond au résultat de l’exercice de cette faculté. Discours est alors le plus souvent au pluriel, même si cette opposition entre singulier et pluriel est évidemment schématique. Ainsi dans l’essai « De l’institution des enfants » (I, 26, 338/163 A) : « La philosophie a des discours [c’est-à-dire des raisonnements] pour la naissance des hommes comme pour la décrépitude ». Ou, autre exemple, métaphorique et cocasse, Montaigne désigne comme discours, au début du chapitre « De la vanité » (III, 9, 235/946 B), la production intestinale de ce gentilhomme qui ne communiquait sa vie que par les opérations de son ventre : « Vous voyiez chez lui, en montre, un ordre de bassins de sept ou huit jours : c’était son étude, ses discours [c’est-à-dire ses raisonnements] ; tout autre propos lui puait ». Le mot discours n’a donc pas chez Montaigne, en règle générale, le sens actuel de « morceau oratoire, propos solennel en forme ». Encore que cette acception puisse se rencontrer dans les Essais, notamment quand l’écrivain évoque l’œuvre de La Boétie (366/183 A) : « C’est un discours auquel il donna 3

Voici la citation complète  : «  Semant ici un mot, ici un autre, Échantillons dépris [détachés] de leur pièce : écartés sans dessein et sans promesse, je ne suis pas tenu d’en faire bon [d’en tirer une conclusion]. Ni de m’y tenir moi-même sans varier quand il me plaît. Et me rendre au doute et incertitude, et à ma maîtresse forme, qui est l’ignorance ».

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nom LA SERVITUDE VOLONTAIRE » — et dans un sens analogue en « De l’institution des enfants » (I, 26, 313/146 A), où se trouve mentionné le « discours de la force de l’imagination » de Plutarque. On citera un dernier exemple plus acide où le mot discours implique à la fois l’emphase du sens actuel et la prétention rationnelle du sens renaissant. C’est l’exemple que prend Montaigne du maître d’hôtel du cardinal Caraffa au chapitre « De la vanité des paroles » (I, 51, 532/306 A) : « Je lui faisais compter [rendre compte] de sa charge, écrit l’essayiste. Il m’a fait un discours de cette science de gueule avec une gravité et contenance magistrale, comme s’il m’eût parlé de quelque grand point de théologie ». En somme, discours sera donc pris ici au sens de « raisonnement écrit », quasiment comme un synonyme d’essai. Mise à l’épreuve de la raison et de ses raisonnements par manière d’essai pour reprendre la formule de Montaigne rendant hommage à La Boétie dans le chapitre «  De l’amitié  » (I, 28, 367/183-184 A). Or l’incertitude fondamentale du discours conduit chez Montaigne à la mise en œuvre d’un discours de l’incertitude. Sans limiter le champ de l’incertitude dans les Essais aux vocables certain et incertain avec leur famille de mots, puisqu’il faudrait prendre plus largement en considération, pour bien faire, des synonymes et antonymes comme assurance, inévitable au sens d’irréfutable en parlant de démonstrations mathématiques, doute, dubitation, surséance et suspension de jugement, dire les choses à feinte ou à droit, ou encore à certes, etc., sans se lancer, donc, dans une trop longue enquête lexicale, il paraît nécessaire de partir de quelques relevés statistiques. Ce sera le premier temps de notre étude. Si elles sont arides, les statistiques ont le mérite d’être concrètes. On s’intéressera ainsi d’abord à la manière dont Montaigne parle de la certitude et de l’incertitude, dont il pratique le certain et l’incertain dans son langage. Ensuite, on pourra montrer comment cette approche de l’incertitude par le discours, autrement dit par les essais d’exercice de la raison auxquels se livre l’écrivain, conduit finalement Montaigne à élaborer un discours de l’incertitude, c’est-à-dire une technique d’écriture qui incorpore l’incertitude des choses à son fonctionnement, qui se modèle sur l’imperfection de l’humaine raison, « instrument libre et vague » (III, 11, « Des boiteux », 348/1026 B). C’est ce « vague » qui semble intéressant en ce qu’il recouvre les étendues de la certitude et de l’incertitude pour Montaigne. En littérature, les gens s’expriment par des mots. Le choix des mots et les domaines d’application de leur emploi traduisent une vision personnelle de l’existence et de la réalité. En se focalisant sur les mots certain, incertain, certitude, incertitude, on s’expose au danger de myopie intellectuelle. Mais il faut se demander ce que révèle en

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profondeur chez Montaigne, dont le scepticisme pyrrhonien a donné lieu à mainte étude critique4, l’examen même des situations où l’écrivain se sent porté à choisir les mots en question. On se permettra, au demeurant, pour tenter de bien cerner la certitude et l’incertitude, quelques échappées hors du livre I. Ainsi, quoiqu’elles ne figurent pas dans ce premier livre des Essais, mentionnons malgré tout, pour commencer, deux citations qui semblent emblématiques et qui sont tirées de l’« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12). D’abord en 310/526 C, l’essayiste rapporte le mot de Nausiphanès, premier maître d’Épicure, déclarant « qu’il n’y a autre certain que l’incertitude » ; ensuite en 334/541 C, une seconde formule tardive assumée cette fois par Montaigne lui-même : « L’impression de la certitude est un certain témoignage de folie et d’incertitude extrême ». Ces deux formules font percevoir d’emblée les réserves fondamentales qu’inspire à Montaigne toute affirmation catégorique, de quelque nature qu’elle soit et sur quelque domaine qu’elle porte. Ainsi mon propos comportera trois moments : 1° une étude lexicale et sémantique du certain et de l’incertain ; 2° l’incertitude du discours ; 3° le discours de l’incertitude. Étude lexicale et sémantique du certain et de l’incertain. On trouve dans les Essais d’après la Concordance de Leake5, toutes formes confondues (singulier, pluriel, adverbe, adjectif, pronom et déterminant), 273 occurrences de certain ou certaine avec leurs flexions et dérivés, dont 69 dans l’« Apologie de Raimond Sebond » ; 25 occurrences de certitude, toujours au singulier cette fois, dont 10 dans l’« Apologie » ; et 5 emplois de l’expression à certes, dont 3 dans l’« Apologie ». À l’inverse, on trouve 32 occurrences de l’adjectif incertain et de ses variations (y compris le dérivé adverbial incertainement) et 31 du substantif incertitude, là aussi toujours au singulier, dont 11 dans l’« Apologie ». À ce simple aperçu, on voit que l’« Apologie » se taille la part du lion dans le relevé, entre 1/4 et 3/5 des apparitions, ce qui ne paraît pas très étonnant, si l’on sait que l’« Apologie de Raimond Sebond », outre son volume considérable, est le chapitre entre tous où Montaigne entreprend de mettre à bas les certitudes 4

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Voir par exemple L’Écriture du scepticisme chez Montaigne, Actes des Journées d’études du CESR (Tours, novembre 2001), éd. M.-L. Demonet, A. Legros, Génève, Droz, 2004 ; Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, éd. V. Carraud, J.-L. Marion, Paris, P.U.F., 2004. R. E. Leake, Concordance des Essais de Montaigne, Genève, Droz, 1981.

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illusoires de la raison humaine et de réduire sa présomption, sa prétention indue à se placer au sommet de la Création, comme cherchait à le démontrer le théologien catalan Raimond Sebond dans sa Théologie naturelle (ou pour donner le titre latin de l’ouvrage traduit par Montaigne en 1569 : Liber creaturarum, sive Theologia naturalis). Commençons par un rappel de base : « En français moderne, le sens et le statut de certain varie selon sa position par rapport au nom. Antéposé, c’est un déterminant ; postposé, un adjectif. Ce n’était pas le cas au XVIe siècle. L’adjectif peut être antéposé »6. Dans la langue de Montaigne, les choses sont donc moins claires qu’aujourd’hui : en général, certain n’a pas la même acception — et ne relève pas, le plus souvent, de la même catégorie grammaticale — selon qu’il est placé avant ou après le nom qu’il complète. Placé après, au même titre qu’incertain, il s’agit d’un adjectif qualificatif ayant le sens de : « sûr », « avéré ». Mais au XVIe siècle, l’adjectif peut se trouver antéposé, alors que le déterminant n’est jamais postposé. Comme exemple de certain déterminant indéfini quantifiant-caractérisant ou caractérisant pur7, on pourrait citer chez Montaigne nombre de passages. Piochons, au chapitre « De la modération » (I, 30, 387/199 B et C), cette phrase où le sens est le même qu’à notre époque : « Certaines nations, et entre autres la Mahométane, abominent la conjonction avec les femmes enceintes ». Autre exemple, où certain a le sens de « défini, mais imprécis » ou plutôt de « défini, mais non précisé » (il marque l’indétermination quant à l’identité), cet extrait du chapitre « De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue » (I, 23, 267/114 A), où Montaigne, déroulant le catalogue des usages qui se rencontrent de par le monde, décrit une contrée où, dit-il, « c’est office de piété de tuer son père en certain âge »8. On mentionnera également la formule « à certaine mesure basse » utilisée par Montaigne au chapitre « Du jeune Caton » (I, 37, 432/231 C) pour apprécier la poésie. Parmi les exemples de pluriel, ce passage tiré de l’essai « C’est folie de rapporter le vrai et le faux 6

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V. D. Le Flanchec, Essais de Montaigne : livre III, Paris, Atlande, 2002, « Le travail du texte », p. 215. Pour les catégories de déterminants indéfinis quantifiants purs, quantifiantscaractérisants et caractérisants purs, voir D. Denis, A. Sancier-Chateau, Grammaire du français, Paris, LGF, « Le Livre de Poche », 1994, p. 236-247. Contrairement à V. D. Le Flanchec (op. cit., p. 214), elles distinguent (p. 241 et 246) certains au pluriel, quantifiantcaractérisant, de certain au singulier, caractérisant pur. On pourrait aussi étudier l’expression « jusques à certaine mesure » qu’on rencontre dans l’« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12, 334/560 A), ainsi qu’aux chapitres « Sur des vers de Virgile » (III, 5, 116/862 B) et « De la vanité » (III, 9, 246/953 B).

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à notre suffisance » (I, 27, 364/182 A), où Montaigne s’insurge contre la liberté que prennent les fidèles, en son temps, de discuter de ce qu’il appelle « l’autorité de notre police ecclésiastique » : « Ce n’est pas à nous à établir la part que nous lui devons d’obéissance. Et davantage : je le puis dire pour l’avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon choix et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l’observance de notre Église ». Notons que ce pluriel ne suggère pas tant ici un nombre indéterminé, que des points fort bien identifiés de l’observance, que l’essayiste par prudence ne tient pas à préciser. Voilà pour les cas ordinaires où certain est antéposé. Placé après le nom qu’il complète, certain devient, exactement comme incertain, un adjectif qualificatif. Dans cette acception, Montaigne l’utilise plutôt comme attribut que comme épithète, c’est-à-dire que la certitude est non un simple complément mais véhicule l’information essentielle de la phrase : ce qui compte, c’est le caractère certain du thème de la phrase. Mais ces emplois de certain et d’incertain, étant anodins, ne méritent pas qu’on s’y arrête9. Restent les occurrences liées à la langue du XVIe siècle. Peut-être sous l’influence du latin certus, a, um, qui signifie « fixé, déterminé, précis », certain, qu’il soit antéposé ou postposé, qu’il soit seul ou accompagné d’autres épithètes, prend alors valeur d’adjectif qualificatif, non plus avec le sens de « sûr », « garanti », « indubitable », mais avec celui de « précis », « net », « fixé ». C’est le cas dans des contextes particuliers où il est question de règles, de bornes, d’un ensemble diffus à embrasser ou à cadrer. Postposé par exemple dans l’essai « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons » (I, 14), à propos de la soif d’épargne — véritable avarice — que connut l’essayiste durant une partie de son existence, sa « seconde forme » qui a été « d’avoir de l’argent » et de vouloir accumuler les richesses. Montaigne reconnaît en effet (198/65 B) : « Mais le danger était que malaisément peut-on établir bornes certaines [c’est-à-dire arrêtées] à ce désir ». Antéposé, à l’inverse, on citera le chapitre « De la solitude » (I, 39, 455/248 A), où Montaigne conseille à son lecteur de prendre Caton et Aristide comme références et comme modèles de conduite, afin, dit-il, « d’arrêter et

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Deux exemples presque au hasard. Encore l’« Apologie », avec un emploi ironique à l’issue d’un raisonnement dont l’essayiste se moque (287/527 B) : « Voilà pas une forme de parler certaine [c’est-à-dire sûre, absolument fiable] ? ». Et un autre exemple dans l’essai « De l’art de conférer » (III, 8, 228/938 C) : « L’obstination et ardeur d’opinion est la plus sûre preuve de bêtise. Est-il rien certain [c’est-à-dire plein d’assurance], résolu, dédaigneux, contemplatif, grave, sérieux, comme l’âne ? ».

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fermir votre âme en certaines [c’est-à-dire précises] et limitées cogitations où elle se puisse plaire ». Par ailleurs, on trouve vingt emplois de la tournure impersonnelle il est certain, toujours signifiant « incontestable », « établi », dont une occurrence au passé simple : « il fut certain » au chapitre « De la force de l’imagination » (I, 21, 247/101 C), contre un seul emploi de la tournure il est incertain dans l’essai « Que philosopher c’est apprendre à mourir » (I, 20, 229/87 A) : « Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout ». C’est à croire que Montaigne préfère parler de ses certitudes que de ses incertitudes. Néanmoins, dans le cas des tournures impersonnelles, on notera que l’expression de la certitude n’est pas prise en charge directement par le locuteur, qui efface précisément sa présence derrière l’impersonnel. De plus, on assiste également à des modalisations de la certitude si l’on peut dire, et c’est là que le tempérament personnel de Montaigne apparaît le plus10. Par exemple un emploi unique de la formule il est bien certain dans l’essai « Des récompenses d’honneur » (II, 7)11. Six usages de la locution verbale tenir pour certain, dont quatre à la première personne du singulier, marquent de manière appuyée la modalisation subjective du propos, partant, son caractère contestable. On mentionnera ici l’essai « De l’âge » (I, 57, 562/327 A) : « Quant à moi, je tiens pour certain que, depuis cet âge [trente ans], et mon esprit et mon corps ont plus diminué qu’augmenté, et plus reculé qu’avancé ». On rencontre aussi, une fois, la variante prendre pour certain au chapitre « Des menteurs » (I, 9, 159/37 C) : « Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, nous serions en meilleurs termes. Car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille fi-

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Voir K. Sellevold, « J’ayme ces mots » : expressions linguistiques de doute dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2004. Elle étudie les marqueurs modaux peut-être et à l’aventure en triant les cas où cette dernière locution a un sens modal de ceux où elle ne l’a pas. En comparant Montaigne à une quinzaine d’auteurs du XVIe siècle (p. 48-60), elle constate que l’absence quasiment totale du sens modal de à l’aventure chez d’autres auteurs du corpus retenus (notamment Bodin, Du Bartas, Larivey, le Ronsard des Sonnets pour Hélène) met en relief d’une manière saisissante sa présence abondante dans les Essais. 82/383 A : « Il est bien certain que la récompense de l’ordre ne touchait pas, au temps passé, seulement cette considération [de la vaillance militaire], elle regardait plus loin ». On peut songer aussi aux occurrences du tour très certain, pour désigner soit des « preuves très certaines  » (II, 11, «  De la cruauté  », 142/424 A)  , soit de «  très certains et irréfragables exemples » (III, 11, « Des boiteux », 355/1031 B), soit encore une « très certaine damnation » (III, 12, « De la physionomie », 372/1043 C) ou une « très certaine espérance » (II, 13, « De ne juger la mort d’autrui », 405/609 C).

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gures et un champ indéfini  »12. Cette occurrence marque l’impossibilité d’avoir une certitude ; et le système hypothétique, ainsi que la forme en –rais de prendre pour certain, sont le signe que ce qui est évoqué n’est pas tenu pour vrai par l’énonciateur. Autrement dit, la certitude n’est pas ici possible. Pour tirer un bilan de cet examen lexical et sémantique, il semble, au fond, que les expressions les plus tranchantes soient employées dans des raisonnements où le doute est permis. Il faudrait, pour être complet, étudier à part les adverbes certainement (17 occurrences) et incertainement (4 emplois), en distinguant — uniquement pour le premier, car le second n’a jamais de valeur modale et signifie toujours « sans précision » — les acceptions modales (à valeur de probabilité) et non modales (où certainement, notons-le, ne veut jamais dire « avec précision » conformément au sens étymologique du mot, mais « avec certitude » suivant une acception qu’il a perdue aujourd’hui dans notre langue du XXIe siècle). Sous réserve de vérifications approfondies, chez Montaigne, certainement, en dehors de sa valeur modale (où il prend le sens de : « en toute probabilité »), signifie toujours « avec certitude », alors qu’incertainement signifie toujours « sans précision ». On donnera un simple exemple pour chacune des deux valeurs de certainement, modale et non modale. Valeur modale dans l’essai «  Considération sur Cicéron  » (I, 40, 12

Enfin, toujours à propos de modalisation, on soulignera que, lorsqu’il signifie « sûr », « indubitable », certain peut se rencontrer avant le nom qu’il complète, mais qu’il prend alors une intensité accrue par rapport à la signification qu’il aurait eue postposé. C’est le cas dans des contextes où le locuteur semble vouloir donner un caractère spécialement péremptoire au propos. Certain signifie alors « catégorique », « formel », « absolument sûr », il devient un quasi synonyme de « très-certain ». On trouve plusieurs exemples qui, combinés, font apparaître cette nuance dans l’« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12). D’abord concernant les épéchistes et leur technique de controverse (254/503 A) : « Si, par certain jugement, vous tenez que vous n’en savez rien [de la couleur blanche ou noire de la neige], ils vous maintiendront que vous le savez ». Deuxième exemple, toujours antéposé, à propos de la nation des Gètes et de ses rites religieux : si, dit Montaigne, le député que cette nation envoie à ses dieux « trépasse soudain, ce leur est certain argument de faveur divine » (279/521 C). Là encore, le sens est bien, non pas « fixé », « précis », mais « indubitable », et l’adjectif se trouve pourtant placé avant le mot qu’il complète, comme si cette antéposition donnait plus de fermeté à la certitude. Par comparaison, on appréciera un troisième exemple, très proche du premier, mais où l’adjectif est postposé, toujours dans l’« Apologie », à propos d’Arcésilas qui établissait « par axiome certain » telle proposition qui le démarquait des autres pyrrhonistes (361/578 A) : « Et disait Arcésilas les soutènements et l’état droit et inflexible du jugement être les biens, mais les consentements et applications être les vices et les maux. Il est vrai qu’en ce qu’il l’établissait par axiome certain, il se départait du pyrrhonisme ». La redondance (certain devient quasiment une épithète de nature d’axiome) pose la certitude du propos.

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457/249-250 A), à propos de l’opposition du dire et du faire et de la gloire qui s’attache à chacune de ces activités : « Et si la perfection du bien parler pouvait apporter quelque gloire sortable à un grand personnage, certainement [c’està-dire en toute probabilité, il est tout à fait vraisemblable que] Scipion et Lælius n’eussent pas résigné l’honneur de leurs comédies et toutes les mignardises et délices du langage latin à un serf africain : car, que cet ouvrage soit leur, sa beauté et son excellence le maintient assez, et Térence l’avoue luimême ». Valeur non modale, où certainement signifie « avec certitude », « en toute certitude » dans l’« Apologie » par exemple (163/441 A) : « C’est la foi seule qui embrasse vivement et certainement [c’est-à-dire en toute certitude, en étant sûre de ne pas s’abuser] les hauts mystères de notre Religion ». On constate donc, et ce n’est pas pour étonner le lecteur de Montaigne, un relatif équilibre entre les emplois. Si certain est bien plus fréquent qu’incertain dans les Essais, incertitude apparaît en revanche plus souvent que certitude. Ce qui ressort, malgré tout, c’est donc cette grande fréquence et cette diversité des emplois de certain sous la plume de Montaigne : formes grammaticales, positions (avant ou après le nom qu’il complète) et intensifs (emploi de très). On pourrait en tirer l’impression d’un penseur péremptoire, mais il faut plutôt rapprocher une telle caractéristique de la tendance, repérée par Nicolas Le Cadet chez Montaigne, à un usage pyrrhonien du style sentencieux dans les Essais13. Car le principal enseignement de ces statistiques, c’est la richesse de la palette d’acceptions de certain comme déterminant. De manière plus générale, si les formules les plus tranchantes, on le disait, sont employées dans des raisonnements où le doute est permis, il en résulte que la « marque péculière » de Montaigne sera bien de modaliser ces expressions catégoriques, par conséquent d’introduire, au cours des analyses et développements que ménagent les mises à l’épreuve ou « essais » de son jugement, des degrés de certitude. L’incertitude du discours À présent que nous avons repéré la pratique langagière du certain et de l’incertain dans les Essais, il faut tenter de comprendre comment Montaigne appréhende les notions de certitude et d’incertitude, quelle approche intellectuelle il en donne tout au long de son ouvrage. Et dès lors, ce ne sont plus les acceptions des termes : certain et incertain, certitude, incertitude en euxmêmes qu’il importe de considérer, mais la position, l’attitude qu’adopte 13

N. Le Cadet, « La maxime et le nouveau langage des Essais », Nouveau Bulletin de la Société internationale des Amis de Montaigne, II, 2e semestre 2007, n° 46, p. 85-109.

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Montaigne à leur égard quand il évoque ces sujets dans son discours. La modalisation va nous servir de lien, car ces degrés de certitude et d’incertitude qu’introduit Montaigne en évoquant la relativité de divers thèmes, ces degrés n’apparaissent justement dans son discours que par le biais de la modalisation. Pour revenir un instant à l’adverbe certainement, Montaigne déclare par exemple en « De l’expérience » (III, 13, 425-426/1080 B) à propos des régimes diététiques que veulent lui prescrire les médecins et qu’il refuse de suivre : « Je ne crois rien plus certainement que ceci : que je ne saurais être offensé par l’usage des choses que j’ai si longtemps accoutumées ». Ici la modalisation subjective impliquée par la tournure je crois que rejaillit sur l’adverbe par attraction modale pourrait-on dire, de sorte que certainement ne signifie ni « en toute probabilité », ni « en toute certitude », mais à mi-chemin entre ces deux valeurs il signifie « avec la plus ferme conviction ». La modalité épistémique indique la forte chance d’actualisation du procès. Et voilà où se fait jour l’attitude de Montaigne à l’égard de la certitude et de l’incertitude. Il modalise, non seulement ce qu’il dit, mais il se modalise lui-même en train de le dire, comme pour mettre en garde son lecteur et l’inviter à l’esprit critique. Sur maints sujets, par ses prises de position personnelle, l’essayiste va en conséquence brosser une palette de degrés fort divers de certitude et d’incertitude, les premiers en général très modérés, les seconds plus intenses. On trouve ainsi les expressions «  peu de certitude  » (III, 12, «  De la physionomie  », 393/1057 C), « quelque certitude » (II, 12, « Apologie de Raimond Sebond », 363/579 A), « plus de certitude » (I, 11, « Des pronostications », 168/43 B), mais aussi des tournures comme « nulle certitude qui me satisfasse » (II, 12, « Apologie », 251/501 C), « je ne pleuvis [garantis] autre certitude, sinon que » (III, 11, « Des boiteux », 358/1033 C), sans parler des emplois ironiques équivalant au degré zéro de la certitude. En revanche, pour incertitude, apparaissent des formules catégoriques, à propos de la torture : « Pour dire vrai, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger » (II, 5, « De la conscience », 62/369 A), ou touchant la prétention au savoir : « L’impression de la certitude est un certain témoignage de folie et d’incertitude extrême  » (II, 12, « Apologie de Raimond Sebond », 306/541 C). Les énoncés sont assertifs, la certitude devient possible pour dire son impossibilité. Une tendance générale se dégage donc nettement : d’une part à modaliser et tempérer la certitude, d’autre part à radicaliser l’incertitude. Si l’on dresse à présent un rapide tour d’horizon des domaines où se fait jour aux yeux de Montaigne l’incertitude ou la certitude possibles du discours, on constate que l’incertitude est générale, à grand renfort de couples ou de trios de termes où l’incertitude se trouve appariée à la « variété des choses »

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(I, 19, « Qu’il ne faut juger de notre heur, qu’après la mort », 217/79 A), à la « perplexité » (I, 24, « Divers événements de même conseil », 288/128 A), à l’ « inquiétude » (ibid., 294/132 A), au « trouble » (I, 47 : « De l’incertitude de notre jugement », 506/286 C), au « doute » (I, 50, « De Démocrite et Héraclite », 526/302 C), à la « confusion » (II, 37, « De la ressemblance des enfants aux pères », 649/777 A), aux « querelles » (III, 13, « De l’expérience  », 405/1067  B), à l’«  erreur  » (II, 12, «  Apologie de Raimond Sebond », 381/592 A). Et pour finir cette énumération, je citerai ce passage du chapitre « De l’expérience » (III, 13, 450/1095 C) relatif aux ressorts de la Nature que l’homme prétend à tort découvrir : « Il y a grande incertitude, variété et obscurité de ce qu’elle nous promet ou menace ». Les seuls domaines où une certitude paraisse possible à Montaigne dans les Essais, ce sont les mathématiques, mais il se méfie de ce qui ne peut être vérifié par les sens et rejette donc souvent avec une ironie virulente les démonstrations de la logique comme des mathématiques. On se souvient du célèbre « Plaisants causeurs » au chapitre « Des boiteux » (III, 11, 348/1026 C), employé pour dénigrer ceux qui « laissent là les choses, et s’amusent à traiter les causes ». L’essayiste voit, semble-t-il, dans la géométrie une illustration parmi d’autres des illusions de la raison humaine. Cela ne l’empêche pas d’interroger avec curiosité Jacques Pelletier du Mans sur ces questions. Dans l’« Apologie» (351/571 A), il indique par exemple : « Et m’a l’on dit qu’en la Géométrie (qui pense avoir gagné le haut point de certitude parmi les sciences) il se trouve des démonstrations inévitables subvertissant la vérité de l’expérience ». L’essayiste se montre plus sévère par contre avec la médecine et le droit, dont les prétentions à la certitude lui paraissent non seulement aberrantes, mais relever pour ainsi dire de l’imposture. On se reportera aux chapitres « De la ressemblance des enfants aux pères » (II, 37) et « De l’expérience » (III, 13). Quand on passe à l’incertitude, on voit le domaine économique rejoindre les précédents. Un seul exemple, tiré du chapitre II, 17 : « De la présomption », suffit à prouver que Montaigne n’accorde aucun crédit, aucune confiance aux gens qui font des plans sur la comète en matière financière (457-458/645 B) : « Et je suis d’avis que, si ce qu’on a suffit à maintenir la condition en laquelle on est né, et dressé, c’est folie d’en lâcher la prise sur l’incertitude de l’augmenter ». Ne parlons pas des conduites humaines et des comportements de ses contemporains : «  Certes c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme »14. Montaigne s’insurge, de ce fait, tout particulièrement qu’en

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I, 1, « Par divers moyens on arrive à pareille fin », 124/9 A.

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matière de religion trop de monde prenne en cette fin du XVIe siècle la liberté de discuter du dogme religieux comme s’il était permis au premier venu, femme ou garçon de boutique, de pérorer librement sur ces questions. On peut renvoyer à la lecture du chapitre « Des prières » (I, 56), ainsi bien sûr qu’à l’« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12). Car cette longue apologie paradoxale du théologien espagnol, apologie délibérément austère, pourrait bien avoir été composée par Montaigne dans l’intention non seulement de se moquer des certitudes et des systèmes philosophiques, mais de les remplacer par un doute radical — et l’on rejoint ici le pyrrhonisme — face auquel la seule figure de Dieu resterait en place comme une vérité révélée, invitant l’homme à se garder de tout discours à son sujet. Une occurrence d’un discours de certitude apparente va dans le même sens sur un thème plus léger, la superstition des exploits sexuels. On observera en effet que le seul emploi du passé simple dans la tournure impersonnelle qu’on examinait plus haut suffit à désolidariser le locuteur du propos qu’il énonce et en l’espèce à jeter un jour ironique sur l’épisode, puisque se trouve adopté par Montaigne à des fins parodiques le point de vue des superstitieux qui accordent créance à la médaille destinée à les guérir des « nouements d’aiguillettes ». Citons ce passage de l’essai « De la force de l’imagination » (I, 21, 247/101 C) : « Somme il fut certain que mes caractères se trouvèrent plus Vénériens que Solaires, plus en action qu’en prohibition ». Montaigne aurait pu dire « il est certain que mes caractères » etc., mais l’ironie aurait disparu avec la polyphonie15. Ainsi, finalement, la seule aune que Montaigne admette en matière de certitude, aune très imparfaite, qui se trouve évidemment très vite remise en cause, ce sont les sens16. Le témoignage sensoriel lui paraît fragile non seule-

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On peut consulter à nouveau, pour cette notion et pour l’étude systématique des marqueurs évidentiels chez Montaigne, le travail de K. Sellevold (op. cit., p. 35-68) : elle a examiné les marqueurs il me semble que, il semble que, il paraît que, j’ai l’ impression que, je crois que, je pense que. Voir aussi les travaux classiques d’O. Ducrot, Le Dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, « Propositions », 1984, chap. VIII, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », p. 171-233. L’essayiste assure par exemple (375/588 A) : « Il n’est aucun absurde selon nous plus extrême que de maintenir que le feu n’échauffe point, que la lumière n’éclaire point, qu’il n’y a point de pesanteur au fer ni de fermeté, qui sont notices que nous apportent les sens : ni créance, ou science en l’homme, qui se puisse comparer à celle-là en certitude ». Montaigne ne révoque pas totalement le témoignage des sens, puisqu’il l’oppose aux démonstrations mathématiques quand cela l’arrange. Mais ce qu’il réfute en revanche, c’est la foi que l’homme accorde à ce témoignage. L’essayiste déclare d’ailleurs qu’il doute que l’homme « soit pourvu de tous sens naturels » (ibid.).

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ment en soi, mais parce que, qui sait, dans le cas de l’homme il est peut-être même incomplet, d’autres animaux possédant des sens que nous n’aurions pas17. Cela dit, étant donné que cette aune est la seule dont dispose l’être humain, il en découle que le degré de certitude que Montaigne accorde à la matière dont il parle augmente à mesure qu’elle se rapproche de lui-même, puisqu’il est « Roi de [s]a matière »18. Voilà pourquoi le domaine où la certitude de Montaigne est la plus affirmée est l’amitié. En réponse aux malveillants qui mettraient en cause la qualité de leur entente, par exemple en suggérant des calculs ou des conflits d’intérêts possibles, Montaigne proclame dans l’essai « De l’amitié » (I, 28, 375/189 A) : « Il n’est pas en la puissance de tous les discours du monde de me déloger de la certitude que j’ai, des intentions et jugements du mien [de l’ami qu’était Étienne de La Boétie]. Aucune de ses actions ne me saurait être présentée, quelque visage qu’elle eût, que je n’en trouvasse incontinent le ressort. Nos âmes ont charrié si uniment ensemble, elles se sont considérées d’une si ardente affection, et de pareille affection découvertes jusques au fin fond des entrailles l’une de l’autre, que, non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à lui de moi qu’à moi ». Quelque crédit qu’il faille accorder à cette perfection amicale sur les plans biographique et historique19, on voit que, pour une fois, la conviction de Montaigne n’est pas marchandée. Ainsi l’incertitude du discours prend-elle des formes multiples chez Montaigne. Incertitude de notre jugement, d’abord, suivant le titre du chapitre I, 47. On peut l’illustrer par une page digne des tergiversations de Gargantua au troisième chapitre du Pantagruel (1532), pris entre la naissance de son fils et la mort de sa femme20. Montaigne y relate le « passage que l’empe17

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Voir le long bestiaire présenté dans l’« Apologie de Raimond Sebond » (175-230/449486) ; et l’étude de C. Couturas, « Les exemples animaliers dans l’ “Apologie de Raimond Sebond” », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, VIIe série, n° 39-40 (janvier-juin 1994), p. 54-57. III, 8, « De l’art de conférer », 233-234/943 B et C : « Moi qui suis Roi de la matière que je traite, et qui n’en dois compte à personne, [je] ne m’en crois pourtant pas du tout [tout à fait]. Je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me défie, et certaines finesses verbales de quoi je secoue les oreilles : mais je les laisse courir à l’aventure ». Voir, entre autres, P. Desan, Montaigne dans tous ses états, Fasano, Schena Editore, 2002 ; M. Magnien, « Le centre indécis du livre I : réflexions sur la “place” de La Boétie au sein des Essais », in Montaigne et l’ intelligence du monde moderne : Essais, livre I, éd. B. RogerVasselin, Paris, P.U.F., 2010, p. 115-133. Rappelons l’incipit de ce chapitre III du Pantagruel : « Du dueil que mena Gargantua de la mort de sa femme Badebec » : « Quand Pantagruel fut né, qui fut bien esbahy et perplex ? Ce fut Gargantua son pere. Car, voyant d’un cousté sa femme Badebec morte

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reur Charles cinquième fit en Provence  », expliquant comment «  le roi François fut au propre d’élire [de choisir] ou de lui aller au-devant en Italie, ou de l’attendre en ses terres », etc. Dans cet extrait (504/285 A), dont la première phrase fait plus d’une page à elle seule, Montaigne s’amuse à plaider le pour et le contre sur une question de protocole pour montrer que chaque hypothèse peut être valable, et pour incliner par cet exemple le lecteur à plus de circonspection dans ses prises de position, quel que soit le sujet traité. Si l’on examine le passage, on remarquera certaines expressions imagées à valeur quotidienne, instaurant insensiblement la familiarité d’une atmosphère simple et populaire avec le public, comme « celui qui met la nappe tombe toujours des dépens ». On voit d’autre part que Montaigne a le souci d’adopter non seulement le point de vue de François Ier tel qu’il peut l’imaginer, mais aussi celui du soldat qui n’a que peu de compensations aux dangers et difficultés que lui occasionne la guerre, et qui en devient excusable de se livrer alors au pillage ou de déserter s’il se trouve à proximité de son foyer, et le point de vue enfin de Charles-Quint tel que pouvait le prévoir François Ier21.

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et de l’aultre son filz Pantagruel né tant beau et tant grand, ne scavoit que dire ny que faire. Et le doubte que [qui] troubloit son entendement estoit assavoir s’il devoit plorer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joye de son filz. D’un costé et d’aultre il avoit argumens sophisticques qui le suffocquoyent, car il les faisoit très bien in modo et figura, mais il ne les povoit souldre, et, par ce moyen demouroit empestré comme la souriz empeigée ou un milan prins au lasset ». On aurait pu évoquer aussi les hésitations de Panurge sur le mariage tout au long du Tiers Livre (1546). L’événement commenté remonte à 1536. C’était la troisième guerre entre François Ier et Charles-Quint. Après occupation par la France de la Savoie et du Piémont, l’empereur fit envahir la Provence, puis assiégea Marseille, qui résista victorieusement. Une trêve fut conclue l’année suivante par l’entremise du pape Paul III. Les différents exemples pris à la fin du passage font allusion à la deuxième guerre punique qui se termina par la victoire romaine de Zama en 202 av. J.-C. (Scipion et Hannibal), à l’expédition de l’Athénien Nicias contre Syracuse en 415 av. J.-C. qui se solda par un désastre, et au siège de Syracuse un siècle plus tard par les Carthaginois en 311 av. J.-C., face auxquels le tyran Agathocle résista en portant la guerre sur le territoire punique. La source de Montaigne est ici Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live (1519), livre  II, chapitre  12 : « Lequel vaut le mieux, lorsqu’on craint d’être attaqué, de porter la guerre chez son ennemi ou de l’attendre chez soi ». Mais la différence entre Montaigne et Machiavel se trouve dans la conclusion. Car l’essayiste, en l’agrémentant d’une citation non reproduite ici du poète Manilius, contemporain de Tibère, citation qui confère une couleur humaniste et plus générale à sa réflexion, donne le fin mot à la Fortune qui rend nos calculs à peu près inutiles, alors que Machiavel, stratège politique et militaire avant tout soucieux de proposer un modèle de conduite, tranchait (trad. T. Guiraudet, Paris, BergerLevrault, 1980, p. 186) : « Je conclus donc qu’un prince dont les États sont remplis de

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Incertitude des choses pour l’homme pris dans le devenir, puisque l’inaccessibilité de l’être à « l’humaine condition » condamne le discours de l’essayiste à peindre le « passage ». C’est l’ouverture du chapitre « Du repentir » (III, 2, 34/805 B) et la fin de l’« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12, 394/601 A), dont on peut reprendre quelques lignes : « Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l’infini. Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion ». Incertitude et précarité de la condition humaine elle-même, non seulement à cause de l’universel écoulement, mais aussi à cause du temps qui passe, « de jour en jour, de minute en minute », avec les changements d’humeur et de fantaisies qu’il produit. On connaît les remarques de l’essayiste sur luimême (II, 12, 343/565 B) : « Un même pas de cheval me semble tantôt rude, tantôt aisé, et même chemin à cette heure plus court, une autre fois plus long, et une même forme ores plus, ores moins agréable. Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire ; ce qui m’est plaisir à cette heure, me sera quelquefois peine. Il se fait mille agitations indiscrètes et casuelles chez moi ». L’alliance d’antonymes (rude vs aisé, court vs long, tout vs rien, plaisir vs peine), et le fait que l’adjectif agréable soit modifié par plus puis par moins, peignent l’instabilité, la réversibilité des choses. De même, en « De la vanité » (III, 9, 261/964 C) : « Mes premières publications furent l’an mille cinq cent quatre vingt. Depuis d’un long trait de temps je suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d’un pouce. Moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux. Mais quand meilleur, je n’en puis rien dire ». Ici, l’incertitude de l’identité est visible au retournement syntaxique qui fait se succéder une structure attribut+sujetverbe (assagi je ne le suis) à une structure plus traditionnelle sujet-verbe+attribut (je suis envieilli). La syntaxe est à l’image de la révolution intime inaboutie. Incertitude, bien sûr, de la conjoncture politique à la fin du XVIe siècle et par conséquent de Montaigne, sujet du roi de France, vassal des puissants et maire de Bordeaux, pris « dans le moiau des troubles » des guerres civiles de France entre papistes et réformés. C’est l’objet, entre autres, des essais « De l’utile et de l’honnête  » (III, 1) et «  De ménager sa volonté  » (III, 10). peuples nombreux et aguerris doit toujours attendre chez lui un ennemi puissant au lieu d’aller à sa rencontre. Mais celui qui a ses sujets désarmés, et peu aguerris, doit l’éloigner de son territoire le plus qu’il peut ».

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Incertitude, en définitive, de toute cette réalité qui s’offre au regard de l’essayiste et que son discours restitue pour le lecteur, mais de cette réalité à laquelle plus encore — et c’est la dernier point de mon propos auquel je voudrais en venir à présent — Montaigne s’efforce d’adapter son discours, ou plus exactement sur laquelle il s’efforce de modeler son discours. En somme, devant l’incertitude incontournable et avérée du discours, Montaigne tente de mettre en place un discours de l’incertitude, une technique d’écriture qui colle au plus près à ses propres revirements de pensée, à la volatilité de ses fantaisies, mais aussi à l’instabilité fondamentale des choses et des êtres. Le discours de l’incertitude Au fondement de ce discours de l’incertitude, on peut repérer deux préoccupations distinctes chez Montaigne. D’abord une stratégie de mise à bas des certitudes que se forge la présomption humaine. Il s’agit pour l’essayiste de réduire autant qu’il peut les prétentions de l’être humain en général à se placer au sommet de la Création, mais aussi de l’homme occidental à dominer ses semblables de l’autre côté de l’Océan. Ce sont les deux chapitres qui, audelà de l’écho interne ménagé au sein du premier livre avec l’essai « De la coutume et ne changer aisément une loi reçue » (I, 23)22, se répondent à huit années de distance : « Des Cannibales » (I, 31) et « Des coches » (III, 6), avec leur satire acerbe des préjugés sur l’Autre, puis des massacres auxquels, combinés à l’appât de « la mercadence et de la trafique », ces préjugés ont conduit — massacres perpétrés dans le Nouveau Monde par les Conquistadores et que Montaigne dénonce en en montrant l’ignominie et l’inutilité. Mais le discours de l’incertitude correspond également chez Montaigne à un véritable style, avec l’aspect de pente involontaire, de vision personnelle que recouvre cette notion. On constate une tendance naturelle de la plume de l’essayiste à se modeler sur les sujets dont il parle. Comme les sujets qu’il aborde sont marqués par une incertitude fondamentale, il adopte une technique d’écriture adéquate. C’est la fameuse façon de répondre « enquêteuse, non résolutive » indiquée en « Des boiteux » (III, 11) et qui prend véritablement chez Montaigne la dimension d’une démarche de pensée et d’écriture. Les marqueurs d’incertitude que constituent toutes les locutions accumulées dans ce passage bien connu participent de « l’allure poétique, à sauts et à gambades » (305/994 B) que prend le discours de l’écrivain. « On me fait 22

Voir A. Tarrête, « “De la coutume […]” et “Des Cannibales” : l’écriture paradoxale et ses enjeux », in Montaigne et l’ intelligence du monde moderne…, op. cit., p. 98-114.

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haïr les choses vraisemblables, quand on me les plante pour infaillibles. J’aime ces mots, qui amollissent la témérité de nos propositions : à l’aventure, aucunement [en quelque manière], quelque, on dit, je pense, et semblables : Et si j’eusse eu à dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche, cette façon de répondre enquêteuse, non résolutive : Qu’est-ce à dire ? Je ne l’entends pas : Il pourrait être : Est-il vrai ? qu’ils eussent plutôt gardé la forme d’apprentis à soixante ans, que de représenter les docteurs à dix ans : comme ils font »23. La modalité interrogative (en ce qu’elle est demande d’information, donc présuppose l’incertitude, si ce n’est l’ignorance), les marques explicites de subjectivité (comme je pense), les modalisations (notamment à travers la périphrase modale il pourrait être, qui traduit l’éventualité seulement), et même l’énumération de ces procédés, traduisent le goût du locuteur pour le discours de l’incertitude. Mais comme toujours chez Montaigne, le point de vue n’est pas univoque. Au-delà du scepticisme et venant l’enrichir de sensibilité à la langue, une influence plus anecdotique relevant de l’admiration littéraire est toujours possible pour expliquer telle ou telle marque stylistique des Essais. À cet égard, Kirsti Sellevold a noté la fréquence de la locution à l’aventure en emploi modal dans les Essais, préférée à peut-être. Il faut y voir à l’évidence l’influence de Jacques Amyot dans ses traductions de Plutarque, qui, lui aussi, emploie volontiers à l’adventure ou paraventure dans cette acception24. Le jugement s’exerce sur tous sujets et il le fait d’autant plus librement que son discours ne prétend rien construire, du moins rien de définitif. Il faut remarquer, forme de modalisation plus difficile à cerner, que chez Montaigne certain adjectif, qu’il soit employé avec le sens ancien de « déterminé », « pré23 24

III, 11, « Des boiteux », 354/1030 B. À partir de la consultation du dictionnaire de Huguet (E. Huguet, Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, Paris, Didier, 1946), K. Sellevold émettait (op. cit., p. 56-57), en l’absence de statistiques précises sur Amyot, l’hypothèse suivante : « Il ne me semble pas invraisemblable que l’auteur des Essais, qui fut grand lecteur de Plutarque et admirateur d’Amyot, aurait puisé la forme à l’adventure (au sens modal) précisément chez Amyot ». Une telle hypothèse se trouve confirmée par une évaluation de la pratique d’Amyot dans sa traduction des Œuvres morales de Plutarque (Paris, Vascosan, 1572). On trouve en effet 6 emplois adverbiaux de peut estre, 71 emplois de à l’adventure, 2 emplois de paraventure (en un seul mot), 14 emplois de d’aventure (dont 11 dans le tour si d’aventure). C’est beaucoup plus que chez aucun des autres auteurs étudiés par K. Sellevold et mentionnés plus haut. Or, on se souvient de l’éloge ouvrant le chapitre « À demain les affaires » (II, 4, 54/363 A) : « Je donne avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amyot sur tous nos écrivains Français. Non seulement pour la naïveté et pureté du langage, en quoi il surpasse tous autres, ni pour la constance d’un si long travail, ni pour la profondeur de son savoir », etc.

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cis » — proche de la valeur de déterminant indéfini qu’on a observée plus haut — ou avec le sens habituel aujourd’hui de « sûr », « avéré », « indubitable », est employé de préférence dans des phrases négatives ou restrictives. Commençons par l’acception ancienne, celle où certain signifie « précis », « déterminé ». Ici les passages célèbres abondent. L’essai « De l’oisiveté » (I, 8, 153/32 A) nous parle ainsi des esprits : « Si on ne les occupe à certain sujet qui les bride et contraigne, ils se jettent déréglés, par ci par là, dans le vague champ des imaginations ». L’essai « De l’amitié » (I, 28, 366/183 A) est également éclairant : « Que sont-ce ici aussi, à la vérité, que grotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n’ayant ordre, suite, ni proportion que fortuite ? ». Le chapitre « De la vanité » (III, 9, 291-292/985 B), à propos des trajets et itinéraires que choisit Montaigne durant ses voyages : « Je ne trace aucune ligne certaine, ni droite ni courbe. Ne trouvé-je point, où je vais, ce qu’on m’avait dit ? Comme il advient souvent que les jugements d’autrui ne s’accordent pas aux miens, et les ai trouvés plus souvent faux, je ne plains pas ma peine ; j’ai appris que ce qu’on disait n’y est point ». Quant à l’autre acception, l’acception actuelle de « vérifié », « indubitable », on la trouve également dans un contexte restrictif, au milieu d’une concessive qui modalise encore la certitude évoquée. C’est au chapitre « De la bataille de Dreux » (I, 45, 490/274-275 B) : « Agésilas refusa l’avantage que fortune lui présentait, de laisser passer le bataillon des Béotiens et les charger en queue, quelque certaine victoire qu’il en prévît, estimant qu’il y avait plus d’art que de vaillance : et pour montrer sa prouesse d’une merveilleuse ardeur de courage, choisit plutôt de leur donner en tête ». En l’occurrence, la certitude est présentée sous un jour négatif, celui de l’embuscade militaire minable, de la « mécanique victoire » de bas étage. C’est dire la réserve de Montaigne et sa réticence à l’égard des certitudes : on dirait que, quand certitude il y a, la réalité perd à ses yeux tout son relief et toute sa saveur. Les modalisateurs repérés plus haut, comme à l’aventure ou il semble que, constituent bien une expression de réserve libératrice, dans la mesure où ils permettent au locuteur, en marquant le statut provisoire de ses arguments, d’exercer librement sa parole. C’est le rôle des avertissements et précautions de langage qu’on trouve au fil des enrichissements éditoriaux en tête du chapitre « Des prières » (I, 56, 547/317 A et C) : « Je propose des fantaisies informes et irrésolues, comme font ceux qui publient des questions douteuses à débattre aux écoles : non pour établir la vérité, mais pour la chercher : Et les soumets au jugement de ceux, à qui il touche de régler non seulement mes actions et mes écrits, mais encore mes pensées. Également m’en sera acceptable et utile la condamnation, comme l’approbation, tenant pour exécrable s’il se

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trouve chose dite par moi ignoramment ou inadvertamment contre les saintes prescriptions de l’église catholique, apostolique et romaine, en laquelle je meurs et en laquelle je suis né »25. Mais de plus, Montaigne exploite les pouvoirs bénéfiques de la fantaisie et de ses objets, par exemple dans le chapitre «  De la diversion  » (III, 4). Montaigne préconise en effet de remédier à une rêverie par une autre rêverie. L’imaginaire est tantôt un leurre dans l’ordre du savoir, tantôt au contraire un apaisement dans l’ordre de la pratique : je renvoie ici aux travaux d’Olivier Guerrier26. Montaigne joue avec son lecteur et se joue de la réalité par ce discours de l’incertitude, calqué sur l’incertitude inhérente à notre condition, en donnant à son texte une plasticité dont les majuscules de scansion constituent un exemple de marqueurs. Les citations d’auteurs favorisent également ce jeu avec un lecteur à qui Montaigne a quelque obligation de « ne dire qu’à demi » selon son propre aveu27. Et c’est dans cette connivence de l’écrivain que l’humour et l’ironie trouvent leur place. Un ou deux exemples. Pour marquer la contingence de la pensée et de ses produits, il est significatif que l’unique chapitre des Essais segmenté en alinéas soit « De l’incertitude de notre jugement » (I, 47), comme pour indiquer, avec une ironie discrète, le règne de la fortune par l’architecture28. Le discours de l’incertitude recourt également à l’incrédulité. C’est justement l’usage de l’expression à certes. Elle emporte, dans les cinq emplois qu’en fait Montaigne, des significations diverses et il faut se référer ici au Dictionnaire d’Edmond Huguet29, qui les fait très clairement ressortir puisqu’il cite les cinq exemples. À certes veut dire tantôt « expressément, nettement, fortement » (une seule des cinq occurrences), tantôt « vraiment, réellement  » (une seule occurrence encore), tantôt enfin « sérieusement » (cas le plus fréquent avec trois occurrences). Et dans ce dernier emploi, l’expression est toujours opposée à une autre pour clarifier l’acception : « à certes » est ainsi mis en regard ou bien de « par jeu et par exercice » (II, 12, 261/508 A), ou bien de « par gosserie » (III, 13 ; 470/1108 25

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Voir aussi « Des boiteux » (III, 11, 358-359/1033 B et C) : « Qui mettrait mes rêveries en compte au préjudice de la plus chétive loi de son village, ou opinion, ou coutume, il se ferait grand tort, et encore autant à moi. Car en ce que je dis, je ne pleuvis [garantis] autre certitude, sinon que c’est ce que lors, j’en avais en ma pensée, pensée tumultuaire et vacillante. C’est par manière de devis que je parle de tout, et de rien par manière d’avis ». O. Guerrier, Quand « les poètes feignent » : « fantasie » et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2004. III, 9, « De la vanité », 306/996 C. Selon l’expression d’Olivier Guerrier (op. cit., p. 43), à qui j’emprunte cette observation. E. Huguet, Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, op. cit.

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B), ou bien de « ce sont des moqueurs » (II, 12, 274/518 A). Pour jeter le doute sur certaines assertions, en effet, Montaigne prétend qu’il ne peut croire que les philosophes concernés aient parlé sérieusement. Le faux éloge (ou diasyrme) — car dire une absurdité en plaisantant est une manière d’être dans le vrai — jette le discrédit sur ces philosophes. Enfin, l’essayiste donne au « suffisant lecteur » des indices de l’esprit dans lequel il convient d’aborder les Essais. On citera, pour terminer, le passage où Montaigne signale les incertitudes possibles de la réception de son ouvrage par un dialogue fictif où, en « Sur des vers de Virgile » (III, 5, 135/875 C et B), il émet différentes réserves : « Tu te joues souvent, on estimeras que tu dis à droit ce que tu dis à feinte. — Oui, fais-je, mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coutumes ». En guise de conclusion, retenons que les acceptions de certain et d’incertain nous ont permis de faire émerger en nuance et concrètement les contours de la certitude et de l’incertitude chez Montaigne. L’étude lexicale et sémantique menée dans le premier moment de cette communication était nécessaire pour donner d’abord à comprendre à quel point l’incertitude du discours est généralisée chez Montaigne. Le seul domaine à y échapper est finalement l’amitié, puisque la foi ne doit pas se prêter aux discours des humanistes qui ne font que « niaiser et fantastiquer »30, leurs fantaisies ne pouvant donc pas, en toute rigueur, être considérées comme de l’ordre du discours. Mais par delà ce constat, un discours de l’incertitude est à l’œuvre, une technique d’écriture où les majuscules de scansion, comme toutes les additions dont s’enrichit l’Exemplaire de Bordeaux « autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde » (III, 9, 235 / 945 B), font la richesse constamment renouvelée, l’originalité de la pensée. L’humaine raison est un instrument libre et vague. Ce vague de la raison humaine est rendu par le discours incertain, non fixé, disons peut-être grotesque, de l’essayiste qui raisonne sur les choses et sur leur réalité imparfaite, non sur les causes et leur logique spécieuse et rigide. On retrouve décidément l’ouverture du chapitre «  De Democrite et Héraclite » (I, 50, 526/302 C) : « Et me rendre au doute et incertitude, et à ma maîtresse forme, qui est l’ignorance ».

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II, 3, « Coutume de l’ile de Cea », 35/350 A.

Du couple magister-discipulus au couple Salomon-Marcoul : de la certitude pour l’autre à la certitude pour soi —◆— Stéphan Geonget

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a relation de Pantagruel et de Panurge a paru suffisamment étrange à la critique littéraire pour qu’elle cherche à rendre compte de ce couple inattendu (et, pour certains critiques, dissonant). Souci légitime et louable qui permet de donner au texte un relief et une épaisseur historique et littéraire de bon aloi. On a donc trouvé dans la littérature des précédents et des prédécesseurs. On a ainsi rapproché depuis fort longtemps le texte de Rabelais de l’Histoire macaronique de T. Folengo et, de ce fait, Pantagruel de Balde et Panurge de Cingar1. J. Céard a évoqué les relations des personnages dans les textes épiques2 et y a vu le modèle de certains passages du texte. G. Defaux a pensé avoir trouvé une piste intéressante en les rapprochant de Damis et d’Apollonius de Thyane3. M. Marrache-Gouraud a proposé de voir en Panurge une image du gueux —  avatar du picaro espagnol — que représentent, à la même époque, les jeux de tarot4. Il ne

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Histoire macaronique de Merlin Coccaie prototype de Rabelais ou est traicté les ruses de Cingar, les tours de Boccal, les adventures de Leonard, les forces de Fracasse, les enchantements de Gelfore et Pandrague et les rencontres heureuses de Balde, notes par G. Brunet, Paris, Adolphe Delahays, 1859. J. Céard, « Rabelais et la matière épique », in La Chanson de geste et le mythe carolingien. Mélanges René Louis, Paris, Comité de publication, 1982, II, p. 1259-1276. G. Defaux, « Un “extraict de haulte mythologie” humaniste : Pantagruel, Picus redivivus », Études Rabelaisiennes, 14, 1978, p. 239. M. Marrache-Gouraud, « Hors toute intimidation » : Panurge ou la parole singulière, Genève, Droz, 2003.

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resterait plus alors qu’à identifier Pantagruel avec une autre de ces cartes, pour avoir, si l’on peut dire, tous les atouts en main. Tous ces rapprochements ont leur légitimité, au moins jusqu’à un certain point — en fait, tant que le couple donné pour modèle permet d’éclairer les relations des personnages et non quand il devient la norme à laquelle les personnages doivent nécessairement se conformer — mais leur multiplication signale à l’évidence qu’il serait bien téméraire de vouloir rendre compte du comportement des personnages en ne se fondant que sur un quelconque de ces modèles. Ces parangons donnent au lecteur un cadre de lecture, proposent des identifications mais ne sont pourtant utilisés qu’un instant, pour les besoins de la cause. Nous voudrions aujourd’hui ajouter à la confusion et en évoquer deux autres qui concernent plus particulièrement le thème de ce volume Certitude et incertitude  : le couple magister-discipulus et le couple Salomon-Marcoul. Le couple Pantagruel-Panurge devait en effet évoquer au lecteur de l’époque un souvenir littéraire et presque sociologique, celui du couple canonique magister-discipulus, et ce surtout à certains moments du Tiers Livre où les relations entre Pantagruel et Panurge se concentrent sur la perplexité de ce dernier. Ce mot n’est en effet pas anodin et son apparition rappelle une vaste série de textes et une scène particulière, topique, celle de l’aveu de perplexité que le disciple fait au maître. Cette reconnaissance est en général le préalable d’un long monologue ; magister docet, discipulus discit. La forme d’expression privilégiée par les auteurs est le « dialogue », le terme ne devant d’ailleurs pas être entendu dans son sens moderne, puisque de dialogue réel il n’est absolument pas question. Dans les textes religieux du Moyen Âge, le « perplexe » est par définition un individu qui n’a pas encore atteint la pleine maturité et qui ne perçoit pas encore clairement tous les enjeux de la Création. C’est donc tout naturellement à de jeunes fidèles, non encore totalement formés, qu’est traditionnellement dévolu, dans les traités didactiques dialogués, le rôle de soulever les questions «  perplexes  ». Le maître a alors le beau rôle et, comme dirait Panurge, « advenant le Soleil, esvanouissent les tenebres » : Le Maître : De la même façon que le soleil levant illumine de ses rayons les contours de tous les objets, pourtant innombrables, que les ténèbres recouvrent, de même une raison puissante, par la finesse de ses vues, tranche sur chacune de vos propositions (aussi diverses et aussi perplexes qu’elles puissent

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être) et répand sa très claire lumière sur les objets qu’elle fait sortir du plus profond de leurs très obscures cachettes5.

La lumière est donc vite faite et, une fois enseigné, le disciple n’a plus qu’à se taire. Il est prêt à devenir « magister » et n’a plus qu’à initier à son tour d’autres générations de « perplexes » à ce merveilleux mystère. D’un point de vue stratégique, les mises en scène de ce type permettent bien évidemment à l’auteur de conduire son lecteur de la perplexité du disciple à la vérité du maître. Elles sont si fréquentes dans la littérature didactique du Moyen Âge qu’elles semblent même constituer un véritable genre. La question perplexe est alors un préalable un peu artificiel sur lequel embraye volontiers le détenteur du savoir, comme c’est ainsi le cas dans tel dialogue de Jean Scot Erigène : Le Disciple : Il faut vraiment rentrer. Le temps l’exige, tout comme la longueur de notre discussion. Et je crains que la répétition embrouillée et perplexe des mêmes problèmes ne fasse naître l’ennui chez ceux qui seront disposés à nous lire. Le Maître : Les sujets perplexes et les sinuosités des problèmes les plus délicats exigent une réflexion complexe et perplexe […]6.

Les exemples médiévaux sont fort nombreux et le procédé est si simple et si pratique qu’on le retrouve utilisé encore durant tout le XVIe siècle. Il apparaît ainsi chez M. Ficin que traduit G. Corrozet : Mais devant que mourir, je vous vueil esclarcir une difficulté dont j’ay veu plusieurs foys vostre entendement en grand perplexité, & croy qu’il me sera possible avec memoyre des lectures des bons autheurs vous faire confesser, qu’en cest Amour que lon estime sans raison, il ne se dict & ne se faict riens moins raisonnable que la raison mesme7.

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Patrologia latina, auteur incertain, De cognitione veræ vitæ : « MAG. Sicut sol exoriens quamvis innumeras rerum formas tenebris obsitas cunctas sua præsentia irradiat ; ita potens ratio licet multiplices nimiumque perplexas vestras propositiones perspicaci intuitu singulas discriminat, resque profundissimas de obscurissimis latebris protractas perspicue elucidat », éd. J.-P. Migue, Patrologia latina, Brepols, Turnhout, 1985, vol. 40, col. 1019. Patrologia latina, Jean Scot Erigène, De divisione naturæ : « DISC. Redeundum sane, ac tempus exigit prolixitasque disputationis. Et vereor, ne forte his, qui lecturi sunt, multiplex perplexaque ærundem rerum repetitio fastidium gignat. / MAG. Perplexa materia difficilimarumque rerum anfractus multiplicem perplexamque ratiociationem exigunt […] », op. cit., vol. 122, col. 960. M. Ficin, La Diffinition & Perfection d’Amour, Paris, G. Corrozet, 1542, fol. 26 v°.

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On le retrouve chez Léon l’Hébreu où Sophie endosse un instant le rôle du disciple tandis que Philo s’apprête à lui répondre et à la sortir de sa « douteuse perplexité » : Ny en cecy encore me semble il qu’il y ait grand propoz, pource que plusieurs choses sont desirees qui ne peuvent estre aymees, d’autant qu’elles ne sont point en Estre : & l’Amour ne reçoit pour son sujet que les choses qui sont : & au contraire le Desir celles qui ne sont point. Comme pourra l’homme aymer la santé, ou les enfans, n’ayant ny l’un ny l’autre ? & toutesfois il pourra ceux & celle là desirer. Vela ce qui me fait croire que l’Amour, & le Desir sont deux affections de la volonté, contraires. & tu m’as dit qu’ilz sont compatibles ensemble, jette moy, je te prie, hors de ceste douteuse perplexité8.

Dans un contexte tout autre, Baïf, mis en scène par Guy de Bruès, interroge son magister Ronsard qui « espere » — avec la modestie qu’on lui connaît — « qu’à la fin je te contenteray, et que tu m’en tiendras quitte » : Je suis en grande perplexité que je doy faire maintenant, et si ne sçay de quel costé balancer : car la crainte de te detenir trop longuement, me commande de mettre fin à nostre dispute, et de l’autre costé, le desir que j’ay de sçavoir encore quelque chose de laquelle je suis en doute, rechasse et met en arriere toute discretion, de sorte que je ne sçay quel moien je dois choisir9.

Le modèle médiéval trouve une seconde jeunesse avec les guerres de religion. Elles donnent en effet l’occasion à nombre de maîtres autoproclamés d’enseigner ceux qui n’ont pas encore rejoint la cause. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, dans le Temporiseur de Wolfgang Musculus, le personnage éponyme reconnaît-il aisément en lui cette perplexité néfaste qui l’empêche de devenir franchement protestant. Eusèbe — « lequel selon sa signification tient le lieu d’un vray fidele Chrestien » — saura lui fournir des arguments décisifs : Encores ne puis je dire ce que j’ay en mon vouloir de faire : tant je suis perplex & dolent en mon entendement, fleschissant maintenant d’un costé, & maintenant de l’autre. Dieu fera, peut estre, que quand je seray mieux assuré de la verité, lors je proposeray quelque chose posément10.

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Léon l’Hébreu, De l’amour, Lyon, Jean de Tournes, 1551, dialogue premier, p. 6. G. de Bruès, The Dialogues of Guy de Bruès, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1953, p. 176. W. Musculus, Le Temporiseur, Lyon, J. Saugrain, 1565, p. 29 ; « Ne hoc quidem edicere possum, quid facere constituerim : adeo sum animo perplexo, ac nunc hac, nunc illac mutante. Dabit forsan Deus, ut ubi de veritate causæ hujus certi aliquid audiero, tum etiam certum qui constituam », Proscærus, Bâle, J. Kündig, 1549, dial. II, C.

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Le modèle est donc encore si présent, au moment où Rabelais rédige le Tiers Livre, qu’on peut légitimement se demander si, quand Panurge déclare à Pantagruel sa perplexité au début du roman, il ne s’agit pas simplement pour lui d’une réécriture du modèle médiéval. En effet, ces quelques pages qui ont tout d’une « scène », ne sont en rien la véritable demande de conseil d’un ami à un autre ni davantage la sollicitation d’un suzerain par son châtelain. Panurge adresse sa question à un authentique magister et Pantagruel répond, à cet instant du texte, au disciple qui le sollicite, de toute la hauteur de sa stature philosophique et religieuse, n’hésitant d’ailleurs pas à appuyer ses doctes propos d’une bonne sentence de Sénèque ni à expliciter à l’inculte les « fatales dispositions du Ciel », ni même à lui faire entrevoir un instant les « Idées et repraesentations des joyes de paradis ». D’un point de vue strictement rhétorique, il y a d’ailleurs d’un côté la parole incertaine du disciple et de l’autre la « brieveté », la « densité » et le « précepte lumineux » du sage11. Soupirant devant un problème qu’il ne parvient pas à résoudre seul, Panurge semble prononcer les mots que Léon Hebreu met dans la bouche de Sophie : « jette moy, je [te] prie, hors de ceste douteuse perplexité ». Le cadre traditionnel d’ensemble du dialogue pédagogique est donc bien préservé. Reste pourtant que, à la différence de ce qui passe dans le modèle didactique traditionnel, la question du perplexe n’embraye pas sur un exposé scientifique complet. Pantagruel est — Panurge le lui fait d’ailleurs remarquer par son obstination à le questionner — franchement court sur le sujet. Panurge attend mais rien ne vient de la part du magister, suscitant l’agacement bien visible du perplexe. Le questionnement de Panurge devient alors une ritournelle sans fin, une question de Ricochet que Pantagruel n’essaie pas un seul instant d’interrompre. La mécanique semble donc s’être quelque peu enrayée et, au lieu d’être l’occasion d’une belle et magistrale « résolution », elle n’engendre chez le pauvre perplexe qu’une amère frustration. À la perplexité de Panurge, Pantagruel répond par une fin de non-recevoir : Vostre conseil (dist Panurge) soubs correction, semble à la chanson de Ricochet : ce ne sont que sarcasmes, mocqueries, et redictes contradictoires. Les unes destruisent les aultres. Je ne sçay es quelles me tenir12.

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Voir sur la valeur rhétorique de la référence J.-C. Monferran, « Rabelais, Le Tiers Livre », L’Information grammaticale, 68, 1996, p. 9. F. Rabelais, Tiers Livre, in Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » 1994, p. 379.

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Pantagruel refuse ostensiblement d’assumer le rôle qui lui est traditionnellement dévolu et ne joue plus le jeu de ses prédécesseurs. Il reste silencieux devant un problème qui n’est pas le sien. Au lieu de se poser en « répondant » de Panurge, il renvoie le perplexe à lui-même et à sa propre volonté. Pire, il se moque ainsi de lui et de son questionnement : — Aussi (respondit Pantagruel) en vos propositions tant y a de Si, et de Mais, que je n’y sçaurois rien fonder ne rien resouldre. N’estez vous asceuré de vostre vouloir ? Le poinct principal y gist : tout le reste est fortuit et dependent des fatales dispositions du Ciel13.

Au lieu donc d’être la mise en scène d’une remontée graduée vers la lumière que détient par avance le maître, l’épisode rabelaisien met en place une stagnation qui sera celle de tout le Tiers Livre. Il n’y a plus de « maître » qui détiendrait les solutions des perplexités et la vérité ne peut être que l’objet d’une recherche. C’est peut-être d’ailleurs même dans ce refus — en ne répondant donc pas au désir de certitude de Panurge — que Pantagruel se montre le plus nettement l’ami de Panurge. Les détenteurs du savoir s’avèrent incapables de conseiller le jeune disciple quant à sa perplexité mais ne lui imposent pas moins de longs discours. Pantagruel a, lui, l’honnêteté de ne rien tenter de tel. Un autre couple canonique permet d’envisager différemment le rapport à la certitude des deux protagonistes dans le texte rabelaisien, celui que forment Salomon et Marcoul14. Les deux personnages appartiennent au monde grotesque si bien analysé par M. Camille15. L’auteur s’intéresse aux marges grotesques des manuscrits médiévaux et, plus largement, à la figure du marginal dans la société médiévale et consacre quelques pages aux représentations de cette altercation qui n’est pour lui, on le devine sans peine, qu’une mise en abîme du fonctionnement même du grotesque. Sur l’un des manuscrits étudiés (le Psautier d’Ormesby, XIVe siècle), deux scènes contiguës et donc successives dépeignent ce couple improbable. La seconde représente Salomon en grande conversation avec Marcoul. La gestuelle des personnages indique la chaleur du débat qui a lieu et s’inspire sans doute de la disputatio médiévale, mais les dénominations données pour qualifier la discussion varient beaucoup : disputatio, dialogus, collocutio, conflictus 13 14

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F. Rabelais, Tiers Livre, op. cit., p. 379. Voir A. Tournon, « Des croisements signalés (mots et gestes sibyllins) », in Rabelais et la question du sens, éd. J. Céard, M.-L. Demonet, S. Georget, Genève, Droz, 2011, p. 197. M. Camille, Images dans les marges, Paris, Gallimard, 1997, p. 39 sq.

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verborum, Frag und Antwort16… Cette hésitation terminologique est sans doute le corollaire inévitable d’un débat dont la nature exacte semble échapper à toutes les catégories usuelles.

Des textes un peu ultérieurs précisent la nature du débat. Salomon profère de façon un peu grandiloquente des vérités éternelles concernant la foi, le pouvoir et la vanité de l’homme tandis que Marcoul17 propose, lui, dans une langue qui ne s’interdit pas la trivialité, des certitudes partielles tirées de l’expérience. Deux sagesses, expliquées dans de brèves maximes, s’opposent. À

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Voir sur tout cela l’édition savante de ces dialogues faite en 1914 (c’est-à-dire avant plusieurs destructions de manuscrit) par W. Benary, Salomon und Marcolfus. Kritischer Text mit Einleitung, Anmerkungen, Übersicht über die Sprüche, Namen- und Wörterverzeichnis, Heidelberg, Carl Winter’s Universitätsbuchhandlung. Pour l’histoire des textes en langue allemande, se reporter à l’introduction d’A. Karnein à Salman und Morolf, Tübingen, Nimeyer, 1979. Il est assez tentant de voir dans ce « Marcolphus » l’origine, par contamination de « maraud », du mot français de « maroufle ». A. Rey, dans un article assez confus de son Dictionnaire historique de la langue française, pense que le terme vient « probablement » de l’argot des peintres en bâtiment (d’où « maroufler ») mais ne propose pas d’explication vraiment convaincante. Ménage propose, lui, deux séries étymologiques pour rendre compte de ce terme : « Maroufle. C’est le cousin germain de maraud. Marus, maraldus, Maraud. Marus, marulfus, marulfulus », Dictionnaire. Furetière donne comme définition : « Terme injurieux qu’on donne aux gens gros de corps, et grossiers d’esprit », Dictionnaire. Le mot est rare au XVIe siècle ; on le trouve toutefois dans le Gargantua (chapitre 34).

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l’aphorisme dense et savant, certitude des lettrés et des puissants, succède le dicton populaire, certitude du menu peuple18. Ainsi, par exemple, quand, sur le sujet de la femme, le monarque affirme du haut de sa stature morale que « mulier pulchra est viro suo amanda », le va-nu-pieds puant (on le représente d’ailleurs souvent accompagné d’un bouc) répond, plus prosaïquement, que « in collo est alba ut columba. in culo nigra et irsuta ut talpa »19 . De l’amour, Salomon, l’inspiré de Dieu, ne retient que celui de charité : « pro amore Dei omnibus est dilectio adhibenda », tandis que le rustique Marcoul, s’en tient à une certitude plus terre-à-terre, tirée de l’expérience commune : « si amas illum qui te non amat perdis amorem tuum ». Parfois, l’échange est plus leste. Ainsi, à Salomon qui aborde le problème essentiel de l’antinomie du politique et du religieux et qui professe doctement : « Necessitas facit hominem justum peccare », Marcoul rétorque par un autre cas épineux : « Lupus apprehensus et in custodia positus aut cacat aut mordet »20. À Salomon donc la parole « altiloque » et spirituelle, à Marcoul le discours réaliste et scatologique. Les deux paroles se répondent sans s’entendre, s’entrechoquent et constituent peu à peu le dialogue. À vrai dire, là encore, il n’y a que peu de place dans ces textes pour un véritable dialogue puisque, sur le fond comme sur la forme, le débat se limite à un échange de certitudes. La surenchère est la règle de ce jeu que les deux protagonistes inventent en même temps qu’ils le jouent. L’enjeu n’y est pas, comme on pourrait le croire, de convaincre l’autre mais, simplement, d’avoir le dernier mot21. Marcoul ira d’ailleurs même jusqu’à reprendre Salomon sur la sentence de son fameux jugement. Il y aurait là, semble-t-il, matière à discussion. La pâleur subite et les pleurs étouffés (« ex affectione et mutatione vultus et suffocatione lacrimarum ») de la mère supposée ne sont pas des signes évidents qu’elle est vraiment la mère : « Tu sapiens nescis artes mulierum. dum femina plorat oculis : corde ridet »22.

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Voir M. Corti, « Models and Anti-Models in Medieval Culture », New Literary History, 10, 1978, p. 357-364. Dyalogus salomonis et Marcolphi, Paris, A. Bonnemere pour D. Roce, s. d. Ibid. Contrairement à ce qu’écrit M. Corti, op. cit., on ne peut pas dire que « Marcolph ends up as victor at the end of each section of the text insofar as he tires or reduces to silence his solemn antagonist », p. 358. Il y a là une simplification que rien n’autorise. Le but de chacun des deux protagonistes n’est pas d’imposer le silence à l’autre. Bnf Res M YC 108, s. l. n. d., b ii. La gravure qui accompagne le texte allemand (Nuremberg, M. Ayrer, 1487) montre Marcoul tirant Salomon par la manche pour lui signifier qu’il fait peut-être erreur en faisant ainsi confiance à la «  nature  » et au naturel féminin.

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Le débat se poursuit pendant plusieurs pages sans provoquer toutefois la moindre animosité entre les deux protagonistes. Au contraire, l’échange de certitudes antagonistes semble même renforcer leur amitié. Alors que Salomon avait voulu dans un premier temps lâcher les chiens sur Marcoul, le voilà qui entame avec lui une joute oratoire aussi endiablée que cordiale. À cet égard, un Dyalogus Salomonis et marcolfi23, conservé à la Bibliothèque Nationale, est particulièrement éclairant. La belle lettrine qui ouvre le texte y montre en effet deux hommes se tenant de part et d’autre d’un ruban qui les sépare : le premier, Salomon, jeune et apparemment bien portant, vêtu à la façon des hommes de la Renaissance, sans couronne et un accroc au pantalon, tient par le cou le second, Marcoul, qui le tient en retour par l’épaule. Ainsi enlacés, les deux personnages semblent former un tout. Comment mieux dire qu’au-delà de leurs désaccords superficiels l’un et l’autre sont deux amis ? qu’ils se tiennent et se soutiennent l’un l’autre ? comment mieux signifier leur complémentarité et comment mieux affirmer qu’il serait absurde de les envisager l’un indépendamment de l’autre ? Le frontispice d’une autre édition (Nuremberg, M. Ayrer, 1487) montre d’ailleurs, dans plusieurs vignettes, un Salomon plein de bienveillance à l’égard de Marcoul. Son regard est plein de douceur et son sourire montre bien qu’il ne prend pas mal les facéties du fou rustique. Salomon et Marcoul fonctionnent ensemble. Ils font, au sens saussurien du terme, « système ». Ils sont, au sens rabelaisien du terme, « amis » (en tous cas jusqu’au moment où Marcoul montre à son Roi son cul et ses testicules, bien visibles sur la gravure du texte allemand). Deux certitudes se font écho, sans conciliation possible mais sans pourtant aucune animosité de l’une pour l’autre. Le germaniste J.-P. Soule-Tholy remarque d’ailleurs, dans un article consacré au grotesque médiéval, que dans ces dialogues : Deux visions de l’univers se heurtent, ou plutôt cohabitent tout simplement avec leurs lois et leurs logiques propres : monde de la raison et de la morale avec Salomon, monde de la vitalité corporelle avec Markulf. Le grotesque naît de la rencontre cocasse de deux vérités, de deux réalités inconciliables et pourtant coexistantes dans cet univers du hiatus où Salomon et Marcoul pensent se combattre alors qu’ils sont de fait inséparables24.

Le discours profane complète le discours sacré et l’esprit y fait bon ménage avec le « bas corporel ». Le grotesque dont il s’agit ici n’est donc pas celui

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Bnf Res M YC 108, s. l. n. d. « Aspects du grotesque dans les Fastnachspiele » in Les Songes de la raison. Mélanges offerts à Dominique Iehl, Paris, P. Lang, 1995, p. 97-116.

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dont parle M. Bakhtine, car dans ces dialogues et ces représentations, Salomon et Marcoul sont à égalité et l’on n’y trouve pas ce retournement carnavalesque qui fait du roi Pétaud le roi d’un soir25. S’expriment simplement, dans le même temps et avec la même force de conviction, deux paroles et deux certitudes. Cet intertexte médiéval d’origine allemande est loin d’être inconnu à la Renaissance. Les premiers dialogues sont disponibles en langue vernaculaire (allemand et italien notamment26) ou en latin dès les tout débuts de l’imprimerie27. Il s’agit le plus souvent d’éditions brèves d’une quinzaine de feuillets, de petit ou de très petit format28. Cela indique sans doute, d’une part, la grande diffusion de ces dialogues et donne, d’autre part, une idée du type de lecture que l’on pouvait en faire. Martin Luther précise d’ailleurs l’usage de ces textes « pour rire ». Il en recommande même la lecture à ses paroissiens. Il n’y aurait pas meilleur antidote, dit-il, que ce rire un peu gras pour chasser les humeurs diaboliques29. Pour lui, ces ouvrages sont de la même farine que les aventures de Till l’Espiègle. Pour certains imprimeurs-libraires du XVe siècle, il faut les mettre dans le même recueil que les fables d’Ésope (Anvers, G. Leeu, 1488) ; pour d’autres, du XVIIe siècle, ils trouvent une place adéquate entre les Epistolæ obscurorum virorum d’Ullrich von Hütten et le De generibus ebriosorum, et ebrietate vitanda de Jacob Wimpfeling30. Une si belle tradition ne pouvait échapper à Rabelais (d’autant moins d’ailleurs qu’il existe des versions françaises de ce débat dès le XIIIe siècle31). Pantagruel, que plusieurs passages de l’œuvre rabelaisienne rapprochent d’ail-

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M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais, Paris, Gallimard, 1988, p. 264. Il existe une version en dialecte vénitien du dialogue (El Dyalogo di Salomon e Marcolpho, Venezia, Z. B. Sessa, 1502) publiée par E. Lamma, Bologna, G. Romagnoli, 1885, « Scelta di Curiosità Letterrarie inedite o rare dal secolo xiii al xvii ». Il existe par ailleurs différents manuscrits, et peut-être a-t-il même existé des « narrations » de Salomon et Marcoul. Voir sur ce point E. Faral, « Pour l’histoire de Berte au grand pied et de Marcoul et Salomon », Romania, Paris, Champion, 1911, p. 93-96. Voir par exemple le Dyalogus salomonis et Marcolphi, Paris, A. Bonnemere pour D. Roce, s. d. « La meilleure médecine contre les tentations, c’est de parler d’autre chose, de Marcolphe, d’Eulenspiegel et d’autres farces de ce genre, etc. — Le Diable est un esprit triste, la musique le fait fuir bien loin », Mémoires de Luther écrits par lui-même, traduits et mis en ordre par J. Michelet, Paris, Mercure de France, 1990, « Le temps retrouvé », 27, p. 282. Marcolphus, hoc est : disputationes, quas dicuntur habuisse inter se mutuo Rex Salomon sapientissimus, & Marcolphus, facie deformis & turpissimus, tamen ut fertur eloquentissmus, Francfort, J. Maire, 1643. Voir W. Benary, Salomon und Marcolfus, op. cit., p. IX sq.

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leurs de la figure de Salomon, semble lui-même solliciter la comparaison quand il propose à Panurge une joute oratoire à la mode ancienne : Pantagruel : Si raison estoit pourquoy jadis en Rome les Quirinales on nommoit la feste des folz, justement en France on pourroit instituer les Triboulletinales. Panurge : Si tous folz portoient cropiere, il [Triboulet] auroit les fesses bien escorchées. Pantagruel : S’il estoit Dieu Fatuel, du quel avons parlé, mary de la Dive Fatue, son pere seroit Bonadies, sa grande mere Bonedée. Panurge : Si tous folz allaient les ambles, quoy qu’il ayt les jambes tortes, il passeroit de une grande toise32.

À Pantagruel, la raison, les Romains et les dieux ; à Panurge, les fesses, les fous et les mulets. Il reste d’ailleurs des traces de cette tradition dans différents épisodes rabelaisiens comme celui des Trophées. À Pantagruel-Salomon, la leçon grandiloquente donnée par l’homme d’État : « Prenez y tous Roys, ducz, rocz, et pions, Enseignement, que engin mieulx vault que force »33, à Panurge la seule vérité qui tienne, celle du corps et de la nourriture : « Mais manger levrault, c’est malheur. Sans de vinaigre avoir memoire : Vinaigre est son ame et valeur, Retenez le en point peremptoire ». À Pantagruel, dans l’édition de 1532, le monde des hauts faits d’armes : « Il n’est umbre que d’estandartz, il n’est fumée que de chevaulx, et clycquetis que de harnoys » ; à Panurge, le monde de l’alcôve : « Il n’est umbre que de courtines. Il n’est fumée que de tetins, et n’est clicquetis que de couillons »34 . Un autre passage semble d’ailleurs faire très directement écho au célèbre dialogue. Ainsi, quand le théologien Hippothadée recommande à Panurge de prendre femme et qu’il décrit les qualités que celle-ci devrait idéalement avoir, Panurge répond, en se « fillant les moustaches » :

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F. Rabelais, Tiers Livre, op. cit., p. 473. Id., Pantagruel, op. cit., p. 309. Ibid., p. 310. A. Tournon a eu la gentillesse de nous faire remarquer que dans les éditions ultérieures, Epistemon intervient comme un tiers dans le dialogue des deux protagonistes. Lui est réservé le lexique culinaire : « cuisine », « pastez », « tasses ». Il y a là une complexification du modèle premier qui s’inscrit bien dans l’évolution d’ensemble que nous observons par ailleurs.

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Vous voulez doncques […] que j’espouse la femme forte descripte par Solomon. Elle est morte sans poinct de faulte. Je ne la veid oncques, que je saiche. Dieu me le veuille pardonner35.

À la parole docte répond la bonne vieille vérité d’expérience, tout comme dans le dialogue médiéval. La femme forte est aussi introuvable qu’un chat qui se retiendra devant un bol de lait : Salomon : Mulierem fortem quis inveniet ? Marcolphus : Cattum fidelem super lac quis inveniet36 ?

Le rapprochement est d’ailleurs d’autant plus tentant que certains éléments de la rencontre entre Pantagruel et Panurge pourraient avoir le modèle médiéval pour origine. En effet, si Panurge apparaît tout d’abord, de loin, par le chemin du pont de Charenton, c’est peut-être parce que Salomon aperçoit son ancêtre Marcoul arriver, de loin, par la porte Est de la ville : « Salomon vidit quendam hominem Marcolfum nomine a porte orientis venientem ». Quant à la « noble lignée » dont parle Pantagruel en apercevant Panurge, elle pourrait n’être simplement que celle dont se targue Marcoul, à la suite de Salomon. Si ce dernier se dit en effet descendant de douze prophètes : « Ego sum de duodecim generibus prophetarum. Judas genuit phares. Phares genuit efron. Efron genuit aram. Aram genuit aminadab. Aminadab genuit naason. Naason genuit salmon. Salmon genuit boos. Boos genuit obeth. Obeth genuit isai. Isai genuit David regem. David autem rex genuit Salomonem. Et ego sum Salomon rex »37, Marcoul n’a pourtant rien à envier à cette belle généalogie puisque lui se veut descendant de douze générations de rustres (je n’en compte pourtant que dix ou onze selon les éditions) : «  Rusticus, Rusta, Rustus, Rusticullus (parfois Rusticellus), Tarcus, Tarcol, Pharsi, Pharsut, Marcuel, Marquat, Marcolfus »38 . Il faut toutefois noter une différence essentielle entre les deux scènes de rencontre. Alors que Panurge est d’emblée d’écrit comme un homme à la belle 35 36

37

38

F. Rabelais, Tiers Livre, op. cit., p. 448. Collationes (quas dicuntur fecisse mutuo rex Salomon sapientissimus et Marcolphus facie deformis & turpissimus tamen ut fertur eloquentissimus) sequuntur, Köln, H. Quentell, c. 1493-1496, a ii v°. Collationes…, op. cit., a ii r° et v°. Dans certaines éditions (Nuremberg, M. Ayrer, 1487), « Jesse » remplace « Isai ». Ainsi, dans les éditions Bnf Res M YC 289 (s. l. n. d.) et Bnf Res M YC 124 (Anvers, 1488), « Pharsut » n’apparaît pas dans la liste. On le trouve en revanche, par exemple, dans l’édition Bnf Res M YC 108. La liste donnée par l’exemplaire allemand (Bnf Res Y2 884, Nuremberg, M. Ayrer, 1487) n’est pas tout à fait la même : « Rusticus, Rustincus, Rustibaldus, Rußhardus, Rusticellus, Tartam, Tracol, Farsy, Farsum, Marcol, Macolfus ».

du couple magister-discipulus

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« physionomie », Marcoul est lui présenté comme « facie turpissimum [et] difformem » : Statura itaque Marcolfi fuit curta & grossa. Caput habuit grande. frontem latissimam rubicundam et rugosam. Aures pilosas & usque ad medium maxillarum pendentes. Oculos grossos et lipposos. Labium subcominus quasi caballinum. Barbam sordidam et fetosam. quasi hirci. Manus truncas. Digitos breves et grossos39.

Mais sur ce point, il y a visiblement des traditions différentes puisque l’un des manuscrits analysés par M. Camille montre au contraire un jeune Marcoul plutôt « beau de stature et elegant en tous lineamens du corps » et que la lettrine dont j’ai parlé supra en fait simplement un fou médiéval, sans caractérisation physique particulière. Cette modification (si elle existe) atteste donc plus le rapprochement qu’elle ne l’invalide40. 39

40

Collationes…, op. cit., a ii r°. Les gravures de différentes éditions représentent Marcoul tel que décrit dans le texte, parfois seul (Bnf Res M YC 124, Anvers, 1488), parfois faisant face à Salomon (Bnf Res M YC 289, (s. l. n. d.), parfois encore débattant avec sa femme Policana, représentée en habit de folle, sous le regard de Salomon (Bnf Res Y2 884, Nuremberg, Ayrer, 1487), mais toujours « rustique » et difforme. La gravure sert aussi à figurer l’Ésope de l’Esopus cum commento qui fait suite au dialogue (Bnf Res M YC 124, Anvers, 1488). Ce couple du rustre petit et gros et du sage grand et mince perdure, comme le remarque H. Heine, jusqu’à Don Quichotte (et même jusqu’à Jacques le Fataliste) : « Toutefois, ni dans les chefs-d’œuvre d’autres artistes, ni dans la nature même, nous ne trouvons ces deux types aussi exactement présentés dans leurs relations réciproques que chez Cervantès. Chaque trait du caractère et de la personne de l’un correspond chez l’autre à un trait opposé et cependant similaire. Ici, chaque particularité a sa valeur, parce que c’est en même temps une parodie. Il y a même, entre Rossinante et le grison de Sancho, le même parallélisme ironique qu’entre l’écuyer et son chevalier, et les deux animaux sont en quelque sorte les porteurs symboliques des mêmes idées. Comme dans leur façon de penser, maître et serviteur offrent dans leur langage les plus remarquables contrastes, et je ne puis m’empêcher ici de signaler les difficultés que le traducteur a dû vaincre pour transporter en allemand la diction familière, raboteuse, paysannesque du bon Sancho. Avec sa manière hachée et souvent grossière de parler en proverbes, Sancho fait songer au fou du roi Salomon, Markulf, qui exprime comme lui, dans de courtes sentences, la sagesse expérimentale du commun peuple, en face d’un idéalisme pathétique. Don Quixote, au contraire, parle la langue des classes supérieures et cultivées, et, jusque dans la grandezza de ses périodes bien arrondies il représente le noble hidalgo. Parfois, cette construction des périodes est démesurément étendue, et la langue du chevalier ressemble à une altière dame de cour, en robe de soie bouffante, avec une longue queue traînant bruyamment. Mais les grâces, déguisées en pages, portent en souriant un bout de cette queue ; les longues périodes se terminent par les tournures les plus gracieuses », « Don Quixote », Œuvres complètes, De tout un peu, Paris, Lévy, 1867, 12, p. 229-264.

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stéphan geonget

Significativement, l’utilisation de ce second modèle a lieu de la façon la plus manifeste dans le Tiers Livre, précisément après que le couple magisterdiscipulus a montré ses limites. C’est qu’il n’y a plus un détenteur de la vérité que le disciple solliciterait humblement, mais des certitudes antagonistes qui s’opposent, ou plutôt se juxtaposent sans mettre fin au débat. Abandonné par les maîtres qui lui fournissaient — de toute éternité — de l’aide, résolu désormais à opposer à chaque conviction proposée par son ami sa propre certitude, le perplexe se retrouve seul, face à son problème. Le changement de référence, le passage du magister à Salomon et du discipulus à Marcoul, signale sans doute une évolution du couple et une modification des rapports des personnages à la certitude. C’est comme si Pantagruel et Panurge prenaient peu à peu conscience qu’il faut se décider seul et que la vérité ne sera que le fruit d’une certitude intime. Se repose alors, avec une acuité renouvelée, la question de son éventuel mariage. Sans certitude donnée à l’avance, sans vérité révélée, sans autre recours que lui-même, Panurge va engager sa vie.

Of Power and Subjectivity : Sites of Uncertainty in English Renaissance Drama and the Case of Sir Thomas More —◆— Ton Hoenselaars

T

his paper addresses the twin themes of certainty and uncertainty during the early modern period with reference to English Renaissance drama. In particular, it will be concerned with the uneasy bedfellows known as « power » and « subjectivity » in the play entitled Sir Thomas More. Before turning to English Renaissance drama and its sites of uncertainty, it seems appropriate also to introduce the first of two studies which provide the framework for my approach here : Theodore Ziolkowski’s Hesitant Heroes : Private Inhibition, Cultural Crisis (2004)1. In his comparative study, Ziolkowski wonders why Western literature abounds with figures who experience a crucial moment of uncertainty in their actions. While exploring the significance of these characters for literature and cultural history, he devotes attention to Aeneas wavering momentarily before killing Turnus, to Orestes and Hamlet as they face their revenge mission, but also to Parzifal, Wallenstein, Sir Walter Scott’s Waverley, Kafka’s Jozef K., as well as Samuel Beckett’s Vladimir and Estragon. In his discussion of these literary characters, Ziolkowski explores their moments of private hesitation, which, from a Freudian perspective, he sees as instances of inhibited or repressed action. In his reading of these instances of individual crisis, Ziolkowski first accepts that at moments of hesitation there 1

T. Ziolkowski, Hesitant Heroes : Private Inhibition, Cultural Crisis, Ithaca, London, Cornell University Press, 2004. My second critical frame is H. Grady, Shakespeare, Machiavelli, and Montaigne : Power and Subjectivity from « Richard II » to « Hamlet », Oxford, Oxford University Press, 2002.

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ton hoenselaars

is a clash between, on the one hand, man’s natural, aggressive tendencies, and, on the other, the cultural restraints that the individual tends to live by or live under. At moments of stress, the restrained violence of ancient instincts, for an instant of hesitation and reflection, challenge the control that civilization imposes, before asserting full catastrophic release. But Ziolkowski does not stop there. He also ambitiously takes a step in the direction of cultural history, and argues that the hesitant heroes can actually be seen to exemplify deep-felt crises in the very cultures that have brought them forth2. The individual moments of hesitation mark « turning points in cultural history, epochs of conflict between value systems, and the ultimate collapse of those systems »3. Along these lines, « [t]he old Germanic myth of Hamlet provided Shakespeare with the vehicle for analyzing the epistemological anxiety of contemporary England in which the philosophical skepticism of the Renaissance was undermining the sustaining beliefs and binary thought patterns inherited from the Middle Ages »4. When Ziolkowski speaks of literature which could provide moments of individual doubt that also represent vital turning points in cultural history, he is really speaking of the genre of tragedy and of the more or less tragic hero as he appears in western European drama and the novel in the course of the centuries. In this paper, I shall be guided by Ziolkowski’s model, but I shall not be looking at the genre of tragedy or at the more traditional tragic hero. Instead, I shall study a biographical history play of the turn of the sixteenth century, Sir Thomas More. Partly as a result, the dramatic moment I concentrate on does not coincide with violence or destructive aggression. Yet it does signal a site of profound anxiety, of uncertainty, of doubt, which even though it is of a comic kind, can be illustrated to have both personal and broader cultural-historical relevance. Sir Thomas More, written in London during the the late 1590s and early 1600s, is about the life and death of the famous humanist Sir Thomas More, and shows the major events of his career between 1517 and 1535. In the play we see, first of all, how Sir Thomas More, as Sheriff of London, manages to put down a revolt against the foreign inhabitants of London. More calms them down by using his remarkable skills as a public speaker. In the play, we also see how, after managing successfully to combat the inner-city violence, More rises to become Lord Chancellor of England under Henry VIII. Soon, 2 3 4

T. Ziolkowski, op. cit., p. 3. Ibid. Ibid., p. 4.

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however, he discovers that the new job has an occupational hazard. This happens when Henry VIII declares himself the head of the Anglican Church and when, in response, More will not support the king’s opening move in what was to become known as the English Reformation. More refuses to accept Henry VIII’s rupture with the Church of Rome and marks the occasion by resigning his post. In response to this attempt to withdraw from the unquiet political scene, the king of England sends More to the Tower of London, and sentences his one-time Lord Chancellor to death by beheading. For the sake of our discussion about certainty and uncertainty, I shall concentrate on the scene where we witness what is said to be the first ever meeting between the play’s hero Sir Thomas More and the famous scholar from Rotterdam, the Dutchman Desiderius Erasmus. For a proper assessment of the situation, it may be worth noting already that Erasmus is accompanied by Henry Howard, Earl of Surrey. He is the famous diplomat and courtierpoet of Henry VIII, the poet who composed lyrics like « Love that doth Reign », the poet who translated Virgil’s Aeneid from Latin into English, the first Englishman to use blank verse, and the poet who « invented » the English sonnet. Finally, he is also the man who, like Sir Thomas More, was to be sentenced to death for treason by Henry VIII, though only thirteen years after More, in 1547, thereby gaining the curious status of «  Henry’s last victim »5. In Act III, scene i, then, we see the first meeting between Erasmus and Sir Thomas More, whose fame, as Erasmus puts it, « hath crossed the narrow seas, […] to the several parts of Christendom »6. On seeing Sir Thomas More for the first time, Erasmus is taken aback, and doubts if he has the real More in front of him. « Is that Sir Thomas More ? », Erasmus asks the Earl of Surrey. And the latter responds : « It is, Erasmus » (III, i, 138). This exchange is repeated nearly verbatim some fifteen lines later. Erasmus, having moved up closer, to inspect More no doubt, now no longer asks « Is that Sir Thomas More ? » but « Is this Sir Thomas More ? ». The Earl of Surrey, aware of the continuing doubt or uncertainty on Erasmus’ part now, in reply, takes greater pains to explain the situation :

5

6

The Bloomsbury Guide to English Literature, éd. M. Wynne-Davies, New York, Prentice Hall, 1990, p. 937. Sir Thomas More : A Play by Anthony Munday and Others, revised by H. Chettle, T. Dekker, T. Heywood, W. Shakespeare, éd. V. Gabrieli, G. Melchiori, The Revels Plays, Manchester, Manchester University Press, 1990, II, i, 133-134. Further references to this edition of the play are given after quotations in the text.

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Oh good Erasmus, You must conceive his vein : he’s ever furnished With these conceits (III, i, 163-165).

In order to arrive at a proper appreciation of Erasmus’ continuing uncertainty and doubt here it is vital to recall that the individual to whom Erasmus is introduced is, in fact, not Sir Thomas More. In the sequence preceding the arrival of Erasmus in London, the audience have been able to witness how Sir Thomas planned a practical joke on Erasmus. Preceding his first encounter with Erasmus, More asked his servant Randall to dress up as Sir Thomas More, and in that disguise to welcome the Dutchman to London. The point of the exercise, according to the Lord Chancellor, was to see if Erasmus could tell the fake More from the real More. As Sir Thomas explains to Randall, he would « see if great Erasmus [could] distinguish / Merit and outward ceremony » (3, i, 40-41). In other words, the question during the pivotal meeting was whether Erasmus would be deceived by the gorgeous exterior of the man he met, or whether he would manage to appreciate his inner qualities, his true merits. In the event Erasmus is certainly not fooled by More’s practical joke, but he remains uncertain (his uncertainty being neatly set off by the Earl of Surrey’s confident belief in what he sees). In the end, Sir Thomas More stops his servant Randall, who is dressed up as More, with the words : « Fool, painted barbarism, retire thyself / Into thy first creation » [Exit Randall] (III, i, 173-174). This is then followed by More’s extended apology to Erasmus, as well as his explanation of the practical joke, which was to show that often people respect those who dress up extravagantly and expensively, and treat as fools learned men who dress in simple clothes. Thus far, following Ziolkowski’s approach, I have tried to account for the uncertainty of Erasmus in textual and character terms. At this stage, it would, still following Ziolkowski, be interesting to find out if this uncertainty could also be interpreted in broader cultural-historical terms. In other words, identifying a clear moment of individual doubt on the part of Erasmus in the play, could we contextualize this instant and provide an early modern reading that tells us more about the sites of anxiety in the specific culture of the period ? Obviously, Erasmus’s hesitation and doubt here have been generated by Sir Thomas More. And even though it is essentially More’s ludic, playful nature that generates the uncertainty, we may recognize that the anxiety (as well as its source) is really of a profoundly political kind, and that it goes to the heart of a range of Renaissance concerns of the kind that scholars like Stephen Greenblatt and Jonathan Dollimore have been identifying for over two decades.

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More’s role-playing on this occasion, as well as his attempt, « by indirections » to « find directions out » (to use the words of Polonius, the wily councillor in Hamlet), unmistakably points in the direction of Machiavelli and Realpolitik. More’s behaviour conforms to the Machiavellian model of the self, comprising « an inner will-to-power and an outer deceptive façade drawing on the conventional pieties of received tradition to mask its antitraditional intentions and actions » (Grady, 11). Obviously, More’s motivation in this instance is safely couched in a humanist urge to test as well as teach. Nevertheless, it would be wrong not to recognize the encounter with Erasmus as just one of many Machiavellian moments in his staged career where the deceptive surface is set off against an interior of power dynamics. A case in point is the perhaps more politically explicit performance of Thomas More earlier in this play, to which a similar conclusion applies. Let us briefly look at the moment in the play which occurs a number of scenes before Erasmus makes his appearance on the stage. Thomas More as Sheriff of London, attends a court case involving a Londoner named Smart, who has had his pocket picked by a man who is no less symbolically named as Lifter. During this court case, the victim named Smart surprisingly gains no sympathy ; instead he is callously accused by Justice Suresby of full responsibility for the actual theft. Did he, Smart, not cause the theft himself by going abroad with the money in his pocket in the first place? Justice Suresby’s facile strategy of reversal goes against Thomas More’s own sense of justice. More is convinced that the theft could in fact have happened to all of us. In order to prove this to the world, Thomas More invents and perpetrates a scheme to have Justice Suresby’s money stolen between the actual court hearings. In this way, More creates a situation where Justice Suresby is exposed as a robbed man and a fool in his own right. As the Lord Mayor puts it, choosing side with More : Believe me, Master Suresby, this is strange, You, being a man so settled in assurance, Will fall in that which you condemned in other (I, ii, 195-197).

As in the scene presenting the first encounter with Erasmus, Thomas More here reduces the certitude and assurance of Suresby (what’s in a name) to uncertainty. Also, with a comparable pedagogical urge he tries to add to the self-knowledge of his colleague in the political arena of the courtroom. Surely, More here, like before, displays the remarkable ability to impersonate, has the craft to dissemble, and even proves capable of misleading his own colleague Suresby, illustrating Machiavelli’s belief (expressed in The Prince) that the po-

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litical animal (not the lion but the fox) should be able to manipulate friend as well as foe. As I noted earlier, pedagogically warranted role-play is More’s hallmark in this biographical history — and there are many more instances in the play — but we would fail to grasp its relevance if we did not interpret it as essentially political. More politically-charged even than the scene with Justice Suresby is the discussion that takes place among the Cardinal’s Players, the company of actors who have come to perform a play at the residence of Sir Thomas More. When it turns out that one of the actors has not arrived by the time the show must begin, More volunteers to act the part himself (which happens to be that of Good Counsel)7. The acting talent of Thomas More is such that afterwards even the professional actors discuss his achievement among them : Do ye hear, fellows ? Would not the lord [Sir Thomas More] make a rare player ? O, he would uphold a company beyond all ho, better than Mason among the King’s players (III, ii, 295-297).

One of the actors, however, cuts off this discussion about the comparative merits of the players of the Church (personified by the Cardinal’s players) and the State (represented by the King’s players) : Peace, do ye know what ye say ? My lord a player ? Let us not meddle with any such matters. (III, ii, 301-302).

The conjunction of political office and dramatic brilliance is obviously a subversive theme. It is so sensitive, in fact, that the play deftly seems to allow the audience to guess what it no doubt intuits very clearly, and what Greenblatt has written about with great conviction in his chapter on Sir Thomas More that opens Renaissance Self-Fashioning, entitled « At the Table of the Great ». The opening chapter of Renaissance Self-Fashioning, to use Greenblatt’s own words, describe[s] the complex interplay in More’s life and writings of self-fashioning and self-cancellation, the crafting of a public role and a profound desire to escape from the identity so crafted, and I propose that we keep in our minds the image of More sitting at the table of the great in a peculiar mood of ambition, ironic amusement, curiosity, and revulsion. It is as if he were watching the enactment of a fiction, and he is equally struck by the unreality of the

7

In his capacity as Good Counsel, More repeats the lesson that he conveyed in the central scene with Erasmus : « Wit, judge not things by the outward show : / They eye of mistakes, right well you do know » (III, ii, 274-275).

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whole performance and by its immense power to impose itself upon the world8.

As readers of Renaissance Self-Fashioning will remember, this announcement heralds a long discussion about politics-and-theatre or politics-as-theatre, and about power as the reason why the individual should submit himself to such fantasies : because the quintessential sign of power is the ability to impose one’s fictions upon the world, as Greenblatt explains, because real power lies in the performance of that power. Readers of Greenblatt’s chapter on Sir Thomas More will remember how the American critic further establishes the link with Machiavelli and his conviction that the prince must be a « great feigner and dissembler », a conviction which, as Greenblatt puts it, covers « the naked realities of appetite and fear »9. In his lengthy account of Thomas More — which might justly be subtitled with Erasmus’ question : « Is this Sir Thomas More ? » — Greenblatt shows how More tries to join those in power, to fashion a self by « play[ing] with them » while at the same time practising the counter-art of self-cancellation, in a desire to challenge or escape from the social identity thus fashioned and which he eyed with skepticism as well. In brief, Greenblatt really shows how Thomas More’s self-consciousness and the consciousness of his self were confiscated by the prevailing ideology of the early sixteenth century. Greenblatt shows how, in the case of Thomas More, we witness a subordination of the self to extra-individual forces. These extra-individual forces, as another American critic, Hugh Grady, also reads it, could be seen to use More as a site to exert their sway. It was not More who spoke  ; instead, it was the Henrician ideology that spoke through More. More’s self, the « I » as it emerges from Greenblatt’s 60-page chapter, was really the combined roles that the subject fashioned or acted out in front of and with others; all else, Greenblatt suggests, was self-cancellation. The publication of Renaissance Self-Fashioning in 1980 triggered an extended debate on the determining impact of the prevailing ideology on the formation of the subject, and the debate over how autonomous the subject might be is still far from over. Writing in the power-obsessed 1970s and 1980s Greenblatt qualified his treatment of subjectivity so strongly that it emerged

8

9

S. Greenblatt, « At the Table of the Great : More’s Self-Fashioning and Self-Cancellation », Renaissance Self-Fashioning : From More to Shakespeare, Chicago, London, University of Chicago Press, 1980, p. 13. Ibid., p. 14.

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essentially as an effect of power, while positive evaluations (allowing for a degree of autonomy) were placed under grave suspicion. Already in the early 1980s, however, a critical counter-school started to develop along the lines drawn by Edward Said, when he noted how odd it was that Foucault’s archeologies (which lay at the basis of such deterministic readings of culture as Greenblatt’s of Thomas More) did not make even a nominal allowance for emergent movements, and none for revolutions or counterhegemony. For, « [i]n history », Said stated with remarkable common sense, and on this occasion referring to Antonio Gramsci, « there is always something beyond the reach of dominating systems, no matter how deeply they saturate society, and this is obviously what makes change possible, limits power in Foucault’s sense, and hobbles the theory of that power »10. In his recent book Shakespeare, Machiavelli and Montaigne (2002), Hugh Grady develops this view further, and alongside the Machiavellian theory of subjectivity (with its critique of the myth of the autonomous subject) he argues a case for the co-existence of a certain degree of autonomous subjectivity, manifesting itself as a mode of resistance to the prevailing ideology or as the formulation of an alternative, which he prefers to call Montaignean. In words that continue the argument of Said, Grady emphatically states : Going beyond what I am calling Machiavellian theories of subjectivity need not mean abandoning their critique of the myth of the autonomous subject. I am not attempting here to deny the ideological component of subjectivity — but to deny instead that subjectivity is always and only ideological. Just as people believe in the social status quo, they sometimes come to feel alienated from it, to question it, to criticize it, even to make a revolution against it. They can do so, it seems to me, only because ideology is not as completely, totalizing and enchaining as widely influential aspects of Althusser, Foucault, and Lyotard have argued that it is. Both belief and the conceptual system of language, in short, as many theorists of the 1990s have argued, are open to negotiation. People learn from, and criticize, their experiences with mental structures ; they are not inevitably enchained by them11.

In the theory of early modern subjectivity that Grady develops, and which tries to combine Machiavellian and Montaignean elements, subjectivity « cannot be reduced to the effect of static structures of domination like ideol10

11

E. W. Said, « Traveling Theory », The Word, the Text and the Critic, London, Faber and Faber, 1984, rééd. London, Vintage, 1991, p. 226-247. H. Grady, Shakespeare, Machiavelli and Montaigne : power and subjectivity from « Richard II » to « Hamlet », London, New York, Oxford university press, 2002, p. 22-23.

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ogy and discourses. Instead, it participates in the relatively autonomous, socially constructed realm of meaning and communication, which rather than being static and reified is in principle open to negotiation, modification, and reconstitution through dialogue »12. This view of subjectivity implies that it is neither unitary or fixed like the liberal humanist subject of later centuries ; instead, it is deprived of the certainty of coherence, permanence or stability. It cultivates the flux of the inner life, and thus resembles the experiences with the self that we find captured in the Essais of Montaigne. As Grady himself acknowledges, this view of ideology and subjectivity is not new. What is new, however, is that such deterministic views as we find in the reading of early modern culture by highly influential critics like Greenblatt (as the representative of the New Historicism) or like Dollimore (as the representative of Cultural Materialism) can now also be modified accordingly. As a result, a more nuanced reading of early modern literature becomes possible, as sites may be identified and described where we find the « relatively » autonomous subject and all that this implies. Grady’s discussion of the Montaignean moments in Shakespeare’s political drama — the second tetralogy of history plays — is very convincing. He concentrates on characters who experience different forms of retirement from the active world of Machiavellian politics, and illustrates how, often in soliloquy, in prayer, or in (shall we say Gramscian ?) prison scenes, they develop those very crucial, resistant alternatives to the selves that they have been fashioning, alternatives which are comforting not because they deny but because they acknowledge unfixed, unstable, uncertain selves. Of particular interest are Hugh Grady’s discussions of Shakespeare’s King Richard II before and after his abdication, and of Henry V, between the « I know you all » soliloquy spoken at Eastcheap (in 1 Henry IV), and the insights of his pre-Agincourt confession in France (in Henry V). This is not the place to discuss these instances in greater detail. Rather, it seemed more interesting to find out if Grady’s convincing theory of the relatively autonomous subject with its unfixed and uncertain self might not enhance our appreciation of the character of Sir Thomas More in the Elizabethan stage play, helping us to discover more than Greenblatt revealed. A close reading of Sir Thomas More reveals a number of moments that deserve closer attention, of which the following is one. At the very summit of his career — just after he has been knighted and promoted to the office of

12

H. Grady, op. cit., p. 24.

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Lord Chancellor — the play shows Sir Thomas More in soliloquy, the very device that Shakespeare himself developed into the instrument for exploring the Montaignean self. In this soliloquy, we actually hear Sir Thomas More declare : It is in heaven that I am thus and thus, And that which we profanely term our fortunes Is the provision of the power above Fitted and shaped just to that strength of nature Which we are born withal (III, i, 1-4).

By comparison with the examples from Shakespeare that Grady provides, like that of Richard the Second fashioning a new world in prison, we seem to witness a moment here of unquestioning and unhesitating certitude about and confidence in systems beyond the self : « that which we profanely term our fortunes / Is the provision of the power above ». It is worth noting how much the opening line of More’s speech, « It is in heaven that I am thus and thus » echoes the words of Iago at the beginning of Shakespeare’s Othello. Here, in order to boost the spirits of poor Roderigo who feels that all occasions inform against him in his pursuit of Desdemona, Iago claims that « ’Tis in ourselves that we are thus and thus »13. In the eyes of some critics, this statement by Iago seems to contain one of the boldest claims of the subject as being « beyond the reach of dominating systems ». Surely, others have contested that view of Iago’s seemingly autonomous subjectivity. Given its position in Iago’s argument to Roderigo to « put money in [his] purse », these other critics have reasoned that Iago’s claim to the autonomy of the subject is steeped in a capitalist ideology that it seeks to justify. For our present purposes, however, it is not of importance whether or not Iago is or is not an autonomous subject, but whether he himself believes it. And it is by extension that we note how the character of Sir Thomas More on the occasion just quoted rejects every claim to that autonomy : he accepts that man’s nature depends on Heaven’s will, that the subject is not autonomous but subject to a divine power. If this were the only moment where we met Thomas More in the play, the notion that man might be the master of his own fate would hardly seem to apply to him. Before looking at More in a later scene, however, let us first, by way of an introduction, look at the occasion when, early in his career, Thomas

13

W. Shakespeare, Othello : authoritative text, sources and contexts, criticism, éd. E. Pechter, New York, London, Norton, 2001, I, iii, 317-318.

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More earns his spurs as a civic servant by quelling an uprising against aliens in London. In particular, let us look at the revolt and the battle cry of the character simply named the Clown as he captures the sentiments of the London population and its leaders ( John Lincoln and Doll Williams) who are about to vent their frustration with the foreigners in the capital : Lincoln, my leader, And Doll my true breeder With the rest of our crew Shall rantantarraran, Do all they what they can. Shall we be bobbed, braved ? No. Shall we be held under ? No. We are free born And do take scorn To be used so (II, i, 5-14 ; italics added).

If during the uprising, Thomas More is the rhetorically and hence politically gifted pacifier, if Thomas More represents the politician for whom the uprising is a means of solidifying a social identity (after all, he is to be promoted to Lord Chancellor as a reward), the Clown in these anarchic lines of social and symbolic relevance, much like Iago, is prepared to believe that he himself is an autonomous subject, meaning « free born ». If More here represents the voice of political stability and order, does not the population of London in this play already ask diehard Foucaultians to make perhaps more than just « a nominal allowance for emergent movements, for revolutions, counterhegemony », to borrow some of the phrasing from Said that I introduced earlier ? Interestingly, it would seem to have been the recognition of precisely this potential autonomy that explains Edmund Tilney, the Elizabethan censor’s comment on the play manuscript which was submitted to him for approval : « Leaue out… / ye insurrection / wholy wt / ye Cause ther off » and replace the uprising by « A shortt / reportt & nott otherwise » with the role of More as an appeaser (Melchiori, 17). I do not think that the Clown here serves just as a comic contrast to set off Sir Thomas More as an ideology-driven instrument of Henry VIII’s oppressive regime. Rather, I believe that the Clown — whose name in Latin would be morus like that of the Sherif of London — with his loud and perhaps clumsy claim to freedom also serves as a clear foil to the autonomy that More subtly asserts later in the play when the divorce of Henry the Eighth is at stake. Like Montaigne at the time of France’s religious wars, Thomas More’s withdrawal from the active political scene by resigning his post — he « resign[s]

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ton hoenselaars

[his] office / Into [his] sovereign’s hands » [IV, i, 88-89] — may be read as a process of what is perhaps best described as « innere Emigration » or of « inward migration ». The subject positioned within the ideological system assumes a certain mental distance, asserts a mode of inwardness that is really beyond the reach of the prevailing ideology. In the case of Thomas More, this autonomous subjectivity would seem to be rooted in his firm Christian faith. This becomes clear once again as he prepares for his beheading at the end of the play : There is a thing within me, that will raise And elevate my better part ’bove sight Of these same weaker eyes. And, master shrieves, For all this troop of steel that tends my death, I shall break from you, and fly up to heaven (V, iv, 103-107).

It is obvious that Thomas More, despite the new critical distance that he observes, is not allowed to « withdraw » from the political scene entirely. Henry the VIII’s political machinery catches up with him, and it eventually effects his beheading. But More, too, manages to profit from this inseparability. More may go to the Tower « With all submissive willingness » (IV, iv, 152), but until the final moment when he ascends the scaffold, he continues to see himself also as an actor in the political arena : « I confess his majesty has been ever good to me, and my offence makes me of a state pleader a stage player […] to act this last scene of my tragedy » (V, iv, 71-75). If More is not allowed entirely to escape from the prevailing ideology, this also places him in a position to use this situation to his own avantage. He is prepared to act the appropriate role until the end because the system is tied to him as much as he is tied to it. As a consequence, More’s words about « There [being] a thing within [him], that [would] raise / And elevate [his] better part ’bove sight / Of these same weaker eyes » are not the words of a religious zealot, hastening his course to martyrdom and sainthood. Instead, they represent his religious conviction as well as a strategic move. Adopting the instrument of Machiavellian rhetoric, Thomas More challenges the Henrician ideology (which places his political expediency above the nation’s religious integrity) precisely when he would seem to comply with it. If, following Hugh Grady, we discern in the character of Sir Thomas More the making of an autonomous, resistant and resisting subject, we cannot help seeing that it almost inevitably also continues to be part of the prevailing ideology. In the scene with which I began, Erasmus was unprepared for the reception strategy that Thomas More devised for him. As a result, he was left in uncertainty about the true identity

of power and subjectivity

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of More. At the end of Sir Thomas More, we, as the audience of the play, have been in a position to witness Sir Thomas More’s strategic skills and the emergence of his rare religious certainties. If, as More puts it, this is a « tragedy » that he acts, we would need to conclude that where More himself is concerned, this tragedy curiously and ironically lacks Ziolkowski’s « hesitant hero ». As a « tragedy », the play may lack fear or nuance, but it would perhaps for that very reason have fascinated Renaissance audiences if the censor had not decided against it. Clearly, the rare religious certainties with which More performs his final act were alien from the contemporary reality of the 1590s, when the Reformation that Henry VIII unleashed in England had contributed to create the religious division, uncertainty and strife, the same strife that drove individuals like Montaigne to retire from public life in pursuit of an « migration inward » that yielded the modern view of the autonomous subject. In this paper, I started by looking at a moment of uncertainty in the play of Sir Thomas More, the moment when Erasmus first meets Thomas More, but has grave doubts about his true identity. I have tried to explain Erasmus’ doubt in the play as the natural consequence in a world (as the Elizabethans saw it) pervaded by a desacralizing and histrionic Machiavellian mode of politics. Further I have argued that — although the behaviour of Sir Thomas More in the play would seem to confirm the deterministic view of the (autonomous) subject and power — it really illustrates also the possibility of resistance within the prevailing ideology. Interestingly, and this is what makes this long-neglected play so fascinating a text for further research, the resistance here is rooted in the very same convictions, the very same attitude that the prevailing Henrician ideology tried to make secondary to its political objectives. In the end, of course, Henry VIII was to prevail, with Sir Thomas More dead and the Church of Europe in crisis. The fact that the king himself is absent as a character from the play, and that his Catholic Lord Chancellor has been resurrected to speak again and to die again for his convictions, marks the play as a subversive potion for a divided and uncertain audience in need of a hero, or a saint.

Modes of Certitude and Incertitude in Shakespearian Tragic Heroes —◆— Eloisa Paganelli

Thou, Nature, art my goddess ; to thy law My services are bound (I, ii, 1-2)

states Edmund, the bastard son of Gloucester in King Lear. Like most villains in the Shakespearian canon, Edmund acts with unshakable certitude, but what distinguishes him from the other villains is that his certitude is explicitly based on a philosophic view of life : that conception which gave preeminence to the instinctive laws of nature and which, under the influence of Copernicus, Montaigne and Machiavelli, was already circulating in England at the beginning of the century, anticipating Hobbes’ explicit theories. There are no other villains who appeal to a philosophic theory to justify their actions ; they simply put that philosophy into practice, implicitly demonstrating that the laws of impulse rule their lives and that « All with me’s meet that I can fashion fit » (I, ii, 191), as Edmund concludes after disparaging his father’s traditional belief in the influence of the stars1. The assurance with which villains act is often motivated by a particular frustration they suffer from and which they are determined to compensate : Iago in Othello has been disappointed about promotion, Richard III, in the homonymous play, has a deformed body, Edmund himself is a younger son and a bastard, and therefore no heir of his father. But there are other villains who simply show that voracious lust for power described by Ulysses in Troilus and Cressida in the famous « degree » passage :

1

See also R. Rosati, Il Giro della ruota, Firenze, Le Monnier, 1958, especially p. 7-22.

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eloisa paganelli

[…] everything includes itself in power, Power into will, will into appetite, And appetite, an universal wolf, So doubly seconded with will and power, Must make perforce an universal prey, And last eat up himself (I, iii, 119-124).

Goneril and Regan in King Lear, King Claudius in Hamlet (though he has fruitless bouts of remorse), and above all Lady Macbeth, all belong to this type. Therefore they are just as determined in their actions and just as blind to the consequences expounded by Ulysses and anticipated by St Augustine in similar terms : Invidus vir… ut lupus rapax insanit inaniter… ad nihilum redigitur. The degree of determination the villain is capable of has its most shocking example in the horrifying words of Lady Macbeth : I have given suck, and know How tender ‘tis to love the babe that milks me : I would, while it was smiling in my face, Have pluck’d my nipple from his boneless gums, And dash’d the brains out, had I so sworn As you have done to this (I, vii, 54-59).

Only Macbeth, who becomes the most callous bloody villain, is the quintessence of incertitude : a notable exception among the evil stage characters ; Macbeth is in fact an anomalous villain since he does not begin his career as such. Although somewhat fierce and bloody in war, he is otherwise a noble character, even « too full o’ th’ milk of human kindness » (I, v, 17), as his wife says, expressing her fear that he will never be able to perform the act that would satisfy their shared aspiration : « The sweet fruition of an earthly crown  », as Marlowe’s Tamburlaine would have said (I Tamburlaine, II, vii, 28). Not for nothing Macbeth, like Hamlet, is the play where question marks invade the text without finding any answer. Macbeth’s very first question, his first uncertainty, regards the nature of the Weird Sisters and their equivocal message : This supernatural soliciting Cannot be ill ; cannot be good : — If ill, why hath it given me earnest of success, Commencing in a truth? I am Thane of Cawdor : If good, why do I yield to that suggestion Whose horrid image doth unfix my hair […] (I, iii, 130-135).

modes of certitude and incertitude

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From this very instant in which a moral doubt assails the mind of Macbeth, his tragedy becomes the tragedy of incertitude up to the moment when he commits his first hideous crime, after which he is gradually but steadily transformed into a most determined bloody tyrant. Macbeth’s uncertainty originates in his harrowing struggle with conscience : it is no ordinary struggle, but one which right from the beginning gnaws so deeply into his being that his horrible imaginings, […] whose murther yet is but fantastical, Shakes so my single state of man, That function is smother’d in surmise, And nothing is, but what is not (I, iii, 138-142).

In other words, the harmonious unity of his being is shattered, while reality and unreality change places. Lady Macbeth tortuously describes the tortuous, contradictory mind she knows her Lord possesses : Thou wouldst be great ; Art not without ambition, but without The illness should attend it : what thou wouldst highly, That wouldst thou holily ; wouldst not play false, And yet wouldst wrongly win […] (I, v, 18-22).

Differing from the ordinary stage villain, Macbeth possesses an acute conscience and is also fully aware of the metaphysical implications of his act ; but he explicitly declares he is ready to ignore the life to come  : if only « th’assasination / Could trammel up the consequence, … / … / here, / But here, upon this bank and shoal of time, / We’d jump the life to come » (I, vii, 7). Macbeth’s primary concern is therefore with mundane consequences : « But in these cases, / We still have judgement here » (ibid., 7-8), he ponders. It needs Lady Macbeth to transform his uncertainty into a boasted, fatal decision : « I am settled, and bend up / Each corporal agent to this terrible feat » (I, vii, 80-81). But just before the murder is accomplished, Macbeth’s incertitude reemerges in a different direction. In the famous hallucinated dagger passage he is no longer sure what is real and what is not : is the dagger he sees a real one or simply the projection of his « heat-oppresed brain ? ». The dagger is there « in form as palpable / As this which now I draw », but since he cannot catch it, his eyes must have become « the fools o’ th’ other senses » : touch

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and sight have become fragmented and separated ; and even if, as he concludes, « There’s no such thing » (i. e. the impalpable dagger), then the mind must be giving wrong information to the eyes (II, i, 39-49). Therefore the shattering and fragmentation of his being is still at work. From the moment the assassination of the king has been accomplished uncertainty and doubt spread like a malady all over the country, reaching out of the Scottish realm as far as England where Malcom, the assassinated king’s son, is organizing rebellion and, on being joined by the loyal, valiant Macduff, is long in doubt whether to consider him a spy of Macbeth. Hardened by crime, even before the murder of Banquo, Macbeth has developed into a determined villain, even if conscience is still alive within him, causing terrors and hallucinations. It is only after Banquo’s murder and the apparition of his ghost that conscience is finally silenced. But at the very end of the play, incertitude comes full circle reemerging just where it had begun, the ambiguous nature of the Weird Sisters : I « begin / To doubt th’equivocation of the fiend, / That lies like truth » (V, v, 42-44). While Lady Macbeth has volatilized into somnambulism, madness and death, Macbeth’s last words express a decided but now unavailing rejection of the Weird Sisters : And be these juggling fiends no more believ’d, That palter with us in a double sense ; That keep the word of promise to our ear, And break it to our hope. (V, ix, 19-22)

Most Shakespearian tragic heroes are heroes of uncertainty. Such a one is Richard II, but his parabola reverses that of Macbeth. Beginning as a ruthless, rapacious administrator of his kingdom, he ends up as a victim and a martyr of his usurper, his own cousin Bolingbroke. Nevertheless uncertainty marks both the beginning and the end of his career, though it has totally different origins from that of Macbeth. His first spectacular indecision in settling the court quarrel between Mowbray and Bolingbroke (when the opponents are already in the lists he stops the formal medieval joust he himself had ordered) shows personal incapacity and political mismanagement. But his later pathetic and even moving hesitation as to whether to surrender his crown into the hands of his self-assured, worldlywise cousin has more subtle reasons : it reflects — slightly anachronistically from the historical point of view — a weakening of that time-honoured sacred con-

modes of certitude and incertitude

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ception of kingship which was to be gradually replaced by a lay conception of monarchy, eventually culminating in the regicide of Charles I2. Unsteady ideological and political perspectives mingle in Richard’s personality with a weakness of character and a readiness to surrender to circumstances  ; confronted with Bolingbroke’s strong personality — that in Shakespeare’s times was viewed as an anticipation of the new Renaissance man, the artificer of his own destiny — Richard’s medieval concept of kingship, on which he had explicitly founded his rights, crumbles altogether ; « Not all the water in the rough rude sea / Can wash the balm off from an anointed king » (III, ii, 54-55), he had confidently maintained when, coming back from his expedition to Ireland, he first hears of his cousin’s threatening behaviour ; but soon after his confidence in the sacred, indisputable nature of kingship is already shattered ; asked by Bolingbroke if he is « contented to resign the crown », his answer is a quibble on uncertainty : Ay, no ; no, ay ; for I must nothing be. Therefore no « no », for I resign to thee (IV, i, 201-202).

When alone in prison, imagining different roles for himself, as he now has no real one, he is still uncertain if it would be better to be a beggar or a king. Only his dying words express a final certainty : Mount, mount, my soul ! Thy seat is up on high, Whilst my gross flesh sinks downward, here to die (V, v, 111-114)

Macbeth’s incertitude is ultimately a struggle with conscience ; Richard’s owes much to an incipient dissolution of the traditional concept of kingship, but Hamlet’s is existential, and as such is as deep and vast as that epocal epistemological crisis which it implicitly reflects : what John Donne referred to as the « new Philosophy [which] calls all in doubt » (First Anniversary, 1, 205). It therefore embraces the metaphysical, moral, social and personal spheres of being : it involves the problem of appearance and reality ; the nature of man and that of woman ; ultimately it questions the nature of the universe and the bewildering position of man in it. Playing on the double meaning of « question », H. Levin entitled his perceptive book on Hamlet, The Question of Hamlet3 ; and as a matter of fact Hamlet’s harrowing questions resound in the vaults of the castle of Elsinore from first to last, and are answered only by their own hollow echo. 2

3

For a detailed reading both of Macbeth and Richard II see A. Serpieri, Retorica e Immaginario, Parma, Pratiche, 1986, p. 129-157, 193-266. H. Levin, The Question of Hamlet, London, New York, Oxford University Press, 1949.

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Hamlet lives steeped in an all-embracing incertitude: what is the nature of the ghost, is it a devil come to tempt him, or is it what it looks, his own father come to reveal he has been murdered by his brother and ask for revenge ? Appearance can hide reality to such an extent that perhaps Ophelia too bears, like Gertrude, his own mother, that mark of frailty whose « name is woman ». But the root of all uncertainty lies in existence itself : To be, or not to be […] Whether ‘tis nobler in the mind to suffer The slings and arrows of outrageous fortune, Or to take arms against a sea of troubles, And by opposing end them ? To die, to sleep — ……………………………………………… a consummation Devoutly to be wished […] (III, i, 56-60) ;

were it not for a thought, a doubt, of a metaphysical nature : « the dread of something after death », of « The undiscovered country from whose bourn / No traveller returns » (ibid., 78-80) ; « thus the native hue of resolution / Is sicklied o’er with the pale cast of thought » (ibid., 84-85). It is just « the pale cast of thought » which makes Hamlet live in a general uncertainty he himself cannot account for : « I do not know / Why yet I live to say this thing’s to do » (IV, iv, 43-44), he wonders long after the playwithin-the play has given him the proof of his uncle’s guilt and therefore of his call to revenge that guilt. Ironically, the only decision he takes light-heartedly — his ready acceptance of the treacherous fencing-match with Laertes — is the fatal one which leads him to his death, but also to the long-postponed revenge that his father’s ghost had urged him to accomplish. His last words are for loyal Horatio, his faithful confidant and friend : « Report me and my cause aright / To the unsatisfied » (V, ii, 344-345) : no other fundamental certainty looms in his dying words. At the moment of death Richard has solved the metaphysical question : « Mount, mount, my soul ! » ; Macbeth had decidedly, even if too late, rejected the « juggling fiends » ; but Hamlet, in his last words, « the rest is silence », is still groping in the dark. For an age like ours, in which we have learnt to live in doubt and uncertainty, Hamlet’s impasse reverberates from the past our own predicament.

Espaces de l’incertitude —◆— Marie-Madeleine Martinet

L

es questions posées actuellement sur les échanges entre la certitude et l’incertitude dans les figurations spatialisées des siècles passés le sont souvent par rétroaction de thématiques actuelles : il s’agit de chercher quand a débuté une complexité de vision correspondant à nos modes de représentation. Ainsi en est-il dans les études de « culture visuelle » des années récentes1 ; et une exposition à la Hayward Gallery de Londres, Eyes, Lies and Illusions (octobre-décembre 2004) a été organisée à partir de la collection du cinéaste Werner Nekes qui s’est intéressé aux précurseurs de l’« image mobile » en recherchant les instruments d’optique du passé. Or il y a incertitude sur cette représentation même de l’incertitude puisqu’elle relève partiellement du subjectif. Objectif et subjectif Les instruments d’optique sont à la fois des outils et des modèles de vision. Ils ont toujours oscillé entre la certitude et l’incertitude. En tant qu’instruments scientifiques, ils étaient des moyens de certitude, mais les effets inattendus qu’ils produisaient en faisaient des images de l’anormal, parfois de l’irréel. La même double possibilité existe pour eux que pour les effets de l’imagination, notamment les « associations d’idées », qui eurent d’abord un sens négatif en tant que fausses imaginations à distinguer de la vérité, puis devinrent une source de création poétique. Il peut encore y avoir un moyen terme entre ces deux extrêmes : en changeant l’échelle de vision, les instruments nous font apparaître l’inhabituel pour nous, infiniment grand ou infiniment petit, mais qui est réel. 1

N. Mirzoeff, An Introduction to Visual Culture, London, Routledge, 1999.

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Les divers types de camera obscura, puis de boîtes à transparents, reposèrent d’abord sur une modélisation de la vue, avec sa répartition entre le subjectif et l’objectif, l’intérieur et l’extérieur, au service d’une pensée qui voulait obtenir des idées claires et éliminer la confusion : c’étaient des instruments de certitude. La forme de la camera l’apparente aux cadrages à trois dimensions dans les dessins quadrillés visant à établir une grille de repères permettant de situer les objets. Mais ces instruments furent utilisés en sens inverse, pour des tromperies tactiques, puis dans le public et avec le temps, l’usage en devint l’inverse de celui des savants : ils servirent à créer des fantasmagories. Ainsi une camera obscura percée de plusieurs orifices fait qu’un unique soldat paraît une armée2. Ainsi le paysage au fond d’une boîte d’optique, relevant du naturel lorsqu’il est opaque, peut, si on l’éclaire par derrière, faire apparaître en transparence un deuxième fond qui représente un fantôme, et qui se surimprime sur le paysage3. La camera obscura, exemple de l’objectivité à la Renaissance — elle donne l’image des objets — eut une évolution ultérieure qui la mit du côté de la subjectivité : elle put servir aussi à étudier la rémanence de la vision4. La vision stéréoscopique5 suppose le même paradoxe : c’est un effet subjectif (nos deux yeux) qui donne l’effet de la réalité en trois dimensions. Jusqu’où peut-on faire reculer dans l’histoire ce passage à la subjectivité et à l’incertitude attesté à la fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle6 ? On peut à vrai dire voir par les deux extrêmes tout instrument ancien7.

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3

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5

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7

M. Bettini, Apiaria Universæ Philosophiæ Mathematicæ, Bologna, typis J. B. Ferronii, 1642. Jouet ancien dont une reproduction est vendue à Blist’s Hill (village historique près d’Ironbridge, Shropshire). J. Crary, Techniques of the Observer : On Vision and Modernity in the 19th Century, Cambridge, MIT, 1990, chap. 3. L. Byrd Schiavo, « From Phantom Image to Perfect Vision : Physiological Optics, Commercial Photography and the Popularisation of the Stereoscope », in New Media 17401915, éd. L. Gitelman, G. Pingree, Cambridge, MIT, 2003, p. 113-138. E. C. Blake, « Zograscopes, Virtual Reality and the Mapping of Polite Society in Eighteenth Century England », in New Media 1740-1915, op. cit., p. 4. K. Hillis, « Toward the Light “Within” : Optical Technologies, Spatial Metaphors and Changing Subjectivities », Virtual Geographies : Bodies, Space and Relations, London, Routledge, 1999, p. 23-43.

espaces de l’incertitude

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Interprétation ambiguë : les métamorphoses Les images à interprétation double jouent à la fois sur la troisième dimension et sur le temps. Nombreuses sont les images où les âges de la vie peuvent s’inverser8, en un effet de sens ; celles où un paysage peut être lu comme un personnage supposent une incertitude sur la profondeur à laquelle le plan de référence est censé se situer. Certains ont poussé plus loin l’échange des sens, jusqu’à une tentative pour faire muer les formes mêmes les unes dans les autres : c’est l’instrument inventé par Kircher9, où une roue fait passer successivement plusieurs images d’animaux dans un miroir. Il y a alors intégration de la dimension temporelle dans l’image puisqu’elle se modifie avec le temps. Une mécanique (non datée, présentée à l’exposition Eyes, Lies and Illusions) pour transformer des formes en d’autres se compose de roues faisant défiler des bandes de papier avec des motifs, que l’on peut décaler entre elles en tournant les roues différemment, jusqu’à ce que les diverses bandes se juxtaposent en formant une figure. Cette mécanique combine trois sources : par son résultat visuel, elle relève de l’identification ambiguë de formes mouvantes suivant leur déformation ; par son fonctionnement, elle ressemble aux séries de roues des machines à calculer ; par son titre, elle se présente comme les « métamorphoses d’Ovide » : modèle visuel, modèle mathématique, modèle discursif ? C’est justement pour identifier les ambiguïtés de la vision que s’insère l’hésitation entre trois modèles interprétatifs. C’est toute la question des images potentielles10, objet de nos jours d’un intérêt suscité par les recherches sur la partie d’irréel nécessaire à toute perception du réel. Incertitudes des espaces textuels Or l’incertitude dans l’espace suppose la dimension du temps, de manière implicite ou explicite, apparente dans les spatialisations de la mémoire. Dans l’échange entre Prospero et Miranda, où il lui demande de se souvenir du passé lointain avant l’arrivée dans l’île, il pose une question où l’indéfini « anything » est déplacé comme début de phrase, avant « image », qui est ellemême située dans le souvenir.

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9 10

E. B. Gilman, The Curious Perspective : Literary and Pictorial Wit in the Seventeenth Century, New Haven, Yale University Press, 1978. A. Kircher, Ars Magna Lucis et Umbræ, Roma, Scheus, 1646, X, 6, « Metamorphosis I ». D. Gamboni, Potential Images : Ambiguity and Indeterminacy in Modern Art, London, Reaktion, 2002.

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Of anything the image tell me, that Hath kept with thy remembrance (W. Shakespeare, La Tempête, I, ii, 43-44).

La réponse commence par un pronom « ‘T » qui ne renvoie à rien de précis puisque la question parlait d’« Anything » et qu’aucune référence plus définie n’est intervenue entre les deux. Il y a à nouveau spatialisation de la mémoire incertaine puisque Miranda décrit son souvenir comme lointain : ‘Tis far off, And rather like a dream than an assurance That my remembrance warrants (44-47) …

La question suivante de Prospero utilise aussi la conversion grammaticale pour associer l’incertitude aux espaces de la mémoire : What seest thou else In the dark backward and abysm of time ? (49-50)

où l’adverbe ou adjectif « backward » devient un substantif, substantialisant ainsi le recul dans le temps sous une image spatiale renforcée par son parallélisme avec « abysm ». Les variations grammaticales soulignent le flou de cette image temporelle. L’écart entre l’espace et les comptes rendus que les textes en donnent est un sujet de débats notoire depuis des siècles ; sur une description, la lettre célèbre où Pline le Jeune décrit sa villa, on a pu faire un grand nombre de reconstitutions toutes aussi plausibles les unes que les autres. Encore faut-il articuler l’espace et le lieu. La littérature donne souvent de l’importance aux parties de l’espace qui n’ont pas de substantialité indépendante : l’ombre (chez Donne), préfigurant les réflexions actuelles en méréologie sur l’importance des vides11. Les statues de dieux de l’eau étaient sculptées de façon à donner à la pierre l’apparence de gouttelettes ruisselantes, incertitude visuelle entre le mobile et l’immobile, ainsi dans l’Hortus palatinus de Heidelberg, créé au début du XVIIe siècle par Salomon de Caus pour la fille de Jacques Ier, électrice palatine. Ce paradoxe visuel avait déjà une contrepartie dans les textes : les pointes de poèmes sur les statues de nymphes des eaux, larmes statufiées, ainsi dans le poème de Chapman Ovids Banquet of Sence. De l’ambiguïté on passe à la pointe, qui clarifie le paradoxe et sort ainsi de l’incertitude.

11

R. Casati, A. Varzi, Parts and Places : The Structures of Spatial Representation. London, MIT, 1999.

espaces de l’incertitude

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Les complexités du paysage Dès les miniatures élisabéthaines, les incertitudes sur les distances des plans étaient d’un effet poétique, comme dans celle de Lord Herbert of Cherbury par Isaac Oliver12. Ensuite, des motifs de paysages classiques destinés à inspirer les paysagistes furent ceux comme « le gué » qui impliquaient un lieu de transition, et un mouvement implicite des personnages. La composition des paysages en apparence les plus clairement construits dans leur compartimentation de l’espace est elle-même source d’incertitude sur les rôles relatifs des divers motifs. Un paysage classique à la Claude est en général composé d’un cadre naturel et d’une architecture, or on peut retrouver des sources séparées pour le cadre — par exemple la baie de Naples — et pour le bâtiment — par exemple le Panthéon de Rome. Quand le second s’insère dans le premier, il en résulte des changements d’échelle et un jeu entre eux. Ainsi peut-on parcourir les variantes de l’incertitude, allant du flou au paradoxe clarifié, dans le sens mais aussi dans les modèles conceptuels, où l’effet textuel et l’effet visuel donnent souvent des réalisations en elles-mêmes différentes — nouvelle source d’incertitude.

12

c. 1610, The Earl of Powis.

Index Nominum —◆—

Aeneas, 167 Alberti, Leon Battista, 17-33, 52-53 Alberto da Gandino, 76 Alciat, André, 76 Alexandre VI, 87, 110 Al-Kindi, 51-52 Althusius, 75, 80, 83-86 Althusser, Louis, 174 Amazones, 125 Ammanatini, Manetto (dit le Grasso), 29-30 Amiot, Jacques, 149 Apollonius de Thyane, 153 Aristide, 138 Aristophane, 64 Aristote, 12, 51, 63, 67, 77-78, 80-83 Aubert, Guillaume, 57 Aulu-Gelle, 83 Bacon, Roger, 51 Baïf, Antoine de, 156 Barozzi, Francesco, 12 Becchi, Ricciardi, 98 Beckett, Samuel, 167 Bell, John, 38 Belon, Pierre, 55-60, 62-63, 67-68 Benoist de Lagebaston, Jacques, 120 Boccace, Jean, 94 Bodin, Jean, 116-117 Bohm, David, 38 Bolingbroke, Henri de, 184-185 Borgia, César, 93, 110 Born, Max, 35, 38 Bruès, Guy de, 156 Brunelleschi, Filippo, 17, 21-31, 33-34 Bruno, Giordano, 15 Camille, Michael, 158, 165 Caraffa, cardinal, 135 Cardan, Jérôme, 15, 39-41

Carmagnola, Francesco Bussone da, 96 Carnéade, 128-129 Caton, 137-138 Caus, Salomon de, 190 Cavour, Camillo, 113 Céard, Jean, 116, 153 Cennini, Cennino, 34 Chapman, George, 190 Charles I, 185 Charles VIII, 105 Charles-Quint, 87, 105, 146 Chastel, André, 39 Cherbury, Herbert of, 191 Cicéron, 75, 77, 79, 82-83, 140 Claude Lorrain, 191 Clément VII, 87 Colleoni, Bartolomeo, 96 Clitomacus, Hasdrubal, 128-129 Corrozet, Gilles, 155 Cujas, Jacques, 80 Cyrus, 96, 111 Damis, 153 Dante, 101, 105 Defaux, Gérard, 153 Démocrite, 133, 143 Descartes, René, 14 Dioscoride, 63 Dollimore, Jonathan, 170, 175 Donatello, 29 Donne, John, 185 Douaren, François, 78, 83 Doneau, Hugues, 80, 83 Du Moulin, Charles, 78 Einstein, Albert, 35-36, 38 Épicure, 136 Erasmus, Desiderius, 169-171, 173, 178-179 Ésope, 129-130, 162 Euclide, 12

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index nominum

Everaerts Nicolaas, 75 Fabrottus, Carolus Annibal, 80 Ferdinand le Catholique, 104 Ficin, Marsile, 155 Foix, Gaston de, 92 Folengo, Teofilo, 153 Foucault, Michel, 174, 177 François Ier, 87, 100, 146 Freigius, Thomas, 82 Friedrich, Hugo, 116 Fuchs, Leonhart, 59 Galien, Claude, 58 Galilée, 48-50 Ghiberti, Lorenzo, 34 Giotto, 52 Grady, Hugh, 171, 173-176, 178 Gramsci, Antonio, 174 Greenblatt, Stephen, 170, 172-175 Grosseteste, Robert, 50-51 Guerrier, Olivier, 151 Guichardin, François (Guicciardini, Francesco), 88, 94-95, 98-99, 101, 105, 108 Hacking, Ian, 39 Hallyn, Fernand, 55 Heisenberg, Werner Karl, 35-37, 43 Henry V, 175 Henry VIII, 168-169, 177-179 Héraclite, 133, 143, 152 Hercule, 128 Hermagoras, 78 Hobbes, Thomas, 181 Howard, Henry, 169 Huguet, Edmond, 151 Hütten, Ullrich von, 162 Jacques Ier, 190 Jankélévitch, Vladimir, 109 Joubert, Laurent, 56 Jules II, 87, 91, 107 Justin, 103 Kafka, Franz, 167 Kemp, Martin, 52 Kircher, Athanasius, 189 Koyré, Alexandre, 41 Kress, Johann Paul, 79 La Boétie, Étienne de, 134-135, 145 La Ramée, Pierre de (Ramus, Petrus), 13, 22, 75, 80-86 Lælius, 141

Leake, Roy E., 1368 Le Cadet, Nicolas, 141 Léon X, 87, 95 Léon l’Hébreu, 156 Léonard de Vinci, 39, 46-49, 53-54 Levin, Harry, 185 Louis XII, 91, 105 Luther, Martin, 162 Lyotard, Jean-François, 174 Machiavel, Nicolas (Machiavelli, Niccolò), 87-114, 171, 173-174, 181 Manzoni, Alessandro, 96 Marlowe, Christopher, 182 Marrache-Gouraud, Myriam, 153 Marsili, Ippolito, 76 Martens, Thierry, 76 Matthiole, Pierre-André, 65-66 Médicis, Laurent de, 93, 107 Melanchthon, Philippe, 13 Menochio, Jacopo, 76, 78-79 Moïse, 96, 111 Montaigne, Michel de, 115-152, 174-177, 179, 181 More, Thomas, 167-179 Münster, Sebastian, 62 Musculus, Wolfgang, 156 Nakam, Géralde, 116 Nausiphanès, 136 Nekes, Werner, 187 Néréides, 56 Nerli, Filippo, 108 Nicolas de Cues, 13, 15 Nizzoli, Mario, 9 Oliver, Isaac, 191 Ovide, 189 Pacianus, Fulvius, 68 Pacioli, Luca, 38-39 Pape, Guy, 68 Patrizi, Francesco, 13 Pelletier du Mans, Jacques, 143 Pétrarque, François, 105, 107, 110 Philémon, 65 Piccolomini, Alessandro, 12 Piero della Francesca, 47, 53 Pindare, 22 Planude, Maxime, 129 Platon, 14, 115 Pline l’Ancien, 56, 63, 67

index nominum

Pline le Jeune, 190 Plutarque, 135, 149 Podolski, Boris, 36 Proclus, 12, 33 Pseudo-Aristote, 125 Pyrrhon, 1129-130 Quintilien, 75, 77-78, 80-81, Rabelais, François, 55, 153, 157, 162 Rhodiginus, Lodovicus Cælius, 125 Richard II, 175-176, 184-186 Richard III, 181 Romulus, 96, 11 Rondelet, Guillaume, 55-56, 62-63, 67-68 Ronsard, Pierre de, 156 Rosen, Nathan, 36 Rucellai, Giovanni, 39 Said, Edward, 174, 177 Saint Augustin, 50, 182 Sandeo, Felino, 76 Satan, 1116, 126 Scipion, 141 Scott, Walter, 167 Sebond, Raymond, 115, 129, 136-137, 142144, 147 Sellevold, Kirsti, 149 Sénèque, 157

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Sextus Empiricus, 131 Shakespeare, William, 168, 174-176, 185, 190 Sixte IV, 87 Socrate, 129-130 Soule-Tholy, Jean-Paul, 161 Tacite, 103, 133 Tafuri, Manfredo, 30 Térence, 141 Théophraste, 63 Thésée, 96, 111 Till l’Espiègle, 162 Tilney, Edmund, 177 Tite-Live, 103 Ulysse, 181-182 Valla, Lorenzo, 12 Vénus, 125 Verrocchio, Andrea del, 96 Vettori, Francesco, 90, 101, 105, 111 Villey, Michel, 83 Virgile, 103, 152 Weyl, Hermann, 46 Wimpfeling, Jacob, 162 Wyer, Johannes, 117 Ziolkowski, Theodore, 167-168, 170, 179