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French Pages [250] Year 2003
AUX FRONTIÈRES : LA CARINTHIE Une littérature en Autriche des années 1960 à nos jours
Textes réunis par Bernard Banoun
Réalisation graphique : Benoît Meunier CULTURES D’EUROPE CENTRALE Hors série No 2 – 2003 Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Université de Paris – Sorbonne (Paris IV)
Les mots et expressions expliqués dans le glossaire, p. 239, sont indiqués par un astérisque* lors de leur première apparition dans un texte.
NOMS DE PAYS
Bernard BANOUN (Université François-Rabelais, Tours)
« Comment ? nous ne retournons pas en Carinthie ? » Friedrich Schiller, La Mort de Wallenstein, acte III, scène 4.
Région de passage située à la frontière des aires linguistiques germaniques, slaves et romanes, la Carinthie, dont le nom n’est guère familier en France, est pourtant au moins par deux fois présente dans la littérature française du XXe siècle. En 1936, vagabondant d’Italie en Tchécoslovaquie, Jean Genet la traversa : « À ma libération, on me conduisit à la frontière autrichienne, que je franchis près de Villach1 ». Julien Green relate dans son journal des années 1990 quelques séjours dans la capitale régionale, Klagenfurt, où il songea à s’installer ; ayant obtenu des autorités ecclésiastiques locales la possibilité d’avoir une sépulture à l’intérieur d’une église, c’est dans cette ville qu’il décida d’être enterré, dans une chapelle latérale de l’église Saint-Égyde2. Et par plusieurs grands textes classiques de langue allemande, de Paracelse, Hugo von Hofmannsthal et Rainer Maria Rilke, cette région était entrée en littérature bien avant que Robert Musil et Ingeborg Bachmann, qui y naquirent et la quittèrent, lui avant sa première année, elle au seuil de l’âge adulte, ne deviennent des
1 Jean Genet, Journal du voleur, Paris, Gallimard, 1949, p. 124. Genet écrit par erreur « Willach » pour Villach, deuxième ville de Carinthie. 2 Voir dans ce volume le texte d’Alexander Widner, p. 193. La municipalité de Klagenfurt envisagea même d’acheter les manuscrits et archives de Julien Green.
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figures tutélaires de ce qu’on peut appeler la littérature carinthienne, littérature de Carinthie ou en Carinthie3. Depuis le milieu des années 1970, avec la création du concours littéraire Ingeborg-Bachmann, le plus suivi de l’espace germanophone, et depuis l’inauguration de la Maison Musil (Musil-Haus), centre de recherches littéraires et d’archives installé, face à la gare, dans la maison natale de l’écrivain, où sont exposés des objets lui ayant appartenu, ainsi que, reconstituée, la mansarde où vécut la poétesse Christine Lavant, la littérature semble occuper une position centrale. Elle est à la fois un élément provocateur dans une région agitée par des conflits identitaires, linguistiques et politiques, et en même temps, selon un paradoxe que l’on serait tenté de considérer comme une spécificité autrichienne, elle contribue à forger une image quasi publicitaire de la région. « Vraiment », écrivait Ingeborg Bachmann en 1970 dans une lettre à son ami l’écrivain allemand Uwe Johnson, « il faudrait ne pas être de là pour trouver supportable plus d’une heure un lieu tel que K[lagenfurt], ou alors il faudrait y vivre constamment ; en tout cas, il ne faudrait [...] pas y revenir 4 ». Bachmann y revint rarement, et seulement pour rendre visite à sa famille. Cela n’empêcha pas que son nom fut longtemps attribué à un train qui reliait Klagenfurt à Vienne, dans les deux sens. La Carinthie a une légende : pour protéger ce paradis de lacs et de montagnes, ces vallées rustiques et aujourd’hui encore assez faiblement peuplées5, Dieu aurait de ses propres mains élevé la chaîne des Karawanken, au sud. Mais cette légende n’est-elle pas ambiguë ? Elle dit le bien-être et le désir de s’abandonner à la beauté subjuguante de lieux dont la lumière attira les peintres de l’« école de Nötsch », non loin de Villach, elle suppose aussi l’enfermement dans un chez-soi ou un entre-nous, que toute influence extérieure pourrait modifier, pervertir ou dégrader. L’Autre, par la langue, est Andreas von Ferschengelder, héros du roman inachevé Andreas de Hofmannsthal, s’y arrête à mi-chemin du voyage qui le conduit de Vienne à Venise, cf. Hugo von Hofmannsthal, Andreas, tr. fr. Eugène Badoux, éd. Jacques Le Rider, Paris, Gallimard, « Folio bilingue », 1994, p. 47 et 67-161 ; on mentionnera aussi le poème en prose de Rilke Le Chant de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke (Die Weise von Liebe und Tod des Cornetts Christoph Rilke, 1904) ; Arthur Schnitzler situe également en Carinthie une scène centrale de sa Nouvelle rêvée (Traumnovelle, 1926) 4 Uwe Johnson utilise ces mots, désormais célèbres, comme leitmotiv dans son récit Une Visite à Klagenfurt, hommage posthume prononcé à Berlin à l’automne 1973, après l’enterrement d’Ingeborg Bachmann au cimetière d’Annabichl à Klagenfurt, cf. Uwe Johnson, Une visite à Klagenfurt, suivi de Ce que j’ai vu et entendu à Rome d’Ingeborg Bachmann, tr. fr. Nicole Casanova, Arles, Actes Sud, 1994, p. 13, traduction modifiée. 5 La Carinthie a une superficie d’environ 9500 km2 et compte moins de 600 000 habitants. 3
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tout proche, l’identité locale peut se fonder sur une ignorance des différences allant parfois jusqu’au rejet agressif. Et l’on doute qu’au cœur de l’Occident moderne, la peinture « naïve » d’un bonheur serein puisse encore donner lieu à une littérature digne de ce nom et être dépourvue d’arrière-pensées animées par des tendances à la réaction, à la répression ou à l’exclusion. Seuls des écrivains dont l’œuvre participe profondément de la région, et non en vertu d’un discours emprunté, peuvent en donner une représentation à la fois artistique et analytique – c’est ce que fournissent des textes tels que Le Malheur indifférent de Peter Handke, les romans de Josef Winkler, Florjan Lipuš, Gert Jonke, Werner Kofler, ou les poèmes et récits de Christine Lavant et d’Ingeborg Bachmann : la fiction et l’imagination ne construisent pas de toutes pièces un décor qui masquerait le réel, mais sont les moyens de comprendre par des chemins obliques et des perspectives démultipliées une réalité complexe traversée par l’histoire et les tensions politiques6. La musique des lieux Certains des artistes qui vinrent se retirer dans une région prisée dès le XIXe siècle par les touristes, notamment des Viennois en villégiature, y trouvèrent de quoi nourrir l’expression tendue d’une existence déchirée entre un sentiment d’éternité paradisiaque et les réalités temporelles. C’est de littérature qu’il s’agit ici, mais avant même que celle-ci parvienne dans le reste de l’Europe, l’atmosphère des lieux avait marqué aussi la musique. Quelques noms peuvent aider à la perception du pays. Brahms, qui séjourna plusieurs fois à Pörtschach sur la rive nord du principal lac, le Wörthersee, y trouvait « tant de mélodies qui flottent çà et là qu’il faut faire attention de ne pas marcher dessus7 ». Hugo Wolf, de mère slovène parlant à peine l’allemand, fut pensionnaire à St-Paul dans la vallée de la Lavant ; l’italien du Belisario de Donizetti lui donna à entendre, à Klagenfurt, alors qu’il n’avait que huit ans, une troisième langue, et sans doute la profusion de mélodies qu’il composa et son goût pour la poésie étrangère, dont témoigne par exemple le Livre de Lieder italiens, tient – elle aussi – à cette oreille formée à la proximité d’espaces linguistiques divers et aux chants populaires8. Pour quelques-uns des événements qui, depuis le Traité de Versailles, forment l’histoire et la situation actuelle de la Carinthie comme région limitrophe de la Slovénie, voir le glossaire en fin de volume, p. 239. 7 Lettre de Brahms au critique musical Eduard Hanslick en 1878, citée par Claude Rostand, Johannes Brahms, Paris, Fayard, 1978, p. 567. 8 Voir notamment Stéphane Goldet, Hugo Wolf, Paris, Fayard, 2003. 6
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Les deux compositeurs les plus douloureusement liés à cette région sont Gustav Mahler et Alban Berg. À quelques kilomètres de Klagenfurt, à Maiernigg, sur la rive sud du Wörthersee, Mahler fit construire en 1900 une villa et, dans la forêt, en retrait du lac, sa Komponierhäusl, petite maison d’une pièce où, l’été, loin de la vie de chef d’orchestre, il composa entre autres les symphonies 5 et 6, son lied Ich bin der Welt abhanden gekommen (Le monde m’a perdu) et les Kindertotenlieder (Chants funèbres pour les enfants). Il reste des photographies célèbres de ces lieux et de l’idylle familiale, montrant Mahler, Alma et leurs deux fillettes. Dans ces Kindertotenlieder, Alma Mahler entendit un défi au destin, quand leur fille aînée, Maria, mourut à Maiernigg en 1907. La famille quitta les lieux. Plus de vingt ans après, Alma Mahler perdit un autre enfant, Manon, fille de son second mari, l’architecte Walter Gropius. Alban Berg, qui l’avait vue jouer le rôle de l’ange dans la pièce Jedermann de Hofmannsthal, composa alors le concerto pour violon À la mémoire d’un ange. C’était avant l’Anschluss, mais Berg avait vu ses revenus fortement baisser à la suite de la prohibition de sa musique « dégénérée » en Allemagne et se retirait souvent sur les rives du Wörthersee. Le second mouvement du concerto reprend un air populaire carinthien, A Vogerl im Zwetschgenbam (Un Oisillon dans le prunier). Les charmes immémoriaux du terroir et les mélodies les plus simples trouvent leur place dans les expérimentations d’avant-garde, en l’occurrence la musique dodécaphonique9. Littérature régionale et littérature universelle Il existe en allemand plusieurs anthologies de la littérature carinthienne. Composer un livre de ce type peut se faire de diverses manières : en rassemblant des textes sur la région, l’illustrant ou la commentant10, ou bien des textes d’auteurs originaires de la région, qui s’expriment soit pour en chanter les louanges, soit de manière satirique et subversive, pour questionner l’idéologie du terroir11. Dans ce dernier cas, prendre pour dénominateur commun des Sur la musique en Carinthie, voir le texte de Gert Jonke Un autre air carinthien : Ein anderes Kärntnerlied : Phantasie über in Kärnten entstandene, missverstandene und entstehende Musik, in Stoffgewitter, Salzbourg / Vienne, Residenz, 1996, p. 62-72. – Dans son essai sur Berg, Alban Berg, le maître de la transition infime (1968), Adorno écrit : « À l’époque du Troisième Reich, quand il se terra dans sa maison du Wörthersee pour travailler à Lulu sans être dérangé, il appelait ce lieu où il pouvait se concentrer son camp de concentration. » Theodor W. Adorno, Die musikalischen Monographien, Francfort/Main, Suhrkamp, 1986, p. 335. 10 C’est le cas du volume récent édité sous la direction de Klaus Amann, Kärnten. Literarisch. Liebeserklärungen. Kopfnüsse. Denkzettel, Klagenfurt/Celovec, Drava, 2002. 11 Notamment l’anthologie d’Antonio Fian, Kärnten besichtigt: Eine literarische Geografie, Vienne, 9
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auteurs leur région natale peut sembler contradictoire avec une position critique envers le patriotisme local et toute forme d’identité fondée sur la naissance. Ainsi quelques-uns des auteurs directement sollicités pour la présente anthologie en français furent-ils d’abord récalcitrants à l’idée d’y figurer, craignant d’être enfermés dans un cadre qu’ils avaient combattu. Mais il s’agit ici, de manière toute pragmatique, de présenter un champ littéraire géographiquement et chronologiquement délimité12. À une exception près, les auteurs présentés ici sont nés en Carinthie13. Mais si le choix des textes a été guidé par la valeur littéraire et souvent aussi par un lien thématique avec la Carinthie, la notion même de littérature y apparaît diversement. Et il importait de songer que les références locales n’ont de valeur que relative. Comme pour la littérature écrite et publiée dans l’Autriche entière, la multiplicité, voire la saturation d’allusions internes au champ littéraire et médiatique risque d’exclure le lecteur auquel manquent les références14. Les auteurs les plus habiles de cette littérature s’efforcent de maintenir ce périlleux équilibre entre, d’une part, des références à une réalité souvent constituée moins de choses et de personnes que de noms et de discours, et d’autre part la possibilité d’être lus et compris par les non-initiés, hors des frontières nationales. Tel est notamment le cas d’Elfriede Jelinek, de Werner Kofler, d’Antonio Fian15. Une littérature liée à une région pose donc en termes sensibles la question des rapports entre le particulier et l’universel. Si les textes ne ressortissent pas nécessairement à une production régionaliste ou populaire, ils ne nient pas toujours l’enracinement en un lieu, enracinement qui prend des formes multiples et souvent contradictoires. Cela aussi est l’une des voies de la littérature autrichienne dans son ensemble depuis les années 1960 au moins : chez Hans Lebert, Elfriede Jelinek, Franz Innerhofer et, pour citer le plus célèbre hors des frontières de l’Autriche, Thomas Bernhard, l’attachement viscéral au pays est violemment conflictuel, et l’on a pu parler à propos de Fettfleck, s.d. (= 1981). 12 Sur la légitimité théorique d’une telle position, voir ci-après le texte de Klaus Amann, p. 55, ainsi que Klaus Amann et Johann Strutz, « Das literarische Leben », in Helmut Rumpler, Kärnten: Geschichte der österreichischen Bundesländer seit 1945. Von der deutschen Grenzmark zum österreichischen Bundesland, Vienne/Cologne, Böhlau, 1998, p. 547-605. 13 L’exception est le poète Bernhard C. Bünker, qui écrit en dialecte carinthien. 14 Sur ce risque d’« autisme », cf. Franz Haas, « Quand la culture autrichienne parle d’elle-même », Europe n° 866-867 (2001), p. 20-29. 15 L’espace est essentiel, mais un vrai écrivain n’est pas que local. Ainsi, lors de lectures publiques de Werner Kofler en janvier 1999, l’une à Klagenfurt, l’autre dans sa ville natale de Villach, le public réagissait différemment, celui-ci se réjouissant de reconnaître une réalité locale là où celuilà, à quelques dizaines de kilomètres de là, n’entendait déjà plus que littérature.
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certains textes critiques sur le monde rural de « contre-littérature du terroir » (Anti-Heimatliteratur). Un cas extrême d’une identité qui ne soit pas repli ni enfermement se trouve aussi en Carinthie sur le plan linguistique. Les auteurs germanophones doivent se situer et se faire entendre dans l’espace national et dans l’espace germanophone dans son ensemble ; ils sont périphériques, mais à l’intérieur d’un espace. Les auteurs slovénophones de Carinthie, eux, existent entre deux espaces avec lesquels ils ne font pas corps, l’Autriche et la nation slovène voisine16. Les auteurs bilingues, assez nombreux depuis les années 1960, représentent un cas extrême et expérimentent constamment les rapports de force entre deux langues et deux cultures. La tension entre le local et l’universel s’exprime pleinement chez plusieurs des auteurs présentés ici : dans les romans de Josef Winkler, la description du village natal est traversée sans cesse par des références à des écrivains tels que Genet, Baudelaire, Pirandello, etc. La littérature l’emporte sur le réel, ou plutôt, elle seule permet de l’appréhender et de le dire, elle élève aussi au-dessus de la terre, elle permet de penser un autre rapport à la nature, la matière et la propriété. Chez Werner Kofler, parodier l’Entretien dans la montagne de Paul Celan en l’appliquant à un fait divers tragique est une manière ostensible de rompre avec le milieu d’origine et d’introduire un maximum de distance esthétique dans l’usage littéraire du banal. C’est d’un procédé apparenté que relèvent certaines œuvres en dialecte telle que la poésie critique dialectale, à laquelle H. C. Artmann et Ernst Jandl donnèrent en Autriche ses lettres de noblesse17. – Les deux auteurs modernes originaires de Carinthie les plus célèbres en France, permettent de saisir quelques-uns de ces enjeux.
Voir sur ce point le texte de Maja Haderlap, p. 111. Cf. aussi Johann Strutz, « Littérature régionale comparée : Vénétie, Istrie, Carinthie », in Jacques Le Rider et Fridun Rinner (dir.), Les Littératures de langue allemande en Europe centrale des Lumières à nos jours, Paris, P.U.F., « Perspectives germaniques », 1998, p. 225-250 ; Aleksander Flaker, « Modelle von ‘Grenzliteraturen’: Zanini und Lipuš », in Dejan Medaković (dir.), Pontes Slavici: Festschrift für Stanislaus Hafner, Graz, Akademische Druck- und Verlagsanstalt, 1986, p. 105-113. 17 Cf. les textes Le Laboureur de Carinthie, p. 141, Description d’un accident, p. 164, et les poèmes de Karner et Bünker, p. 121 et 125. 16
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Ingeborg Bachmann Perçue comme représentative d’une littérature féminine et dans ses rapports avec la philosophie (Heidegger, Wittgenstein, Ernst Bloch), l’œuvre d’Ingeborg Bachmann pourrait échapper au lieu de naissance comme son auteur. Or la présence de la Carinthie dans ses textes ne saurait être réduite à son aspect purement référentiel. Certes, Bachmann écrit à la première page de son récit Trois Chemins vers le lac que « l’origine de cette histoire se trouve dans la topographie18 » ; certes, l’un de ces sentiers de promenade, qui existent réellement, s’appelle désormais, dans le guide du promeneur, chemin IngeborgBachmann. Mais la lettre de Bachmann à Uwe Johnson citée plus haut, ainsi que l’hommage à peine masqué que Thomas Bernhard, dans son roman Extinction, rend à une certaine « Maria, de la ridicule petite ville de province au sud de l’Autriche où est né Musil », « Maria, dont la seule arme a toujours été le retrait » (allusion à sa vie en Italie), fondent une autre légende bachmannienne19. Le texte Jeunesse dans une ville autrichienne (1956) évoque ainsi des paysages qui valent comme paradigmes du lieu d’enfance et d’éducation, lieu présent et absent (« toi, mon lieu, toi, aucun lieu »20). Ce qui s’offre au regard de l’enfant dans l’environnement immédiat vient illustrer les références universelles, se substituer à elles pour les habiter : « Les enfants se défont de vieux mots et en revêtent de neufs. Ils entendent parler du mont Sinaï et voient le mont Ulrich, avec ses champs de raves.21 » « Mais nous voulons parler des frontières/dussent-elles traverser chaque mot », écrit Bachmann dans le long poème Un pays, un fleuve et des lacs de son second recueil Invocation à la Grande Ourse (1956)22. Avant même d’occuper une place centrale dans la pensée bachmannienne de la limite, de son dépassement ou de sa transgression, le thème de la frontière et de la fuite s’ancre dans la conscience de la pluralité linguistique de Carinthie et de la question des 18 Ingeborg Bachmann, Drei Wege zum See, in Simultan, Werke, éd. Christine Koschel, Inge von Weidenbaum et Clemens Münster, t. 2, Munich, Piper, 1978, p. 394. 19 Thomas Bernhard, Extinction : Un effondrement (1986), tr. fr. Gilberte Lambrichs, Paris, Gallimard, 1990, p. 149-150. 20 Ingeborg Bachmann, Jeunesse dans une ville autrichienne, in La Trentième Année, tr. fr. Marie-Simone Rollin, Paris, Seuil, 1964, p. 18 (traduction modifiée). 21 Ibid., p. 11-12. Mais la référence au mont Ulrich, au nord de Klagenfurt, peut aussi être lue dans le contexte d’une identité régionale, l’Ulrichsberg étant un lieu où tombèrent nombre de soldats de la Wehrmacht auquel est rendu un hommage annuel et qui donna son nom en 1958 à une organisation d’extrême-droite, l’Ulrichsberggemeinschaft. 22 Ingeborg Bachmann, Von einem Land, einem Fluß und von Seen, in Werke, op. cit., t. 1, p. 89.
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minorités : ainsi, dans La Croix de Honditsch, récit écrit en 1943, à dix-sept ans, il est question d’un marchant ambulant que tous appellent « le Slovène », comme s’il n’était pas de là ; mais le narrateur corrige, et fait de lui un Vende*, de ceux qui « vivent dans la vallée de la Gail, et partout dans le sud de la Carinthie, au milieu des Allemands, ils ont leur langue à eux, que ni les Slovènes ni les Allemands ne comprennent vraiment. Ils existent comme s’ils voulaient par là effacer la frontière, frontière du pays, mais aussi de la langue, des us et coutumes.23 » La Carinthie est indirectement présente par le jeu subtil de références intertextuelles inscrites dans l’œuvre narrative d’Ingeborg Bachmann. Ces références prennent place dans une pratique plus généralisée de l’allusion et de la citation cryptée24. Mais, lorsqu’il s’agit de la Carinthie, elles sont aussi une façon d’ancrer son œuvre dans un contexte à la fois géographique, historique et culturel où le particulier ne saurait être dissocié de l’universel, qu’il s’agisse du possible musilien ou de l’Empire austro-hongrois supra-national : ainsi du personnage de Franz Joseph Trotta, dans Trois Chemins vers le lac, descendant littéraire du personnage créé par Joseph Roth dans Marche de Radetzky et La Crypte des Capucins, qui relatent l’histoire de la famille des Trotta, originaire du village de Sipolje en Slovénie. Peter Handke Célébrissime au-delà des frontières de l’Autriche et enfant terrible des lettres allemandes dans les années 1960, Peter Handke n’est pas toujours spécifiquement perçu comme Autrichien, moins encore comme Carinthien. Cela tient sans doute au fait qu’il n’entre pas dans les schémas ayant forgé la réception de la littérature autrichienne en France, d’une part l’engouement pour Vienne autour de 1900, d’autre part l’idée que l’écrivain autrichien est enchaîné à son pays par une haine féroce, dont il vitupère en particulier le passé nazi refoulé. Handke, au contraire, tend dans son œuvre à la recherche d’une harmonie contemplative qui fasse oublier la vitesse et la technique modernes. Seules ses positions lors des guerres de Yougoslavie, depuis la critique de l’indépendance de la Slovénie jusqu’à sa présence à La Haye comme auditeur lors du procès de Slobodan Milosevic et la publication du texte Autour du grand Ingeborg Bachmann, Das Honditschkreuz, in Werke, op. cit., t. 2, p. 490-491. Ou encore dans Le Passeur (1945), récit à la topographie rappelant entre autres Le Château de Kafka, le jeune Josip évoque l’ailleurs, le mystère et le rêve, ibid., p. 11. 24 Notamment le dialogue perpétuel avec l’œuvre de Paul Celan, par exemple dans le roman Malina. 23
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tribunal 25, ont fait ressortir plus nettement l’importance de ses lieux d’origine dans son œuvre, pourtant présents dès le début26. Or le récit Le Malheur indifférent, écrit après la mort de sa mère et retraçant un destin de femme laminé par les conventions provinciales et sociales, est une sorte d’étude de cas dans la Carinthie des années 1960. Dans le même temps, l’écriture de ce livre provoque la mise au jour de la propre histoire du narrateur et de traces enfouies qui resurgissent ensuite de livre en livre. La Carinthie est ainsi présente bien avant que la question des Balkans ne redevienne un sujet politique de portée européenne. Peu à peu, par son activité intense de traducteur de littérature slovène de Carinthie, Handke devient l’ambassadeur d’une minorité linguistique. Mais l’élément slovène de ses origines vient alors s’ancrer dans la subjectivité et le sentimentalisme d’un pays perdu, d’un village originel, celui des contes et des mythes, lieu qu’une affectivité exacerbée vient soustraire aux réalités de l’histoire27. Éminemment politique par sa revendication même d’apolitisme, sa vision de la spécificité des Carinthiens et des Slovènes de Carinthie oscille entre la recherche des traces et leur effacement – ainsi peut-on lire ou entendre le lapsus qui, en 2002, le fait nommer Belgrade pour point de référence de tous les Slovènes, qu’ils soient en Slovénie ou en Carinthie, capitale d’une entité yougoslave dont la Slovénie ne se serait pas détachée28. Là aussi, mais d’une manière bien différente de celle de Bachmann, les lieux sont présents nommément ou en filigrane et déterminent une lecture de l’histoire et de l’existence. Et l’œuvre n’est pas vraiment pensable sans la prise en compte de cette origine. Trois générations d’écrivains Refuser, pour les auteurs dont des textes sont rassemblés ici, un déterminisme du lieu d’origine afin de ne pas réduire la portée d’une expression artistique ne saurait empêcher qu’on s’interroge sur ce qui fait la spécificité d’une littérature, qu’on tente de souligner des traits. Sans cela, on prendrait somme toute à la légère la densité et l’intensité d’une littérature qui se donne Peter Handke, Autour du grand tribunal (2003), tr. fr. Jean-Claude Capèle, Paris, Fayard, 2003. Voir aussi Veronika Hübl, Un voyage hivernal vers les controverses : Peter Handke, la guerre en Yougoslavie, et les réactions dans les presses française et germanophone, mémoire de diplôme d’études approfondies, Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III, 2000. 26 Voir les textes de Fabjan Hafner et Klaus Amann, p. 171 et 175. 27 Cf. Ralf Zschachlitz, ‘Épiphanie’ ou ‘illumination profane’ ? L’œuvre de Peter Handke et la théorie esthétique de Walter Benjamin, Berne, Peter Lang, 2000 ; Klaus Zeyringer, « Retour aux mythes ? », in Austriaca n° 866-867 (2001), p. 53-54. 28 Cf. dans ce volume son discours Fureur et mystère, p. 181. 25
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pour loi ou accepte pour loi de ne pas se dérober aux obstacles, de ne pas aplanir le réel, de n’éviter ni heurts et ni ruptures. Au fil des générations qui se succèdent, le rapport à l’histoire et à l’espace varie : ces auteurs qui ont écrit après les années 1960 appartiennent à trois grandes générations couvrant un siècle. Nés entre 1915 et 1926, les aînés, Christine Lavant, Michael Guttenbrunner, Janko Messner et Ingeborg Bachmann, représentent quatre existences et œuvres très distinctes. Quittant peu l’espace natal, Christine Lavant crée une œuvre poétique unique et trop peu connue, retraçant une souffrance extrême et une sorte de « sainteté » faite d’acceptation et de vigilance ; chez Guttenbrunner, Messner et Bachmann, le mouvement de fuites et de retours, le vaste monde réel et l’histoire sont plus explicitement présents : Guttenbrunner accompagne le siècle, soumet l’expression poétique à une morale intransigeante ; Messner témoigne d’un engagement politique et de la situation historique scindée des Slovènes de Carinthie ; Bachmann se met en chemin pour tenter le dérèglement des identités. La génération des auteurs présentés ici nés entre la fin des années 1930 et le début des années 1950 se laisse appréhender de manière peut-être plus unifiée. Les amplifications et dramatisations, qu’elles accentuent la cruauté, le spectacle, le choquant dans le théâtre de Peter Turrini, qu’elles osent le vertige du rire et de la spéculation philosophique chez Gert Jonke ou celui de la mise en question incessante du sujet et de la narration chez Werner Kofler, qu’elles parviennent à contenir dans un équilibre tendant au classicisme un débordement de violences, de visions et de métaphores chez Josef Winkler – toutes ces démesures affrontent sans les apaiser les tensions historiques et culturelles ancrées dans cet espace d’origine, la religion à la fois présente et perdue, le lien à la terre, tandis qu’Antonio Fian, par son goût de la réduction, entretient avec elles un rapport ironique. Florjan Lipuš, Gustav Januš, Peter Handke sont, avec une thématique souvent proche mais une manière différente, eux aussi des passeurs entre les époques, chez lesquels l’histoire et les lieux sont explorés avec une distance peut-être plus sereine. Il est sans doute plus hasardeux de définir ou caractériser l’œuvre des auteurs nés autour de 1960. La relecture du passé et l’héritage des pères et des modèles sont sensibles chez des auteurs aussi originaux que Alois Hotschnig, Ernst Christian Pacher et Lilian Faschinger, chez Janko Ferk, Helga Glantschnig et Lydia Mischkulnig, tandis que des poètes tels que Fabjan Hafner et Maja Haderlap semblent retrouver, sinon un lyrisme allant de soi, du moins
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la possibilité d’une expression à laquelle la sensibilité aiguisée par l’impondérable de deux langues écrites confère beauté et rigueur. Les études ci-après présentent des lieux, une histoire et un contexte qui, au moins pendant un temps, sont communs aux auteurs, chacun étant un cas particulier, auxquels est donnée ensuite la parole.
QUE CACHE LA CARINTHIE ? RÉFLEXIONS D’UN TRADUCTEUR
Heinz SCHWARZINGER (Paris)
Bien qu’étant natif de Klagenfurt, je n’ai hélas jamais appris ce dialecte carinthien que je trouve extrêmement doux, sensible, souple et musical, bien plus tendre et chuintant que ma « première » langue, le styrien du sud-est. Le chant carinthien m’a toujours attiré, et je suis bouleversé quand j’entends ces chœurs a capella. Ma perception des auteurs venus de Carinthie résulte surtout des textes dramatiques que j’ai pu traduire et présenter chaque année à Paris de 1986 à 2001 dans le cadre des Semaines du Théâtre autrichien, colloques et lectures-spectacles où furent données quelque quatre-vingts pièces inédites d’une trentaine d’auteurs autrichiens. J’avais eu en 1999 l’intention de proposer une Semaine double, qui comporterait des lectures consacrées à la littérature de Carinthie. Mais la victoire du FPÖ (Freiheitliche Partei Österreichs, extrême-droite) et l’avènement de Jörg Haider au poste de gouverneur régional de Carinthie cette année-là m’en dissuadèrent. Cette décision n’alla pas sans susciter critiques et protestations véhémentes de la part d’auteurs carinthiens qui se sentaient ainsi « boycottés » non seulement chez eux, mais également à l’étranger. Mon dilemme put se résoudre quand, conjointement avec l’Institut Robert-Musil et le Théâtre municipal de Klagenfurt, une manifestation sous forme d’un colloque et de lectures eut lieu à Klagenfurt et fut suivie d’une réplique à Paris. Parmi les auteurs originaires de Carinthie, parmi ceux de premier plan, nombreux sont les auteurs dramatiques : Antonio Fian, Peter Handke, Alois Hotschnig, Gert Jonke, Werner Kofler, Peter Turrini, pour ne citer que les plus connus sur une vingtaine. La tentation serait grande de faire se succéder des extraits de pièces ou de les imbriquer dans une sorte de patchwork, pour tenter © Cultures d’Europe centrale - Hors série no 2 (2003)
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de mettre en évidence la spécificité de l’écriture dramatique carinthienne. Mais ce serait là prouver à bon compte n’importe quelle théorie et harnacher Pégase par derrière, lui lissant les ailes par force. J’ai préféré me fier à mes sensations, qui me déterminent toujours dans le choix des pièces que je traduis. En lisant ou relisant ce grand nombre de pièces d’auteurs carinthiens, des traits communs se font jour parfois qui, a posteriori non plus, ne confluent pas vers un dogme littéraire ou dramaturgique. Il est des faits cependant : les pièces des années 1960 et 1970, par exemple, sont clairement portées et marquées par la révolte contre le dessèchement de presque tous les domaines de la vie, contre l’immobilisme social et politique, contre l’envasement dans le traditionalisme et contre le silence tonitruant maintenu sur un passé nazi encore assez proche – si ce n’est sa négation pure et simple. Peut-être est-ce de là que vient ce penchant vers l’écriture dramatique ; peut-être le silence force-t-il la parole. La pièce populaire de Peter Turrini, La Saignée, écrite en 1971, quatre ans après La Chasse aux rats, cette histoire d’amour radicale et universelle bien qu’écrite elle aussi en dialecte, en est un exemple parmi d’autres. La Saignée est « dédiée à mon cher, trop cher pays natal ». La scène se passe chez des fermiers. Leur fils Valentin a perdu la langue, il ne fait plus que couiner. À la fin de la pièce, Thérèse, la servante, ainsi que le médecin, l’avocat et le curé, se trouvent à la ferme : THÉRÈSE. Monsieur l’instituteur a sûrement un beau cœur et un beau cerveau. L’INSTITUTEUR. Ô PAYS, ÉTINCELLE DIVINE (Valentin couine) JE T’OFFRE GRANDE MA POITRINE (Valentin couine) GONFLÉE DE COURAGE, DE CHANTS, (Valentin couine) À TOI, MA GLOIRE, MON FIRMAMENT ! (Valentin couine) ANCRÉS DANS TOUS TES TERRITOIRES (Valentin couine) MON ÊTRE-LÀ, (Valentin couine) L’AVENIR, L’ESPOIR. C’est de moi… (Valentin couine) THÉRÈSE. Quand monsieur l’instituteur dit une poésie sacrée comme ça, moi j’entends chanter les anges. Valentin couine.
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LE VALET. Et moi, c’est le porc que j’entends couiner, si vous voulez savoir. […] THÉRÈSE. Ces messieurs parlent si bien, et lui qui répond si mal, quelle horreur ! LE FERMIER. Maître, monsieur l’instituteur, mais qu’est-ce qu’il faut faire dans un cas comme ça ? L’INSTITUTEUR. Ne me demandez pas à moi. Je ne suis pas vétérinaire mais instituteur. J’ai beau m’y connaître en ordre et discipline à inculquer aux jeunes, je n’entends rien à l’élevage de porcs. L’AVOCAT. Il y a trente ans, mon cher, j’aurais pu vous aider par des actes, aujourd’hui c’est à peine si j’ai le droit de vous donner un conseil. LE FERMIER. Et qu’est-ce que ce serait, ce conseil, si vous me permettez la question ? L’AVOCAT. Faites ce que nous aurions fait il y a trente ans de ce genre d’individu. LE FERMIER. Maître, qu’est-ce que vous avez fait à l’époque de ce genre d’individu ? L’AVOCAT. Moi ? Ce que j’ai fait à l’époque ? Rien, rien du tout, mon cher. Il faut vous adresser à notre cher docteur, c’est lui qui était compétent en la matière LE FERMIER (au médecin). Docteur, dites-moi la maladie qu’il a, Valentin, n’importe quel traitement sera bon pour moi. LE MÉDECIN. Je vous ai dit plus d’une fois, mon cher, que votre fils Valentin n’a rien ! LE FERMIER. Mais… alors… docteur… est-ce qu’il est en bonne santé, docteur ? LE MÉDECIN. Mon cher, nous sommes capables, nous autres médecins, de distinguer un organisme sain d’un organisme malade… si vous voyez ce que je veux dire ? LE FERMIER. Si, si… LE MÉDECIN. En revanche, ce qu’est un être sain ou malade… pas vrai, mon père, on n’est pas des Freudiens, nous autres… Bon, ce que j’allais dire, c’est que votre fils pète la santé, n’est-ce pas, mais vos vaches, vos poules… vos cochons, eux aussi pètent la santé, hein ? LE FERMIER. Si, si… mon bétail, côté santé… il est en bonne santé, absolument.
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Études LE MÉDECIN. Eh bien, vous voyez, votre fils, c’est pareil. Lui aussi est « en bonne santé ». LE FERMIER. Mais… mais… il ne parle pas !?! LE MÉDECIN. Vos vaches, elles parlent ? Ou vos cochons, peut-être ? LE FERMIER. Non !! Pour l’amour du ciel, non ! Mais… eux, je les saigne !?! Le médecin hausse les épaules. LE VALET. Il dit les choses telles qu’elles sont. LE CURÉ. Mes frères, messieurs ! J’ai écouté attentivement, tout le pour et le contre, et je dois dire… en fait, qu’est-ce que j’allais dire ? Comme le dit si bien la Genèse – LE VALET (l’interrompant). La quoi, Seigneur Dieu ? LE FERMIER. Ferme ta gueule si tu ne sais pas le latin ! Mon père, vous excuserez bien la grossièreté du valet. LE CURÉ. …l’homme est le seigneur de la Création. Il règne sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur tout ce qui grouille sur terre. LE VALET. S’il ne faisait que grouiller, comme dit si joliment notre père, mais c’est qu’il couine aussi ! Valentin couine. LE CURÉ. Ce… ce machin-chose est une… nous sommes tous des créatures de Dieu. Dieu dit : que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce : du bétail, des reptiles, des animaux terrestres. LE VALET. Selon leur espèce, comme je dis toujours. THÉRÈSE. Ah, c’est pas difficile de répéter toujours ce que le bon Dieu a déjà dit ! L’AVOCAT. Au plan juridique, on pourrait peut-être parler d’un phénomène de forme sub-humaine, si tant est que tout ça rentre dans le cadre pénal. LE CURÉ. Dieu aime toutes ses créatures. LA FERMIÈRE. Mon Dieu, mon père, le bon Dieu il ne pourrait pas alors accueillir notre Valentin auprès de lui, car nous on n’en veut plus. LE CURÉ. Ah, quels arnaqueurs vous faites, toujours à vouloir payer l’impôt de l’église en nature ! Cette époque est révolue… Qu’est-ce que j’allais dire ? Notre époque est en pleine mutation. Les doutes et les problèmes bouleversent l’homme. Vous n’avez pas idée comme je dois me creuser la tête pour trouver l’argent pour rénover l’église.
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LA FERMIÈRE. Mais nous, on donne toujours l’obole, et bien… LE CURÉ. Donner apporte plus de joie que prendre. Ce que vous faites au plus misérable de mes frères, c’est à moi que vous le faites, a dit Jésus. Et Dieu dit… (Valentin couine) …ah oui, qu’est-ce que j’allais dire, là ? (Valentin couine) …au commencement était le Verbe… (Valentin couine) …il finit par me rendre nerveux, ce garçon ! LE FERMIER. Nos nerfs à nous, mon père, on est complètement à bout, pas vrai maman ? LE MÉDECIN. Cher curé, je crois que vous devriez dire à cette famille éprouvée ce qu’il reste à faire maintenant. LE CURÉ. Mais de quoi est-ce que je parle depuis une heure ? C’est donner des perles au cochon… (Valentin couine)… et pour de vrai ! Et moi qui récite la moitié de la Bible alors que la parole divine, avec notre paysannerie, rentre par une oreille pour ressortir aussitôt pas l’autre. Que l’homme domine sur la terre, combien de fois faut-il encore que je le dise. LE FERMIER. Faites excuses, on n’est pas tellement versés dans les paroles saintes. LE MÉDECIN. Demandez-lui, mon père, s’il est versé… dans l’agriculture… pour ce qui est de la production laitière, pour tuer le cochon et tout ça… ? LE FERMIER. Dans ce domaine, personne n’a rien à m’apprendre ! LE CURÉ. Mais personne ne veut rien lui apprendre, mon fils. Chacun selon ses dons. Que Dieu bénisse notre paysannerie ! LA FERMIÈRE. Avec la bénédiction de notre père, ça ne peut pas louper. Valentin couine. LE MÉDECIN. Montrez-nous, mon cher, comment vous vous y connaissez, en agriculture ! Tout fermier n’est pas forcément bon boucher… LE FERMIER. Si ces messieurs le veulent, je vais vous faire une saignée de première ! L’INSTITUTEUR. Puisse la musique des mots être source de la rudesse de l’acte ! Nos vieux maîtres, il faut bien le reconnaître, ont vraiment déjà tout dit ! THÉRÈSE. Ne te fais pas prier comme ça, patron, ces grands messieurs n’aiment pas ça.
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Études L’AVOCAT. Débarrassez-nous de ce phénomène contraire aux lois, mon cher. LE CURÉ. Les créatures de Dieu sont multiples. Il y en a de telle ou telle sorte. LE VALET. Emballez, c’est pesé. Le fermier, le valet et Franz se mettent à traîner Valentin dehors. Valentin couine. LE FERMIER. Dans les combien elle peut faire, la bête ? Du lard, y en aura pas des masses, on peut pas dire, mais c’est du bon maigre. FRANZ. Ça fera quand même quelques bonnes tartines. THÉRÈSE. Moi, j’ai les crocs quand je pense au boudin, bien gros. FRANZ. Moi c’est le fromage de tête au raifort qui me fait saliver . LE VALET. D’abord, on bouffe le foie. Faut savoir apprécier les bas morceaux ! LA FERMIÈRE. Vous pourriez quand même attendre que ça soit sur la table ! Le curé, l’instituteur, le médecin et l’avocat suivent des yeux la famille du fermier qui s’éloigne. Valentin est traîné dans la cour. La porte du séjour reste ouverte, libérant la vue sur une partie de la cour de la ferme. Un silence. Les notables du village restent immobiles. Suit la scène de la saignée dans la cour de la ferme. Le public l’entend mais ne la voit pas. Toute la scène est accompagnée d’une musique campagnarde on ne peut plus enjôleuse. […] A la fin de la scène, les notables ont quitté le plateau. La scène est vide comme au début de la pièce. L’éclairage est le même qu’au début de la pièce. Un silence. – Midi sonne, comme au début de la pièce. La fermière entre, comme au début de la pièce. LA FERMIÈRE. Vous n’entendez pas les cloches ? Venez déjeuner, c’est servi. Le rôti de porc est prêt. Le rideau tombe, le public quitte la salle. – Ou alors le rideau ne tombe pas et les comédiens mangent du rôti de porc jusqu’à ce que le public quitte la salle.
Ce long extrait révèle avec énergie et violence la révolte et cette âpreté à la fois drôle et méchante qui caractérisent tant de pièces de cette génération. Celles-ci ne sont pas faciles à « exporter », ni même d’abord à traduire, notamment vers le français. En France, le public – gens de théâtre aussi bien
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que spectateurs – réagit souvent avec perplexité, voire incompréhension, face à une matière aussi rude, à la peinture d’une réalité aussi brute, poussée à l’extrême. Il y a des différences de civilisation fondamentales, et ce qu’on voit sur scène est parfois à ce point inimaginable que pareille pièce reste totalement « étrangère ». Cela vaut également pour certains textes de Werner Schwab, de Felix Mitterer ou d’Elfriede Jelinek, mais aussi de la Britannique Sarah Kane : ils suscitent un intérêt littéraire, mais l’action, l’intrigue, laissent la plupart du temps le public pantois. Les violences, la brutalité monstrueuse vécue souvent dès le plus jeune âge, aboutissent à l’anesthésie ou même la nécrose de tout sentiment et émotivité : c’est une réalité à laquelle on a beaucoup de mal à se confronter ici, même au théâtre, à moins qu’elle ne soit hissée à des niveaux esthétiques et poétiques tels qu’il n’en subsiste plus guère que l’art. La langue particulière, personnelle, que la plupart des auteurs carinthiens se sont créée a relativement peu à voir avec l’exigence poétique du français. Elle naît plutôt d’une situation spécifique à l’Autriche où, depuis le début du XXe siècle et surtout depuis la Seconde Guerre mondiale, la langue ne va plus de soi, elle n’a plus l’évidence incontestable du français ou de l’anglais. Pourtant, quelque chose de la musicalité, de la douceur de la « langue maternelle carinthienne » frémit encore et toujours dans les langues poétiques créées par ces auteurs et insuffle à leurs pièces, leurs poèmes ou leurs romans une force saisissante. Ce problème de réception d’une réalité brutale se pose moins en Allemagne. Les pièces les plus « dures » cependant, celles qui montrent de manière implacable, impitoyable, des comportements inhumains, hypocrites, insensibles, viennent d’Autriche, et de manière frappante, plus particulièrement de Carinthie : Werner Kofler et Antonio Fian avec leurs pièces et dramuscules « de cabaret », drôles et méchants, fondés sur l’histoire et l’actualité ; Alois Hotschnig et Bernhard C. Bünker avec leurs règlements de compte acerbes et radicaux ; Gert Jonke avec ses portraits loufoques de la société et d’artistes aussi désespérés que comiques ; Robert Woelfl et Georg Timber-Trattnig (décédé en 2000 à 34 ans) avec leurs textes mordants, « sauvages ». Ce sont autant de pièces qui font mouche et touchent le public au plus profond. Pour moi, ce sont tout particulièrement celles de Peter Turrini, sans doute à cause de l’émotion qui affleure dans ses textes à tout moment, qui me touchent. C’est probablement pour cette raison que j’ai traduit et publié la quasi totalité de son œuvre, y compris les poèmes. Turrini observe et décrit la réalité avec précision et sensibilité, il l’interroge avec une sincérité critique et autocritique et
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le souci constant de la vérité. Il n’a désormais plus recours à la force originelle du dialecte qui fonde et sert son identité, sa langue a évolué vers un langage fortement poétique, comme celui de Horváth, puisant dans toutes les sources, plongeant dans tous les abîmes, pistant les personnages et leur univers avec une compassion authentique, à la différence des pièces de jeunesse qui frisent parfois la caricature. En France, le premier succès de Turrini au théâtre fut la pièce Éléments moins performants. D’abord écrite en dialecte et dans le jargon des ouvriers métallurgistes (l’auteur avait travaillé lui-même six mois dans une aciérie), elle a été « rehaussée » dans la langue pour donner une sorte de poème dramatique en prose qui, en dépit ou peut-être à cause de sa très grande simplicité, atteint une densité et une authenticité bouleversantes. Grâce à cette écriture forte, et malgré un contenu et des scènes au réalisme cru et douloureux, même le public français, petit à petit, a pu être gagné à l’œuvre de Turrini. Ses poèmes mêmes, présentés dans une forme théâtrale légère par la Compagnie Charlie Brozzoni d’Annecy, rencontrent un accueil enthousiaste lors des tournées dans toute la France depuis 1997. Sans doute l’émotion jamais affichée mais émanant toujours des personnages et des situations dramatiques touche-t-elle le public et les lecteurs au point qu’ils se laissent aller aux ovations et aux larmes. Et ces émotions si fortes sont tangibles partout, elles ne sont pas déclenchées par le texte, mais par ce qu’on perçoit à l’arrière-plan, l’amour, la souffrance, le deuil, le désespoir, même si l’auteur semble toujours se tirer d’affaire par une pirouette humoristique. Et plus ses textes sont ancrés dans une réalité locale, nettement délimitée comme dans les poèmes ou dans la plupart des pièces, plus ils parlent avec évidence aux gens du monde entier. Les parents, l’école primaire, la piscine, le terrain de foot du village natal (évoqués dans Quelques pas en arrière, recueil de poèmes d’une enfance carinthienne) se laissent sans dommage transplanter dans tout pays qui aura entrepris la traduction de ces œuvres sans qu’il faille changer un mot ni la moindre situation pour les adapter aux réalités d’une autre contrée. C’est peut-être là, pour Turrini comme pour nombre des auteurs nés en Carinthie, le signe distinctif d’une littérature universelle.
DES YEUX POUR L’IMPOSSIBLE : À PROPOS D’UNE PHOTOGRAPHIE D’INGEBORG BACHMANN DEVANT LE LYCÉE DES URSULINES À KLAGENFURT EN 1968
Antonio FIAN (Vienne)
« J’ai passé ma jeunesse en Carinthie, au sud, à la frontière, dans une vallée qui a deux noms – l’un allemand, l’autre slovène. Et la maison dans laquelle, depuis des générations, vivent mes ancêtres – Autrichiens et Vendes* – a gardé un nom aux sonorités étrangères. Ainsi, près de la frontière, s’ajoute cette frontière-ci : la frontière de la langue – et de ce côté comme de l’autre, j’étais chez moi, avec les histoires de bons et mauvais esprits de deux et même trois pays, car au-delà des montagnes, à une heure d’ici, c’est déjà l’Italie. »
Ingeborg Bachmann écrivait ces lignes en 1952. En Carinthie, hélas, tout le monde ne considère pas le plurilinguisme comme un bienfait, et nombreux sont ceux qui, plutôt que de souhaiter franchir les frontières, veulent les sécuriser. La manifestation lors de laquelle est décerné un prix littéraire portant le nom d’Ingeborg Bachmann s’appelle « Journées de la littérature de langue allemande », mais on ne saurait en déduire qu’il en existe une autre nommée « Journées de la littérature slovénophone ». Au contraire, on ne cesse de déployer une énergie surprenante pour refouler la langue slovène, la langue de la minorité, pour la faire disparaître. On entrave et on empêche la mise en place de panneaux portant les noms des localités dans les deux langues, telle qu’elle est prévue dans le Traité d’État qui est partie intégrante de la constitution autrichienne et, depuis peu, les noms slovènes et italiens de villes ont disparu des panneaux indicateurs autoroutiers. Et pourtant, c’est en Carinthie que sont nés des écrivains, hommes et femmes, connus jusqu’au-delà des frontières de l’Autriche pour leur œuvre dans l’une de ces deux langues, et si presque tous quittèrent le pays le plus tôt qu’ils © Cultures d’Europe centrale - Hors série no 2 (2003)
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purent, c’est peut-être à cause de cette hostilité à l’encontre d’une coexistence, voire d’une symbiose qu’ils auraient souhaitée. Puisqu’il s’agit des « Journées de la littérature de langue allemande », je me contenterai d’énumérer ceux qui s’expriment dans cet idiome : né à Klagenfurt, Robert Musil en fut éloigné en bas âge. Ingeborg Bachmann grandit en Carinthie et, à l’orée de l’âge adulte, a quitté ce Land, peut-être comme ces « enfants » de son récit Jeunesse dans une ville autrichienne, « les mains dans leurs poches effilochées et sifflant comme pour se mettre eux-mêmes en garde ». En Carinthie ont grandi, pour la quitter à l’orée de l’âge adulte, Peter Handke, Peter Turrini, Gert Jonke, Werner Kofler, Lydia Mischkulnig, Helga Glantschnig et bien d’autres. Josef Winkler, lorsqu’il ne voyage pas en Italie ou en Inde, vit toujours dans cette région, dans cette ville. « Je hais beaucoup trop ma région natale pour la quitter à jamais », lit-on dans son roman Le Serf. Mais même parmi les autres, rarissimes sont ceux qui, bien qu’ayant choisi de fuir, ont pu jeter la Carinthie par-dessus bord. On dirait qu’ils y sont accrochés, comme Ingeborg Bachmann sur une photographie de 1968 – elle visite Klagenfurt avec des amis italiens – où elle semble pendue par la main gauche à la poignée de la porte du lycée des Ursulines et ne pouvoir s’en détacher. La droite paraît inerte, trop faible pour ne pas être attirée vers le sol par le poids de son lourd bracelet, le seul bijou qu’elle portait ce jour-là. Ou bien n’est-ce pas un bijou ? Plutôt l’anneau d’une paire de menottes ? À l’endroit où la photo est coupée, y aurait-il une chaîne soudée, incassable, dont jamais elle ne se défera, qui l’enchaîne à jamais au pays de son enfance ? La Carinthie revient souvent dans ses textes, dans le récit déjà mentionné, dans Trois Chemins vers le lac, dans le fragment Franza, pour ne citer que les plus célèbres. Elle-même ne s’y montrait plus guère ou bien, si elle venait, c’était surtout parce que sa famille y vivait encore. A la différence d’Ingeborg Bachmann et de Peter Handke, la plupart des écrivains ayant émigré de Carinthie sont restés en Autriche, principalement à Vienne. L’un, pourtant, poussa jusqu’aux États-Unis, même si ce ne fut pas de son propre gré. On ne se souvient plus guère du poète Guido Zernatto ; le nom de ce compagnon de route des fascistes autrichiens des années trente, qui devint ministre dans le dernier gouvernement autrichien d’avant-guerre, évoque quelque chose tout au plus pour les historiens. Zernatto abhorrait tout autant le socialisme que le national-socialisme, et s’il se tourna vers un régime autoritaire, ce fut – outre la tradition catholique corporatiste héritée de sa famille – en raison d’une idée analogue à celle qui inspira à Karl Kraus son éloquente
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apologie du gouvernement Dollfuss, dont on lui fit souvent grief. Selon cette conception, la dictature cléricale fasciste était l’unique chance pour l’Autriche de conserver sa souveraineté nationale et d’éloigner une catastrophe encore pire, le national-socialisme. Cette option se révéla impossible, comme on sait, et Zernatto, s’il semble l’avoir compris très tôt, tenta tout de même, sur un mode problématique, de la rendre réalisable. En 1933, il publia son poème le plus connu, Le Cadran solaire : Le cadran solaire, au mur de notre église, s’arrêta. C’était l’été, tôt, dans l’après-midi, les piquets de la clôture lançaient leurs ombres allongées dans la chaleur tremblante. Et sur la croix, les parures d’or brillaient. Mais telle une lance, nue dans la lumière, la tige du cadran était comme absente. Là où les chiffres attendent les ombres des heures, n’était que la lumière et seuls les délicats anneaux d’or projetés sur la croix scintillaient dans la clarté. Les paysans étaient dans les champs, au loin. Dans sa chambre, sous le clocher, le sacristain dormait. Nul ne comprenait. Seuls mes doigts écartés par l’angoisse indiquaient le néant. Puis des vents s’engouffrèrent dans la vallée et, le soir, vint la tempête.
La tempête vint et, pour échapper au camp de concentration, le ministre Zernatto s’enfuit à Prague le 11 mars 1938 avant de rejoindre par maints détours les États-Unis, où il mourut en 1943 à l’âge de trente-neuf ans. Son Autriche, sans laquelle il ne pouvait exister, avait cessé d’être, l’Europe dont il rêvait était dévastée, et ces lieux dévastés étaient eux-mêmes au-delà de l’océan. Pas une porte d’école à la poignée de laquelle sa main aurait pu s’agripper, rien que « ce vent de continents lointains » qu’évoque son ultime poème : Ce vent de continents lointains finira par chasser mon âme de mon corps. La glace ni la chaleur n’engourdissent mon cœur coutumier du gel, depuis longtemps déchu, vide comme une femme ayant pleuré toutes ses larmes.
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Études Ce vent de continents lointains, c’est le souffle d’un autre temps, qui peut-être rafraîchira d’autres hommes, nés d’un autre monde. Je suis perdu ici comme une bête hurlant par les nuits d’hiver.
Mais revenons au présent. La Carinthie n’est pas seulement une région que l’on quitte, c’est aussi une terre d’immigration. Originaire de Haute-Autriche, l’actuel gouverneur de la région s’est rapidement assimilé, il porte volontiers le costume traditionnel et, quand cela lui paraît opportun, il passe avec aisance au dialecte de Carinthie, qui est pourtant fort différent de celui de Haute-Autriche. Jörg Haider est également en charge des affaires culturelles du Land. Ce champ d’activité étant nouveau pour lui, il employa quelque temps un conseiller culturel venu de Styrie, Andreas Mölzer, qui s’est depuis retiré de la politique pour se consacrer exclusivement au journalisme, à la rédaction de l’hebdomadaire Zur Zeit (« Notre temps »), situé à la droite la plus extrême de l’échiquier politique, ainsi qu’à l’organisation de colloques où se retrouvent entre eux politiciens, journalistes et scientifiques européens relevant de cette tendance-là. J’ignore s’il a cessé d’écrire des poèmes. Toujours est-il que Mölzer est l’exemple rare d’un poète immigré en Carinthie. Il a publié aux éditions retrogarde un recueil de poèmes intitulé Éloge du froid, qui contient ce poème : Des flots bruns comme terre Roulent puissamment à travers le pays de la montagne à la mer par les forêts, les déserts Rien ne les arrête Dans un tourbillon hurlant Dans le sifflement des embruns Les vagues assaillent un pilier – dressé sur le roc comme airain éternel il attise leur rage
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Et dût-il des semaines et des mois obstinément résister le jour arrive pourtant où il vacille, coule, est anéanti et rien ne rappelle sa présence Héroïque, certes, et pourtant insensée est la résistance sans l’espoir Il est plus sage de laisser les flots accomplir leur ouvrage
Voilà un exemple de l’activité littéraire de l’ex-conseiller à la culture Mölzer. Je vous laisse le soin d’interpréter ce poème. Toujours dans ce contexte, il est autrement intéressant de savoir qu’à l’époque où il était encore en fonction, Mölzer affirma lors d’un entretien dans la revue Format que l’art est une putain, entendant par là que l’art, à condition d’être suffisamment rémunéré, est prêt à assouvir les désirs de chaque client. Si Mölzer n’est plus dans la politique culturelle, c’est qu’il a compris son erreur, ou bien qu’il a renoncé à espérer que l’art lui soit un jour asservi, uniquement grâce à son portefeuille et malgré ce que lui, Mölzer, attend de l’art. Quant aux rapports qu’entretient avec l’art le désormais « déconseillé » gouverneur et chargé à la culture de Carinthie, je ne puis donner d’informations qu’en matière de littérature. Pour mesurer la considération qu’il lui porte, on peut s’appuyer sur une déclaration telle que celle-ci, concernant l’un des plus importants écrivains autrichiens du siècle dernier, qui est aussi l’un des plus respectés sur le plan international, H. C. Artmann : le ministre fédéral de la culture de l’époque ayant accordé à Artmann – déjà très malade – un dégrèvement d’impôt, Mölzer avait lancé que le contribuable était sommé de passer à la caisse, Artmann ayant laissé son argent chez le bouilleur de cru. Il serait faux de croire que ces choses inouïes soient nouvelles et non pas quotidiennes, que seuls la montée des Libéraux et l’établissement de Jörg Haider au poste de gouverneur et de chargé de la culture en Carinthie aient conduit à cette situation. Le mépris de la politique carinthienne envers l’art est seulement devenu plus arrogant et moins alambiqué. Il a toujours existé. Au début des années quatre-vingt, un prédécesseur de Jörg Haider dans ces deux fonctions, Leopold Wagner, adressa à la revue littéraire carinthienne Fettfleck (« Tache de graisse ») une lettre où il affirmait :
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Études « Si Ingeborg Bachmann vivait encore, elle s’opposerait probablement au fait d’être publiée dans une anthologie au côté d’écrivains communistes. Ingeborg Bachmann a été à l’école avec moi et vient d’une famille très conservatrice. Et durant tout le temps que dura son activité littéraire, rien n’indique le moins du monde que sa vision du monde se soit tournée vers la ‘gauche’. Le succès auquel elle est parvenue à titre personnel tient seulement au fait qu’elle a pu devenir une femme de lettres progressiste à partir d’un environnement conservateur. »
Leopold Wagner n’était pas et n’est pas membre du Parti libéral, mais du Parti social-démocrate, qui à l’époque se nommait encore Parti socialiste. Il n’avait pas besoin de connaître des poèmes posthumes d’Ingeborg Bachmann tels que Les Communistes italiens – de toute façon, il n’aurait pas pu les connaître –, il lui aurait suffi de lire les textes publiés de son vivant pour savoir qu’elle ne se serait pas opposée au fait « d’être publiée dans une anthologie au côté d’écrivains communistes », mais qu’elle aurait résisté au fait que de tels propos soient tenus sur elle par un homme politique qui, quelques années plus tôt, avait bruyamment déclaré avoir été un « membre gradé des Jeunesses hitlériennes », ce par quoi il entendait non pas confesser une erreur de jeunesse, mais s’attirer les voix électorales de ses anciens camarades et supérieurs. La Carinthie, vous le savez, ne rend pas la vie facile aux écrivains. Quoi qu’on pense du concours Bachmann, il est donc bien que, pour quelques jours, la littérature soit à Klagenfurt l’objet de toutes les attentions. La littérature aspire à la pluralité des voix, sa vocation est de franchir les frontières, elle ne craint pas d’exiger ce qui semble impossible : par exemple, que vienne ce jour où, en Carinthie, les hommes politiques chargés de la culture, eux du moins, respecteront l’art et les artistes et où, s’ils veulent exprimer leur respect, il ira de soi que ce soit dans les deux langues régionales. Prenons exemple sur Ingeborg Bachmann telle que nous la voyons sur cette photographie de 1968, devant le lycée des Ursulines à Klagenfurt. Elle semble à jamais enchaînée au pays de ses origines, mais ses yeux sont dirigés vers le lointain, vers l’avenir, ce sont des yeux pour l’impossible – et la faiblesse, la lassitude apparente de son corps ne brouillent pas ce regard vigilant.
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun Le poème d’Ingeborg Bachmann Les Communistes italiens a été traduit dans Europe no 892-893 (2003). Pour une présentation d’Antonio Fian, voir la notice à la suite de ses pièces de théâtre, p. 238.
LA LITTÉRATURE SLOVÈNE EN CARINTHIE FACE À L’HISTOIRE
Herta Luise OTT (Université Stendhal, Grenoble III)
En mars 1981 à Vienne, au Musée du XXe siècle, une cérémonie officielle fait figure d’événement : Bruno Kreisky, chancelier de la République, prononce un discours devant un public composé de son épouse, des ambassadeurs des Républiques d’Allemagne fédérale et de Yougoslavie, de plusieurs maires et d'un certain nombre de personnalités considérées comme éminentes. L’objet de cette cérémonie, c’est la présentation d’un livre paru au Residenz Verlag, maison d’édition qui à cette époque était encore propriété et vitrine littéraire de l’État autrichien. Pour Bruno Kreisky, ancien exilé, chancelier de l’Autriche depuis onze ans et ami des arts, dont on savait déjà que L’Homme sans qualités de Robert Musil était son livre de chevet, cette cérémonie marquait le fait que « l’un des plus grands auteurs autrichiens s’était donné la peine de traduire le livre d’un Slovène autrichien »1. Ce traducteur s’appelait Peter Handke, né en Carinthie, issu d’une famille dont la branche maternelle était d’origine slovène, et l’auteur du livre était Florjan Lipuš, lui aussi d’origine carinthienne, dont le roman L’Élève Tjaž avait été publié en 1972 en version originale2. Dans son discours, Bruno Kreisky remerciait aussi l’éditeur, qui, par cette publication,
Cf. Klaus Kastberger, « Wo Kinder Mord spielen », Die Presse, « Spectrum », 15 novembre 1997, p. 5. 2 Florjan Lipuš, Zmote dijaka Tjaša, Maribor, Obzorja, 1972 ; tr. all. Peter Handke et Helga Mračnikar, Der Zögling Tjaž, Salzbourg/Vienne, Residenz Verlag, 1981 ; tr. fr. Anne Gaudu d’après la traduction allemande, L’Élève Tjaž, Paris, Gallimard, 1987. – Pour diverses raisons, Handke n’apprit cette langue « maternelle » que beaucoup plus tard, à l’âge adulte, et ne traduisit pas Lipuš seul. 1
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réparait un peu la négligence avec laquelle les instances politiques traitaient depuis longtemps la question des minorités nationales en Autriche. Kreisky savait de quoi il parlait : son gouvernement socialiste avait tenté en 1972 d’introduire des panneaux bilingues pour indiquer le nom de la localité dans deux cent cinq villages de Carinthie, se contentant en fait de mettre en œuvre, tardivement, une disposition législative inscrite dans le Traité d’État de 1955 qui avait rétabli la souveraineté de l’Autriche. L’article 7 de ce traité garantissait un certain nombre de droits aux minorités ethniques alors officiellement reconnues en Autriche – les Slovènes et les Croates – droits parmi lesquels figurait notamment ce droit à des panneaux bilingues. Il s’en suivit ce qu’on a coutume d’appeler la « guerre des panneaux » (Ortstafelsturm)*, déclenchée par des organisations ultra-nationalistes « allemandes », qui se solda par la disparition pure et simple des panneaux bilingues, l'exécutif se révélant incapable de faire appliquer la loi et d’empêcher les démontages illégaux. Face aux émotions déchaînées, le gouvernement, après cinq ans de violents conflits et un « recensement spécial » (Volksabstimmung der besonderen Art), décida d’introduire un nombre limité de ces panneaux, dans quatre vingt onze villages seulement – afin que la « paix civile » soit restaurée3. Cependant, même cette disposition minimaliste, contestée par les représentants slovènes et par une partie de la population « allemande », ne fut pas respectée dans sa totalité. La reconnaissance intégrale des droits de la minorité slovène en Autriche, que la réalité institutionnelle n’avait pu accomplir, Kreisky essayait donc de la mettre en œuvre dans le domaine de l’art, de l’imaginaire, de ce que Musil appelle le « possible ». Le roman en question – dont le titre original slovène, Les Désarrois de l’élève Tjaž, contient une référence directe aux Désarrois de l’élève Törless de Robert Musil, ce que masque la traduction allemande – eut les faveurs de la presse et fit connaître son auteur au-delà des frontières autrichiennes, tant en Yougoslavie qu’en Allemagne4.
Pour constituer une base « objective » à l’introduction des panneaux toponymiques, on avait organisé un recensement supplémentaire en 1976, distinct des recensements réguliers qui ont lieu tous les dix ans. Son but officiel était l’identification des langues maternelles chez les populations autrichiennes. Non seulement ce recensement avait été boycotté par une grande partie de la population slovène, mais il avait eu également pour effet qu’une partie de la population autrichienne extérieure à la Carinthie s’était déclarée, par solidarité, « de langue maternelle slovène ». 4 Mais contrairement au personnage de Musil, Tjaž ne survit pas à son « éducation ». 3
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Plus de seize ans après cette cérémonie solennelle, le 6 novembre 1997, eut lieu à Klagenfurt un autre événement, capital, dans la vie littéraire de la Carinthie : l'inauguration de la Maison Musil (Musil-Haus)5. La parole fut donnée à deux écrivains d’origine carinthienne, Gert Jonke et Florjan Lipuš. À la demande du directeur, Klaus Amann, Florjan Lipuš prononça quelques mots en langue slovène avant de laisser la parole à Gert Jonke, qui s’exprima en allemand. La brève allocution de Lipuš provoqua l’indignation de Walter Gassner, maire adjoint aux affaires culturelles de Klagenfurt et membre du FPÖ (Parti libéral, extrême-droite), qui trouvait déplacé d’accorder, par cet acte symbolique, une importance particulière à la culture slovène, étant donné que la seule langue officielle du Land serait l’allemand6. Selon Gassner, on aurait pu, à la rigueur, prévoir des discours inauguraux en trois langues (allemand, italien et slovène) pour démontrer l’ouverture de la Carinthie sur les régions voisines, Slovénie et Frioul, mais il lui semblait incongru de ne donner la parole qu’à un Slovène carinthien, ce qui eut pour conséquence que la ville de Klagenfurt refusa sa participation financière au colloque Florjan Lipuš organisé par la Maison Musil7. C’est une histoire de symboles, et elle est sans fin : après avoir accédé au pouvoir en Carinthie, Jörg Haider fit des propositions relativement avantageuses aux représentants des organisations slovènes, si l’on songe à tout ce que le gouvernement régional à majorité socialiste ne leur avait pas offert pendant des décennies. Mais à la fin de l’année 2001, Jörg Haider, réagissant à une décision de la Cour Constitutionnelle selon laquelle il était illégal de ne pas utiliser de panneaux bilingues pour des localités où vivait une population slovène en Carinthie, décida de faire enlever des autoroutes les panneaux indiquant en slovène la direction de la Slovénie. Depuis 2002, il menace de supprimer des subventions si les organisations slovènes n’acceptent pas les règles de jeu qu’il impose.
La Maison Musil : institution destinée à héberger des archives littéraires, une bibliothèque, un institut de recherche et un musée, ce lieu de mémoire de la littérature carinthienne du XXe siècle est financé par l’État, le Land de Carinthie et la ville de Klagenfurt. On peut y travailler notamment sur l’œuvre posthume de Robert Musil et de Christine Lavant, et des écrivains tels que Michael Guttenbrunner, Maja Haderlap, Gustav Januš, Gert Jonke, Werner Kofler, Gerhard Lampersberg et Josef Winkler y ont également déposé des manuscrits et documents. 6 Cf. Walter Gassner, « Points de vue adriatico-alpins » (Alpenadriatische Ansichten), entretien, Kleine Zeitung, 19 décembre 1997. 7 Cf. à ce propos, un article de Klaus Amann, « Je ne me plierai pas à cet esprit ! » (« Ich werde mich diesem Geist nicht beugen! »), Der Standard, 13 décembre 1997. 5
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Difficile à saisir pour ceux qui lui sont extérieurs, cette histoire imprègne fortement la littérature slovène en Carinthie. Johann Strutz, comparatiste à l’Université de Klagenfurt, considère, dans son avant-propos aux Profils de la littérature slovène récente en Carinthie, que cette littérature a été pendant longtemps une « littérature mineure » selon les termes de Kafka, restant moins l’affaire de l’Histoire littéraire que celle d’un peuple8. Ce peuple avait été divisé géographiquement en 1918. Après cette date, qui marque la séparation de la Slovénie actuelle de l’ancienne Autriche-Hongrie et la répartition des Slovènes sur quatre pays (la Yougoslavie, la Hongrie, l’Italie et l’Autriche), la vie culturelle et, avec elle, la littérature slovène en Carinthie avaient été définitivement coupées du centre qui était alors Ljubljana. Et pourtant, c’était grâce au vote démocratique d’une population majoritairement slovène lors du référendum de 1920* que la Carinthie méridionale avait continué à faire partie de l’Autriche, et non pas grâce à la « résistance armée » contre l’invasion de l’armée yougoslave, argument souvent avancé par les organisations ultra-nationalistes « allemandes » qui rappelaient ainsi leur fameux « combat de défense », leur « Abwehrkampf* » à la veille du référendum. Après le référendum, la majorité « allemande » s’acharna contre ceux qui avaient voté pour la Yougoslavie : on limogea un certain nombre de curés et d’enseignants, certains allèrent jusqu’aux attentats, et on développa par ailleurs une théorie, lancée en particulier par le linguiste Primus Lessiak et par l’historien Martin Wutte : afin de diviser la population de langue slovène, on prétendit que les « bons » Slovènes de Carinthie, ceux qui avaient voté pour l’Autriche, n’étaient pas de vrais Slovènes, mais des Vendes (Windisch), une sorte de peuple mélangé (Mischvolk) possédant un idiome mixte exclusivement carinthien9. Les origines de la vie culturelle slovène en Carinthie La vie culturelle proprement slovène avait cependant derrière elle un long passé en Carinthie : à la suite de la colonisation du territoire de l’actuelle Carinthie au VIe siècle par des populations slaves, un centre administratif et culturel avait été créé – le duché de Karantanien. Ces ducs slaves se retrouvèrent sous tutelle bavaroise à partir du VIIIe siècle, ils tentèrent en vain de se libérer de cette tutelle et leur territoire fut en 828 rattaché à la Bavière. Johann Strutz, Fabjan Hafner et Klaus Detlef Olof (dir.), Profile der neueren slowenischen Literatur in Kärnten, Klagenfurt/Vienne/Ljubljana, Verlag Hermagoras/Mohorjeva založba, 1989, 2e éd. augmentée, 1998, p. 11-32. 9 Pour une histoire assez détaillée de la minorité slovène en Autriche, cf. notamment Hanns Haas et Karl Stuhlpfarrer, Österreich und seine Slowenen, Vienne, Löcker und Wögenstein, 1977. 8
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En 976 fut fondé le duché de Carinthie, partie intégrante du Saint Empire Romain – mais lors de la cérémonie d’investiture du duc, qui en partie se déroula non loin de Klagenfurt, près de la « pierre des ducs » (Fürstenstein) de Karnburg (fragment d’une colonne romaine qui servait de siège), un paysan libre confia le pouvoir au duc en prononçant des paroles slovènes. Cette cérémonie fut réitérée jusqu’au XVe siècle. Ainsi, on considéra longtemps la Carinthie comme un duché « vende », dans uns sens tout autre que celui que visaient Primus Lessiak et ses acolytes, et qui serait plus proche de « slave ». Les premiers documents de la culture écrite slovène (les Freisinger Denkmäler) portent les marques d’un dialecte slovène pratiqué en Carinthie, et jusqu’au XVe siècle la langue slovène fut utilisée dans tous les domaines de la vie publique. À cette époque, la frontière « ethnique » se situait à 15 km environ au nord de Klagenfurt. Le sud de la Carinthie était ainsi devenu une zone périphérique de l’aire slovène, mais continuait à jouer un rôle non négligeable dans sa vie culturelle. À côté de la tradition orale, avec ses chants et récits, il faut mentionner le mouvement protestant du XVIe siècle avec la traduction de la Bible et les « bukovniki », un groupe d’agriculteurs et artisans autodidactes qui publièrent diverses œuvres au XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, Klagenfurt est le centre d’un « renouveau slovène », avec la fondation des premières revues littéraires et politiques slovènes telles que Slovenska bčela (« L’Abeille slovène »), Slovenski glasnik (« Le Messager slovène ») et Slovenec (« Le Slovène »). C’est également en Carinthie que naquit le premier programme politique destiné à tous les Slovènes. Matjaž Kmecl, spécialiste de littérature slovène à l’Université de Ljubljana, explique d’un point de vue extracarinthien la valeur symbolique de cette région pour l’émergence d’une conscience nationale slovène face à la pression pangermanique, de plus en plus forte dans la deuxième moitié du XIXe siècle : « Perdre la Carinthie, c’était couper le peuple slovène d’une de ses plus fortes racines historiques »10. La Carinthie slovène était ainsi prédestinée à devenir un enjeu important dans les conflits nationaux du XXe siècle, y compris les plus sanglants, dont la première étape fut pour la Yougoslavie et l’Autriche l’ « Abwehrkampf » de 1919/20.
Cf. Matjaž Kmecl, « Die slowenische Literatur in Kärnten – ein einführender Überblick », in Die slowenische Literatur in Kärnten: Ein Lexikon, textes de Matjaž Kmecl, Franc Zadravec, Boris Paternu, France Bernik, préface de Klaus Amann, Klagenfurt, Drava, 1991, p. 11-35, citation p. 13.
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Un premier dialogue entre les cultures Et pourtant, la première moitié du XIXe siècle avait vu le commencement d’un premier dialogue entre les cultures : la revue Carinthia, fondée en 1811, publiait des contributions d’auteurs des deux cultures, qui souvent se traduisaient mutuellement. Les protagonistes de ce « renouveau slovène » étaient en premier lieu des représentants du clergé proches des Lumières. Ce mouvement avant tout culturel se développait dans une optique missionnaire, voire colonialiste, destiné à « civiliser » les populations11. Malgré ce déséquilibre, il semble qu’à « la dualité nationale se superposait la synthèse d’un nouveau sentiment d’attachement à la terre natale. 12 » Dès les années 1830 surgirent face à la question nationale, comme partout ailleurs dans la monarchie, des clivages entre une orientation « culturelle » et une orientation « politique ». Après l’échec de la révolution de 1848, la plupart des nouveaux journaux, de quelque langue qu'ils fussent, furent interdits. Mais Klagenfurt/Celovec s’imposa ensuite comme centre de la vie littéraire et journalistique slovène. La ville ne perdit ce rôle que vers la fin des années 1870, quand la littérature slovène dite « réaliste » se tourna définitivement vers un public bourgeois. Un tel public était rare dans une ville où la bourgeoisie en majorité germanophone adhérait aux idées pangermaniques. Les protagonistes de la vie culturelle slovène de Klagenfurt/Celovec étaient pour la plupart des ecclésiastiques issus d’un milieu rural, auquel ils s’adressaient également. Andrej Einspieler et Matija Majar-Ziljski fondèrent ainsi en 1851/52 avec l’évêque de Lavant, Anton Martin Slomšek, l’association Mohorjeva družba/Hermagoras-Bruderschaft (Communauté Hermagoras), assortie d’une maison d’édition dont la production, destinée à la population slovène, connut un énorme succès : vers la fin du siècle on comptait plus de 80 000 abonnements souscrits pour une population d’environ 1,2 million d’habitants. Du point de vue politique, les hommes d’Église voulaient maintenir le statu quo. Le mouvement d’émancipation politique porté à l’échelle de la monarchie par la bourgeoise libérale ne les intéressait pas. S’imposaient donc, comme centres d’un tel mouvement, Vienne tout d’abord, la capitale, puis Ljubljana, Cf. Strutz et al., Profile, op. cit., p. 12 sq. Stanislaus Hafner et Erich Prunč, « Die Literatur der nationalen Minderheiten », in Hilde Spiel (dir.), Kindlers Literaturgeschichte der Gegenwart: Die zeitgenössische Literatur Österreichs II: Lyrik, Dramatik, Zürich, Munich, Kindler, 1976 (Fischer Taschenbuch 1980), p. 553-601, citation p. 557. 11 12
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avec ses structures sociales propices à une vie politique et littéraire slovénophone au sein de la bourgeoisie même. La vie littéraire en langue slovène à Klagenfurt/Celovec finit par être cantonnée à l’entourage du grand séminaire catholique et s’appauvrit considérablement. Séparations douloureuses La Communauté Hermagoras fut contrainte en 1919 de quitter Klagenfurt/Celovec et le seul hebdomadaire slovène, Koroški Slovenec (« Le Slovène de Carinthie ») dut être imprimé à partir de 1921 dans une imprimerie tchèque à Vienne. Malgré les difficultés rencontrées, c’était encore l’Église qui se chargea de défendre la langue et la littérature slovènes. À partir de 1926 paraît Nedelja (« Dimanche ») à Klagenfurt/Celovec, un hebdomadaire d’orientation religieuse. On ne pouvait plus songer à publier des livres. L’usage de la langue slovène se limitait à la vie paroissiale, à la littérature orale, à la famille et au journal intime. Au-delà ne subsistaient que des activités visant l’éducation du peuple, organisées en premier lieu par la Slovenska krščanskosocialna zveva (Association sociale-chrétienne slovène), fondée en 1908, puis à nouveau en 1924. Mais cette association ne réussit pas à adapter son activité aux changements sociaux qui étaient intervenus : elle continuait à s’adresser à un public paysan et laissait de côté les populations slovènes prolétarisées13. Elle organisait des cours de formation pour les ménagères et créait des chorales et des spectacles populaires dont les textes étaient écrits par des Carinthiens slovènes émigrés et de simples citoyens vivant en Carinthie même. En Slovénie, la Carinthie devenait un sujet littéraire au titre de région perdue derrière la chaîne des Karawanken. En Carinthie même, un seul nom de poète, ou plutôt de poétesse, de l’époque est encore souvent cité de nos jours – celui d’une jeune femme enseignant l’économie domestique, Milka Hartmann, née en 1902, qui écrivit des poèmes de facture « populaire ». Dans ce vide culturel, les étudiants du grand séminaire se considéraient comme l’élite intellectuelle des Slovènes en Carinthie, mais il s’agissait d’une élite conservatrice, voire réactionnaire, réticente à la jeune démocratie, surtout à partir de 1934, sous la dictature austro-fasciste. La vie littéraire ne disposait que de forums de publication limités et se trouvait prisonnière des dogmes de l’Église.
Cf. Andreas Leben, Vereinnahmt und ausgegrenzt: Die slowenische Literatur in Kärnten, Klagenfurt, Drava Verlag, 1994, p. 26 et suiv.
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On peut mentionner cependant, dans ce paysage littéraire désolé, deux jeunes talents littéraires, apparitions fugitives à la fin des années 1930, qui moururent pour l’Allemagne en 1943 et en 1944 : Hani Weiss, auteur de proses et de textes de théâtre humoristiques, et Maks Sorgo, poète, qui, lui, n’était pas du séminaire. On trouve des traces de Hani Weiss dans la revue manuscrite Bratoljub, rédigée par les séminaristes, qui circulait à l’intérieur du grand séminaire catholique14. Enfin, pour la période de la guerre, la critique parle également d’une « littérature de partisans* » et d’une « littérature des camps ». Matjaž Kmecl cite comme exemple Katarina Miklav-Šrtevka, qui écrivit des poèmes à Ravensbrück avant d’y mourir15. La situation de la population slovène de Carinthie était devenue particulièrement difficile après l’Anschluss de 1938. En avril 1942, quelque deux cents familles slovènes furent déportées, officiellement pour cause d’idéologie communiste et d’attitude visant la haute trahison, en vérité afin de procéder à un « nettoyage » ethnique permettant de laisser la place à des « Allemands » du Kanaltal (Val Canale) italien, eux-mêmes obligés de quitter l’Italie suite aux accords passés entre Hitler et Mussolini. Peu après les déportations, un mouvement de résistance armée slovène largement soutenu par la population se constitua en Carinthie méridionale contre le fascisme hitlérien (il s’agit au reste du seul mouvement de résistance armée au national-socialisme qui ait vu le jour en Autriche), ce qui entraîna des exécutions et des déportations. Après la Seconde Guerre mondiale Après 1945, donc après la décision des Alliés de maintenir la Carinthie du Sud sous gouvernement autrichien, la situation s’améliora d’abord d’un point de vue pratique : suite aux horreurs qu’avait subies la population slovène sous le régime national-socialiste, et craignant de perdre la région, le gouvernement installa des écoles bilingues dans toute la Carinthie méridionale. Hermagoras/Mohorjeva družba récupéra ses biens, et la maison reprit son activité éditoriale en 1947. Dans ces années d’après-guerre, deux fronts idéologiques se constituèrent au sein de la communauté slovène : l’un défendant une idéologie chrétienne et conservatrice, l’autre une idéologie de gauche, proche du communisme yougoslave. Le camp conservateur était renforcé par un certain nombre 14 Il s’agissait d’une revue rédigée par les étudiants du séminaire. Pour une brève histoire de cette revue, cf. Leben, op. cit., p. 32-28 et 55-66. 15 Cf. Kmecl, op. cit., p. 15.
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d’immigrés venus de Slovénie, parmi lesquels se trouvaient des écrivains et intellectuels. Pour la plupart, ils quittèrent la Carinthie quelques années plus tard. Deux maisons d’édition devinrent alors rivales : Hermagoras/Mohorjeva založba, et Drava/Založba Drava, chacune possédant une revue. La scission entre droite et gauche se manifesta aussi dans la vie littéraire : elle ne devait être surmontée qu'en 1960 avec la fondation de la revue littéraire mladje. La littérature slovène de Carinthie de l’après-guerre peut être évoquée en quatre périodes qui sont aussi quatre générations d’écrivains16. La première période, et avec elle la première génération, est l’immédiat après-guerre, marqué par un fort conservatisme littéraire auquel incitaient les conceptions esthétiques défendues par Hermagoras/Mohorjeva družba, fidèle aux histoires d’almanach et villageoises qui avaient cours au XIXe siècle, avec leurs personnages et situations stéréotypés. Dans les milieux de gauche, la production littéraire n’était guère plus originale. Ainsi, malgré la situation passagèrement améliorée pour les Slovènes au niveau du système scolaire, peu de livres vraiment nouveaux furent publiés jusqu’en 1960. On mentionne encore aujourd’hui un recueil poétique de Milka Hartmann Mes Parterres (Moje grede, 1952), ainsi qu’un roman, Le Berger/Pasteur Ciril (Pastir Ciril, 1956) œuvre de Kristo Srienc, prêtre de son état, histoire simple située dans la vallée de la Gail/Zila, où les bons (populations déplacées, Slovènes, chrétiens) gagnent contre les méchants (des « Allemands », des traîtres). En 1958 parut en Yougoslavie un troisième ouvrage notable, les mémoires de Karel Prušnik-Gasper, Chamois dans l’avalanche (Gamsi na plazu), sur la résistance des partisans dans les montagnes de Carinthie, publié plus tard en allemand par Drava. Souvenirs de la guerre et de la résistance reviendront ultérieurement chez des auteurs aussi divers que Florjan Lipuš, Valentin Polanšek, Franc Resman et Mirko Kumer-Črčej. La revue mladje Une nouvelle génération surgit avec la fondation de la revue mladje (« jeune bois »). mladje fut en quelque sorte une réponse aux événements survenus après l’indépendance de l’Autriche en 1955. Les associations ultra-nationalistes « allemandes », qui revirent le jour après cette date, commencèrent aussitôt à 16 Le classement en quatre périodes est en général lié aux différentes « phases » de mladje. Cf. à ce propos l’ouvrage d’Andreas Leben, op. cit., ainsi qu’un texte de Johann Strutz, « Das Dorf an der Grenze : Ein historisch-ästhetischer Versuch über Interferenzen zwischen der neueren slowenischen und deutschsprachigen Literatur in Österreich », in Valentin Sima, Vladimir Wakounig et Peter Wieser (dir.), Slowenische Jahrbücher 1986-1988, Klagenfurt, Drava Verlag, 1988, p. 9-43.
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mener une campagne contre les écoles bilingues de Carinthie méridionale. Le Kärntner Heimatdienst, la plus importante d’entre elles, parlait de « slavisation latente » de la Carinthie et s’opposait à « l’école slovène imposée » (slowenische Zwangsschule). Cette campagne devait porter ses fruits : en 1959, une nouvelle loi stipula que seuls les élèves explicitement inscrits à cette fin par leurs parents devaient suivre l’enseignement bilingue. Le nombre d’élèves apprenant le slovène à l’école primaire chuta alors de 80 %17. A la suite de ces événements, une opposition littéraire radicale commença à se former. D’abord saluée par les organisations slovènes et financée par Hermagoras/Mohorjeva družba, elle fut bientôt considérée comme trop radicale. Y participèrent au début des auteurs qui avaient fait leurs études secondaires à Tanzenberg/Plešivec, institution religieuse où Peter Handke, lui aussi, fut interne pendant quelque temps. Les membres fondateurs de la revue étaient Florjan Lipuš, Erik Prunč et Karel Smolle, rejoints ensuite par Gustav Januš, également élève à Tanzenberg. Dans sa quête de moyens littéraires adéquats à la réalité, le groupe traversa plusieurs phases : à une première période « avant-gardiste », très radicale d’un point de vue esthétique, succède à partir du milieu des années 1960 une période d’engagement politique, surtout à l’initiative de Florjan Lipuš. Cette transition s’accompagne de conflits internes qui aboutissent à une scission : Erik Prunč et Karel Smolle quittent mladje et abandonnent l’écriture pour se consacrer à la politique dans le cas de Smolle, et/ou à la politique culturelle, dans le cas de Prunč. D’autres auteurs prennent le relais en 1969/70 : Valentin Polanšek, Andrej Kokot et Janko Messner. Ce dernier, ancien résistant, professeur au lycée slovène fondé à Klagenfurt en 1957, demeura longtemps membre de la rédaction. Plus âgé que les autres, il poursuit une conception « réaliste » à visée pédagogique, pratiquant une écriture « engagée », non dépourvue cependant d’éléments grotesques18. Polanšek et Kokot, quant à eux, quittèrent bientôt la revue. Florjan Lipuš publia en 1972 le roman dont il a été question au début de cette étude, L’Élève Tjaž. Simultanément à la « guerre des panneaux » commence une nouvelle époque de mladje : la littérature se définit désormais uniquement comme un 17 Pour une description plus détaillée de la politique carinthienne/autrichienne dans le domaine de l’école dite « minoritaire », cf. Ute Weinman, « La politique culturelle vis-à-vis des Slovènes en Carinthie », in Marie-Claire Hoock-Demarle et Gerald Stieg (dir.), Le Plurilinguisme dans l’espace germanophone (actes du Congrès de l’Association des Germanistes de l’Enseignement Supérieur), Paris, Bulletin spécial, 2003, p. 159-172. 18 Voir aussi dans l’anthologie la notice sur Janko Messner.
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moyen d’agitation politique. Son statut autonome est ainsi abandonné. Un an plus tard, en 1973, Florjan Lipuš met ces conceptions en pratique avec Histoires de Tschuschs (Zgodbe o čuših), ouvrage qu’il ne considère cependant pas comme véritablement « littéraire »19. Une troisième césure intervient en 1981, l’année du succès littéraire que connaît Florjan Lipuš grâce à la traduction de Tjaž par Peter Handke. À la suite de graves problèmes financiers de la revue, Lipuš renonce à diriger mladje. Avec le soutien de Janko Messner et Valentin Polanšek, des auteurs plus jeunes – Jani Oswald, Maja Haderlap, puis Fabjan Hafner et Cvetka Lipuš – sauvent la revue, mais les difficultés financières persistent. Après des débuts prometteurs, le projet perd son élan et la revue cesse de paraître en 1987 ; en 1990, Maja Haderlap tente de lui redonner vie avec un programme prévoyant une collaboration avec des intellectuels slovènes d’Italie et des sujets dépassant un cadre proprement « nationaliste », mais depuis 1992, la revue est en état de veille. La jeune génération Cet abandon au moins passager de la revue est également dû au fait que, depuis les années 1980, le paysage littéraire slovène en Carinthie a changé : les jeunes écrivains ne rencontrent pas de réelles difficultés à publier dans des revues ; que ce soit en Autriche ou en Slovénie, les frontières entre les pays sont devenues perméables. La situation sur le marché du livre s’est également considérablement améliorée : on est loin de la situation de double monopole de l’après-guerre. Les éditeurs tels que Hermagoras, Drava, et plus récemment Wieser, publient anthologies et ouvrages intégraux. Les anciens éditeurs d’État, Residenz et Österreichischer Bundesverlag, ont également contribué à améliorer la situation. Déjà en 1985, Erich Prunč et Florjan Lipuš publient ainsi à l’Österreichischer Bundesverlag une importante anthologie littéraire : Das slowenische Wort in Kärnten – Slovenska beseda na Koroškem (La Parole slovène en Carinthie). L’écrivain Janko Ferk déplore néanmoins les difficultés matérielles rencontrées par les écrivains, qui en général ne peuvent pas vivre de leur plume20.
19 « Tschusch » est un terme très péjoratif pour désigner un Slovène, un Yougoslave ou plus généralement un « métèque ». 20 Cf. Janko Ferk, Matrosen, hier, am Ufer müssen wir Dörfer finden! Die Lyrik der Kärntner Slowenen im zwanzigsten Jahrhundert, in www.ejournal.thing.at.
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Face à l’élargissement géographique de l’espace de distribution et de réception pour ces auteurs, Johann Strutz parle de « dérégionalisation » et se demande si cette « littérature mineure » n’est pas devenue une littérature visant une minorité dispersée dans plusieurs régions et une critique littéraire qui s’intéresse à des contextes bi- et multiculturels21. Face à cet espace public transformé et élargi, les écrivains se considèrent eux-mêmes autrement. Janko Ferk estime que les écrivains qui sont passés par le lycée slovène, donc ceux de sa génération, étaient les premiers à ne plus être submergés au début de leur carrière littéraire par la question centrale de leur identité slovène bafouée22. Il l’explique par le fait qu’ils avaient été formés par la génération précédente, et ceci dans le contexte de la « guerre des panneaux » des années 70. La « quatrième génération », celle qui commence seulement à s’exprimer, a fait selon lui un pas de plus : les écrivains ne sont pas tous issus du milieu protégé du lycée slovène, et ils ont néanmoins pu conserver leur identité slovène. Comment caractériser cette « nouvelle » littérature slovène en Carinthie depuis les années 1960 ? Un phénomène frappant – même s’il paraît logique, étant donné l’absence d’un véritable espace public – est le fait que les genres littéraires y sont représentés de manière assez inégale. Les pièces de théâtre sont rares, elles existent le plus souvent sous forme de montage ; quant au groupe de théâtre Tanztheater Ikarus, qui connut un certain succès, il renonce à la parole. Les genres dominants sont la poésie et les « petites » formes en prose. La forme qui gouvernait les débuts de mladje était la poésie23 avec les poèmes de Gustav Januš, Karel Smolle et Erich Prunč24. Pendant longtemps, jusqu’à la parution de Tjaž et même après, on a déploré l’absence de romans. Entre-temps Florjan Lipuš, qui publie dès ses débuts des textes en prose, a écrit ses « romans villageois », qui sont loin d’être des romans du terroir. Josef Strutz parle à leur propos de « démystification et dés-idyllisation »25 du monde rural. Malgré la Strutz, « Das Dorf an der Grenze », op. cit., p. 28 sq. Ferk, Matrosen, op. cit. 23 Cela semble être un phénomène qui dépasse le contexte de mladje : même dans la littérature pour enfants publiée en Carinthie depuis les années 1950, la poésie domine souvent largement. Cf. Brigitta Busch, « Slowenische Kinderliteratur in Kärnten nach 1945 », in Strutz et al., Profile, op. cit., p. 233-243. Brigitta Busch en cherche une explication dans la situation socio-linguistique particulière de la Carinthie : la langue slovène y est une langue qui appartient avant tout au domaine « privé ». – À propos de la poésie slovène dans la Carinthie du XXe siècle, cf. aussi Ferk, Matrosen, op. cit. 24 Jusqu’en 1963, les auteurs utilisèrent régulièrement des pseudonymes : Smolle s’appelait Miško Maček, Prunč Darle Niko et Lipuš Boro Kostanek. 25 Strutz, « Das Dorf an der Grenze », op. cit., p. 19. 21 22
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langue et la situation particulière de Florjan Lipuš, on peut à cet égard le comparer à d’autres écrivains autrichiens tel que Josef Winkler qui, lui aussi, procède dans ses livres à une destruction des formes convenues26. Aujourd’hui, Florjan Lipuš a sa place parmi les écrivains célèbres au-delà des frontières de la Carinthie et de la Slovénie. Tjaž figure dans un dictionnaire de littérature aussi respecté que le Kindlers Literaturlexikon, et les textes de Lipuš sont traduits et publiés dans des revues littéraires autrichiennes comme Wespennest, Fettfleck, manuskripte, mais aussi dans des quotidiens et hebdomadaires autrichiens ou suisses (Profil, Lesezirkel de la Wiener Zeitung, Neue Zürcher Zeitung )27. Gustav Januš, né en 1939, poète et peintre, est aujourd’hui considéré comme le poète slovène le plus connu de Carinthie, le nom de son traducteur, Peter Handke, étant un facteur favorable, comme généralement pour une meilleure réception de la littérature slovène en Carinthie28. Quant aux auteurs de la génération de l’« après-1981 », Jožica Čertov, Janko Ferk, Maja Haderlap, Fabjan Hafner, Anita Hudl, Cvetka Lipuš ou Jani Oswald, ils se distinguent d’écrivains plus âgés du fait qu’ils sont en partie des écrivains bilingues : Janko Ferk, Maja Haderlap, Fabjan Hafner et Jani Oswald traduisent vers les deux langues et s’expriment aussi directement dans l’une et l’autre. Chez les écrivains plus âgés, il n'y a guère que Janko Messner à pratiquer ce bilinguisme. Cependant, un auteur bilingue n’écrit pas indifféremment en allemand ou en slovène. Janko Ferk, juriste de profession, écrit sa prose en allemand et ses poèmes principalement en langue slovène. Questionné sur ce choix, il répondit très tôt : « La prose exige une langue plus dure, et c’est l’allemand.29 »
26 Pour une comparaison de plusieurs « romans villageois » (« Dorfromane ») carinthiens de divers auteurs, cf. l’article de Strutz, « Das Dorf an der Grenze », op. cit. 27 Pour une description de la réception de l’œuvre de Florjan Lipuš dans les pays de langue allemande, cf. l’article de Peter Kersche, « Die Rezeption der Kärntner slowenischen Literatur im deutschen Sprachraum anhand des Werkes von Florian Lipuš », in Janko Ferk et Ludwig Legge (dir.), Der Flügelschlag meiner Gedanken. Literatur der Kärntner Slowenen, Klagenfurt/Vienne, Hermagoras Verlag/Mohorjeva Založba, 1992, p. 49-64. 28 Peter Handke a présenté un premier choix de poèmes traduits de sa main chez Suhrkamp en 1983 : Gustav Januš, Gedichte 1962-1983. D’autres volumes ont suivi. Pour une petite introduction à la poésie de Gustav Januš, cf. Hans Kitzmüller, « Gustav Januš », in Strutz et al., Profile, op. cit., p. 111-118. 29 M. Remic, « Prek smrti do živeljena », in Dnevnik, 31 janvier 1982, traduit et cité par Neva Šlibar, « ‘Lies adagio!’ : Zur Lyrik und Prosa Janko Ferks », in Strutz et al., Profile, op. cit., p. 169-187.
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Pour les autres auteurs, la séparation semble être moins nette et s’atténuer avec le temps. Ainsi, Jani Oswald, qui gagne sa vie également comme juriste, publie des poèmes dans les deux langues et va jusqu’à utiliser le slovène et l’allemand à l’intérieur d’un seul poème – comme dans Jaz ich. Lorsqu’il traduit ses propres poèmes, il semble les transformer du tout au tout30. Cependant, même chez les jeunes auteurs, le phénomène ne s’est pas généralisé : des poétesses telles que Jožica Čertov, Anita Hudl et Cvetka Lipuš continuent à rédiger leurs poèmes exclusivement en slovène. Fabjan Hafner, qui s’intéressait à l’importance, pour les auteurs, du contact avec la langue allemande, a réalisé une petite enquête auprès de Janko Ferk, Gustav Januš, Florjan Lipuš, Jani Oswald et Vinko Ošlak, publiée dans les Profils de la littérature slovène récente en Carinthie31. Elle confirme un clivage entre les auteurs plus âgés et les jeunes auteurs. Lipuš et Januš ont eu des contacts avec la langue allemande assez tardivement – à l’âge de la scolarité seulement – et ces contacts étaient visiblement douloureux. Les jeunes auteurs tels que Ferk et Oswald ont connu la langue allemande pratiquement depuis leur naissance. Leur éducation a été bilingue. Le « dialogisme » bachtinien que Johann Strutz reconnaît à toute littérature « mineure » semble ainsi s’enraciner dans le sujet qui écrit selon l’expérience intime qu’il fait de la langue et de la culture32. Des auteurs tels que Gustav Januš et Florjan Lipuš avaient dû affronter non seulement l’oppression de la culture dominante, mais aussi la dictature de leur propre culture. Par conséquent, la tradition culturelle est surtout présente dans leurs textes à titre de matériau prédéfini, comme discours traditionaliste qu’ils analysent en même temps qu’ils décrivent une société raidie par ses conventions. Certains jeunes auteurs font ce travail de manière plus « concrète », en utilisant les deux langues comme matériau, base d’analyse et de jeu linguistique. Au-delà de cette différence, certes fondamentale, Johann Strutz considère que les deux manières de procéder visent la même expérience : celle de la représentation, par des moyens 30 Pour une petite introduction à sa poésie, cf. Denis Poniž, « Die drei Stufen im lyrischen Opus Jani Oswalds », Strutz et al., Profile, op. cit., p. 151-168. Sur Maja Haderlap et Fabjan Hafner, voir les notices respectives ci-après dans l’anthologie, ainsi que Mira Miladinovič Zalaznik, « Fabjan Hafner », Strutz et al., Profile, op. cit., p. 213-222 ; Michael Vrbinc, « Maja Haderlap : ‘Der Boden unter den Füβen ist die Sprache’ », Strutz et al., Profile, op. cit., p. 203-211. 31 « Zweisprachigkeit und Literatur: Eine Umfrage von Fabjan Hafner », Strutz et al., Profile, op. cit., p. 283-292. Vinko Ošlak, qui grandit en Yougoslavie, y tient une place un peu à part. 32 Cf. Strutz et al., Profile, op. cit, p. 30 sq.
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littéraires, de la co-existence et de l’interférence des discours, des langues et des cultures – co-existence placée, il ne faut pas l’oublier, sous la prédominance parfois mortifère d’un seul discours, d’une seule langue et d’une seule culture. C’est ainsi à travers cette représentation littéraire que devient palpable le plurilinguisme refoulé de la région. Mais on peut ajouter que cette co-existence difficile n’est sans doute pas seulement le propre des régions où vivent plusieurs ethnies. Au-delà du hasard biographique, qui peut aiguiser la sensibilité de l’individu, ces conflits sont au cœur de toute société. Il se trouve simplement que, là où existent au moins deux ethnies, on les repère plus facilement. En ce sens, la Carinthie recèle des trésors cachés qui intéressent la communauté universelle des lecteurs.
L’ANGLE DE LA MITTELEUROPA : UNE RÉMINISCENCE
Maja HADERLAP (Théâtre municipal, Klagenfurt)
D’un point de vue géographique, je vis au centre de la Mitteleuropa, en Carinthie, près de la frontière slovène. J’ai appuyé au moins une oreille contre le mur de nuages appelé Mitteleuropa, derrière lequel je soupçonne la présence d’un monde plein de malentendus. Dois-je, dans ces réflexions, employer la notion de Mitteleuropa ou bien celle, politiquement plus correcte, de Zentraleuropa ? Je ne sais. J’essaierai les deux, Mitteleuropa car c’est sous ce nom que ce phénomène fluctuant s’est présenté à moi pour la première fois, et Europe centrale, qui a des contours politiques plus réels. Quand j’entends ou je lis « Mitteleuropa », je complète toujours, en moimême, par le toponyme Vilenica. Vilenica est le nom d’une grotte dans le Karst slovène, repris par l’Union des Écrivains slovènes de Ljubljana pour nommer le prix qu’elle y décerne depuis 1986 à un écrivain de l’espace centre-européen. Mes premiers contacts avec l’idée de Mitteleuropa remontent au printemps 1987 et sont liés à mes publications en slovène. En 1986/1987, je fus quelques mois assistante dramaturge au Teatro Stabile Sloveno de Trieste (Slovensko stalno gledalisce v Trstu) ; je travaillais alors à mon deuxième recueil poétique, qui devait paraître à Trieste aux éditions ZTT. Depuis le début des années 1980, bien des choses avaient commencé à bouger en Slovénie. En 1984 parut dans la revue Nova Rebija l’essai de Milan Kundera La Tragédie Mitteleuropa, qui marqua fortement quelques intellectuels slovènes. Des auteurs tels que Drago Jančar virent leurs expériences politiques et culturelles confirmées par les réflexions de Kundera, ils espéraient se trouver ainsi en possession d’un outil conceptuel supranational permettant de © Cultures d’Europe centrale - Hors série no 2 (2003)
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s’émanciper politiquement du socialisme réel. Mitteleuropa était synonyme d’ouverture politique et de mémoire d’une histoire commune qu’il importait de distinguer du rêve hégémonique de la Grande Allemagne. Les auteurs de Slovénie tombèrent rapidement d’accord sur ce point. Mais l’intérêt suscité par la Mitteleuropa intellectuelle était également très grand chez les auteurs hongrois, tchèques, polonais et lituaniens, de sorte que les auteurs slovènes purent bientôt constituer avec eux une communauté d’intérêts. Au printemps 1987 parut le numéro 57 de Nova revija. Contenant des articles sur le programme national slovène, il provoqua une tension extrême dans les milieux politiques et culturels. Je me souviens de l’atmosphère tendue d’une rencontre internationale d’écrivains à Portoroz. Dans la salle de séminaire de l’hôtel, on discuta tard dans la nuit, quelques auteurs craignaient des arrestations. Mais rien de tel n’arriva. Cette atmosphère enfiévrée me troublait, j’écoutais et j’observais. J’avais l’impression que se mettait en mouvement l’axe des rencontres que j’avais eues jusque-là avec la Slovénie et la Yougoslavie et que se modifiaient les modes sur lesquels je considérais les Slovènes. Comme bien des membres de l’assistance, je croyais moi aussi qu’une phase d’isolement touchait à sa fin, même si je pensais pour ma part à une autre sorte d’isolement, l’isolement personnel, linguistique et culturel où je croyais me trouver. Cela n’avait guère à voir avec la situation politique et morale dans laquelle se plaçaient les écrivains présents. Nombre d’entre eux revendiquaient une autorité morale en matière de démocratisation de la société, se laissant entraîner ainsi sur le terrain glissant de la politique réelle. Cela me fascinait, car ce que je connaissais, moi, c’était la position des écrivains dans la société autrichienne, qui existaient et existent à la limite du perceptible et interprètent tout autrement leur fonction à l’intérieur de la société. Je donnai un nouveau tour à ma vie. Rentrée en Autriche, je quittai Vienne pour m’installer en Carinthie et y terminer ma thèse. À l’automne 1987 parut mon recueil Bajalice, auquel on accorda beaucoup d’attention en Slovénie. Je fus élue au conseil de l’Union des Écrivains Slovènes à Ljubljana, ce qui me fit prendre une part active à l’évolution politique en Slovénie. À l’automne 1988, je m’installai pour un an à Ljubljana. La température politique avait alors considérablement monté. Début juin 1988, l’Union des Écrivains Slovènes avait entamé une série de soirées littéraires pour protester contre l’arrestation de quatre journalistes qui devaient comparaître devant un tribunal militaire yougoslave pour trahison de secrets militaires. À la même époque furent
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fondées de nouvelles associations politiques qu’on peut considérer comme les précurseurs des actuels partis politiques de Slovénie. Lors des réunions du conseil de l’Union des Écrivains, on projetait discussions publiques et manifestations, on discutait et formulait des modifications de la constitution. Cette hâte et cette détermination me surprenaient et j’avais rarement voix au chapitre. Benjamine de ces géants, Slovène de Carinthie, seule femme, j’étais la bienvenue dans ce cercle, mais j’y étais aussi déplacée. Je pouvais tout de même, par mon écoute, tempérer les discussions. Mais lors de l’élaboration de la Déclaration de Mai, désormais historique, qui formulait très concrètement l’exigence d’un État slovène indépendant, je restai interloquée. Sans doute mon ébahissement reflétait-il celui du « monde occidental » face au courage dont faisaient preuve les Slovènes. Cela semblait beaucoup amuser les autres membres du comité. Peu après, les premières inquiétudes apparurent chez les acteurs de la culture – si tant est que la jeune génération d’écrivains qui n’avait pas subordonné son engagement à la politique ne les eût pas nourries depuis longtemps. Début 1990, les milieux culturels slovènes s’adressèrent au public lors d’un forum par lequel ils voulaient attirer l’attention sur leur situation. Même s’ils se félicitaient de la démocratisation rapide du système politique, ils entendaient mettre en évidence le vide en matière de politique culturelle qui menaçait le fonctionnement de la culture slovène suite à la dissolution des anciennes structures. Je voudrais maintenant retourner à Vilenica, car Vilenica fut inventé surtout pour permettre de respirer profondément. Ce qui importait à tous ceux qui prenaient part aux discussions dans le Karst slovène, c’étaient d’abord les émotions et l’héritage culturel de la Mitteleuropa. On s’y plaignait encore ouvertement de l’absence d’auteurs serbes ou du nombre trop réduit d’auteurs tchèques. Mais dans leurs apparitions publiques, les écrivains tenaient des propos prudents et équivoques. Cela donnait parfois l’impression que la Mitteleuropa était une sorte d’apothéose. Mais en ce début d’automne dans le Karst, les sous-entendus politiques se précisèrent également. Même si de nombreux écrivains n’étaient guère sensibles aux idées indépendantistes de leurs collègues, ils ne prenaient pas leur distance lors des discussions. On savourait le fait d’être ensemble et l’hospitalité slovène. En 1991, Peter Handke, qui avait été lauréat du prix en 1987, publia son essai Adieu d’un rêveur du
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Neuvième Pays, jetant le gant à ceux qui invoquaient la Mitteleuropa. Déçu et irrité par les ambitions sécessionnistes de Slovènes, il écrivait : « Mais ces dernières années, chaque fois que je me rendais en Slovénie, je remarquais qu’une nouvelle histoire y était propagée. Nouvelle ? C’était la vieille légende, remise au goût du jour, de la Mitteleuropa. […] Et cette parole historisante, proclamée par des bouches nombreuses, dans des journaux, des mensuels, lors de colloques, détournait du pays l’hôte venu en Slovénie pour l’entraîner vers l’irréalité, l’intangibilité, la nonprésence. »
Handke s’exprimait sans ambages sur le contexte politique et historique des diverses représentations de la Mitteleuropa : « Qu’il est triste, et aussi scandaleux, que quelqu’un tel que Milan Kundera, il y a quelques semaines, dans un appel au ‘sauvetage de la Slovénie’ publié dans Le Monde, la distingue, avec la Croatie, des ‘Balkans’ serbes et l’adjoigne aveuglément à cette ‘Europe centrale’ fantomatique dont les seigneurs impériaux taxaient de baragouinage barbare sa langue tchèque, une langue slave dans laquelle plus tard Jan Skácel de Brno allait forger les psaumes les plus délicats du XXe siècle ! [...] Alors l’ancestral conte slovène du Neuvième Pays a un peu plus chaque année cédé la place devant le discours spectral sur la Mitteleuropa. Un spectre analogue hantait aussi, il faut le dire, les espaces des frontières voisines, où il s’alimentait plutôt d’une veine nostalgique du terroir (sans parler des nobles arrière-pensées de Viennois, Styriens et Carinthiens de l’ancien temps) : [...] Mais dans la région de Slovénie, le fantôme prit pied dans la réalité. Et ceux qui ont défilé avec lui, c’étaient ceux que l’on appelle habituellement les ‘esprits éclairés’, les ‘têtes bien faites’ : des savants, des poètes, des peintres.1 »
La déception personnelle de Handke fut accueillie de diverses manières par les auteurs slovènes. D’un côté, ils étaient irrités, car de lui justement, ils attendaient un soutien après la fondation de la république, mais d’un autre côté, il était évident que Peter Handke, avec son « Neuvième Pays », considérait la Slovénie comme une entité universelle, une sorte d’Arcadie privée qui ne pouvait être décrite en termes d’appartenance nationale ou d’attaches culturelles. Peter Handke, Abschied eines Träumers vom Neunten Land. Eine Wirklichkeit, die vergangen ist: Erinnerung an Slowenien, Francfort/Main, Suhrkamp, 1991, p. 22. Un extrait de ce texte parut dans Libération, 22 août 1991, sous le titre Le Conte du Neuvième Pays : Ma Slovénie en Yougoslavie, tr. fr. Danielle Laquay-Meudal, donc peu après la parution dans Le Monde du 4 juillet 1991 de l’article où Milan Kundera prenait parti pour l’indépendance de la Slovénie.
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Entre-temps, on a recommencé à parler davantage littérature à Vilenica. Comme si la guerre dévastatrice en Yougoslavie ainsi que les grands changements politiques dans les États d’Europe de l’Est avait refroidi les esprits sur un fond d’horreur. La jeune génération d’auteurs slovènes a fort à faire pour s’assurer une existence artistique dans des conditions « normales » ; elle se préoccupe moins d’utopies politiques que de la publication et la traduction de ses textes. Des auteurs tels que Drago Jančar, Rudi Seligo, Dimitrij Rupel et d’autres protagonistes d’autrefois sont entrés en politique, ou bien ils participent à toutes sortes de débats, dans l’espoir de pouvoir, en qualité d’artistes et d’êtres qui écrivent, dire sur la réalité des choses plus essentielles que ne le font les politiciens. Les années de normalisation ont replacé les Slovènes sur le terrain du nationalisme. Pour ma part, je retournai donc en Carinthie où je fus confrontée aux réalités de cette terre natale plus exiguë. Le mince recueil poétique Bajalice échappa tout bonnement au très réduit public slovène de Carinthie. Les poèmes étaient difficiles à classer et on ne pouvait nullement les exploiter pour la politique. Ce décalage me déconcertait. Mes études terminées, j’essayai de trouver une orientation nouvelle et je me chargeai deux ans durant, pour la remettre sur pieds dans une conception nouvelle, de la rédaction de la revue culturelle et littéraire slovène mladje fondée en 1961 par Florian Lipuš et d’autres auteurs. Mais je compris qu’en Carinthie, l’infrastructure slovène était et est trop faible pour permettre à une revue culturelle et littéraire professionnelle de se maintenir, car seule une minorité à l’intérieur de cette minorité s’intéresse à la littérature. Les fonds publics autrichiens ne voulaient couvrir qu’une partie des frais de fabrication. Aussi la publication de cette revue si importante pour la littérature slovène en Carinthie fut-elle arrêtée. Ce qui me préoccupait alors, c’était que je ne me trouvais nulle part. En Carinthie, je me voyais, littérairement et linguistiquement parlant, dans l’angle mort, en un lieu qui n’était perçu et depuis lequel je ne pouvais communiquer. J’étais renvoyée à mon Europe centrale privée. L’Autriche et la Slovénie, semblait-il, ne pouvaient pas avoir d’histoire qui les lie, du moins dans le discours officiel. Une « ivresse des frontières », pour paraphraser un vers d’Ingeborg Bachmann, m’envahissait. Des années durant, j’avais rêvé de la chaîne de collines qui entoure la vallée de Leppen/Lepena, d’où je suis originaire. Chez nous, par la fenêtre de la cuisine, on aperçoit tous les jours la crête des collines et le versant boisé d’une
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montagne où passe la frontière slovène. En levant les yeux pour regarder le ciel au-delà des collines, on ne peut imaginer qu’il soit écrit là-haut « Passage interdit ». « L’homme qui m’a sauvé la vie », racontait mon père, « vit derrière cette colline, là-haut, à la frontière, les partisans* construisaient leurs bunkers, ta mère a dû franchir cette frontière clandestinement à son retour du camp de concentration, parfois, il nous est arrivé de passer des veaux en contrebande à cette frontière. » L’étroitesse de cette dépression représentait ma situation personnelle de l’époque. J’avais le sentiment d’avoir, comme poétesse slovène, raté l’intégration sociale et culturelle de part et d’autre de la frontière, et de n’avoir nulle part ma place. La seule réalité était mon point de départ, auquel j’étais renvoyée. Lepena, au-delà des chaînes de collines et de montagnes, semblait exclu des évolutions qui se produisaient ailleurs. Les récits et souvenirs personnels de l’époque nazie étaient bien trop différents des histoires officielles qu’on livrait aux gens en Carinthie et dans l’Autriche officielle. Cette contradiction tout comme celles de l’histoire slovène me lançaient un défi croissant au fur et à mesure que je saisissais le contexte. Il me semblait parfois, dans les fossés autour de Bad Eisenkappel, que l’Autriche avait stocké dans les hommes une histoire non réfléchie. Chacun, individuellement, avait beaucoup à emporter dans ces décharges, chacun, à sa guise et selon ses capacités, car officiellement, ces décharges du deuil n’étaient pas censées exister. J’appris à mon corps défendant le pouvoir de l’histoire, en constatant qu’il m’était impossible, en Carinthie, de relativiser mon origine, car sans cesse on me renvoyait à elle, comme si des personnes extérieures avaient à décider ce qui convient ou non à des gens tels que moi. J’en fis l’expérience lorsque par un heureux concours de circonstances, je devins conseillère artistique au Théâtre municipal de Klagenfurt. On s’inquiéta auprès du directeur, on ne comprenait pas qu’il m’ait choisie, moi, précisément. Ne risquait-il pas de politiser le théâtre, voire de le slovéniser ? Manifestement, certains voyaient en ma présence une menace pour la prédominance de l’allemand. Mon travail était objet de soupçon, mais on s’habitua peu à peu à moi. Rares sont désormais les appels téléphoniques d’insultes qui visent à m’envoyer chez les Yougos ou à Cuba. Je voudrais maintenant livrer quelques réflexions qui me semblent caractéristiques de mon expérience de la réalité centre-européenne : ce sont mes expériences en tant qu’écrivain et membre d’une minorité ethnique ; les classifications par critères nationaux ; l’expérience des attitudes défensives
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envers les minorités et groupes ethniques, et simultanément leur instrumentalisation ; les rencontres avec les auteurs yougoslaves et slovènes qui ont fait des expériences négatives avec le communisme ; et puis, revenant sans cesse, les utopies et rêves d’États nationaux, qui semblent émerger du subconscient historique collectif ; et aussi les souffrances personnelles d’amis après la guerre en Yougoslavie ; il y a, puisque je vis en Carinthie, une conscience nationaliste allemande, déterminée, même si elle souffre de l’information critique donnée par quelques médias, en ce pays de frontière, conscience nationaliste qui a réussi à investir les traditions intellectuelles et culturelles de la région ; il y a le rapport très spécial qu’entretient l’Autriche avec son passé et avec ses voisins ; et enfin l’évolution prévisible des particularismes régionaux européens, révélatrice du danger de voir se pérenniser des modèles culturels et politiques réactionnaires, à l’échelle régionale, sous prétexte de vouloir conserver l’originalité historique et culturelle d’une région. Voici d’abord quelques réflexions sur le rôle des minorités ethniques en Europe centrale, dont on entend dire dans les discours du dimanche qu’elles sont les membres qui relient les États voisins. Je me permettrai cette formulation outrée : on les a, en vérité, instrumentalisées au gré de la situation politique générale. En Carinthie, on invoquait une angoisse première provoquée par le fantôme de la menace slovène et il fallut des décennies pour que le gouvernement autrichien formule des principes selon lesquels la Seconde République reconnaît sa diversité et la présence des minorités. Pendant longtemps, en Carinthie, on disait de quiconque invoquait les droits officiellement accordés aux Slovènes qu’il était un ennemi du pays. Pays, cela voulait dire la Carinthie allemande. Mais par ailleurs, les Slovènes, qui comptent des minorités en Italie, Autriche et Hongrie, n’ont jamais réussi, malgré leur langue commune, à mener un dialogue au-delà des frontières étatiques ou entre Occident et bloc de l’Est. Leurs conditions d’existence politique et sociale étaient trop différentes à l’intérieur de chaque pays, et trop traumatisants les événements du XXe siècle. Le contentieux historique entre la Carinthie et la Yougoslavie rendait la situation encore plus difficile. Tout cela contribua largement à la lente érosion du groupe ethnique slovène en Carinthie, qu’accompagne la perte d’importance sociale et politique de la langue slovène. La culture continue d’être du ressort d’associations d’amateurs, sans être appuyée par des institutions professionnelles. Des espaces officiels si exigus ne laissent guère de place à une littérature désireuse d’offrir davantage que l’édification linguistique et les traditions populaires. En tant qu’individus, les
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Slovènes de Carinthie sont aujourd’hui intégrés socialement, ils font partie de la société autrichienne. L’expérience qu’ils ont du plurilinguisme et d’un travail transfrontalier pourrait leur permettre de contribuer au rôle de l’Autriche en Europe centrale. Mais rien de tel ne se produit, notamment parce que, des décennies durant, l’ascension sociale ne fut possible que par la voie de l’assimilation. Les exceptions sont très rares. Pour le rôle de l’Autriche en Europe centrale et moyenne, je partage l’avis d’Anton Pelinka : « Pour l’Autriche, la Mitteleuropa est une notion intéressante à condition qu’on la comprenne comme un refus du pangermanisme tout autant que du panslavisme. [...] La Mitteleuropa est unie par une carence – ou encore par une chance, celle d’opposer à une pensée manichéenne quelque chose de plus complexe, et donc aussi de plus réaliste ; au lieu de la fiction naïve selon laquelle le séduisant accord parfait ’État – Nation – Peuple’ serait toujours dépourvu de toute ambiguïté, une imagination sceptique devrait prendre ici le relais. Et l’Autriche serait appelée à y participer – non pas comme puissance hégémonique, mais comme centre. L’identité autrichienne pourrait tirer un profit stimulant de cette mise en commun de tant de choses qui toutes sont complexes. [...] Mais le train de l’histoire a depuis longtemps pris une autre direction. Non seulement les vieux préjugés contre les peuples non germanophones de la Mitteleuropa sont aussi vivants que jadis dans l’Autriche germanophone, mais la situation prédominante a placé le drapeau dans le vent européen. Et ce vent européen, c’est, même après l’année fatidique que fut 1989, toujours l’Europe de l’Ouest, et non la Mitteleuropa.2 »
Les réflexions de Pelinka parurent voici dix ans. Même si l’Autriche avait pu croire, après son entrée dans l’Union européenne, avoir fait le pas le plus important vers la paix européenne, elle est rattrapée par le passé et par des revendications politiques qui manifestement la dépassent. Je pense ici à la question de l’élargissement européen vers l’Est, dans lequel l’Autriche devrait jouer autre chose que le rôle de frein. Locutrice d’une petite langue, je demeure sceptique, car je ne crois pas que les vieilles aspirations hégémoniques, que les interdits linguistiques et les lois pour imposer une langue unique soient oubliés du jour au lendemain et que, comme un éclair soudain, la considération pour les petites langues d’Europe centrale, en particulier les langues slaves, devienne à la mode et qu’on veuille les apprendre. Pour la recherche en littérature qui jusqu’ici, dans les divers Étatsnations, a édifié son canon sur la base des langues nationales, les nouvelles Anton Pelinka, Zur österreichischen Identität: Zwischen deutscher Vereinigung und Mitteleuropa, Vienne, Ueberreuter, 1990, p. 134 sq.
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évolutions lancent de nouveaux défis. Les mouvements de migration et la décentralisation linguistique réclament des contextualisations multiples et la prise en considération de l’Autre, de l’Étranger. Pour nombre d’auteurs qui écrivent aux marges linguistiques ou en dehors des centres culturels auxquels ils se sentent appartenir, il serait plus facile de communiquer et de s’affirmer s’ils n’étaient plus isolés et ne devaient pas se limiter à assumer et à légitimer leur situation linguistique et existentielle compliquée. Le rapport entre langue et origine devient plus lâche, des appartenances linguistiques et culturelles se dissocient. Les cassures identitaires, l’assimilation linguistique, la migration et l’étrangeté, le plurilinguisme et la perte de la langue sont des notions qui ont été laissées à l’écart par les historiographies traditionnelles et centralistes ou rangées sous la rubrique de l’exotisme ou de l’accessoire. Dans cette discussion, le paradoxe réside dans le fait que tandis qu’on parle plurilinguisme et multiculturalisme, les langues les plus petites disparaissent ou que le nombre de leurs locuteurs s’amenuise. À nous qui écrivons aussi dans une de des langues, il est difficile de réagir à cette situation. Actuellement, j’écris principalement en allemand. Et pourtant, la pensée des compétences linguistiques toujours plus sommaires de ma minorité ethnique en Carinthie m’afflige et m’irrite. Un écrivain ne peut interrompre le processus de disparition d’une langue, il peut soit se réfugier dans une autre langue, soit écrire par la vertu du souvenir. C’est ainsi qu’on maintient des fantômes en vie. Mais l’Europe du milieu et du centre est-elle aujourd’hui plus qu’un fantôme ? Il ne reste qu’à espérer un retournement inespéré. Et c’est l’un de ces retournements que je voudrais évoquer pour finir. Pendant la plus grande partie de ma vie, je me suis demandée, chez moi, à Lepena, à quoi pouvait bien ressembler l’autre côté de la colline. Cet angle inconnu de l’autre côté, il fallait, pour l’atteindre, un détour de trois cents kilomètres, en partie par des routes non carrossables. Cette année, un nouveau poste de frontière a été ouvert dans la vallée voisine, le Vellachtal, on peut ainsi se rendre sans trop de détours dans la vallée de la Solcava autrefois inaccessible. Arrivée là-bas, j’eus le sentiment de pouvoir enfin oublier cet angle mort de l’autre côté. Le paysage ne s’interrompait pas, il s’élevait et s’abaissait, dans un rythme sauvage de ravins et de montagnes, vers le sud-est. Et cela me combla de bonheur. Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
ÉCRIRE UNE HISTOIRE LITTÉRAIRE RÉGIONALE : L’EXEMPLE DE LA CARINTHIE Klaus AMANN (Université de Klagenfurt, Institut Robert-Musil)
« Mon père, ingénieur, a enseigné des années durant à l’École polytechnique de Brünn ; né dans le Banat, formé à Graz, tout en ayant pas mal voyagé. Ma mère était de Linz. Quant à moi, mes impressions d’enfance décisives datent de Steyr. Un de mes grandspères était fils de paysan devenu médecin, plus tard propriétaire terrien. L’autre, ingénieur et directeur du chemin de fer Linz-Budweis. Mes autres ascendants font partie pour les trois quarts de familles de fonctionnaires, d’officiers et d’universitaires issus d’Allemands de Bohême (à l’exception d’un arrière-grand-père probablement d’origine alsacienne), pour le quart restant d’une très vieille famille de paysans tchèques de Moravie. »
Ajoutons que l’auteur de ces lignes, Robert Musil, était né à Klagenfurt, où il était pour ainsi dire de passage. Et pour donner le coup de grâce au destinataire de la lettre, Josef Nadler, auteur d’une histoire de la littérature allemande fondée sur une base nationaliste et régionale qui remporta un funeste succès, Musil ajoute : «Vers l’âge de dix-neuf ans, j’ai reçu des influences intellectuelles décisives de Nietzsche, Dostoïevski (Raskolnikov [...]), des essais d’Emerson, des fragments de Novalis et de ce médiateur éclectique qu’est Maeterlinck. Forte impression un peu plus tard à la lecture de Rilke. Je n’ai découvert que beaucoup plus tard Flaubert, Stendhal, Tolstoï, Balzac et Shaw.1 »
Robert Musil, Briefe 1901-1942, éd. Adolf Frisé, Reinbek, Rowohlt, 1981, t. 1, p. 367 sq. (Lettre du 1er décembre 1924 à Josef Nadler) ; Lettres, tr. fr. Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1987, p. 133. Budweis, aujourd’hui Budějovice en République tchèque ; Brünn, aujourd’hui Brno (ndlr) ; Josef Nadler, Literaturgeschichte der deutschen Stämme und Landschaften, Ratisbonne, Habbel, 1925.
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Parmi ces noms, aucun n’est d’origine bavaroise ni alémanique. En matière d’historiographie d’une littérature régionale, ce constat ne laisse conclure à rien de nouveau par rapport à la discussion menée ces dernières années autour de la question d’une littérature « autrichienne »2. Ainsi, pour rester avec l’exemple de Musil, les contradictions qui apparaissent sont analogues aux niveaux régional et national. Musil se considéra toute sa vie comme un écrivain « allemand » ; dans sa lettre aux Wotruba du 7 novembre 1939, durant son exil genevois, il compare son intérêt pour ce « classement » au sein d’une « littérature autrichienne » avec l’intérêt « du taureau pour la muleta3 » ; mais dans un cahier de journal des années 1937-1941, donc à peu près à la même époque, il se plaint : « Il m’est interdit d’être un écrivain en Autriche. » Musil ne dit pas « un écrivain autrichien », mais « en Autriche », et après avoir de nouveau récapitulé la généalogie et les domiciles de ses parents et grands-parents, il précise : « Je suis né à Klagenfurt. J’ai passé mon enfance à Steyr, où l’on parle le plus grossier dialecte haut-autrichien. Même Rosegger était un parent par alliance. Mais pas un des Länder ne me revendique. »
Musil n’ignore pas pourquoi il en est ainsi : « parce qu’ils sont trop provinciaux pour me connaître et que nulle part je n’ai de parent qui pousse à la roue.4 » Mais comment résoudre la contradiction qui subsiste entre le refus de l’étiquette « autrichien » et la disposition à se laisser revendiquer par l’un des Länder ? Cette contradiction est celle même de la conception musilienne de l’art, qui est par définition suprarégional et supranational : « Je persiste à tenir le génie pour une valeur internationale5 », écrit-il – tandis qu’il se développe à partir de conditions et de rapports nécessairement locaux.
Cf. Wendelin Schmidt-Dengler, Johann Sonnleitner, Klaus Zeyringer (dir.), Österreich: Prolegomena und Fallstudien, Berlin, Erich Schmidt, 1995 ; Klaus Amann, Zum Begriff ‘Österreichische Literatur’», in Die Dichter und die Politik: Essays zur österreichischen Literatur nach 1918, Vienne, Deuticke, 1992, p. 7-14 et 235-238 ; Albert Berger, « Überlegungen zum Begriff der ‘Österreichischen Literatur’ in der Forschung», in Sprachkunst XIV (1983), p. 37-46 ; Wendelin Schmidt-Dengler, « Europäische nationale Literaturen: I. Österreich, Pathos der Immobilität », in Frankfurter Hefte, vol. 34, n° 10 (1979), p. 54-62. 3 Musil, Lettres, op. cit., p. 352. 4 Robert Musil, Tagebücher, éd. Adolf Frisé, Reinbek, Rowohlt, 1976, t. 1, p. 920-921 pour ces deux citations ; Journaux, tr. fr. Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1981, p. 451-452 (traduction modifiée). Peter Rosegger est un célèbre romancier « du terroir » de la fin du XIXe siècle. 5 Musil, Lettres, op. cit., p. 256 (lettre adressée sans doute à Martin Flinker, début décembre 1936 ; traduction modifiée). 2
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« Le grand art prend racine là où on lui prépare un terrain. Il y aura donc une litt[érature] autr[ichienne] si tout est fait pour attirer les vraies valeurs et préserver de toute surestimation un art provincial trop complaisant.6 »
En d’autres termes, Musil aurait peut-être accepté d’être revendiqué par la Haute-Autriche ou la Carinthie à supposer que les Hauts-Autrichiens ou les Carinthiens aient préparé un terrain pour son art, c’est-à-dire aient donné l’assise matérielle sur laquelle il aurait pu se développer. Cette réinterprétation piquante de la notion de terroir est donnée en novembre 1936, à l’époque même où se tiennent les « Premières Rencontres littéraires autrichiennes », manifestation très officielle visant à « surestimer », pour reprendre le terme de Musil dans la lettre citée plus haut, le terroir et l’art provincial. La veille des rencontres, en présence du chancelier Schuschnigg, la médaille d’honneur de l’art et des sciences fut décernée à un représentant de la littérature de chaque Land. Musil constate alors : « L’appui accordé aux écrivains régionaux du même pays (landsmännisch) (Rosegger, etc.) est un autre symptôme de la décadence de la notion générale de littérature.7 » Le regard aigu que Musil porte sur sa position de non-favorisé, de marginal dans le milieu littéraire instrumentalisé de l’État corporatiste autrichien fixe quelques-uns des problèmes qu’une histoire de la littérature régionale doit se poser. Ces questions exigent des réponses également au niveau « national », mais un cadre régional leur confère des contours plus nets. Ces interrogations ont trait à la délimitation et au classement, aux conditions matérielles et politiques de la production littéraire, ainsi qu’au jugement de valeur porté sur la littérature. J’esquisserai ces trois domaines avant d’en venir à un exemple de littérature régionale. Délimitation et catégorisation d’une littérature régionale Les entités spatiales qui se présentent comme catégories d’une histoire régionale de la littérature en Autriche sont, du moins depuis 1918, les Länder. Ce sont des « espaces littéraires » constitués « en relation avec des paysages linguistiques, des territoires politiques et confessionnels, des conditions matérielles et intellectuelles de production, des pôles culturels, des voies et frontières de communication.8 » En tant qu’entités issues de l’histoire et Ibid., p. 258. Musil, Journaux, op. cit., p. 462 (traduction modifiée). 8 Cf. Norbert Mecklemburg, « Stammesideologie oder Kulturraumforschung? Kontroverse 6 7
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clairement structurées politiquement, les Länder autrichiens avaient une fonction identitaire remontant à plusieurs siècles. Un patriotisme régional marqué s’accompagne fréquemment d’un degré très faible de lien émotionnel avec l’Autriche en tant qu’État fédéral. Les taux les plus faibles se trouvent au Tyrol et en Carinthie. Dès lors, il va de soi que les qualificatifs « styrien », « carinthien », « haut-autrichien », etc., soient surdéterminés aux plans politique, historique et affectif. Mais comme pour toute histoire littéraire « autrichienne » (ou liée à un État national ou à une langue nationale), il importe de replacer au niveau empirique du territoire tous les attributs que les revendications nationalistes et idéologiques peuvent attacher à la région. Une précision s’impose, afin de ne pas laisser s’élever le moindre malentendu : en opposition absolue avec les « paysages » de Nadler, ces espaces littéraires régionaux ne correspondent ni à des mentalités collectives ni à ce qu’il appelle « souches ethniques » (Stämme). Bien au contraire. Quand on parle d’un Carinthien, d’un Tyrolien ou d’un autre « être » en relation avec des phénomènes littéraires, cela doit être compris comme un objet d’analyse. Pratiquer cette approche empirique et pragmatique revient généralement à rompre avec les tentatives plus anciennes, motivées par le patriotisme local et donc « essentialistes ». Celles-ci ne peuvent être prises, au mieux, que comme des témoignages permettant de décrire ce que Musil appelle des phénomènes « du même pays » (landsmännisch). Conjugué à une délimitation souvent polémique de ce qui, au niveau suprarégional, est « moderne », l’enracinement dans les traditions et clichés régionaux fournit à ces tentatives des filtres et des critères de choix et d’évaluation. Une approche telle que celle présentée ici nécessite d’autres bases et d’autres critères. Albert Berger a proposé de comprendre l’histoire littéraire autrichienne « comme relation entre espaces littéraires régionaux se modifiant au cours de l’histoire, à l’intérieur d’une structure où domine l’espace viennois9 ». Cette perspective, qui envisage l’histoire littéraire comme une dynamique faite de différenciations internes, de continuités et de discontinuités, de décalages temporels et de parallélismes entre espaces culturels voisins et entre centre et périphérie, pourrait également fournir le modèle d’une écriture de l’histoire littéraire régionale. Le fait de délimiter un espace, le tracé de ses frontières par rapport à un centre mais aussi par rapport aux régions et aux pays Ansätze zur Analyse regionaler Dimensionen der deutschen Literatur », in Karl Pestalozzi (dir.), Vier deutsche Literaturen?, Tübingen, Niemeyer, 1986, p. 3-15, citation p. 4. 9 Cf. Albert Berger, « Patriotisches Gefühl oder praktisches Konstrukt? Über den Mangel an österreichischen Literaturgeschichten », in Schmidt-Dengler, Sonnleitner et Zeyringer (dir.), Österreich, op. cit., p. 29-41, citation p. 38 sq.
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voisins, par rapport aux traditions et aux courants actuels, en d’autres termes, le paramètre relationnel qui considère toute chose dans son rapport avec les autres et l’Autre – voilà qui est constitutif des milieux littéraires régionaux. Il n’est pas fortuit que le topos du « propre » et de l’« étranger » joue précisément un rôle particulier à l’intérieur des structures familiales. Conditions matérielles et politiques de la production littéraire « Explorer non l’essence d’une littérature régionale, mais l’existence empirique de la littérature dans une région10 » revient donc à prendre pour objet de l’analyse la « vie littéraire » de la région donnée – c’est au sens de Musil le « terrain » sur lequel la littérature croît, ou ne croît pas. Cela suppose une approche structurale concevant la littérature comme institution, comme soussystème social et comme mode d’action en société mettant en jeu une pluralité d’intérêts. En un lieu historique donné, la littérature réagit à des valeurs et des normes de comportement faisant l’objet d’un consensus et, en retour, elle agit sur celles-ci. C’est pourquoi une importance primordiale doit être accordée à la description des structures institutionnelles et de communication qui rendent possible ou empêchent cette « action ». Pour représenter et évaluer ces facteurs, il faut mettre en évidence le contexte institutionnel, le cadre politique et les conditions économiques de la production littéraire ; il faut étudier la sociologie des vecteurs du goût littéraire, leurs intérêts et leurs stratégies ; il faut décrire les traditions, les instances de transmission et les facteurs qui caractérisent dans son ensemble la vie littéraire d’une région. L’avantage de telles micro-études tient au caractère restreint du champ de recherche et donc à la possibilité d’observer les mécanismes et structures de la vie littéraire avec plus de précision que dans des travaux portant sur un espace suprarégional. Un exemple réussi d’une telle histoire littéraire centrée sur un espace délimitable est proposé par Renate von Heydebrand dans La Littérature dans la province de Westphalie11. Le programme de ce « modèle », d’orientation historique, peut être sans aucun doute adapté à d’autres espaces littéraires. Cette méthode exige la combinaison de la sociologie de la littérature, de l’histoire culturelle et de l’herméneutique. En un mot, l’histoire littéraire régionale ne peut être selon moi qu’une histoire sociale de la littérature, particulièrement attentive à l’histoire des institutions et aux conditions de production et de réception de la littérature. Elle doit donc Mecklenburg, « Stammesbiologie oder Kulturraumforschung? », op. cit., p. 13. Renate von Heydebrand, Literatur in der Provinz Westfalen 1815-1945: Ein literaturhistorischer Modell-Entwurf, Münster, Regensberg, 1983. 10 11
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commencer par ce que Wendelin Schmidt-Dengler nomme les « côtés arides » (spröde Aspekte) de l’histoire littéraire12. Appréciation de la valeur de la littérature régionale Une majorité de travaux anciens sur l’histoire littéraire régionale en Autriche est liée à une conception fonctionnelle de la littérature. Les auteurs et leurs œuvres sont considérés comme importants lorsqu’on peut leur attribuer une fonction extérieure au cadre de la littérature, qu’on peut les exploiter pour l’histoire du Land, la conscience locale, à des fins politiques, topographiques, d’histoire locale ou de connaissance du terroir. C’est pourquoi ils sont autant d’assauts lancés contre les canons littéraires suprarégionaux ; ils conduisent, dans le meilleur des cas, à les réviser. Ils mettent en question les critères de jugement de la valeur littéraire et soumettent la littérature à des critères hétéronomes. Généralement, on diminue les exigences en matière d’exigence esthétique lorsqu’il s’agit de textes présentant directement un lien avec la région, tandis que les auteurs dont les œuvres ne peuvent être rapportées directement à une dimension locale sont bannies du canon régional. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’avis de Musil selon lequel l’appui accordé aux auteurs locaux est un symptôme du déclin de la notion générale de littérature. En revanche, Musil est convaincu que « toute littérature dans la sphère supérieure [...] est nationale et internationale, tant par les influences qui la modèlent que par sa valeur13 ». On peut considérer que cela vaut non seulement pour le « national », mais aussi pour le « régional », ne serait-ce qu’en vertu de cette définition de la littérature comme action historique et sociale. La « dimension régionale » de la littérature n’est pas donnée seulement par l’« insertion de sa production et de sa réception dans la réalité socio-historique », mais aussi par le « rapport sémiotique qui existe entre l’œuvre littéraire et cette réalité » : « Dans une œuvre d’art réussie, le caractère double de la littérature comme mimesis et poiesis permet que la teneur régionale soit ‘dépassée’ : niée dans la distanciation esthétique et pourtant conservée. Le rapport d’une œuvre littéraire à une région ne saurait donc la réduire au niveau de ‘littérature régionale’, au contraire, il peut même être l’un des éléments qui fondent sa valeur au plan de la littérature universelle (weltliterarisch).14 »
Cf. Wendelin Schmidt-Dengler, « Literaturgeschichte Österreichs: Eine Einführung in die Problematik », in Schmidt-Dengler, Sonnleitner et Zeyringer, Literaturgeschichte: Österreich, op. cit., p. 9-18, citation p. 12. 13 Musil, Lettres, op. cit., p. 256 (traduction modifée). 14 Mecklenburg, « Stammesbiologie oder Kulturraumforschung? », op. cit., p. 14. 12
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Mais cela n’implique pas que l’absence ou la présence d’un lien régional explicite soit un critère d’appartenance à un espace littéraire ou de qualité littéraire. La réappréciation de la littérature régionale dans l’espace carinthien La ferveur avec laquelle les institutions qui font l’opinion en Carinthie soutinrent, plus de trente ans durant, une conception de la littérature dont la ligne directrice et le couronnement étaient l’œuvre et la vie de Josef Friedrich Perkonig (1890-1959), relève de la tragi-comédie. Pour les critiques littéraires qui donnaient le la, pour les historiographes de la littérature, les fonctionnaires, les chercheurs et les hommes politiques locaux, Perkonig était durant des décennies non seulement l’écrivain carinthien par excellence, il est aussi un auteur de niveau européen. La manière dont s’imposa cette conception révèle – surtout après la fondation de la Société Perkonig en 1963, dont la direction et le bureau rassemblaient toutes les personnalités de la politique et de la culture régionale, y compris le gouverneur régional et l’évêque – qu’il s’agissait d’une sorte de cartel. Seule cette imbrication des sphères politique et littéraire, caractéristique de la situation en Carinthie, explique qu’en 1990 encore, un gouverneur de Carinthie ait pu, à l’occasion du centenaire de la naissance de Perkonig (et du soixante-dixième anniversaire du référendum de 1920*), demander publiquement qu’on enseigne davantage Perkonig dans les écoles, alors que la Carinthie est l’un des Länder dont la littérature a le plus durablement marqué la littérature contemporaine autrichienne ; avec des auteurs comme Ingeborg Bachmann, Christine Lavant, Michael Guttenbrunner, Peter Handke, Florjan Lipuš, Gert Jonke ou Josef Winkler, d’autres options se présentaient. La personne et l’œuvre de Perkonig purent ainsi occuper une fonction symbolique. Propagandiste de la « défense carinthienne » (Kärntner Abwehrkampf*) après la Première Guerre mondiale, mandataire de l’État corporatiste (en tant que conseiller communal et député au parlement régional), fonctionnaire national-socialiste (entre autres à titre de vice-directeur de la Chambre littéraire du Reich pour la région de Carinthie) et enfin, après 1945, médiateur appelant à la tolérance envers la minorité slovène, il incarne de manière quasi paradigmatique les voies et dévoiements de l’histoire politique régionale15. Si Perkonig fut homme de son temps, c’est moins sur le plan Cf. Klaus Amann, « Der Wort-Führer Kärntens: Josef Friedrich Perkonig und der ‘Anschluß’ », in Amann, Dichter und Politik, op. cit., p. 133-151 et 266-277.
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littéraire – car son attachement à l’art du terroir et au réalisme du XIXe siècle fait de lui un épigone – qu’à titre de représentant politique et culturel de la Carinthie. Par sa personne, qui non seulement traversa sans dommage tous les régimes, mais les représenta aussi littérairement, il était la condition et la garantie d’une continuité de la littérature carinthienne depuis les années 1920. C’est l’Histoire littéraire des ethnies et paysages allemands de Josef Nadler qui, dans une version remaniée intitulée Histoire littéraire du peuple allemand (1939-1941) fournit l’arsenal théorique permettant de comprendre la construction de cette tradition littéraire carinthienne. Dans l’ouvrage volumineux d’Erich Nussbaumer La Carinthie intellectuelle, qui est une histoire littéraire officieuse de la région, les catégories de Nadler, pourtant liées à une époque, semblent curieusement atemporelles dans le contexte carinthien16. La terminologie de Nussbaumer qui, de manière programmatique, ignore l’usage que le nationalsocialisme fit de ces catégories (par exemple l’« héritage ancestral » [Ahnenerbe] des SS, chez lesquels l’« appartenance ethnique » était vérifiée par un examen anthropométrique du crâne), confirme ce qui constituait l’opinion générale : depuis les années 1920, depuis que la patrie menacée avait été reconquise et consolidée par l’Abwehrkampf et le référendum du 10 octobre 1920, aurait existé une tradition ininterrompue et spécifique dans la création littéraire carinthienne, représentant le sommet d’une évolution de plusieurs siècles. La substance même de la littérature carinthienne serait donnée par les ingrédients : « beauté des paysages, dignité du peuple et l’éternel humain ancré dans l’essence rurale du terroir.17 » Cette littérature du terroir a été tout aussi peu atteinte par les catastrophes des années 1930 et 1940 que la plupart de ses auteurs. Ce qui rapproche ces textes, c’est une sorte de lourdeur de la langue métaphorique, dont les accessoires poétiques servent aussi à évoquer la Grande Allemagne d’Hitler et la libération de la Carinthie par ce dernier. Cette forme d’insensibilité et d’immunité face à l’expérience historique se retrouve constamment dans les anthologies carinthiennes des années 1950. Revues et manifestations littéraires Cette visée restauratrice qui se manifeste sur les plans littéraire et personnel 16 Erich Nußbaumer, Geistiges Kärnten: Literatur- und Geistesgeschichte des Landes, Klagenfurt, Ferd. Kleinmayr, 1956, p. 575. 17 Erich Nußbaumer, « Literarisches Leben in Kärnten », in Festschrift der ‘Kulturnachrichten aus Kärnten’, volume édité pour le 40e anniversaire du référendum du 10 octobre 1920, s.l.n.d. (en fait Klagenfurt, 1960), p. 40-43, citation p. 43.
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n’est pas une spécificité carinthienne. Elle se retrouve sous une forme analogue dans d’autres Länder et dans la littérature germanophone d’autres pays. La particularité carinthienne se trouve dans l’imbrication personnelle et institutionnelle de l’idéologie du terroir avec la vie littéraire publique ainsi que dans le fort soutien médiatique dont bénéficie cette tendance, grâce à des organes de presse à grand tirage comme les Kulturnachrichten et le Kärntner Landsmannschaft. Ce qui demeurait extérieur à cette tradition carinthienne – des poétiques, des thèmes, des écritures autres – était objet de soupçons, encourait le reproche d’être moderniste et se voyait récusé. Ce fut par exemple le cas des « Journées littéraires et culturelles de Sankt-Veit » (nommées au départ « Congrès des auteurs et compositeurs autrichiens ») en 1950, 1952, 1954, 1957, 1960, 1964 et 1968 qui furent, au moins les premières années, les seules manifestations littéraires de Carinthie lors desquelles le public pouvait rencontrer des auteurs venant de l’Autriche entière et d’Allemagne ; ce fut aussi le cas de revues littéraires comme Eröffnungen (« Ouvertures », 1961-1971) d’Hubert Fabian Kulterer, l’un des projets de revue les plus intéressants d’Autriche dans les années 1960, ou la revue der bogen (« l’arc », 1961-1965) de Hans Leb et Heinz Pototschnig, qui s’efforçait de faire coexister la tradition carinthienne et les courants modernes internationaux. C’est dans cette revue que Werner Kofler et Gert Jonke publièrent leurs premiers textes poétiques. D’autres entreprises telles que les Surrealistische Publikationen (« Publications surréalistes », 1950) éditées par le peintre Edgar Jené (membre de la rédaction de la revue viennoise Plan) et par le poète et traducteur Max Hölzer, originaire de Graz et juge à Klagenfurt, n’avaient même pas l’honneur d’être méprisées. Les Surrealistische Publikationen qui publièrent aussi bien des textes d’André Breton, Julien Gracq, Benjamin Péret que des poèmes de Paul Celan, représentaient, étant donné les conceptions littéraires dominantes, une véritable atteinte aux règles ; pour cela, il n’y avait pas de place, ni encouragement, ni possibilité d’épanouissement, ni intérêt, ni public. La vie littéraire carinthienne traditionnelle fonctionnait à huis clos. Quiconque refusait d’y participer devait quitter le pays. Pour n’en citer que quelques-uns : Arnulf Rainer, Maria Lassnig, Kiki Kogelnik, Johann Kresnik, Ingeborg Bachmann, Peter Handke, Gert Jonke, Peter Turrini, Werner Kofler, Josef Winkler, Antonio Fian, Lydia Mischkulnig, Helga Glantschnig, Lilian Faschinger ou Alois Hotschnig. Rares sont ceux qui revinrent, et en général ils ne le firent pas seulement de leur propre initiative18. 18
Cf. Helmut Strutzmann, « Flucht oder Bewältigung? Kärntner Literatur in der Emigration », Die
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L’initiative et le mécénat privés sont également à la base de ce phénomène unique dans la littérature d’après-guerre, le « Tonhof », enclave littéraire et artistique située dans l’ancien tribunal de Maria Saal, demeure du compositeur et écrivain Gerhard Lampersberg et de sa femme, le soprano Maja WeisOstborn. Le Tonhof fut le refuge de l’avant-garde autrichienne, lui offrant un lieu de travail et de détente, proposant aussi des représentations théâtrales et musicales dans la grange de la propriété. Christine Lavant, très liée aux époux Lampersberg, y rencontre Thomas Bernhard, qui y séjourne deux ans, de 1957 à 1959. D’autres y furent présents, à divers moments et pour des périodes plus ou moins longues : H.C. Artmann, Gerhard Rühm, Konrad Bayer, Gerhard Fritsch, Elfriede Gerstl, Gert Jonke, Josef Winkler et, dès son adolescence, Peter Turrini, en voisin19. Cette exclusion révèle de manière symptomatique la dichotomie qui caractérisa la vie littéraire publique en Carinthie pendant plusieurs décennies de l’après-guerre. Cette dichotomie n’était pas seulement le résultat d’une concurrence entre plusieurs conceptions littéraires, elle présente aussi tous les signes d’un conflit de générations. Les représentants de la tradition carinthienne ne se contentaient pas de tirer leur légitimité du succès de la littérature traditionnelle du terroir qui, dans le sillage de l’idéologie völkisch des années 1930 et 1940 et de la vogue de la littérature du sang et du sol (Blut- und BodenLiteratur), avait, toutes proportions gardées, gagné une reconnaissance supra régionale et permettait ainsi à la Carinthie de faire pour la première fois entendre sa voix dans le chœur de la littérature allemande. Les représentants de la tradition se concevaient sur le modèle posé par Perkonig, dont la réputation littéraire reposait d’abord sur sa reconnaissance politique. C’est pour cette raison que toute critique provenant des cercles traditionnels se fait toujours sur le mode de la défense et de l’affirmation : défense de son rôle ancestral de « porte-parole » et affirmation de soi sur le terrain revendiqué. En cas de conflit, la réaction est toujours la même : on invoque l’Abwehrkampf. Tout cela aussi fit régner jusqu’au milieu des années 1970 un climat de stagnation et figea la situation. Furche (Vienne), 19 mai 1978. Les raisons de quitter la région étant très diverses, cette observation ne comporte aucun jugement moral ni politique. Il est cependant frappant qu’en comparaison, bien plus d’auteurs styriens soient restés dans leur région natale. 19 En 1984, Thomas Bernhard publia Des arbres à abattre : Une excitation, où il s’en prenait aux « époux Auersperger » de « Maria Zaal », ce qui donna lieu à un procès et à l’un des grands scandales de la vie littéraire autrichienne des années 1980.
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Un changement vint de là où l’on ne l’attendait pas. L’une des initiatives les plus ambitieuses et les plus lourdes de conséquences qui modifia durablement l’image que le Land donnait de lui à l’extérieur est sans nul doute le lancement en 1969 de la « Semaine de Rencontre » (Woche der Begegnung) par l’ORF et la ville de Carinthie. Les programmes littéraires de la « Semaine de Rencontre » qui, grâce à l’ORF, touchaient un public plus vaste, sont uniques dans l’Autriche du début des années 1970 et, de par le choix des sujets et des invités, ils représentent un rejet provocant de la tradition carinthienne, de ses figures de proue et de la protection dont elle jouissait à la Section culturelle du Land. L’engagement de l’ORF est alors directement lié à la régionalisation de la Radio autrichienne, mise en œuvre au début des années 1970. Le « Landesstudio Kärnten », dont le directeur Ernst Willner misait sur la littérature, trouva en la municipalité de Klagenfurt un partenaire intéressé, qui découvrait à l’époque que les prix littéraires et autres manifestations culturelles pouvaient permettre d’accumuler du capital symbolique, c’est-à-dire d’améliorer son image de marque. Ce fut sur le modèle du Groupe 4720 que fut conçue la manifestation littéraire la plus médiatisée et la plus populaire de l’espace germanophone, qui reçut en 1977 le nom de « Prix Bachmann ». Mais le Land, après avoir accepté après des années de tergiversation de financer l’un des prix décernés, se retira totalement de la manifestation en 2000, ce qui apparaît comme une vengeance à retardement des tenants de la « tradition carinthienne ». La seconde série de manifestations qui se soustrayait consciemment au protectionnisme des traditionalistes et contribua ainsi à une « normalisation » de la situation est le « Printemps de Carinthie » (Kärntner Frühling) qui, il est vrai, ne put voir le jour que parce que les organisateurs – un groupement de jeunes auteurs carinthiens – avaient pu convaincre une firme d’industrie pétrolière de le sponsoriser. Chaque année à partir de 1981, une semaine de « festival de la littérature autrichienne » (tel était le sous-titre de la manifestation) donnait à une trentaine d’auteurs la possibilité de présenter leurs travaux et d’en discuter dans une atmosphère collégiale. Malgré nombres d’incidents, le « printemps » devint en l’espace de quelques années l’une des manifestations littéraires grâce auxquelles les auteurs purent développer une manière de se présenter publiquement et un contre-modèle à la culture officielle. Pour la première fois, 20 Groupe d’écrivains allemands qui se réunissaient annuellement pour entendre des auteurs lire leurs œuvres. La lecture était suivie d’une discussion et un prix était décerné chaque année (par exemple à Günter Eich, Ingeborg Bachmann, etc.)
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une manifestation se proclamant elle-même « alternative » attirait l’attention à l’intérieur du Land et au-delà ; pour la première fois, des auteurs slovènes, des auteurs écrivant en dialecte et d’autres en allemand se présentaient sur un pied d’égalité ; pour la première fois, des auteurs vivant en Carinthie trouvaient une langue commune avec des auteurs venant d’ailleurs. Mais la « Semaine de Rencontre » et le « Printemps de Carinthie » ne furent qu’une étape sur la longue voie de la « normalisation » de la vie littéraire dans l’espace germanophone. Cela apparaît nettement si l’on considère que jusqu’à la moitié des années 1990, le Théâtre municipal ne monta dans sa grande salle aucune pièce de Handke, de Turrini, de Jonke ni de Widner. Cela révèle une crainte de la modernité et une peur du risque qui dépassent celles du public et d’une politique culturelle officielle qui persistait à célébrer les beautés du paysage la spécificité de la Carinthie comme région frontalière avec sa population vivant « dans la polarité de l’héritage slave et du sang allemand21 ». Pour le gouverneur régional Leopold Wagner, élève de Perkonig et camarade de classe d’Ingeborg Bachmann, qui, en tant que chargé de la culture, aurait pu emprunter une direction ou l’autre, tout demeurait explicable par la « position frontalière » de la Carinthie, où ne passait pas seulement une frontière entre « deux États, deux peuples et deux systèmes, mais aussi entre une forme de vie rurale et la civilisation, entre la partie de la population enracinée dans le terroir et les influences d’étrangers présents en nombre excessif », ce qui expliquait que le Land eût « une littérature du cru et une autre d’importation ». Au début des années 1990, la vie littéraire existe donc en Carinthie, même si c’est principalement grâce à l’appui de Vienne. Les auteurs vivant ailleurs sont des hôtes bienvenus ; il arrive même que l’un d’eux se réinstalle en Carinthie pour quelque temps. La Société Perkonig, qui fut durant de longues années la plaque tournante et l’enfant chéri de la politique culturelle, est désormais une société littéraire parmi d’autres. Le paysage éditorial, qui passait encore pour catastrophique au milieu des années 1980, est aujourd’hui, avec les éditions littéraires Wieser, Ritter, Drava, Hermagoras et Alekto, l’un des plus actifs et les plus productifs d’Autriche. Il arrive même que le Théâtre municipal présente des créations de pièces d’auteurs carinthiens. Il n’en demeure pas moins déconcertant qu’en dépit de cette normalisation, certains partis et associations, soutenus par la presse de boulevard, parviennent encore, sous le prétexte de 21 Leopold Wagner, « Das Phänomen der literarischen Kreativität im Lande Kärnten », in Fidibus no 3 (1977), p. 7.
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veiller aux intérêts carinthiens, à monter l’opinion contre des artistes qui jettent un œil critique sur l’histoire et la situation en Carinthie. L’équilibre sans cesse recherché entre les prétendus intérêts carinthiens et les exigences de l’art ressemble trop souvent à une victoire à la Pyrrhus.
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
LA POLITIQUE CULTURELLE EN CARINTHIE 1999 – 2003
UTE WEINMANN (Université de Cergy-Pontoise)
En Autriche, le 4 février 2000, pour la première fois, une coalition gouvernementale entre ÖVP (Österreichische Volkspartei, parti conservateur) et FPÖ (Freiheitliche Partei Österreichs, extrême-droite) prêta serment, signifiant ainsi la rupture avec des habitudes politiques qui avaient eu cours en Autriche après 1945 et la fin de la prédominance sociale-démocrate. En Carinthie, région frontalière en partie bilingue plus encline aux extrémismes nationaux que le reste de l’Autriche, cette césure s’était déjà produite ; en effet l’influence du parti national-populiste y fut toujours importante, d’autant que la constitution carinthienne impose qu’un gouvernement de coalition soit formé par tous les partis représentés au parlement. Par ailleurs, Jörg Haider, alors figure montante national-populiste du FPÖ, avait choisi la province méridionale dès la fin des années 1970 pour terrain politique de prédilection : il fut une première fois au poste de gouverneur de 1989 à 1991 et une deuxième fois, face à une socialdémocratie en perte de vitesse, en mars 1999, prenant cette fois-ci également en 1 charge les affaires culturelles du Land . Afin d’appréhender la spécificité de la Carinthie par rapport aux tendances fédérales, il faut donner une idée de la politique culturelle de la Deuxième République autrichienne dont l’un des piliers identitaires est le concept de « nation culturelle », de longue tradition culturelle se distinguant de celle de l’Allemagne : dans le souci de refonder une identité autrichienne, la politique Jörg Haider dut démissionner la première fois à cause d’un discours au parlement régional dans lequel il vantait la politique de l’emploi du régime nazi, une « politique d’emploi comme il faut ».
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© Cultures d’Europe centrale - Hors série no 2 (2003)
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culturelle misa jusqu’à la fin des années 1960 avant tout sur l’héritage d’un prestigieux passé, ignorant les courants artistiques contemporains. Sous Bruno Kreisky et les cabinets socialistes qui se succédèrent de 1970 à 1983, le concept de politique culturelle s’élargit et évolua, devenant un facteur important dans la mise en œuvre du programme de réformes. Le climat était alors favorable à une expression culturelle et artistique diversifiée et contemporaine, la politique culturelle étant comprise comme une sorte de prolongation de la politique sociale. En 1986, face aux nouveaux problèmes sociaux et économiques, la grande coalition reconduite entre le SPÖ (Sozialdemokratische Partei Österreichs, sociaux-démocrates) et l’ÖVP s’interrogea en matière de politique culturelle sur l’efficacité des infrastructures, mit en cause le système de subventions, se prononça en faveur du financement privé (partenariat entre acteurs culturels, entre État et monde de l’entreprise) et prit quelques mesures de restriction budgétaire. Depuis 1997, les Affaires culturelles sont assignées à un secrétariat d’État relevant directement de la Chancellerie. L’Europe occidentale compte désormais cinq pays sans ministère de la Culture : le Liechtenstein, Monaco, l’Italie, la Suisse et l’Autriche. Ce geste hautement symbolique n’est pas sans paradoxe venant d’un pays qui se conçoit comme « grande puissance culturelle ». Cet aperçu de la politique culturelle de l’État nous permettra d’évaluer, d’une part, dans quelle mesure la province méridionale se contente de suivre la politique culturelle fédérale et, d’autre part, de souligner les particularités du fonctionnement de la culture en Carinthie, région d’où est originaire un nombre d’artistes supérieur à la moyenne nationale et où le FPÖ représente depuis mars 1999 la première force politique (42%) et détient les postes clés – également dans le domaine culturel. Le climat culturel en Carinthie hier et aujourd’hui L’examen des engagements pris par le nouveau responsable culturel, Jörg Haider, de leur mise en pratique et des innovations proposées permettra de mettre en évidence les continuités et les changements significatifs en matière de 2 politique culturelle par rapport à la période précédente . Jörg Haider se présente Nous entendons la notion de politique culturelle dans le contexte complexe du développement socio-économique comme l’ensemble de mesures reconnaissant et encourageant l’élan créateur de tout membre d’une société, qui repose sur une conception de l’identité culturelle dynamique intégrant l’héritage culturel, ouverte en même temps aux courants novateurs ; le devoir du politique vis-à-vis du culturel serait de soutenir (financièrement et structurellement) les différents
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en effet comme un médiateur culturel qui, loin de faire obstacle à la création, l’encourage, et se défend d’instrumentaliser les artistes à des fins politiques – ce que l’on reproche de façon récurrente aux sociaux-démocrates. Suivant une tendance autrichienne et internationale, la Carinthie considère la création culturelle sous l’aspect de la rentabilité et de l’efficacité ; l’une des spécificités de ses institutions culturelles est cependant l’omniprésence de la politique dans cet espace réduit où tous les acteurs et décideurs politiques et culturels se connaissent, ce qui peut faciliter non seulement l’échange de services, mais aussi le népotisme. Si ce lien étroit entre milieux politique et culturel existait avant le tournant de 1999, le paysage politique et les visions culturelles se présentent actuellement sous un jour différent. D’une part, le SPÖ, s’appuyant sur une confortable majorité (plus de 50% jusqu’en 1989), avait promu et soutenu – du moins à partir des années 1970 – l’avant-garde et les initiatives culturelles progressistes en leur accordant une sorte de « liberté du fou » ; d’autre part, les décisions relevant du domaine culturel étaient accompagnées et guidées par une commission d’experts instaurée en 1989 (Kärntner Kulturgremium, et des sous-commissions sectorielles). On évoque souvent l’incompétence de certains élus chargés des affaires culturelles, mais il convient de noter que le prédécesseur de Jörg Haider à la culture, Michael Ausserwinkler, se distinguait par sa compréhension de l’expression artistique contemporaine et sa réflexion en matière de politique culturelle, ce qui l’exposa à de violentes attaques de la part d’élus du FPÖ. Ce parti avait toujours défendu une conception conservatrice et nationaliste de l’art et de la culture, ayant pour mission de créer et de générer une identité et une cohésion culturelle nationale, occidentale, voire germanique. Au nom d’une culture proche du peuple, le champ culturel se transforme en terrain de combat politique, dans lequel on n’hésite pas à faire appel à une rhétorique rappelant 3 celle des années 1930 ; le FPÖ s’en prend à « la mafia culturelle de gauche », ainsi qu’au système de subventions culturelles instauré par les sociauxsecteurs culturels et éducatifs dans le souci de pluralisme, de multiplicité et de liberté culturelle. Cf. Max Fuchs, Kulturpolitik als gesellschaftliche Aufgabe, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1998, p. 144. 3 En octobre 1995 par exemple, avant les élections communales de Vienne, le FPÖ lança une campagne d’affichage à travers la capitale : « Aimez-vous Scholten, Jelinek, Häupl, Peymann, Pasterk… ou l’art et la culture ? Pour la liberté de l’art contre les artistes d’État. » (Allusions au ministre de la culture Rudolf Scholten, à l’écrivain Elfriede Jelinek, au maire de Vienne Michael Häupl, au metteur en scène Claus Peymann, à l’ajointe au maire de Vienne chargée des affaires culturelles Ursula Pasterk).
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démocrates, et ne témoigne qu’incompréhension et mépris pour les arts contemporains expérimentaux et leurs défenseurs, jugés coupables du déclin 4 des valeurs . Les attaques de la droite national-populiste dirigées contre des personnalités de milieux intellectuels et artistiques sont légion. Un exemple fameux est la chasse aux sorcières menée en 1998 – quelques mois avant les élections législatives en Carinthie – par le parti de Jörg Haider et le quotidien le plus diffusé en Autriche, la Kronen Zeitung, contre l’artiste carinthien Cornelius Kolig, petit-fils d’un des plus illustres représentants de l’expressionnisme autrichien et membre du Nötscher Kreis, l’école de Nötsch, Anton Kolig, dont les fresques murales dans les locaux de l’administration régionale (Landhaus) furent 5 détruites en grande partie par les nazis . Dans le cadre d’une rénovation du Landhaus, le parlement chargea le gouvernement régional de soumettre un projet d’aménagement artistique de la salle défigurée en 1938. Le responsable aux affaires culturelles, Michael Ausserwinkler, fit appel au conseil d’experts (Fachbeirat für Kunst und Architektur) qui se prononça unanimement pour passer commande du projet à Cornelius Kolig, artiste connu internationalement. La veille de l’adoption du projet par le parlement régional, le 17 mars 1998, la Kronen Zeitung lança sous le titre « Arrêter le scandale culturel en Carinthie » une campagne diffamatoire sans précédent taxant Kolig d’artiste pornographe et « excrémentiel » (Fäkalienkünstler) que les bureaucrates culturels sociaux-démocrates auraient soutenu pour lui permettre de puiser dans les caisses publiques. L’acharnement médiatique contre Kolig, accompagné d’une collecte de signatures organisée par le FPÖ en vue d’un référendum, déclencha au niveau politique un Kulturkampf entre adversaires (FPÖ et ÖVP) et défenseurs (SPÖ et le conseil d’experts) dont l’artiste, ballotté par la classe politique et injurié par des courriers de lecteurs, sortit certes 6 vainqueur, mais profondément blessé . Cf. Hans-Henning Scharsach et Kurt Kuch : Haider. Schatten über Europa, Cologne, Kiepenheuer und Witsch, 2000, p. 125. 5 En 1931 déjà, la droite nationaliste et les nationaux-socialistes avaient demandé que fût enlevée cette fresque, œuvre d’art majeure de l’entre-deux-guerres ; elle put être sauvegardée provisoirement grâce au refus de la majorité sociale-démocrate au parlement, jusqu’à ce que les nazis détruisent, après l’Anschluss, cet exemple d’art « dégénéré ». 6 Cf. la séance parlementaire régionale du 21 mars 1998. Un concours fut organisé après-coup et remporté finalement par Cornelius Kolig. Il faut souligner que par ailleurs aucun concours n’était prévu pour la restructuration architecturale, alors que les fonds en jeu étaient seize fois plus importants que pour le projet artistique de Cornelius Kolig. Voir également à ce sujet le site 4
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En première ligne des attaquants se trouvait Andreas Mölzer, écrivain et journaliste, chroniqueur dans la Kronen Zeitung, jadis premier idéologue du FPÖ, de 1999 à 2001 conseiller culturel auprès de Jörg Haider, dont la ligne d’argumentation rapproche ce qui ne peut être rapproché, dans un article intitulé « Comparaison des fausses routes ». Si dans le combat idéologique sur le terrain de l’art les représentants du SPÖ évoquent une persécution de Cornelius Kolig par le FPÖ et comparent ce comportement à celui des nazis envers l’art de son grand-père, Andreas Mölzer compare Cornelius Kolig à Suitbert Lobisser, peintre du terroir qui servit l’idéologie nazie : comme Lobisser à 7 l’époque nazie, Kolig ferait aujourd’hui fausse route . La culture pour tous ? – la politique culturelle sous l’égide de Jörg Haider Ceux qui avaient criminalisé l’art contemporain et porté préjudice à la personne d’un artiste et à l’image de la Carinthie tiennent donc à partir de mars 1999 les rênes en matière de politique culturelle : Jörg Haider en tant que gouverneur (Landeshauptmann) et responsable aux affaires culturelles (Kulturreferent) et son conseiller culturel, Andreas Mölzer. La stratégie de Jörg Haider consiste à faire table rase des structures et pratiques « de gauche », à promouvoir fortement la culture traditionnelle populaire et à mettre la pression sur les acteurs culturels qui s’opposent à la nouvelle direction culturelle du Land ou ne s’alignent pas. L’accession d’Andreas Mölzer à un poste aussi en vue n’est que l’exemple le plus éclatant de remaniement du personnel et de recrutement de proches du FPÖ depuis 1999. En tant que journaliste et rédacteur, Andreas Mölzer divulgue non seulement ses idées dans des revues d’extrême-droite (Zur Zeit, Aula), mais depuis l’arrivée internet : http://www.ewigesarchiv.at, qui présente un panorama assez complet du scandale Kolig. 7 Andreas Mölzer, « Kolig, la menue monnaie politique et l’Histoire » (Politisches Kleingeld und die Geschichte), Kronen Zeitung, 16 août 1998 : « Qui s’oppose à des artistes actionnistes à la Cornelius Kolig est nazi. Voilà qui lance un thème central de ce lent début de campagne pour les élections à l’assemblée régionale de Carinthie. [...] Le résultat, c’est que la digne bâtisse de l’assemblée de Carinthie à Klagenfurt comptera maintenant une fresque de plus dont on devra avoir honte : après la fresque de Suitbert Lobisser, apothéose de la croix gammée couverte et dissimulée par une cloison en bois, voici l’installation de Cornelius Kolig avec ses deux torses humains centrés sur les parties génitales et la citation plus que problématique du symbole de la Croix. Tout au plus peut-on être de l’avis du juré Frodl, selon lequel ‘l’œuvre d’art’ de Cornelius Kolig symbolise le déchirement intellectuel et artistique de notre époque. De même que la glorification de la croix gammée par Lobisser symbolise les errements politiques et idéologiques des années trente. »
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au gouvernement fédéral de la coalition ÖVP/FPÖ, il écrit régulièrement dans Die Presse, le grand quotidien conservateur à diffusion nationale. Dans les colonnes de la Kronen Zeitung, il atteint un lectorat très large avec ses pamphlets contre « la pseudo-avant-garde artistique et intellectuelle » à laquelle il conseille désormais d’émigrer si elle est en désaccord avec cette nouvelle politique 8 culturelle . Ses commentaires en matière culturelle alimentent en outre la tendance carinthienne (et autrichienne) à banaliser l’idéologie nazie et la participation autrichienne aux crimes de la Seconde Guerre mondiale, voire à mettre en balance les victimes du nazisme avec celles de la Seconde Guerre mondiale dans son ensemble. Par exemple, la pièce de Werner Kofler Tanzcafé Treblinka, présentée dans la petite salle du Théâtre municipal de Klagenfurt, qui traite du passé de quelques hauts fonctionnaires nazis de la région et fait allusion à la situation politique actuelle, n’est vue que par une minorité de 9 spectateurs ; en revanche, le grand public lit le commentaire du conseiller culturel dans la Kronen Zeitung. Selon lui, la pièce présenterait une perception unilatérale de l’Histoire et il faudrait écrire une pièce mettant en lumière l’autre face tragique de l’histoire récente de Carinthie, la déportation de Carinthiens par les partisans de Tito ; elle pourrait s’intituler Abattoir Begunje, d’après le nom du village slovène où trois cents Carinthiens périrent entre les mains des sbires de 10 Tito . Andreas Mölzer, « Kulturkampf contre Haider » (Kulturkampf gegen Haider), Kronen Zeitung, 13 avril 1999 : « La majorité des Carinthiens peut désormais être d’avis qu’une telle ‘Résistance’ [en français dans le texte] de camarades comme Cornelius Kolig ou Hans Kresnik, et par conséquent l’absence de leurs œuvres en Carinthie, sont tout à fait supportables. Et quiconque est réaliste sait aussi qu’une grande partie des artistes, par pragmatisme et pour vivre, resterait en Carinthie dès lors qu’il s’agit de recevoir des subventions du budget régional de la culture. Le nouveau gouvernement régional, quelque forme qu’il prenne, n’en devrait pas moins réfléchir au moyen de contrer cette terreur gauchiste qui émane des milieux culturels. » Fin août 2003, des inondations ravagèrent la maison de Cornelius Kolig, détruisant une grande partie de son œuvre graphique (3000 dessins), des peintures de son grand-père, et son œuvre d’art totale « Le paradis », un espace architectural et artistique de 6000 m2. Jörg Haider fut le premier homme politique à se rendre sur place et lui assura un dédommagement grâce au fonds d’indemnisation des « catastrophes naturelles » – en se disant peut-être que parfois la nature fait bien les choses. La revue culturelle du Land, Die Brücke, consacre le numéro d’octobre 2003 intitulé « die brücke zum paradies » (le pont qui mène au paradis) à Cornelius Kolig et son œuvre. 9 Werner Kofler, Tanzcafé Treblinka, Vienne, Deuticke, 2001, tr. fr. Bernard Banoun, Caf’conc’ Treblinka, in Austriaca n°53 (2002). 10 Noricus (= Andreas Mölzer), « Abattoir » (Schlachthaus), Kärntner Kronen Zeitung, 30 mai 2001. Rappelons ici le tollé déclenché par la diffusion du film documentaire Les Partisans carinthiens* (Die Kärntner Partisanen, avril 2002) auquel le FPÖ (cf. séance parlementaire régionale du 22 avril 2002) et probablement bon nombre de Carinthiens reprochent une présentation unilatérale des faits. Le 8
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Le journaliste Andreas Mölzer « informe », forme, voire déforme l’opinion ; conseiller et décideur culturel, il influe fortement sur l’attribution des subventions et accède à des informations internes qu’il utilise dans ses gloses contre l’art contemporain et les initiatives culturelles contestataires. La vision de la culture et les ruptures du secret professionnel du conseiller culturel de Jörg Haider, qui cumule les fonctions politique et journalistique, ont provoqué dans les milieux artistiques et intellectuels de vives critiques et des initiatives concertées, mais sans conséquences au niveau politique. Andreas Mölzer démissionna de ce poste en août 2001, certes, mais ce fut à la suite d’un différend avec Jörg Haider. Peu à peu, la section culturelle de l’administration régionale (Landeskulturabteilung) fut mise au pas et les personnes tombées en disgrâce furent écartées. Ainsi, après de multiples remaniements à la direction – ce qui conduisit aussi à priver les acteurs culturels d’interlocuteurs – une économiste et protégée de Jörg Haider, Erika Napetschnig, fut nommée à la tête de la section culturelle, malgré ses faibles compétences dans le domaine culturel. La rénovation et la restructuration de la Landesgalerie avec création d’un musée d’art moderne régional (Museum moderner Kunst Kärnten), à ce jour sans direction et proposant des expositions aléatoires, servit de prétexte pour reléguer Arnulf Rohsmann, son directeur et conservateur, de renom national, à la gestion de l’ancienne 11 Landesgalerie transformée en artothèque . La revue de la section culturelle Die Brücke, à l’origine organe d’information culturelle sobre, s’est transformée en un magazine de relations publiques et de propagande pour la section culturelle où l’image prime sur le texte et le contenu et dont l’indépendance rédactionnelle 12 est un vain mot . Tandis qu’au niveau fédéral, on avait établi dans les années 1970 un système de commissions d’experts chargées de conseiller et de 3 avril 2003, le parlement régional vota pour une motion du FPÖ qui demandait la diffusion, au même créneau de grande écoute, du film réalisé par Carl-Gustav Ströhm et Andreas Mölzer sur les crimes des partisans de Tito en Carinthie intitulé, Dans la braise de la haine – les crimes d’aprèsguerre des partisans de Tito entre les Karawanken et la Hornwald. 11 L’inauguration du musée en juin 2003 – placée à la même heure que la remise des prix du concours littéraire Tage der deutschsprachigen Literatur (« Journées de la littérature de langue allemande ») boudé par Jörg Haider – n’attira qu’une assistance restreinte et locale, l’artiste et les organisateurs internationaux, annoncés à grand renfort de publicité, ayant annulé leur participation afin de ne pas cautionner la politique de Jörg Haider. 12 Son édition revient aujourd’hui presque deux fois plus cher qu’il y a dix ans, sans que la vente ait augmenté de manière significative. Voir Erläuterungen zum Landesvorschlag 2003, p. 102 : frais de fabrication : 73 005 euros (1996), 125 998 euros (2003), ventes : 11 119 euros (1996), 14 215 euros (2003).
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superviser les décisions en matière culturelle, en Carinthie en revanche, l’impact de la commission régionale dépend du politique : ses expertises étant fréquemment ignorées par le gouvernement et le parlement régionaux, le Kärntner Kulturgremium semble se résigner actuellement à la simple tâche de proposer des lauréats pour les différents prix culturels ; insatisfaits et révoltés contre les pratiques gouvernementales, plusieurs de ses membres ont démissionné en prenant position publiquement contre la politique culturelle 13 pratiquée . Théâtres et initiatives culturelles versus culture des loisirs et de l’événement Sous prétexte de restrictions budgétaires, l’art et le théâtre sont soumis à des pressions politiques : tel est le cas de la première scène subventionnée, le Théâtre municipal de Klagenfurt, situé dans un prestigieux théâtre fin-de-siècle. Arguant des subventions qu’il lui accorde, le Land de Carinthie veut un droit de regard sur ses activités : son directeur artistique, Dietmar Pflegerl, lutte depuis 1999 contre des tentatives d’ingérence dans la direction artistique et la programmation du théâtre, voire contre les accusations répétées de mauvaise gestion. Depuis une dizaine d’années, ce directeur a réussi à faire de cet établissement municipal l’un des théâtres régionaux les plus fréquentés, en mariant habilement exigence artistique et économique avec, d’une part, une programmation de répertoire (opéras et pièces de théâtre présentés dans des mises en scène de qualité), et d’autre part, une série de créations de pièces d’auteurs contemporains, originaires de la région. Mais Dietmar Pflegerl se vit retirer la gestion artistique de la Seebühne, nouvelle scène de comédie musicale au bord du lac, le Wörthersee, malgré le 14 franc succès de sa production Evita . La Seebühne, ancien projet des sociauxdémocrates, hâtivement réalisé dès l’arrivée de Jörg Haider aux affaires culturelles, est une scène géante au bord de la ville et du lac, ayant pour objectif de promouvoir un tourisme régional en déclin et de faire de Klagenfurt un lieu de manifestation international dont « le phare serait la scène à grands spectacles
13 Par exemple l’ancien président de l’université Willibald Dörfler, les écrivains Engelbert Obernosterer, Bernd Liepold-Mosser, Fabjan Hafner. 14 Dietmar Pflegerl s’expose aux critiques non seulement pour sa prétendue mauvaise gestion, mais également pour les allusions à l’actualité politique dans sa mise en scène de la comédie musicale Evita.
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Wörtherseebühne, au bord de la Riviera autrichienne ». Pendant deux saisons, les manifestations furent placées sous l’égide et la responsabilité du Théâtre municipal, qui n’avait pas obtenu de subventions supplémentaires et avait dû puiser dans ses réserves propres, endossant seul la responsabilité de son bilan déficitaire. Le gouvernement décida en 2001, contre l’avis de la commissionthéâtre et du SPÖ, de privatiser la Seebühne et d’en confier la direction artistique au metteur en scène de comédie musicale berlinois Elmar Ottenthal. Depuis, des comédies musicales (Falco meets Amadeus, Grease) conçues comme des manifestations grand public connaissent un taux de fréquentation médiocre, soutenu par l’achat d’importants contingents de places par l’administration régionale qui les offre aux comités d’entreprise ou aux clubs de troisième âge. Il s’agit donc d’aides publiques indirectes accordées à cette entreprise privée censée ne rien coûter au contribuable carinthien. La culture de loisir et du spectacle peut donc compter sur un soutien fort, tandis que les théâtres subventionnés, les troupes indépendantes et surtout les initiatives culturelles progressistes et contestataires, si d’aventure ils ont survécu à la période 1999-2001, ont une existence difficile. Il est à noter qu’à plusieurs reprises les crédits affectés aux initiatives culturelles et aux théâtres indépendants ne furent pas dépensés dans leur totalité, tandis que sous prétexte de restrictions budgétaires on refusait des demandes de subventions. Depuis 1999, nombre de théâtres indépendants et d’associations culturelles, financés en partie par des subventions publiques, ont déposé leur bilan ou ont été sauvés provisoirement par des donateurs privés, car la nouvelle direction à la culture régionale ne leur a pas versé la subvention déjà accordée ou l’a supprimée sous prétexte de ne soutenir désormais que des projets précisés très à l’avance. À titre d’exemple, la subvention régionale (15%) et communale (30%) de l’UNIKUM, le centre culturel universitaire, contestataire, lauréat en 1997 d’un prix culturel national en récompense de l’excellent travail culturel régional accompli notamment dans la partie bilingue (slovène et allemande), a été supprimée sous prétexte de restrictions budgétaires. Le centre culturel universitaire a pu survivre grâce à des subventions européennes et fédérales, à des actions de solidarité et à des sponsors privés.
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Déclaration d’un député FPÖ, séance parlementaire régionale du 20 au 22 juin 2001.
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Au sein de l’institution littéraire, il y a peu de changements depuis 1999 . 70 000 euros seulement, sur un budget d’environ 18 millions, sont réservés à la littérature, dont les deux tiers sont des subventions contractuelles ; les quelque 20 à 25 000 euros restant servent à aider des écrivains sous forme d’allocations pour déplacements et d’achats de livres. Le budget culturel régional a une importance minime dans ce domaine, car les deux plus importantes institutions littéraires de la Carinthie, le concours littéraire Ingeborg-Bachmann, et la Maison Musil, sont financées pour l’essentiel par l’argent fédéral et communal. L’équipe de chercheurs de la Maison Musil, qui gère des archives littéraires, un musée, une bibliothèque et organise des manifestations littéraires, est prise en charge par l’État, par l’intermédiaire de l’université, la ville de Klagenfurt mettant gratuitement à disposition les locaux ; la Maison Musil n’obtient du 17 Land qu’une subvention contractuelle annuelle d’environ 38 200 euros . Après l’accession de Jörg Haider à la tête du gouvernement de Carinthie, les héritiers d’Ingeborg Bachmann interdirent que le nom de la poétesse figure dans l’intitulé d’une des manifestations littéraires les plus réputées et les plus controversées de l’aire germanophone, organisée et financée depuis son instauration en 1979 par la radiodiffusion autrichienne (ORF) et la ville de Klagenfurt. Jörg Haider supprima alors le prix que le Land décernait depuis 1985, qualifiant de « manifestation stérile et démodée » ce prestigieux concours de littérature contemporaine. Le slogan post-électoral de 1999 Kärnten blüht auf (la Carinthie s’épanouit), ne s’applique donc qu’à une certaine Carinthie. La IG KIKK (Communauté d’Intérêts des Initiatives Culturelles Carinthiennes) dénonce au printemps 2001 « les coupes sombres dans la culture » avec une affiche intitulée Kärnten – kulturfreie Zone (La Carinthie – zone sans culture) représentant Jörg Haider et le
16 Peut-être le grand intérêt rencontré par le colloque et « la fête de la lecture » Was hat Kärnten zu verbergen ? (« Que cache la Carinthie ? ») organisés les 8 et 9 novembre 2003 par la Musil-Haus et le théâtre municipal de Klagenfurt induira-t-il un changement d’attitude de la part des politiques envers le parent pauvre du domaine culturel, la littérature. 17 D’après le professeur Klaus Amann, directeur des archives, rien n’a changé pour la Maison Musil depuis l’arrivée de Jörg Haider, car le cadre juridique est clair et strict, si ce n’est que (ironie de l’histoire) les démarches administratives sont moins longues. La Maison Musil n’a cependant toujours pas de budget d’acquisition : ainsi, des manuscrits d’auteurs de Carinthie, précieux pour les archives de Klagenfurt, vont aux collectionneurs privés ou à d’autres archives (Vienne, ou Marburg en Allemagne).
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responsable culturel de la ville de Klagenfurt, « le garde forestier et son valet » 18 dansant une tronçonneuse à la main . Le budget affecté à la culture en Carinthie, d’ailleurs proportionnellement inférieur à celui d’autres provinces autrichiennes, ne varie guère. Le changement apparaît dans la nouvelle répartition budgétaire, qui reflète bel et bien une autre vision de la mission culturelle. Si le poste budgétaire « littérature » a été depuis toujours le parent pauvre, on constate une augmentation sensible du poste 19 budgétaire « terroir et traditions » (Brauchtums- und Heimatpflege) . L’argent des postes « échanges internationaux » et « musique » sert à subventionner essentiellement les nombreuses chorales pratiquant le chant populaire, les groupes de danse folklorique et les fanfares, domaines qui relèvent également de la culture traditionnelle et populaire. Contestée par la gauche, une subvention contractuelle est accordée depuis 2003 aux associations patriotiques et traditionnellement ultra-nationalistes (Kärntner Heimatdienst, Abwehrkämpferbund, Ulrichsberggemeinschaft). Si les investissements régionaux dans la culture de représentation, dans la culture de masse ou la culture populaire sont donc en hausse sensible, les initiatives culturelles contestataires et les troupes de théâtres indépendantes ont vu leur soutien financier se réduire et parfois disparaître. La politique culturelle vis-à-vis de la minorité autochtone slovène Une dernière spécificité de la Carinthie, où, dans la partie méridionale, se croisent ou se heurtent les cultures slovène et germanique, est l’aspect biculturel, voire bilingue, de la région. L’État autrichien reconnaît les minorités autochtones suivantes : Slovènes, Croates, Hongrois, Tchèques, Slovaques et depuis 1993 les Rom et les Sinte. L’une des missions de la politique culturelle devrait être de promouvoir la transmission et le développement de la langue et 20 la culture minoritaires . Nulle part ailleurs en Autriche cependant, cette 18 Pour l’année 2001 par exemple, parmi les 47 initiatives culturelles, 28 firent une demande de subvention auprès du Land. Jusqu’au 18 mai 2001, huit demandes furent traitées (dont cinq avis favorables), 20 restèrent sans réponse. 19 Entre 1,4 et 1,7 millions de schilling autrichiens entre 1996 et 1999, 10,2 millions en 2000, 4,8 millions en 2001 et 342 022 euros en 2002. À l’intérieur de ce poste budgétaire, la part du lion revient en 2000 à la grande manifestation commémorative du vote populaire d’octobre 1920. Actuellement, c’est le salon des coutumes folkloriques (Brauchtumsmesse), introduit par Jörg Haider en 2000, qui grève le budget de la culture. 20 Cf. Vladimir Wakounig, « Minderheitensprachen in Österreichs Bildungspolitik », in Andreas Paula, Mehrsprachigkeit in Europa: Modelle für den Umgang mit Sprachen und Kulturen, Klagenfurt, Drava, Slowenisches Institut zur Alpen-Adria-Forschung, 1995, p. 209 ; Stefan Oeter,
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politique culturelle envers la minorité n’a été, depuis les années 1950, autant marquée par des arrangements avec le parti national-populiste, allant ainsi audevant d’une peur ancestrale de l’Autre chez une population majoritairement allemande n’ayant jamais remis en question la propagande nationaliste de l’entre-deux-guerres ni le régime nazi. À première vue, le gouvernement régional actuel semble ouvert face à la minorité slovène ; mais sa politique s’avère ambivalente, voire restrictive et finalement discriminatoire, cherchant non à l’intégrer, mais à la circonscrire et la contrôler. S’il est vrai que Jörg Haider fut le premier gouverneur de Carinthie à prononcer publiquement quelques mots en langue slovène et que, lors de l’attribution de divers prix culturels, les lauréats slovènes ne sont pas oubliés, la population slovène est cependant affaiblie par une politique culturelle qui manie la carotte et le bâton. L’exemple de l’enseignement de la langue slovène en 21 région bilingue slovène-allemande est instructif : depuis 2001, une nouvelle loi scolaire pour la région mixte est entrée en vigueur. L’enseignement bilingue, jusqu’alors uniquement dispensé dans les trois premières classes, est étendu à tous les niveaux de l’école primaire. Mais de l’autre côté, au nom d’un traitement équitable des instituteurs et des élèves unilingues et bilingues, où « l’unilinguisme ne doit pas porter préjudice », la qualification supplémentaire (Sprachbefugnisprüfung) des professeurs des écoles dispensant l’enseignement bilingue n’est plus récompensée par une prime ou une réduction d’heures d’enseignement, les directeurs des écoles à enseignement mixte ne sont plus obligatoirement eux-mêmes bilingues et le principe des effectifs limités à 20 élèves pour les classes bilingues est étendu aux écoles de la région mixte en 22 général . Remarquons enfin que les restrictions budgétaires dans le domaine « Juristische Aspekte der Sprachenpolitik », in Roland Marti (dir.), Sprachenpolitik in Grenzregionen, Saarbrücken, Kommissionsverlag, 1996, p. 49. 21 Cette région s’étend de la vallée de la Gail à l’Est de Hermagor, en passant par la vallée au sud de Klagenfurt (Rosental) et la région de Völkermarkt jusqu’à Lavamünd (Jauntal). Cf. Ute Weinmann, « La politique culturelle vis-à-vis des Slovènes en Carinthie », Actes du Congrès de l’AGES 2001, Plurilinguisme dans l’espace germanophone, Paris, Université Paris III, juin 2003, p. 159. 22 Cf. Rudolf de Cillia, Burenwurscht bleibt Burenwurscht, Klagenfurt, Drava, 1998, p. 147 sq. Il s’agit d’un débat absurde sur la discrimination des instituteurs unilingues face au « privilège de formation » des bilingues, donc des Slovènes. Cf. Valentin Sima, « La situation des minorités (autochtones) en Autriche sous le nouveau gouvernement fédéral ÖVP-FPÖ : la nature du FPÖ à la lumière de sa politique envers les minorités », manuscrit rédigé suite à la rencontre avec le conseil des « trois Sages » (nommé par Bruxelles afin d’évaluer la situation autrichienne) à Heidelberg, le 29 août 2000. Selon Sima, on pratiquerait d’une part, dans la région mixte, un « traitement égal de l’inégal » (Gleichbehandlung von Ungleichem), d’autre part, par rapport aux écoles
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scolaire frappent avant tout la région mixte : 20 écoles primaires en sous23 effectif sur 81 pourraient ainsi être fermées à moyen terme . Par ailleurs, les émissions radiophoniques et télévisées en langue slovène de la radio-télévision publique sont actuellement en danger : deux motions du FPÖ au parlement régional visent à éliminer les émissions en langue slovène de l’ORF en avançant l’argument que l’existence d’une radio privée slovène (« Radio dva ») subventionnée par des fonds publics fédéraux ne « nécessiterait » pas de faire « subir » à la population carinthienne majoritaire des émissions slovènes et que l’ORF devrait exclusivement émettre dans « la 24 langue d’État » . Mais l’ORF a récemment supprimé son soutien financier à la radio privée, contrainte à réduire son programme depuis juillet 2003. Les représentants des organisations slovènes doivent négocier avec le Land et l’ORF. Au lieu d’un franc soutien à une présence médiatique de la langue minoritaire, les dirigeants politiques posent l’alternative d’une émission de cinquante minutes de radio quotidienne à l’ORF ou d’une subvention à « Radio 25 dva » lui permettant d’émettre huit heures par jour en région mixte . Un autre fait révélateur de l’esprit qui règne en Carinthie est le sempiternel débat sur les panneaux* bilingues supplémentaires qui attendent leur mise en place depuis le Traité d’État de 1955. Malgré des « biotopes » très actifs pour la minorité, comme les maisons d’éditions Lojze Wieser, Drava ou Hermagoras, comme l’université et le collège-lycée slovène de Klagenfurt, malgré maintes initiatives culturelles et un nombre important d’artistes et d’écrivains d’origine slovène, la langue slovène est devenue – en l’espace de quatre générations – pour une grande partie des Carinthiens slovènes une langue privée, quasi secrète. Au lieu de dépasser la pensée ethnique et nationaliste et de considérer l’aspect biculturel comme atout et enrichissement, notamment dans le contexte de l’élargissement de l’Union européenne, la culture slovène est dévalorisée par les dirigeants politiques régionaux et demeure chargée d’une hypothèque historique. Sous prétexte de restrictions financières et d’économies administratives, à travers un dialogue en dehors de la région mixte, un « traitement inégal de ce qui est égal » (Ungleichbehandlung von Gleichem). 23 Statistiques mises à notre disposition par Rudolf Altersberger, vice-président du Landesschulrat Kärnten. 24 Requêtes du FPÖ du 22 avril 2002, et du 26 juin 2003 (document Ldtgs. Zl 592 – 1/20). 25 Le 23 octobre 2003, le parlement du Land a voté une motion contre les émissions radiophoniques à l’ORF qui seraient exclusivement en langue slovène.
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Études
faussé, l’actuelle politique culturelle affaiblit la minorité slovène subtilement au niveau structurel, sape les activités des Slovènes en Carinthie plutôt qu’elle ne 26 les promeut . Une culture politique et une politique culturelle à la dérive ? Pendant les quatre années de politique culturelle menée à ce jour par Jörg Haider, loin des discours où ce dernier prétend servir de médiateur et promouvoir une culture pour tous à travers une gestion transparente, le dysfonctionnement inhérent à la politique culturelle en Carinthie s’est encore accru. Les structures préexistantes semblent efficacement utilisées pour mettre en œuvre une politique culturelle qui porte une empreinte national-populiste, néo-libérale, anti-moderniste et souvent arbitraire. Avant l’ère Haider, en effet, la plupart de ses prédécesseurs sociaux-démocrates étaient également chargés des affaires culturelles, mais jamais auparavant la culture n’avait été à ce point instrumentalisée et utilisée comme plate-forme politique à des fins médiatiques 27 et électorales . Le responsable culturel et gouverneur du Land pervertit la conception socialiste des années 1970/1985 d’une politique culturelle comme prolongement de la politique sociale : il vitupère les « artistes élitistes de la gauche caviar » et met en valeur la culture traditionnelle et les événements culturels grand public en prenant à témoin le bon sens du peuple. Cette nouvelle politique culturelle peut se résumer en trois points : tout d’abord, le développement de la culture des loisirs et de l’événement (Erlebnisund Eventkultur), ensuite la promotion de l’héritage culturel et de la culture populaire – un domaine qui en Carinthie a toujours fleuri par ses propres moyens ; enfin la mise au pas, voire l’élimination progressive des initiatives innovatrices et critiques par une pratique de subvention arbitraire à court terme. Une culture qui ne sert pas le système est suspecte, et des artistes qui noircissent l’image idyllique de la Carinthie le sont d’autant plus. Si quelque résistance au niveau communal persiste (par exemple la politique culturelle de la ville de Villach28), s’il existe des actions ponctuelles de « l’autre 1% du budget culturel revient à des initiatives de la minorité slovène. Un fait révélateur à ce propos est l’augmentation (du simple au double) des réponses si l’on procède à une recherche informatique du terme « politique culturelle » dans les archives du journal Kleine Zeitung. 28 De 1997 à 2000, Villach organisa des colloques littéraires en collaboration avec la MusilHaus sur Gustav Januš, Werner Kofler et Christine Lavant. La ville de Villach a également acheté une partie des manuscrits de Werner Kofler pour les remettre aux archives littéraires de la Musil26 27
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Carinthie », il n’y a pas de véritable concertation entre les opposants. Au contraire, la résignation généralisée des artistes et acteurs culturels semble favoriser le FPÖ, le débat culturel, déjà marqué par un provincialisme étriqué avant l’arrivée au pouvoir de Jörg Haider, s’est encore appauvri, car il se déroule au niveau idéologique selon un schéma divisant le monde en adversaires et en partisans de Jörg Haider, au lieu de préparer un changement politique possible et de réfléchir à des innovations structurelles profondes pour pouvoir faire face et remédier aux ravages occasionnés à la culture. Un élargissement de la perspective à l’Autriche entière montre qu’actuellement la Carinthie n’est pas seulement une pépinière de cadres politiques pour les plus hautes fonctions de l’État, mais qu’elle semble inspirer ou devancer le gouvernement fédéral qui de son côté promeut les formes artistiques traditionnelles et met l’accent sur la recherche dans le domaine de la 29 culture populaire ; les deux partis de coalition au niveau fédéral s’entendent sur le terme ambigu de Volkskultur (culture du peuple), car la promotion du provincialisme nationaliste et de l’art régionaliste (Heimatkunst) correspond aussi bien à l’idéologie culturelle nationaliste du FPÖ qu’à celle, catholique et 30 conservatrice, de l’ÖVP . La Carinthie ne serait-t-elle pas le laboratoire d’une 31 politique culturelle autrichienne à la dérive ?
Haus. En octobre 2003 se tint à Villach une exposition historique, en collaboration avec les éditions Hermagoras : Sous la croix gammée et l’étoile de Tito. Une confrontation bilatérale avec les images nationales de l’autre, les idéologies totalitaires et les dictatures des partis. L’exemple de la Carinthie et de la Slovénie. 29 Programme du gouvernement, « Österreich neu regieren », 3 février 2000, p. 85-86. 30 Cf. Oliver Marchart, « Dass wir Österreicher Deutsche sind », Jungle World, Berlin, 23 février 2000. 31 Mes remerciements vont à Mmes et MM. Klaus Amann, Nicole Cernic, Monika Kircher-Kohl, Christine Muttonen, Horst Ogris et Valentin Oman, qui ont tous bien voulu m’accorder un entretien durant le mois de juillet 2003.
Christine LAVANT
LE TEMPS DÉCROÎT, la lune grossit – ah, si je pouvais attacher la nuit avec des cordes ! Il faut encore que je trouve l’arbre aux noix, on ne va pas loin le pied dans son soulier de terre. J’ai fort besoin d’un petit animal qui porterait mes rêves, la chèvre de l’avoine a cessé de souffrir, à cheval sur son dos, je l’ai trop fait courir, la mélancolie sans cesse dans notre dos. Lâche et malade, la lune se terre, la voilà obligée d’attraper des faons dans le noir ; mon courage a déjà pris les devants, sur un banc de nuages, je me hisse. J’ai besoin d’un petit cheval, noir et blanc, et il faudrait que ses naseaux fument, jusqu’à ce que nous traversions la croisée des chemins, et bien plus tard le cercle des étoiles animales. Le lieu où mon noyer fleurit est à deux semaines au-delà du bonheur. Mon cœur se casse comme des bouts de sucre, et l’avoine pousse dans mon âme.
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Poésie
En revanche, si mon cheval-voleur flanche, je ne serai plus que pâture pour l’enfer. Au vif de la noix dort le cœur de la mère, qui se fait pierre, dès que le jour se lève.
* IL EST ENTRÉ DANS LES ROCHERS il vient des rochers – sapin bleu, si tu es un manteau, retire ta capuche ! Mon champ visuel attend mon champ visuel est assoiffé – la huche à pluie, personne ne l’ouvre, le premier arrivant a la clé. Il est allé dans les rochers il doit bientôt sortir des rochers – soleil, si tes cheveux ne lui plaisent, laisse-les blondir laisse-les couper ! Mon champ visuel se démène mon champ visuel s’étend – cœur des sapins bleus, si tu es ensorcelé, jette la clé à tes pieds ! Dans les rochers il a disparu sortie des rochers la phtisie maintenant dans les champs toute noire se répand. *
Christine Lavant QUELLE MORT DIFFICILE ! Servie par autant de trépas, et veut encore posséder le grillon des arbres, écraser entre ses dents la pomme vinette avec la queue et les pépins pas mûrs. Un ange la tresse, un autre déjà traverse l’ivraie de ses rayons sur la colline de la pintade sous les épines. Hé toi, sur la colline de la pintade, ne gratte pas comme ça, la lune descend déjà sa lampe, elle cliquettera bientôt de ses sons de cuivre et d’or et essayera toutes tes griffes. Sur la colline de la pintade, l’ange rayonne. L’unique, le premier, t’a retiré ta natte, avec des yeux qui roulent des meules, avec un regard d’ambre jaune et des prières de nacre. Sur la colline de la pintade, bientôt tu t’agenouilles ! Ta mort difficile est passée, la pomme vinette dans ta gueule avide, le grillon des arbres entre les oreilles. * Aux montagnes de Carinthie Vous, montagnes bleues, quelque part au lointain, vous vous dissipez dans une vallée profonde. Dans la chute des étoiles repose votre chute. Dans vos tombes s’étend mille fois l’éclat du crépuscule ; et vos ombres peuvent être plus sombres que nos rêves, qui parfois nous apeurent.
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Puis vous étendez à nouveau des parcours si doux, dans lesquels on imagine de paisibles forêts, et une croix délaissée au pied de vieux mélèzes, une clôture aussi qui, dans la vallée, s’abaisse, comme l’illustration de contes très anciens qui nous réconfortaient quand nous étions enfants. Et souvent, dans vos heures majeures, vous êtes des promesses qui viennent de l’éternel, puis vous gisez enveloppées dans une mer de couchers de soleil éperdus. Vous êtes des chants pétrifiés de louanges à Dieu, et votre appel est incommensurablement lourd, comme s’il s’agitait au-dessus des abîmes de l’enfer. La pauvre prière des hommes couvre votre bruit, la lune orne d’argent vos pentes blêmes, avant que les anges n’entrent en vous, la nuit.
Traduit de l’allemand par François Mathieu
Née en 1915 à Sankt-Stefan dans la vallée de la Lavant, à mi-chemin entre Klagenfurt et Graz, à quelques kilomètres au nord de la frontière austro-slovène, morte en 1973, Christine Habernig, née Thonhauser, prit en 1948, lors de sa première publication, le pseudonyme de Christine Lavant. En 1954, le prix Trakl couronne une œuvre naissante et prometteuse. En 1956, le Prix national d’encouragement de la poésie et le Prix de poésie des « Nouveaux cahiers allemands » récompensent la publication la même année de Die Bettlerschale (« La Coupe du mendiant »). Se succèdent en 1961 un nouveau Prix national d’encouragement de la poésie ; en 1964, le Prix Trakl, puis le Prix Anton Wildgans ; et, en 1970, le Grand prix littéraire de l’État autrichien. Dans une anthologie personnelle composée et publiée par Thomas Bernhard (Gedichte, Francfort/Main, Suhrkamp, 1987), l’écrivain, qui avait connu la poétesse, elle aussi liée au compositeur Gerhard Lampersberg et à sa femme Maja, caractérise ainsi la poésie de Christine Lavant : « C’est le témoignage élémentaire d’un être abusé par tous les bons esprits, sous la forme d’une grande œuvre poétique que le monde n’a pas encore reconnue à sa juste valeur. » L’œuvre de Christine Lavant se compose de quatre recueils de poèmes, La Coupe du mendiant (1956), Fuseau dans la lune (1959), Le Cri du paon (1962), Un art comme le mien n’est que vie mutilée (éd.1978), ainsi que de quatre récits ou recueils de récits. Seuls quelques poèmes ont été traduits en français, notamment par Christine et Nils Gascuel (Les Étoiles de la faim, Orphée – La Différence), Philippe Jaccottet (D’une lyre à cinq cordes, Gallimard) et François Mathieu (in Europe n° 282 et Po&sie n° 101). François Mathieu
Ingeborg BACHMANN
Ne pas témoigner Ne pas témoigner, se taire, vivre, la vie prescrite, vivre, le soleil, qui ne met rien au jour, ne pas demander d’effort au soleil, à personne. C’est un effort, ne pas espérer, ne craindre rien. * Odeurs J’ai toujours aimé l’odeur, la sueur, l’exhalaison le matin, les excréments aussi, la crasse après un long voyage en train et dans un lit. Mon odeur a été maudite, j’étais une haleine de poivrot dans une maison cossue. Trois bains par jours, ce n’était pas rare. À la fin du mois on m’évitait comme un cadavre. J’en ai regretté, des choses, mais surtout mon odeur. Surtout que mon odeur ne plaise pas. Cela engendre la haine, la soif de vengeance, la malédiction.
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Poésie
* MES POÈMES, JE LES AI ÉGARÉS. Je les cherche dans chaque recoin de la pièce. De douleur je ne sais comment on écrit une douleur, je ne sais plus rien du tout. Je sais, on ne peut pas parler à tort et à travers, il faut que ce soit un peu plus relevé, une métaphore pimentée devrait nous venir à l’esprit. Mais avec le couteau dans le dos. Parlo e tacio, parlo, je me réfugie dans un idiome, où il y a même de l’espagnol, los toros y los planetas, qu’on entend peut-être encore sur un vieux disque volé. Ou bien aussi avec un peu de français, tu es mon amour depuis si longtemps. Adieu, mots si beaux, avec vos promesses. Pourquoi m’avoir quittée ? N’étiez-vous pas bien ? Je vous ai placés auprès d’un cœur, de pierre. Là-bas, faites pour moi, supportez, faites pour moi une œuvre. * Énigme Ainsi nous pourrions mourir pour, non séparés, ne plus nous souvenir de ce qui ne peut séparer personne. L’art, une sale affaire avec les mots, on le rétribuera, un jour j’étais allongée à l’orée du bois et je tenais quelques pages gribouillées pour pures et pour de l’absolu, elles l’étaient. J’en suis au même point, depuis que je vois ce qu’ils font avec les mots.
Ingeborg Bachmann
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Pour le Bon Dieu, c’est-à-dire pour la prairie et les fourmis et les essaims de moustiques, pour absolument permises. Les petites morsures ne me dérangeaient pas. * JE PERDS MES CRIS comme un autre son argent, son pèze, son cœur, je perds mes grands cris partout dans Rome, dans Berlin, je perds dans les rues des cris, véridiques, jusqu’à ce que mon cerveau rougisse à l’intérieur, je perds tout, je perds tout sauf l’horreur qu’on puisse perdre ses cris chaque jour et partout
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
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Née en 1926 à Klagenfurt, Ingeborg Bachmann est morte à Rome en 1973. On ne présentera pas ici en quelques lignes cet écrivain majeur de la littérature allemande, poétesse mythique dès ses premières publications de 1953 et écrivain dont l’existence et le parcours révèlent les enjeux extrêmes des notions d’écriture et d’œuvre. Les poèmes traduits ici ont parus en 2002 dans le volume Je ne connais pas de meilleur monde (Ich weiß keine bessere Welt) publié par la famille d’Ingeborg Bachmann. Ces poèmes ne sont pas datés dans cette édition. Ils ne sont qu’une infime partie de l’œuvre non publiée, souvent fragmentaire, dont l’inachèvement est parfois essentiel et qui commence seulement à être éditée, non sans polémiques, en Allemagne, ce qui n’est pas sans la rapprocher de l’entreprise littéraire de Robert Musil. Cependant, une grande partie des œuvres publiées du vivant d’Ingeborg Bachmann est traduite en français, en particulier les récits, le roman Malina, quelques pièces radiophoniques et des poèmes, publiés aux éditions du Seuil et Actes Sud. Le numéro 892-893 de la revue Europe (2003), coordonné par Françoise Rétif, livre au public français des avancées de la recherche récente et plusieurs inédits. On mentionnera aussi les revues Austriaca no 43 (1996) et Les Cahiers du Grif no 35 (1987).
Michael GUTTENBRUNNER
Mon pays À un jet de pierre le mot me guide. Le ciel aveugle ne m’accorde pas le moindre regard. À des endroits chers la terre sonne creux. La forêt se perd dans les airs, le désert croît à l’infini avec ses mille pieds. Les rivières sont ensablées. Des montagnes déplacées pleurent les lieux que, du jour au lendemain, elles ont dû quitter. * Scherzo Althofen est mon berceau. Mon père y est enterré, il venait de Krasnitz, à Weitenfels il prit ma mère, de Feldkirchen originaire. J’ai d’abord grandi à Krappfeld, puis à Karnburg an der Glan, squelette et artères. Je me suis souvent mis à genoux dans la cathédrale de Gurk. Mon Saint-Père est à Rome. Je ne crains aucun de vous,
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ni les Souabes ni les Slaves, je ne m’accorde non plus avec aucun de vous, Hauts-Carinthiens, Bas-Carinthiens. Je ne suis plus curieux de vos querelles, je reste tourné vers les quatre montagnes, par le sacrement du baptême que j’ai chaudement gagné en courant. Helenenberg, Ulrichsberg, Göseberg, Lurenziberg ! – et moi, le nabot dans les frondaisons des montagnes et l’étoupe des chemins, pour sentir aux portes de toutes les tombes le souffle secret. Trois pelletées de terre sur ma tombe, vous Carinthiens libres et entiers, quand, un jour, je me suis expliqué, libre et entier. * Au tournant de la nouvelle époque Dans l’absolue légalité Extrait de la brochure commémorative du jubilé de la Confédération paysanne du Parti populaire autrichien, 1950 : Dans la nuit du 7 au 8 mai [1945], le dernier gauleiter et gouverneur de Carinthie a transmis ses pouvoirs au gouvernement carinthien nouvellement réuni, ce lors d’un bref discours diffusé à la radio ; dans ces conditions, le changement du pouvoir exécutif carinthien s’est déroulé dans l’absolue légalité. Dans le vénérable hôtel de région, en présence des rares responsables politiques et militaires du régime démissionnaire encore présents et des hommes nouveaux qui allaient oser prendre en main le destin continu de la Carinthie, l’événement, qui marquait l’entrée dans une nouvelle époque, se produisit avec dignité et dans un silence empreint d’une grande émotion.
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* Voix carinthiennes On veut non pas réduire les droits des Slovènes, mais les refuser vu qu’ils tiennent du « concert des auditeurs ». Leur exigence juridique revient à « souiller le nid » et quiconque est « intelligent » ne se laissera pas entraîner dans cette affaire. Les Slovènes doivent maintenir la paix nationale en renonçant à leurs droits. Un maire préfèrera mourir plutôt que de tolérer un écrit slovène. Car la voie du dialogue doit être poursuivie, et l’on ne doit pas perturber la paix sociale. « Les Slovènes provoquent le conflit » sans raison et volontairement. C’est de la dialectique nazie, laquelle consiste à imputer à l’autre ce que l’on a soi-même l’intention de faire. « Ils traitent d’assassins ceux qu’ils assassinent. » La revendication de droits par les Slovènes et l’insistance à les voir reconnus par la loi est – d’après Goebbels – « une pure provocation ». Avril 2001
Traduit de l’allemand par François Mathieu
15 juillet 1927 Le Palais de Justice brûle. Bastonnant et tirant à l’aveuglette la police braconne dans la ville, elle touche fuyards et sans-armes et beaucoup qui ignorent ce qui se passe, et elle les abat. L’asphalte est jonché de cadavres. Alors un homme, Karl Kraus, fait poser une affiche. Il invite le préfet de police
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à démissionner, il l’accuse d’un crime de sang, il ne se tait pas. Mais celui-là, collé à son siège, on le fait docteur honoris causa. * Février 1934 Grand en ce jour est encore le parti et le lendemain il n’est rien. Un nain est apparu et lui a pris la poudre et le plomb. De Vienne jusqu’à Hinterkreuth c’en est fini de son avancée et, dispersée, sa force n’est plus. * Dollfuss Dans la maison des bals gît le cadavre du chancelier assassiné, qui fit tirer sur Floridsdorf et Heiligenstadt. Des mouches veillent les cierges, des seiches encerclent de bouffées de fumée la tour éteinte. Prompt à s’attrouper le peuple clame au meurtrier Heil. * Tombes juives dans le Burgenland Là où la rue du village mène à la plaine, vers la mer morte,
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un espace ceint de murs, pierres chancelantes éparses : comme si les flots charriaient des planches, debout.
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
Né en 1919 à Althofen, Michael Guttenbrunner est l’un des plus importants poètes autrichiens, mais aussi l’un des plus méconnus, sans doute en vertu de son acharnement à se dérober aux mécanismes de la vie littéraire et de ses positions littéraires et politiques intransigeantes, qui lui valurent procès et condamnations et la mise au ban des milieux littéraires et médiatiques. Dès ses premiers recueils Douleur et indignation (Schmerz und Empörung, 1946), Le Fouet noir (Schwarze Ruten, 1947) et Le Bois du sacrifice (Opferholz, 1954), ainsi que dans son œuvre en prose Traces et vestiges (Spuren und Überbleibsel, 1947), il refuse à la fois l’oubli, le retour à la normale et le repli sur le confort des valeurs du terroir. Son œuvre, composée souvent de poèmes et proses brèves, appréhende les faits historiques et politiques dans une langue concise riche d’associations surprenantes, elle mêle sans complaisance les références autobiographiques et la violence de la guerre et de l’histoire. Refusant toute beauté qui cautionnerait une esthétique suspecte, elle n’est pas sans évoquer la meilleure poésie politique de Brecht, par sa rigueur verbale, les écrits de Karl Kraus, et par ses interrogations existentielles, Elias Canetti. Aucune œuvre n’étant encore traduite en français, on peut lire cette défense et illustration du poète qu’est l’essai de Karl-Markus Gauss « Passions et batailles – Michael Guttenbrunner », in Karl-Markus Gauss, De l’Autriche (et de quelques Autrichiens), Vienne, 1998, traduction française de Valérie de Daran, Paris, L’Esprit des Péninsules, 2000.
Lilian FASCHINGER
carinthie le pays où les vitres miroitent, où aucune feuille fanée n’échappe au râteau, le pays des gens souriants les couturières de costumes folkloriques ont fort à faire, les usages sont stricts. des femmes aux yeux bruns aux minois proprets plaisantent dans une langue suave par-dessus les haies bien taillées, on adresse de joyeux quolibets à qui va à la kermesse mais le cercle des chanteurs ment, un soleil d’or faux se répand l’idiot du village est caché ; de celui qui est allé dans les roseaux on ne murmure que le nom ; le couple d’amoureux qui partit en flammes claires
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sur le bûcher, marque de l’ignominie sept fois sept générations en ceux qui ne veulent pas maintenir le mensonge, se fichent les quilles des voiliers et les clochers blancs et pointus en plein cœur, ils font pénitence du sacrilège fait à leur pays d’origine. comme un mur les autres sauvegardent l’apparence, c’est en souffrant qu’ils se vengent. * Plat pays Nulle part de frontière à ce paysage tout est ouvert s’y déplacer comme le Juif errant toujours plus loin et sans repères (pourtant la Rédemption n’a jamais lieu Dieu merci) Le parfum des acacias qui bordent les rues tout accablés. sous leurs grappes de fleurs apaise la faim La vue des champs de pavots qui s’étendent comme des flaques de sang apaise la soif.
Lilian Faschinger Au-dessus de l’horizon, opiniâtre, le disque rouge de la lune jamais ne s’efface * Banlieue Entre des voies ferrées désaffectées près de la route un parapluie décoloré et distordu Sur la palissade qui essaie de cacher un cimetière de voitures au-dessus des flaques de pluie ces lettres noires MORT AU CLERGÉ Près des bandes de motards des putains réchauffent leurs doigts gourds sur un fond de musique disco aux feux qu’elles attisent alors que de derrière les grillages parviennent les glouglous des dindons * Interludes Le sens réside dans les interludes là où les coutures s’entrebâillent et dans les interstices des murs
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C’est dans ces espaces que je m’étends pour ne laisser la moindre brèche je m’y étire consciencieusement Me voilà enfin assise sur terre après le déluge invoqué ingénument je me peigne en chantonnant pour faire tomber les anguilles de mes cheveux seule et souveraine Mais les interludes ne durent pas voilà que je relève le défi et me baisse pour relever le gant que l’amour a jeté prête à y satisfaire et une fois de plus leurrée * Glaciale randonnée Derrière toi je marche le long de la crête tu allonges sans cesse le pas sans te retourner Le froid à de telles hauteurs ce n’est pas mon élément
Lilian Faschinger
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Tu le sais et me présentes, bien intentionné ton dos impassible et faussement protecteur Ma peau est criblée d’aiguilles de glace des voiles de gel m’aveuglent le vent m’empêche toute parole Je ne connais ici que tes contours vers lesquels je me hâte sur le sol gelé au bord du gouffre Retourne-roi Orphée muet À l’aplomb indifférent il en est encore temps car déjà je rassemble mon souffle court pour te calciner l’épine dorsale
Traduit de l’allemand par David-Schaumann et Joël Vincent
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Née à Tschöran en 1950, Lilian Faschinger, après des études d’histoire et d’anglais à Graz, voyage beaucoup à l’étranger, séjourne à Paris et poursuit ses études aux États-Unis. Auteur d’une traduction très remarquée de The Making of the Americans de Gertrude Stein, en collaboration avec Thomas Priebsch, elle a publié des romans, des récits, du théâtre et des poèmes. A la suite de Thomas Bernhard qui fustigea sans relâche un catholicisme bien pensant aux forts relents de nazisme, héritière également d’Ingeborg Bachmann dans la dénonciation de l’oppression mentale exercée sur les individus, elle revendique une identité féminine face aux pouvoirs en place. Elle se sent, de ce fait, à la fois attachée et étrangère à son pays. Lilian Faschinger compare volontiers ses écrits à des genres musicaux. Ses romans sont comme à des opéras où plusieurs voix s’expriment dans une langue débridée ; l’héroïne du roman Magdaléna pécheresse (1995, traduction française Nicole Bary, Calmann-Lévy, 1997) raconte ses aventures amoureuses et oppose aux autorités religieuses un érotisme vengeur et une sensualité triomphante. Les récits sont plus intériorisés et plus proches de la musique de chambre. Les poèmes sont des instantanés : moments d’émotion intense rendus avec une économie de moyens ; les mots, tels des objets familiers, prennent, dans leur rapprochement, un éclairage nouveau ; le ton, parfois amer, ne s’appesantit jamais ; ce sont ses Lieder, son théâtre intime. Outre le roman mentionné, la pièce Main dans la main est publiée aux éditions Comp’Act (Chambéry, 2000) et le récit La Femme aux trois avions est à paraître. Des poèmes extraits de selbstauslöser (déclic spontané, 1983) et ortsfremd (étranger au lieu, 1994) ont été traduits dans les revues La Polygraphe, Rehauts et Europe. Joël Vincent
Gustav JANUŠ
LES IMAGES DU JOUR, je les prends avec moi quand j’entre dans le lieu clos de mes yeux. Un livre d’images hors du temps est maintenant ma demeure. Même si l’obscurité célèbre sa perfection je l’évite et je danse comme un rayon de lumière sur le mur de mon nom non encore écrit. De mon moi aussi à la lumière suspendu je m’oppose à l’obscurité, je célèbre la blanche croisée de fenêtre, j’accompagne le vent du sud et je tends l’oreille au dialogue des ormes. Me taire est si difficile.
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* Chez moi J’aurais aimé rester chez moi. Pour m’asseoir sur le banc et écouter le vent qui chante éternel sur la terre brune. Pour savoir si on a déjà semé le sarrasin, si on a déjà fini les labours du nouveau champ et si la vie y a été semée. Pour savoir aussi si l’automne a offert ses présents aux mains calleuses et leur a apporté sa bénédiction. Mais hier ils ont démoli le banc et sont partis à l’étranger.
Gustav Januš
* LA LETTRE OUVERTE, traduite de la rosée du matin à la mi-journée, est de mon âme la feuille fanée du châtaigner. Dans le miroitement de l’écriture elle raconte des histoires merveilleuses : sur notre existence aussi. La perte de l’imaginé se répand. Dans ces banales contrées sauvages même émigrer ne serait pas un signe de revirement. Mais une écriture déchiffrée serait déjà un refuge. * LE BROUILLARD SOUS LA FENÊTRE n’est pas une blessure, les mouvements silencieux du jour ne sont pas le destin Comme toujours les feuilles de hêtre tombent par-dessus la mi-journée et ne touchent la voix opposée de la terre que lorsque l’automne aux mots rares les recouvre de son manteau.
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Pas de douleur au dos, puisque c’est le pays où le renouveau ne cesse et où le cœur se remet à battre. « Même si nous laissons des traces partout nous nous perdons chaque jour. » La dissolution n’est pas encore délivrance mais elle reste enveloppée dans la fuite hors de la répétition. * COMME UNE ÉTERNELLE NOSTALGIE jaillit de ma mémoire la parabole de l’enfant prodigue. Les images froissées de mon enfance rassemblées dans le recueil du temps s’imposent au présent. Je retrouve la gaieté en jouant : « Peut-être les contes de fées sont-ils quand même vrais ? » Dans les récits la roue du rire tourne des hasards sereins au bonheur quasi continuel. Comme des toiles d’araignées aussi longues qu’une clématite les jeux défilent devant mes yeux. Les vrillettes tricotent des cordons des bords de la vie jusqu’en son milieu.
Gustav Januš
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Tout file hors du poids du corps même la parabole du banc vermoulu là-bas dans la prairie fécondée est irréelle. Une nuée d’oiseaux lentement rentre dans ma mémoire. Le cercle au-delà de la tête devient l’ellipse d’un voyage de retour silencieux. Dans les feux naissent des yeux qui emplissent manifestement le corps de prés couverts de rosée. Les jours de cette époque sont éloquents.
Traduit du slovène par Andrée Lück Gaye
Né en 1939, Gustav Januš est le plus célèbre des poètes slovénophones de Carinthie. Il est également peintre. Connue et reconnue dans l’espace germanophone grâce aux traductions de Peter Handke (qui le considère comme « l’unique génie de [sa] connaissance »), son œuvre poétique emprunte nombre de ses images à la nature, images souvent énigmatiques et pourtant d’emblée saisissables, sombres et mélancoliques, malgré des traits d’ironie parfois, qui explorent en descriptions fugitives et églogues sans illusions l’identité du moi écrivant et la position de l’être dans le repli consciemment éphémère d’une nature idyllique. Maja Haderlap écrit à son propos : « Il a trouvé une langue et une forme où la sensualité du concret et la contemplation de la nature se mêlent de manière unique aux questions fondamentales de l’existence humaine. Pourtant, je perçois, dans sa confiance envers la langue, quelque chose qui ressortit plus à l’exhortation qu’au constat de ce qui serait donné. »
Maja HADERLAP
j’arrive tard dans le temps. il n’y a plus grand-chose à dire sur la promesse dorée de la maison. La soumission animale du rêveur a dégénéré en poison, les habitants des vertes collines grandissent dans de nouveaux oripeaux. tel un gaz tardif, un grand oubli se répand sur les têtes, s’imprime dans la poitrine comme le vol d’un oiseau de nuit qui ne se pose nulle part. mais tout est plus que la mort fâcheuse, même se pencher sur soi, sur le désert, ce qu'il vit avec l’agonie du bellâtre. j’arrive tard dans le temps et au bon moment. la ceinture étroite des alpes bourdonne encore intranquille. la lumière matinale rend son implacabilité à l’univers.
*
je rends aux miens tous les claquements de langue et les chants du coq, le buisson d’épines, je rends le cœur qui saigne, les cendres de la vieille tante, les faux, la hache et le trépied. je rends les pouliches, la cruche en terre, la pâte de blé noir, la cithare, l’obstination et l’hésitation. je leur rends la puanteur de l’étable, leur faim doucereuse de délivrance. je rends leur nom sans réconfort. où sont les domaines des paysans
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Poésie
que la fureur a fortifiés et qui n’ont pas cru que c'en était fini des bois et du cabanon, des râteaux, des pics. qui donc croit encore en la sainteté de la langue, qui la tète avec avidité cette langue qui ne herse plus, ne laboure plus. je lui rends la tristesse qui frappe aux cheveux et le sceau du camp, toute l’engeance des cadavres qui de l’autre monde envoient de frêles saluts pour m’en faire accroire et exprimer de ma gorge le chant du cygne. je rends avec arrogance les significations vierges, le serment de fidélité, mais je garde le désir ancien, les mots, je me réconcilie avec cette bizarre tribu.
*
le désir de femme est sans saveur, enveloppé dans le manteau larmoyant de l’irrémédiable, du mal. des petits œufs plumeux tombent des filles, ils atterrissent nus comme la neige. à l’expérience des mères illettrées poussent des ailes et elles s’envolent sans bruit. à cause des bluettes qui me sont favorables ou hostiles, tout entière je frissonne, dans le jeu des ombres où doivent être conservées les vieilles amours. mon instinct maternel est fissure, mais comment m’expliquer la forme, ma forme de petite bête boiteuse, sentimentale, qui se liquéfie comme une femme enceinte, picore des pois noirs, flatte la nuit ? fruit, es-tu corps, variante nidifiée ? ici t’attendent, courroucés, les enfants des autres.
*
Maja Haderlap
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rien ne subsiste de l’illusion de la sécurité qui telle une maladie s’installe dans le souvenir et impatiente persiste. nœud infini ici, mon vocabulaire s’appauvrit, l’ascenseur de l’année tombe dans un hall trop bas et les vignobles dehors rappellent l’endroit. l'éphémère s’est emparé des murs, des signes. la panique masque son charme audacieux, encore une fois je choisis parmi les fantômes de la maison et de l’étranger, mes tentatives d’apprivoisement dans la fuite échouent. j’écris une antique plainte et l’idée de l’expérience d’une impuissance qui ne s’aggraverait pas et le souvenir se réduit à l’impression fugitive que les microbes tressaillent.
*
trompeur est l’espoir qui murmure un message au sexe. il n’y a rien. rien de ce qu’il pourrait savoir tant qu’il ne se perd pas, ne s’abandonne pas à la chute. tu ne sais pas ce qui en toi va parler quand tu viendras vers moi, quel souffle soudain va pénétrer ta vie, tu ne sais rien de l’adieu quand les sourires à nouveau s’adressent au désir, me mettent en garde. tu me traverses seulement, comme la marée haute tu me submerges, je me gonfle et dans la tension je reflète ton éclat, je suis friable, durcie, alors que tu disparais, avec la couleur de l’âge. tu ne sais plus rien, car le sexe ne se souvient pas, il rêve seulement.
Traduit du slovène par Andrée Lück Gaye
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Poésie
nom d’emprunt ai appris par cœur des cartes routières et des chemins oubliés. ma peau bande blanche comme de sable calcaire teinte, sous mes ongles s’ouvrent des bourgeons de prèle, indicateurs de chemins. des mots bourdonnent sous la tente de ma peau que devant moi je porte comme un bouclier, comme un masque d’illusion. je bats les tambours et lance aux cieux des fusées éclairantes qui s’enflamment dangereusement sous la surface de ma peau. un souffle d’air pourrait m’arracher le masque du corps. il ne souffle pas encore, on ne croit pas encore me reconnaître. que mon nom retombe et il y aura une blanche toile dans la campagne. j’y étais.
Traduit de l’allemand par François Mathieu
Née en 1961 à Bad Eisenkappel/Železna Kapla, Maja Haderlap est actuellement dramaturge (au sens allemand de « conseiller littéraire et artistique ») au Théâtre municipal de Klagenfurt. Elle a été de 1990 à 1992 rédactrice de la revue littéraire slovénophone mladje. Elle écrit en slovène et en allemand essais et textes pour la radio. Son œuvre poétique a été reprise dans un volume trilingue Gedichte – Pesmi – Poems (Klagenfurt, Drava, 1998). « Entre les langues, les mots dans les images cherchent un appui », déclare l’auteur à propos de son œuvre. Dans cette poésie d’un lyrisme brûlant porté par des vers souvent très longs défiant la prose, écrire et exister dans deux langues révèle, au sens photographique, l’instabilité de l’existence et les masques de l’identité. On lira aussi dans ce volume le texte de Maja Haderlap, « L’angle de la Mitteleuropa », p. 45.
Fabjan HAFNER
Fin du conte de fées De la vallée les enfants sont montés. Des bois les brigands sont arrivés. Une voiture brimbale, des chevaliers armés l’escortent. Elle s’arrête devant un château d’ossements humains. Les domestiques accourent. Le cocher ouvre la porte à la gracieuse princesse et s’incline. Sur-le-champ le peuple l’entoure. Les sbires la saisissent, l’enchaînent et l’emmènent au bûcher. *
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Populaire Oh Mojca, où vas-tu ? Ne le sais-tu pas toi-même ? Là où tu iras, nous irons aussi. Oh Mojca, attends, ne va pas si vite. Ne fuis pas, ne cours pas dans le brouillard épais. Oh Mojca, tu fuis. Et nous avec toi. Encore un instant et tu voleras en plein ciel. Oh Mojca, parbleu ! Courons encore. De l’hiver vers l’été de la nuit vers le jour. Oh Mojca reviens ! Étranger est cet endroit. Ne demande pas pourquoi. Capitule, rends-toi. Oh Mojca, mais où es-tu ? Angoissante est l'ombre. En enfer ? au ciel ? Nous sommes tristes. Oh, Mojca, c’est inutile. Perdus, nous sommes perdus. Dans le froid, dans l’obscurité, nous ne savons plus où aller.
Poésie
Fabjan Hafner * Vespérale I Je n’ai pas pressenti et encore moins senti que c’est le jour et l’été. Les herbes piétinées se redresseront dans quelques jours. Dans quelques jours traversés, piétinés. Nous les avons donnés aux autres, l’un à l’autre, à chacun d’entre nous. Ils n’étaient pas à nous. À personne. II Dans un songe bref de chaleur presque sans sommeil d’une nuit d’été fébrilement, de plus en plus faiblement tu t’agrippes à ma main. III Tes traits ont peuplé mon visage.
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Poésie
De mes ongles émoussés je les arrache. Ce vieux poème toujours je l’écrirai pour la première fois, je me promènerai au soleil ardent du bord de la rivière et je t’inventerai, toi. IV La tombée du jour m’habite, mon corps chaud se refroidit lentement, quelqu’un ou quelque chose me dit que tu es le matin, que le matin c’est toi. * LES MOTS, LES MIENS, ne me touchent pas, ils ne se touchent pas, quand je les laisse à l’abandon, la langue m’abandonne. Comme engloutie par un rapace. L’affamé qui a abandonné la présentation. À l’examen oral, il ne s’est pas présenté mais il n’en dit rien. « J’abandonne », ma langue refuse de le dire.
Fabjan Hafner
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Que la différence et la distance, dans l’espace et dans le temps, me débarrassent de la troisième personne, matériel aseptisé, répétition que tous, paniqués, évitent. De temps à autre qu’il soit au moins permis de l’appeler (tout bas, en cachette) souvenir. Traduit du slovène par Andrée Lück Gaye
non touché par ses propres mots là l’un se refuse la langue. se la coupe pour ainsi dire. Et tait son dédit.
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Poésie
Renoncement le dire ne répugne pas qu’à moi. Je cherche la distance dans des troisièmes personnes et un outil non contaminé et une répétition par panique esquivée. Parfois cela peut passer. Appelé aussi : (en silence, avec timidité) souvenir.
Traduit de l’allemand par François Mathieu
Né en 1966, Fabjan Hafner écrit en allemand et en slovène. Chercheur à l’institut Robert-Musil, auteur et éditeur de nombreux essais sur la littérature, il est également l’un des passeurs les plus fervents, par ses traductions, en particulier de Gustav Januš et Florjan Lipuš et d’auteurs de Slovénie. L’œuvre de cet écrivain bilingue, dont l’anthologie De vive voix est parue récemment (en trois langues : Freisprechanlage – Brezročno govorjenje – Vivavoce, Klagenfurt, Drava, 2001), habite le seuil où l’on passe d’une langue à l’autre. L’épigraphe de son premier recueil, Indigo (1988), demeure un art poétique pour l’ensemble de son œuvre : « Écrire est traduire/d’une langue/qui n’existe pas ». Il fait également sienne cette phrase de Marina Tsvetaïeva à Rainer Maria Rilke : « Aucune langue n’est maternelle. Écrire est récrire. » Parmi les textes traduits ci-dessus, le dernier texte traduit du slovène et celui traduit de l’allemand sont les traductions françaises d’un « même » texte dont l’« original » n’est pas singulier. De Fabjan Hafner, voir aussi le texte sur Peter Handke dans ce volume, p. 171.
Axel KARNER
MONSIEUR LE CROQUE-MORT LE DIT AINSI ELLE PARLAIT AVEC LUI PAR PHRASES INCOMPLÈTES ALORS IL LA TUA * MEURS ET SOIS ENCORE MANGÉE LE JOUR MÊME
1 ILS OUVRIRENT LA PORTE AVEC UNE BOUFFÉE D’AIR FRAIS ILS ENTRÈRENT DANS LE CAFÉ ILS SE DIRIGÈRENT VERS LA TABLE À LAQUELLE DEUX HOMMES ÉTAIENT ASSIS ET TIRÈRENT LES TÊTES CLAQUÈRENT DANS LES ASSIETTES
2 ANGES AUX AILES ROUGES RÔTI DE PORC CHOUCROUTE ET KNÖDEL CARRÉ DE PORC RÔTI DÉSOSSER LE CARRÉ SALER FROTTER AVEC DE L’AIL ÉCRASÉ ET DU CUMIN ET FAIRE RÔTIR SUR UN LIT D’OS TOUJOURS ARROSER DE JUS NATURE
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Poésie
3 TOUT EST ALLÉ TRÈS VITE MOINS DE CINQ MINUTES PLUS TARD IL Y AVAIT UNE NAPPE NEUVE ILS NE SE SOUCIAIENT NI DE LA PLUIE NI DU FROID NOCTURNE AU PETIT MATIN LE CUISINIER ET LE TUEUR COMMENCÈRENT À PUER * IL NE VOULAIT PAS VOIR LE SANG SUR SES MAINS N’ÉGORGE PAS PLUS DE QUARANTE-TROIS POULES OIES ET DINDES POUR CHAQUE ANNÉE D’INSOMNIE ET METS AU MONDE UN ENFANT POUR LES NUITS DE VEILLE ALORS TU NE TE SENTIRAS PAS MAL MALGRÉ LE MANQUE DE SOMMEIL ET EFFECTUERAS SANS PROBLÈME TES TRAVAUX MÉNAGERS CAR JE DOIS OFFRIR DES ALTERNATIVES AUX MALADES DES LITS EN THÉRAPIE DES ABATTAGES D’URGENCE ET AUTRES TRUCS DU MÊME GENRE * CELUI QUI TAPE DANS L’ŒIL DE LA MORT FICHE UN COUP DANS L’ŒIL DE LA VIE
IL DESCENDIT LA WÄHRINGER STRASSE IL PLEUVAIT UNE PLUIE CHAUDE ET FORTE IL QUITTA LA PETITE CEINTURE ET TOURNA DANS LA RUE DES SIX CHEVAUX IL LA PARCOURUT RAPIDEMENT JUSQU’AU BOUT PRÈS DU MARCHÉ COUVERT À LA GARE FRANÇOIS-JOSEPH UN HOMME QUI PORTAIT DEUX SEAUX REMPLIS DE QUARTIERS DE VIANDE VINT À SA RENCONTRE IL LUI FIT UN SIGNE DE TÊTE SUR LE PONT DE LA PAIX IL VIT LA SCIE CIRCULAIRE LE MENUISIER AVAIT DANS SON DOMAINE DE RECHERCHE RATÉ SON CALCUL NUMÉRIQUE ET SYMBOLIQUE L’INONDATION VINT AVEC L’ARRIVÉE DE LA CHALEUR
Axel Karner
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* COUP DE GRISOU EN BUVANT IL SE DÉTENDIT ET TIRA AVEC SES DENTS FOUTUES IL N’ÉTAIT PAS CAPABLE DE SORTIR NE FÛT-CE QU’UN MOT LA TACHE DE SANG SUR SA TEMPE GAUCHE ANNONÇAIT LA DÉGRADATION DU TEMPS * LES MORTS NE SERONT PAS IMPUTÉS À L’ADRESSE DE LEUR DÉCÈS MAIS À LEUR DERNIÈRE ADRESSE LES DIFFÉRENCES SPATIALES DE LA MORTALITÉ SERONT VISUALISÉES EN COULEURS DURANT LES FORTES CHUTES DE NEIGE DE SEPTEMBRE ET LE FROID ARCTIQUE QUI A SUIVI ET QUI D’APRÈS LES PRÉVISIONS DES MÉTÉOROLOGUES DURERA ENCORE QUELQUES SEMAINES CENT TRENTE PERSONNES AU MOINS SONT DÉJÀ MORTES DE FROID IL S’AGIT DE CES OUVRIERS D’INTÉRÊT GÉNÉRAL QUI APRÈS AVOIR RENONCÉ À LEURS HLM ONT DISPARU À L’ARRIÈRE PLAN ET POUSSÉS PAR LE FROID AU BRUIT DE VERRE DANS LES CHAUDES ÉCLUSES DES HÔTELS DE LA RINGSTRASSE ONT VOULU TROUVER UN ABRI * VINGT-SIX OCTOBRE LE VERRE DANS LA MAIN DROITE IL ALLA SUR SON BALCON IL PLEUVAIT UN PEU À L’OUEST LA CIRCULATION ÉTAIT BLOQUÉE IL ENTENDIT UNE SIRÈNE ELLE APPROCHAIT ELLE S’INTERROMPIT HURLA ENCORE UNE FOIS POUR FAIRE ALORS SILENCE COMPLET EN FACE DU COMMISSARIAT UNE
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Poésie
LIMOUSINE BLANCHE EXPLOSA VOUS ÊTES AUJOURD’HUI ENCORE TRÈS EN RETARD CRIA-T-IL À L’INTÉRIEUR IL SENTIT DISTINCTEMENT LA PRESSION ET LA CHALEUR DE LA DEUXIÈME EXPLOSION ILS FONT PREUVENT DE NÉGLIGENCE QUAND LA TROISIÈME VOITURE VOLA EN L’AIR UNE VOITURE DE LIVRAISON SORTIT DE DERRIÈRE LE COMMISSARIAT LES HAUTS-PARLEURS TRAÎNANTS SUR LEURS TOITS ANNONÇAIENT LE GRAND SPECTACLE LA PLUIE CESSA
Traduit de l’allemand par François Mathieu
Remède de cheval contre le traditionalisme Au début des années 1990, quand dans la littérature autrichienne la « vague dialectale » des années 1970 et de la première partie des années 1980 s’était estompée depuis belle lurette, un jeune auteur de 35 ans, né en 1958 à Zlan au nord de la Carinthie, publia chez un petit éditeur un recueil de poèmes, Un assassin n’est jamais qu’un homme. Début littéraire percutant mais peu répercuté. Cet auteur avait non seulement réussi à administrer un remède de cheval contre le traditionalisme, mais à faire entendre un son nouveau dans ce genre littéraire en friche depuis des années. Une poésie qui prenait exemple sur les protagonistes de l’écriture dialectale critique des années 1970 (Bünker, Haid, Chobot, pour ne citer que ces trois-là) et qui avec un pas de plus en arrière, à savoir en direction du légendaire « Groupe de Vienne » (Achleitner, Artmann, Bayer, Rühm, Wiener), a accompli d’un coup plusieurs pas en avant. Pas de sentimentalisme mais une encre trempée de noir, pas de parlando vaniteux mais une précision on ne peut plus concise, un style que Karner a su garder résolument dans son deuxième recueil, au titre étrange, Un enfant cloué. La campagne idyllique en tant que chambre de torture sans issue, la vie toute entière un mélange inextricable de violence et désespoir, de mort et de putréfaction, voilà les thèmes de la poésie d’Axel Karner, marquée au sceau du sarcasme et du macabre. Gerhard Moser
Bernhard C. BÜNKER
Tout le monde au village Le verre doucement sur la table A l’auberge personne ne sait ce qui se dit – Des cris viennent de l’épicerie Pontasch est à l’œuvre avec ses camarades comme il l’avait promis « Cette engeance de juifs » disait-il jadis dans l’illégalité1 Cap sur le lac La barque de pêche La lune coincée entre les nuages D’abord la grand’mère ensuite les autres balancés dans l’eau froide Bernhard le commerçant en dernier En plein novembre balancés dans l’eau Après la guerre Pontasch sera gendarme au village Tout le monde savait Aujourd’hui c’est les Yougos dit Pontasch mais pas dans l’illégalité…
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Poésie
* Tout le monde au village (1938) Du temps où Pontasch était encore dans l’illégalité1, avant 38, tout le monde savait dans le village. À l’époque, il ne cessait de pester à l’auberge contre Bernhard, le commerçant qui tenait l’épicerie. Peut-être qu’il était vraiment juif, peut-être pas, personne ne s’en souciait au village. Sauf Pontasch et ses camarades qui en remettaient toujours une couche sur « ce sale juif » comme ils disaient. Après l’entrée des Allemands, Pontasch a paradé fièrement avec ses amis dans le village, et beaucoup étaient contents que Pontasch ne soit pas leur ennemi. Plus tard, c’était un mardi soir, les habitués ont entendu crier et pleurer à l’épicerie. C’étaient les enfants du commerçant Bernhard qui hurlaient. Personne n’a plus dit mot à l’auberge, personne ne savait que dire. Ils ont posé les verres doucement sur la table. Personne n’a pu regarder l’autre dans les yeux. Les hurlements et les pleurs se sont estompés en descendant vers le lac. Après, à l’auberge, Pontasch s’est vanté en racontant ce qu’ils avaient fait du commerçant, « ce sale juif », et de son engeance comme il les appelait, Pontasch. Direction le lac, la grand’mère, la femme et les enfants. Tous les trois pas, un bon coup de gourdin dans les reins du commerçant, puis en bateau, et cap sur le milieu du lac. Balancés les uns après les autres dans l’eau, d’abord la grand’mère, puis la femme et les enfants. En dernier le commerçant Bernhard, « ce sale juif », comme Pontasch s’en est vanté à l’auberge. C’est le mois de novembre, et le lac est glacial. Mais tous, ils se sont débattus dans l’eau et ont commencé à hurler. Sauf le commerçant Bernhard et sa femme, qui ont d’abord refusé de signer l’acte de transfert de propriété. C’est seulement quand la grand’mère, puis deux des enfants, ont coulé à pic, à chaque fois que quelqu’un voulait s’agripper au bateau, Pontasch et ses camarades ont C’est-à-dire membre du parti national-socialiste, illégal jusqu’à l’annexion de l’Autriche en mars 1938.
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Bernhard C. Bünker
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éloigné la barque, ils ont cogné à coups de rame sur les doigts de la femme du commerçant Bernhard jusqu’à ce qu’elle lâche prise et coule, elle aussi, c’est alors seulement que le commerçant Bernhard, « ce sale juif », a signé. Puis ils ont tiré de l’eau le commerçant Bernhard et les deux enfants restés à la surface, ils ont regagné la rive et en route pour la ville, en camion. La Gestapo les a pris en charge immédiatement. Voilà ce que Pontasch a raconté à l’auberge. Personne n’a osé regarder l’autre dans les yeux. Ils ont posé les verres doucement sur la table. Pas un mot. Après la guerre, Pontasch sera gendarme au village. Personne n’ose parler de cette affaire, alors. À l’époque, en novembre, sur le lac. Personne ne parle de ça. Aujourd’hui, Pontasch parle des Yougos de la même façon que jadis du commerçant Bernhard. Il faut faire attention disent les gens, faut pas le rapporter quand Pontasch traite les Yougos, faut pas le rapporter parce qu’il y en a beaucoup qui sont comme lui. Faire oui de la tête, poser le verre doucement sur la table, et ne regarder personne dans les yeux. Il y en a beaucoup qui sont comme Pontasch, qui parlent comme lui, est-ce qu’on sait tout ce qui peut encore arriver. Les nuits sont noires au village et il n’y a personne dans la rue. Pontasch est gendarme au village, et beaucoup sont comme lui. Les nuits sont noires au village.
*
Ce pays… Ce pays dans notre vie ne nous a pas fait tant de bien qu’il faille l’aimer malgré tout et faire comme si de rien n’était –
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Poésie
Je ne veux plus être obligé d’avoir honte du simple fait que je suis Carinthien ne plus parler et expliquer que tout le monde n’est pas comme ça – Je ne suis plus forcé d’ignorer les vociférations dans le coin des habitués – Ce pays ne nous a pas fait tant de bien qu’il faille y venir et payer les verres que les autres cassent…
*
Dans ce pays maudit… Dans ce pays maudit mon âme s’est brisée en mille petits morceaux trempés de tristesse – Les lieux d’autrefois font partie de moi – C’est là que sont éparpillés les morceaux de mon âme – Je ne suis plus assez bête pour aller ramasser mon âme un peu partout dans ce pays maudit qui résonne de froideur et de grandes gueules –
Bernhard C. Bünker
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Je veille à ne pas me retrouver dans un de ces lieux qui sont partie de ma vie dans ce maudit pays…
Traduit de l’allemand et du dialecte carinthien (pour le premier et les deux derniers textes) par Henri Christophe
Le poète du terroir en exil Bernhard C. Bünker, né en 1948 à Leoben (Styrie), professeur de religion, compte jusqu’à aujourd’hui parmi les auteurs autrichiens écrivant principalement en dialecte, le dialecte carinthien en ce qui le concerne. Il a débuté au milieu des années 1970 avec le recueil de poèmes Le Pays bradé qui lui valut immédiatement la réputation de « jeune poète en colère ». C’est autant dans ses poèmes que dans de délicieuses satires que Bünker règle ses comptes à son pays et à ce qu’on appelle le « caractère carinthien ». L’abandon du pays aux touristes, la destruction de l’environnement et l’extrémisme de droite traversent l’œuvre fort volumineuse de Bünker. À quoi s’ajoute une forte mélancolie qui se fait jour dans des atmosphères lyriques, des souvenirs d’enfance et des poèmes d’amour – toujours en dialecte carinthien. Bernhard C. Bünker, en compagnie de ses collègues tyrolien Hans Haid et viennois Manfred Chobot, réussit ainsi à transformer la poésie dialectale traditionnelle – trop longtemps synonyme en Autriche de l’idéologie du « sang et du sol » – en une littérature critique en dialecte. Gerhard Moser
LE VILLAGE
Gert JONKE
Le village repose dans une cuvette. Il est entouré de montagnes. Le bord supérieur de la chaîne de montagnes au nord du village prend la forme de quatre courbes dont chacune se prolonge dans la suivante : sinus, cosinus puis encore sinus et cosinus, déphasés de trois quarts par période. La chaîne de montagnes au sud du village est un massif calcaire aux pentes abruptes, son bord supérieur ressemble au diagramme d’un vecteur à la trajectoire discontinue. La chaîne de montagnes à l’est présente les caractéristiques d’un contrefort. Il est plus aisé d’arriver par l’est si on veut se rendre au village, parce que les chemins qui franchissent ces montagnes sont bien entretenus, bien marqués, identifiés et répertoriés, seuls quelques blocs de pierre, tombés sur la route lors d’un glissement de terrain, gêneront le déroulement du voyage et quelques rares nids de poule feront trébucher ton pied. Tous les cent mètres des pancartes se dressent au bord du chemin. ATTENTION EN CAS DE NEIGE OU DE VERGLAS EMPRUNTER SEULEMENT LES CHEMINS SABLÉS DANS LES PARCS GLISSADES SKI LUGE STRICTEMENT INTERDIT Il y a des panneaux de mise en garde et des informations sur l’état de la route : CHEMIN NI DÉNEIGÉ NI SABLÉ EN CAS DE VERGLAS UTILISATION À VOS RISQUES ET PÉRILS Les chemins qui conduisent au village sont bordés de clôtures en branches de
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Récits et expérimentations narratives
saule couvertes de vert-de-gris. Elles dessinent des rectangles qui découpent le pays. Il est heureux que les chemins soient sécurisés par des clôtures, car de ce fait il est plus difficile pour les taureaux, dont la robe sombre parsème la contrée de taches brunes, de barrer la route au voyageur qui veut gagner le village à pied. Aussi les voyageurs ne sont-ils pas obligés de se sauver à tout bout de champ, au contraire, ils peuvent tranquillement laisser leur pistolet au fond du sac tyrolien et attacher leur sabre dans le dos pour plus de confort. De temps à autre seulement, un taureau se tient derrière la clôture au bord du chemin et il te beugle dessus alors que tu veux gagner le village. Le taureau aimerait bien passer par-dessus la clôture, mais impossible, la clôture l’empêche de t’importuner et tu peux tranquillement suivre ta route jusqu’au village. Certes, derrière la clôture, le taureau t’accompagnera encore un certain temps, vous ferez un bout de chemin ensemble, séparés l’un de l’autre par la clôture ; le monstre essaiera d’écarter la clôture avec ses cornes, mais le plus souvent il ne sera pas assez fort pour la fracasser. Si toutefois il devait dénicher un maillon faible dans la clôture et passer à travers avec fracas, animé par cette méchante idée : attends un peu que je t’attrape, il ne faudra pas que tu perdes ton calme parce que tu viens juste de comprendre les vilaines idées du taureau ; il n’y aura cependant pas d’autre solution que de prendre tes jambes à ton cou, de détaler et zigzaguer comme un lapin, de déjouer par ta ruse les plans du monstre. Le voyageur essayera de détacher dans son dos le sabre, d’enlever de son dos le sac tyrolien, de prendre dans le sac tyrolien le pistolet. S’il réussit, la partie sera gagnée. Tandis qu’il agite le sabre devant le taureau, il arme le pistolet. S’il arrive à embrocher le taureau à la manière des toréadors avant même d’avoir recours au pistolet, on pourra dire le soir venu – tu as bien agi aujourd’hui, car tu as économisé une cartouche. Mais si le voyageur n’arrive pas à achever le monstre avec son seul sabre, il faut absolument lui conseiller de faire usage de son arme à feu. S’il touche le taureau au cerveau, il n’aura pas besoin de tirer d’autres coups de feu et pourra donc économiser toutes les cartouches restantes. Bien sûr, le taureau furibond continuera à foncer sur toi, mais quelques secondes après, à bout de forces, il s’écroulera, moribond. Mais si le voyageur ne le touche qu’à la patte ou aux testicules, il sera bien avisé de tirer un deuxième coup dans le cerveau, quand le monstre gisant, écroulé au bord du chemin, agitera dans son agonie ses quatre pattes en beuglant. Le
Gert Jonke
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voyageur ne sera pas avare de sa pitié, il mettra son pistolet contre le front du taureau, inutile d’avoir peur à ce moment-là que le taureau le blesse, l’importune ou le dérange, au contraire, il avancera la tête, il mettra son front ou sa tempe face au canon du pistolet et attendra patiemment le coup de grâce. En règle générale ta devise sera: Mieux vaut tirer deux coups dans le cerveau que pas du tout. C’est surtout la SPA du village, tellement à cheval sur les principes, qui t’en remerciera. Si le voyageur n’est pas certain d’avoir vraiment touché le taureau au cerveau, si seulement les apparences laissent croire qu’il l’a touché au cerveau, si en réalité il n’en est peut-être rien, s’il croit seulement avoir touché le taureau au cerveau, alors que ce n’est pas du tout le cas, dans ce cas-là il devra tirer un deuxième coup dans le cerveau, et ensuite, apaisé par un sentiment de sécurité, et d’excellente humeur, il pourra faire son entrée dans le village. Si le voyageur a achevé un taureau en se rendant au village, il est de son devoir de le signaler au village, là-dessus un groupe d’hommes se constituera et se mettra en route vers l’endroit indiqué pour ramener le monstre au village. Ensuite le taureau sera embroché et rôti sur la place du village. Chacun recevra son morceau de viande rôtie. On en donnera même au voyageur. Les testicules de l’animal cependant sont réservés au maire, on les donne toujours à sa bonne qui à son tour les apporte à la cuisine de la mairie, les donne à la cuisinière du maire qui les fait revenir dans la graisse chaude en y ajoutant des herbes rares et les met dans l’assiette du maire. Le maire, après avoir ingurgité les couilles du taureau, se rend sur la place du village où l’on fait tourner sur le feu ce qui reste du taureau embroché. Habituellement le maire se joint toujours aux villageois pour partager avec eux un morceau de viande. On raconte pourtant que le maire a contracté cette habitude pour des raisons d’ordre psychologique plutôt que gastronomique, que le repas au milieu de la population lui permet de soigner une certaine popularité. Durant le festin on se penche sur les problèmes du village. Le maire apprend les problèmes du village par la bouche de ses administrés et agit en conséquence. On prétend que c’est de la psychologie et on le dit fin psychologue. Il peaufine son affabilité, dit-on. Certains chuchotent tout bas qu’il a étudié la philosophie économique pendant deux semestres dans sa jeunesse en ville ce qui l’aurait complètement abruti. Mais on n’en est pas vraiment sûr. Il se pourrait aussi qu’on fasse courir ce genre de bruit pour que
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Récits et expérimentations narratives
personne n’y croie. La discussion est ouverte : le maire est-il un abruti, oui ou non. Les uns disent qu’il l’est, le seul fait qu’on cherche à le cacher en faisant courir ce bruit dont le seul but est que personne ne marche, que personne n’y croie en est une preuve suffisante. C’est par ce biais qu’on cherche à cacher que le maire est devenu un abruti, car, prétendent les partisans de son abrutissement, et ils n’ont pas tout à fait tort, seule une vérité incroyable peut à son tour rendre incroyable une autre vérité incroyable ; ce sont en général les intellectuels du village qui tiennent ce discours ; les autres disent qu’il ne l’est pas, impossible que le maire soit un abruti, cette rumeur n’est qu’une machination malveillante de ceux qui veulent lui nuire, parce qu’ils lui envient son honorable fonction et qu’ils ne veulent pas le créditer de tout le bien qu’il a fait au village. Mais on n’en discute pas volontiers, seulement en cachette, en catimini et toujours derrière les murs protecteurs des granges. Car la politique a toujours été un sujet brûlant, ce qu’on sait même au village. Une fois ingurgités ses deux morceaux de taureau rôti, le maire quitte ses administrés et se retire dans sa mairie. Avant de disparaître derrière la porte de la mairie, il lève la main droite pour saluer et adresse un sourire aux villageois. Puis le portail de la mairie se referme sur lui. Les villageois mangent alors ce qui reste du taureau. Une fois le festin fini, même les chats et les chiens reçoivent leur part. Ensuite on enterre le squelette de l’animal au nord du village, derrière le mur du cimetière. Le lendemain sur la place du village, tu vois des cercles noirs sur les pavés de calcaire blanc, des traces de charbon de bois, dans l’air flotte encore l’odeur du bois brûlé, du suif brûlé, et l’odeur de tannerie ; les peaux sont tendues dans les cours pour le séchage et battent au vent. ll est pourtant également possible qu’aucune peau ne batte au vent, qu’aucune peau de bovin ne soit tendue dans la cour pour le séchage, qu’on ne sente dans l’air aucune odeur ni de tannerie, ni de suif brûlé, ni de bois brûlé, qu’aucune trace de charbon de bois ne soit visible, que sur la place du village tu ne voies pas le moindre cercle noir sur les pavés de calcaire blanc, il est possible qu’on n’enterre aucun squelette de taureau derrière le mur du cimetière, que chats et chiens ne reçoivent pas leur part, qu’on ne finisse pas le festin, que les villageois ne mangent pas ce qui reste du taureau, que le portail de la mairie ne se referme pas sur le maire, qu’il n’adresse pas de sourire aux villageois, qu’il ne lève pas la main droite pour saluer, qu’il ne disparaisse pas
Gert Jonke
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derrière la porte de la mairie, il est possible que le maire ne se retire pas dans la mairie, qu’il ne mange pas deux morceaux de taureau rôti avec ses administrés, qu’il ne peaufine pas son affabilité, qu’il ne soit pas fin psychologue, qu’il ne connaisse rien en psychologie, que le maire n’apprenne pas les problèmes du village par la bouche de ses administrés ni n’agisse en conséquence, qu’on ne se penche pas sur les problèmes du village durant le festin, que le maire ne soigne pas une certaine popularité auprès de la population, qu’il n’ait aucunement recours à la psychologie, qu’il n’ait donc pas l’occasion de cultiver cette habitude pas seulement pour des raisons gastronomiques, que le maire ne se joigne pas à ses villageois pour manger un morceau avec eux, qu’on ne tourne pas le taureau sur le feu et qu’on ne l’embroche pas non plus, il est tout à fait possible que le maire ne se rende pas sur la place du village, n’ingurgite pas les couilles du taureau, que la cuisinière de la mairie ne mette pas les testicules du monstre dans l’assiette du maire, qu’elle ne les fasse pas revenir dans la graisse chaude en y ajoutant des herbes rares, que la bonne du maire ne les donne pas à la cuisinière, ne les apporte pas à la mairie, que personne ne donne les testicules du monstre à la bonne du maire, que les testicules ne soient pas réservés au maire, il est possible qu’on ne donne aucun morceau de viande au voyageur, que personne ne reçoive un morceau de taureau rôti, que la bête ne soit ni rôtie ni embrochée sur la place du village, que personne ne ramène le taureau au village, que personne ne se mette en route vers l’endroit indiqué, qu’aucun groupe d’hommes ne se constitue, que le voyageur ne signale pas au village qu’il a achevé un taureau en s’y rendant, pour la simple raison que lui, le voyageur, ne peut pas le signaler au village, parce que ce n’est pas lui, le voyageur, qui a achevé le taureau, au contraire, c’est lui, le t a u r e a u, qui l’a achevé lui le voyageur. Le pays est divisé en rectangles. Les clôtures constituent les contours des rectangles. La longueur d’un rectangle est de cent mètres, la largeur en revanche est de cinquante à soixante-dix mètres. Mais il existe aussi des rectangles plus grands ou plus petits. Verts à bordures brunes. Les clôtures sont couvertes de vert-de-gris. À l’ouest aussi une chaîne de montagnes sépare le village des autres parties du pays. Les bords supérieurs de la chaîne de montagnes à l’ouest sont approximativement ceux d’un trapèze allongé.
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Récits et expérimentations narratives
Plus tard pourtant s’est développée une véritable épidémie dans le paysage les clôtures se dressent désormais à côté des feuilles à côté des rameaux et des branches à côté des troncs brindilles fleurs buissons troupeaux bateaux barques ponts des clôtures où qu’on aille et il est devenu impossible de se déplacer d’un lieu géométriquement relevé à un autre parce qu’il n’y a plus que des clôtures partout où que l’on mette le pied où que l’on se dirige c’est une véritable épidémie dans le paysage et rien d’autre.
Traduit de l’allemand par Uta Müller et Denis Denjean
Né à Klagenfurt en 1946, Gert Jonke, prosateur et dramaturge, conjugue dans son œuvre le goût de l’expérimentation et de la déconstruction des formes, une mise en perspective philosophique de l’absurde et des questions de perception du réel et du temps, et enfin une virtuosité lexicale et syntaxique vertigineuse, aux effets souvent désopilants. La musique, qui sans doute est l’art auquel se mesure l’écriture de Jonke, occupe, comme thème, une place centrale dans nombre d’œuvres, le problème de l’artiste et de la création artistique étant abordé, non sans traits satiriques, dans le heurt avec le réel. Son œuvre ne ressemble à aucune autre tout en poursuivant une tradition bien autrichienne de radicalité qui s’exprime souvent par un humour désespéré et corrosif. Cet extrait d’un des premiers livres de Jonke, le Roman géométrique du terroir (1969) est représentatif de cet anti-roman qui refuse absolument tant la psychologie que les présupposés idéologiques de la littérature régionaliste et inclut aussi bien des croquis que des parodies de règlements administratifs. En français sont publiés plusieurs romans et textes en prose dont Musique lointaine (tr. fr. Robert Simon, Paris, Gallimard, 1979) et, aux éditions Verdier, traduits par Ute Müller et Denis Denjean La Guerre du sommeil (1992), La Tête de George Frederic Haendel (1995), L’École du virtuose (1995), La Mort d’Anton Webern (2000). Des extraits d’autres ouvrages ont paru dans les revues Documents no 4 (1984), Europe no 866-867 (2001) et L’Animal no 8 (1999-2000), ainsi qu’Industrie du meuble in Chasse au lièvre. Récits autrichiens, ed. Axel Nesme, Paris, Livre de poche, 1993. Voir aussi l’extrait d’une pièce de Jonke dans la rubrique « Théâtre » de ce volume, p. 217.
L’EFFACEMENT DE MON VILLAGE
Florjan LIPUŠ
Les villageois n’ouvrirent pas la bouche quand les hommes apportèrent leur charge sur la place. Un fruit amer figeait leur bouche mais déliait leur mémoire : il y a des années, ne se tenaient-ils pas, précisément comme aujourd’hui, alignés, serrés et silencieux devant leurs maisons quand le transport des cendres était arrivé dans le village ? Ils avaient investi la place depuis les bâtiments jusqu’au centre, ne laissant le pavé vide qu’au milieu, ils s’étaient collés le long des murs pour faire, au milieu, une place au chagrin. Alors qu’on ravitaillait le lieu en tristesse et avant qu’il ne soit complètement approvisionné, alors qu’ils lui avaient fait de la place et qu’ils s’étaient tous enroulés dedans, le corbillard est entré sur le terrain à découvert. À l’arrière, deux hommes ont tiré les brancards vers la trouée, un coffret en cuivre est posé sur les brancards, un coffret qui captive les yeux de tous : jaillissant du métal, le soleil ruisselle sur eux en mille cascades, fait étinceler leurs yeux, allonge leur visage, noue leur gorge. Le sablier se mit en marche, déclencha l’engrenage, dans le coffret le sable crissa, des corps se formèrent des petits grains de poussière, les agrafes se fermèrent, les pênes s’enfoncèrent dans les gâches, les canons dans les gorges, les petits grains s’unirent aux grains, les strates apparurent dans les corps, les silhouettes creuses s’élevèrent de la poussière en bruissant comme un tremble frémissant dans l’air, frissonnantes, douces, comme seulement assemblées çà et là par une toile d’araignée, à tout moment chancelantes, dégradables, destructibles ; dans un friselis, les corps se levaient, s’avançaient vers eux en tous les endroits de la place où se trouvaient leurs proches. Après une marche hors du temps, au déplacement de ces corps ils surent qu’ils venaient de lointaines régions, de lointaines époques, qu’ils étaient éternels, éternels en ce qu’ils étaient provisoires ; des images des jours anciens montaient du cuivre, transparentes
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Récits et expérimentations narratives
comme la brise, légères, mais aux traits assez conservés pour qu’ils y reconnaissent les leurs. Les villageois virent leurs mains s’élever vers eux, ni chaudes ni entières comme autrefois, mais froides, cassées, ils entendirent craquer les cendres des membres, des articulations, ils entendirent chaque crissement et eux-mêmes faillirent agiter les mains mais ils les maîtrisèrent, frémissant de bonheur face au vide proéminent devant eux, secoués par une légèreté arachnéenne, et ils manquèrent atteindre un homme, un proche, dans le vide, par leurs mains, leur visage, leur parole. Mais ils ne regardèrent chacun que leur image de cendre, les étincelles de leurs yeux l’incitaient à vivre, ils l’incitaient à la matérialité mais ils n’y réussirent pas. Ils ne clignèrent pas de l’œil, sachant qu’ils empêchaient ainsi leur réduction en cendres, qu’ils prolongeaient le retour du souvenir car un seul clin d’œil ferait s’écrouler la silhouette en un éclair, le premier coup de vent né d’un mouvement de la main la transformerait en une pincée de poussière qu’ils devraient prendre sur le pavé et qu’ils pourraient ramasser avec le bout d’un seul doigt. Mais les villageois ne peuvent retenir longtemps devant eux ces silhouettes. Ils clignent des yeux et déjà les étranges créations s’effondrent, tombent à la renverse dans le fond. Ce qui est fait est fait. Maintenant les gens agitent les mains, chacun pour son image disparue, ils les agitent derrière la poussière dispersée. Maintenant, vont-ils s’élancer tous ensemble pour que chacun rassemble sa part en tas avant qu’elle ne se mélange avec une autre, chacun la mettra-t-il dans une petite cassette et l’emportera-t-il chez lui ? Dorénavant, portera-t-il l’écrin sur une chaînette, au doigt, répandra-t-il plutôt la cendre dans le jardin de famille, en engraissera-t-il ses pots de fleurs ? Préférera-t-il suspendre le médaillon au-dessus de son lit, l’avoir devant lui à table, placera-t-il l’objet précieux sur un socle de pierre sur le coteau ? Doit-il abandonner au vent cette poignée de terre pour la disséminer sur la place afin qu’elle se perde dans les fissures, les interstices ? Dans cette poudre, il y a tout un quartier du village : les hommes sont revenus, beaucoup d’hommes sont revenus, mais les femmes de cet endroit ont toutes fondu dans le feu, on a transformé par le feu les vieillards et les enfants en une poignée de cendres. On a envoyé les cendres des proches à leurs proches et on a donné la parole au curé pour que là, devant le coffret, il fasse l’intermédiaire avec leur émotion, qu’il la leur brade et qu’il apporte de l’eau à son moulin ; rien n’était plus facile, et ils ont cru ce verbiage non seulement en temps de paix, pendant les temps futiles, non seulement pendant les temps humains extérieurs, non seulement dans les périodes qui allaient des préoccupations du plaisir jusqu’aux agréments de la souffrance
Florjan Lipuš
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supportable mais aussi au cours des époques les plus profondément bouleversées ; dans ce temps intérieur, intérieur comme il ne l’a jamais été auparavant et comme il ne le sera jamais plus, les villageois ont écouté le charmant bavardage du curé, sur la place, ils se sont tus et ont observé le coffret en cuivre qui de nouveau a aspiré en lui les spirales de cendres, capturé les dernières brises sous son couvercle. Silencieux, ils se tenaient sur la place, résignés à tout, ayant pris leur parti de tout, chacun arrachant fiévreusement de lui son lourd état d’hébétude. Ce qu’ils ont acquis pendant des années, ils l’ont réduit en poussière en un jour ! Ils ne s’effraient pas de l’insignifiance humiliante de ces morts tous ensemble mélangés, ramassés du four avec une pelle à ordure, ils ne s’effraient pas de leur indignité, la leur et celle des autres, ni de leur peu de valeur : une partie du village brûle dans les fours pour rien, on met les cendres en tas avec des raclettes et on les envoie dans le village d’origine ; leurs gens leur reviennent, réduits à une poignée d’ordures, détruits et pour toujours domptés mais toute cette nullité, cette tristesse, ce bas prix annoncé n’étonnent pas les villageois. Plus tard, il les étonnera encore moins, ils ne se débarrasseront plus des étonnements infligés : les soirs, aux heures nocturnes, dans des endroits isolés, ils les verront toujours et encore, ils se rassembleront toujours et encore sur la place en cette foule compacte et même aujourd’hui, jour de la fête de la paysanne, ils le feront ; quelques générations encore leur rendront la chaleur du tas de cendres, les images du brûlis se lèveront des grains de poussière et se répandront, de génération en génération, leurs proches les saupoudreront de cendres, ce sera toujours comme ça au village, toujours comme ça.
Traduit du slovène par Andrée Lück Gaye
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Récits et expérimentations narratives
Né en 1937 à Lobnig/Lobnik près d’Eisenkappel/Železna Kapla, romancier et essayiste, Florjan Lipuš a longtemps enseigné à Leppen/Lepena. C’est lui qui fonda en 1960 la revue littéraire slovénophone mladje, dont il resta le rédacteur en chef jusqu’à 1981. Romancier le plus célèbre de la Carinthie slovénophone, il est, avec Josef Winkler, l’un de ceux qui évoquent la fin du monde rural, ferment une époque de la civilisation et préparent le moment d’en tourner une page. Dans son plus célèbre roman, seul ouvrage traduit en français, L’Élève Tjaž (tr. fr. Anne Gaudu, d’après la traduction allemande, Paris, Gallimard, 1987) est évoquée l’atmosphère de l’internat où le jeune Tjaž cherche la liberté par la révolte et dont l’histoire, jusqu’à son suicide, est racontée par les différentes voix de ceux qui l’ont connu. Dans ce roman déjà, comme dans l’extrait présenté ici, le réalisme et la précision des descriptions, dans une langue virtuose jouant sur les assonances, sont baignés dans une atmosphère fantastique produite par une sorte d’abstraction ou d’objectivité désincarnée dans l’observation. Ce passage se situe à la fin de L’Effacement de mon village, roman sans narrateur à la première personne, malgré son titre, évoquant la présence d’un village qui ne vit que par l’attente de la mort de l’un de ses habitants, et finit dans les flammes. Outre L’Élève Tjaž existe en français un extrait de L’Effacement de mon village traduit par Andrée Lück Gaye sous le titre Mon Village disparu (Le Livre slovène. Bulletin d’information de l’association des écrivains slovènes de Yougoslavie no 3/4, 1983).
LE LABOUREUR DE CARINTHIE
Josef WINKLER
Le cortège funèbre poursuit lentement sa route. Dans le village en forme de crucifix, à l’endroit de la plaie à la cuisse gauche, se trouve, abrité par un auvent, un Crucifié qu’on décore de fleurs chaque semaine. Face à lui, le bâtiment de l’école. Les écoliers sortent par la porte en courant et se retrouvent dans les bras du Crucifié. Des bœufs passent, des filles et valets de ferme munis de faux. Le laboureur soulève son chapeau quand il passe devant le crucifix, l’enfant s’agenouille et prie. Sous le fardeau de la couronne, les yeux rivés sur le dos de son frère, le garçon continue de marcher dans le cortège funèbre. Les roses et les œillets se flétrissent sous le soleil brûlant. Eman soulève le rideau de soie comme un voile funèbre et me fait signe. Que les vivants ressuscitent enfin des morts ! Les morts du cimetière se tiennent cois, ils savent très bien que le cimetière s’est peuplé. Aucun enfant n’imaginerait que les morts, sous terre, ne prennent pas tout comme eux petit déjeuner, déjeuner et, le soir, une polenta avec du café noir. Le café doit être d’un noir abyssal. Ils doivent veiller d’ici à minuit. Ils inviteront les nouveaux morts à danser tandis qu’au grand crucifix du mur de l’église pousseront deux canines de Nosferatu. Sur la couronne d’épines fleuriront des roses rouges. Le couvercle du cercueil sera fixé par des dents de rat. Grand-mère ! Quand est-ce qu’elle est morte, la Mer Morte ? Le crucifix incline la tête vers les tétons durcis. Il se nourrit de son propre lait rouge sang. Au cimetière, des enfants plantent des crucifix blancs sur les taupinières. Un bras de poupon en plastique repose sur une pierre tombale. Les sauterelles sont postées dans les corolles des bleuets. Le thermomètre de la chaleur estivale grimpe. L’assistance s’incline devant l’oiseau des morts. La langue des morts volette dans les flammes des bougies posées sur les tombes. Les tournesols réclament l’éclipse solaire. Le village s’anime : il a un mort à
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Récits et expérimentations narratives
déplorer. Les rats annoncent la fin des temps et devant le cercueil ouvert de grand-mère, le curé feuillette un almanach. Pieds nus à côté de la tombe de grand-mère, le pantalon retroussé jusqu’aux genoux, le fossoyeur dépose les couronnes sur le tertre funéraire. Le monticule de terre est nu, affreusement nu, les fleurs le décoreront et le vêtiront. À quoi ressemblent les enfants d’un croque-mort ? D’ailleurs, as-tu des enfants ? De mon âge, peut-être ? Encore un coup de gnôle, plante la pelle dans l’ossuaire, enfourche ta bicyclette, prends l’argent qu’on te doit pour tes services funèbres, tends la main au prêtre et aux proches du défunt, mange un peu de goulasch avec un petit pain, bois une deuxième bière, et une troisième, et va-t-en au cimetière suivant. Deux yeux d’enfant te suivront tristement jusqu’à ce que tu disparaisses au virage. Innombrables sont tes visages. Tu ressembles à chaque mort que tu enterres. Grand-mère s’est enterrée seule, grand-père aussi. Ils projettent la terre pour s’en recouvrir comme d’un voile noir. L’oiseau des morts se nourrit de chenilles et de vers, comme tous les autres oiseaux. On ne le croirait pas. J’eus aussi l’honneur d’annoncer à grand-mère sur son lit de mort la nouvelle de la mort du pape Jean XXIII. Mémé, le pape, il est mort. Je me levai tôt le lendemain matin. J’allai au-devant du facteur, donne-moi le journal, je veux voir une photo du pape mort. Je dois faire la lecture à grand-mère. Je lirai et elle se cramponnera à son chapelet noir, elle pleurera et récitera d’innombrables Notre-Père et Je-VousSalue-Marie. Le pape mort avait une allure admirable. Avec ce pape, Dieu est mort, mais il mettra au monde un successeur. Je lui apportai la nouvelle que le pape était mort en la regardant avidement dans les yeux et je découvris aussitôt que sa propre mort ne lui serait désormais plus pénible. Mourir après le pape était chose facile. Elle réclamait des photos de Jean XXIII. Après la nouvelle de cette mort, le curé était-il assailli de fièvre lui aussi ? Je portai les photos à grand-mère. J’aurais aimé y mêler quelques-unes de moi. Josef Ier. Être pleuré par des millions d’hommes, cela vaut bien une mort. Le bout noir d’une mèche brisée à côté de la tête d’un mort ! La mort dans ce village fut mon maître instructeur. J’avais pour elle de la peur, du respect et une grande confiance.
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
Josef Winkler
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Né en 1953 dans le village de Kamering, Josef Winkler décrit dans ses premiers livres, regroupés en 1984 sous le titre La Carinthie sauvage, une enfance marquée par le quotidien de la vie paysanne et les rituels religieux, dans une atmosphère familiale et sociale pleine d’une sourde violence, celle du village construit en forme de croix. Á l’autre extrême de cet ancrage dans le terroir se trouve, complémentaire et nécessaire, l’enracinement dans la littérature, celle d’aventure (Karl May) et la littérature universelle, en particulier allemande et française. Ainsi, les déclencheurs de l’entreprise littéraire sont-ils, d’une part, le suicide conjoint de deux adolescents homosexuels, scène reprise de livre en livre, et d’autre part la lecture, en particulier celle de Jean Genet, chez lequel Winkler trouve la profusion d’images religieuses et funèbres venant transfigurer des figures de la marginalité sociale et sexuelle. Parmi les autres auteurs phares, il faut mentionner Hans Henny Jahnn, Lautréamont, Kafka, Hebel, les surréalistes français. L’extrait de cette « lettre au père » de trois cents pages que constitue Le Laboureur de Carinthie est représentatif de la conjugaison des visions oniriques et des descriptions du réel. Cette évocation d’un village qui s’alimente de la mort n’est pas sans évoquer L’Effacement de mon village de Florian Lipuš, dont un extrait est traduit dans ce volume, p. 137. Par la suite, Winkler explore d’autres espaces géographiques, où les rituels funéraires occupent toujours une place importante, notamment l’Italie (Naples et Rome) avec Cimetière des oranges amères (1994) et Natura morta (2001), et l’Inde, avec Domra (1996). L’évocation de la Carinthie revient, sous une forme narrative plus continue, dans Quand l’heure viendra (1998). De Josef Winkler ont paru en français, aux éditions Verdier, Le Serf et Cimetière des oranges amères (traductions d’Eric Dortu, 1993 et 1996), Quand l’heure viendra et Natura morta. Une nouvelle romaine (traductions de Bernard Banoun, 2000 et 2003), et aux éditions de la Maison des Écrivains et Traducteurs, Shmashana (traduction d’Eric Dortu, 1999), ainsi que des extraits de Domra dans Europe, du roman Langue maternelle dans Nu(e) et du Laboureur de Carinthie dans Rehauts. À paraître aux éditions Verdier : Domra. Au bord du Gange ; Le Livret du pupille Jean Genet ; Langue maternelle ; Cadavre guettant sa famille. Voir aussi dans ce volume, de Josef Winkler, l’extrait de Personne déplacée, p. 201.
LA POSITION AU BORD DE L’ABÎME
Ernst Christian PACHER
Une irrévocabilité, cher Heidenreich, nous avons affaire à une irrévocabilité du malheur. Nous ne cessons de nous faire humilier, offenser, mais si, pour une fois, nous ne sommes ni humiliés, ni offensés, nous souffrons alors du silence implacable. Il n’est plus de paix pour nous. Le silence, je l’ai toujours dit, est l’instrument le plus efficace de nos ennemis. Toutes ces cruautés que nous avons à endurer au cours de notre vie, j’en ai assez depuis longtemps ; quand on me console et qu’on me parle, alors là, c’est carrément à désespérer. Si on me dit de belles paroles, alors je dis que ce sont des phrases pour mourir. La nature autrichienne, cher Heidenreich, ne sera bientôt plus une nature, nous aurons bientôt affaire, avec la nature autrichienne, à une subnature. La Science a péché contre la Nature ! La pluie qui tombe sur Linz est acide, les légumes du Marchfeld sont toxiques, les fleuves de Carinthie sont des flaques dégoûtantes, les bovins de Styrie, du Tyrol et de la Haute-Autriche sont pris de fièvre aphteuse, c’est à peine si nos forêts retiennent encore les avalanches ! Et ce qu’il y a de terrible, cher Heidenreich, la Nature commence à se défendre, la Nature se met à prendre sa revanche ! Elle se venge injustement aussi de moi ! Je suis pourtant innocent des crimes commis contre la Nature puisque je ne suis moi-même qu’une victime de ces criminels contre la Nature. Récemment, cher Heidenreich, récemment, un homme a voulu utiliser un câble sous tension pour extraire du sol les vers dont il avait besoin pour pêcher. Mais la nature s’est défendue, l’homme a fait un faux pas et il est mort de la décharge électrique qu’il a reçue quand le câble lui a brûlé l’intérieur de la poitrine ! La nature a contre-attaqué, elle n’a plus envie de rire, maintenant !
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Mon désespoir est un désespoir unique en son genre, fondamental, pour ne pas dire qu’il s’agit, quant à mon désespoir, d’un désespoir important pour les sciences humaines ! Notre temps changera, il doit tout simplement changer ! D’autres temps doivent advenir, des heures et des jours meilleurs ! Les temps aussi changeront, même si le temps s’arrête. Le temps et les temps, cher Heidenreich, ce n’est pas du tout la même chose. Le temps est autre chose que ce que nous aimerions bien croire. Le temps, c’est tenir une position, le temps, c’est l’univers, plus grand, même cent fois plus grand que toutes les galaxies rassemblées. En fin de compte, le temps, c’est aussi moi, puisque mes modes d’action sont à peu près comparables à l’arrêt sans répit du temps. Pour revenir encore une fois sur ma fuite en train, cher Heidenreich : j’étais donc assis dans le train et je ne savais pas où menait le voyage. Voyager sans but constituait pour moi un défi, une aventure extrême, une entreprise prodigieuse. J’ai fini par descendre quelque part et c’était un pays étranger, inconnu de moi, ce furent des étrangers que je rencontrai en descendant du train. À chaque fois, cher Heidenreich, à chaque fois que j’entre en pays nouveau, j’ouvre la visite de ce pays nouveau en en faisant le tour avec précision. Les pays nouveaux sont synonymes de danger quand on ne les connaît pas. La langue du pays nouveau ne présentait aucune difficulté notable. En raison d’une grammaire favorable à mon égard, amicalement disposée envers moi, la langue pouvait donc être apprise. Mais ce qui ne pourra jamais être appris, cher Heidenreich, c’est la vie intérieure des gens, et c’est précisément cela qui fait de chaque pays un danger. Ce pays nouveau était donc un endroit dangereux pour moi, mais les habitants du pays nouveau sont également synonymes de difficultés importantes pour la population installée de longue date. Tous les pays de notre Terre sont d’une extrême dangerosité, là où demeurent des hommes, il restera toujours du danger. Puis l’immobilisation forcée dans les résistances étrangères, le soleil me paraissait chaque jour plus sombre, mon regard se voilait de plus en plus, puis j’ai recommencé à penser à la mort. Mon âme, cher Heidenreich, fut détruite de très bonne heure, je ne sais plus comment m’en sortir, cher Heidenreich, j’ai examiné les possibilité les plus extraordinaires avant de réaliser que ce n’étaient pas des possibilités. J’ai buté dans les murs de la résistance intérieure.
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À plusieurs reprises, je vis dans le pays étranger des gens à qui je voulus parler, mais jamais je ne fus capable d’aller vers eux et de leur parler. J’étais calme, je me perdais dans le mutisme. Ce désespoir, cher Heidenreich, ce désespoir doit maintenant prendre fin. Voyez-vous, je livre depuis toujours une lutte permanente contre la répétition mais rien ne changera jamais à la répétition du malheur, malgré ma lutte acharnée, la peur rejaillira encore et toujours. Les conditions préalables à notre vie furent des conditions lourdes de conséquences. Nous végétons sans but, comme ça, dans les circonstances les moins favorables que l’on puisse imaginer, nous nous consumons vifs. J’ai bien sûr aussitôt appris la langue du pays nouveau, je me suis spontanément adapté à la machinerie de mort du nouveau gouvernement, j’ai surmonté sans peine les difficultés, mais j’ai commencé à échouer dans la vie quotidienne. La maîtrise de la langue nouvelle, cher Heidenreich, n’enlève pas la moindre dangerosité à un pays. Tous les pays sont assez bien pour mourir ! J’ai commencé à mourir à l’heure de ma naissance, depuis, je continue de mourir sans relâche, mourir est un processus, on meurt certes lentement, mais on garde le cap. Chaque pas de la vie, nous le faisons uniquement pour permettre le pas suivant vers la mort. Abattu, cher Heidenreich, abattu j’ai marché à travers l’inconnu, abattu j’ai plié bagage, remballé mes quelques biens, j’ai quitté le pays en lequel j’avais mis tant d’espoirs qui ne se réalisèrent jamais. Muet dans ma douleur, j’ai pris le train et au retour, j’ai tranquillement laissé le paysage défiler devant moi, ce paysage, disais-je (même dans le malheur, mon cerveau fonctionnait avec la noblesse d’un Rachmaninoff au piano), ce paysage, tu n’as plus à le délimiter, on peut le laisser défiler à toute allure, j’ai déjà décrit ce paysage avec une précision on ne peut plus pointilleuse lors de ma fuite hors de mon pays. L’ensemble de mon voyage, mon cher, me rappelait un livre de l’historiographe grec Xénophon, que j’eus à traduire au collège. Ce livre relate une campagne à l’intérieur des terres d’un empire à conquérir et la fuite désespérée hors de l’intérieur des terres quand l’armée de mercenaires grecs, prise d’une peur panique, se dirige tout entière vers la côte. Peut-être vous en souvenez-vous, cher Heidenreich, Thallata, la mer, la mer, criaient les rescapés. Cette histoire de la catabase et de l’anabase s’est répétée avec moi, seulement, je n’eus jamais aucune raison de me réjouir et de crier Thallata. Mon cerveau, cher Heidenreich, je ne cesse d’entraîner mon cerveau à pouvoir épuiser les prodigieuses possibilités du cerveau.
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Je prononce sans arrêt des mots grecs, je décline, je conjugue, je parle de l’aoriste, de l’aigu, du grave et du circonflexe ! Plus mon cerveau se préoccupe de cette langue morte, plus je m’identifie à elle, petit à petit en effet, je parle à titre de mort, je suis un cadavre pensant. D’une certaine manière, nous sommes tous, cher Heidenreich, morts. Mais rares sont ceux qui pensent en même temps. Au retour, je fonce dans la voiture-restaurant du train, je me libère avec du vin et du schnaps. Le schnaps a été toujours été mon sauveur. Un état pitoyable, nos habitudes sont pitoyables. Puis le retour à la maison, le grouillement à la gare, les pétarades menaçantes des trains qui manœuvrent brusquement, perspective trouble à travers un voile de larmes de colère, quelques rares pensées moroses en rapport à notre nouvel insuccès, je suis chez moi. C’est en train, cher Heidenreich, que je suis rentré du pays nouveau jusque chez moi, on peut maintenant dire que je suis rentré chez moi, dans la catastrophe. Plus rien ne nous est facile ! Quand j’écris, ma main se fatigue. Plus je tiens longtemps dans la main le stylo ou le crayon, plus je suis fatigué. En nous se déploie une envie de sommeil, les injustices que nous éprouvons font naître nos pensées morbides. À présent, nous n’avons plus le droit de prêter le flanc, il faut veiller à ne surtout pas se laisser broyer ! Nous sentons que nous perdons nos cheveux, notre puissance musculaire décline, mes capacités sexuelles diminuent, on ne peut plus rejoindre une femme dans un lit sans avoir à craindre de se ridiculiser ! On s’est toujours ridiculisé au lit ! Soit ça vient trop vite, soit ça ne vient pas du tout ! Étrangement, la banalité du corps de la femme nous a toujours fasciné ! Nous sommes allongés sous les femmes, nous sommes allongés dessus. Les femmes, cher Heidenreich, on peut toujours les avoir. Quand l’endroit où nous projetons notre précieuse semence nous est égal, nous pouvons acheter les femmes, quand il ne nous est pas égal, nous devons, pour pouvoir nous décharger, dire aux femmes élues des mensonges sur l’amour. Vous n’imaginez même pas, cher Heidenreich, à quel point les femmes sont naïves, ridicules et absurdes. Je ne me sens plus en sécurité nulle part, le soir, quand je suis dans mon lit à fixer la cloison de la chambre à travers mes orteils écartés, je perçois la vie intérieure du mur, je veux dire : le paysage de la chaux. Cet aspect menaçant, le froid qui vient des murs de nos maisons !
Ernst Christian Pacher
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Je sais me protéger des hommes, j’échappe à leurs attaques avec les bottes de sept lieues de l’amertume, je prends rituellement congé de la peur, j’essaie à tout le moins ! Souvent, je pense qu’il faudrait réduire en miettes les gouvernements, ensuite, j’ai l’impression d’être une ceinture autour de l’État. Je constitue pour les pouvoirs publics un code secret, une formule indécryptable. Ma langue, cher Heidenreich, j’aimerais te donner ma langue et prendre la tienne en échange, ta langue a des facultés d’expression insoupçonnées. Mais d’un autre côté, nous ne pouvons pas échanger nos langues, l’échange de nos facultés d’expression aurait pour nous des conséquences désastreuses, quiconque a un jour échangé sa langue est mort. Tu marches à travers le paysage et soudain, tu remarques que tes jambes commencent à résister contre la direction prescrite, ton cerveau tombe même de ta tête dès que tu cherches une langue commune avec le paysage. Nous devons nous ériger un mausolée et en finir avec l’absurdité de notre vie, nous nous oublions de plus en plus ! Notre dernière chance de survie est d’échanger les actions à l’intérieur de notre tête, il faut que nous soyons toujours sûrs de faire autre chose que ce que nous sommes réellement en train de faire ! Nous échangeons dans notre cerveau les noms de nos activités, nous devons faire de notre présent une abstraction, il nous faut abstraire puisque nous sommes mal à l’aise dans notre présent ! Nous avons peur de n’être qu’un hôte fugace de notre cerveau. Vois-tu les dômes des collines là-bas derrière, cher Heidenreich ? Ces dômes nous sont inaccessibles en raison de leur éloignement, et c’est le mythe de la tentative de s’entourer soi-même en utilisant la force centrifuge. Mais si nous nous entourons, cher Heidenreich, à quoi cela nous servira-t-il, à quoi cela nous servira-t-il ? Nous nous encerclerions nous-mêmes en permanence ! Faisons confiance à notre instinct, Heidenreich, à notre vigilance animale. Si effectivement nous nous tournons autour en permanence, nous devrons aussi constamment nous retourner pour voir si nous arrivons encore à nous suivre ! Si nous y réussissons, c’est qu’il doit nécessairement exister une coordination des postes de commande, une cohésion des forces. Mais cela est parfaitement exclu dans le cadre d’un mouvement circulaire permanent, cher Heidenreich ! Nos vies à tous sont des échanges permanents de zones intérieures et extérieures ! Mais qui, Heidenreich, peut s’extraire d’un cercle extérieur ? Seul quelqu’un qui arrive à quelque chose dans le monde extérieur, probablement. Mais si quelqu’un n’arrive à quelque chose ni dans le monde intérieur, ni dans le monde extérieur, il n’a pas d’ordre en lui. Mais si quelqu’un ne porte pas
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d’ordre en lui, cela a pour conséquence de produire un épouvantable chaos, un chaos à l’intérieur des hommes. En moi, cher Heidenreich, il n’y a plus d’ordre, si l’on fait abstraction de la régularité avec laquelle je collectionne les récits de catastrophes.
Traduit de l’allemand par Laurent Rossignol
Né le 21 janvier 1962 à Eisenstadt (Burgenland), Ernst Christian Pacher, abandonné par ses parents, est placé dans plusieurs orphelinats à Vienne et en Basse-Autriche. Il est adopté en 1967 par Gertrude et Franz Pacher et vit alors en Carinthie où il fréquente les lycées de Veit-an-derGlan, Klagenfurt et Tanzenberg. Il meurt à l’hôpital de Klagenfurt le 23 janvier 1983. Tourmenté sans doute par la mémoire des premières années de sa vie, en dépit de l’éducation aimante de ses parents qui permettent à ses talents musicaux et littéraires de s’épanouir, il est dès la puberté sujet à une humeur sombre, hantée par la mort. Il écrit beaucoup, comme obsessionnellement, en particulier un grand nombre de poèmes et plusieurs récits (L’Encens plein de mort, Jour du père) et romans (Koulak et La Position au bord de l’abîme), pour la plupart inédits, sinon par extrait dans des revues. Son texte Mort de Joseph, publié en 1981 dans un volume consacré aux jeunes auteurs (Junge Literatur aus Österreich, Vienne, Bundesverlag, 1981) est remarqué. C’est un texte, une sorte de lettre au père, mêlant images érotiques et visions religieuses, qui se place sous l’influence de Josef Winkler, qui y est cité. Une partie de son œuvre poétique a été rassemblée dans le recueil Sans un signe sorti de la nuit (Grußlos aus der Nacht heraus, Klagenfurt, Ritter, s.d. [= 1985]). Paru dans la revue culturelle Die Brücke en 1982, le texte traduit ici évoque, du moins par le ton et par l’adresse à un « cher Heidenreich » fictif plusieurs fois pris à partie, Thomas Bernhard.
LA FIN DE ROSCHER
Janko FERK
Josef Roscher fut mis au monde un jeudi après-midi par une sombre journée, après un accouchement difficile pour ce premier enfant qui resta unique. Ce qui caractérisait la mère de J. Roscher, c’est qu’elle se comportait vraiment comme telle avec son fils. Ce que dut vraisemblablement ressentir le petit Josef R., car le premier mot qui jaillit de ses petites lèvres fut – comme par gratitude envers elle – un joli maman prononcé distinctement. J. Roscher resta sa vie durant très attaché à sa mère. Il en alla de même pour sa mère. Il était tout pour elle. La prime enfance de Josef R. au village fut rigoureusement aussi ennuyeuse et aussi insignifiante que sa vie ultérieure, qu’il passa au même endroit. Sa voie lui était pour ainsi dire toute tracée ; il était traité comme un être humain. Il entra à l’école à l’âge de six ans et y demeura jusqu’au terme des années de scolarité obligatoire. Pas une minute de plus. Il ne s’était jamais donné plus de mal que nécessaire, les résultats moyens qu’il obtenait à chaque fin d’année étaient d’ailleurs là pour en attester. Il n’avait jamais témoigné d’intérêt pour une matière en particulier, excepté durant les toutes premières années ardues passées sur les bancs de l’école, il s’était vraiment efforcé d’apprendre comme il faut à lire, ainsi disait-on. (Il faut préciser que son maître d’école aimait à ce que, parmi la meute qui lui était confiée, au moins l’un d’entre eux fût capable de lire, si ce n’est joliment, du moins de façon claire et audible). On lui avait enseigné à écrire, à compter et à lire comme on lui avait appris à se brosser les dents et personne n’en avait d’ailleurs exigé davantage de sa part. Pour quelle raison et pour quoi faire, je vous le demande.
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À la fin de la scolarité dite obligatoire de J. Roscher, le père exigea de lui qu’il apprît un vrai métier, un gagne-pain comme on dit, il ne voulait plus avoir son fils à ses crochets encore des années. Josef R. s’étant révélé excellent élève lors de la préparation du repas dominical avec sa gentille maman dans la grande cuisine, on l’envoya en apprentissage auprès d’un maître ébéniste renommé dans la région. Son comportement fut à tel point insignifiant – ce qu’il demeura du reste toute sa vie – qu’au bout de deux jours d’apprentissage, le maître le prit tout bonnement pour un client. Ceci ne l’empêcha pas d’être quelqu’un de sensé dans son travail et au bout du compte au moins à peu près adroit. Il avait au demeurant des doigts courts et de longues jambes. Aguerrie avec les années, son habileté manuelle au travail avait fini par venir d’elle-même et venait à bout de tout. Mais ce n’est ni le lieu ni le moment de s’appesantir sur cette terne existence. Il serait inutile de décrire une journée, ni même plusieurs années ou des décennies entières de cette vie dérisoire. Contentons-nous plutôt d’évoquer brièvement quelques événements anodins, quelques épisodes pour ainsi dire. J. Roscher était âgé de quarante ans, toutes ces années avaient sans doute laissé certaines traces chez lui, il les avait presque toutes vécues. Il était toujours plus tôt qu’il ne le pensait. C’est pourquoi le passé était pour lui perdu. (Terminé. Fini) Ces quarante années avaient été résolument saines, J. Roscher n’était jamais allé voir un médecin, un guérisseur ou quelqu’un de ce genre. J. Roscher n’était certes pas quelqu’un de compliqué. Au grand jamais. Depuis qu’il n’avait plus l’âge de se traîner par terre en vagissant, il portait en permanence des vêtements amples autour du torse et des jambes. Des habits qui bégayaient presque. Des pantalons avec des défauts de langue. Jamais il n’avait profité des maigres biens qu’avaient laissés ses proches ou ses plus proches tantes et parents pour s’enrichir personnellement. À l’âge de la maturité, il déploya sa véritable force, un talent véritable dans l’art de converser avec les très vieilles dames passablement tremblotantes de son voisinage le plus proche. On parlait de Dieu et du restant de l’humanité, la conversation était parfois entrecoupée par un soupir de vieille dame qui venait du cœur ou y allait tout droit. (Dans les mémoires, Josef. R était toujours perché sur son vélo brinquebalant à moitié rouillé et sillonnait la jolie campagne.)
Janko Ferk
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Comment utiliser de l’encre d’imprimerie sur du papier blanc était l’un de ces curieux articles qu’il découpa un jour dans une revue spécialisée – déjà ancienne à l’époque – pour le lire et relire ensuite avec une grande joie et, bizarrement, aussi avec satisfaction. Jamais il ne prononça une parole qui fût digne d’attention, à l’exception d’une seule phrase (La mort survivra à tous les hommes) mais cela ne se reproduisit jamais. Un voisin qu’une telle pensée avait ébahi au point de la noter l’avait écrite sur une feuille de papier. Il l’avait ensuite rangée dans sa table de chevet où, peu après sa mort, son fils aîné qui cherchait autre chose l’avait retrouvée. Lors de la cérémonie d’enterrement, le prêtre avait été alors obligé d’en relire plusieurs fois la phrase sous les applaudissements d’une foule déchaînée. (J. Roscher ne s’était jamais mêlé des affaires publiques, il n’avait donc jamais été actif dans tout ce qui était plus ou moins politique). L’existence de Josef R. aurait dès lors pu connaître une fin tout à fait insignifiante voire désagréablement ennuyeuse si n’était survenu un événement un mois exactement avant son quarante et unième anniversaire… Un soir, alors qu’il voulait rentrer chez lui, J. Roscher aperçut des hommes avec des mines proprement officielles postés en grand nombre devant de la porte de sa maison. L’un d’entre eux lui cria de loin – J. Roscher était encore perché sur son vélo – que cela faisait déjà une bonne demi-heure qu’on l’attendait. Josef R. avait répliqué qu’il n’était pas le moins du monde au courant – il était toujours perché sur son vélo mais s’était rapproché d’eux à présent – un autre lui hurla alors en pleine face que ce n’était pas leur souci et qu’il allait bientôt voir ce qui allait lui arriver. Oui, lui. J. Roscher crut devoir déceler dans ces propos une force de conviction qui ne pouvait que lui nuire en tant qu’homme et en fut extrêmement intimidé. Il se sentit immédiatement coupable. Il ne pouvait guère imaginer pourquoi ils étaient tous là maintenant. Il songea tout d’abord au petit accrochage qu’il avait causé involontairement dans les parages avec son vélo, il y avait déjà des années de cela, mais il se dit aussitôt qu’on l’avait déjà sévèrement puni à l’époque pour cette peccadille. On ne pouvait pas encore en avoir après lui pour cette histoire, du moins espérait-il ne pas lourdement se tromper dans cette supposition. Josef R. fut alors brutalement interrompu en pleine réflexion (plus une légère appréhension). L’un des hommes lui demanda d’un ton bourru et l’air renfrogné s’il allait enfin se décider à ouvrir cette porte et à les faire entrer ; ce à quoi J. Roscher – déjà visiblement énervé – rétorqua ou plutôt se contenta de
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demander s’il pouvait d’abord poser son vélo contre le mur de la maison. Un autre homme lui expliqua alors qu’il ne valait mieux pas car un vieux clou comme le sien risquerait d’endommager le mur de sa jolie maison. Josef R. ouvrit la porte – comme s’il n’avait pas eu la bonne clef – les hommes le pressèrent alors littéralement à l’intérieur de la grande maison. Une fois dans la cuisine, on se mit à le rudoyer. Puis il fut interrogé sur un ton peu amical : où se trouvait-il la veille à la même heure, combien de temps et pourquoi était-il resté là-bas et ainsi de suite... Bien qu’il se sentît coupable, il ne répondit pas à une seule de ces questions, car il ne savait vraiment pas ce qui lui arrivait ; sur quoi ils se mirent à fouiller partout : ses armoires, ses tables, ses buffets, ses poches, ses fenêtres, tout ce qu’il possédait. L’un d’eux eut la grande surprise de découvrir à l’intérieur de l’une des armoires une grande fourche à fumier et un autre trouva dans une autre armoire un pistolet chargé. J. R. fut abattu sur-le-champ. Les hommes s’en allèrent sans même lever leurs casquettes graisseuses. En fait, ils devaient faire croire à un suicide.
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
Né à Unterburg en 1958, Janko Ferk a étudié le droit à Vienne. Juge au tribunal de grande instance de Klagenfurt, il vit en Carinthie. Janko Ferk écrit en allemand et en slovène et traduit dans ces deux langues. Il a publié plusieurs anthologies, notamment de poésie d’auteurs carinthiens. Il est l’auteur de plusieurs recueils poétiques, notamment Enfoui dans le sable du temps (Vienne, Atelier, 1989) et Aux marges du silence (Vienne, Atelier, 1991), ainsi que du roman Le Plaignant condamné (Vienne, Zsolnay, 1981). Le texte publié ici témoigne de la présence de Kafka, auquel Janko Ferk a consacré une monographie remarquée, Un « Procès » est de droit. La philosophie du droit selon Kafka (Vienne, Manz, 1999), où il explore les questions de la justice et de la juridiction dans Le Procès et d’autres textes de Kafka.
MIRNOCK
Helga GLANTSCHNIG
Dans un va-et-vient fébrile, on attendait la mise en place pour la polonaise. Je me trouvais avec mon cavalier dans le tiers au premier rang, à ce cavalier, je n’accordais pas le moindre intérêt, il m’était échu, d’emblée était déchu. Déchu aussi, radié, son nom. Mon regard se promenait au-dessus de ses épaules, il se concentrait sur un autre, dont je supposais que. Tout en haut, stuc et plafond à caissons, en bas, parquet miroitant. Dès que les choses devinrent sérieuses, le maître de danse haussa les sourcils, et il se mit à donner ses ordres avec force gesticulations. Son geste de la main comme la baguette d’un chef d’orchestre donnant le signe d’attaque. Cous tendus au moment où les couples entrèrent dans la grande salle, les spectateurs, curieux, se pressaient le long des murs. Les couples marchaient droit devant eux, se séparaient, se retrouvaient. Figures imposées qui emplissaient l’espace, orchestrées par un maître de danse ganté de blanc. Le petit bouquet de fleurs se tenait tel un éventail. Sans relâche, des flashs qui venaient de plusieurs directions. Après avoir décomposé les pas, je me confondis en une profonde révérence avec les autres danseuses, les cavaliers s’inclinèrent, à la fois libérés et soulagés, on changea de position pour passer à la valse. Les robes commencèrent à ondoyer, le blanc n’opposait aucune résistance. De temps à autre rien que poussés de ci, de là, puis immobilisés dans la cohue, puis de nouveau une secousse énergique, un coup de côté, on vous marche sur les pieds. Rapide coup d’œil maternel, quelque chose qui vide de toute énergie. Des regards furtifs, un clin d’œil, un sourire, comme si le but était de rire. À la fin de la valse, Père me pressa brièvement les doigts. Paumes de main légèrement calleuses, danseur jovial, infatigable, son regard reposait, fier.
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L’orchestre changea de morceau, fit retentir une polka tonitruante. Après les tours, il me regarda comme si quelque chose s’était passé, rajusta sa cravate qui avait glissé, posa la main sur le haut de mon bras, nous fraya un chemin à travers la foule. Quand la musique se taisait, on soufflait, flânait bras dessus bras dessous à travers les salons, allait au buffet, au bar à champagne, fumait ou ne fumait pas. Les couples officialisés allaient main dans la main, en passant, on se blottissait contre l’épaule de son accompagnateur. Cela faisait voile sur vous, galant, ou impertinent, ou étourdissant. Un professeur approcha, tendit le bras, impossible de l’éconduire. Des yeux enfoncés derrière d’épais verres de lunette, humeur joyeuse, orageuse, pendant les cours, il se mettait souvent en colère. Sa lourde paluche collait à l’omoplate, ses pieds étaient plus agiles. Sans discontinuer, il se répandait en allusions qui se voulaient spirituelles, en mots à double entente. Le large cou engoncé dans la chemise frottait contre l’encolure. Visage rasé de frais, front qui se couvrait de minuscules gouttelettes, le seul professeur qui fût un peu jeune. Il remercia pour la danse comme on remercie pour une escalope viennoise. Idem pour le rang des danseurs. La manière dont l’un d’eux me manœuvrait à travers la foule, me tenait dans ses bras, et dansant, me serrait toujours plus contre lui, odeur de savon, d’after-shave. Un autre tendait le bras comme une lance, le suivant serrait ma main dans la sienne avec une insistance bizarre, il n’était jamais en mesure, balançait exagérément le bras, et par-dessus le marché, s’efforçait de converser avec enjouement. Puis de nouveau, des jambes expertes, une main légère telle une plume, il s’ensuivait un plaisir allègre, un élan, des mouvements comme d’un seul jet. La danse se déroulait presque d’elle-même, sans difficulté, sans volonté propre, pieds légers, bondissants, changement de mesure, de 3/4 en 6/8, valse, fox-trot, tango. Toujours un peu sur la pointe de pieds, ou bien penchée loin en arrière, petite sensation de griserie, de vertige, comme si les pieds ne touchaient plus du tout le sol. Tout se volatilisa, tout se mit à flotter, partit en tourbillons. Le plafond à caissons vacillait, les murs se courbaient, les fenêtres se liquéfiaient en s’incurvant. Un bourdonnement, un ruissellement, la robe comme oubliée, une autre, jaune citron, vert sauvage ou bleu roi. Sans ourlet, posée sur rien. Un visage en recouvrait un autre, taches marron clair. Effacés, les traits des visages, cire fondue. Quelque chose me dirigeait, m’orientait à travers le monde. Avec l’assurance d’un somnambule, les pieds passaient les obstacles, effets de patinoire, aspérités et arêtes insoupçonnées. Une assurance, une réminiscence
Helga Glantschnig
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qui montait dans le corps. Ce flottement au-dessus de la myopie, une couche de glace fine comme du verre. Un balancement sur des bulles de savon, sur des talons obliques ou sur la planche comme savonnée d’un plongeoir. Au mur, dans des cadres imposants, les portraits des membres d’une famille noble, nez aristocratiques, reflets de marbre sur le cou dénudé d’une dame de la Renaissance, éclat de rouge sur les joues, une fraîcheur mystérieuse dans les cheveux, nattes éclatantes dans une luminosité or pâle, les touches les plus claires étant l’or du soleil sur le rose framboise du fauteuil, et le rose framboise du fauteuil dans l’or sombre du parquet. Danseurs échauffés, rires, on se donnait de l’air avec la main qu’on agitait en éventail, buvait, mangeait, les petits pains s’abaissaient, se levaient, un petit verre, puis un autre. Le champagne montait trois fois plus vite à la tête, vanité de la griserie. Chaud, plus chaud, toujours plus chaud, c’est à peine si je voyais ce que je buvais. Comme une balançoire, l’excitation glissait vers l’épuisement pour s’élancer encore vers un nouvel embrasement. Des regards volaient en tous sens. Ils glissaient sur moi, ces regards que je n’enregistrais pas. Il était là. Celui qui ne dansait pas avec moi. Si élégant, si sportif, si lisse, le menton irréprochable, la pointe d’une illusion. Ses bras, ses épaules. Le e de son nom avait l’éclat de l’argent, la froideur de la lumière lunaire. Il restait une silhouette indistincte au milieu des autres couples de danseurs. Pas une fois mon nom dans sa bouche. Pas l’aumône d’un geste dans ma direction, si imbu de lui-même, occupée avec une autre, rivale. Un dos noir qui s’éloignait et devenait de plus en plus petit. Un instant, la salle scintillante s’obscurcit, un frisson me parcourut le corps, quelque chose m’enveloppa dans un drap froid. Petits signes d’attention. L’un des danseurs, que j’avais jusqu’à présent toujours éconduit, tendit son bras en guise d’invitation. Il tournait bien, et les joues rosirent. Après quelques danses, ensemble dehors. Par les portes ouvertes arrivait le bruit assourdi de la musique, des lumières et des voix émanaient de la salle. D’autres aussi se penchaient contre la balustrade de l’Arkadenhof. Silhouettes fumantes, on plongeait le regard dans la faible lueur du ciel hivernal, on soufflait dans l’air froid. J’étais adossée au mur, la pierre rafraîchissante me grattait le dos. Comme si je devais d’abord réfléchir tandis que ses lèvres prenaient une moue dispose. Silence, on s’observe. Il approcha tout près, se pencha en avant, confiant. Ma tête recula jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus. Ses genoux se pressaient contre mes cuisses, aspirante, avalante, sa langue pénétra, salive, ciel,
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nuit de novembre qui regarde. Petite pause, plus rien, et les boutons de la robe retrouvèrent leur constellation. Martèlement de pieds dans l’un des salons adjacents, sur la piste de la discothèque, les silhouettes se fondaient sous des flocons de lumière clignotante en un organisme battant et transpirant. La musique, grossière et épaisse, puis douce et calme. Dans des recoins et des niches sombres, des mains couraient vers le bas, vers le haut, dans des fentes, de ci, de là. Pincement, long baiser goulu, on glissait lentement joue contre joue sur la piste de danse, silhouettes enlacées, imbriquées, timidités aussi. Dans un brusque recul, le front s’éloigna de la poitrine. Tout à coup, il manquait quelque chose. Dans le vestibule des toilettes, je retirai pour un instant les chaussures à haut talon de mes pieds endoloris. Sans penser à ça. C’est une camarade de classe qui la vit, la tache, elle s’en fit la remarque à voix basse, ce nom qu’on donne à chaque mois, plate et chaude et collante. Cette nuit, pile cette nuit. Les jambes soudain plus molles que deux ficelles, l’absence d’un axe intérieur pour me tenir. Du rouge en auréoles. Image qui se dérobe, dans le miroir. Plutôt disparaître de honte, sous l’eau. Coulait, la vie coulait, sensation de. Un effroi, une mise à nu. Je fixai la tache. L’endroit de l’accident qui s’agrandissait, morsure. Des verres cliquetaient, de la fumée montait en volutes dans l’air, alors. En un clin d’œil, je pris une décision. La couleur du sang, subrepticement, je versai le reste rouge d’un verre de vin sur une chaise, tirai la chaise, pris tout mon courage pour m’asseoir. Le rouge était là deux fois, comme une erreur, une méprise. Rouge-violet, lie de vin, en passant, par hasard. Elle avait servi, était perdue, remisée, une fois pour toutes. La robe vola du cintre comme d’une branche d’arbre. Elle ne dansa plus de valse.
Traduit de l’allemand par Valérie de Daran Née en 1958 à Klagenfurt, Helga Glantschnig est l’auteur de plusieurs romans et recueils poétiques. Mirnock, paru en 1997, porte le nom d’un des sommets montagneux de Carinthie. En une suite de chapitres ordonnés comme les photographies d’un album de famille, l’auteur, avec objectivité, se concentre apparemment sur le sujet représenté. Mais elle écrit aussi ce qui transparaît à l’extérieur du cadre de la photographie ; le roman d’éducation narrant l’enfance et l’adolescence d’une jeune fille dans le paysage et la vie sociale d’une ville provinciale représente toute une génération, celle des années 1960 et 1970. De Helga Glantschig ont paru en français des poèmes dans Action poétique no 166 (2002) et dans Poésie en Autriche aujourd´hui. Pas un jour pour rien, tr. fr. Rose-Marie François, Namur, Revue de la Maison de la poésie, 1998.
ÉTREINTE
Lydia MISCHKULNIG
Il était très tôt encore. Personne à part moi ne se trouvait dans le lac. L’eau était plus haute que l’été dernier. Certains autochtones craignaient que le niveau élevé de l’eau ne dénude les racines des buissons cramponnés dans la terre, consolidant la rive, et qu’ils ne soient arrachés. Le lac n’avait ni arrivée ni sortie d’eau. Il n’y avait pas eu de pluies violentes disaient-ils, au contraire, depuis des semaines régnait une solide sécheresse. Les autochtones craignaient que le séisme, qui à quelque deux cents kilomètres du lac avait détruit des villages entiers, n’eût entraîné la montée des eaux. Du fait des déplacements des plaques tectoniques, le fond du lac s’est relevé. Le lac était d’origine volcanique tout de même, disaient-ils, et il existait des spéculations selon lesquelles ce lac-ci, bien qu’il fût considéré comme éteint, pouvait redevenir lui aussi un volcan crachant le feu. Je m’étonnais de la qualité d’eau potable du lac, alors qu’il n’y avait ni entrée ni sortie d’eau, sans goût de soufre ni particules de suie. Les autochtones déclaraient que le sol du lac, quant à la richesse végétale, était sans égal. Ces végétaux filtrent les particules en suspension dans l’eau et abritent assez de faune aquatique pour assez d’animaux se nourrissant de particules en suspension et de plancton d’eau douce, voire de soufre. C’est ainsi que le lac se purifie de manière naturelle et que l’eau est si propre bien que toujours sombre, même par une journée radieuse, et aux reflets les plus éclatants. Je me suis donc levée à l’aube, profitant du parfum des pins et de la chaleur nourricière du soleil matinal qui ne commencerait son œuvre d’incendiaire qu’à midi. Je descendis au lac. Entre les racines baignées par l’eau, des cygnes fouillaient du bec leur plumage. Je longeai la promenade à quelques mètres de distance d’eux. Il est connu que les cygnes peuvent devenir agressifs, qu’ils
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crachent en ouvrant grand leur bec et arquent les ailes avant de se précipiter à gros coups de palmes sur l’élément perturbateur et de l’attaquer à coups de bec dévastateur, claquant des ailes au-dessus de la tête du nageur jusqu’à ce qu’il se noie sous le blanc plumage. Je fais donc un bon demi-kilomètre, puis j’étale ma serviette de bains. Une bande étroite de gravier sépare le lac de la route. Je pose mes vêtements sur une pierre et m’enfonce dans l’eau. On associe la température plus élevée du lac au feu souterrain déclenché par le séisme. Je nage dans une cuve remplie d’une eau à la température du corps. Il se peut naturellement que cela corresponde aux faits : la moindre profondeur du lac et sa surface augmentée peuvent engendrer un réchauffement par le soleil plus rapide et plus intense. Je n’arrive pas à m’imaginer des roches ardentes au point le plus bas du lac. Je nage en direction de son centre, je ne m’y fais pas bouillir, bien sûr, je me rends compte qu’ici et là je ressens même des courants plus frais, des courants plus chauds aussi, et encore plus chauds. Le lac est lisse comme s’il était de plomb. Le reflet du soleil y scintille pourtant comme de l’or liquide. Je me mets sur le dos et me laisse porter. Seuls les mouvements de mes bras et jambes font onduler la surface de l’eau, et je vois mon radius droit, comme un fil. Je suis au centre. Je suis sereine, adoptée. Ce n’est pas jusqu’ici que l’Agathe de mes rêves viendra me pourchasser. C’est moi qui l’achève dans l’écriture, pas elle. Il me faut simplement la ranger, et la mettre au rancart. C’est étonnant combien de temps on peut rester sur le dos, immobile, sans sombrer. Je ne crains pas les profondeurs du lac. Les autochtones disent que le lac était en furie au moment du séisme. Des vagues de plusieurs mètres de haut s’étaient fracassées contre le mur de la digue et l’écume avait atteint jusqu’aux maisons les plus reculées de la petite localité. La promenade aurait été arrachée s’il n’y avait pas eu les buissons. À l’agonie, le chien de la signora de Rottweil s’est fait emporter sur la grande place par une vague qui avait enjambé la digue et s’était répandue en un éclair jusqu’au centre du bourg. Ce chien n’a jamais émergé des flots, disaient-ils. À part lui, personne ne s’était noyé. Je me roulais dans l’eau, du dos sur le ventre, sur le dos. […] Je plonge, pour resurgir tout de suite. Je prends plusieurs inspirations et replonge, plus profond. Huit mètres, à mon sens. À chaque mètre, mes poumons diminuent de volume. Je me propulse vers le bas, me donne de l’élan avec quelques rares battements des pieds pour ensuite fondre sur les profondeurs avec des mouvements longiformes. Je reste en bas pendant trois
Lydia Mischkulnig
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minutes. J’ai ingurgité suffisamment d’oxygène pour en nourrir mon sang. Je pourrais rester plus longtemps, mais l’envie respiratoire se déclenche. Je la domine. Si je veux achever d’écrire Agathe, il faut que je la voie. J’encombre l’image de moi, je fixe sans cesse ma nuque. Je devrais me débarrasser pour avoir la vue dégagée. J’ouvre les yeux et regarde vers le bas. Je vois les vertes cimes des végétations aquatiques qui montent de qui sait quelles profondeurs. Une épaisse forêt se dresse sous moi. Je tente de m’en rapprocher autant que possible et nage vers le bas. Ces cimes sont inaccessibles. Elles ondulent sous moi, parallèlement à mes mouvements de brasse. S’il est vrai que ce chien a été englouti par cette eau, son cadavre ne sera jamais libéré, les bois et la jungle de cette végétation si dense le retiendront pour toujours et l’envahiront. De fines pointes délicates me chatouillent le ventre. Est-ce que je plonge plus bas ? Peut-être trouverai-je Agathe et son histoire. Demain j’emprunterai une lampe sous-marine pour éclairer cette ténèbre où le vert s’estompe. J’ai l’impression d’entendre un bruit. Il est impossible d’entendre du bruit sous l’eau. Il est temps de remonter me dis-je, l’envie respiratoire diminue déjà. Et pour finir, ce sera toi, l’Agathe morte. Je regarde encore un peu autour de moi et suis effrayée par mes propres cheveux qui planent devant mes yeux avant de suivre le mouvement de ma tête et de se placer dans la direction où je nage. Je regarde vers le haut. Avant de refaire surface, je l’examine. Pas de bateau en vue. Alors je gicle hors du miroir et inspire. Je pense pouvoir réprimer l’envie de respirer facilement pendant cinq minutes, mais sans partenaire, je ferais mieux de ne pas m’y risquer. Tout de même, on n’est pas une Ondine.
Traduit de l’allemand par Henri Christophe
Née en 1963 à Klagenfurt, Lydia Mischkulnig est l’auteur de plusieurs romans, recueils de nouvelles et pièces radiophoniques. Son plus récent roman, Étreinte, se situe dans la lignée de l’œuvre narrative d’Ingeborg Bachmann et d’Elfriede Jelinek. Dans une langue précise, brillante et maîtrisée jouant avec nombre de références littéraires et culturelles, le miroir infini de ce roman interroge l’identité et l’écriture féminine : les trois personnages – la narratrice, Agathe et l’écrivain « LM » –, qui ne sont qu’une seule et même personne, traversent des histoires et sont traversées par elles, histoires qui les situent dans l’Autriche des années 2000, mais aussi dans les strates de la vieille nation et de ses tombeaux.
TROIS TEXTES
Werner KOFLER
UNE DOCUMENTATION SUR LA PROVINCE
sexualité et norme esthétique « appartement. l’appartement que j’habite : une mansarde dans une maison plus très neuve, petite, odeur, une fenêtre sur la rue et vue sur le pigeonner d’en face. il m’arrive de descendre l’escalier jusqu’à la cave, je deviens un rat, un dessin à la plume, je me déplace dans ce qui est sans plume. la chauve-souris que j’habite. » (1965) voici comment est née cette ébauche : à klagenfurt, par une tiède soirée de printemps (j’habitais alors à villach la maison de mes parents, une construction récente, mais je fréquentais l’école normale de klagenfurt, je faisais chaque jour le trajet en train de villach à klagenfurt et de klagenfurt à villach, des va-et-vient, une existence itinérante d’écolier, ce soir-là, je ne sais plus pourquoi, je me suis attardé à klagenfurt, il me restait encore beaucoup de temps jusqu’au départ du train suivant, l’avant-dernier pour villach), à klagenfurt, donc, par une tiède soirée de printemps, sur le chemin de la gare, je longeai le jardin thomaskoschat, et comme je passais lentement devant le jardin public baptisé d’après le prince des poètes carinthien, thomas koschat, je me dis, tu vas t’asseoir dans le jardin koschat et fumer une cigarette, par une soirée pareille, assieds-toi, me suis-je dit, et grilles-en une, une bonne austria C, et je me suis assis, sur un banc, je me suis allumé une austria C, et là, dans le jardin – un tout petit jardin public,
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mal éclairé – il n’y avait personne d’autre, et comme j’étais assis à fumer, je me dis, quelle soirée, et alors un besoin soudain s’insinue, le besoin de me branler, tu vas te planquer dans le noir derrière un buisson, me suis-je dit, et tu vas t’astiquer, et, après avoir regardé autour de moi si personne ne venait, je me suis planté dans le noir derrière un buisson, j’ai baissé mon pantalon et j’ai commencé à me masturber, je me suis « branlé » et j’ai giclé dans le buisson, j’ai vite remonté mon pantalon, j’ai pris mon cartable et je suis vite sorti du jardin koschat ; l’esprit brouillé, accablé de sentiments de culpabilité et d’infériorité, j’ai marché dans la rue de la gare, déserte, jusqu’à la gare, et j’ai pris le train pour villach ; pendant le trajet, occupé uniquement par ce que je venais de vivre, j’ai senti – moyen de surmonter ce qui s’était produit une fois de plus – que commençait à se former dans ma tête de la littérature ; j’ai pris des notes et, arrivé chez moi, à villach, je me suis assis dans ma mansarde et je me suis mis à écrire cette ébauche. grandi dans une situation familiale que / je n’hésite pas à dire harmonieuse, j’ai été / élevé d’après les principes de la foi catholique / décence et morale. je ne peux pas dire que / ce fut une enfance malheureuse. (qu’avons-nous, demandent mes parents, voulu / d’autre que faire de toi un / homme capable et heureux ? nous / n’avions que de bonnes intentions.) en science et conscience de / ce que leur avaient enseigné leurs / parents, ils m’ont transmis / les notions de l’honnêteté ; – à distinguer, dans mon / intérêt propre tien et / mien, bien et mal. que peut-on / leur reprocher ? frais d’inscription administrative : payés « werner reinfried kofler est né le 23 juillet 1947 à villach-warmbad. père : ernst kofler, commerçant, catholique romain, domicilié à villach, kernstockstrasse, 9. mère : anna kofler, née moser, catholique romaine, domiciliée à villach, kernstockstrasse 9. modifications de l’inscription : – » (bureau de l’état-civil de villach)
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description d’un accident le samedi du carnaval : une rupture de style (hommage à paul celan) un midi, carnaval était arrivé, arrivé au pays et pas seulement au pays, monta dans sa voiture et roula, et roula l’idiot, idiot et patron, patron d’une usine, une cimenterie, et avec lui roulait son nom, connu ici, il roulait et s’en vint, s’en vint en filant, se fit entendre, lui et son vin en haut, là-haut dans la caboche, dans le ciboulot, roula tantôt à gauche, roula tantôt à droite, entends-tu, m’entends-tu, c’était pacher, pacher charly, me v’là, v’là l’mec, moi et ça, ça que je possède, moi et ça, ça que j’ai bu – donc il roulait, pinté, il roulait, un midi, lalaïtou, sur des routes, il allait à lind, et il a monté, monté la butte – il a pris, pris vers le pont, pont de lind, roulé, roulé dans son tombereau, roulé sans songer à soi ni aux autres – car pour l’idiot, pour lui, à carnaval, au carnaval de villach, qu’estce qui n’est pas permis au carnaval de villach –, donc il roulait et il s’en vint, s’en vint à quatre-vingt, déboula du virage, s’en vint à toute bringue, sur le pont, pont de bois, pont cahoteux, s’en vint, s’en vint. s’en vint, oui, de ce côté, du côté gauche. s’en vint, ouah !, sur le trottoir, trottoir en bois. et qui, penses-tu, qui s’en venait en sens inverse sur le pont ? en sens inverse s’en venait une femme, rien qu’une femme et son enfant, plus jeune d’une demie vie d’ouvrier, tout petit il s’en venait, s’en venait, lui aussi dans sa voiture, poussée lentement, voiture d’enfant, s’en venait avec sa maman, s’en venait de lind et voulut passer le pont, pont de bois, s’en venait et voulut continuer, voulait vivre, voulait, comme la maman, vivre encore – et qui, je le demande et redemande, ne tient pas à sa vie, puisque – dieu l’ayant fait ouvrier – puisqu’il doit emprunter, aujourd’hui et demain et après-demain – s’en vint, s’en vint sur ses roues, s’en vint comme il était prescrit, sur le trottoir, s’en vint dans la voiture d’enfant, s’en vint, le petit, en sens inverse de l’autre ; il s’en venait, l’idiot, à toute bringue du virage, s’en venait, j’ai une cimenterie à moi, j’ai du vin dans la caboche, le ciboulot, s’en vint sur le côté, le mauvais côté, côté de l’enfant, le grand s’en vint sur le petit, le capital sur le travail, fonça et percuta, voiture s’en vint sur voiture, percuta et percuta, ils chutèrent, tous les trois, chutèrent du pont, chutèrent, tu sais, c’est carnaval, et petit, l’enfant, petit fit que sa vie se taise face à la direction d’une cimenterie, face au contrôle, contrôle perdu, sur une voiture. alors soudain tout se tut, et sur le pont, sur le pont le silence se fit, et là en bas
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aussi, où ils gisaient, lui et celle-ci et celui-ci, là en bas, sur les rails qui vont à tarviso, à salzbourg et à spittal sur la drave. pauvre femme, enfant mort ! mais, demandes-tu, mais l’idiot, alors ? il s’en vint, il sortit, il sortit de la voiture, s’en sortit, s’en sortit avec des contusions et une plainte, s’en sortit avec la vie, s’en vint, s’en vint et s’en vient encore.
LE PÂTRE SUR LE ROCHER
Bon maintenant, je vais vous montrer quelque chose, là, lisez, nous mentionnons cette coupure de journal, ce fait, la scène primitive, bien entendu vous ne pouviez pas le savoir, et cela aura été votre erreur... Or nous avons constamment affaire à des raconteurs de blagues, à des victimes, à des objets de blagues mortelles... Comprenez-vous où je veux en venir ? Non ? Mais lisez donc, professeur, lisez : Blague mortelle. – Justement à l’endroit clé, sous ce qu’on appelle la Plaque Rouge, durant l’ascension de la Haute Table, un linguiste raconta à son collègue une blague. Sur quoi celui qui l’écoutait éclata de rire au point de perdre l’équilibre, fit une chute de trois cents mètres dans le vide et mourut sur le coup. Les deux randonneurs avaient sillonné les monts des Hohe Tauern pour explorer les origines celtes et illyriennes des noms carintho-slaves des montagnes et des lieux-dits. – Qu’est-ce que vous en dites, vous en restez coi, mais vous voyez : ce n’est pas le narrateur, sujet, mais l’auditeur, objet de la narration, qui a fait une chute mortelle ! Non pas l’émetteur, comme vous voulez nous le faire croire, mais le récepteur, voilà la victime, reconnaissons que c’est une mort agréable, tomber dans l’abîme secoué par le rire... Le linguiste survivant, le criminel de la blague, lors du premier interrogatoire, a voulu nous faire croire à nous aussi que c’était l’autre qui avait raconté la blague et n’en avait pas accordé la construction, la montée, l’ascension jusqu’à la pointe, l’ascension jusqu’à la chute, ne l’avait pas accordée avec les réalités du terrain, la construction de la montagne, l’architecture de l’ascension. – Mais quelle était donc cette histoire qu’on avait racontée ? C’est ce que nous souhaitâmes savoir, à quoi on nous répondit : la blague de la visite du Pape à Téhéran. Et en quoi consistait-elle, cette histoire ?, demandâmes-nous, soudain méfiants. Et vous savez ce que le type nous a servi ? La voici, selon lui, cette blague : donc, le Pape va à Téhéran rendre visite au chef de la révolution. – Céty pas que v’là la
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mère Chaudménie, adieu ! Comment q’ça va ! Un bail qu’on s’est pas vues Mame Chaudménie... Dieu bénisse Madame Khomeini, cela faisait bien longtemps, et comment se portait-elle ?, demande le Pape... Ah j’avions point la santé M’me Votilard, ça va point, pas bien, Madame Wojtila, pas bien, répond le chef de la révolution. – Mais enfin, mais enfin, Madame Khomeini, avait rétorqué le pape, elle qui était toujours en si bonne santé, qu’est-ce qui n’allait pas ? Ben Mame Chaudménie, elle qu’avait toujours la santé, ben quécéty qui va pas ? Aïe, chacun sa croix, c’est l’dos, M’me Votilard, l’dos pis les nerfs, le dos, Madame Wojtila, le dos et les nerfs, répond l’imam. Et pis y a c’te salopard de Reuchdi qui m’cherche des crosses... Chuis allée au docteur, l’docteur Raffesantanie, et pis y m’a envoyée à l’hosto, chez l’professour, Montaseri qu’y s’appelle... Et le chef de la révolution de raconter que ce garnement de Rushdie ne cessait de l’agacer, qu’elle avait consulté le docteur Rafsandschani, qui l’avait envoyée à l’hôpital, chez un professeur, un dénommé Montazeri... Et l’imam d’objecter : Mais v’là t’y pas un bout d’temps qu’on cause de moi, mais elles avaient, céty ben assez, bien assez, causé d’moi, parlé d’elle ; et Madame Wojtila, quant à elle, était-elle en bonne santé ? comment q’ça va vous la santé ? Ben pas ben du tout M’me Chaudménie, c’est pas ça, pas bien du tout non plus, Madame Khomeyni, pas bien du tout, répond le Pape. Savez, j’avions un problème de femme, qu’il a dit l’professeur Marcinkus, un problème génicotal... C’est y pas dieu vrai ! Ben M’me Votilard ! Il lui confie avoir un problème de femme, constaté par le professeur Marcinkus ! Allez donc ! s’écrie l’imam, allez donc, Madame Wojtila ! Quéqu’vous voulez, on s’fait vieux, M’me Chaudménie, c’est la vie... Y’a l’apostate qui s’détracte pis j’avions un ménix ! Eh oui, quand on prend de l’âge, Madame Khomeyni, c’est ainsi... La prostate ne fait plus très bien l’affaire, et elle avait aussi un ménisque, dixit le Pape. – Alors dites-moi : vous appelez ça une blague ? Mais c’est bien possible que les linguistes se racontent ce genre d’histoires quand ils cherchent du Celtique en Carinthie ; ou peut-être voulait-il seulement se moquer de nous...
DERRIÈRE MON BUREAU. LÉGENDES ALPINES/TABLEAUX DE VOYAGE/ACTES DE VENGEANCE On entend souvent parler de la force explosive de la littérature – allez donc ! J’ai beau écrire ce que je veux et comme je veux, j’ai beau poursuivre, par écrit, qui je veux, ça passe inaperçu, inaperçu, oui, c’est le mot juste. Que peut-il
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arriver de plus terrible à une publication que de passer inaperçue ? Aucun doute : on veut l’achever, on veut que j’étouffe de ma propre impuissance. Depuis des décennies, une conspiration travaille contre moi, c’est une certitude objective, une conspiration du prétendu monde littéraire, plus encore, une conspiration universelle, une conspiration littéraire universelle ! Mes livres ne sont pas traduits. Depuis des années, je ne reçois presque pas de lettres. Quand le téléphone sonne, c’est une erreur, ou une futilité, ou bien on raccroche. Les annonces de prix littéraires ne me sont plus notifiées ; n’est-ce pas curieux ? Mais non, ce n’est pas curieux du tout, cela ne fait que confirmer la solidité de ma théorie de la conspiration. Souvent, des heures durant, je m’offre de grandes scènes muettes, je vais et viens de la table au téléphone, je tiens des conversations téléphoniques qui, de mon côté, sont d’une franchise et d’une véhémence absolues, je converse – dans ma tête, bien entendu, et sans remuer les lèvres, car je ne suis quand même pas fou – avec un Autrui invisible. Une conspiration objectivement certaine, je vous l’ai déjà dit. Mais ce n’est pas tout : la conspiration littéraire universelle ne cesse de me tourner en ridicule ! Écoutez un peu : je suis assis à l’Hôtel du Parc, c’est la fin de l’après-midi, je bois un café en attendant un appel téléphonique. Et effectivement, à un moment, mon nom est appelé, je me lève pour traverser la salle jusqu’à la cabine téléphonique, et voilà que se trouve devant moi, plus près que moi de la cabine, un jeunot proprement vêtu, que je n’avais pas du tout remarqué auparavant et qui, à croire qu’il porte le même nom que moi et attend lui aussi un appel, se dirige vers le téléphone. Je marche derrière lui et je l’entends s’annoncer sous mon nom ; aura-t-il le toupet d’aller jusque-là ? me demandé-je en attendant à côté de lui... Mais il a alors une conversation téléphonique remplie de détails qui ne peuvent vraiment pas me concerner, mes soupçons s’évanouissent, je me retire, et ce monsieur qui porte mon nom – et un pull-over rouge bordeaux sans manches, dois-je le préciser ? – retourne lui aussi à sa place une fois sa conversation terminée. Pour moi, il n’y a que moi qui porte mon nom, et pourtant, d’autres s’appellent aussi comme moi, pensé-je, troublé. À la table de ce monsieur, je le remarque seulement maintenant, sont assises également deux petites filles, des écolières du cours élémentaire, comme me le suggère leur conversation – car j’entends tout –, et l’homme enseigne donc en cours élémentaire, il est ce qu’on appelle un professeur de cours élémentaire. Soudain, il tire d’un sac des livres qu’il vient d’acheter, assure-t-il d’un air suffisant. Parmi ces livres, aucun n’est de moi, constaté-je d’un coup d’œil – car rien ne m’échappe –, cet homme laisse passer des livres qui ont pourtant bel et bien été publiés sous son nom à lui
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aussi, pensé-je alors ; et voilà que cet idiot s’empare de ce qu’on appelle une liste de best-sellers, arrachée à un magazine d’informations allemand (un magazine d’informations, tiens donc !, pensé-je) et, stylo à la main, se met, en monologuant à voix haute, à cocher et à encenser les titres que, dit-il, il a déjà chez lui – il ne lui en reste plus que deux à se procurer, en revanche, continue-t-il, il y en a d’autres qu’il a déjà lus deux fois. Sous mes yeux et sous mon nom, cet individu se met à faire l’apologie de l’institution desdites listes de best-sellers qui, clame-t-il, vous tiennent si merveilleusement informés ; ça ne peut pas être un hasard, il doit faire exprès, cet homme se moque de mon malheur et de la littérature, il est donc bien un membre de la conspiration universelle ! Alors que croyez-vous que je fais ? Je me lève d’un bond, je vais à la table de cet homme indigne de porter mon nom, et je lance : Crétin ! Primate ! Mais lui, il me dévisage avec un sourire narquois et effronté et, brandissant le livre Le Parfum de Patrick Süskind, il s’exclame avec délectation : de la littérature, de la grande littérature... Alors je n’avais peut-être pas tort, le coup de téléphone était peut-être quand même pour moi, cette pensée traverse mon esprit, j’attrape le type par son pull-over rouge bordeaux sans manches, je l’extirpe de son fauteuil, mais les serveurs arrivent au pas de course et m’empêchent de le tuer. Évidemment, on m’expulse de l’endroit illico. – Misère, misère... Misère de la réalité, misère de la littérature.
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
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Né en 1947 à Villach, Werner Kofler est l’un des auteurs pour happy few de la littérature contemporaine de langue allemande. Exigeant, complexe, auteur de textes (récits, théâtre, pièces radiophoniques) fourmillant d’allusions à la littérature et aux milieux littéraires et médiatiques autrichiens et allemands, il se définit lui-même comme héritier de Kleist, Kraus, Beckett et Bernhard. À ces modèles de rigueur morale dans la conception de la langue et de la littérature, s’adjoint un constant travail sur l’histoire autrichienne et sur ses représentations. – Werner Kofler commence à publier dès 1963 ; son premier ouvrage en volume, dont sont extraits les deux premiers textes traduits ici, Mon p’tit poussin. Garçon sage et polisson. Une documentation sur la province (1975), est une tentative d’autobiographie « totale », centrée bien moins sur l’individu particulier et son évolution psychologique que sur une génération dans un milieu social donné ; Kofler y évoque sa jeunesse non sous forme de narration continue, mais en combinant brefs souvenirs, scènes quotidiennes en dialecte, préceptes éducatifs, etc., mettant ainsi en évidence, contre toute représentation idyllique du monde rural et provincial, les contraintes sociales et morales dans la Carinthie des années 1950. Cette veine « documentaire », dont l’écriture discontinue témoigne pourtant de la défiance envers toute évidence de la mimésis, se retrouve dans Ida H. Histoire d’une malade (1978), qui décrit l’errance d’une femme schizophrène dans la Vienne des années 1970. Elle se retrouve aussi dans sa pièce Caf’conc’ Treblinka, créée à Klagenfurt en 2001, mise au jour provocante du passé nazi occulté de quelques Carinthiens. L’un des sommets de l’œuvre de Kofler est sa « trilogie alpine » composée de Derrière mon bureau. Légendes alpines/Tableaux de voyage/Actes de vengeance, d’Hôtel Clair de Crime et du Pâtre sur le rocher. Kofler met ici en pratique l’un de ses principes esthétiques : « Si le lecteur dit : réalité, l’auteur rétorque : littérature. Si le lecteur dit : littérature, l’auteur rétorque : réalité ». Le texte sur la « blague mortelle », extrait du Pâtre sur le rocher, est un exemple de cette exploitation de la nature autrichienne, au sens propre du terme, par ce destructeur de mythes, mais aussi comme métaphore de la littérature et de la difficulté à fournir des récits, parce que la première phrase, la poursuite et la « chute » en sont problématiques. La mise en cause de la possibilité même de la narration exprime une identité non plus seulement mise en péril, mais déjà en miettes, à partir de laquelle se construisent textes et « œuvre ». Le texte description d’un accident, paraphrase de L’Entretien dans la montagne de Paul Celan, se réfère au très célèbre carnaval de Villach. Le dernier des quatre textes comporte une allusion à l’écrivain Gerhard Kofler (né en 1949). De Werner Kofler ont paru en français le texte Conjectures sur la Reine de la nuit dans La Nouvelle Revue Française no 539 (1997), p.52-62, un extrait de Automne. Liberté. Un nocturne dans Europe no 866-867 (2001), p. 167-171 et Caf’ conc’ Treblinka dans Austriaca no 53 (2001), traductions de Bernard Banoun.
FAIS UNE PHRASE AVEC « COMBAT » !
Fabjan HAFNER
Les ancêtres maternels de Peter Handke appartenaient au groupe des Slovènes de Carinthie, tandis que son père biologique et son beau-père étaient originaires de l’Est de l’Allemagne. Les deux « pères » servirent dans la Wehrmacht et survécurent à la Seconde Guerre mondiale. En revanche, sur les trois frères de la mère, deux étaient dans la Wehrmacht et tombèrent au champ. Dans la mythologie personnelle de Peter Handke, l’aîné des trois, Gregor Siutz (1913-1942), porté disparu juste au moment de la naissance de Handke et parrain in absentia de ce dernier, ainsi que son père (1886-1975), lui aussi nommé Gregor Siutz, incarnent l’Autre, cet Autre dont l’absence frappante, comme un blanc, forme le centre apparemment vide d’un grand nombre des textes de l’écrivain. C’est dans ce sens que le protagoniste du Recommencement (1986), Filip Kobal, affirme de son frère aîné disparu, Gregor : « Mon frère ne se hissa jamais, il est vrai, au rang de révolté mais, même plus tard, pendant la guerre, s’arrêtait toujours juste avant.1 »
Le désir d’avoir été du côté des résistants, soi-même ou du moins par ancêtres interposés, n’est pas exaucé, mais il n’en demeure pas moins vivant : « C’était donc une légende lorsque ma mère voulait à tout prix que son fils, après ce qu’on appelait une ‘permission agricole’, eût rejoint les partisans* et fût passé au combat. J’imagine qu’il s’est contenté de disparaître sans que personne ne pût savoir où. Il est impensable qu’il ait jamais hurlé en chœur les chants martiaux des partisans. – [...].2 »
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Peter Handke, Le Recommencement, tr. fr. Claude Porcell, Paris, Gallimard, 1989, p. 142. Ibid., p. 143.
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Textes, histoire, identités
Au fil de sa carrière d’écrivain, Peter Handke n’est que lentement remonté du présent de l’écriture vers l’histoire. Dans L’Heure de la sensation vraie (1975), Gregor Keuschnig, plein de dédain, voire de mépris, envers la résistance antifasciste, sentiments courants chez les Autrichiens, doit d’abord passer par une phase de décantation en matière d’histoire de son temps. La scène est à Paris : « C’était une plaque à la mémoire d’un partisan d’origine autrichienne qui, membre d’un groupe de résistants français, avait combattu contre les nazis et qui, il y a trente ans, avait été abattu à cet endroit par les Allemands. Pour la fête nationale du 14 juillet on avait nettoyé la plaque et posé dessous une boîte de conserve avec une branche de sapin. Ce trou du cul, pensa Keuschnig en donnant un coup de pied à la boîte, mais il la retint quand elle roula sur le trottoir.3 »
La conscience historique de Keuschnig (et de Handke ?) évolue. La connaissance de l’horreur et la possibilité de s’y opposer deviennent objets d’une tradition nouvelle. Fait caractéristique : à l’enfant précisément, à l’innocent par excellence, est indiquée et transmise la possibilité d’être innocent et de travailler de manière active et féconde à perpétuer l’innocence ; or cela se produit face à « une plaque de marbre en mémoire d’un résistant qui avait été fusillé par les Allemands à cet endroit, avec une branche de fougère fanée dessous, et il raconta à l’enfant ce qui était arrivé là trente ans plus tôt. 4 »
La manière de procéder de Handke, à qui l’on reprocha d’abord une intériorité excessive, détournée de la société, et par la suite un aveuglement face à l’histoire et à la réalité, était à l’origine, si l’on se remémore ses débuts en représentant virtuose d’une « grammaire ensorcelée », absolument analytique et orientée sur la langue. Cette injonction, dans Le Recommencement, évoque un abécédaire, et ce n’est pas fortuit : « Fais une phrase avec ‘combat’ !5 » Les faits sont encore loin, tout n’est qu’écriture. Or le mot Schreibtischtäter (« criminel en col blanc », le « cerveau » d’une organisation, celui qui, littéralement, « agit depuis sa table ») n’a pas sans raison mauvaise réputation. Handke-Keuschnig Peter Handke, L’Heure de la sensation vraie, tr. fr. Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Gallimard, 1977, p. 18 (traduction modifiée). 4 Ibid., p. 150. 5 Le Recommencement, op. cit., p. 143. 3
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ne le sait que trop bien. La citation biblique placée en épigraphe de Mon année dans la baie de Personne (1994) l’infléchit en Schreibtäter, « acteur de l’écrit » : « Devenez des acteurs du Verbe et non pas seulement des auditeurs. Épître de Jacques, I, 22.6 » Animé par la nostalgie, Filip Kobal (et avec lui Peter Handke), né pendant la guerre, veut, au-delà de l’écriture de textes, répondre de sa conviction, fût-ce comme individu isolé, personne privée, citoyen, civil : « Moi aussi je voulais résister, et je décidai, non pas dans une cave, mais en pleine rue, en pleine paix, sans réunions, pour moi tout seul.7 » Mais cet isolement est de brève durée. La véhémente prise de position de Handke en faveur des Serbes dans le conflit de Yougoslavie (sa manière toute privée d’être « partisan »), ce témoignage d’un attachement amical pour le peuple qui revendiquait et continue de revendiquer le maintien des nations slaves du Sud comme un ensemble fondé et conquis de haute lutte grâce à la résistance armée contre les agressions de l’Allemagne nazie et de ses acolytes, ne peut être comprise qu’à la lumière d’une irrépressible nostalgie de la paix. Enfin, l’exemple de René Char, qui supportait en poète et en « partisan » la tension des contraires, permet à Handke lui aussi de penser et de transposer dans la réalité la concomitance de l’acte et du verbe – fureur et mystère. Par là, l’aspiration à réconcilier les contraires que sont le verbe et l’acte, aspiration placée désormais à portée de vue et de voix, pour une « réalisation » prochaine, n’est pas confinée à l’auteur Peter Handke, mais elle est partagée et portée par les hommes d’action tout court, les partisans : « Ils voulaient de l’écrit, eux, précisément, les combattants », écrit-il dans Fureur et mystère.8
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne. Un conte des temps nouveaux, tr. fr. Claude-Eusèbe Porcell, Paris, Gallimard, 1997, p. 9. 7 Le Recommencement, op. cit., p. 176. 8 Peter Handke, Fureur et mystère, traduit ci-après. 6
LA LENTEUR DE LA COMPRÉHENSION. LA POÉTIQUE DE PETER HANDKE
Klaus AMANN
La poétique de Peter Handke ne suit pas un programme esthétique fixe, elle ne se réduit pas à une technique d’écriture ni à la mise en pratique de principes théoriques, mais elle est le résultat d’une attitude personnelle, subjective, transposée dans une forme littéraire : elle est « existence formée ». L’acte d’écriture est cette transformation de son existence qui permet à Handke de dire à juste titre : « Je raconte une vie qui va au-delà de moi »1. Quelques-uns des fondements d’une telle attitude déterminent forme et contenu de son écriture et on peut les nommer. C’est autour d’eux que gravite la réflexion dans les quatre journaux de travail et ils sont la base de son écriture, au moins depuis le récit Lent Retour (1979). Ce sont, en premier lieu, la lenteur et l’attention. Le piéton Handke les désigne comme ses principes de vie et d’écriture2. Lenteur et attention seraient les conditions nécessaires à l’épanouissement de quelque chose3. Ainsi, Handke nomme quelque part l’imagination le « continent de la lenteur » ; pour y accéder, il faut une « pause »4. La sœur de la lenteur est la rêverie pensive, l’« état le plus beau et le plus digne de l’homme ». S’y ajoutent la « force de s’investir », la « perméabilité »5 et la capacité à rester ouvert aux lieux Thomas Steinfeld : « Peter Handke, ‘Ich erzähle von einem Leben, das über mich hinausgeht’ », Süddeutsche Zeitung, 30 janvier 2002. 2 Lothar Schmidt-Mühlisch : « Peter Handke, ‘Ich denke wieder an ein ganz stummes Stück’ », Die Welt, 9 octobre 1987, p. 8, cité in Georg Pichler, Die Beschreibung des Glücks. Peter Handke. Eine Biographie, Vienne, Ueberreuter, 2002, p. 129. 3 Cf. Peter Handke, L’Histoire du crayon (1982), tr. fr. Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Gallimard, 1987, p. 232, 234 sq. 4 Peter Handke, Am Felsfenster morgens (und andere Ortszeiten 1982-1987), Salzbourg-Vienne, Residenz, 1998, p.156. 5 Ibid., p. 342, 102 et 104. 1
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et aux expériences. Le souvenir prolonge l’investissement dans le passé et la « nostalgie vous aiguise l’esprit, vous ouvre les yeux, les oreilles »6. Mais ce qui reste décisif pour le métier d’écrire, c’est de « conserver ce qui vous a ébranlé, car sans ébranlement, nul besoin de se mettre à écrire une quelconque phrase. »7 Si l’on ajoute à ces principes de vie et d’écriture la prédilection de Handke pour le quotidien, pour l’insignifiant, pour ce qu’on remarque tout au plus en passant, on peut conclure à une impulsion d’écriture spectaculairement à contretemps sensible au moins depuis la fin des années 1970. L’évocation des auteurs que fréquente Handke ne saurait amoindrir cette impression : Homère, Thucydide, Virgile, Lucrèce, Wolfram von Eschenbach, Goethe, Stifter, Hofmannsthal. Rien pourtant ne serait plus absurde que d’en conclure à une écriture « échappatoire », de penser que l’auteur prend congé du présent, se replie sur soi et se retire vers les insectes et les boutons d’or – un reproche que formula jadis, non moins injustement, Friedrich Hebbel envers Adalbert Stifter. C’est le contraire qui est vrai. Les œuvres de Peter Handke montrent des points de vue, des êtres et des attitudes impensables, voire absurdes si l’on fait abstraction du lien direct et immédiat avec ce qui se produit chaque jour dans notre monde. La nature de ce lien est, il est vrai, décisive. Peter Handke vise par son écriture à une littérature témoignant de la confiance dans le monde, du respect envers les choses de la nature, une littérature emplie du souvenir, de l’aspiration à la paix, la fraternité et la fusion, une littérature qui sans doute devrait procurer elle aussi ce « sentiment d’enfance » que l’auteur éprouve luimême à la lecture des livres de Hermann Lenz : « comme si les disparus étaient enfin tous à la maison »8. Mais son écriture n’a jamais consisté à donner sa voix au chœur de l’époque. Il écrit depuis la position de celui qui est en face, position de distance et de résistance : contre les conventions dans la pensée et la langue, contre la dévaluation de la vie par l’argent, la consommation et le divertissement, contre la disparition des choses et leur tendance à devenir méconnaissables, contre la perte de l’expérience. Pour ce qui touche à la vie publique, les médias, la politique, la police et l’armée, il lui arrive aussi d’écrire à partir d’une position d’assaut, de colère et de mépris. « Aussi loin que je me souvienne », lit-on dans son discours de réception du prix Büchner en 1973, « j’ai toujours été dégoûté par le pouvoir, et ce dégoût n’est pas d’ordre moral, « ‘Ich weiß immer weniger, wie das Schreiben geht’. Brita Steinwendtner: Gespräche mit Peter Handke aus vielen Jahren », Salz. Zeitschrift für Literatur no 28 (2002), n° 109, p. 6. 7 Ibid., p. 5. 8 Peter Handke, « Jemand anderer: Hermann Lenz », in Als das Wünschen noch geholfen hat, Francfort/Main, Suhrkamp, 1974, p. 84. 6
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c’est le dégoût de la créature, propre à la moindre de ses cellules »9. Or depuis son premier livre, Les Frelons (1966), Peter Handke – cela aussi le distingue – écrit à partir de la conscience de guerres passées et à venir. Mais tout cela, lit-on dans Images du recommencement de 1983, est écrit en « temps de paix »10. Celle-ci ne devait pas durer. Dans La Perte des images, cette année, le vacarme des bombes ne s’est pas encore arrêté que déjà il reprend. C’est pourquoi, même dans le cas de la Serbie, Handke persiste à considérer l’utopie de la littérature comme forme fondatrice de paix. Le moteur et aussi l’ambition de son écriture sont indubitablement de représenter, à partir de cette position de face-à-face, un « contre-monde », pour reprendre son expression, un contre-monde qui soit non pas forcément fictif, mais existant, qu’il faut seulement voir et découvrir11. Il en résulte le potentiel de résistance, mais aussi la force utopique de son écriture : dès son premier livre, Handke insistait sur le fait que la littérature dispose d’autres modes de perception et est redevable d’autres vérités que – pour parler par métaphores – celles fournies par la conscience aveugle et sourde du quotidien et le langage utilitaire des arrangements sociaux et de l’échange des marchandises. Voilà pourquoi de temps en temps il parvient à renouveler notre façon de voir et d’entendre. [...] Au nombre des choses dont, après avoir lu Peter Handke, non seulement on pressent, mais on sait qu’elles diffèrent de ce qu’on pourrait croire en s’en tenant aux conceptions en vigueur, notamment en Carinthie, il faut compter avant tout ce qui ressortit à l’élément slovène. Il n’est pas possible d’en référer dans le cadre du présent texte. Cet aspect relève du centre même de son écriture, le mouvement pour se rapprocher de l’enfance et la quête du Neuvième Pays, le pays grand-paternel, pays de paix et de liberté. Il faudrait évoquer les lieux de l’enfance, Le Malheur indifférent, le retour à la langue de l’enfance, le dictionnaire de Pleteršnik, l’épopée de la fraternité, Le Recommencement, et une douzaine d’autres ouvrages, il faudrait évoquer ses traductions, L’Élève Tjaž de Florjan Lipuš et les poèmes de Gustav Januš, et rappeler que Peter Handke a su rendre visible la littérature slovène de Carinthie comme « enclave oubliée et ignorée de la littérature universelle » dans l’espace
Ibid., p. 74. Peter Handke, Images du recommencement, tr. fr. Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 17. 11 Espaces intermédiaires. Entretiens avec Herbert Gamper/Peter Handke (1987), tr. fr. Nicole Casanova, Paris, Christian Bourgois, 1992, p. 47 et 119. 9
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germanophone12. En retour, sa gloire vint rejaillir sur l’Autriche, sur la Carinthie et finalement sur finir la Slovénie même. Il faudrait, pièces à l’appui, montrer que nul autre auteur de langue allemande n’a parlé avec tant d’empathie et de précision des Slovènes et du pays voisin, la Slovénie, et il n’est pas jusqu’à sa critique de l’accession de la Slovénie au rang d’État souverain qui n’ait été une déclaration d’amour. Tout cela, je dois le passer sous silence, alors même que c’est à cette part-ci de son œuvre que s’adresse spécialement l’hommage qu’on lui rend aujourd’hui, car sur ce point, les préoccupations et les intentions de l’université touchent celles de Peter Handke.
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
Ce texte est extrait de la partie médiane du discours prononcé par Klaus Amann le 8 novembre 2002 à l’occasion de la remise à Peter Handke du doctorat honoris causa de l’université de Klagenfurt.
12 Peter Handke, « Vorbemerkung », in Gustav Januš, Gedichte 1962-1983, tr. all. Peter Handke, Francfort/Main, Suhrkamp, 1983, p. 9.
FUREUR ET MYSTÈRE
Peter HANDKE
Cela devient sérieux... Une chose est sûre, mesdames et messieurs de l’université de Klagenfurt : je n’ai pas mérité cet honneur. Je le dis sans coquetterie. J’ai peut-être mérité autre chose, je ne sais quoi, mais pas cela. En revanche, je dirai quelques mots en l’honneur de l’université. Livres, traductions, productions scientifiques, tout ce que je sais et connais de l’université de Klagenfurt ne fait pas seulement honneur à la science, mais aussi, comme l’ont montré les propos de Klaus Amann, à la résistance. Dans l’espace germanophone, elle est l’une des rares universités, ou peut-être l’unique (et en cela réside peut-être la chance de cette université de Klagenfurt) à être en position de faire de la résistance. Et elle en fait. C’est vous, professeurs, que je veux féliciter, plus que moi. Dans les dernières années, on s’est souvent gaussé, parfois à raison, de ce que là où je suis né, à Altenmarkt ou, comme cela s’appelait jadis en slovène et continuera toujours à s’appeler, à Stara vas, et à l’endroit où mes ancêtres sont enterrés, le monastère de Griffen, on ait édifié pour moi une sorte de « salle de la mémoire ». J’étais, moi, tout à fait d’accord, car j’y voyais l’unique possibilité pour que soient rénovées les salles délabrées de ce merveilleux monastère de Griffen, et si cela a pu se faire, c’est, je crois, en partie grâce à mon nom, accessoire et furtif. Mais je souhaiterais que ma présence ici aujourd’hui permette qu’on revienne là-dessus, qui me pèse un peu. Cette histoire est passée, et je suis content que l’Église ait pu rénover ses salles dans le monastère de Griffen. Je souhaiterais – et j’ai l’intention de l’exiger – que cela continue,
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que les salles du monastère de Griffen continuent d’être utilisées pour des manifestations, quelles qu’elles soient ; mais mon nom, ou bien la « salle de la mémoire » – quelqu’un l’a appelée « salle commémorative », comme si je m’étais déjà métamorphosé en sauterelle – devrait disparaître. Je souhaite bonne chance à ces pièces, qu’elles servent pour des chants, des chants frontaliers, ou à autre chose, mais je voudrais seulement que cette salle d’archives disparaisse ! Tel un catalyseur (c’est ce que nous avons appris en chimie, je crois), qui a été utile en son temps. Après quoi on le retire, la réaction chimique est terminée, et le catalyseur (en fait, je n’aurai été qu’un catalyseur parmi d’autres) disparaît. On n’en a plus besoin. Je vous prie donc courtoisement d’accéder à cette demande. À chacune de mes apparitions officielles, ces dernières années, j’ai recommandé des livres ; j’ai présenté ce que j’avais lu. Klaus Amann a fait allusion – nous ne étions pas concertés, bien sûr que non, nous ne tramons pas une conspiration – à ce que les partisans* ont signifié, ou n’ont pas signifié, pour la Carinthie ; plutôt à ce que, douloureusement, ils n’ont pas signifié. Par hasard, et non en prévision de l’honneur que je reçois ici, trois livres écrits par des Slovènes de Carinthie me sont arrivés entre les mains, et dans mon âme. L’un d’entre eux, Gamsi na plazu (Chamois dans l’avalanche) de Karel PrušnikGašper, je le connaissais pour l’avoir lu voici vingt ans lorsque je traduisais avec Helga Mračnikar L’Elève Tjaž de Florjan Lipuš. Je l’avais alors lu pour son contenu. L’homme esthétique que j’étais alors plus encore qu’aujourd’hui avait été çà et là, je l’avoue, rebuté par la langue, par l’attitude qui dicte çà et là la description des êtres : C’est lui l’ennemi !, donc la Gestapo ou les nazis, ou bien : On les abat comme du gibier. Çà et là. Je l’ai relu et je vous enjoins à vous tous, gens de bonne volonté qui êtes dans cette salle, de lire ce livre comme un témoignage de la résistance dans l’espace autrichien ou germanophone, en Carinthie : d’une résistance combattante, tragique. Cette lecture m’a constamment bouleversé. Cette fois-ci, j’ai perçu la langue autrement que dans la traduction littérale de Florjan Lipuš (éditée par Lojze Wieser) qui avait eu de nombreuses conversations avec Prušnik-Gašper. Je conseillerais à tout homme de bonne volonté de lire ce qui s’est passé en Carinthie en trois années d’occupation hitlérienne pour voir comment les partisans – descendants de bûcherons, de petits paysans ou de métayers de la région d’Eisenkappel ou des vallées, le Jauntal, le Gailtal ou le Rosental – sont partis dans les forêts et les montagnes – pas tout de suite, et sans idée de violence, lentement. De voir quel processus difficile ce fut que de disparaître, de quitter ses parents, de laisser ses
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enfants seuls, et combien le pacte Hitler-Staline, par exemple, a retardé la résistance, qui aurait pu commencer beaucoup plus tôt, combien ce pacte Hitler-Staline a découragé tous les ouvriers et les petits paysans : Que se passet-il ? Comment résister maintenant que Hitler s’allie à Staline? Et ainsi de suite. Et aussi, avec précision : de lire ces histoires qui se sont déroulées dans la forêt jour après jour et nuit après nuit, saison après saison. Et puis un autre livre est venu s’ajouter, de Lipej Kolenik, paru assez récemment aux éditions Drava. C’est encore plus intéressant : on y apprend comment, après une permission au pays, au lieu de réintégrer l’armée obligatoire allemande, un Slovène qui s’était battu à Montecassino, un rejeton d’une famille de fermiers de Šmarjeta nas Pliberkom/Sankt Margarethen bei Bel... (j’allais dire « Belgrade »), Sainte Marguerite près Bleiburg, a disparu chez les partisans. Je voudrais bien savoir si cela avait déjà été écrit, dit, raconté à quelqu’un. En tout cas, cela s’appelle en slovène Mali ljudje na veliki poti – « Petites Gens sur un grand chemin » – et en allemand le titre a une connotation plus morale, Pour la vie, contre la mort. Je vous recommanderais vivement de lire ce récit des privations quotidiennes, du grand amour que les Slovènes portent à chaque village, rivière, lumière, aux montagnes, la Saualpe et la Koralpe, à la Carinthie, aux cloches de Maria Saal. Et le troisième livre, qui les complète, c’est L’enfant que je fus, où Andrej Kokot décrit ce que la disparition de nombreux jeunes gens dans les forêts a contribué à déclencher – cette disparition cruelle de jeunes gens endurant des privations dans les forêts, les montagnes, le mont Petzen, trois années durant, été comme hiver. Nul ne peut l’imaginer : impossible de faire du feu, puisqu’un feu se voyait, en hiver ils ne pouvaient pas se réchauffer. Lire cela, mot après mot, les souvenirs d’Andrej Kokot, l’enfant de six ans emmené du jour au lendemain de son village des monts d’Ossiach non loin de Köstenberg/Kostanje en avril 1942, avec ses parents et frères et sœurs, en Allemagne, dans trois camps successifs ! Là, enfant, il passa toute la guerre, dans le plus effroyable des environnements. Il n’a manqué que l’extermination des camps de concentration. Et comme il décrit cela avec plus de précision, de profondeur et d’innocence que le film italien La vita è bella ! Je vous prie, je vous invite, puisque je suis ici devant vous, à lire et assimiler, mot après mot, phrase après phrase, sans préjugé, lentement et avec
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l’émotion dont vous êtes capables, et avant tout en restant ouverts, ces trois livres magnifiques, puissants, qui ouvrent l’histoire, ces livres essentiels pour la réconciliation de ces gens qui vivent dans la région de la Drave, des fleuves, des vallées. Au même moment – nouveau hasard –, je lus un livre du célèbre poète français René Char, que j’eus aussi l’honneur de traduire. René Char fut un résistant, un partisan. On disait exactement comme cela en France, et c’était bien sûr un honneur. Partisan, cela vient de partigiano, avec la racine italienne pour dire « partie » et signifie donc d’abord prendre part puis devenir le parti d’une cause. Dans un livre célèbre, cet homme décrit la résistance des Français contre les nazis, contre l’Occupation, l’occupation nazie : des situations identiques dans le maquis, les buissons, les forêts, le froid. Les instants où l’on voit les gens qu’on fusille au village, la Gestapo qui les emmène. Il le décrit exactement comme les auteurs slovènes, sauf Kokot, qui était enfant lorsqu’il fut déplacé. Et cet homme est pour ainsi dire le grand héros, de même que les Résistants sont en France les grands héros. Car c’est eux, en fait, qui ont contribué à délivrer le monde de l’effroyable hitlérisme. En lisant Prušnik-Gašper et Lipej Kolenik, j’ai, pour la première fois, pensé autrement que sur le mode esthétique. Pour la première fois, j’étais tenté de penser : en fait, les poètes ne sont pas compétents. On n’a pas le droit d’écrire poétiquement comme René Char, de toujours se présenter avec de la littérature, avec de la poésie ! Employer comme le fait Kolenik ce style cru, cruel, exact – employer ce style « comme l’aiguille des secondes », pour reprendre l’expression de Janko Messner dans son avant-propos ou sa postface à Kolenik, voilà qui est presque plus adéquat que de poétiser la résistance. Dans ces témoignages carinthiens (pourquoi ne pas dire « témoignage » ? Des témoignages comme ceux des jeunes hommes jetés dans la fournaise) tout est brut, et pourtant l’on comprend ce dont il s’agit : Pâques, la permission au pays, le trajet en train jusqu’à chez soi au village, tout cela, on le comprend ! Et puis je me suis dit : c’est absurde. Au début, quand tu étais jeune, tu préférais la poésie aux comptes rendus de faits, à l’histoire crue. Et voilà qu’arrivé à un certain âge, tu es tenté d’opposer ces faits rapportés tels quels, comme ces histoires des partisans carinthiens, à l’expression poétique de soi. C’est tout aussi fallacieux. Les deux ne vont pas l’un sans l’autre. On devrait, il faut lire les
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deux choses de pair. Et les deux – « fureur », c’est-à-dire à la fois la rage, l’action, le délire, et « mystère », comme vous pouvez le lire dans ce recueil de René Char traduit par Zorn und Geheimnis –, les deux ne vont pas l’un sans l’autre ; et en même temps, bien sûr, je me dis : c’est peut-être là une illusion. Vous avez compris, je l’espère, qu’en parlant de choses qui ne vont pas l’une sans l’autre, je parle aussi de nous, Carinthiens. Que nous, ici, nous sommes ensemble. Qu’on en a enfin fini. Ce n’est peut-être pas la peine d’édifier des monuments à un tel et un tel, des monuments de pierre ; peut-être. Mais ce qui devrait subsister, ce sont les monuments-livres, les plus aériens, les plus vivants des monuments. Des monuments aux partisans, comme à St-Ruprecht près de Völkermarkt, on en a fait sauter. Dans les années soixantedix, une nuit, je suis parti à pied de Zell Pfarre, j’ai fait trente-cinq kilomètres et partout, il y avait des gendarmes, craignant un plasticage. Je n’entends pas vous livrer un compte rendu de faits, mais vous conjurer, ou plutôt vous suggérer, vous suggérer tout bas de prendre le temps – car tout le monde a du temps ; les gens qui disent « Je n’ai pas le temps ! » ont beaucoup de temps – prendre le temps de lire ces livres de René Char, Lipej Kolenik, Karel Prušnik-Gašper, et surtout, pour compléter, ce merveilleux livre d’Andrej Kokot sur les déplacements de personne, L’enfant que je fus. Andrej Kokot décrit une scène se passant à Rastatt : les gens avaient une faim terrible, tous espéraient un colis de Carinthie. Quiconque avait un parent, si éloigné fût-il, ou un voisin pas trop mauvais, recevait de lui un colis de temps à autre avec de la nourriture. Et puis, il y eut une fillette, Anna, si je me souviens bien, qui reçut un colis et tous (je puis me rappeler cela, en plus petit, de mes années en internat) se regroupèrent autour du paquet : Qu’est-ce qu’on lui envoie à manger ? La fillette défait le paquet, et dans le paquet il n’y a que des livres. Elle rouspète et jette les livres par terre : « Quelle merde, ces livres ! On n’a pas besoin de livres. » Mais Andrej écrit : « Ma mère et moi, nous avons sauvé ces livres et plus tard, nous avons été bien contents d’avoir ces livres à lire. » Et puis, par une curieuse contradiction, chez Prušnik-Gašper, ces partisans dans les montagnes de la Saualpe où ils ont passé le plus terrible des hivers, celui de 1944/45. Ils n’avaient rien, pas de nouvelles, même pas Radio Londres. Une unité de dégagement a franchi la Drave. Les partisans n’avaient jamais nagé, c’étaient tous des montagnards qui ne savaient pas nager. Cette
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description saisissante où on les voit passer la Drave, leur peur, la peur que leur inspirait la Drave, la peur de se noyer : ils ont traversé la Drave et se sont frayé un passage vers le Nord, au-delà de ce qu’on appelle la frontière linguistique. Arrive alors dans la Saualpe cette unité de dégagement, et ces gens qui ont passé des mois dans la Saualpe ne réclament pas des saucisses ou du pain, ils disent : « S’il vous plaît, où y a-t-il de la littérature ? » Ils voulaient de l’écrit, eux, précisément, ces combattants. Les combattants voulaient de l’écrit. Je dois ajouter ceci, pour ne pas passer pour un faussaire : de l’écrit, c’était aussi des articles, de la théorie. Ils voulaient de la lecture. Et ainsi, curieusement : ceux qui étaient dans un camp en Allemagne, à Rastatt, étaient déçus de recevoir des livres, quelque chose à lire, tandis que les autres, là-haut, dans la Saualpe où ils avaient passé été et hiver, jubilaient, c’était comme du pain ! L’homme vit de pain et de livres. C’est pourquoi je vous prie, non, je ne vous prie pas : Lisez !
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
Né en 1942 à Griffen, au sud de la Carinthie, Peter Handke, l’un des écrivains de langue allemande les plus traduits et les plus lus et dramaturge souvent expérimental fréquemment joué à l’étranger (Par delà les villages, 1981 ; L’heure où nous ne savions rien l’un de l’autre, 1992), n’est cependant guère perçu en France comme écrivain spécifiquement autrichien, même si son œuvre fait largement référence à l’Autriche, en particulier avec L’Heure de la sensation vraie (1974) et Le Malheur indifférent (1976) puis Le Recommencement (1986). – Quant à ses prises de position sur l’ex-Yougoslavie (critique de l’indépendance de la Slovénie, position pro-serbe et soutien de Slobodan Milosevic lors de son procès au Tribunal International de La Haye), on en trouvera un bilan dans le livre de Louise L. Lambrichs Le Cas Handke (Paris, Inventaires, 2003). On trouvera également dans les textes de Fabjan Hafner et de Klaus Amann, p. 1714 et 175, ainsi que dans les études en tête de ce volume, d’autres éléments sur Peter Handke. Ce discours prononcé par Peter Handke lorsqu’il reçut le titre de docteur honoris causa de l’université de Klagenfurt le 8 novembre 2002 comporte une allusion à la restauration du monastère de Griffen, au premier étage duquel une salle a été aménagée et où sont exposés des documents sur la famille, la jeunesse et la scolarité de l’écrivain.
L’ENFANT QUE JE FUS : SOUVENIRS SUR L’EXPULSION DES SLOVÈNES DE CARINTHIE
Andrej KOKOT
Une image amère de la liberté Quelques années après, alors que nous avions remis notre ferme sur pied et avions tous de quoi manger, Franz Neff tomba gravement malade. À bout de force, à l’article de la mort, il appela notre père à son chevet. Il lui demanda pardon. Père lui pardonna, mais quant à oublier ce qu’on nous avait fait, il en était incapable. Que Franz Neff ait eu le courage d’apaiser sa conscience fut une grande satisfaction pour notre famille. Si tous ceux qui étaient responsables de l’expulsion des Slovènes de Carinthie s’étaient comportés comme Franz Neff, bien des préjudices auraient été réparés, au moins sur le plan moral. Mais on s’enfermait dans le silence, on ne voulait pas avouer les fautes ni les crimes commis, et encore moins s’en repentir. On nous avait appris à l’école que le silence est d’or. Mais quand il en va de l’injustice et du crime, le silence prend une autre signification et devient dissimulation de la mauvaise conscience. Quant nous nous adressâmes à la Croix-Noire, l’organisation qui recherchait les disparus, pour obtenir des informations sur le sort de Jožek, on nous renvoya vers la municipalité de Köstenberg. Pourquoi, là-bas aussi, demeurait-on silencieux, pourquoi ne nous disait-on pas la vérité ? On nous laissa croire que Jožek vivait encore et qu’un jour il rentrerait. Pourquoi garda-ton le silence, huit années durant ? Au début de l’automne 1953, le maire envoya chez nous le coursier de la commune, Jurki, avec une enveloppe cachetée. Il nous trouva non loin de notre village, mettant la luzerne à sécher sur des treillages le long du champ. Avant
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même que Père n’ai ouvert la lettre, Jurki disparut derrière les espaliers et prit le raccourci qui mène à Köstenberg en longeant le village. « En voilà un qui est pressé ! », dit Hanžek qui, debout sur l’échelle, put l’observer plus longtemps que nous qui étions par terre entre les bottes de luzerne et les treillages. Père s’adossa à l’échelle et ouvrit la mince enveloppe. Mère s’approcha lentement, regardant les mains de Père pour voir quelle nouvelle Jurki pouvait bien nous avoir apportée. L’enveloppe contenait un petit papier. La voix tremblante, Père lut : « Acte de décès ». « Jožek », dit Mère en baissant la tête, puis, tout bas : « Jožek, notre Jožek est mort. » Elle s’effondra. Nous étions tous bouleversés et ne voulions pas croire que notre frère était mort. Mais c’était écrit dans l’acte de décès, noir sur blanc. Il avait été pendu « sur ordre du Reichsführer SS » le 25 septembre 1944 à 16 h 30 au camp de concentration de Mauthausen. « Le défunt était détenu au camp de concentration de Mauthausen sous le matricule 91.659 », atteste l’acte de décès. Nous ne pouvions croire qu’on nous ait si longtemps caché ce document et qu’on nous l’apporte ainsi, en plein champ, sans un mot d’explication. On ne nous informa jamais non plus de la raison pour laquelle Jožek était mort. Nous nous sentions avilis et trompés. Ce n’est que vingt-cinq ans après que Janko Tišler, l’ingénieur en bâtiment et historien de Tržič, me demanda si j’étais parent d’un certain Josef Kokot. Je lui racontai que mon frère aîné s’appelait Josef et avait été assassiné au camp de Mauthausen. Sur quoi Tišler m’expliqua que dans les documents qu’il avait collectés sur le camp de concentration du col de Loibl, il était également fait mention de Josef Kokot sous le matricule 91.659. Il figure dans le registre des détenus du camp Nord. Il ressort de ces dossiers que Jožek était le seul Slovène de Carinthie détenu dans ce camp Nord du col de Loibl, si longtemps passé sous silence. Il y était arrivé comme citoyen allemand le 4 septembre 1944 par un convoi transportant des détenus venant de France et du Luxembourg, puis conduit à Mauthausen le 21 septembre 1944. L’effroyable vérité bouleversa notre famille. Au lieu de nous informer du sort de notre frère et d’assurer à ses parents la pension que l’État verse à ceux dont les fils sont morts dans les rangs de la Wehrmacht, on nous refusait même cette modeste indemnité matérielle. Pour ne pas totalement éluder les faits, je raconterai brièvement ce qui arriva lorsqu’en 1947, la direction politique de notre minorité incita les compatriotes slovènes en Carinthie à participer à l’installation de panneaux en slovène et en allemand sur les édifices publics, opération destinée à attirer
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l’attention de l’opinion publique sur le fait que vit en Carinthie une minorité qui devrait jouir des mêmes droits. Suivant l’appel de la Osvobodilna fronta (le Front de Libération), Père se procura des planches adéquates. J’y peignis les mots « Ljudska šola » (école primaire), « Občinski urad » (mairie) et « Pošta » (poste). Père se munit d’une échelle, moi des panneaux avec les inscriptions, et nous nous rendîmes à Köstenberg/Kostanje. Nous fixâmes les panneaux sur les édifices respectifs. On nous regardait faire, mais personne ne prononça de paroles hostiles. Fiers de nous, nous rentrâmes à la maison et racontâmes que nous avions mené l’opération avec succès. Nous complétâmes également avec les dénominations slovènes la plaque fixée à notre maison, avec les noms de la circonscription, de la commune, du lieu et la hauteur au-dessus du niveau de la mer. La nuit suivante, les inscriptions en slovène furent ôtées des édifices de Köstenberg. Ne restèrent que celles sur notre maison, que seul le temps parvint à détériorer. Le lendemain, Père fut arrêté et conduit à la prison de Villach. Il fut condamné à deux semaines de détention pour trouble de l’ordre public. Après un assez long interrogatoire au poste de gendarmerie de Velden, je fus relâché. La gifle que me flanqua le gendarme avant de me laisser partir ne fut pas aussi violente que celles que j’avais reçues dans les camps, mais elle fut plus douloureuse que toutes les autres, car nous croyions avoir le droit pour nous. Je ne pouvais comprendre qu’à nouveau on m’humilie et me punisse. Je croyais être revenu dans un monde qui serait une patrie pour tous, Allemands et Slovènes, où nul ne serait persécuté ni enfermé à cause de sa langue. Déçu, j’en voulais aussi à Père qui assurait souvent : « L’avenir vous appartient à vous, la jeunesse. » Je ne voulais pas croire en l’avenir. Nous avions dû y croire quand nous étions au camp. Pourquoi les gendarmes venaient-ils chez nous pour perquisitionner et nous interroger ? Pourquoi notre chien Pazi fut-il empoisonné ? Pourquoi me traitait-on de « Tschusch » ou de « traître à la patrie » sur le chemin de l’école ? Ce n’est pas ainsi que j’avais imaginé la vie ensemble. Je ne voulais pas d’une patrie dont on voulait me chasser pour m’envoyer de l’autre côté des Karawanken. [...] L’histoire que j’ai racontée ici commence dans ma prime jeunesse. J’ai vécu alors beaucoup de choses ; mais ce que ma mémoire a retenu n’est pas digne d’être mentionné, en comparaison de ce qui arriva au petit matin de ce 14 avril 1942, le jour de notre expulsion.
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Plus tard, au village et ailleurs, j’ai raconté aux gens l’époque que je décris. Mais rares étaient ceux qui s’intéressaient à mon histoire. À l’école aussi, un jour, le sujet de rédaction était « Un jour important de ma vie » et je décrivis ce matin de notre expulsion. En distribuant les cahiers avec la note, le professeur dit que mon travail était bon, certes, mais que l’événement exposé n’était pas d’actualité, bref, j’étais passé à côté du sujet. Il ajouta qu’il fallait non pas réfléchir à cette époque, mais l’oublier. Bien souvent, par la suite, j’ai reçu des conseils semblables. J’essayai d’oublier, ou plutôt de pousser de côté les souvenirs de ce temps passé au camp et en guerre. Plus vite les années passaient, plus j’éprouvais le besoin de coucher sur le papier les souvenirs de l’époque de notre expulsion. Je considérai cela comme un devoir envers ceux qui avaient dû comme moi quitter leur terre natale avec leurs parents.
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
Né en 1936 à Oberdorf/Zgornja vas près de Köstenberg/Kostanje, Andrej Kokot est l’auteur d’une œuvre poétique en slovène. Il fut de 1963 à 1980 secrétaire de l’Association culturelle slovène de Klagenfurt/Celovec, où il vit, et de 1980 à 1991 rédacteur du journal Slovenski vestnik. Il a aussi traduit du slovène vers l’allemand et de l’allemand vers le slovène, notamment Erich Fried et Michael Guttenbrunner, ainsi que Peter Handke qui, dans son discours publié dans ce volume, fait référence à son récit autobiographique. L’enfant que je fus raconte la déportation d’une population rurale vers plusieurs camps successifs en Allemagne (Rehnitz, Rastatt et Gerlachsheim) de 1942 à 1945, puis le retour de Kokot sur les lieux, plusieurs décennies après, accompagné de ses sœurs. Publié d’abord en slovène sous le titre Quand mûrit le souvenir, ce livre qui rend à la population slovène de Carinthie une part de sa mémoire est également destiné au public germanophone et fit l’objet d’une publication ultérieure en allemand. Dans une écriture sobre, Kokot revient sur les traumatismes de l’enfant déporté et sur la manière dont il survécut physiquement et psychologiquement, notamment grâce à la présence des parents ; il œuvre contre le refoulement ou le déni collectif. Au début de l’extrait présenté, il est question de Franz Neff, membre dirigeant de la section locale du parti nazi, à qui avait été attribuée la ferme de la famille Kokot.
IGNACE MURI
Janko MESSNER
Ignace Muri, curé de la petite localité de Gorence/Sankt Nikolai, toute sa vie durant, malgré ses maigres revenus, aida des collégiens démunis, des fils de fermiers au Nord et au Sud de la Drava/Drau. Dans la salle de sa paroisse, ce père m’apprit l’analyse grammaticale allemande. J’en avais bien besoin, pour réussir mon examen d’entrée au collège. La leçon se déroula de la manière suivante : « – Comment définit-on l’énoncé d’une phrase, mon garçon ? – C’est ce qui est dit dans une proposition. – Exact. L’énoncé, c’est le plus important quand on parle. Retiens bien cela. Et écoute bien ce que nos ennemis germanophones en Carinthie disent quand ils parlent de nous autres Slovènes ! – Ils disent un grand nombre de mensonges éhontés sur nous, comme par exemple que c’était eux les vainqueurs de la lutte de résistance contre la partition, qu’ils avaient procédé tout à fait démocratiquement au référendum*, ou encore que la Carinthie non divisée, c’était la volonté de Dieu… Ce genre de mensonge, voilà leurs énoncés. À présent, dis-moi la fonction du sujet de la phrase ? – Le sujet gouverne le verbe. – Exact. Et, vois-tu, ces ennemis germanophones sont les sujets qui gouvernent la Carinthie. Nous autres Slovènes ne sommes que leurs « compléments d’objet » qu’ils méprisent et dont ils abusent… Il faut cependant que tu saches que les Slovènes de Carinthie appartiennent à la grande tribu des Slaves. Et maintenant, dis-moi quel genre de mot est « les Slaves » ? – Les Slaves est un substantif. – C’est bien, un substantif… au pluriel, retiens-le bien. Il y a les Russes, les Ukrainiens, les Polonais, les Tchèques, les Slovaques, les Sorbes de Lusace, les
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Croates, les Macédoniens, les Monténégrins, les Bulgares et nous, les Slovènes… Nous sommes tous Slaves. Les Slaves sont des substantifs. Nous autres Slovènes, nous sommes leurs frères. Nous sommes les enfants d’une même mère. À présent, dis-moi un verbe, si tu en connais un ? – Manger, boire, jouer… – Exact, mon garçon, et aimer. Eh oui, aimer aussi est un verbe. Le verbe le plus important dans la vie d’un homme. C’est le Christ qui l’a dit. L’homme doit aimer sa langue maternelle comme il doit aimer sa mère, qu’elle soit d’origine noble ou humble. Trahir aussi est un verbe, le plus détestable dans la vie d’un homme, car qui trahit sa langue maternelle est pareil à Judas Iscariote… qui a trahi Jésus pour trente deniers d’argent. Un baiser de Judas, que penses-tu que c’est, comme genre de mot ? – Je ne sais pas, mon père. – Un groupe nominal. Composé de traîtrise et d’amabilité. Le plus abject des groupes nominaux. Et dis-moi, que penses-tu de la langue maternelle ? – C’est aussi un groupe nominal, mon père. – Exact, le plus magnifique, le plus sacré de tous les groupes nominaux dans la vie d’un homme, composé d’amour et de respect de soi. Qui le traîne dans la boue est un blasphémateur… un être infâme. – Que veut dire infâme, mon père ? – Infâme est un adjectif qualificatif. Il signifie abject, ignoble, vil, ignominieux. Te rappelles-tu comment on reconnaît un adjectif ? – En posant la question : comment est quelqu’un ou quelque chose ? – Bien. Alors je te demande comment sont les nemcurji ? Voilà des infâmes, ces amis des germanophones, puisqu’ils ont honte de leur langue slovène et cherchent à la nier. Ils prétendent être ce qu’ils ne sauraient être – des germanophones. Ils cherchent à te faire accroire tout ce que tu veux. Et c’est là gravement pécher, c’est un péché contre le Saint Esprit. Qu’en Carinthie, des germanophones hautains nous méprisent, nous autres Slovènes, c’est en soi scandaleux, mais qu’un Slovène s’oppose à son propre peuple, qu’il crache dans la soupe, c’est une infâmie. » Les leçons du père Ignace Muri, chez moi, c’est rentré comme dans du beurre. J’ai réussi mon examen d’entrée au collège, bien que ma rédaction sur « Mon premier voyage en train » ait récolté un zéro pointé. Et maintenant qu’il est sous terre depuis longtemps, lui suis-je
Janko Messner
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reconnaissant de ses analyses grammaticales ? Parfois je n’en suis pas si sûr. Mais lorsque derrière leur look patriotique carinthien j’analyse l’état de conscience de mes anciens condisciples slovènes qui n’avaient pas pu profiter des enseignements d’un Ignace Muri, je me dis que oui. Sans le moindre orgueil. Même si, à l’époque, le père Muri ne s’était pas acquitté de la recherche des causes pour les effets relatifs aux nemcurji. Je lui suis reconnaissant au sens de Schopenhauer, simplement, qui différencie entre ce que quelqu’un est, possède ou représente. Car il y a tant de choses dont je n’ai pas besoin dans ce pays : de parcelles de terrain à construire, de bateaux à moteur, de villas de rêve, d’actions en bourse, de commandements d’huissier, d’étangs pour l’élevage de truites, de ducats d’or, de positions de pouvoir et de titres honorifiques. Oui, de titres honorifiques… Quand on est installé au chaud et qu’on a de quoi manger, les réjouissances suprêmes, et les plus durables, sont d’ordre spirituel. La langue maternelle d’un homme est l’incontestable fondement et fond nourricier de ce genre de réjouissances.
Traduit de l’allemand par Henri Christophe
Né en 1921 à Dob/Aich, Janko Messner est une figure très présente de la littérature slovénophone en Carinthie. Engagé de 1941 à 1945 dans un bataillon disciplinaire de la Wehrmacht, il fit après la guerre des études de slovène à Ljubljana, puis enseigna en Slovénie yougoslave. Il revint en Autriche et enseigna au lycée slovène de Klagenfurt/Celovec de 1962 à 1980. Janko Messner est le co-fondateur et président de l’Association des écrivains slovènes de Carinthie. Représentant de la résistance de la minorité slovène en Carinthie, poète, prosateur, dramaturge et traducteur (par exemple de Dürrenmatt), il a donné une œuvre d’une conception « réaliste » à visée pédagogique, où les éléments de satire et de grotesque donnent une coloration particulière à l’engagement politique, notamment avec ses Cartes postales de Carinthie (1970), ses Histoires laides (1971) ou et le Livre du terroir carinthien (1980) dont est tiré ce bref récit. En français : Poèmes, tr. fr. Claude Fišera et Viktor Jesenik, Strasbourg, bf, 1999. Bernard Banoun et Herta Luise Ott
CHARMANTE PAR SON ASPECT LIMITÉ
Alexander WIDNER
I. Klagenfurt : Charmante par son aspect limité, limitée par son aspect charmant. Tout comme moi. Mais depuis toujours, il arrive que cette plaisante combinaison couve justement le démon le plus hideux. II. Mourir à Klagenfurt. Julien Green en a le projet. Prévoir sa tombe. La prévision de la mort. Caveau déjà réservé à Saint-Égyde, l’église paroissiale de la commune. Évêque enchanté. Le dernier écrivain catholique bientôt enterré dans son diocèse. Alléluia ! Maire enchanté. Les hôtels se rempliront de nécrotouristes français. Chantez louanges ! Intérêts spirituels et temporels se partagent leurs chers morts, comme toujours, comme le veut la tradition. Meurs Green, meurs ! III. C’est affreux ! Maintenant que je suis en train de me balader, comme ça, tout seul, je regarde un peu la population. À coup sûr, il n’est pas, dans toute l’Europe, une ethnie aussi atrocement stupide et sinistre. Désespérant ! (Gustav Mahler en 1904, de Carinthie, à Alma) La situation est toujours sinistre ; désespérante, non. Le mot de Mahler apporte une consolation quant à l’état de la culture locale. La culture est maintenue enfermée. À la pointe de la culture administrée, on trouve les idiots et les ignorants de pointe. Des gens quelconques, futiles et souples, également estimés de leurs amis et de leurs ennemis. (Pour la science, la vie n’est rien d’autre que de la glaire en action, dit Erwin Chargaff. Je m’en tiens là). Mais
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malheur à celui qui tombe ! Et à l’étage du directeur politique de la culture, il y a toujours quelqu’un que rien ne concerne. Toi, heureuse Carinthie, chante. Et tout en haut, au-dessus de tout ça, un petit président de région tout rose qui n’oublie pas de se faire au besoin le protecteur de l’armée nazie, de choyer comme un père ses secrétaires et de grimacer abondamment et de parler et de manger. IV. À Klagenfurt, deux rues parallèles de même longueur et de même largeur sont nommées, l’une d’après Johannes Brahms, l’autre d’après un compilateur de chansons populaires. Comme par évidence, on met au même niveau Brahms et un compatriote. C’est habile. Et honnête. Dans toutes les villes, il en est ainsi : l’Université est au centre, le parc des expositions en périphérie. À Klagenfurt, c’est l’inverse.
Traduit de l’allemand par Laurent Rossignol
Né en 1940 à Vienne, Alexander Widner a grandi en Carinthie et en Haute-Autriche. Il a longtemps vécu aux États-Unis. Il travaille à l’Office culturel de Klagenfurt.
LÀ, JADIS, À PRÉSENT
Alois HOTSCHNIG
Je les ai vraiment pas mal observés, et pourtant, je n’ai pas su pénétrer à fond leur comportement, écrit Rudolf Höss au sujet des juifs des commandos spéciaux. En trimbalant les cadavres, ils mangeaient ou fumaient, écrit-il, et même l’horrible tâche de la crémation des corps abandonnés depuis un certain temps dans les fosses communes ne les empêchait pas de manger. En tirant les cadavres d’une chambre à gaz en plein air, l’un des membres du commando spécial s’arrêta net, resta immobile pendant un instant, comme fasciné, puis entraîna le cadavre avec ses camarades. J’interrogeai le kapo sur la raison de ceci. Ce juif, dit-il, vient de découvrir sa femme parmi les cadavres. Alors je l’observai pendant un moment encore, sans rien remarquer de particulier. Il continuait à trimbaler ses cadavres. Quand quelque temps plus tard, je me rendis de nouveau près de ce commando, il était assis là, avec les autres, et mangeait comme si de rien n’était. La vie et la mort de ces juifs me posaient vraiment pas mal d’énigmes que j’étais incapable de résoudre. Meine Psyche. Werden, Leben und Erleben – Ma vie intérieure. Devenir, vivre et connaître – c’est ainsi que Rudolf Höss intitula sa biographie dont ce passage est extrait. Enfant, j’ai lu ce récit, et depuis, je ne peux plus m’en défaire. Mon incapacité à réagir de manière appropriée à la perplexité feinte, ou du moins prétendue, de cet homme, pour ainsi pouvoir la contourner, n’a jamais cessé de m’attirer vers ce récit et vers l’histoire. Pendant un moment, j’étais pour ainsi dire assoiffé de ces pensées insensées, de me confronter à elles, et je me mis à rechercher d’autres exemples de ce genre d’étonnement perverti ; partout où j’ai cherché, j’ai trouvé. Je suis resté longtemps seul avec cette incapacité à comprendre, dans mon entourage on savait se taire, les proches, le village. On ne taisait pas seulement le passé, mais surtout le passé. Je me mis donc en quête d’hommes qui voulaient bien parler. Je les ai rencontrés dans des livres : apparemment, ils m’y
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attendaient. Je les ai questionnés, et ils dirent ce qui avait été, ils racontèrent ou non, ils avaient leurs propres questions, toujours est-il qu’ainsi je n’étais plus seul. Dans les livres j’ai rencontré des personnes qui m’ont aidé à voir le présent de l’histoire et de leur histoire, qui existe, qui est visible et vivante, parce qu’il n’y a pas de fin à cette histoire. On peut se résigner à une maladie, ou bien on lui résiste. On ne pouvait et on ne peut pas ne pas entendre le silence, le silence des bourreaux et le silence des victimes, bien que le silence provienne de raisons différentes. On peut faire face à cela. Là où le médicament n’est d’aucun secours, le couteau l’est, à ce que l’on dit, et là où le couteau n’est d’aucun secours, le feu l’est. Contre le silence, bien souvent la parole n’est pas d’un grand secours, d’autant moins que, trop fréquemment, elle sert de prétexte pour éviter de parler vraiment de ce qui a été. Mais l’écoute est d’un grand secours, je pense, ainsi que la patience. Vouloir savoir, cela aide dans tous les cas. Le souvenir aussi est d’un grand secours, même si le contenu de ce souvenir est si souvent la cause et la raison du silence. Le souvenir est une langue comme d’autres, et présuppose un entraînement, si l’on ne veut pas déclencher ce rituel trop fréquent de l’attribution de la faute et de la réaction défensive. Le souvenir est toujours une rencontre avec l’incompréhensible, y compris en nous-mêmes, et celui qui l’accepte est interrogé lui-même et mis en question. Comment aurais-je réagi, moi, là, jadis, où que ce fût, et à présent, qui suis-je à présent, et qu’est-ce que je fais de ce souvenir partagé et du malaise qu’il provoque. C’étaient les détenus qui m’étaient les plus chers, écrit Rudolf Höss au sujet des Tsiganes, car ils étaient tout en confiance, comme des enfants ; et de raconter à quel point ils étaient devenus proches à son cœur pendant ce temps passé en commun dans le camp. Ce qui ne l’a pas empêché de les envoyer au gaz par milliers, harassé de doutes intimes et impuissant face à l’ordre du führer, écrit-il. Ce sentiment d’impuissance face à l’incapacité de pouvoir expliquer, et encore moins comprendre, l’inexplicable, fait partie de l’effet d’aspiration inhérent à ce genre de récits ; il m’oblige à toujours revenir aux événements dont nous devenons témoins en les apprenant, ils nous forcent à prendre position par-delà les faits concrets relatés et intègrent ainsi nos propres souvenirs et notre propre réalité ; face à elle, nous pouvons ouvrir les yeux ou les fermer, mais nous ne saurions lui échapper.
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Que fait un homme qui, à son arrivée au camp de Majdanek, tient son fils caché dans son sac à dos, qui se fait surprendre par la gardienne Hermine RyanBraunsteiner, qui doit poser son sac à dos devant elle et la regarder frapper avec le fouet ce sac à dos et ne s’interrompre que lorsque les gémissements dans le sac auront cessé, et qui la regarde extraire du sac le garçonnet ensanglanté par les cheveux et le jeter sur un camion qui l’amènera avec d’autres enfants aux chambres à gaz ? Je me demande ce qui laisse un père regarder tout cela, sans signe extérieur d’émotion comme dirait sans doute Höss, et je repense à la scène décrite par lui au début, peut-être du fait que - cela se pourrait - nos incompréhensions respectives, des événements ou des récits ne sont pas si étrangères l’une à l’autre. Nous avons cette étrangeté devant les yeux, nous sommes pris de frayeur, nous nous détournons, et pourtant nous y retournons ; parce que cela nous oblige à nous confronter à nous-mêmes, à travers un récit qui nous apprend ce dont nous sommes aussi capables, l’acte monstrueux et l’effroi qu’il nous inspire ; reconnaître cela, pour nous et pour les autres, reconnaître que tout cela c’est nous, et il ne s’agit pas de fouiller dans le passé, de faire l’archéologie du totalitarisme, mais de connaître nos potentialités et nos abîmes ; nous y confronter est un défi à jamais et à présent. Lors de la séparation entre hommes, femmes et enfants, des scènes tumultueuses se sont produites peut-on lire dans un rapport sur l’extermination de la localité tchèque de Lidice. Ça a fini par me taper sur les nerfs, les bonnes femmes faisaient un boucan de tous les diables, les gosses hurlaient, les chiens aboyaient, le bétail vociférait, la volaille partait en tous sens, déclara plus tard un membre du commando d’assassins lors d’un interrogatoire. Comment ils ont encerclé le village. Séparé les hommes des femmes et des enfants. Pillé ces gens. Tué. Incendié les maisons. Je lis cela, j’y réfléchis, ces événements se déroulent devant moi, et pourtant toutes ces images, à chaque fois, se figent en un moment unique du récit qui montre le chef de la Gestapo, celui qui ordonna la destruction de Lidice, se faire réserver dans le butin pour sa femme un landau neuf, dernier cri. Qu’est-ce qui amène un homme pendant l’accomplissement d’un crime pareil à penser à un landau qui ensuite, a forcément dû lui rappeler en permanence ce lieu et l’extermination de ses habitants ? Et pour quelle raison est-ce cette unique image qui se fige en moi, alors que 173 personnes sont massacrées, pour devenir ainsi mon image de ce crime ? Et pourquoi toujours des images isolées,
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à travers lesquelles se fige en moi le souvenir d’un événement vécu ou raconté, qui m’accompagnent depuis ma toute première rencontre avec elles, tel ce landau, telle cette image d’un petit garçon tsigane âgé de quatre ans, toujours de blanc vêtu, que Josef Mengele, un temps, a emmené partout avec lui, un genre de petite mascotte, semble-t-il, il l’avait auprès de lui même pour les sélections, un garçon qui sur son ordre exécutait des acrobaties et qui dansait et chantait ; un jour, néanmoins, il l’envoya avec d’autres tsiganes à la chambre à gaz et au four crématoire, la boulangerie, comme il l’appelait. Quand j’ai vu Shoah, le film de Claude Lanzman, longtemps je n’ai pas compris pourquoi je n’arrivais pas à détourner mon regard de l’écran. Et puis, tout d’un coup j’ai saisi la raison de mon trouble, entre deux histoires, lorsque la caméra pénétra dans un établissement, un bistrot, où elle regardait autour d’elle ; un homme tirait une bière à la pression derrière le comptoir, c’est vers lui que la caméra se dirigea, et je vis ce serveur tirant de la bière au bistrot d’à côté se transformer en boucher de camp de concentration, qui, interrogé sur ses actes, s’essuie la sueur du front, chausse des lunettes de soleil, sort de la salle et y revient, ôte ses lunettes et les remet tout en s’essuyant le front pour, finalement, ne se souvenir de rien. Avec le visage de ce serveur qui là, jadis, et devant mes yeux, s’est défait, pour moi le national-socialisme se réduisit à sa taille humaine, car je me rendis compte à quel point ses acteurs étaient encore jeunes et vivants – par rapport au mythe qui, à l’égard de cette époque, s’était installé dans ma tête. Ils avaient l’âge de mon père, de ma mère, des gens qui m’entouraient depuis mon enfance, et je vis à présent qu’ils avaient les visages et les gestes et le comportement de personnes qui ne se remarquent pas, apparemment communes. Jusqu’alors, cette époque, pour moi, avait été de l’histoire passée, finie. Dorénavant elle me faisait face dans chaque visage, elle devenait saisissable et attaquable, je compris que cette histoire ne pouvait pas être terminée et que par conséquent, il n’était pas envisageable de se soustraire sur la pointe des pieds à cette confrontation. C’est bien des années après que mon image de cette époque s’est une nouvelle fois effondrée en moi. Une note en bas de page d’une biographie de Heinrich Himmler m’apprit qu’il s’était suicidé à l’âge de 44 ans, donc à mon âge actuel. J’étais effrayé, car cela signifiait pour moi, et pas seulement à cet instant, que cet homme avait accompli tout ce qu’il a commis devant l’histoire
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pendant la durée de ma vie, qui pourtant ne me semblait pas encore bien longue. Du coup, cette époque, et la confrontation avec elle, ont définitivement fait irruption dans mon présent et ce n’est plus seulement la génération de mes parents qui est en question, c’est moi qui suis interrogé sur ce que j’aurais fait, ce que j’ai fait, et ce que je fais.
Traduit de l’allemand par Henri Christophe
Né en 1959 à Berg, Alois Hotschnig vit à Innsbruck et à Villach. Après des études de médecine et de lettres, il écrit des romans, des récits et pièces pour le théâtre et la radio. De l’intrigue policière des Mains de Léonard, au discours d'un fils au chevet du lit de mort de son père dans le récit Fini, au monde vu par un cul-de-jatte dans Un semblant de bonheur et à l’enfer familial de la pièce Absolution, c’est le passé de l’Autriche qui est mis au jour, comme aussi dans son roman La Chambre de Ludwig (2000), qui explore la mémoire personnelle et collective et déconstruit progressivement conventions sociales et certitudes historiques En français : Les Mains de Léonard, tr. Rosemarie Lipka et Marianne Dautrey, Paris, Jean-Claude Lattès, 1996. Le texte traduit ici, inédit, comporte une références aux mémoires de Rudolf Höss, qui existent en français sous le titre Le Commandant d’Auschwitz parle (Paris, Julliard, 1970, rééd. La Découverte, 1995). Heinz Schwarzinger
PERSONNE DÉPLACÉE : NIETOTSHKA VASSILIEVNA ILIASHENKO RACONTE SON ENFANCE RUSSE À JOSEF WINKLER
Josef WINKLER
Exténuée et malade après presque quatre semaines de trajet dans un wagon à bestiaux depuis que, chez ses parents, à Dóbenka, elle avait été réveillée à deux heures du matin d’un coup de crosse par un policier, Nietotshka Vassilievna put enfin à nouveau dormir dans un lit. Nietotshka Vassilievna dormit d’un sommeil profond. Quand elle se réveilla le lendemain matin, il faisait déjà jour. Elle se leva et regarda par la fenêtre. Il avait neigé. Trente-huit ans plus tard, dans cette même chambre où Nietotshka Vassilievna Iliashenko, alors âgée de quatorze ans, avait passé sa première nuit, je posai sur la table, à côté de la machine à écrire, l’image de l’ange gardien qu’elle était allée chercher dans sa chambre à coucher pour me la donner. Cet ange protège l’enfant, l’accompagne quand il traverse le pont, il faut qu’il soit croyant, qu’il prie, l’enfant qui le soir avant de s’endormir récite Bon ange gardien…, comme je le faisais jadis, mains jointes, ma mère assise sur le bord du lit, m’aidant quand je ne savais plus les mots. Bon ange gardien, céleste guide qui soutiens, tends-moi vite la main, protège ton enfant. Je récitais ma prière et je voyais un ange qui accompagne un enfant sur le pont, mais il n’y avait pas que des anges protecteurs dans mes visions d’enfant, çà et là surgissait un Ange Noir qui ne me voulait pas de bien, qui de ses ailes noires faisait une bourrasque dans mon âme d’enfant et m’étranglait. Je le connaissais, l’ange déchu devenu Lucifer. Et puis venaient les anges mongoliens, les anges invalides, l’un, l’ange violet, marchait avec des béquilles, il avait dû perdre un pied à la guerre des anges au-dessus des nuages des fermes de mon village natal, les anges sans yeux s’approchaient, le ruban d’aveugle autour de leur cou long et sec comme le cou
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d’une nonne, et ils veillaient l’enfant mort, étendu sur le lit et paré de marguerites. Au printemps de l’année 81, à Vienne, je travaillais au manuscrit d’un roman. Épuisé par ce travail et par la vie citadine, je partis avec un ami pour le village montagnard de Mooswald en Carinthie, où ses parents possédaient une vieille ferme rénovée. Nous passâmes plus de quinze jours dans cette maison. J’avais alors déjà pris la décision de quitter Vienne. Je ne supportais plus, quand j’allais au Volksgarten, de voir un policier debout devant des jeunes gens étendus dans le parc, notant leurs noms. Je m’imaginais tout de suite que j’allais marcher vers le policier et lui arracher sa matraque. À Rome, au jardin Borghese, des milliers de jeunes sont couchés sous les arbres en fleurs, des ragazzi courent et jouent au football sur l’herbe, les filles passent leurs bâtons de rouge sur les lèvres des innombrables bustes en pierre qui se dressent dans le jardin Borghese, et je n’aperçois aucun policier accroupi derrière une statue, prêt à bondir, une matraque ou une contravention à la main. Des autobus traversent cet immense parc morcelé par les rues, les ragazzi se penchent aux fenêtres droite et gauche des autobus qui passent, ils crient, agitent des banderoles et, de la paume, ils frappent en cadence la carrosserie des autobus, on sait alors, sans avoir entendu la nouvelle à la radio, que l’AC Roma a encore gagné. Je décidai donc de quitter Vienne, où je ne supportais pas de séjourner plus de cinq mois, et d’aller à la montagne, de vivre dans une famille de fermiers montagnards, d’habiter à la montagne, au-dessus de ma vallée natale. On était déjà fin mai, à Mooswald, j’allai d’une ferme à l’autre et lorsque je voyais sur la porte un panneau Chambres à louer, je m’enquérais d’un logement, mais les fermiers me firent comprendre que toutes leurs chambres étaient réservées, que les vacanciers allemands avaient déjà retenu leurs chambres. J’avais beau dire aux fermiers que je resterais plusieurs mois, que je devais travailler à un manuscrit, je ne pus en persuader aucun de décommander un Allemand pour me loger à sa place. J’avais déjà perdu tout espoir de trouver et je revenais sur mes pas pour regagner la maison de vacances lorsque j’aperçus, juché sur un tracteur, un petit paysan blond occupé à engranger le foin. J’étais passé plusieurs fois devant la ferme de ses parents, mais il n’y avait pas de panneau, et comme je voyais souvent plusieurs fils travailler devant la porte ou dans le garage, je ne pensais pas qu’ils puissent avoir une chambre libre. Je m’approchai du conducteur du tracteur. Il freina. Je lui dis qu’ayant un travail à terminer, je voulais m’installer plusieurs mois à la montagne dans une famille de fermiers pour pouvoir
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continuer mon travail, au calme, ainsi que je m’exprimai alors, et je lui demandai s’il ne connaîtrait pas une famille de fermiers qui me logerait. Demande à ma maman !, me lança-t-il dans le bruit du tracteur en m’indiquant de la main la porte de la grange, d’où au même moment sortait sa maman. Je tendis la main à la fermière et lui fis part de mes intentions. Nous discutâmes du prix de la pension et convînmes que je reviendrais le soir ou le lendemain visiter la chambre. Mon ami et moi, nous allâmes jusqu’à la ferme le lendemain soir, mais je n’eus pas le courage d’entrer dans la maison, nous restâmes assis sur le banc installé sur le carré de gazon devant la ferme. Cela faisait des années que je n’étais pas entré dans une ferme inconnue, des années que je ne m’étais plus trouvé dans une étable, toutes ces années, en revanche, à ma table, j’avais affronté, par l’écriture, mon origine paysanne et villageoise. Tandis que nous étions assis sur le banc devant la façade, la fermière sortit de l’étable et rentra dans la cuisine par la porte de derrière, qui donnait dans une première pièce avec un four. Je restais assis un moment à regarder la forêt d’épicéa et ma vallée natale, attendant qu’elle finisse par nous inviter à entrer. Je croisai les jambes et mis une main dans l’autre. J’entendais les coqs du village voisin chanter, les deux chiens aboyaient, dans l’étable les chaînes des bestiaux cliquetaient, une vache mugissait, et un vol de corbeaux passa au-dessus des cheminées des fermes. J’observai les innombrables petites pattes noires qui défilaient au-dessus de nos têtes. Je regardai le potager clôturé, ignorant que trois mois plus tard, j’y serais accroupi devant Nietotshka Vassilievna Iliashenko, un magnétophone sur les genoux, enregistrant, pendant qu’elle sarclait le potager, l’histoire de son enfance russe et de son transfert en Carinthie. Et une fois le grand potager sarclé, l’enregistrement serait terminé. Ce que je ne soupçonnais pas alors, c’est que je resterais non pas quelques mois seulement pour mettre au point un manuscrit de roman, mais plus d’une année, dans cette ferme, dans la chambre où, le 7 avril de l’année 43, elle se réveilla du voyage harassant dans le wagon à bestiaux, se leva, alla jusqu’à la fenêtre et vit qu’il avait neigé. Elle s’étonna qu’il neige en avril en Carinthie. Là-bas, en Russie, me raconta-t-elle, en mars, on laboure déjà les champs, on sème dès le mois de mars. * En mars de l’année 43, ma sœur Lydia Vassilievna Iliashenko et moi, Nietotshka Vassilievna Iliashenko, avons été arrêtées par des policiers dans la maison de nos parents à Dóbenka, un petit village d’Ukraine non loin de
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Tsherkassy. Il était à peu près deux heures du matin quand un policier me donna un coup de crosse dans les côtes. On nous a mises avec d’autres gens dans un wagon à bestiaux et envoyées en service obligatoire en Carinthie. Nous sommes passées par Tshornovaï, Kiev, Przemysl et Vienne avant d’arriver en Carinthie. Le 7 avril 1943, au bout de presque quatre semaines de trajet, nous avons atteint la gare de Villach. En fait, si je sais que Dóbenka comptait environ quatre-vingt-quatre maisons, c’est parce qu’à ce moment-là, en janvier 1943, on annonça dans le village qu’un habitant par maison devait être envoyé en Allemagne en service de travail. Quatre-vingt-quatre habitants de notre village auraient dû être mis dans le train, mais les policiers ne purent rassembler plus de onze personnes du village, les autres se sont enfuis. Dóbenka, qui se trouvait à quatre kilomètres de la rive nord du Dniepr, n’existe plus. Dóbenka, comme tous les autres villages importants des environs, qui comptaient des centaines d’habitations, a cédé la place à un lac artificiel. Le réservoir de Krementshug, avec ses trois cents kilomètres de long, étend ses bras au sud-est de Kiev. Mon village natal est englouti dans le réservoir de Krementshug. Ce fut un acte de vengeance contre notre famille, contre notre mère, je n’ai aucun doute là-dessus, si nous avons été deux à être déplacées, ma sœur et moi, alors qu’il avait été annoncé dans le village qu’un seul habitant par maison devrait aller en service de travail à l’étranger. À la gare de Tshornovaï, ma mère, déjà âgée et malade à l’époque, nous remit, à ma sœur et à moi, mon livret scolaire et une bouteille d’eau-de-vie, avant que le train ne nous emporte. Dans le wagon à bestiaux, je me suis attaché une couverture autour des hanches. Mon grand-père maternel, David, était charpentier. Il avait huit enfants. Ma mère était l’aînée. Elle n’a guère eu la possibilité d’aller à l’école, elle devait surveiller ses frères et sœurs. Comme la vache et les quelques cochons de notre petite chaumière ne suffisaient pas à nourrir la famille, la grand-mère travaillait comme journalière chez des fermiers. Pendant ce temps, ma mère surveillait ses frères et sœurs. Ma mère a cuit son premier pain à l’âge de neuf ans. Sa mère avait préparé la pâte, lui avait donné quelques instructions et était partie travailler chez les fermiers. Ma mère était de petite taille et de constitution fragile, sans doute parce qu’elle n’a jamais eu assez à manger, parce qu’elle ne mangeait souvent pas à sa faim. Et au lieu de confectionner quelques gros pains, elle a fait beaucoup de petits pains. Son frère, donc mon oncle, Yakov, qui avait six ou sept ans à l’époque, la regardait cuire le pain. Mon oncle avait des difficultés
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pour parler, il bégayait. Ma mère a sorti les petits pains cuits du four. Mais elle avait fait une telle quantité de petits pains au lieu de quelques gros, qu’elle s’est mise à avoir peur de sa mère, ma grand-mère, car ma grand-mère faisait toujours des gros pains, jamais des petits. Pour qu’il n’y ait plus tous ces petits pains, elle en a donné une assez grande quantité aux cochons et à la vache. Elle à dit à oncle Yakov, Mais ne va pas raconter à Mati que j’ai donné le pain à manger aux cochons et à la vache. Non, non, a répondu oncle Yakov, je dirai rien, je te trahirai pas. Mais leur mère est à peine apparue sur le pas de la porte, elle rentrait de son travail à la ferme, qu’il a crié, Mamo ! Mamo !, Hapka – ma mère s’appelait Hapka –, Hapka a donné le pain à manger aux cochons et à la vache. Hapka a été battue par sa mère pour avoir agi ainsi. Bien sûr, sa mère devait économiser, il n’avaient pas grand-chose à manger, et sa fille donne le pain aux bestiaux ! Le deuxième frère d’Hapka, le Piotr, avait des « membres anglais », comme on dit en patois, il avait les os mous, les trois premières années de sa vie, il ne pouvait pas marcher, il rampait. Quand on écrit, on appelle cette maladie le rachitisme. Hapka devait surveiller ce petit frère handicapé. Ma grand-mère était retournée travailler chez les fermiers. D’autres filles du village sont arrivées, elles voulaient aller se baigner avec Hapka, mais Hapka devait surveiller Piotr. Une des filles a dit, Tu n’as qu’à emmener le Piotr à la plage, on pourra s’arranger. Elles ont pris le gamin avec elle. Hapka a enterré le petit jusqu’au cou dans le sable sur la rive du Dniepr pour pouvoir le laisser sans surveillance pendant qu’elle se baignait dans le Dniepr avec ses amies. Sinon, le Piotr aurait rampé jusqu’au fleuve. Il faisait une chaleur épouvantable et le petit était enterré dans le sable jusqu’au cou pendant que les filles se baignaient dans le fleuve. Depuis sa maison, pas très loin du fleuve, un oncle d’Hapka observait la scène. Il a vu Hapka enterrer son frère de trois ans dans le sable. Hapka était tellement contente de se baigner qu’elle en a oublié le petit. L’oncle est venu jusqu’à la rive, il a déterré le gamin et l’a emporté chez lui. Au bout d’une ou deux heures, je ne me rappelle pas combien de temps les filles et Hapka sont restées dans l’eau, elle s’est souvenue de Piotr enterré dans le sable. Évidemment, elle est vite retournée jusqu’à la rive, mais plus de Piotr, rien qu’un trou dans le sable. Toutes les filles sont sorties du fleuve en vitesse, elles ont cherché le gamin, mais elles ne l’ont trouvé nulle part. Hapka était en larmes. Le Piotr s’est peutêtre déterré tout seul, il aura rampé jusqu’au fleuve et se sera noyé. Elle n’osait pas rentrer chez elle. Mais l’oncle avait attrapé la mère qui rentrait du travail à la ferme et lui avait raconté l’histoire du Piotr enterré dans le sable, il lui a dit de
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ne pas se faire de mauvais sang puisque le petit était chez lui. Hapka est rentrée à la maison désespérée, en larmes, et a demandé à sa mère où était le Piotr. Bien sûr, elle a encore reçu des coups et elle a promis de ne plus jamais recommencer. Hapka était allée à l’école pendant deux ans. Dans ce temps-là, l’école obligatoire n’existait pas. On pouvait décider si on envoyait ses enfants à l’école ou pas. Pendant longtemps, je n’ai pas su que ma mère savait écrire. Une fois que moi, je suis allée à l’école, j’écrivais à sa place quand elle avait quelque chose à écrire. Plus tard seulement, quand elle m’a envoyé de Russie des lettres en Carinthie, je me suis aperçue qu’elle savait écrire. Souvent, elle n’écrivait les mots qu’à moitié, mais je me régalais à les lire, ces lettres, car je savais qu’elles venaient de ma mère, dont ma sœur et moi, nous avions été séparées si violemment. Quand je lisais les mots qu’elle avait écrits, il me semblait entendre sa voix.
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
Ce texte est extrait de Personne déplacée (1984), qui est comme un hapax dans la création de Josef Winkler. C’est un livre d’ordre plus documentaire, plus immédiatement historique et politique que le reste de l’œuvre de Winkler, mais qui s’y inscrit par cette écriture d’un destin singulier éclairé par l’histoire personnelle et collective. Par ailleurs, tant dans la longue introduction que dans le récit donné à la première personne par la paysanne ukrainienne déportée en Carinthie, se retrouvent les obsessions et formes littéraires, comme la répétition, caractéristiques d’autres textes de Winkler. Sur Josef Winkler, voir la notice à la suite du texte Le Laboureur de Carinthie, p. 142.
L’INFANTICIDE
Peter TURRINI
Fait divers : Dans la maison cossue de ses parents, une femme de vingt-six ans a tué son enfant de dix jours. On ne sait rien de précis sur les circonstances de son acte. On suppose qu’elle avait l’esprit dérangé au moment des faits. ELLE. Pour moi, rien ne va de soi. J’observe la façon de faire des autres. Je bouge comme si je marchais. Je parle comme on parle. Ma seule chance de m’en sortir, c’est de tout imiter. Je n’existerais pas sinon. Toute nouvelle personne représente une menace pour moi, jusqu’à ce que j’apprenne à lui ressembler. Parfois, dans un magasin, il m’arrive de ne pas savoir répondre à la question de la vendeuse. Alors, prise d’une peur terrible, je me sauve en courant. Ou je marche les yeux fermés dans la rue et je fais semblant de ne rien comprendre, d’être une étrangère. J’ai toujours peur qu’on s’aperçoive que je suis transparente, en verre. J’aimerais me mettre de la peinture, de la tête aux pieds. Toutes les couleurs. Il y a des moments où je me sens forte. J’imagine alors tout ce que j’entreprendrai. À l’avance, je me représente tout. Ce que je dis, ce que les autres disent, comment je réagis. Je fixe la manière dont je maîtriserai la situation. À ces instants, je suis moi-même, théoriquement du moins. Cela dit, le moment venu, je gâche tout. La moindre contrariété me renverse. Après, je réfléchis des heures durant à toutes les fautes que j’ai commises. Je suis assise dans ma chambre, mes mains sont gelées. Je ne peux plus les remuer. C’est l’été, dehors. J’imagine les voitures qui circulent dans la poussière
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et la canicule, la vie qui pulse partout. Je voudrais poser mes mains sur le rebord de la fenêtre et attraper les voix qui tapent contre la vitre. Mais c’est toujours la même peur : qu’elles s’échappent, qu’elles débordent d’entre mes doigts, que tout se métamorphose, que tout se perde et qu’il ne reste rien. Mon corps entier s’en va. Je veux dire qu’il se dissout, tout simplement. Mes épaules deviennent légères, mon visage double et triple. J’ai l’impression que tout se détache, les bras de mes épaules, le ventre de mon corps. Quelque chose doit me retenir ici. Il faut que je fasse quelque chose qui reste, qui me cloue sur place. Il faut que ça m’écrase, m’efface, me rende vivante. LE JUGE. Accusée, levez-vous. Vous êtes inculpée d’avoir exercé des violences sur votre fille âgée de dix jours, de l’avoir étranglée et noyée, jusqu’à ce que mort s’en suive, vous rendant ainsi coupable de meurtre. Vous encourez un châtiment pour cela. Accusée, vous sentez-vous coupable ? ELLE. Je donnais un bain à ma fille. Puis je lui ai serré le cou. Je l’ai maintenue longtemps sous l’eau. Elle a fini par remonter. Elle ressemblait à ma poupée. LE JUGE. Accusée, quel est votre parcours scolaire ? ELLE. Le matin, bien qu’éveillée depuis un bon moment, j’essayais toujours de garder les yeux fermés aussi longtemps que possible. Après déjeuner, je m’installais au piano et commençais mes exercices. Au bout d’une heure ou deux, j’avais des crampes dans les doigts. J’étais gelée. Je sortais le livre de médecine de papa et je me masturbais avec des couteaux dont j’avais revêtu le manche de nylon. Chaque fois que j’entendais des pas dans le couloir, je jouais vite quelques mesures au piano. Ma mère vivait à l’étage au-dessus, la plupart du temps elle était malade. Parfois elle descendait chercher quelque chose ou faire le ménage. Alors qu’on avait une bonne. Souvent je restais assis au piano des heures durant, sans bouger. En fin d’après-midi, quand papa rentrait il toquait à la porte et disait : tu joues merveilleusement, ma chérie. LE JUGE. Vous avez quitté la maison parentale. Pourquoi ? ELLE. Nous étions trois filles, mais c’était moi la préférée de papa. Pour lui, j’étais spéciale. Sans doute parce que tout ce qu’il faisait me plaisait. Tout allait de soi chez lui, il savait tout mieux faire, je n’avais qu’à l’imiter. Sans lui, je ne trouvais aucune réponse. J’avais peur de dire quelque chose de faux. Le premier jour de l’été, quand le macadam se met à mollir et l’odeur d’essence à flotter dans le village, les vieux indios se rassemblent au pied de la montagne. Ils revêtent leurs anciens habits et commencent l’escalade. En chemin, ils jouent
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de la flûte, des airs ancestraux. Arrivés au sommet, ils enfouissent leurs instruments. De retour au village, ils sont de nouveau ce qu’ils sont : pompistes, camelots, journaliers, taverniers. Une fois l’an pourtant, le premier jour de l’été, ils sont ce qu’ils furent jadis : indios, amis et serviteurs des dieux. Lorsque j’ai les mains moites et que ma respiration devient difficile, cette histoire me vient à l’esprit. Il me l’a lue souvent. C’était notre histoire. LE PÈRE. Pourquoi es-tu partie de la maison ? Sans donner de tes nouvelles. Dans une maison inconnue. Chez un inconnu. Je me suis fait un sang d’encre, ma fille. Je t’ai cherchée partout. ELLE. Sais-tu que c’est chez cet homme parfaitement inconnu que je sentis la première fois ce que signifie ne plus avoir peur de tout ? Peur de dire quelque chose de faux ? Alors que tout était faux. Tout ce que tu m’avais dit. Dans la rue, ça ne coïncidait plus, et au Conservatoire tout le monde me trouvait bizarre. Sais-tu comment on m’appelait ? La spéciale. Je m’inculquais l’horreur de toi. Je m’entraînais à vomir quand dans la salle de bain, je tombais sur tes cheveux. Je m’imaginais l’instant où tu m’engendras, j’écrasais mon ventre contre le carrelage glacial. Il faut que je me débarrasse de toi, comprends-tu ? Personne ne veut entendre notre histoire. Elle ne coïncide pas. Elle ne coïncide tout simplement pas. Depuis que je suis partie de la maison, je ne fréquente plus le Conservatoire. Je passe toute la journée dans l’appartement de mon ami, à préparer tout ce dont il a besoin. Je lis ses livres pour qu’il sente tout l’intérêt que je porte à ses études. C’est beau de pouvoir être là pour quelqu’un. La journée est tranquille et tu sais ce que tu as à faire. À cette époque je rêvais de choses abominables. Mon père vient vers moi et me renverse. Je tombe et j’éclate en mille morceaux. Ou bien j’enfonce une épée dans mon vagin jusqu’à ce qu’elle ressorte de mon crâne. Mon ami me consolait. Il semblait si sûr et si intelligent, comme si rien ne pouvait l’ébranler. J’avais toujours le sentiment qu’il s’y connaissait, dans la vie. Qu’il saurait, lui, ce qui était bon pour moi. L’AMI. Au début elle faisait tout ce que je voulais. C’était carrément étrange. On avait l’impression qu’elle faisait tout le temps attention de ne pas commettre de faute. Au lit aussi. Jusqu’à ce qu’un jour je me rende compte que tout était joué seulement.
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ELLE. Ce n’est pas vrai. Il me faut du temps, c’est tout. Tu dois me laisser du temps. Ça ne va pas aussi vite, chez les femmes. C’est beau, non, quand tu es satisfait. Elle rit. Et ainsi de suite. Je sais, j’ai dit un tas de choses. Tu dois me pardonner. Peuxtu comprendre ce que cela signifie d’être toujours à côté, avec ses sentiments ? Quand tout n’existe que dans la tête ? Oui ! Je savais comment on fait l’amour. Grâce à toi et aux livres et aux magazines. Je me faisais l’impression d’une photo dans ces revues qui traînaient toujours chez toi. Au début, je m’imaginais éprouver quelque chose parce qu’il faut éprouver quelque chose. Je lui jouais l’orgasme parce qu’il se donnait tant de mal. Ça aussi était faux, évidemment. Je suis toujours à côté, voilà tout. L’AMI. Dis enfin ce que toi, tu veux. Ce que tu aimes, toi. ELLE. J’aime tout de toi. Ta façon de bouger, ce que tu dis, tout, quoi. C’était affreux, au fond. D’habitude, pendant l’amour, je le caressais à certains endroits. Un jour, il m’a dit qu’il n’aimait pas trop ça. J’ai cru mourir. Tout d’un coup, mes doigts étaient raides. Tout devint un problème. La moindre contrariété. Quelques fois je ne préparais pas son dîner. J’attendais qu’il proteste. Qu’il y ait une dispute. Il ne disait rien. Je me comportais comme à la maison. Je fais quelque chose, et j’attends qu’on le trouve bien ou mal. Je n’ai jamais appris à assumer ce que je fais. LE JUGE. Accusée, avez-vous eu une enfance heureuse ? ELLE. Tout se passait normalement, au fond. Jamais de coups, jamais de mots méchants. Ils m’ont toujours parlé avec gentillesse, ils me disaient : s’il te plaît, fais ceci ou cela, sinon on ne t’aimera plus. Je faisais toujours attention que mes habits soient propres et mes manières irréprochables. Je voulais leur montrer que je les aimais. Je me disais : si tu fais ce qu’ils font, ça doit être bien. Un jour, j’ai joué dans ma chambre avec le repas. J’ai eu envie de tout renverser. Je me mets à tout étaler. D’en frotter mon corps. Ma figure. Les murs. Le tapis. Partout. Tout d’un coup ma mère entre et se met à hurler. LE JUGE. Réfléchissez bien. Quand avez-vous pensé la première fois à tuer votre enfant ?
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ELLE. Dans ma tête, ça ressemble à une grande pièce blanche et nue, avec de la couleur qui a giclé partout. J’essaie de gratter la peinture avec mes ongles, mais ils sont émoussés et ça me fait mal. Quand j’arrête, d’autres couleurs giclent sur les murs, encore et encore, quand je hurle, la peinture devient encore plus dure. Les mots explosent, le moindre mouvement explose. J’ai le sentiment de ne pas du tout être en vie. L’AMI. L’enfant, voilà la solution, me suis-je dit. Elle aurait une tâche à remplir, une occupation, elle réfléchirait moins à elle-même. ELLE. Je me sentais effacée et heureuse. Heureuse, indescriptiblement. C’était quelque chose que je pouvais montrer, dont j’avais le droit de parler. Dans la rue, quand un homme me regardait, j’aurais voulu déchirer ma robe et le prier de regarder mon ventre, pas moi, mon enfant. Je croyais être la première mère au monde. Tout le monde devait le voir. Je voulais le montrer. Partout. Souvent il me disait de ne pas exagérer, que toutes les femmes ou presque tombaient un jour enceintes. Tu ne sais pas à quel point cette phrase m’a rendue heureuse. Toutes les femmes me paraissaient soudain me ressembler tellement. Et moi à elles. Je nous oubliais, lui et moi. Seul l’enfant comptait. J’imaginai ma mort lors de l’accouchement. Cette pensée me rendit si heureuse que je ne pus m’empêcher de pleurer. Mon corps se déploya en mille plaies saignantes. Mes mains écartelèrent la chair et l’air fit irruption tel le souffle après l’évanouissement. Les veines se gonflèrent. Mon ventre fut la terre, et mon corps se précipita sur elle. LE JUGE. Accusée, est-il exact que vous avez tenté d’avorter ? ELLE. Dès que j’ai su que j’étais enceinte, je l’ai prié de ne plus coucher avec moi. Quelques semaines plus tard ça s’est pourtant produit. Tant qu’il faisait ce qu’il voulait, ça allait bien. Un jour il me demanda de l’embrasser en bas et te le mettre dans la bouche, et tout d’un coup, ce fut comme avant. Je m’efforçais de très bien faire. J’étais de nouveau à côté. Je voyais une femme enceinte. Elle se sauvait en courant quand je voulais la toucher. Elle hurlait quand je prononçais son nom. Mon enfant serait un monstre. Il tombe de ma culotte sans que je m’en aperçoive. J’ai terriblement honte. Des gens s’amassent. Ils fixent mon enfant qui ressemble à un crapaud et ne cesse d’enfler. Toujours plus. Ils écrasent leurs mégots sur le ventre du crapaud et rient.
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L’AMI. Je suis fou de joie à l’idée d’avoir un enfant, tu sais ? Je ne peux pas te dire à quel point. C’est mon fils. Mon fils. ELLE. Oui. Oui. Oui. Oui. C’est ton fils. Je le sais, tout ça. Par cœur je le sais tout ça. Ce qu’on fait au troisième mois. Ce qu’on fait au quatrième mois. Qu’on n’a le droit de soulever rien de lourd. Et qu’il ne faut rien manger d’épicé. J’ai appris mon rôle avec tant d’application que j’aimerais avoir une récompense. Donne-moi de l’argent et je t’apporterai ton fils. Sanguinolent et emmailloté dans du papier journal. D’éternelles discussions s’en suivirent. À la fin nous étions au point d’avoir des explications pour tout : d’où proviennent mes humeurs. Pourquoi je suis heureuse. Pourquoi je suis malheureuse. Pourquoi je désire cet enfant. Pourquoi je ne le désire pas. C’était logique ce qu’il disait, mais je n’arrivais pas à le ressentir. Ses pensées étaient dans ma tête, éparpillées comme des clous. La moindre tentative de trouver une réponse à moi, me déchirait les tempes jusqu’au sang. C’est affreux quand on a peur de penser. Je ne faisais plus que des choses qu’il savait m’expliquer. Je créais des ambiances sur commande. Je déclenchais des disputes sans raison, sachant d’avance de quelle raisonnable façon il allait vider la querelle. Pourquoi ne puis-je pas être qui je voudrais ? Qui voudrais-je être ? Je m’exerce à tous les personnages, mais ils ne m’appartiennent pas. Ils sortent de moi comme ça leur plaît, et les yeux des gens traversent mon corps. Je ne peux le cacher sous rien car tout ce que je mets sur moi, que je pose devant moi, devient translucide. Quelque chose doit m’emplir, me retenir. Il faut que je fasse quelque chose qui reste, qui me cloue sur place. Il faut que ça m’écrase, m’efface, me rende vivante. LE JUGE. Accusée, vous avez quitté le père de votre enfant. Pourquoi ? ELLE. Nous étions comme deux robots qui se lèchent l’un l’autre leur métal. J’ai pris la première chambre que j’ai trouvée. Une maison crasseuse, l’appartement empestait l’insecticide. J’avais peur d’aller chez le médecin et voulais le faire moi-même. Le mieux, c’est la quinine. Si ça ne donne rien, essayez du savon dilué. Très chaud, administré trois fois. Si vous avez besoin d’un lavement, faites-moi signe. Le truc avec les aiguilles à tricoter, vous feriez mieux de ne pas essayer, ils le voient, à l’hôpital. Quand les saignements commencent, appelez-moi.
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Les pas des voisins s’estompent dans les couloirs. La lampe danse en rond, les mouches mangent de sa lumière. Le plafond est mouillé, les murs verdâtres. Des soldats regardent par les fenêtres, des soldats de vieilles guerres, comme sur le tableau accroché au-dessus du bureau de mon père. Tous les gens s’imitent les uns les autres. Tous les hommes s’imitent les uns les autres. Ils aiment se faire gratter le dos. Ils aiment qu’on joue avec leurs testicules. Ils aiment qu’on leur fasse ça avec la bouche. Je voudrais savoir ce que j’aime, moi. Quand mon enfant verra le jour, je mourrai. Mon père marchera derrière mon cercueil, il sera terriblement agacé. Je porte ma robe turquoise et je souris. S’il me le demande, je le laisse monter dans mon cercueil. Je le caresse. Il ôte son visage et m’embrasse. Soudain, les gens se mettent tous à hurler et à nous montrer du doigt. Les voitures fusent sur nous et lui coupent son machin. Je l’emballe, mais un agent de police le réclame. Je crie : c’est à moi, c’est à moi. Un inconnu traverse la rue, il dit : ne croyez pas un mot de ce que dit ma fille, ce machin est à moi. Il me le prend des mains et me renverse. LE JUGE. Vous êtes allée voir plusieurs médecins ? ELLE. Oui. Mais ça n’a rien donné. L’un ne parlait que d’affaires. Vous payez, moi j’assume les risques. Ces risques, mademoiselle, vous ne les payez pas assez cher, voilà. Nous allons donc nous allonger sur cette chaise, écarter ces jolies jambes, puis le docteur viendra et nous serons un tout petit peu aimable avec lui. Quand il ne s’agissait pas d’argent ou de coït, il était question de Dieu, de morale et de masse héréditaire. En fait, je n’ai pas vu de médecin. Ce que j’ai dit, je l’ai appris dans des magazines. Dès que j’étais en route vers un cabinet médical, j’étais prise des difficultés respiratoires. Dans l’entrée je me demandais ce que j’allais dire arrivée à l’étage. L’escalier était très long. Je ne suis jamais arrivée en haut. LE JUGE. Vous êtes retournée chez vos parents ? ELLE. Mon père m’a dit qu’il allait m’offrir le meilleur médecin du monde et que je serais dans les chambres de l’étage supérieur. LE PÈRE. Le premier jour de l’été, quand le macadam se met à mollir et l’odeur d’essence à flotter dans le village, les vieux indios se rassemblent au pied de la montagne. ELLE. Ils revêtent leurs anciens habits et commencent l’escalade. LE PÈRE. En chemin, ils jouent de la flûte, des airs ancestraux. ELLE. Arrivés au sommet, ils enfouissent leurs instruments.
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LE PÈRE. De retour dans le village, ils sont de nouveau ce qu’ils sont : pompistes, camelots, journaliers, taverniers. ELLE. Une fois l’an pourtant, le premier jour de l’été, ils sont ce qu’ils furent jadis : indios, amis et serviteurs des dieux. J’étais rentrée à la maison. Je me persuadais que ce n’était que pour un temps. J’avais besoin de ce médecin. J’avais besoin d’argent pour avorter. Papa ferait tout cela pour moi, après je repartirais. Je regrette, mademoiselle, vous en êtes au quatrième mois. Je ne peux plus intervenir. Sa figure ressemblait à un hérisson. J’attrapai une paire de ciseaux et taillai les pointes. Du sang s’écoula des piques. Sur sa blouse blanche. Sur le sol. J’étalai le liquide partout. En frottant mon corps. Ma figure. Le tapis. Partout. Puis ma mère vient et se met à hurler. Arrêter. Arrêter. Il bouge déjà. Parfois je sens suinter un jus blanchâtre du nombril. L’enfant a une trompette, il ne cesse de cracher ce jus blanchâtre. Tout est mouillé ici. Les mains. Les nuages. Les maisons. Les gens. Rien n’avait changé dans mon ancienne chambre. La plupart du temps je restais au lit, à lire. Principalement des livres que mon père m’avait apportés. Sur la grossesse et l’accouchement. Tout en lisant, je me rendais compte que mes pensées étaient complètement ailleurs. Ton souffle m’ouvre la bouche. Ta salive me coule dans la gorge. Tes dents mastiquent ma voix. Tes doigts me percent le cou. Ta langue brûle ma peau. Mon ventre. Mes cheveux. Mes épaules. Mes cuisses. Fends-moi. Casse-moi. Tranche-moi. Foule-moi. Broie-moi. J’avais sans cesse la sensation de me faire violer. C’était là une peur qui me réjouissait. Ma mère se mit à tricoter des vêtements de bébé. Je faillis lui percer le cou avec ses aiguilles. Tous savaient ce qui était bon pour moi. Beaucoup de calme. Pas d’excitation. Et beaucoup d’amour. Mon ami me rendit visite plusieurs fois. Il me dit qu’il avait rencontré des filles, mais rien de sérieux. Pour lui, j’étais toujours l’unique. Le lit sentait les glaires séchées car j’étais trop paresseuse pour me lever. C’est quoi, au fond, une femme ? Quand je pose la main entre mes cuisses, je sens un trou. Tout ce que le monde a engendré est masculin. J’éprouve de la joie quand un homme l’éprouve avec moi. Je ris seulement quand lui le voit. Je suis malheureuse quand lui me rend malheureuse. Mon bonheur dépend de sa
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disposition à me rendre heureuse. Ses amis sont mes amis. Si lui n’existait pas, personne ne se soucierait de moi. Quand il me raconte comment sont les autres femmes, je prends peur. J’essaie alors d’être comme elles, c’est à dire que j’essaie d’être comme j’imagine que lui le veut. C’est quoi, au fond, une femme ? Toute réponse à cette question est masculine. Mon père parlait toujours du mystère de la femme. Les hommes déposent en nous ce qu’ils veulent. Un mystère. Une putain. Un enfant. Si c’est déposé assez longtemps en nous, tu finis par y croire. Cela te remplit. D’être une fille. D’être une femme. D’être une mère. Je suis comme la mousse. Les crapauds pondent leurs œufs dans mes cheveux. La neige recouvre tout. Mais ce n’est pas vrai. Je suis faite de chair et de sang. Je vais arracher les œufs de mes cheveux, mon sang inondera la neige. C’est ce fleuve qui me fera venir au monde. Il m’étouffera, m’effacera, me rendra vivante. Tout était comme avant. Quand je prenais un bain, papa entrait et me lavait le dos. Il approchait ses doigts de mon ventre en disant : comment va-t-il, notre petit prince héritier ? Ses doigts me faisaient l’effet de couteaux poilus et j’avais grande envie de les revêtir de caoutchouc. Tout fut toujours très pur dans mon rapport avec lui. Nous parlions de beaucoup de belles choses. Quand j’ai commencé à me masturber, j’ai éprouvé de terribles sentiments de culpabilité à son égard. Je croyais voler une partie de la beauté qu’il m’offrait. À cette époque, je me suis mise à haïr mon corps et à l’aimer. Tout se passait simultanément, et pourtant c’était comme si une machine découpait une entité en morceaux. LE JUGE. Peu après la naissance de votre fille, vous avez tenté de vous ouvrir les veines. ELLE. Je ne me souviens plus de la naissance. Sans doute une clinique très chère si j’en juge d’après la façon dont les infirmières parlaient de la maternité : comme si tu portais un saint en ton sein. Si. La lampe au-dessus de la table d’opération, ça je m’en souviens. Elle ressemblait à une lune qui se mettrait à bouillir. Des gouttes claires, brûlantes, tombaient sur mes épaules. Mon corps était très chaud et mouillé. Ils me montrent l’enfant. Il me rappelle des photos dans les livres. Je ne sais comment, j’ai déjà vécu tout ça.
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Il faut que je fasse quelque chose que je n’ai encore jamais fait. Il faut que ça soit unique, fort, beau. Il faut que ça fasse respirer le monde et moi, que ça me fasse hurler. Il faut que ce soit une tempête que personne ne sache expliquer. Il faut que ça ait une couleur qu’on a oubliée. Il faut que tout naisse de nouveau. Il faut que ça sonne comme le premier air. Comme un son. Il faut que ça me ressemble. J’ai soif, je remplis le verre de sang. J’ai faim, je remplis l’espace de chair. Je commence à me ressembler. Ce serait le premier instant de ma vie. Mes mains saisissent mon corps et l’empoignent. Je peux marcher. Je peux regarder. Je peux ressentir. Je peux parler. Je peux entendre. Je peux rire. Je cesse de m’observer. LE JUGE. Accusée, vous sentez-vous coupable ? ELLE. Je donnais un bain à ma fille. Puis je lui ai serré le cou. Je l’ai maintenue longtemps sous l’eau. Elle a fini par remonter. Elle ressemblait à ma poupée. Puis je l’ai sortie de l’eau et je l’ai regardée. Soudain ma mère entre et se met à hurler. LE JUGE. Accusée, entendez le verdict.
Traduit de l’allemand par Henri Christophe
Né en 1944 à St-Margarethen, fils d’un immigré italien, Peter Turrini grandit à Maria Saal et vit à partir de 1971 à Vienne et actuellement à Retz en Basse-Autriche. Il exerce d’abord divers métiers, dont celui d'ouvrier métallurgiste et de publicitaire, et écrit depuis 1967 pièces, scénarios, feuilletons de télévision, adaptations, romans, recueils de poèmes, livrets d'opéra, essais. Dramaturge et poète solidaire des opprimés, usant d’une écriture dramatique réaliste parfois grotesque pour traiter de sujets sociaux et politiques reprenant les images et formes de la religion, il est l’un des auteurs les plus joués en Autriche. De nombreuses pièces ont été publiées en français par Actes Sud, ainsi qu’un extrait des Bons Bourgeois dans la revue Documents no 4 (1984), les poèmes Quelques Pas en arrière suivi de Au nom de l'amour et Poèmes épars, Lyon, Le Bel Aujourd'hui, 1999, toutes traductions d'Henri Christophe. Nous donnons ici le texte intégral de la version définitive (1999) de L'Infanticide. Heinz Schwarzinger
INSECTARIUM
Gert JONKE
Scène 11 – Les mots s’en vont l’un après l’autre. LUI et ELLE, un poète en discussion avec une amie proche ou un ami – le sexe de l’un et de l’autre peut être changé à volonté. LUI. Et depuis, vous n’êtes toujours pas retournée chez vous dans votre vallée natale, la vallée de Lesach je crois, c’est à peu près ainsi qu’elle s’appelle, n’estce pas ? ELLE. Malheureusement non. Ou plutôt : pas complètement. Mais presque. Quasiment. LUI. Comment dois-je comprendre ce que vous dites ? ELLE. J’ai failli y aller, mais j’ai rebroussé chemin avant de franchir effectivement le seuil de la vallée. Je ne suis pas entré dans la vallée. Sans savoir moi-même pourquoi exactement. J’étais partie heureuse, mais lorsque je voulus ouvrir le portail de ma vallée natale pour y entrer, j’eus soudain une bouffée d’angoisse. Comme si les collines d’alpage, si proches de mon champ de vision, me repoussaient en quelque sorte avec des gestes très nets d’interdiction : le paysage faisait tout ce qu’il pouvait pour me faire comprendre qu’aller plus loin dérangerait, et dans l’air autour de moi, un tas de mains voulaient m’arrêter et me renvoyer. En même temps, venant du sol de ma vallée dans laquelle j’étais entrée, une peur inexplicable se communiquait à mes pieds. Je fis donc demitour, à un moment où je ne pouvais pas encore entendre, même de loin, les cloches de ma vallée natale. Dernièrement une rumeur m’est venue aux oreilles qui m’a saisie jusqu’aux os et m’a d’abord glacé le sang dans les veines : j’ai entendu dire que ma vallée n’existait plus, que la vallée de mes origines était en quelque sorte ensevelie ou bien s’était ensevelie elle-même... et les habitants de
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Théâtre
ma vallée, on n’en savait plus que des bruits confus ; quand on survolait la région à bord d’un hélicoptère pour faire des repérages, tout ce qui pouvait bouger, peu importe comment, se mettait à couvert sous les buissons. Et la vallée, disait-on, était comme un animal qui fait le mort dès qu’il se croit repéré. LUI. Calmez-vous donc, s’il vous plaît, vous avez entendu des rumeurs dépourvues de tout fondement, il ne faut leur accorder aucune confiance, il ne faut pas vous affoler. Écoutez d’autres bruits ! ELLE. Oui, c’est bien ce que je me disais aussi, ceux qui me racontaient des choses semblables, je les regardais avec un grand mépris et même de la colère. C’est ainsi que je cherchais à me défendre. LUI. Je connais des amis très proches qui sont revenus sains et saufs d’une excursion dans votre vallée le week-end dernier. Je peux vous assurer que tout dans cette vallée est parfaitement en ordre, tout est comme dans les temps anciens. Vous devriez tranquillement y retourner, mais cette fois-ci sans vous laisser repousser. Car on ne doit pas se laisser prendre son pays natal, par personne, même pas par le pays lui-même, et au besoin vous devriez y apparaître déguisée en étrangère et revendiquer ce qui vous appartient en propre. ELLE. Voilà qui me rassure un peu. Mais pas complètement. Il serait inconcevable pour moi de ne plus jamais pouvoir mettre le pied dans la vallée de mes origines, dans ma vallée chérie de… (elle essaie de prononcer le nom de la vallée, mais de sa bouche ne sort qu’une sorte de hurlement inarticulé ou quelque chose de ce genre)… bizarre, ce mot vient de se liquéfier dans ma bouche ou quelque chose de ce genre… et précisément le nom de la vallée d’où je suis originaire, au nom si familier pourtant… comme c’est étrange, ma langue était justement sur le point de former les syllabes pour les passer ensuite aux lèvres qui devaient les prononcer, mais avant même que le nom de ma vallée natale ne me vienne aux lèvres, les syllabes déjà presque tombées m’ont glissé de la langue jusqu’au fond de la cavité buccale, elles ont dérapé, attendez, je vais tout de suite le dire encore une fois, le nom de ma vallée… toi ma vallée chérie de… (à la place du nom de la vallée vient encore une sorte de hurlement). Mais qu’est-ce que c’est que ça, comme si ma langue restait coincée dans sa propre salive, c’est proprement ridicule… encore une fois maintenant… fais bien attention, mot imbécile ! désormais ma langue sera impitoyable, mais qu’est-ce que c’est que ça, elle ne veut pas, elle se contorsionne par pur caprice contre le fond du palais, et voici que les autres syllabes aussi se mettent à déraper… (hurlement du nom comme tout à l’heure en continu). Vous n’allez tout de même pas me prendre pour une imbécile,
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vous n’allez pas imaginer que j’ai oublié le nom de ma vallée, je vais l’écrire ici, sur cette feuille de papier, vous voyez comme mon crayon arrive bien à le former… lisez maintenant… c’est bien le nom exact de ma vallée, oui ou non ? LUI. Évidemment, évidemment, personne ne prétend que vous ayez oublié le nom de la vallée de vos origines. ELLE. C’est seulement ma bouche qui refuse de le prononcer, je ne l’ai pas oublié du tout, je ne suis pas encore imbécile à ce point. Et si vous le pensez sérieusement, dans ce cas nous n’avons plus rien à nous dire. Vous l’avez lu, c’est un fait : je sais écrire le mot, c’est seulement ma bouche qui, provisoirement, refuse de le dire. Attendez un peu. Je vais vous épater ! Oh toi ma vallée chérie de… (elle essaie de dire le nom de la vallée, mais encore une fois seul un hurlement sort de sa bouche) …non, non, non ! Qu’est-ce que c’est que ça ? LUI. Il est vraiment temps de vous calmer. Ce n’est pas grave. Le mot vient de se liquéfier dans votre bouche avant que vous n’ayez pu le prononcer. Ça me rappelle quelque chose ; parfois il m’arrive de vivre une expérience qui ressemble fort à la vôtre. Seulement c’est tout à fait le contraire, voyez-vous. Chez vous le mot s’est liquéfié dans la bouche avant que vous n’ayez pu le dire. Chez moi en revanche, chaque fois que j’écris une histoire et qu’une énième fois je la reprends au début, il m’arrive très souvent, toujours pour être exact, que le premier mot me gèle dans la bouche avant que je n’aie pu le prononcer, au lieu de se liquéfier comme chez vous : un lieu par exemple, le nom d’un lieu où personne n’est encore allé, parce que dans cette histoire je recommence toujours à chercher des lieux où personne n’a encore pu aller : dès le premier mot de mon histoire je m’arrête, coincé. LUI. La bouche, déjà ouverte pour prononcer le mot resté coincé, reste bêtement béante, voyez-vous ? …Un peu comme chez vous tout à l’heure, lorsque vous vouliez prononcer le nom de votre vallée natale et que le mot s’était auparavant liquéfié dans votre bouche. Maintenant vous allez simplement refermer la bouche ! Serrez les lèvres ! Et voilà, tout est rentré dans l’ordre. Essayons simplement la chose suivante : je vous dis maintenant le nom de votre vallée natale avec ma bouche à moi, et vous, vous prononcez ce mot en simultané avec moi. Si nous disons le mot ensemble, cela ne vous arrivera plus, c’est certain. Votre vallée natale, la belle vallée de… ELLE. Arrêtez ! Fermez-la, c’est un ordre. Je ne veux surtout pas entendre votre bouche prononcer ce mot, vous entendez, je vais vous dire sur-le-champ la marche à suivre, suivre cette vallée, la vallée chérie d’où je viens et qui s’appelle la vallée de… (hurlement à la place du nom de la vallée) …non, non, pas
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Théâtre
cette fois, ça a assez duré maintenant, et cette fois c’est votre faute, aucun doute, parce que vous m’avez embrouillée. Et maintenant je vais vous dire le fond de ma pensée, écoutez (cette fois, quand elle essaie de prononcer le mot, pas de hurlement, mais par exemple un grognement rauque et balbutié). Qu’est-ce que c’est que ça, maintenant il n’est même pas venu jusque dans ma bouche ce mot, il a fondu quelque part en route, à moins qu’il se soit caché, ce mot stupide, pour ne pas avoir à entrer dans la cavité buccale, pour ne pas se heurter une fois de plus à ma langue… soudain il est tombé dans ma gorge et il commence à se liquéfier dans mon gosier… que veut-il donc ce mot, pourquoi ne veut-il pas se faire appeler hors de ma bouche, tout ce que je veux c’est le libérer de ma bouche, lui faire prendre l’air, le rendre connu, voire célèbre partout dans le monde entier en le clamant haut et fort. […] (Très doucement) Comment s’appelle ma vallée ? LUI. Mais tout à l’heure vous le saviez encore si bien, vous l’avez écrit sur cette feuille. Lisez donc simplement le mot écrit là-dessus, pour aussitôt vous retrouver vous-même. ELLE. (regarde la feuille) Il n’y a rien d’écrit ici qu’on puisse lire. Je ne sais pas ce qui vous arrive. Comment osez-vous me faire croire que tout à l’heure j’aie noté quoi que ce soit sur cette feuille de papier. LUI. (regarde le papier et hoche la tête) Bizarre, les lettres ont dû se faire à l’instant happer par le papier. Absorbées. Comme avalées par le papier. L’écriture noyée dans le papier. ELLE. Comment s’appelle ma vallée ? Vous qui d’habitude avez réponse à tout ! LUI. Le nom de ta vallée est… non, ta vallée natale est la vallée de… le nom qui appartient à cette vallée c’est… Comment c’est déjà ? Je vais te le dire (à la place du nom de la vallée vient d’abord un hurlement, puis un balbutiement écrasé contre le palais). Le mot est parti. Disparu. Mystère. Jamais su ? Étrange. Sommes-nous les deux seuls à avoir perdu le mot, ou serait-il possible que progressivement ce mot abandonne la tête d’un nombre de gens de plus en plus grand, serait-ce possible ? Je ne sais rien de la vallée d’où tu prétends venir, comment veux-tu que j’en sache rien de précis, alors que toi tu ne m’as jamais raconté, même pas de manière allusive, que tu viens d’une quelconque vallée, dont aujourd’hui personne ne se souvient plus ; je ne serais pas du tout étonné si, en regardant une carte du pays nous ne la retrouvions plus. Les découvreurs de mondes nouveaux seraient obligés aujourd’hui de garder le secret sur les continents qu’ils ont découverts.
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ELLE. Tu l’as admirablement bien exprimé, mon cher... (en prononçant son nom, celui-ci se perd dans un hurlement). LUI. Qu’est-ce que tu viens de dire, là ? ELLE. Je voulais seulement dire que tu l’as admirablement bien exprimé, mon cher… (encore une fois le nom se perd dans un hurlement) …excuse-moi… c’est étrange, n’est-ce pas, ne va pas penser maintenant que je ne sache pas ton nom, c’est seulement ma langue qui a trébuché, les syllabes de ton nom que je sais encore très bien, que j’ai en mémoire, mon cher… (hurlement à la place du nom), mais ce n’est pas possible, je vais tout de même arriver à sortir ton nom, regarde là-bas, de l’autre côté, ce monsieur là-bas, nous le connaissons l’un et l’autre, son nom ressemble beaucoup au tien, n’est-ce pas ? Tu peux en déduire que je n’ai pas oublié comment tu t’appelles. LUI. Reste calme, tu n’es pas obligée de me dire à l’instant même comment je m’appelle. Moi-même, je le sais encore bien. Tu veux me faire marcher sans doute ? ELLE. Te faire marcher ? Tu ne peux pas me mettre ça sur le dos, mon cher… (encore un hurlement à la place du nom). Malheur, ce mot, pourquoi je n’arrive pas à sortir ce mot, ma bouche doit pourtant être capable de dire comment tu t’appelles. Voyons : mon cher… (balbutiements écrasés contre le palais) …personne ne pourra me faire croire que je n’arriverai plus à prononcer comme il faut ton nom inoubliable, mondialement connu, presque tout le monde l’a entendu, tu es si célèbre, n’est-ce pas, c’est absolument impossible… […] Bon, pourrais-je te demander de me dire, toi, maintenant, comment tu t’appelles, pour que je ne continue pas à garder ton nom dans mon oubli. Je déclare tout simplement que désormais mon oubli, c’est ma mémoire. Bonne idée, non ? Je devrais donc en principe savoir tout de suite quel est ton nom. Mais s’il te plaît, dis-le-moi, toi, encore une fois pour me rassurer tout à fait. LUI. Tu veux que je te dise comme je m’appelle ? Tu sais pourtant que je refuse de mentionner mon nom en public. J’ai toujours trouvé que c’était présomptueux ; je me suis élancé si fort hors de ma tête que j’en déborde trop à présent pour retrouver le chemin du retour, et comme toi non plus tu ne te rappelles même pas mon nom, je vais donc essayer pour la dernière de me rappeler à l’ordre, de m’appeler pour revenir à moi. (à la place du nom un hurlement, puis un balbutiement, puis une de ses mains se crispe sur le cœur, s’agrippe au cou, peut-être la menace d’une attaque cardiaque ou cérébrale). […] Traduit de l’allemand par Uta Müller et Denis Denjean
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Théâtre
D’abord auteur de romans, Gert Jonke s’est ensuite tourné vers le théâtre : l’une de ses pièces les plus célèbres en Autriche est L’Exil aux Hébrides ou le Machiniste de l’oreille, inspirée des carnets de conversation de Beethoven, qui en est le personnage central. Il transforme également quelquesuns de ses textes narratifs en pièces de théâtre, dont L’École du virtuose (traduit en français), devenu Opus 111. Insectarium reprend également des textes antérieurs. Plusieurs pièces sont à paraître en français : La Sournoiserie des machines à vent, Insectarium, Le Système de Vienne et L’Exil aux Hébrides, dont des extraits ont paru en français dans L’Animal no 8 (19992000) et Europe no 866-867 (2001), adaptés par Georges Claisse. Voir aussi la notice sur Jonke dans la partie « Récits » de ce volume, p. 136.
KLAGENFURT
Bernd LIEPOLD-MOSSER
Professeur (P) Femme (F) Homme (H) Une pièce-cuisine carinthienne Cluster 5 (Ingeborg Bachmann, Humbert Fink, Werner Kofler)
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Il y a eu il y a eu un certain moment une douleur de trop bonne heure douleur c'était c'était une chose si épouvantable un certain moment une douleur une douleur de trop bonne heure angoisse mortelle la montée de ma première angoisse mortelle cette brutalité insensée ces cris, ces chants angoisse mortelle une douleur de trop bonne heure
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Théâtre ces cris, ces chants, ces bottes une chose si épouvantable qu'avec ce jour-là commence mon souvenir une chose si épouvantable une douleur de trop bonne heure ces cris, ces chants, ces bottes ces cris la montée de ma première angoisse mortelle il y a eu un certain moment à Klagenfurt une douleur de trop bonne heure la montée de ma première angoisse mortelle à Klagenfurt l'entrée des troupes d'Hitler à Klagenfurt ces cris, ces chants ces cris, ces chants, ces bottes angoisse mortelle la montée de ma première angoisse mortelle une chose si épouvantable une douleur de trop bonne heure avec ce jour-là qu'avec ce jour-là commence mon souvenir avec ce jour-là à Klagenfurt l'entrée des troupes d'Hitler à Klagenfurt ces cris, ces chants ces bottes ces bottes une douleur de trop bonne heure comme je ne l'ai peut-être plus jamais ressentie aussi intensément cette douleur la montée de ma première angoisse mortelle c'était une chose si épouvantable il y a eu il y a eu un certain moment l'entrée des troupes d'Hitler
Bernd Liepold-Mosser FFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFF-
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qui a qui a fracassé mon enfance fracassé par une douleur de trop bonne heure mon enfance fracassé à Klagenfurt une fois une fois l'an, Klagenfurt fracassé mon enfance une fois l'an, Klagenfurt est la capitale de la littérature la capitale Klagenfurt Klagenfurt est angoisse mortelle Klagenfurt est une ville de fonctionnaires humaine claguenfourte claguenfourte claguenfourte claguenfourte claguenfourte claguenfourte claguenfourte la capitale de la littérature il y a eu un certain moment une fois l'an qui a fracassé mon enfance la capitale Klagenfurt la capitale de la littérature claguenfourte claguenfourte claguenfourte claguenfourte il y a eu un certain moment ces cris, ces chants, ces bottes qui a fracassé mon enfance à Klagenfurt une ville de fonctionnaires humaine claguenfourte claguenfourte ville de fonctionnaires humaine une fois l'an je n'ai pas compris tout cela, bien sûr, dans le sens où un adulte le comprendrait, mais cette brutalité insensée la montée de ma première angoisse mortelle
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Théâtre à Klagenfurt la capitale la capitale de la littérature humaine ville de fonctionnaires humaine claguenfourte mon enfance fracassé mon enfance ville de fonctionnaires humaine claguenfourte claguenfourte claguenfourte claguenfourte claguenfourte claguenfourte claguenfourte claguenfourte claguenfourte une chose si épouvantable il faudrait à Klagenfurt une fois l'an ces cris, ces chants, ces bottes il faudrait une fois l'an, Klagenfurt est la capitale la capitale de la littérature claguenfourte une fois l'an une douleur de trop bonne heure une chose si épouvantable la capitale Klagenfurt claguenfourte une fois une fois l'an une douleur de trop bonne heure douleur il faudrait il faudrait être un étranger de toute façon pour trouver une ville comme Klagenfurt supportable pendant plus d'une heure de toute façon il faudrait
Bernd Liepold-Mosser FFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFFF-
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à Klagenfurt une ville de fonctionnaires humaine humaine vivre toujours ici fracassé mon enfance fracassé il faudrait il faudrait être un étranger de toute façon pour trouver une ville comme Klagenfurt supportable supportable pendant plus d'une heure, ou vivre toujours ici, et surtout il ne faudrait pas avoir grandi ici et être moi et y revenir de surcroît bien sûr bien sûr, je n'ai pas compris tout cela dans le sens à Klagenfurt il faudrait être un étranger trouver Klagenfurt supportable pendant plus d'une heure la capitale de la littérature une fois une fois l'an vivre toujours ici à à Klagenfurt claguenfourte
Traduit de l’allemand par Henri Christophe
Né en 1968 à Griffen, Bernd Liepold-Mosser, qui enseigne la philosophie aux universités de Vienne et de Klagenfurt, participe à de nombreux projets culturels et d’exposition ; il préside actuellement le projet intitulé « Initiative culturelle de l’abbaye de Griffen ». Ce texte est une séquence de sa pièce Carinthie – fidélité. Une machine textuelle en 11 clusters. Heinz Schwarzinger
TANTÔT RASSASIÉ, TANTÔT MORT, TANTÔT CONVIVIAL
ROBERT WOELFL
Scène 5 Au bord d’un canal. Au centre de la ville. L’eau est épaisse, couleur ambre. Pareille à la lumière, cet après-midi-là. Apparaissent le pêcheur et sa femme (âgés de 60 ans tous deux), chargés de deux chaises pliantes, d’une petite table de camping, de l’attirail de pêche et d’une sorte de corbeille à piquenique. Le pêcheur trimbale en plus un jerrican d’essence. Ils cherchent un emplacement approprié. Puis ils installent les chaises et la table de camping, et le pêcheur se met à tout préparer pour la pêche. LE PÊCHEUR. Sais-tu ce que je lui ai dit après ? Va te faire voir avec ton brochet. Tu peux te le mettre où je pense, ton géant de brochet, même sur la tête. Puis je te foutrai mon pied dans la gueule, si ça te chante, tu finiras par ressembler à un squelette de poisson. Est-ce que je suis obligé de m’intéresser à ça ? Est-ce que je suis obligé de prêter l’oreille à ces foutaises ? Le pêcheur est un solitaire. Un solitaire absolu. Autrement, il deviendrait footballeur, par exemple. Moi, dans une amicale, je ne me sens pas comme un poisson dans l’eau. Je n’ai jamais appartenu à aucune amicale. Je ne me laisse pas mettre dans la même mare avec les autres. Incroyable que les autres veuillent toujours se serrer comme une meute ! Au fond, j’aurais dû lui plonger la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il soit muet comme les carpes. S’effrayer de ses réactions justes, c’est un défaut. Les inhibitions, il faut les évacuer. Pourquoi le monde ne me laisse-t-il pas tranquille ? Je ne vais pas à la pêche pour échanger des opinions. Je ne m’intéresse pas aux valeurs des autres. On n’a pas le droit ? Un silence.
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Théâtre
Être tranquillement assis au bord de l’eau avec soi-même, jouir de la journée, voilà ce qu’il faut. La pêche à la ligne stabilise la tension et prolonge ainsi la durée de vie. C’est une activité saine. De surcroît, on remplit son congélateur. La pêche ne présente que des avantages. On peut très bien se faire des amis aussi. Des amitiés peut-être muettes et passagères, mais quand même. Être tranquillement assis au bord du canal avec soi-même et contempler les vaguelettes. Cela rend doux, cela berce l’âme. Un silence. Un jour, Erika, je ne sais quand, un jour il y aura un grand boum. Si, au début, il y a eu un big bang, à la fin aussi il y en aura un, c’est obligé. Un jour. Un silence. Un jour, la joyeuse civière viendra cingler par ici, et la mort m’invitera chez elle. Il faut qu’un jour il y ait une fin, c’est obligé. On ne pourra pas me laisser assis ici pour l’éternité. J’ai cotisé à la sécurité sociale, j’ai droit à l’aventure. Les voiles de la mort ne passeront pas toujours à côté de moi en me refusant l’embarquement. Un jour, Erika, je me mettrai moi-même en joue. Un jour, je me gratifierai d’un petit boum et, pour un instant, je constituerai un événement dans le monde. LA FEMME DU PÊCHEUR. Un jour prochain, il te faudra un pantalon neuf. LE PÊCHEUR. Pourquoi faire ? LA FEMME DU PÊCHEUR. Il te faut un pantalon neuf. Et une chemise neuve, par la même occasion. LE PÊCHEUR. Je me sens parfaitement à l’aise dans mon vieux pantalon et dans ma vieille chemise. LA FEMME DU PÊCHEUR. Même la machine à laver empeste le poisson. LE PÊCHEUR. Alors tu laveras la machine à laver. LA FEMME DU PÊCHEUR. Je ne laverai plus rien du tout. Et l’odeur de poisson pourra s’étaler à l’aise dans toute la maison. LE PÊCHEUR. Mieux vaut que l’odeur de poisson soit à l’aise chez nous, plutôt que l’odeur de décomposition de tes produits de nettoyage. LA FEMME DU PÊCHEUR. Je sais que tu ne vis pas sur la même planète que la propreté. LE PÊCHEUR. Il y a longtemps que je mûris le projet de faire place nette entre nous. LA FEMME DU PÊCHEUR. Ça, tu peux le faire aussi bien avec un pantalon neuf. LE PÊCHEUR. La saleté qui habite notre maison a deux jambes et un chiffon
Robert Woelfl
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à la main. Je n’ai rien à ajouter à la propreté. LA FEMME DU PÊCHEUR. Un jour, ta gaule s’enracinera dans ta gueule, alors vous formerez tous deux une communauté harmonieuse et fermée. Et avec toi-même tu pourras aller tranquillement pêcher partout, jusqu’au cabinet. LE PÊCHEUR. De toute façon, tu ne seras plus obligée longtemps de respirer mon odeur de poisson. LA FEMME DU PÊCHEUR. Si tu en as envie, je poserai ta canne à côté de toi dans le cercueil, d’accord ? LE PÊCHEUR. Je ne fais pas de promesse vaine. Simplement, tu es trop impatiente. LA FEMME DU PÊCHEUR. Cela dit, d’ici là, tu ne vas pas continuer dans ce pantalon. On a une certaine responsabilité aussi à l’égard de la société. Nous ne sommes pas des poissons rouges. Après tout, nous connaissons des gens qui nous saluent. Il ne faut pas qu’ils nous repèrent déjà de loin à cause de l’odeur. LE PÊCHEUR. Je devrais te massacrer. Je devrais me lever et te massacrer la gueule, la tête et tout ton corps. LA FEMME DU PÊCHEUR. Et pourquoi tu ne le fais pas ? LE PÊCHEUR. Je n’en sais rien. LA FEMME DU PÊCHEUR. Parce que tu n’es jamais capable que de promesses. Une fois la promesse faite, elle peut crever la gueule ouverte. Et à la fin, tu te retrouves toujours là, les bras ballants. LE PÊCHEUR. Quelqu’un qui s’est enfin décidé à se lever et à agir doit se viser lui-même, c’est vrai. Qui va ôter le collier à sa rage doit lancer les chiens contre lui-même. Le massacre ne peut hélas se diriger que contre le massacreur lui-même. LA FEMME DU PÊCHEUR. Tu ferais mieux de diriger ta canne contre toimême et de te demander pourquoi ça ne mord pas. Sans parler de ce jerricane ridicule. Tu as l’air de vouloir partir en voyage et d’avoir attrapé la mauvaise valise. Pourquoi faut-il que nous vivions avec lui comme avec un animal domestique ? LE PÊCHEUR. Un jour je prendrai ce jerrican, dans une barque je ramerai jusqu’au milieu du canal, exactement au milieu, et là je m’arroserai proprement d’essence. Cela fait des années que je me réjouis à cette idée. LA FEMME DU PÊCHEUR. Ah bon ? Et après ? Qu’est-ce qu’il fera, le guerrier solitaire et détrempé ? LE PÊCHEUR. Alors tu pourras regarder l’effet que fera ton mari en boule de feu. Je rendrai cette ville plus lumineuse qu’un jour de soleil.
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Théâtre
LA FEMME DU PÊCHEUR. J’espère que tu n’oublieras pas d’emporter ton briquet. LE PÊCHEUR. Il se peut qu’auparavant je fasse place nette ici, avec toi. Un silence. J’ai faim, Erika. Je n’aimerais pas que mon estomac se digère lui-même. LA FEMME DU PÊCHEUR. Tu veux que j’y aille déjà, acheter les truites ? LE PÊCHEUR. Bien sûr, je veux que tu y ailles maintenant. Sais-tu où tu dois les acheter ? LA FEMME DU PÊCHEUR. Là où je les achète toujours. Où elles sont le plus fraîches. LE PÊCHEUR. Demande si elles sont vraiment fraîches. Regarde leurs yeux. Tu entends ? N’oublie pas de regarder leurs yeux. LA FEMME DU PÊCHEUR. Je ne les achèterai que si elles ont des yeux clairs comme l’eau de roche. LE PÊCHEUR. Ne te laisse pas fourguer de la farine à poisson. Sinon je te la fais bouffer par les oreilles. LA FEMME DU PÊCHEUR. Hier, elles ne t’ont pas plu, peut-être ? LE PÊCHEUR. Hier, elles étaient bonnes. LA FEMME DU PÊCHEUR. Comme elles sont bonnes chaque jour. Elle sort.
Traduit de l’allemand par Henri Christophe
Né en 1965 à Villach, Robert Woelfl vit à Vienne. Il a étudié les arts plastiques au Mozarteum de Salzbourg ainsi que les arts graphiques et la théorie de la communication à l’Académie des arts appliqués à Vienne. Ses pièces, parfois conçues pour être montées avec de la musique électronique, sont des critiques de l’actuelle société de consommation et de communication. Heinz Schwarzinger
QUATRE DRAMUSCULES
Antonio FIAN
TANT VA MÖLZER À L’ART… « L’art est une putain. » (Andreas Mölzer, conseiller à la culture) Une rue dans une grande ville. Riverains, couples, passants. Adossée au mur d’une maison, mâchant nonchalamment un chewing-gum, une beauté terrible, L’Art. À quelques mètres d’elle, faisant les cent pas, Andreas Mölzer. Il ne quitte pas L’Art des yeux. Le temps passe. Mölzer prend son courage à deux mains et, jetant des regards inquiets autour de lui, il s’approche de L’Art. Il sort son portefeuille et en montre le contenu à L’Art. L’Art crache son chewing-gum. D’un très discret mouvement de la tête, L’Art fait signe à Mölzer de la suivre. Mölzer la retient et lui chuchote quelque chose à l’oreille. L’Art recule d’un pas et secoue la tête d’un air indigné. À nouveau, Mölzer, tendant le bras, lui met le portefeuille sous le nez. L’Art secoue la tête encore une fois, se retourne et s’éloigne. Mölzer lui emboîte le pas. L’Art s’en aperçoit et se met à courir. Mölzer se met à courir lui aussi. L’ART (courant, crie d’une voix perçante). À l’assassin ! À l’assassin ! Couples et passants s’arrêtent. Fenêtres et portes s’ouvrent. Des curieux sortent dans la rue. D’autres Arts s’interposent entre Mölzer et L’Art. Mölzer, contrit, referme son portefeuille, qu’il avait tenu jusque-là bras tendu et le remet dans sa poche. Il montre L’Art du doigt. MÖLZER. C’était sa faute ! Il s’enfuit de la scène. Rideau. Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
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Théâtre
L’ITALIEN
Fin de l’automne 2000. Dans le deuxième arrondissement, l’ancien quartier juif de Vienne. Un monsieur d’un certain âge, manteau et chapeau traditionnels, accompagné d’une jeune femme vêtue de manière citadine, en route vers le Salon des Seniors. Le monsieur évite une crotte de chien. LE MONSIEUR. C’est répugnant ! Faudrait attraper quelques juifs pour nettoyer les trottoirs. LA JEUNE FEMME (s’immobilise ; avec effroi). Pépé ! LE MONSIEUR (poursuivant son chemin). Tu n’es pas d’accord, peut-être ? Nulle part en Europe, il y a tant de saletés qu’ici. LA JEUNE FEMME (lui emboîtant le pas). Je ne parle pas de ça. Mais de ce que tu dis des juifs. LE MONSIEUR. Quelle différence ? LA JEUNE FEMME (interloquée). Tu sais que je pourrais porter plainte contre toi ? LE MONSIEUR (dans un rire). Contre un Italien ? LA JEUNE FEMME. Arrête tes conneries. Incitation à la haine raciale. Activités nazies. Et d’abord, ça veut dire quoi ? Tu n’es pas Italien. LE MONSIEUR. Alors dis moi : le Tyrol du Sud, à quel pays appartient-il, s’il te plaît ? LA JEUNE FEMME. Le Tyrol du Sud, c’est et ce sera toujours l’Autriche, tu l’as répété toute ta vie. LE MONSIEUR. À présent, je suis Italien. (Évitant une nouvelle crotte de chien.) Faudrait les leur faire ramasser avec la langue, ces crapules. LA JEUNE FEMME (fort). Arrête ! On ne dit pas ce genre de chose ! En tout cas pas en ma présence ! LE MONSIEUR. Ne monte pas sur tes grands chevaux. En tant qu’Italien, j’ai le droit. Tu ne regardes pas la télé ? Ce débat, après la levée des sanctions ? Alexandre Adler, il l’a dit tout net – LA JEUNE FEMME. Qui ? LE MONSIEUR. Alexandre Adler. Un juif lui aussi, sûrement. Français. Mais là, faut dire ce qui est, il a eu raison. Écoute : Lendvai1 a lu des citations de Fini 1
Paul Lendvai, journaliste chroniqueur réputé à l’ORF, la radio-télévision autrichienne.
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et de Bossi, puis il a demandé si l’Italie allait elle aussi être sanctionnée si ceux-là faisaient partie du gouvernement. Et Adler a dit : sûrement pas : les Ritals, c’est les Ritals. Une grande gueule, mais inoffensifs. Les juifs, sous Mussolini, il leur est arrivé quelque chose ? Rien du tout. C’est seulement quand les Allemands ont débarqué que ça a commencé, il a dit. L’Autriche, il faut la redouter, l’Italie non. Voilà, c’est comme ça. C’est pourquoi, si j’avais mon mot à dire à Vienne, je saurais bien, moi, faire respecter la propreté les trottoirs. LA JEUNE FEMME (hurlant). Mais ferme-la ! LE MONSIEUR (avec calme). Pourquoi ? Les Italiens, ça aime bien bavarder. Pas comme vous autres. LA JEUNE FEMME (dans une rage folle). Alors tire-toi, retournes-y, dans ton Italie de merde ! (Elle tourne les talons et sort vivement.) LE MONSIEUR (après un temps bref, lançant en sa direction). Dis-moi au moins comment on y arrive, à ce Salon ! Rideau.
L’HOMME ALARMISTE ET L’HOMME RÉFLÉCHI (EXERCICE POUR ENTRER DANS LA NORMALITÉ)
Une radieuse journée de l’automne 2000. Dans le Stadtpark, à Vienne, au matin. Sur l’un des bancs, deux messieurs d’âge moyen, lisent respectivement Le Monde et la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Ils parlent sans lever les yeux de leur journal mais suffisamment fort pour être entendu l’un de l’autre. Des temps longs entre les répliques. LE PREMIER (secouant la tête). Si ça continue comme ça, quelle horreur… LE SECOND. Si tout avait continué comme avant, quelle horreur… Enfin la normalité fait son entrée en Autriche. LE PREMIER (avec amertume). Oui. Elle sera installée définitivement quand l’opposition se retrouvera en tôle pour cause de dénigrement du gouvernement. LE SECOND. C’est de l’alarmisme de bas étage. Pour la première fois, un débat digne de ce nom peut s’instaurer. LE PREMIER. Avec qui voulez-vous qu’on discute ? Avec Mölzer ? Pour savoir le bon préfixe de dépeupler, transpeupler ou repeupler ?
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LE SECOND. Ce Mölzer est un personnage dérisoire. Il n’a pas sa place dans le débat. LE PREMIER. Dans le magazine Profil il figure comme intellectuel. LE SECOND. Qui lit Profil ? LE PREMIER. Mais il écrit aussi dans les journaux, Die Krone, Die Presse. LE SECOND. Que je ne lis pas non plus. LE PREMIER. D’ici deux, trois mois, ne pas lire Mölzer sera sans doute répréhensible, car une trahison de l’Autriche. Et ouste, à dégager dans les camps de con- de punition ! LE SECOND. Ce n’est pas ce cynisme qui nous fera avancer, certainement pas ! Un temps. Un agent de police, l’arme de service au poing, s’approche du banc public. Dans la main gauche, il tient plusieurs enveloppes. Il se plante face au premier monsieur et pointe son arme sur lui. L’AGENT DE POLICE. Excusez-moi, est-ce que je peux vous – Le premier monsieur lève les yeux, voit l’arme à feu, s’effraie, fait un geste de défense avec sa main. Elle touche celle de l’agent de police. Un coup part et l’atteint. Il s’effondre dans un cri. L’AGENT DE POLICE. Aïe. Navré. LE SECOND (les mains en l’air, s’est levé d’un bond). Ne me faites pas de mal ! Je n’ai rien fait ! L’AGENT DE POLICE (pointant l’arme sur lui). Assis ! Le second monsieur s’assied, les mains en l’air. L’AGENT DE POLICE (abaissant son arme.) Baissez les mains. Je voulais simplement vous – (Il lui tend une enveloppe.) LE SECOND (la prend et l’ouvre ; déconcerté). Une invitation pour le Bal des Policiers ? En plein été ? L’AGENT DE POLICE. Oui. Vous viendrez ? LE SECOND. Je ne sais pas, mais… (Désignant l’arme.) Il faut vraiment les distribuer de cette façon ? L’AGENT DE POLICE. Une bonne pub doit emprunter des voies nouvelles pour être efficace. (Prenant la pose.) Ça en jette, non ? Et on a si rarement l’occasion de dégainer, sinon. Si vous saviez la frustration que c’est. LE SECOND. Quand même – L’AGENT DE POLICE (contemplant l’homme qui gît par terre, râlant). De nos jours, on ne sait jamais à qui on a à faire. Un type avec des réactions d’affolement comme ça – (Au second homme.) C’est que les dealers, tous ces
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négros, ils sont de plus en plus futés. Des fois, ils se déguisent carrément en autochtones tout ce qu’il y a d’inoffensifs. LE SECOND (prenant son courage à deux mains, avec détermination). Quand même, je ne trouve pas normal que les invitations pour le Bal des Policiers soient distribuées de cette façon. L’AGENT DE POLICE (dans un rire). Normal ! Comme si c’était si facile. Vous n’avez pas idée des discussions qu’il y a chez nous à ce sujet. On s’exerce, on ne peut pas faire plus. (Rengainant et saluant.) Bon, je vais aller faire mon rapport sur lui là. (Il sort.) Un temps. LE SECOND (au premier). Vous pouvez vous relever, il est parti. LE PREMIER (à bout de force). Au secours ! LE SECOND. Mais arrêtez de pisser le sang comme ça ! Il faut toujours que vous dramatisiez, vous… Un jet de sang gicle de la bouche du premier homme. Il meurt. LE SECOND. Ce n’est pas ça non plus qui va nous faire avancer. Rideau.
PIÈCE LONGUE
« Écris une pièce longue, pour changer. » (Un conseil) 19h35. Le rideau se lève. Un appartement dans un immeuble ancien. Un couple au milieu de la quarantaine. LA FEMME. On va se reposer. LE MARI. Se reposer, oui. Ils se reposent. 22h14, rideau.
Traduit de l’allemand par Henri Christophe
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Né en 1956 à Klagenfurt, Antonio Fian grandit à Spittal-an-der-Drau et vit à Vienne depuis 1976. Il édite plusieurs années durant, jusqu’en 1983, quinze numéros d’une revue littéraire artisanale provocante bientôt réputée, Fettfleck (« Tache de graisse »). Auteur de poèmes, d’essais, de théâtre, d’un roman (Schratt, 1992) et de pièces radiophoniques (dont certaines en collaboration avec Werner Kofler), Antonio Fian opère une « critique de la culture » précise, lucide et drôle, privilégiant la forme courte et s’appuyant sur une rigueur de l’observation et de l’expression qui l’apparentent à Karl Kraus. Ces « dramuscules » (en allemand Dramolett) renvoient à certaines pièces de Thomas Bernhard désignées ainsi, mais Fian va plus loin encore que Bernhard dans la brièveté et la réduction, instruments du comique qui révèlent les ressorts d’une nation à la fois saturée de médias et provinciale. Antonio Fian est l’éditeur d’une anthologie de textes d’auteurs carinthiens, germanophones et slovénophones, consacrés à la Carinthie, Visite de la Carinthie. Une géographie littéraire (Kärnten besichtigt. Eine literarische Geografie, Vienne, sans éditeur, s.d. [=1981]). Les textes Innovation et Dans l’usine à saucisses ont paru dans le recueil Chasse au lièvre. Récits autrichiens, éd. et tr. Axel Nesme, Paris, Livre de poche, 1993, et la nouvelle Le Lecteur idéal dans Europe no 844-845 (1999). Voir aussi dans ce volume le texte d’Antonio Fian sur Ingeborg Bachmann, p. 23.
GLOSSAIRE Ce glossaire explicite les termes suivis d’un astérisque dans les textes de ce volume. Pour ces termes historiques liés à la situation des Slovènes de Carinthie, on pourra aussi consulter Antonia Bernard, Petite Histoire de la Slovénie, Paris, Institut d’Études slaves, « De l’Est », 1996 ; Antonia Bernard et Georges Castellan, La Slovénie, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 1996. Windisch, Vende : terme employé parfois pour désigner la forme du slovène parlé en Carinthie et les Slovènes de Carinthie. Abwehrkampf, littéralement « combat de défense » : désigne la lutte contre les revendications yougoslaves sur les territoires situés au sud et au sud-est de la Carinthie, Klagenfurt et Villach compris. En novembre 1918, des troupes slovènes et la gendarmerie yougoslave pénétrèrent en Carinthie ; une résistance armée locale, les Slovènes de Carinthie étant aux côtés des Autrichiens, s’organisa, mais les combats n’eurent pas d’issue décisive. Le Traité de Saint-Germain-en-Laye (10 septembre 1920) décida d’un référendum, qui eut lieu le 10 octobre 1920, et jusqu’auquel une zone A, au sud, limitrophe de la Slovénie actuelle, demeura sous contrôle yougoslave, une zone B, située plus au nord, sous contrôle autrichien. Volksabstimmung , « référendum » ou « plébiscite » ou « 10 octobre 1920 » : consultation populaire prévue par le Traité de Saint-Germain-en-Laye pour une partie de la Carinthie comptant une minorité slovène. Le 10 octobre 1920, par 59 % contre 41 % des voix, la zone A, à forte population slovène, se prononça pour rester autrichienne et ne pas être rattachée au royaume des Serbes, Croates et Slovènes issu du Traité de Versailles (18 juin 1919), future Yougoslavie. Après quoi le référendum n’eut pas lieu en zone B, située plus au nord et comptant une population slovène moins nombreuse. La chaîne des Karawanken devint la frontière. Kärntner Partisanen, « partisans » : Slovènes qui furent, à partir de 1941, les principaux résistants à l’Allemagne hitlérienne en Carinthie ; une grande partie d’entre eux était d’anciens soldats de la Wehrmacht qui avaient déserté à l’occasion d’une permission pour s’engager dans la clandestinité. Ortstafelsturm, « guerre des panneaux » : le Traité d’État autrichien (1955) mentionnait le respect des droits des minorités en Autriche, parmi lesquelles la minorité
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Glossaire
slovène (principalement en Carinthie, mais aussi en Styrie). En 1972, le gouvernement fédéral socialiste tenta de l’appliquer en posant des panneaux topographiques bilingues (Ortstafelgesetz, « loi sur les panneaux topographiques »), qui furent démontés par des organisations nationalistes « germanophones ». La question des toponymes bilingues demeure depuis en suspens, sous forme de « guerre des panneaux » (on trouve aussi le terme Ortstafelstreit) et elle est l'un des points sur lesquels se cristallise le discours du parti d’extrême-droite de Jörg Haider, le FPÖ.
RÉFÉRENCES DES TEXTES
Klaus Amann : Peter Handke. Eine Poetik der Begriffsstutzigkeit © 2002 by Wieser Verlag, Klagenfurt/Celovec. Ingeborg Bachmann : Kein Zeugnis ablegen, Gerüche, Meine Gedichte sind mir abhanden gekommen, Enigma, Meine Schreie verlier ich, in I. B., Ich weiß keine bessere Welt. Unveröffentlichte Gedichte © 2002 by Piper Verlag, Munich. Bernhard C. Bünker : Olle im Doaf, in B. C. B., Dazöhl (nix) von daham © 1991 by Hermagoras, Klagenfurt/Celovec ; Dieses Land, in diesem Land, inédits © B. C. Bünker. Lilian Faschinger : kärnten, in L. F., selbstauslöser. lyrik und prosa © 1983 by LeykamVerlag, Graz ; ebenes land, stadtrand, zwischenzeiten, vom gehen im reif, in L. F., ortsfremd © 1994 by Baldreit, Baden-Baden. Janko Ferk : Roschners Ende, in J. F., Landnahme und Fluchtnahme, Vienne, Atelier Verlag, 1997 © Janko Ferk. Antonio Fian : Augen für das Unmögliche, inédit © Antonio Fian ; Freier Mölzer geht zur Kunst et autres dramuscules, in A. F., Alarm – Dramolette III © 2002 by Literaturverlag Droschl, Graz/Vienne. Helga Glantschnig : Mirnock © 1997 by Literaturverlag Droschl, Graz/Vienne. Michael Guttenbrunner : Heimat, in Gesang der Schiffe, Düsseldorf, Claassen, 1980, Scherzo, in M. G., Die lange Zeit, Hamburg, Claassen, 1965 ; Wende zur neuen Zeit, Kärntner Stimmen, in M. G., Politische Gedichte, Vienne, Elephant Verlag, 2001 ; 15. Juli 1927, Februar 1934, Dollfuß, Judengräber im Burgenland, in M. G., Der Abstieg, Pfullingen, Neske, 1975 © Rimbaud Verlag, Aachen et Michael Guttenbrunner. Maja Haderlap : Aus einem Winkel Mitteleuropa (2000) © Maja Haderlap ; pozno prihajam v čas, vračam rodbini, hrepenenje po ženski, nič ne preostane, varlivo je upanje, in M. H., PesmiPoems-Gedichte © 1998 by Drava Verlag, Klagenfurt/Celovec ; mein deckname © Maja Haderlap. Fabjan Hafner : Narodna, Večerna, Konec pravljice, Ne dotikajo se, Ungerührt von eigenen Worten, in F. H., Freisprechanlage – Brezroèno govorjenje – Viva voce, Klagenfurt/Celovec, Drava, 2001 © Fabjan Hafner : Schreib einen Satz mit Kampf !, inédit © 2003 Fabjan Hafner. Peter Handke : Wut und Geheimnis © 2002 by Wieser Verlag, Klagenfurt/Celovec. Alois Hotschnig : Dort, damals, jetzt, inédit © 2003 by Alois Hotschnig. Gustav Januš : Slike dneva, Doma, Kakor večno domotožje, Odprto pismo in G. J., Pesmi © 1983 by Mohorjeva, Celovec & Obzorja, Maribor, et Der Kreis ist jetzt mein Fenster © 1998 by Residenz Verlag, Salzburg/Vienne.
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Références des textes
Gert Jonke: Geometrischer Heimatroman © 2004 by Jung und Jung, Salzburg ; Insektarium © Éditions Verdier, Paris, pour la traduction française. Axel Karner : Drei Texte, in ersatzlos gestrichen. ausgewählte kurzkrimis des alfred gesswein-preises 2001, Vienne, Podium, 2001 ; Schlagwetter, Sechsundzwanzigster Oktober, in Podium no 121-122 (2001) © Axel Karner. Werner Kofler : Guggile. Vom Bravsein und vom Schweinigeln. Eine Materialsammlung aus der Provinz (1975) ©1991 by Deuticke, Vienne ; Am Schreibtisch © 1988 by Rowohlt, Reinbek ; Der Hirt auf dem Felsen © 1991 by Rowohlt, Reinbek. Andrej Kokot : Das Kind, das ich war © 1999 by Drava Verlag, Klagenfurt/Celovec. Christine Lavant : Die Bettlerschale, 6e éd. © 1991 by Otto Müller Verlag, Salzburg ; Der Pfauenschrei, 4e éd., © 1991 by Otto Müller Verlag, Salzburg ; Spindel im Mond, 5e éd, © 1995 by Otto Müller Verlag, Salzburg ; Kunst wie meine ist nur verstümmeltes Leben © 1978 by Otto Müller Verlag, Salzburg. Bernd Liepold Mosser : Kärnten treu, eine Textmaschine, Vienne, Österreichischer Bühnenverlag Kaiser & Co, 1999 © Bernd Liepold-Mosser. Florjan Lipuš : Odstranitev moje vasi, in F. L., Dela I-VII © 1997 by Wieser Verlag, Klagenfurt/Celovec. Janko Messner : Ignaz Muri, in J. M. : Ein Kärntner Heimatbuch © 1986 by Europa Verlag, Vienne. Lydia Mischkulnig : Umarmung © 2002 by Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, Munich. Ernst Christian Pacher : Die Position am Rande des Abgrundes, in Die Brücke no 1, 1982 © Gertrude Pacher. Peter Turrini : Sauschlachten et Kindsmord © Peter Turrini. Alexander Widner : « Liebenswürdig durch seine Begrenztheit », in Europa erlesen: Kärnten, éd. Lojze Wieser © 1998 by Wieser Verlag Klagenfurt/Celovec. Josef Winkler : Der Ackermann aus Kärnten ©1980 by Suhrkamp Verlag, Francfort/Main ; Die Verschleppung © 1984 by Suhrkamp Verlag, Francfort/Main. Robert Woelfl : Einmal satt, einmal tot, einmal gesellig, S. Fischer Verlag, 1999 © Robert Woelfl. © Cultures d’Europe Centrale pour les études. © les traducteurs pour les traductions françaises, sauf mention contraire.
NOTE DES ÉDITEURS ET REMERCIEMENTS Ce volume est publié en lien avec les manifestations autour de la littérature en Carinthie organisées à Klagenfurt les 8 et 9 novembre 2003 et à Paris le 2 février 2004 par Heinz Schwarzinger (Paris, Interscènes), Klaus Amann (Klagenfurt, Institut Robert-Musil) et Maja Haderlap (Klagenfurt, Théâtre municipal). Les textes ont été réunis par Bernard Banoun, qui tient à remercier : ▪ en premier lieu les auteurs, leurs ayant-droits et les éditeurs qui ont autorisé la publication de leurs textes, ▪ les traducteurs et auteurs de contributions universitaires, ▪ l’Institut Robert-Musil de Klagenfurt, le professeur Klaus Amann, ainsi que Fabjan Hafner, sans l'aide inlassable et les conseils duquel ce livre n'aurait pas été réalisé, ▪ Heinz Schwarzinger (Interscènes, Paris), pour son aide dans le choix des auteurs et des textes et l'organisation de ce volume qu’il a suscité, ainsi que pour l’organisation des manifestations parallèles à Klagenfurt et Paris, permettant la rémunération des traducteurs par la chancellerie d’Autriche (Bundeskanzleramt, Robert Stocker), ▪ Élisabeth Schwagerle (Paris), pour son aide et ses conseils, ▪ Delphine Bechtel et Xavier Galmiche pour la confiance accordée dans la réalisation de cette anthologie et leurs relectures rigoureuses. Le CIRCE a pu mener à bien la publication de ce volume grâce au soutien et aux subventions des institutions suivantes : ▪ L’École doctorale IV de l’Université Paris-IV et son directeur, Mlle le Professeur Marie-Madeleine Martinet, ▪ L’UFR d’Études slaves de l’Université Paris-IV et son directeur M. le professeur Francis Conte, ▪ L’association Interscènes et son directeur artistique, Heinz Schwarzinger.
TABLE DES MATIÈRES
Études Bernard BANOUN : « Noms de pays » .................................................................. Heinz SCHWARZINGER : « Que cache la Carinthie ? Réflexions d’un traducteur »................................................................................................................ Antonio FIAN : « Des yeux pour l’impossible »................................................... Herta Luise OTT : « La littérature slovène en Carinthie face à l’histoire »...... Maja HADERLAP : « L’angle de la Mitteleuropa : Une réminiscence » ............... Klaus AMANN : « Écrire l’histoire d’une littérature régionale : l’exemple de la Carinthie ».............................................................................................................. Ute WEINMANN : « La politique culturelle en Carinthie, 1999 – 2003 ».........
p. 3 p. 15 p. 23 p. 29 p. 45 p. 55 p. 69
Anthologie Poètes : entre ici et l’ailleurs Christine LAVANT.................................................................................................... Ingeborg BACHMANN.............................................................................................. Michael GUTTENBRUNNER.................................................................................... Lilian FASCHINGER.................................................................................................. Gustav JANUŠ............................................................................................................ Maja HADERLAP....................................................................................................... Fabjan HAFNER........................................................................................................ Axel KARNER............................................................................................................ Bernhard C. BÜNKER..............................................................................................
p. 85 p. 89 p. 93 p. 99 p. 105 p. 111 p. 115 p. 121 p. 125
Récits et expérimentations narratives Gert JONKE : Roman géométrique du terroir............................................................... Florjan LIPUŠ : L’Effacement de mon village.............................................................. Josef WINKLER : Le Laboureur de Carinthie............................................................ Ernst Christian PACHER : La Position au bord de l’abîme....................................... Janko FERK : La Fin de Roschner..............................................................................
p. 131 p. 137 p. 141 p. 145 p. 151
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Table des matières
Helga GLANTSCHNIG : Mirnock.............................................................................. Lydia MISCHKULNIG : Étreinte................................................................................ Werner KOFLER : Guggile, Le Pâtre sur le rocher, Derrière mon bureau....................
p. 155 p. 159 p. 163
Textes, histoire, identités Fabjan HAFNER : Fais une phrase avec combat !..................................................... Klaus AMANN : La Lenteur de la compréhension. La poétique de Peter Handke........ Peter HANDKE : Fureur et mystère............................................................................ Andrej KOKOT : L’enfant que je fus.......................................................................... Janko MESSNER : Ignace Muri.................................................................................. Alexander WIDNER : Charmante par son aspect limité.............................................. Alois HOTSCHNIG : Là, jadis, à présent.................................................................. Josef WINKLER : Personne déplacée............................................................................
p. 171 p. 175 p. 179 p. 185 p. 189 p. 193 p. 195 p. 201
Théâtre Peter TURRINI : L’Infanticide.................................................................................... Gert JONKE : Insectarium.......................................................................................... Bernd LIEPOLD-MOSSER : Klagenfurt..................................................................... Robert WOELFL : Tantôt rassasié, tantôt mort, tantôt convivial................................. Antonio FIAN : Quatre dramuscules..........................................................................
p. 207 p. 217 p. 223 p. 229 p. 233
Glossaire.................................................................................................................... Références des textes............................................................................................... Note des éditeurs et remerciements......................................................................
p. 239 p. 241 p. 243
Cultures d’Europe Centrale Revue publiée par le CIRCE (Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes) Par son statut intermédiaire de région de passage, l’Europe centrale constitue un objet d’études parfois difficile à saisir. Son analyse est souvent entravée par une conception strictement linguistique des aires culturelles, et notamment par une démarcation étanche des zones germanophone et slavophone. L’idée d’ « Europe centrale » est apparue au XIXe siècle pour désigner tout d’abord la « Mitteleuropa » germanique, soit réduite à la petite Allemagne bismarckienne, soit étendue à la sphère d’influence germanique de l’Empire austro-hongrois. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe centrale désignait plutôt les « petits peuples slaves », qui ont longtemps été considérés sous l’angle strict de leurs frontières nationales, et l’on s’est résigné à ne voir en eux que la pointe la plus proche du « glacis communiste » : c’était, pour reprendre l’expression de Milan Kundera », l’époque de « l’Occident kidnappé ». Depuis 1989, il est devenu évident qu’il convient de dépasser ces clivages obsolètes et de susciter une réflexion transversale qui interroge sous le signe d’une « histoire partagée » la cohérence et les divergences de cette région multiculturelle. Cette conviction est à l’origine du Centre interdisciplinaire de recherches centre-européennes (CIRCE), qui, tout en prenant en compte les apports de l’histoire et des sciences sociales, s’attache plus particulièrement à l’étude des phénomènes esthétiques (littéraires et artistiques), autour de programmes pluriannuels, parmi lesquels figurent les programmes « Loin du centre : Mythes des confins, quête identitaire et poétiques périphériques dans les cultures centre-européennes à partir de 1880 », « L’illustration en Europe centrale » et « Villes multiculturelles en Europe centrale ». La revue Cultures d’Europe Centrale a vocation à publier en numéros thématiques les travaux des colloques et journées d’études organisés par le CIRCE, ainsi que des ouvrages « hors série » consacrées à une culture particulière : dossiers et anthologies, comme le présent volume sur la Carinthie ; ou édition, éventuellement bilingue, d’un texte classique dont l’absence en français constitue une lacune dommageable pour la connaissance de la culture en question. La préparation de chaque numéro est placée sous la responsabilité d’un ou de plusieurs rédacteur(s) ; néanmoins, les opinions exprimées dans chacun des textes sont de la stricte responsabilité de leurs auteurs.
248 Numéros parus : No 1 (2001) : « Figures du marginal dans les littératures centre-européennes » La littérature traite toujours de cas singuliers, d'individus exceptionnels qui sont d’une manière ou d'une autre en porte à faux avec le monde. L’Europe centrale, région aux frontières mouvantes, présente une unité culturelle et historique, mais n’en a pas moins été aussi déchirée par les particularismes identitaires de nations en construction. Les identités (linguistiques, ethniques, nationales, religieuses, sociales, il faudrait ajouter sexuelles) y sont toujours multiples et « non-évidentes ». C'est donc à cette complexité des identités qu’est dédié ce volume, centré sur la figure de l’Autre, exclu et excentrique, du marginal comme métaphore de l’existence centreeuropéenne, à travers les œuvres de Franz Kafka, Joseph Roth, Bohumil Hrabal, Witold Gombrowicz, Yisroel Rabon et Josef Winkler. No 2 (2002) : « Merveilleux et fantastique dans les littératures centreeuropéennes » Ce volume aborde les définitions et les rapports généalogiques entre le merveilleux et le fantastique en Europe centrale et orientale, région comprise ici comme « territoire du fantastique » commun. Le « premier » fantastique y naît tout d’abord en réaction aux Lumières, dans le sillage du romantisme et des idées herdériennes, il puise dans les traditions du merveilleux populaire et diverses sources folkloriques (germaniques, slaves et juives). L’influence des Contes de Grimm et d’E. T. A. Hoffmann s’étend ainsi dans toute l’Europe centrale jusqu’en Russie, avec Gogol. L’apparition du « second » fantastique en Europe centrale autour de 1900 se caractérise par son ancrage dans le rejet du scientisme et du positivisme occidental, lié à la diffusion de courants irrationalistes tels qu'occultisme, spiritisme, magie ou théosophie. Sans que les thèmes et les formes se démarquent systématiquement du premier fantastique, ces courants sont particulièrement sensibles en Autriche chez Meyrink, Kubin, Hofmannsthal, Schnitzler, en Bohême chez František Langer ; chez d’autres auteurs domine le recours aux traditions mythiques du passé national et au messianisme (Wyspianski, Peretz), ou encore la référence à un mythe englouti (Perutz, Lernet-Holenia, Appelfeld). No 3 (2003) : « Esthétique des confins », Première partie « Le Voyage dans les confins » Territoires à la frontière, les confins représentent un ailleurs géographique mais aussi poétique, cristallisant et parfois renversant l'opposition entre le « centre » et la « périphérie ». Dans les pays d’Europe centrale, il y va souvent d’un mythe collectif : le rêve des Allemands et des Autrichiens sur la Galicie, des Polonais sur la Lituanie ou l’Ukraine, des Tchèques sur la Slovaquie, des Hongrois sur la Transylvanie, des Juifs assimilés sur le monde de la culture yiddish, pour n’en citer que quelques exemples. Le récit de voyage vers les confins, départ d’un centre oppressant vers un « ailleurs » salutaire, reposant sur la nostalgie d’un pays à la fois
249 proche et lointain, d’une « patrie personnelle », exprime à travers un genre littéraire particulier cette aspiration au ressourcement géographique et spirituel. Études de cas d’artistes, d’essayistes et d’écrivains allemands et autrichiens (Döblin, Däubler, Franzos, Schnitzler), hongrois (Németh), tchèques (Čermák, Čapek, Durych, Jiránek, Olbracht), yiddishophones (Peretz, An-Ski), polonais (Schulz, KossakSzczucka, Małaczewski), russe (Sigismund Krzyzanowski), mais aussi francophones (Simenon, Ritter). N° 4 (2004) : « Esthétique des confins », Deuxième partie « Le Mythe des confins » En Europe centrale et orientale, les « confins » jouent un rôle tout particulier dans la genèse de mythes identitaires et nationaux, tout comme dans l’imaginaire littéraire des cultures qui la composent. Ces territoires placés à la frontière d’une civilisation qui se comprend comme un rempart de l’Occident (les Marches de l’Est pour l’Allemagne, les Kresy pour la Pologne), se déclinent aussi sur le mode du lieu mythique des origines, du paradis perdu de l’enfance ou de l’Atlantide engloutie. La redécouverte de ces régions multiculturelles enfermées dans un mur de l’oubli durant l’ère communiste permet d’en mesurer la pertinence pour la constitution des identités modernes. Ce numéro rassemble à la fois des articles de fond sur le concept de confins vus d’un centre qui se déplace à chaque fois (Pays germaniques, Roumanie, Pologne, Biélorussie, Hongrie etc.) et des études ancrées dans les provinces à l’identité multiple et unique que sont les Sudètes, la Poznanie, la Galicie, le Banat, la Transylvanie, la Haute-Hongrie, la Ruthénie subcarpathique etc. Numéros hors série : Hors série no 1 (2002) : « Poésie latine de Bohême, Renaissance et maniérisme : anthologie » Cette anthologie des œuvres écrites en latin au cours du XVIe siècle en Bohême, recèle un aspect méconnu d’une culture décisive de l’Europe centrale. Située entre le début de la Renaissance et l’annonce du Baroque, cette production apporte un témoignage sur la pensée et l’imagination d’auteurs attachés à dépasser les conflits religieux : l’existence même de ces œuvres reflète la tolérance, durant le siècle qui précède la Guerre de Trente ans, d’un pays qui fut souvent espace et dialogue et d’asile. 34 poésies choisies, préfacées et commentées par Hana Jechova-Voisine et Jacques Voisine. Texte bilingue, latin et français. Hors série no 2 (2003) : « Aux frontières : la Carinthie, Une littérature en Autriche des années 1960 à nos jours »
250 Numéros en préparation : N° 5 : « Esthétique des confins », Troisième partie « La destruction des confins : bouleversements historiques, nostalgies, esthétiques périphériques des années 1930 à nos jours » N° 6 : « Les villes en Europe centrale » Hors série no 3 (2004) : « Terre promise et partis pris : La Terre de la grande promesse (1898) de W. St. Reymont (1868-1925) » Édition bilingue de morceaux choisis, traduits du polonais par Olivier Gautreau, dir. Danuta Knysz-Tomaszewska et Malgorzata Smorag-Goldberg, commentés par Danuta Knysz-Tomaszewska, Magdalena Popiel, Natalia Krynicka, entretien avec Andrzej Wajda par Agnieszka Grudzinska, coédition Université de Varsovie et CIRCE – Université Paris IV-Sorbonne, à l’occasion de la saison polonaise en France. La revue Cultures d’Europe centrale est publiée par le CIRCE - Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Responsables de la publication, Xavier Galmiche et Delphine Bechtel, E-mail : [email protected], [email protected] http://www.circe.paris4.sorbonne.fr Université Paris IV Sorbonne, 108, Boulevard Malesherbes 75850 PARIS CEDEX 17 Téléphone : 01 43 18 41 57, Télécopie : 01 43 18 41 46 Informations sur le CIRCE : Auré[email protected] Diffusion : PUPS (Presses de l’Université Paris IV-Sorbonne) 1 Rue Victor Cousin, 75230 PARIS CEDEX 05 Tel : 01 40 46 27 20, Fax : 01 40 46 33 08 Email : [email protected], Contact : Mme Brigitte Taillebois Numéro ISSN : 1633-7452 Périodicité : 1 ou 2 par an, Année de première publication : 2001 Langue : Français ; Sujets : Europe centrale et orientale, littérature, culture et histoire (domaines allemand, autrichien, tchèque, polonais, yiddish, slovaque, ukrainien, biélorusse, hongrois, roumain…) Tarif : selon les numéros, de 6 à 20 euros, frais de port en sus. N° 1 : 7 euros ; N° 2 : 8 euros ; N° 3 : 12 euros ; Hors-série : N° 1 : 6 euros ; N° 2 : 15 euros