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French Pages [229] Year 2014
Collection KUBABA Série Antiquité Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne
APHRODITE-VÉNUS ET SES ENFANTS
Incarnations littéraires d’une mère problématique Textes réunis par Hélène VIAL
APHRODITE-VÉNUS ET SES ENFANTS Incarnations littéraires d’une mère problématique
Reproductions de la couverture : La déesse KUBABA de Vladimir Tchernychev. Anne Zenatti, Aphrodite enceinte (2005). Collection particulière. Photographie prise par l’artiste et reproduite avec son aimable autorisation. Directeur de publication : Michel Mazoyer Directeur scientifique : Jorge Pérez Rey Comité de rédaction : Trésorière : Christine Gaulme Colloques : Jesús Martínez Dorronsorro Relations publiques : Annie Tchernychev, Sylvie Garreau Directrice du Comité de lecture : Annick Touchard Comité scientifique, série Antiquité : Sydney H. Aufrère, Sébastien Barbara, Marielle de Béchillon, Nathalie Bosson, Sylvain Brocquet, Pierre Bordreuil, Dominique Briquel, Gérard Capdeville, Valérie Faranton, Jacques Freu, Charles Guittard, Jean-Pierre Levet, Michel Mazoyer, Paul Mirault, Dennis Pardee, Eric Pirart, Nicolas Richer, Jean-Michel Renaud, Bernard Sergent, Claude Sterckx, Patrick Voisin, Paul Wathelet Ingénieur informatique : Patrick Habersack ([email protected]) Avec la collaboration artistique de Vladimir Tchernychev et d’Anne Zenatti. Ce volume a été imprimé par © Association KUBABA, Paris L’Harmattan, Paris ISBN : 978-2-343-02447-9 EAN : 9782343024479
Textes réunis par Hélène Vial
APHRODITE-VÉNUS ET SES ENFANTS Incarnations littéraires d’une mère problématique
Association KUBABA Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne 12 Place du Panthéon - 75231 Paris CEDEX 05 L’Harmattan, 5-7 rue de l’École Polytechnique - 75005 Paris
L’HARMATTAN
Bibliothèque Kubaba (sélection) http://kubaba.univ-paris1.fr/
COLLECTION KUBABA, série Antiquité Dominique BRIQUEL, Le Forum brûle. Bernard SERGENT, L’Atlantide et la mythologie grecque. Claude STERKX, Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. ——, Mythes et Dieux Celtes Éric PIRART, L’Aphrodite iranienne. ——, L’éloge mazdéen de l’ivresse. ——, L’Aphrodite iranienne. ——, Guerriers d’Iran. ——, Georges Dumézil face aux démons iraniens. ——, La naissance d’Indra ——, Kutsa Jacques FREU, Histoire politique d’Ugarit. ——, Histoire du Mitanni. ——, Suppiliuliuma et la veuve du pharaon. Michel MAZOYER, Télipinu, le dieu du marécage. —— La vie cultuelle de Télipinu. Les Hittites et leur histoire en quatre volumes : Vol. 1 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, en collaboration avec Isabelle KLOCK-FONTANILLE, Des origines à la fin de l’Ancien Royaume Hittite. Vol. 2 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Les débuts du Nouvel Empire Hittite. Vol. 3 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, L’apogée du Nouvel Empire Hittite. Vol. 4 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Le déclin et la chute du nouvel empire Vol. 5 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Les royaumes néo-hittites à l’âge de fer.
SOMMAIRE INTRODUCTION : UNE MOSAÏQUE DE PORTRAITS POUR 9 UNE FIGURE DIFFICILE À PENSER 17
I. UNE INJONCTION MYTHOLOGIQUE COMPLEXE
Agnès ÉCHÈNE Aphrodite, fille de son père : une approche anthropologique d’une filiation patrilinéarisée 19 Émilie THIBAUT Une mère divine à Pompéi : le cas de Vénus Pompeiana II. MATERNITÉ L’AMBIVALENCE
ET
POUVOIR :
LE
RÈGNE
33 DE 49
A. ENTRE TOUTE-PUISSANCE DIVINE ET VACILLEMENTS DE L’AUTORITÉ MATERNELLE : APHRODITE-VÉNUS ET ÉROSCUPIDON 51 Christine KOSSAIFI Qu’il est difficile d’être maman ! Scène de genre dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (III, 1-166) 51 Géraldine PUCCINI Vénus et Cupidon dans les Métamorphoses d’Apulée (IV, 28-VI, 24) : de la relation conflictuelle à la construction identitaire du fils 67 B. ENTRE TENDRESSE ET RAISON D’ÉTAT : VÉNUS CHEZ VIRGILE ET OVIDE 77 Judith ROHMAN Vénus et Énée dans l’Énéide : lorsque la mère ne paraît pas
77
Hélène VIAL Puissance transformatrice et passion du pouvoir : Vénus et ses enfants dans les Métamorphoses d’Ovide 93
III. LA MARGINALITÉ EN HÉRITAGE : PRIAPE ET HERMAPHRODITE 113 Franck COLLIN Aphrodite et Priape : une double fascination
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Cécile CERF-MICHAUT Vénus et Hermaphrodite : filiation, génération, reproduction
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IV. D’INCARNATIONS NOUVELLES EN AUDACIEUSES MÉTAPHORES : FÉCONDITÉ LITTÉRAIRE DU MYTHE 151 Annick STOEHR-MONJOU Une épigramme étiologique et érotique de la latinité tardive : Dracontius, De origine rosarum 153 Michel AROUIMI Les failles de Vénus sous l’archet de Rimbaud
173
Catherine BEYRIE-VERDUGO Et Aphrodite adopta une sirène
185
CODA : APHRODITE-VÉNUS ET HARMONIE, POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE 197 CONTRIBUTEURS
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RESUMÉS ET MOTS CLÉS
207
BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE
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INTRODUCTION : UNE MOSAÏQUE DE PORTRAITS POUR UNE FIGURE DIFFICILE À PENSER Hélène Vial
Dès le geste de révolte et de séparation fondateur dont Hésiode la fait naître, et dans l’immense majorité des récits que la littérature lui a consacrés, Aphrodite-Vénus se trouve placée sous le double signe de la rupture et de l’harmonie. Or, elle l’est davantage encore quand elle apparaît en tant que mère, comme en témoignent d’ailleurs, par leurs seuls noms et leurs natures respectives, les trois enfants nés, dans la Théogonie d’Hésiode (v. 933-937), de son union avec Arès : d’une part Deimos (« Effroi ») et Phobos (« Peur-Déroute »), « liés à la guerre et au conflit entre des ennemis », d’autre part Harmonie, qui « se présente comme la tension vertueuse et dynamique du rapport entre les opposés »1 ; Éros lui-même apparaît dans certaines versions, telle celle du poète lyrique grec Simonide, comme « l’enfant cruel d’Aphrodite et d’Arès », ce qui « traduit […] dans un langage généalogique le lien qui se noue entre la violence du désir et la fureur guerrière »2. La déesse de l’amour et du désir entretient avec la descendance issue de ses multiples unions, et en particulier avec ses fils, des relations complexes qui font d’elle, pour citer l’expression d’Ellen Oliensis reprise dans le titre de ce volume, « une mère problématique »3. Posant de manière exemplaire le problème de la filiation, et plus précisément des discordances de la filiation, dans l’univers mythologique, ces relations se sont trouvées tout naturellement intégrées au programme du Programme Pluri-Formations « Filiations mythiques : hostilités, violences, perversions » qu’a dirigé de 2008 à 2011 Véronique Léonard-Roques, maître de conférences de littérature comparée à l’Université Blaise Pascal et membre du CELIS (Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique), en 1
Je cite ici (y compris pour la traduction des noms Deimos et Phobos) G. Pironti, Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne, Liège, Kernos, Supplément n° 18, 2007, p. 101. Harmonie ne symbolise cependant pas seulement l’harmonie, ou pas elle seule ; je renvoie sur ce point à l’article de F. Collin ainsi qu’à la coda de ce volume. 2 Ibid., p. 102. 3 « The goddess of love makes a problematic mother for Aeneas » (« Freud’s Aeneid », Vergilius, 47, 2001, p. 39-63, p. 51).
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collaboration avec Bertrand Westphal, professeur de littérature comparée à l’Université de Limoges et membre de l’EHIC (Espaces Humains et Interactions Culturelles)4. Plus largement, le présent ouvrage se situe dans la continuité de la longue tradition de travail sur les mythes et leurs réécritures au CELIS de Clermont-Ferrand et, avant lui, dans les centres de recherches dont la fusion lui a donné naissance, en particulier le CRLMC (Centre de Recherches sur les Littératures modernes et contemporaines) et le CRCA (Centre de Recherches sur les Civilisations Antiques)5. Tels sont les cadres dans lesquels s’inscrit ce volume6, issu d’un projet de colloque7 qui, pour des raisons matérielles, s’est transformé en 4
Voici la présentation faite de ce PPF par J.-P. De Giorgio et Véronique LéonardRoques dans l’Avant-propos de l’ouvrage Le Monstre et sa lignée. Filiations et générations monstrueuses dans la littérature latine et sa postérité, J.-P. De Giorgio et F. Galtier (dir.), Paris, L’Harmattan, « Kubaba », 2012, p. 10 : « Ce programme, en articulation avec les travaux sur la sociopoétique des mythes menés au CRLMC puis au CELIS à l’initiative d’Alain Montandon, s’intéresse à l’étude des relations intergénérationnelles conflictuelles ou perverties telles que les mythes les envisagent, de leurs versions les plus anciennes à leurs réécritures modernes et contemporaines. La sociopoétique des mythes étudie en effet leurs réinvestissements à diverses époques, dans différentes sociétés, en relation avec le contexte socioculturel et politique, car chaque période et chaque esthétique offrent l’occasion d’une “redistribution des mythèmes”, faisant émerger ou occultant au contraire certains éléments du mythe. Ces métamorphoses sont ainsi à mettre en liaison directe avec les représentations et les idéologies. Par sa surdétermination, le mythe est en effet un matériau privilégié pour décliner, interroger voire dépasser ambiguïtés et différences, dans l’expression de l’envers de l’amour et des formes de dérèglement de celui-ci. Élimination des enfants, destitution des pères (dont témoignent tout particulièrement les mythes de succession), généalogies monstrueuses, bâtardises, perversions relationnelles traduites par les pratiques incestueuses, les ruses ou les tromperies : nombreuses sont les catégories de rapports parents/enfants dominées par la haine et les déviances. Brouillant l’ordre symbolique, violences et perversions se révèlent être fécondes, sinon fondatrices. ». Citons les deux ouvrages déjà parus dans le cadre de ce PPF (outre celui que nous venons de mentionner) : B. Jongy, Y. Chevrel et V. Léonard-Roques (dir.), Le Fils prodigue et les siens. XXe et XXIe siècles, Paris, Cerf, « Littérature », 2009 ; S. Dubel et A. Montandon (dir.), Mythes sacrificiels et Ragoûts d’enfants, Presses Universitaires Blaise Pascal, « Mythographies et sociétés », 2012. 5 Ces recherches ont donné lieu à de nombreuses publications aux PUBP. N’ayant pas ici la place de les citer toutes, je renvoie au catalogue sur Internet : http://www.msh-clermont.fr/spip.php?rubrique58. 6 Je remercie pour leur soutien Pascale Auraix-Jonchière, professeur de littérature française du XIXe siècle à l’Université Blaise Pascal et directrice du CELIS, ainsi que les autres membres du comité scientifique : Charles Guittard, professeur de langue et littérature latines à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Liana Nissim,
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projet de livre. Celui-ci ne recherche aucunement l’exhaustivité et se veut une mosaïque de portraits : certains aspects de la maternité d’AphroditeVénus ne seront pas abordés, tel ou tel de ses nombreux enfants n’apparaîtra pas et le lecteur aura peut-être, une fois le livre refermé, plus de questions que de réponses. Il ne saurait en être autrement dans un recueil de onze articles portant sur un sujet difficile qui d’ailleurs, à ma connaissance – mais la bibliographie sur Aphrodite-Vénus est immense –, a été relativement peu abordé en tant que tel8. L’objet de cette réflexion collective est précisément de mettre en lumière, par l’analyse croisée de diverses sources littéraires, cette difficulté. Elle est bien souvent synonyme d’ambivalence, voire de dissonance. Ambivalence, par exemple, dans la relation de la déesse avec Éros, qu’une variante du mythe présente comme le fils d’Aphrodite et d’Arès ; ou avec Énée, fondateur d’une lignée dont tous les membres seront « fils de Vénus » – au premier vers du De rerum natura, le poète Lucrèce appelle Vénus Aeneadum genetrix, « mère de la race d’Énée » – mais emporté, dans les amours avec Didon contées par Virgile au chant IV de l’Énéide, par l’hominum diuumque uoluptas (« joie des hommes et des dieux ») qu’incarne également la déesse. L’ambivalence va parfois jusqu’à la dissonance : pensons à Hermaphrodite, fruit de l’union d’Aphrodite avec Hermès, dont Ovide raconte dans les Métamorphoses9 la douloureuse histoire, marquée par l’intervention finale, à la fois réparatrice et maléfique, du couple parental divin ; ou encore à Priape, le fils laid et fascinant né de ses amours avec Dionysos – leur autre enfant étant, de manière significative, Hyménée, divinité du mariage. Comment, quand on symbolise la uoluptas (« les voix chuchotées des filles, / les sourires et les mensonges, / et la très douce volupté / et l’amour et les délices »10, écrit Hésiode), être aussi une genetrix ? Et, quand professeur de littérature française à l’Université de Milan, et Rémy Poignault, professeur de langue et littérature latines à l’Université Blaise Pascal. Je tiens également à exprimer ma reconnaissance à Michel Mazoyer, qui a accepté de publier ces études dans la collection « Kubaba » de L’Harmattan. 7 « Éros et filiation : le cas d’Aphrodite-Vénus » (qui devait se tenir les 24 et 25 novembre 2011 à la Maison des Sciences de l’Homme de Clermont-Ferrand). 8 Tel est, par exemple, le constat qui ressort à la fois de la lecture des trois ouvrages suivants et de la consultation des bibliographies qu’ils présentent en fin de volumes : V. Pirenne-Delforge, L’Aphrodite grecque. Contribution à l’étude de ses cultes et de sa personnalité dans le panthéon archaïque et classique, Liège, Kernos, Supplément n° 4, 1994 ; G. Pironti, Entre ciel et guerre, op. cit. ; A. C. Smith et S. Pickup (dir.), Brill’s Companion to Aphrodite, Leiden, Brill, 2010. 9 IV, 285-388. 10 Hésiode, Théogonie, 205-206 (traduction de J.-L. Backès, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2001).
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on est l’alma mater de tout ce qui vit (ainsi chez Lucrèce : « Mère de la race d’Énée, joie des hommes et des dieux, ô Vénus nourricière, toi qui, sous le ciel étoilé où glissent lentement les astres, rends fécondes terre et mer, la mer qui porte les navires, la terre qui porte les moissons ; toi en qui toute conception trouve son origine, toi par qui toute espèce vivante naît à la lumière du soleil »11), est-on pour autant une bonne mère pour les enfants que l’on a soi-même mis au monde ? Tel est le sujet de ce livre ; car, dans chacune des deux questions distinctes et complémentaires que je viens de poser, réside une double contrainte que, de l’Antiquité à nos jours, la littérature n’a cessé d’explorer. Ce volume tend à montrer, à travers des exemples allant d’Hésiode à l’écrivain espagnol du XXe siècle José Luis Sampedro en passant par Apollonios de Rhodes, Apulée, Dracontius ou Rimbaud, la richesse des variations tissées dans le temps par les auteurs autour de cette tension entre le principe amoureux qu’incarne pour partie Aphrodite-Vénus et la fonction maternelle qui lui est aussi conférée par les mythes et, à l’intérieur de cette fonction, entre son statut de mère universelle et son rapport individuel avec tel ou tel de ses enfants. La perspective adoptée, davantage thématique que chronologique (bien que le premier article parte d’Hésiode et que le dernier nous transporte au XXe siècle), vise à prendre en compte tous les enjeux de la question : mythologiques, religieux, esthétiques et philosophiques, mais également politiques – car d’Aphrodite-Vénus, mère d’Énée, descendent Romulus et Rémus, Jules César et toute la gens Iulia, et la littérature met en scène, tantôt pour en faire l’éloge, tantôt avec ironie, les ressorts et les conséquences de cette filiation. La première partie (« Une injonction mythologique complexe ») expose, à travers deux approches qui, à la littérature, mêlent l’une l’anthropologie, l’autre l’archéologie et l’épigraphie, la difficulté que représente, en soi et pour ceux qui tentent de la représenter, la maternité d’Aphrodite-Vénus. Observant l’« amont » du sujet qui nous intéresse ici, l’article d’Agnès Échène nous rappelle, en s’appuyant essentiellement sur les sources hésiodique, homérique et euripidéenne, que la figure de la déesse est elle-même issue d’une généalogie singulière qui, la privant de mère – dans le cadre plus global de la promotion, propre à l’écriture mythique antique, de la paternité au détriment de la maternité –, met à elle seule en question sa capacité à incarner à son tour la fonction maternelle. Émilie Thibaut entrelace ensuite un vaste panorama littéraire antique de la dualité 11
Lucrèce, De rerum natura, I, 1-5 (la traduction de C. Labre, Paris, Arléa, 2004). Cf. G. Pironti, Entre ciel et guerre, op. cit., p. 65 : « Aphrodite est bien la puissance divine qui maîtrise l’élan générateur, l’attraction érotique et la dynamique de l’accouplement, mais elle est aussi la puissance vitale de la semence d’Ouranos, ce qui l’associe à toute genèse, qu’elle soit végétale ou animale. ».
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d’Aphrodite-Vénus en tant que mère, allant d’Hésiode à Apulée, et l’analyse de plusieurs fresques pompéiennes qui donnent à cette dualité une vie autre, et tout aussi éclatante, que celle des mots. Dans la deuxième partie (« Maternité et pouvoir : le règne de l’ambivalence ») se trouve abordé l’un des aspects les plus saillants de la mythologie de la déesse. Aphrodite-Vénus est en effet, dès Hésiode, une figure de la puissance, voire de la toute-puissance : « dans la littérature archaïque, écrit Gabriella Pironti, Aphrodite est présentée comme la déesse qui […] dompte par le désir aussi bien les dieux immortels que les hommes mortels ; son emprise est telle que même Zeus ne peut y échapper ; l’éros est la puissance redoutable et bouleversante dont la déesse se sert pour soumettre à sa loi tous les êtres vivants et les pousser l’un vers l’autre. »12. Pourtant, une tension naît parfois entre ce pouvoir étendu à tout l’univers et une certaine vulnérabilité de la déesse en tant que mère, et en particulier en tant que mère d’Éros-Cupidon, cet enfant capricieux, d’autant plus difficile à maîtriser qu’il est lui-même tout-puissant. Un premier temps de la réflexion, intitulé « Entre toute-puissance divine et vacillements de l’autorité maternelle : Aphrodite-Vénus et ÉrosCupidon », explore cette tension. Christine Kossaifi montre la multiplicité des images données par Apollonios de Rhodes, dans ses Argonautiques, d’une Aphrodite qui apparaît à la fois comme une mère « bourgeoise » dépassée par son fils Éros, comme une divinité céleste dont la toutepuissance, si elle est remise en cause, peut bouleverser l’équilibre universel, et comme un principe narratif dont le poème est, métaphoriquement, l’enfant. C’est ensuite dans l’univers d’Apulée – mais en faisant référence à Apollonios de Rhodes, source du récit apuléien – que nous conduit Géraldine Puccini, pour observer la relation particulièrement intense et complexe que met en scène le « conte de Psyché » entre Vénus et Cupidon et surtout l’évolution de cette relation : écrasé par sa mère, qui le fait vivre dans une atmosphère « incestuelle », Cupidon garde d’abord secrète sa passion pour Psyché, qu’il exprime exclusivement sur le mode sexuel ; puis, sous l’impulsion donnée par la transgression de Psyché, il conquiert son identité et, désormais capable d’aimer et d’être un époux vertueux, devient Amor. Logiquement, la déesse fait profiter ses enfants du pouvoir qui est le sien : c’est en particulier le cas de la Vénus romaine, qui ici sauve de la mort tel de ses fils, là obtient pour tel autre – ou pour le même – l’exaucement de ses désirs voire l’immortalité. Or, dans les usages que fait la déesse de sa puissance en faveur de ses enfants, les ambivalences sont, une fois encore, nombreuses, et deux articles, réunis sous le titre « Entre tendresse et raison 12
Ibid., p. 116.
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d’État : la mère des Romains », le montrent en observant à l’œuvre la Vénus des épopées virgilienne et ovidienne. Judith Rohman se penche sur la Vénus de l’Énéide, dont l’attitude peu maternelle a souvent dérouté la critique ; expliquant la distance de la déesse vis-à-vis d’Énée par le primat du collectif sur l’individuel et par le fait que le pius Aeneas est avant tout, y compris pour sa propre mère, le représentant du destin de Rome, elle montre que Vénus est bel et bien « une mère pour son fils » (genetrix nato, VIII, 383), avec cette spécificité que l’affection maternelle de la déesse est inséparable de l’accomplissement des fata par Énée, dont elle n’est jamais mieux la mère que quand elle est aussi Venus Victrix, mère du peuple Romain. Quant à la Vénus des Métamorphoses d’Ovide, que j’aborde dans le second article de cette séquence, la manière dont elle se comporte avec ses fils Hermaphrodite, Cupidon et Énée est marquée par une discordance qui est celle du poème dans son ensemble, lieu d’une instabilité fondamentale incarnée en même temps qu’entretenue par la métamorphose, loi unique du monde ; et cette discordance, lorsqu’elle touche – et, quand il s’agit de Vénus, elle y touche souvent – à la question de la souveraineté et à l’histoire de la gens Iulia, montre la distanciation prise par le poète tant vis-à-vis du modèle virgilien que de la conception augustéenne du pouvoir. Deux des enfants d’Aphrodite-Vénus sont eux-mêmes discordants, tant dans leur corps que dans leur destin : Priape et Hermaphrodite. La fascination mêlée de répulsion qu’ils suscitent, que ce soit chez leur propre mère, chez ceux qui les côtoient ou chez les auteurs qui content leur histoire, est le sujet de la troisième partie (« La marginalité en héritage : Priape et Hermaphrodite »). C’est à Priape que s’intéresse Franck Collin. En plus de la violence et de l’excès caractéristiques de tous ses frères et sœurs, le dieu est frappé d’une difformité physique – son sexe immense et toujours dressé – qui fait de lui, y compris pour sa mère, un objet d’effroi, de scandale, mais qui définit aussi le point commun entre elle et lui : la crainte que tous deux inspirent à autrui. Le phallos, ou le fascinus, de Priape, risque à tout moment de provoquer une paralysie mortifère du regard ; aussi est-il vital de faire de lui un objet de rire, dérision et diversion à la fois, jouant le même rôle du côté masculin que le sexe exhibé et manipulé de Baubô du côté féminin. Symbole de fécondité et gardien d’un jardin stérile, fascinant par sa force vitale en même temps que repoussant par sa laideur, contraire et complément d’Aphrodite-Vénus, Priape incarne jusque dans sa relation ambiguë avec sa mère la complexité du désir et des enjeux de pouvoir dont celui-ci s’accompagne dans la mentalité grecque puis romaine. Quant à Hermaphrodite, qu’étudie Cécile Cerf-Michaut, il est sans doute celui des enfants d’Aphrodite-Vénus qui est le moins proche de sa mère ; si leur parenté est attestée en littérature, notamment par Ovide au livre IV des Métamorphoses, elle est peu représentée par les artistes. Il est intéressant
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d’interroger leur relation à la lumière de la notion de génération, liée au terme de genus (qui désigne la naissance, l’origine, mais aussi le genre, sexuel ou littéraire) et particulièrement pertinente pour un être marqué par l’hybridation et l’ambiguïté : victime d’une greffe mortifère, Hermaphrodite devient un être stérile, malheureux et malfaisant, dont hybridité s’accompagne, dans le texte ovidien, d’un croisement de l’élégiaque et de l’épique. Mais c’est plutôt à la notion de reproduction, inséparable de celle de ressemblance, que le lecteur peut avoir recours avec profit pour observer la vie nouvelle que le mythe connaît aux XVIe et XVIIe siècles chez des poètes qui, s’inspirant tous d’une même épigramme du XVe siècle, gomment presque complètement le lien de parenté entre Aphrodite-Vénus et Hermaphrodite et réduisent l’histoire de celui-ci – qui ne ressemble plus à ses parents, comme c’était le cas chez Ovide – à sa naissance et à sa mort. La quatrième partie (« D’incarnations nouvelles en audacieuses métaphores : fécondité littéraire du mythe ») analyse trois variantes originales qui, donnant à Aphrodite-Vénus trois nouveaux enfants – rose, poète, sirène –, montrent qu’en littérature, la représentation de la relation entre la déesse et sa descendance est une source inépuisable de significations symboliques. Annick Stoehr-Monjou se penche sur le De origine rosarum de Dracontius, poète latin chrétien de la fin du Ve siècle, qui fait naître la rose du sang de Vénus blessée par une épine ; cette épigramme, qui s’inscrit à la fois dans la tradition ancienne des poèmes sur la rose et dans celle, ovidienne notamment, de la poésie étiologique, offre aussi, si on la rapproche de l’Épithalame de Johannes et Vitula du même auteur et du Rapt de Proserpine de Claudien, la possibilité d’une lecture érotique qui rend plus complexe et plus intéressante encore cette nouvelle filiation vénusienne. Michel Arouimi, partant de Soleil et chair (1870), montre l’importance de la présence de Vénus dans les premiers poèmes de Rimbaud et l’identification implicite du poète à la déesse ; mais il montre aussi que, loin d’incarner l’Harmonie, objet de la quête du « voyant », le mythe vénusien se trouve très vite voire dès le début corrompu, le point culminant de cette mise à mal étant la Vénus « lente et bête » de Vénus anadyomène, dont le nom rime avec « anus » et en laquelle l’Harmonie se renverse en atrocité. C’est le poète luimême qui est alors métaphoriquement parlant, malgré son irrévérence et par elle, « fils de Vénus » (je cite ici le premier titre envisagé pour l’article) en même temps qu’il la remet au monde, « belle hideusement ». Hantant l’œuvre de Rimbaud, nourrie de souvenirs littéraires – notamment lucrétiens et hugoliens –, Vénus lui permet de mettre à jour les tensions et contradictions humaines et de définir le désengagement esthétique et éthique qui éclatera dans Une saison en enfer. Quant à Catherine Beyrie-Verdugo, elle met en relation, à travers l’étude du roman La vieja sirena de José Luis Sampedro (1917-2013), la figure d’Aphrodite et celle, particulièrement
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fascinante, de la sirène13. La déesse apparaît ici dotée d’un nouvel enfant mythique14, Glauka, sirène qui, par amour, renonce à l’immortalité, devenant ainsi non seulement Aphrodite elle-même – qu’elle ne cesse de côtoyer et de vénérer sans connaître les liens qui l’unissent à elle –, mais aussi un symbole de beauté et de vertu réunissant toutes les cultures, et peut-être, par-dessus tout, Isabel, l’épouse aimée et perdue de l’écrivain. Je me suis enfin permis, constatant qu’Harmonie n’avait quasiment pas trouvé sa place dans ce volume, de consacrer une brève coda, faite de quelques textes littéraires et critiques simplement proposés à la lecture, à cette figure mythique si représentative du sujet abordé ici, car si nettement associée dans sa relation à sa mère – notamment par l’intermédiaire du collier offert par celle-ci à sa fille lors des noces avec Cadmos – à l’équilibre et au déséquilibre, à la perfection et au désastre.
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À laquelle je me permets de signaler que j’ai récemment consacré un colloque, « Les Sirènes ou le savoir périlleux. D’Homère au XXIe siècle » (Clermont-Ferrand, 21 et 22 mars 2013), dont les actes seront publiés en 2014 dans la collection « Interférences » des Presses Universitaires de Rennes. 14 Parmi toutes les mères possibles des Sirènes antiques ne figure pas AphroditeVénus ; cf. à ce sujet L. Spina, « Le mythe des Sirènes », dans M. Bettini et L. Spina, Le Mythe des Sirènes, Paris, Belin, 2007, p. 29-274, qui fait d’ailleurs état d’un affrontement entre Aphrodite-Vénus et les Sirènes dans plusieurs variantes du mythe (cf. notamment les p. 66-67 et 69-70, ainsi que la p. 147, où il qualifie le choix des Sirènes de rester vierges d’« antivaleur » pour la déesse).
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I. UNE INJONCTION MYTHOLOGIQUE COMPLEXE
Aphrodite, fille de son père : approche anthropologique d’une filiation patrilinéarisée Agnès Échène
La prise en compte des mythes et légendes attachés à la Grèce ancienne comme d’un matériau anthropologique pose un double problème méthodologique : celui des sources d’une part, celui du statut de ces récits par rapport à l’Histoire d’autre part. En ce qui concerne le problème des sources, il est vrai qu’elles sont nécessairement écrites et que les plus anciennes (Hésiode, Homère, les fragments) sont déjà tardives (VIIIe siècle av. J.-C.) par rapport à ce qui a dû être le temps de l’élaboration orale du matériau (depuis la chute de la civilisation crétoise et mycénienne, durant le XIIe siècle av. J.-C.). De cette époque dite « des siècles obscurs », il ne nous est parvenu aucun document écrit et, avec les corpus hésiodique et homérique – sortes d’îlots émergés d’un « continent englouti » –, nous nous trouvons déjà en face d’un travail de réélaboration qui a sûrement, en les fixant, remanié les récits antérieurs oraux. Et il ne fait pas de doute que ce travail s’est raffiné encore davantage, quoique autrement, avec les poètes lyriques et tragiques. « Ce qui caractérise en effet la culture grecque archaïque et classique, c’est une sorte de progression dans l’élaboration de son matériau d’origine qui aboutit à une profonde mutation avec Euripide puis Platon où le champ mythicomythologique entre en déshérence. »15. C’est ce qui permet à Marc Richir de parler d’une « Naissance des dieux ». Richir comme Marcel Detienne et son Invention de la mythologie16 ou encore Alban Bensa et sa Fin de l’exotisme17 insistent longuement sur le caractère d’artefact des textes mythologiques ; ils nous empêchent ainsi de voir en ces dieux autre chose que des personnages de papier. Ils ne disent pas que ces dieux n’ont pas été honorés dans des temples et n’ont pas bénéficié de cultes en maints endroits ; ils disent que les aventures qui leur sont prêtées dans les textes sont une création de leurs auteurs, en l’occurrence Hésiode et Homère. Cela ne signifie pas non plus que ces dieux ou tout autre personnage de l’épopée n’aient pas existé dans les temps antérieurs, dans l’oralité ou dans des textes disparus ; cela signifie que les auteurs ont pris matière à leur guise et ont remanié cette matière 15
M. Richir, La Naissance des dieux, Paris, Hachette Pluriel, 1995, p. 24. M. Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1981. 17 A. Bensa, La Fin de l’exotisme, Toulouse, Anacharsis, 2006. 16
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selon des principes qui leur sont propres, à eux ou à leur groupe social, ou à un éventuel commanditaire, probablement selon une doxa en vigueur dans leur contexte historique. Jean Bazin, de son côté, s’étonne que l’on n’attribue pas à « la narration elle-même son plein statut d’acte historique »18. Ces chercheurs s’accordent également pour reconnaître dans ces textes comme dans tout « acte de langage » des intentions politiques, voire idéologiques ; Alban Bensa parle même, à propos des mythes, d’« armes, défensives ou conquérantes »19. Leurs analyses se rapprochent évidemment de celles de Christian Salmon dans son ouvrage percutant Storytelling. La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits20 ; si ses observations s’attachent à notre monde contemporain, elles rejoignent celles des anthropologues travaillant sur les mythes antiques. Ce long préambule vise à proposer – voire imposer – à nos regards la distance, voire la froideur, indispensables à l’analyse anthropologique de cet objet éminemment séduisant qu’est la mythologie, d’autant plus séduisant qu’il traite de la déesse dite de l’amour et de la beauté. Cette déesse connaît d’ailleurs une diversité de traitements qui confirme l’écart entre une éventuelle réalité et le travail de composition qu’accomplit un auteur, en l’occurrence les deux auteurs principaux ayant traité d’Aphrodite, à savoir Hésiode et Homère. La naissance de l’Aphrodite littéraire Dans la Théogonie d’Hésiode, Aphrodite émerge de la semence écumant dans la mer autour du sexe d’Ouranos tranché par Cronos21. C’est de cette écume, en grec aphros, qu’elle tient son nom. Mais le sperme d’Ouranos se mêle aux eaux de la mer ; en faisant sortir la déesse des eaux primordiales, Hésiode la rattache à bien des traditions cosmogoniques. Nombre de civilisations connaissent un mythe des origines bâti à partir de l’océan primordial d’où émergent les premières divinités ; citons par exemple la Mésopotamie, où l’origine est la mer cosmique ou l’océan primordial, personnifié par la déesse Nammu ; le mythe babylonien des origines qui évoque Apsû, l’eau douce, et Tiamat, la mer salée ; la Finlande avec Ilmatar, parmi d’autres. De ce point de vue, l’Aphrodite hésiodique n’a rien d’original. Hésiode ajoute cependant aux eaux primordiales le sperme d’Ouranos, désigné comme seul élément fécondant. C’est une révolution. 18
J. Bazin, « La production d’un récit historique », Cahiers d’études africaines, « Gens et paroles d’Afrique. Écrits pour Denise Paulme », 73-76, 1979, p. 435-484. 19 A. Bensa, La Fin de l’exotisme, op. cit., p. 131. 20 C. Salmon, Storytelling. La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007. 21 Hésiode, Théogonie, 188-192.
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Gabriella Pironti remarque qu’« il s’agit d’une bien étrange naissance pour celle qui serait la plus féminine des déesses ; en effet, cette naissance, se produisant sans le moindre passage par une matrice, place Aphrodite entièrement du côté de son père céleste. »22. Cette remarque ne peut manquer d’évoquer la naissance d’Athéna, autre fille de son seul père. En effet, la déesse Athéna fut d’abord en gestation dans le corps de Mètis ; mais, Zeus ayant avalé celle-ci, Athéna se retrouva dans le corps de Zeus ; on sait qu’elle sortira de sa tête, tout armée. D’une naissance sans mère, exclusivement masculine, exclusivement paternelle, Athéna tire un orgueil viril, voire « machiste », puisqu’elle proclame : « je suis en tout et de tout cœur pour le mâle, jusqu’à l’hymen exclusivement, et je suis indubitablement du côté du père »23, déclaration faite lors du jugement d’Oreste, matricide qu’elle contribue à faire acquitter. Enfin, cette naissance d’origine paternelle concerne un autre dieu, Dionysos, né quant à lui « de la cuisse de Jupiter ». On sait que lorsque sa mère Sémélé, alors enceinte, demanda à pouvoir admirer Zeus dans toute sa splendeur, celui-ci l’aveugla tant qu’elle en mourut consumée ; Zeus lui ouvrit alors le ventre, se saisit du fœtus, se fendit la cuisse et l’y inséra ; Dionysos en sortit à son terme. Il est probable que l’Aphrodite hésiodique s’inscrive également dans cette problématique de la filiation. Ces gestations masculines intègrent clairement ces jeunes dieux dans une filiation paternelle, une patrilinéarité, et une patrilinéarité exclusive puisque les mères sont évacuées, soit escamotées – par ingestion ou consomption –, soit inexistantes dans le cas de l’Aphrodite anadyomène ; on peut penser que c’est à dessein que les auteurs procèdent ainsi. Sans être passée par le corps d’un homme, Aphrodite a cependant la particularité de n’être pas non plus passée par un corps maternel, au contraire de Dionysos et d’Athéna : le sperme paternel est la seule source de son être. Cela ne peut que donner à cette substance une valeur éminente. On rejoint ici la plaidoirie d’Apollon en faveur d’Oreste dans Les Euménides d’Eschyle : « Ce n’est pas la mère qui engendre celui qu’on nomme son enfant : elle n’est que la nourrice du germe qu’elle a conçu. Celui qui engendre, c’est le mâle ; elle, comme une étrangère, conserve la jeune pousse. »24. Euripide défend la même thèse par la bouche du matricide Oreste : « Il était mon père et m’a donné la vie ! Elle n’était que ta fille et m’a seulement mis au monde, glèbe que féconda la semence
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Réflexion à lire en ligne : http://reflexions.ulg.ac.be/cms/c_13656/aphrodite-n-estpas-celle-que-l-on-croit?part=2. 23 Eschyle, Les Euménides, 736-738 (Théâtre, traduction É. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 228). 24 Ibid., 650 (p. 226).
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étrangère. Sans le père jamais l’enfant ne sortirait du néant. »25. Les Anciens rapportent qu’un jour, quand l’acteur jouant Oreste prononça ce vers, un Athénien se leva et s’écria : « et sans la mère ! grand vaurien d’Euripide ! »26. L’idée d’une exclusive patrilinéarité n’était donc pas partagée par tous ; si un auteur dramatique avait pour mission de la défendre, c’est que le public voire le peuple ne lui était pas acquis. Et Oreste de conclure : « J’ai donc décidé de prendre fait et cause pour celui qui fut le fondateur de la famille plutôt que pour celle qui n’eut charge que de nourrice ». Sur la scène, les nouveaux dieux l’acquitteront, sans le sauver pour autant de la folie27. On ne peut manquer de signaler le profond accord qu’exprime à cet égard le Bachofen du Droit Maternel, infatigable curieux des anciennes parentés et contempteur d’un supposé antique matriarcat, aussi farouche évolutionniste que partisan du « progrès spirituel » représenté par l’avènement de la patrilinéarité : « L’homme est le principe spirituel. Pour tous les deux, la femme et la terre, les paroles d’Apollon sont valables : celui qui enfante, c’est celui qui féconde. »28. Homère, de son côté, donne une filiation moins fabuleuse à Aphrodite ; il la fait naître de Zeus et de Dioné. Faire d’une divinité « l’enfant de » est déjà un acte volontariste voire idéologique, puisqu’il n’y a là rien de « naturel ». Pourtant, Homère ne consacre aucun passage à la généalogie d’Aphrodite. Dans l’Iliade, c’est incidemment, lors de la narration d’un combat entre Pâris et Ménélas29, que l’on apprend qu’elle est fille de Zeus ; plus loin, la chose est répétée lors du combat entre Énée et Diomède30. Elle est alors dite aussi fille de Dioné, lorsque, blessée par Diomède, elle se réfugie sur l’Olympe où sa mère l’accueille et la réconforte31. L’Iliade fait donc d’Aphrodite la sœur d’Arès par leur père Zeus. Dans l’Odyssée, Aphrodite arrive sur le devant de la scène lorsque, chez les Phéaciens, Démodocos relate ses amours adultères avec Arès ; il décrit également le piège tendu par Héphaïstos, le mari trompé32. Cet épisode met en lumière des amants adultères et un époux jaloux ; car ici, Aphrodite est l’épouse légitime du dieu difforme, Héphaïstos ; et Arès, le 25
Euripide, Oreste, 550 (traduction H. Berguin et G. Duclos, Paris, GarnierFlammarion, 1965, p. 181). 26 Ibid., note de la p. 301. 27 Ibid., 552, p. 181. 28 J. J. Bachofen, Le Droit maternel, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1996, p. 217. 29 Homère, Iliade, III, 374. 30 Ibid., V, 313. 31 Ibid., V, 371. 32 Homère, Odyssée, VIII, 266-367.
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« frère chéri »33 de l’Iliade, est donné ici pour son amant, tandis qu’il est son légitime époux dans la Théogonie34 ; que ces personnages soient, selon les textes, tantôt amants tantôt époux signifie qu’ils n’ont pas de lien préexistant aux textes ou que ces liens varient d’un lieu géographique à l’autre et sont donc le fruit soit de traditions locales, soit de la décision des auteurs ou de leurs commanditaires. Cela indique en outre la marge de manœuvre des auteurs dans l’agencement de leurs récits. Chez Épiménide, Aphrodite est née de Cronos et d’une mystérieuse Évonymé, auquel cas elle apparaît comme la sœur aînée des Moires et des Érinyes35. Aphrodite et le « storytelling » à l’œuvre Ainsi, au moment précis où le lien d’Aphrodite à l’île de Chypre est affirmé dans le nom même de la déesse [Cypris], celle-ci s’inscrit dans un système de lignage conventionnel qui en fait la fille de Zeus ; l’ambivalence de la tradition, dont le second volet apparaît dans la Théogonie d’Hésiode, est donc présente à date ancienne dans la littérature ; cela donne à penser que la version « marine » de la naissance d’Aphrodite n’était probablement pas inconnue de l’aède [Homère], mais que les impératifs de son œuvre imposaient de soumettre une divinité aussi puissante à l’autorité de Zeus, dans le cadre d’un monde divin ordonné, familial, postérieur aux grands conflits cosmogoniques36.
Vinciane Pirenne-Delforge met ici en évidence l’autorité de l’auteur dans l’organisation de son récit ; la généalogie apparaît alors comme un élément propre à être manipulé à des fins que les rebondissements de la fiction et l’art des poètes dissimulent au premier regard. Cette invisibilité des enjeux est très nette dans la célèbre scène du Jugement de Pâris37 ; en effet, il est frappant de constater que le choix de Pâris en faveur de l’amour (Aphrodite) plutôt que de la guerre (Athéna) ou du pouvoir (Héra) n’est jamais apprécié à sa juste valeur ; et pourtant, qui n’y souscrirait ? Mais les conséquences (la guerre de Troie) imputées à ce choix sont si terrifiantes que l’on en oublie la beauté du geste premier, 33
Homère, Iliade, V, 359 (éd. E. Lasserre, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 95). Hésiode, Théogonie, 933-937. 35 Épiménide, fragment 8 [A3]. 36 V. Pirenne-Delforge, « Conception et manifestation du sacré dans l’Hymne homérique à Aphrodite », Kernos, 2, 1989, p. 187-197. 37 Chants cypriens, épopée perdue attribuée à Stasinos de Chypre, VIe siècle av. J.C., repris dans la Chrestomathie attribuée à Proclos, Ve siècle ap. J.-C. 34
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oubliant également qu’il s’agit d’une fiction, et donc d’un choix d’auteur. Or cette scène illustre magnifiquement l’antagonisme entre Aphrodite et Athéna, c’est-à-dire le dilemme entre l’amour et la guerre. Et l’auteur, incidemment – ou insidieusement –, accumule les faits qui plaident en faveur de la seconde. On en oublie aussi que la déesse refusée, Athéna, est guerrière et vengeresse, usurpatrice et artificieuse, bien plutôt que sage. La sagesse de Mètis, sa mère, semble avoir disparu avec son engloutissement par Zeus ; et quand Athéna surgit de la tête de Zeus, c’est une façon de supplanter une ancienne déesse alors évacuée par une jeune déesse soumise à Zeus. Cette substitution d’Athéna à Mètis fait d’elle, autant que ses combats contre Aphrodite, l’adversaire des anciennes déesses, dont elle prend la place pour mieux assurer le pouvoir des pères, des dieux, c’est-à-dire des puissants. Ainsi les Érinyes, archaïques protectrices des mères, sont-elles ostracisées, repoussées sous terre, tout en étant flattées, bercées de faciles promesses et amadouées grâce au talent rhétorique d’Athéna, parlant elle-même de « persuasion ». S’adressant à la première Érinye, qui, selon Épiménide, pourrait être Aphrodite, « je ne veux pas, dit-elle, que tu puisses jamais prétendre qu’une vieille déesse comme toi, tu as été bannie par moi, qui suis plus jeune que toi »38 ; cette forme de prétérition signale une sorte de reconnaissance – peut-être ironique ? – à l’égard de celles qu’Athéna conduit loin de leur ancien séjour. « Il faut que je marche devant vous pour vous montrer vos chambres […] descendez sous la terre […] dans les lieux enfoncés et souterrains »39. Le soudain abandon de leur colère par les Érinyes est assez invraisemblable, car elles ne gagnent que de belles paroles en échange de l’exil dont elles sont victimes ; et il est difficile de croire, comme Athéna prétend le faire, en la vertu de la rhétorique face à l’incorruptibilité légendaire de ces vieilles divinités. « Je bénis la Persuasion dont les regards ont guidé ma langue et ma bouche en face de leur sauvage refus »40. Assimilée aux Érinyes, Aphrodite se confirme comme divinité archaïque comparable aux Cybèle, Ishtar, Astarté, etc. On voit ici comment Athéna prend sa place et/ou celle des Érinyes. Chez Hésiode, Aphrodite est inscrite dans une théogonie qui situe les divinités les unes par rapport aux autres ; l’œuvre est en elle-même une vaste entreprise généalogique. La plupart des divinités sont ainsi rattachées à un couple procréateur. La naissance d’Aphrodite est donc atypique puisqu’elle surgit de la mer mêlée de semence paternelle. D’autres divinités sont nées de cette même semence : les Érinyes, les Géants, les nymphes Mélies ; à l’inverse, certaines divinités sont nées de leur seule mère : ainsi en 38
Eschyle, Les Euménides, 982-984, p. 231 dans l’édition citée supra. Ibid., 995-1028, p. 233. 40 Ibid., 972-974, p. 232. 39
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va-t-il des enfants que la Nuit engendra « sans étreinte amoureuse »41 : la Mer et l’Abîme, le Destin, la Mort, le Sarcasme, la Misère, les Hespérides, la Vieillesse, la Lutte… et autres sympathiques entités ; ainsi en va-t-il également d’Héphaïstos, né d’Héra « sans union d’amour »42. Mais la plupart sont issus d’unions conventionnelles entre dieux et déesses. Ainsi Harmonie, Deimos, Phobos naissent-ils d’Aphrodite unie à Arès. En résumé, la plupart des divinités connaissent une généalogie bilinéaire. Celles qui sont nées par parthénogenèse sont soit patrilinéarisées (comme Aphrodite, Athéna et Dionysos) lorsqu’elles sont nées d’hommes, soit négatives (Destin, Mort, Sarcasme, Misère, Vieillesse, Lutte) lorsqu’elles sont nées de femmes. On reconnaît là ce qu’on appelle la « misogynie » d’Hésiode, qui se développe en de nombreux passages de la Théogonie, notamment lorsqu’il parle du mariage. Cette institution semble pourtant essentielle dans son œuvre, qui installe le couple institué comme élément organisateur de la société. Mais Hésiode déplore « les œuvres pénibles des femmes »43, incontournables dans le mariage, comme le fera le Jason de la Médée d’Euripide : « Les mortels devraient avoir des enfants par quelque autre voie, sans qu’il existât de femmes ; et ainsi les humains ne connaîtraient point de maux. »44. Même antienne avec Hippolyte du même Euripide : « Oh ! Zeus ! Pourquoi donc as-tu, sous la lumière du soleil, établi auprès des hommes ces êtres de vice et de mensonge, les femmes ? »45. Nul doute que, hors mariage, les femmes retrouvent tous les charmes d’Aphrodite ! Le problème paraît donc être le mariage plutôt que les femmes ; les auteurs se trouvent là devant un dilemme qu’ils ne peuvent apparemment résoudre que par la dépréciation des femmes, puisqu’il semble hors de question de déprécier le mariage, que la Théogonie met au cœur de ses énoncés. C’est sans doute que, sans mariage, il faut l’artifice d’une vague de sperme, d’une gestation dans la tête ou la cuisse pour affilier des enfants à des hommes, et que de telles gestations sont inaccessibles aux mortels. Le mariage est donc la seule voie offerte aux hommes pour s’assurer une descendance personnelle, et légitime. Des divinités qui sont d’abord données pour frères et sœurs vont être ainsi « recyclées » en époux et épouses ; c’est évidemment le cas de Zeus et Héra, mais avant eux d’Ouranos et Gaïa, Cronos et Rhéa, Océan et Thétis, enfin Aphrodite et Arès. Cela nous amène à Homère, chez qui le couple légitime, seul garant d’une filiation légitime, prend une importance capitale puisqu’il est aux 41
Hésiode, Théogonie, 132 (éd. P. Brunet, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 32). Ibid., 928 (p. 60). 43 Ibid., 603 (p. 48). 44 Euripide, Médée, 574-576 (p. 133 dans l’édition citée supra). 45 Euripide, Hippolyte, 620 (p. 191 dans l’édition citée supra). 42
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origines de l’Iliade et au terme de l’Odyssée. En effet, la Guerre de Troie comme action centrale de l’Iliade trouve sa source dans la fracture d’un couple pourtant établi par la force de contraintes extraordinaires : souvenons-nous que Tyndare, le père d’Hélène, exigea un serment de tous les prétendants d’Hélène pour qu’ils respectent le choix de l’époux qu’il lui donnerait – Ménélas en l’occurrence – et s’unissent pour le défendre contre quiconque viendrait à détruire ce couple. Et les prétendants vont se retrouver contraints à prendre les armes pour défendre Ménélas et attaquer Pâris, le fauteur de trouble. On retrouve des prétendants tout au long de l’Odyssée, autour de Pénélope, fidèle épouse d’Ulysse, en butte à leurs assiduités. Dans ce cas de figure également, le couple légitime se trouve menacé. Le massacre des prétendants par Ulysse clôt l’Odyssée et restaure le couple légitime dans toute sa gloire. Ces deux épopées sont ainsi construites autour de la thématique du couple légitime et de sa légitime filiation, sur quoi pèse la menace de la pulsion érotique. Ce n’est donc pas par hasard que l’on va retrouver face à face deux déesses capitales. Elles vont s’affronter par camps ennemis interposés, prendre systématiquement parti pour les héros qui incarnent leurs valeurs, soutenir ou entraver leurs efforts. Ces deux déesses sont Aphrodite et Athéna. Instigatrice de la passion de Pâris pour Hélène, Aphrodite se situe bien évidemment du côté de la liberté amoureuse, du côté de Pâris, l’amant illégitime, le destructeur du couple d’Hélène et Ménélas, du côté des Troyens puisque Pâris est des leurs. Face à elle, Athéna se situe du côté de la légitimité conjugale. Dans la guerre de l’Iliade, elle soutient les Grecs parce que Ménélas, l’époux spolié, est des leurs. Lorsque, dans l’Odyssée, Ulysse rencontre mille et une difficultés pour rentrer dans sa patrie et retrouver sa femme et son fils, Athéna est constamment à ses côtés pour lui venir en aide. Il est intéressant de souligner que l’errance d’Ulysse le met toutefois en présence de configurations familiales aux antipodes de la sienne, aux antipodes du couple légitime dominé par l’époux ; ainsi, le monde de Circé et celui de Calypso (deux amantes d’Ulysse) sont des royaumes gouvernés par des femmes sans hommes, amantes sans mariage, parthenoi au sens premier du terme, à savoir des femmes libres, c’est-à-dire non soumises à un homme. Mais Athéna se met en devoir d’arracher Ulysse à ces amours illégitimes et de le remettre dans le droit chemin. « Athéna disait [aux dieux] les mille chagrins d’Ulysse toujours présent à sa mémoire, car il ne lui plaisait pas qu’il fût chez la nymphe »46. Homère, par ailleurs, jette sur Aphrodite une lumière crue – et noire – lorsqu’il évoque, par la voix de Démodocos, ses amours avec Arès ; par le biais du filet d’Héphaïstos qui les livre, nus et désarmés, au regard 46
Homère, Odyssée, V, 5 (éd. M. Dufour et J. Raison, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 77).
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moqueur de tous les dieux de l’Olympe, les amants adultères sont tournés en ridicule47. Jamais Athéna n’est soumise à un tel traitement – il est vrai qu’elle est d’une sagesse proverbiale. Dans l’Iliade comme dans l’Odyssée, dans l’ensemble du projet général de l’œuvre comme dans le détail des épisodes, la liberté amoureuse est dépréciée, ridiculisée, condamnée comme génératrice de désordre et de guerre. En regard, le couple légitime, même avec un époux difforme (Héphaïstos) ou infidèle (Ulysse), est vénéré – si l’on peut dire. Chez Euripide, l’orientation est identique : même condamnation de la liberté amoureuse, même glorification de la conjugalité. On en trouve quelques aperçus dans Andromaque : « Jamais je n’approuverai le mortel qui forme un double hymen, et qui a des enfants de plusieurs mères, source de discorde et d’amers chagrins dans les familles. Puisse mon époux se contenter de mon seul amour, et ne jamais admettre de rivales dans ma couche ! »48 ; ainsi que dans Les Troyennes, à propos d’Hélène : « L’amour, dit Ménélas, dépend du caractère de ceux qu’on aime : mais je suivrai tes conseils, elle ne montera pas sur le même vaisseau que moi ; ton avis est bon. Arrivée à Argos, elle périra d’une mort misérable, telle qu’elle le mérite, et son exemple instruira les autres femmes à respecter la vertu. La chose n’est pas facile ; cependant la mort de celle-ci frappera de terreur leur impudicité, lors même qu’elles seraient pires. »49. La conjugalité prônée par Athéna apparaît alors comme une ressource contre les maux prêtés aux agissements d’Aphrodite, dont l’influence est constamment présentée comme délétère. Cela justifierait la promotion de la conjugalité et les menaces adressées à qui ne s’y conformerait pas. Au terme de l’analyse de ces textes, on ne peut que constater la victoire d’Athéna sur Aphrodite, victoire du couple institué contre la liberté amoureuse, victoire du père et des dieux contre les mères et les déesses ; et l’on se trouve clairement devant une entreprise de célébration du couple institué et de condamnation sans appel de la liberté amoureuse, une entreprise de promotion de la paternité au détriment de la maternité. Cette entreprise de destitution d’un ensemble de valeurs et de légitimation d’un autre ensemble, et ce grâce à des récits savamment construits autour d’un dessein rendu invisible qui, cependant, au terme de l’analyse, apparaît clairement dans la structure de l’œuvre et dans ses divers épisodes, telle est exactement la définition du « storytelling ». Nombre de textes du corpus mythologique révèlent un dessein politique implicite. Platon50 déjà mettait en garde contre les mythopoioi, les 47
Ibid., VIII, 325-328. Euripide, Andromaque, 464 (p. 199 dans l’édition citée supra). 49 Euripide, Les Troyennes, 1052 (p. 117 dans l’édition citée supra). 50 Platon, Politique, 304 c10-d3. 48
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faiseurs de mythes ; il voyait dans leur forme de discours une machine à persuader les masses en racontant des histoires plutôt qu’en recourant à l’enseignement ; paradoxalement, il voulait utiliser cette crédulité populaire pour propager sa propre idéologie : « les artisans d’état, poètes officiels, recevront mission de fabriquer les “mythes” destinés à s’imprimer dans l’âme des futurs citoyens », comme le rappelle Marcel Detienne dans son livre au titre éloquent L’Invention de la mythologie51 ; il s’agit bien ici, audelà des anachronismes, d’un « storytelling » à l’antique. On ne se souvient pas toujours de Platon, et il faut souvent rappeler que le mythe est un « acte de langage » par lequel ceux qui le disent interviennent dans la société et dans l’histoire, comme le note Alban Bensa, ajoutant que « les cosmogonies sont des idéologies politiques. […] On a sous-estimé, dans ce qu’on a appelé “mythe” ou “mythologie”, les rapports étroits entre fonction fabulatrice et fonction d’autorité, entre construction de la vérité et rapport de force. »52. Cette mise en lumière du rôle social et politique des récits, mythes et contes permet d’insister sur la dimension idéologique d’une partie de ce corpus. Cette perspective est reprise par Christian Salmon dans son analyse du « storytelling »53 moderne comme processus de façonnage mental. L’impact que ces récits ont sur leurs lecteurs exige que soient finement analysés et rigoureusement dégagés les discours cachés véhiculés par des récits plus séduisants les uns que les autres. Mais pour le corpus mythologique en général, et pour celui qui concerne Aphrodite en particulier, quelle était la nécessité d’une telle entreprise ? Aphrodite disparue Aphrodite est une déesse probablement très ancienne. Selon le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Charles Victor Daremberg et Edmond Saglio, il est vraisemblable qu’il a existé en Grèce, dès une époque très ancienne, une divinité d’essence analogue à celle de l’Aphrodite historique ; mais cette dernière offre de telles analogies avec plusieurs divinités orientales d’âge antérieur qu’on doit admettre qu’elle en dérive pour l’essentiel. Même chez Homère qui lui attribue une ascendance proprement hellénique, le souvenir de son origine étrangère subsiste : elle porte le nom de Kupris dans l’Iliade ; l’Odyssée connaît son 51
M. Detienne, L’Invention de la mythologie, op. cit., p. 181. A. Bensa, La Fin de l’exotisme, op. cit., p. 93. 53 C. Salmon, Storytelling, op. cit. 52
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sanctuaire de Paphos, et les deux poèmes font allusion à celui de Cythère. Or, Chypre et Cythère, colonies et comptoirs phéniciens, ont été comme les deux seuils par lesquels la déesse a pénétré dans le monde grec54.
L’Hymne homérique en son honneur prouverait également ses affinités avec la Grande Mère Phrygienne. Les travaux de Vinciane PirenneDelforge confirment l’interaction, voire la similitude entre Aphrodite et la phénicienne Astarté ; on peut également constater des ressemblances avec Atargatis-Derkéto à Ascalon, Mylitta à Babylone, Ishtar en Assyrie. Cette proximité entre des figures de divinités toutes de très lointaine origine pose évidemment la question du diffusionnisme – que nous ne traiterons pas ici. Cette approche voit en Chypre et même, parfois, directement en la Phénicie le seuil d’entrée du culte d’Aphrodite vers toute la Grèce, dès l’époque préhomérique, sur la plus grande partie de l’Asie Mineure et jusqu’aux rives de la mer Noire, puis aussi du côté de la Crète, vers les Cyclades, l’Attique et la région béotienne. De Cythère, où l’avaient également introduite les Phéniciens, on voit son culte rayonner à travers le Péloponnèse, vers Sparte, Sicyone, Corinthe, Épidaure, l’Arcadie et l’Élide. Plus à l’ouest enfin, le culte d’Aphrodite est repéré sur le mont Éryx, en Sicile, à Carthage et dans le Latium. Si ces remarques permettent d’attester la très grande diffusion de son culte, elles signalent aussi la ressemblance entre toutes ces déesses. La plupart d’entre elles ne sont pas assignées à un époux et sont plutôt connues, voire condamnées pour leur liberté de mœurs. C’est également ce qui est imputé à Aphrodite, et confirmé par le grand nombre des liaisons qui lui sont attribuées. La liste est longue, et ce n’est pas le lieu de la réciter. Le profil érotique de ces anciennes divinités apparaît à plusieurs reprises, notamment à travers ce qui est dit des cultes pratiqués dans certains temples. Un extrait de l’épitomé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée (fin du Ier siècle av. J.-C.) par Justin rapporte que les jeunes filles chypriotes se prostituent avant leur mariage afin de se constituer une dot, tandis que Cléarque de Soloi, natif de Chypre (IVe-IIIe siècles av. J.-C.), interprète la pratique, à Chypre et ailleurs, comme la réparation d’une faute ancienne. Le témoignage le plus ancien se trouve chez Hérodote qui, à propos de la prostitution obligatoire de toutes les femmes de Babylone une fois dans leur vie, précise qu’une coutume « à peu près semblable » existe à
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Cet article peut être consulté en ligne à l’adresse suivante : http://www.mediterranees.net/histoire_romaine/empereurs_1siecle/auguste/venus.ht ml.
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Chypre et ailleurs. Certains mots employés permettent de penser qu’il évoquait ainsi la prostitution prénuptiale55. Vinciane Pirenne-Delforge observe alors que la déesse, bien qu’intégrée au panthéon canonique des Grecs comme fille de Zeus, sera toujours ressentie comme orientale. Les prérogatives qui lui sont conférées dès l’origine mettent en œuvre la puissance de la séduction, du désir, de la sexualité qui devient rapidement un opérateur centrifuge si elle n’est pas intégrée au sein d’institutions civiles comme le mariage ou une prostitution réglementée. En schématisant, on pourrait presque dire qu’Aphrodite est grecque lorsqu’elle est soumise à l’autorité de Zeus et à celle des instances de la polis, mais qu’elle devient orientale quand les manifestations de sa puissance échappent à ce contrôle, tant sur le plan divin que dans le cadre des activités humaines56.
Cette distinction entre un monde oriental et un monde grec, si elle ne renseigne guère sur le monde oriental, semble confirmer l’orientation prise par la Grèce, orientation vers une conception conjugale et généalogique de la famille en opposition avec celle d’une relation amoureuse libre et d’une famille non conjugale qui aurait peut-être quelque ressemblance avec le premier type de famille repéré par les historiens et ethnologues. Il s’agit en effet d’une famille large, horizontale, qui se réfère à un(e) même « ancien(ne) » – ou ancêtre – peu éloigné(e) dans le temps ; c’est un(e) ancêtre fédérateur de tous les membres vivants d’un large groupe de parents habituellement co-résidents ; elle englobe les anciens et leur descendance qui se compose d’un essaim de cousins-cousines. La société à laquelle appartient ce groupe familial est une société que l’anthropologue Claude Meillassoux nomme « domestique » ; elle s’oppose aux sociétés « dynastiques » plus tardives, qui excluent les collatéraux (cousins-cousines) pour se resserrer sur une descendance patrilinéaire (de père en fils) et par conséquent verticale57. Dans ces familles horizontales (anciennes ou contemporaines), la parenté est fréquemment matrilinéaire. Or la famille horizontale a une faible conscience généalogique. Les généalogies que nous lisons chez Hésiode et Homère s’inscrivent donc en rupture avec ce vieux modèle horizontal. Meillassoux insiste sur l’importance du statut du père ; frère plutôt qu’époux de la mère, 55
V. Pirenne-Delforge, L’Aphrodite grecque. Contribution à l’étude de ses cultes et de sa personnalité dans le panthéon archaïque et classique, Liège, Kernos, Supplément n° 4, 1994, p. 345. 56 Ibid., p. 368. 57 C. Meillassoux, Mythes et Limites de l’anthropologie, Lausanne, Éditions Page deux, 2001, p. 92.
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ainsi qu’on l’observe dans les sociétés matrilinéaires, le père en tant que géniteur devient important dans les textes considérés. L’idéologie de la consanguinité, et l’assimilation du père au géniteur, semble loin d’avoir été immédiate. On voit à travers l’étude de Benveniste qu’elle n’est pas présente d’emblée dans la haute Antiquité. Elle s’affirme selon moi avec la guerre, lorsque la terre cesse d’être un moyen domestique d’exploitation agricole en même temps que l’agent d’alliance avec les ancêtres pour devenir un instrument de domination58.
Ce resserrement lignager vise la concentration de la richesse pour l’augmentation de la puissance ; voilà donc Athéna aux commandes, et Aphrodite refoulée. L’histoire peut nous aider à comprendre ces changements qui affectent Aphrodite dans le corpus littéraire qui nous est parvenu – et par conséquent la société grecque directement influencée par ces textes. Il importe notamment de se souvenir que les invasions de la Grèce par les Éoliens et les Ioniens au deuxième millénaire avant notre ère ont été facteurs de transformations religieuses et politiques que vinrent renforcer voire durcir les invasions suivantes, celles des Achéens et des Doriens au XIIIe siècle avant notre ère. Aux rites consacrés aux déesses (Gaïa, Héra, Cybèle, Aphrodite, etc.) sont alors notoirement substitués des rites consacrés aux dieux et à leur progéniture ; le panthéon change, les anciennes déesses passent au second rang et Zeus devient prééminent. Fille sage et obéissante d’un père dont elle est née, Athéna l’a emporté pour le compte d’un Olympe patriarcal dominé par son père Zeus. Aphrodite, quant à elle, a été arraisonnée avant d’être vaincue. Toutefois, malgré l’histoire qui nous est contée, nous peinons à croire à la défaite d’Aphrodite, tant elle est puissante dans la vie des humains. Et le type de famille qu’elle représente – celui de Circé ou de Calypso – est sans doute celui qui intègre le mieux la dimension érotique qu’elle incarne ; ce type de famille n’a peut-être pas perdu de son intérêt dans une société occidentale où la famille selon Athéna produit tant de malheurs et de laissés pour compte. Mais si Aphrodite ne règne chez nous qu’en marge ou dans la clandestinité, d’autres sociétés continuent de la vénérer – sous d’autres noms sans doute. Abaodgu pourrait bien en être un, pour la société Na – ou Moso – en Chine59. Là bas, hommes et femmes aiment à leur gré ; leur famille ressemble à celle de Circé ou Calypso, avec des enfants appartenant 58
Ibid., p. 101. C. Hua, Une société sans père ni mari. Les Na de Chine, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 95.
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exclusivement au lignage maternel incluant hommes et femmes des fratries. Là bas, les enfants d’Aphrodite – ou d’Abaodgu – sont nombreux, et heureux.
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Une mère divine à Pompéi : le cas de Vénus Pompeiana Émilie Thibaut
Parmi les témoignages littéraires concernant Aphrodite, Hésiode fait autorité, car il est le seul à avoir décrit en détail la venue au monde de la déesse et à avoir traduit toute l’ambiguïté qui en ressortait. Née d’un geste de haine qui a conduit à la castration de son père, et donc non enfantée par une mère, elle aurait pourtant reçu « les désirables œuvres du mariage ». Ce sont ces quelques vers issus de l’Iliade60 et de la Théogonie61 qui justifient encore aujourd’hui chez les antiquisants le fait de lui attribuer la place privilégiée, mais réductrice, de « déesse de l’amour ». Pourtant, l’ambivalence du caractère d’Aphrodite n’est plus à démontrer. Les travaux de Vinciane Pirenne-Delforge et de Gabriella Pironti ont su montrer qu’elle était une déesse à multiples facettes et rendre avec justice ses figures à Aphrodite. Mais du geste qui conduisit à sa naissance, il ressort qu’Aphrodite est indubitablement liée au monde masculin, car elle est fille d’Ouranos, ou plus exactement de son sperme, et qu’elle n’est la fille d’aucune mère ; qu’elle est étroitement attachée à la sexualité et à la procréation puisque Cronos a pu trancher le membre viril d’Ouranos après que celui-ci s’est approché de Gaia, plein du désir de s’unir avec elle ; et qu’enfin, cette conséquence ultime la rattache à la violence, au conflit et à la guerre. Ces conclusions expliquent peut-être que ses multiples unions aient été si prolifiques mais que sa descendance soit majoritairement masculine. Tout comme notre divinité, le titre du colloque dont le projet a conduit au présent volume, « Éros et filiation : le cas d’Aphrodite-Vénus », était suffisamment énigmatique pour laisser entendre qu’il faille parler tant de la nature des liens existants entre Aphrodite et ses fils, c’est-à-dire ceux que la mythologie lui a associés et ceux qui ont prétendu descendre d’elle au cours de l’Histoire romaine, que de se pencher sur sa relation avec le « redoutable enfant d’Aphrodite et d’Arès »62, Éros. Les propos tenus par Gabriella Pironti sont plus à même d’étayer ces observations : « cette définition [de déesse de l’amour] ne saurait suffire à traduire les relations d’Aphrodite avec la sexualité sous toutes ses formes, ou avec une puissance aussi complexe qu’ambiguë qu’Éros, pulsion cosmique primordiale autant 60
Homère, Iliade, V, 428-430. Hésiode, Théogonie, 201-206. 62 La formulation a été employée par G. Pironti dans sa proposition de communication pour le colloque initialement prévu. 61
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que compagnon de la déesse »63. C’est pourquoi le présent article s’est donné pour but de dresser un portrait de la déesse dans son rôle de mère en prenant en considération la façon dont la complexité de sa figure divine et ses multiples facettes mettent en valeur la dualité de son statut. Il nous faudra, pour cela, revenir brièvement sur les circonstances de sa naissance. Le sujet ayant été très bien étudié par Gabriella Pironti64, de simples observations suffiront pour tenter d’expliquer une descendance si différente et pourtant si complémentaire ; ce qui explique qu’on la retrouve tantôt maîtresse de certaines situations et détentrice d’un pouvoir dont l’enjeu pour les mortels est important, tantôt actrice d’autres situations qui lui échappent totalement et qui finissent par la ridiculiser ou par mettre en évidence son tempérament colérique. Mais une difficulté inhérente au fait de s’appuyer uniquement sur des témoignages littéraires réside dans leur état fragmentaire et dispersé dans le temps. C’est pourquoi il nous semblait approprié de les compléter par un corpus composé de quelques documents épigraphiques et iconographiques venant de Pompéi. La lecture des phénomènes étudiés s’y trouvait facilitée autant par la préservation des structures que par l’abondance de la documentation archéologique et épigraphique. Ensevelie par l’éruption du Vésuve, la vie se figea65 dans cette petite cité romaine en 79 ap. J.-C.66, permettant non seulement de voir son organisation au Ier siècle ap. J.-C., mais également de découvrir in situ les éléments ancestraux du paysage déjà en place au moment de sa romanisation. C’est ainsi qu’elle conserva l’empreinte des civilisations qui la contrôlèrent et que sa divinité tutélaire, Vénus Pompeiana, apprit le sourire d’Aphrodite. Mais comme la construction religieuse amorcée en 80 av. J.-C. par les nouvelles autorités de la colonie romaine « a de toute évidence largement tenu compte des dieux et des sanctuaires existants »67, les nouveaux arrivants pouvaient y voir une déesse proche de la Venus Felix de Sylla, et les autochtones, leur Vénus locale. D’autre part, lorsqu’on se 63
G. Pironti, Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne, Liège, Kernos, Supplément n° 18, 2007, p. 22. 64 Ibid. 65 Le terme, bien qu’étant le plus approprié, a été discuté, car il a été reconnu que de grandes campagnes de récupérations de matériaux ou de mobiliers ont altéré l’aspect de la cité après l’éruption. 66 On se contentera de donner l’année, la date de l’éruption étant désormais remise en question ; celle-ci aurait eu lieu le 24 octobre 79 et non pas le 24 août. L’ouvrage de W. van Andringa explique parfaitement cette problématique (Quotidien des dieux et des hommes. La vie religieuse dans les cités du Vésuve à l’époque romaine, Rome, École Française de Rome, 2009, p. XX). 67 Ibid., p. 30.
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promène dans les rues et les maisons de Pompéi, on a manifestement l’impression d’être entouré par le sacré, car les dieux apparaissent partout afin d’alimenter le sentiment d’appartenance communautaire68. Vénus Pompeiana n’échappe pas à l’étalage de son quotidien. C’est pourquoi il est si intéressant de pouvoir approcher les liens tissés entre Aphrodite-Vénus et sa descendance masculine à travers l’étude de la Vénus de Pompéi, tant cette dernière possède de caractéristiques encore fraîchement décelables dans les murs de la cité. Citons Hérodote : « La généalogie de chaque dieu, s’ils avaient tous existé depuis toujours et leurs figures, on ignorait tout cela jusqu’à il n’y a pas si longtemps, jusqu’à hier pour ainsi dire. En effet, Hésiode et Homère, à mon avis, ne sont nés que quatre cents ans avant moi et pas plus. Ce sont eux qui ont doté les Grecs d’une théogonie, donné aux dieux leurs épithètes, défini à la fois leurs honneurs et compétences, et montré leurs figures. »69. La place accordée par Hésiode à Aphrodite dans la Théogonie est indispensable pour comprendre la complexité de son caractère et les relations qui en découlent avec sa progéniture. Le poète offrant l’un des plus anciens témoignages dont nous disposions concernant les origines de la déesse, il occupe une place de choix pour qui veut étudier celle-ci, d’autant plus qu’il la replace dans la généalogie des dieux grecs depuis sa création en des temps primitifs. Dans l’édifice théogonique, elle est d’emblée intimement liée au monde masculin et notamment à l’univers de la guerre et de la violence. Les circonstances de sa naissance sont en effet assez troubles et précèdent les renversements de l’ordre en place70. Ouranos, craignant la force et la démesure des enfants qu’il a engendrés avec Gaia, les renferme dans les entrailles de sa femme. Des souffrances ainsi provoquées, qui l’empêchent d’accoucher et portent atteinte à son instinct maternel, naît un conflit dans le couple, dont Gaia ne pourra se décharger qu’en demandant à son fils, Cronos, de venger l’outrage qui lui a été fait en émasculant son époux et en jetant ses parties génitales à la mer ; ainsi, « nous châtierons l’outrage criminel d’un père, tout votre père qu’il soit, puisqu’il a le premier conçu œuvres infâmes »71. Poussé par le désir de s’unir avec elle, en grec philotès, Ouranos s’approche de sa partenaire. C’est à ce moment précis que leur fils, Cronos, choisit de réduire son père à l’impuissance.
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C’est ce qui ressort de l’ensemble de l’étude récente de W. van Andringa (ibid.). Hérodote, Histoires, II, 53 (éd. P.-E. Legrand, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2009 [1930]). 70 Hésiode, Théogonie, 154-232. 71 Ibid., 164-166. 69
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De là naquit Aphrodite, dont les modalités de naissance sont exceptionnelles, car elle est engendrée par la semence virile du dieu répandue dans l’eau de la mer. N’ayant pas été mise au monde par accouchement, elle n’a pas de mère et ne peut se déclarer que fille de son père. Ce qui, d’emblée, la lie étroitement à la masculinité et à la virilité : Quant aux bourses, à peine les eut-il tranchées avec l’acier et jetées de la terre dans la mer au flux sans repos, qu’elles furent emportées au large, longtemps ; et, tout autour, une blanche écume sortait du membre divin. De cette écume une fille se forma, qui toucha d’abord à Cythère la divine, d’où elle fut ensuite à Chypre qu’entourent les flots ; et c’est là que prit terre la belle et vénérée déesse qui faisait autour d’elle, sous ses pieds légers, croître le gazon et que les dieux aussi bien que les hommes appellent Aphrodite, [déesse née de l’écume, et aussi Cythérée au front couronné] pour s’être formée d’une écume, ou encore Cythérée, pour avoir abordé à Cythère [ou Cyprogénéia, pour être née à Chypre battue des flots ou encore Philommédée, pour être sortie des bourses]72.
Les émotions liées aux circonstances de sa naissance ont pour conséquence de la rattacher aux différentes humeurs vitales et au champ de la violence. La discorde régnait dans la couple ouranien à cause de l’« œuvre mauvaise »73 du Ciel qui « avait en haine depuis le premier jour »74 ses propres enfants. C’est alors que Gaia imagine « une ruse perfide et cruelle ». Cronos, enfin, a avant tout aidé sa mère dans le but de prendre le pouvoir alors aux mains d’Ouranos. Cette traîtrise a conduit au renversement de l’ordre en place dans lequel figure Aphrodite. Par ailleurs, si du sperme d’Ouranos naît la déesse, de son sang versé sur la terre viennent au monde les puissances présidant à la vengeance, à la punition des crimes, à la violence des armes et à la guerre, qui commencent à se répandre dans l’univers75. Ce côté sombre que recèle la lignée de Gaia et d’Ouranos s’attache dès lors aux pas de la déesse et laisse échapper, telle une jarre de Pandore, des puissances représentant la fin et l’épuisement de la vie, ainsi que toutes les conditions nécessaires au développement d’une forme de vie éphémère et moralement fragile : les hommes mortels76.
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Ibid., 188-200. Ibid., 156-158. 74 Ibid., 154-155. 75 Ibid., 182-187. 76 Ibid., 203-206. En décrivant ainsi les fonctions d’Aphrodite, Hésiode mentionne les hommes qu’il différencie des Immortels. Ces êtres n’ayant pas fait leur 73
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Sa puissance divine étant fortement associée à la virilité, il est alors plus aisé de comprendre les liens qui l’unissent avec Arès, le dieu de la fureur guerrière. Dans la Théogonie, ils forment un couple, tandis que dans l’Iliade, tout en n’étant pas mariés, ils sont très proches et s’unissent dans les combats que livrent les hommes mortels77. La déesse, il est vrai, est souvent représentée aux côtés de jeunes combattants, comme Arès, qui, dans l’âge de la guerre et de l’amour, possèdent une ardeur propre à être suscitée tant dans la sexualité que dans la fureur guerrière, étrangement proche d’elle puisqu’elles puisent toutes deux dans les humeurs vitales qui, à cet âge tendre, bouillonnent et auxquelles la divinité est associée. Par ailleurs, cette configuration reçoit un sens supplémentaire dès lors que l’on prend en considération le transfert qui s’est effectué entre le père et la fille au moment de la naissance de cette dernière. En effet, la castration d’Ouranos entraîne la « disparition » de la philotès, de l’envie et du pouvoir de « mélanger les corps », source de la pulsion sexuelle et de la vie78 qui accompagnaient la virilité de son membre. Celui-ci, une fois jeté à l’eau, « met au monde » Aphrodite qui, dès lors, est fortement marquée par la notion de genèse ou d’engendrement. C’est pourquoi cet épisode de la Théogonie se referme sur les fonctions attribuées à la déesse : « Et, du premier jour, son privilège à elle, le lot qui est le sien, aussi bien parmi les hommes que les Immortels, ce sont les entretiens des jeunes filles, les sourires, les tromperies sans issue ; c’est la suave jouissance, l’union intime, l’apaisement »79. Le sens de la tirade de Zeus à la déesse dans l’Iliade s’en trouve alors éclairé : « Ce n’est pas à toi, ma fille, qu’ont été données les œuvres guerrières. Toi, va t’occuper plutôt des œuvres désirables du mariage. De celles-là, ce sont Arès le rapide et Athéna qui s’en chargeront »80. De ce fait, elle forme avec Arès un couple fécond : « Cependant qu’à Arès pourfendeur de boucliers, Cythérée enfanta Phobos et Deimos, qui, terribles, avec Arès destructeur, agitent les bataillons compacts des hommes dans la guerre qui donne des frissons, et Harmonie, que l’ardent Cadmos prit pour épouse »81. Selon certaines versions, Éros serait également l’« enfant terrible » de ce couple. Les unions de la déesse avec d’autres dieux sont tout aussi prolifiques puisque, de ses amours avec Dionysos, Priape vit le jour et que d’Hermès naquit Hermaphrodite. Ses aventures avec de simples mortels sont également fécondes. Hésiode apparition jusque-là, il est raisonnable de penser qu’ils furent créés lorsque l’ordre des choses fut inversé. 77 Homère, Iliade, V, 757-761. 78 En d’autres termes, la mixis. 79 Hésiode, Théogonie, 203-206. 80 Homère, Iliade, V, 429- 430. 81 Hésiode, Théogonie, 933-937.
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introduit, dans la dernière partie de son œuvre, l’aboutissement de la généalogie de la famille divine lorsque « Cythérée au front ceint d’une couronne enfantait Énée, unie d’amour charmant au héros Anchise, sur les cimes de l’Ida aux mille replis forestiers »82. Ainsi, de simples mortels peuvent se vanter d’être ses descendants, tels que la famille des Iulii. Mais de ses multiples unions, l’on constate que sont issus en majorité des mâles, ce qui achève de la lier à la sphère masculine. En d’autres termes, Aphrodite se trouve très éloignée de l’archétype d’un éternel féminin qu’ont voulu lui assigner les antiquisants. Les circonstances troubles de sa naissance expliquent la dualité de sa nature inquiétante et le patronage qu’elle exerce sur les différentes humeurs vitales affectant tout être vivant. Ainsi, il n’est pas rare qu’elle apparaisse dans un contexte de violence et de conflit, son action étant souvent apparentée à la mania, à l’atè et à l’eris83. Ces liens étroits avec le monde viril expliquent une descendance davantage masculine dont les relations sont connectées à la complexité de ses figures. De l’union conjointe des humeurs vitales, du désir et de la pulsion sexuelle, Aphrodite-Vénus retire une toute-puissance lui permettant tant de déclencher les fureurs guerrières que de les apaiser. C’est de cette force que se prévaut sa descendance mortelle, qui en fait un véritable enjeu de pouvoir. Lucrèce, en parlant de Vénus, s’exprime en effet en ces termes : « Car sitôt qu’a reparu l’aspect printanier des jours, et que brisant ses chaînes reprend vigueur le souffle fécondant du Favonius, […], ô Déesse, […], tant épris de ton charme, chacun brûle de te suivre où tu veux l’entraîner »84. Au mois d’avril, le bouillonnement de tout être vivant revenant à la vie trouve un écho dans l’effervescence des humeurs vitales des jeunes gens alors en pleine puberté. Il est, de ce fait, dans les attributions de la déesse de les accompagner vers la maturité, car dans le liquide où elle prit corps se trouvaient associés le désir et la semence bouillonnante d’Ouranos et l’eau de la mer qui, au même moment, écumait. Nous laissons ici parler Gabriella Pironti, dont les propos définissent parfaitement les conséquences d’une telle union : l’agitation des fluides est solidaire de la notion grecque de « virilité », ἀνδρεία. Le courage et la valeur guerrière présupposent que l’individu ait achevé le parcours conduisant de l’âge vert de l’enfance à la fleur de l’âge, et qu’il ait atteint 82
Ibid., 1008-1010. Respectivement la folie, l’égarement de l’esprit, la dispute. 84 Lucrèce, De rerum natura, I, 2-16 (éd. A. Ernout revue et corrigée par C. Rambaux, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2007 [1964]). 83
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la plénitude d’abord, la maîtrise ensuite, de toutes ses forces physiques et psychiques. Maturité sexuelle et capacité guerrière vont de pair et constituent ensemble ce qui distingue l’enfant d’un ἀνήρ au sens plein du terme, apte à assumer son rôle dans la communauté et dans les rangs de l’armée. Ce parcours est accompagné par un processus de maturation impliquant les humeurs vitales, siège à la fois de la vigueur physique et de la capacité génésique85.
C’est pourquoi, dans l’Énéide, elle exhorte Énée à la guerre en ces termes : « voici mes cadeaux, chefs-d’œuvre, comme promis, de l’art de mon époux. Pour que tu n’hésites pas, mon fils, à provoquer au combat les orgueilleux Laurentes ou le fougueux Turnus »86, puisque, quand elle est en furie, l’andreia est une forme d’ardeur et de puissance guerrière. En effet, alors que son fils est arrivé en Italie, il se retrouve confronté au belliqueux peuple des Laurentes qui met en péril son futur royaume et le souhait de Vénus de voir la famille des Iulii, descendants d’Énée, s’y établir. Aussi la déesse « corrompt »-elle son époux Vulcain afin qu’il forge des armes pour son fils : « maintenant, obéissant aux ordres de Jupiter, il s’est établi au pays des Rutules : cette fois je viens donc en suppliante devant toi ; de ta puissance qui m’est sainte, je sollicite des armes, mère pour mon fils. […] Vois ces peuples qui se liguent, ces villes qui ont fermé leurs portes, qui aiguisent le fer contre moi pour la perte des miens »87. Les deux derniers vers, par ailleurs, traduisent l’implication directe de la déesse dans la guerre pour être au plus près des siens. C’est en réponse à cette implication que Vulcain lui fait remarquer qu’elle se prépare au conflit88 ; et c’est en écho à ce constat que Jupiter fait la remarque suivante à Junon, qui, de son côté, soutient les ennemis des Troyens : « Ô ma sœur, qui es aussi ma très chère épouse, comme tu le pensais, c’est bien Vénus qui soutient les forces troyennes ; ce bras plein de vigueur guerrière, cette fierté de l’âme, cette fermeté devant le danger n’est pas celle de leurs hommes »89. A contrario, Aphrodite-Vénus a le pouvoir d’apaiser les cœurs et de parvenir ainsi à son but par des joutes amoureuses. L’Hymne homérique à la 85
Entre ciel et guerre, op. cit., p. 171-172. Je renvoie également à deux articles du même auteur qui permettent de repenser la déesse : « Aphrodite dans le domaine d’Arès. Éléments pour un dialogue entre mythe et culte », Kernos, 18, 2005, p. 167184 ; « Rethinking Aphrodite as a goddess at work », dans A. C. Smith et S. Pickup (dir.), Brill’s Companion to Aphrodite, Leiden - Boston, Brill, 2010, p. 113-130. 86 Virgile, Énéide, VIII, 612-614 (éd. J. Perret, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2002 [1978]). 87 Ibid., VIII, 381-386. 88 Ibid., VIII, 400. 89 Ibid., X, 607-610 (éd. J. Perret, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2008 [1980]).
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déesse vante d’ailleurs sa suprématie sur tous les êtres, tant dieux que mortels : « Muse, dis-moi les travaux d’Aphrodite d’or, de Cypris qui éveilla le doux désir au cœur des Dieux et plia sous la loi les races des hommes mortels »90. Zeus lui-même n’échappe pas à sa suprématie, puisqu’elle parvient à « égarer sa raison »91 et à l’abuser. Virgile met en scène ses actions lorsqu’elle vient trouver le dieu suprême, « toute triste et mouillant de larmes ses yeux lumineux »92, dans le but de lui faire tenir sa promesse qu’Énée aborde sain et sauf en Italie et de le prier de faire cesser les tourments qui lui sont infligés. Le dieu, tombé dans ses filets, est décrit « avec un sourire pour elle et ce visage qui rassérène le ciel et les tempêtes » ; il « effleur[e] d’un baiser les lèvres de sa fille »93, puis lui confirme qu’il tiendra son serment. Mais la déesse sait aussi transformer les combats meurtriers des jeunes gens, et principalement des jeunes hommes, en joutes amoureuses. Ainsi, de nombreuses peintures pompéiennes dévoilent, dans l’intimité des maisons, les Amours de Vénus et de Mars. Encore dans l’âge tendre, le dieu est environné de ses armes, car il est l’impétueux par excellence, s’élançant dans les combats tel un fleuve déchaîné dans le chant V de l’Iliade94. Toutefois, nous le voyons, dans la Maison de l’Amour Puni (VII, 2, 23)95, facilement influencé : il glisse subrepticement une main dans le corsage de sa maîtresse ou tente de la retenir quand celle-ci feint de se dérober aux doux combats qu’elle a stimulés pour lui96. Afin de le convaincre plus aisément, la déesse est assistée par un autre de ses enfants, Cupidon, qui, en bambin polisson, volette autour du couple et désarme le dieu dans la Maison des Noces d’Hercule (VII, 9, 47)97. Cette complicité n’est pas dénuée de sens si l’on considère qu’Éros, cette entité primordiale, a pris place aux côtés de la déesse sitôt que cette dernière a reçu ses attributs98. Phèdre, dans le Banquet
90
Hymne homérique à Aphrodite, I, 1-3 (éd. J. Humbert, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2004 [1936]). 91 Ibid., I, 36- 37. 92 Virgile, Énéide, I, 228 (éd. J. Perret, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2009 [1977]). 93 Ibid., I, 254-256. 94 Homère, Iliade, V, 596-600. 95 Cette fresque est visible sur le site du Musée Archéologique National de Naples (http://cir.campania.beniculturali.it/museoarcheologiconazionale/itineraritematici/galleria-di-immagini/RA00086355/?searchterm=9249). 96 Properce, Élégies, III, 20, 19-20. 97 Cette fresque est visible sur le site du Musée Archéologique National de Naples (http://cir.campania.beniculturali.it/museoarcheologiconazionale/itineraritematici/galleria-di-immagini/RA00086259/?searchterm=9248). 98 Hésiode, Théogonie, 201-202.
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de Platon99, illustre parfaitement les prérogatives qui incombent à cet enfant – ou à cette entité – en glorifiant le courage et la valeur guerrière qu’il est capable d’inspirer aux nobles amants et en magnifiant ainsi la nature de la déesse, faisant de ces deux immortels des êtres incontournables. Mais le désir qu’inspire Aphrodite-Vénus peut se faire beaucoup plus persuasif. Nombreux sont également les graffiti laissés sur les murs de Pompéi qui exaltent les diverses gradations dans le désir suscité par Vénus Pompeiana100. C’est elle qui, dans l’Iliade déjà, menaçait Hélène d’aller retrouver Pâris dans leur maison troyenne. Pour être sûre que son Énée ne court aucun danger, elle n’hésite pas à substituer à son petit-fils, Ascagne, Cupidon lui-même afin qu’il « insinue un feu dans les os » de Didon101. L’Amour ici décrit possède la vertu de « rompre les membres », car il sait inspirer le désir. Enfin, en pleine possession d’une telle puissance, Aphrodite-Vénus ne pouvait qu’être un enjeu de pouvoir parmi les mortels. Une famille, plus précisément, se targua d’être de sa descendance et quelques poètes rendirent hommage à cette filiation. Ce fut César qui, le premier, la revendiqua. Lors de l’éloge funèbre de sa tante Julia, en 68 av. J.-C., il proclama ses prétentions généalogiques102 et donna à sa Vénus le nom de Genetrix. Ainsi, la déesse était à double titre mère des Césars et mère des Romains, ce qui justifiait amplement le pouvoir absolu de sa famille103. Octave, devenu l’héritier de César, reprend la même politique de généalogie divine. Toutefois, afin de conforter sa position et de justifier ses choix politiques et ses conquêtes, Auguste s’est ingénié à mettre l’accent sur sa romanité en réaffirmant, par une ascendance plus directe, son lien mythique avec la déesse et en se créant une parenté avec Mars. Les œuvres de Virgile et d’Ovide sont celles qui, très certainement, ont le mieux transcrit cette idéologie. Elles mettent en effet en scène les périples que connaissent les survivants de la glorieuse Troie partis en exil pour fonder une nouvelle Ilion en Italie, dans une suite de l’Iliade. Énée, qui n’était qu’un personnage secondaire dans le récit d’Homère, issu de la branche cadette de la famille royale de Priam, devient le personnage central de cette quête, car, seul 99
Platon, Banquet, 179b-196d. CIL, IV, 1625 ; IV, 5296 ; IV, Suppl. II, 3691 ; IV, 1520 (entre autres). 101 Virgile, Énéide, I, 657-675 : « Mon enfant, toi qui fais ma force, ma puissance souveraine, […] j’implore ta divine assistance. […] Je médite de la prévenir, de prendre la reine dans mes lacs, de l’investir de flammes, afin qu’aucun dieu ne puisse la changer, afin qu’aucun grand amour ne l’attache, comme moi-même à Énée ». 102 Suétone, César, VI, 6. 103 M. Beard, J. North et S. Price ont très bien développé les motivations de César dans leur ouvrage Religions de Rome, Paris, Picard, 2006, p. 150. 100
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survivant de cette illustre famille, il emporte avec lui les dieux de la cité104. Conforté ainsi du concours des dieux, et notamment de Vénus105, sa mère, il vogue vers la destinée qui lui a été prédite par le prophète de Troie, Hélénus106. Ces propos sont renforcés par la prédiction que Zeus fait à sa fille dans les Fastes d’Ovide : « Sous les auspices de ce grand homme […] l’épouse égyptienne d’un général romain, trop confiante dans son hymen, succombera, après avoir vainement menacé d’asservir notre Capitole à son Canope. […] Quand il aura donné la paix au monde, il tournera sa pensée vers le droit civil ; il établira des lois pleines de justice dont il sera lui-même l’auteur ; son exemple deviendra la règle des mœurs »107. Les cités romaines, qui étaient au fait des pensées politiques des dirigeants de Rome, se devaient d’être en adéquation avec eux, car elles avaient conscience que leur maintien dépendait de la capacité de l’empereur à accomplir sa tâche. Pompéi est, en la matière, un exemple frappant : dès lors qu’elle devient colonie romaine en 80 av. J.-C., elle se place sous la protection de Vénus et lie étroitement son destin à celui de la cité-mère. Les Pompéiens en étaient conscients : en témoignent les nombreuses inscriptions pariétales en l’honneur du pouvoir impérial du moment et de ses bienfaits envers la cité et Vénus Pompeiana108 ainsi que le graffito retrouvé dans la Basilique répétant cinq fois le nom Aeneadum Genetrix109 qui ouvre le poème de Lucrèce sur l’invocation à Vénus110. Les murs se sont ornés de peintures représentant le cycle troyen, telle la scène figurant, dans la Maison du Chirurgien (VII, 1, 25)111, Vénus accourant auprès d’Énée, blessé par une flèche à la jambe alors qu’il se battait contre les Rutules et soigné par le chirurgien Iapyx112. Sur la façade de l’atelier de M. Veciliius Verecundus, une fresque113 représente la déesse parée des attributs qui font d’elle la
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Ovide, Fastes, IV, 77-79. L’union d’Anchise et d’Aphrodite est décrite dans les v. 144 à 198 de l’Hymne homérique à Aphrodite. 106 Ovide, Métamorphoses, XV, 436-449. 107 Ibid., XV, 807-843 (éd. G. Lafaye revue, corrigée et augmentée par D. Porte, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2008 [1991]). 108 Entre autres, CIL, IV, 4814 ; 8064 ; 10049 ; 1545 ; 1074 ; AE, 1977, 218-219. 109 CIL, IV, 3072. 110 Lucrèce, De rerum natura, I, 1. 111 Cette fresque est visible sur le site du Musée Archéologique National de Naples (http://cir.campania.beniculturali.it/museoarcheologiconazionale/itineraritematici/nel-museo/collezioni-pompeiane/RIT_RA90/?searchterm=9009). 112 Virgile, Énéide, XII, 383-424. 113 Cette fresque est visible à partir du site Internet d’A. R. Raia, professeur émérite au College New Rochelle de New York (http://www2.cnr.edu/home/araia). Accès direct : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/1/15/Pompeii_105
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divinité tutélaire de la cité et la rapproche du triomphe d’Auguste114 : la proue de bateau tirée par des éléphants, bien que rappelant le quadrige du triomphe de Pompée vainqueur en Afrique, est l’image du triomphe d’Auguste en Égypte. Enfin, des cinq édifices cultuels construits en l’honneur de la famille impériale115, l’édifice d’Eumachia est celui qui illustre le mieux les motivations d’Auguste. Fondé sur le modèle du forum Augusti à Rome par une prêtresse de Vénus, Eumachia, il accueillait en effet de part et d’autre de l’entrée les Éloges à Énée116 et à Romulus117, tous deux présentés par Auguste comme ses ancêtres. En définitive, la toute-puissance d’Aphrodite-Vénus est remarquable dans son influence sur les diverses humeurs qui président au comportement de tout être vivant. Puisqu’elle est tout autant susceptible de déclencher et d’attiser la fureur guerrière que de l’apaiser, elle devient un enjeu suprême pour qui veut triompher et installer durablement son pouvoir. Cependant, la persuasion qui accompagne certaines de ses actions, la perfidie et la ruse qu’elle emploie par moments pour arriver à ses fins sont les prémices des faiblesses qui l’accompagnent. La personnalité maternelle d’Aphrodite-Vénus ne saurait être étudiée de manière complète sans tenir compte de son côté sombre. Si les humeurs vitales sur lesquelles elle exerce un plein contrôle font d’elle une divinité de pouvoir, elles peuvent, a contrario, se retourner contre elle et la soumettre à leur domination, lui faisant, de ce fait, perdre son statut privilégié. C’est dans l’Iliade que s’exprime le mieux cette dissonance, car Homère y donne l’image d’une déesse qui manifeste une grande sollicitude envers les jeunes gens qu’elle protège, n’hésitant pas à les secourir lorsqu’ils sont en danger. Cette proximité se traduit, avec Énée, par une obsession manifeste de le défendre ; ce que Gabriella Pironti traduit par « le lien physique qui unit la mère à son enfant »118. Toutefois, les actes irréfléchis _Officina_di_Verecundus_-_Venus_2.jpg/640px-Pompeii__Officina_di_Verecundus_-_Venus_2.jpg 114 Cette hypothèse a été donnée par E. Curti, « La Venere Fisica trionfante : un nuovo ciclo di iscrizioni dal santuario di Venere a Pompei », dans AA. VV., Le perle e il filo. A Mario Torelli per i suoi settanta anni, Venosa, Osanna, 2008, p. 5771. 115 W. van Andringa a particulièrement bien décrit les rapports entretenus entre Pompéi et le pouvoir impérial dans le chapitre 3 de son ouvrage Quotidien des dieux et des hommes, op. cit. 116 CIL, IV, 808. 117 CIL, IV, 809. 118 Entre ciel et guerre, op. cit., p. 217.
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qu’elle commet alors la discréditent auprès des autres dieux et des hommes et la font apparaître comme une « mère castratrice ». Alors qu’Énée subit les coups de Diomède et qu’il voit sa fin proche, sa mère, Aphrodite, se précipite sur le champ de bataille pour le sauver en l’entourant de « ses bras blancs ; devant lui, elle déploie un pan de sa robe éclatante pour le préserver des traits »119. Mais cette réaction, la rendant vulnérable, entraîne sa blessure au poignet par Diomède, qui n’est pourtant qu’un simple mortel120. Toute déesse qu’elle est, elle n’a alors pas d’autre choix que de s’enfuir et de retourner sur l’Olympe pour se faire consoler par sa mère121. L’ironie de cette situation est accentuée par la remontrance que lui fait Zeus qui l’invite fermement à s’en tenir aux œuvres du gamos et à laisser les affaires de la guerre à Athéna et à Arès122. Cette sollicitude manifeste lui vaut la colère d’Héra et d’Athéna, qui a été attisée par Zeus lorsqu’il les a accusées, au chant IV, de ne pas assez s’impliquer auprès de leurs champions pendant qu’Aphrodite n’hésite pas à intervenir directement dans l’action. À cause de cela, Athéna donne la possibilité à Diomède de toucher Aphrodite123 afin de l’humilier. Traitée de « mouche à chien » par Héra, elle partage le sort d’Arès qu’elle était venue secourir au même titre qu’Énée et « les voilà tous deux étendus sur la terre nourricière »124. Un tel acte n’est pas isolé. L’intervention de la déesse auprès de sa descendance est perceptible tant dans l’Énéide que dans les Métamorphoses d’Ovide. Ainsi, elle détourne « d’autres [traits] qui allaient effleurer le corps [d’Énée] » lorsque que ce dernier affronte Turnus en Italie125. Alors qu’il est atteint par une flèche au cours des combats, « Vénus, émue de l’indigne souffrance de son fils, maternelle, va cueillir sur l’Ida de Crète le dictame, la tige aux feuilles duveteuses, à la chevelure de fleurs pourpres »126. Cette scène a été reproduite à Pompéi dans la célèbre peinture murale, citée plus haut, retrouvée dans la Maison du Chirurgien, où l’on voit la déesse, affolée, auprès de son fils en train de se faire soigner par Iapyx. Elle n’hésite pas, en outre, à solliciter le concours d’autres dieux dans le même but. C’est en ce sens que doivent être interprétées ses requêtes auprès de Vulcain pour forger des armes à Énée127, auprès de Neptune afin qu’il protège son voyage en 119
Homère, Iliade, V, 311-317. Ibid., V, 334-337. 121 Ibid., V, 355-402. 122 Ibid., V, 428-430. 123 Ibid., V, 124-132. 124 Ibid., XXI, 415-433 (éd. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2002 [1938]). 125 Virgile, Énéide, X, 331-332. 126 Ibid., XII, 412-414. 127 Virgile, Énéide, VIII, 370-372. 120
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mer128 et auprès de Jupiter dans le but de lui rappeler sa promesse de faire parvenir son fils sain et sauf en Italie129. Cela n’est toutefois pas sans conséquences. D’une part, ces requêtes mettent en scène une divinité que son instinct maternel rend faible : pour chacune de ces scènes, elle est « tourmentée d’inquiétudes »130, elle tremble « dans son âme de mère »131 et, finalement elle pleure132. Ses plaintes remplissent alors « inutilement les espaces célestes »133, entraînent « la pitié des dieux »134 et, une fois de plus, une vive réflexion du père de tous : « à toi seule, ma fille, prétends-tu faire fléchir l’immuable destin ? »135. D’autre part, en soustrayant ainsi ses fils à leur destinée, elle les empêche de s’accomplir et devient une « mère castratrice ». L’exemple le plus éloquent est encore Énée : en le dérobant au champ de bataille, elle l’empêche de s’accomplir et de prouver sa valeur guerrière afin de passer de l’âge tendre à celui d’adulte. L’image qui s’impose à l’esprit est celle d’une mère protégeant un enfant et non pas un homme mature, car lorsqu’elle est blessée au poignet il est clairement dit qu’elle « laisse choir son fils de ses bras » et que c’est alors Apollon qui le reçoit dans les siens « et lui donne l’abri d’une vapeur sombre, dans la crainte qu’un Danaen aux prompts coursiers, en le frappant du bronze à la poitrine, ne lui vienne ravir la vie »136. Cette relation étouffante trouve son paroxysme avec Éros-Cupidon. Bien qu’il soit l’acolyte de la déesse, décrit parfois comme le garçonnet fripon lançant contre Didon sa flèche ou jouant avec les armes de Mars pour que celui-ci se consacre entièrement aux joutes amoureuses de Vénus, certaines fresques de Pompéi le montrent en train de se faire réprimander par sa mère. L’une d’entre elles, plus particulièrement, doit attirer notre attention, car elle montre la déesse sous la simple forme d’une matrone tenant par la main un petit garçon penaud représentant le jeune dieu (Maison de l’Amour Puni, VII, 2, 23137). Le fait de les représenter tous deux en simples mortels est significatif de l’emprise pesante que la déesse exerce sur sa progéniture, puisqu’elle va même jusqu’à priver son rejeton des ailes qui 128
Ibid., V, 779-780. Ibid., I, 226-228. 130 Ibid., V, 779-780. 131 Ibid., VIII, 370-372. 132 Ibid., I, 226-228. 133 Ovide, Métamorphoses, XIV, 779-780. 134 Ibid., XIV, 779-780. 135 Ibid., XIV, 807-808. 136 Homère, Iliade, V, 343-346. 137 Cette fresque est visible sur le site du Musée Archéologique National de Naples (http://cir.campania.beniculturali.it/museoarcheologiconazionale/itineraritematici/galleria-di-immagini/RA00403508/?searchterm=9257). 129
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le caractérisent, apparaissant non plus comme une mère divine, mais comme une simple mortelle trop possessive. Cette image est très exactement celle que l’on retrouve dans le conte de Psyché chez Apulée138. C’est parce que Vénus voit toujours son fils comme « un garçon bien né encore habillé comme un gamin »139 qu’elle se met dans une rage folle et qu’elle veut donner à un autre « ces ailes, ces torches, cet arc et ces flèches »140, c’est-àdire tout ce qui constitue Amour. Ce sont Cérès et Junon qui lui font remarquer qu’il est un homme et que « c’est parce qu’il le porte adorablement qu’elle le croit toujours petit garçon »141. Toutefois, dans ce même poème, il ressort que l’emprise de la déesse sur son fils s’affaiblit. Elle le dit mal élevé, bousculant insolemment ses aînés, capable de la transpercer de ses flèches et ayant pris l’habitude de présenter des filles à Mars pour remplacer sa mère dans le cœur de son beau-père142. Alors qu’elle appelle sur-le-champ son garçon afin qu’il la venge de Psyché, cette mortelle qui, par sa beauté, détourne d’elle les humains143, il épouse la jeune fille en secret144 et fait de sa mère, Vénus, une grand-mère145. Parallèlement, on découvre une déesse qui est soumise aux humeurs qu’elle-même suscite chez autrui, car, en constatant ces méfaits, elle devient « enragée d’une rage de Vénus »146 et tient à se venger ; de Psyché, en tout premier lieu, en commandant à son fils de l’enchaîner de désir à des amours sordides147, puis en la maltraitant elle-même148 ; d’Amour, par la suite, en le menaçant de donner naissance à un autre enfant à qui elle confierait les armes de son fils149, avant de le maintenir isolé et emprisonné dans une chambre150. Il ressort de ce texte que la déesse, une fois de plus, est discréditée. Sa colère prête à sourire, de même que la menace envers son fils de donner le jour à un autre enfant mâle. Pour finir, Jupiter une fois encore intervient en la défaveur de Vénus, prétextant la volonté d’en finir avec le dévergondage du jeune dieu en le mariant à Psyché151. 138
Apulée, Métamorphoses, IV, 28-VI, 24. Ibid., V, 28 (éd. D. J. Robertson et O. Sers, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2007). 140 Ibid., V, 29. 141 Ibid., V, 31. 142 Ibid., V, 29. 143 Ibid., IV, 29-31. 144 Ibid., V, 4. 145 Ibid., V, 11. 146 Ibid., V, 31. 147 Ibid., V, 24. 148 Ibid., VI, 10-11. 149 Ibid., V, 29. 150 Ibid., VI, 11. 151 Ibid., VI, 23. 139
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À l’issue de ce panorama raisonné, il est possible de comprendre l’intérêt de se pencher sur le dossier d’Aphrodite-Vénus dans son rôle maternel, car il traduit toute la complexité de la déesse, complexité dont les origines remontent aux circonstances de sa naissance. Et pour cause : n’ayant pas de mère, née du membre viril tranché de son père, elle est plus proche de la sphère masculine, ce qui expliquerait peut-être qu’elle ait eu davantage de fils que de filles. Née dans la violence, elle a pour apanage la mixis et la procréation qui manquent dorénavant à son père. C’est pourquoi les relations qu’elle entretient avec sa progéniture sont marquées du sceau de cette dualité. Si les auteurs anciens décrivent parfaitement cette ambivalence, la fraîcheur pompéienne lui donne vie et contribue à affranchir la déesse d’une image trop policée.
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II. MATERNITÉ ET POUVOIR : LE RÈGNE DE L’AMBIVALENCE
A. ENTRE TOUTE-PUISSANCE DIVINE ET VACILLEMENTS DE L’AUTORITÉ MATERNELLE APHRODITE-VÉNUS ET ÉROS-CUPIDON
:
Qu’il est difficile d’être maman ! Scène de genre dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (III, 1-166) Christine Kossaifi
Partis conquérir la Toison d’or sur l’ordre de Pélias, Jason et les Argonautes parviennent en Colchide après un voyage mouvementé auquel Apollonios de Rhodes consacre les deux premiers livres de ses Argonautiques, rédigés entre 270 et 240152. Le poète ouvre le troisième livre par une invocation, non plus à Apollon comme au début du livre I, mais à la Muse Érato (v. 1-5) ; il marque ainsi l’orientation nouvelle donnée au récit et prépare le rôle essentiel dévolu à l’amour de Médée, fille du roi Aiétès, pour Jason. L’action commence par l’ambassade de deux déesses, Héra et Athéna, venues solliciter Aphrodite, seule capable de les aider à faire triompher Jason, en persuadant son fils, Éros, de lancer une flèche sur la jeune princesse. C’est l’occasion pour Apollonios de Rhodes de mettre en scène la maternité d’Aphrodite, saisie dans ses dimensions psychologique, littéraire et cosmique. Entrons donc avec lui dans les coulisses de l’Olympe. C’est d’abord une scène de la vie quotidienne que le poète nous donne à voir dans son réalisme. Il nous conduit, en compagnie d’Héra et
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Sur la datation de l’œuvre et le problème de la genèse du poème, cf. F. Vian dans son édition des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (traduction E. Delage), Paris, Les Belles Lettres, « CUF », t. I, 1974, p. XIII et XXI-XXIV, qui restreint la période aux années 250-240 ; R. Hunter, Apollonius of Rhodes : Argonautica. Book III, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 1-7 ; A. Cameron, Callimachus and his Critics, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 261265 ; S. A. Stephens, Seeing Double. Intercultural Poetics in Ptolemaic Alexandria. Hellenistic Culture and Society, 37, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 180-181.
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d’Athéna, dans la maison du « Boiteux » (v. 36-38)153, jusque « sous le portique de l’appartement où la déesse avait coutume de préparer le lit d’Héphaïstos » (v. 39-40) : c’est Cypris elle-même qui, en bonne épouse, s’occupe de la couche de son époux, puis, une fois celui-ci parti au travail (v. 41), elle vaque à ses occupations féminines, en l’occurrence à sa toilette, activité qu’elle interrompt à l’arrivée de ses deux visiteuses ; elle les reçoit respectueusement, sans finir de peigner ses cheveux qu’elle se contente de nouer (v. 50). Ces détails concrets et le portrait en mouvement d’une Aphrodite en relatif négligé, presque saisie au saut du lit, individualisent et embourgeoisent la déesse, témoignant de la « valeur positive attribuée au privé, à l’accomplissement individuel chez soi et au sein de sa famille »154 : le divin s’efface au profit de l’humain, en une « subversion épique »155 tout hellénistique. L’insistance, sculpturale, sur la chevelure de la déesse qui tombe sur ses « blanches épaules », le soin avec lequel elle la divise en mèches pour les tresser, l’épingle d’or dont elle se sert (v. 45- 47) sont autant de détails qui contribuent à la vérité du portrait, tout en suggérant le goût inné de la séduction, même dans la solitude d’une chambre à coucher : en « orientant le regard »156 vers la sensualité de la déesse, Apollonios intègre son lecteur à l’espace privé tout en créant un échange, une « sorte de dialogue […] sur le plaisir des sens »157, qu’incarne Aphrodite à sa coiffure. Les occupations des deux époux sont ainsi croquées en deux petites scènes qui s’enchâssent l’une dans l’autre mais qui font également sens par elles-mêmes, à la façon des métopes grecques. Le départ d’Héphaïstos « le matin pour sa forge et ses enclumes » se prolonge en une petite vignette à
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Apollonios en fait le mari d’Aphrodite, selon la tradition homérique et lemnienne ; sur cet aspect, cf. P. Lévêque et L. Séchan, Les Grandes divinités de la Grèce, Paris, Armand Colin, 1990, p. 370. 154 G. Zanker, Modes of Viewing in Hellenistic Poetry and Art, Madison, University of Wisconsin Press, 2004, p. 127. 155 D. M. Halperin, Before Pastoral. Theocritus and the Ancient Tradition of Bucolic Poetry, New Haven - London, Yale University Press, 1983, p. 237. À la « subversion épique », qui consiste à placer un personnage mythologique dans une situation anti-héroïque, répond « l’inversion épique », qui donne à des objets ou des gens modestes une dimension noble. Cf. aussi G. Zanker, Modes of Viewing…, op. cit., p. 14-15 (à propos de Théocrite) et, sur les effets humoristiques qui peuvent en être tirés par ce poète, C. Kossaifi, « Érudition et humour dans les Idylles bucoliques de Théocrite », AC, 77, 2008, p. 41-59. 156 L’expression est de P. Zanker, Un art pour le plaisir des sens. Le monde figuré de Dionysos et d’Aphrodite dans l’art hellénistique, Paris, G. Monfort, 2001 (Berlin, 1998), p. 58. 157 Ibid., p. 33. Le passage est à mettre en relation avec le type de l’Aphrodite accroupie, les deux mains dans ses cheveux (ibid., p. 31, fig. 20).
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tonalité homérique158 qui saisit le dieu dans son travail de forgeron (v. 4243) ; cette activité, mimétique de celle du poète, apparaît comme une mise en abyme : elle fonctionne de façon spéculaire par rapport au récit principal et correspond symboliquement au nattage des cheveux d’Aphrodite. Le tressage, πλέξασθαι (v. 47), est en effet une image poétique traditionnelle, au même titre que la κερκίς, qui désigne ici, par analogie avec la navette (sens premier du terme) le peigne utilisé par la déesse159. Le vocabulaire employé contribue à estomper la frontière entre description et narration tandis que la touche de couleur que constitue la blancheur des épaules d’Aphrodite (v. 45) donne à la scène une dimension picturale et que la mention de l’or, dont sont faits les objets des dieux et des héros homériques160, rappelle l’artisanat d’art dans lequel s’est spécialisé Héphaïstos, unissant ainsi peinture et toreutique. La coiffure d’Aphrodite devient alors l’image du travail poétique en cours d’élaboration : le décor, κόσμει (v. 46), se dessine grâce au tressage que permet (διά) le peignenavette en or ; mais l’œuvre en fabrication est abandonnée lors de l’arrivée des deux déesses et la chevelure n’est finalement pas coiffée, ἀψήκτους (v. 50), ou plus exactement, selon le sens premier de l’adjectif, « pas grattée », « pas tannée ». Apollonios joue ainsi de l’ekphrasis pour nous faire entrer, à travers Aphrodite, dans les coulisses de l’œuvre littéraire161. Les vignettes suivantes, consacrées à Aphrodite mère d’Éros, procèdent d’une même orientation, entre scènes de genre et réflexions
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Cf. Iliade, XVIII, 400, à propos de la visite de Thétis à Héphaïstos. Le tressage comme image poétique remonte à l’époque archaïque ; cf., par exemple, Bacchylide, V, 9-10. Sur la navette, cf. E. A. Moutsopoulos, « Un instrument divin : la navette, de Platon à Proclus », Kernos, 10, 1997, p. 241-247 (http://kernos.revues.org/663). Sur le rapport entre tissage, mètis et poésie (en lien avec la figure de Pénélope), cf. B. Clayton, A Penelopean Poetics. Reweaving the Feminine in Homer’s Odyssey, Lanham, Lexington Books, 2004, p. 21-52. 160 Cf., par exemple, la coupe d’Hélène et de Ménélas chez Homère, Odyssée, IV, 616 ou XV, 116. Chez Apollonios, sont en or le peigne d’Aphrodite (v. 46), les osselets d’Éros (v. 117-118), son baudrier (v. 156) et les anneaux de la balle (v. 137). 161 Il l’avait déjà fait avec le manteau de Jason (I, 721-767), analysé par S. Dubel, « Aphrodite se mirant au bouclier d’Arès : Transpositions homériques et jeux de matière dans l’épos hellénistique », dans É. Prioux et A. Rouveret (dir.), Métamorphoses du regard ancien, Nanterre, Presses de Paris Ouest Nanterre La Défense, 2010, p. 13-28, p. 14-17. Sur l’ekphrasis, lieu de prises de position esthétiques nouvelles, cf. F. Manakidou, Beschreibung von Kunstwerken in der Hellenistischen Dichtung : ein Beitrag zur Hellenistischen Poetik, Stuttgart, Teubner, 1993. 159
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métapoétiques, « délicieux réalisme »162 et sourire amusé. L’humour naît en effet du décalage entre les mondes divin et humain, homérique et alexandrin163, et de l’opposition entre l’universelle puissance érotique incarnée par la déesse et l’image de la mère incapable de contrôler les débordements et les caprices de son fils. Celui-ci ne l’a-t-il pas menacée d’en faire la victime de ses flèches et n’a-t-elle pas songé en représailles à briser son arc (v. 95-99) ? Apollonios nous fait entendre ici, au style direct, les plaintes d’Aphrodite révoltée par l’insolence de son fils ; il nous montre le regard de l’enfant dépourvu de la pudeur, αἰδώς (v. 93), dont il ferait preuve en présence d’Héra et d’Athéna et il esquisse le geste de colère de la maman qui ne sait plus quoi faire pour se faire obéir et respecter. Par un brusque retournement de situation, Aphrodite est transformée en mère « pleine de chagrin » (v. 101), que personne ne comprend et qu’Héra doit réconforter, en lui tapotant la main et en lui parlant comme à une enfant que l’on veut rassurer (v. 108-109) ; après avoir été placée en situation de force, elle se retrouve en état d’infériorité marquée, ce qui fait naître le sourire du lecteur. Il sait en effet qu’Aphrodite ne peut pas détruire l’arc d’Éros sans mettre à mal toute la mythologie qui veut qu’elle donne bientôt naissance à Énée, fruit de ses amours avec Anchise, « à peu près contemporaines des événements » de Colchide, selon « la chronologie mythologique »164. La menace de la mère à l’encontre du fils est ainsi minée par l’humour du poète qui joue sur les temps et refaçonne les dieux comme il le fait avec Éros. Il en dessine les traits enfantins avec une ἐνάργεια tout hellénistique165, qui reflète à la fois le goût des artistes pour les enfants et l’intérêt des poètes alexandrins « pour le portrait de petits dieux extraordinaires et prodigieux »166 ; en mettant en scène les relations tendues de la mère et du fils, il construit un petit drame mimique qui met l’accent sur
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F. Vian, édition des Argonautiques pour la « CUF » (Paris, Les Belles Lettres), t. II, 1980, p. 11. 163 Sur cet aspect, cf. C. R. Beye, Epic and Romance in the Argonautica of Apollonius, Carbondale - Edwardswill, University of Southern Illinois Press, 1982 ; S. A. Natzel, Κλέα γυναῖκων. Frauen in den Argonautika des Apollonios Rhodius, Trier, Wissenschaftlicher Verlag, 1992. 164 V. H. Knight, The Renewal of Epic. Responses to Homer in the Argonautica of Apollonius, Leiden - New York - Köln, Brill, 1995, p. 295. 165 Sur cette notion et ses répercussions dans les domaines de la philosophie hellénistique et de la critique littéraire, cf. N. Otto, Untersuchung zur Charakteristik alexandrinischer Dichtung, Stuttgart, Verlag, 2009. 166 A. Köhnken, « Apollonius’ Argonautica », dans J. J. Clauss et M. Cuypers (dir.), A Companion to Hellenistic Literature, Chichester - Malden, Wiley-Blackwell, 2010, p. 136-150, p. 138.
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« la représentation du quotidien, prosaïque et familier »167. Il n’hésite pas, par exemple, à consacrer cinq vers à l’enfantillage d’Éros, qui, impatient d’avoir le jouet promis par sa mère, « [agrippe] à deux mains la déesse par sa tunique, de chaque côté, l’[étreint] de toutes ses forces [et la supplie] de lui donner la balle tout de suite, à l’instant même. Mais elle, usant de mots câlins pour le supplier, attirant ses joues contre la sienne, lui [donne] un baiser en le serrant sur son sein… » (v. 146-150). Apollonios travaille à la façon d’un sculpteur, en s’efforçant de rendre compte du mouvement, des gestes et des efforts d’Éros. La description dessine l’image d’un enfant qui tire la robe de sa mère et donne à voir le mouvement enveloppant des deux mains d’Éros serrant fébrilement la tunique « de chaque côté », ἔνθα καὶ ἔνθα, « sans cesse » et « fortement », selon les deux sens de l’adverbe νωλεμές ; toute l’énergie est concentrée dans ce geste qui suggère une lutte entre deux volontés : celle de l’enfant charmé par la promesse d’un nouveau jouet qui relègue au second plan tous les autres et celle de la mère, ἡ δέ, qui veut d’abord voir sa demande satisfaite. Le jeu des regards suggère une contre-plongée de bas (niveau d’Éros) en haut (Aphrodite) puis une plongée de haut en bas, avec le geste de la déesse qui « attire à elle les joues de l’enfant ». La tendresse câline de la mère se mâtine ainsi de menaces implicites. La disposition des personnages et la tension dynamique qui structure l’ensemble apparentent ce passage à une ekphrasis. Le lecteur, séduit par le réalisme poétique de cette scène, s’attendrit sur le petit enfant et sa mère et oublie les souffrances mythiques de Médée. Il ne mesure pas immédiatement la « distance ironique »168 qui sépare les faits et les conséquences. Cette scène « complexe et à multiples niveaux de lectures »169 s’apparente donc à un artefact littéraire170, qui redessine les nombreuses facettes de la séduction. De fait, Aphrodite et Éros incarnant l’amour, le passage est imprégné d’un érotisme sensuel qui se manifeste d’abord par le sourire des 167
G. Zanker, Realism in Alexandrian Poetry. A Literature and its Audience, London, Croom Helm, 1987, p. 18. 168 L’expression est de B. Effe, qui fait de cette « distance ironique » par rapport aux grands mythes du passé la finalité même du réalisme (« Die Destruktion der Tradition : Theokrits mythologische Gedichte », RhM, 121, 1978, p. 48-77). Par opposition, G. Zanker, Realism in Alexandrian Poetry, op. cit., y voit un effort pour adapter ces mythes à la réalité contemporaine. 169 R. Hunter, The Argonautica of Apollonius. Literary Studies, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 98. 170 Cf. K. Gutzwiller, A Guide to Hellenistic Literature, Malden, Blackwell Publishing, 2007, p. 177-188.
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personnages, transcrit majoritairement par le verbe μειδιάω-ῶ. Celui-ci désigne « un rire silencieux »171, tout en connotant une imperceptible malice et une subtile tromperie. Il n’est donc pas étonnant qu’Aphrodite double le sourire avec lequel elle accueille Héra et Athéna de « paroles ironiques » ou, plus exactement, faussement amicales, τοῖα δὲ μειδιόωσα προσέννεπεν αἱμυλίοισιν172. L’adjectif αἱμυλίος désigne en effet une tromperie « réalisée par un langage flatteur »173, une séduction de la ruse dont Héra perçoit nettement la dimension railleuse (v. 56). C’est lorsque Aphrodite se reconnaît incapable de se faire obéir de son polisson de fils que les deux déesses prennent leur revanche et lui rendent la monnaie de sa pièce : « Les déesses sourirent, μείδησαν, et se regardèrent, ἐσέδρακον, les yeux dans les yeux » (v. 100) ; l’intensité du regard, marquée par le verbe δέρκομαι174, transcrit leur complicité condescendante, que Cypris stigmatise en l’associant au rire, γέλως, que font entendre les « autres » quand elle évoque ses « peines » (v. 102). Héra, désireuse de la réconforter, lui adresse alors un « doux sourire », ἦκα μειδιόωσα (v. 107), comme pour apaiser son courroux. C’est par ce même verbe, renforcé par le préverbe ἐπί, qu’Aphrodite rabroue son fils qui vient de tricher aux osselets : τίττ’ ἐπιμειδιάᾳς, ἄφατον κακόν ;175. La question de la déesse, telle qu’elle est formulée, transpose au fils les particularités du sourire maternel et tend à assimiler le jeu à l’amour. En effet, Éros ne s’esclaffe plus bruyamment comme lorsqu’il était en train de jouer, καγχαλόωντι176 (v. 124), heureux de tromper son partenaire, comme il le sera plus tard de lancer sa flèche sur Médée, καγχαλόων (v. 286), mais il « sourit », μειδιάᾳς, « en réponse à » (ἐπι-) la défaite de Ganymède, incarnant ainsi la victoire de la tromperie sur la droiture. C’est pourquoi il est un « mal », un κακόν ; mais, en le qualifiant d’ἄφατον, qui 171
J. Pigeaud, « Comme un bouquet de rires antiques… », dans P. Heuzé et C. Veyrard-Cosme (dir.), La Grâce de Thalie ou la beauté du rire, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, p. 17-28, p. 17 et R. Martin, « Rire en grec et en latin », dans le même volume, p. 13-16 ; P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999, p. 677. 172 « Puis, en souriant, elle leur adressa ces paroles ironiques » (v. 51). Sauf mention contraire, les traductions sont celles d’E. Delage dans le t. II, cité supra, de l’édition des Argonautiques pour la « CUF ». 173 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, op. cit., p. 35. 174 Ibid., p. 264. 175 « Pourquoi sourire après ce que tu as fait, vilain monstre ? » (v. 129). 176 Sur ce verbe à caractère onomatopéique, cf. R. Martin, « Rire en grec et en latin », art. cit., p. 13 ; P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, op. cit., 1999, p. 478 ; M. A. Campbell, A Commentary on Apollonius Rhodius III. 1-471, Leiden, Brill, 1994, p. 114-115. La diektasis homérique transcrit concrètement le rire en l’inscrivant dans la durée.
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désigne étymologiquement l’absence de parole, Apollonios enrichit indirectement le verbe d’une symbolique amoureuse : c’est le sourire de la séduction qui provoque l’aphasie, symptôme traditionnel de l’amour et indice de l’emprise érotique sur l’esprit de la victime. Éros n’est pas, comme Ganymède, « désemparé », « sans moyen », ἀμήχανος (v. 126), épithète traditionnelle pour désigner un amour « contre lequel on ne peut rien »177. Son sourire transcrit sa puissance et reflète, au niveau de ses préoccupations enfantines, le pouvoir de sa mère. De fait, si Héra et Athéna viennent voir Aphrodite, c’est parce qu’elles conçoivent son intervention et donc l’amour de Médée comme « une ruse », δόλον (v. 12), capable de faire triompher Jason. Dès lors, il n’est pas étonnant que ce sourire « doux-amer » soit érigé en principe éducatif par Aphrodite et close le pacte que la mère passe avec son fils : tu frappes Médée de ta flèche et je te donne une balle merveilleuse ; elle le jure « en souriant », μειδιόωσα (v. 150), et son serment vient renforcer ses douces prières, ses caresses et ses cajoleries maternelles. Il s’agit bien d’un marché où la tendresse n’exclut pas la menace voilée d’une « reconnaissance moindre », si l’enfant tarde à agir (v. 144). Le rire qui résonne dans toute la scène a également une signification métapoétique. Si les « peines » d’Aphrodite sont risibles, c’est qu’elles sont déplacées dans le contexte traditionnellement guerrier de l’épopée, dont les enjeux sont plus « nobles » que les soucis bourgeois d’une mère. Chez Homère, Cypris est une déesse experte dans les jeux érotiques, mais elle est incapable de se battre, ce à quoi Apollonios fait indirectement allusion lorsqu’il fait humoristiquement dire à Aphrodite qu’elle est prête à aider Héra et Athéna, malgré la faiblesse de ses mains (v. 81-82). Cette velléité héroïque est habilement tournée en dérision par Héra (v. 83-85), qui rabaisse la déesse à une fonction d’intermédiaire entre elle et son fils. Le poète choisit alors de faire entendre au style direct les plaintes d’Aphrodite, qui devraient rester en dehors de la sphère poétique. L’épopée s’ouvre ainsi sur la comédie, tout en renouvelant la fonction traditionnellement dévolue à la déesse. Le mythe, μυθεῖσθαι (v. 103)178, se façonne dans un petit poème court, un épyllion, selon la terminologie moderne179, et cette narration hexamétrique de facture callimachéenne signe l’engagement du poète en faveur de la « muse légère » qu’Apollon (à qui sont dédiés les deux premiers
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Cf. Sappho, fr. 130 Voigt ; Théocrite, I, 85, VI, 7, XIV, 52-53… Comme le note M. A. Campbell, A Commentary on Apollonius Rhodius III. 1471, op. cit., p. 94, « dans l’épique archaïque, la forme particulière de cet infinitif ne se trouve que dans l’Hymne Homérique à Aphrodite, v. 283 ». 179 Cf. A. Ambühl, « Narrative Hexameter Poetry », dans J. J. Clauss et M. Cuypers (dir.), A Companion to Hellenistic Literature, op. cit., p. 151-165, p. 154 et R. Hunter, Apollonius of Rhodes : Argonautica. Book III, op. cit., p. 32-38. 178
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chants) exige du poète, selon Callimaque180. Les « peines » d’Aphrodite que les autres tournent en dérision transcrivent ainsi une réorientation de l’épique vers le romanesque. Comme plus tard dans le roman grec, le sentiment amoureux oriente le récit et structure les épisodes. Aphrodite elle-même en dessine les principales caractéristiques, lorsqu’elle manifeste sa bonne volonté envers Héra et Athéna (v. 104-105). Pour convaincre Éros, elle jouera de sa puissance de séduction, μειλίξομαι, et fera naître dans le cœur de l’enfant « le charme magique du désir » (v. 33), le même que celui qu’Héra veut voir éveillé dans le cœur de Médée par les « flèches » d’Éros (v. 27-28), ou que celui dont Athéna, qui incarne une autre facette de l’épopée, se reconnaît ignorante (v. 33). Ainsi se crée une réaction en chaîne qui met en lumière la puissance de l’amour, entre charme magique et jouet enfantin ; car Apollonios brode humoristiquement sur la riche palette de sentiments que suggère le verbe μειλίξομαι qu’il rattache aux jouets d’Éros (v. 146) et à la balle que sa mère lui promet, « jouet qui charme », selon le double sens de μείλιον (v. 135). Et c’est parce qu’elle incarne la puissance chimique de la dopamine en même temps qu’un principe narratif essentiel qu’Aphrodite peut être sûre de l’obéissance de son fils, émanation de ce même principe. De fait, l’arrière-plan érotique de la personnalité d’Éros se dessine à travers un jeu d’allusions à la poésie archaïque. En effet, « les traits de caractère [d’Éros], son apparence, ses activités de jeu » sont une « stylisation épique hellénistique de l’Éros symposiaque archaïque »181. Anacréon comparait l’amour à un jeu ; Apollonios transpose la comparaison en montrant Éros et Ganymède jouant aux osselets et suggère la sensualité par deux indices, l’un pictural, l’autre intertextuel : les joues d’Éros, excité par le jeu, « se colorent d’une douce rougeur », γλυκερὸν […] ἔρευθος (v. 121122) ; ce terme, rare avant l’époque hellénistique, renvoie à un rouge feu, que l’adjectif charge de connotations érotiques182 d’autant plus symboliques qu’il annonce la rougeur de l’amour chez Médée (v. 297-298), tandis que le contraste plastique183 entre l’attitude d’Éros « debout » et celle de Ganymède « à genoux » et « tête basse » (v. 121-123) pourrait également évoquer le rapport entre éraste et éromène, Apollonios ayant pris soin de rappeler, au vers 117, le désir de Zeus pour Ganymède. La balle que donne Aphrodite se charge elle aussi de connotations érotiques si l’on se souvient de 180
Callimaque, Aitia, 1. 24 Pf. ; cf. aussi Hymne à Apollon, v. 110-112. B. Breitenberger, Aphrodite and Eros : the Development of Erotic Mythology in Early Greek Poetry and Cult, New York - London, Routledge, 2007, p. 193. 182 Cf. A. R. Rose, « Clothing Imagery in Apollonius’ Argonautika », QUCC, N.S., 19, 1985, p. 29-44. 183 Sur cet aspect et sur le lien entre les osselets et Aphrodite, cf. F. Vian, t. II de son édition des Argonautiques pour la « CUF », op. cit., p. 114, note au v. 123. 181
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l’épigramme de Glaucus où une ῥαπτὴ σφαῖρα (« une balle cousue ») est avec des osselets un cadeau qui permet de gagner les faveurs sexuelles d’un garçon184. Enfin, l’évocation de « la longue course d’Éros à travers l’éther » (v. 160-166) et de son mouvement de descente vers la terre est basée sur un poème d’Ibycos précisément consacré au viol de Ganymède185. Les allusions intertextuelles, subtilement choisies, attestent de cette capacité de « sélection créative » dont S. Jackson186 faisait l’une des caractéristiques de l’art d’Apollonios, et elles convergent pour dessiner l’arrière-plan érotique de la personnalité d’Éros, reflet de l’ambiguïté de ses relations avec sa mère et véritable dieu. Apollonios semble en effet être le premier187 à donner à Éros l’individualité d’une divinité ; il l’intègre « dans un vrai mythe, celui de Médée et de Jason »188, et il en fait un double antagoniste d’Aphrodite en reportant sur le petit garçon certaines des caractéristiques de la déesse ; de fait, « bien qu’il soit subordonné à Aphrodite, en tant que […] fils, il est le seul à lutter contre elle dans ce qui est traditionnellement sa sphère d’intérêt »189. C’est donc l’amour, maternel et érotique, qui structure la scène, ce qu’indiquait déjà l’invocation, qui ouvre le chant (v. 1-5), à Érato à laquelle sont « attribués des pouvoirs qui sont plus traditionnellement associés à Aphrodite »190. Le lien entre Cypris et Érato (v. 3-4), la construction circulaire, basée sur la reprise du nom propre Érato (v. 1) par un groupe nominal paraphrastique (v. 5), la dimension étymologique qui souligne la qualification érotique de la Muse, l’annonce du rôle structurant joué par l’amour dans le déroulement des événements (v. 3) indiquent l’importance, dramatique et psychologique, d’Aphrodite qui, à travers Érato, muse hésiodique du beau chant191, va guider et inspirer le poète192 : elle est « placée à côté de » lui (v. 1), privilège qui avait été refusé à Apollon, invoqué à l’ouverture de l’épopée (I, 1), et, à la façon homérique ou
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Anthologie Palatine, XII, 44 ; l’analyse est empruntée à V. H. Knight, The Renewal of Epic, op. cit., p. 295. 185 Fr. 298 Page (mentionné dans la scholie au v. 158). 186 Mainly Apollonius : Collected Studies, Amsterdam, Hakkert, 2004. 187 Cf. B. Breitenberger, Aphrodite and Eros, op. cit., p. 2. 188 Ibid., p. 193. 189 Ibid., p. 137. 190 R. Hunter, Apollonius of Rhodes : Argonautica. Book III, op. cit., p. 96. 191 Cf. Théogonie, 78 et, pour l’adjectif, 65, 67, 70 : cf. R. Hunter, Apollonius of Rhodes : Argonautica. Book III, op. cit., p. 95. Les mentions d’Érato avant Apollonios sont rares : Platon, Phèdre, 259d et Rhadinê, v. 1, attribuée à Stésichore, fr. 278 (texte conjectural). 192 Cf. v. 1 : ἔνισπε, « conte-moi ».
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callimachéenne193, elle fait de lui un aède inspiré des dieux, sacralisant ainsi le lien traditionnel entre éros et poésie194 tout en incarnant ce que Hunter appelle « une poétique de la narration ». La relation de la mère et du fils a ainsi une dimension mythique, littéraire et cosmique dont la clé d’interprétation se trouve dans la balle de Zeus, qui rend à Aphrodite et Éros leur nature de puissances cosmiques primordiales. La déesse promet à son enfant de lui « donner ce magnifique jouet de Zeus que lui avait fabriqué sa chère nourrice Adrasteia, quand il était encore un tout petit bambin dans l’antre de l’Ida » (v. 132-134). La description des origines de l’objet, qu’Apollonios place judicieusement dans la bouche d’Aphrodite, unit échos homériques195 et réalisme prosaïque en un mariage typiquement hellénistique, qui a pour conséquences à la fois d’humaniser le mythe et de suggérer le passage du temps : Adrasteia, sœur des Courètes selon Callimaque196, devient la « chère nourrice » de Zeus, tandis que le roi des dieux, humoristiquement présenté comme un enfant dépourvu de raison, prend un instant la place d’Éros, attestant ainsi du changement induit par le temps dont parlait Héra (v. 110) et du pouvoir de fascination du jouet d’une génération sur l’autre. Or, non seulement Aphrodite est en possession de cette balle, mais elle a en outre le pouvoir de la donner ; elle remplit donc sa fonction mythique d’intermédiaire tout en reliant Zeus à Éros : la balle qu’elle donne à son fils incarne sa puissance générative197, qui lui permet de faire passer et circuler le pouvoir d’un dieu à l’autre, tandis que le parcours du jouet, de Zeus à Éros, dessine une
193
Cf. M. A. Campbell, A Commentary on Apollonius Rhodius III. 1-471, op. cit., p. 4 et R. Hunter, Apollonius of Rhodes : Argonautica. Book III, op. cit., p. 95-96 (rapprochement également avec la quatrième Pythique de Pindare, particulièrement importante pour le chant III des Argonautiques). Sur l’œuvre mosaïque de références homériques, cf. J. W. Shumaker, Homeric Transformations in the Argonautica of Apollonius Rhodius, Diss. Pennylvania, 1969, p. 84-87 et V. H. Knight, The Renewal of Epic, op. cit., p. 292-296. 194 Cf. Euripide, fr. 663 N2 ; Platon, Banquet, 196e ; Théocrite, Idylle XI ; etc. 195 Cf. M. A. Campbell, A Commentary on Apollonius Rhodius III. 1-471, op. cit., p. 119-120. 196 Hymnes I, 52 ; cf. aussi scholie 47c à Apollonios, v. 133 (elle a placé le bébé divin dans un « van en or »). 197 Cf., à propos d’Homère, les analyses de K. Jackson, « Father-Daughter Dynamics in the Iliad : The Role of Aphrodite in Defining Zeus’ Regime », dans A. C. Smith et S. Pickup (dir.), Brill’s Companion to Aphrodite, Leiden - Boston, Brill, 2010, p. 133-149.
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généalogie symbolique qui unit le Zeus hésiodique à l’Éros primordial de nature orphique198. De fait, le rappel des enfances crétoises de Zeus199, qu’Orphée avait aussi chantées dans son hymne cosmologique du chant I (v. 507-511)200, nous renvoie à l’origine du cosmos et à l’époque mythique de sa genèse : « l’antre de l’Ida » évoque la chèvre Amalthée, l’abeille Panakris et les Courètes201, démons de la fertilité et de la fécondité qui couvrent, par leur danse armée, les vagissements de l’enfant et permettent son initiation. Le réseau allusif qu’Apollonios fait naître dans l’esprit de son lecteur suggère une même dimension initiatique202 dans le cadeau qu’Aphrodite offre à son fils. De plus, en localisant la grotte de Zeus sur l’Ida – et non plus, comme auparavant, dans le Dicté (I, 509) ou en Crète (II, 1233) –, Apollonios entretient la confusion entre la Crète et la Troade, entre le bébé divin et le jugement de Pâris, entre la balle et la pomme, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un cadeau désintéressé mais du fruit d’un marchandage, dont les conséquences seront particulièrement funestes pour Médée, Jason et leurs proches, tout comme le choix de Pâris entraîne le déshonneur d’Hélène et une guerre destructrice. Les parallèles subtils que dessine le poète donnent une gravité sinistre à une scène qui, au premier abord, semble simplement amusante. Aphrodite y retrouve son statut de déesse primordiale, maîtresse du principe de génération essentiel à l’existence du monde, comme le reconnaîtra Lucrèce à l’ouverture de son De rerum natura : Vénus « est
198
Sur Éros, cf. l’article de L. Brisson dans Y. Bonnefoy (dir.), Dictionnaire des mythologies, Paris, Flammarion, 1981, t. I, p. 351-359 et celui de M. Tardieu sur l’Éros gnostique (ibid., p. 359-362) ; voir aussi J.-P. Vernant, « Mythes cosmogoniques » (ibid., t. II, p. 252-260, p. 257). 199 Cf. M. A. Campbell, A Commentary on Apollonius Rhodius III. 1-471, op. cit., p. 120-123. 200 Pour l’analyse du passage, qui contamine la « théogonie de Phérécyde de Syros » et celle d’Hésiode, cf. F. Vian, t. I de son édition des Argonautiques pour la « CUF », op. cit., note au v. 511, p. 253. 201 Cf. Strabon, 10, 467 sq. et H. Jeanmaire, Couroi et Courètes, Danses et initiations crétoises, Lille, Bibliothèque Universitaire, 1939, p. 421 sq. Sur le lien mythique entre Zeus et Lycaon, cf. C. Kossaifi, « Aux origines mythiques de l’Arcadie. La symbolique du sacrifice d’Arcas par Lycaon », dans A. Montandon et S. Dubel (dir.), Mythes sacrificiels et Ragoûts d’enfants, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, « Mythographies et sociétés », 2012, p. 101-123, p. 114-116. 202 Sur la dimension initiatique de l’expérience des Argonautes à Cyzique (lien avec les rites initiatiques de Cybèle et parallèle avec les textes bibliques), cf. E. Anagnostou-Laoutides et D. Konstan, « Apollonius Rhodius, Cyzicus, and the Near East », GIF, 65, à paraître.
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seule (sola) à régir la nature ; sans [elle] rien ne s’élève aux rives divines de la lumière diurne et rien d’heureux ni d’aimable ne s’accomplit »203… Et Lucrèce continue en prenant Vénus comme « alliée », sociam, « pour écrire son poème » (v. 24) ; or, chez Apollonios, c’est la déesse qui, prenant la place du poète, assure la description de la balle et fait scintiller l’étrange beauté de cet objet dont l’image se dessine sans jamais se fixer avec netteté, comme autant de possibles sur la fonction de la déesse et de l’œuvre. C’est tout d’abord une « sphère légère », σφαῖραν εὐτρόχαλον (v. 135). L’expression évoque au premier abord une balle, mais elle peut aussi faire penser à un globe planétaire. En effet, sa conception – des « anneaux d’or dont chacun, de part et d’autre, est entouré de deux bagues qui les cerclent », avec des « sutures invisibles » (v. 137-139) – évoque la sphéropée et les recherches de géométrie sphérique d’Eudoxe de Cnide, puis d’Archimède ; ce savant, à peu près contemporain d’Apollonios204, avait conçu, pour proposer un système d’explication du cosmos, un support resté célèbre, le planétaire205. Or, Apollonios indique son intérêt pour l’astronomie par des allusions intertextuelles aux Phénomènes d’Aratos, poète contemporain d’obédience callimachéenne. En effet, l’évocation des « deux bagues qui cerclent » les anneaux de la balle, περιηγέες εἱλίσσονται (v. 138), reprend dans sa formulation le vers 401 des Phénomènes, consacré à « quelques étoiles inconnues qui tournent en rond au-dessous du Sagittaire » ; leur disposition « en cercle », κύκλῳ, fait écho aux « anneaux » de la balle, κύκλα (v. 137). En outre, à propos de Kynosoura, la petite Ourse, et d’Héliké, la grande Ourse, Aratos rappelle lui aussi la légende de l’enfance de Zeus, caché « dans une grotte, dans le Dicté odorant, près du mont Ida »206, tandis que « les Courètes […] cherchaient à tromper Cronos » (v. 33-35)207. La balle représente donc le cosmos et, comme elle est légère, εὐτρόχαλον, elle s’apparente plus à une sphère armillaire208 que solide. En la 203
I, 21-23, traduction J. Kany-Turpin modifiée (Paris, Aubier, 1993). De nombreuses incertitudes pèsent sur les dates d’Apollonios : cf. F. Vian, t. I de son édition des Argonautiques pour la « CUF », op. cit., p. X. Archimède est né en 287 av. J.-C. à Syracuse, a fait ses études à Alexandrie et est mort en 212. 205 Cf. F. Garambois-Vasquez, « De la source à l’objet : le planétaire d’Archimède » Eruditio Antiqua, 2, 2010, p. 47-60 (en ligne : http://www.eruditioantiqua.mom.fr/vol2/EA2c.Garambois.pdf), p. 48-50, et D. R. Dicks, The Geographical Fragments of Hipparchus, London, 1960, p. 23-24. 206 Sur la confusion fréquente entre Ida et Dicté, cf. M. A. Campbell, A Commentary on Apollonius Rhodius III. 1-471, op. cit., p. 121-122. 207 Cf. M. L. B. Pendergraft, « Eros ludens. Apollonius’ Argonautica, 3. 132-41 », MD, 26, 1991, p. 95-102, p. 95-96. 208 Cf. F. Garambois-Vasquez, « De la source à l’objet : le planétaire d’Archimède », art. cit., p. 60. 204
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donnant à Éros, Aphrodite indique le rôle essentiel du principe érotique dans la genèse du monde en même temps que sa toute-puissance sur toutes les formes de vie. Mais la sphère est aussi merveilleusement travaillée209, à la manière de ces pierres précieuses que les artistes alexandrins savaient magnifiquement tailler et orner : elle surpasse tout ce qui pourrait sortir des mains d’Héphaïstos (v. 135-136), l’artisan divin qui sert d’étalon à toute production artistique. Elle brille par son matériau, l’or travaillé en cercle (v. 137)210, et sur lequel se détache un « méandre de cyanos » (v. 139-140), « en un contraste typiquement hellénistique »211 ; le raffinement de la technique se marque également par les sutures invisibles qui l’encerclent (v. 139). Le vocabulaire utilisé par Apollonios fait doublement sens : il renvoie à la notion d’ekphrasis, mais il évoque aussi les boucliers homériques212. Le jeu allusif suggère donc la dimension martiale d’Aphrodite213. La capacité qu’elle a, chez Apollonios, à donner la balle indique la fusion en elle de l’amour et de la guerre, sa puissance de mixis étant marquée par la mixis des matériaux employés, or et cyanos. Le lien est renforcé et comme dédoublé par la dimension « guerrière » prêtée à Éros, lorsqu’il part lancer sa flèche (v. 156-157). Notons pour finir que l’« ἕλιξ de cyanos [qui] court » sur la sphère fait d’elle un équivalent épique de la coupe bucolique du chevrier de l’Idylle I de Théocrite : ornée d’« hélix qui serpente en vrilles », ἕλιξ εἵλεται (v. 31), au cœur du lierre « saupoudré d’hélichryse » (v. 30), elle est offerte « de bon cœur » par le chevrier à Thyrsis, « s’il lui chante l’hymne désirable » (v. 60-61), ce à quoi fait écho la variation d’Apollonios : si Éros agit « de bon cœur », Aphrodite lui donnera la balle (v. 131-132) ; ainsi se trouve subtilement indiquée la connotation érotique de la poésie et du plaisir qu’elle donne. Tout l’art suggestif d’Apollonios éclate dans cette miniature qui s’apparente aux épigrammes lithiques d’un Posidippe. La « sphère légère » fonctionne donc comme une mise en abyme de l’épopée, dont le plan d’ensemble est circulaire comme une sphère (les 209
Sur la dimension ekphrastique de la balle, cf. F. Manakidou, Beschreibung von Kunstwerken in der Hellenistischen Dichtung, op. cit., p. 144-145, et la paraphrase de Philostrate le Jeune, Imagines, 8. Pour le lien avec l’art, cf. G. Zanker, Modes of Viewing…, op. cit., p. 14 sq. 210 Sur les parallèles homériques, cf. M. A. Campbell, A Commentary on Apollonius Rhodius III. 1-471, op. cit., p. 128. 211 S. Dubel, « Aphrodite se mirant au bouclier d’Arès », art. cit., p. 16. 212 Cf., par exemple Iliade, XI, 32 (Agamemnon) ou XII, 296-297 (Sarpédon). 213 Cf. P. Lévêque et L. Séchan, Les Grandes divinités de la Grèce, op. cit., p. 368. Cf. aussi G. Pironti, Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne, Liège, Kernos, Supplément n° 18, 2007.
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Argonautes partent de Pagases, le port d’Iolcos, et y reviennent) et dont le concept de rédaction est celui de la légèreté callimachéenne : l’épithète εὐτρόχαλον peut être vue comme un équivalent de λεπτόν, d’autant plus qu’Apollonios, au chant IV, indique la signification littéraire forte de cet adjectif en l’employant dans son sens premier, « qui court rapidement », pour désigner la musique de la lyre d’Orphée (v. 907), par laquelle il triomphe de la mélodie ensorceleuse des Sirènes (v. 891-909). Dès lors, il n’est pas surprenant que la balle remplisse parfaitement sa fonction de persuasion, psychologique et littéraire, au niveau tant interne à l’œuvre (Éros est convaincu) qu’externe ; car cette « sphère légère » symbolise la relation particulière qui s’établit entre l’auteur et le lecteur : le poète est semblable à Aphrodite dont le pouvoir, réel, est bien plus vaste qu’une simple fonction de séduction (qu’il ne s’agit pas, bien sûr, de nier) et qui sait que, même si elle est un moment dépassée par son fils, elle saura se faire obéir de lui. Le lecteur s’apparente à Éros : il a sa personnalité et son individualité, il peut parfois – par sa culture érudite – être infidèle à la pensée de l’auteur, mais finalement, il obéira à l’écrivain qui lui donne tant de plaisir, comme Éros obéit à sa mère, dans sa joie de posséder la balle merveilleuse. Celle-ci est finalement une invite à entrer dans l’œuvre, à « venir voir »214. Car l’apparence sphérique du jouet de Zeus ne renvoie pas seulement au cosmos ; elle a aussi une signification philosophique, le terme σφαῖρα évoquant celui de σφαῖρος, « forme artificielle créée par Empédocle pour désigner la divinité ou le monde dans son unité »215. Apollonios confirme le lien avec ce présocratique du Ve siècle par l’emploi du terme περιηγέες (v. 138), employé pour la première fois précisément par Empédocle216, dont la lecture cosmique rationaliste se trouve humoristiquement transposée dans une scène de mythologie hellénistique où les dieux sont humanisés ; la vignette descriptive permet justement de redonner à Aphrodite et Éros leur grandeur et leur complexité mythiques. Selon Empédocle, le Sphaïros, image de l’union et de l’équilibre des éléments cosmiques, se brise suite à un tremblement incontrôlable, donnant naissance au monde. Celui-ci est constitué de quatre éléments, l’eau, l’air, la terre et le feu, intransformables mais capables de produire, par combinaisons entre eux, tous les composés présents dans la nature ; deux forces actives et antinomiques, l’Amour et la Haine, provoquent la cohésion ou la dissociation de ces éléments, originellement associés en un état d’harmonie dans le Sphaïros. Si Apollonios ne peut suggérer la présence des quatre 214
J. de Romilly, « Viens voir », dans Ead., Laisse flotter les rubans, Paris, de Fallois, 1999, p. 17. 215 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, op. cit., p. 1074. 216 Diels-Kranz, fr. 31 B 28.2 ; cf. M. A. Campbell, A Commentary on Apollonius Rhodius III. 1-471, op. cit., p. 128.
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éléments dans la description de la sphère, il en évoque deux, l’air et le feu, à travers la comparaison de la balle avec une « étoile filante qui trace dans l’air un sillon lumineux » (v. 141), tandis que la terre et l’eau apparaissent lors de la descente d’Éros vers le palais d’Aiétès (v. 164-166). En outre, selon Empédocle, la génération se fait dans « les prairies fendues d’Aphrodite »217, image du Sphaïros brisé218. Or, chez Apollonios, Cypris traverse les vallons de l’Olympe et trouve Éros « dans le jardin florissant de Zeus » (v. 114-115), « jardin chargé de fruits » que son fils traverse « à la course » (v. 158) pour aller remplir sa mission. Le réseau allusif qui se dessine ici nous permet dès lors d’éclairer la nature des relations d’Aphrodite et de son fils. L’antagonisme qui marque leurs rapports et qui est un « thème nouveau »219 suggère la capacité d’autodestruction des éléments primordiaux écartelés entre des forces contraires et dessine une physique poétique qui renvoie à la dimension primordiale de ces divinités. En effet, Aphrodite, née par parthénogenèse du sperme d’Ouranos, porte en elle la force du principe premier, celle qui s’incarne dans l’Aphrodite orientale, appelée Al-’Uzza (« la très forte ») et « vénérée dans l’Arabie centrale et méridionale et dans le Sinaï » égyptien220 : « de nature stellaire et céleste », elle est « identifiée à l’étoile du matin »221 ; symbole de la matière inorganisée, elle est honorée « sous forme de bétyles auxquels, sous l’influence hellénistique, se superpose la figure humaine »222, ce à quoi fait écho l’Aphrodite de Paphos, représentée par un simple rocher aux dires de Tacite223. Le principe érotique ainsi incarné informe le cosmos et irrigue le monde. Quand, chez Apollonios, Cypris courroucée veut briser l’arc de son fils qui lui « cherche querelle » (v. 94-97), c’est tout l’équilibre cosmique qui est menacé : le défi de l’enfant nargue la déesse irritée et provoque l’engrenage de la violence (la neikos empédocléenne), qui serait fatal tant au cosmos qu’au microcosme humain si les pulsions, θυμόν (v. 98), n’étaient pas finalement maîtrisées, empêchant ainsi la conflagration des particules dans le chaos. C’est alors la force de l’amour qui prend le dessus : Aphrodite embrasse et câline son fils (v. 148-150) qui finit par lui obéir, avant un nouveau conflit. Ce système 217
Diels-Kranz, fr. 66 B. Cf. A. Motte, Prairies et Jardins de la Grèce antique. De la religion à la philosophie, Bruxelles, Palais des Académies, 1973, p. 380. 219 F. Vian, t. II de son édition des Argonautiques pour la « CUF », op. cit., p. 54, n. 1. 220 F. Zayadine, « Al-’Uzza Aphrodite », LIMC, 2, 1-2, 1984, p. 167-169, p. 167. 221 Ibid., p. 169, et illustrations 4 à 6 p. 170. 222 Ibid., p. 168. 223 Histoires, II, 3 ; la rade de Beyrouth, au Liban, comporte aussi un grand rocher que la mémoire des peuples associe encore à Aphrodite. 218
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d’attractions-répulsions, poétiquement présenté comme pulsions et contrepulsions, s’incarne dans le cadeau d’Aphrodite, la balle bien ronde, qui rebondit bien et qui éclaire le ciel « si [Éros] la lance pour la recevoir dans [ses] mains » (v. 140). Apollonios semble dessiner ici un jeu de tensions physiques entre matière (Éros) et antimatière (Antéros), présenté comme essentiel à la marche cosmique qu’incarne Aphrodite, détentrice de la balle. Apollonios travaille à la façon d’un enlumineur : en enchâssant la balle de Zeus dans l’écrin de la description, elle-même enfermée dans la vivacité d’un discours de persuasion adressé à un enfant capricieux, il joue sur les diverses facettes d’Aphrodite tout en mariant les poétiques et les significations. La déesse, qu’il croque dans la beauté de son négligé matinal, apparaît ainsi à la fois comme une maman « bourgeoise » dépassée par son fils, comme un principe narratif essentiel qui fait d’elle la mère du poème et comme une divinité céleste toute-puissante, unie à Éros dans un antagonisme dynamique qui assure la marche du monde, capable d’influer sur l’univers par le pouvoir de contrôle qu’elle exerce sur toute forme de vie. Les multiples aspects de sa capacité de séduction, psychologique, littéraire et cosmique, lui donnent une ambiguïté et une richesse que la poésie érudite d’Apollonios a su parfaitement suggérer, avec une virtuosité qui annonce les accents pétrarquistes ou ronsardiens.
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Vénus et Cupidon dans les Métamorphoses d’Apulée (IV, 28-VI, 24) : de la relation conflictuelle à la construction identitaire du fils Géraldine Puccini
Vénus apparaît dans le conte de Psyché comme une figure complexe qui oscille entre grandeur et bassesse, qui se représente comme divinité suprême tout en se laissant aller à des émotions violentes et négatives très humaines. Le récit insiste d’abord sur la toute-puissance de la déesse, deae tantae numina (IV, 29, 4)224. Cette dernière commence par revendiquer l’exclusivité de la grandeur dont elle est contrainte de partager l’honneur avec Psyché qui incarne, par sa beauté, la déesse elle-même225 : En […] Venus quae cum mortali puella partiario maiestatis honore tractor, « me voici […] Vénus, traitée à égalité avec une jeune mortelle avec laquelle je suis contrainte de partager l’honneur dû à ma majesté ! » (IV, 30, 1). Cette toute-puissance se trouve réaffirmée au livre VI lorsque la déesse « réclame vengeance de toutes les forces de sa puissance divine » : totis numinis sui uiribus ultionem flagitat (VI, 2, 2). La grandeur et la puissance de Vénus s’effacent rapidement derrière la colère de la déesse, indignée de voir une jeune mortelle du nom de Psyché, à la beauté incommensurable, lui ravir les honneurs qui lui sont dus. En proie à une violence qu’elle ne peut contrôler, Vénus laisse libre cours à sa fureur. L’image du feu qui l’embrase dans le verbe incendere, l’adjectif inpatiens, le mouvement de sa tête et le frémissement de son corps traduisent son incapacité à se maîtriser, attitude indigne de son statut divin et qui lui donne une stature tout humaine. C’est en proie à de violentes émotions qui se traduisent sur le plan corporel que Vénus s’adresse à son fils : Haec honorum caelestium ad puellae mortalis cultum inmodica translatio uerae Veneris uehementer incendit animos, et inpatiens indignationis capite quassanti fremens altius sic secum disserit. « Ce transfert démesuré 224
Voir A. Sanchez-Ostiz, « Notas sobre numen y maiestas en Apuleyo », Latomus, 62, 2003, p. 844-863. 225 Apulée, Métamorphoses, IV, 29, 4 : in humanis uultibus deae tantae numina placantur, « sous ses traits humains on cherche à se concilier la puissance d’une si grande déesse ». Le texte latin est celui de la « CUF » (éd. D. S. Robertson et P. Vallette, Paris, « Les Belles Lettres », 2002 [1941]). Les traductions sont empruntées à notre ouvrage, Apulée, L’Âne d’or (Les Métamorphoses), traduit du latin, présenté et annoté par G. Puccini, Paris, Arléa, 2008.
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d’honneurs célestes au culte d’une jeune fille mortelle enflamme violemment la colère de la véritable Vénus, qui, incapable de contenir son indignation, secouant la tête et frémissant au plus profond d’elle-même, se tient le raisonnement suivant. »226. C’est paradoxalement sous cette forme très humaine, voire comique227, que Vénus, dans un monologue intérieur aux accents typiquement lucrétiens228 (IV, 30, 1), se présente comme une puissance universelle, originelle, à la grandeur épique, qui n’a qu’une hâte, se venger de celle qui lui porte ombrage. L’élévation du ton et les qualités épiques des paroles de la déesse accentuent leur caractère menaçant et, par de nombreuses réminiscences virgiliennes, rappellent la colère de Junon dans l’Énéide. Elle se définit elle-même comme rerum naturae prisca parens (« mère antique de la nature »), c’est-à-dire comme mère de la nature, mais aussi comme mère de Cupidon. En tant qu’« origine première des éléments », elementorum origo initialis, elle se désigne comme une divinité suprême qui n’est pas sans rappeler la description du mystérieux basileus qu’Apulée affirme révérer dans son plaidoyer229. La chute nous fait passer de la Vénus lucrétienne à une sorte de mégère, jalouse de la beauté d’une jeune mortelle. Il ne s’agit plus de restaurer un culte délaissé, mais de se lancer dans une rivalité féminine mesquine et triviale qui désacralise et ridiculise la déesse. Psyché, sans le savoir, pressent qu’elle est victime d’une « jalousie criminelle »230. La grandeur de la déesse est ambiguë, car elle va de pair avec sa fureur et sa cruauté : Vénus est qualifiée de magna à deux reprises231, elle exprime sa grandeur par la possibilité de nutum232, mais aussi par la capacité de commettre « des cruautés plus grandes et pires encore », maiora atque peiora flagitia233. À sa grandeur s’ajoute sa fureur : deae tantae saeuiens ira234. Le personnage de Vénus répond à une dualité de la grandeur – qui en fait toute l’ambiguïté : divine et (trop) humaine, incapable de refuser les 226
Ibid., IV, 29, 5. La combinaison capite quassanti se trouve principalement dans la comédie, chez Plaute par exemple, Asinaria, 403. Ce geste de secouer la tête, typique de la colère, se retrouve chez Junon (Virgile, Énéide, VII, 295). 228 Les paroles de Vénus en IV, 30, 1 font écho au titre de l’œuvre de Lucrèce, De rerum natura, mais aussi au prologue. 229 Cf. Apulée, Apologie, 64, 7. 230 Apulée, Métamorphoses, IV, 34, 4 : inuidiae nefariae. 231 Ibid., VI, 5, 3 ; VI, 6, 3. 232 Ibid., VI, 16, 1. 233 Ibid., VI, 16, 2. 234 Ibid., VI, 2, 6. 227
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passions telles que la jalousie, la colère, la cruauté, cette représentation « moyenne » de la grandeur entre l’excellence et la petitesse s’intègre à une imagerie hellénistique qui, en apparence, ne révèle rien si ce n’est une grandeur illusoire. Vénus est triplement rabaissée : premièrement, parce qu’elle est la déesse de la passion amoureuse, celle qui égare les esprits et les cœurs ; deuxièmement, parce qu’une jeune mortelle, Psyché, triomphe par sa beauté de la déesse même ; troisièmement, parce que Vénus en conçoit l’une des pires passions de l’âme, la jalousie235. Vénus ne réagit pas uniquement en tant que divinité blessée, mais aussi en tant que mère. Elle convoque aussitôt son fils pour lui confier la mission de la venger de celle qui a usurpé ses honneurs. La première présentation de Cupidon en fait un mauvais garçon, dépourvu de sagesse, de vertu et de moralité, qui sème le trouble et le désordre, en particulier dans les ménages. Vénus, loin de chercher à le remettre dans le droit chemin par une éducation exemplaire, encourage son effronterie naturelle et participe ainsi activement à le maintenir dans un état où il est assujetti à ses mauvais penchants. Elle corrompt en quelque sorte son âme, de même que l’enfant corrompt la société humaine par ses torches et ses flèches qu’il lance sans discernement. Tous deux symbolisent l’incapacité à maîtriser la passion : la mère, deae saeuientis, « déesse en furie »236 ; le fils, ignis totius deum, « dieu du feu tout entier »237. La fabella représente en effet la tyrannie de la passion : Vénus veut être la seule à l’exercer par l’entremise de son fils Cupidon et de sa licentia238 jusqu’au point d’asservir Jupiter par de honteux adultères, turpibus adulteriis, qui le font tomber de plus en plus bas239. Si Vénus incarne la tyrannie de la passion, elle exerce aussi sur son fils une domination et un ascendant puissants. Ses paroles cherchent à le convaincre de la venger et jouent sur un registre à la fois de séduction et d’écrasement de l’enfant devant la toute-puissance maternelle qu’elle masque habilement sous le ton de la supplication. Elle se place en position de demande, elle ne lui donne pas d’ordre et semble implorer son aide : uindictam tuae parenti sed plenam tribue, « accorde une vengeance à ta mère, mais une vengeance pleine »240. Cupidon est placé dans une situation telle qu’il ne peut désobéir à sa mère sans lui déplaire. Le caractère sexuel des paroles de Vénus transparaît à 235
Ibid., IV, 29, 4-5. Ibid., VI, 16 ; V, 31 : Veneris iram saeuientem ; VI, 2 : deae tantae saeuiens ira. 237 Ibid., V, 22, 5. 238 Ibid., IV, 30, 5. 239 Ibid., VI, 22, 2-5. 240 Ibid., IV, 31, 1. 236
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plusieurs reprises, lorsque la déesse parle « au nom des liens de l’amour maternel », où le terme foedus renvoie à un lien marital ou à d’autres unions sexuelles, lorsqu’elle se complaît à insister sur la douceur équivoque de la blessure d’amour qu’il est capable de provoquer (« les douces blessures de tes flèches », « les brûlures douces comme le miel de ta flamme »241). Ce discours crée même une atmosphère « incestuelle »242, accentuée par les baisers pressants qu’elle lui donne avant de le quitter243 : Sic effata et osculis hiantibus filium diu ac pressule sauiata proximas oras reflui litoris petit. « Après avoir ainsi parlé et embrassé longuement son fils de sa bouche entrouverte en le serrant, elle gagne le bord le plus proche du rivage baigné par la mer. »244. Dans sa course vers l’Océan, avec son escorte des filles de Nérée, de Portunus, de Salacia, de Palémon, de dauphins et de Tritons, Vénus apparaît dans tout son éclat grandiose de déesse de la mer, maîtresse de l’élément féminin par excellence qu’est l’eau, et symbolisant la toutepuissance de la mère sur l’enfant qui n’a pas encore réalisé la séparation d’avec elle. Elle est associée dans le conte à l’élément marin, dès sa première mention en IV, 28, 4, et l’allusion à Aphrodite est évidente : Vénus est présentée comme « la déesse que la profondeur bleue de la mer a engendrée et que la rosée des flots écumeux a formée ». Cupidon, cependant, se laisse prendre au piège de ses propres flèches et tombe amoureux de Psyché dès le premier regard. Il est alors dans l’impossibilité de répondre à la demande de sa mère et de venger son honneur bafoué de déesse. Tel un enfant se sentant coupable d’une faute, et redoutant la colère maternelle, Cupidon se réfugie dans le secret et, par voie de conséquence, dans le mensonge. Faisant appel à Zéphyr, il fait déposer Psyché dans son palais et ne lui rend visite que de nuit en lui interdisant de voir son visage : Iamque aderat ignobilis maritus et torum inscenderat et uxorem sibi Psychen fecerat et ante lucis exortum propere discesserat. […] Haec diutino tempore sic agebantur. « Déjà le mari inconnu était là : il était monté dans le lit, avait fait de Psyché sa femme et, avant le lever du jour,
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Ibid. : per tuae sagittae dulcia uulnera per flammae istius mellitas uredines. Nous recourons au néologisme créé par P.-C. Racamier, « Incestuel », dans J.P. Caillot, S. Décobert et C. Pigott (dir.), Vocabulaire de psychanalyse groupale et familiale, Paris, Éditions du Collège de psychanalyse groupale et familiale, 1998, p. 147-165. C. Rambaux, Trois analyses de l’amour. Catulle, Poésies. Ovide, Les Amours. Apulée, Le conte de Psyché, Paris, Les Belles Lettres, 1985, parle « d’amour œdipien et possessif d’une mère pour son fils » (p. 183, n. 40). 243 M. Zimmerman et al., Apuleius Madaurensis Metamorphoses. Books IV 28-35, V and VI 1-24, Text, Introduction and Commentary, Groningen, Egbert Forsten, 2004, p. 70, parle d’une « unusual combination referring to a “French kiss” ». 244 Apulée, Métamorphoses, IV, 31, 4. 242
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était parti à la hâte. […] Longtemps, il en alla ainsi. »245. Faute de pouvoir se montrer au grand jour devant sa mère et affirmer son désir contre le sien, Cupidon en est réduit à imposer à celle qu’il aime l’interdit du regard sur luimême et à ne lui offrir que des étreintes nocturnes, amplexum246. Jusque dans sa relation avec Psyché, il subit, sans pouvoir le combattre, le pouvoir séducteur et paralysant de sa mère Vénus, que Psyché sait manier avec habileté : Vi ac potestate Venerii susurrus inuitus succubuit maritus et cuncta se facturum spopondit. « Par la force et la puissance des mots d’amour chuchotés, bien malgré lui, le mari succomba et promit de tout faire » (V, 6, 10). Certes, l’adjectif Venerii est employé ici de manière métonymique pour désigner l’amour, mais il témoigne toutefois de la présence de Vénus entre les deux amants, qui empêche leur relation de se développer de manière saine, harmonieuse et indépendante247. Cupidon est désigné au début du conte, en IV, 28, par le terme de puer. Il n’est plus l’Éros de l’Hymne à Aphrodite, où il incarne le Désir personnifié qui gouverne la création entière, les animaux, les humains et les dieux ; il n’est plus le puissant agent de procréation qui assure le développement de la cosmogonie chez Hésiode ; il n’est plus le dieu redoutable et majestueux des tragiques grecs. Il apparaît chez Apulée comme un enfant turbulent, capricieux, débauché et désobéissant, qui n’en fait qu’à sa tête, empruntant bien des traits de sa personnalité à ceux de l’Éros des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes248 où Aphrodite se plaint de cet enfant impossible à gérer et le menace de briser ses flèches et son arc. Il s’agit de la première attestation littéraire d’un conflit tout humain entre l’enfant et sa mère, qu’Apulée reprend et exploite de manière virtuose. De son coup de foudre pour Psyché jusqu’au geste transgressif de celle-ci qui dévoile son identité contre son gré, Cupidon est considéré uniquement comme l’enfant de Vénus, qui ne parvient pas à construire et affirmer au grand jour son identité propre. Cupidon, tant qu’il vit ses amours dans le secret, dans le noir, sur le mode de la culpabilité et de la peur vis-àvis de sa mère toute-puissante à laquelle il n’a pas obéi, ne parvient pas à se différencier d’elle afin de devenir adulte et d’épouser celle qu’il aime. La présence écrasante de sa « mère-amante », sans figure paternelle pour la contrebalancer, lui interdit le processus d’individuation qui lui permettrait de quitter le mode de l’enfance pour entrer dans celui de l’âge adulte.
245
Ibid., V, 4, 3-4. Ibid., V, 6, 6. 247 P. James, « Kicking the Habit : the Significance of Consuetudo in interpreting the Fable of Cupid and Psyche », Ramus, 30, 2, 2001, p. 152-168, p. 156, de manière excessive, voit même « the sinister presence of Venus at this scene ». 248 Cf. Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III, 90-95 ; III, 120. 246
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Si, comme les travaux de H. Fliedner l’ont montré, le principe de séduction est incarné par une divinité féminine, Vénus, le désir, lui, est représenté par une divinité masculine, Cupidon, qui s’est calqué sur le modèle grec d’Éros249. Cupidon, à partir de l’instant où il contemple Psyché pour la première fois lorsque sa mère la lui montre, est la proie d’un désir violent, irrépressible, qu’il assouvit chaque nuit auprès de Psyché, sans pouvoir l’assumer. Lorsque la mouette rapporte à Vénus les rumeurs qui courent sur elle et sur son fils, elle lui apprend que son fils connaît déjà une liaison avec une simple mortelle : « Nescio », inquit, « domina : puto puellam, si probe memini, Psyches nomine dicitur efflicte cupere ». « Je ne sais pas, maîtresse ; je crois que c’est une jeune fille – si je me souviens bien, on dit qu’elle s’appelle Psyché – qu’il désire éperdument. »250. Cupidon est d’abord le dieu du désir physique : Psyché est une sorte de femme-objet qu’il a fait transporter dans son palais en secret, non pour l’aimer, mais pour en jouir chaque nuit. Les relations entre les deux se réduisent en effet à des étreintes nocturnes dont le dieu s’arrache à l’arrivée de l’aube : Nox aderat et maritus aderat primisque Veneris proeliis uelitatus altum soporem descenderat. « La nuit était arrivée et, avec elle, le mari, qui, après avoir engagé les premiers combats de Vénus, était tombé dans un profond sommeil. »251. La présence de la mère, au milieu de la phrase, comme au milieu des ébats de Cupidon et Psyché, interdit la naissance du sentiment amoureux et réduit la relation à une pure satisfaction du désir sexuel. Cupidon ne s’est pas libéré de la sphère de la séduction et du désir charnel que représente la déesse. Cependant, le geste transgressif de Psyché permet le dévoilement de l’identité du « mari inconnu », une identité propre qui fait du « fils de Vénus » un dieu à part entière dont l’évolution intérieure se traduit par une double dénomination : Sed cum primum luminis oblatione tori secreta claruerunt, uidet omnium ferarum mitissimam dulcissimamque bestiam, ipsum illum Cupidinem formonsum deum formonse cubantem, « Mais, dès qu’en élevant la lumière elle eut éclairé les secrets du lit, elle vit la plus gentille et la plus douce de toutes les bêtes sauvages, le célèbre Cupidon en personne, le dieu plein de grâce, gracieusement étendu »252. Sic ignara Psyche sponte in Amoris incidit amorem. Tunc magis magisque cupidine fraglans Cupidinis prona in eum efflictim inhians patulis ac petulantibus sauiis festinanter ingestis de somni mensura metuebat. « C’est ainsi que 249
H. Fliedner, Amor und Cupido. Untersuchungen über den römischen Liebesgott, Meisenheim am Glan, A. Hain, 1974. 250 Apulée, Métamorphoses, V, 28, 8. 251 Ibid., V, 21, 5. 252 Ibid., V, 22, 2.
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l’ignorante Psyché tomba, sans le savoir, amoureuse de l’Amour. Alors, brûlant de plus en plus de désir pour le dieu Désir, elle se pencha sur lui, le convoitant avidement, et, tout en lui donnant à la hâte et sans retenue d’ardents baisers, elle craignait d’interrompre son sommeil. »253. La révélation permet d’abord à Cupidon d’acquérir une identité de dieu véritable, affranchi du lien filial qui le relie à Vénus : en V, 22, il se révèle dans tout son éclat et dans toute sa beauté comme formonsum deum (2), uolatilis dei (6), magni dei (7). Il est défini comme ignis totius deum en V, 23. Dieu de la beauté et du désir, il acquiert ensuite la grandeur caractéristique de la divinité254. La grandeur divine n’est pas seulement réservée à Vénus. Elle se révèle en Cupidon, du moment que Psyché découvre son visage et reconnaît le « grand dieu » Amour : Ante lectuli pedes iacebat arcus et pharetra et sagittae magni dei propitia tela. « Aux pieds du lit gisaient l’arc, le carquois et les flèches, traits propices du grand dieu. » (V, 22, 7). La jeune fille ne peut s’empêcher de le couvrir de baisers, « bouleversée par une si grande beauté », bono tanto percita255. Une fois la transgression commise, Psyché est tout à son désespoir, poursuivie par la colère de Vénus, mais Pan la conjure de continuer à honorer Cupidon qu’il estime « le plus grand des dieux » : precibusque potius Cupidinem deorum maximum percole256. Ce faisant, il exerce sa « puissance secourable », numine salutari257. Lorsque Psyché raconte à ses sœurs quel mari elle a découvert, elle affirme avoir été « bouleversée par le spectacle d’une si grande beauté », tanti boni spectaculo percita258. L’epopteia est ensuite suivie de la révélation du double nom du dieu : Cupido, lorsqu’il suscite en Psyché le désir physique et qu’elle ne peut s’empêcher de l’embrasser, Amor, lorsqu’il crée le sentiment amoureux. Le fils de Vénus se révèle ainsi dieu complet, dieu du désir, de la sexualité et de l’amour. La transgression de Psyché entraîne la fuite de Cupidon, devenu désormais deus amator, « dieu amant », en V, 24, 2. Il reconnaît lui-même, dans les paroles d’adieu qu’il lui adresse avant de l’abandonner, qu’il en est amoureux : ipse potius amator aduolaui tibi, « c’est moi-même plutôt, amoureux, qui ai volé vers toi » ; ses yeux en témoignent, istos amatores tuos oculos, « ces yeux que tu vois amoureux de toi »259. Il est à noter que Cupidon occupe une position exceptionnelle dans son propre mythe en 253
Ibid., V, 23, 3. Cupidon est qualifié de magnus en V, 22, 7 et VI, 10, 5. 255 Ibid., V, 23, 4. 256 Ibid., V, 25, 6. 257 Ibid., V, 26, 1. 258 Ibid., V, 26, 5. 259 Ibid., V, 24, 3 et 4. 254
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devenant volontairement victime de la passion qu’il provoque chez autrui. Comme le remarque P. James, ce serait là un jeu d’Apulée apparemment sans précédent dans la littérature latine260. La construction identitaire de Cupido-Amor n’en est cependant qu’à ses débuts ; elle est certes le signe d’une maturation, mais elle reste fragile et menacée. En effet, lorsqu’il est brûlé à l’épaule, il se révèle dans sa grandeur de dieu, mais choisit de se réfugier chez sa mère, dans la chambre de celleci261. Ce retour vers la sphère maternelle consacre apparemment la victoire de la mère sur la « rivale » que représente Psyché : le dieu semble redevenir un petit enfant passif et soumis à sa mère. Mais c’est précisément grâce à l’expérience du manque et de la solitude que Cupidon apprend à devenir véritablement amoureux : Interea Cupido amore nimio peresus et aegra facie […] « Cependant, Cupidon, dévoré d’un excès d’amour, la mine malade […] »262. La juxtaposition du nom propre Cupidon et du nom commun amor montre que le dieu a appris à dépasser le simple désir pour découvrir la profondeur du sentiment amoureux. Serge Lancel propose d’analyser la transgression de Psyché comme le pivot essentiel qui permet au fils de Vénus de se transformer, d’« Éros vulgaire, digne fils d’Aphrodite Pandémos » qu’il était, en « Éros céleste qui s’adresse noblement à Jupiter »263. C’est alors en tant qu’amator leuis, « amant léger »264, que Cupidon décide de se rendre auprès de Jupiter en VI, 21, 4 pour lui demander la permission d’épouser officiellement Psyché. Prenant à la fin la parole devant l’assemblée des dieux, Jupiter insiste sur la vertu nouvelle de Cupidon qui n’est plus le jeune enfant dévergondé évoqué par Vénus au début de l’histoire. Son mariage avec Psyché le prouve : en VI, 23, 2-4, nous passons de l’expression cotidianis […] fabulis ob adulteria aux expressions nuptias non impares sed legitimas et iure ciuili et perpetuae nuptiae. De cette manière, Apulée, tout en se plaisant à entretenir l’atmosphère de la comédie en mettant en scène aux deux extrémités du récit la colère de Vénus et le ton bonhomme de Jupiter lui-même, qui prêtent à sourire, ne néglige pas pour autant la part de vérité morale (ici l’enseignement des vertus conjugales) qu’une fable peut contenir.
260
P. James, « Cupid at Work and at Play », Groningen Colloquia on the Novel, I, 1988, p. 113-122. 261 Apulée, Métamorphoses, V, 28, 1 : at ille uulnere lucernae dolens in ipso thalamo matris iacens ingemebat. 262 Ibid., VI, 22, 1. 263 S. Lancel, « Curiositas et préoccupations spirituelles chez Apulée », RHR, 160, 1961, p. 25-46, p. 36-37. 264 Sur la « légèreté » de Cupidon, voir P. James, « The Unbearable Lightness of Being : Leuis Amor in the Metamorphoses of Apuleius », AAGA, 2, 1998, p. 35-49.
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Dans cette « fable milésienne »265, qui mêle les dieux et le plus puissant de tous, Jupiter, à l’histoire pathétique de Psyché promise au pire sort par Vénus, Apulée revisite, de manière plaisante et sophistiquée, la figure de Vénus et de son fils Cupidon. Dans la littérature grecque d’époque hellénistique, les domaines d’Éros et d’Aphrodite sont bien délimités : le premier préside aux amours pédérastiques, la seconde, aux amours entre hommes et femmes266. Seul Apollonios de Rhodes ne se conforme pas à ce partage dans son épopée des Argonautica où le coup de foudre de Médée pour Jason est l’œuvre d’Éros. L’esthétique de la mosaïque semble avoir présidé à la création de Vénus dans le conte d’Apulée, construite à partir de plusieurs modèles littéraires et philosophiques : tour à tour modelée à partir de l’Aphrodite pandémienne et ouranienne, elle reprend le modèle virgilien de la colère de Junon et le modèle lucrétien de Vénus comme principe créateur originel. Sa relation avec Cupidon prend sa source dans les Argonautiques, mais Apulée confère à cette relation un développement très original. Cupidon forme avec sa mère, au début du conte, un « couple » qui incarne la séduction et le désir, un désir nettement négatif, car il est à l’origine de la destruction des liens du mariage (IV, 30). La représentation conventionnelle, de type hellénistique, de Cupidon comme petit garçon archer, serviteur de sa mère Vénus, fait place ensuite, grâce au geste transgressif de Psyché, à la révélation d’un dieu au double nom CupidoAmor, salvateur, initiatique, qui endosse le rôle de maritus et d’amator qu’il n’avait jamais eu auparavant dans la littérature antique, sauve Psyché de la mort et la conduit à l’immortalité. La fin du conte apuléien insiste sur la grandeur des divinités du panthéon traditionnel : celle de Vénus, celle de Jupiter, magni Iouis (VI, 4, 1), celle de sa sœur et épouse Junon, totius sui numinis augusta dignitate (VI, 4, 4), enfin celle de Cupidon, magni dei en VI, 10, 5, qui possède dei […] numen en VI, 15, 2. Le dénouement heureux du conte est dû à l’indulgence du « grand Jupiter », magno Ioui, supplié par Cupidon en VI, 22, 1, et le mariage d’Amour et de Psyché est célébré par le Dieu des dieux du haut de son trône qui préside de manière solennelle et majestueuse l’assemblée divine : pro sede sublimi sedens procerus Iuppiter sic enuntiat, 265
Ibid., IV, 32, 6 : Sed Apollo, quanquam Graecus et Ionicus, propter Milesiae conditorem sic Latina sorte respondit. 266 Voir F. Buffière, La Pédérastie dans la Grèce antique. Éros adolescent, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 331-335 ; Plutarque, Œuvres morales. Tome X. Traités 47 et 48. Dialogue sur l’amour, éd. R. Flacelière et M. Cuvigny, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 (1980), p. 21. Théocrite fait d’Éros l’inspirateur de l’amour d’un homme pour un garçon. La répartition entre Éros et Aphrodite est également bien visible dans les épigrammes du livre XII de l’Anthologie Palatine dont les plus anciennes datent probablement du IIIe siècle avant notre ère.
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« Jupiter, siégeant en hauteur sur un trône élevé, s’exprime ainsi » (VI, 23, 1). De cette accumulation de mots disant la grandeur divine ne naît pourtant pas une quelconque élévation spirituelle ; ce n’est pas le but du récit, qui vise au plaisir de dire une histoire d’amour qui finit bien. La dernière image qui nous reste de Jupiter est celle d’un maître des cérémonies nuptiales banquetant et tenant sa Junon embrassée sur ses genoux, pendant que son favori Ganymède lui tend une coupe de nectar267. Quant à Vénus, elle a renoncé à sa colère pour danser élégamment au son de la cithare apollinienne dans un ballet où figurent le chœur des Muses, un Satyre à la double flûte et un Pan jouant du chalumeau268. Le narrateur Lucius, par une astucieuse paronomase – tam bellam fabellam –, souligne la joliesse d’un univers mythique où la jalousie de Vénus suscitée par une rivalité physique se termine dans les festivités de noces joyeuses entre un dieu et une mortelle269. Or, la vraie grandeur ne s’exprime pas sur le ton d’un diminutif : la suggestion « romanesque » l’emporte sur le souci d’une représentation de l’excellence du divin dans l’univers. Le seul progrès moral se rapporte à l’évolution du caractère de Cupidon270 : de divinité licencieuse en IV, 30, 4-5, il se change en époux romanisé, garant du mariage, sans néanmoins exclure le plaisir de son union conjugale qui produira Voluptas : sic rite Psyche conuenit in manum Cupidinis271.
267
Apulée, Métamorphoses, VI, 24, 1-2. Ibid., VI, 24, 3. 269 Ibid., VI, 25, 1. 270 Pour une analyse plus détaillée de l’évolution de Cupidon, voir G. PucciniDelbey, Amour et Désir dans les Métamorphoses d’Apulée, Bruxelles, Latomus, 2003, p. 234-240. 271 Apulée, Métamorphoses, VI, 24, 4. 268
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B. ENTRE TENDRESSE ET RAISON D’ÉTAT : VÉNUS CHEZ VIRGILE ET OVIDE
Vénus et Énée dans l’Énéide : lorsque la mère ne paraît pas Judith Rohman
On a souvent, et depuis longtemps, souligné la complexité des rapports entre Vénus et Énée dans l’Énéide. La mère du héros est, semble-til, moins « maternelle » ou en tout cas moins tendre à l’égard de son fils que ne l’est Thétis avec Achille dans l’Iliade272 ; l’Énéide est encore souvent appréciée à l’aune du modèle que constitue l’Iliade, encore souvent à son détriment. Le lecteur moderne, familiarisé avec les problématiques de l’amour maternel, aurait matière à réfléchir sur le cas de ce héros dont la mère paraît incapable de jouer pleinement son rôle de mère273. Mais il ne faut pas négliger la dimension dynastique de Vénus à Rome, qui est, plus que la mère d’Énée, la mère de la gens Iulia, la mère des Romains274. Dans cette maternité-là, plus politique que biologique, l’individu n’est qu’un maillon d’une chaîne qui le dépasse et la priorité va à la sauvegarde de l’ensemble plus qu’à celle des parties. Énée en lui-même ne compte qu’en tant qu’il est l’un des éléments de cet ensemble et qu’il doit remplir la tâche qui lui est dévolue : conduire le peuple réchappé de Troie en Italie. À ce titre, on peut dire que Vénus, dont le comportement maternel peut paraître 272
Voir notamment E. W. Leach, « Venus, Thetis and the Social Construction of Maternal Behavior », CJ, 92, n° 4, 1997, p. 347-371, et E. Oliensis, « Freud’s Aeneid », Vergilius, 47, 2001, p. 39-63, p. 53. 273 Voir par exemple R. O. A. M. Lyne, Further Voices in Vergil’s Aeneid, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 175 ; K. Reckford, « Recognizing Venus (I) : Aeneas meets his mother », Arion, Third Series, vol. 3, n° 2-3, 1996, p. 1-42, p. 24, qui évoque un « super-Oedipal dilemma (which also recalls Achilles’), combined with Venus’s mix of maternal attention and inexplicable self-distancing », susceptible selon lui d’expliquer le comportement d’Énée et notamment son caractère taciturne, et E. Oliensis, « Freud’s Aeneid », art. cit., p. 51 sq., qui, tout en contestant la conclusion de K. Reckford selon laquelle les problèmes d’Énée avec les femmes doivent être rapportés à sa relation avec Vénus, reprend nombre de ses analyses et annonce : « the goddess of love makes a problematic mother for Aeneas » (p. 51). 274 Cf. A. Wlosok, Die Göttin Venus in Vergils Aeneis, Heidelberg, C. Winter, 1967, notamment p. 32, sur Vénus comme Stammutter.
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défaillant ou surprenant, a intégré la dimension collective de l’épopée telle que G. B. Conte l’a explicitée : le collectif prime sur l’individuel, et à ce titre, le héros, Énée, n’est pas tant un individu doté d’une subjectivité qu’il peut exprimer ou confronter à celle des autres que le représentant du fatum, du destin de Rome275. Il en va ainsi, semble-t-il, aux yeux de sa mère. La mère et le fils Le pius Aeneas, si proche de son père Anchise, paraît souffrir de ses relations avec sa mère. Vénus a en effet une attitude ambiguë à l’égard de son fils, comme le montreront les exemples qui suivent. La scène de la rencontre, au chant I, entre la mère déguisée en chasseresse et le fils a été abondamment commentée. L’érotisme qui s’en dégage, susceptible de troubler le lecteur et plus ou moins reconnu ou évacué par les commentateurs, n’est qu’un élément parmi d’autres propres à soulever des interrogations276. Il est indiscutable que l’intention de Vénus est de venir en aide à son fils et de le protéger ; mais la stratégie du déguisement provoque les plaintes d’Énée lorsqu’il reconnaît enfin sa mère : Quid natum totiens, crudelis te quoque, falsis ludis imaginibus ? Cur dextrae iungere dextram non datur ac ueras audire et reddere uoces ?277
275
Voir G. B. Conte, « Saggio d’interpretazione dell’Eneide : ideologia e forma del contenuto », MD, 1, 1978, p. 11-48, p. 28 sq., repris dans Virgilio : il genere e i suoi confini. Modelli del senso, modelli della forma in una poesia colta e « sentimentale », Milano, Garzanti, 1984 ; J. Rohman, « La question du personnage dans l’Énéide de Virgile », Fabula, Atelier de théorie littéraire, 2012 (http://www.fabula.org/atelier.php?Question_du_personnage_chez_Virgile). 276 Pour un bilan de la question et une analyse qui tient à donner tout son sens à l’érotisme potentiel de cette scène, voir K. Reckford, « Recognizing Venus (I) », art. cit., ainsi que P. Heuzé, L’Image du corps dans l’œuvre de Virgile, Rome, École Française de Rome - Paris, diff. de Boccard, 1985, p. 41-42 et 329 sq. Sur la scène du chant I en général, voir entre autres : W. B. Anderson, « Sum pius Aeneas », CR, 44, 1, 1930, p. 3-4 ; W. D. Anderson, « Venus and Aeneas : the difficulties of filial Pietas », CJ, 50, n° 5, 1955, p. 233-238 ; A. Wlosok, Die Göttin Venus in Vergils Aeneis, op. cit., p. 75-106 ; E. L. Harrison, « Why did Venus wear boots ? Some reflections on Aeneid 1.314 f’ », PVS, 12, 1972-1973, p. 10-25 ; G. Thome, « Die Begegnung Venus-Aeneas im Wald vor Karthago (Aen. 1, 314-417). Ein Beitrag zur vergilischen Venus-Konzeption : Stammuter und/oder Liebesgöttin ? », Latomus, 45, 1986, p. 43-68 et 284-310. 277 Sauf précision contraire, le texte de l’Énéide est celui de la « CUF » et la traduction celle de J. Perret (Paris, Les Belles Lettres, 2009 [1977] pour le t. I, 2002
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Pourquoi si souvent, cruelle toi aussi, abuser ton fils par de fausses apparences ? Pourquoi ne m’est-il pas donné de mettre ma main dans une main, d’entendre au vrai tes paroles et d’y répondre de même ? (I, 407-410).
Ces paroles donnent l’image d’une mère facétieuse, prête à se dissimuler à son fils (falsis imaginibus), à se jouer de lui (ludis), même lorsqu’elle l’aide. L’apparition non déguisée de Vénus au chant II apportera plus tard la preuve que le déguisement n’est pas obligatoire pour les épiphanies. Or, si l’on en croit ce que dit Énée à ce moment-là, c’est fréquemment, trop fréquemment (totiens) que son rapport avec sa mère se définit par ce mécanisme. Cette demande très humaine d’amour filial est de nature à créer la sympathie à l’endroit d’Énée, privé d’un rapport humain et direct avec sa mère. Loin d’être, par sa nature semi-divine, un lien entre la sphère divine et la sphère mortelle, Énée donne à voir le fossé infranchissable qui sépare les mortels des dieux, fussent-ils leurs parents278. Ce fossé est renforcé par le contraste entre l’état d’esprit d’Énée et la joie (laeta, I, 415) de Vénus lorsqu’elle s’enfuit et retrouve la merveilleuse Paphos279. Énée paraît ainsi brutalement renvoyé à sa condition mortelle et à sa tristesse par le départ de la déesse. C’est donc ainsi que le personnage perçoit sa relation à sa mère, c’est la première image marquante qui est donnée de ce duo mère-fils. La suite de l’œuvre, y compris le récit rétrospectif d’Énée, n’éclaire pas ce totiens : on n’y verra plus Vénus se jouer de son fils à ce point ; le même passage du chant II (v. 589 sq.) qui peut donner à penser que Vénus n’était pas obligée de se déguiser, puisqu’elle apparaît dans toute sa divinité à Énée, montre aussi que les plaintes du chant I ne sont peut-être pas si fondées que cela. La relation entre Énée et Vénus semble donc marquée par une ambivalence des deux côtés. Et cette dernière ne se situe pas seulement dans les paroles d’Énée. La narration renforce la perception du personnage pour susciter des interrogations. Ainsi, Vénus interrompt son fils parce qu’elle ne supporte pas (nec […] passa, I, 385-386) ses plaintes. Dans ce participe [1978] pour le t. II, 2008 [1980] pour le t. III). Le texte de Servius est celui de ThiloHagen et les traductions sont les miennes. 278 K. Reckford (« Recognizing Venus [I] », art. cit., p. 2 et 14) note que même Ulysse, sans avoir de lien de parenté avec Athéna, bénéficie d’une relation de complicité avec la déesse, là où Énée en est privé alors même que la déesse qui le protège est sa mère. 279 La tristesse exprimée par Énée dans ce passage est mise en relation avec l’histoire d’Anchise et Aphrodite par K. Reckford (ibid., p. 20-21), qui note que Virgile a reproduit en substance la séquence de l’Hymne homérique (déguisement/amour/révélation) et que, dans l’hymne, Énée est marqué par la tristesse dès sa conception, comme le rappelle son nom.
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passa, on peut lire autant l’impatience d’une mère peu portée à l’épanchement, qui s’enfuira (fugientem, I, 406) aussitôt qu’elle aura dit ce qu’elle avait à dire, que la compassion d’une mère pour qui la douleur de son fils est insoutenable280. D’autres éléments du texte peuvent appuyer l’une comme l’autre interprétation, tant Vénus paraît tantôt attentive à son fils, tantôt distante avec lui. La déesse est en effet véritablement capable de dissimulation, comme le révèle son attitude à Carthage : dans son entretien avec Junon, elle se distingue par sa tendance à se jouer des autres, comme en témoigne son rire (IV, 128)281. Énée n’est pas épargné par cet aspect du personnage de sa mère ; en effet, Vénus ne prend pas que Didon au piège d’Ascagne-Cupidon, mais sans doute aussi son propre fils. Il n’est que de voir le faux Ascagne se pendre au cou de son père (I, 715-716) pour suggérer qu’Énée aussi est « victime » de l’art de Cupidon282, et donc des menées de Vénus. Le « petit-fils préféré » Ce n’est pas, cependant, que la déesse soit incapable de tendresse maternelle. On le voit à propos d’Ascagne, que Vénus tient à sauver du combat au chant X : … liceat dimittere ab armis incolumem Ascanium, liceat superesse nepotem. Aeneas sane ignotis iactetur in undis et, quamcumque uiam dederit Fortuna, sequatur : hunc tegere et dirae ualeam subducere pugnae. 50 Est Amathus, est celsa mihi Paphus atque Cythera Idaliaeque domus : positis inglorius armis 280
E. Block, The Effects of divine Manifestation on the Reader’s Perspective in Vergil’s Aeneid, Salem, Ayer Company, 1984 (1981), p. 54-55, souligne ce double sens. Pour C. M. Bowra, « Aeneas and the Stoic Ideal » dans S. J. Harrison (dir.), Oxford Readings in Vergil’s Aeneid, Oxford - New York, Oxford University Press, 1990 (1933), p. 363-377 (1ère parution dans Greece and Rome, 3, 1933-1934, p. 821), p. 369, l’interruption de Vénus permet de censurer le manque de confiance en lui dont souffre Énée, son « défaitisme caractéristique ». 281 Ibid., p. 73 sq. 282 Ibid., p. 61 ; K. Reckford, « Recognizing Venus (I) », art. cit., p. 27 ; dans une perspective légèrement différente, voir D. Nelis, Vergil’s Aeneid and the Argonautica of Apollonius Rhodius, Leeds, Francis Cairns, 2001, p. 77-79, pour qui les échos apolloniens de la rencontre entre Vénus et Énée – dans laquelle Vénus envoie Énée auprès de Didon – avec l’envoi d’Éros par Aphrodite auprès de Médée montrent que cette rencontre relève elle aussi, déjà, de l’intrigue amoureuse entre Énée et Didon.
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exigat hic aeuum… Qu’il me soit permis de retirer des combats Ascagne sain et sauf, qu’il me soit permis de garder un petit-fils. Oui, qu’Énée soit tourmenté sur des flots inconnus, et quelque voie que lui aura donnée la Fortune, qu’il la suive : mais lui, que je puisse le protéger et le soustraire à la sinistre bataille. Je possède Amathonte et la haute Paphos, et Cythère, et ma demeure d’Idalie ; qu’il y passe sa vie, loin des armes qu’il aura déposées, et sans gloire (X, 46-53, trad. J. Perret modifiée).
La demande est répétée à trois reprises (v. 46-47, 50, 52-53). Quant à Énée, il est évacué en deux vers, abandonné à la Fortune ; le terme sane, jamais utilisé jusqu’alors dans le style élevé de la poésie épique, montre sans doute que Vénus veut paraître désinvolte283. Et ne le semble-t-elle pas, eu égard à son fils ? Si le lecteur, au début de ce dixième chant de l’œuvre, a eu le temps de s’attacher au héros, ne peut-il pas être surpris, voire choqué de ce saut de génération ? Pourquoi ne pas emmener aussi Énée avec Ascagne ? Une première explication consiste dans le rôle joué par Énée : on peut considérer qu’il est trop impliqué dans la guerre, qu’il représente ces Troyens que Junon veut mettre à mal, et qu’il ne peut en être détaché. Si l’imperium Romanum est abandonné, Énée doit l’être aussi, même par sa mère. Et c’est son fils, moins impliqué pour l’instant, qui peut bénéficier de la protection purement privée et familiale de Vénus. Énée, lui, est assimilé aux Troyens et à la future gloire de Rome, et ne semble plus pouvoir accéder à ce domaine privé et accueillant que sont les terres maternelles. Une deuxième explication réside dans la nature du discours de Vénus. Comme l’a montré G. Highet, ce passage est un discours « figuré »284, dont le but est de persuader ; en conséquence, ce type de discours a tendance à déformer les faits et à être marqué par l’exagération. On pourrait ainsi conclure qu’il n’entre pas réellement dans les intentions de Vénus d’abandonner Énée à son triste sort, quel qu’il soit, pour ne sauver qu’Ascagne285. Les « fausses idées » avancées par la déesse dans son discours ne sont pourtant pas si artificielles. En une autre occasion en effet, Ascagne a déjà été emmené sur une des terres de Vénus. Lorsque, pour protéger Énée des menées de Junon – 283
G. Highet, The Speeches in Vergil’s Aeneid, Princeton, Princeton University Press, 1972, p. 69, n. 33 ; S. J. Harrison, Vergil. Aeneid 10. With introduction, translation and commentary by S. J. Harrison, Oxford, Oxford University Press, 1991, ad loc., p. 71. 284 G. Highet, The Speeches in Vergil’s Aeneid, op. cit., p. 65 sq. 285 S. J. Harrison, Vergil. Aeneid 10, op. cit., ad X, 48-50, qui parle d’ « insincere concession being made in order to bolster a request », ajoute à propos du v. 49 : « The future expresses indefinite remoteness (Venus is professing not to care) ».
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qui sont tout de même cause de douleur pour Vénus (I, 669) –, la déesse charge Cupidon de prendre la place d’Ascagne, elle décide d’endormir l’enfant et de le cacher. La déesse hésite entre Cythère et l’Idalie, c’est finalement l’Idalie qui l’emporte. Au chant X, lorsqu’elle propose des lieux pour accueillir Ascagne, on retrouve le couple Cythère-Idalie, précédé d’Amathonte et de Paphos. Après l’entrevue entre Énée et Vénus au chant I, Paphos était apparue comme l’un de ses lieux de refuge, où, parmi ses temples et les senteurs agréables, la déesse est heureuse (laeta, I, 415). Comme l’a souligné K. Reckford, c’est un lieu où elle fuit la tristesse et la douleur du monde humain, un monde magique et privé286. La même douceur est offerte à Ascagne, endormi d’un doux sommeil et enveloppé dans le giron maternel de la déesse, puis entouré par les odeurs des forêts d’Idalie (I, 691-694). Aussi, lorsque l’idée d’éloigner Ascagne et de l’emmener en ces mêmes lieux est formulée de nouveau par la déesse, peut-on avoir une représentation assez claire des conditions de vie qui attendraient l’enfant287. En outre, Ascagne bénéficie de gestes de tendresse qui sont refusés à Énée288 : lui, l’enfant, est tenu au chaud contre le sein de Vénus (fotum gremio dea tollit, I, 692). Cet apparent privilège dans l’affection de Vénus se lit aussi dans la qualification de maxima / iustissima cura attribuée à Ascagne : la première occurrence se trouve dans ce passage, dans la bouche de Vénus même (mea maxima cura, « l’objet principal de mon affection », I, 678289). Au chant X, c’est le narrateur qui appelle Ascagne Veneris iustissima cura (X, 132). Servius paraît avoir trouvé la formule juste lorsqu’il commente l’expression du chant I : et Aeneas cura est, sed Ascanius maxima (« et Énée est pour elle un objet d’affection, mais Ascagne est celui qui l’est le plus », Servius, ad Aen., I, 678).
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« Recognizing Venus (I) », art. cit., p. 15. Ces souvenirs du chant I contrebalancent avec une tonalité positive la référence à la triste solitude de Virbius, que les termes de la déesse rappellent également. Cf. A. Wlosok, Die Göttin Venus in Vergils Aeneis, op. cit., p. 109 et n. 3. Cf. Énéide, VII, 776-777 : Solus ubi in siluis Italis ignobilis aeuom / exigeret (« seul, inconnu, il passerait sa vie dans les forêts italiennes »). 288 Cf. Énéide, I, 408-409. 289 Nous ne reprenons donc pas ici la traduction de J. Perret (« c’est là surtout ce qui m’inquiète ») et suivons l’interprétation de Servius ad loc. 287
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Vénus Aeneadum Genetrix Ce qui affecte surtout cette relation, c’est que Vénus est intrinsèquement liée à la mission d’Énée. En effet, comme le révèle, incidemment semble-t-il, Jupiter, Énée a été élu par le destin parce que Vénus a promis qu’il était l’homme qui convenait : Non illum nobis genetrix pulcherrima talem / promisit Graiumque ideo bis uindicat armis, « Non, ce n’est pas un homme de cette sorte que la toute belle, sa mère, nous a promis en sa personne, ni pour cela qu’elle le sauve deux fois des armes des Grecs. » (IV, 228-229). Ainsi, la promesse faite par Jupiter à Vénus, dont la déesse réclame l’accomplissement au chant I (v. 234-237), a une contrepartie ou plutôt un préalable qui a été tenu caché au lecteur jusqu’ici290. C’est Vénus qui est à l’origine de la mission d’Énée et des souffrances qui en découlent. À cet égard, elle représente une force d’injonction, à l’égal des destins ou de Jupiter, comme lorsqu’elle apparaît à Énée au chant II et lui enjoint d’obéir à ses consignes291 : tu ne qua parentis / iussa time neu praeceptis parere excusa, « toi, quand ta mère commande, ne crains pas ; ne va pas refuser d’obéir à ses ordres. » (II, 606-607). Comme le remarque N. M. Horsfall, il est vraisemblable que l’ordre ne concerne que les vers qui suivent, où Vénus ordonne à son fils de regarder (aspice) les dieux détruisant Troie292. Mais, sachant que l’intervention de Vénus joue un rôle fondamental en réorientant Énée et en le rappelant à ses devoirs, la posture de la déesse doit être soulignée : elle fait partie, en ce moment premier, de ceux qui mettent en branle l’histoire d’Énée. Par la suite, elle continue d’exercer cette fonction fondamentale auprès de son fils, occupant un rôle à la fois symétrique et opposé à celui de Junon. Ainsi, Énée mentionne qu’il a navigué matre dea monstrante uiam
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D’après E. L. Harrison, « The Aeneid and Carthage », dans T. Woodman et D. West (dir.), Poetry and Politics in the Age of Augustus, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 95-115, p. 105 et n. 87 de la p. 220, l’accord entre les deux divinités doit avoir eu lieu avant la débâcle troyenne et, vraisemblablement, avant le moment où Aphrodite secourt son fils en danger (Iliade, V, 311 sq.), puisque l’expression bis uindicat armis fait référence à ce passage de l’Iliade ainsi qu’au chant II de l’Énéide (II, 619 sq.). Pour C. Formicola, L’Eneide di Giunone (Una Divinità in progress), Napoli, Loffredo, 2005, p. 37, cet accord fait référence à un autre texte que l’Énéide, peut-être à l’œuvre de Naevius ou d’Ennius. 291 K. Reckford, « Recognizing Venus (I) », art. cit., p. 8 : « Virgil presents us here […] with an impressively Roman goddess whose agenda largely (but not entirely) coincides with the public business of Rome and Fate, to which Aeneas’s private life and feelings are regularly sacrificed ». 292 N. M. Horsfall, Virgil, Aeneid 2. A Commentary, Leiden-Boston, Brill, Mnemosyne Suppl. 299, 2008, ad loc.
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(« ma mère, la déesse, me montrant le chemin », I, 382)293. Au chant VI, dans sa recherche du rameau d’or qui lui permettra d’accéder aux Enfers, il prie afin que le rameau lui apparaisse et, comme en réponse à sa demande, des colombes, oiseaux de Vénus, surgissent294 : Tum maximus heros / maternas agnouit auis laetusque precatur. « Alors le grand héros reconnut les oiseaux de sa mère et, tout joyeux, il prie. » (VI, 192-193). Entre deux prières, à l’orée d’une épreuve révélatrice, dans un moment où sa mère, indirectement, lui vient en aide, le pius Aeneas est qualifié de maximus heros, ce qui montre le lien entre son statut de héros et le rôle de Vénus. La vision du couple de colombes est présentée comme l’amorce d’une véritable scène de reconnaissance, comme en témoigne le début du vers : maternas agnouit auis. Même s’il ne s’agit que des oiseaux de Vénus et non d’un contact direct avec sa mère, Énée, contrairement à ce qui se passait au chant I, se satisfait de cette situation, et sa prière aux colombes se termine par une invocation à sa mère et non pas par des reproches (VI, 196-197). Les oiseaux le mènent alors à l’arbre sur lequel pousse le rameau. Ce dernier ne brille pas de n’importe quelle splendeur. On trouve en effet en fin de vers refulsit (VI, 204), qui est le signe particulier des épiphanies de Vénus et de la quasiépiphanie d’Énée295. Le rameau semble ainsi se signaler d’une façon toute
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Pour autant, on cherchera vainement la moindre mention de la déesse au chant III, dans lequel l’aide divine est surtout fournie par Apollon et les devins, et l’aide « familiale » par Anchise, omniprésent. On a ainsi l’impression que Vénus et Anchise ne peuvent coexister et agir de concert, et que ce n’est qu’une fois Anchise mort que Vénus reprend son rôle de guide. Une autre explication peut résider dans l’absence de Junon : il a souvent été remarqué que cette dernière ne figurait pas dans le chant III ; mais cela n’est pas étonnant, étant donné que ce dernier est raconté par Énée, qui ignore l’hostilité de la déesse. En revanche, le début de l’Énéide indique clairement que Junon entre en action seulement au moment de la tempête, lorsqu’elle voit les Troyens s’approcher dangereusement de l’Italie. Comme Vénus a tendance à agir en réaction aux actes de Junon, elle n’a sans doute pas eu non plus à se mêler de la progression qui, si erratique et pénible qu’elle puisse être, ne semblait pas mise en cause. Pour des indications bibliographiques et un état de la question, voir C. Formicola, L’Eneide di Giunone, op. cit., p. 55-56. 294 Sur l’importance de la présence, unique dans l’Énéide, d’un animal qui sert véritablement de guide à Énée, voir N. M. Horsfall, Virgilio. L’epopea in alambicco, Napoli, Liguori editore, 1991, p. 21-22. 295 Lorsque Énée sort du nuage dans lequel l’avait enveloppé sa mère, beau comme un dieu, c’est le verbe refulgere qui est employé (Restitit Aeneas claraque in luce refulsit / os umerosque deo similis, I, 588-589) ; il avait été employé peu auparavant lorsque Vénus avait quitté son déguisement de chasseresse en s’en allant, révélant sa nature divine (Dixit et auertens rosea ceruice refulsit, I, 402) et on le trouve également lors de son apparition au chant II, accompagné de termes comme clarus
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particulière à Énée, comme si Vénus même lui avait conféré son éclat, faisant de cette épreuve décisive pour Énée une affaire entre mère et fils. L’écho lexical créé par le verbe refulgere informe le lecteur du lien particulier qui unit, dans cette épreuve, Vénus et Énée. Puis, au chant VIII, Vénus s’emploie à obtenir de Vulcain des armes divines pour son fils, lui apprend par un signe convenu entre eux que la guerre est imminente, et enfin lui apporte ces offrandes divines en l’encourageant pour les combats à venir. Dans cet épisode, Vénus n’apparaît ni déguisée, ni même dans toute sa majesté divine comme c’était le cas au chant II. En réalité, on peut à peine parler d’épiphanie, car l’arrivée de la mère, non décrite, a précédé celle du fils, comme en témoigne le temps du verbe (At Venus […] / aderat, VIII, 608-609). La seule trace d’épiphanie qui subsiste réside dans l’emploi de offerre (seque obtulit ultro), déjà employé au chant II (590)296. En dehors de cet élément, la déesse se présente le plus simplement du monde à son fils, comme si les plaintes du chant I avaient été entendues. Vénus ne cherche pas à abuser Énée par de vaines paroles et ne lui refuse pas non plus le contact physique. Au contraire, c’est elle qui cherche son étreinte : Dixit et amplexus nati Cytherea petiuit, « ainsi parla Cythérée et elle se jeta dans les bras de son fils » (VIII, 615, trad. J. Perret modifiée). Comme au chant VI, Énée est heureux (laetus, VIII, 617) ; mais ce n’est pas tant l’attitude de sa mère qui le réjouit que le cadeau qui lui est fait, dont il ne peut détacher ses yeux au point qu’il ne réagit pas aux paroles de sa mère, ne lui répond pas et ne la voit pas partir. Le départ de la déesse n’est tout bonnement pas mentionné et le lecteur est conduit à s’absorber avec Énée dans la contemplation du bouclier. Les dona parentis (VIII, 729) succèdent ainsi aux parentis / iussa (II, 606-607) ; si le changement d’attitude de Vénus est frappant, celui d’Énée l’est également. Comme au chant I, la relation entre la mère et le fils ne trouve aucune réciprocité, mais cette fois-ci, c’est plutôt Énée qui en est responsable : ce chassé-croisé peut frapper le lecteur qui se remémore la première scène ; Énée peut même, peut-être, faire figure d’ingrat. Il faut sans doute en conclure qu’à la suite de son acceptation du rôle que lui a confié le destin Énée ne prête plus guère attention à l’aspect affectif de la rencontre, mais seulement à l’armure qui l’accompagnera dans sa tâche, parmi laquelle figure une épée « porteuse de destin » (fatiferumque ensem, VIII, 621), et que c’est maintenant en cela que et de l’expression in luce (cum mihi se, non ante oculis tam clara, uidendam / obtulit et pura per noctem in luce refulsit / alma parens, confessa deam, II, 590-591). 296 L’expression apporte également une touche d’érotisme à la rencontre, la rapprochant aussi de celle du chant I, et ce d’autant plus qu’on la trouve dans les Bucoliques (III, 66), dans un contexte indubitablement amoureux. Cf. M. C. J. Putnam, Virgil’s Epic Designs : Ekphrasis in the Aeneid, New Haven London, Yale University Press, 1998, p. 7.
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réside son bonheur. Inversement, Vénus semble d’autant plus capable de se livrer à la tendresse maternelle que son fils progresse dans sa mission et s’apprête à mener le combat297. L’épisode de la guérison au chant XII : le maius opus de Vénus Cette intrication entre tendresse maternelle et accomplissement des fata par Énée se révèle particulièrement dans un épisode assez peu étudié du chant XII298. Alors que l’on vient de sceller le pacte selon lequel le conflit qui oppose les Italiens et les Troyens sera réglé par un combat singulier entre Énée et Turnus, la mêlée reprend sous l’impulsion de Juturne, qui veut empêcher le duel. Énée tente d’empêcher le déchaînement guerrier qui s’est emparé des deux camps et rappelle ses hommes (XII, 311-317). Mais voilà qu’un bras anonyme lance une flèche qui blesse le héros et le met hors de combat. Le narrateur insiste par un commentaire assez long sur l’anonymat du geste (XII, 319-323)299. Les conséquences de cet acte sont lourdes : Énée 297
L’attitude de Vénus dans cette rencontre a été interprétée de façons diverses : pour H. Bacon, « Mortal Father, Divine Mother : Aneid VI and VIII », dans S. Spence (dir.), Poets and Critics read Vergil, New Haven - London, Yale University Press, 2001, p. 76-85, p. 83, Vénus peut enfin apparaître telle qu’en elle-même et prendre Énée dans ses bras parce qu’il a déjà atteint, par ses épreuves et en particulier par la descente aux Enfers, un statut quasi divin. Il ne faut pourtant pas oublier que la déesse s’est montrée dans toute sa divinité dès le chant II. Pour K. Reckford, « Recognizing Venus (I) », art. cit., p. 34, il s’agit d’une deuxième entreprise de séduction de Vénus à l’endroit de son fils, dans laquelle l’étreinte est d’autant plus dangereuse que la déesse envoie en fait son fils vers les dangers de la guerre. Si la dimension de séduction nous semble contestable, le lien entre l’étreinte maternelle et les combats à mener nous apparaît en revanche très pertinent. E. Oliensis, « Freud’s Aeneid », art. cit., p. 53, souligne également la différence entre Thétis qui offre à Achille une armure non pas pour l’encourager à combattre, mais comme une compensation pour la brièveté de sa vie, et Vénus qui « seems positively eager to get Aeneas armed and off to the war that will start his mortal clock ticking ». 298 On relèvera cependant l’étude de J. D. Noonan, « The Iapyx Episode of Aeneid 12 and Medical Tales in Myth and Mythography », Phoenix, 3-4, 1997, p. 374-392. 299 Selon W. Johnson, Darkness Visible, A Study of Vergil’s Aeneid, Berkeley - Los Angeles - London, University of California Press, 1976, p. 126 et n. 108 de la p. 172, le vers 797 du chant XII montre que Jupiter, tout en feignant de l’ignorer, signale à Junon qu’il a compris qu’elle est responsable de cette blessure. Si cette hypothèse est juste, alors le commentaire du narrateur en XII, 318-323 est plus que subtil : on pourrait en effet penser qu’il reflète ce que les personnages humains peuvent savoir à ce moment-là ; mais la mention casusne deusne et surtout les deux derniers vers (pressa est insignis gloria facti, / nec sese Aeneae iactauit uolnere quisquam) semblent inclure aussi les dieux parmi les coupables possibles qui se sont
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est mis hors jeu, plus personne n’empêche le combat de reprendre, et Turnus peut se livrer à un véritable massacre. La blessure d’Énée, malgré les soins prodigués par le médecin Iapyx, est très difficile à soigner, tous les efforts sont vains, et Iapyx, pourtant cher à Phébus, est sans recours. L’absence de l’aide d’Apollon, le dieu de la médecine, est ainsi soulignée aux vers 405406 (nihil auctor Apollo / subuenit). C’est alors qu’intervient Vénus, dont l’action est décrite de façon détaillée : Hic Venus, indigno nati concussa dolore, dictamnum genetrix Cretaea carpit ab Ida, puberibus caulem foliis et flore comantem purpureo ; non illa feris incognita capris gramina, cum tergo uolucres haesere sagittae : 415 hoc Venus, obscuro faciem circumdata nimbo, detulit ; hoc fusum labris splendentibus amnem inficit occulte medicans spargitque salubris ambrosiae sucos et odoriferam panaceam. Fouit ea uolnus lympha longaeuus Iapyx 420 ignorans, subitoque omnis de corpore fugit quippe dolor, omnis stetit imo uolnere sanguis ; iamque secuta manum nullo cogente sagitta excidit, atque nouae rediere in pristina uires. « Arma citi properate uiro ! Quid statis ? » Iapyx 425 conclamat primusque animos adcendit in hostem. « Non haec humanis opibus, non arte magistra proueniunt neque te, Aenea, mea dextera seruat : maior agit deus atque opera ad maiora remittit. » Ici Vénus, émue de l’indigne souffrance de son fils, va, en mère, cueillir sur l’Ida de Crète le dictame, la tige aux feuilles duveteuses, à la chevelure de fleurs pourpres. Cette herbe n’est pas inconnue aux chèvres sauvages lorsque des flèches ailées se sont plantées sur leur dos. C’est ce remède que Vénus apporta d’en haut – une nuée sombre voile sa présence ; elle en imprègne le liquide versé dans les étincelants bassins qu’elle charge secrètement de vertus médicinales ; elle y répand les sucs salutaires de l’ambroisie et l’odorante panacée. Le vieux Iapyx a baigné la blessure de cette eau, sans rien savoir, et tus. Le narrateur peut alors ignorer des éléments qui n’ont pas été rapportés par la tradition. D’un autre côté, si Jupiter sait l’origine de cette blessure et le dit à travers des paroles retranscrites par le narrateur, ce dernier, forcément, le sait aussi. Le narrateur semble donc avoir sur ce point, comme sur d’autres, une double posture, proche de ces moments d’incertitude où il doute, semble confronté à l’indicible, en appelle à Jupiter, mais contrôle encore et toujours son récit.
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soudain, en effet, toute douleur s’est enfuie du corps, au fond de la plaie le sang ne coule plus. Bientôt, docile sous les doigts, sans effort, la mèche tombe et de nouvelles forces ont restauré l’ancienne vigueur. « Des armes, apportez-lui vivement des armes ! Qu’attendez-vous ? » s’écrie Iapyx, et le premier il l’échauffe contre l’ennemi. « Ces effets ne proviennent point des pouvoirs de l’homme, ni des lumières de mon art ; Énée, ce n’est pas ma main qui te sauve ; plus grand que nous, un dieu est à l’œuvre, il te renvoie à des œuvres plus grandes. » (XII, 411-429, trad. J. Perret modifiée).
Le début du passage met l’accent sur les rapports mère-fils, comme en témoigne la présence des termes natus et genetrix à un vers d’écart, et sur l’émotion teintée d’indignation qui s’empare de Vénus : la déesse est littéralement frappée (concussa) par la douleur de son fils, et c’est ce coup qui déclenche son action. L’adjectif indignus porte vraisemblablement la marque de la subjectivité de Vénus et explique qu’elle soit outrée par la blessure de son fils, puisqu’elle est imméritée300. La déesse agit cachée ; elle n’apparaîtra pas aux autres personnages. Si, pour le lecteur, l’action est décrite avec d’amples détails, y compris des précisions d’ordre botanique, les autres personnages ne savent rien et ne voient rien. Vénus emploie pour elle-même le subterfuge qu’elle a déjà utilisé lors de l’arrivée d’Énée à Carthage au chant I : elle est obscuro faciem circumdata nimbo, et facies est à prendre au sens global d’ « apparence », de « présence », et pas seulement au sens restreint de « visage » : la déesse est entièrement cachée par le nuage ; mais le terme nimbus, qui n’est pas employé pour Énée, rappelle plutôt le moment où Junon gagne le champ de bataille (X, 636). L’opacité de la nuée s’oppose aux bassins dans lesquels Vénus dépose la décoction magique, qui, eux, sont brillants et attirent l’œil (labris splendentibus). Iapyx, le médecin, utilise donc les herbes de Vénus sans le savoir : ignorans indique l’efficacité de la dissimulation de Vénus, et ensuite, par contraste, met en relief la compréhension du médecin. Ce dernier était conscient de l’inefficacité de ses tentatives et lorsque, finalement, la blessure guérit, c’est lui qui analyse la situation et l’explique à Énée : il a compris qu’il n’est pour rien dans cette guérison et qu’un dieu est intervenu. Le dernier vers des paroles de Iapyx, qui revêt des accents prophétiques (maior deus agit atque opera ad maiora remittit), mérite toute notre attention. En effet, un certain nombre de commentaires révèlent que, malgré le caractère explicite de l’intervention de Vénus juste auparavant, ce 300
Cf. R. J. Tarrant, Virgil, Aeneid Book XII, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, ad loc.
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n’est pas seulement pour les personnages que Vénus n’est pas visible, mais aussi pour les lecteurs. Ainsi, Servius, suivi par Conington et Nettleship301, commente maior deus en évoquant Apollon. Il nous paraît pourtant manifeste que le deus en question ne peut pas être le dieu de la médecine : le narrateur a fait état auparavant de l’absence du dieu aux côtés de son disciple dans cette affaire (nihil auctor Apollo / subuenit). En outre, Iapyx lui-même exclut tant les ressources humaines (humanis opibus) que son art (arte magistra, v. 425), la médecine. Cela n’aurait pas été le cas si Apollon avait été à l’origine de la guérison : l’art aurait fonctionné. Enfin, le contexte immédiat, avec la description de l’intervention de Vénus, conduit à penser que c’est elle qui est désignée comme maior deus. Dans la bouche de Iapyx, le comparatif signifie que des forces surnaturelles, donc supérieures aux hommes, sont à l’œuvre, et il est ensuite précisé par deus302. L’emploi du masculin deus pour une divinité féminine ne doit pas choquer, ni surtout empêcher de lire qu’il s’agit de Vénus : rappelons que Iapyx, le locuteur, ignore l’identité du dieu caché derrière ce miracle. D’autre part, il n’est pas inhabituel que deus soit employé comme épicène pour désigner une déesse. Cela a déjà été le cas pour Vénus au chant II, lorsqu’Énée est parvenu, la nuit de la chute de Troie, à retrouver sa demeure ducente deo (II, 632)303. Dans l’une des rares études sur ce passage, J. D. Noonan a mis l’accent sur un trait fondamental de l’imitatio de l’épisode iliadique de la guérison de Ménélas par Machaon304 opérée ici par Virgile. L’intervention de Machaon, selon lui, clôt une série d’actions qui conduisent à séparer Pâris et Ménélas l’un de l’autre et empêchent que leur contentieux ne soit réglé par un combat singulier, ralentissant ainsi considérablement le récit. Dans l’Énéide, l’épisode de Iapyx a une fonction narratologique exactement inverse, même s’il est lui aussi la conséquence de la rupture d’un pacte. En effet, la guérison de la blessure d’Énée permet d’accélérer le rythme et de mener le récit plus rapidement vers le duel final, et sa clôture. Or, c’est à l’action de Vénus, et non à celle du médecin, que l’on doit cette avancée. Contrairement à la blessure de Ménélas, ordinaire et facilement soignée, celle d’Énée résiste à toutes les tentatives de Iapyx et relève de la guérison divine, ce qui lui donne un relief considérable305. 301
J. Conington et H. Nettleship, The Works of Virgil with a Commentary, Hildesheim - New York, Olms, 1963, ad loc. 302 Cf. R. J. Tarrant, Virgil, Aeneid Book XII, op. cit., ad loc. 303 R. Schilling, La Religion romaine de Vénus depuis les origines jusqu’au temps d’Auguste, Paris, de Boccard, 1982 (1954), p. 144, n. 2 ; M. Paschalis, « The affair between Venus and Anchises and the birth of Aeneas in the Aeneid », Dodone, 13, 1984, p. 25-40, p. 30. 304 Iliade, IV, 190 sq. 305 « The Iapyx Episode of Aeneid 12… », art. cit., p. 375-376.
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Surtout, l’expression maior agit deus atque opera ad maiora remittit fait écho à celle du second proème, maior rerum nascitur ordo, / maius opus moueo (VII, 44-45). À l’orée de la partie iliadique de son œuvre, le poète voyait devant lui naître un récit plus grand et se dirigeait de lui-même vers un opus maius. Vénus, qui a contribué à faire de son fils l’élu du destin, est ainsi, en dernière instance, la divinité majeure qui renvoie Énée à son propre opus maius, la conclusion de la guerre et le duel. Contrairement au poète, sujet du verbe moueo, qui se meut de lui-même vers son chef-d’œuvre, ou le met lui-même en branle, Énée est complément d’objet du verbe remittere. L’agent est Vénus, véritable instigatrice des plus grands exploits du héros. Cet écho au proème du chant VII, ainsi que la façon dont il est amené, en disent long sur le rôle de Vénus : contrairement à Junon, la déesse ne déclenche pas ostensiblement l’action en le proclamant dans un monologue situé à une place stratégique306. Vénus agit en plein milieu d’un chant, dans un moment qui peut paraître anecdotique, mais dont, répétons-le, le narrateur a souligné l’importance dans sa discussion sur l’origine de la blessure. Pardessus tout, elle agit cachée ; ses gestes secourables les plus importants ne seront jamais connus d’Énée, et c’est seulement à travers le double sens des paroles d’un personnage humain que le lecteur est amené à percevoir l’importance de son action. À l’insu de tous les mortels, y compris de son fils, Vénus est donc déjà, dans l’Énéide, la Venus Victrix invoquée par César avant la bataille de Pharsale, honorée ensuite à Rome sous le titre de Venus Genetrix sous l’influence du même César puis d’Auguste307. Sous cet angle, la présence du terme genetrix au vers 412 est révélatrice : en Vénus, la mère (genetrix) n’est jamais aussi maternelle que lorsqu’elle rejoint la déesse guerrière, mère politique du peuple romain (Genetrix)308 et fait de son fils son bras armé, de
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Cf. les deux monologues de Junon, I, 37-49 et VII, 293-322. R. Schilling, La Religion romaine de Vénus…, op. cit., p. 304 sq. ; A. Wlosok, Die Göttin Venus in Vergils Aeneis, op. cit., p. 119 ; A. Barchiesi, La Traccia del modello, effetti omerici nella narrazione virgiliana, Pisa, Giardini, 1984, p. 78. 308 Voir également XII, 554-556 : Hic mentem Aeneae genetrix pulcherrima misit / iret ad muros urbique aduertet agmen / ocius et subita turbaret clade Latinos (« Ici sa mère, la toute belle, à Énée inspira de marcher sur la ville, de tourner ses hommes contre les murs, rapidement, d’étonner les Latins par ce coup imprévu »). Vénus insuffle à Énée sa stratégie guerrière et est, ici encore, appelée genetrix. Sur les cinq occurrences de genetrix appliquées à Vénus dans l’Énéide, seule celle de I, 590 n’est pas en rapport direct avec l’activité guerrière, puisque Vénus embellit Énée pour sa première apparition devant Didon. En IV, 227, on retrouve l’expression genetrix pulcherrima, au moment précis où Jupiter évoque la promesse initiale faite par Vénus, grâce à laquelle Énée est devenu l’élu du destin. 307
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sorte que ces paroles pourraient être considérées comme sa devise : arma rogo genetrix nato (« je sollicite des armes, mère pour mon fils », VIII, 383).
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Puissance transformatrice et passion du pouvoir : Vénus et ses enfants dans les Métamorphoses d’Ovide Hélène Vial
La Vénus des œuvres de jeunesse d’Ovide est avant tout, on ne saurait s’en étonner, la mère de Cupidon, telle qu’elle apparaît dans l’Héroïde XVI, peinte à la poupe du navire qui emporte Pâris vers la Grèce : comitata Cupidine paruo / sponsor coniugii stat dea picta sui309. Mais, si l’effigie de la déesse conduit le jeune prince vers la belle Hélène dont Vénus lui a promis l’amour, c’est aussi tout le peuple troyen qu’elle pousse vers un destin tragique et grandiose dont l’horizon ultime n’est autre que la grandeur de Rome ; autrement dit, Vénus est toujours, chez Ovide, à la fois la tenera mater310 de l’Amour et, en tant que mère d’Énée, l’Aeneadum genetrix chantée par Lucrèce au premier vers du De rerum natura311. Or, cette double nature, si elle trouve une incarnation particulièrement claire dans la septième Héroïde – écrite par Didon, femme amoureuse et reine de Carthage, à Énée, fils de Vénus, donc frère de Cupidon312, mais aussi grand ancêtre des 309
« Mais, sur celle [la poupe] qui me porte, la déesse garante de l’hymen qu’elle m’a promis est peinte debout, accompagnée du petit Cupidon. » (éd. H. Bornecque et M. Prévost, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2005 [1928]). 310 L’expression tenera […] matre se trouve dans les Amours, I, 6, 11. Cf. également II, 9, 51 (Si tamen exaudis, pulchra cum matre, rogantem…, « Si pourtant, toi et ta mère, la belle déesse, vous entendez ma demande… »). 311 Cf. Fastes, IV, 161-162 : Semper ad Aeneadas placido, pulcherrima, uoltu / respice totque tuas, diua, tuere nurus ! « Ô toute belle, jette toujours un regard bienveillant sur tes Énéades et veille, ô déesse, sur tant de générations de tes filles ! » (éd. R. Schilling, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 [1993]). 312 Cf. en particulier les v. 31-32 : Parce, Venus, nurui, durumque amplectere fratrem, / frater Amor ! « Vénus, épargne ta bru, et toi, son frère, Amour, enlace ton frère insensible ! » ; et surtout les v. 157-163 : Tu modo, per matrem fraternaque tela, sagittas, / perque fugae comites, Dardana sacra, deos, / (sic superent quoscumque tua de gente reportas, / Mars feras et damni sit modus ille tui, / Ascaniusque suos feliciter impleat annos, / et senis Anchisae molliter ossa cubent !) / parce, precor, domui, quae se tibi tradit habendam. « Seulement, au nom de ta mère, au nom des flèches, armes de ton frère, au nom des dieux compagnons de ta fuite, adorés en Dardanie (et qu’ainsi puissent te survivre tous ceux de ta nation qui te suivent, puisse cette guerre cruelle marquer le terme de tes malheurs ; puisse Ascagne accomplir heureusement ses années, et les os du vieil Anchise reposer doucement), épargne, je t’en conjure, une maison qui se livre à ton pouvoir ! ».
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Romains313 –, affecte chez Ovide les relations de la déesse avec tous ses enfants. Or, la complexité, voire l’ambivalence de cette Vénus ovidienne de nature à la fois érotique et politique s’accentue quand, dans les Métamorphoses, la déesse rencontre les motifs, organiquement liés l’un à l’autre, de la passion et de la métamorphose. La Venus aurea314 qui a promis Hélène à Pâris, devenue, pour reprendre l’expression de Mérimée dans La Vénus d’Ille, une Venus turbulenta315, est bien la divinité tutélaire de ce poème dans lequel les passions humaines, et en particulier la passion amoureuse – mais aussi la passion du pouvoir –, transforment les corps. Elle l’est aussi dans la mesure où les Métamorphoses, creuset où se rencontrent les mondes grec, troyen et romain, la mythologie et l’Histoire, et toute la littérature antérieure, sont en ce sens un hymne à cet autre creuset qu’est Rome, enfant de Vénus, qui adore plus que toute autre cité cette déesse aux multiples ancrages géographiques et littéraires et lui offre de régner sur elle aussi bien érotiquement316 que politiquement317, célébrant en temples, en fêtes et en vers la toute-puissance de la mère de tout ce qui vit318. 313
Et de leurs plus grands dirigeants, comme le rappelle ce passage plaisamment vertigineux des Amours où Ovide imagine les conséquences qu’aurait eues l’avortement de Vénus enceinte d’Énée : Si Venus Aenean grauida temerasset in aluo, / Caesaribus tellus orba futura fuit. « Si Vénus avait attenté à la vie d’Énée, pendant qu’elle le portait en son sein, la terre n’aurait pas connu les Césars. » (éd. H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 [1930]). 314 L’expression se trouve dans l’Héroïde XVI, v. 35 et 291. 315 P. Mérimée, La Vénus d’Ille (1837), Paris, Le Livre de Poche, 1994, p. 39. 316 Venus Aeneae regnat in urbe sui, « c’est Vénus qui règne sur la ville de son cher Énée », écrit Ovide dans les Amours, I, 8, 42. Cf. également Art d’aimer, I, 60. 317 Cf. Fastes, IV, 117-124 : Quid quod ubique potens templisque frequentibus aucta, / Vrbe tamen nostra ius dea maius habet ? / Pro Troia, Romane, tua Venus arma ferebat, / cum gemuit teneram cuspide laesa manum ; / caelestesque duas Troiano iudice uicit / (ah nolim uictas hoc meminisse deas !) ; / Assaracique nurus dicta est, ut scilicet olim / Magnus Iuleos Caesar haberet auos. « Pourquoi, alors que sa puissance s’exerce partout et que de nombreux sanctuaires lui font honneur, la déesse jouit-elle pourtant dans notre cité d’une autorité plus grande ? C’est que Vénus portait les armes pour défendre ta Troie, Romain, quand une javeline la fit gémir en blessant sa tendre main. C’est un juge troyen qui lui accorda la victoire sur deux déesses (ah, puissent celles-ci oublier cette défaite !). Elle se laissa appeler belle-fille d’Assaracus, pour qu’un jour, bien sûr, le grand César pût se réclamer d’ancêtres juliens. ». Je reviendrai plus loin sur les v. 123-124. 318 Cf. Fastes, IV, 85-116, où, s’inspirant de la grande ouverture du De rerum natura, Ovide évoque la uis (« puissance », v. 105) fécondante universelle de Venus […] alma (« la douce Vénus », v. 90), identifiée à la blanda uoluptas (« la délectable volupté », v. 99). On trouve d’ailleurs dès le premier vers de ce livre IV
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Si Cupidon et Énée sont presque les seuls enfants mythiques que le poète attribue à Vénus dans ses premières œuvres319, les Métamorphoses mettent en scène de manière plus précise ses relations avec eux et leur ajoutent un autre lien320, celui avec Hermaphrodite, dans un passage bref mais important dont une analyse plus détaillée que la mienne est faite par Cécile Cerf-Michaut dans la quatrième partie de ce volume. Or, d’une part, l’ambiguïté règne dans les passages concernés, où la puissance de la déesse, devenue puissance de métamorphose, s’accompagne de nombreuses discordances ; d’autre part, Ovide dispose dans son poème, par un réseau d’échos et de projections, d’autres filiations, indirectes et/ou métaphoriques, qui sont autant de manières de questionner la figure de Vénus et, à travers elle, l’état du monde et le sens de l’aventure poétique. Quand la nymphe Salmacis voit pour la première fois Hermaphrodite, c’est à Cupidon qu’elle pense : Puer o dignissime credi / esse deus, lui-dit-elle, seu tu deus es, potes esse Cupido321. Elle se trompe sans se tromper, car l’enfant n’est pas le dieu de l’amour, mais son frère : Mercurio puerum diua Cythereide natum / Nades Idaeis enutriuere sub antris, écrit Ovide au début de l’épisode322. Dans cette histoire marquée, dès ses premiers mots, par une très forte dysphorie323, le personnage principal l’adjectif alma, dont R. Schilling rappelle en n. 1 qu’il « traduit, au sens propre, l’idée de fécondité, comme l’équivalent grec ζείδωρος » et, pris « au sens large », « correspond à une idée de bienveillance bénéfique », les deux sens se cumulant ici. Dans ce même v. 1, Vénus est présentée comme geminorum mater Amorum, « mère des deux Amours », c’est-à-dire d’Éros et d’Antéros. 319 Cf. toutefois l’association entre Énée et Harmonie dans l’Art d’aimer, III, 86 : unde habet Aenean Harmoniamque suos ? (« d’où lui sont venus Énée et Harmonie, ses enfants ? », éd. H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2010 [1924]). 320 Car le lien de parenté d’Harmonie avec Vénus ne fait, lui, l’objet que d’une allusion au livre III (v. 132-133), quand le narrateur, s’adressant à Cadmos, évoque le bonheur éphémère de celui-ci : soceri tibi Marsque Venusque / contigerant ; huc adde genus de coniuge tanta (« Mars et Vénus t’avaient fait l’honneur de t’accepter pour gendre ; ajoutes-y la postérité que t’avait donnée une épouse de si haute naissance » ; éd. G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2007 [1925] pour le t. I, 2008 [1928] pour le t. II, 2010 [1930] pour le t. III). 321 « Enfant, tu es bien digne d’être pris pour un dieu ; si tu es un dieu, tu peux être Cupidon » (IV, 320-321). 322 « Un enfant que Mercure avait eu de la déesse de Cythère fut nourri par les Naïades dans les antres de l’Ida » (IV, 320-321). 323 Vnde sit infamis, quare male fortibus undis / Salmacis eneruet tactosque remolliat artus, / discite ; causa latet ; uis est notissima fontis. « D’où vient la triste réputation de Salmacis ? Comment se fait-il que ses eaux débilitantes énervent les membres et les amollissent par leur contact ? » (IV, 285-286).
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est fondamentalement seul, abandonné dès la naissance par des parents auxquels, pourtant, il ressemble au point de porter leurs deux noms dans le sien : Cuius erat facies in qua materque paterque / cognosci possent ; nomen quoque traxit ab illis324. C’est bien l’absence d’Hermès-Mercure et d’Aphrodite-Vénus qui surplombe tout l’épisode : personne, sinon les Naïades, pour élever l’enfant ; personne pour l’empêcher de partir seul à l’aventure325, puis, dans le cours de ses voyages, de s’approcher de l’étang limpide et dangereux où vit la coquette et sensuelle Salmacis326, réduplication de la fontaine qui a tué Narcisse327, et de s’y baigner328 ; personne, enfin, pour arrêter le viol d’Hermaphrodite par Salmacis (v. 356379), scène de capture violente329 qui se transforme en troublante scène de métamorphose. Le corps du garçon se fond dans celui de la nymphe en un processus que le poète compare à celui de l’hybridation végétale : mixta duorum corpora iunguntur faciesque inducitur illis una, uelut, siquis conducat cortice ramos, 375 crescendo iungi pariterque adolescere cernit ; sic ubi complexu coierunt membra tenaci, nec duo sunt sed forma duplex, nec femina dici nec puer ut possit ; neutrumque et utrumque uidetur330.
Il y a quelque chose d’une grossesse monstrueuse dans ce processus par lequel Hermaphrodite, qui n’est plus fils de personne – il est simplement nommé, au v. 368, Atlantiades, « descendant d’Atlas », ce dernier étant luimême métamorphosé en pierre un peu plus loin dans le même livre331 –, est absorbé par le ventre avide de Salmacis et, sous l’effet de l’« embrassement tenace » (complexu […] tenaci, v. 377) de leurs deux corps, connaît une 324
« À ses traits on pouvait aisément reconnaître sa mère et son père ; on lui donna même un nom qui les rappelait tous les deux » (IV, 290-291). 325 IV, 292-295. 326 IV, 296-315. 327 III, 407-414. 328 IV, 340-355. 329 Salmacis est comparée au serpent enlaçant l’aigle qui l’enlève, au lierre enserrant les arbres, au poulpe emprisonnant sa proie (IV, 362-367). 330 « Leurs deux corps mêlés se confondent et revêtent l’aspect d’un être unique ; quand on rapproche deux rameaux sous la même écorce, on les voit se souder en se développant et grandir ensemble ; ainsi, depuis qu’un embrassement tenace les a unis l’un à l’autre, ils ne sont plus deux et pourtant ils conservent une double forme : on ne peut plus dire que ce soit là une femme ou un jeune homme ; ils semblent n’avoir aucun sexe et les avoir tous les deux. » (IV, 373-379). 331 IV, 604-662.
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nouvelle gestation (suggérée par les inchoatifs crescendo et adolescere au v. 376) au fruit inédit : une forma duplex (v. 378), ni homme ni femme, homme et femme. Pour Hermaphrodite, cette naissance est une forme de mort, qui, de uir (v. 380) qu’il était, l’a fait semimarem (« mâle […] à moitié »), a amolli ses membres (mollita […] membra, v. 381-382) et l’a affligé d’une non uoce uirili (« une voix qui n’avait plus rien de viril », v. 382). Or, c’est à ce moment précis, moment de radicale nouveauté biologique et poétique332 en même temps que de perte absolue de soi, qu’Hermaphrodite redevient, de sa propre initiative, le fils de ses parents : Hermaphroditus ait : « Nato date munera uestro, et pater et genetrix, amborum nomen habenti ; quisquis in hos fontes uir uenerit, exeat inde 385 semiuir et tactis subito mollescat in undis. » Motus uterque parens nati rata uerba biformis fecit et incesto fontem medicamine tinxit333.
Privé toute sa vie de ses parents, c’est quand il n’est plus lui-même qu’Hermaphrodite se reconnaît comme leur fils (nato […] uestro) et les nomme pater et genetrix. Mais les munera qu’il leur demande sont un étonnant présent, et au paradoxe de cette filiation énoncée une fois que la métamorphose a substitué à la double ressemblance une nouvelle forma duplex et laissé le double nom de l’enfant s’effacer devant celui de la fontaine Salmacis, s’ajoutent deux autres paradoxes : celui de parents dont le premier et dernier cadeau à leur fils aura été d’accomplir un empoisonnement, et celui d’une mère déesse de l’amour et du désir offrant à son enfant violé et émasculé, en gage d’une émotion334 trop tardive, la joie mauvaise d’ôter aux autres hommes leur virilité. La discordance règne donc dans l’épisode d’Hermaphrodite, tout entier marqué par la présence-absence d’une déesse qui, à aucun moment, n’est distinguée de la figure paternelle et qui n’agit en mère qu’en ajoutant à la violence de l’agression sexuelle et de la métamorphose celle d’un éternel 332
La narratrice, Alcithoé, a d’ailleurs annoncé, au v. 284 : dulci […] animos nouitate tenebo (« je veux captiver les esprits par l’attrait de la nouveauté »). 333 « Hermaphrodite s’écrie : “Accordez une grâce à votre fils, ô mon père, ô ma mère, vous qui lui avez donné vos deux noms ; que tout homme qui se sera plongé dans cette fontaine ne soit plus homme qu’à moitié quand il en sortira et qu’au contact de ces eaux il perde soudain sa vigueur !” Sensibles l’un et l’autre à cette prière de leur fils à la double forme, les parents l’exaucèrent et répandirent dans la fontaine un suc impur et malfaisant. » (IV, 383-388). 334 Motus uterque parens… (« Sensibles l’un et l’autre, les parents… », IV, 387).
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maléfice. Or, le deuxième passage que je souhaite proposer à la réflexion du lecteur, s’il semble donner à Vénus un rôle maternel plus simple et moins sombre, met en réalité en œuvre des ambiguïtés similaires qui montrent l’intégration complète de la déesse dans l’univers passionnel et en proie au trouble des Métamorphoses. Ce passage du livre V met en scène la relation de Vénus avec Cupidon, qu’Ovide a nommé plus tôt filius […] Veneris335 et que, dans l’épisode de Byblis, il présentera comme le compagnon de la déesse : Pro ! Venus et tenera uolucer cum matre Cupido, / gaudia quanta tuli ! quam me manifesta libido / contigit ! ut iacui totis resoluta medullis ! / ut meminisse iuuat336 ! Les paroles de la jeune fille amoureuse de son frère, prononcées au réveil après un rêve érotique dans lequel s’est réalisée l’union interdite, montrent que, comme mère de l’Amour, Vénus est une déesse toutepuissante et destructrice, grande divinité des Métamorphoses en tant qu’instigatrice de passions qui, altérant les âmes, transforment les corps. Byblis, exilée et désespérée, se fondra dans ses propres larmes ; et le pouvoir de Vénus, dont nous venons de voir une manifestation particulièrement dissonante et noire dans l’épisode d’Hermaphrodite, se sera déjà exercé maintes fois, toujours dans le sens de l’ambivalence. Il se sera même – et j’en arrive au deuxième épisode que j’ai choisi d’analyser – défini, d’une manière remarquablement claire, dans toute sa brutalité et avec la nature hégémonique qui est la sienne. Dans les v. 356-363 du livre V, Vénus aperçoit du haut du mont Éryx le dieu des Enfers, Pluton, qui parcourt la Sicile pour vérifier que les mouvements du Géant Typhée pour se libérer du poids de l’île, sous laquelle il est enseveli, ne créent pas dans le sol des fissures par où la lumière pourrait pénétrer jusque chez les morts. La suite de l’épisode sera bien une histoire de territoires et de possession de ces territoires : Vénus, s’avisant que les Enfers échappent à son pouvoir, « embrasse son fils aux ailes rapides » (natum […] amplexa uolucrem, v. 364) et lui tient le discours suivant : « Arma manusque meae, mea, nate, potentia, » dixit 365 « illa, quibus superas omnes, cape tela, Cupido. Inque dei pectus celeres molire sagittas, cui triplicis cessit fortuna nouissima regni. Tu superos ipsumque Iouem, tu numina ponti 335
« Le fils de Vénus » (I, 463). « Ô Vénus, ô Cupidon, compagnon ailé de ta tendre mère, quels plaisirs j’ai goûtés, quelle jouissance manifeste j’ai éprouvée ! Comme j’ai senti sur ma couche tout mon être se fondre jusqu’à la moelle de mes os ! Quel souvenir délicieux ! » (IX, 482-485). 336
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uicta domas ipsumque, regit qui numina ponti ; 370 Tartara quid cessant ? cur non matrisque tuumque imperium profers ? agitur pars tertia mundi. Et tamen in caelo, quae iam patientia nostra est, spernimur, ac mecum uires minuuntur Amoris. Pallada nonne uides iaculatricemque Dianam 375 abscessisse mihi ? Cereris quoque filia uirgo, si patiemur, erit ; nam spes affectat easdem. At tu pro socio, siqua est ea gratia, regno iunge deam patruo337. »
La Vénus qui parle ici est la mère de l’Amour ; mais, une fois passé le geste de tendresse initial (amplexa, v. 364), c’est impérieusement et, surtout, en termes de guerre et de souveraineté conjuguées qu’elle s’adresse à lui. L’architecture du v. 365, animé de la vitesse des dactyles dont il est entièrement composé, établit nettement l’échelle des valeurs : le vocatif nate (« ô mon fils ») est à la fois encerclé par les termes arma, manus et potentia et emprisonné dans l’expression mea […] potentia, tandis que la césure met en évidence la contiguïté meae, mea. Il s’agit ici pour Cupidon, bras armé de sa terrible mère, d’établir par un acte décisif – rendre Pluton amoureux – le règne de celle-ci sur l’univers entier, Enfers compris. Le discours de Vénus est totalement investi, en particulier dans ses huit premiers vers, par le vocabulaire croisé de la guerre (arma, v. 365 ; tela, v. 366 ; sagittas, v. 367) et du pouvoir (potentia, v. 365 ; superas, v. 366 ; regni, v. 368 ; uicta, domas et regit, v. 369 ; imperium, v. 372), un pouvoir que Vénus, dans une rhétorique rudimentaire – mais la déesse n’a guère besoin, ici, d’être persuasive –, présente comme partagé avec son fils (cur non matrisque tuumque / imperium profers ?, v. 371-372 ; pro socio […] regno, v. 378). C’est une Vénus quasi tyrannique qui nous apparaît ici, poussée à une action brutale par l’affaiblissement réel ou supposé de son autorité et l’impression 337
« Ô toi, lui dit-elle, mon armure, mon bras, ma puissance, ô mon fils, prends les traits qui te soumettent tous les êtres, cher Cupidon, et lance tes flèches légères vers le cœur de ce dieu à qui est échu le dernier lot entre les trois royaumes du monde. Tu domptes les habitants du ciel et Jupiter lui-même, tu domptes les divinités de la mer et le souverain même auquel obéissent les divinités de la mer ; pourquoi le Tartare fait-il exception ? Pourquoi n’agrandis-tu pas l’empire de ta mère, qui est aussi le tien ? C’est un tiers de l’univers qui est en jeu. Même dans le ciel (voilà bien le fruit de ma patience) on nous méprise et la puissance de l’Amour diminue avec la mienne. Ne vois-tu pas que Pallas et Diane qui lance au loin ses traits ont échappé à mes lois ? La fille de Cérès, elle aussi, si nous le souffrons, restera vierge ; car elle nourrit la même espérance. Mais toi, pour la défense de la royauté que je partage avec toi, si j’ai quelque crédit auprès de toi, unis cette déesse à son oncle. » (V, 365379).
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d’être méprisée (spernimur, v. 374) de déesses – Minerve, Diane, Proserpine – qui devraient lui être soumises ; une Vénus très terre-à-terre, qui compte les rebelles et mesure les territoires non encore conquis (agitur pars tertia mundi, v. 372) ; une Vénus étonnamment faible, en définitive, qui perd tout sang-froid, souligne amèrement les limites de sa propre souveraineté et reconnaît que la seule véritable et universelle puissance est détenue par son fils et non par elle (superas omnes, v. 366). La déesse sera évidemment obéie338 : l’Amour décochera aussitôt à Pluton une flèche unique, « la plus acérée, la plus sûre, la plus docile à l’impulsion de l’arc »339, et la passion amoureuse entrera aux Enfers, entraînant avec elle une chaîne d’autres passions et de métamorphoses physiques. Mais, comme l’écrivait Roland Topor, « même les paranoïaques ont de vrais ennemis »340 : au livre X, c’est Vénus elle-même qui sera accidentellement blessée par l’une des flèches de son fils : pharetratus dum dat puer oscula matri, / inscius extanti destrinxit harundine pectus ; / laesa manu natum dea reppulit ; altius actum / uulnus erat specie primoque fefellerat ipsam341. Elle sera alors saisie (capta, v. 529) par la beauté d’Adonis et entraînée, jusqu’au désespoir, dans un amour qui vengera toutes celles qu’elle a inspirées342. Oublieuse des territoires qu’elle défendait avec tant d’âpreté dans son discours du livre V343, oublieuse d’elle-même au point, étonnant renversement, de mener une vie de chasseresse à la manière de Diane344, elle ne quittera plus son amant ; et quand elle se résoudra à s’éloigner de lui pour se rendre à Chypre, elle le retrouvera mort. Elle entrera dès lors dans le cortège des amantes en deuil, qui est son œuvre et où
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V, 379-384. Qua nec acutior ulla / nec minus incerta est nec quae magis audiat arcum (V, 381-382). 340 R. Topor, Café Panique, Paris, Seuil, « Points Virgule », 1982, p. 115. 341 « En donnant un baiser à Vénus, le petit dieu armé du carquois a effleuré, sans le savoir, avec le roseau d’une flèche qui dépassait le bord, la poitrine maternelle ; la déesse, se sentant blessée, a repoussé son fils ; mais le coup avait porté plus loin qu’il ne semblait et elle-même s’y était trompée tout d’abord. » (X, 525-528). 342 Ovide présente cet amour comme une vengeance d’Adonis, fils de Myrrha et du père de celle-ci, Cinyras : iam placet et Veneri matrisque ulciscitur ignes (« voilà qu’il charme jusqu’à Vénus et qu’il se venge sur elle de la passion inspirée à sa mère », X, 524) ; or, aux v. 311-314, l’Amour a affirmé que la passion incestueuse n’avait pas été insufflée à Myrrha par lui, mais par les Érinyes ; ce paradoxe peut contribuer à étayer l’idée d’une vengeance non pas circonstancielle, mais générale contre Vénus et les malheurs qu’elle a causés. 343 X, 529-533. 344 X, 533-541. 339
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elle ne devrait donc pas avoir sa place345. Une autre loi, celle des destins, aura supplanté la sienne ; se révoltant contre cette défaite (Et non tamen omnia uestri / iuris erunt346), elle accomplira, pour qu’elle ne soit pas totale, le geste à la fois sublime et dérisoire de métamorphoser le sang d’Adonis en une fleur fragile à la vie éphémère347, répandant pour cela un nectare odorato348, reflet inversé de l’incesto […] medicamine349 versé par elle dans la fontaine Salmacis à la demande d’Hermaphrodite. Vénus mère de l’Amour est donc, comme Vénus mère d’Hermaphrodite, une déesse fondamentalement ambivalente : présente et absente, destructrice et réparatrice, belliqueuse et vulnérable, tendre et impérieuse, animée dans toute sa personne par les passions qu’elle inspire à autrui, opératrice de métamorphoses qui altèrent autant qu’elles créent. Le livre X des Métamorphoses reflète d’ailleurs ces ambiguïtés puisque, dans les ruines des amours tragiques qui s’y succèdent, s’élève, unique, l’union heureuse de Pygmalion et de son eburnea uirgo350, fille de l’artiste qui l’a façonnée et de la déesse qui l’a animée, mais aussi fondatrice de la lignée maudite (et néfaste à Vénus elle-même) à laquelle appartiennent Cinyras, Myrrha et Adonis. On le voit, la déesse se trouve toujours, en dernière analyse, face à la toute-puissance des fata, contre laquelle elle ne peut rien sinon à la marge – et les Métamorphoses sont précisément une exploration de cette marge, lieu des métamorphoses. Or, c’est plus que jamais aux destins qu’a affaire la Vénus ovidienne quand nous la retrouvons, à la fin du poème, en Aeneadum genetrix ; et cette mère est, je vais tenter de le montrer, faite exactement de la même matière que la mère d’Hermaphrodite, de Cupidon et, symboliquement, de la vierge d’ivoire faite femme. Sur Vénus mère d’Énée et de ses descendants, tout a, d’une certaine manière, été dit avant les Métamorphoses, par Virgile bien sûr351, et avant lui par Homère352, mais aussi par Ovide lui-même, en particulier dans le long passage des Fastes (IV, 18-60) où le narrateur, s’adressant à Auguste, retrace cette généalogie connue de tous. Dans ces vers, l’aspect politique de la 345
Desiluit pariterque sinum pariterque capillos / rupit et indignis percussit pectora palmis / questaque cum fatis… (« aussitôt elle saute à terre, elle arrache les voiles de son sein, elle arrache ses cheveux et se meurtrit la poitrine de ses mains si peu faites pour ce rôle ; accusant les destins… », X, 722-724). 346 « Non, […] tout ne sera pourtant pas soumis à votre loi » (X, 724-725). 347 X, 731-739. 348 « Un nectar embaumé » (X, 732). 349 « Un suc impur et malfaisant » (IV, 388). 350 « La vierge d’ivoire » (X, 275). 351 Notamment au chant VIII de l’Énéide, v. 134 sq. 352 Iliade, XX, 215 sq.
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création de cette généalogie est souligné de manière très claire : Ovide rappelle que c’est Romulus-Quirinus qui, le premier, a affirmé descendre de Vénus et de Mars353 ; il souligne le rôle du nom Iulus utilisé par Jules César pour se dire descendant de la déesse ; et il emploie à propos des bénéfices tirés par Auguste de cette filiation la surprenante formule de « noblesse adoptive »354. Mère d’Énée et des Énéades, Vénus est par là même, dans les Fastes, mère de Rome et du Latium, et lorsque, au livre VI, ce dernier est envahi par les Gaulois, elle intervient pro Latio […] suo, « en faveur de [son] cher Latium » (v. 376). Ce n’est pas le cas dans les Métamorphoses, où les enjeux individuels l’emportent sur l’affrontement des nations ; d’ailleurs, au livre XIV, quand Rome est menacée par les Sabins, Vénus, seule à s’apercevoir que Junon a ouvert à l’ennemi une porte de la Ville, reste impuissante, un dieu ne pouvant défaire ce qu’un autre dieu a fait355. Certes, il s’agit bien du destin de Rome et du Latium quand Vénus demande à Jupiter d’accorder l’immortalité à son fils Énée, puis à son descendant César ; mais il s’agit surtout des destins des deux hommes et, à travers eux, de la déesse elle-même. Telle est l’une des grandes singularités des Métamorphoses, notamment par comparaison avec l’Énéide : l’apothéose est une métamorphose comme les autres, qui infléchit le destin des peuples mais résulte avant tout du jeu des passions humaines. Et l’une des manifestations les plus saillantes, car apparemment paradoxale, de cette spécificité est que, dans les deux passages que j’évoquerai ici, Vénus apparaît pour la première fois comme une mère tendre, alors qu’elle n’a été qu’« ému[e] » (motus, IV, 387) in extremis, et en même temps que Mercure, par la prière d’Hermaphrodite, et qu’elle n’enlace Cupidon (amplexa, V, 364) que pour lui donner des ordres plus impérieux. Cette tendresse de Vénus a toutefois un précédent, d’autant plus intéressant qu’il s’agit déjà d’une apothéose mais accompagné d’un saut de génération. Au livre IV, la déesse est « émue de pitié par le malheur immérité de sa petite-fille »356 Ino, fille de sa fille Harmonie, qui, frappée de furor par Junon, s’est précipitée dans la mer avec son fils Mélicerte. Elle adresse alors à Neptune, non sans lui rappeler qu’elle est née de l’onde sur laquelle il règne357, cette prière pleine de douceur358 : O numen
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Cf. aussi Fastes, I, 40, où Vénus, à qui Romulus-Quirinus consacre un mois, est appelée generis princeps, « principe de sa lignée ». 354 Adoptiua nobilitate (IV, 22). 355 XIV, 781-785. 356 Inmeritae neptis miserata labores (IV, 531). 357 Aliqua et mihi gratia ponto est, / si tamen in medio quondam concreta profundo / spuma fui Graiumque manet mihi nomen ab illa. (« Moi-même je jouis de quelque
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aquarum, / proxima cui caelo cessit, Neptune, potestas, / magna quidem posco, sed tu miserere meorum, / iactari quos cernis in Ionio inmenso, / et dis adde tuis359. Le bref discours de Vénus, où se trouve mêlée pour la première fois à la question du pouvoir, omniprésente quand il s’agit de la déesse, celle de l’amour, est le modèle à la fois de la prière qu’elle adresse à Jupiter pour obtenir de lui l’apothéose d’Énée à la fin du livre XIV et, plus indirectement, des événements qui, autour de la mort et de l’apothéose de César, mettent à nouveau en scène Vénus et Jupiter à la fin du livre XV. Mais la question de la filiation est, dans ce passage annonciateur, moins directe que dans les suivants, puisque la déesse ne s’adresse pas à son père, mais à son oncle, et cherche à faire conférer l’immortalité à sa petite-fille et à son arrière-petit-fils, qui grâce à elle deviennent les dieux marins Leucothée et Palémon. Énée est, lui, le fils de Vénus : déjà nommé Cythereius heros (« le héros, fils de la Cythéréenne ») dans les Fastes (III, 611), il l’est encore par deux fois dans les Métamorphoses (XIII, 625 et XIV, 584). L’article de Judith Rohman a montré que, chez Virgile, Vénus n’était jamais autant une mère pour Énée que quand celui-ci accomplissait les fata et que les manifestations de sa tendresse maternelle coïncidaient avec les moments où elle était la Vénus guerrière, victorieuse, mère des Romains autant que d’Énée. Le texte ovidien se situe, du point de vue de l’histoire d’Énée, dans l’« après » de l’Énéide, dont il a radicalement condensé la trame, remplissant de passions et de métamorphoses les « blancs » ainsi créés. Vénus a assisté à la victoire d’Énée sur Turnus : tandem […] Venus uictricia nati / arma uidet360 ; et l’incendie d’Ardée, tombée en même temps que son roi, a donné lieu, comme toutes les aventures ovidiennes d’Énée, à une métamorphose361. Pourtant, tout n’est pas joué, contrairement à ce que laisse entendre la vision d’apaisement politique divin et humain des v. 581-583362 : c’est après la crédit dans l’Océan, s’il est vrai que je fus jadis une écume qui a pris corps au milieu de l’abîme et que de là est venu le nom grec que je porte », IV, 536-538). 358 Sic patruo blandita suo est (« [Vénus] adresse à son oncle ces paroles caressantes », IV, 532). 359 « Ô souverain des eaux, toi qui as reçu en partage le plus puissant empire après celui du ciel, Neptune, la faveur que je sollicite est grande ; mais prends pitié des miens, que tu vois ballottés sur l’immense étendue de la mer Ionienne ; ajoute-les aux dieux qui te sont soumis. » (IV, 532-536). 360 « Enfin Vénus voit triompher les armes de son fils. » (XIV, 572-573). 361 XIV, 573-580. 362 Iamque deos omnes ipsamque Aeneia uirtus / Iunonem ueteres finire coegerat iras, / cum, bene fundatis opibus crescentis Iuli… (« Maintenant la valeur d’Énée avait forcé tous les dieux et Junon elle-même à oublier leurs anciens ressentiments ; le pouvoir d’Iule grandissant reposait sur un fondement solide… »).
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mort de son fils que la Vénus des Métamorphoses va pour la première fois jouer son rôle de mère. Ce schéma est d’ailleurs préfiguré par la fin des épisodes d’Hermaphrodite, d’Ino et Mélicerte et d’Adonis, tous investis d’une forme d’éternité par la déesse après leur mort symbolique ou physique. Mais ces trois épisodes ne mettaient pas en scène la tendresse maternelle : dans le premier, le participe motus (IV, 387), portant autant sur le père d’Hermaphrodite que sur sa mère, tenait lieu de solde de tout compte ; dans le deuxième, il s’agissait pour la déesse de descendants éloignés d’elle par deux voire trois générations ; dans le troisième, c’était un amant qu’elle pleurait. Ici, c’est son fils qui est mort, et, si elle ne le pleure pas, elle manifeste dans l’obtention puis la réalisation de son apothéose une sollicitude que le lecteur des Métamorphoses ne lui a encore jamais vue, devenant ainsi une Vénus inédite, hybridation harmonieuse de la Vénus à la fois uictrix et genetrix de Virgile et de l’univers d’Ovide, régi par la loi unique de la métamorphose. L’apothéose d’Énée est justifiée avant tout par la gloire du héros, qui le rend « mûr pour le ciel », tempestiuus […] caelo (v. 584) ; mais c’est presque secondaire, comme cela l’était d’ailleurs dans la première apothéose du poème, celle d’Hercule, au livre IX363 : Ovide veut souligner le fait qu’Hercule et Énée, mais aussi Romulus et César, quels qu’aient été leurs hauts faits, ont dû leur divinisation à une initiative familiale, ce qui renvoie évidemment à la gens Iulia et à l’intérêt politique, pour ses membres, de telles apothéoses. De fait, c’est bien en politique avertie qu’agit Vénus, qui, tel un candidat aux élections, s’empresse auprès des dieux pour briguer leurs voix : Ambierat […] Venus superos364. C’est qu’il ne suffit pas ici, comme au livre IV avec Cupidon, de donner un ordre, accompagné d’un vague discours de persuasion, pour être exaucée ; aussi Vénus mêle-t-elle, avec Jupiter, acuité politique et grâces filiales. La prière qu’elle lui adresse, non sans l’avoir d’abord pris dans ses bras (collo […] parentis / circumfusa sui365), est, dans sa concision, un chef-d’œuvre du genre : « Numquam mihi » dixerat « ullo tempore dure pater, nunc sis mitissimus, opto, Aeneaeque meo, qui te de sanguine nostro fecit auum, quamuis paruum des, optime, numen, 363
IX, 135-273. On comparera en particulier les v. 134-135 : actaque magni / Herculis implerant terras odiumque nouercae (« les exploits du grand Hercule avaient rempli la terre de sa gloire et rassasié la haine de sa marâtre ») avec XIV, 581-582, cités dans la note précédente. 364 « Vénus avait sollicité les suffrages des dieux » (XIV, 584). 365 « Entourant de ses bras le cou de son père » (XIV, 585-586).
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dummodo des aliquod ; satis est inamabile regnum aspexisse semel, Stygios semel isse per amnes366. »
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Logos, èthos, pathos, tout ici est précisément calibré de manière à ce que se tende de Jupiter à Énée, en passant par Vénus, une chaîne infrangible, à la fois généalogique, affective et politique, celle du sang (sanguine nostro, v. 588). C’est autant parce qu’elle est fille de Jupiter et mère d’Énée, parce qu’elle est la fille chérie de son père et la tendre mère de son fils et parce que la lignée du souverain des dieux doit être divine que Vénus voit sa prière exaucée. À nouveau, comme au début du passage, l’accord part de l’assemblée indifférenciée des dieux (Assensere dei367) pour se communiquer à Junon (nec coniunx regia uultus / immotos tenuit placatoque annuit ore368) et finalement atteindre Jupiter (Tum pater : « Estis » ait « caelesti numine digni, / quaeque petis, pro quoque petis ; cape, nata, quod optas. »369). Les mots de Jupiter, puis l’action de grâces de Vénus envers lui (gaudet gratesque agit illa parenti370), scellent le rôle de la filiation JupiterVénus-Énée dans l’apothéose de ce dernier. Mais c’est Vénus seule qui dirige l’accomplissement du processus, et celui-ci repose sur des gestes dont la précision et la délicatesse sont de nature également religieuse et maternelle : perque leues auras iunctis inuecta columbis litus adit Laurens, ubi tectus harundine serpit in freta flumineis uicina Numicius undis. Hunc iubet Aeneae quaecumque obnoxia morti abluere et tacito deferre sub aequora cursu ; corniger exsequitur Veneris mandata, suisque, quicquid in Aenea fuerat mortale, repurgat et respergit aquis ; pars optima restitit illi. Lustratum genetrix diuino corpus odore 366
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« Ô mon père, dit-elle, toi qui ne m’as jamais été sévère, donne-moi aujourd’hui, je t’en conjure, une marque suprême de ta bonté ; accorde à mon cher Énée, qui, formé de mon sang, reconnaît en toi son aïeul, accorde-lui, ô le meilleur des pères, un rang parmi les immortels, un rang aussi modeste que tu voudras, pourvu qu’il en ait un ; c’est assez pour lui d’avoir vu une fois le triste royaume, d’avoir traversé une fois les eaux du Styx. » (XIV, 586-591). 367 « Les dieux approuvent ce langage. » (XIV, 592). 368 « L’épouse de leur souverain elle-même ne garda pas un visage impassible ; d’un air bienveillant elle fit signe qu’elle consentait. » (XIV, 592-593). 369 « Alors leur père à tous : “Vous êtes dignes l’un et l’autre, dit-il, de cette faveur céleste, toi qui la demandes et le héros pour qui elle m’est demandée ; reçois, ma fille, ce que tu souhaites.” » (XIV, 594-596). 370 « Vénus, joyeuse, rend grâces à son père » (XIV, 596).
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unxit et ambrosia cum dulci nectare mixta contigit os fecitque deum ; quem turba Quirini nuncupat Indigetem temploque arisque recepit371.
J’ai tenté de montrer ailleurs372 que l’aspect très fortement matériel des récits ovidiens d’apothéoses373, joint à l’expansion poétique qui les caractérise, signe une double distanciation, vis-à-vis du grand modèle épique virgilien et vis-à-vis de l’usage fait des mythes, et en particulier du motif mythique de l’apothéose, par le pouvoir. Le passage que je viens de citer, avec ses deux temps – la purification par les eaux du corps d’Énée, dépouillé de quicquid […] erat mortale (v. 603) et identifié à sa pars optima (v. 604), puis l’onction pratiquée sur lui par Vénus au moyen de substances divines, parfum, ambroisie, nectar –, est à cet égard tout à fait représentatif. L’apothéose y est, poétiquement parlant, une métamorphose comme les autres, c’est-à-dire l’histoire d’une passion venant s’incarner dans un corps et accomplissant en lui le partage physique entre ce qui reste et ce qui se transforme. Qu’il s’agisse de faire d’un homme un dieu n’y change rien : c’est bien dans le monde matériel que nous sommes du début à la fin du passage. La figure de Vénus, instigatrice et opératrice de l’apothéose de son fils, s’enrichit de se trouver placée au cœur de la fabrique ovidienne de la métamorphose : ici, la passion en jeu est la sienne, amour maternel et désir de gloire conjugués ; et ce sont ses mains qui, avec la tendresse d’une mère et la noblesse d’une divinité, font entrer le corps d’Énée dans l’éternité en répandant sur lui ces matières subtiles, diuino […] odore (v. 605), ambrosia 371
« Elle fend les airs légers sur son char attelé de colombes et descend sur le rivage de Laurente, où, caché sous les roseaux, le fleuve du Numicius conduit ses eaux en serpentant à la mer voisine. Elle lui ordonne de laver tout ce qui chez Énée est soumis à la mort et d’emporter cette dépouille vers le large dans son cours silencieux ; le fleuve au front armé de cornes exécute les ordres de Vénus ; il délivre Énée, sous les eaux dont il l’arrose, de tout ce qu’il y avait en lui de mortel ; il ne lui laisse que la meilleure partie de lui-même. La mère du héros répand sur son corps purifié un parfum divin ; elle lui touche les lèvres avec un mélange d’ambroisie et de nectar délectable, elle fait de lui ce dieu que le peuple de Quirinus appelle Indigète et à qui il a élevé un temple et des autels. » (XIV, 597-608). 372 « Les transformations du mythe de l’apothéose dans les Métamorphoses d’Ovide », dans M. Pfaff (dir.), actes des journées jeunes chercheurs « La fabrique du mythe à l’époque impériale » (Strasbourg, Université Marc Bloch, 16-17 mars 2007), Turnhout, Brepols, « Recherches sur les rhétoriques religieuses », à paraître. 373 La couronne d’Ariane (VIII, 176-182), Hercule (IX, 262-273), Glaucus (XIII, 944-963), les vaisseaux d’Énée (XIV, 549-557), Énée (XIV, 600-608), Romulus (XIV, 824-828), Hersilie (XIV, 846-851), Hippolyte (XV, 539-546), César (XV, 844-850), Auguste (XV, 447-448, 760-761, 838-839 et 868-870), le poète-narrateur (XV, 871-879).
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cum dulci nectare mixta (v. 606), qui rappellent l’incesto […] medicamine374 et le nectare […] odorato375 employés par la déesse respectivement pour Hermaphrodite et pour Adonis. D’un poison pour un fils à un nectar pour un amant puis à un nectar pour un fils, Vénus semble être devenue pleinement mère au fil du poème ; et, si elle est ici nommée genetrix (v. 605), c’est pour montrer que l’éternité ici conférée par elle à Énée, plus que celle du maléfice accordé à Hermaphrodite et que celle de la métamorphose florale offerte à Adonis, est le présent d’une mère à son enfant qu’elle remet ici au monde symboliquement et physiquement. Le terme genetrix est évidemment chargé, surtout en contexte « énéen », d’une signification politique autant que généalogique : le lecteur ne peut pas ne pas penser ici à César qui, comme l’a rappelé plus haut Émilie Thibaut, fit en 68 av. J.-C. de Vénus la genetrix des Iulii376, donnant ainsi à ces derniers une origine divine qui, sous Auguste, justifia non seulement une forme d’exercice du pouvoir, mais aussi, en lien avec elle, un usage de l’apothéose dont la divinisation de César fut l’exemple le plus éclatant. Celle d’Énée appelle donc, dans le poème ovidien, celle de César ; or, le récit de celle-ci, qui précède immédiatement au livre XV l’épilogue du poème, est marqué par l’omniprésence de Vénus, qu’Ovide appelle au v. 762 Aeneae genetrix. C’est donc en tant que mère d’Énée que Vénus, dans ce long passage dramatisé à l’extrême, tente d’obtenir que César ne soit pas assassiné, puis emporte au ciel son âme et la voit se transformer en astre377. Au livre IV des Fastes, Ovide soulignait ironiquement le consentement tacite apporté à la déesse au tour de passe-passe généalogique accompli par César : Assaracique nurus dicta est, ut scilicet olim / Magnus Iuleos Caesar
374
« Un suc impur et malfaisant » (IV, 388). « Un nectar embaumé » (X, 732). 376 Suétone, César, VI : Et in amitae quidem laudatione de eius ac patris sui utraque origine sic refert : « Amitae meae Iuliae maternum genus ab regibus ortum, paternum cum diis inmortalibus coniunctum est. Nam ab Anco Marcio sunt Marcii Reges, quo nomine fuit mater ; a Venere Iulii, cuius gentis familia est nostra. Est ergo in genere et sanctitas regum, qui plurimum inter homines pollent, et caerimonia deorum, quorum ipsi in potestate sunt reges. » (« Dans l’éloge de sa tante, voici ce qu’il dit sur la double ascendance de la défunte et de son propre père : “Du côté de sa mère, ma tante Julie descend des rois, du côté de son père, elle se rattache aux dieux immortels. C’est en effet d’Ancus Marcius que sont sortis les Marcius Rex, et tel fut le nom de sa mère ; c’est de Vénus que descendent les Jules, et nous sommes une branche de cette famille. Elle unit donc au caractère sacré des rois, qui sont les maîtres des hommes, la sainteté des dieux, de qui relèvent même les rois. », éd. H. Ailloud, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2007 [1931]). 377 XV, 746-850. 375
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haberet auos378. Le passage consacré, dans les Métamorphoses, à la mort et à l’apothéose de César est lui aussi plein d’ironie, mais celle-ci porte moins sur lui que sur Auguste, instigateur d’une divinisation qui le sert politiquement ; en témoignent de manière particulièrement saillante la phrase Ne foret hic igitur mortali semine cretus, / ille deus faciendus erat aux v. 760-761379 et surtout la présentation discordante de l’apothéose d’Auguste, présentée en fragments disséminés, sapée de l’intérieur par les effets de distanciation et close, au v. 870, par le terme absens après lequel le poète-narrateur s’accorde au contraire une éternité sans mélange380. Vénus ne se soucie guère d’Auguste en cette fin de poème : seul « son cher César » (sui […] Caesaris, v. 844-845) est l’objet de ses préoccupations. Et, alors qu’elle n’est pas sa mère, c’est d’une manière totalement maternelle qu’elle agit avec lui, plus que jamais, plus encore qu’avec Énée. Pour dire les choses plus précisément, si c’est au livre XIV, avec Énée, qu’elle est devenue véritablement mère, c’est au livre XV, avec César, qu’elle en a tous les comportements. Nous la voyons d’abord « pâle d’effroi » (palluit, v. 764) devant les préparatifs des conjurés. Puis elle prononce devant les dieux un long discours (v. 765-778), prolongement de tous ceux que j’ai étudiés plus haut, où se mêlent inextricablement, chez la déesse, sollicitude inquiète pour son descendant et passion ombrageuse du pouvoir, et où le rappel des angoisses éprouvées pour Énée381 s’articule avec l’espoir de sauver César, seul survivant de la race382. Cet espoir est vain, et Vénus se retrouve une fois de plus impuissante383 devant les arrêts du destin (ferrea […] ueterum decreta sororum384, v. 781). Ovide donne cette fois, au moment de conclure son poème, toute latitude à cette idée fondamentale : alors que l’assassinat est imminent et que Vénus, désespérée, tente le tout
378
« Elle se laissa appeler belle-fille d’Assaracus, pour qu’un jour, bien sûr, le grand César pût se réclamer d’ancêtres juliens. » (IV, 123-124). 379 « Le fils ne pouvait pas être issu du sang d’un mortel ; il fallait donc que le père fût dieu » (XV, 760-761). 380 XV, 871-879. 381 Quae uideam natum longis erroribus actum / iactarique freto sedesque intrare silentum / bellaque cum Turno gerere, aut, si uera fatemur, / cum Iunone magis. (« puis je vois mon fils errer pendant de longues années, ballotté sur les mers, je le vois entrer au séjour des morts silencieux, faire la guerre à Turnus, ou plutôt, pour dire la vérité, à Junon », XV, 771-774). 382 Aspice […] quanta mihi mole parentur / insidiae quantaque caput cum fraude petatur, / quod de Dardanio solum mihi restat Iulo. (« Vois quels efforts on tente pour m’attirer dans un piège, quel complot menace la tête qui seule me reste de la famille d’Iule, descendant de Dardanus », XV, 765-767). 383 Cf. l’adverbe nequiquam (« en vain ») du v. 779. 384 « Les arrêts de fer des vénérables sœurs ».
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pour le tout pour sauver le descendant de son fils385, Jupiter s’adresse longuement à elle (v. 807-842) pour lui dire l’immutabilité du sort (Sola insuperabile fatum, / nata, mouere paras ?386) et lui révéler le contenu des « archives du monde » (rerum tabularia, v. 810), c’est-à-dire l’inéluctabilité de la mort de César, mais aussi son apothéose et la grandeur à venir d’Auguste, « héritier du nom » (nominis heres, v. 819). La chaîne de la filiation est ici, comme dans l’épisode d’Énée, reconstituée : un père parle à sa fille du devenir de leur genus et prolonge celui-ci jusqu’à Auguste, voué lui aussi à rejoindre les « astres de sa famille » (cognata […] sidera, v. 839). Les derniers mots de Jupiter sont pour faire de Vénus, comme elle l’a été pour Énée, l’opératrice de l’apothéose de César : Hanc animam interea caeso de corpore raptam / fac iubar, ut semper Capitolia nostra forumque / diuus ab excelsa prospectet Iulius aede387. La déesse exécute l’ordre paternel : media cum sede senatus / constitit alma Venus, nulli cernenda, suique / Caesaris eripuit membris nec in aera solui / passa recentem animam caelestibus intulit astris388. Redevenue alma Venus (v. 844), son geste est à la fois celui d’une fille obéissante et celui d’une mère aimante ; c’est surtout, à nouveau, un geste ovidien, qui métamorphose un corps en le séparant en deux parties, l’une destinée à disparaître, l’autre vouée à l’éternité. Que celle-ci soit ici nommée anima n’importe pas véritablement : seul compte l’acte même de la séparation et le fait que ce soit la meilleure part de l’être – c’est-à-dire la plus profondément constitutive de lui – qui demeure. Dans le récit que je viens d’évoquer, cette part s’échappe soudain des mains de Vénus : dumque tulit, lumen capere atque ignescere sensit / emisitque sinu ; luna uolat altius illa / flammiferumque trahens spatioso
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Tum uero Cytherea manu percussit utraque / pectus et Aeneaden molitur condere nube, / qua prius infesto Paris est ereptus Atridae / et Diomedeos Aeneas fugerat enses (« Alors la déesse de Cythère se frappe à deux mains la poitrine ; elle s’efforce de cacher le descendant d’Énée dans le nuage qui jadis déroba Pâris à la fureur d’Atride, Énée à l’épée de Diomède », XV, 803-806). 386 « À toi seule, ma fille, prétends-tu faire fléchir l’immuable destin ? » (XV, 807808). 387 « Cependant emporte avec toi cette âme qui s’échappe de son corps immolé et change-la en étoile, pour que le divin Jules veille à tout jamais du haut des célestes demeures sur notre Capitole et sur le forum » (XV, 840-842). 388 « La bonne Vénus s’arrête au milieu du palais du sénat ; invisible pour tous, elle enlève du corps de son cher César l’âme qui vient de s’en séparer et, pour l’empêcher de se dissiper dans les airs, elle la porte au milieu des astres du ciel » (XV, 843-846).
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limite crinem / stella micat389. Cette envolée montre, une fois encore, les limites de l’action de la déesse, qui dans les Métamorphoses aura constamment vu sa puissance turbulente et passionnelle strictement encadrée par la loi du destin ; mais elle montre aussi ce qu’a de précieux et de nécessaire une intervention qui, de nature fondamentalement maternelle, opère le lien entre le mortel et le divin et assure la pérennité, symbolique et littéraire autant que mythologique et politique, du genus fondé par Vénus. Quelques vers plus loin (v. 871-879), c’est la pars melior du poète lui-même qui, à son tour, s’élève, portée par la même impulsion que l’âme de César, au-dessus des contingences terrestres et rejoint l’éternité390. Passion et pouvoir sont à nouveau entrelacés ici : passion d’écrire, pouvoir de rendre son nomen immortel par l’écriture. Ni Vénus, ni aucun dieu ne sont pour rien dans ce dernier envol, le seul qui compte. Mais, depuis la très belle élégie III, 9 des Amours sur la mort de Tibulle, nous savons que les poètes attachés à la peinture de la passion sont fils de Vénus, qui les pleure à leur mort391 et à qui le narrateur des Fastes s’est voué (et uatem et mensem scis, Venus, esse tuos392). Nous savons aussi, depuis l’épisode de Pygmalion, que les poèmes eux-mêmes sont, comme la statue d’ivoire devenue chair vivante, les enfants de Vénus, à qui le poète donne forme et amour et que la déesse anime de son souffle divin. L’un de ces poèmes, L’Art d’aimer, fut, en 8 ap. J.-C., la cause officielle de la relegatio d’Ovide ; celui-ci n’en tint pas rigueur à Vénus, pourtant inspiratrice de ce recueil plus que tous les autres, et qui ne lui 389
« Cependant elle s’aperçoit que cette âme s’illumine et s’embrase ; elle la laisse échapper de son sein ; l’âme s’envole au-dessus de la lune et, traînant après soi, à travers l’espace, une chevelure de flamme, elle prend la forme d’une étoile brillante » (XV, 847-850). 390 Iamque opus exegi quod nec Iouis ira nec ignis / nec poterit ferrum nec edax abolere uetustas. / Cum uolet, illa dies, quae nil nisi corporis huius / ius habet, incerti spatium mihi finiat aeui ; / parte tamen meliore mei super alta perennis / astra ferar nomenque erit indelebile nostrum ; / quaque patet domitis Romana potentia terris, / ore legar populi perque omnia saecula fama, / siquid habent ueri uatum praesagia, uiuam. (« Et maintenant j’ai achevé un ouvrage que ne pourront détruire ni la colère de Jupiter, ni la flamme, ni le fer, ni le temps vorace. Que le jour fatal qui n’a de droits que sur mon corps mette, quand il voudra, un terme au cours incertain de ma vie : la plus noble partie de moi-même s’élancera, immortelle, audessus de la haute région des astres et mon nom sera impérissable ; aussi loin que la puissance romaine s’étend sur la terre domptée, les peuples me liront et, désormais fameux, pendant toute la durée des siècles, s’il y a quelque vérité dans les pressentiments des poètes, je vivrai. », XV, 871-879). 391 Auertit uultus, Erycis quae possidet arces ; / sunt quoque qui lacrimas continuisse negant. (« Elle détourna ses regards, la déesse du mont Éryx ; certains disent même qu’elle ne put retenir ses larmes. », Amours, III, 9, 45-46). 392 « Poète et mois [d’avril] sont à toi, tu le sais, Vénus » (Fastes, IV, 14).
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rendait plus visite393 ; il affirma même, dans un long passage de l’élégie II des Tristes394, la parenté organique de tous les genres littéraires avec l’amour, royaume de cette déesse ambivalente, passionnée et imparfaite, puissante et fragile, si peu faite pour la maternité et pourtant mère de toute vie, y compris poétique.
393
Non solet in maestos illa uenire toros (« elle n’a pas coutume de visiter les lits où règne la tristesse », Pontiques, I, 10, 34, éd. J. André, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2002 [1977], traduction légèrement modifiée). 394 Tristes, II, 361-470.
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III. LA MARGINALITÉ EN HÉRITAGE : PRIAPE ET HERMAPHRODITE
Aphrodite et Priape : une double fascination Franck Collin
Que Priape, et non Éros, puisse être le fils d’Aphrodite est une filiation qui ne cesse de surprendre. Comment la déesse de la beauté a-t-elle pu engendrer un enfant aussi laid ? Tout les oppose a priori : la naissance, le physique, la fonction, le domaine, la perception, à tel point qu’Aphrodite a aussitôt rejeté son fils nouveau-né. Comment le mythe a-t-il pensé cette descendance paradoxale ? On évite habituellement de concevoir ensemble le rapport complexe qui réunit le fils à la mère, puisqu’un autre enfant, Éros, est venu se substituer à Priape auprès d’Aphrodite, bien que n’étant pas directement son fils. Éros – l’amour, le plaisir – a été adopté et agréé, contrairement à Priape dont la fonction première est la fécondité. Le manque de charme de l’enfant Priape tient à sa nature ithyphallique que, contrairement aux dieux homologues, son père Dionysos par exemple, il ne peut cacher, son phallos (en latin, son fascinus) ne connaissant jamais le repos. D’une façon de prime abord mystérieuse, ce fascinus exerçait pour les Anciens une « fascination » qu’il faut comprendre dans un sens apotropaïque : l’enfant rejeté avait le pouvoir de rejeter le mauvais sort (fascinum). Cette fonction était liée au sentiment d’aversion que provoquait le dieu, lié autant à sa laideur qu’à la peur de sa violence sous-jacente. Pour sa part, Aphrodite suscite une fascination tout autre : sa beauté attire tous les regards, ont répété poètes et philosophes, et elle comble, au moins en apparence, de tous les bienfaits. Malgré les différences que laisse présager cette double fascination, celle de Priape et celle d’Aphrodite, nous verrons qu’elle est peut-être le seul lien existant encore entre la mère et son fils. Nous étudierons, à travers la naissance de Priape, la façon dont son rejet éclaire la nature d’Aphrodite fondée sur l’attirance fascinée (seductio) que sa beauté exerce. Puis nous analyserons le complexe de la laideur priapique qui exerce une fascination d’un autre ordre, provoquant le détour (auersio) et le rire moqueur (irrisio). Nous nous demanderons alors quelles sont les deux modalités du désir, en lien à la vue (in-uidere, « voir » et « envier »), que cette double fascination met en jeu. Comment Aphrodite-Vénus a-t-elle mis au monde Priape, un rejeton si exactement à son opposé ? Priape est-il un cas particulier ? Les auteurs ne parlent pas de sa conception, mais on la trouve rapportée par simples
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scholies395. La censure s’est-elle exercée sur la tradition d’un dieu jugé sulfureux ? Le premier de ces récits est un commentaire en marge d’Apollonios de Rhodes396 : il rapporte qu’Aphrodite s’unit à Dionysos, mais que, celui-ci étant parti pour l’Inde, elle s’unit en second lieu à Adonis. Cette double union put être la cause de la malformation du nouveau-né, selon une croyance en cours dans l’Antiquité397. Néanmoins, une autre raison est aussitôt apportée, celle de la jalousie d’Héra qui « de sa main maléfique toucha le ventre d’Aphrodite, lui fit donner le jour à un être difforme (ἄμορφον) que l’on appela Priape du fait de [lacune] et Aphrodite refusa de le reconnaître (ἀρπνήσασθαι) »398. La deuxième version, plus courte, est tirée d’une notice de Stéphane de Byzance, à propos du toponyme Abarnis399, dont l’auteur explique l’étymologie en se référant à Sophocle le grammairien : « Sophocle, en commentant cela, raconte qu’Aphrodite, ayant mis au monde à Lampsaque Priape qui était laid, le renia (ἀρπνήσασθαι) et appela la région Apranis, qui, par une légère altération, s’appelle Abarnis400. Abarnis s’entendrait donc comme « (la ville du) Refus », puisque Aphrodite y « refusa » son nouveau-né en raison de sa laideur (ἄμορφον). La troisième version de la naissance de Priape est celle de Nonnos le Syrien401. C’est la plus longue et la plus détaillée, qui vient compléter les deux précédentes : Zeus, frappé par la beauté démesurée (κάλλος ἀμέτρητον) d’Aphrodite, s’unit à elle. Héra est gagnée d’une jalousie sans limite et craint que l’enfant à naître ne dépasse en beauté (κάλλει ὑπερφέρειν) tous les autres rejetons de Zeus. Touchant d’un geste maléfique le ventre d’Aphrodite, elle fait en sorte que l’enfant naisse malformé (κακόμορφος). Aphrodite, ayant vu que son nouveau-né est laid (ἄμορφου), tout à fait sans style (ἀσήμου πάνυ), choquant (αἰσχροῦ) et charnu à l’excès 395
Cf. M. Olender, Priape et Baubô, Paris, thèse de l’EHESS, 1990. Scholie à Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 932. 397 Soranos d’Éphèse, Gynécologie, I, XIV, 46-47 (Corpus medicorum Graecorum, éd. J. Illberg, t. IV, Leipzig, Teubner, 1927, p. 34), interdit l’accouplement durant la grossesse de peur d’engendrer un nourrisson « malformé », κακόμορφος. 398 Ibid. 399 Ville et promontoire de l’Hellespont situés au sud de Lampsaque ; la ville est communément reconnue comme la patrie de Priape. 400 Stéphane de Byzance, Ethnika, s. v. Ἄϐαρνος (Stephani Byzantii Ethnicorum quae supersunt, éd. A. Meineke, Berlin, G. Reimer, 1849, rééd. Graz [1958], Chicago [1992]). 401 Ce Nonnos, distinct du Nonnos auteur des Dionysiaques, était un moine vivant en Syrie ou en Palestine au VIe siècle (Scholie à Grégoire de Nazianze, texte syriaque publié et traduit par S. Brock, The Syriac Version of the Pseudo-Nonnos Mythological Scholia, Cambridge, Cambridge University Press, 1971, p. 147-148). 396
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(περισσοσάρκου), elle le saisit et le lance dans la montagne. Par la suite, un berger trouve l’enfant, l’éduque, et considère que le mal (πάθος) dont il est affligé – celui de son membre viril (τὸ αἰδοίου) – est gage de la fertilité de la terre et des troupeaux. Ainsi Priape devint-il le dieu des bergers.
Quelques éléments fondamentaux structurent ces brefs récits initiaux. Le premier est que la paternité de Priape est discutée : sur ses trois pères potentiels, deux d’entre eux, Dionysos et Zeus, sont des dieux de la fertilité virile, toutefois un seul, Dionysos, présente le même caractère ithyphallique que celui transmis à Priape ; Adonis est un mortel trop beau, trop tragique, pour légitimer sa paternité. Le deuxième est qu’une malédiction provenant d’Héra pèse sur la conception de Priape : Héra, ici dans sa fonction récurrente, dans les mythes grecs, d’épouse bafouée, se venge de la séductrice Aphrodite en frappant sa progéniture de malformation. La difformité ou la laideur affecte en conséquence (troisième élément) le rejeton Priape ; en grec, cette laideur est d’abord « privation de forme » (ἀ-μορφία), c’est-à-dire de beauté (μορφή) ; Pseudo-Nonnos est celui qui en détaille le plus les critères disharmonieux, et les concentre finalement sur la « pathologie » d’un sexe démesuré. Enfin, quatrièmement, l’abandon de Priape par sa mère Aphrodite est motivé par le dégoût visuel que lui inspire son nouveau-né ; l’enfant n’en deviendra pas moins une divinité pastorale, ce qui le place résolument, là encore, du côté de Dionysos. Aphrodite, dans ce mythe, est une mère qui n’assume pas son fils. Laid parce que maudit par Héra, le nourrisson est laissé à la montagne, lieu emblématique des enfants que l’on abandonne. Ce rejet n’est pas unique, si l’on pense à la façon dont Héra elle-même se débarrassa d’Héphaïstos qui, là non plus, ne répondait pas à ses attentes : conçu par parthénogenèse, pour rivaliser avec la naissance d’Athéna, l’enfant fut considéré comme trop maladif, et jeté du haut de l’Olympe dans le vide402. Dans le cas de Priape, la laideur, et par-dessus tout l’aspect choquant et honteux de cette laideur, liée à un phallos démesuré, détourne Aphrodite, parce qu’ils lui sont exactement antinomiques. La déesse de la Beauté, qui subjugue le regard, qui emprisonne les yeux, même celui du maître des dieux qui ne peut y résister, n’accepte pas un nouveau-né qui porte son déshonneur et remet manifestement en question la vérité de son statut divin. La fascination pour la beauté hypnotise les êtres, qui la recherchent tous. En rejetant son fils, Aphrodite nous dit que la laideur ne fascine en rien, qu’elle est facteur de honte, que tous la fuient. Or, ce n’est pas vrai, comme nous le verrons par la suite : Priape aussi fascine. Nous voudrions d’abord comprendre cette contradiction dans les termes en revenant sur la 402
Hésiode, Théogonie, 927-929 ; Homère, Iliade, XVIII, 393-399.
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nature même de la filiation en jeu, et saisir d’éventuelles ressemblances entre la mère et le fils. Le cas de Priape n’est pas isolé parmi les enfants d’Aphrodite. Tous ne sont pas difformes et rejetés, mais presque tous sont excessifs, violents, et somme toute très différents de leur mère. Arès lui a donné quatre enfants : les garçons, Deimos (« Terreur ») ou Phobos (« Effroi »), sont dépositaires d’une férocité aveugle403 ; Antéros (« Amour mutuel ») est un amour exigeant la réciprocité, et donc pas moins tyrannique que ses frères404 ; quant à Harmonie, leur fille, elle fera peser une longue malédiction sur la lignée thébaine, son nom devenant un euphémisme pour ses effets funestes405. Phtonos (« Jalousie »), né de l’union avec Nyx (« Nuit ») ou avec Dionysos (comme Priape), personnifie la passion destructrice dont peut être rongé n’importe quel amour, jusqu’à se meurtrir lui-même406. Chez Hermaphrodite, le fils d’Aphrodite et d’Hermès, l’hybridité sexuelle n’est pas congénitale, mais signe la passion fusionnelle que lui a portée la naïade Salmacis, état qu’Hermaphrodite a vécu comme une souffrance, condamnant au même sort ceux qui connaîtraient même amour407. Priape (« Désir inassouvi ») n’échappe pas à la règle de démesure qui caractérise les enfants d’Aphrodite : dieu menaçant et violent, au moins dans les intentions, il possède de plus cette difformité phallique congénitale, qui résume souvent son être, comme le bâton signale Arlequin. Ces excès, de la part des enfants, il serait simple, a priori, de les imputer aux pères, tant sont connues la violence d’Arès, la démesure de Dionysos, la malignité d’Hermès ; tant aussi l’on aimerait supposer qu’il n’existe chez Aphrodite aucune imperfection, une longue tradition nous ayant convaincus que la beauté garde l’intangibilité d’un statut éternellement virginal, « pur ». Pourtant, la dichotomie n’est pas aussi simple, et la beauté possède aussi ses limites. Une confusion existe à propos d’Aphrodite. Sa beauté si parfaite semble devoir en faire une souveraine qui incline à l’amour. Aussi lui prêtet-on souvent la maternité d’Éros (« Amour ») et d’Himéros (« Amour 403
Homère, Iliade, XIII, 298-300 : « On voit ainsi Arès, fléau des hommes, marcher au combat, suivi d’Effroi, son fils intrépide et fort, qui met en fuite le guerrier le plus résistant. » (éd. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2005 [1937]). 404 Pausanias, Description de la Grèce, I, 30, 1, rend cela très explicite dans l’histoire de Timagoras et Mélès. 405 Ovide, Métamorphoses, III, 563-603. Les cadeaux offerts à l’occasion de son mariage avec Cadmos – le collier d’Héphaïstos et le peplos des Charites – portèrent malheur à tous les descendants qui en devinrent possesseurs, par exemple Jocaste, mère d’Œdipe. 406 Nonnos de Panopolis, Dionysiaques, VIII, 34-50. 407 Ovide, Métamorphoses, IV, 274-388 ; Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 6, 9-10.
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passionné »). Or, c’est inexact. Aux dires d’Hésiode, ce ne sont là que ses « suiveurs »408. Éros est apparu bien avant elle, à l’origine de la création409. Mais leur proximité avec la déesse est telle que l’on tend à conférer à celle-ci des pouvoirs qui ne sont qu’à eux. Les philosophes ont largement contribué à cette étroitesse de la relation, à commencer par Platon dans le Banquet. Son Pausanias, on s’en souvient, distingue les deux Aphrodite du culte athénien, l’une céleste (car fille d’Ouranos), l’autre vulgaire (« pandémienne », fille de Zeus et Dioné), et s’empresse de calquer cette opposition sur son compagnon – et non fils – dans le but de définir un amour, le spirituel (homosexuel), supérieur à l’autre, le physique (hétérosexuel)410. Platon connaît bien les poètes, et la version hésiodique qu’il a rappelée auparavant par la bouche de Phèdre411, mais il entend critiquer et subvertir leurs propos. Aussi Platon cherche-t-il à articuler à Éros, dieu de la génération, le souvenir d’une ascendance plus haute, plus idéale, à travers l’image fidèle d’Aphrodite. Éros, enraciné dans le sensible, est un dieu du manque, de la privation, de la faim. Mais il possède en lui l’aspiration à la beauté qui le pousse sans cesse à combler son vide : ainsi est-il cette interface (μεταξύ) entre le sensible et l’intelligible412. Pour sa part, Aphrodite est une divinité du plein, de la perfection et de l’absolu que représente, aux yeux des Grecs, la Beauté. C’est parce que la Beauté manque aux humains imparfaits que leurs désirs tendent vers elle et ne parviennent pas à s’en satisfaire. Plotin, plus tard, franchira le pas que n’a pas franchi Platon, en identifiant Aphrodite à l’Âme, « divine, pure et sans mélange », et en faisant d’Éros son fils et contemplateur413. Le nom d’Éros, dit Plotin, dérive de l’ὅρασις (« l’action de voir »414) : l’Amour est cette fascination pour le Beau, qui force l’être à dépasser sa finitude, à « voir » au-delà de soimême l’idée de l’universalité, de l’immortalité, du divin. L’« idée » (εἶδος, ἰδέα), ce n’est jamais, étymologiquement, que la « belle forme », le résultat de ce qui a flatté qui « a vu » (εἶδε) ; cette notion a fasciné la métaphysique
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Hésiode, Théogonie, 201-202 (éd. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2002 [1928]) : « Éros l’accompagna (ὡμάρτησε) et Himéros la suivit (ἕσπετο), dès sa naissance [à elle, Philomédée = Aphrodite] et quand elle se rendit à la céleste assemblée. ». 409 Ibid., 120 : Éros apparaît après Chaos (« Néant »), Gaïa (« Terre ») et Tartare (les Enfers). 410 Platon, Le Banquet, 181a-181e. 411 Ibid., 178b. Phèdre cite le début de la Théogonie (v. 120). 412 Ibid., 202a-204b, sur Éros comme μεταξύ et le mythe de sa naissance qui le dote des qualités de sa mère Pénia (« Faim ») et de son père Poros (« Expédient »). 413 Plotin, Traité 50 (III, 5), 2, 15-34 (éd. P. Hadot, Paris, Cerf, 1990, p. 109-110). 414 Ibid., 3, 14-17, p. 114.
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ancienne, jusqu’à devenir une idée fixe. Plotin assure ainsi que l’amour idéal doit porter l’homme à l’union mystique avec le divin415. Dans cette tradition, Aphrodite n’est pas la force aimante : elle est l’objet aimé, celle qui aspire le regard fasciné de l’amour, celle qui nous détourne de nous-mêmes et nous emmène loin du réel, dans un monde fantasmé. La Beauté attire l’Amour. Par ce jeu de miroir narcissique, l’un et l’autre s’apportent un soutien mutuel et ne s’atteignent jamais. C’est pourquoi on ne voit pas, dans le mythe, s’accoupler Aphrodite et Éros. Cette nature fascinante d’Aphrodite fait donc aussi qu’elle attire des pères excessifs. Tous ne le sont pas – en particulier ses partenaires mortels comme Anchise ou Boutès –, mais c’est malgré tout avec Arès, dieu du carnage, ou avec Dionysos, dieu de la fertilité, qu’Aphrodite s’accouple le plus, et cela mérite réflexion. Pour Arès, Aphrodite se met en situation d’adultère, en trompant son mari boiteux Héphaïstos416. Héphaïstos est laid, comme Priape, bien qu’à un moindre degré, tandis qu’Arès est, avec Apollon, le dieu le plus beau de l’Olympe. De plus, Arès, contrairement à Apollon, est un conquérant, un représentant de la force. Or la beauté, souvent montrée comme fragile (nue), cherche autant une protection qu’une manière d’affirmer son empire sur son entourage417. Il existe, entre Arès et Aphrodite, une connivence de caractère, une volonté de domination qui peut aller jusqu’à l’acharnement : quand la déesse se sent offensée, sa férocité et son sadisme ont peu de limites dans l’exercice de sa vengeance. Psyché, Hippolyte, les filles du roi de Chypre s’en souviennent. De même Hélène de Troie, modèle de beauté terrestre, n’est pas la cause la moins sournoise des destructions d’Arès. Guerre et passion sont, dans les mythes grecs, les deux visages déviants mais nécessaires de la beauté, et sont donc loin de susciter un consensus angélique. « La beauté est quelque chose de terrible », soulignait Rilke418, et nous n’en supportons pas longtemps la vue. Ce n’est pas la beauté qui motive l’union avec Dionysos. Représenté tantôt comme un beau jeune homme, tantôt comme un sage mûr et barbu, Dionysos vaut avant tout par sa capacité à relancer le cycle vital. S’unir à lui permet à Aphrodite de souligner moins la force négative de la beauté que sa puissance génératrice. C’est elle que Lucrèce célèbre comme Venus Genetrix à l’orée de son poème, déesse favorisant les unions de tous les vivants et la prospérité de leurs enfants, comme en témoigne la longue postérité romaine 415
Ibid., 4, 10-14, p. 119. Homère, Odyssée, VIII, 266-366. 417 Cf. C. Baudelaire, « La Beauté », dans Les Fleurs du Mal, XVII (Paris, Gallimard, « Poésie », 2005) : « Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris / J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes. ». 418 R. M. Rilke, Élégies de Duino, I, 4 (Paris, Gallimard, « Poésie », 1994). 416
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des prétendus descendants d’Énée419. Dionysos et Aphrodite ont eu deux fils très différents : l’un, Hyménaios, est parfait : beau, jeune, blond, présidant aux mariages, il réunit les caractéristiques de ses parents, beauté et fertilité, et garde un profil amène et enjoué420 ; l’autre, Priape, en est tout le contraire : laid, isolé, menaçant, il reste peu fécond malgré sa nature ithyphallique : car cette arme brandie sans interruption ne lui autorise ni plaisir, ni émission de semence, mais le condamne à la pauvreté stérile, et au ressentiment aigri. Il condamne toute perspective de fécondité et affiche rancœur et colère. Tel est le paradoxe priapique, par rapport à Dionysos ou aux Satyres : sa démesure est sans effet. Même Pan, bien que gardien du domaine pastoral peu étendu, non moins laid en raison de sa thériomorphie, et essuyant quelques échecs sexuels, est mieux loti : il est vénéré en son milieu, où il peut relancer le cycle végétatif421, et il remporte tout de même des succès, même minces, auprès de garçons comme de nymphes. Rien de tel concernant Priape, qui doit se contenter d’un petit jardin dont il chasse les importuns. Servius relate que l’excroissance de son aine lui valut la discrimination et l’exclusion des habitants de sa ville d’origine, Lampsaque422. Posidonius d’Apamée ajoute que ce fut à la suite d’un décret des citoyens, qui se défendaient ainsi de la séduction exercée par Priape sur leurs femmes423. Sa version évhémériste fait de Priape un homme bien doté par la nature qui plaisait aux femmes et leur donnait beaucoup de plaisir et d’enfants. Après l’expulsion, les hommes souffrirent d’une grave maladie sexuelle. L’oracle de Dodone expliqua que seul le retour du dieu pouvait enrayer ce mal. On consacra donc à Priape des temples, des sacrifices, et un domaine – le jardin – pour apaiser sa colère : « … en échange de tels hommages il faut désormais que Priape prodigue tout, et protège le petit jardin du maître comme sa vigne… »424. La liste des « hommages » rendus à Priape est mince : entretien du domaine, et de sa statue contre
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Lucrèce, De rerum natura, I, 1-43. Catulle, Poésies, LXI, 46-75. 421 Théocrite, dans Les Thalysies (Idylles, VII), 106-114, rappelle le rituel des fêtes des Thalysies, qui consistait à frapper Pan avec des verges pour le rendre fécond. 422 Servius, Commentaire aux Géorgiques, éd. G. Thilo, Leipzig, Teubner, 1881, t. III, p. 328 : Priape fut chassé de Lampsaque propter uirilis membri magnitudinem, « en raison de la grandeur de son membre viril ». 423 Posidonius d’Apamée, Περὶ ἡρώων καὶ δαιμόνων, qui n’est plus connu que par les Dix livres de mythologie ou interprétations des mythes de l’humaniste Noël Conti (1520-1582), Venise, Alde, 1551 (cité par M. Olender, Priape et Baubô, op. cit., p. 15, n. 13). 424 Pseudo-Virgile, Priapées, III, 17-18 (éd. M. Rat, Paris, Garnier, 1935). 420
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l’envahissement des broussailles ; dons de plantes et de fruits (figues425, violettes, pavots, courges, pommes, raisins) ; sacrifices éventuels d’une brebis ou d’un petit bouc. On a l’impression juste que Priape a de la sorte été contenu. Car le mythe montre quelle menace il fait peser : celle de saturer l’espace social de volupté et d’enfants (en un temps, donc, où son « priapisme » n’agissait pas encore sur lui) ; on le confine dans un espace intermédiaire, qui est une frange de nature urbanisée, où l’on conserve et tempère à la fois ses instincts fertiles. Priape est ainsi neutralisé : il ne frappe plus les habitants de stérilité ni ne leur impose des naissances anarchiques ; le jardin est l’image de ce compromis, l’enclos qui limite la puissance du dieu tout en lui permettant d’exercer sa fonction tutélaire. La manière de circonscrire le dieu a été une façon de le duper. De là vient le tragique de Priape : sa démonstration de puissance n’effraie nullement, et il n’éveille en retour que mépris et moquerie. On est aux antipodes d’une Aphrodite qui, avec son apparence amène, ne suscite pas de précaution particulière et peut déclencher néanmoins des effets terribles. De quelle nature est donc la fascination que Priape continue à exercer ? Tient-il en quelque chose de sa mère, bien qu’il en paraisse de prime abord l’exact opposé ? Le mythe induit là encore une réflexion élaborée sur la différence entre Aphrodite et son fils. Les animaux qui leur sont consacrés explicitent un aspect précis de leur personnalité et de leur fonction. Les oiseaux – cygne, colombe, moineau – sont d’ordinaire attribués à Aphrodite. Ils sont signes de liberté, gages d’amour volant vers la personne désirée426, images de l’âme et d’Éros ailé. Le cygne, plus encore, est emblématique d’un amour qui dure, tel Cycnos, l’ami de Phaéthon, si inconsolable de la mort de son compagnon que les dieux le métamorphosèrent en cygne427. Permanence du sentiment, transcendance par-delà la mort, le cygne est sublime, comme son célèbre 425
Anthologie Palatine, VI, 22 et 102 : la figue forme un réseau signifiant autour de Priape. On lui taille des statues en bois de figuier (Horace, Satires, 1, 8). Le verbe συκολογεῖν, « cueillir des figues », désigne le coït (Aristophane, Paix, 1348). Le geste de la figue (fica), consistant à placer l’extrémité du pouce entre l’index et le médius, vise à éloigner le mauvais œil (Ovide, Fastes, V, 443). Cf. M. Olender, Priape et Baubô, op. cit., p. 11. 426 Catulle, Poésies, II et III ; un oiseau, comme le moineau de Lesbie, était souvent offert en cadeau d’amour. 427 Ovide, Métamorphoses, II, 367-402. Un autre mythe concerne Cycnos, un allié des Troyens combattu par Achille, qui échappa à la mort grâce à sa métamorphose en cygne par son père Poséidon, puis fut changé en constellation (ibid., XII, 64145).
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chant428, parce qu’il inscrit notre fragilité dans une durée intemporelle. Mais il est encore un instrument de séduction : prenant sa forme, Zeus feint d’être poursuivi par Aphrodite changée pour sa part en aigle, et se réfugie ainsi auprès de Léda pour mieux l’étreindre429… Toute la ruse d’Aphrodite tient là : faire passer la beauté pour faible et innocente même quand ses buts sont calculés. Rien d’aussi réfléchi du côté de Priape, à qui l’âne est attribué. L’âne parce qu’il passait, dans l’Antiquité, pour l’animal viril par excellence. Certes, il n’a pas la noblesse du cheval ou du taureau, car son membre le conduit de façon tyrannique, sa lubricité faisant de lui un être grossier, obtus et stupide430. L’Âne d’or d’Apulée raconte la longue traversée de Lucius, métamorphosé en âne, dans un monde jalonné de péripéties perverses et de débauches multiples, et qui ne retrouve sa dignité d’homme qu’en vertu de la vocation spirituelle que révèle en lui la déesse Isis. Cette lourdeur d’esprit, soulignée par son braiement très disharmonieux, fut l’objet initial d’une divergence entre l’animal et le dieu. Ovide raconte que Priape, sur le point de déshonorer Lotis endormie, en fut empêché par les forts braiements de l’âne de Silène qui éveillèrent à temps la nymphe431. Aussi les habitants de Lampsaque lui sacrifièrent-ils désormais un âne, pour le venger du mauvais tour joué par l’animal. Un autre mythe évoque un concours entre Priape et l’âne de Dionysos, pour savoir lequel d’entre eux avait le membre le plus grand. Selon Lactance, Priape fut déclaré vaincu et, de dépit, tua l’âne432 ; selon Hygin, Priape fut vainqueur et l’âne mis quand même au rang des astres433. Cette comparaison du cygne et de l’âne souligne les personnalités d’Aphrodite et de Priape. C’est par la séduction de sa beauté que la mère rend sa proie captive ; la séduction est sa fascination. Quant au fils, pure exhibition, il ne permet pas à la relation de s’érotiser ; dénué de charmes, de détour fantasmatique, son phallos n’est qu’un instrument brut, avide, dominateur, soumis à l’instinct. Mais Priape n’est pas davantage un contemplatif, un « fasciné » : il est lui-même tout regard, par ce troisième œil, cyclopéen, qui coiffe l’extrémité de son phallos et qui, paralysé dans sa raideur, observe fixement. Comme le dit Martial : « mon membre (mentula) 428
Platon, Phédon, 84d-85b. Euripide, Hélène, 17-21. 430 Ovide, Métamorphoses, XI, 146-179 : Apollon change les oreilles du roi Midas en oreilles d’âne, gage de stupidité, pour avoir préféré les sons de la flûte de Pan à sa propre musique. 431 Ovide, Fastes, I, 415-440. Lactance, Institutions divines, I, 21, 28, rapporte une histoire semblable, mais à propos de Vesta. 432 Ibid., I, 21, 30. 433 Hygin, Astronomie, II, 23. 429
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est sourd et, bien qu’il soit borgne, il te voit bien (uidet) »434. Cet œil paradoxal, bien trop expressif, n’exprime rien, suscite l’inquiétude, et reste au stade de l’irreprésentable. Aphrodite et Priape ne médiatisent pas le sexe, ni Éros, de la même manière. Le sexe féminin est caché, mystérieux, et se sert de la beauté pour se laisser fantasmer. Le sexe masculin proéminent est « le contraignant » (τὸ ἀναγκαῖον435), « ce qui impose sa nécessité ». Il est droit, impérieux, choquant, menaçant, comme l’est la uis uitalis, « l’énergie vitale » qui parcourt le monde et incite les êtres à se reproduire même malgré eux. Éros, qui agit sur la rencontre, en est absent. Le phallos, lui, est incontournable, signe de vie et de prospérité ; aussi plaçait-on son image sculptée sur les façades de maisons, le représentait-on entouré de fruits, le promenait-on en processions. Priape impose sa loi, aucun vivant n’échappe à sa tyrannie, à sa « laideur », c’est le titre de procréateur universel qu’il partage avec Dionysos. Comme tel, Priape représente un mystère dont la violence déferle sur la création. Vis (force), uiolentia (usage de la force), uita (vie) et uir (homme) ont la même étymologie. Telle est la fascination exercée par l’œil de Priape. Fascinatio dérive en latin du nom fascinus, le phallos grec. La fascination, c’est le fait d’être pétrifié à la vue du membre masculin érigé. Cette vue interroge, met mal à l’aise, effraie, car elle ne se laisse pas approprier comme la beauté. Elle suppose de prime abord non le plaisir, mais la violence du désir, l’impudeur, le viol. Elle comporte une part de terrible que les hommes ont tenté d’atténuer. Ils ont entouré le phallos de beaux fruits et cherché à en faire une figure de Protecteur. C’est le geste de l’anasurma, souvent représenté dans la peinture et la sculpture : Priape s’exhibe en « relevant » (anasuro) son vêtement, « mettant à nu » sa nature, et portant tout autour de savoureux fruits. Attitude superflue car, même recouvert, son membre reste toujours trop saillant, mais le geste vise à en conjurer l’effet inquiétant, à dire : avec Priape, point de nature morte. C’est ce que proclame la célèbre fresque à l’entrée de la maison des Vettii, à Pompéi, où le phallos de Priape, mis sur un plateau contrebalancé avec un amas de fruits, le fait pencher de son côté, du côté de la vie qui ne dépérira jamais, parce que le dieu y veille. L’obscénité s’estompe une fois sa terrible laideur rendue propitiatoire. Le jardin assigné à Priape a eu, de même, la fonction d’inverser la crainte qu’il suscitait436. On a réduit sa uis uitalis à un petit espace, où il devient moins l’auteur des fruits que leur gardien. C’est la situation que décrivent les priapées : « Je priapise (πριήπιζω) toute chose, même s’il s’agit 434
Martial, Épigrammes, IX, 38, éd. J. Izaac, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 (1934). 435 Artémidore, La Clef des songes, I, 45, (éd. J. Festugière, Paris, Vrin, 1975, p. 55). 436 Cf. supra la version de Posidonius d’Apamée.
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de Kronos. Je ne distingue ainsi aucun voleur qui s’introduit dans ce potager. Il était convenable que je ne dise pas cela, dira-t-on, pour des légumes et des coloquintes. Certes, mais je le dis quand même. »437. Le dieu peut menacer de « priapiser » tout intrus : prisonnier d’un domaine indigent, il n’inspire plus l’effroi, il sert d’épouvantail et aiguise le rire. Cette limitation explique son priapisme : le phallos est toujours débordant, mais son espace est inapproprié, si bien qu’il n’atteint plus la jouissance, l’éclosion. Priape tant craint est devenu un dieu pauvre voire stérile ; on a dédramatisé son apparence et on ne l’approche plus qu’amusé : « Pourquoi, très sotte gamine, éclates-tu de rire (rides) ? Ce n’est ni Praxitèle ni Scopas qui m’ont façonné… »438 ; « tu te moques (derides) encore, voleur, et pointes ton doigt impudique vers moi qui suis menaçant… »439. Grossièrement taillé, peinturluré de rouge, il ne représente plus qu’un pieu vague enfoncé en terre, un reproducteur improductif. Priape devient risible quand sa menace n’est plus factuelle. C’est un rire à la fois de dérision et de diversion qui déjoue l’impudeur du dieu. L’obscénité priapique a un parallèle féminin. Ce n’est pas Aphrodite, bien sûr, mais Baubô. Lorsque Déméter, vieillie et désespérée par l’enlèvement de sa fille Korè, bloque le processus de fertilité, la nourrice Baubô est celle qui la déride, au sens propre : celle qui la fait rire, et réussit par là même à relancer le cycle végétatif. Dans l’Hymne homérique, Baubô se nomme Iambè et elle ne parvient à réjouir Déméter qu’en vertu de mots obscènes dont la teneur n’est pas révélée440. Grâce aux statuettes de terre cuite retrouvées à Priène en 1898441, on sait que c’est en « retroussant » (anasuro) sa robe et en exhibant sa vulve que Baubô y est parvenue. Pourquoi Déméter rit-elle ? Arnobe explique que « [Baubô] retroussa son vêtement depuis le bas et exposa aux regards les choses formées par ses parties naturelles (formatas inguinibus res) : les agitant par en-dessous (succutiens) avec sa paume – car elles avaient le visage d’un petit enfant (puerilis ollis uultus erat) –, elle les tapote (plaudit) et les manie gentiment (contrectat amice) »442. Baubô manipule sa vulve (uulua) comme une 437
Anthologie de Planude, 237 (épigramme de Tymnès), éd. R. Aubreton, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2002 (1980). 438 Priapées, 10, 1-2, éd. L. Callebat, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2012. 439 Ibid., 46, 1-2. Le digitus impudicus (doigt d’honneur) est l’insulte absolue. 440 Hymne homérique à Déméter, 192-211. 441 M. Olender, Priape et Baubô, op. cit., p. 85 sq. : ces statuettes présentaient un visage posé sans tronc sur une paire de jambes ; les yeux sont à la place des seins, la bouche horizontale est juste au-dessus de la fente vulvaire verticale qu’elle vient comme redoubler. 442 Arnobe, Contre les Gentils, V, 26, 3 (éd. B. Fragu, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2010).
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bouche obscène, mais aussi de façon à lui donner l’expression d’un visage (uultus)443. Voilà ce qui provoque la surprise et l’hilarité de Déméter : la vulve, comme un masque, prend diverses expressions, adopte un rictus de mime comique. Et, en même temps qu’elle forme ce visage, Baubô s’ithyphallise444, preuve que le phallos féminin existe aussi. Il serait non moins laid et grotesque que celui de Priape. « Le risible réside en quelque décalage (ἁμάρτημά τι) et disgrâce (αἶσχος) exempts pour nous de douleur ou de dommage », dit Aristote445. L’imaginaire, face à la laideur, croit que le laid peut nous causer du mal. Une fois écarté le danger, une fois le phallos disgracieux mis à bonne distance, ce déplacement le rend inoffensif et risible. Ne rit-on vraiment que de ce que l’on a d’abord craint ? Mais quelle était au juste cette crainte si fascinante ? À l’opposé de Priape et Baubô se trouve l’Aphrodite pudica. Elle ne relève pas son vêtement, mais au contraire, sur certaines œuvres, comme celle de Ménophantos conservée au Palazzo Massimo de Rome, elle cherche hâtivement à dissimuler son sexe avec un peplos. Sur d’autres sculptures, elle n’utilise que sa main gauche, et tente maladroitement de cacher ses seins de la main droite. On est dans le thème de la déesse surprise au sortir du bain, qui est un moyen, pour l’artiste, de représenter un beau corps de femme. Celle-ci, malgré les gestes de pudeur qui lui valent son nom, est donc bien nue. Là où Priape se résume à son phallos, objet scandaleux, Aphrodite, même totalement dévoilée, garde encore secrète sa nature. Sa fascination n’est pas dans le détournement – et ses gestes de défense sont plus de la fausse pudeur d’une divinité qui se sait parfaite – mais dans la séduction et l’approche. Ce n’est pas le nu qui est impudique, mais l’exhibition des parties honteuses (pudenda), et particulièrement du phallos que possèdent et l’homme et la femme. Nue, Aphrodite ne montre que sa beauté, et préserve le mystère de la sexualité. Pudeur et impudeur sont des notions de morale, des règles du vivre ensemble. L’une de ces règles premières est le pudor : cacher, travestir tout ce qui rappelle la crudité animale de l’état de nature pour préserver l’être social (le langage est de même un préservatif). S’adonner à la sexualité suppose des stratégies d’approche qui apparaissent comme civilisées. Alors que la beauté permet d’érotiser la relation, le laid abolit l’imaginaire érotique et ouvre sur l’animalité. Dans la fascination qu’ils exercent l’un et l’autre, Aphrodite agit comme une promesse, et Priape comme un repoussoir. Aphrodite stimule l’imaginaire en lui figurant les plaisirs futurs ; à ce titre, la beauté n’a pour « réalité » que l’orchestration de ses fantasmes amoureux, 443
G. Devereux, Baubô. La Vulve mythique, Paris, Godefroy, 1983, p. 12-59. Ibid., p. 70. Les philologues rattachent le nom de Baubô à baubon, le godemiché. 445 Aristote, Poétique, V, 1149a (éd. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2008 [1932]). 444
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qui rendra la relation (sexuelle ou non) réussie. Il y a, dit Baudelaire, en tout amour un malentendu446, chaque partenaire croyant partager des ressentis impartageables. Dans le pudor, la dissimulation et la suggestion occupent une fonction érotisante de premier ordre. Hésiode indique quels pouvoirs furent confiés à Aphrodite dès sa naissance : présider aux relations des jeunes vierges, à leurs sourires, à leurs ruses (ἐξαπάτας), à la douce séduction (τέρψιν) et à la délicieuse intimité (φιλότητά)447. Les artifices concourent à la fascination du regard : le sourire, qui montre la personne sous son jour agréable ; la « ruse », dont le radical ἀπάτή indique la « tromperie » dans l’apparence ou dans les mots ; le « plaisir », sur la racine de τέρπω, qui suppose le détournement (la se-ductio) ; tous ces « mensonges » créent la mise en confiance aboutissant à la φιλότης, ce commerce étroit entre personnes, amis ou couple. Aphrodite installe le climat favorable à l’éros. Ce qui se passe ensuite n’est plus de son ressort. Les élégiaques latins ont abondamment traité ce motif de la séduction, qui instaure la relation amoureuse et en assure le renouvellement. Le pudor est travestissement de la beauté, jeu (lusus) du désir qui retourne les apparences, qui pose des limites qu’il donne en gage à l’autre d’enfreindre. Voilà ce qui rend passionnante la conquête amoureuse : « Nous devons, nous autres amants, également flotter entre l’amour et la crainte, et que le refus momentané fasse place à notre prière »448. Pariter metuamus amantes : craindre tout en aimant, dit Ovide. Et le narrateur de vouloir que le mari de son amante la surveille afin de pimenter la relation, de montrer que le jeu en vaut la peine, que la beauté de sa maîtresse est digne d’être recherchée. C’est une crainte qui permet au poète de se dépasser lui-même, de trouver, comme plus tard dans l’amour courtois, un idéal, qui tient dans la seule beauté de la belle : « la beauté est à elle-même sa propre divinité »449, la beauté peut tout se permettre, ajoute-t-il, sans en tirer trop de dépit, car « les dieux n’osent punir les outrages qu’ils reçoivent des belles, et n’ayant su s’en faire craindre, ce sont eux qui les craignent »450. La beauté, travestie sous les traits de la pudeur morale, possède le pouvoir d’enfreindre dans les règles les serments des dieux. Vénérer cette beauté (uenerare, c’est être fasciné par Vénus), comme en sont capables les dieux, les poètes et quelques hommes, est une soumission respectueuse, un asservissement rempli de
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C. Baudelaire, Mon cœur mis à nu. Théogonie, 205-206, traduction retouchée. 448 Ovide, Amours, II, 19, 5-6 (éd. H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 [1930]). 449 Ibid., III, 3, 12 : formaque numen habet. 450 Ibid., III, 3, 31-32. 447
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crainte. Aux yeux d’un Romain, un tel sentiment est impudique, puisque seule la relation active est vraiment morale451. Priape ne permet pas au « malentendu » érotique d’apprivoiser les êtres. Son phallos, trait d’union avec la réalité brute, impose le sexe : il est la négation du pudor. La fascination qu’il suscite est de l’ordre de l’effroi, du scandale, et sa laideur paralyse le regard comme celui de Méduse pétrifie : Priape, toujours raide, tout d’un bloc, « tout là » (la visibilité du phallos finit par occuper la totalité de son effigie), trivial et sans autre promesse que sa uis, ne suscite pas le désir, mais glace, inspire de la répulsion pour un acte qui, sans érotisme, n’est qu’une soumission sadique. Le priapisme, de par son incapacité à jouir, fait du sexe le raccourci vers la mort, sans détour par l’imaginaire de vie. Il est le mâle nécessaire (τὸ ἀναγκαῖον). Sa stérilité enraye la volupté, et figure une mort latente. Contenir le dieu dans son jardin revient donc à réduire sa menace, à contrôler ses effets, à pouvoir en rire. Différentes par nature, les deux fascinations générées par Aphrodite et Priape se rejoignent à l’aune de la crainte. La crainte est dans le camp de celui qui regarde : elle est respect dans un cas, effroi dans l’autre. Elle peut être terrible ici, mortifiante là. L’une semble aimable, acceptable ; l’autre est repoussante, mais dit pourtant une vérité immédiate sur notre condition désirante et mortifère. Comment rendre Priape, ce fascinant terrible, supportable ? Dans les rites grecs d’initiation dionysiaques, le phallos était couvert d’un voile qui préparait les mystes à sa réalité scandaleuse. Dans le cas de Priape, on l’a utilisé comme un contre-pouvoir : renvoyer à l’envoyeur son maléfice. L’œil du phallos contre le mauvais œil de l’envieux. Le rire n’est plus alors une simple arme de défense et de mépris : cette diversion consiste à conserver pour soi la puissance du dieu. Cicéron rappelle le lien qui unit, en latin (et encore en français), l’envie et la vision : « On appelle “envie” (inuidentiam) la tristesse que nous cause le bonheur d’autrui (alterius res secundas), bonheur qui ne nuit en rien à celui qui envie (inuidenti), car, si l’on souffrait de ce bonheur, dont on prend ombrage, on aurait tort de dire “envier” »452. Agamemnon voit avec ombrage la fortune d’Hector bien qu’elle ne lui crée aucun tort. L’envie est secrète et sournoise : elle s’exerce à l’insu d’autrui et à ses dépens, en souhaitant voir ce bonheur cesser. C’est l’origine de l’expression « regarder d’un mauvais œil ». Inuidia, inuidentia : la façon de fixer des yeux (inuideo) le bonheur d’autrui va attirer sur ce bonheur le malheur. 451
M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. 2 (L’usage des plaisirs), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », p. 235. 452 Cicéron, Tusculanes, IV, 8, 17 (éd. G. Fohlen et J. Humbert, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2002 [1931]).
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Superstitieux, les Romains croyaient à ce pouvoir du regard et au message négatif qu’il pouvait transporter sur son objet, jusqu’à le perdre. Les Grecs ont plus insisté sur la capacité de nuisance de l’envie (phtonos), qui cherche à détruire (phtino). En latin, inuidere (« envier ») devient synonyme de fascinare, « fasciner », au sens de jeter un sort. Pour lutter contre le mauvais sort, il faut utiliser un contre-charme : le fascinum en latin, le baskanion453 en grec, car ils sont apotropaïques, « détournant au loin » (ἀπο-τρέπω) le danger. Priape – seulement son phallos le plus souvent – s’apprivoise ainsi en objet quotidien préservant du mauvais œil, en dieu-amulette fixé à l’entrée des maisons, suspendu aux cous comme un bijou, ou aux chandeliers comme une décoration454. Un préjugé sexiste, autant qu’une méconnaissance, a traversé l’Antiquité : le masculin possède seul le germe fécondant, tandis que le féminin n’en est que le dépositaire455. Ce discours a légitimé le pouvoir du masculin et sa mainmise sur la procréation. À Rome, l’expression de la bonne fortune, la montée de sève et la floraison de la nature, la prospérité au sein de la maison, toutes ces manifestations sont celles de la puissance heureuse, virile et verdoyante (uiridis), du uir (« homme »). La vertu (uir-tus) consiste à « être homme », c’est-à-dire à rester réactif, conquérant, érectile. Une stèle du Ier siècle ap. J.-C., retrouvée à Tivoli et comportant une longue dédicace à Priape, dit tout en ce sens. Julius Agathemerus s’y présente comme un affranchi impérial, qui rédige son invocation, avec l’aide de ses amis, après avoir été averti par un songe (somno monitus)456 : Au Genius du divin Priape, puissant (potentis), efficace (pollentis), invaincu (inuicti)… 453
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 6, 4. Il existe tout un arsenal d’objets apotropaïques : amulettes, pendeloques, ceintures, colliers, gnomes burlesques, tous de forme priapique. On suspendait des fascini à des clochettes (tintinnabula) de bronze, à la ceinture, aux doigts, aux oreilles, sur les poutres, sur les lampadaires, sur les trépieds, etc. 455 Eschyle, Les Euménides, 658-661 (éd. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2009 [1925]) : [Apollon parle] « Ce n’est pas celle qu’on nomme mère qui engendre son fils, elle n’est que la nourrice du germe récent (τροφὸς κύματος νεοσπόρου). Celui qui saillit (ὁ θρῴσκων) engendre. La mère reçoit ce germe et le conserve… ». Sur cette vaste question et ses implications : N. Loraux, Né de la terre. Mythe et Politique à Athènes, Paris, Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1996 ; F. Héritier, Masculin/Féminin, 1 (La pensée de la différence) et 2. (Dissoudre la hiérarchie), Paris, Odile Jacob, 1996 et 2002. 456 Corpus Inscriptionum Latinarum (C. I. L.), Inscriptiones Latii veteris Latinae, 14.3565, Berlin, de Gruyter, 1968 (1887) ; le petit monument en question comprend quatre faces. Nous en avons extrait les passages les plus significatifs pour notre démonstration. 454
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Salut à toi, inviolable (sanctus) Priape, Père de toutes choses (pater rerum)… Donne-moi une jeunesse florissante (floridam iuuentam). Donne-moi de plaire aux garçons et aux filles avec mon membre provocant (fascino procaci). Que je chasse par des jeux (lusibus) fréquents et des plaisanteries (iocis) les soucis qui nuisent à mon esprit. Salut, Saint Père de la Nature, Priapus. Embrassez les parties génitales (inguini) de Priapus. Soit que tu désires être invoqué comme Créateur (Genitor) et Auteur (Auctor) du Monde, soit que tu préfères être appelé Nature (Physis) elle-même et Pan, Salut. C’est grâce à ta vigueur (uigore) que sont conçues les choses qui remplissent la terre, qui comblent le ciel, que contient la mer. En effet, sans toi, il n’y a plus de Vénus. Les Grâces sont sans grâce. Il n’y a plus Cupidon ni Bacchus, ô Priapus, Puissant Ami, Salut. C’est toi qu’invoquent les vierges pudiques dans leurs prières afin que tu dénoues leur ceinture attachée depuis longtemps. C’est toi qu’invoque l’épouse afin que son mari ait son nerf souvent raide et toujours puissant (nervus saepe rigens potensque semper).
Julius Agathemerus a-t-il été inquiété par un mauvais songe ? Il invoque un Priape cosmique capable d’exaucer ses vœux. Priape est l’origine du monde457, celui qui engendre la nature (genitor) et la fait croître (auctor, « l’auteur », est celui qui sait augere, « augmenter »). Le fascinus incarne sa puissance sacrée : celle qui confère vigueur, jeunesse, liberté ludique de l’esprit. C’est par lui que les dieux prennent sens : Vénus et Bacchus, ses parents, ou même Cupidon (Amour) ; lui dont les femmes, épouses ou vierges, appellent l’efficacité. Cette phallocratie est absolument statutaire à Rome, et le devoir de l’homme libre. Comme le dit P. Quignard, « le seul modèle de la sexualité romaine est la dominatio du dominus [maître] sur tout ce qui est autre »458. Un maître qui affirme son activité sexuelle est dans la pudicitia (la chasteté), peu importe sur qui il l’exerce, conjoint ou esclave, car il est dans la norme de son statut d’homme libre. L’impudicitia, propre de la passivité (de la sodomie notamment), sera la norme de l’esclave, ou du débauché. Pour la femme libre, la pudicitia réside non dans la fidélité des sentiments, mais dans la fiabilité de la lignée spermatique : sa chasteté 457
Une étymologie de Priape consiste à faire dériver son nom de prin, en grec « d’abord, premier », et de priopoein (« créer en premier »). 458 P. Quignard, Le Sexe et l’Effroi, Paris, Gallimard, « Folio », 1994, p. 22.
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(castitas) réside dans le respect de sa caste. La réciprocité des sentiments compte moins que la continuité de la famille (gens). « L’âme d’un homme amoureux, dit Caton, vit dans le corps d’un autre »459. C’est parce que la passion amoureuse menace l’intégrité de la maison que les Romains pensent qu’il faut satisfaire les plaisirs en dehors. Le pouvoir de la maison (domus), du maître de maison (dominus) ne peut dépendre de l’amour, ressenti comme asservissant ; il doit reposer sur le désir, qui est augmentation, qui est tourné vers l’avant et l’avenir. Le phallos est la marque de la continuité et de la croissance. On comprend dès lors que, pour un Romain, l’impuissance (impotentia) soit bien plus qu’une « défaillance » passagère, une panne organique : elle est un maléfice démoniaque remettant en question l’intégrité du uir et de sa maison. Quand Ovide raconte son fiasco amoureux – le fait d’être resté languidus (inerte), de n’avoir « pas pu » malgré son désir (nec potui cupiens) –, son angoisse devient aussitôt superstitieuse460. Il accuse un poison thessalien (Thessalico ueneno), un enchantement (carmen), une herbe nocive (herba), la magie (artes magicas), et finalement une punition des « grands dieux » (magnos deos). Quels dieux ? Ceux de la triade capitoline ou ceux de sa triade élégiaque (Cupidon, Vénus, Priape), qui lui reprocheraient ainsi de s’être trop soumis à sa maîtresse ? Ovide conclut : « je n’étais alors plus en vie (neque tum uixi), et n’étais plus un homme (nec uir fui) »461. Le Satiricon, pour l’essentiel de l’intrigue que nous avons conservée, obéit à la même angoisse : le héros narrateur Encolpe, puni pour avoir interrompu les mystères de la matrone Quartilla en l’honneur de Priape (in sacello Priapi462) ou pour avoir reçu un sortilège (uenefico contactus463), tente de régénérer son sexe flaccide et consulte pour cela deux prêtresses. La dernière, Œnothée, bat son membre avec une botte (fascem) d’orties vertes. Le rite rappelle celui des Thalysies infligé à Pan464, qui fut repris à Rome dans la cérémonie des Lupercales. Fascis, c’est le fagot de verges liées ensemble ; c’est aussi le « faisceau » des licteurs qui incarnent l’autorité et le pouvoir des premiers magistrats. L’étymologie est la même que celle du fascinus. L’angoisse de faiblir, de perdre ce pouvoir des pouvoirs, est telle qu’il existe à Rome différents moyens religieux pour contourner le sort et 459
Plutarque, Vies, Caton l’Ancien, IX (éd. R. Flacelière et É. Chambry, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 [1969]). 460 Ovide, Amours, III, 7, 3-46. 461 Ibid., III, 7, 60. 462 Pétrone, Satiricon, XVII, 3, 8 (éd. O. Sers, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2001). 463 Ibid., CXXVIII. 464 Cf. supra.
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parer la défaillance, moyens qui ont tous choqué le christianisme des origines. Chaque homme est dès la naissance sous la protection d’un Genius (son ange gardien de la génération) qui sauvegarde ses genitalia (« génitoires ») de l’impotentia et protège sa famille (gens) de la stérilité. Le lit conjugal se nomme le lectus genialis. Pour sa part, le dieu Liber est celui qui « verse » (libare) l’abondance ; célébré aux Liberalia de mars, car favorisant la pousse des futures récoltes, il marque le moment où les adolescents en âge acquièrent leur liberté sexuelle465 et prennent à cet effet la toge virile (qu’ils partagent avec les hommes de pouvoir que sont les sénateurs), qui signifiera leur croissance dans le monde de la cité. Mutunus Tutunus, très ancienne divinité phallique vénérée sur la Vélia, trônait auprès des époux : la jeune mariée devait s’asseoir sur son image pour perdre toute honte et conjurer le mauvais sort qui aurait pu frapper son mari466. Tous ces avatars ont été peu à peu subsumés à Rome sous le nom de Priape. Un aspect important des cultes du fascinus était l’obscénité rituelle du langage. Augustin, citant Varron, s’indigne (entre autres) de ce que l’exhibition publique du phallos géant de Liber sur un chariot ait été accompagnée des « mots les plus scandaleux qui soient » (uerbis flagitiosissimis) dans le but d’éloigner le mauvais œil467. Virgile évoque aussi ces fêtes de Bacchus où les gens des campagnes « s’amusent à des vers grossiers (uersibus incomptis), en riant à gorge déployée (risu soluto) »468. On appelait ces formules crues les vers fescennins (fescennini uersus). Qu’on les fasse dériver de la ville étrusque de Fescennia ou plus sûrement du fascinus lui-même469, leur vulgarité poursuit un but simple et efficace : seule l’indécence est stimulante, seule la licence est propitiatoire. Les invités à la noce lancent ainsi des railleries à la future épouse470, tout comme les chœurs de soldats saluent le triomphe de leur imperator en alternant les louanges et les invectives lascives471. Le ludibrium est à Rome une cérémonie solennelle 465
Cf. Properce, Élégies, III, 15, 3-6. Lactance, Institutions divines, I, 20, 36. Augustin, La Cité de Dieu, VI, 9 (éd. L. Moreau, Paris, Seuil, « Points Sagesses », 2004) : « Ce Priape trop viril sur le sexe (fascinus) gigantesque (immanissimum) et honteux (turpissimum) duquel on ordonnait à la nouvelle épouse de s’asseoir, selon une coutume très honnête et très religieuse consacrée par les matrones ! ». 467 Ibid., VII, 21. 468 Virgile, Géorgiques, II, 386 (éd. E. de Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 [1926]). 469 Cf. Horace, Épîtres, II, 1, 139. 470 Catulle, Poésies, LXI (Épithalame de Julie et Manlius), 150-151 : « Et toi, jeune épouse, garde-toi de te montrer rebelle aux faveurs que demande ton époux, ou crains qu’il n’aille en demander ailleurs ! ». 471 Tite-Live, Histoire romaine, IV, 53, 11 (éd. J. Bayet et G. Baillet, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 [1946]) : « le consul [Valerius] fut assailli de ces 466
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traversée par le jeu (ludus), car propre à brandir le rire libérateur qui délivrera de l’inuidia universelle. Pas de puissance qui ne soit en même temps raillée, pas de personnage qui se distingue du lot sans que la société se fédère dans la vengeance du rire. Le jeu compense le sérieux, de façon à ne pas nécroser les emblèmes du pouvoir. La fascination pose inlassablement la question du désir. Épicure affirme qu’il faut rechercher la satiété de ce désir (ἐπιθυμία) : que seule la sensation du plaisir (ἡδονή) dans sa plénitude confère le bonheur (εὐδαιμονία), qui réside dans cette « absence de trouble » (ἀταραξία) procurant à l’être la perception d’être soi-même comme un être divin472. Le plaisir divinise, en permettant à l’humain de faire corps avec la vie. Il est préférable de vivre peu mais en connaissant cet accomplissement. Son intensité nous confère un instant d’éternité, une force totalisante, qui vaut comme un remède à la certitude de notre mort. Or, le moment érotique ne dure pas. Les phases naturelles de potentia et d’impotentia rappellent à l’homme sa fragilité. En se retirant, la volupté laisse place à un vide étrange, à une prostration mélancolique, à un « dégoût » (taedium) qui, plus qu’un simple retour au réel, ressemble à une petite mort. Comme le dit P. Quignard, « il n’y a pas de civilisation qui ait plus ressenti cette tristesse que la civilisation romaine »473. Voir et désirer sont une même chose. Les fascinations exercées par Aphrodite et Priape traduisent une double modalité du désir. Aphrodite attire Éros : Éros est hypnotisé par l’image de la beauté, il veut en jouir, il consent à cette mort symbolique en l’autre, dont le taedium sera la marque. Les yeux qui fixent trop longtemps la beauté laissent le voyeur ému et hébété (obstupefactus). Ils regardent sans plus voir. Ils cherchent à distinguer quelque chose au-delà du visible, comme une promesse de plaisir et d’immortalité, inaccessible, interdite au regard. Tirésias a vu ce qu’il ne devait pas voir, la nudité d’Athéna au bain, il a été rendu aveugle. Il y perd ses yeux, et donc aussi son sexe : d’homme, il devient femme474. Narcisse n’a pas évité le regard d’envie sur lui-même, il ne l’a pas détourné avec un fascinus, il a sombré dans l’eau létale475. S’attacher à l’image de la beauté, c’est consentir à sa propre mort. Cette captation par le beau est en définitive une castration du regard, un aboutissement et une fin du désir. La fascination de Priape est autre : son désir, plus animal, se détourne du beau, jouit maladroitement, mais refuse de mourir ; il affirme chants à refrains alternés (alternis inconditi uersus), grossière inspiration de la licence militaire (militari licentia iactati) ». 472 Épicure, Lettre à Ménécée, 127-130 (éd. M. Conche, Paris, PUF, 1987). 473 P. Quignard, Le Sexe et l’Effroi, op. cit., p. 85-86. 474 Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 6, 7. 475 Ovide, Métamorphoses, III, 339-510.
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qu’il n’y a pas d’interruption du cycle vital. Contre ce risque de mort latente, le laid, d’abord paralysant, force à réagir. Il affiche un contre-regard, un rire qui réveille de la stupéfaction envoûtée, un bouclier qui détourne l’image terrible… Persée évite le visage pétrifiant de Méduse, sa bouche fendue tirant la langue ; il ne perd pas ses yeux, il garde son épée, dont il tranche la tête grimaçante476. Baubô reforme un visage inattendu et égrillard qui dévie la léthargie morbide de Déméter. En décalant le regard de son objet, le laid élude le regard froid de la mort qui glace, là où la séduction le concentre sur le sujet. Priape, comme Épicure, est le maître d’un jardin. Il est le Désir inassouvi, et rappelle que dans ce désir sommeille l’animalité toujours endeçà des représentations humaines. Lucius veut devenir oiseau, c’est-à-dire âme aimante, pour retrouver les bras de sa bien-aimée, mais il se métamorphose en âne477. Pasiphaé demande à devenir génisse pour satisfaire un désir que nul ne comprend et qui renversera la cour minoenne nécrosée478. Le désir est minotaurien. Le désir est priapique. Le désir est un loup tenu par les oreilles. Le verbe « exciter » (excitare) est à l’origine un terme de chasse signifiant que l’on « débusque » une proie, qu’on la meut (citare) et la fait se dresser hors de sa cache pour lancer les chiens à sa poursuite. Le désir se réveille pour compenser un manque, pour pallier l’absence de visible, pour affronter une angoisse qui enveloppe la fragilité de notre existence. C’est cela qui avertit en songe Julius Agatheremus. Il y a chez lui, chez tout homme, le besoin physiologique d’être rassuré sur sa uirtus, dont, pense-t-il, tout le reste de sa vie dépend. Invoquer Priape, c’est imaginer que la satiété le comblera, que les possibilités du désir sont plus fortes que la mort, qu’elles pointent vers une plénitude, au-delà de nousmêmes, et ne s’arrêtent pas à nos simples fantasmes. Ainsi, l’œil du désir n’a pas figé sa proie comme une statue. Il lui a fait un instant contempler sa mort, une mort dont il a pu renaître, après avoir traversé l’angoisse qu’elle suscite. Priape et Aphrodite ont une relation ambiguë et divergente. En rejetant son fils légitime, en adoubant au contraire Éros, Aphrodite ferme à Priape la porte de la reconnaissance et du plaisir. C’est une opposition radicale entre la beauté féminine et la laideur priapique liée au fascinus. Sans faire de notre étude une opposition masculin/féminin, nous avons porté notre 476
Ibid., IV, 753-803. Apulée, L’Âne d’or, III, 21-27. 478 F. Collin, « Pasiphaé, l’irrésistible intuition d’un renversement », dans R. Poignault et C. d’Humières (dir.), Autour du Minotaure, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, « Mythographies et sociétés », 2013, p. 219236. 477
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réflexion sur la double fascination que produisent ces deux divinités paradoxales, la seductio maternelle et l’auersio filiale. En Priape se dessine une autre ambiguïté, consistant à le considérer tantôt comme un dieu cosmique et prodigue, tantôt comme le dieu tutélaire d’un jardin indigent ; cela traduit autant l’appréhension à l’égard de sa sexualité phallique qu’une attente à l’égard de la prospérité qu’il est censé transmettre. La double fascination éclaire ainsi deux modalités du désir : l’une cherche dans la beauté un absolu dans lequel se fondre et disparaître ; l’autre demande à la laideur de détourner le mauvais sort (fascinum, maleficium), c’est-à-dire de lever l’angoisse d’une absence de fertilité. Elle met en évidence les enjeux de pouvoir existant dans les mentalités antiques, et une dialectique du plaisir différente en fonction du féminin et du masculin.
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Vénus et Hermaphrodite : filiation, génération, reproduction Cécile Cerf-Michaut
Le mythe d’Hermaphrodite est raconté dans le quatrième livre des Métamorphoses (v. 285-388), où Ovide le présente comme « une touchante aventure ignorée »479. Afin de comprendre pourquoi les eaux de la source Salmacis, en Lycie, ont mauvaise réputation, une narratrice revient sur l’histoire de ce jeune homme, né des amours de Mercure et Vénus. Le jeune homme ressemble tant à ses deux parents qu’on le nomme Hermaphrodite ; il est toutefois élevé loin d’eux. À l’âge de quinze ans, il se décide à parcourir le monde, et arrive en Lycie. Il s’y repose près d’une source, propriété de la nymphe Salmacis ; cette dernière, contrairement à ses sœurs, ne chasse pas, ne se livre à aucune activité physique, préférant l’oisiveté et la baignade. À la vue du jeune homme, la nymphe s’enflamme, lui fait des propositions et le compare à Cupidon ; il refuse ses avances et la chasse, mais sa gêne ne fait que l’embellir. Consumée de désir, Salmacis fait semblant de s’en aller et l’observe cachée tandis qu’il se baigne. Elle se jette alors sur lui et entreprend de l’enlacer ; comme Hermaphrodite lui résiste, elle demande aux dieux qu’ils ne puissent jamais se séparer l’un de l’autre. Les dieux accèdent à sa requête et leurs deux corps fusionnent, comme fusionnent deux rameaux recouverts d’une même écorce. Ils ne forment alors plus qu’un seul être, à la fois femme et homme, mais ni femme ni homme. Désespéré, Hermaphrodite demande alors à ses parents de jeter un sort à la fontaine, afin qu’elle fasse perdre sa vigueur à ceux qui s’y baigneront. La filiation de Vénus et d’Hermaphrodite est donc attestée ; elle n’en pose pas moins problème. Certes, Aphrodite conçoit un fils avec Hermès ; elle lui donne la vie, un nom, la beauté. Les textes de l’Antiquité sont fort clairs sur cette filiation. Le texte le plus précis est sans aucun doute celui d’Ovide : « Un enfant étant né de Mercure et de la déesse de Cythère, il fut nourri par les naïades dans les grottes de l’Ida ; son visage était tel qu’on pouvait y reconnaître les traits de son père et de sa mère ; c’est aussi d’eux qu’il tira son nom »480. Hygin cite Hermaphrodite comme un exemple de beauté ; il le recense en effet dans la fable CCLXXI, consacrée « aux plus 479
Ovide, Métamorphoses, IV, 284 (éd. J. Chamonard, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 119). 480 Ibid., IV, 288-291 (p. 119).
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beaux des jeunes gens » : « Atlantius fils de Mercure et de Vénus, que l’on appelle Hermaphrodite »481. Cette filiation est attestée par une épigramme de l’Anthologie palatine : « Pour les hommes, je suis Hermès ; pour les femmes, j’offre l’aspect de Cypris ; je porte en effet l’empreinte de cette double parenté. Aussi n’est-ce pas sans raison qu’on m’a placé dans des bains communs aux hommes et aux femmes, car je suis Hermaphrodite, enfant de sexe douteux »482. Enfin, Ausone l’évoque dans ses Épigrammes : « Mercure est son père, et Cythérée sa mère. Hermaphrodite, nom mixte comme sa nature, est un composé, mais un composé incomplet, de l’un et de l’autre sexe ; homme et femme tout ensemble, il ne peut contenter ni l’un ni l’autre »483. Toutefois, les relations sont distendues entre la mère et le fils. Ce sont des naïades qui l’éduquent, selon Ovide. Adolescent, Hermaphrodite parcourt seul le monde. Vénus ne met pas son fils en garde contre les dangers qu’il court et ne lui est d’aucun secours lorsqu’il est violé par la nymphe Salmacis. Ses parents n’interviennent qu’une fois que le mal est fait et que les corps d’Hermaphrodite et Salmacis ont fusionné. Encore sont-ils impuissants à lui rendre sa forme première : D’une voix qui n’est déjà plus celle d’un homme, Hermaphrodite s’écrie : « Accordez cette grâce, ô mon père, ô ma mère, à votre fils qui porte vos deux noms : que tout homme qui se sera baigné dans cette fontaine n’en sorte plus qu’un homme à moitié, et, dès qu’il aura touché ces eaux, perde aussitôt sa force. » Émus, ses deux parents exaucèrent le vœu de leur fils désormais à double forme, et diluèrent dans les eaux de la fontaine un philtre aux effets malfaisants484.
Ces relations fort pauvres n’ont guère inspiré les artistes. Hermaphrodite est souvent représenté seul : étant bisexué, il se suffit à luimême comme objet de contemplation érotique ou de méditation esthétique, surtout dans la sculpture hellénistique. Un répertoire iconologique, le LIMC, recense, à l’entrée « Aphrodite », 1570 représentations significatives de la déesse ; douze sont consacrées à ses relations avec Hermès ; aucune ne représente le couple d’amants avec leur fils Hermaphrodite485 : de fait, c’est 481
Hygin, Fables, CCLXXI (éd. J.-Y. Boriaud, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 [1997]). 482 Anthologie palatine, IX, 783 (éd. P. Waltz et G. Soury, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2002 [1957]). 483 Ausone, Œuvres complètes, éd. C. Pomier, Clermont-Ferrand, Paléo, 2006, p. 32. 484 Ovide, Métamorphoses, IV, 282-288 (p. 121). 485 Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, Zürich - München - Düsseldorf, Artemis Verlag, 1981-1999.
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souvent Éros qui leur tient compagnie. Hermès n’est pas non plus figuré avec son fils, alors même qu’il est un dieu éducateur et protecteur de l’enfance en raison de son éloquence. Il est représenté éduquant Dionysos, Héraclès, Œdipe, Achille… mais pas Hermaphrodite. Trois représentations seulement d’Hermaphrodite avec sa mère sont relevées dans le LIMC, provenant toutes de Délos où un culte était vraisemblablement rendu à Aphrodite, Éros et Hermaphrodite – mais un hermaphrodite déjà adulte486. Cet oubli se vérifie dans l’art pictural de la Renaissance : quand le Corrège représente L’Éducation de l’Amour, c’est Cupidon qui figure entre sa mère et Mercure qui lui apprend à lire487. Chez Bartholomeus Spranger, et plus tard chez Poussin, Véronèse ou Paolo Farinati, Vénus et Mercure sont accompagnés d’Éros, et parfois d’Antéros ou de petits faunes488. Parfois, le couple Vénus-Mercure apparaît sans son fils. Cela se vérifie dans Le Printemps de Botticelli : Mercure dissipe les nuages avec son caducée, afin de préserver la danse des Grâces489. En revanche, dans la littérature alchimique de la même époque, on trouve de fréquentes représentations de ce couple avec Hermaphrodite490. A cette exception près, le thème de la filiation Vénus-Hermaphrodite, de la transmission de la mère au fils, de l’amour maternel ne semble guère avoir intéressé les artistes. La relation entre la mère et le fils semble beaucoup plus riche si on l’interroge non à partir du concept de filiation, mais à partir de la génération. Cette notion est complexe : elle désigne « la production d’un nouvel individu »491 et la génération sexuée, qui fait qu’un mâle et une femelle produisent leur semblable, un être d’une même espèce qu’eux, si possible lui-même fécond et capable d’assurer à son tour la génération. De surcroît, elle est liée à la notion de genre : au genus (l’origine, la naissance), au genre sexuel (on est biologiquement mâle ou femelle, on est de genre masculin ou féminin), au genre littéraire (un texte peut être épique, lyrique, élégiaque, didactique…). Or ces trois notions de génération, de genre sexuel et de genre
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J. Marcadé, « Reliefs déliens », Bulletin de correspondance hellénistique, supplément 1, 1973, p. 329-369. Les pages consacrées à Hermaphrodite sont les p. 342 sq. 487 Le Corrège, L’Éducation d’Amour, vers 1525, Londres, National Gallery (L. Impelluso, Dieux et Héros de l’Antiquité, Paris, Hazan, 2003, p. 21). 488 Cf. Nicolas Chaperon, Mercure, Vénus et l’Amour (vers 1635-1640), Musée du Louvre. 489 Sandro Botticelli, Le Printemps, vers 1482-1483, Florence, Galerie des Offices (L. Impelluso, Dieux et Héros de l’Antiquité, op. cit., p. 22-23). 490 M. Maier, Atalanta fugiens, Paris, Dervis, 1997, emblèmes 49 et 54. 491 Petit Robert, article « Génération ».
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littéraire gagnent à être étudiées ensemble492. Qui plus est, ces trois concepts prennent un relief particulier lorsque l’on se penche sur l’histoire d’Hermaphrodite qui est l’essence même de l’ambiguïté, de l’hybridation, du mélange. La notion de genre impose un découpage du réel en catégories. Ces catégories sont vues comme étanches : ne dit-on pas qu’« il ne faut pas mélanger les genres » ? Jacques Derrida a consacré un article à cette tendance des genres à tracer des frontières : un même être ne doit pas être féminin et masculin, humain et animal, humain et végétal ; un discours relèvera d’un registre, un texte ne relèvera pas et du bon genre et du mauvais genre493. Or Hermaphrodite met à mal ces catégories. Avant sa fusion avec Salmacis, il défie la notion de genre : il combine des traits et comportements masculins et des traits féminins. Après sa fusion avec Salmacis, il est à la fois homme et femme, et a les deux sexes. De plus, le genre du passage, chez Ovide, pose problème. Enfin, le mythe interroge la capacité de deux individus différents à produire du nouveau. Cette fable invite ainsi à penser la génération sexuée. Car Aphrodite met au monde un être qui, à l’origine, lui ressemble, mais va devenir fort différent d’elle. L’enfant ressemble à ses parents, il est aussi beau qu’eux, et c’est même pour cela qu’on lui donne un nom tiré des leurs : cuius erat facies in qua materque paterque / cognosci possent ; nomen quoque traxit ab illis494. Toutefois, la ressemblance s’arrête là. On voit que le fils, contrairement à sa mère, ignore tout de l’amour (nescit enim quid amor495), est innocent et timide. Contrairement à son père, il n’est pas éloquent, et ne trouve pas les mots face à la nymphe qui, elle, s’exprime avec aisance. La métamorphose d’Hermaphrodite en un nouvel être bisexué n’est pas une génération, mais une greffe, pas une union, mais une attaque. La nymphe l’enlace comme le lierre enserre un végétal, le poulpe ou l’aigle leurs proies (v. 361-367). Lorsque les dieux les réunissent, c’est sur le modèle de la greffe, puisqu’ils sont comparés à deux rameaux sous une même écorce (v. 375-376). Cette fusion sans amour ne peut produire un être radicalement nouveau et indépendant de Salmacis et Hermaphrodite. Après sa métamorphose, la différence avec la mère se creuse. Alors que Vénus est indéniablement féminine, Hermaphrodite est mâle et femelle ou ni mâle ni 492
A. Frantz, « Du “genre” nu comme un ver et des genres en littérature », 3 octobre 2008, Centre de Recherches en Études Féminines et d’Études de Genres, article en ligne (http://www.sens-public.org/spip.php?article602). 493 J. Derrida, « La loi du genre », dans Id., Parages, Paris, Galilée, 2003, p. 231267. 494 « Son visage était tel qu’on pouvait y reconnaître les traits de son père et de sa mère ; c’est aussi d’eux qu’il tira son nom » (Ovide, Métamorphoses, IV, 290-291, p. 119). 495 « Car il ignore ce qu’est l’amour » (ibid., IV, 330, p. 120).
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femelle (v. 378-379) : on ne peut lui assigner un genre. Hermaphrodite se sent moins homme et femme (alors qu’il a désormais les deux sexes) que semiuir, demi-homme (v. 386). Il a perdu quelque chose dans cette fusion, au lieu d’y gagner un sexe supplémentaire. Lui-même n’engendre plus de désir une fois qu’il a fusionné avec Salmacis. Ses aventures s’arrêtent là, on n’entend plus parler de lui après cette « naissance » dans l’eau, alors que les aventures de sa mère commencent quand elle sort de l’eau. Alors qu’Aphrodite est « mère de tout » selon Euripide, Hermaphrodite ne peut être père de rien : il est condamné à la stérilité et à la solitude. Il condamne d’ailleurs, par une malédiction, les hommes qui se baigneraient dans la même fontaine que lui à perdre eux aussi leur virilité (v. 383-386). Enfin, tandis que Vénus inspire un amour partagé et préside à l’union sexuelle, son fils est condamné à une éternelle fusion subie, qui n’est pas du tout l’union consentie et temporaire que permet la sexualité. En lisant l’histoire d’Hermaphrodite, on a l’impression que quelque chose, dans sa génération, a échoué : Hermaphrodite, par son nom, son visage, n’est qu’un croisement de ses deux parents ; il semble n’avoir aucune personnalité, aucune autonomie, ne pas parvenir à être lui-même (ses malheurs commencent d’ailleurs à partir du moment où il tente de vivre seul). Mélange de deux êtres, il doit ensuite fusionner avec un troisième, la nymphe : Hermaphrodite échoue à conquérir son identité, à s’affirmer comme un individu nouveau. Par sa naissance, sa métamorphose, son destin, Hermaphrodite nous parle moins de filiation et de génération que de mélange, de greffe, d’amputation. Ici, nulle génération véritable, nul élan vital : une greffe l’a remplacée, accompagnée d’une stagnation mortifère. Le personnage d’Hermaphrodite subvertit évidemment les lois du genre. Hermaphrodite naît bien mâle. Mais au moment où il rencontre Salmacis il n’a que quinze ans, ce qui est un âge d’indétermination sexuelle dans l’Antiquité. Son comportement est ambigu : il est certes curieux et voyage seul, mais il se baigne dans une source tandis qu’on l’observe, il est vierge, il rougit, il est gêné par les propositions sexuelles de la nymphe, et physiquement il a moins de force qu’elle. Sa carnation est intermédiaire, blanche et rouge ; son corps tient de la nature – un lys – et de l’œuvre d’art – l’ivoire, le cristal. Ces caractéristiques sont celles des femmes dans les autres fables d’Ovide. Salmacis, elle, est paresseuse, oisive, aime se baigner et se coiffer, mais est également éloquente, entreprenante, pleine de désirs, violente. Elle exprime son désir sans retenue. Elle a recours à la force pour assouvir son désir, comme le font plutôt les dieux ou les hommes chez Ovide. Avant leur fusion, Salmacis et Hermaphrodite sont donc des personnages au genre ambigu, masculin et féminin. Une fois qu’il a fusionné avec Salmacis, Hermaphrodite devient double, puisque leurs corps confondus sont comparés à deux rameaux sous une même écorce ; il possède
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les deux sexes, mais se considère plutôt comme incomplet ; il n’a pas gagné un sexe supplémentaire, mais il a perdu en virilité. Avant sa fusion avec Salmacis, il est indéterminé mais plein de potentialités ; après, il est figé, mais dans une incomplétude : Nec duo sunt sed forma duplex, nec femina dici Nec puer ut possit ; neutrumque et utrumque uidetur. Ergo ubi se liquidas, quo uir descenderat, undas Semimarem fecisse uidet mollitaque in illis Membra, manus tendens, sed iam non uoce uirili, Hermaphroditus ait : […]496
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Cela s’entend à sa voix (non uoce uirili) et cela se traduit par un vœu : que tous ceux qui se baigneront dans cette fontaine ne soient plus hommes qu’à demi (semiuir) et perdent leur vigueur. Enfin, ce passage des Métamorphoses témoigne d’une hybridation, d’un croisement des genres littéraires. Le jeu sur les genres littéraires dans les Métamorphoses a été étudié par Simone Viarre, et plus récemment par Isabelle Jouteur. La première a montré qu’Ovide avait fait passer l’histoire d’Hermaphrodite de la géographie (l’histoire était connue par des descriptions de la Grèce, et donc de la source Salmacis497) à « un épyllion à la manière alexandrine »498. La seconde a montré comment, dans l’histoire d’Hermaphrodite, les catégories de l’épopée et de l’élégie étaient subverties et traitées sur le mode de l’hybridation ou de la contamination499. En effet, dans le passage des Métamorphoses consacré à Hermaphrodite et Salmacis, on constate que les entreprises de la nymphe sont décrites dans un style épique. Lorsqu’elle s’attaque à lui, leur corps-à-corps est décrit avec un vocabulaire qui est celui de l’épopée. La nymphe est comparée à un serpent, à un poulpe, à un aigle, au lierre ; or, ces comparaisons se retrouvent dans l’Iliade, l’Énéide et l’Odyssée500. Les paroles que Salmacis adresse à 496
« Ils ne sont plus deux et pourtant ils conservent une double forme : on ne peut dire que ce soit là une femme ou un jeune homme ; ils semblent n’avoir aucun sexe et les avoir tous les deux. Donc, voyant que par l’effet de ces eaux limpides où il était descendu homme il n’est plus mâle qu’à moitié et que ses membres ont perdu leur vigueur, Hermaphrodite s’écrie d’une voix qui n’a plus rien de viril… » (Ovide, Métamorphoses, IV, 378-382, p. 121). 497 Strabon, Géographie, XIV, 2, 16. 498 S. Viarre, « L’androgynie dans les Métamorphoses d’Ovide. À la recherche d’une méthode de lecture », dans J.-M. Frécaut et D. Porte (dir.), Journées ovidiennes de Parménie, Bruxelles, Latomus, 1985, p. 229-243. 499 I. Jouteur, Jeux de genre dans les Métamorphoses d’Ovide, Louvain - Paris Sterling, Peeters, « Bibliothèque d’Études Classiques », 2001, p. 272-280. 500 Iliade, XII, 200 ; Énéide, XI, 751 ; Odyssée, V, 432.
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Hermaphrodite sont directement inspirées de celles qu’Ulysse adresse à Nausicaa. Par ses paroles et son comportement, Salmacis se conduit en homme mais afin d’assouvir un désir féminin. En revanche, tout ce qui entoure ou concerne Hermaphrodite est décrit comme mollis (adjectif qui s’applique aussi bien, dans l’univers d’Ovide, au féminin qu’à l’élégiaque). Les feuilles et les herbes où se couche la nymphe, le vêtement d’Hermaphrodite, la faiblesse qui gagne ses membres, le pouvoir débilitant de la source sont qualifiés par l’adjectif mollis. Isabelle Jouteur conclut : « tout en renvoyant à l’épopée et à l’élégie, le texte n’est plus ni l’une ni l’autre, mais un subtil mixte générique »501, bien à l’image de son sujet. Mais le concept de reproduction est lui aussi très intéressant lorsque l’on veut interpréter la relation entre Vénus et Hermaphrodite. La reproduction consiste, pour des êtres vivants, à produire d’autres êtres vivants semblables à eux. Mais une reproduction est aussi une copie, une imitation d’un original ; et l’on admet communément qu’une bonne reproduction est celle qui ressemble le plus à son original. Or il existe toute une tradition poétique qui d’une part modifie considérablement la fable ovidienne, d’autre part oublie Hermès-Mercure et ne mentionne pas Aphrodite-Vénus ou la mentionne en oubliant de dire qu’elle est la mère d’Hermaphrodite, passe sous silence toute la question de la ressemblance entre l’enfant et ses parents, et enfin supprime tout l’épisode de la rencontre avec Salmacis. Le destin de l’hermaphrodite se réduit alors à sa naissance (plus qu’à sa conception) et à sa mort. De sa vie, on ignore tout. On a donc affaire à une double dissemblance : ces nouvelles versions ne ressemblent pas à la version originale, et Hermaphrodite ne ressemble plus à ses parents – dont on ignore désormais l’identité. Tous ces poèmes s’inspirent d’une épigramme attribuée tantôt à l’Italien Pulex ou Pulci, poète du XVe siècle, tantôt à Antoine de Palerme, auteur, au même siècle, du recueil licencieux Hermaphroditus : Cum mea genitrix grauida gestaret in aluo, Quid pareret, fertur consuluisse deos. Mas est Phoebus ait, Mars foemina. Junoque neutrum ; Cumque forem natus Hermaphroditus eram. Querenti letum : Dea sic ait : occidet armis, Mars cruce, Phoebus aquis : sors rata quoeque fuit. Arbor obumbrat aquas, ascendo, decidit ensis Quem tuleram, casu labor et ipse super, Pes hoesit ramis, caput incidit amne, tulique
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Jeux de genre dans les Métamorphoses d’Ovide, op. cit., p. 280.
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Foemina, uir, neutrum, flumina, tela, crucem502.
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Cependant, et c’est là ce qui étonne, le mythe y trouve une vitalité nouvelle, puisque nous avons pu retrouver huit versions ou adaptations de ce texte en français, que nous reproduisons en annexe503. Dans l’épigramme de Pulex, Aphrodite et Hermès ont disparu. La mère n’est plus que « ma génitrice », mea genitrix, puisque c’est l’hermaphrodite qui parle – et ce alors même qu’il est mort. La mère, enceinte, s’interroge sur le sexe de l’enfant ; Phébus, Mars et Junon lui répondent, et Hermès n’est jamais mentionné. Phébus affirme que l’enfant sera un garçon, Mars une fille, et Junon aucun des deux ; les trois dieux ont tort – ou raison – puisque l’enfant a les deux sexes. On ignore le nom de l’enfant ; certes, il se présente comme Hermaphroditus, et on aura noté la majuscule ; mais la formulation incite à penser qu’il s’agit là d’un adjectif, et que l’enfant est simplement né hermaphrodite, avec les deux sexes. L’enfant n’est donc pas prénommé pour sa ressemblance avec ses parents. La mère anonyme s’interroge ensuite sur le destin de l’enfant : Phébus lui prédit la noyade, Mars la pendaison, et Junon une blessure mortelle. Le personnage, qui n’est visiblement plus un dieu puisqu’il meurt, périt à la fois noyé, pendu et percé d’une épée. Des interprétations de certaines de ces versions ont été données, insistant sur leur dimension politique ou alchimique504. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est l’écart par rapport au mythe originel, puis par rapport au poème de Pulex. Les versions de Pierre Tamisier, Jacques Duval, Pierre le Loyer, Jean Loys, Marie de Gournay ou Gilles Ménage s’éloignent peu de l’original. Dans toutes ces versions, l’hermaphrodisme du personnage peut apparaître comme une fatalité contre laquelle les dieux ont été impuissants, ou comme une conséquence tragique de leur mésentente. Ni Salmacis, ni Vénus, ni Mercure ne sont nommés ; les autres dieux, Phébus, Mars, Junon, semblent bien plus importants puisqu’ils décident ou devinent le sort du héros. En revanche, les versions de Jean Doublet et surtout de Tristan l’Hermite sont originales. Chez Jean Doublet, les dieux sont absents, et remplacés par des « devins » ; le mot « hermaphrodite » a disparu au profit de l’adjectif « Androgine ». Le poème de Tristan l’Hermite est le seul où Vénus et Mercure soient mentionnés, mais rien n’indique qu’ils soient les parents de l’enfant. C’est d’ailleurs un « on » anonyme qui s’enquiert du sexe et du destin de l’enfant. L’hermaphrodite est moins l’enfant de deux 502
Cité par G. Ménage dans les Menagiana, ou bons mots et remarques historiques, morales et d’érudition, de monsieur Menage, recueillies par ses amis, Paris, vve Delaulne, 1729, t. IV, p. 322-334. 503 En fin d’article. 504 C. Randall Coats, « A Surplus of Signifiance : Hermaphrodites in Early Modern France », French Forum, Lexington, 19, 1994, p. 17-35.
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parents que la création collective d’un groupe de dieux. Tristan en mentionne d’ailleurs six : Jupiter, Vénus, Mercure, Saturne, Mars et Diane. Cette tradition littéraire nie donc la reproduction sexuée, et rejette l’activité poétique comme reproduction stérile d’un original. De tous les fils de Vénus, Hermaphrodite est peut-être celui qui est le moins proche de sa mère. Il est rarement représenté avec elle ; les artistes ont préféré le représenter face à Salmacis, ou bisexué, une fois qu’il a fusionné avec elle. Vénus semble relativement indifférente à l’éducation et au sort de son fils. Cette fable n’évoque pas que l’ambiguïté ; elle interroge les notions de filiation, de génération et de reproduction. Qu’est-ce qu’être mère ? Qu’est-ce que donner la vie, l’autonomie, à un individu qui nous ressemble, mais doit aussi acquérir son identité propre ? La question vaut pour les textes. Comment inventer, transposer, créer du neuf à partir de l’ancien, traduire ?
Annexe : huit versions ou adaptations de l’épigramme de Pulex 1. Pierre Tamisier, Anthologie, ou Recueil des plus beaux epigrammes grecs, pris et choisis de l’Anthologie grecque, Lyon, Jean Pillehotte, 1589, p. 221. De Pulix poète antique D’un Hermaphrodite et de son estrange mort Ma mère me portant encore au ventre d’elle Quel enfant elle aurait elle demande aux dieux : Phoebus lui dit un fils, et Mars une femelle, Junon dit tu n’auras ni l’un ni l’autre d’eux : Je naiz Hermaphrodite, en ayant tous les deux, Elle consulte encore le destin de ma vie, Phoebus dit, il l’aura par les ondes ravie, Mars que serais pendu, Junon de fer occis, Or tout cela m’advint : un arbre estoit assis Sur le bord d’un ruisseau, j’y monte, mon épée Me chet, je chais dessus, j’ai la gorge percée L’un de mes pieds demeure à cet arbre pendu, Mon chef baignait en l’eau. Ainsi je suis perdu. A cet arbre attaché par fer, par croix, par fleuve Etant mâle, femelle, et Androgyne rendu Et chacun des destins véritable se trouve.
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2. Jacques Duval, Des hermaphrodits, accouchements des femmes, et traitement qui est requis pour les relever en santé et bien élever leurs enfants […], Rouen, D. Geoffroy, 1612, avec privilège du roi. Hermaphroditum in carcerem detrusum, carmen Comme ma mere enceinte me portoit dedans elle, Print des hauts dieux conseil, sur mon enfantement, Phoebus dist cest un masle, et Mars une femelle, Juno dist il est neutre, croyez le fermement. Mais lorsque je sortis de ses clouaistres sombres, 5 Androgyne je feus. S’informant de ma mort, Juno dist par le fer, il ira soubs les ombres, Maours [sic] par le gibet, et Phoebus par l’effort Du dieu porte trident. Le tout fut veritable. Un arbre ombrage l’eau ou je monte soudain, 10 Mon glaive tombe bas, moy dessus miserable, Et par le pied pendant en un rameau hautain, Mon chef se plonge en l’eau, si bien que par fortune, Homme, neutre, et femelle, j’endure du couteau Le violent effort, et celuy de Neptune, 15 Puis souffre la croix, outre le glaive et l’eau.
3. Pierre Le Loyer, Sonnets politiques ou mélanges, Paris, J. Poupy, 1579. Ma mère de moi grosse un jour voulut apprendre Des dieux quel je serais : un fils, dit Apollon, Une fille dit Mars, nul des deux dit Junon : J’étais hermaphrodite alors qu’elle m’engendre. Demandant quelle fin ma vie devait prendre, Par fer, dit la Deesse : au gibet, Mars selon, Dedans l’onde, Phébus : et tout cela Clothon Et ses sévères sœurs ferme voulurent rendre. Grimpant d’un arbre un jour les rameaux bien feuillus, Mon épée coula et je tombai dessus, Mon pied, par cas fortuit, dans un rameau se lie, Ma tête noya dedans un fleuve creux : Ainsi à moi, femme, homme, et nul de tous les deux,
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L’eau, le gibet, le fer, fut le bout de ma vie.
4. Jean Loys, Les Œuvres Poëtiques de Jean Loys, Douai, P. Auroy, 1613. L’épithalame d’un hermaphrodite prins du latin Lorsque ma mère en son ventre me porte Pour s’aviser vers les dieux se transporte : Phoebus lui dit, qu’un mâle enfanterait, Mars répondit que femelle serait, Et Junon dit ni mâle, ni femelle ; Ainsi naquis-je avec forme jumelle. Et s’enquérant de mon dernier destin, Junon par fer vint arrêter ma fin, Mars par la croix, et Phoebus dedans l’onde, Et leur oracle en vérité se fonde. Un arbre étant ombrageant un ruisseau, Auquel monté tombe de mon fourreau Par un hasard mon épée toute nue Dessus laquelle en tombant je me rue, Mon pied soudain s’accroche à un rameau, Et contre bas ma tête penche en l’eau, Ainsi par eau, par fer, et croix je meure, Mâle et femelle, et tous deux à même heure.
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5. Marie de Gournay, Œuvres complètes, Honoré Champion, 2002, t. II, p. 1815. Hermaphrodite Lors qu’en ses intestins la mere me porta, Sur mon sexe incertain l’Oracle elle tenta. Phoebus promit un fils pour heureuse nouvelle, Mars predit que ce flanc couvait une femelle, Junon, que cet enfant n’estoit fille ny fils, Hermaphrodite aussi la lumiere je vis. Sur ma mort derechef l’Oracle elle reclame : Junon dit que le glaive abregeroit ma trame, Phoebus, que mon trespas aux ondes estoit deu, L’advis de Mars porta que je serois pendu. Le Ciel encore un coup accomplit leur presage. Car montant sur un arbre au long d’un verd rivage, Je glisse de mal-heur, mon chef trebuche en l’eau,
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Mon pied reste surpris au fourchon d’un rameau, Et ma dague en tombant de sa pointe me perce. Quelle image de vie ou de fin plus diverse ?
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6. Gilles Ménage, Menagiana, ou bons mots et remarques critiques, historiques, morales et d’érudition, de monsieur Menage, recueillies par ses amis, Paris, vve Delaulne, 1729, t. IV, p. 322-334. Ma mère enceinte, et ne sachant de quoi, S’adresse aux Dieux : là-dessus grand bisbille. Apollon dit : « c’est un fils, selon moi. « - Et selon moi », dit Mars, « c’est une fille. » « - Point », dit Junon ; « ce n’est ni fille ni fils. » Hermaphrodite ensuite je nacquis. Quant à mon sort, c’est, dit Mars, le naufrage, Junon, le glaive, Apollon, le gibet. Qu’arrive-t-il ? Un jour, sur le rivage, Je vois un arbre et je grimpe au sommet. Mon pied se prend, la teste en l’eau je tombe Sur mon épée. Ainsi, trop malheureux, A l’onde, au glaive, au gibet je succombe Fille et garçon, sans estre l’un des deux.
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7. Jean Doublet, cité par Antoine du Verdier, Bibliothèque, Lyon, 1585, p. 686. Grosse de moy, à trois devins ma mère S’en enqueroit : l’un un fils annonça, Par l’autre une fille elle espère, Le tiers neutre me prononça. Et tout fut vray car je fus Androgine : Puis, sur ma mort. L’un que pendu seray, L’autre qu’un glaive est ma ruine, Le tiers dit que je me noiray. Nul ne mentit. Estant monté à peine Dessus un arbre au bord de l’eau tout près, J’avoy Espée elle se dégaine, Et je tombe sur elle après, La teste en l’eau. Mais venir s’y serai onque L’un de mes pieds, aux branches accroché :
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Ainsi fils, fille, et neutre donques, Je fus noyé, tué, branché.
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8. Tristan L’Hermite, La Lyre (1641), Paris-Genève, Droz, 1977, p. 220. La Fortune de l’Hermaphrodite Les Dieux me faisaient naître, et l’on s’informa d’eux Quelle sorte de fruit accroîtrait la famille, Jupiter dit, un fils, Venus dit, une fille, Mercure, l’un et l’autre, et je fus tous les deux. On leur demande encor quel serait mon trépas : Saturne d’un lacet, Mars d’un fer me menace, Diane d’une eau trouble : et l’on ne croyait pas Qu’un divers pronostic marquât même disgrâce. Je suis tombé d’un saule à côté d’un étang, Mon poignard dégainé m’a traversé le flanc, J’ay le pied pris dans l’arbre, et la teste dans l’onde. O sort dont mon esprit est encore effrayé ! Un poignard, une branche, une eau noire et profonde, M’ont en un même temps meurtri, pendu, noyé.
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IV. D’INCARNATIONS NOUVELLES EN AUDACIEUSES MÉTAPHORES : FÉCONDITÉ LITTÉRAIRE DU MYTHE
Une épigramme étiologique et érotique de la latinité tardive : Dracontius, De origine rosarum505 Annick Stoehr-Monjou
Si la rose est une fleur caractéristique du culte d’Aphrodite-Vénus506, la légende selon laquelle la déesse en personne donne naissance à la rose est aujourd’hui un peu oubliée. À la fin du Ve siècle de notre ère, l’un des auteurs majeurs d’Afrique vandale, le poète chrétien Blossius Aemilius Dracontius, est un relais de cette filiation dans une pièce méconnue507 de sept distiques élégiaques, connue sous le titre De origine rosarum508. Dans la 505
J’adresse mes vifs remerciements à mon maître Jean-Louis Charlet pour ses remarques toujours précieuses et à Marie-France Gineste pour notre discussion sur ce texte. Cette étude est tirée d’une partie de mon intervention au colloque de 2011 organisé par F. Garambois-Vasquez et D. Vallat sur la nature dans l’épigramme tardive, qui comprenait aussi l’étude du De mensibus de Dracontius. Je les remercie d’avoir accepté que je publie ce texte à part, ce qui m’a permis une étude plus approfondie de l’épigramme calendaire : A. Stoehr-Monjou, « Poétique de Dracontius dans le De mensibus : célébrer la nature dans une épigramme miniature du monde », dans F. Garambois-Vasquez et D. Vallat (dir.), Le Lierre et la Statue. La nature et son espace littéraire dans l’épigramme gréco-latine tardive, SaintÉtienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2013, p. 117-156. 506 Cf. Pausanias, Description de la Grèce, VI, 24, 7 ; Anthologie Palatine, V, 170, 4 ; IX, 586, 3-4 ; IX, 626 ; Ovide, Fastes, IV, 138 ; Martial, Épigrammes, VII, 89 ; Reposianus, De concubitu Martis et Veneris = Anthologie latine 253, v. 13, 22, 30, 54-59, 79, 95. Voir M. Mello, Il Fiore di Venere nella vita e nella cultura romana. Biferi rosaria Paesti, Napoli, Arte tipografica, 2003, p. 95. 507 Elle n’a pas été étudiée, car elle était jugée sans intérêt : entre autres commentaires, citons P. Langlois, « Dracontius », Reallexikon für Antike und Christentum, 4, fasc. 26, col. 250-269, col. 267, pour qui il n’y a pas de remarque à faire au sujet du De origine rosarum dont il résume le contenu. 508 Cette pièce est transmise par l’intermédiaire de l’humaniste Bernardo Corio dans son Historia di Milano (1503). Elle y figure avec la seule autre épigramme connue du Carthaginois, De mensibus, un poème calendaire célébrant une nature romaine (cf. A. Stoehr-Monjou, « Poétique de Dracontius dans le De mensibus », art. cit.). Elles sont aujourd’hui conservées dans un seul manuscrit postérieur à Corio, fondé sur le texte qu’il donne (Vaticanus Latinus 9135, XVIIe siècle). Cette transmission explique que ces épigrammes aient été éditées dans les œuvres profanes de Dracontius – on les trouve généralement à la fin du corpus, cf. F. Vollmer, « Dracontius », dans G. Wissowa et al. (dir.), Paulys Realencyclopädie der
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lignée des épigrammes sur les roses de Martial et de l’Anthologie latine509, il choisit la forme épigrammatique510 : brièveté, densité et pointe finale caractérisent ce poème d’où l’influence élégiaque n’est pas totalement absente. La composition est nette avec une narration (v. 1-8) et une apostrophe du poète à Vénus (v. 9-10) suivie d’une pointe finale qui tire la leçon et souligne le châtiment paradoxal représenté par la naissance de la rose : [D]icitur alma Venus, dum Martis uitat amores et pedibus nudis florea prata premit : sacrilega placidas irrepsit spina per herbas et tenero plantas uulnere mox lacerat. Funditur inde cruor, uestitur spina rubore ;
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classischen Altertumswissenschaft, vol. 5, Stuttgart, A. Druckenmüller, 1958 (1905), col. 1635-1644, p. 227-228 – mais aussi dans l’Anthologie latine (édition Riese : Anthologie latine, 874 a : mens. ; Anthologie latine, 874 b : orig. ros.). 509 Voir infra. Anthologie latine sera désormais abrégé AL et les références seront celles de l’édition Riese. J’ajoute que l’on relève aussi plusieurs épigrammes consacrées à Vénus, en particulier descriptives, et qui montrent une certaine fascination pour la déesse et ce qu’elle symbolise à l’époque tardive. Cf. D. Vallat, « Entre érotisme, symbolisme et poétique des ruines : les ecphrasis de Vénus dans l’Anthologie latine (AL 20, 34, 356 R) », dans F. Garambois-Vasquez et D. Vallat (dir.), Le Lierre et la Statue. La nature et son espace littéraire dans l’épigramme gréco-latine tardive, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2013, p. 83-104. 510 Le genre de ce poème est rarement précisé. F. Vollmer, « Dracontius », art. cit., col. 1640, parle de « diese kleinen Sachen » et considère qu’elles sont composées dans un art proche de Luxorius et des autres poètes africains de l’Anthologie – ce qui suggère un lien avec l’épigramme. J. Bouquet et É. Wolff, dans leur édition du t. III des Œuvres de Dracontius (Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2002 [1995], p. 9 et 57), restent neutres : « courtes pièces ». J.-M. Diaz de Bustamante (Draconcio y sus Carmina profana. Estudio biográfico, introducción y edición crítica, Santiago de Compostela, Monografías de la Universidad de Santiago de Compostela, 44, 1978, p. 95) reconnaît après F. Vollmer (« Dracontius », art. cit.) et D. Romano (Studi Draconziani, Palerme, Manfredi, 1959, p. 74) le lien fort du poème avec les épigrammes qui fleurirent en Afrique vandale sous le règne de Thrasamond. Pour L. Alfonsi, « Dracontiana », Aevum, 34, 1960, p. 100-103, p. 100, c’est une élégie. Toutefois, le distique élégiaque peut être le mètre de l’épigramme : c’est justement le cas d’épigrammes consacrées aux roses par Martial (Épigrammes, VI, 80 ; XIII, 127) et par Luxorius (AL, 366), lui aussi poète d’Afrique vandale, et grand imitateur de Martial. En outre, le distique élégiaque est particulièrement en usage aux IVe-VIe siècles (cf. C. Di Giovine, Flori Carmina, Introduzione, testo critico e commento, Bologna, Pàtron, 1988, p. 65). La forme épigrammatique me semble avoir été ressentie par les poètes comme bien adaptée à ce sujet.
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quae scelus ammisit, munus odoris habet. Sanguine cuncta rubent croceos dumeta per agros, Et sancit uepres astra imitata rosa. Quid prodest, Cypris, Martem fugisse cruentum, cum tibi puniceo sanguine planta madet ? 10 Sanguineis Cytherea genis, sic crimina punis, uiuacem ut spinam flammea gemma tegat ? Sic decuit doluisse deam, sic numen Amorum, uindicet ut blandis uulnera muneribus. La bienfaisante Vénus s’est blessée en se dérobant à l’amour de Mars et en pressant les prés fleuris de ses pieds nus : sacrilège, une épine s’est glissée dans les douces herbes et bientôt déchire la plante de ses pieds d’une tendre blessure. De là, le sang se répand, l’épine se revêt de rouge ; celle qui a commis un crime reçoit le présent du parfum. Dans les champs couleur safran, tous les buissons rougeoient de son sang, et la rose, qui imite les astres, sanctionne les ronciers. Que te sert-il, Cypris, d’avoir fui le sanguinaire Mars, quand la plante de tes pieds ruisselle d’un sang pourpre ? Cythérée aux joues couleur de sang, est-ce ainsi que tu punis le crime, en recouvrant l’épine vivace d’une gemme flamboyante ? Il convenait que la déesse, la divinité des Amours, souffrît ainsi pour venger sa blessure par de caressants présents. 1 icitur Traube Vollmer 1905 Wolff : dicitur Corio figitur Alfonsi del. Riese511 || 4 tenero Corio Vollmer 1905 Riese Wolff : teneras Alfonsi Zurli || 6 odoris Corio Vollmer 1905 Riese Wolff : honoris Alfonsi || 7 croceos Bährens Vollmer 1905 Riese Wolff : croceus Corio || 12 uiuacem Wolff : ueracem Corio Thomas Alfonsi uoracem Hudson-Williams uracem Vollmer 1905 Romano mordacem Bährens Riese.
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A. Riese (F. Buecheler, A. Riese et E. Lommatzsch, Anthologia Latina, 1 [2], Carmina in codicibus scripta [AL 482-950], Amsterdam, Adolf M. Hakkert, 1972 [Leipzig, Teubner, 1906], p. 325) déplace le verbe dicitur transmis par Corio dans le titre, et ajoute quondam, entre crochets droits : AL 874b De origine rosarum dicitur : Alma Venus [quondam] dum Martis uitat amores (…°). J.-L. Charlet m’a suggéré une explication pour la leçon dicitur de Corio, que je cite : « l’humaniste a pu lire icitur sur son manuscrit, mais a supposé que l’initiale manquait, comme il arrive souvent quand on omet l’initiale pour la laisser au rubricateur ou au miniaturiste, et a pu corriger sans le dire en dicitur ».
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Cette version est étonnante pour le lecteur moderne qui songe aux différentes métamorphoses en fleurs racontées par Ovide512. Je voudrais montrer dans cette étude que Dracontius rivalise avec le poète augustéen, qui n’évoque pas la naissance de la rose, et avec la poésie tardive consacrée à la fleur de Vénus, pour donner à son épigramme une dimension étiologique et érotique. Dracontius et la tradition mythographique : une épigramme porteuse d’une vérité étiologique sur la rose Les poètes antiques, dès l’époque hellénistique, célèbrent la rose pour sa beauté et son parfum. Ils en font un symbole de beauté, de fragilité, un emblème d’amour et d’allégresse513. Outre les innombrables allusions à la rose dans la poésie latine, trois textes constituent des jalons dans l’évocation romaine de la rose. Le goût prononcé de Martial pour les roses, en particulier les roses hivernales, pourrait en faire, selon le mot d’Antoinette Novara, « l’un des auteurs – parmi les plus actifs – de [la] pluie de rosae à travers les siècles »514 ; le Pervigilium Veneris, poème de 96 tétramètres trochaïques catalectiques attribué à Florus (fin du Ier siècle, début du IIe) ou plus justement à un anonyme (entre le IIIe siècle et le début du IVe)515, illustre le 512
Par exemple Crocus (Fastes, V, 227 ; Métamorphoses, IV, 283) ; Clytie (Métamorphoses, IV, 259-270) ; Hyacinthe (ibid., X, 221-226 ; XIII, 396) ; Ajax (ibid., XIII, 394-398 ; cf. Ausone, Épitaphe des héros de la guerre de Troie, III, 5) ; Adonis (Métamorphoses, X, 731-739 : Vénus répand du nectar sur le sang d’Adonis, l’anémone naît) ; Narcisse (ibid., III, 509-510 : la fleur naît de son corps mort) ; Attis (ibid., X, 104 : un pin ; Arnobe, Aduersus nationes, V, 7 : la violette, voir l’édition des Fastes par R. Schilling, t. II, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 [1993], p. 145, n. 71). Chez Ovide (Fastes, V, 223-228), la déesse Flora s’attribue la métamorphose de Hyacinthe, Narcisse, Crocus, Attis et Adonis en fleurs. Voir H. Vial, La Métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide. Étude sur l’art de la variation, Paris, Les Belles Lettres, « Études anciennes », 2010, p. 221-231 pour la signification de ces métamorphoses et de leurs variations. 513 Cf. C. Joret, La Rose dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Histoire, légendes et symbolisme, Paris, Émile Bouillon éditeur, 1892, p. 45-87. Il fait remarquer (p. 63) que les anciens n’ont pas personnifié la femme aimée dans la rose comme au Moyen Âge. Ce serait à nuancer, voir n. 529. 514 Par exemple Martial, Épigrammes, II, 44, 6 ; VI, 80 (les roses hivernales) ; VIII, 77 ; XIII, 127… Cf. A. Novara, « Rosa, la rose : sur un triomphe romain (d’après Martial, Épigr., VI, 80) », Vita Latina, 148, 1997, p. 23-30, p. 23. Sur le même motif, cf. Anthologie grecque, VI, 345, 1-2. 515 R. Schilling (dans son édition du Pervigilium Veneris, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 [1943], p. XXII) attribue le poème à Florus, thèse réfutée par C. Di Giovine, Flori Carmina, op. cit., p. 33-62. Ils utilisent justement le thème de la rose
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lien profond de Vénus avec le printemps et la procréation516 et consacre une strophe à l’hymen des roses, équivalent métaphorique des jeune filles517 ; au IVe siècle, Claudien renforce ce motif : il fait de la rose l’image de la beauté parfaite518 mais surtout « le symbole le plus profond de la jeune fille »519 – à travers Proserpine520. Comme l’a montré Jean-Louis Charlet, le poète alexandrin associe rose et sang dans le fameux passage de l’anthologie du Rapt de Proserpine et donne une connotation érotique à cette fleur qui exprime poétiquement la défloration de la jeune fille en fleur : elle n’est pas simplement une uirgo mais une jeune mariée521. Ces œuvres sont donc essentielles pour lire les pièces de la latinité tardive qui sont exclusivement consacrées à la rose. Dracontius se situe en effet avec son De origine rosarum dans une tendance de la poésie latine tardive qui marque une prédilection pour les pièces consacrées à la fleur de Vénus, vraisemblablement sous l’influence de Martial. Ainsi, les poètes rassemblés dans l’Anthologie latine choisissent l’écrin de l’épigramme pour chanter la rose, sa beauté, la merveille de son éclosion, soulignant parfois sa fragilité dans la pointe finale. Nous avons conservé six pièces de l’Anthologie latine réunies en Afrique vandale au VIe siècle et transmises dans le Codex Salmasianus. D’abord, un cycle de trois présent en Pervigilium Veneris 13-26 et AL 87 dans leurs démonstrations : R. Schilling relève des « symétries d’expression » (p. XXIX) que réfute C. Di Giovine (p. 46-47) car elles ne sont pas caractéristiques ; en outre, il souligne, après d’autres, que le Pervigilium est un poème où le symbolisme est raffiné tandis que la pièce de Florus AL 85, AL 84 et De nascentibus rosis sont descriptives. 516 On songe à l’invocation à Vénus chez Lucrèce, De rerum natura, I, 1-28 ; cf. R. Schilling dans son édition du Pervigilium Veneris, op. cit., p. XLVIII. 517 Cf. Pervigilium Veneris, 13-26 et R. Schilling, édition du Pervigilium Veneris, op. cit., p. LIV-LIX. 518 Cf. Claudien, Épithalame sur les noces d’Honorius = carmen X, 246-250 : beauté de Marie, dans la fleur de l’âge, et de sa mère Sérène, en pleine maturité. Cf. l’éloge de Sérène, Claudien, Carmina minora, XXX, 89. 519 M.-F. Guipponi-Gineste, Claudien poète du monde à la cour d’Occident, Paris, de Boccard, 2010, p. 59-60 sur la rose dans Le Rapt et p. 59 pour la citation. 520 Claudien, Rapt de Proserpine, II, 92 ; v. 119-150 : cueillette des fleurs définie comme « jeu virginal » (v. 151). La rose joue un rôle essentiel : v. 92, 130, 122 ; Rapt de Proserpine, III, 85, 223, 241, cf. J.-L. Charlet dans son édition des Œuvres de Claudien, t. I (Le Rapt de Proserpine), Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2002 (1991), p. XLV. 521 Cf. Claudien, Rapt de Proserpine, II, 92 et 122, commentaire de J.-L. Charlet (« L’Etna, la rose et le sang. Critique textuelle et symbolisme dans le De raptu Proserpinae de Claudien », Invigilata Lucernis, 9, 1987, p. 25-44), qui rétablit la leçon cruoris / […] signa au lieu de doloris / […] signa aux v. 122-123. Voir aussi J.-L. Charlet dans son édition des Œuvres de Claudien, op. cit., p. XLV.
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poèmes en hexamètres du même auteur anonyme : AL 84 (10 vers) décrit quatre roses à des phases différentes de leur existence ; AL 85 (3 vers) propose trois hypothèses sur l’origine de la rose et sur sa couleur ; AL 86 (10 vers) montre Amour blessé dans le jardin de Vénus par une épine de rose et se plaignant de la fleur à sa mère, dont la réponse manque522. Ensuite, une épigramme de Florus décrit son cycle de vie en cinq hexamètres (AL 87)523. Dans une énigme de Symphosius, AL 286, XLV (3 hexamètres), la rose, qui se définit elle-même par sa couleur rouge, ses épines protectrices et la brièveté de son existence, est elle aussi une métaphore de la uirgo mais s’enrichirait d’une symbolique chrétienne qui associe rose et martyr524. Enfin, une épigramme de Luxorius (AL 366) fait, en distiques élégiaques, l’éloge de la rose aux cent pétales comme la plus belle fleur au monde525. Par ailleurs, on peut citer, parmi plusieurs poèmes conservés dans l’Anthologie latine mais qui ne font plus partie du codex de Saumaise526, une élégie (AL 646) évoquant l’éclosion des roses et transmise sous le titre De nascentibus rosis. Se distinguant par sa taille (25 distiques élégiaques) et son attribution controversée mais flatteuse (notamment Virgile et Ausone)527, elle a pu être lue de manière symbolique, notamment comme une possible déclaration d’amour528. Elle s’achève en effet par une apostrophe à la uirgo invitée à 522
Cf. C. Di Giovine, Flori Carmina, op. cit., p. 133-145 pour le commentaire des trois poèmes. 523 Ibid., p. 87-93 pour le commentaire du carm. 2 = AL 87. Il s’agit du Florus vivant à l’époque d’Hadrien et à qui l’on attribue parfois La Veillée de Vénus, voir n. 515. 524 Voir le commentaire de M. Bergamin, « Il riccio e la rosa. Vicende di immagini e parole dall’antico al tardoantico (a proposito di Simposio, aenig. 29 e 45) », Incontri triestini di filologia classica, 3, 2003-2004, p. 199-214, et n. 25 p. 206 pour des références parmi lesquelles : Cyprien, Epist., 10, 5, 2 ; Ambroise, Exort. uirg., 1, 7 ; Jérôme, Epist., 54, 14 ; Prudence, Cathemerinon, 12, 125… 525 Pour le commentaire, cf. M. Rosenblum, A Latin Poet among the Vandals, Text, English Translation and Commentary, New York - London, Columbia University Press, 1961, p. 108, qui signale que ce poème, un des plus réussis, figure dans de nombreuses anthologies modernes ; H. Happ, Luxurius. Text, Untersuchungen, Kommentar (Band 1 : Text, Untersuchungen ; Band 2 : Kommentar zu AL 37, 18, 203, 287-375 Riese, Stuttgart, Teubner, 1986), vol. II, p. 415-418 ; F. Dal Corobbo, Per la lettura di Lussorio. Status quaestionis, testi e commento, Bologna, Pàtron, 2006, p. 290-292. 526 Cf. AL 866 (12 vers, distiques élégiaques ; v. 4 : Martem spina refert, flos Veneris pretium est) ; AL 705 : 4 vers attribués à Pétrone ; AL 481, 34, v. 199-204 : un des Aenigmata codicis Bernensis. 527 Pour G. Cupaiuolo, Il De rosis nascentibus. Introduzione, testo critico, traduzione e commento, Roma, Ed. dell’Ateneo, 1984, p. 93, elle ne peut être antérieure au début du IVe siècle et postérieure au VIe siècle. Il la considère comme une élégie. 528 Ibid., p. 16-27.
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cueillir la fragile rose, motif qui connut ensuite une grande fortune, d’autant qu’« à la Renaissance, le succès de cette pièce fut immense »529. Ainsi, le choix d’une épigramme sur les roses rapproche Dracontius d’autres textes écrits ou rassemblés en Afrique vandale. Toutefois, il se distingue dans la mesure où il n’évoque pas la fragilité de la fleur mais son épine et où il compose un poème narratif et mythologique. Il existe une variété de légendes sur la naissance de la rose. D’après un poème grec d’Anacréon (VIe siècle av. J.-C.), elle serait née d’une goutte de nectar versée par les dieux sur un jeune rosier, le jour même où Vénus sortit des flots530. Mais dans la plupart des cas, la rose, comme d’autres fleurs, est liée, par un effet de contraste avec sa beauté, à un acte violent531. Bion (IIIe siècle av. J.-C.) fait naître la rose du sang d’Adonis, et l’anémone des larmes de Vénus endeuillée532. Au IVe siècle de notre ère, Ausone en offre une variante à la limite du sadisme : la rose naît du sang de Cupidon qui jaillit lorsque des femmes se vengent de lui en le piquant avec une aiguille533. À l’époque tardive, la légende de la rose née du sang de Vénus, qui se blesse en voulant secourir Adonis, est en fait la plus répandue. Toutefois, il y a une différence entre les sources grecques et latines. Les premières, souvent rhétoriques, racontent l’épisode en des termes proches534. Ainsi, le grec Philostrate mentionne explicitement l’épine blessant Aphrodite et attribue cette légende aux Cypriens et aux Phéniciens – ce qui nous offre 529
Cf. J.-L. Charlet, « L’Etna, la rose et le sang », art. cit., p. 31 et n. 10. On songe à Ronsard, Sonnets pour Hélène, II, 43, v. 14 ou aux Amours de Cassandre, XCVI. Cf. G. Cupaiuolo, Il De rosis nascentibus, op. cit., p. 95-105 pour un répertoire de textes plus variés et la petite anthologie en traduction italienne seule de C. Poma (Elogio della rosa. Da Archiloco ai poeti d’oggi, Torino, Einaudi, 2002), qui cependant ne donne pas les références précises des textes retenus. 530 Anacréon, 53, v. 11-25 (Poetae lyrici graeci, éd. T. Bergk, Leipzig, Teubner, 1900, III, 1071). 531 Cf. Ovide, Fastes, V, 228 : la déesse Flora conclut ainsi l’énumération des héros morts qu’elle a transformés en fleurs (v. 223-227) : de quorum per me uolnere surgit honor, « grâce à moi, la beauté surgit de leur blessure ». 532 Bion, Idylles, I (Chant funèbre en l’honneur d’Adonis), v. 64-66. Chez Ovide (Métamorphoses, X, 728-739), Vénus verse sur le sang de son amant du nectar et le transforme en anémone. Servius, dans son commentaire à Virgile, Bucoliques, X, 18, rapporte que « beaucoup disent qu’Adonis fut transformé en rose par le chagrin de Vénus », multi miseratione Veneris in rosam conuersum (Adonidem) dicunt. 533 Ausone, Cupido cruciatus, v. 77 : tenerum, de quo rosa nata, cruorem. 534 Remarque de M. Mello, Rosae, op. cit., p. 103, n. 9. Cf. Aphtonius (Progymnasmata, 2, éd. H. Rabe, Leipzig, Teubner, 1926, p. 23), Procope de Gaza (Declam., 2 et 3) ; Choricios de Gaza (39, 3-7, éd. R. Förster et E. Richsteig, Stuttgart, Teubner, 1972, p. 477-478) et les compilations tardives des Géoponiques, XI, 17, 3 et de Tzetzès, Scholies à Lycophron, 831.
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un lien, certes ténu mais intéressant, avec l’Afrique535. Dans les textes latins, cette naissance reste souvent allusive et, en outre, plusieurs textes proposent différentes versions, sans en choisir aucune : le Pervigilium Veneris évoque allusivement tout d’abord le sang de Vénus, mais aussi les baisers d’Amour et l’éclat rougeoyant de l’Aurore536. On retrouve ces trois motifs du sang (cruore), d’Amour (Amoris) et d’Aurore (gemmis […] flammis […] solis purpuris) dans l’épigramme anonyme AL 85, où le refus de choisir une version est souligné par la répétition de aut : Aut hoc risit Amor aut hoc de pectine traxit purpureis Aurora comis, aut sentibus haesit Cypris et hic spinis insedit sanguis acutis ! Née d’un sourire d’Amour537, ou bien d’un coup de peigne d’Aurore dans sa chevelure empourprée ou bien du sang de Cypris teignant les épines piquantes des ronces auxquelles elle s’était accrochée538.
Le poème ressemble à une énigme ; le titre aide à comprendre ce que désigne hoc. Si l’origine divine de la rose est commune aux trois versions, le poète oppose une forme de beauté (le sourire de Cupidon, la chevelure d’Aurore) dans la première moitié de l’épigramme et la blessure de Vénus, qui occupe l’autre moitié et constitue l’élément mis en valeur. On lit également trois hypothèses chez le Grec Philostrate539 : les roses sont comme le souvenir d’Adonis, la couleur d’Aphrodite, les yeux de la terre, allusions à la naissance de la rose du sang d’Adonis, au rouge du sang de Vénus et à sa beauté540.
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Cf. Philostrate, Epistulae, 4. Pervigilium Veneris, v. 23-24 : Facta Cypridis de cruore deque Amoris osculis / deque gemmis deque flammis deque solis purpuris (« Née du sang de Cypris, des baisers d’Amour, des pierres précieuses, des flammes et de la pourpre solaire. »). 537 On songe au conte de Perrault « Les Fées » (Contes de ma mère l’Oye) où la jeune fille parée de toutes les vertus est récompensée par une fée qu’elle a aidée : elle crache roses et pierres précieuses dès qu’elle parle tandis que sa sœur ne vomit que serpents et crapauds. 538 AL 85, 1-3. 539 Cf. Philostrate, Epistulae, 1. 540 Cf. A. R. Benner et F. H. Fobes, The Letters of Alciphron, Aelian and Philostratus, with an English Translation, London - Cambridge, HeinemannHarvard University Press, « Loeb », 1949, p. 415, n. a, b et c. 536
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Enfin, dans le poème épique tardif Aegritudo Perdicae – qui a parfois été attribué, à tort, à Dracontius541 –, le poète évoque le jardin de Vénus où pousse notamment la rose rouge pourpre (v. 35 : purpureum […] ruborem). Il avoue ensuite son ignorance sur son origine exacte : seu Veneris cruor est seu flamma Cupidinis ista, / nescio, « elle est soit le sang de Vénus, soit la flamme de Cupidon, je ne sais »542. Dracontius semble plus proche d’un usage grec et se démarque, sûrement volontairement543, des poèmes latins rassemblés (ou écrits) en Afrique vandale : au lieu de jouer de l’allusion, il explique à la fois la naissance et la couleur de la rose ; il ne fait pas de son œuvre le « conservatoire » de différentes légendes, tendance à l’accumulation érudite qui est par ailleurs une caractéristique de son écriture544, mais il s’attache à une seule version amplifiée à quatorze vers : il se veut porteur d’une vérité étiologique. L’origine de la couleur rouge de la rose constitue une variante de la légende. La compilation grecque des Géoponiques rapporte que le nectar renversé par Amour lors d’un banquet divin colora de rouge la rose blanche545. Chez Luxorius, on retrouve l’allusion au sang de Vénus qu’il associe à une couleur éclatante (aureus, radiis, sidus, Lucifer, honore poli) rappelant le lien à l’Aurore : Hanc puto de proprio tinxit Sol aureus horto aut unum ex radiis maluit esse suis. Sed si etiam centum foliis rosa Cypridis extat, fluxit in hanc omni sanguine tota Venus. Haec florum sidus, haec Lucifer almus in agris, huic odor et color est dignus honore poli.
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Le Soleil doré a coloré, je crois, cette fleur de son jardin ou bien a préféré qu’elle soit l’un de ses rayons. Mais si c’est la rose de Cypris aux cent pétales, alors Vénus tout entière coule en elle avec son sang. C’est l’étoile des fleurs, c’est le bienveillant astre Lucifer dans les campagnes, elle possède parfum et couleur dignes des honneurs célestes546. 541
Cf. É. Wolff, « L’Aegritudo Perdicae, un poème de Dracontius ? », RPh, 62 (1), 1988, p. 79-89. 542 Aegritudo Perdicae, v. 36-37, éd. L. Zurli, Leipzig, Teubner, 1987. 543 Cf. A. Stoehr-Monjou, « Poétique de Dracontius dans le De mensibus », art. cit., p. 120-141 pour les rapprochements avec les épigrammes d’Afrique vandale. 544 On constate aussi cette aemulatio dans son autre épigramme De mensibus (ibid.). 545 Géoponiques, XI, 17. 546 Luxorius, AL 366, 1-6. Selon F. Dal Corobbo, Per la lettura di Lussorio, op. cit., p. 290, on ignore si la fleur est jaune ou rouge mais il s’agit plus, selon moi, d’éclat
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De fait, c’est surtout le lien au sang, d’une grande richesse symbolique, qui est privilégié. En AL 86, Cupidon blessé par l’épine d’une rose la colore de son sang : floris color et cruor unum est, « la couleur de la fleur et mon sang ne font qu’un »547. Dans la suite du passage du Cupido cruciatus vu précédemment, Ausone imagine que Vénus, au lieu de secourir Cupidon, le frappe à son tour avec un bouquet de roses pour se venger de sa trahison : la rose se teint de son sang qui rend encore plus intense sa couleur rouge548. Mais ces versions constituent des variantes recherchées, car la légende la plus répandue est celle de la blessure de Vénus, et l’on retrouve la différence entre sources grecques plus explicites, tel Aphtonius dans ses Progymnasmata549, et sources latines jouant de l’allusion érudite, tel Claudien : le souffle de Zéphyr imprègne « les roses d’une splendeur de sang », sanguineo splendore rosas550, allusion à l’origine de la rose, qui annonce le drame du rapt de Proserpine. Ainsi, Dracontius semble plus proche de la tradition grecque et rivalise avec Claudien en amplifiant le motif du sang à tout le poème. Crime et châtiment : paysage et métamorphose paradoxale Dracontius évoque un paysage où le sang envahit peu à peu tout dans une étonnante amplification du motif de la couleur pourpre de la rose. La scène se déroule dans un lieu indéterminé, mais champêtre : prata (v. 2), per herbas (v. 3), per agros (v. 7), la répétition de per contribuant à créer l’impression d’un espace infini. Il est qualifié de manière très positive par les épithètes qui accompagnent ces substantifs : florea prata (v. 2), l’abstrait placidas portant sur herbas (v. 3), croceos agros (v. 7). L’usus auctoris renforce encore cette interprétation : Dracontius, qui emploie rarement croceus et floreus551, réserve plutôt ces épithètes à des
symbolisant sa beauté suprême que de couleur, comme l’écho au Pervigilium Veneris 24 le suggère (voir n. 536). 547 AL 86, 10 : ce sont les plaintes à sa mère ; ce vers conclut le poème, peut-être incomplet. 548 Ausone, Cupido cruciatus, v. 88-93. 549 Aphtonius, Progymnasmata, 2, éd. H. Rabe, op. cit., p. 23 : Vénus, en se précipitant pour aider Adonis, se blesse aux épines de roses qui se teignent de son sang. 550 Claudien, Rapt de Proserpine, II, 92. 551 Deux occurrences de croceus : Louanges de Dieu, I, 247 et De origine rosarum, 7. Cinq de floreus : Louanges de Dieu, I, 355 ; III, 311 ; Romulea, VI, 75 et X, 117.
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contextes positifs, en particulier l’évocation de l’amour552 et d’un paysage idyllique, le Jardin d’Éden, véritable locus amoenus553. Cependant, contrairement aux Louanges de Dieu mais comme dans la scène de l’anthologie du Rapt de Proserpine chez Claudien, le paysage très simple de l’épigramme n’est pas un locus amoenus : on n’y trouve ni ombre, ni arbre, ni source mais des buissons piquants (cuncta dumeta, v. 7 ; uepres, v. 8) qui constituent autant d’indices inquiétants. Puis, à partir du moment où Vénus est blessée, la couleur rouge sang devient omniprésente : cruor et rubore (v. 5) ; sanguine cuncta rubent (v. 7) ; cruentum (v. 9) ; puniceo sanguine (v. 10)554 ; sanguineis genis (v. 11). Deux termes sont ambigus : au v. 9, cruentum désigne bien sûr la cruauté d’un Mars sanguinaire mais aussi le fait qu’il ensanglante tout ; quant à sanguineis, il est d’ordinaire connoté de façon péjorative555 ; ici, appliqué aux joues de la déesse, s’il suggère son teint délicat556, il fait surtout écho au sang de la blessure. Enfin, la dernière notation de rouge renverse cette vision négative puisque flammea (v. 12) fait référence à un rouge vif et éclatant. Ainsi, le paysage évolue au fil du récit : d’abord simplement esquissé en termes d’espace, il devient chromatique, avec une dominante de rouge sang. La blessure semble s’étendre à l’ensemble de l’espace, ce que l’intertextualité confirme. Le vers 7 montre une blessure qui saigne abondamment et colore tout de rouge, alors que Vénus est simplement blessée au pied : sanguine cuncta rubent. On songe à Ovide décrivant les pierres (saxa) qui frappent Orphée et se teintent de son sang (rubuerunt sanguine)557 ; toutefois, avec l’attaque du vers sanguine cuncta rubent (v. 8), Dracontius imite surtout le poète chrétien Marius Victorinus : ce dernier décrit le massacre perpétré par
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Floreus dans les pièces profanes : Épithalame pour les frères = Romulea, VI, 75 : description des rênes du char de Vénus dans un vers d’or ; Medea = Romulea, X, 117 : vol parfumé de Cupidon. 553 Dracontius, Louanges de Dieu, I, 247 : croceus apparaît dans l’ekphrasis des oiseaux du Jardin, dont il célèbre le plumage chatoyant ; ibid., I, 355 : Adam est émerveillé de posséder « le séjour accueillant de ce bois, préparé au milieu d’un royaume fleuri », et domus alma nemus per florea regna parata. 554 Alliance fréquente appartenant à la koinè poétique. 555 Cf. J. André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, Klincksieck, 1949, p. 255 sur la connotation péjorative de sanguineus. 556 É. Wolff, dans son édition des Œuvres de Dracontius, t. IV (Poèmes profanes, livres VI-X. Fragments), Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2002 (1996), p. 82, traduit l’expression par « joues vermeilles ». 557 Ovide, Métamorphoses, XI, 19.
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Abraham pour délivrer Loth : sanguine cuncta madent558. Dracontius reprend la formule, qui introduit un agrandissement épique, et passe de la quantité de sang à la couleur. On lit un travail similaire au v. 10 avec un souvenir épique virgilien pour la terre ruisselant de sang (Virgile, Énéide, XII, 691 : sanguine terra madet striduntque hastilibus aurae559), l’expression étant déplacée dans le vers (Dracontius, De origine rosarum, 10 : cum tibi puniceo sanguine planta madet ?). De même, si l’on considère les verbes disant le sang qui dégoutte (funditur, v. 5, madet, v. 10, le pluriel poétique plantas), Dracontius crée encore l’impression que la nature entière est ensanglantée par la blessure de la divinité, et participe de sa souffrance. Or ces notations rappellent la mort d’Hippolyte chez Prudence : il décrit son corps déchiqueté dans toute la campagne épineuse, sur les rochers, les ronces et les feuillages560 ; puis il redouble la scène par la description d’une peinture murale du martyr placé au-dessus du tombeau561. Ainsi, les souvenirs littéraires introduisent une tonalité épique et un agrandissement du propos, qui renforcent l’impression d’un paysage sanglant et suggèrent que la scène est plus violente qu’une simple blessure au pied. En outre, cette blessure est présentée avec insistance (trois termes en quatorze vers) comme un véritable crime sacrilège contre la déesse (sacrilega, v. 3, scelus ammisit, v. 6562, crimina, v. 11), crime exigeant une punition selon la tradition du châtiment inverse à la faute : crimina punis (v. 11), sancit (v. 8), uindicet (v. 14) et le poète carthaginois, qui occupa des fonctions judiciaires, y montre sa fine maîtrise du vocabulaire juridique563. Toutefois la métamorphose est paradoxale puisque, loin d’être châtiée, l’épine est récompensée par des dons caractéristiques de Vénus : elle reçoit tout d’abord le parfum en présent (v. 6 : quae scelus ammisit, munus odoris habet) puis une beauté éclatante (v. 8 : astra imitata ; v. 12 : flammea gemma). Les termes sont choisis avec soin : Dracontius emploie souvent 558
Loth, fait prisonnier avec ses gens et ses biens, est délivré par Abram qui s’est lancé à la poursuite du raid (Genèse, 14, 11-16). Marius Victorinus, Aletheia, III, 449 : sanguine cuncta madent. 559 « La terre ruisselle de sang et l’air résonne des hastes stridentes ». 560 Prudence, Peristephanon, XI, 115-124. 561 Ibid., XI, 125-132 dont v. 127-128 : rorantes saxorum apices uidi, optime papa, / purpureasque notas uepribus impositas, « j’ai vu, mon cher père, les pointes des rochers dégouttant de sang et des taches de pourpre plaquées sur le buisson d’épines ». 562 L’expression scelus ammittere est juridique (cf. G. Santini, Inter iura poeta. Ricerche sul lessico giuridico in Draconzio, Rome, Herder, « Studi e Testi TardoAntichi », 4, 2006, p. 61, n. 237) et Dracontius l’emploie aussi dans Louanges de Dieu, III, 330, 340 ; Satisfactio, 162 (voir infra). 563 Cf. G. Santini, Inter iura poeta, op. cit., p. 61-62 pour ce poème.
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l’image de la pierre précieuse dans son œuvre et les mots de la famille de gemma, dans la lignée du style de joaillerie564, qualifient de manière très positive la beauté de la création divine, de l’éclat des yeux de l’homme565 à la nature dans le jardin d’Éden et dans le ciel566. La métamorphose en rose provoque donc l’incrédulité du poète, qui apostrophe la déesse (quid prodest Cypris, v. 9) pour sa bienveillance puisqu’elle ne punit pas la coupable. L’étonnement exprimé par sic crimina punis (v. 11) s’accentue dans la mesure où cette même clausule désigne chez Marius Victorinus la pietas et la miséricorde divine à l’égard du pécheur567. En outre, on lit dans une autre œuvre de Dracontius un vers strictement identique au vers 6 (quae scelus ammisit, munus odoris habet) à l’exception d’un mot (odoris / honoris) : scelus désigne l’adultère de Bethsabée avec David, ce qui n’exclut pas leur fils Salomon de la bienveillance divine qui lui confère « une glorieuse dignité »568. Ainsi l’épine coupable transformée en rose manifeste la bonté de Vénus aux yeux de tous, comme le suggère le ton sentencieux du dernier distique. Mais peut-on pour autant rapprocher Vénus de la pietas du Dieu chrétien que Dracontius évoque ailleurs, voire faire du poème une lecture chrétienne ? La signification symbolique de la rose rouge dans la conception chrétienne antique569 – dont Dracontius peut se faire l’écho dans Les Louanges – et l’insistance tout à fait originale sur le crime récompensé pourraient le suggérer, mais il n’est question ni de pardon – la métamorphose relevant de la seule volonté de la déesse – ni de repentir de la coupable570. Seul le verbe sancit pourrait être ambigu car, chez les chrétiens, 564
Cf. M. Roberts, The Jeweled Style. Poetry and Poetics in Late Antiquity, Ithaca London, Cornell University Press, 1989. 565 Dracontius, Louanges de Dieu, I, 345 ; II, 123 ; III, 697. 566 Il s’agit du gazon (ibid., I, 181), des roses (ibid., I, 630), des vignes (ibid., I, 719 ; II, 235 ; cf. A. Stoehr-Monjou, « Poétique de Dracontius dans le De mensibus », art. cit., p. 153-154) et des étoiles (Louanges de Dieu, II, 348). 567 Marius Victorinus, Aletheia, II, 255 : arguit et tanto leuiter pro crimine punit. 568 Dracontius, Satisfactio, 162 : quae scelus ammisit, munus honoris habet. 569 Cf. M. Mello, Rosae, op. cit., p. 105-111 et « Il rosso delle rose. Favole mitologiche e interpretazioni allegoriche cristiane », dans AA. VV., ERKOS. Studi in onore di Franco Sartori, Padova, Sargon, 2003, p. 147-157, p. 153-156. Les chrétiens reprennent les harmoniques déjà présents chez les païens, virginité, épine protectrice de la pudeur, motif du sang, mais en donnent une lecture spirituelle : l’épine peut devenir allusion au martyre, le rouge au sang du Christ. 570 Or Dracontius exprime son repentir à travers son poème Satisfactio quand, emprisonné, il demande pardon au roi et à Dieu pour ses péchés. Il présente la guérison comme le fruit de la conversion ; cf. A. Stoehr-Monjou, « La guérison chez le poète Dracontius : entre Pline l’Ancien et la Bible », dans P. Boulhol, F. Gaide et M. Loubet (dir.), Guérisons du corps et de l’âme : approches pluridisciplinaires,
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il peut signifier « sanctifier »571 : les ronciers sont sanctifiés par la rose pour devenir rosiers. Cependant, j’ai conservé son sens premier de « sanctionner » pour souligner l’idée du châtiment. Enfin, on ne peut faire de lecture allégorique chrétienne du poème, comme dans l’éthopée de Georges le Grammairien qui réalise la conversion chrétienne d’Aphrodite et du mythe des roses572. Tout d’abord, il n’y a pas de structure allégorique573 ni d’élément renvoyant à un culte marial, à une époque où celui-ci se développe surtout en Orient574. Mais surtout, le premier vers introduit clairement une scène érotique incompatible avec une évocation de la Vierge. En outre, l’insistance sur le châtiment paradoxal nous invite à une seconde lecture pour compléter celle, littérale, de l’étiologie de la rose. Une épigramme érotique Au lieu de punir l’épine, Vénus la transforme en rose. Cette bonté inattendue pourrait être lue comme une simple variante du poète si un faisceau d’indices, en particulier des écarts avec la tradition mythographique, ne suggérait pas une relecture érotique de cette épigramme.
Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, « Textes et documents », 2006, p. 209-226, p. 215-218. 571 Sens que retient É. Wolff ; cf. A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, revu spécialement pour le vocabulaire théologique par H. Chirat, Turnhout, Brepols, 1993 (1954), p. 735. 572 Cf. G. Ventrella, « Poesia pagana e simboli cristiani nella Gaza tardo-antica : la “conversione” del mito di Afrodite e della rosa in Giorgio Grammatico », Revue des Études Tardo-antiques, 1, 2011, p. 71-84. 573 C’est au contraire le cas dans les préfaces dédiées à son maître Felicianus ; cf. A. Stoehr-Monjou, « Structure allégorique de Romulea 1 : la comparaison OrphéeFelicianus chez Dracontius », VChr, 59 (2), 2005, p. 187-203, p. 187-189. 574 Dracontius passe sous silence le culte des saints et le culte des martyrs (cf. A. Stoehr-Monjou, « La guérison chez le poète Dracontius », art. cit., p. 215). Il décrit la conception virginale de Jésus sans marquer de dévotion à Marie (Louanges de Dieu, II, 78-94), car ce n’est pas tant la virginité qui compte que le miracle voulu par Dieu et le souci théologique de montrer l’humanité du Christ contre les ariens que sont les Vandales – les autres poètes ont souvent la même préoccupation, avec des nuances, cf. S. Malick-Prunier, Le Corps féminin dans la poésie latine tardive, Paris, Les Belles Lettres, « Études anciennes », 2011, p. 252-283 sur la figure de Marie chez Ambroise, Prudence et Claudien puis dans AL 494 Riese, chez Corippe et Venance Fortunat, qui marque un tournant majeur. Le culte marial s’est d’abord développé en Orient et dans la littérature de langue grecque (ibid., p. 253).
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Dracontius annonce d’emblée que Vénus fuit les ardeurs de Mars (Martis uitat amores, v. 1)575, idée qu’il répète en qualifiant le dieu de cruel et sanguinaire (Martem fugisse cruentum, v. 9). Certes, il joue allusivement de la course de la déesse pour sauver Adonis de la jalousie d’Arès, mais le propos est bien différent : cette fuite constitue un écart, unique à ma connaissance, avec la tradition des amours adultères de Mars et de Vénus dont Dracontius se fait justement l’écho dans Hylas576. Le récit de Dracontius introduit en fait une aemulatio avec la fuite de Proserpine devant Pluton dans le Rapt de Proserpine de Claudien, les deux poèmes présentant un paysage qui symbolise le destin de l’héroïne, l’association de la rose et du sang, une image symbolique de la femme577. Le mètre élégiaque constitue également un argument en faveur d’une lecture érotique du poème. Dracontius n’a pas retenu l’hexamètre dactylique des Métamorphoses et du poème didactique mais fait le choix, rare chez lui, du distique élégiaque. En effet, le seul autre poème qu’il ait composé dans ce mètre est une pièce chrétienne, la Satisfactio, où il se place dans la lignée de l’Ovide exilé des élégies des Tristes et des Pontiques578. Ici, le poète carthaginois rivalise avec l’èthos érotique de l’Art d’aimer, qui raconte notamment l’adultère de Mars et de Vénus579. La fuite de la déesse constitue en outre une variante inattendue du topos élégiaque de la lutte amoureuse, la femme étant appelée à résister à l’amant580. Enfin, loin d’évoquer la fragilité de la rose selon le topos antique, Dracontius insiste sur l’épine qui blesse Vénus : mais cette blessure qui ensanglante tout le paysage est-elle vraiment légère ? Si l’on considère à présent la blessure, un double effet d’écho avec la naissance d’Aphrodite est remarquable : de même que la déesse est née d’une blessure de son père, de même la rose naît d’une blessure de Vénus. En outre, ces deux blessures ont une dimension sexuelle : Ouranos est 575
La clausule uitat amores renvoie à Lucrèce, De rerum natura, IV, 1073 : Nec Veneris fructu caret is qui uitat amorem (« Il ne se prive pas des jouissances de Vénus, celui qui évite l’amour ») : cette réminiscence renforce la dimension érotique. 576 Dracontius, Hylas = Romulea, II, 55-62 : Vénus veut se venger de Clymène qui l’a dénoncée (v. 62-71). 577 Voir n. 518 à 521. 578 Dracontius n’est pas exilé mais emprisonné : il demande pardon à Dieu et au roi vandale pour ses fautes et espère obtenir « réparation » (c’est le sens de satisfactio) ; cf. C. Moussy dans son édition des Œuvres de Dracontius, t. II (Louanges de Dieu, Livre III. Réparation), Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2002 (1988), p. 145-148. 579 Cf. Ovide, Art d’aimer, II, 561-588 mais aussi Métamorphoses, IV, 167-189, en hexamètres dactyliques. 580 Cf. Catulle, LXII, 59-60 ; Properce, II, 15, 56 ; Ovide, Amours, I, 9, 1-2 ; Claudien, Fescennins, IV, 5-6 ; Dracontius, Romulea, VI, 107-110.
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victime d’une castration581, Vénus d’une épine582, le mot latin spina pouvant également désigner le sexe masculin583, tandis que blandus et tener peuvent avoir une connotation érotique : Dracontius joue de mots à double sens584. Au v. 5, d’après Corio, le poète qualifie la blessure de tenero uulnere. Il y a là un problème d’interprétation. En effet, deux savants (Alfonsi puis Zurli) corrigent tenero en teneras pour l’accorder à plantas d’après Reposianus que Dracontius pourrait imiter585. Le contexte y est proche mais inversé (rencontre amoureuse de Mars et Vénus dans un bois et non fuite de cette dernière) et bien plus explicite avec le verbe uiolare : la déesse s’avance avec précaution, « de peur que les épines des fleurs ne blessent ses tendres pieds », florea ne teneras uiolarent spicula plantas586. Toutefois l’oxymoron tenero uulnere correspond mieux à l’usus auctoris : Dracontius goûte l’antithèse qui dit la complexité de l’existence587. Étienne Wolff traduit tenero uulnere par « légère blessure »588. Mon choix a été de rendre l’ambiguïté de cet oxymoron (« tendre blessure »). De même, dans la pointe finale, l’oxymoron blandis uulnera (muneribus) fait de cette blessure un bienfait : on trouve là l’idée implicite, très présente dans son œuvre
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Cf. Luxorius (AL 368) sur la naissance de Vénus ; cf. A. Stoehr-Monjou, « La fabrique de l’épigramme en Afrique vandale : l’exemplum, arme esthétique et éthique au service d’une réflexion sur le langage chez Luxorius », dans M.F. Gineste et C. Urlacher (dir.), La Renaissance de l’épigramme latine dans la latinité tardive, Paris, de Boccard, 2013, p. 351-365. 582 Plusieurs poètes (cf. AL 286 Symphosius, Aenigmata, 45, v. 2 ; Reposianus, 99) précisent qu’elle protège la rose d’une agression, et emploient justement le verbe uiolare qui montre bien la dimension érotique que peut avoir la rose assimilée à une vierge. Dracontius renverse cela, Vénus n’est pas assimilée à la rose. Voir infra. 583 Cf. Némésien, Éclogues, IV, 21-2 : Non hoc semper eris : perdunt et gramina flores, / perdit spina rosas, nec semper lilia candent. S’adressant à un ami trop cruel, Lycidas rappelle que sa beauté n’est pas éternelle et que le gazon perd ses fleurs, l’épine ses roses, les lis leur éclat, les peupliers leurs feuilles… Vetus Latina, Lévitique, 8, 25 pour caudam. 584 Ovide emploie tener à propos de poètes (Remèdes à l’amour, 757), de vers (Art d’aimer, II, 273) ou d’un poème (Amours, III, 8, 2) « érotiques ». Blandus désigne la caresse et relève du vocabulaire élégiaque et érotique. 585 Il aurait vécu au IIIe siècle de notre ère. Son poème sur les amours de Mars et Vénus figure dans le Codex Salmasianus (AL 253) qui transmet justement les pièces AL 84-86, 286, 366 étudiées ici, voir supra. 586 Reposianus, De concubitu Martis et Veneris, 99. 587 Sur l’antithèse, voir A. Stoehr-Monjou, « Structure allégorique de Romulea 1 », art. cit., p. 191-193 et « La guérison chez le poète Dracontius », art. cit., p. 210-214 et 217. 588 Dans son édition, op. cit., p. 82.
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chrétienne, que du mal peut naître un bien589. Cette blessure fait allusion à la défloration, ce qui éclaire les épithètes ambiguës et le motif du sang omniprésent dans le poème. L’épigramme explique ainsi pourquoi Vénus préside dans les épithalames à la nuit de noces et donne des conseils à la jeune mariée ; de fait, l’alliance alma Venus590 du vers 1 se lit dans l’Épithalame en l’honneur de Stella de Stace591, que Dracontius connaît très bien592. En outre, un autre poème de Dracontius confirme cette interprétation érotique de l’épigramme. Dans l’Épithalame en l’honneur de Johannes et Vitula, Dracontius imagine Virginité en personne qui résiste à son mari et, pour faire comprendre qu’elle doit céder et accepter de disparaître, il évoque l’imminutio à travers quatre comparaisons (miel/poisons, rose/épine, médecine/serpent céraste, dard de l’abeille/miel) fondées sur l’antithèse entre douceur ou beauté et douleur : Sic puer Idalius permiscet mella uenenis, sic rosa miscetur spinis, medicina cerastis perficitur stimulisque fauos apis alma tuetur : sic pia Virginitas non tollitur ante pudoris unguibus infensis quam uulnerat ora mariti, et prior ante sui uindex est ipsa cruoris, ut discat sacras fecundo uulnere flammas.
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De même que l’enfant idalien mêle le miel et les poisons, de même que la rose est liée à l’épine, la médecine au céraste, que l’abeille bienfaisante protège le miel de son dard, de même la pieuse593 Virginité n’est pas chassée avant d’avoir blessé le visage de son mari avec les ongles hostiles de la pudeur, et venge d’avance son propre sang pour connaître, grâce à la blessure sacrée, la flamme féconde594.
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Cf. A. Stoehr-Monjou, « Structure allégorique de Romulea 1 », art. cit., p. 210217. 590 Elle apparaît chez Ovide, Métamorphoses, XIV, 478 et XV, 844. 591 Cf. Stace, Silves, I, 2, 159. 592 Cf. L. Galli-Milić, Blossii Aemilii Dracontii Romulea VI-VII, Firenze, Felice Le Monnier, 2008, p. 128. En outre, Dracontius emploie justement Venus alma deux fois, au début d’un de ses épithalames (Romulea, VI, 4) et dans une invocation à Vénus (Romulea, VIII, 472). 593 L’alliance pia Virginitas a une saveur chrétienne, cf. L. Galli-Milić, Blossii Aemilii Dracontii Romulea VI-VII, op. cit., p. 349. 594 Dracontius, Romulea, VII, 48-54. Pour un commentaire, cf. A. Luceri, Gli epitalami di Blossio Emilio Draconzio (Rom. 6 e 7), Roma, Herder, 2007, ad loc. et L. Galli-Milić, Blossii Aemilii Dracontii Romulea VI-VII, op. cit., p. 345-352.
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Deux éléments sont communs à l’épithalame et à l’épigramme, la rose et la blessure. La rose est ambivalente puisque, belle et fragile, elle peut piquer : sic rosa miscetur spinis (v. 49). Si l’image des ongles est élégiaque595, Dracontius imite là un vers de Claudien qui, dans les Fescennins, poèmes nuptiaux où le langage peut être plus cru que dans l’épithalame, compare déjà la mariée qui résiste avec ses ongles à la rose que protègent ses épines596. On lit une idée identique chez Symphosius qui fait dire à la rose : ne uioler, telis defendor acutis, « pour ne pas être violée, je me défends avec des épines pointues »597. Chez Dracontius, comme la comparaison s’applique à Virginitas qui symbolise la mariée, la rose n’est pas sur le même plan dans les deux poèmes. En revanche, le contexte érotique de la défloration et le motif de la blessure sont similaires : l’union sexuelle est désignée comme une blessure sacrée si l’on admet l’hypallage, ce qui rappelle tenero uulnere (v. 4) : Virginité personnifiée doit accepter de disparaître ut discat sacras fecundo uulnere flammas (Romulea, VII, 54). Cette blessure est également fécondante puisque l’enfant en est la récompense bienfaisante, ce qu’évoquent les deux textes en des termes identiques : pignora blanda (Romulea, VII, 55) et la pointe finale sur les blandis muneribus (De origine rosarum, 14). On peut donc comprendre l’épigramme comme un éloge de l’amour charnel598 : la fuite symbolise la résistance de la pudeur, la blessure de Vénus par la spina est la métaphore de l’union sexuelle ; elle donne naissance à la rose, la plus belle fleur qui soit, de même que l’enfant est le gage de la tendresse des époux. La poésie tardive a donc trouvé dans l’épigramme un écrin pour magnifier la rose. Le poème de Dracontius, qui se place dans cette lignée, tout en présentant des liens ténus avec une tradition des rhéteurs grecs tardifs, se rattache à ce que l’on pourrait appeler une « école de Carthage ». Dracontius renouvelle le topos par un récit non allusif qui se veut porteur de vérité, doublé d’une lecture symbolique : il rivalise avec Ovide en racontant la métamorphose de l’épine en rose, et avec Claudien pour le symbolisme nuptial599. Dracontius célèbre la beauté de l’union charnelle à travers la beauté de la rose, là où Claudien souligne davantage la violence du rapt. La 595
Cf. Properce, III, 8, 6 ; Ovide, Amours, I, 7, 50… Voir L. Galli-Milić, Blossii Aemilii Dracontii Romulea VI-VII, op. cit., p. 349-350. 596 Claudien, Fescennins, IV, 10 : armat spina rosas, mella tergunt apes. Dracontius reprend aussi le second hémistiche sur l’abeille et son miel. 597 Cf. AL 286 Symphosius, Aenigmata, 45 rosa, v. 2. 598 La description d’Ève a la même signification ; cf. Louanges de Dieu, I, 384-398. Voir S. Malick-Prunier, Le Corps féminin dans la poésie latine tardive, op. cit., p. 112. 599 La fleur (flos), et non la rose, est associée à la virginité par Catulle, LXII, 39-47.
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rose a donc une fonction mémorielle, comme d’autres fleurs600 : elle rappelle que l’amour mêle douceur et douleur. Le poète carthaginois révèle également la cohérence de l’ensemble de son œuvre, antique et chrétienne, et montre une certaine liberté d’esprit : il s’écarte délibérément, avec la figure de Vénus et l’étiologie érotique de la rose, d’une tendance de la poésie tardive à magnifier la chasteté, qui s’accentuera après lui avec Venance Fortunat.
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Cette fonction est explicite dans le cas de l’anémone née du sang d’Adonis que Vénus métamorphose ; cf. Ovide, Métamorphoses, X, 725-728.
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Les failles de Vénus sous l’archet de Rimbaud Michel Arouimi
Parmi les divinités antiques dont les noms constellent l’espace graphique de Soleil et chair, un des premiers poèmes de Rimbaud, Vénus a le privilège de cinq désignations variées, étagées dans les sections I, II et IV de ce poème qui en comporte quatre. Apostrophée dans les sections I et II, Vénus est encore sollicitée dans la section suivante : « Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers / L’Amour infini dans ton infini sourire »601… Dans cette section III, son absence de désignation effective s’expliquerait par le scandale du rôle quasi messianique que lui attribue l’imagination de Rimbaud, dans sa prétendue nostalgie de la « vie infinie » dont jouissaient les hommes sous le regard des dieux, avant le Dieu fait homme, qui inaugure la civilisation dite des progrès matériels. Cet éloge spiritualiste de la volupté, dressé contre les rigueurs du « savoir », se dépasse dans la contemplation des « mystères » du « grand ciel ». Au début de la section II, l’« Aphrodité marine », présentée d’abord comme la « Divine mère », est mal différenciée de « Cybèle », la « Déesse » dont le « nombril rose » et les « yeux noirs » sont évoqués vers la fin de la section I. L’identité des actants du poème tend d’ailleurs à se brouiller sous la plume de Rimbaud, qui en gomme les contours au gré de transitions subtiles. Cet aspect de l’« alchimie du verbe », dans ce poème antérieur à la section de Une saison en enfer sous-titrée par cette expression fameuse, est moins apparent que ceux dont la couleur rose est justement le symbole et le moyen, si cette « alchimie » implique autant le rapport sémantique que le rapport graphique de certains motifs. En effet, le « nombril rose » de Cybèle, qui irait mieux à Vénus, relaie dans la section I le « sang rose des arbres verts ». Et dans la section IV, la « neige des roses » sur le corps de « Kallipyge la blanche et [du] petit Éros » trouve un écho dans ce vers : « Entre le laurier-rose et le lotus jaseur », concernant le mythe de Léda. On pourrait longtemps commenter le rapport « alchimique » de ces notations. Leur disposition en chiasme est centrée sur ce vers shakespearien de la section II, à propos du destin des hommes : « Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ?... ». Les variations de la syntaxe vérifient le symbolisme de la rose à l’égard de la totalité. Ce motif floral apparaît
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A. Rimbaud, Œuvres Complètes, éd. A. Cervoni et A. Guyaux, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2009.
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comme le signe d’un idéal esthétique, explicité dans la seconde lettre dite du « voyant », et dont Rimbaud se désengage en écrivant Délires II. Vénus s’impose en effet, en raison de son partage entre la « virginité » de la Femme et l’orgueil de la « courtisane », évoqués dans la section II, comme une incarnation divinisée de ce que Rimbaud nommera plus tard l’« Alchimie du verbe ». L’association du « laurier-rose et [du] lotus jaseur » trouverait là son sens allégorique le plus fort. Mais surtout la couleur rose, indirectement associée à Vénus, est l’expression chromatique de ce procédé poétique, non moins bien symbolisé dans ce poème, ai-je montré ailleurs, par les motifs dorés. La fleur, avec la masse de ses pétales, est d’ailleurs le chiffre des effets de symétrie dont Rimbaud et le Maître : autre aspect de l’alchimie en question. Cybèle, concurrente de Vénus dans ce poème, est pourvue d’un « double sein » non moins évocateur : en lui s’incarne l’idéal unitaire qui est encore circonscrit, dans la section I, par le rapport de ce détail avec l’« immense sein » de la terre. Ce sein est « d’amour comme Dieu, de chair comme la femme, / Et […] renferme […] le grand fourmillement de tous les embryons ». Dans la section III, le « sein des grandes mers » et la résurgence du motif des « Embryons », parmi d’autres détails, complètent cette énigme intéressant le « Nombre » (Lettre du 15 mai 1871), sous l’aspect du rapport de l’Un et du Deux ou du multiple. Cet « immense sein » trouve encore un écho redoublé dans l’« immense baiser » promis dans la strophe 3 par la « Rédemption sainte », qui semble annoncée par « la grande Vénus ». Cet « immense baiser » (nom masculin) de la Déesse est lui-même complété par « l’immense splendeur de la nature humaine », vers la fin de cette section. L’ambiguïté de l’apostrophe de Vénus en recouvre une autre : l’identification implicite de Rimbaud à la déesse donne son sens aux résurgences ou aux transpostions textuelles de l’Androgyne, dès les premiers vers où le sein de la terre « Est d’amour, comme Dieu, de chair comme la femme ». Mais Vénus, avec la double nature qu’elle revêt dans ce poème, Déesse de l’amour et des courtisanes, Vénus est-elle vraiment le modèle ou le garant mythique des aspirations du jeune poète qui, dans Une saison en enfer, s’accusera des tentatives de séduction par lesquelles il s’apparente à Satan ? Satan est l’incarnation mythique de la dualité violente que Rimbaud, dans tant de poèmes, désigne sur le mode énigmatique comme la clé de son art, et comme la limite de ses aspirations métaphysiques, si bien servies par tous les aspects de sa technique littéraire. La portée autocritique de ce poème n’est certes pas apparente, mais de nombreux détails y annoncent les images ou les formules dans lesquelles, quelques mois ou quelques années plus tard, Rimbaud fustige l’essence de son propre génie. Le « nombril rose où vint neiger l’écume » de la Cybèle à laquelle se substitue la « Divine mère, / Aphrodité marine », contient en
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« germe » (ce mot est employé dans la section III) les vers sublimes de Comédie de la soif, dont le sens auto-accusateur entraîne tous nos fondements culturels : « Éternelles Ondines / Divisez l’eau fine. / Vénus, sœur de l’azur, / Émeus le flot pur, // Juifs errants de Norwège / Dites-moi la neige, / Anciens exilés chers, / Dites-moi la mer. ». L’alchimie sémantique des Ondines éternelles (?) et des Juifs de Norvège (?) n’est pas étrangère à l’énigme du rapport du dire (« Dites-moi la neige ») et de la division (« Divisez l’eau fine »). Ce verbe « Divisez » divise en deux suites égales le dialogue rapporté dans ce poème. Dans cette section II, dédiée à « L’Esprit », la parole poétique de Rimbaud, fantasmée par lui-même comme une vaine aspiration à l’unité, se portraiture dans ces Ondines ou dans Vénus, apostrophée avec plus de discrétion que dans Soleil et chair. Le rapport de l’eau, de la mer et de la neige fait rêver. Mais l’idée d’une autoglorification du verbe poétique est ruinée par les huit vers qui suivent ces deux quatrains dans cette section : la réponse du « moi », qui s’achève par la désignation de « ma soif si folle, / Hydre intime sans gueules / Qui mine et désole ». Cette Hydre qui fait pendant aux Ondines, en parfaite symétrie, ramène le mythe sur les pires voies de la courtisane de Soleil et chair. Les aspirations métaphysiques qui, dans Soleil et chair, se traduisent dans une glorification apparente du rapport de l’un et du multiple, succombent dans cette corruption lexicale des cent gueules de l’Hydre de la légende qui, devenue « sans gueules », avec la perversité de ce pluriel, incarne la contradiction sans nom qui gouverne la psyché de Rimbaud. Cette contradiction se dépasse dans une « alchimie du verbe » dont le poète dément le charme. L’origine de cette contradiction ne manque pas d’être cernée dans ce poème, que j’ai déjà analysé dans ce sens602. Retenons l’implication de Vénus dans ce projet métaphorique aux allures suicidaires. Si « l’amour brûlant » du Soleil annonce celui de Vénus dans le deuxième vers de Soleil et chair, il n’en préfigure pas moins les brûlures dans lesquelles l’auteur de Mauvais sang, dans Une saison en enfer, exprime autant ses projets de gloire que, plus étrangement, le destin morbide du trafiquant du Harar. Plus loin dans la même section, la vision des « splendides cités », parcourues par le « grand char d’airain » de « la grande Cybèle », anticipe les « splendides villes » où Arthur, vers la fin de Une saison en enfer, aspire à entrer avec d’autres hommes, « armés d’une ardente patience ». L’ambiguïté de ces villes où paraît se déformer le souvenir de la Cité céleste dans l’Apocalypse, intertexte majeur de l’œuvre de Rimbaud, n’a pas d’équivalent dans Soleil et chair. Dans les premiers vers du poème, la première évocation de Vénus : « Et tout croît, et tout monte ! / – Ô Vénus, 602
M. Arouimi, Vivre Rimbaud selon Ramuz et Bosco, Paris, Orizons, 2009.
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ô Déesse ! » a un sens spirituel qui semble être l’objet d’une mordante ironie dans le texte de Un cœur sous une soutane, où cette fantasmatique ascensionnelle reçoit un sens érotique empreint de dérision. Mieux encore, les vers 3 et 4 du poème, qui décrivent un cadre approprié à Vénus : « Et, lorsque l’on est couché dans la vallée, [on sent / Que la terre est nubile et déborde de sang] », ont une volupté qui s’inverse dans Fêtes de la faim, avec les « pains couchés aux vallées grises » où Rimbaud, d’après l’analyse que j’ai faite de ce poème603, exprime tout du drame spirituel du poète aux prises avec la contradiction maudite qui instrumente son verbe. Rimbaud évoque « Les vieilles pierres d’église, / Les galets, fils des déluges, / Pains couchés aux vallées grises ! ». L’idée m’est venue que le mot « grises » recouvre l’adjectif « saoules », comme si dans ces « vallées grises » coulait le vin qui partagerait le sens miraculeux de ces pains. Cette hypothèse trouve son sens dans le rapprochement avec ces vers de Soleil et chair, où le « sang » qui « déborde » de la « terre [nubile] » aurait une valeur christique, reniée dans l’évocation de Vénus, quelques vers plus loin. On touche là à l’ambiguïté du rapport de Rimbaud et du Christ, lui-même érotisé dans le portrait qui en est fait dans Nuit de l’enfer. Déduite de ces rapprochements, la superposition du Christ et de Vénus inaugure une esthétique aujourd’hui banalisée dans les œuvres d’un Julian Schnabel ou celles, dans un autre domaine, de John Galliano. Je n’aurai pas le mauvais goût de souligner dans ce poème les connotations phalliques de très nombreuses images où Rimbaud exprime des dispositions érotiques, plus clairement affirmées dans Les stupra. L’« alchimie du verbe » prend la forme d’un rapprochement des sexes opposés, qui en est peut-être l’aiguillon : « Lysios […] par les tigres lascifs et les panthères rousses, / Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses. » La griffe de l’auteur du Bateau ivre se fait dans ces vers de la section IV de Soleil et chair. Tigres et panthères, fleuves et mousses, la variation du genre est moins problématique que le simple choix, au début de la section II, de l’accent aigu de l’« Aphrodité marine », pourtant désignée, dans le vers qui précède, « Divine mère ». Cet accent participe sur un plan fort discret à une célébration de l’androgyne, caractéristique de Rimbaud. Ces intentions se font encore moins conscientes et surtout plus subtiles dans la section IV, où « les Héros » et « le petit Éros » encadrent avec l’accent aigu de deux lettres, minuscule et majuscule, une « Kallipyge la blanche » dont les seins sont oubliés et à laquelle succède, deux vers plus loin, la « grande Ariadné » où se perd un peu, pour nos oreilles, la féminité du prénom d’Ariane, encore gommée par un écho sonore avec « les Héros » et « Éros ». Objet d’une 603
M. Arouimi, Jünger et ses dieux : Rimbaud, Conrad, Melville, Paris, Orizons, 2011, p. 106-107.
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métaphore qui la virilise, cette Ariadné « Blanche comme le soleil » fait d’ailleurs écho à « Kallipyge la blanche ». Ces intentions se confirment dans le « double sein » de Cybèle, où s’annoncerait le « double sexe » du « Gracieux fils de Pan » dans l’Illumination Antique : « Ton cœur bat dans ce ventre où dort le double sexe. Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche »604. La sexualisation des principes mêmes du Nombre et de l’Harmonie, désignés par le « voyant » comme l’objet de sa quête, est une composante non négligeable du génie de Rimbaud. L’autocritique, dans Une saison en enfer, prend la forme de l’ironie qui s’exerce sur « la vision des nombres ». Cette ironie rejaillit sur « le Nombre » dont le « voyant » scrutait le mystère. Or, cette remise en cause est encore plus radicale, très paradoxalement, dans des poèmes en vers de la première période. Elle y prend la forme d’une projection, dans le contenu descriptif du poème, des atrocités corporelles et spirituelles, programmées si mystérieusement par le « voyant » pour atteindre son but. Le mythe de Vénus, dans le fameux sonnet Vénus anadyomène, inspire une démonstration ambiguë des pouvoirs et de la perversité de ce que Rimbaud n’appelle pas encore « alchimie du verbe ». Dans la dernière strophe de ce sonnet, les « deux mots gravés » sur les reins de cette Vénus, « Belle hideusement d’un ulcère à l’anus », équivalent aux « deux trous rouges au côté droit » qui, à la fin du Dormeur du val, nuancent le symbolisme du « trou de verdure où chante une rivière », dans le premier vers. Dans Vénus anadyomène, le rapport du « col gras et gris » (second quatrain) et de l’échine « un peu rouge » (premier tercet) conjugue le masculin et le féminin. Cette expression syntaxique de l’Androgyne se retrouve dans la tension des mots « croupe » et « anus », dans les deux derniers vers : « sa large croupe / Belle hideusement d’un ulcère à l’anus ». Le rapport du pair et de l’impair, poétisé dans les détails de ce portrait, est traditionnellement associé à l’Androgyne. Les « deux mots gravés » sur les reins de la Vénus (« Clara Venus ») seraient le chiffre des relais de termes appariés par le sens605. En convoquant Vénus dans un projet 604
A. Rimbaud, Œuvres complètes, édition citée supra, p. 294. La symétrie du « gris » et du « rouge » est un peu troublée, comme celle du bleu et du rouge dans Le Dormeur du val, par la mention du « cercueil vert en fer blanc » et par celle des « cheveux bruns » (premier quatrain). Le mot « gris » s’inscrit après les trente-six premiers mots du poème, et trente-six mots séparent ce mot de l’adjectif « rouge ». Les dix-huit mots que recèle la dernière phrase, après l’unique tiret, révèlent un même souci de nous « faire voir » l’inconnu, non moins bien saisi dans le rapport de la « croupe » et de « l’anus ». Avec le titre, l’adjectif « vert » 605
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autocritique dont les raisons ne seront qu’effleurées dans Une saison en enfer, Rimbaud démystifie la Beauté, autrement dit l’Harmonie, sans doute en raison des tensions qui se pacifient en elle et hors desquelles elle ne serait plus rien. L’« anus » que Rimbaud fait rimer avec Vénus se resserre dans le point final qui le suit. Cet ordre s’inverse dans le premier vers du Sonnet du trou du cul, rédigé un an plus tard et intégré dans l’Album zutique : « Obscur et froncé comme un œillet violet »… Si le viol (prononcé dans l’adjectif « viol-et ») épargne la Vénus anadyomène, sa tête (« lente et bête ») est décapitée par le rejet qui perturbe la fin du premier vers : « une tête / De femme ». Ensuite, « le col gras et gris, les larges omoplates », puis « les rondeurs des reins » peuvent passer pour une image atroce des principes de l’Harmonie : la couleur grise est en effet composée de noir et de blanc. Le col unique et les omoplates, qui sont deux, ne sont pas moins évocateurs. De même avec les « reins », eux-mêmes objet de deux mentions, dans le second quatrain : « les rondeurs des reins » et dans le premier tercet : « Les reins portent deux mots gravés ». On peut encore attribuer à la graisse de cette Vénus, qui « sous la peau paraît en feuilles plates », une valeur métaphorique intéressant la technique poétique dont les principes, si évidents dans ce sonnet, s’exercent tout aussi puissamment dans les Illuminations. Le mythe de Vénus et la vision de son anus illustrent toute l’ambiguïté du rapport de l’Harmonie et des tortures mortelles programmées par le « voyant » pour parvenir à son « inconnu ». Dans sa fameuse lettre du 15 mai 1871, dite seconde lettre du « voyant », Rimbaud donne en exemple de sa théorie trois poèmes. Le troisième, Accroupissements, se termine par une évocation singulière de Vénus. Ce poème est déjà exemplaire de l’ « alchimie du verbe ». Les jeux de l’ombre et de la lumière soulignent une alchimie du plaisir et de l’horreur, et de l’esprit et de la matière, si le personnage déféquant décrit dans ce poème a des allures de curé. Le titre conjugue lui-même les idées scabreuses qui s’attachent à la croupe et au pissement. Le dernier vers, dans ce poème de sept strophes de cinq vers, « Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond », exprimerait elliptiquement les effets de la défécation. Ce nez métonymique est le pendant du « nez du bonhomme » de la strophe 3, où le motif du « clair soleil » répond au « soleil, clair » de la première strophe. Le poème entier est animé par divers effets de miroir lexicaux, dont le symbole est fourni dans la s’inscrit après les six premiers mots du poème, etc. Autant de « singularités » qu’il « faut voir à la loupe » (troisième vers du premier tercet). Ce phénomène, qui prend bien d’autres formes dans les poèmes de Rimbaud, trouverait son expression métaphorique dans l’ulcère dont l’extension au-delà de l’anus est suggérée par la mention de la « large croupe ».
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dernière strophe par les « contours du cul », qui contrastent avec la mention du « cerveau » dans la strophe précédente. Le ventre de ce personnage, noté dans les strophes 1 et 2 puis deux fois dans la strophe 4, ajoute à cet avilissement du mystère de l’harmonie, auquel participent d’autres détails… Dans le vers qui précède la mention de Vénus, la « neige rose ainsi qu’une rose trémière » est le comparant d’une réalité plus horrible que la « couverture grise » de la strophe 2. Le « ciel profond » où se tient Vénus est bien près de désigner la profondeur du cul que cernent « des bavures de lumière »… Il est d’ailleurs possible que le nom de ce personnage, « Le frère Milotus », soit calqué sur celui de la Vénus de Milo. Mais l’étagement des sept strophes de cinq alexandrins aux rimes croisées, s’il peut évoquer la « Vénus aux tiroirs » de Salvador Dali, manifeste pour nos yeux, en accord avec la vision de l’art qui est celle du « voyant », un « exécrable » empilement d’étrons (Arthur emploie cet adjectif dans la phrase qui suit la copie de ce poème, dans sa lettre du 15 mai). Le mythe de Vénus aura été chez Rimbaud l’objet d’une véritable hantise, dont il serait trop simple de situer l’origine dans l’Invocation à Vénus où l’élève Rimbaud, en 1870, « plagie, en la retouchant, la traduction de Sully Prudhomme » du poème de Lucrèce. L’attrait du mythe va de soi, mais son impact dans l’imagination du jeune poète, allié aux altérations monstrueuses qu’elle lui inflige, devrait quelque chose à certains passages de L’Homme qui rit de Victor Hugo, publié en 1869. Le « voyant » évoque en effet les œuvres de Hugo dans sa lettre du 15 mai 1871, avec plus d’enthousiasme pour les « comprachicos » (figure obsédante du roman) que pour Hugo lui-même. La critique a déjà repéré dans l’Invocation à Vénus les traces laissées par le poème « Les Antres malsains » de Glatigny (1864). Mais ces réminiscences peuvent se voir comme un souvenir-écran, posé sur la Vénus très singulière dans laquelle l’auteur de L’Homme qui rit projette une vision de l’art et de la vie que prolonge sur bien des plans celle du « voyant ». Cette influence ne serait pas que littéraire : le destin de Rimbaud peut en effet se lire comme une imitation de celui de Gwynplaine, personnage clé du roman de Hugo, victime des « comprachicos » auxquels s’identifie pourtant Arthur, dans un paradoxe dont je ne peux creuser le sens dans cet article. Vitalie Rimbaud-Cuif, la mère du poète, ne croyait pas si bien dire en écrivant à l’ancien professeur de son fils, plongé dans Les Misérables : « il serait certainement extrêmement dangereux de lui permettre de pareilles lectures »606.
606
A. Rimbaud, Œuvres complètes, édition citée supra, p. 401.
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La remise en cause de l’Harmonie pratiquée par Rimbaud a un antécédent fameux dans L’Homme qui rit. La défiguration du jeune Gwynplaine, œuvre des « comprachicos », a un pouvoir de fascination qu’elle doit à la contradiction qui prend aussi bien la forme diabolique des « contradictions [qui] font partie du vent »607. Cette défiguration revêt une valeur allégorique à l’égard de l’esthétique littéraire qui s’illustre sur tous les plans du texte de cette œuvre, autocritique à maints égards. Avec plus d’évidence que chez Rimbaud, les enjeux de cette critique impliquent le rapport du « multiple », situé « dans les ténèbres », et de l’un, figuré par « la nuit »608. Avant d’être associée au « verbe » par Rimbaud, l’« alchimie », dans un passage clé de L’Homme qui rit, est le comparant de la défiguration de Gwynplaine. Dans le roman, deux évocations de Prométhée (modèle du « voyant ») méritent moins d’être soulignées que le trouble spirituel de Gwynplaine, le « Gwynplaine voyant » (c’est Hugo qui écrit) qui est pour lui-même « sa propre énigme ». Les tatouages de l’auteur de Délires I semblent imiter ceux du peuple auquel appartiennent les « comprachicos » dont Gwynplaine, vu comme un « gnome de pagode »609, a été en fait la victime. « Je veux devenir hideux comme un Mongol », écrit Rimbaud dans Délires I. Arthur, dans Bal des pendus, fait peut-être écho à la « danse macabre » dont parle le père adoptif de Gwynplaine, directeur d’une troupe théâtrale itinérante dont le jeune homme est la principale attraction. Le fameux chapitre du roman où Gwynplaine se laisse fasciner par le spectacle de la décomposition d’un pendu ajoute à l’intérêt de ce rapprochement. Or, dans le roman de Hugo, le portrait d’une duchesse sulfureuse, attirée par la laideur de Gwynplaine auquel elle s’offre sans détours, trouve maints échos dans l’œuvre poétique de Rimbaud. L’identification du Prométhée poète à ce personnage fut d’ailleurs peut-être encouragée par l’effet de miroir entre la « grandeur prométhéenne » de cette duchesse (livre VII, 4) et l’identification – implicite ! – de Gwynplaine qui s’est « arraché le foie »610 à Prométhée (livre IX, 2). Plus tôt dans le roman, cette duchesse apparaît comme une incarnation de l’illusion artistique, fustigée dans Une saison en enfer, et d’abord comme celle de la « contradiction » qui détermine le destin de 607
Victor Hugo, L’Homme qui rit, Paris, Le Livre de Poche, « Classiques », 2002, p. 156. Dans ce roman paru en 1869, Hugo projette une crise existentielle artistique, à travers le destin d’un enfant trouvé, un jeune lord défiguré qui, avant de retrouver son identité, est le clou d’un spectacle de saltimbanques dont le directeur est une sorte de père adoptif pour Gwynplaine et pour Dea, autre enfant abandonné, arrachée à la mort par le très jeune homme au début de son aventure. 608 Ibid., p. 164. 609 D’après le regard que la duchesse jette sur Gwynplaine (ibid., p. 389). 610 Ibid., p. 788.
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Gwynplaine et que le « voyant » nommerait dans « l’inconnu », défini comme le but de son introspection poétique. Les propos mêmes de la duchesse semblent trouver des échos dans les plus fameux poèmes d’Arthur. Il peut paraître inopportun de voir dans cette duchesse Josiane le modèle de la « Vénus anadyomène » : « elle s’offrait, inabordable et superbe, […] aussi fièrement assoupie sur ce lit de boudoir que Vénus dans l’immensité de l’écume »611 (livre VII, 4). Pourtant cette beauté apparaît dans un décor aussi érotique qu’inquiétant : « un baldaquin pinacle en marbre drap mortuaire […] couvrant d’ombre une vasque-baignoire du même marbre noir […] Bain noir »612. D’autres détails suggèrent un rapprochement de ce passage avec l’illumination Enfance… Quoi qu’il en soit, la duchesse au bain, dans le même chapitre, se considère ainsi : « Je voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis abjecte. […] Hostile, mais reptile. Dragon, mais ver. Oh ! je suis dépravée comme les dieux. […] J’agis en reine. […] Le difforme est l’envers du sublime », etc.613. La double nature de cette créature est une énigme qui s’élargit dans le couple qu’elle aspire à former avec Gwynplaine, dont l’apparence n’est pas moins ambiguë. « Ton approche fait sortir l’hydre de moi, déesse. […] Moi aussi je suis un monstre ! »614 lui déclare-t-elle. Ce rapprochement textuel de l’hydre et de la déesse est peutêtre le germe du rapport symétrique, dans la section 2 de Comédie de la soif, des « Éternelles Ondines », associées à Vénus, et de l’« Hydre intime sans gueules / Qui mine et désole ». Cette Hydre, si elle n’est pas le rejeton imaginaire du couple formé par la duchesse et Gwynplaine, est au moins l’expression de la fameuse contradiction, appréhendée par les mythes, que sonde le génie du « voyant », après celui de Hugo. D’autres déclarations de la duchesse peuvent se lire comme des conseils poétiques, dont aurait profité le « voyant » : « Construire une chimère, c’est provoquer la réalité »615. Juste après l’évocation de « Vénus dans l’immensité de l’écume », les pensées provoquées dans l’esprit de Gwynplaine par ce spectacle confirment l’hypothèse de l’altération des traits de cette déesse, incarnée par la duchesse, dans l’imagination de l’auteur de Vénus anadyomène : « Qu’était-ce que ces complaisances du tentateur inconnu lui apportant […] ses mauvaises pensées devenues chair vivante […] ? Y avait-il conspiration de toute l’ombre contre lui […] tous ces sourires de la fortune sinistre autour 611
Ibid., p. 664. Une note de l’édition citée (n. 4) précise qu’il s’agit d’une « Vénus anadyomène, c’est-à-dire née de l’écume, lorsque la mer fut fécondée par le sang de la blessure d’Ouranos ». 612 Ibid., p. 659. 613 Ibid., p. 678-679. 614 Ibid., p. 677. 615 Ibid., p. 676.
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de lui ? […] Toutes ces choses, […] il les entrevoyait à travers une suite de nuages noirs dans son cerveau. […] Cette fois, il se sentait irrémédiablement insensé »616. L’effrayante beauté de la duchesse n’est que le masque d’une horreur abyssale, celle de la « contradiction » dont Rimbaud, après Hugo, pressent le rôle fondateur ou corrupteur dans notre être. La Vénus du sonnet en est une image parmi bien d’autres dans l’œuvre de Rimbaud. Les emprunts à Glatigny ou à Baudelaire dans ce sonnet, même s’ils ont plus d’évidence, ne font que participer à la transposition du questionnement philosophique, formulé dans maints passages de L’Homme qui rit. On peut voir une preuve décalée de cette dépendance dans les propos mêmes de la duchesse, qui recèlent le germe des images les plus décisives, par leurs connotations religieuses, du Bateau ivre. Dans ce fameux poème de vingt-cinq strophes, la symétrie des expressions « tout un Léviathan » et « Le rut des Béhémots » (strophes 13 et 21) participe à une remise en cause du « Nombre », en vertu du symbolisme de ces deux évocations à l’égard du rapport de l’Un et du multiple : « J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses / Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan » et « à cinquante lieues / Le rut des Béhémots »… On peut trouver moins suggestives les visions de la duchesse éprise de Gwynplaine : « Tu serais Béhémoth dans la forêt, Léviathan dans l’océan »617 ; pourtant, cette évocation répond elle-même, en symétrie, à celle des « léviathans »618 dans un chapitre antérieur (II, 4). Dans la suite des propos de la duchesse, au livre VII, l’allusion à la « pourpre d’une galère d’or, au milieu des douceurs infinies de la mer » confirme l’ampleur de cet intertexte. La symétrie de ces deux passages de L’Homme qui rit se transposerait-elle dans celle de ces deux vers du Bateau ivre ? Quoi qu’il en soit, dans le premier passage, Hugo écrit : « Un cirque de sable sous l’eau, des gradins sculptés par les cercles de l’onde, une arène ronde et symétrique, haute comme une Yungfrau […]. Les hydres s’y combattent, les léviathans s’y rencontrent »619. La valeur autoréflexive de cette vision se rehausse par la « Yungfrau » à laquelle sera comparée la duchesse, dans le passage si éloigné où elle est justement associée à Vénus : « Les blancheurs sacrées de la Yungfrau, cette femme les avait ». Les « hydres » qui se « combattent » comme les « léviathans » se « rencontrent » ont peut-être joué, de même que l’autoportrait de la duchesse, un rôle inspirateur dans Comédie de la soif. Mais je m’éloignerais trop de la baignoire de Vénus en insistant sur cette anamorphose poétique, moins fascinante que celles dont d’autres décors où se tient la Vénus de 616
Ibid., p. 665. V. Hugo, L’Homme qui rit, op. cit., p. 679. 618 Ibid., p. 144. 619 Ibid. 617
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L’Homme qui rit semblent être l’objet dans l’imagination de Rimbaud. Les détails les plus énigmatiques de l’Illumination Nocturne vulgaire semblent empruntés au passage où Gwynplaine s’aventure dans le château de la duchesse, juste avant de l’apercevoir près de sa baignoire. Il manque certes à la Vénus d’Hugo « un ulcère à l’anus ». Mais sous la plume de Rimbaud, l’ulcère de sa Vénus anadyomène, avant de stigmatiser le rapport de la violence et de l’Harmonie, serait la marque négative du pouvoir de hantise de cette figure hugolienne dans son imagination.
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Et Aphrodite adopta une sirène Catherine Beyrie-Verdugo
José Luis Sampedro, économiste et écrivain espagnol né en 1917, membre de la Real Academia de la Lengua depuis 1991, écrit en 1990 un roman intitulé La vieja sirena620 (La vieille sirène) dans lequel Aphrodite joue un rôle essentiel. La filiation y apparaît sous une forme originale, qui n’est pas placée sous le signe de la dissonance et échappe également à celui de l’ambivalence. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous analyserons le moment crucial de l’enfantement, avant de nous attacher à mettre en lumière l’ambiguïté du lien unissant la déesse avec le personnage principal de l’œuvre, pour élargir enfin la focalisation de cette étude en nous interrogeant sur la portée du don de la vie que fit Aphrodite à la sirène. Le récit de la naissance de celle que nous appellerons Glauka – elle reçoit plusieurs prénoms au cours de sa vie, celui-là est le dernier – n’apparaît qu’au onzième chapitre, ce qui oblige le lecteur à suivre les méandres douloureux des incertitudes de la protagoniste, qui voudrait désespérément savoir qui elle est, puisqu’elle est un enfant trouvé. L’œuvre s’ouvre sur l’achat de la jeune femme comme esclave pour Ahram, un riche armateur vivant à Alexandrie en 257 ap. J.-C. L’existence de la protagoniste fut jalonnée d’événements tragiques, comme la mort violente de sa petite fille et de tous ceux qu’elle a aimés. Elle arrive en Égypte dévastée par le chagrin, mais elle n’a pas perdu la foi en la vie, l’espérance insensée de savoir qui elle est, elle qui a été recueillie sur l’île de Psyra alors qu’elle avait une dizaine d’années. Hormis le titre, transparent, le lecteur ne décèle aucun indice lui permettant de comprendre qu’elle fut sirène. Il suit le fil du présent du récit qui s’entremêle avec ceux qui retracent, par étapes, le passé de Glauka. Peu à peu, se tisse une trame à laquelle manque l’élément fondateur de l’origine. Le voile de sa mémoire se déchire brusquement au moment de l’extase amoureuse, lors de sa première relation avec Ahram. Si la jeune femme a oublié tout ce qui précédait le jour où elle a été trouvée sur une plage, c’est parce qu’elle a changé de nature : elle était sirène, mais une sirène hors du commun qui voulait devenir humaine et qui supplia Aphrodite d’accéder à son souhait : 620
José Luis Sampedro, La vieja sirena, Barcelone, Plaza y Janés, 1990.
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Temió no haber sido entendida cuando, de pronto, algo suave, como una mano invisible, acarició los mirtos e inclinó las cimas de los cipreses. La sirena captó a su vez la respuesta en un pensamiento atónito, teñido de piedad y también de irritación divina ante el descontento de una inmortal con su estado. [...] - ¿ No te das cuenta ? Perderías la inmortalidad. - ¡ No me sirve de nada ! - Te salva de morir. De caer en el río del tiempo que nunca vuelve atrás. ¡ Nunca ! - Ellos ríen. Ellos gozan. Quiero vivir como ellos. - Lo pagan muy caro : son mortales. El tiempo es el viento más implacable : todo lo desgasta, lo erosiona, lo aniquila. Te arrebatará. - ¿ Adónde ? - A la muerte... ¿ No has visto peces inmóviles flotando vientre arriba para después hundirse en el fondo hasta disgregarse ? ¿ No recuerdas caracolas vacías ? Ése será tu destino si te vuelves como ellos. La vida se paga con la muerte. - ¿ Y no vale la pena ? A la sirena le pareció haber percibido un suspiro divino antes de registrar la respuesta : - Lo ignoro. Los inmortales existimos, pero no vivimos. - ¡ Demasiado lo sé ! Por eso pagaré el precio. No me niegues su vida. He visto a sus parejas gozarla juntos. Tú has conocido ese goce. Ahora más que un suspiro : un gemido. Luego una súbita materialización. Junto a ella, una silueta femenina incorpórea y unas palabras que, aun percibiéndolas sólo con su pensamiento, sonaron también en los oídos de la sirena como las voces de las mortales con pechos como ella. Una voz transida de melancolía. - No, no lo he conocido ; lo conocieron ellos, mis amantes. Sólo pude imaginar lo que sentían : éxtasis nunca alcanzados por los dioses con los que gocé. Otro silencio y después : - Quizás valga la pena, pero hace falta tener tu valor... Sea. Y ojalá no lo lamentes621. Elle craignit de ne pas avoir été entendue lorsque, soudain, quelque chose de doux, comme une main invisible, caressa les myrtes et courba les cimes des cyprès. La sirène perçut à son tour la réponse sous forme d’une pensée exprimant une stupeur 621
Ibid., p. 264-265.
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teintée de pitié, mais aussi d’irritation de la part de la déesse face à une immortelle mécontente de son état. […] - Ne comprends-tu donc pas ? Tu perdrais l’immortalité. - Elle ne me sert à rien ! - Elle t’évite de mourir. De tomber dans le fleuve du temps qui ne revient jamais en arrière. Jamais ! - Ils rient, eux. Ils jouissent, eux. Moi, je veux vivre comme eux. - Ils le paient très cher : ils sont mortels. Le temps est le vent le plus implacable : il use tout, il érode tout, il anéantit tout. Il t’emportera. - Vers où ? - Vers la mort... N’as-tu jamais vu des poissons immobiles flottant sur le dos avant de tomber au fond jusqu’à ce qu’ils se désagrègent ? Ne te souviens-tu pas de conques vides ? Tel sera ton destin si tu deviens comme eux. La mort est le prix de la vie. - Et cela n’en vaut-il pas la peine ? La sirène crut percevoir un soupir divin avant de recevoir la réponse : - Je l’ignore. Nous, les immortels, nous existons, mais nous ne vivons pas. - Je ne le sais que trop ! J’en paierai donc le prix. Ne me refuse pas leur vie. J’ai vu des couples en jouir ensemble. Toi, tu as connu cette jouissance. Maintenant, c’est plus qu’un soupir qu’elle perçoit : c’est un gémissement. Puis, soudain, une matérialisation. Tout près d’elle, une silhouette féminine incorporelle et des paroles qui, bien qu’elle ne les perçût que par la pensée, retentirent aussi aux oreilles de la sirène, telles les voix des mortelles qui ont une poitrine comme elle. Une voix accablée de mélancolie. - Non, je ne l’ai pas connue ; ce sont eux, mes amants, qui l’ont connue. Je n’ai pu qu’imaginer ce qu’ils ressentaient : une extase jamais atteinte par les dieux avec qui j’ai joui. Un autre silence, puis : - Peut-être cela en vaut-il la peine, mais il faut avoir ton courage... Soit. Et je souhaite que tu ne le regrettes pas622.
Seul « temió », un verbe bisyllabique au passé simple, placé en tête de phrase, exprime un espace temporel émotionnellement interminable, et sa dureté contraste avec la douceur de la présence de la déesse, attestée par un souffle qui incline myrtes et cyprès. Le choix de ces deux végétaux n’est pas 622
Toutes les traductions de La vieja sirena données dans cet article sont personnelles.
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sans intérêt symbolique, puisqu’ils sont indissociablement liés avec la déesse : « Le cyprès est consacré à Aphrodite-Astarté. […] Il y a lieu de rappeler aussi les rapports d’Astarté-Aphrodite avec le myrte »623. Le cyprès a toujours été symbole de mort. Déjà « chez les Grecs et Romains, le cyprès fut lié au culte de Pluton, dieu des enfers ; on en plaçait une branche à la porte des maisons en signe de deuil, on en faisait des sépultures où l’on déposait les restes des personnes distinguées, on le plantait dans la terre des morts »624. Ici, les deux végétaux sont unis par quelque chose de mystérieux qui les touche tous deux, mais de manière différente. Les myrtes, arbustes d’Aphrodite, sont indissociables de l’amour et de l’hyménée, comme le montre le poème de Leconte de Lisle : « Jamais, dans le vallon, autour de l’oranger, / Elle n’a, les pieds nus, conduit un chœur léger, / Ou, le front couronné de myrtes et de rose, / Au furtif hyménée ouvert sa porte close. »625. Ils sont caressés, alors que les cyprès ploient, en un geste de respect ou en signe de soumission devant Aphrodite. La mort s’incline devant la déesse et, pourtant, c’est elle, indirectement, que recherche la sirène. Celle-ci perçoit la présence et la réponse de la déesse, et c’est l’adjectif qualificatif « atónita » qui retient notre attention, lui qui signifie « stupéfait » tout en conservant, ici, tout son sens étymologique de « sans ton », « muet », particulièrement opportun lorsqu’il s’agit de télépathie. La déesse se montre généreuse envers ceux qui la vénèrent. Elle écoute la sirène comme elle le fit pour Pan, Pygmalion ou Selemnos, sans oublier Pâris. Cependant, elle n’exauce pas son vœu immédiatement. Elle est même tentée, dans un premier temps, d’ignorer la prière de la sirène, qui ne lui inspire qu’« irritation divine ». Oubliant sa superbe, elle va utiliser plusieurs stratagèmes stylistiques pour convaincre la sirène, alors qu’elle aurait pu, tout simplement, ignorer sa supplique. Elle n’hésite pas à user d’un langage métaphorique avec « Le temps est le vent le plus implacable » et passe de phrases très courtes : « Jamais » ou « Elle t’emportera », dont la brièveté met en valeur le sens, à des envolées beaucoup plus lyriques, au rythme ternaire, comme « Il use tout, il érode tout, il anéantit tout ». Elle passe à la preuve par l’exemple, avec celui des poissons morts, espérant que cette image effraiera la sirène. Il suffit d’une question, une question rhétorique comme elle-même vient d’en poser, pour la faire taire. C’est alors qu’elle, la toute-puissante, avoue son ignorance, qui porte sur une question fondamentale, celle de son 623
A. Haggerty Krappe, Mythologie Universelle, Paris, Payot, 1930, p. 333. Citation extraite du Trésor de la Langue Française informatisé (http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=584939910;). 625 C.-M. Leconte de Lisle, Thestylis, dans Poèmes antiques, Paris, Alphonse Lemerre, 1951. 624
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essence même de déesse. Après avoir été tentée de mépriser la demande de la sirène, elle a utilisé son éloquence pour la persuader, avant, défaite, de s’exprimer par un soupir, puis un gémissement. Elle en renonce pour un moment à son caractère divin d’invisibilité pour se matérialiser en femme, faible humaine. Pour une fois, la seule peut-être, elle va mettre en doute la supériorité de son caractère divin pour se demander s’il est préférable de se contenter d’exister ou s’il est souhaitable de vivre également. En opposition avec les interventions de la déesse, de plus en plus longues et passionnées, les phrases de Glauka sont courtes. Ce sont parfois de simples questions qui vont vaincre Aphrodite, pourtant peu encline à la défaite, même oratoire. Glauka mène un véritable travail de maïeutique, amenant son interlocutrice à ouvrir elle-même un chemin intellectuel jusqu’à l’enfantement de la réponse : « Qu’il en soit ainsi ». Le « ojalá » de la dernière phrase peut sembler comique, puisqu’il vient de l’arabe ونشاء ﷲ (wa-shā’ Illāh), une allusion à Allah surprenante dans la bouche d’une déesse grecque. Il est vrai que l’une des idées clés de José Luis Sampedro est que tous les cercles du temps sont marqués par une civilisation et ses dieux, qui disparaissent pour laisser place à une autre civilisation et à de nouveaux dieux, différents par leur forme mais semblables par leur essence. Dans La vieja sirena, nous assistons à l’effondrement du monde romain et à la naissance de la civilisation chrétienne, l’homme demeurant, pour l’écrivain, l’élément essentiel. Aphrodite a donc, mutatis mutandis, donné naissance à un être humain. À l’instant où la déesse, « divina hija de la espuma »626, disparut, la sirène eut peur, « y eso mismo le hizo comprender que ya no era inmortal, pues jamás una sirena había podido sentirse amenazada por nada »627. Par essence, les dieux n’éprouveraient donc pas les sentiments dans leur plénitude et surtout n’auraient pas les sens aiguisés de la même manière que les humains. En effet, Glauka fait alors le récit de sa naissance comme corps conscient. Ce n’est donc qu’à partir du onzième chapitre de cette œuvre qui en compte trente que la protagoniste appréhende son identité et cesse d’être en quête de soi. Dès lors, elle a pleine conscience du lien qui l’unit à Aphrodite. À ses yeux, il est simple : elle fit confiance à la déesse et la déesse lui accorda ce qu’elle seule pouvait octroyer. Nous pouvons cependant nous interroger sur la complexité de cette relation. Aphrodite est la déesse-mère. Elle est omniprésente dans l’œuvre comme elle l’est dans le temps. Glauka la reconnaît et la vénère sous toutes ses formes. La mère adoptive de la jeune femme, qu’elle désigne le plus 626
« Divine fille de l’écume » (J. L. Sampedro, La vieja sirena, op. cit., p. 265). « Et cela même lui fit comprendre qu’elle n’était plus immortelle, car jamais une sirène n’aurait pu se sentir menacée par quoi que ce fût » (ibid., p. 265). 627
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souvent sous le terme de « la Madre »628, est prêtresse de « la Gran Madre »629. Sa foi est simple : « mi pueblo pertenece a la madre tierra y yo amo a la tierra que me ama »630. En adoptant la fillette, cette femme généreuse sait qu’elle sera un jour l’épouse de son fils et qu’elle prendra après elle son rôle de prêtresse : « ¿ Quién va a servir a la Gran Madre cuando yo muera ? Porque no existe más dios que ella ; todos los demás, dioses y diosas, son sus sombras, advocaciones diversas… Quién sabe si ella misma te salvó… »631. Elle n’est pas loin de la vérité, puisque ce fut Aphrodite qui transforma la sirène en mortelle, cette Aphrodite qu’elle dédaignait : « Afrodita es sólo otro nombre para ella (la Gran Diosa Madre) ; es una estatua. No es la fuerza de lo profundo. »632. Le rêve de la Mère ne se réalisera pas tout à fait : la jeune femme, effectivement, lavera son corps à sa mort, l’oindra d’huile parfumée avant de l’incinérer au cours d’une cérémonie au bord de la plage, mais, plus tard, des pirates tueront son mari et sa petite fille et violenteront la jeune femme qui parviendra, corps et cœur brisés, à leur échapper. Au cours de son existence, Glauka va vivre avec Uruk, un homme des steppes qui révère également une déesse-mère, puis avec Domicia, qui fait partie d’un groupuscule de premiers chrétiens persuadés que Dieu est une femme. C’est le philosophe Krito qui donne à Glauka sa vision de la divinité : « Te diré lo que a Tanufis. Las dos acertáis confiando en una misma diosa. Que otros han llamado o llaman Atargathis, Ishtar, Ashtarté, Artemis, Venus... En suma, la Gran Diosa Madre ; la única, porque tiene su altar en el alma y no en los templos ; porque está en todo lo vivo, porque es la vida misma. Ella no se aleja ; sólo nosotros le damos sucesivos nombres. »633. À la fin de l’œuvre, Glauka adresse à Aphrodite une dernière supplique : redevenir sirène pour suivre le cadavre de celui qu’elle aimait et 628
« La mère ». « La Mère Souveraine ». 630 « Mon peuple appartient à la terre mère et moi j’aime la terre qui m’aime » (ibid., p. 209). 631 « Qui va servir la Mère Souveraine quand je mourrai ? Parce qu’il n’existe pas d’autres dieux qu’elle ; tous les autres, dieux et déesses, sont ses ombres, sous des advocations diverses… Qui sait si ce n’est pas elle-même qui t’a sauvée ? » (ibid., p. 212). 632 « Aphrodite n’est qu’un autre nom pour la désigner [la Grande Déesse-Mère] ; c’est une statue. Elle n’est pas la force des profondeurs. » (ibid., p. 212). 633 « Je te dirai la même chose qu’à Tanufis. Toutes deux, vous avez raison en croyant à une même déesse. D’autres l’ont appelée ou l’appellent Atargathis, Ishtar, Ashtarté, Artémis, Vénus… En résumé, la Grande Déesse-Mère ; l’unique, parce qu’elle a son autel dans l’âme et non pas dans les temples ; parce qu’elle est dans tout ce qui vit, parce qu’elle est la vie même. Elle ne s’éloigne pas ; c’est nous, seulement, qui lui donnons des noms successifs. » (ibid., p. 485). 629
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qui, selon ses dernières volontés, fut jeté à la mer, lui qui aimait tant cet élément. Elle se rend dans une grotte dans laquelle des pêcheurs priaient une déesse : « no llamaban Afrodita a la imagen sino que le daban otro nombre bárbaro »634. Peu importe le nom attribué à la déesse, elle répond une fois de plus à l’appel de Glauka. Il était déjà inouï que la déesse acceptât une première fois de la transformer en humaine, et pourtant, elle va réaliser son dernier souhait : « Te transformaré otra vez en ella, pero no puedo ya salvarte del tiempo ni de la muerte. El tiempo es invencible porque él mismo se destruye a cada instante ; no puede escapársele quien se prendió en él. Volverás a tu ser y volverás a Thera ; no soy yo quien te lo concede, sino el heroísmo de tu amor. Acepta lo que allí encuentres. »635. Glauka sera la seule « vieille sirène », puisqu’Aphrodite va exaucer son second vœu et la rendre mortelle pour qu’elle puisse rejoindre le cadavre de son bien-aimé mort. En effet, seule une sirène – ou un poisson – pouvait atteindre les abysses insondables. Pour la première et dernière fois, est apparue une sirène dont le corps a subi les outrages du temps et qui, surtout, va mourir en étreignant son amant mort. Tout au long de son existence sur terre, Glauka aura vu Aphrodite sous les diverses formes des religions qu’elle aura côtoyées : celle de sa mère adoptive et du fils de celle-ci, l’époux de Glauka tout d’abord, puis celle d’Astafernes, l’homme du désert, celle d’Uruk, l’homme des steppes, celle de Domicia, le Dieu des chrétiens qui, selon elle, était une femme, et, enfin, celle d’Ahram, qui vécut avec elle en Égypte jusqu’à leur mort. Elle l’a révérée avec ceux qu’elle aimait, sans savoir, jusqu’au moment de la fulgurance du souvenir de son ancienne condition de sirène, qu’elle lui devait sa condition de mortelle et, par conséquent, sa naissance. Aphrodite lui a donné la vie mais le lien qui les unit n’est pas seulement un lien de maternité. En effet, la naissance de Glauka rappelle de manière troublante une autre naissance : Je chanterai la belle Aphrodite à la couronne d’or, la déesse vénérée qui a pour apanage tous les hauts lieux de Chypre, l’île marine où le souffle puissant de l’humide Zéphyr la porta, sur les vagues de la mer mugissante, dans la molle écume : les Heures au diadème d’or l’accueillirent avec joie et lui
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« Ils n’appelaient pas la statue Aphrodite mais ils lui donnaient un autre nom barbare » (ibid., p. 705). 635 « Je te changerai de nouveau en elle (en sirène), mais je ne puis, désormais, te protéger ni du temps ni de la mort. Le temps est invincible parce qu’il se détruit luimême à chaque instant ; celui qui s’est accroché à lui ne peut lui échapper. Tu retrouveras ton être et tu reviendras à Thera : ce n’est pas moi qui t’accorde cela, mais l’héroïsme de ton amour. Accepte ce que tu y trouveras. » (ibid., p. 707).
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donnèrent des vêtements immortels. Sur sa tête divine elles placèrent une belle couronne d’or finement ciselée ; elles mirent à ses oreilles, dans les trous de leurs lobes, des fleurs d’orichalque et d’or précieux ; elles ornèrent son tendre col et sa gorge éclatante de ces colliers d’or dont se paraient ellesmêmes les Heures au diadème d’or, quand elles allaient se joindre au chœur charmant des Dieux, dans la demeure de leur père. Après avoir revêtu son corps de toutes ces parures, elles la menèrent chez les Immortels. Ils l’accueillirent avec joie et tendirent leurs mains vers elle : chacun d’eux désirait faire d’elle sa légitime épouse et l’emmener en sa maison, tant ils admiraient la beauté de Cythérée couronnée de violettes636.
Glauka, tout comme Aphrodite, est née de l’écume ; elle a été trouvée par une femme comme la déesse par les Heures, à l’apparence féminine ; elle a été épousée par le fils de celle qui l’a adoptée, de même que chaque dieu « désirait faire d’elle sa légitime épouse ». Leur condition est parallèle, même si Aphrodite a été accueillie dans le monde des dieux et Glauka dans celui des hommes. La déesse a tissé entre la situation de sa créature et la sienne une similitude qui ne saurait être fortuite. À une filiation ne se superposerait-il pas une identification ? L’épigraphe de La vieja sirena est une citation de William Blake tirée du Mariage du Ciel et de l’Enfer637 : « La Eternidad está enamorada de las obras del Tiempo »638. Avec la naissance inouïe de Glauka, Aphrodite l’éternelle non seulement engendre une mortelle, mais se projette en elle, œuvre, par conséquent, du Temps qui la fascine. Elle peut, en un acte qui restera unique, changer les lois immuables du monde en faisant pénétrer une immortelle dans la sphère du Temps. Par cela même, peut-être condamne-telle sa créature – qui est à la fois son image – à ne pas enfanter, à être unique : la petite fille qu’elle eut avec le fils de celle qui l’avait recueillie fut assassinée sous ses yeux par des pirates ainsi que son mari. Lorsqu’elle aima Ahram, l’armateur d’Alexandrie, en fut aimée, et que leur amour fut tel qu’elle recouvra la mémoire de sa pré-histoire lors de sa première relation charnelle avec lui, elle savait que cette union resterait stérile : Y lo más doloroso es Ahram, no se ha resignado, no se resignará, cuando empezó a amarme esperaba un hijo de mí, yo no lo engañé ni por un momento, se lo advertí enseguida, el 636
Hymne homérique à Aphrodite, II, 1-18 (éd. R. Jacquin et J.-V. Vernhes, Paris, Ophrys, 1998). 637 W. Blake, Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, Paris, José Corti, 1989. 638 « L’Éternité est amoureuse des œuvres du Temps » (La vieja sirena, op. cit., p. 13).
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médico de Astafernes me lo dijo, que no volvería a ser madre, me destrozaron los piratas aquellos días a bordo, mientras no me enteré de nada, tantas brutalidades, Ahram no se queja, esperó bastante tiempo a ver si yo estaba equivocada o aquel médico, me han visto otros, sé que ha encargado amuletos, no me dice nada, pero sé que quiere un hijo mío, por fortuna está Malki639.
Une chaîne généalogique originale se crée cependant. Le premier maillon en était Aphrodite, à la fois mère de Glauka et Glauka elle-même, deuxième maillon de cette lignée. Le troisième est Malki, le petit-fils d’Ahram, chair de sa chair, en partie élevé par Glauka dont l’une des premières tâches en arrivant comme esclave chez Ahram fut de s’occuper de l’enfant. Le petitfils devient ainsi l’héritier, le fils par le cœur. Ici, c’est José Luis Sampedro qui se livre à son lecteur et se projette dans le personnage d’Ahram, lui qui n’éprouva le besoin de créer des personnages enfantins que lorsqu’il fut grand-père, comme il le confia à Gloria Palacios : « Yo, hasta que no fui abuelo, no sentí la necesidad de poner en el papel mis vivencias frente a un niño que crecía a mi lado. »640. De même, il a une prédilection pour Le Petit Prince641 de Saint-Exupéry, qui est également un enfant hors norme, hors filiation charnelle « normale ». Glauka, fille et incarnation de la déesse Aphrodite, aura pour enfant le petit-fils de celui qu’elle aime. En créant cette lignée hors norme, que recherche donc Aphrodite ? Tout d’abord, elle met au monde un être exceptionnel, tant au niveau physique que moral. Lorsqu’Amoptis, le grand majordome d’Ahram, va au marché d’esclaves de Canope, un marchand lui propose une jeune femme et enlève le voile qui recouvre ses cheveux : « De golpe, una cascada increíble 639
« Et ce qui me fait le plus de peine, c’est Ahram, il ne s’est pas résigné, il ne se résignera pas, quand il commença à m’aimer, il espérait un enfant de moi, je ne le trompai pas un seul instant, je le mis au courant tout de suite, c’est le médecin d’Astafernes qui me l’avait dit, que je ne serais plus mère, je fus mutilée par les pirates pendant la période que je passai à bord de leur bateau, alors que je n’en avais nullement conscience, que de brutalités, Ahram ne se plaint pas, il attendit assez longtemps pour savoir si c’est moi qui étais dans l’erreur ou ce médecin, d’autres médecins m’ont examinée, je sais qu’Ahram a commandé des amulettes, il ne me dit rien mais je sais qu’il veut un enfant de moi, fort heureusement, Malki est là. » (ibid., p. 384). 640 « Moi, avant d’être grand-père, je n’ai pas senti le besoin de jeter sur le papier les expériences de ma vie en présence d’un enfant qui grandissait à mes côtés » (La escritura necesaria, Madrid, Siruela, 1996, p. 73). 641 G. Martínez, « José Luis Sampedro, el hombre erecto », Qué leer, 41, 2000, p. 34-37, p. 34.
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se derrama hasta los desnudos hombros y enmarca el rostro con una dorada claridad próxima al fulgor del cobre recién cortado. No es una pelirroja de las mal vistas por la superstición egipcia : esa viva mata de seda, que serpentea a cada movimiento en largas ondas, como de mar tendida, tiene el rubio profundo, fuerte y dulce del ámbar antiguo, de la miel reciente. »642. Ses cheveux ne sont pas les seuls éléments du visage qui fascinent ceux qui la côtoient. Glauka rapporte ici les paroles de Krito, le philosophe bisexuel qui aimera Ahram sans jamais le lui avouer et qui aimera également Glauka : « Anteayer me dijo que mis ojos son glaucos, un verde especial, de mar, ya me lo decía la Madre, Ahram no se ha fijado en ellos. »643. Le lecteur ne sait pas si elle a raison, mais, après leurs premiers rapports amoureux, la situation change : « Le mira tan amorosamente que sus ojos le conquistan. El hombre se rinde a esos ojos : “Glaucos… Te llamarás Glauka.” »644. Les cheveux comme les yeux de Glauka sont admirés ou enviés de tous : leur beauté est indéniable. Néanmoins, ceux qui l’aiment perçoivent autre chose, au-delà du seul aspect esthétique : ce sont des marques de son identité passée. Ses cheveux ondoient comme les vagues, comme la chevelure des sirènes caressée par les flots. Ses yeux ont la couleur extraordinaire de la mer et leur couleur est aussi changeante que celle des flots. Sa beauté physique n’est pas l’essentiel. Glauka est, avant tout, un être dont la valeur morale est parfaite. Elle incarne la vertu, celle que Kant définit par ces mots : « La vertu doit être considérée comme étant pour ellemême son propre salaire, en tant qu’elle est pour elle-même sa propre fin. »645. Alors qu’Ahram veut renverser Rome, rêve de faire de l’Orient le centre du monde, lui qui est insensible aux religions et n’éprouve que dédain pour les premiers chrétiens qui méprisent le pouvoir, elle vit. Elle existe. Elle n’use pas de la parole pour mener l’aimé sur le chemin du bien qui, selon elle, est la seule voie possible. Elle est là. Elle n’essaie même pas de le guider par l’exemple. Elle ne calcule pas. Elle est le bien et, peu à peu, Ahram comprendra qu’il a toujours marché sur le mauvais sentier. Néanmoins, ce cheminement n’est possible qu’avec l’aide du temps. Tous 642
« Soudain, une cascade incroyable se répand jusqu’aux épaules nues et auréole le visage d’une clarté dorée proche de l’éclat du cuivre que l’on vient d’extraire. Ce n’est pas une de ces rousses mal vues par la superstition égyptienne : cette toison de soie vivante, qui, à chacun de ses mouvements, serpente en longues ondes comme une mer étale, possède ce blond profond, fort et doux de l’ambre ancien, du miel récent » (La vieja sirena, op. cit., p. 18-19). 643 « Avant-hier, il m’a dit que mes yeux sont glauques, un vert particulier, comme la mer, Mère me le disait déjà. Ahram n’y a pas prêté attention. » (ibid., p. 207). 644 « Il la regarde avec tant d’amour que ses yeux font sa conquête. L’homme est vaincu par ces yeux-là : “Glauques … Tu t’appelleras Glauka.” » (ibid., p. 256-257). 645 E. Kant, Doctrine de la vertu, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, p. 78.
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deux acceptent le don du temps, qui est celui de la sagesse, mais aussi celui de la temporalité et, par là même, de la mort. Les épreuves, la méditation, la seule présence de Glauka, aideront cet homme naguère dévoré d’ambition à avoir l’âme particulière dont parle Kant : « Il faut avoir l’âme courageuse et gaie dans l’accomplissement de ses devoirs, sinon, si le devoir est considéré comme une corvée, celui-ci ne possède plus aucune valeur intérieure et on fuit l’occasion de l’accomplir. »646. Sans effort, Glauka aura fait sien le chemin de la vertu, mais, pour elle, cela est inné. Aphrodite l’a voulue belle, comme pour montrer que, sous son apparence de femme, Glauka était une déesse, elle qui, le cœur léger, a renoncé à l’immortalité pour se jeter à corps perdu dans le temps. Elle donne un sens à la vie de ceux qu’elle aime et c’est à eux qu’elle transmet, sans discours pontifiant, son message essentiel, celui des valeurs qui font l’homme de bien. Elle applique la phrase de Paul Ricœur : « Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui. »647. Sans enfant, par la seule force de l’image qu’elle donne et de son charisme, elle laisse une trace dans l’éternité en incarnant le flamboiement de l’amour, cet amour qu’a perdu José Luis Sampedro puisque sa femme, Isabel, vient de mourir au moment où il écrit cette œuvre, hommage à celle qu’il aima. Comme l’écrit Gabi Martínez : « Isabel muere y se transforma en La vieja sirena »648. L’écrivain sublime son deuil et immortalise son amour en créant un personnage féminin dont l’essence est unique. Pourquoi donc Aphrodite engendra-t-elle cet être extraordinaire, non pas un de ces demi-dieux si nombreux dans la mythologie gréco-latine mais un être qui connut tour à tour la condition d’immortelle, puis celle de mortelle, pour reprendre l’apparence d’une sirène, normalement immortelle, dans le seul but de mourir avec l’être aimé ? Souvenons-nous du désarroi d’Aphrodite lorsque la sirène clama son désir de perdre l’immortalité pour connaître l’amour, même si elle devait payer de sa vie la réalisation de son souhait. Avec sa créature, Aphrodite participe de l’essence humaine. Elle vit l’amour humain et côtoie les autres religions. L’épigraphe de la deuxième partie de La vieja sirena est un distique d’Antonio Machado : « Sin un cambio de dioses / Todo continúa como estaba. »649. Comme nous l’avons indiqué, Krito, le philosophe, observe la disparition lente des dieux de l’Olympe et l’apparition des chrétiens. Il est convaincu qu’il assiste à la mort d’une culture – et, avec elle, d’une religion – pour laisser la place à une autre 646
Ibid., p. 162-163. Dans « Paul Ricœur, philosophe de tous les dialogues », documentaire de Caroline Reussner (France, 2007) diffusé le 25 mai 2008 sur Canal KTO. 648 G. Martínez, « José Luis Sampedro, el hombre erecto », art. cit., p. 37. 649 « Sans un changement de dieux, / Toute chose demeure telle qu’elle était » (La vieja sirena, op. cit., p. 321). 647
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culture, et qu’il en fut ainsi depuis la nuit des temps. Cependant, il est également certain que, dans chaque culture, perdurent les mêmes dieux, comme la déesse-mère, Aphrodite pour les Grecs. Glauka est un symbole qui réunit toutes les cultures du passé et celle d’aujourd’hui, dans laquelle, selon José Luis Sampedro, c’est l’homme qui importe, pas des dieux qui, sans doute, n’existent pas. Son personnage, humain, mortel, exquis, réconcilie la lignée des hommes régis par la religion à celle d’aujourd’hui, qui cherche la vérité en l’être humain, en ses semblables, sans recours au transcendant. Glauka pourrait être « la grande âme » dont parle Paul Valéry : « Existe !... Sois enfin toi-même ! dit l’Aurore, / Ô grande âme, il est temps que tu formes un corps ! / Hâte-toi de choisir un jour digne d’éclore, / Parmi tant d’autres feux, tes immortels trésors ! »650. Sa bonté est immortelle, car elle restera dans la mémoire des personnages de l’œuvre qui l’ont aimée mais, surtout, elle imprimera son sceau sur les lecteurs, infimes maillons de la chaîne de ce temps qui fascinait Aphrodite.
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P. Valéry, Charmes, Paris, Gallimard, 1942.
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CODA : APHRODITE-VÉNUS ET HARMONIE, POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE
1. Hésiode, Théogonie, 933-937 et 975-978 (traduction de J.-L. Backès, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2001). Et pour Arès qui troue les peaux, Cythérée enfanta Épouvante et Panique, dieux terribles qui dispersent les solides phalanges des hommes quand la guerre fait froid au cœur, quand Arès détruit les villes, et Harmonie que prit pour femme Cadmos le courageux. […] Pour Cadmos, Harmonie, fille d’Aphrodite la Dorée, mit au monde Ino et Sémélè, Agauè aux belles joues, Autonoè qu’épousa Aristée aux cheveux épais, et Polydôros aussi, dans Thèbes aux belles couronnes.
2. Ovide, Art d’aimer, III, 86 (traduction d’H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2010 [1924]) et Métamorphoses, III, 131-137 (traduction de G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2007 [1925]). […] unde habet Aenean Harmoniamque suos ? […] d’où lui sont venus Énée et Harmonie, ses enfants ? Iam stabant Thebae, poteras iam, Cadme, uideri exilio felix ; soceri tibi Marsque Venusque contigerant ; huc adde genus de coniuge tanta, tot natas natosque et, pignora cara, nepotes, hos quoque iam iuuenes ; sed scilicet ultima semper exspectanda dies homini est, dicique beatus ante obitum nemo supremaque funera debet.
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Déjà Thèbes était debout ; déjà il pouvait sembler, Cadmus, que tu avais trouvé le bonheur dans ton exil ; Mars et Vénus t’avaient fait l’honneur de t’accepter pour gendre ; ajoutes-y la postérité que t’avait donnée une épouse de si haute naissance, tant de fils et de filles et tant de petits-fils, gages de leurs amours, déjà parvenus eux-mêmes à la pleine jeunesse ; oui, mais c’est le dernier jour qu’il faut toujours attendre : aucun homme ne doit être appelé heureux avant qu’il ait quitté la vie et reçu les honneurs suprêmes.
3. Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, III, 376-381 et V, 88-100, 125126 et 135-188 (traduction de P. Chuvin, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2003 [1976]). C’était une vierge exilée du ciel, conçue par Aphrodite de son amant Arès dans leurs amours furtives ; et, craignant que le nourrisson ne suffît à révéler le mystère de sa liaison, la mère ne l’avait pas élevé ; du sein des cieux, elle avait emporté la petite fille, couchée dans ses bras, contre sa poitrine, pour la mettre en nourrice au palais d’Électre651. Les filles des Aoniens font retentir en dansant le chant nuptial pour Harmonie ; dans le palais aux nombreuses chambres, les danseuses lancent le nom de la fiancée venue de Thrace. Et la déesse de Paphos orne une alcôve toute neuve pour Cadmos, chantant les noces de l’enfant dont elle est la mère charmante, et les dieux qui y sont conviés. Le père de la jeune fille, dans sa joie, sans armure ni bouclier, esquisse un pas de danse : Arès, toute douceur, tend à Aphrodite sa main droite désarmée et sonne sur sa trompette, pour le mariage, la marche des Amours qui répond à la syrinx ; de sa tête casquée de fer il a rejeté les aigrettes, habituelles sur sa chevelure de guerrier, pour ceindre ses boucles d’un bandeau que nul sang ne tache, et il mène un gai cortège en l’honneur d’Amour. […] Les bienheureux, l’un après l’autre, offrent leurs présents à Cadmos, impatient d’aller dans la chambre nuptiale […]. Quant à la très avisée Aphrodite, elle attache au cou rougissant de la jeune fille un clair collier d’or dont les pierres brillent de mille facettes : c’est l’habile ouvrage qu’Héphaistos avait fait pour la Dame de Chypre afin de célébrer la naissance de l’archer Amour.
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Je n’ai pas ici la place de citer un autre passage important des Dionysiaques : celui, au chant IV (v. 67-178), où Aphrodite se déguise pour convaincre sa fille Harmonie d’épouser Cadmos. Je passe donc au chant V, qui conte les noces de Cadmos et Harmonie.
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L’époux aux genoux pesants s’était figuré que Cythérée ne pouvait donner le jour qu’à un fils boiteux, aux pieds semblables à ceux de son père ; mais son attente fut détrompée et, lorsqu’il vit son fils ingambe, avec des ailes resplendissantes, comme le fils de Maia, il ouvra un collier ciselé, pareil à un serpent au corps sinueux sur le dos duquel brilleraient des étoiles. – Telle une véritable amphisbène, à deux gueules, love le milieu de son corps en anneaux et crache son venin par chaque tête, ondulant des deux côtés par une double vibration de l’échine ; quand elle rampe, l’une de ses têtes vient toucher l’autre tête et son corps replié, parcouru de secousses, avance sur le côté ; tout pareil, le collier ciselé se replie, étirant son dos brisé, tenant ses deux gorges recourbées. Tout recouvert d’écailles jusqu’à mi-corps, c’est un serpent articulé à deux têtes. Grâce à la torsion imprimée par l’artiste, l’anneau d’or de son échine traînante ondule ; et ses têtes, qu’il balance avec des vibrations sans fin, font croire qu’un sifflement s’échappe de leur gosier. – Et, séparant les deux gueules, là où le collier commence et finit, voici un aigle d’or qui paraît fendre les espaces aériens, dressé entre les deux têtes des serpents, planant haut sur ses quatre ailes au quadruple fermoir : l’une est parcourue de jaspe fauve ; l’autre porte une pierre de Lune toute blanche, qui s’amenuise, lorsque diminue le croissant de la déesse, puis grandit à partir du moment où la nouvelle Lune, ses cornes brillant d’une lueur tendre et toute nouvelle, aspire le feu incréé du Soleil générateur ; une autre porte une perle lumineuse, dont l’éclat fait resplendir les flots sombres de la mer Érythrée, qui en est tout illuminée ; au centre de l’autre, c’est une parure de braise : la lueur tendre et légère que répand l’agate indienne. – Lorsque les têtes de chaque extrémité se rejoignent l’une et l’autre, les deux gueules du dragon s’ouvrent en un bâillement, pour enfermer dans leur double mâchoire l’aigle qu’elles enlacent de part et d’autre. Quelle lumière sur sa face ! Dans ses yeux, des escarboucles jettent leur éclat inné, répandant une lueur aussi vive que la flamme d’une lampe qui brûle. – Dans un ruissellement de pierres à la beauté multiforme, voici la mer ; une pierre verte, la sombre émeraude, recevant le cristal semblable à l’écume, s’unit à lui pour former de blanches crêtes sur le noir des flots. Là sont ouvrées toutes sortes de ciselures ; là resplendissent, brillants d’or, tous les troupeaux nourris par la mer sur ses plaines, saisis dans leurs ébats ; le voyageur des ondes, le dauphin qui effleure les vagues, danse en foule au centre ; il agite sa queue et donne l’illusion qu’elle est douée de mouvement. C’est aussi la danse colorée des oiseaux, dont on croirait entendre le bruissement aérien des
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ailes en vol. – Tel est le présent que Cythérée offre à sa fille, … d’or et de pierreries, suspendu au cou de l’épousée.
4. R. Calasso, Les Noces de Cadmos et Harmonie, Paris, Gallimard, « Folio », 1991 (1988), p. 466 et 469-472. Un jour, alors qu’elle [Électre] était encore en train de l’allaiter [il s’agit d’Ématios, fils d’Électre], elle reçut la visite d’Aphrodite, qui portait une petite fille dans ses bras. C’est ainsi qu’Électre vit pour la première fois Harmonie, née des amours clandestines d’Aphrodite et d’Arès. Sa mère l’avait soustraite à l’Olympe et voulait la lui confier. Électre donna le sein à Harmonie et, à partir de ce moment, la traita comme si elle était sa fille. Mais, de même qu’un jour elle était apparue à l’improviste, de même cette « vierge émigrée du ciel » était destinée à disparaître encore. Dans les nombreuses salles du palais de Thèbes, on entendait un bavardage insistant, un frémissement de pieds légers, des chants qui s’entremêlaient. Tous les dieux étaient descendus de l’Olympe pour les noces de Cadmos et Harmonie. Ils erraient dans ces chambres, tous occupés et loquaces. Aphrodite prenait soin d’apprêter le lit nuptial. Arès, sot et joyeux, ayant quitté ses armes, esquissait un pas de danse. Les Muses offraient l’éventail de tous les chants. […] Aphrodite s’approcha de sa fille Harmonie et entoura son cou d’un collier fatal. Était-ce l’œuvre admirable qu’Héphaïstos avait ciselée un jour pour célébrer la naissance de l’archer Éros ? Ou était-ce le collier que Zeus avait offert à Europe, quand il la déposa sous un platane, en Crète ? Harmonie rougissait jusqu’au cou, tandis que sa peau frémissait sous le poids du froid collier. C’était un serpent percé d’étoiles, avec deux têtes aux extrémités, qui ouvraient leurs gueules l’une vers l’autre. Mais les deux serpents ne parvenaient pas à s’accrocher : interposés entre leurs deux bouches, et gravés par leurs dents, se dressaient deux aigles d’or aux ailes déployées. En pénétrant dans la double gueule du serpent, ils faisaient fonction de fermoir. Des pierres émanait le désir : elles étaient serpent, aigle, étoile, mais elles étaient aussi la mer ; et la lumière des pierres tremblait dans l’air, comme sur les vagues. Dans ce collier, par aventure, le cosmos et l’ornement coïncidaient. […] Après la période indistincte de la familiarité divine avec les hommes, inviter les dieux devint l’acte le plus dangereux, origine d’offenses et de malédictions, signe d’un malaise désormais irréductible entre le haut et le bas. Aphrodite, aux noces de
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Cadmos et Harmonie, offre à l’épouse un collier qui, passant de main en main, fomentera les malheurs, jusqu’au massacre des Épigones sous les murs de Thèbes, et au-delà. Aux noces de Pélée et Thétis, l’absence d’invitation à Éris conduira au choix de Pâris pour Aphrodite, contre Héra et Athéna, et donc aux prémices de la guerre de Troie. La table de Lycaon, dressée avec des chairs humaines et animales mélangées, provoquera le déluge. La table de Tantale, avec la marmite pleine des membres du petit Pélops, sera le début d’une chaîne de crimes perversement emmêlés, jusqu’au jour où Oreste, le fugitif, sera acquitté grâce au vote d’Athéna. Que faut-il en conclure ? Inviter les dieux gâche les rapports avec eux, mais c’est le geste qui met l’histoire en mouvement. Une vie où les dieux ne sont pas invités ne vaut pas la peine d’être vécue. Elle sera sans doute plus tranquille, mais sans histoire. Et l’on peut penser que cette invitation dangereuse est chaque fois ourdie par les dieux eux-mêmes, qu’ennuient les hommes qui n’ont pas d’histoire652.
5. G. Pironti, Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne, Liège, Kernos, Supplément n° 18, 2007, p. 101. Le passage concernant cet ensemble de puissances trouve place vers la fin de la Théogonie653, au moment où Hésiode évoque les unions divines qui ratifient les articulations du monde des dieux sous la royauté bien établie de Zeus. Dans ce contexte précis, la mention du couple Aphrodite-Arès et de leurs enfants constitue comme une dernière touche apportée au cosmos olympien, ce cosmos que Zeus, à l’issue du désordre des premiers temps de l’univers et des guerres entre les générations divines, assure par l’intégration des puissances qui animent et règlent les rapports conflictuels. Des enfants nés de l’union d’Aphrodite avec Arès, Deimos, « Effroi », et Phobos, « PeurDéroute », apparaissent liés à la guerre et au conflit entre des ennemis, alors qu’Harmonie se présente comme la tension vertueuse et dynamique du rapport entre les opposés. Il ne fait pas de doute qu’Harmonie soit perçue par les Grecs comme la fille d’Arès, autant que d’Aphrodite. Ce lien avec Arès est confirmé par une autre tradition selon laquelle Harmonie aurait été une nymphe qui, unie au dieu guerrier, aurait enfanté les Amazones, figures mythiques qui concilient la nature féminine 652
Suit un très beau passage, trop long pour que je le cite ici, où R. Calasso déploie dans toutes ses phases la malédiction thébaine née du don du collier, concluant ainsi son livre (p. 472-476). 653 Il s’agit des v. 933-937, cités supra (texte 1).
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et la guerre. Mais le mythe le plus répandu, surtout dans la Béotie d’Hésiode et de Pindare, est celui qui raconte comment, un jour, les dieux et les hommes se retrouvèrent ensemble pour célébrer les noces d’Harmonie, fille d’Arès et d’Aphrodite, avec Cadmos, le héros fondateur de Thèbes. On retrouve donc Harmonie à la jonction entre ces opposés par excellence, les dieux et les hommes, dont le rapport, tout en étant un élément fondamental de l’ordre cosmique, n’en passe pas moins par la gestion continuelle d’un conflit constitutif. Ce n’est pas dans une concorde générique, mais bien dans cette tension vertueuse des contraires que l’on reconnaît la caractéristique dominante d’Harmonie, chez les poètes comme chez les philosophes. Harmonie, en tant que fille d’Arès, est donc intimement liée au conflit, dont elle exprime précisément l’un des aspects, celui de l’équilibre fondé sur la jonction dynamique des opposés.
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CONTRIBUTEURS (dans l’ordre alphabétique)
Michel AROUIMI, ancien élève de l’École du Louvre, est maître de conférences habilité en littérature comparée à l’Université du Littoral. Ses recherches concernent la remise en cause de l’Harmonie dans les œuvres d’écrivains de diverses époques. Après la publication de deux ouvrages, l’un portant sur les arts du spectacle (L’Apocalypse sur scène, L’Harmattan, 2002) et l’autre sur l’œuvre picturale et littéraire de Carlo Levi (Magies de Levi, Schena, Lanore, 2006), un troisième ouvrage, Les Apocalypses secrètes, paru en 2007, a pour objet les réminiscences de l’Apocalypse dans la littérature. Ont suivi deux ouvrages parus chez Orizons : Vivre Rimbaud selon Ramuz et Bosco (2010) et Jünger et ses dieux (2011). Michel Arouimi est aussi poète : après son recueil Effets de serre (L’Harmattan, 2010), un second recueil a été publié en mai 2012 : Paysages sous tension (J. André). Autres ouvrages : Françoise Hardy : pour un public majeur (Orizons, 2012) et Rimbaud malgré l’autre (J. André, sous presse). Catherine BEYRIE-VERDUGO est docteur en littérature espagnole et enseigne au lycée René-Cassin de Bayonne. Après avoir soutenu sa thèse sur José Luis Sampedro, économiste et écrivain espagnol (1917-2013), en 2008 à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, elle a participé à divers colloques en France et en Espagne. Parmi ses communications : « El misticismo de Miguel en Octubre, Octubre de J. L. Sampedro », « La maïeutique du moi dans El amante lesbiano de J. L. Sampedro », « Lorsque le masque s’incruste dans la chair », « La guerre, protagoniste de El asedio, de A. Pérez-Reverte ». Cécile CERF-MICHAUT est professeur agrégé en classes préparatoires aux grandes écoles au lycée d’Arsonval à Saint-Maur-desFossés. Elle a soutenu en 2008, sous la direction de Mme le Professeur Dominique Bertrand (Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand), une thèse portant sur les monstres doubles des guerres de religion à la fin du XVIIe siècle. Articles : « Langues coupées, arrachées, écorchées : Grands géants, petite littérature ? Les Géants chez Charles Sorel », dans M. Closson et M. White-Le Goff (dir.), Les Géants entre mythe et littérature, Arras, Artois Presses Université, 2007 ; « Hermaphrodisme et langage : le cas de l’équivoque », dans M. Closson (dir.), L’Hermaphrodite de la Renaissance aux Lumières, Paris, Garnier, « Masculin/féminin dans l’Europe moderne », p. 325-340.
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Franck COLLIN est maître de conférences en langues et littérature anciennes à l’Université des Antilles-Guyane (pôle de Guadeloupe) et fait partie de l’EA CRILLASH (Centre de Recherches Interdisciplinaires en Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines). Il a soutenu à l’Université Paris IV une thèse sur L’Invention de l’Arcadie en cours de publication chez H. Champion. Il travaille sur l’utopie et les représentations du monde ; la typologie des discours (poétique, rapports mythos/logos, poésie/philosophie), les encyclopédistes médiévaux (G. de Conches, A. Neckam). Il a publié récemment : « À propos d’un tombeau poétique virgilien », dans M. Baratin, C. Lévy, R. Utard et A. Videau (dir.), Stylus. Mélanges en l’honneur de Jacqueline Dangel, Paris, Garnier, 2011 ; « Le Poète aux pieds nus », postface au poème dramatique de J.-P. Siméon La Mort n’est que la mort si l’amour lui survit. Histoire d’Orphée, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2011 ; « L’utopie, réflexion sur les lois les meilleures (Iamboulos, Virgile, Platon) », dans P. Voisin (dir.), Lois des dieux, lois des hommes, Paris, L’Harmattan, 2013. Agnès ÉCHÈNE est chercheuse en anthropologie culturelle à l’EHESS de Toulouse. Ses recherches portent sur les questions de parenté, à la fois sur le terrain de la ruralité et sur celui des littératures premières. Parmi ses publications récentes : « Mélusine, ancêtre de lignée », dans L. Fournier (dir.), Les Mères de la patrie, Caen, Cahiers de la MRSH, 2007 ; « Médée contre les modernes », Le Paon d’Héra, 5, 2009 ; « La cruelle princesse ou la fille rebelle de l’Orient à l’Occident, » dans A. Chraibi et C. Ramirez (dir.), Les Mille et une nuits et le Récit oriental en Espagne et en Occident, Paris, L’Harmattan, 2009 ; « Les “crimes” de don Juan », Le Paon d’Héra, 7, 2010 ; « Arachné contre les modernes, une approche anthropologique d’un conflit politico-religieux », Amaltea, 2, 2010, p. 4754 ; « Frère et sœur, le couple idéal ? », La Grande Oreille (Frère, sœur, contes d’amour et de haine), 48, 2011 ; « Déméter ou la voie de la mère », Mediterraneans/Méditerranéennes, 15 (Our Mothers/Nos mères), 2011 ; « Société matrilinéaire et pouvoir des femmes », dans L. Machet, S. Ravez et P. Sardin (dir.), Les Mères et l’Autorité, mythes et réalités, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2013. Christine KOSSAIFI est agrégée de lettres classiques et docteur de grec ancien. Elle s’intéresse aux civilisations grecque, latine et orientale qu’elle aborde parfois dans une perspective comparatiste (Horace et Khâyyam, Rûmî et Leibniz, Théocrite et Oum Kalsoum, Phatta chez Longus et Théocrite) ou diachronique (Vitruve et Rahan). Elle a publié sur les concepts poétiques de divers auteurs, dont Théocrite (sujet de sa thèse), sur
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la symbolique des mythes (tels le monde bucolique, les origines de Rome, Opora, le Minotaure, le Léthé…) et participe à des dictionnaires (sur la mort, la nuit, la création littéraire), tout en assurant des comptes rendus d’ouvrages universitaires pour diverses revues (principalement REL, REA, Bryn Mawr Classical Review). Elle travaille actuellement sur l’épopée (Homère, Lucain) et le roman grec (thématique, technique narrative…), principalement chez Longus, parfois en lien avec d’autres poètes (Ovide). Géraldine PUCCINI, ancienne élève de l’ENS Fontenay/SaintCloud, est maître de conférences habilitée en langue et littérature latines à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3. Ses recherches ont essentiellement porté sur la fiction en prose de langue latine, et plus particulièrement sur les Métamorphoses d’Apulée. L’étude du corpus apuléien, entre savoir philosophique et écriture romanesque, a fait l’objet de son habilitation. À la croisée de la littérature et de l’anthropologie, elle élargit sa réflexion aux représentations du corps, de la sexualité, à la place de la femme dans la littérature latine. Ses principales publications sont : Pétrone, Satiricon, traduction et présentation, Paris, Arléa, 1992 ; Amour et Désir dans les Métamorphoses d’Apulée. Réalités, poétique, philosophie, Bruxelles, Latomus, 2003 ; Apulée, De Magia, Neuilly, Atlande, 2004 ; La Vie sexuelle à Rome, Paris, Tallandier, 2007 (et Paris, Seuil, « Points Histoire », 2010) ; Apulée, Les Métamorphoses (ou L’Âne d’or), traduction et présentation, Paris, Arléa, 2008 ; Silves latines 2010-2011. Plaute, Rudens. Pétrone, Satiricon, Neuilly, Atlande, « Clefs Concours », 2010, p. 91-149. Judith ROHMAN, agrégée de lettres classiques et ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Paris, a soutenu une thèse sur le statut du personnage dans l’Énéide de Virgile. Elle a enseigné à l’Université de ParisSorbonne en tant qu’allocataire-monitrice puis à l’UPEC (Paris Est-Créteil) en tant qu’ATER et est actuellement professeur de lettres classiques en lycée. Elle a publié plusieurs articles : « Menaces sur l’ordre des destins dans l’Énéide : is uertitur ordo / uertere iussa aut noua condere fata », Camenulae, 5, juin 2010 (http://www.parissorbonne.fr/IMG/pdf/JudithRohman.pdf) ; « Aux origines de Rome : le meurtre fondateur vu par Virgile », LALIES, 31, 2011, p. 337-351 ; « Le personnage d’Énée dans l’Énéide : jeux de savoir entre personnage, narrateur et lecteur », dans E. Feuillebois-Pierunek (dir.), Épopées du monde. Pour un panorama (presque) général, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 297-314 ; « La notion de personnage dans l’Énéide de Virgile », séance du 03/02/2012 de l’atelier de théorie littéraire de Fabula (http://www.fabula.org/atelier.php?Notion_de_personnage).
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Annick STOEHR-MONJOU est agrégée de lettres classiques et maître de conférences à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. Spécialiste de littérature latine tardive, elle travaille principalement sur Sidoine Apollinaire et les poètes d’Afrique vandale (Dracontius, Luxorius, Anthologie latine) dans une perspective rhétorique et générique. Membre de l’équipe d’accueil du CELIS et membre associé du CPAF (UMR 7297), elle fait partie des groupes interdisciplinaires Dialogos et LIDO (Des lieux, des œuvres, projet « Sidoine à Clermont ») de la MSH de Clermont-Ferrand. Émilie THIBAUT est doctorante en Archéologie des Mondes Antiques à l’Université de Picardie Jules Verne (Amiens). Elle a travaillé, dans le cadre de son Master, à l’étude du culte de Vénus à Pompéi et à Herculanum. Elle a pu démontrer que la divinité pompéienne ne pouvait se réduire à une « simple déesse de l’amour » et que ses prérogatives, liées aux diverses humeurs qui régissent tant les êtres vivants que les éléments naturels, ne se cantonnaient pas aux sentiments, même diversifiés, mais étaient un enjeu économique et de pouvoir. Ces conclusions ont été gratifiées par la parution d’un article en 2008 dans la revue italienne Oebalus sous le titre « Une déesse de l’amour ? Vénus à Pompéi et à Herculanum ». Dans sa thèse, elle a replacé Vénus dans un panthéon plus diversifié afin de comprendre les circonstances qui pourraient amener toute femme à invoquer une divinité et de restituer les rites effectués en son honneur dans les sanctuaires du Latium et de l’Étrurie entre le IVe siècle av. J.-C. et le Ier siècle ap. J.-C. Hélène VIAL est maître de conférences de latin à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. Ses travaux portent essentiellement sur l’œuvre d’Ovide (elle a publié en 2010 La Métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide, Paris, Les Belles Lettres, « Études anciennes »), sur la relation entre poétique et rhétorique (elle a coordonné les volumes collectifs Poètes et orateurs dans l’Antiquité. Mises en scène réciproques, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, « ERGA », 2013 [avec la collaboration d’Anne-Marie Favreau-Linder], et La variatio. L’aventure d’un principe d’écriture, de l’Antiquité au XXIe siècle, Paris, Classiques Garnier, « Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne », à paraître) et sur les réécritures des mythes (elle a organisé les 21 et 22 mars 2013 à Clermont-Ferrand le colloque international « Les Sirènes ou le savoir périlleux. De l’Antiquité au XXIe siècle », dont les actes sont à paraître dans la collection « Interférences » des Presses Universitaires de Rennes).
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RÉSUMÉS ET MOTS CLÉS (dans l’ordre du volume)
Agnès ÉCHÈNE, « Aphrodite, fille de son anthropologique d’une filiation patrilinéarisée »
père :
approche
Aphrodite, comme tous les personnages des mythologies, est une invention de mythographe. Il ne faut donc s’étonner ni de ses variations généalogiques ni des incohérences de son parcours d’un auteur à un autre. Toutefois, ceux-ci s’accordent pour élaborer la victoire du couple institué, représenté par Athéna, contre la liberté amoureuse incarnée par Aphrodite, victoire du père et des dieux contre les mères et les déesses ; avec les mythographes, on se trouve clairement devant une entreprise de légitimation du couple institué et de condamnation sans appel de la liberté amoureuse, une entreprise de promotion de la paternité au détriment de la maternité. Mots clés : Athéna, mariage, érotisme, paternité, maternité. Aphrodite, like all the characters in mythology, is an invention of the myth’s author. There is therefore no surprise in her genealogical variations or the inconsistencies in her journey from one author to another. However, they agreed to develop the victory of the established couple represented by Athena set against the freedom in love embodied by Aphrodite, the victory of the fathers and the gods against mothers and goddesses ; with myth authors, we are clearly in front of an attempt to legitimize the established couple and condemn freedom in love, a promotion of fatherhood at the expense of motherhood. Keywords : Athena, wedding, eroticism, fatherhood, motherhood. Émilie THIBAUT, « Une mère divine à Pompéi : le cas de Vénus Pompeiana » Les circonstances troubles de sa naissance ont fait de Vénus une déesse à multiples facettes étroitement liée au monde masculin et à la virilité. En effet, née de la castration violente de son père, elle n’a pas été enfantée par une mère. En conséquence, elle se voit attribuer le pouvoir d’influer sur les diverses humeurs vitales qui régissent tout être vivant et de présider à la mixis et à la procréation. Ses multiples unions sont fécondes, mais donnent la prérogative à une descendance masculine. Cette dualité masculin/féminin est particulièrement visible au travers des relations qu’elle entretient avec sa filiation. Bien qu’étant l’Aenaedum Genetrix, mère d’une
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famille de pouvoir, elle multiple les actes de vulnérabilité, ce qui lui vaut de perdre son statut. Elle surprotège ses enfants tout en les exhortant à la guerre, car de l’éros naissent d’ardents combattants. À Pompéi, Vénus peut se targuer d’en être le plus bel exemple. Mots clés : Vénus Pompeiana, divinité complexe, humeurs vitales, enjeu de pouvoir, mère infantilisante. Venus, because of the violent events which took place when she was born, is a deity with different faces who is connected with manly world and masculinity. In fact, she does not have a mother because she was born out of her father’s violent castration. So she can influence different vital moods and govern mixis and reproduction. Her many unions are fertile, but her children are generally boys. This duality between men and women is particularly visible through her relationship with her offspring. Even though she is the Aenaedum Genetrix, mother of an important family, she multiplies the actions of vulnerability and consequently loses her status. She is too protective with her sons and, in the same time, she encourages them to wage war. Venus at Pompeii is the best example for this subject. Keywords : Venus Pompeiana, complex divinity, vital moods, stake of power, childishing mother. Christine KOSSAIFI, « Qu’il est difficile d’être maman ! Scène de genre dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (III, 1-166) » Le chant III des Argonautiques s’ouvre sur la visite d’Héra et d’Athéna à Aphrodite, seule capable de les aider à faire triompher Jason, en persuadant son fils, le capricieux Éros, de lancer une flèche sur Médée. C’est l’occasion pour Apollonios de Rhodes de mettre en scène la maternité d’Aphrodite, saisie dans ses dimensions psychologique, littéraire et cosmique. La déesse, qu’il croque dans la beauté de son négligé matinal, apparaît à la fois comme une maman « bourgeoise » dépassée par son fils, comme un principe narratif essentiel qui fait d’elle la mère du poème et comme une divinité céleste toute-puissante, unie à Éros dans un antagonisme dynamique et capable d’influer sur l’univers par le pouvoir de contrôle qu’elle exerce sur toute forme de vie. Mots clés : Aphrodite, Éros, poésie, cosmos, réalisme hellénistique. At the beginning of the third book of the Argonautica, Hera and Athena are coming in Aphrodite’s house to seek her help : she must convince her capricious son, Eros, to shoot an arrow on Medea so that she falls in love with Jason. Apollonios takes this opportunity to depict the motherhood of Aphrodite, in its psychological, literary and cosmic
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significances. The goddess, who is doing her hair, appears both as a bourgeois mother overwhelmed with her son, as a narrative principle, mother of the poem, and as a cosmic and almighty deity, dominating all forms of life and united with Eros in a dynamic antagonism. Keywords : Aphrodite, Eros, poetry, cosmos, Hellenistic realism. Géraldine PUCCINI, « Vénus et Cupidon dans les Métamorphoses d’Apulée (IV, 28-VI, 24) : de la relation conflictuelle à la construction identitaire du fils » Vénus apparaît dans le conte de Psyché comme une figure complexe qui oscille entre grandeur et bassesse, incarne la tyrannie de la passion et exerce sur son fils une domination et un ascendant puissants. Plongé dans une atmosphère « incestuelle », Cupidon s’oppose à sa mère, d’abord de manière secrète et honteuse, puis au grand jour, révélant ainsi une évolution intérieure qui se traduit par une double dénomination : Cupido/Amor. Le conflit entre Vénus et son fils prend sa source dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes qu’Apulée exploite de manière originale en montrant comment Cupidon conquiert son identité propre, apprend à aimer véritablement et se transforme en époux vertueux à la fin du conte. Mots clés : grandeur, passion, mère-amante, identité, conflit. Venus appears in the tale of Psyche as a complex figure which oscillates between greatness and lowness, incarnates the tyranny of passion and exerts a powerful influence on her son. Plunged in an « incestuelle » atmosphere, Cupid is opposed to his mother, initially in a secret and ashamed way, then at the great day, thus revealing an interior evolution which results in a double denomination : Cupido/Amor. The conflict between Venus and her son takes his source in the Argonautica of Apollonios of Rhodos that Apuleius exploits in an original way by showing how Cupid conquers his own identity, learns how to love truly and is transformed into a virtuous husband at the end of the tale. Keywords : greatness, passion, mother-lover, identity, conflict. Judith ROHMAN, « Vénus et Énée dans l’Énéide : lorsque la mère ne paraît pas » Lors de sa rencontre avec sa mère au chant I de l’Énéide, Énée se plaint de la cruauté d’une mère qui abuse son fils de fausses apparences et lui dénie tout échange réel. Il sait pourtant, en partie, que c’est elle qui le guide et qu’elle lui apporte son aide, comme on le voit notamment aux chants II et VIII. La complexité de cette relation mère-fils tient au rôle
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prégnant de Vénus dans la mission d’Énée, un rôle dont le héros ignore la plus grande part. Le passage de la guérison de la blessure d’Énée (XII, 411429), dans lequel Vénus agit à l’insu de tous les autres personnages, avec le parallélisme lexical entre le v. 429 et le second proème (VII, 45), montre le rôle à la fois souterrain et fondamental de Vénus Genetrix dans la partie la plus importante de la mission d’Énée : remporter la guerre. Mots clés : mère/maternité, Vénus (Genetrix), Énée, déesse, guerre. Having met Venus in Aen. 1, Aeneas complains about the cruelty of his mother who abuses her son, appearing to him as a huntress and denying him any true conversation. And yet Aeneas knows that Venus herself guides and helps him, as it can be seen in Books 2 and 8. The complex aspect of that mother-son relationship rests upon the great function of Venus in Aeneas’s mission, of which the hero is only partially aware. The healing of Aeneas (Aen. 12.411-429) – with Venus acting hidden from every other character and the echo between 12.429 and the second proem (7.45) – shows the both latent and prominent part Venus Genetrix plays in Aeneas’s crucial task : to win the war in Latium. Keywords : mother/motherhood, Venus (Genetrix), Aeneas, goddess, war. Hélène VIAL, « Puissance transformatrice et passion du pouvoir : Vénus et ses enfants dans les Métamorphoses d’Ovide » La Vénus des Métamorphoses d’Ovide est une mère tout aussi problématique que dans les autres œuvres littéraires analysées au sein de ce volume ; mais sa manière de l’être est singulière en ce que la déesse rencontre ici le motif de la métamorphose, sujet du poème et unique loi de son univers. C’est donc une mère très ovidienne que nous découvrons dans les trois épisodes principalement étudiés (l’aventure d’Hermaphrodite au livre IV, le discours de Vénus à Cupidon au livre V, l’apothéose d’Énée au livre XIV) : une mère ambivalente, présente et absente à la fois, en proie aux passions les plus violentes – notamment celle du pouvoir – et dont les actions entraînent les corps dans un tourbillon de métamorphoses. Mots clés : ambivalence, présence/absence, passions, pouvoir, métamorphoses. In Ovid’s Metamorphoses, Venus is, as a mother, as problematic as she is in the other literary works analysed in this book ; nevertheless, her way of being problematic is singular, because the goddess here meets the motif of metamorphosis, which is the subject of the poem and the only principle ruling its universe. It is thus a very Ovidian mother we discover
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reading the three mainly studied episodes (Herpahroditus’s adventure in book IV, Venus’s speech to Cupid in book V, Aeneas’s apotheosis in book XIV) : an ambivalent mother, both present and absent, driven by the most violent passions – especially that of power –, whose actions cause a whirlwind of physical metamorphoses. Keywords : ambivalence, presence/absence, passions, power, metamorphoses. Franck COLLIN, « Aphrodite et Priape : une double fascination » Que Priape soit le fils d’Aphrodite est une filiation qui ne cesse de surprendre, tant les oppositions entre eux sont marquées, en particulier celle du beau et du laid. Priape n’est pas le fils désiré ; néanmoins, il partage avec sa mère un point commun, celui de la fascination. Cet article revient d’abord sur le mythe de la naissance de Priape et la façon dont son rejet éclaire la nature d’Aphrodite fondée sur l’attirance fascinée (seductio) que sa beauté exerce. Puis nous analysons le complexe de la laideur priapique, liée à son phallos (fascinus) démesuré, qui exerce une fascination d’un autre ordre, provoquant le détour (auersio) et le rire moqueur (irrisio). Cette double fascination éclaire ainsi deux modalités du désir en lien à la vue (in-uidere, « voir » et « envier ») : l’une cherche dans la beauté un absolu dans lequel se fondre et disparaître ; l’autre demande à la laideur de détourner le mauvais sort (fascinum, maleficium) pour préserver son potentiel de fertilité. Elle met en évidence des enjeux de pouvoir, et une dialectique du plaisir différente selon le féminin et le masculin. Mots clés : Priape, laideur, séduction, fascination, envie. That Priapus is Aphrodite’s son is a filiation full of astonishment : the oppositions between them are very marked, particularly on the topic of beauty and ugliness. Priapus is clearly not the wished son, but nevertheless he shares with his mother the common point of fascination. This paper initially reconsiders the myth of the birth of Priapus and its rejection, which clarifies the nature of Aphrodite, based on the fascinated attraction (seductio) that her beauty exerts. Then we analyze the complex of the priapic ugliness, related to its disproportionate phallus (fascinus), which is fascinating in another way, causing the turning (auersio) and the mocking laugh (irrisio). This double fascination thus clarifies two ways taken by desire connected to the sight (in-uidere meaning « to see » and « to envy ») : one of them seeks in the beauty an absolute in which it is possible to melt and disappear ; the other requests, with the ugliness, to divert the bad fate (fascinum, maleficium), to preserve its potential of fertility. It shows
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challenges of politic and social power, and a different dialectic of the pleasure between the female and masculine roles. Keywords : Priapus, ugliness, seduction, fascination, desire. Cécile CERF-MICHAUT, « Vénus génération, reproduction »
et
Hermaphrodite :
filiation,
Bien que la filiation entre Vénus et Hermaphrodite soit attestée, la déesse ne semble entretenir aucun lien avec son fils. Chez Ovide, elle se contente de lui donner le jour, un nom, puis de jeter un sort à la fontaine dans laquelle il a été violé par la nymphe Salmacis. Les relations entre la mère et le fils prennent toutefois un autre relief lorsqu’on les interroge à partir des concepts de génération (qui permet d’étudier conjointement la génération, le genre sexuel et le genre textuel) et de reproduction (qui permet d’interroger l’originalité de l’individu par rapport à ses deux parents, ou des différentes versions, traductions, adaptations d’un texte). On trouve ainsi des versions du mythe dont Vénus est totalement absente. Mots clés : Hermaphrodite, filiation, génération, reproduction, genre sexuel, genre textuel. Though the kinship between Venus and Hermaphrodite is acknowledged, the goddess does not seem to have any relation whatsoever with her son. In Ovid’s Metamorphoses, she only gives birth and a name to him, and then casts a spell on the fountain where he has been raped by the nymph Salmacis. Nonetheless, the relationship between the mother and her son finds a special importance when one examines it through the lens of the concepts of generation (which may lead to a joint study on generations, sexual gender and literary genre) and reproduction (thus an insight into the individual’s originality regarding both his parents and into a text’s various versions, translations and adaptations). In some versions of the myth, Venus is indeed totally missing. Keywords : Hermaphrodite, kinship, generation, sexual gender, literary genre. Annick STOEHR-MONJOU, « Une épigramme étiologique et érotique de la latinité tardive : Dracontius, De origine rosarum » Cette épigramme de Dracontius reflète le goût de la latinité tardive pour les courtes pièces consacrées à la rose, en particulier dans l’Anthologie latine. Le poète rivalise avec Ovide en faisant l’étiologie de la rose, qui naît du sang de Vénus blessée par une épine. Un faisceau d’indices (écarts signifiants avec la tradition mythographique et poétique et choix d’un
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vocabulaire à double sens) invite à faire une seconde lecture, érotique, du texte, ce qu’un autre poème de Dracontius, l’Épithalame de Johannes et Vitula (Romulea, VII) confirme : la blessure de Vénus assimilée à une uirgo symbolise la défloration dont la rose est la récompense (aemulatio avec Claudien). Mots clés : Dracontius, Antiquité tardive, Vénus, rose, épigramme. Dracontius’s De origine rosarum is an etiological epigram about roses born after Venus was injured by a thorn. It is written in emulation of Ovid’s Metamorphoses and Latin tardive poems (Anthologia Latina) about roses. But many elements of the text and of Dracontius’s Epithalamium Ioannis et Vitulae give an erotic meaning, in emulation of Claudian : Venus appears as a uirgo and the injury is the symbol of her defloration whose the rose is the gift. Keywords : Dracontius, Late Antiquity, Venus, rose, epigram. Michel AROUIMI, « Les failles de Vénus sous l’archet de Rimbaud » Dans les tout premiers poèmes de Rimbaud, l’évocation de Vénus, dont le mythe implique la notion de l’Harmonie, serait liée à la quête de « l’Harmonie » du « voyant ». Or, la corruption de ce mythe dans d’autres poèmes, comme Vénus anadyomène, manifeste un désengagement esthétique et éthique, prononcé dans Une saison en enfer et préfiguré, paradoxalement, dans les premiers poèmes de Rimbaud. La figure de Vénus aurait été pour Rimbaud le prétexte d’une mise à jour des tensions qui pétrissent nos consciences, et qui trouvent dans les formes artistiques de l’Harmonie une vaine thérapie. Mots clés : Harmonie, dualité, Androgyne, mythe de l’Un, Victor Hugo. The presence of Venus, in Rimbaud’s very first poems, is linked to his poetical aspirations, concerning the « Harmony », designed by Rimbaud as his goal in his most famous letter. But the myth of Venus is corrupted in other poems of Rimbaud, like Vénus anadyomène. This rejection of the mythical figure of Harmony (incarnated by Venus) anticipates the condemnation of art in Une saison en enfer. This paradox implicates the cathartic value of Harmony in art. Keywords : Harmony, duality, Androgyne, myth of the One, Victor Hugo.
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Catherine BEYRIE-VERDUGO, « Et Aphrodite adopta une sirène » Par ce roman écrit en 1991 dont l’intrigue se situe au IIIe siècle ap. J.-C., José Luis Sampedro fait renaître Aphrodite. Elle est la déesse-mère qui défia le temps en apparaissant sous diverses formes dans toutes les civilisations. Son rôle est ici tout à fait singulier : elle permet à une immortelle, une sirène, de devenir humaine. Elle lui donne la vie, mais en devenant autre, la sirène, en une naissance spéculaire, devient aussi la déesse dont elle est un prolongement temporel. Peu importe l’athéisme de l’auteur : il donne à la déesse un rôle de mythe fondateur de toute civilisation et l’ancre dans le temps sous une forme éminemment éthique et poétique. Mots clés : miroir, temps, éthique, amour, écriture. With this novel, written in 1991 and the plot of which takes place in the third century AD, José Luis Sanpedro brings Aphrodite back to life. She is the Mother Goddess who challenged Time and appears under various shapes in every civilization. Her part is here quite remarkable : she enables a divinity, a siren, to become human. She gives birth to the mermaid, but in the process of transforming into someone else, in a specular birth, she also turns into the goddess, as one of her wordly extensions. The author’s atheism is irrelevant : he endowes the goddess with the founding myth of every civilization and roots her in time, in an eminently ethical and poetical form. Keywords : mirror, time, ethics, love, writing.
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APHRODITE-VÉNUS ET SES ENFANTS
Aphrodite-Vénus entretient avec la descendance issue de ses multiples unions des relations complexes, souvent marquées par l’ambivalence, voire la dissonance. Depuis l’Antiquité, de nombreux textes littéraires ont mis en scène cette difficulté de la déesse à jouer le rôle de mère. Si elle incarne, comme chez Hésiode, « la très douce volupté », est-elle faite pour la maternité ? Et quand elle apparaît comme l’alma mater décrite par Lucrèce, « par qui toute espèce vivante naît à la lumière du soleil », est-elle pour autant une bonne mère pour les enfants qu’elle a elle-même mis au monde ? À travers une mosaïque de portraits d’Aphrodite-Vénus envisagée dans son statut maternel, ce livre propose une réflexion conjointe sur l’une des facettes les plus singulières d’une figure divine particulièrement fascinante et sur les raisons pour lesquelles, de l’Antiquité à nos jours, les auteurs les plus divers l’ont prise pour objet.
Hélène Vial est maître de conférences de latin à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand.
Illustration de couverture : Anne Zenatti, Aphrodite enceinte (2005). Collection particulière. Photographie prise par l’artiste et reproduite avec son aimable autorisation.
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ISBN : 978-2-343-02447-9