Anarchie bureaucratique : Pouvoir et statistique sous Staline 9782707139030

Dans ce livre passionnant, Alain Blum et Martine Mespoulet éclairent d'une manière nouvelle, à travers l'histo

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French Pages 372 Year 2003

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Table of contents :
Introduction
I. Le grand malentendu
1 Histoires de vie
2 Le passé au service du présent
3 La purge, moyen de gouvernement1
4 Le savant, l’administrateur et le bolchevik
II. L’administrateur et le bureaucrate
5 Vers la tourmente
6 La solution extrême
7 L’anarchie bureaucratique
III. Le scientifique et le politique
8 Quelle science pour une société socialiste ?
9 Classer une société sans classes
10 Assignation d’identité et catégories nationales
11 Incertitudes face au hasard
Conclusion : Contribution à l’histoire du stalinisme
Annexe : Les sources sur le personnel de l’administration statistique
Remerciements
Table
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Anarchie bureaucratique : Pouvoir et statistique sous Staline
 9782707139030

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Collection « L’espace de l’histoire » dirigée par Christophe Prochasson avec la collaboration de Vincent Duclert, Marc Olivier Baruch, Denis Pelletier et Anne Rasmussen

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DANS LA MÊME COLLECTION Marta Alexandra BALINSKA, Une vie pour l’humanitaire. Ludwik Rajchman (1881-1965), 1995. Marc Olivier BARUCH et Vincent DUCLERT (dir.), Serviteurs de l’État. Une histoire politique de l’administration française (1875-1945), 2000. Alain C HATRIOT , La démocratie sociale à la française. L’expérience du Conseil national économique (1924-1940), 2003. Nicole EDELMAN, Les métamorphoses de l’hystérique. Du début du XIXe siècle à la Grande Guerre, 2003. Gilles HEURÉ, Gustave Hervé. Itinéraire d’un provocateur, de l’antipatriotisme au pétainisme, 1997. Frédéric MONIER, Le complot dans la République. Stratégies du secret : de Boulanger à la Cagoule, 1998. Georges PASSELECQ et Bernard SUCHECKY, L’encyclique cachée de Pie XI. Une occasion manquée de l’Église face à l’antisémitisme, 1995. Sylvie THÉNAULT, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, 2001.

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Alain Blum et Martine Mespoulet

L’anarchie bureaucratique Pouvoir et statistique sous Staline

ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE 9 bis, rue Abel-Hovelacque PARIS XIIIe 2003

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Avertissement Le site web http://www-census.ined.fr/histarus offre des documents complémentaires à cet ouvrage : des tableaux et graphiques, les titres originaux des ouvrages et articles russes, une bibliographie complétée, un index des noms cités, près de 400 biographies des statisticiens et hommes politiques russes et soviétiques cités ou évoqués dans des documents utilisés dans notre recherche et d’autres bases de données que nous avons constituées pour notre travail. Pour simplifier la lecture de ce livre, nous avons choisi de transcrire les noms russes en utilisant une translittération française. Tous les sigles employés sont explicités dans le texte ou en note de bas de page.

Catalogage Électre-Bibliographie BLUM Alain*MESPOULET Martine L’anarchie bureaucratique : statistique et pouvoir sous Staline. – Paris : La Découverte, 2003. – (L’espace de l’histoire) ISBN 2-7071-3903-3 Rameau : statisticiens : URSS : 1900-1945 URSS : politique et gouvernement : 1917-1936 URSS : politique et gouvernement : 1936-1953 Dewey : 947.2 : Russie. URSS. Communauté des États indépendants (CEI) Public concerné : 3e cycle-Recherche. Public motivé Le logo qui figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir du livre, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément, sous peine des sanctions pénales réprimant la contrefaçon, la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or cette pratique s’est généralisée dans les établissements d’enseignement, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle, toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur. Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d’envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À La Découverte. Vous pouvez également consulter notre catalogue et nous contacter sur notre site www.editionsladecouverte.fr.  Éditions La Découverte, Paris, 2003.

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Introduction

L’histoire de l’URSS, celle du stalinisme en particulier, est souvent présentée comme exceptionnelle. Ce caractère est inscrit dans le terme « totalitarisme ». L’idée de la soumission totale des individus au pouvoir exercé par un homme ou un parti tout-puissant est au cœur de la théorie totalitaire. Dans son ouvrage Les Origines du totalitarisme, paru en 1951, Hannah Arendt met ainsi l’accent sur l’atomisation de la société et sur la destruction de tout espace public et de tout espace politique pluraliste dans un État dirigé de cette manière 1. L’approche totalitaire postulant la nature essentiellement politique de l’histoire soviétique, la société n’a guère de place dans cette analyse. Le politique n’est pas l’expression de configurations sociales particulières, ou d’affrontements entre groupes sociaux, mais est construit de manière autonome, dans une logique d’autoréférence et d’actions à visée interne essentiellement. Le lien social n’est pas pris en compte, seule la relation politique est agissante. D’après cette grille de lecture, la révolution d’Octobre fut un coup d’État effectué par un groupe, les bolcheviks, qui se comportait

1. Hannah ARENDT, Les Origines du totalitarisme, 3e partie Le Système totalitaire (The Origins of Totalitarianism, 1951), traduction française, Seuil, Paris, 1972. Voir aussi Carl Joachim FRIEDRICH et Zbigniew K. BREZINSKI, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Cambridge University Press, Cambridge, Mass., 1956. Une histoire de l’approche totalitaire est présentée dans Enzo TRAVERSO, Le Totalitarisme, le XXe siècle en débat, Seuil, coll. « Points-essais », Paris, 2001.

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comme un cercle autonome 2. La société n’est pas un objet d’étude car, atomisée, elle est soumise à la décision politique. L’existence de chacun dépend de sa place dans une hiérarchie verticale d’essence exclusivement politique. Ainsi la dékoulakisation est présentée comme le résultat d’une décision venue d’en haut et imposée dans les villages 3. Elle n’est jamais interprétée comme le produit d’une tension sociale réelle entre classes populaires des villes et monde rural, mais plutôt comme une guerre du pouvoir contre la paysannerie, comme une expression de la défiance de Staline et de quelques autres dirigeants à l’égard de celle-ci 4. De même, les répressions et les grandes purges de 1937-1938 sont analysées comme la conséquence de la seule décision d’un tyran, et non pas comme l’expression d’éventuelles tensions sociales qui travailleraient la société soviétique des années 1930. En 1941, George Orwell écrivait : « Ce qui caractérise l’État totalitaire, c’est qu’il régente la pensée, mais ne la fixe pas. Il établit des dogmes intangibles, puis les modifie d’un jour à l’autre. Il a besoin de dogmes, parce qu’il a besoin de la soumission absolue de ses sujets, mais il ne peut éviter les changements, dictés par les impératifs de la politique de la force. Il se proclame infaillible et, en même temps, s’emploie à détruire l’idée même de vérité objective 5. »

Dans ces quelques lignes, Orwell développe une idée qui aboutit à contredire celle de l’efficacité d’action d’un système de pouvoir totalitaire : l’ordre imposé, si rigide soit-il, ne peut empêcher le désordre ; pire, il le crée. Orwell rejoint Hannah Arendt sur ce point. Cette caractéristique du fonctionnement du pouvoir stalinien a été perçue, dès les années 1970, par les historiens, appelés ensuite « révisionnistes », qui contestèrent la capacité 2. Voir Richard PIPES, La Révolution russe, PUF, Paris, 1993. 3. Robert CONQUEST, La Grande Terreur. Les purges staliniennes des années 30, précédé de Sanglantes moissons, la collectivisation des terres en URSS, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1995 (éditions originales : The Harvest of Sorrow, 1986, et The Great Terror, 1968 et 1990). 4. Andrea GRAZIOSI, The Great Soviet Peasant War : Bolsheviks and Peasants, 1917-1933, Harvard Papers in Ukrainian Studies, Harvard, 1996. 5. George ORWELL, « Littérature et totalitarisme », in Essais, articles, lettres, Ivréa, vol. II, Paris, 1996, cité in Enzo TRAVERSO, Le Totalitarisme, le XXe siècle en débat, op. cit., p. 387-388.

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INTRODUCTION

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de la théorie totalitaire à décrire un tel système d’autorité 6. Pour ceux-ci, cette lecture théorique évacuait contradictions internes et tensions sociales. Système d’interprétation total, elle était construite sur le modèle de l’objet qu’elle décrivait. Au contraire, l’approche révisionniste s’est efforcée d’analyser le politique comme l’expression de tensions, d’oppositions et de luttes aux divers niveaux d’une société parcourue par différents types de contradictions 7. La révolution de 1917 n’est plus présentée comme un acte isolé, ni comme un coup d’État, mais comme l’éruption d’une multitude de manifestations de violence populaire que Lénine et les bolcheviks utilisent pour prendre le pouvoir 8. La collectivisation, même si elle est décidée par Staline, est la conséquence des tensions sociales qui opposent les nouvelles populations urbaines et le monde rural 9. Quant aux purges de 1937-1938, bien plus que le produit de la seule volonté de Staline, elles sont la traduction de conflits sociaux profonds qui opposent récents promus et anciens spécialistes bourgeois, nouvelles et anciennes classes sociales 10. L’assouplissement des règles d’accès aux archives de la période soviétique, en 1991, a donné lieu à divers travaux de recherche dont l’approche novatrice a permis de dépasser l’opposition entre l’interprétation révisionniste et la théorie totalitaire 11 . Leurs résultats ont stimulé l’écriture d’une

6. À ce sujet, voir Nicolas WERTH, « De la soviétologie en général et des archives russes en particulier », Le Débat, nº 77, 1993, p. 127-144. 7. À ce sujet, voir la synthèse de Nicolas WERTH, « L’historiographie de l’URSS dans la période post-communiste », Revue d’études comparatives Est-Ouest, nº 30 (1), 1999, p. 81-104. 8. Marc FERRO, La Révolution de 1917, Aubier, Paris, 1967 et 1976 (2 tomes) ; Marc FERRO (présenté par), Des soviets au communisme bureaucratique, GallimardJulliard, série « Archives », Paris, 1980. 9. Moshe LEWIN, La Formation du système soviétique, Gallimard, Paris, 1987. 10. John Arch GETTY et Roberta T. MANNING (eds), Stalinist Terror. New Perspectives, Cambridge University Press, Cambridge, 1993 ; John Arch G ETTY , Origins of the Great Purges. The Soviet Communist Party Reconsidered, 1933-1938, Cambridge University Press, coll. « Soviet and East European Studies », Cambridge, 1985. 11. Nicolas WERTH, « De la soviétologie en général et des archives russes en particulier », art. cit. ; Sheila FITZPATRICK, Stalinism — New Directions, Routledge, coll. « Rewriting. Histories », Londres et New York, 2000 ; Stephen KOTKIN, « 1991 and the Russian Revolution : Sources, Conceptual Categories, Analytical Frameworks », The Journal of Modern History, nº 70 (2), 1998, p. 384-425 ; David SHEARER, « From Divided Consensus to Creative Disorder : Soviet History in Britain and North America », Cahiers du monde russe, nº 39 (4), 1998, p. 559-591.

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histoire plus complexe, histoire sociale du politique, mais aussi histoire politique du social 12. Réintégrer les individus au cœur de l’action, mettre en évidence les tensions et les conflits internes au groupe des dirigeants conduisent à rompre avec la représentation du système du pouvoir stalinien comme un bloc monolithique. Tels ont été les principaux apports de ces travaux. En révélant les fissures de ce système, ils ont mis en évidence l’existence de logiques sociales diverses derrière les prises de position et de décision politiques, et ont fait apparaître plus nettement les hommes et les femmes derrière l’appareil. Aujourd’hui, il est nécessaire d’effectuer une analyse plus fine des comportements et des raisons d’agir de ceux-ci afin de mieux comprendre la nature même de l’État stalinien et du système de pouvoir qui l’a incarné. Étudier le fonctionnement d’une administration permet de repérer ces logiques sociales en actes au cœur même de l’action quotidienne de l’État et du champ d’application des décisions politiques. De ce point de vue, l’administration statistique est un observatoire privilégié : au cœur de la production des chiffres pour gouverner, elle est un élément constitutif de l’histoire d’un État et des pratiques de gouvernement 13. La production des données statistiques n’est pas seulement l’expression d’une forme d’État, elle est elle-même créatrice de réalité. Outils de classement du social, les nationalités, les classifications professionnelles, par exemple, sont des catégories préconstruites qui sont ensuite reprises à leur compte par les acteurs sociaux 14. En les utilisant, les individus 12. Claudio INGERFLOM, « Oublier l’État pour comprendre la Russie (XVIesiècle) : excursion historiographique », Revue d’études slaves, nº 66 (1), 1994, p. 125-134 ; Alain BLUM, « Oublier l’État pour comprendre la Russie (XIXeXXe siècles) », Revue d’études slaves, nº 66 (1), 1994, p. 135-145 ; Sabine DULLIN, « Les interprétations françaises du système soviétique », in Michel DREYFUS et al., Le Siècle des communismes, Les Éditions de l’Atelier, Paris, 2000, p. 47-66. Voir aussi Sandrine KOTT, « Pour une histoire sociale du pouvoir en Europe communiste : introduction thématique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, nº 49 (2), 2002, p. 5-23. 13. Alain DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Éditions La Découverte, coll. « Textes à l’appui/anthropologie des sciences et des techniques », Paris, 1993 ; INSEE, Pour une histoire de la statistique, tome I : Contributions, 1977, réédité en 1987, Economica, INSEE, Paris, 1987. Alain BLUM, Alain DESROSIÈRES, Catherine GOUSSEFF et Jacques MAGAUD (coordination) « Compter l’autre », Histoire et Mesure, nº (13) 1-2, 1997. 14. Alain DESROSIÈRES et Laurent THÉVENOT, Les Catégories socioprofessionnelles, La Découverte, Paris, 1988 ; Laurent THÉVENOT, « La politique des statisXIXe

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INTRODUCTION

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sont conduits à les manier comme grille de lecture et d’interprétation de leur environnement. De représentation, la catégorie tend à devenir un fait, une réalité admise par tous. Bien plus, cette opération de réification va orienter des politiques qui auront pour effet de durcir un peu plus la force de réalité des catégories élaborées par le statisticien. Dans le cas de l’URSS sous Staline, cette approche est d’autant plus pertinente qu’on a affaire à un État qui a fait de l’usage des chiffres l’un des fondements centraux de son argumentation politique. La légitimité de l’État bolchevique, État savant, était fondée pour partie sur l’affirmation du caractère scientifique des décisions de pouvoir. La statistique était information et outil de décision, mais aussi instrument de pouvoir car elle devait prouver la justesse de l’action de l’État. Érigée en preuve du bien-fondé de celle-ci, elle contribuait à construire symboliquement le monde social et économique de l’État stalinien. Cette fonction du chiffre apparaît de manière évidente dans la mise en œuvre de la planification : ici, le même chiffre est à la fois un objectif à atteindre et une preuve de l’action. Il ne doit pas y avoir de décalage entre les deux. La statistique sous Staline peut-elle pour autant être considérée comme un projet de contrôle total ? Pour Hannah Arendt, il n’y a aucun doute, la statistique illustre la nature même du totalitarisme, système de pouvoir élaboré sur la base d’une fiction d’homogénéité et de cohérence 15, dans lequel l’État n’a que faire de la conformité des chiffres avec les faits ou les phénomènes étudiés. En revanche, conscients de la puissance persuasive de la représentation chiffrée, ses dirigeants cherchent à utiliser la statistique pour rendre la propagande plus efficace. Bien plus, ayant compris la puissance formatrice de la description statistique, ils useraient de celle-ci pour modifier non seulement les représentations de la réalité, mais bien la société aussi. Ainsi Hannah Arendt écrit au sujet de l’URSS :

tiques : les origines sociales des enquêtes de mobilité sociale », Annales, nº 6, 1990, p. 1275-1300. Gilles DE LA GORCE, « L’individu et la sociologie — soixante ans d’étude de la mobilité sociale », Revue de synthèse, nº 2, 1991, p. 237-263. 15. Hannah ARENDT, Les Origines du totalitarisme, 3e partie Le Système totalitaire, op. cit.

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« Cela est même vrai de quelques-unes de leurs étranges lacunes, spécialement celles qui concernent les données statistiques. Car cette absence prouve simplement qu’à cet égard, comme à tous les autres, le régime stalinien était impitoyablement cohérent : tous les faits qui ne concordaient pas, ou qui étaient susceptibles de ne pas concorder avec la fiction officielle — données sur les récoltes, la criminalité, les véritables incidences des activités “contre-révolutionnaires” par opposition aux ultérieures conspirations fictives — étaient traités comme irréels. En harmonie complète avec le mépris totalitaire pour les faits et la réalité, toutes les données de ce genre, au lieu d’être rassemblées à Moscou depuis les quatre coins de l’immense territoire, étaient d’abord portées à la connaissance des localités respectives par leur publication dans la Pravda, les Izvestija, ou quelque autre organe officiel de Moscou, si bien que chaque région, chaque district de l’Union soviétique recevait ses données statistiques, officielles et fictives, absolument comme elle recevait les normes non moins fictives qui lui étaient allouées par les plans quinquennaux 16. »

Cette relation entre un système politique et la nature des représentations et des productions statistiques est présentée comme évidente : le système étant, par nature, producteur d’illusion et de mensonge, il ne peut que diffuser une description statistique à l’image de ses principes d’action, manipulée et inventée. Cette approche, toutefois, ne s’interroge pas sur la nature de l’institution qui produit ces chiffres, elle n’ouvre pas la boîte noire administrative. Elle fait comme si cette administration n’existait pas. En particulier, elle fait abstraction du fait que, derrière cette production, fonctionne une institution dans laquelle travaillent des hommes et des femmes qui ont été formés à la statistique, et non au totalitarisme comme système de représentation. De même, elle laisse de côté l’éventualité de tensions entre les différents milieux, lieux de décision ou lieux d’application des décisions. Or, dans l’URSS des années 1930, les chiffres démographiques, ceux de la planification également, révélèrent un décalage croissant entre le discours et la réalité et, ce faisant, l’absence d’un contrôle total du pouvoir politique sur la production des données. Tensions et conflits entre dirigeants politiques et statisticiens en résultèrent. L’administration 16. Ibid., p. 18.

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statistique fut alors soumise au système de contrôle stalinien. Ainsi certains aspects de son fonctionnement peuvent servir de révélateur des pratiques d’exercice du pouvoir, des mécanismes de purges, bien sûr, mais aussi de l’usage des transformations institutionnelles pour asseoir et maintenir le pouvoir personnel de Staline, et des pratiques quotidiennes d’imposition d’un ordre politique et social. L’administration statistique soviétique présente une double caractéristique dans l’entre-deux-guerres : d’une part, elle s’inscrit dans une forte continuité institutionnelle avec l’ancien régime, d’autre part, elle est parcourue par tous les aléas du nouveau régime en même temps qu’elle les repère à travers ses enquêtes. À ce titre, elle constitue, tout autant que les données qu’elle produit, un espace de révélation des contradictions internes à la gestion de l’économie et de la société soviétiques. En réalité, tout au long de l’histoire de l’URSS, la production des données a été au centre d’une confrontation entre l’image que les dirigeants voulaient donner de leur pays et de son régime politique et la réalité d’une succession de catastrophes qui ont jalonné cette histoire. En dévoilant ce décalage entre le discours et la réalité, la statistique devint un enjeu politique qui fit du chiffre un symbole au détriment de l’observation. L’histoire de la Direction centrale de la statistique entre 1918 et 1939 peut alors être lue comme celle d’un double conflit : l’un avec les dirigeants politiques, qui est l’expression de contradictions fortes entre deux conceptions différentes de l’État, et l’autre avec d’autres administrations, de police ou de contrôle, qui révèle les logiques hétérogènes de la formation de cet État. Les outils statistiques, notamment les catégories utilisées pour désigner et classer les individus, ont été aussi objets de conflits. La négation du colonialisme russe à travers l’élaboration d’un espace géographique national homogène, la construction de nouvelles formes familiales et d’une société dite « sans classes » ont été autant de composantes de l’élaboration d’un nouveau modèle social et, de ce fait, objets de construction de nouvelles catégories statistiques. Cet ouvrage se propose d’analyser aussi les moyens mis en œuvre pour construire « scientifiquement » l’illusion soviétique, les actions qui en ont découlé et les formes de résistance des

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statisticiens face à cette entreprise de construction politique de la réalité par les chiffres. Envisagée ainsi, l’histoire de la Direction centrale de la statistique de l’État soviétique couvre un champ plus vaste que la seule histoire d’une institution. À mi-chemin entre les hommes et les femmes qu’elle observe et des directives politiques qui s’imposent à elle, cette administration fait resurgir les individus face à l’appareil d’État. En dévoilant leurs comportements, par exemple dans le domaine de la fécondité et de la famille, en montrant le caractère peu malléable des comportements démographiques par le discours politique, elle désigne ou suggère les limites de celui-ci 17. D’un autre côté, elle est elle-même une histoire d’hommes et de femmes qui travaillent, qui reçoivent des directives du pouvoir et qui réagissent, voire, dans certains cas, résistent pour les appliquer. Par ailleurs, en raison de leur fonction, ceux-ci sont associés de fait à ce pouvoir. Ils participent à l’administration du pays et leurs responsables ont un contact direct avec les dirigeants les plus haut placés, à qui ils fournissent des informations qui orientent leurs politiques. L’analyse de toutes ces tensions et contradictions permet d’éclairer d’un jour nouveau non seulement le processus de construction de l’État stalinien répressif, mais aussi le maintien de zones d’autonomie et la formidable résistance de la société civile 18. En abordant ainsi la période postrévolutionnaire et le stalinisme, un regard neuf peut être porté sur l’entre-deux-guerres soviétique et expliquer certains aspects du devenir de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale. La lecture de l’histoire de ce pays à travers celle de l’administration statistique permet d’aller au-delà de l’analyse des déclarations et des décisions politiques ou de l’étude des violences sociales 19. La reconstitution des parcours individuels et des 17. Alain BLUM, Naître, vivre et mourir en URSS, 1917-1991, Plon, Paris, 1994. 18. Sur le concept d’autonomie du social, voir Marc FERRO, « Y a-t-il trop de démocratie en URSS ? », Annales ESC, nº 4, 1985, p. 811-827 ; Alain BLUM, Naître, vivre et mourir en URSS, 1917-1991, op. cit. ; Nicolas WERTH, « Les formes d’autonomie de la “société socialiste’’ », in Henry ROUSSO (dir.), Stalinisme et nazisme, histoire et mémoire comparées, Éditions Complexe-IHTP-CNRS, série « Histoire du temps présent », Paris, 1999, p. 145-184. 19. Nicolas WERTH, « Un État contre son peuple. Violences, répressions, terreur en Union soviétique », in Stéphane COURTOIS et al., Le Livre noir du communisme, Robert Laffont, Paris, 1997, p. 43-295 ; Peter H OLQUIST , « La question de la violence », in Michel Dreyfus et al., Le Siècle des communismes, op. cit., p. 123-143 ;

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INTRODUCTION

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conflits d’hommes placés dans des situations de responsabilité et de pouvoir dans l’administration stalinienne, mais néanmoins héritiers d’une autre conception de l’État gestionnaire, aide à mettre en évidence la complexité des situations et des comportements des individus et des groupes. Popov, Ossinski, Minaev, Milioutine, Kraval, Vermenitchev, Saoutine, Starovski, ces huit hommes se sont succédé à la tête de la Direction de la statistique soviétique entre 1918 et 1941. Cinq d’entre eux ont été fusillés entre 1937 et 1939. En revanche, le dernier, Starovski, restera à son poste durant un tiers de siècle, jusqu’en 1975, année de son décès. Saoutine, qui poursuivra aussi sa carrière, décédera la même année que lui. Le premier, Popov, fondateur de cette administration, est évincé en janvier 1926 pour s’être ouvertement et violemment opposé à Staline. Néanmoins, il continuera à occuper des postes de responsabilité dans l’administration soviétique jusqu’à l’âge de soixante-quinze ans. Derrière l’attitude ambivalente des individus, à savoir leur participation à l’élaboration du pouvoir stalinien, mais aussi leur opposition à une construction politique de plus en plus éloignée de leurs attentes, toute la complexité du social et du politique est restituée. L’objectif ici est de se dégager d’approches trop monolithiques pour penser un État à travers les hommes et les femmes qui le constituent et le bâtissent. Donner chair au stalinisme fait ressortir de façon plus évidente encore le drame humain qu’il a constitué. Certains historiens l’ont fait en centrant leur étude sur les relations, les tensions et les conflits dans les cercles les plus élevés du pouvoir, en particulier au sein du bureau politique du Parti (Politburo) 20. En orientant le regard vers les instances dans lesquelles se prenaient les décisions de gouvernement les plus importantes, ils ont ouvert des pistes de recherche novatrices pour comprendre la nature du gouvernement central et le rôle joué par l’entourage de Staline. Pour notre part, nous avons choisi Lynne VIOLA, Peasant Rebels Under Stalin : Collectivization and the Culture of Peasant Resistance, Oxford University Press, New York-Oxford, 1996. 20. Oleg KHLEVNIOUK, Le Cercle du Kremlin. Staline et le Bureau politique dans les années 1930 : les jeux du pouvoir, Seuil, coll. « Archives du communisme », Paris, 1996 (édition originale : Oleg KHLEVNIOUK, Le Politburo. Mécanismes du pouvoir politique dans les années 1930, Rosspen, Moscou, 1996) ; Alexandre KVACHONKINE, Larissa KOCHELEVA, Larissa ROGOVAÏA et Oleg KHLEVNIOUK, La Direction bolchevique, correspondance, 1912-1927, Rosspen, Moscou, 1996.

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L’ANARCHIE BUREAUCRATIQUE

de suivre une démarche qui, si elle est en partie héritière d’une telle approche, centre l’attention principalement sur le fonctionnement quotidien de l’État et d’une de ses administrations. Ici, les hommes sont placés au carrefour du champ des décisions du pouvoir politique et de l’espace de leur application au contact de la population. Quand les statisticiens posent des questions sur les difficultés de leur tâche, leur discours nous apprend autant sur la logique de l’État que sur les réactions des sujets de leurs enquêtes. Il nous informe également sur les pratiques propres aux administrateurs, sur le mode de pensée et les opinions qui guident leurs actes, mais aussi se modifient au fil de leur expérience, de leur parcours personnel et professionnel, et de leur confrontation avec l’expérience de ceux qui les entourent. Ce faisant, il nous éclaire sur les hommes et les femmes qui donnaient corps à l’État stalinien. Nous ne partirons pas des intentions de ceux-ci, mais plutôt de leurs actes en reconstituant les procédures de prise de décision et les formes de résistance professionnelle des statisticiens quand des traces en sont restées dans les archives. De ce fait, l’étude des conflits, des discussions et des négociations occupera une place centrale dans notre réflexion. L’analyse des parcours de vie et du mode d’insertion des hommes dans différents réseaux fournira un éclairage essentiel pour aider à la compréhension des attitudes individuelles. Les institutions seront observées essentiellement de l’intérieur, comme espaces de pratiques, mais aussi comme lieux de formation de solidarités et de formes d’expérience individuelle et collective des acteurs.

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I Le grand malentendu

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1 Histoires de vie

Le destin de deux hommes incarne deux moments différents de l’histoire de l’administration statistique soviétique dans l’entre-deux-guerres. Issus de la même génération, proches par leur formation et leur parcours professionnel et politique avant la révolution d’Octobre, Pavel I. Popov et Olimpi A. Kvitkine auraient pu connaître la même destinée. Mais l’exercice des plus hautes responsabilités dans l’administration à deux moments très différents de l’histoire de l’URSS, les années 1920 et les années 1930, et surtout du processus d’instauration du pouvoir stalinien, les a exposés à deux formes différentes d’intervention du pouvoir politique et d’expression de la répression. Ils ont participé à la mise en place de ce pouvoir, tout en s’y opposant. Dans les années 1920, son comportement de résistance face aux injonctions du pouvoir a abouti à l’éviction du premier ; dans les années 1930, la même attitude a provoqué l’arrestation et l’élimination physique du second. Les histoires de vie de ces deux hommes permettent de parcourir les vingt années d’une histoire qui conduit Staline aux formes de répression les plus violentes pour établir un pouvoir sans partage. Elles permettent de comprendre comment s’entremêlent les expériences d’hommes formés, et en activité, avant la Révolution, les modalités de l’action des administrateurs qui participent à cette histoire, et les formes d’action du pouvoir politique stalinien.

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Pavel Ilitch Popov Le 16 juin 1918, Pavel Ilitch Popov, âgé de quarante-six ans, est proposé à une large majorité, par le congrès des statisticiens russes, pour occuper la fonction de directeur du nouveau Bureau central de la statistique de la République de Russie. Après ratification de ce choix par Lénine, il devient premier directeur de l’administration statistique de l’État bolchevique, poste qu’il va conserver près de huit ans. Il naît le 12 janvier 1872, à Irkoutsk. Son père est écrivain public, sa mère n’a pas d’activité professionnelle. À la fin de ses études dans un séminaire de sa province, il devient enseignant dans sa ville. En 1895, il quitte la Sibérie pour SaintPétersbourg, où il entame des études supérieures. Il est contraint de les interrompre quelques mois plus tard, quand il est arrêté, en 1896, pour avoir participé à l’impression de textes sociaux-démocrates 1. Commencent alors de longues années d’exil et de pérégrinations, expérience commune à de nombreux statisticiens russes à cette époque 2. En décembre 1897, après un an et demi de prison, il est interdit de séjour à Saint-Pétersbourg et à Moscou et envoyé en exil dans le gouvernement d’Oufa, aujourd’hui Bachkortostan, région éloignée à la frontière sud-ouest de la Sibérie. Il y reste trois ans, d’abord en zone rurale, puis à Oufa, où il travaille dans le bureau statistique du zemstvo, assemblée territoriale de la province. Ces assemblées avaient été créées par l’État, en 1864, pour gérer les intérêts locaux des trente-quatre provinces administratives de la Russie centrale. Elles étaient chargées d’organiser et de financer certains services obligatoires comme la prévoyance sociale, et disposaient d’une plus grande liberté d’action dans d’autres domaines, principalement la santé et l’éducation. Pour répondre à leur besoin d’informations chiffrées au sujet du territoire qu’elles devaient administrer, elles organisèrent des services spécialisés pourvus d’un personnel qualifié. Comme d’autres directeurs de bureaux de statistique situés 1. Le parti social-démocrate des ouvriers de Russie est créé deux ans plus tard, lors du premier congrès, à Minsk. Le second congrès, à Londres en 1903, aboutit à la scission entre bolcheviks dirigés par Lénine et mencheviks conduits par Martov. 2. Martine MESPOULET, « Statisticiens des zemstva : Formation d’une nouvelle profession intellectuelle en Russie dans la période pré-révolutionnaire (1880-1917). Le cas de Saratov », Cahiers du monde russe, nº 40 (4), 1999, p. 573-624.

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HISTOIRES DE VIE

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dans des villes ne possédant pas d’université, celui d’Oufa engageait des exilés politiques, qui fournissaient une maind’œuvre formée venue de l’extérieur. À cause de son statut politique, Popov n’avait pas le droit d’occuper un emploi permanent dans une administration d’État. En revanche, « des travailleurs suspects d’un point de vue politique pouvaient participer au travail statistique des anciens zemstva et des administrations municipales 3 ». Un bureau de statistique de zemstvo pouvait, par exemple, employer des statisticiens temporaires pour effectuer les travaux d’estimation immobilière et foncière à but fiscal. Embauché avec ce statut, Popov réalisa des enquêtes approfondies sur la situation économique des foyers paysans et des propriétés foncières privées. Il s’initia ainsi à la statistique agricole tout en complétant sa connaissance des campagnes. Oufa fut la première étape d’un long périple à travers la Russie à la faveur des postes qu’il occupa dans différents bureaux de zemstva : Samara, non loin de Moscou, en 1901, Smolensk dans les marges occidentales de l’empire, en 1901 et 1902, Vologda, plus proche de Moscou, entre 1902 et 1904. Là, il est recruté comme directeur adjoint du bureau. En 1904-1905, il étudie à l’Académie d’agronomie de Berlin. De retour en Russie après la révolution de 1905, il peut désormais résider à Saint-Pétersbourg et Moscou. Il est d’abord recruté comme statisticien par le bureau du zemstvo de Kharkov, en Ukraine, pour effectuer des enquêtes sur les exploitations agricoles. Il est remercié très rapidement. Au début de l’année 1906, il est recruté dans le bureau de statistique de la ville de Saint-Pétersbourg. Là, il va s’initier à une autre forme de statistique administrative. Chargé du traitement des données relatives à l’instruction publique, il poursuit parallèlement l’exploitation des enquêtes sur les exploitations agricoles privées de la province de Kharkov. Il terminera ce travail sur place à partir de 1907, après son recrutement par le zemstvo local. Au début de l’année 1909, il s’éloigne à nouveau vers les confins méridionaux de l’empire en devenant directeur adjoint du bureau de statistique de la direction des migrations du ministère de l’Agriculture de la région de Semiretché, dans la ville de Verngué, 3. « Autobiographie de P. I. Popov », sans date (probablement 1931 ou 1932), RGAE (Archives nationales de l’économie), 105/1/29/5-15.

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aujourd’hui Alma-Ata (Kazakhstan). Il y dirige les enquêtes sur les exploitations agricoles des Kazakhs. Il complète ainsi sa formation professionnelle en statistique autant que sa connaissance du territoire russe. À l’expérience de la statistique locale des zemstva et de la statistique urbaine vient s’ajouter celle de la statistique administrative d’État. Il revient toutefois à la statistique des zemstva dès la fin de l’année 1909 en prenant la direction du bureau de la statistique de Toula, ville située à une centaine de kilomètres au sud de Moscou. Il y restera jusqu’en février 1917. Son activité politique clandestine pendant toute cette période a, bien sûr, laissé peu de traces. Ses sympathies pour le mouvement, puis le parti social-démocrate semblent cependant s’être renforcées depuis sa première arrestation à Saint-Pétersbourg. Inséré dans les réseaux sociaux-démocrates de Kharkov, il l’est également dans ceux de Toula, où la police du tsar note sa participation aux réunions du parti 4. Son parcours professionnel s’est donc construit au rythme des aléas résidentiels liés à son itinéraire d’exilé politique. À chaque étape, face à la nécessité de s’adapter à une nouvelle situation créée par son exil, il saisit les occasions d’emploi en statistique qui s’offrent à lui. Ce faisant, il multiplie les terrains d’enquête et enrichit sa formation par la pratique. Ses fréquents changements de bureau ne pénalisent pas sa carrière professionnelle. Bien au contraire, il suit un trajet de formation par l’apprentissage, commun à l’ensemble des statisticiens des zemstva à cette époque, qui prépare aux postes de responsabilité. Dans toutes ces villes, il noue des relations et des amitiés professionnelles, voire politiques, qu’il mobilisera après octobre 1917, pour organiser la Direction centrale de la statistique de l’État bolchevique. Ce parcours éclaire différentes manifestations de la personnalité de Popov lorsqu’il accédera à cette responsabilité. Il est inséré dans un réseau de connaissances qui n’est pas identifiable à une inscription géographique locale particulière, mais qui s’étend sur une large partie du territoire russe. Il est intégré à un milieu qui a la statistique pour référence commune et met en contact des hommes et des femmes d’origines diverses, enfants de nobles, de bourgeois, 4. Archives de Toula ; référence précise égarée.

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d’artisans, de commerçants, voire de paysans lettrés. Ce milieu est cimenté par une identité professionnelle, constituée avant la Révolution, qui a fondé une forme d’identité sociale. Ses membres partageaient aussi une même position hostile à l’autocratie tsariste 5. Les amitiés politiques de Popov se sont constituées au cours de son parcours d’exil. Il a rencontré notamment deux personnalités qui auront une grande importance dans sa carrière après octobre 1917 — A. D. Tsiouroupa 6 à Oufa, où celui-ci est exilé entre 1897 et 1901, et Lénine : « J’ai rencontré Vladimir Ilitch à Oufa, quand j’y étais en exil. Il était passé par cette ville, où vivait N. K. Kroupskaïa 7, à son retour d’exil de Sibérie. J’ai vu une seconde fois Vladimir Ilitch en Finlande après la révolution de 1905 8. »

Popov et Tsiouroupa nouent de forts liens d’amitié. Quand celui-ci cumulera des positions élevées dans le gouvernement bolchevique, jusqu’au milieu des années 1920 9, il sera un protecteur influent du premier. Toutefois, à partir de 1918, Popov mettra plutôt en avant ses liens avec Lénine, pourtant peu étroits avant la Révolution. Cela donne l’image d’un engagement politique plus important qu’il ne semble avoir été durant les années qui précèdent la Révolution. En réalité, le fait d’avoir croisé Lénine n’a pas eu une grande influence sur Popov avant 1917. Son adhésion au marxisme, plus ancienne, n’a pas été déterminée par cette rencontre. Son arrivée à la tête de la Direction de la statistique ne semble pas être une conséquence directe de ses relations avec Lénine, mais plutôt le résultat de son activité professionnelle avant la Révolution. 5. Martine MESPOULET, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930), Presses universitaires de Rennes, série « Histoire », Rennes, 2001 ; Samuel KASSOW, « Russia’s Unrealized Civil Society », in Edith CLOWES et al. (eds), Between Tsar and People : Educated Society and the Quest for Public Identity in Late Imperial Russia, Princeton University Press, Princeton, 1991. 6. Alexandre Dmitrievitch Tsiouroupa (1870-1928), militant politique, qui a travaillé dans la statistique des zemstva, a subi emprisonnements et exils avant la Révolution. Il devient commissaire du peuple à l’approvisionnement en 1917, puis occupe des postes de responsabilité élevée dans le gouvernement bolchevique jusqu’à son décès. 7. Épouse de Lénine. 8. Pavel I. POPOV, « La statistique d’État et V. I. Lénine », Vestnik statistiki, nº 1-3, 1924, p. I. 9. Il est déjà partiellement mis à l’écart quand il décède, en 1928.

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Néanmoins, le fait d’être déjà connu de Lénine a sans doute été un facteur favorable à sa nomination. Le processus institutionnel de formation de la Direction centrale de la statistique éclaire l’arrivée de Popov à sa tête. La Première Guerre mondiale a joué un rôle décisif dans ce domaine 10. Première étape, le congrès des statisticiens des zemstva et des villes, convoqué par le Conseil national de l’approvisionnement en décembre 1915, élit Popov comme secrétaire général et vice-président de la commission exécutive du congrès. Cette reconnaissance par ses pairs lui vaut de participer activement à l’organisation du recensement agricole russe de 1916. En toute logique, il se retrouve ensuite, à partir de mars 1917, à la tête du bureau de statistique chargé du traitement des données de celui-ci. Il est nommé à ce poste par le Gouvernement provisoire. Sa nomination en 1918 à la direction de la nouvelle administration statistique semble donc légitime, indépendamment de ses engagements politiques. Au cours des huit années qu’il passe à ce poste, il s’efforce de mettre en œuvre un projet dans lequel la statistique est considérée comme un guide pour les décisions politiques, et l’indépendance du travail des statisticiens vis-à-vis des gouvernants affirmée comme un principe fondamental. Il mobilise les réseaux d’anciens statisticiens des zemstva et adopte de la statistique européenne sa conception de l’indépendance du corps scientifique et administratif des statisticiens d’État vis-à-vis du monde politique. Tout au long de cette période, il est soumis à de nombreuses tensions. Au centre de conflits internes et externes à son administration, il la défend avec constance ainsi que ceux qui y travaillent. Il n’hésite pas à s’adresser directement à Staline, avec une fermeté extrême, pour lui reprocher ses erreurs et ses interprétations inexactes des chiffres. Il s’en prend également à Boukharine et à Zinoviev 11. Ses actes et ses choix, quand il 10. Martine MESPOULET, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930), op. cit. ; Alessandro STANZIANI, L’Économie en Révolution. Le cas russe, 1870-1930, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », Paris, 1998. 11. Nikolaï Ivanovitch Boukharine (1888-1938), bolchevik à partir de 1906. Il est rédacteur en chef de la Pravda entre 1918 et 1929, membre du comité exécutif du Komintern et de son présidium de 1919 à 1929. Il est membre du Comité central du Parti de 1917 à 1934 et du Politburo de 1924 à 1929. Leader après la Révolution des communistes de gauche, il devient un défenseur de la NEP à la fin des années 1920.

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compose son équipe de direction ou quand il réagit ensuite à différentes attaques, ne peuvent être compris qu’à la lumière de son itinéraire avant la Révolution. Après de nombreux conflits avec des responsables d’autres administrations ou des dirigeants politiques, il est évincé de la Direction de la statistique au mois de janvier 1926. Cette date constitue une rupture dans sa vie et sa carrière professionnelle. Elle marque un tournant, également, dans le destin de l’administration statistique. Parmi ceux qui seront révoqués de leur fonction avant la fin des années 1920, le cas, exemplaire, de Popov éclaire les enjeux liés au devenir de l’institution. Les accusations dont il fait l’objet sont, en effet, adressées également à l’ensemble de la Direction de la statistique. À ce titre, elles révèlent la manière dont le pouvoir politique va essayer d’imposer une autre forme de raison statistique au personnel de cette administration. En retour, l’attitude de Popov livre un éclairage cru sur les normes et les valeurs de tout un corps professionnel issu de l’ancien régime. L’éviction du premier directeur de la Direction de la statistique est le début d’une tentative de prise en main par le pouvoir bolchevique d’une administration dans laquelle une forme d’autonomie professionnelle s’était développée face aux dirigeants politiques, au nom d’une conception du rôle de la statistique d’État différente de la leur. Évincé, Popov, qui avait rang de commissaire du peuple 12, dès juillet 1918, disparaît alors de la galerie des portraits des Allié de Staline contre Zinoviev et Kamenev en 1925, il s’oppose à lui la fin des années 1920 en compagnie de Rykov et Tomski à propos de la collectivisation et du rythme d’industrialisation imposé. Accusé d’être le leader des déviationnistes de droite, il est exclu du Politburo en 1929. Il est arrêté le 27 février 1937 en même temps que Rykov et accusé durant le procès de Moscou en mars 1938. Il est condamné à mort et fusillé. Grigori Evseevitch Zinoviev (1883-1936) membre du parti social-démocrate à partir de 1901, il rencontre en exil Lénine en 1903, dont il devient proche. Il vote contre la proposition de Lénine d’une prise de pouvoir en octobre 1917. Après octobre 1917, il devient président du soviet de Petrograd, membre du Politburo (1921-1926), président du Komintern (1919-1926). Il aide Staline à vaincre Trotski en 1923-1924 et s’oppose ensuite en compagnie de Kamenev au premier, alors allié avec Boukharine (1925). Il s’allie à Trotski en 1926 et est démis de toutes ses fonctions. Il est exclu à plusieurs reprises du Parti, puis réintégré. L’un des principaux accusés des procès de 1935 et 1936, il est condamné à mort et exécuté. 12. Les ministères furent dénommés, en 1917, commissariats du peuple, et les ministres, commissaires du peuple. Le Conseil des ministres était donc appelé le Conseil des commissaires du peuple.

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hauts dirigeants soviétiques. Ses biographies officielles postérieures ne comportent plus guère d’indications sur la vie qu’il mène après 1925. Ses voyages professionnels hors des frontières de l’URSS et ses contacts avec ses collègues étrangers cessent à cette date. Ceci est une nouvelle rupture pour un homme qui avait passé deux mois en Belgique en 1923 et deux mois à Rome en 1925, à l’occasion de congrès internationaux de statistique. Alors qu’entre 1898 et 1926 il a occupé pas moins de onze positions différentes, marquées par des responsabilités de plus en plus grandes, il n’en occupe que quatre entre 1926 et 1948, à responsabilité plus faible : entre 1926 et 1931, il est membre du présidium du Gosplan de Russie, membre du collège de l’Institut de la conjoncture de la Direction de la statistique, membre du présidium de l’Académie de l’agriculture. Il est ensuite nommé directeur du département de l’agriculture du Gosplan de Russie. Il quitte celui-ci le 30 décembre 1948, en raison de son âge et d’une santé défaillante. Le 4 janvier 1949, dernier témoignage d’une carrière au service de l’État soviétique, il devient membre du conseil méthodologique du Gosplan, à l’âge de soixante-seize ans. Il décède peu après, en 1950. Son éviction de la Direction de la statistique en 1926 ne signa pas la mort professionnelle de Popov. Sa force de symbole n’en est que plus évidente. Elle indique un tournant réel dans le destin de l’institution. Popov a pu poursuivre une activité professionnelle, à condition de rester en dehors du champ que le pouvoir jugeait le plus important, tout en étant sûrement sous contrôle ou sans pouvoir réel. Il devient alors un administrateur sans réelle autonomie, même si certaines de ses réactions rappellent parfois la personnalité dont il avait fait preuve pour constituer une administration scientifique de grande qualité. Exécutant, il n’hésite pas à dénoncer, dans des termes qui rappellent la logorrhée stalinienne la plus sinistre, ceux qui exercent la même activité que lui. En 1938, par exemple, pour expliquer des divergences entre divers chiffres statistiques, il accuse « les fascistes d’Allemagne, d’Italie, du Japon et la bande d’espions, de provocateurs et de saboteurs trotsko-boukhariniens [qui] essaieront d’utiliser cet écart dans un but politique ennemi. […] Les calculs du Gosplan et de la TsOuNKhOu [dénomination de la Direction de la statistique à cette époque] sont des sabotages erronés, non scientifiques, et, de plus, ces

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calculs sont largement connus à l’étranger 13 ». Néanmoins, derrière ce flux de mots codifiés politiquement perce encore, semble-t-il, la volonté de continuer à défendre une conception de la scientificité de la statistique contre ceux qui jouent avec les chiffres au gré des variations de leur usage politique. La personnalité de Popov semble devenue double à partir de 1926. Réussit-il à survivre aux purges de la fin des années 1930 grâce à cela ? À certains égards, la longévité professionnelle de Popov étonne. La Seconde Guerre mondiale bouscule bien des positions mais, en 1947, à l’âge de soixante-quinze ans, il est toujours là. Déjà, en 1938, Vermenitchev, qui sera un éphémère directeur de la statistique peu après, suggère qu’il devienne directeur de l’administration statistique, en remplacement de Kraval, arrêté. Mais un rapport envoyé à Molotov 14 exprime un avis défavorable en soulignant que Popov s’est progressivement éloigné des postes de responsabilité importants 15. Dix ans plus tard, le 1er décembre 1947, le vice-directeur du département des cadres du Comité central du Parti le recommande en écrivant : « Le camarade Popov connaît bien la planification de l’agriculture. Il a participé activement, en 1947, à l’élaboration d’un décret sur l’approvisionnement en pommes de terre et légumes dans les zones périurbaines des villes de Iaroslav et Gorki, sur l’horticulture en Russie et sur le développement de l’aviculture dans les kolkhozes de la République 16. »

13. « Rapport adressé à Staline et Molotov », 15 janvier 1939, RGAE, 4372/92/161/40. 14. Vitcheslav Mikhaïlovitch Molotov (Skriabine) (1890-1986) est bolchevique à partir de 1906. Il devient le plus proche collaborateur de Staline, n’hésitant pas à signer les condamnations à mort de ses proches en 1937-1938 et ne proteste pas lors de l’arrestation de sa propre femme, juive, Polina Jemtchoujina. Secrétaire du Comité central (1921-1930), il est président du Conseil des commissaires du peuple entre 1930 et 1941. Commissaire aux Affaires étrangères à partir de 1939 et jusqu’en 1949, il signe le pacte germano-soviétique avec Ribbentrop. À nouveau ministre des Affaires étrangères entre 1953 et 1956 et vice-président du Conseil des ministres entre 1941 et 1957, il est démis de ces fonctions par Khrouchtchev. Il est libéré de toutes ses fonctions en 1962 et exclu du Parti (il y est réintégré par Tchernenko en 1984). 15. RGASPI (Archives nationales d’histoire politique et sociales), 82/2/536/56-57. 16. Comité central du Parti, « Direction des cadres — dossiers personnels des travailleurs », RGASPI, dossier nº 276167.

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Cela donne une image bien pâle, désormais, d’un homme qui, au début des années 1920, tentait de former un appareil statistique centralisé, défendait ses cadres contre toute attaque extérieure et s’entourait d’une élite intellectuelle qui suscitait méfiance et hostilité de la part du pouvoir. Il est néanmoins « couvert d’honneurs soviétiques », décoré de l’ordre du travail de l’étoile rouge par le Soviet suprême de l’URSS, le 1er août 1939, pour sa participation au recensement de 1939. Fait symbolique ici, cet honneur lui est rendu non pas pour son passé de statisticien des années 1920, mais pour une activité dans laquelle il n’a eu aucun rôle majeur et n’a été qu’un exécutant. Toutefois, une note écrite du même directeur du département des cadres du Comité central du Parti, en 1947, laisse percevoir un indice de la survivance de son passé : « Selon la secrétaire de l’organisation du Parti du Gosplan de RSFSR, la camarade Egorova, le camarade Popov P. I. est modeste, discipliné et est un membre du Parti à cheval sur les principes. Il travaille systématiquement pour l’élévation de son niveau théorique et idéologique. Il participe au travail du Parti, consulte les membres du Parti, étudiant par lui-même l’histoire du parti communiste. Dans le travail de P. I. Popov il y a un défaut : il fait preuve de grossièreté à l’égard des travailleurs du département de l’agriculture 17. »

Cette attitude peut être interprétée comme une forme de mépris à l’égard de membres du Parti peu voire pas du tout formés à la statistique. Déjà, en 1924, il adoptait un comportement tel quand il refusait de recevoir les membres de la cellule de la Direction de la statistique, ce qui provoquait la haine de son responsable. L’attention au travail politique soulignée dans cette lettre ne signifie pas obligatoirement une croyance dans le Parti. Elle témoigne, bien plus, du comportement d’adaptation d’un homme désabusé qui avait toujours été certain, jusqu’en 1926, que la vérité scientifique de la statistique était supérieure à celle affirmée par le Parti. L’administrateur hors pair qui avait sa propre vision politique de l’action de l’État est devenu un bureaucrate docile, travaillant dans l’ombre. Il ne peut, malgré tout, réprimer un 17. Ibid.

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sentiment de mépris pour ceux qui ont accédé à des postes de responsabilité en raison de leur appartenance politique et pas de leurs connaissances en statistique, alors que lui occupe un poste subalterne au regard de ses compétences. S’il a évité la purge, il n’a pas échappé pour autant à une mise à l’écart continue jusqu’à son décès. Popov a connu les répressions tsaristes de la fin du XIX e siècle contre les milieux d’opposition, les premières années de la Russie bolchevique, les dernières années de la dictature stalinienne (Staline disparaît en 1953) en échappant aux grandes purges de 1937, à l’hécatombe de la Seconde Guerre mondiale et aux purges des années 1948 à 1953, qui touchent pourtant, à nouveau, les responsables de l’administration économique et statistique. A-t-il évité la déportation, voire l’exécution, car sa forte personnalité s’est exprimée dans une période où les modes de répression n’étaient pas encore ceux des années 1930 ? Son éviction précoce lui a-t-elle sauvé la vie ? Olimpi Aristarkhovitch Kvitkine En revanche, O. A. Kvitkine, directeur du bureau du recensement dans les années 1930, a été fusillé en 1937. Il aurait pourtant pu avoir le même destin que Popov. Né le 12 novembre 1874 dans la province de Tchernigov, au nord de l’Ukraine, il fait partie de la même génération que lui. Fils d’un colonel de l’armée tsariste et d’une femme d’origine noble, il suit des études de médecine à l’université de Moscou, entre 1894 et 1896, et adhère ensuite au parti social-démocrate. Arrêté, il est exilé, entre 1901 et 1904, à Vologda, où il est recruté comme statisticien par le bureau statistique du zemstvo. Il y fait la connaissance de Popov, qui en est le directeur adjoint de 1902 à 1904. Son engagement politique semble plus actif, à cette époque, que celui de son collègue. Ainsi, en avril 1905, il participe au congrès des bolcheviks, à Londres. Membre du parti social-démocrate jusqu’en 1909, il prend part à différentes manifestations étudiantes. Il s’éloigne ensuite de cette activité révolutionnaire, ce qui lui sera reproché lors de son arrestation en 1937 (il expliquera alors qu’il « était incapable de s’adapter à l’action politique 18 »). 18. TsA FSB (Archives centrales du service fédéral de la Sécurité), dossier nº 7978.

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Il part à Paris où, de 1911 à 1913, il étudie les mathématiques à la Sorbonne. Après son retour à Moscou, il vit d’abord de cours privés et de travaux de traduction, puis travaille au département des réfugiés de l’Union des zemstva de la ville de Moscou, dans lequel il est instructeur entre 1914 et 1916. Ensuite, il occupe un poste dans le service de la comptabilité d’un laboratoire pharmaceutique de Moscou. En février 1919, il quitte cet emploi pour devenir chef adjoint du département de la statistique urbaine de la Direction centrale de la statistique. Les chemins de l’exil ont été déterminants dans son cas également. Sa rencontre avec Popov, à Vologda, et sa formation en mathématiques constituent des atouts complémentaires à son expérience d’instructeur de l’Union des zemstva pour être nommé à ce poste. Il devient chef du département de la statistique urbaine, le 1er mars 1921, et entre au collège de la Direction de la statistique. À ce titre, il part en mission dans le gouvernement de Samara pour étudier l’ampleur de la famine. À partir de cette date, son parcours professionnel peut être lu à la lumière des aléas du devenir institutionnel de la statistique soviétique. En 1925, il part deux mois à Berlin pour étudier la pratique du recensement démographique réalisé en Allemagne cette année-là. À son retour, il est exclu provisoirement de l’administration statistique, suite à l’« affaire de la balance fourragère », violent conflit entre les statisticiens et certains dirigeants politiques, dont Staline, à propos de l’estimation des récoltes et de l’interprétation de l’évolution de la stratification sociale dans les campagnes 19. En novembre 1926, il est réintégré et nommé responsable du recensement démographique. Il devient ensuite chef du département du recensement 20, puis, en 1932, est nommé à nouveau responsable du recensement quand est formé un nouveau bureau du recensement de la population, position qu’il conserve jusqu’à son arrestation en 1937. Les divers textes émanant des commissions de contrôle et les interrogatoires menés par le NKVD en 1937 convergent pour montrer sa grande liberté d’esprit. Déjà, en 1921, il aurait déclaré que la famine était une « conséquence de la politique du gouvernement soviétique envers les paysans », 19. Voir chapitre III. 20. RGAE, 1562/30/37/288ob.

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et que « la mauvaise récolte, c’est une catastrophe, et la famine, le résultat d’une politique 21 ». Ces déclarations lui seront reprochées en 1937. Lors de son arrestation cette année-là, les hommes du NKVD lui font dire qu’Ossinski et Kraval ont modifié les chiffres de la population. Il s’agit probablement d’un montage de l’appareil répressif destiné à compromettre ces deux responsables. Mais cette déclaration est attribuée à Kvitkine car elle semble correspondre à l’attitude habituelle d’un homme qui recourt constamment à l’affirmation d’une légitimité professionnelle pour se défendre. Ces revendications de compétence et de rigueur scientifique lui ont été reprochées à maintes reprises, aussi bien au moment de l’enquête menée en 1933 par la commission de contrôle que pendant son interrogatoire en 1937. Dans les deux cas, on l’accuse de s’être fondé uniquement sur la compétence professionnelle pour recruter ses collaborateurs et d’avoir ignoré ostensiblement des critères politiques tels que l’appartenance au Parti. Il est également soupçonné de collusion avec l’étranger pour avoir cherché à prendre en compte les acquis d’expériences étrangères dans la préparation du recensement de 1937. Ce qui aurait pu être interprété comme l’expression d’un souci d’efficacité le fait assimiler à un ennemi de l’URSS. En fait, malgré un parcours universitaire et professionnel en statistique, antérieur à la Révolution, moins linéaire que celui de certains de ses collègues de la Direction de la statistique, Kvitkine est un héritier de l’ancienne élite des statisticiens des zemstva. Son insertion dans un réseau large de collègues et d’amis statisticiens et son attachement à la qualification comme source de légitimité professionnelle en sont l’expression. Il appartient à la sphère des « spécialistes bourgeois » qui sont attaqués au début des années 1930 22. La liste des relations qui lui sont reprochées en 1937 par le NKVD peut aider à reconstituer ce réseau, même si cela ne peut être 21. TsA FSB, dossier nº 7978. 22. L’affaire de Chakhty, première affaire largement diffusée dans les journaux, met en cause des ingénieurs pour sabotage. Débutée à la fin de l’année 1927, elle est « révélée » dans la Pravda le 10 mars 1928. Elle marque le début d’une offensive contre les ingénieurs et techniciens « bourgeois » d’une génération formée avant la Révolution, parallèlement au développement d’une nouvelle politique de formation et de recrutement de cadres techniques : Kendall E. BAILES, Technology and Society under Lenin and Stalin. Origins of the Soviet Technical Intelligentsia, 1917-1941, Princeton University Press, Princeton, 1978.

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effectué que de manière partielle et avec prudence en raison de la nature des sources utilisées. On trouve un « chimiste et inventeur », qui a émigré aux États-Unis après une mission dans ce pays, et surtout des statisticiens arrêtés ou déportés pour activité antisoviétique, certains étant d’anciens mencheviks 23 . Kvitkine est arrêté le 22 mars 1937 et est accusé d’avoir conduit le recensement en diminuant artificiellement l’estimation chiffrée de la population. Durant ses interrogatoires, il ne reconnaîtra ni ces fautes ni sa culpabilité. Le 28 septembre, il est condamné à mort par le collège militaire de la Cour suprême de l’URSS et exécuté le jour même. Il sera réhabilité le 1er septembre 1956 24. Les accusations portées contre Kvitkine éclairent sur les divergences de fond entre statisticiens et dirigeants politiques pendant les années 1930. Ainsi, au cours de leurs interrogatoires, ses collègues soulignent qu’il est convaincu que la statistique constitue un champ scientifique spécifique indépendant du politique. Cela l’a amené notamment à défendre l’usage d’une typologie des villes contredisant la représentation politique d’une URSS industrielle et prolétaire. Préparée en 1931 et mise en œuvre en 1934, cette classification distinguait trois groupes différents : les villes industrielles, caractérisées par une population active formée à plus de 60 % par des ouvriers, les centres commerciaux et administratifs, dont les actifs comprenaient entre 40 % et 60 % d’ouvriers, et les villes non industrielles, qui comptaient moins de 40 % d’ouvriers. Contrairement au discours des dirigeants sur l’urbanisation du pays, Bakou, Kharkov et Sverdlovsk furent classées dans les centres commerciaux et administratifs, et non parmi les villes industrielles. Ce décalage entre le regard du statisticien et la représentation politique d’un pays prolétaire et industriel comme résultat du succès des deux premiers plans quinquennaux constituera une des charges portées contre Kvitkine en 1937. Son refus d’adapter les catégories statistiques à la raison politique lui fut régulièrement reproché tout au long des années 1930.

23. TsA FSB, dossier nº 7978. 24. Ibid.

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Deux modes d’expression du stalinisme La différence de destinée entre Popov et Kvitkine éclaire l’évolution des relations entre les statisticiens de la Direction de la statistique et les représentants du pouvoir politique pendant les années 1930, et celle, plus générale, des formes d’imposition du pouvoir d’État stalinien sur son administration. Accusé plus tôt, dans les années 1920, Popov, bien que directeur, fut seulement évincé et contraint ensuite à jouer un rôle de second plan, voire d’arrière-plan à la fin de sa carrière. En revanche, Kvitkine, accusé à la fin des années 1930, est confronté à une autre forme de la violence d’État, celle des grandes purges. À un poste moins visible et moins exposé que celui de directeur, celui-ci a pu échapper, jusqu’en 1937, aux diverses formes d’éviction et de répression mises en œuvre depuis le début des années 1920, malgré son passé et son franc-parler, tout en restant fidèle à une même conception de la production des données statistiques. Les diverses commissions qui l’ont mis en cause n’ont fondé leurs reproches que sur son origine sociale, stigmate qui n’aboutissait pas toujours, avant 1937, à rendre un « spécialiste » coupable. Il n’a pas été épargné pour autant. Sous surveillance, il a figuré chaque fois au premier rang des critiques les plus violentes. Entre 1924 et 1937, divers rapports sur le personnel de la Direction de la statistique contiennent des attaques hargneuses contre Kvitkine, dont on stigmatise l’origine sociale : « Kvitkine, fils de colonel, noble, se considère bolchevik jusqu’en 1908. À l’évidence, Kvitkine est un ennemi. Il est caractéristique que cet homme n’ait jamais été, jusqu’à aujourd’hui, membre d’un syndicat 25. » Ses collègues l’avaient toujours défendu en raison d’un professionnalisme reconnu par tous. À chaque attaque, son directeur l’avait sauvé du licenciement. L’année 1937 a rompu cet équilibre fragile. Ces deux biographies renvoient à deux questions : celle de la construction des comportements et stratégies d’action des responsables d’une administration face à l’instauration d’un pouvoir politique fort ; celle aussi des formes de réaction de 25. « Sur la composition des travailleurs de la TsOuNKhOu », 3 avril 1937, rapport adressé à Iakovlev par Peters, Grossman et al., puis transmis à Molotov, RGASPI, 82/2/531/48-55.

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celui-ci aux différentes expressions d’autonomie ou de résistance de ceux qui étaient censés le servir. Popov et Kvitkine agissent en fonction de leur expérience passée et interprètent à la lumière de celle-ci les décisions politiques et les contraintes qui les touchent. Toutefois, Popov, acteur plus engagé dans les transformations de l’administration statistique et de l’État qui suivent la Révolution, est confronté à une forme de répression qui lui suggère une nouvelle grille de lecture, alors que Kvitkine, à un autre poste, continue, jusqu’en 1937, à agir en fonction de convictions qu’il a forgées avant la Révolution. Ces deux formes de lecture de l’histoire politique en cours sont une conséquence de positions distinctes dans l’appareil, mais aussi de formes d’engagement différentes avant la Révolution. D’un autre côté, les diverses formes de contraintes imposées par le pouvoir central, et les tergiversations qui les accompagnent dans certains cas, expriment les contradictions qui traversent l’équipe des dirigeants. Ainsi, en replaçant les hommes au cœur de la formation d’une administration soviétique, celle de la statistique, la reconstitution des trajectoires d’acteurs de premier plan pendant les années 1920 et 1930 éclaire l’histoire de la formation de l’État en URSS ainsi que celle de la construction d’une forme de savoir au service de son action.

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2 Le passé au service du présent

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L’histoire de la statistique soviétique s’ouvre sur un paradoxe : lorsqu’ils décident de créer l’administration statistique d’un État fortement centralisé, les dirigeants bolcheviques font appel à des hommes formés principalement à la statistique locale et aux pratiques administratives des institutions décentralisées des zemstva. Qui plus est, comme beaucoup de spécialistes d’autres domaines qui travaillent dans les institutions nouvellement créées, ces hommes et ces femmes sont issus des élites intellectuelles et administratives de l’Empire russe, cet ancien régime dont les bolcheviks veulent faire disparaître l’empreinte. Le premier congrès des statisticiens russes qui se tient après la révolution d’Octobre débute à Moscou le 8 juin 1918. Par sa composition, il se distingue peu des congrès des statisticiens des zemstva de la période 1890-1916, dont il réunit les principaux représentants 2. De même, l’équipe des premiers responsables de la Direction centrale de la statistique (TsSOu 3), formée par Popov au mois de juillet, est une émanation de la statistique locale, régionale et urbaine 1. Ce chapitre s’inspire de l’article : Alain BLUM et Martine MESPOULET, « Le passé au service du présent. L’administration statistique de l’État soviétique entre 1918 et 1930 », Cahiers du monde russe, nº 44, 2003, à paraître. On y trouvera plusieurs tableaux non repris dans ce chapitre. Des tableaux détaillés peuvent être consultés aussi sur le site associé à cet ouvrage, http://www-census.ined.fr/histarus. 2. RGAE, 1562/1/31/128-129. 3. TsSOu : Tsentralnoe Statistitcheskoe Oupravlenie. Pour désigner l’administration statistique par la suite, nous utiliserons soit l’appellation Direction de la statistique, soit le sigle russe TsSOu.

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(tableau en annexe). Les membres de cette équipe qualifiée et expérimentée ont déjà eu des responsabilités élevées avant la Révolution. Leur origine ne correspond guère au soubassement social revendiqué par le nouvel État prolétarien. Issus de la noblesse, de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, ils sont souvent passés par les meilleurs établissements d’enseignement supérieur de l’Empire russe, quand ils n’ont pas fait un séjour dans une université étrangère prestigieuse. Comme les membres d’autres élites 4, ils n’en adhèrent pas moins, à des degrés divers, au projet de transformation de l’État et de la société affiché par le nouveau régime. Beaucoup d’entre eux ont lutté contre l’autocratie tsariste et subi les aléas des arrestations politiques à partir des années 1880. Dans le groupe des onze chefs de département sollicités dès juin 1918, six avaient dû interrompre leurs études à la suite d’une arrestation, suivie de la prison ou de l’exil. Ils sont à l’image des anciens statisticiens des zemstva. L’expérience commune de l’exil politique intérieur a renforcé la proximité liée à leur engagement politique et déterminé leurs carrières professionnelles. Dès le début des années 1880, en effet, un vaste réseau de solidarités et d’amitiés se crée entre statisticiens pour aider ceux qui sont brutalement privés du droit de résidence à Moscou ou SaintPétersbourg, à la suite d’une arrestation, à trouver un emploi dans une ville de province. Les administrations des zemstva furent des institutions particulièrement accueillantes pour ces exilés politiques, notamment dans leurs bureaux de statistique nouvellement créés 5. Les statisticiens circulent d’un bureau à l’autre au rythme des condamnations qui continuent à frapper, même en province, les plus engagés dans l’action militante. Cette forte mobilité est liée également à 4. Nikolai KREMENTSOV, Stalinist Science, Princeton University Press, Princeton, 1997 ; Kendall E. BAILES, Technology and Society under Lenin and Stalin. Origins of the Soviet Technical Intelligentsia, 1917-1941, op. cit. ; Sabine DULLIN, Des hommes d’influences : les ambassadeurs de Staline en Europe, 1930-1939, Payot, Paris, 2001 ; Peter HOLQUIST, « La société contre l’État, la société conduisant l’État : la société cultivée et le pouvoir d’État en Russie, 1914-1921 », Le Mouvement social, nº 196, 2001, p. 21-40. 5. Martine MESPOULET, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930), op. cit. On pourra se reporter à cet ouvrage pour trouver des éléments plus détaillés sur les différents points abordés dans ce chapitre au sujet du développement de la statistique des zemstva entre les années 1880 et 1910 et des transformations institutionnelles de la production statistique pendant la Première Guerre mondiale.

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une formation professionnelle par la pratique qui empruntait bien des formes au compagnonnage. Les bureaux des régions où l’envoi en exil était le plus couramment pratiqué devinrent ainsi des lieux privilégiés de rencontre, les nœuds d’un réseau d’interconnaissance constitué à l’échelle du vaste territoire de la Russie à l’ouest de l’Oural.

Continuité des hommes En 1918, Popov puise largement dans ce réseau pour composer l’ossature de la nouvelle Direction de la statistique. Son propre trajet d’exil lui a fait croiser, à un moment ou un autre, tous ceux qui, venant de province, vont prendre la tête d’un département de celle-ci 6. Autre creuset de formation du groupe, leurs différents congrès professionnels ont progressivement structuré le monde des statisticiens des zemstva à partir des années 1880. Cette communauté de parcours, de génération et de pratiques professionnelles rend d’autant plus homogène la première équipe dirigeante de la Direction de la statistique, homogénéité renforcée par l’engagement politique de ces statisticiens. Ceux-ci sont porteurs d’un projet politique qui met la statistique au service de la construction d’un État moderne, c’est-à-dire d’un État rationnel dont l’action doit être éclairée par une démarche scientifique de connaissance. Leur croyance dans la rationalité et la puissance d’action de l’État est alors partagée par la plupart des anciennes élites cultivées et réformatrices russes 7. La conception bolchevique d’un État savant leur semble correspondre à un tel projet. De là naîtront nombre de malentendus avec leurs dirigeants politiques. Gouverner avec les chiffres n’avait pas le même sens pour les uns et les autres. Le cas de V. G. Mikhaïlovski (1871-1926) éclaire la conception de la statistique partagée par les premiers responsables de la TsSOu. Après des études de sciences naturelles interrompues par l’exil politique intérieur, ce statisticien 6. Tableau sur http://www-census.ined.fr/histarus. 7. Peter HOLQUIST, « La société contre l’État, la société conduisant l’État : la société cultivée et le pouvoir d’État en Russie, 1914-1921 », art. cit.

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avait acquis une expérience très large de la statistique locale, d’abord dans les zemstva puis, à partir de 1897, dans le bureau de statistique de la ville de Moscou. Là, il perfectionne sa pratique des enquêtes et des recensements démographiques. Il dirige notamment celui de la ville de Moscou en 1912, conçu sur le modèle des recensements européens prônés par les congrès internationaux de statistique. Dans son hommage à V. N. Grigoriev, paru en 1925, il caractérise l’esprit de la statistique qui animait les membres de son équipe : « Au contraire de l’école pétersbourgeoise de Iou. E. Ianson, qui se tenait intentionnellement à l’écart des questions touchant à la vie municipale et s’efforçait de se confiner dans les cadres étroits de la science académique, l’école de Moscou se caractérise précisément par son aspiration à réunir intérêt scientifique et soif de connaissance abstraite tout en étant au service des besoins de la masse de la population 8. »

Sensible à l’idée d’une statistique au service de la société et du changement social, Mikhaïlovski était le digne héritier de Grigoriev, à qui il succéda en 1911 à la tête du bureau de Moscou. À son contact, il développa une conception de la production des données statistiques au service du peuple et du progrès social, bien plus que du pouvoir. L’indépendance du scientifique vis-à-vis du politique devait garantir cette relation entre statistique et action sociale. Cette attitude explique l’attachement de Mikhaïlovski à une formation au travail statistique par la pratique, dont il sera l’un des plus ardents défenseurs à son poste de chef de département de démographie de la TsSOu. Entre l’été 1918 et la fin de l’année 1920, le nombre de départements de la TsSOu passe de dix à vingt-six 9, et le nombre de personnes affectées directement au travail statistique, à Moscou et dans les régions, à 3 000 10. La structure ne se modifiera guère jusqu’à la fin de l’année 1925.

8. V. G. MIKHAÏLOVSKI, « Vasiliï Nikolaevitch Grigoriev (Nécrologie) », Vestnik statistiki, nº 4-6, 1925. 9. RGAE, 1562/1/27/40 ; RGAE, 1562/1/211/11-12ob. 10. G. S. POLLIAK, « Les forces statistiques de la République », Vestnik statistiki, nº 9-12, 1920, p. 121-132.

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Jusqu’à janvier 1921, l’élargissement de l’équipe de départ s’effectue au rythme de la création de nouveaux départements centraux sans modifier ses caractéristiques. Le décès de A. R. Brilling et le départ de V. V. Stepanov sont compensés par des hommes de même profil, N. Ia. Vorobev et O. A. Kvitkine. Parmi les vingt-sept responsables en poste en janvier 1921, quatorze sont des statisticiens issus de bureaux de zemstva et trois viennent de bureaux de villes. On peut noter toutefois une diversification des provenances parmi les nouveaux arrivés. Sept des dix-huit nouveaux chefs de département ont travaillé dans des bureaux de statistique d’autres administrations. Fait nouveau, deux hommes viennent directement de l’enseignement supérieur : M. N. Gernet, professeur à l’université de Moscou, et N. S. Tchetverikov, ancien étudiant d’A. A. Tchouprov à l’Institut polytechnique de Petrograd. Le recrutement de ces nouveaux venus marque l’arrivée d’une nouvelle génération de statisticiens : plusieurs d’entre eux sont nés dans la décennie 1880, et non plus dans les années 1860 et 1870 comme leurs aînés de l’équipe de départ. À l’exception d’un seul, ils sont issus également d’un autre monde administratif ou institutionnel que celui des zemstva. Recrutés pour diriger de nouvelles branches de la statistique qui exigent de nouvelles compétences, comme la statistique du travail ou la balance de l’économie nationale, ils témoignent des premières transformations de la TsSOu. Ces recrutements ne sont cependant pas en rupture avec les précédents. Cela demeure vrai jusqu’en 1926. Popov et Pachkovski restent respectivement directeur et directeur adjoint jusqu’à la fin de l’année 1925 11. Dix-neuf des vingt-sept chefs de département présents en avril 1924 étaient déjà à leur poste en janvier 1921, et quinze venaient de bureaux de zemstvo ou de ville. Après le limogeage de Popov en janvier 1926, le directeur et le premier directeur adjoint ne seront plus issus des zemstva, mais le profil d’ensemble des chefs de département ne sera pas encore modifié 12. Ainsi, jusqu’en 1926, l’image d’une évolution progressive de la composition des statisticiens-administrateurs autour d’une équipe stable 11. RGAE, 1562/30/3. 12. RGAE, 1562/30/11.

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domine. L’administration statistique se met en place sur la base d’un projet conduit par une génération de statisticiens ayant fait leurs premières armes avant la Révolution. Moderniser l’État Les chefs de département nommés en juillet 1918 sont porteurs d’un projet élaboré avant la Révolution, mais inachevé. En effet, si les enquêtes qu’ils ont effectuées dans les bureaux des zemstva étaient destinées à un usage local, ils ont toujours eu néanmoins la volonté d’homogénéiser leurs programmes d’enquêtes, de comparer les résultats à l’échelle nationale et de mener une analyse d’ensemble de l’économie et de la société russes. Leur projet scientifique et leur pratique de statisticien ont toujours été inscrits dans un questionnement plus large tourné vers la production de connaissances au service du changement économique, social et politique 13. L’engagement de la Russie dans la Première Guerre mondiale a fourni à la communauté des statisticiens des zemstva l’occasion de parachever ce projet en organisant en 1916 le premier recensement général agricole russe. De régionale, la statistique des zemstva acquit ainsi un statut national, à défaut d’être déjà d’État. Les premiers changements institutionnels ont eu lieu, en effet, pendant la période de la guerre. En particulier, le recensement agricole, bien que commandé par le ministère de l’Agriculture, a été confié à un organe chargé de coordonner les opérations réalisées par les différents bureaux des zemstva. Les statisticiens constituent alors un bureau central du recensement, dirigé par P. I. Popov, qui va jouer de fait le rôle d’un organe central d’État face à un Comité central de la statistique tsariste sans hommes et sans moyens, et qui donnera naissance après la Révolution au bureau de la statistique du conseil suprême de l’Économie nationale 14. Celui-ci 13. Le projet d’homogénéisation des programmes et des formulaires d’enquêtes a été affirmé dès la première conférence des statisticiens des zemstva en 1887. Il fut repris et précisé par la suite lors de chaque congrès. Des formulaires d’enquête standardisés furent discutés, élaborés et utilisés dans différentes provinces, des résultats d’enquêtes effectuées dans différentes régions confrontés. 14. Martine MESPOULET, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930), op. cit.

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fournira ensuite le premier noyau de dirigeants de la TsSOu. Créée le 25 juillet 1918, la Direction centrale de la statistique de l’État bolchevique ne fut donc pas organisée sur les bases de l’ancien Comité central de la statistique 15. Les statisticiens l’organisèrent sur le modèle des administrations statistiques des États européens de la fin du XIXe siècle et la structurèrent autour d’une série de départements rappelant les grandes divisions de la statistique de cette époque. Au début des années 1920, la TsSOu reflète encore le monde de la période tsariste et des administrations statistiques européennes constituées à partir des années 1860. La science au service de l’État Les textes de fondation de la TsSOu sont fidèles à l’esprit des discussions et des résolutions des congrès internationaux de statistique du XIXe siècle. Comme l’administration statistique de l’État tsariste, celle de l’État bolchevique est résolument inscrite dans l’internationalisme statistique de l’époque, dont elle adopte le projet scientifique et les principes organisationnels. « Seul un organe central peut créer une statistique unifiée dans un État » déclare Popov devant le congrès des statisticiens de juin 1918 16. La centralisation devait augmenter l’efficacité du travail. Un tel choix, toutefois, n’était pas dépourvu d’ambiguïté. En effet, pour de nombreux anciens statisticiens des zemstva, centralisation signifiait harmonisation des travaux dans le respect d’une certaine autonomie de décision des bureaux régionaux, créés en septembre 1918. En revanche, dans l’esprit des bolcheviks, une administration centrale devait être le seul centre de décision, d’organisation et de contrôle. Pour sa part, Popov, comme d’autres statisticiens, était plus proche des positions bolcheviques. Il se rattachait à une tradition russe, dont le statisticien Iou. E. Ianson fut le plus éminent représentant au XIXe siècle : une statistique centralisée était indispensable pour un fonctionnement 15. « Décret du Conseil des commissaires du peuple sur la statistique nationale », Recueil des lois et décrets du gouvernement ouvrier et paysan, nº 55, 31 juillet 1918, article 611. Nous nommerons désormais cette source Recueil des lois. 16. Pavel I. POPOV, « L’organisation de la statistique d’État », Document de travail du congrès des statisticiens russes, 8-16 juin 1918, p. 3-5, RGAE, 1562/1/28.

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administratif efficace, mais aussi pour des raisons scientifiques. Seule la centralisation de la production des données pouvait garantir la fiabilité et l’exhaustivité de l’information collectée. La centralisation administrative n’était pas seulement verticale, elle devait être également horizontale et unifier l’ensemble des pratiques statistiques, souvent dispersées, jusque-là, dans différents services de ministères. La rationalité scientifique rencontrait ici l’efficacité politique. Toutefois, la raison scientifique ne pouvait pas se laisser commander par la raison politique. Elle devait, au contraire, éclairer la prise de décision politique. Ce principe d’indépendance fut inscrit dans le texte de réglementation de la statistique d’État. La Direction centrale de la statistique devait être indépendante de tout ministère et de toute instance politique. Elle fut donc rattachée directement au Conseil des commissaires du peuple 17. Son directeur devait être nommé par celui-ci et avait rang de commissaire du peuple avec voix consultative. Le fait de ne pas disposer de voix délibérative le plaçait, de toute évidence, dans une position à la fois proche et distante du pouvoir politique. La coexistence d’instances de discussion scientifique et d’autres à fonction plus spécifiquement administrative caractérisa aussi la nouvelle Direction. Le collège, instance de direction et de gestion administrative, réunissait le directeur, le directeur adjoint et les chefs des principaux départements. Lieu de décision, il coordonnait l’ensemble de l’activité de la TsSOu. Dans la lignée des commissions centrales de statistique qui coordonnaient les travaux des services statistiques des différents ministères des États européens au XIXe siècle 18, le Conseil de la statistique, de son côté, devait jouer le rôle de superviseur scientifique de l’ensemble de la production statistique de l’État. Composé de représentants des statisticiens de différentes institutions, il avait vocation consultative et devait examiner et approuver les programmes d’enquêtes de la TsSOu et des différentes administrations d’État.

17. Ibid., p. 4. 18. À ce sujet, voir notamment Jacques et Michel DUPÂQUIER, Histoire de la démographie, Perrin, Paris, 1985 ; Alain DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit.

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Comme avant 1917, les congrès et conférences statistiques demeuraient des espaces privilégiés de débat au sein de la communauté des statisticiens. Aucun événement statistique majeur, tel un recensement, ne pouvait être organisé sans la réunion préalable d’un congrès ou d’une conférence. L’indépendance institutionnelle de l’administration statistique caractérisa aussi la création des bureaux statistiques de province de la TsSOu. Néanmoins, bien qu’héritiers de la statistique régionale des zemstva, ceux-ci sont désormais subordonnés à une administration centrale, et non plus à une administration territoriale. Un réseau de bureaux ruraux est organisé dans chaque province pour unifier et coordonner les travaux statistiques des différentes administrations à l’échelle de chaque district administratif. Le schéma bolchevique de la double subordination administrative s’imposait aussi à l’administration statistique : en dehors du Parti, le contrôle politique était assuré à chaque échelon territorial par le comité exécutif du soviet des députés local 19. Clivage entre deux générations L’ensemble du personnel, responsables, statisticiens, chiffreurs et employés administratifs, n’a pas été recruté de la même manière 20 . Les personnes embauchées entre 1918 et 1924 appartiennent à deux générations, l’une née avant 1880, l’autre dans les années 1880. Les responsables de département, statisticiens confirmés, sont issus de la première (plus de la moitié sont nés avant 1890, dont plus d’un tiers avant 1880), les autres, moins qualifiés, de la seconde (plus de la moitié sont nés après 1890 21). 19. Pour plus de précisions à ce sujet, voir Martine MESPOULET, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930), op. cit., chapitres V et VI. 20. Les résultats qui suivent, dans ce chapitre, ont été obtenus grâce au dépouillement d’environ mille dossiers professionnels de travailleurs de la Direction centrale de la statistique, entrés entre 1918 et 1939. Cette exploitation a été effectuée par sondage, à un taux proche de 10 %, parmi l’ensemble des dossiers conservés au RGAE. Ce dépouillement a été réalisé de manière anonyme. La description précise de ce travail est fournie en annexe de ce livre ainsi que sur le site attaché à ce livre : http://www-census.ined.fr/histarus. Le fichier des données y est aussi, ainsi que des tableaux et figures. 21. Alain BLUM et Martine MESPOULET, « Le passé au service du présent. L’administration statistique de l’État soviétique entre 1918 et 1930 », art. cit.

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Cette distance entre les générations fonde un clivage entre ceux qui savent et dirigent, qui avaient plus de quarante ans en 1917, et ceux qui sont sous leurs ordres, soldats de l’Armée rouge ou jeunes urbains non qualifiés dont l’instruction a été interrompue par la Première Guerre mondiale et la Révolution. Plus le niveau d’instruction et de qualification professionnelle acquise est élevé, plus le degré de responsabilité l’est également. Près de quatre responsables sur cinq, recrutés entre 1918 et 1919, ont un niveau d’instruction supérieur, alors que moins de la moitié de l’ensemble du personnel est dans ce cas. Un employé sur dix n’a reçu aucune instruction scolaire ou seulement une instruction primaire. L’apparent assouplissement des critères de recrutement des responsables entrés entre 1920 et 1925 exprime plus les effets liés aux conséquences de la Première Guerre mondiale sur les parcours des individus qu’une transformation des modalités de sélection à l’entrée. Cette coupure entre deux générations recouvre une combinaison de différents éléments : parcours d’instruction, origine sociale, niveau de responsabilité, compétence acquise et position hiérarchique. Les dossiers professionnels consultés livrent peu d’éléments sur cette division sociale au sein de l’administration statistique. La question sur l’origine et la position sociales, en particulier, ne donne pas d’information précise : la mention de la position dans l’emploi amène à classer le statisticien comme « employé », catégorie très hétérogène utilisée le plus couramment à cette époque et qui masquait la diversité sociale réelle 22. Par ailleurs, l’effet stigmatisant, au niveau social et politique, de l’usage de la catégorisation sociale des individus dans les dossiers administratifs incitait les personnes à omettre volontairement de déclarer certaines informations sur leur passé professionnel et leur origine sociale. Cette information est plus fréquente à partir du milieu des années 1920 sans qu’on puisse pour autant juger de son degré de pertinence. Alors qu’un peu plus de 10 % des dossiers comportent cette indication entre 1918 et 1919, un 22. Daniel ORLOVSKY, « The Hidden Class : White-Collar Workers in the Soviet 1920s », in Lewis H. SIEGELBAUM et Ronald G. SUNY (eds), Making Workers Soviet. Power, Class and Identity, Cornell University Press, Ithaca-Londres, 1994, p. 220-252.

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tiers la fournissent entre 1920 et 1925 et près de 40 % entre 1926 et 1929. Toutefois, à défaut d’une information précise sur l’origine du personnel recruté au début des années 1920, les langues parlées par ses membres peuvent constituer un bon indicateur indirect de l’origine sociale et du niveau de formation des individus exprimant un ensemble de déterminants sociaux et culturels. Ainsi, le français, langue de la noblesse de l’ancien régime et des couches cultivées, est pratiqué autant que l’allemand par un membre du personnel sur cinq. Cette proportion élevée témoigne des origines sociales privilégiées du personnel. Cette proportion est nettement plus élevée pour les responsables puisque 40 % d’entre eux parlent français ou lisent cette langue et 51 % connaissent l’allemand. L’usage de ces deux langues est d’autant moins anodin qu’il donne accès à la littérature étrangère en statistique la plus riche à cette époque, et tend ainsi à accentuer le clivage entre les responsables et le personnel plus jeune. Les premiers, beaucoup plus marqués par une culture française et allemande, forment de fait une élite au sein de l’ensemble du personnel. Plusieurs ont fait un séjour d’études à Paris ou Berlin.

Clivage entre les sexes La division sexuelle du travail constituait un autre clivage au sein du personnel. Majoritaires en nombre, puisqu’elles constituent les deux tiers du personnel recruté entre 1918 et 1925, les femmes sont peu présentes dans les postes de responsabilité. En effet, elles forment moins d’un tiers des responsables au sens large, chefs de département et adjoints et, dans ce cas, sont adjointes le plus souvent ou cantonnées dans les départements administratifs. En revanche, elles sont très nombreuses dans les travaux techniques peu qualifiés, de chiffreuses en particulier. La division sexuelle du travail recoupe la division sociale entre générations : les responsables sont des hommes essentiellement, les chiffreurs et autres formes de main-d’œuvre peu qualifiée sont principalement des femmes. Ainsi, près de sept femmes sur dix sont affectées à des postes non qualifiés, alors que seulement

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quatre hommes sur dix sont dans ce cas. Près de neuf emplois non qualifiés sur dix sont occupés par des femmes. Les nombreux recrutements des premières années ont ouvert l’administration statistique aux femmes, mais la plupart d’entre elles y sont entrées par la petite porte. Pendant la guerre civile, leur embauche a été favorisée par les difficultés de la période : beaucoup d’hommes ayant une compétence en statistique étaient partis en exil ou avaient été enrôlés dans les rangs de l’Armée rouge. À différentes reprises en 1919 et 1920, Popov et les directeurs des bureaux régionaux de la TsSOu se sont adressés aux autorités politiques pour demander que des statisticiens soient libérés de manière urgente de leurs obligations militaires. Le recours plus important à la main-d’œuvre féminine au cours de ces années doit être replacé également dans le contexte plus général des conséquences de la Première Guerre mondiale. Comme dans d’autres pays européens, celle-ci a conduit à une entrée massive des femmes sur le marché du travail en Russie. La forte rotation du personnel qui a caractérisé la Direction centrale de la statistique, comme l’ensemble des administrations soviétiques, pendant les années 1920 et 1930, a fait jouer aux femmes le rôle d’une main-d’œuvre de réserve. Elles ont constitué le gros des bataillons d’enquêteurs et de chiffreurs employés de manière temporaire pour les opérations de collecte et de traitement des données des recensements généraux. Elles ont aussi alimenté les rangs des statisticiens les moins qualifiés qui effectuaient des tâches d’exécution dans les bureaux. Quand les hommes furent démobilisés de l’Armée rouge et que les premiers contingents de statisticiens formés par la TsSOu elle-même furent embauchés, leur part dans le personnel diminua. Ainsi, malgré l’augmentation de l’effectif global, elles ne représentent plus que 45 % du personnel recruté entre 1925 et 1934. Réseaux familiaux En 1924, la Commission de contrôle et la cellule du Parti accusent la direction de la TsSOu de népotisme dans le recrutement du personnel. Les tableaux établis par la première semblent confirmer des logiques d’embauche faisant assez

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largement appel aux réseaux familiaux. En 1926, une nouvelle liste des liens de parenté témoigne de la persistance d’une obsession du danger que représente la solidarité potentielle contre le pouvoir des relations interindividuelles qui ne tiennent pas aux seuls liens professionnels 23. Un réseau de parenté peut effectivement sembler plus menaçant que le clientélisme qui deviendra la forme dominante d’affiliation dans l’URSS des années 1930 24. La dénonciation de cette pratique n’était pas la simple expression d’une obsession fantasmatique des dirigeants. En 1926, un membre du personnel sur dix avait un parent travaillant aussi à la TsSOu 25. Cette situation s’explique tant par la situation d’urgence des années postrévolutionnaires que par une reproduction sociale persistante. La difficulté de recruter un personnel qualifié et instruit juste après la Révolution, dans des délais très courts, a conduit les responsables de la Direction de la statistique à aller au plus rapide et au plus proche, à puiser dans le réseau large des connaissances des uns et des autres. Une fois fait le tour des statisticiens travaillant avant la Révolution, des personnes, moins qualifiées mais instruites, ont été recrutées dans le cercle des relations ou des familles des statisticiens déjà en poste. Ceci concerne principalement des femmes (épouses et filles) et des anciens nobles à la recherche d’un emploi. Cette administration organisée par une élite de l’ancien régime a servi de refuge à de nombreux membres de celle-ci qui, pour survivre, ont dû trouver un emploi. La Révolution ne pouvait éradiquer les relations de solidarité et les mécanismes de reproduction culturelle et sociale en 23. « Liste des collaborateurs de la Direction centrale de la statistique ayant entre eux des relations de parenté », RGAE, 1562/30/102-103. 24. Oleg KHLEVNIOUK, Le Cercle du Kremlin. Staline et le Bureau politique dans les années 30 : les jeux du pouvoir, op. cit. ; Sheila FITZPATRICK, Le Stalinisme au quotidien. La Russie soviétique dans les années 30, Flammarion, Paris, 2002 ; Elena OSSOKINA, Derrière la façade de « l’abondance stalinienne ». Répartition et marché du ravitaillement de la population dans les années d’industrialisation, 1927-1941, Rosspen, Moscou, 1998. 25. Soixante-dix-neuf personnes parmi sept cent quatre-vingts. « Liste des collaborateurs de la Direction centrale de la statistique ayant entre eux des relations de parenté », RGAE, 1562/30/11/102-103. Ce nombre est bien entendu plus de deux fois plus élevé que le nombre de liens de parenté, puisque l’existence d’un lien implique au moins deux personnes. En 1924 soixante-dix personnes ont un parent présent à la TsSOu, définissant trente-sept liens de parenté (dont treize couples, neuf enfants, vingt-huit frères et sœurs), GARF, 374/28/603.

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œuvre dans les divers milieux sociaux de la Russie d’avant octobre 1917. Ceux-ci allaient survivre sous une autre forme dans la société soviétique et dans la Direction de la statistique elle-même. Dans la première moitié des années 1920, la Direction de la statistique présente une réalité contrastée : structurée autour d’un projet organisationnel cohérent et d’un discours scientifique homogène élaborés par l’équipe de ses responsables statisticiens, elle n’en forme pas moins un monde social hétérogène traversé par divers clivages sociaux et les contradictions d’intérêts qui leur sont liées. Celles-ci se révéleront au grand jour à l’occasion de la tentative de purge du personnel opérée par le Parti en 1924, quand il cherchera à instrumentaliser ces tensions sociales latentes à des fins politiques.

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1872 1870 1870 1888 1874

1878

1882

T. I. Semenov A. A. Gouriev* S. M. Bogoslovski G. S. Polliak* A. G. Mikhaïlovski*

I. A. Poplavski*

V. P. Efremov*

A. I. Khriachtcheva

P. I. Popov E. V. Pachkovski V. G. Mikhaïlovski

Fonction occupée en janvier 1921

Directeur Directeur adjoint Chef du département de la démographie Responsable des recensements agricoles Zemstvo Chef du département des éditions Zemstvo Chef du département des finances Zemstvo Chef du département de la santé publique Administration Chef du département de la statistique du travail Information non trouvée Chef du département de la statistique de l’approvisionnement et des coopératives Administration des mines de fer Chef du département de la statistique des communications et des transports Guerre de 1914 et administra- Chef du département de la statistion des villes (Toula) et bureau tique militaire statistique du VSNKh

Année Origine institutionnelle, de naissance avant juin 1918 1872 Zemstvo et administration 1868 Zemstvo 1871 Zemstvo et administration municipale 1868 Zemstvo et administration

LES CHEFS DES DÉPARTEMENTS DE LA DIRECTION CENTRALE DE LA STATISTIQUE EN JUILLET 1918 ET JANVIER 1921

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1879 1883 1890 1874 1874 1860 1882 1885 1874 1869

N. Ia. Kazimirov* V. G. Doubovikov* M. F. Zamengov* M. N. Gernet* V. I. Massalski* G. I. Chapochnikov* N. Ia. Vorobiev* Ia. A. Ossipov* B. V. Avilov* A. E. Lossitski

B. S. Iastremski*

Fonction occupée en janvier 1921

Chef du département de la statistique des assurances Zemstvo Chef du département de la statistique de l’instruction publique Administration et VSNKh Chef du département de la statistique industrielle courante Administration Chef du département de la balance de l’économie nationale Université et enseignement Chef du département de la statissupérieur à Moscou tique morale Ville de Moscou Chef du département de rédaction et d’impression Administration et ministère Chef du département du commerce extérieur Zemstvo + bureau du VSNKh Chef du département de la statistique industrielle « fondamentale » Zemstvo Chef du département de l’organisation et des instructions Zemstvo et ville Chef du département de la statistique des échanges de produit Zemstvo Chef du département de la statistique de la construction et de la distribution

Année Origine institutionnelle, de naissance avant juin 1918 1877 Administration des assurances

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M (technique)

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1869

Ia. V. Bliakher

Zemstvo

Zemstvo et ville

Chef du département des établissements scientifiques et des établissements d’enseignement de la statistique Chef du département de la statistique urbaine Chef du département de la statistique agricole

Chef du département de la méthodologie statistique Chef du département de la statistique agricole courante

Fonction occupée en janvier 1921

* Nouveaux arrivés entre 1919 et 1920. ** Formation : M = enseignement secondaire, S – = enseignement supérieur incomplet ; S = enseignement supérieur. Source : RGAE, 1562/1/211/11-12ab

1874

O. A. Kvitkine*

P. A. Vikhliaev

V. M. Kolobov*

N. S. Tchetverikov*

Année Origine institutionnelle, de naissance avant juin 1918 1885 Institut polytechnique de SaintPétersbourg et guerre de 1914 1864 Zemstvo, administration et VSNKh (bureau du recensement) 1869 Zemstvo

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Formation**

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3 La purge, moyen de gouvernement

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Prémices Staline exprime sa désapprobation au sujet du fonctionnement de la statistique d’État à l’occasion du XIIIe congrès du Parti (23-31 mai 1924). Il lui reproche principalement son manque de rigueur. Cette attaque, ni très précise ni très vigoureuse, ne nomme pas directement l’administration statistique, mais vise « la statistique » en général. L’action n’en n’est pas moins lancée et c’est Krjijanovski 2 qui se charge d’attaquer l’institution, bien qu’en termes mesurés. Citant longuement une lettre de Lénine à propos de l’organisation du Gosplan 3 et de la TsSOu, il conclut : « La statistique nous donnait autrefois un cimetière de chiffres, mais il nous faut des chiffres vivants. […] Nous avons besoin que les camarades statisticiens développent une approche des problèmes économiques telle que leur sagesse ne se déverse pas dans de gros livres posés sur des rayons poussiéreux de

1. Ce chapitre et le suivant sont parus, sous une forme différente, dans l’article suivant : Alain BLUM, « La purge de 1924 à la Direction centrale de la statistique », Annales, Histoire, Sciences sociales, nº 2, 2000, p. 249-282. 2. Gleb Maksimovitch Krjijanovski (1872-1959), membre du parti social-démocrate à partir de 1893, révolutionnaire actif avant la Première Guerre mondiale, il devient président du Gosplan en 1921. Il est vice-président de l’Académie des sciences de l’URSS entre 1929 et 1939 et directeur de l’Institut de l’énergie auprès de l’Académie des sciences de l’URSS de 1930 à son décès. 3. Administration chargée de la planification de l’économie, dont il fut le premier directeur.

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LA PURGE, MOYEN DE GOUVERNEMENT

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bibliothèques, mais que notre immense travail économique ne puisse se passer de leurs indications courtes, mais vivantes 4. »

À cette époque, la Direction de la statistique ne compte pratiquement pas de communistes : jusqu’au mois de juin 1924, la cellule du Parti n’est constituée que de trois membres 5 — qui ont une relation exécrable avec leur direction —, Popov refuse de les recevoir ou de fournir les salles nécessaires à leurs réunions. Ces militants sont isolés au sein d’un appareil dont l’essentiel du personnel est issu de milieux sociaux suspects d’attitude hostile à l’égard du Parti. Jusqu’au milieu de l’année 1924, cette relation conflictuelle reste cependant confinée dans les murs de l’administration. En juillet 1924, Nikolaï Stepanovitch Oganessov, membre du Parti et du collège d’instructeurs itinérants auprès du Comité central, est envoyé à la TsSOu pour engager une action politique. Il n’a aucune compétence particulière en statistique, mais entre néanmoins dans le collège de cette administration. Né en 1894 dans une famille de paysans, il avait travaillé d’abord comme ouvrier dans l’industrie du pétrole à Bakou. En 1913, il entre au parti social-démocrate. Engagé dans l’armée russe entre 1915 et 1917, il devient commandant dans la Garde rouge, puis dans l’Armée rouge, de 1917 à 1923. Il participe alors à la « pacification » du Caucase 6. Il restera à la Direction de la statistique jusqu’en 1927, année où il est nommé président du Comité exécutif du Daghestan. En 1928, il entre à l’Académie industrielle de Moscou, où il étudie jusqu’en 1932. Il devient alors commissaire d’une MTS 7 puis directeur d’une entreprise provinciale de transport. Entre 1941 et 1945, il est fondé de pouvoir du Conseil des commissaires du peuple au Kazakhstan. Il reste membre de l’appareil du Comité central du Parti

4. XIIIe congrès du parti communiste russe (bolchevique). Compte rendu sténographique, p. 426 — rapport de Krjijanovski (sur le plan), 9e séance (28 mai 1924). 5. GARF (Archives nationales de Russie), 374/28/603/34-37, rapport adressé au vice-commissaire [de l’Inspection ouvrière et paysanne], le cam. Ianson, par la commission de vérification du personnel de la TsSOu, sans date. 6. « Rapport sur l’agression dont a été victime le cam. Oganessov, signé “Les membres de la cellule du RKP (b) de la TsSOu’’ », 27 décembre 1924, GARF, 374/28/603/210-215. 7. Station de machines et de tracteurs, qui rassemblait les engins agricoles utilisés par les fermes collectives.

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jusqu’en 1946, date à laquelle il part à la retraite. Il décède, en 1979, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans 8. Bien que rapide, son passage à la Direction de la statistique devait servir à insuffler une modification forte des orientations et attitudes politiques dans cette administration. Durant quelques mois, il joue un rôle central dans la déstabilisation d’une organisation fondée en grande partie sur un héritage intellectuel et professionnel de l’ancien régime dont il n’est pas détenteur, et qui ne lui était pas nécessaire pour un poste à caractère politique. Dès son entrée à la Direction de la statistique, il se comporte comme l’interlocuteur obligé de Popov pour tout ce qui concerne les questions politiques. Dorénavant, celui-ci ne peut plus régler les problèmes de manière interne et entretient des relations tendues avec Oganessov. Peu après l’intervention de Staline au congrès du Parti et l’entrée d’Oganessov à la Direction de la statistique, le commissariat à l’Inspection ouvrière et paysanne, chargé du contrôle des administrations 9 , décide, malgré l’hostilité manifestée officiellement par Popov, d’effectuer une « vérification du personnel ». Une commission est constituée à cette fin le 25 juillet 1924 10, mais, curieusement, ne développe aucune activité. Pourtant, dès cette décision, la cellule du Parti de la TsSOu s’agite et propose déjà une série de mesures répressives, tout en attaquant directement le directeur. Elle réclame une purge, requête qui n’est pas suivie d’effet. L’intervention d’Oganessov devient alors déterminante. Il écrit directement à Staline pour lui demander de le recevoir et d’intervenir lui-même. Dans le même temps, il s’adresse à Popov pour lui signifier tous les défauts d’organisation de la Direction de la statistique. Après avoir expliqué que son arrivée dans cette 8. Dossiers personnels du parti communiste. 9. Commissariat du peuple à l’Inspection ouvrière et paysanne. Sur ce commissariat, S. I. IKONNIKOV, L’Organisation et l’activité du RKI de 1920 à 1925, Iz-vo Akademii Naouk SSSR, Moscou, 1960 ; François-Xavier NÉRARD, « Entre plainte et délation : les “signaux’’ en URSS (1928-1939) », Revue d’études comparatives Est-Ouest, nº 30 (1), 1999, p. 5-30 ; ID, « Les organes du contrôle d’État et les journaux dans l’URSS de Staline : des auxiliaires de la police politique ? », Cahiers du monde russe, nº 42 (2-4), 2001, p. 263-278. 10. Décret du collège de l’Inspection ouvrière et paysanne de l’URSS pour la vérification du personnel de la TsSOu. Membres de la commission Gouskov et Nafiadze, Popov et Ossipov, Zdovnov (comité central), Molotchnikov, GARF, 374/28/603/34-37.

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administration est directement liée aux prises de position de Staline lors du XIIIe congrès du Parti, il précise qu’il se refuse à traiter de l’activité de fond, c’est-à-dire du travail scientifique, considérant que cela devrait être examiné par une commission spéciale. Il se contente donc de critiquer la composition du personnel, soulignant que « 11 % sont d’origine noble, 3 % enfants de membres du clergé, les autres sont bourgeois, paysans ou dissimulent leur origine sociale. Parmi ceux-ci, certains sont parents d’anciens gouverneurs, de gros industriels, d’anciens propriétaires terriens, d’officiers blancs, ou résidaient dans la zone blanche pendant la guerre civile. Le recrutement est fondé sur le népotisme et les liens familiaux. […] 82 personnes sont des femmes âgées de 45 à 60 ans. […] Un ensemble d’éléments antirévolutionnaires a trouvé refuge et protection à la TsSOu (par exemple Makarov et Makarova, dont les parents sont des industriels de l’or, Limkina, arrêtée pour agitation menchevique, Moukhine, déporté en république bachkire pour malveillance politique, etc.). En revanche, au bout de six ans, il n’y a que trois communistes qui occupent des positions subalternes. Les tentatives pour en recruter d’autres se sont toujours heurtées à l’hostilité de l’administration de la TsSOu 11. »

Oganessov suggère une purge qui ne toucherait pas les scientifiques. Dans sa lettre envoyée à Popov, il conserve un ton déférent mais défend les arguments d’un article de la Pravda, paru le 20 juillet 1924, qui faisait le compte rendu d’une assemblée générale du personnel et soulignait la trop grande liberté de ton dans la TsSOu 12. Il poursuit : « Pavel Ilitch, vous me direz sûrement que tout cela est du détail, […], mais non, ce n’est pas du détail […]. Il faut les flanquer à la porte, ce sera mieux, ils ne sont pas nos amis 13. »

Au mois d’octobre, l’Inspection ouvrière et paysanne crée une nouvelle commission pour examiner la composition du 11. « Rapport de la cellule du Parti envoyé au Politburo, au cam. Staline, de la part des responsables des travailleurs du Parti de la TsSOu », GARF, 374/28/603/95-97. 12. « La Direction centrale de la statistique de l’URSS. Vers une nouvelle vie », Pravda, 20 juillet 1924, p. 2. 13. Lettre en date du 30 juillet 1924, GARF, 374/28/603/89.

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personnel 14, qui comprend des représentants de l’Inspection, de la cellule du Parti, de la Direction de la statistique (dont Popov) et de la Guépéou 15, administration héritière de la Tchéka 16 chargée de la répression politique. Oganessov n’en fait pas partie, mais continue à jouer un rôle important en coulisse. La purge Les travaux de la commission se déroulent du 4 au 12 novembre 1924. La tension entre Popov et Molotchnikov, représentant de la Guépéou, est vive. Le premier s’oppose, tout d’abord, à un examen systématique de l’ensemble du personnel et demande la constitution d’une liste préalable. Cette exigence est acceptée, ce qui prouve que, même dans une situation difficile, la marge d’action de Popov n’est pas négligeable. Lui-même ne propose qu’un seul nom, celui d’un communiste… Le reste de la liste est constitué conjointement par la Guépéou et la cellule du Parti, qui joue maintenant un rôle prédominant. Celle-ci propose cent trois noms sur les six cent quatre-vingt-quatre personnes travaillant à la TsSOu, dont ceux de Popov et de son adjoint Pachkovski. La liste finale ne contiendra pas ces deux derniers, mais sera constituée des cent un autres noms 17. La cellule acquiert un rôle décisif en dictant les personnes mises en cause. Elle en sort d’autant plus renforcée que cette liste reste secrète. Elle devient ainsi la seule dépositaire, avec les autres membres de la commission, des noms des personnes menacées d’éviction. Les procès-verbaux rédigés au cours des cinq séances de la commission permettent de comprendre les logiques qui guident le travail de purge. Un extrait du tableau d’ensemble établi à l’issue de chaque réunion éclaire les critères de décision utilisés : 14. Décret du collège de l’Inspection ouvrière et paysanne du 30 octobre 1924, GARF, 374/28/603/34-37. 15. OGPOu ou Guépéou : Direction politique nationale unifiée. 16. Tchéka : littéralement, commission extraordinaire ; il s’agit de la police politique. Sur les administrations répressives, Nicolas WERTH, Histoire de l’Union soviétique. De l’Empire russe à l’Union soviétique 1900-1990, PUF, coll. « Thémishistoire », Paris, 1990. 17. « Rapport de la cellule du Parti de la TsSOu », juin 1924, Orgburo TsK RKP (b), GARF, 374/28/603/114-116.

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TABLEAU : EXTRAIT DES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DE CONTRÔLE

Ont été écoutés 1. Mikhaïlovski V. G., responsable du département, 52 ans, statisticien confirmé, vingt-huit ans d’ancienneté. Le cam. Molotchnikov estime indispensable de remplacer Mikhaïlovski par un membre du Parti car Mikhaïlovski n’est presque jamais présent dans son département, ce qui se reflète sur le travail du département ; de plus, Mikhaïlovski est un élément antisoviétique. Le cam. Popov estime que Mikhaïlovski est un travailleur de valeur et juge impossible de le remplacer par quelqu’un d’autre. 3. Gaïdarova G. N., collaboratrice du responsable du département, d’origine bourgeoise, de père avocat, statisticienne confirmée, sept ans d’ancienneté. Le cam. Kibinev la caractérise comme un élément antisoviétique manquant aux devoirs de son service. 4. Danilenko S. S., secrétaire du département, employée de bureau, dix-neuf ans d’ancienneté, n’est pas statisticienne confirmée, origine bourgeoise, 40 ans. Le cam. Molotchnikov caractérise Danilenko comme un élément antisoviétique. Le cam. Kibinev caractérise Danilenko comme une personne hostile au Parti et aux organisations syndicales, et estime qu’il est indispensable de la congédier. Le cam. Popov se prononce contre son licenciement.

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Décision prise Conserver Mikhaïlovski, comme spécialiste. Remplacer un des collaborateurs de Mikhaïlovski par un membre du Parti.

Considérer que la collaboratrice du responsable de département Gaïdarova peut être remplacée car elle n’est pas une spécialiste en statistique. La maintenir temporairement à son poste de collaboratrice du responsable de département jusqu’à son remplacement par un membre du Parti. La licencier comme élément antisoviétique et la remplacer par un membre du Parti.

18. « Procès-verbal de la réunion de la commission auprès de la commission centrale de contrôle et de l’Inspection ouvrière et paysanne pour la vérification du personnel de la TsSOu », 4 au 12 novembre 1924, GARF, 374/28/603/43-71.

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Une attitude antisoviétique, une appartenance sociale particulière ou le qualificatif de « socialement étranger » justifient les demandes d’exclusion formulées soit par Kibinev, représentant de la cellule du Parti, soit par Molotchnikov, représentant de la Guépéou, membres les plus actifs de la commission. Popov prend la parole pour contester leurs allégations et mettre en avant la valeur professionnelle des statisticiens. Il demande une seule exclusion, celle de A. M. Boufatine, collaborateur du chef du département de la statistique industrielle 19. Or, celui-ci est considéré par Kibinev comme l’un des meilleurs travailleurs de ce département ! Deux logiques irréductibles s’opposent. En réalité, tout l’effort de la commission consiste à remplacer sur le papier les cas individuels examinés par des membres du Parti. Popov essaie de retourner cette stratégie à l’avantage de la Direction de la statistique en soulignant régulièrement qu’il n’existe pas de communiste possédant la compétence requise. Il espère ainsi faire annuler l’application des décisions. Néanmoins, sur les cent un dossiers examinés, une décision d’éviction est prise pour soixantetrois personnes. Parmi elles, vingt-sept sont classées comme nobles d’après leur origine sociale, sept comme citoyens honoraires, quatre comme membres du clergé, neuf comme fonctionnaires, et seulement seize sont créditées d’une autre origine. Finalement, les statisticiens sont relativement épargnés, et la purge touche essentiellement le personnel administratif 20 . La tactique de Popov, qui a consisté à défendre le plus fermement possible les premiers au nom de leur compétence, s’est révélée payante, mais elle aboutit à priver la TsSOu d’une partie de son encadrement administratif. Ce choix a visé à préserver, en premier lieu, la cohérence scientifique du travail effectué. Le rapport final de la commission insiste sur l’attitude de mauvaise volonté de Popov : « Lorsque la majorité des membres était favorable à une éviction, la commission ne pouvait pas, malgré tout, obtenir l’assentiment des représentants de la TsSOu. Tous ces nobles, ces vieilles femmes qui ont travaillé pour la première fois sous le 19. Ibid., p. 5. 20. « Rapport de la commission pour la vérification du personnel de la TsSOu, au vice-commissaire du peuple, le cam. Ianson », GARF, 374/28/603/34-37.

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régime soviétique pour recevoir des documents de travail et s’épargner des travaux plus pénibles et d’autres “désagréments” de la construction soviétique, ont été défendus par les représentants de la TsSOu […] 21. »

Le rapport conclut : « La mise en application de notre arrêté sera le premier pas vers une “communisation”, des plus importantes pour l’Union soviétique, de l’appareil de la TsSOu. Les organes du Parti doivent y porter la plus grande attention dans le futur. »

Toutefois, cette première opération de contrôle du personnel augmente faiblement le nombre de communistes. Le 1 er novembre 1924, la TsSOu ne compte encore que quinze membres du Parti et cinq candidats 22. Aussi certains communistes perçoivent-ils le résultat de la purge comme un échec et démissionnent-ils au début de l’année 1925. Tel est le cas du secrétaire de la cellule, en janvier 1925, qui écrit : « L’atmosphère [de la TsSOu] est embrumée par un état d’esprit antisoviétique, à cause de la présence, dans l’appareil de la TsSOu, d’une majorité d’éléments étrangers, dans le meilleur des cas, et ennemis, dans le pire des cas, du parti communiste et du pouvoir soviétique […]. En octobre 1924, Popov, m’exhibant, en ma qualité de secrétaire de la cellule du Parti, sa carte du Parti, me demanda de l’enregistrer comme membre de cette cellule. Nous avons ressenti un grand découragement car le cam. Popov n’a pas présenté sa demande d’entrer dans les rangs du Parti à la cellule, mais a reçu directement sa carte […] sur la base d’un arrêté du bureau d’organisation du Comité central 23. »

L’amertume de ce communiste actif est donc renforcée par l’adhésion de Popov au Parti, en octobre 1924. La carte du Parti lui a été octroyée directement par le Comité central 24 et la cellule de la TsSOu est informée par Popov lui-même ! Cette adhésion a pour effet de renverser la situation politique au sein de l’administration. Alors que la cellule du Parti était 21. Ibid. 22. GARF, 374/28/603/34-37. Toute entrée au Parti était précédée d’un stage, durant lequel la personne était dite « candidat ». 23. Cette démission est acceptée : GARF, 374/28/603/220-224. 24. « Déclaration de Popov, P. I., pour devenir membre du Parti », « Procèsverbal du Politburo », nº 29, point 27, 16 octobre 1924, RGASPI, 17/3/469.

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le lieu d’opposition le plus virulent contre le personnel de l’administration de la statistique, et surtout contre son directeur, l’adhésion de celui-ci et sa présence aux réunions tendent à brouiller les cartes. De toute évidence, bien qu’agents du Parti, les militants de base n’en étaient pas des acteurs décisionnels. Ceci peut expliquer la persévérance de Popov dans son attitude de résistance face aux injonctions politiques à cette époque. Une épreuve de bras de fer En effet, une fois la décision de la commission de purge arrêtée, Popov fait tout son possible pour ne pas l’appliquer. En février 1925, il fournit à l’Inspection la liste des personnes qui ont été exclues. Elles ne sont que vingt ! Qui plus est, il essaie, semble-t-il, de piéger la commission en mentionnant quelques personnes qui n’étaient pas visées par les décisions et qui sont parties ou ont été évincées pour d’autres raisons. Outre cela, il n’a recruté que cinq nouveaux employés, dont quatre communistes seulement. Le cinquième, Starovski 25, non communiste, deviendra directeur de la statistique en 1939 26. L’Inspection ne tarde pas à réagir et à se plaindre de cette situation, dès le 14 février. Elle souligne aussi que rien n’a été fait pour améliorer les rapports dans le travail, ce qui a conduit au départ des membres actifs du Parti 27. Le 11 mars, Popov envoie une nouvelle liste qui ne contient à nouveau que vingt-six noms, dont deux personnes qui ont démissionné, en particulier Kopine, un des communistes actifs, présent depuis sa fondation, qui est particulièrement hostile au directeur de la TsSOu. Cette fois-ci, Popov a recruté vingt personnes, mais huit seulement sont communistes. Convoqué à l’Inspection le 22 mai, il « nie catégoriquement la lenteur de la mise en œuvre de l’arrêté, motivant cette affirmation par le fait que le délai d’application n’est pas indiqué et qu’il en a déjà fait assez dans ce domaine […] 28 ». Il 25. Ce dernier est recruté le 26 janvier 1925 au grade de statisticien de premier rang. 26. GARF, 374/28/603/260. 27. GARF, 374/28/603/259. 28. GARF, 374/28/603/38-42.

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conclut enfin qu’il n’en fera pas plus car il estime la liste erronée et demande son réexamen. L’inspecteur en charge du dossier s’y oppose, mais ce nouvel examen a tout de même lieu, ce qui témoigne autant des soutiens que conserve encore Popov que des contradictions internes à l’appareil politique à cette époque. L’Inspection revient sur sa décision initiale pour seize personnes. Cela ne suffit pas à Popov, qui tente d’intervenir auprès de personnalités politiques haut placées. De son côté, le 29 août, Mikhaïlovski, chef du département de démographie, menacé de licenciement mais finalement maintenu à son poste, écrit directement à Kamenev, alors vice-président du Conseil des commissaires du peuple. Cette lettre est transmise à Kouïbychev, commissaire à l’Inspection. Mikhaïlovski lui « demande d’apporter son soutien au maintien des capacités de travail du département de démographie 29 », notant que, sans raison précise, la commission a demandé l’éviction de diverses personnes. Le 16 octobre 1925, soit presque un an, jour pour jour, après le déclenchement de la purge, une nouvelle réunion a lieu pour traiter des neuf derniers cas en litige. Entre-temps, Popov a été forcé de congédier trente-sept personnes supplémentaires. L’inspecteur chargé du dossier, excédé, écrit un rapport pour expliquer la situation : « Pour la troisième fois, et, j’espère, la dernière, j’ai pris connaissance des demandes de directeurs, responsables de la TsSOu, les cam. Popov, Avilov et Mikhaïlovski, à propos du maintien de collaborateurs qui devaient être évincés. […] J’ai pris à nouveau contact avec la Guépéou, le cam. Moltchaninov [sic] à propos de cette affaire. J’ai discuté à la TsSOu avec les cam. Ossirovyï, chargé de l’administration de la TsSOu, Chichko[v], membre du collège de la TsSOu et secrétaire scientifique. […] En conclusion, je dois dire, en toute sincérité, que, si nous permettions plus longtemps de laisser traîner les licenciements en longueur, alors, par notre propre indécision, nous saperions nous-mêmes les fondements de l’autorité du Comité central du Parti et de l’Inspection 30. »

29. GARF, 374/28/603/252. 30. GARF, 374/28/603/250-251.

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Ce rapport en dit long sur la tension qui a entouré cette purge, la résistance très forte de Popov et de son administration, mais aussi la montée en puissance des organes de contrôle. Au bout du compte, Oganessov disparaît de la scène rapidement, une fois son travail terminé, et deux membres de la cellule du Parti démissionnent. Enfin, Popov a pris sa carte du Parti. La manipulation initiale, voire la création de tensions internes laisse place à une structuration plus forte des outils de contrôle et de purge qui tient à l’émergence de liens plus institutionnalisés entre l’administration et le Parti. Popov jouit d’une marge de manœuvre qui lui a permis de faire réexaminer plusieurs fois les listes proposées. Néanmoins, le pouvoir des commissions de contrôle s’est imposé au fur et à mesure des négociations et seules quelques personnes sur les soixante-trois désignées échappent finalement au licenciement. Cette année 1924-1925 aura marqué un tournant : le rôle des commissions de contrôle et de la Guépéou s’est renforcé, faisant perdre à la TsSOu une partie de son indépendance institutionnelle et politique. L’épisode de cette purge préfigure la place croissante de l’intervention d’institutions répressives dans la gestion des conflits administratifs. Avec Oganessov, on voit aussi apparaître un nouveau personnage, le bureaucrate du Parti. Cette figure que l’on retrouvera beaucoup plus souvent par la suite doit sa carrière non pas à une spécialisation professionnelle particulière, mais à sa fidélité au Parti. Son parcours est celui d’un promu du Parti. Son action est d’autant plus aisée qu’il n’entretient aucune relation avec les membres de l’administration dans laquelle il pénètre. Cantonné au départ à des tâches de contrôle et d’agitation politique, il accédera ensuite à des tâches de direction administrative, après une formation supérieure technique acquise à l’époque du Grand tournant, dans le contexte de la politique de renouvellement des cadres du début des années 1930 31.

31. Sheila FITZPATRICK, Education and Social Mobility in the Soviet Union — 1921-1934, Cambridge University Press, Cambridge, 1979.

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« Votre idée bolchevique » L’atmosphère générale et les relations entre individus au sein de la Direction de la statistique transparaissent au fil des documents de correspondances et des procès-verbaux relatifs à son activité. Maints détails livrés par ceux-ci permettent de reconstituer la vie quotidienne de cette administration, en particulier dans les situations de conflits et de fortes tensions du début des années 1920. À la fin de l’année 1924, cette vie est encore celle d’hommes et de femmes formés, pour la plupart, avant la Révolution et issus de milieux sociaux ne possédant pas de légitimité révolutionnaire aux yeux des nouveaux dirigeants. Près d’un tiers est d’origine bourgeoise, un cinquième est issu de la noblesse, héréditaire ou non, quelques-uns du clergé. Plus d’un quart des personnes n’indique pas leur origine sociale 32. Un décalage apparaît entre le regard porté par les dirigeants politiques sur les statisticiens formés avant la Révolution et la manière dont ceux-ci se décrivent eux-mêmes. Les catégories sociales utilisées par les premiers sont rejetées par les seconds. Ainsi Mikhaïlovski, lorsqu’il défend sa collaboratrice Gaïdarova, note qu’elle est fille d’un agronome. Il use de la qualification professionnelle comme critère de classement social, et non pas du vocabulaire de classe que tentent d’imposer les dirigeants bolcheviques. Cette différence de langage recouvre un clivage plus profond. Les statisticiens privilégient la spécialité professionnelle pour classer les individus et établissent une hiérarchie qui repose sur le niveau de compétence acquis. De leur côté, les dirigeants politiques manient une typologie de classes réduite à cinq ou six groupes, qui nie la profession comme élément de description de la personne 33, mais aussi la diversité sociale. Ils donnent ainsi une représentation simplifiée du monde social, réduit à quelques blocs aux intérêts antagonistes. 32. « Rapport de la commission de contrôle », 26 novembre 1924, GARF, 374/28/603/38-42. Ces données proviennent des dossiers professionnels ; selon la cellule du Parti, plus de la moitié du personnel n’a pas indiqué correctement son origine sociale. 33. Sur la question des dénominations en terme de classes ou d’occupations, cf. Sheila FITZPATRICK, « L’identité de classe dans la société de la NEP », Annales ESC, 1989, nº 44 (2), p. 251-272.

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L’antagonisme est profond aussi entre le groupe des responsables formés avant la Révolution, et de leurs proches parents ou amis, et celui des nouvelles recrues faiblement qualifiées, issues de milieux populaires. Les pratiques de dénonciation à l’égard des responsables de la TsSOu se développeront sur ce terreau. En particulier, l’administration est présentée par les membres du Parti comme une citadelle contre le renouvellement des cadres, un lieu de népotisme. La violence de l’attaque contre ce type de lien traduit la volonté politique de saper les bases de tout noyau de stabilité sociale, notamment les diverses formes de liens de solidarité professionnelle, amicale, familiale qui sous-tendaient la résistance du personnel de cette administration aux décisions politiques. À l’opposé, la cellule du Parti apparaît complètement isolée, perçue par les statisticiens comme le rassemblement de quelques individualités violentes et non représentatives du milieu professionnel bien plus que comme un groupe homogène possédant une légitimité à leurs yeux. Un de ses membres écrits : « Les membres du Parti déjà présents, qui ont une qualification élevée, n’ont pu trouver un emploi correspondant à leurs compétences dans les murs de la TsSOu car l’administration, composée de “ses gens”, a fait constamment pression contre les communistes, comme cela avait été le cas à l’égard des camarades communistes au congrès des statisticiens de 1922. […] À chaque pas, nous ressentons que “nous sommes supportés comme un mal qui leur est imposé’’ 34. »

Le clivage social est aussi un clivage politique, ce qui contribuera à rendre les tensions de plus en plus violentes au tournant des années 1920 et 1930. Le compte rendu d’une assemblée générale du personnel reconnaît la très faible implication du personnel dans l’action politique : « Notre collectif [déclare Oganessov] manque d’esprit civique. Les gens participent très peu aux réunions, meetings et

34. « Lettre de la cellule du Parti au Politburo », adressée au cam. Staline de la part des travailleurs responsables du Parti de la TsSOu, GARF, 374/28/603/95-96.

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manifestations. Ils ne viennent pas aux assemblées générales convoquées par la cellule du Parti 35. »

Une grande partie du personnel exprime ouvertement une forte hostilité envers les bolcheviks ainsi qu’à l’égard des quelques bolcheviks de l’administration statistique, en général non spécialistes, qui revendiquent une nouvelle légitimité et une nouvelle autorité en raison de la Révolution et des principes bolcheviques. Nombreuses sont les déclarations hostiles librement exprimées, comme lors de l’assemblée générale dans laquelle Oganessov a fait un compte rendu du travail de la commission de purge. Celui-ci cite, par exemple, une « certaine Babaeva » qui aurait alors déclaré : « Certains, à ce qu’on dit, veulent nous organiser pour que devienne nôtre votre idée bolchevique. Nous n’avons pas à être organisés, nous ne sommes pas des enfants. N’oubliez pas que nous avons une idéologie et des intérêts différents, que chez nous, à la TsSOu, travaillent des gens très divers 36. »

Les tensions du quotidien s’expriment notamment à travers des jalousies mesquines qui peuvent être à l’origine d’une accusation, puis d’une éviction. Par exemple, Mikhaïlovski écrit à Kamenev pour défendre l’une de ses collaboratrices en notant : « [les critiques du] cam. Kibinev sont formulées ainsi mot à mot : elle manque au service et est un élément antisoviétique. Cette [illisible] affirmation du cam. Kibinev (aujourd’hui déjà évincé de la TsSOu) est un mensonge révoltant et, comme il m’a été donné de l’apprendre, il a seulement été dicté par le désir de régler des comptes personnels : le cam. Kibinev voulait déloger Tchekaninskaïa du bureau qu’elle occupe 37. »

Les tensions liées à l’exiguïté des locaux sont monnaie courante. La nervosité du personnel est accentuée par le secret qui entoure la purge. Première opération de ce genre, elle fait peur. Aussi Popov réclame-t-il, avec succès, que les personnes soumises au contrôle ne soient pas interrogées, 35. Pravda, 20 juillet 1924, p. 2. 36. GARF, 374/28/603/89-90. 37. « Rapport envoyé au vice-commissaire le cam. Ianson, par la commission de vérification du personnel de la TsSOu », GARF, 374/28/603/34.

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« pour ne pas rendre nerveux l’appareil 38 ». La tension est à son comble lors d’une assemblée du personnel dans laquelle Oganessov prend la parole pour annoncer et justifier les purges. Il est victime d’une agression à la sortie de cette réunion et laissé sans connaissance 39. Le rapport rédigé par la cellule du Parti pour dénoncer cet acte dépeint sans fard cette atmosphère, décrit avec précision la violence des relations entre individus et des rapports de pouvoir au sein de la Direction de la statistique : « Le cam. Oganessov, dès qu’il est entré à la TsSOu, a posé la question de la purge de l’appareil. […] Cela a créé, dans les murs de la TsSOu, un état exceptionnel de frayeur et d’irritation qui a largement dépassé le cercle des personnes directement concernées, car la liste est restée secrète et aucun collaborateur de la TsSOu ne pouvait dire avec certitude qu’il ne serait pas touché. […] L’objet d’irritation des collaborateurs de la TsSOu est le cam. Oganessov, auquel a été attribuée l’initiative de la purge et le rôle le plus actif dans celle-ci. Cet état d’esprit s’est exprimé lors de l’assemblée générale du personnel, à laquelle le c[amarade] Oganessov a activement participé. Durant la discussion, on a entendu, adressés aux communistes, les termes de “Buveurs de sang”, …, “à bas”, “salaud”, etc. 40. »

Le personnage d’Oganessov cristallise la violence, violence politique, violence raciste aussi peut-être (il est originaire du Caucase) : « L’attentat lui-même a eu lieu deux heures après la réunion, à la sortie d’Oganessov de la TsSOu. [suit la description de cette agression, durant laquelle Oganessov est violemment frappé et reste inanimé durant un long moment]. Cela ne peut être un attentat par erreur [car Oganessov est habillé avec le manteau des communistes et un chapeau caucasien, il a des traits typiquement caucasiens et une silhouette que l’on ne trouve que très rarement à Moscou]. […] Nous estimons que des arrestations massives parmi les mauvais éléments de la TsSOu […] nous donneraient des informations concrètes pour [trouver le coupable] 41. » 38. Ibid. 39. « Déclaration » signée par les membres du bureau de la cellule du Parti de la TsSOu, GARF, 374/28/603/210-212. 40. Ibid. 41. Ibid.

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La dureté de la réponse de la cellule (demande d’arrestations massives) préfigure ce qui se passera pendant les années 1930. Enfin, elle témoigne déjà du retrait partiel du pouvoir légitime de la hiérarchie administrative devant une intervention politique extérieure qui donne aux membres du Parti un pouvoir qu’ils n’avaient pas au sein de la TsSOu. « Une tyrannie a commencé à peser sur nous » Les dénonciations constituent une forme d’expression populaire traditionnelle en Russie 42 . Pendant la période soviétique, elles peuvent être interprétées comme un effet de la décomposition des liens sociaux ou comme la conséquence d’une incitation directe du pouvoir soviétique pour manipuler et instrumentaliser à des fins politiques les tensions sociales et interindividuelles 43. Les quelques dénonciations suscitées par la purge de 1924 n’ont pas encore une forme politique bien définie mais expriment les tensions sociales entre quelques membres du personnel très peu qualifiés de la TsSOu et la grande masse de ses employés ou statisticiens. Elles désignent principalement un comportement quotidien du personnel présenté comme hostile au Parti. Deux chauffeurs (N. I.) Smirnov et Titov 44, proclament leur légitimité révolutionnaire, leur affiliation et leur fidélité au nouveau régime pour mieux dénoncer l’attitude du reste du personnel : « Soldats de l’Armée rouge, nous sommes arrivés en 1920 d’une compagnie automobile, pour occuper la position de chauffeurs de la TsSOu et, après cela, une tyrannie a commencé à peser sur nous. […] On ne nous donnait pratiquement pas de

42. « Practices of Denunciation in Modern European History », The Journal of Modern History, nº 68 (4), 1996. 43. Sheila FITZPATRICK, « Signals from Below : Soviet Letters of Denunciation of the 1930s », The Journal of Modern History, nº 68 (4), 1996, p. 831-866 ; FrançoisXavier NÉRARD, « Entre plainte et délation : les “signaux’’ en URSS (1928-1939) », op. cit. ; Sheila FITZPATRICK et Robert GELLATELY, « Introduction to the Practices of Denunciation in Modern European History », The Journal of Modern History, nº (68) 4, 1996, p. 747-767. 44. GARF, 374/28/603/106-108 (copie de la lettre tapée à la machine en date du 30 juin 1924) et 109-110 (lettre manuscrite, sans date).

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produits d’alimentation, nous mourions vraiment de faim, bien que nous y ayons droit, mais tout traînait en longueur 45. »

Avec le terme « tyrannie », ils désignent la survivance d’une forme de domination sociale d’ancien régime et soulignent ensuite la persistance d’antagonismes sociaux. Tchergounov, chauffagiste, use du même procédé : des ragots sont transformés en dénonciations 46, sur la base de l’usage de termes symboliques comme tyrannie et exploitation 47. Il dénonce pêle-mêle le gaspillage des moyens de la TsSOu, l’usage de la voiture de service à titre personnel pour aller chercher de la nourriture à la campagne. Suivent ensuite des accusations, d’abord vagues, contre des attitudes explicitement hostiles au nouveau pouvoir : « On nous répondait : nous ne sommes pas coupables de cela, mais c’est le pouvoir soviétique qui est responsable ; il vous fait mourir de faim exprès, bien que vous le défendiez. […] Nous ne sommes ni des membres du Parti, ni des saboteurs 48. »

Les accusations se font ensuite plus précises. K. A. Lomov, directeur administratif, est violemment mis en cause dans des termes qui préfigurent les dénonciations des années 1930 : « Konstantin Andreevitch Lomov […] avait une attitude des plus contre-révolutionnaires vis-à-vis de nous. Lorsque nous allions le voir, il nous répondait : “Vous ne m’empêchez pas de travailler, mais je ne souhaite pas discuter avec vous, avec des gens incultes.’’ […] Si, dans un courrier, nous appelions Lomov “camarade’’ et non “monsieur’’, il nous réglait notre compte dans la minute qui suivait, voilà comme cela se passait, il aurait même pu nous chasser, mais nous étions des soldats de l’Armée rouge et, en raison de cela, il était faible. À l’époque de l’émeute de Kronstadt, […] ils ont relevé la tête, ces deux-là, Pavel Petrovitch Lioubimtsev et Konstantin Andreevitch Lomov, quand ils ont déclaré que ces matelots étaient des bons. Et nous nous rappelons encore, comme si c’était aujourd’hui, que, alors que

45. Ibid. 46. Luc BOLTANSKI, L’Amour et la Justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Métailié, Paris, 1990 ; ainsi que Luc BOLTANSKI, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 51, 1984. 47. GARF, 374/28/603/118-118ob. 48. Ibid.

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j’allais voir Lomov, il se moquait de nous et disait : maintenant votre politique a échoué. Chez nous, à la TsSOu, ce sont toutes des filles de gouverneurs, tous des bourgeois pur-sang qui vivent encore aujourd’hui selon de vieilles habitudes. K. A. Lomov se conduisait et encore aujourd’hui se comporte envers nous en tsar et en dieu 49. »

Ces lettres reflètent la formation incomplète d’une conscience de conflit 50. Leurs auteurs renvoient en permanence le « nous » contre le « vous ». Mais ce « nous » désigne les seuls dénonciateurs, qui ne réussissent pas à associer d’autres membres du personnel pour donner l’impression de la lutte d’un groupe contre l’autre. Le processus d’élargissement de la personne qui permet de rendre « normale » une dénonciation, en lui faisant dépasser le simple statut de plainte personnelle par l’opération de généralisation de son objet et de son importance, est ici en cours d’élaboration 51. Cependant, il reste maladroit, la dénonciation n’est ni assurée ni codifiée. Les chauffeurs s’octroient une légitimité sociale et politique qui reste exclusivement associée à leur passé dans l’Armée rouge. Le terme Krasnoarmeïtsy (soldats de l’Armée rouge) revient cinq fois dans cette lettre 52. C’est une nouvelle identité sociale : ils sont soldats du pouvoir légitime, celui des bolcheviks. Aucune référence n’est faite à un passé paysan ou ouvrier, à une origine sociale qui légitimerait leur position d’une autre manière. Le « vous » est plus globalisant et renvoie à un groupe indifférencié, rattaché à un passé tsariste, bourgeois et oppresseur. Le vocabulaire est néanmoins plus varié. Le « vous » est défini par la tyrannie, le tsar et Dieu, et assimilé à une attitude « contre-révolutionnaire » faite de mépris. Une telle attitude est associée à une distance à la fois sociale (exigence de l’emploi du terme « monsieur » et non 49. GARF, 374/28/603/106-108 50. Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, coll. « NRF essais », Paris, 1991. 51. Luc BOLTANSKI, L’Amour et la Justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, op. cit. 52. À propos du langage issu de la Révolution, cf. Orlando FIGES, « The Russian Revolution of 1917 and Its Language in the Village », The Russian Review, nº 56 (3), 1997, p. 323-345.

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« camarade ») et politique (usage de l’expression « votre politique » pour nommer la politique bolchevique). Les termes utilisés mélangent désignations sociales et qualificatifs calomnieux : propriétaires terriens, filles de gouverneurs, bourgeoisie pur-sang ayant conservé ses vieilles habitudes, garde blanc et buveur de sang, cents-noirs 53. Ces lettres illustrent la transition entre un type de dénonciation propre à l’ancien régime et un autre formalisé différemment dans une URSS bolchevisée 54. Il est à noter que le langage de classe bolchevique n’est pas encore utilisé. Toutefois, ces dénonciations, au sens le plus strict du terme, ne sont pas les seules formes de mise en cause nominative de telle ou telle personne. Les attaques dont Popov fait l’objet sont d’un autre genre. Elles peuvent être considérées comme une forme d’expression classique d’un conflit entre le directeur d’une administration et une partie du personnel. Les reproches soulignent l’absence de concertation et de prise en compte des revendications de celui-ci, le mépris exprimé par Popov pour tout ce qui émane de la cellule du Parti, les ennuis quotidiens, comme ne pas pouvoir disposer d’une salle de réunion. Popov est caractérisé par la cellule du Parti comme étant : « un bureaucrate n’ayant aucun désir de recruter et d’employer des membres du Parti et des organisations professionnelles. Il ignore les exigences de la cellule et des organisation professionnelles et a des liens hypocrites avec l’organe central du Parti. […] Dictateur [Diktator], il ne donne pas aux autres collaborateurs le moyen de mettre en œuvre leur force créatrice et leur initiative 55. »

53. Les centuries noires ou cents-noirs étaient des milices d’extrême droite extrêmement violentes, actives à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, contre les juifs et les élites libérales, allant jusqu’à commettre des assassinats. 54. Un tel processus est décrit par exemple dans « Practices of Denunciation in Modern European History », Journal of Modern History, art. cit., pour la période antérieure à la Révolution, et dans Vladimir KOZLOV, « Denunciation and Its Functions in Soviet Governance : A Study of Denunciations and Their Bureaucratic Handling from Soviet Police Archives, 1944-1953 », Journal of Modern History, nº 68 (4), 1996, p. 867-898 ; pour les années 1930, Sheila FITZPATRICK, « Signals from Below : Soviet Letters of Denunciation of the 1930s », art. cit. 55. « Procès-verbal nº 4 de la réunion de la cellule du Parti de la Direction centrale de la statistique », GARF, 374/28/603/193.

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Manifestement, au début de 1924, ces récriminations ne dépassent pas la dimension classique d’un conflit du travail et ne peuvent pas être encore interprétées comme des dénonciations d’excès de pouvoir, celui-ci n’étant pas clairement établi. Elles seront investies cependant d’une tout autre signification avec le renforcement de la légitimité du rôle du Parti au sein de la TsSOu et, en particulier, l’arrivée d’Oganessov. Mais le maintien de Popov à son poste et son entrée au Parti les ramènent vite à un conflit traditionnel. En revanche, l’acharnement dont fait preuve la cellule contre certaines personnes, le directeur administratif Lomov notamment, s’apparente plus à des pratiques de dénonciation. En effet, les accusations portées contre celui-ci aboutissent à la demande explicite de son exclusion. Le contexte de l’institution prend ici toute son importance pour donner sens à une critique des comportements individuels quotidiens, qui devient effectivement dénonciation. L’instrumentalisation des accusations, leur légitimation par la commission de contrôle et leur utilisation de temps à autre par la Guépéou en modifient la nature. Ce n’est pas le processus en soi qui constitue la dénonciation, mais bien son instrumentalisation 56. Roder la surveillance quotidienne L’autre forme de système de surveillance ou de quadrillage social alors en place passe directement par la Guépéou. Cet organe dispose de renseignements relativement précis sur l’origine sociale du personnel, dont une partie provient de la cellule du Parti. Les questionnaires d’embauche ont servi manifestement à alimenter l’essentiel de cette information, mais la Guépéou ne semble pas capable, à quelques exceptions près, d’identifier de façon précise ceux qui ont « caché » leur origine. Elle n’a pas plus les moyens d’imposer que celle-ci lui soit fournie. Aux catégories utilisées de manière habituelle pour indiquer l’origine sociale (noble, issu du clergé, bourgeois, citoyen honoraire, fonctionnaire) s’ajoute le fait d’avoir résidé en zone blanche durant la guerre 56. Sheila FITZPATRICK, « Signals from Below : Soviet Letters of Denunciation of the 1930s », art. cit., arrive aux mêmes conclusions.

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civile. Les fonctions politiques antérieures sont très rarement citées, soit parce qu’elles ne sont pas connues, soit en raison de l’absence d’engagement politique du personnel de la TsSOu. La Guépéou puise aussi son information auprès des cellules du Parti des logements du personnel qui rapportent des rumeurs sur l’attitude antisoviétique ou hostile d’une personne, le mode de vie et les moyens dont dispose chaque locataire. Les rumeurs qui circulent au sein du milieu de travail sont transmises apparemment par les quelques communistes présents, mais elles sont vagues et se résument au comportement antisoviétique ou à l’attitude durant la révolte de Kronstadt. Elles reflètent surtout les rivalités internes, les jalousies et le regard posé par quelques-uns sur les représentants d’une élite issue de milieux privilégiés avant la Révolution. Les déclarations lors des assemblées du personnel sont parfois consignées et transmises. Tout cela fournit une image double de la société et de son contrôle durant les dix premières années qui suivent la Révolution : celle de la mise en place d’un système de contrôle qui, au bout de cinq ans, est déjà bien rodé, mais aussi celle produite par un système d’information que les réformes engagées en 1921, dans le cadre de la Nouvelle politique économique (NEP), moins dirigiste, n’ont en rien mis à mal. D’un côté, la Guépéou dispose déjà de nombreux dossiers, accessibles, même s’ils restent incomplets. D’un autre côté, une certaine liberté de ton, voire une expression ouverte d’hostilité contre les quelques communistes de la Direction de la statistique, présente dès 1918, est vite interprétée comme une attitude anticommuniste et antisoviétique. Banalité ? Les conflits qui prennent place dans le contexte de la purge des années 1924-1925 renvoient à une certaine banalité de la vie d’une administration, lieu de tensions mesquines qui constituent le quotidien, lieu de conflits et de rumeurs qui ne prennent pas a priori une extension très importante. Cette situation paraît banale car, à première vue, on peut en trouver des similaires partout ailleurs, dans n’importe quel pays, en n’importe quelle période, aujourd’hui également. La cellule

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du Parti exprime son opposition sous une forme traditionnelle dans un premier temps. Il n’y a pas de tensions particulièrement fortes, ni de conflits extrêmement violents. Avant la fin de l’année 1923, rien ne laisse présager de l’intensité du conflit qui va se dérouler par la suite. L’élément perturbateur qui y conduit provient de l’extérieur, d’une série de décisions qui aboutissent à modifier les légitimités et les places respectives des groupes et individus de cette administration. La cellule du Parti prend brusquement une place démesurée par rapport à son implantation réelle, et la contestation exprimée par un très petit nombre de personnes contre toutes les positions hiérarchiques devient légitime. Cela conduit à la constitution d’un groupe homogène formé de l’essentiel du personnel, face à ce groupuscule jusqu’alors traité par le mépris. Les dénonciations et attaques portées par les membres de celui-ci stigmatisent n’importe quel comportement perçu comme expression d’un ancien privilège. La jalousie et l’envie trouvent des fondements politiques pour s’exprimer. En revanche, le terme « spécialiste » n’est pas encore érigé en catégorie dénonciatrice, comme il le sera à la fin des années 1920. Cependant, cette perturbation reste contrôlée par diverses personnalités appartenant au cercle du pouvoir politique central. En introduisant le directeur de la TsSOu dans la commission de vérification du personnel, puis en lui donnant sa carte du Parti, des responsables politiques ménagent la possibilité d’un retour rapide à une certaine stabilité. Tout en ayant fortement affaibli la cohésion de cette administration et contraint son directeur à accepter une purge qu’il ne souhaitait pas et qu’il a tout fait pour éviter, ils lui adressent un certain nombre de signaux qui lui permettent de conserver la situation en main et conduisent même au départ, par démission, des éléments perturbateurs initiaux. Une question demeure malgré tout. La stratégie décrite ci-dessus n’est pas l’expression d’une réelle intention au départ. Elle est le résultat de contradictions et d’hésitations de responsables politiques qui réagissent au coup par coup. Le déroulement de la purge, en effet, laisse apparaître des hésitations, montre que les demandes d’intervention sont parfois suivies d’effet, mais pas toujours. Il est donc difficile de voir ici une construction préétablie. En revanche, ces différentes formes d’intervention ont peut-être eu un rôle

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formateur pour les purges qui ont suivi. On peut faire l’hypothèse que cette stratégie de déstabilisation suivie d’une reprise du contrôle, si fréquente à partir de la collectivisation 57, au cours d’opérations ponctuelles ou massives, s’est constituée progressivement à travers ces premières expériences de purges.

57. La campagne de collectivisation des exploitations paysannes débute en 1929 et marque un des grands tournants du stalinisme.

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4 Le savant, l’administrateur et le bolchevik

Le savant et le politique Face aux différents moments de la purge de 1924 et aux critiques émises à propos de leur travail par des figures éminentes du Parti, Popov et ses proches collaborateurs n’entrent pas dans le jeu de l’accusation politique et cherchent au contraire à maintenir la primauté du caractère scientifique du travail. Popov ne répond pas à l’argument du caractère antisoviétique de tel ou tel membre de la TsSOu ou de son appartenance sociale, mais souligne systématiquement la valeur scientifique et professionnelle de ses collaborateurs. Surtout, il insiste sur l’impossibilité de trouver un communiste capable d’accomplir les tâches réalisées par ceux qui sont accusés. Il poursuit avec persévérance le combat qu’il a mené face à Lénine, déjà en 1921, pour défendre la qualité de la production statistique de l’administration qu’il dirige. Il fait semblant d’admettre que, si de tels communistes existaient, il remplacerait ses collaborateurs incriminés. Le chef du département de démographie, Mikhaïlovski, agit de même lorsqu’il défend ses collaboratrices. Il avance l’idée que la TsSOu n’est pas un outil particulier du nouveau pouvoir socialiste, mais une administration à caractère scientifique qui réalise des opérations aux procédures bien établies et prend part au débat européen dans ce domaine. Il insiste notamment sur le fait que la préparation du recensement de 1926 est une tâche fondamentale qui exige une grande compétence et que, par conséquent, la TsSOu doit être

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protégée contre tout risque de désorganisation dans une telle période 1. Ce conflit contient en germes les termes du débat ultérieur qui reposera sur la construction théorique d’une opposition entre statistique bourgeoise et statistique socialiste : à une conception de la statistique comme science à la recherche de la vérité absolue, au-dessus du politique, s’oppose déjà celle d’une statistique au service du politique. Reste à en forger les outils. La forte demande de chiffres de l’État soviétique amène Popov et les siens à engager une réflexion de fond sur la pertinence des catégories statistiques utilisées et sur l’amélioration des méthodes d’estimation. Pour eux, ce travail n’a un contenu politique qu’en relation avec une nouvelle forme de demande étatique. Leur attitude est celle d’administrateurs de la statistique qui se sont mis au service de la constitution des fondements d’un État moderne, c’est-à-dire d’un État rationnel au service de l’intérêt général. La statistique sert à son efficacité en fournissant des chiffres pour l’action et la prévision 2. Ici, Popov confond sans ambiguïté socialisme, communisme et conception modernisatrice de l’État. C’est aussi la croyance dans l’action modernisatrice de l’État qui l’avait fait se mettre, comme beaucoup d’experts et spécialistes de différents domaines, au service du Gouvernement provisoire au début de l’année 1917 3. Mais l’État a besoin d’être éclairé par le savoir scientifique. Aussi Popov défend-il fermement, en réponse aux critiques formulées par Boukharine et Zinoviev en juin 1924, le caractère scientifique de la statistique : « Je ne doute pas que, lorsque le cam. Zinoviev dit que la statistique “ment”, il ne visait pas la statistique comme discipline scientifique ; ou alors dire, de façon générale, que “la statistique ment” signifierait dire que “la chimie ment”, la “philologie ment”, que toutes les sciences “mentent” […]. Pour cette raison, la statistique ne peut donner à tout moment les chiffres souhaités. Elle donne un matériau pour une étude objective de la 1. Lettre de Mikhaïlovski à Kamenev, vice-président du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, GARF, 374/28/603/252-252ob. 2. Alain DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit. 3. Peter HOLQUIST, « La société contre l’État, la société conduisant l’État : la société cultivée et le pouvoir d’État en Russie, 1914-1921 », art. cit.

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réalité. Elle donne des chiffres qui reflètent la vie. […] Il ne faut pas essayer d’obtenir le chiffre souhaité. Il est indispensable de penser les chiffres comme un reflet de la vie, telle qu’elle est […] 4. »

Sa réponse à un article hostile à la TsSOu, paru le 2 février 1925 dans la revue du Gosplan, Planovoe Khoziaïstvo, réaffirme avec conviction cette position : « Ne pensez pas, chers camarades, que je suis contre la critique, ô combien non ! La critique est toujours utile, elle l’est lorsqu’elle soumet l’administration scientifique à une analyse consciencieuse ; elle est utile aussi quand elle est superficielle, partielle, inexacte dans ses présupposés et inexacte dans ses conclusions. Dans le premier cas, la critique aide directement le travail scientifique d’une administration scientifique et ses travailleurs ; dans le second, d’une manière ou d’une autre, elle montre au scientifique les erreurs qu’il a évitées dans sa recherche, le travail superficiel et faible dans sa manière de traiter les thèmes, qui donnent matière à une critique mal orientée, vers une question qu’il n’a pu éviter. […] Ainsi, tel sera notre slogan : “Faisons une critique scientifique et consciencieuse 5.” »

Pour Popov, le scientifique l’emporte sur le politique, la science et la science appliquée relèvent d’un registre qui suit ses propres règles. Les références politiques à Lénine ou à la révolution d’Octobre sont secondaires et ne sont utilisées que pour justifier la légitimité de l’administration statistique, non son travail. Seule la science justifie celui-ci. Staline n’est pas de cet avis. À l’occasion du XIVe congrès du Parti il attaque la Direction centrale de la statistique. Il débute son intervention à la tribune, le 18 décembre 1925, par une critique violente de quelques chiffres présentés par la TsSOu : « […] En pratique, [la question paysanne] se pose ainsi : après que nous avons fait la révolution d’Octobre, chassé les propriétaires terriens de leurs terres et distribué celles-ci aux paysans, il 4. « Lettre ouverte au cam. Zinoviev et au cam. Boukharine à propos de la statistique », 28 juin 1924, RGAE, 105/1/51/1-7. 5. « Extrait du journal Planovoe Khoziaïstvo, nº 2, février 1925. Lettre ouverte à la rédaction du journal Planovoe Khoziaïstvo », GARF, 374/28/603/225-226.

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est clair que nous avons plus ou moins transformé la Russie en un pays de paysans moyens 6, comme le dit Lénine, et maintenant les paysans moyens constituent la majorité dans les campagnes, indépendamment du processus de différenciation. […] [Selon certains dirigeants] nous aurions eu environ 60 % de pauvres sous le tsar, et maintenant 75 % ; sous le tsar, il y aurait eu environ 5 % de koulaks 7 et maintenant 8 % ou 12 %. […] Ces chiffres sont pis encore que contre-révolutionnaires. Comment un homme qui pense sur le mode marxiste peut-il faire de telles plaisanteries jusqu’à les imprimer, un homme qui serait même un dirigeant ? […] Ne menait-on pas sous le tsar une politique d’implantation des koulaks […] ; si le gouvernement aiguillonnait alors la différenciation, et qu’il n’y avait que 60 % de pauvres, alors comment peut-on considérer que, sous notre gouvernement prolétaire, alors qu’il n’y a plus de propriété privée de la terre, c’est-à-dire que la terre est retirée de la circulation et qu’on a créé des barrières pour lutter contre cette différenciation, que l’on a dékoulakisé durant deux ans, et que nous ne nous sommes pas encore libérés des méthodes de dékoulakisation, […] comment se pourrait-il qu’avec de tels obstacles, nous ayons beaucoup plus de différenciation que sous le tsar, plus de koulaks et de paysans pauvres 8 que par le passé ? Comment des gens se disant marxistes peuvent-ils raconter de telles sottises ? Il y a de quoi rire et pleurer à la fois (Rire) 9. »

Pour Staline, déjà, la politique de l’État soviétique est orientée vers un but précis, qui est nécessairement atteint ou en vue ; donc, les chiffres qui peuvent le vérifier sont bons ; dans le cas contraire, les chiffres sont faux puisque la politique menée par les bolcheviks va dans la bonne voie. Popov lui répond vertement le 22 décembre 1925. Dans une lettre d’une fermeté extrême 10, il l’enjoint de corriger les informations que celui-ci vient de fournir :

6. Seredniaki. Le terme utilisé pour indiquer la transformation est oseredniatchili. 7. Paysans riches. 8. Bedniaki. 9. « Discours politique de Staline », XIVe congrès du parti communiste-compte rendu sténographique (3 e édition), Gosoudarstvennoe iz-vo, Moscou, 1926, p. 43-44. 10. La première version de la lettre, corrigée de la main de Popov, était encore plus violente ; nous indiquons ci-dessous entre crochets les termes originaux.

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« De la tribune du congrès du Parti, parlant du travail de la TsSOu, vous avez proféré un ensemble d’affirmations inexactes [mensongères] 11. Vous êtes un des responsables du Parti qui a le plus d’autorité, aussi j’espère que vous ne refuserez pas, de la chaire de ce même congrès, de corriger vos affirmations inexactes. […] Votre affirmation selon laquelle la TsSOu aurait dit que l’excédent commercial des paysans aisés est de 61 % n’est pas exacte [est mensongère]. Cela n’est pas exact [est mensonger], parce que la balance fourragère, comme la définit l’opération statistique, ne peut pas définir un excédent commercial. […] On vous a, premièrement, informé probablement de manière incorrecte sur la nature de l’opération statistique (la balance) et, deuxièmement, vous (quand vous étiez présent au Politburo 12) n’avez pas fait attention à ma déclaration catégorique selon laquelle la balance fourragère ne définit en aucun cas l’excédent commercial et ne peut le définir. Votre affirmation selon laquelle la TsSOu aurait donné “il n’y a pas longtemps” le chiffre d’un excédent commercial de 42 % n’est pas exacte [est mensongère]. Ce n’est pas exact [elle est mensongère], car la TsSOu n’a pas donné un tel chiffre. À l’évidence, vous n’avez rien compris aux diagrammes que j’ai présentés au Politburo. […] Votre affirmation selon laquelle la TsSOu aurait adapté les chiffres à telle ou telle autre pensée préconçue n’est pas exacte [est mensongère]. Elle n’est pas exacte [elle est mensongère], car la TsSOu est une administration scientifique et ne triche pas et n’a jamais triché. […] Votre devoir du haut d’une tribune aussi prestigieuse est de publier ma lettre ou d’annoncer que vos affirmations ne correspondent pas à la réalité. Vous devez savoir que la TsSOu n’est pas une administration privée. C’est une administration scientifique, qui accomplit un travail défini, indispensable pour la construction socialiste. […] 11. Souligné par P. I. Popov. 12. Deux réunions du Politburo ont traité de cette question. La première le 3 décembre 1925, « Sur le travail de la TsSOu dans le domaine de la balance fourragère », « Procès-verbal du Politburo », nº 93, RGASPI, 17/3/533 ; la seconde sur la même question le 10 décembre 1925, « Procès-verbal du Politburo », nº 94, RGASPI, 17/3/534. Ces réunions ont lieu en présence, en particulier de Boukharine (la première seulement), Kamenev, Rykov, Staline, Trotski. La question est traitée par Kouïbychev, Iakovlev (tous deux en tant que responsables du NK RKI), Popov, Stroumiline et Tsilko (seulement dans la seconde réunion). Le sténogramme du débat est conservé au RGAE, 105/1/71/1-19 (« Extrait du sténogramme de la réunion du Politburo du CC du Parti avec le texte de la présentation de Popov à propos du rapport de Kouïbychev sur le travail de la TsSOu »).

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Fidèle et ancien camarade du Parti, vous étiez habitué à dire la vérité, c’est pour cela que je suis profondément convaincu que vous allez dire maintenant la vérité aux membres du Parti et à la population, en reconnaissant que vos affirmations sur les activités de la TsSOu ne correspondent pas à la réalité, vu ce que je viens de vous communiquer Avec mon salut communiste, P. I. Popov 13. »

Cette lettre est remarquable car elle synthétise en une page ce qui constitue la nature d’une administration centrale et la position de spécialistes qui ont pris le parti de la Révolution, mais revendiquent la reconnaissance de leur professionnalisme face au politique et une relation de confiance avec les dirigeants politiques centraux. Nous n’entrerons pas ici dans le détail du débat sur l’estimation des balances économiques, qui marque toute la décennie. Notons néanmoins que l’enjeu est fondamental dans la lutte que Staline mène alors contre Zinoviev et Kamenev. Il s’agit de savoir si se développe, à l’occasion de la NEP, une bourgeoisie rurale disposant d’une grande partie des récoltes, et de connaître la part de la production détenue par l’État. Kamenev comme Zinoviev défendent, sur la base des chiffres de la TsSOu, un retour à un pouvoir prolétaire plus fort face aux koulaks. Boukharine et Kalinine, alors soutenus par Staline, défendent le contraire. Or, la balance fourragère est l’outil statistique novateur, élaboré alors, qui permet de mesurer la production et la consommation des paysans. La balance fourragère avait été approuvée le 21 juillet par la commission des experts de la TsSOu et publiée dans son bulletin 14, puis présentée au Gosplan, le 9 octobre, avec des « améliorations ». Une commission de l’Inspection ouvrière et paysanne, présidée par Iakovlev, est créée mi-octobre. Le 3 et le 10 décembre, Popov est amené à défendre la position de la TsSOu devant le bureau politique du Comité central du Parti 15 . Le 12 décembre, Iakovlev présente ses propres conclusions, très critiques. Lors de la conférence du Parti de 13. RGASPI, 558/2/192/1-2 ; publié in A. V. KVACHONKINE et al., La Direction bolchevique, correspondance, 1912-1927, op. cit., 1996. Première version de la lettre dans RGAE, 105/1/72/1-3. 14. Bulletin de la TsSOu, nº 105. 15. Cf. note 12, ci-dessus.

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la région de Moscou, Kouïbychev, commissaire à l’Inspection, appuie ses reproches. Une commission de la TsSOu est créée pour défendre le travail réalisé par les statisticiens. Les 18 et 24 décembre, deux réunions du collège de la TsSOu y sont consacrées 16. Lors du plénum, les intervenants qui s’opposent sur ce point à Zinoviev et Kamenev ne fournissent pas de chiffres, mais des certitudes analogues à celle de Staline. Kouïbychev, présentant ses conclusions, est sans ambiguïté. Ce qui pose problème n’est pas tant le chiffre que les conclusions que l’on peut en tirer 17 . Si celles-ci ne servent pas les intérêts de Staline dans les conflits internes entre dirigeants politiques, alors leur point de départ est considéré comme faux et ces statistiques sont déclarées inexactes. Le chiffre n’est pas seulement créateur de réalité, il est aussi enjeu de pouvoir. D’ailleurs, Kouïbychev, tout en soutenant habilement la position de Staline, n’en ménage pas moins l’institution. Face à la pression de ceux qui souhaiteraient la suppression de la TsSOu, il prend vigoureusement la défense de celle-ci : « […] On nous dit : mais, c’est bien, vous critiquez la balance fourragère de la TsSOu, vous avez démontré toute l’inconstance, tous les défauts, toute l’impossibilité de l’instituer comme base de quelques mesures pratiques et économiques que ce soit. Tout cela, me semble-t-il, a été démontré avec une complète évidence. Mais on nous dit que, après avoir discrédité la balance de la TsSOu, nous n’avons pas construit notre propre balance, nous n’avons pas présenté une autre variante de la balance fourragère, nous n’avons pas présenté notre schéma, nos catégories de classement pour décrire notre paysannerie et tels ou tels autres groupes socio-économiques. Nous n’avons pas proposé de le faire et ne pouvions accomplir une telle tâche car un tel travail est en réalité du ressort d’un organisme spécifique, travaillant en permanence dans cette direction 18. »

Il n’est pas certain que l’on puisse lire cette déclaration comme une tentative pour nuancer les propos de Staline, ni 16. « Rapport de la commission de la TsSOu à propos des questions attachées à la révision, par l’Inspection ouvrière et paysanne, de la balance fourragère pour 1925-1926 (entérinée à la réunion du collège de la TsSOu du 18 décembre 1925) », Annexe au procès-verbal nº 415 de la réunion du collège de la TsSOu du 18 décembre 1925, RGAE/105/2/138/5-7. 17. XIVe congrès du Parti, op. cit., p. 546. 18. Ibid., p. 546.

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comme l’opposition à une ligne, suivie par celui-ci, de déstabilisation en profondeur de tout l’appareil administratif. Rien n’indique la position précise de Staline sur ce point. Mais une telle déclaration exprime la persistance de divergences fortes au sein de l’appareil dirigeant, et l’hésitation de nombre de ses membres à entrer dans une phase active de suppression de l’administration statistique et de ses spécialistes. Dans sa lettre réponse à Staline du 22 décembre, Popov exprime sa certitude que la science, de manière générale, et l’exactitude des données statistiques, plus précisément, ne peuvent être mises en doute par le politique. Il oppose la compétence scientifique à la parole politique et affirme la nécessité de diffuser des informations chiffrées dans le Parti et la population. La statistique ne sert pas seulement à gouverner, elle sert aussi à informer la population, principe qui caractérise l’ensemble de la statistique européenne depuis la fin du XIXe siècle. Cela est pour lui une ligne de démarcation entre le régime soviétique et l’ancien régime, et l’attitude méfiante du gouvernement tsariste face à toute divulgation des chiffres. Pour Popov et ses collaborateurs, il n’y a pas lieu de distinguer une statistique bourgeoise et une statistique socialiste. Le fondement théorique de la statistique soviétique est le même que celui de la statistique prérévolutionnaire. Seuls les usages sociaux et politiques des chiffres diffèrent. Ce conflit révèle un antagonisme entre statisticiens et responsables politiques, qui repose sur la contradiction fondamentale entre une gestion planifiée du pays imposant l’utilisation de statistiques fiables, produites par des professionnels, et une statistique destinée à constituer un outil de propagande qui corrobore les déclarations politiques. Conflit irréductible aux logiques alors en action, où les bolcheviks, d’un côté, affirment que le communisme doit reposer sur une approche scientifique, et fondent ainsi la légitimité du système qu’ils construisent, et, d’un autre côté, cherchent à imposer leur propre conception de la réalité, à soutenir un discours qui sert avant tout leur intérêt, ou l’intérêt du moment, mais peut aussi servir d’outil pour résoudre les divergences entre les responsables. La contradiction est fort bien résumée par les conclusions ironiques que porte Kamenev sur « sa propre erreur » à

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l’issue de son conflit avec Staline lors du XIVe congrès du Parti : « Je crains maintenant de faire référence à n’importe quel chiffre. Je suis suffisamment sensible aux chiffres pour que ces chiffres soient ensuite réfutés ! Ce n’est pas parce que les chiffres sont en eux-mêmes mauvais, mais parce que les chiffres soutiennent la lutte politique. Mais il y a une autorité sur laquelle je peux m’appuyer, comme sur une montagne de pierre, ce sont les chiffres qui ne seront pas réfutés, les chiffres du cam. Molotov, président de la commission paysanne au Comité central. Ils ne souffrent d’aucun des vices desquels nous souffrons : faible confiance, pessimisme, panique. Et voilà que dans son dernier rapport, il y a deux semaines, il a dit que nous avions, dans nos campagnes, de 40 % à 45 % de paysans pauvres. […] Jusqu’à un éclaircissement de la commission centrale de contrôle, je continuerai à soutenir qu’il y a autant de paysans pauvres et, lorsque la commission de contrôle dira autrement, je penserai autrement (Rire). La commission a déjà dit comment et combien il faut compter de koulaks et de paysans moyens, etc. (Rire. Une voix dans la salle : “Ce n’est pas mal’’). Au contraire, cela est très bien. Maintenant, au moins, on nous dit combien, comment et quoi. Maintenant ce sera plus tranquille 19. »

Toute la définition d’une statistique totalitaire, au sens où l’entendait Hannah Arendt, transparaît ici. Mais, à cette époque encore, elle ne conduit pas à bouleverser la production statistique. La croyance de Popov et de ses hommes dans le pouvoir de la science les fait croire à leur indépendance vis-à-vis du Parti et des dirigeants politiques. Pour ces héritiers de la tradition statistique européenne du XIXe siècle, l’objectivité de la statistique ne peut être mise en doute et doit dominer la raison politique 20. Popov restera fidèle cette position jusqu’à la fin des années 1930, et même après les grandes purges de 1937.

19. Ibid., p. 264. 20. Sur le recours à l’idée d’objectivité au XIXe siècle, voir Theodore M. PORTER, Trust in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton University Press, Princeton, 1995.

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Le savant et l’administrateur Toute l’histoire de la Direction centrale de la statistique soviétique a été marquée par les conflits de compétences entre administrations, d’autant plus vifs que la fonction de la statistique n’était pas définie de manière univoque : outil d’observation au service de la compréhension des dynamiques économiques et sociales du pays, pour les uns, outil de planification au service des administrations en charge d’organiser et de réglementer ces dynamiques, pour les autres. Déjà, avant même la création du Gosplan 21, Lénine s’était inquiété de la nature et de l’usage de la production des données de la TsSOu et avait insisté sur la nécessité de fournir rapidement des chiffres au service de la gestion économique du pays. En 1921, une fois le Gosplan créé, de fortes tensions opposent ces deux administrations. Cette opposition dégénère progressivement en conflit et amène le Conseil des commissaires du peuple à intervenir directement le 23 juin 1925. Rykov, son président, réunit de nombreuses personnalités concernées par les statistiques produites par la TsSOu, en particulier Tsiouroupa, alors président du Gosplan, Groman et Vichnevski, qui y travaillent, quelques personnalités du Conseil suprême de l’économie nationale et, enfin, de nombreux membres de la Direction de la statistique, Popov lui-même, quelques-uns de ses collaborateurs les plus proches, comme Khriachtcheva et Mikhaïlovski, et quelques directeurs de bureaux régionaux de statistique 22. Rykov indique, en ouverture de la séance, qu’il a été saisi de nombreuses plaintes au sujet du travail de la TsSOu. Groman entreprend ensuite une critique en règle du travail de celle-ci et demande son rattachement au Gosplan. Il lui reproche de ne pas fournir des chiffres fiables, arguant du fait que les estimations initiales sont souvent corrigées. Il note 21. Le Gosplan de Russie est créé en février 1921 et devient Gosplan de l’URSS en 1923. C’est l’administration chargée de l’élaboration des plans. Elle dépend directement de la plus haute instance du pays chargée des questions économiques, le Conseil au travail et à la défense, présidé par Lénine lui-même. Elle est d’abord présidée par Krjijanovski, puis par Tsiouroupa en 1924 et 1925. 22. « Examen de la question de la situation de la statistique en Union soviétique à la séance du 23 juin 1925 du Conseil des commissaires du peuple », RGASPI, 17/84/809/171-217.

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que « le Gosplan a tenté, dès le début, de recevoir le matériel indispensable de la TsSOu en quantité […] et dans des délais suffisants. Voilà alors que débuta la tragédie. Je ne crains pas d’être ridicule en utilisant ce mot 23 ». Il souligne que les conflits sont nés des estimations de la récolte en 1921, chiffres extrêmement sensibles puisque les calculs sont faits au moment de la grande famine. Il note ensuite les « milliards de divergences de vue entre le Gosplan et la TsSOu. La TsSOu a lutté pendant trois ans contre les chiffres du Gosplan. […] Ainsi, on peut comprendre que, en novembre 1922, le présidium du Gosplan a édicté un arrêté signifiant que les données de la TsSOu ne peuvent servir de fondement au travail de planification 24 ». Il suggère alors que la Direction de la statistique soit soumise au Gosplan et que des représentants des différents ministères de branche siègent dans le collège directeur de la TsSOu. La solution qu’il préconise mettrait donc celle-ci sous tutelle. Elle sous-tend une conception différente du rôle et du travail de l’administration statistique. Celle-ci perdrait un aspect de sa dimension centralisée au profit d’une réattribution de certains rôles aux divers ministères. Elle perdrait aussi son rôle d’observation pour devenir exclusivement un outil au service de la planification. Les critiques adressées par d’autres intervenants vont dans le même sens, reprochant par exemple la mauvaise qualité de la statistique industrielle, ou rappelant les critiques déjà formulées sur la mesure de la stratification sociale dans les campagnes. Kafengauz, représentant du Conseil suprême de l’économie nationale, Kritsman, du Conseil du travail et de la défense et du Gosplan, Vichnevski, collaborateur de Groman au Gosplan, interviennent un peu moins violemment, mais de manière tout aussi critique 25. Face à de telles accusations, les représentants de la TsSOu font bloc, exprimant une solidarité institutionnelle très forte. Ils défendent la nécessité de l’indépendance de 23. Ibid. 24. Ibid. 25. Notons que la plupart de ces intervenants seront impliqués, autour de Groman, dans le procès du « parti paysan du travail » et dans celui des mencheviks en 1930 et 1931. Le réseau constitué autour de cet homme existe donc déjà en 1925, composé de spécialistes, statisticiens et économistes opposés à Popov et au groupe des responsables de la Direction de la statistique. Il rappelle une opposition plus ancienne entre ces deux hommes qui date des années de guerre en particulier.

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l’administration statistique, ainsi que la qualité des estimations produites. Tous soulignent le monopole que les statisticiens doivent avoir sur la production des données statistiques, seule garantie de la qualité des chiffres et de l’impossibilité de les manipuler. Ils signalent aussi que de telles statistiques ne peuvent être qu’imparfaites en raison des méthodes de collecte des informations. Ainsi, la statistique des récoltes présente des défauts car les paysans craignent de la voir utilisée dans des buts fiscaux ou pour des réquisitions. De même, la question de la stratification dans les campagnes ne peut être analysée d’une seule manière et doit faire l’objet de nombreuses recherches. Cette manière de relativiser le caractère absolu du chiffre ne pouvait être entendue par des dirigeants politiques désireux de montrer une seule réalité. Les arguments utilisés par les statisticiens pour se défendre prennent toutefois une tournure plus personnelle, rappelant des luttes plus anciennes. Khriachtcheva accuse Groman de ne pas intervenir en faveur de la seule amélioration du travail statistique et dit que « de manière tout à fait volontaire, il n’est pas entré dès le début dans les rangs des travailleurs de la statistique nationale. N’est-ce pas la raison de son souhait de soumettre aujourd’hui la TsSOu au Gosplan, là où il est lui-même ? Dans l’ensemble, le Gosplan est très inventif en termes de chiffres, il peut recevoir n’importe quel chiffre pour n’importe quelle situation. Ce n’est pas un hasard si l’anecdote suivante circule : si un collaborateur du Gosplan propose un chiffre et que ce chiffre, pour une raison ou une autre, ne suscite pas la confiance, alors il va dans un autre bureau et, en l’espace de deux minutes, apporte un nouveau chiffre 26 ». La soumission du Gosplan au pouvoir politique est ici opposée à l’indépendance de la TsSOu et les querelles personnelles se mêlent aux différends politiques et scientifiques. Mais, au-delà, cette discussion met en scène un conflit plus profond qui oppose une forme d’administration, associée à une conception de la planification essentiellement politique, et une administration statistique centrée sur une conception scientifique et critique de la production statistique. Mikhaïlovski le rappelle, « la statistique ne peut donner des chiffres 26. RGASPI, 17/84/809/195ob. (p. 50).

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absolument exacts, mais seulement des chiffres approchant toujours plus ou moins la vérité 27 ». Le but de la production des données est donc d’approcher cette vérité, en déterminant le degré de précision des estimations. Mikhaïlovski, comme Popov, fait référence à une tradition internationale de la statistique et à l’universalité des débats à ce sujet. Le premier évoque les problèmes de correspondance, aux États-Unis, entre données d’enquêtes agricoles et chiffres du recensement. Le second cite longuement Mayr, statisticien allemand qui fait autorité en Europe, pour justifier les incertitudes de la production des données statistiques. À la fin des discussions, Rykov et Tsiouroupa se refusent à prendre une quelconque décision. Rykov souhaite seulement l’ouverture d’un débat public, avec l’intervention d’autres institutions, en particulier l’Académie et l’Inspection ouvrière et paysanne. Il attend aussi que le congrès des statisticiens s’en empare. Il s’en remet donc aux spécialistes pour résoudre un conflit qui est très clairement une opposition entre deux institutions concurrentes qui regroupent des statisticiens et des économistes qui développent des conceptions différentes de la production et de l’usage de la statistique. Ni Rykov ni Tsiouroupa ne veulent interpréter ces divergences institutionnelles en termes politiques, laissant aux scientifiques la maîtrise du débat. Et pourtant les querelles politiques ne sont pas absentes de ces polémiques scientifiques. Néanmoins, bien que ces dirigeants politiques n’instrumentalisent pas ces controverses pour le moment, ils disposent déjà d’armes pour attaquer les responsables de la TsSOu sur leur propre terrain, celui de l’argumentation scientifique. L’attitude de Rykov et Tsiouroupa révèle aussi l’hétérogénéité du groupe des dirigeants. Ceux-ci, à la différence de Staline, prennent au sérieux les institutions mises en place depuis la Révolution pour la gestion administrative de l’État. Ils croient à la construction d’un État moderne. Staline, en revanche, privilégie une stratégie strictement politique et se sert déjà des institutions pour la mener. À ce moment-là, les premiers ne semblent pas anticiper l’usage politique que ce dernier fera de ces conflits.

27. RGASPI, 17/84/809/99ob. (p. 58). En italique dans le procès-verbal.

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La configuration extérieure des pouvoirs Ces différentes tensions éclairent le mode d’intervention des instances politiques et la configuration des pouvoirs à l’extérieur de la TsSOu. Lors des diverses phases de construction et de reconfiguration de l’appareil statistique, le Comité central du Parti, le Politburo ou encore le Conseil des commissaires du peuple interviennent chacun à sa manière pour résoudre les conflits qui surgissent, définir les lignes d’action des réformes institutionnelles ou changer les hommes chargés d’appliquer les politiques qu’ils veulent mener. La Direction de la statistique est insérée dans un réseau d’institutions qui cherchent, les unes et les autres, à imposer leur légitimité à travers leur propre mode d’intervention ou d’action. Le Conseil des commissaires du peuple et le Comité exécutif central sont tous deux l’expression de la légitimité du pouvoir administratif. La plupart des décrets de création ou de transformation de la TsSOu émanent conjointement de ces deux instances qui restent extérieures au Parti. La Direction de la statistique est aussi incluse dans la chaîne des administrations chargées de gérer l’économie du pays, parallèle à la structure administrative politique, avec le Conseil suprême de l’économie nationale à sa tête. Celui-ci, créé en décembre 1917, doit contrôler l’essentiel des activités économiques. Son domaine de compétence demeure flou et sa relation avec les autres ministères de branches industrielles, complexe. Chargé de la coordination des activités des commissariats à caractère économique, il joue un rôle important dans l’élaboration du premier plan quinquennal. Toutefois, sa compétence est réduite rapidement à la suite de la création, en décembre 1920 du Conseil du travail et de la défense, qui a pour mission de coordonner toutes les activités des commissariats en matière économique et devient la plus haute instance soviétique dans ce domaine. Ceci est caractéristique du système administratif soviétique : une institution est souvent doublée par une autre et leur concurrence tend à rendre leur action inefficace. Cette confusion des rôles se retrouve dans le domaine de la production statistique. À partir du début de l’année 1921, diverses administrations sont chargées de produire des chiffres pour élaborer les mesures économiques de l’État, en

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particulier le Conseil suprême de l’économie nationale et le Gosplan. Elles vont être en concurrence directe avec la Direction de la statistique qui va devoir affirmer sa compétence face à elles. L’administration publique ne constitue que l’une des deux colonnes vertébrales du système politico-administratif soviétique. La seconde, représentée par le parti communiste, son Comité central et ses trois instances fondamentales — le secrétariat, le Politburo et le bureau organisationnel —, est prédominante. La plupart des décisions du Conseil des commissaires du peuple et du Comité central exécutif sont soumises à l’approbation du Politburo. Celui-ci est le lieu premier des prises de décisions qui conduisent à modifier la structure administrative de la Direction de la statistique. Les arrêtés du Conseil des commissaires du peuple, souvent signés conjointement avec le Comité central exécutif ou le Conseil au travail et à la défense, relatifs à une transformation organisationnelle, sont tous ratifiés par le Politburo. Les nominations du directeur de la TsSOu sont décidées directement par le Politburo, de même que, à partir de 1926, celles des membres du collège après proposition du directeur 28. Malgré des textes qui proclament son indépendance institutionnelle, la Direction de la statistique est donc bien sous contrôle politique. Sa marge d’autonomie dépend alors de la capacité de son directeur à négocier avec les dirigeants politiques ce qui peut la garantir. De l’évolution de cette relation de négociation et des rapports de force qui l’entourent dépend le devenir de la TsSOu, de son personnel et de sa production. La diversité des organes de contrôle rend la tâche du directeur d’autant plus difficile. En effet, une double structure de contrôle est mise en place dès les premières années du pouvoir soviétique. L’intention de Lénine était de créer une administration indépendante du Conseil des commissaires du peuple pour contrôler l’application des décisions et le fonctionnement des administrations. Le décret du 14 novembre 1917 sur le contrôle ouvrier en établit les principes. Le 7 février 1920 naît le commissariat à l’Inspection ouvrière et paysanne. Cette structure est 28. Les diverses décisions prises au Politburo et au Conseil des commissaires du peuple concernant la Direction de la statistique sont répertoriées et décrites sur le site http://www-census.ined.fr/histarus.

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doublée rapidement par la création d’une autre, pour le contrôle du Parti en principe indépendante du Bureau politique : la commission de contrôle du Parti est mise en place en mars 1921. En avril 1923, sans être formellement fusionnés, la commission de contrôle du Parti et le commissariat à l’Inspection ouvrière et paysanne sont rapprochés, les présidiums des deux commissions étant quasiment confondus. Ce nouveau dispositif va se transformer progressivement, sans véritablement changer de nature. Ainsi, la double structure disparaîtra au début de l’année 1934 et sera remplacée par la Commission de contrôle soviétique qui deviendra l’organe unique de contrôle à la fois de l’administration et du Parti. En réalité, dès le début des années 1920, cette administration n’est pas une instance de contrôle autonome, mais un levier du Politburo ou du Conseil des commissaires du peuple, principalement à partir de 1924. Dans le cas de la Direction de la statistique, elle aura joué deux rôles essentiels : d’une part, légitimer les critiques portées contre son travail et ses responsables en les fondant sur une démarche officiellement présentée comme indépendante du centre de décision politique ; d’autre part, déclencher régulièrement des purges dans cette administration. Staline a clairement compris, en ces moments-là, l’usage qu’il pouvait faire d’une telle institution et en a fait l’un de ses principaux leviers de commande. Résistance, malentendu ? Le déroulement et l’issue des premiers conflits entre la Direction de la statistique et les dirigeants bolcheviques conduisent à s’interroger sur la logique de leur attitude : celle-ci est-elle l’expression d’un comportement de résistance seulement ou aussi d’un malentendu 29 ? Les années de formation de la statistique soviétique sont à l’origine de ce que nous appelons le grand malentendu entre le milieu des statisticiens et les dirigeants bolcheviques. Les 29. Sur le traitement de ce type de questions pour l’administration française pendant la Seconde Guerre mondiale, Marc-Olivier BARUCH, Servir l’État français : l’administration en France de 1940 à 1944, Fayard, Paris, 1997.

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premiers sont formés à une conception de l’État moderne gestionnaire du social, héritière de la tradition de la statistique administrative européenne 30 . Ils la défendent avec ferveur. Comme leurs prédécesseurs du XIXe siècle, ils perçoivent la science comme le fondement de leur pratique professionnelle, une science qui leur permet de revendiquer la détention d’une vérité qui est plus forte que la vérité du politique et ne lui est pas réductible 31. La connaissance ne peut être objet de négociation, elle est un but en soi, et permet aux gouvernants d’orienter leurs décisions politiques. La cohésion institutionnelle et humaine de l’administration statistique tient à ces certitudes. Elle repose sur un corps professionnel dans lequel les liens sont fondés sur une croyance commune dans la supériorité de la science et sur un projet collectif de production d’un savoir au service d’un État rationnel. Le corps des statisticiens structure l’espace administratif, mais ne le recouvre pas complètement puisqu’il y côtoie un personnel non qualifié qui ne partage pas cette croyance. Néanmoins, ce sont les statisticiens qui orientent la production de cette administration et les pratiques de tous ceux qui y travaillent. Entre février et octobre 1917, des statisticiens, comme des économistes et d’autres scientifiques, ont participé directement au Gouvernement provisoire à des postes de ministres ou collaborateurs de ministres 32. Après Octobre, ils ont pensé pouvoir continuer à servir l’État et le bien public, même s’ils ne partageaient pas l’ensemble des idées politiques des bolcheviks. Ils pensaient pouvoir simplement jouer un rôle d’arbitre du politique, de conseiller des dirigeants au service d’un État moderne. Les dirigeants bolcheviques partageaient avec eux la croyance dans l’efficacité de l’application du savoir technique et scientifique à la gestion de l’économie et de la société 33. Ils connaissaient certains d’entre eux, marxistes, de longue date, ce qui pouvait les faire paraître proches même 30. Alain DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit. 31. Theodore M. PORTER, The Rise of Statistical Thinking, Princeton University Press, Princeton, 1986. 32. Alessandro STANZIANI, L’Économie en révolution. Le cas russe, 1870-1930, op. cit. ; Peter HOLQUIST, « La société contre l’État, la société conduisant l’État : la société cultivée et le pouvoir d’État en Russie, 1914-1921 », art. cit. 33. Nikolai KREMENTSOV, Stalinist Science, op. cit.

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s’ils n’étaient pas membres du Parti. Ils leur confièrent, comme à d’autres spécialistes issus de l’ancien régime, l’organisation d’une administration centrale 34. Contraints de leur faire appel, ils pensèrent pouvoir coopérer, tout en étant décidés à imposer leur propre projet. L’affirmation de la croyance en la science du nouveau pouvoir a pu laisser les statisticiens penser qu’ils pourraient mettre leur compétence professionnelle au service d’un tel projet sans aucune contestation possible. Là résida un malentendu. Chez une partie des dirigeants, en particulier chez Staline, la prééminence du politique s’affirme dès le premier conflit, jusqu’à nier toute démarche de connaissance qui exprimerait le primat d’une administration affirmant détenir une vérité scientifique supérieure aux certitudes politiques du Parti. Alors que les dirigeants attendaient d’eux une compétence technique avant toute chose, les statisticiens au contraire s’efforçaient de développer une démarche scientifique. Ils se fondaient sur un corpus de connaissances qui dépassait la simple technique statistique, qui était inséré dans une tradition de compréhension du monde à visée universaliste. Ce malentendu est lié à l’ambiguïté du statut de la statistique administrative en général. Au cœur de la gestion de l’État, elle est à l’intersection entre le monde du savoir et le monde du pouvoir 35. Les statisticiens voient donc dans la Révolution l’occasion de mettre en œuvre un projet scientifique, professionnel et politique pour lequel ils s’étaient battus avant 1917. Ceci les fait entrer de fait dans une logique de gouvernement durant au moins la première moitié de la décennie 1920. Ils mettent en place les outils d’un enregistrement de qualité et réalisent des enquêtes statistiques de grande ampleur. Ils fournissent ainsi aux gouvernants des tableaux, des panoramas dont ceux-ci se servent pour élaborer des mesures économiques et sociales à l’esprit parfois éloigné des conclusions des statisticiens. Forts de leurs résultats, ceux-ci tiennent tête aux pressions politiques, même fortes et menaçantes. Le mode de 34. Sabine D ULLIN , Des hommes d’influences, Payot, Paris, 2001 ; Kendall BAILES, Technology and Society under Lenin and Stalin. Origins of the Soviet Technical Intelligentsia, 1917-1941, op. cit. 35. Alain DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit.

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constitution de cette administration explique cela en partie. Un noyau d’hommes et de femmes, très solidaires, liés par les parcours d’exil et par la formation à une pensée de la statistique commune, issus d’une même génération, préside aux destinées de l’institution. En particulier, ils s’opposent à un usage de la statistique qu’ils considèrent comme non légitime. Leur attitude est renforcée par le fait que, au sein des dirigeants politiques, il n’y a unanimité ni sur la conception de la relation entre politique et statistique, ni sur la façon de manier cette relation. Certains, comme les statisticiens, veulent construire un État moderne dans lequel l’administration aurait une part d’indépendance. D’autres, au contraire, considèrent que la réussite de leur action nécessite un contrôle fort, qu’ils justifient par leur combat au sein du Parti. Même solidaires, les statisticiens n’en sont pas moins confrontés à des tensions et pressions qu’ils gèrent tant bien que mal. Cela les conduit à accepter l’inacceptable, l’éviction de certains d’entre eux par exemple, et à laisser s’instaurer, peu à peu, subrepticement, de nouvelles logiques de pouvoir, de nouveaux réseaux de solidarité, un transfert de légitimité, qui fourniront une base à l’instabilité permanente des années 1930. La cohésion de ce corps professionnel est en partie ébranlée par la pression exercée par une génération de jeunes peu qualifiés qui n’ont connu que les tensions et violences des deux premières décennies du XXe siècle, et ne se sont formés que de manière bien chaotique à la même culture statistique. Épilogue Le Politburo se réunit une première fois le 3 décembre 1925, en présence de Staline, Boukharine, Kamenev, Rykov et Trotski, pour traiter de la question de la balance fourragère 36 , puis une seconde fois le 10 décembre 1925, pour évoquer le « travail de la TsSOu dans le domaine de la balance fourragère ». Interviennent dans la discussion Kouïbychev, Iakovlev (tous deux responsables de l’Inspection 36. « Sur le travail de la TsSOu dans le domaine de la balance fourragère », « Procès-verbal du Politburo », nº 93, RGASPI, 17/3/533.

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ouvrière et paysanne), Tsilko, Stroumiline et Popov, qui défend son travail avec ferveur 37. Le Politburo prend ensuite une série de décisions laconiques : « Approuver pour l’essentiel les conclusions du collège de l’Inspection ouvrière et paysanne à propos du travail de la TsSOu sur la balance fourragère. Reconnaître que la TsSOu et le cam. Popov, en tant que son responsable, ont accepté d’énormes erreurs lors de la constitution de la balance fourragère […]. Approuver l’arrêté du collège de l’Inspection ouvrière et paysanne concernant le caractère indispensable du remplacement du cam. Popov du poste de responsable de la TsSOu par un autre camarade. Ordonner aux cam. Rykov et Kouïbychev, dans un délai de deux semaines, de trouver la candidature correspondante et, avec les conclusions de l’Orgburo, la faire ratifier par le Pb [Politburo]. Proposer au Conseil des commissaires du peuple de l’URSS de nommer le cam. Pachkovski directeur intérimaire de la TsSOu. Adopter la directive de base suivante adressée aux travailleurs de la TsSOu : avoir en vue que la TsSOu est l’administration scientifique la plus importante de la République, que les données chiffrées ont une signification de première importance pour les organes dirigeants de la République, que l’on exige de la TsSOu d’être exacte, scientifiquement objective, de réaliser un travail libre de considérations politiques, que toute tentative d’orienter les chiffres par des pensées préconçues sera considérée comme un crime de droit commun 38. »

Popov paie ainsi de sa personne, bien que cette décision, lourde de menaces, ne soit pas appliquée tout de suite. Le Conseil des commissaires du peuple attend le 5 janvier pour exécuter la première décision (la nomination temporaire de Pachkovski). Quelques statisticiens sont évincés mais la plupart restent dans l’appareil. Ils vont continuer à accomplir leur travail professionnel sans abandonner leur exigence scientifique, tout en étant conscients des multiples utilisations des chiffres, éloignées de leur conception. Une première page vient d’être tournée. Les statisticiens ont pris conscience du malentendu. 37. « Extrait du sténogramme de la réunion du Politburo avec le texte de la présentation de Popov à propos du rapport de Kouïbychev sur le travail de la TsSOu », RGAE, 105/1/71/1-19. 38. « Procès-verbal du Politburo », nº 93, point 4, RGASPI, 17/3/534.

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II L’administrateur et le bureaucrate

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5 Vers la tourmente

Après un bref intermède durant lequel Pachkovski, ancien adjoint de Popov, fait fonction de directeur 1, Ossinski, de son vrai nom Valerian Valerianovitch Obolenski, prend la direction de la TsSOu le 4 février 1926 2. Sa nomination est lourde de sens. Elle exprime l’intention d’une reprise en main politique de cette administration. Né en 1887, d’un père vétérinaire sympathique aux idées radicales, Ossinski entre au parti social-démocrate en 1907, à l’âge de vingt ans. Il a étudié l’économie politique pendant deux ans, à Moscou en 1905, puis à Berlin. Bolchevik militant de longue date, au lendemain d’octobre 1917 il se retrouve à la tête de deux institutions économiques essentielles pour le nouvel État : directeur de la Banque d’État de Russie et président du Conseil suprême de l’économie nationale dès sa création, en décembre 1917. Il occupera ces deux postes jusqu’en mars 1918. Figure politique de premier plan, il n’était pas un proche de Lénine. Il faisait partie du groupe des « communistes de gauche 3 », dont il dirigeait la revue Kommounist. Tous opposés à la signature du traité de paix de Brest-Litovsk 4, 1. Recueil des lois, section II, Moscou, 1929 : article 19, 1926. 2. Recueil des lois, section II, op. cit. : article 32, 1926 et « Procès-verbal du Politburo », nº 9, point 14, 1926, GARF, 17/3/545. 3. Aux côtés de Boukharine, Kollontaï, Kouïbychev, Kritsman, Ouritski, Preobrajenski, Piatakov et Radek. 4. Traité de paix entre la Russie et l’Allemagne (ainsi que l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Turquie), conclu le 3 mars 1918 à Brest-Litovsk aux conditions désastreuses pour la Russie, qui perdait plus d’un quart de sa population et de son terri-

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ceux-ci étaient partisans d’une centralisation forte de l’économie et d’une nationalisation des banques. Sur le fond, ils reprochaient à Lénine et Trotski de tendre à un compromis inacceptable avec le capitalisme 5. De son côté, Lénine les accusait d’être victimes de la « maladie infantile du socialisme 6 ». À cette époque, Ossinski devient le théoricien principal du capitalisme d’État en Russie, prônant des solutions sans concessions, par exemple la suppression rapide de l’usage de la monnaie. En 1920, il devient président du comité exécutif de la région administrative de Toula et membre du collège, instance de direction, du commissariat à l’Approvisionnement. En 1921-1923, il est vice-commissaire à l’Agriculture et vice-président du Conseil suprême de l’économie nationale, puis est nommé ambassadeur en Suède en 1923-1924. En 1925, il devient membre du présidium du Gosplan. À la différence de Popov, il n’a aucune expérience en statistique administrative quand il arrive à la tête de la TsSOu. Sa nomination est politique à double titre : bolchevik de la première heure, il présente les garanties d’un homme d’appareil qui en connaît les principaux rouages et en qui on peut avoir confiance. Son parcours professionnel en a fait aussi un administrateur expérimenté, habitué à occuper des postes à caractère politique. Il n’est donc pas seulement un homme du Parti. À un moment clé des relations entre le Gosplan et la TsSOu, de plus en plus tendues à cette époque, il offre également l’avantage d’être économiste, et pas statisticien, et de faire partie de l’équipe de direction du Gosplan. Il apparaît donc comme l’homme approprié pour servir de pont entre les deux institutions et mettre la statistique au service des orientations planifiées de l’économie soviétique. Dans une autobiographie écrite en 1926, il précise d’ailleurs qu’il a été nommé à ce poste contre sa volonté, alors qu’il était plongé dans ses travaux de recherche sur l’agriculture dans les pays étrangers 7 . Peut-être aussi son attitude toire, en particulier les États baltes, la Pologne, l’Ukraine et la Finlande. Sur les débats internes autour de la signature de ce traité, voir Nicolas WERTH, Histoire de l’Union soviétique, op. cit., p. 131-134. 5. Richard PIPES, La Révolution russe, op. cit. 6. Edward H. CARR, La Révolution bolchevique, 1917-1923, 3 tomes, Éditions de Minuit, Paris, 1974 ; Marc FERRO, La Révolution de 1917, op. cit. 7. « Autobiographie », TsGAMO (Archives nationales de la région de Moscou), 320/1/73/21-32.

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politique oppositionnelle a-t-elle été considérée comme un atout pour imposer de nouvelles formes de travail à une administration réputée frondeuse ? En outre, n’appartenant pas au corps des statisticiens, il n’était pas suspect de collusion possible avec eux. En tout cas, son arrivée à la Direction de la statistique marque un réel tournant dans la vie de celle-ci, juste avant l’abandon de la NEP pour une politique économique plus dirigiste et centralisée, organisée sur la base du plan. Les premiers changements institutionnels semblent confirmer ces nouvelles orientations. La Direction de la statistique et l’organe de la planification se rapprochent : au cours de l’année 1926, plusieurs membres du Gosplan entrent dans le collège de la TsSOu (tableau p. 98). À l’inverse du début des années 1920, celui-ci n’est plus essentiellement l’émanation du collectif de ses responsables statisticiens. Des représentants d’autres institutions fortes consommatrices de données chiffrées siègent dans cet organe de supervision et de définition des grandes lignes de la production statistique. Toutefois, en raison de sa personnalité, Ossinski n’est pas un exécutant docile des injonctions du Politburo. Connu dans le Parti pour son indépendance d’esprit 8, il n’est pas un bureaucrate aux ordres, son action au sein de la TsSOu ne vise pas à l’abandon de tout professionnalisme, loin de là. La mise en œuvre de la mission qui lui a été confiée, mettre cette administration au pas, se révèle complexe car lui aussi est attaché à une réelle indépendance de la Direction de la statistique et au respect de l’autonomie d’une démarche scientifique. Il croit en la statistique comme discipline scientifique productrice de vérité. Possédant une culture large, il revendique un héritage scientifique qui plonge ses racines au cœur du XIXe siècle. Ainsi, il compose une équipe de direction dans laquelle la compétence scientifique reste le critère de choix fondamental : au début de l’année 1928, la moitié de ses membres n’appartient pas au

8. Stephen G. WHEATCROFT et Robert W. DAVIES, « The Crooked Mirror of Soviet Economic Statistics », in Robert W. DAVIES, Mark HARRISON et Stephen G. WHEATCROFT, The Economic Transformation of the Soviet Union, 1913-1945, Cambridge University Press, Cambridge, 1994, p. 26.

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TsSOu RSFSR

Gosplan RSFSR

TsSOu

Direction statistique de l’Oural

TsSOu

Institution d’origine TsSOu

En italiques : étaient encore membres du collège le 1er mars 1928, au moment de l’éviction d’Ossinski. * Procès-verbal du Politburo du 29/4/1926, nº 22, et décret du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS du 11 mai 1926, Recueil des lois de l’URSS, nº 14, article 96. ** Différents procès-verbaux du Politburo et décrets du Conseil des commissaires du peuple. Les dates entre parenthèses correspondent à l’approbation par le Politburo de l’entrée dans le collège.

Nommés le 11 mai 1926*, peu après l’arrivée d’Ossinski Nom et position Institution d’origine Nom et position Trakhtenberg, Iossif Adolfovitch Gosplan RSFSR Pachkovski, Evgeni Vladimirovitch (directeur adjoint*) (directeur adjoint) Krassilnikov, Mitrofan Pavlovitch TsSOu Volkov, Aleksandr Mikhaïlovitch* (directeur adjoint) (départ le 16 novembre 1926) Dmitriev, Vassili Fedorovitch Armée rouge Chichkov, Aleksandr Matveevitch* Falkner-Smit, Maria Natanovna Institut des professeurs Kossior, Vladimir Vikentevitch rouges (départ le 23 décembre 1926) Nommés ultérieurement, avant le 1er mars 1928** (départ d’Ossinski) Kerjentsev, Platon Mikhaïlovitch Ministère des Affaires Nemtchinov, Vassili Sergueevitch (12/8/1926) étrangères (ambassadeur (7/9/1926) en Italie) Zeïlinger, Vladimir Ivanovitch Gosplan d’Ukraine Oboukhov, Vladimir Mikhaïlovitch (11/1/1926) (16/11/1926) Kritsman, Lev Natanovitch Gosplan RSFSR Groman, Vladimir Gustavovitch (12/2/1926) (12/2/1926) Smirnov, Mikhaïl Vladimirovitch Sereda, Semen Pafnoutevitch (24/2/1927) (23/6/1927) Tchernykh, Alekseï Sergueevitch (21/7/1927)

MEMBRES DU COLLÈGE DE LA TSSOU SOUS LA DIRECTION D’OSSINSKI 98 L’ADMINISTRATEUR ET LE BUREAUCRATE

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Parti 9 . Fait notable, Ossinski a gardé comme directeur adjoint Pachkovski, fidèle lieutenant de Popov à ce poste depuis octobre 1918 10. Dans son discours prononcé à la conférence statistique nationale de janvier 1927 11, il se refuse d’ailleurs à remettre en cause la compétence des statisticiens de la TsSOu. Au contraire, il insiste sur la richesse de l’héritage de la statistique russe prérévolutionnaire : « Nous avons hérité de la génération précédente une grande culture statistique, venant pour l’essentiel des statisticiens des zemstva et, en partie — il faut l’admettre — d’autres institutions statistiques de l’ancien Empire russe. […] Ici, il faut évoquer au moins nos recherches sur la statistique des récoltes, qui sont sans aucun doute les meilleures du monde 12. »

Tout le début de son exposé est un panégyrique de la statistique soviétique présentée comme héritière de la statistique russe. La statistique des récoltes, qui fut pourtant à l’origine de l’éviction de Popov, est saluée comme l’un des fleurons de la statistique soviétique. Ses seules critiques portent sur l’organisation des bureaux régionaux et locaux et sur le fait qu’un trop grand nombre d’administrations continue à produire des statistiques, donc sur l’absence de monopole de la TsSOu dans ce domaine, sur l’insuffisance de la centralisation. À visée purement organisationnelle, elles reprennent en fait ce que Popov réclamait déjà en 1918. Elles ne touchent en rien la légitimité institutionnelle de la Direction de la statistique comme organisation scientifique ou à celle du travail qu’elle a effectué jusque-là. Comme son prédécesseur, Ossinski défend l’institution qu’il dirige dès qu’elle subit de nouvelles attaques. Le 5 août 1927, par exemple, il écrit à Rykov, président de la 9. Ossinski lui-même, Kerjentsev, Dmitriev, Falkner-Smit, Tchernykh et Kritsman sont membres du Parti. Pachkovski, Zeïlinger, Krasilnikov, Nemtchinov, Oboukhov et Groman ne le sont pas. 10. Evgeni V. Pachkovski (1868-1939), né dans une famille noble, n’a jamais été bolchevique. Entre 1891 et 1918, après deux années d’études à l’Institut polytechnique de Saint-Pétersbourg, il travaille comme statisticien dans différents bureaux des zemstva. En 1900, il occupe son premier poste de directeur du bureau à Oufa, où il rencontre Popov. 11. N. OSSINSKI, « Situation et tâches urgentes de la statistique d’État », Vestnik Statistiki, 1, 1927, p. 14-33. 12. Ibid., p. 14.

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Commission de contrôle et du Conseil des commissaires du peuple, une lettre dans laquelle il défend la production des données de son administration face aux attaques portées par la Commission. Il réfute diverses critiques émises contre la TsSOu par plusieurs responsables politiques 13. Il insiste ensuite sur l’ampleur des travaux statistiques réalisés. La tactique de défense qu’il adopte n’a apparemment guère changé par rapport aux années précédentes. Néanmoins, certains éléments témoignent plus nettement de la signification politique de l’arrivée d’Ossinski à la tête de la Direction de la statistique. Tout d’abord, un deuxième directeur adjoint, membre du Parti, est nommé, pour remplir une fonction plus politique. Iossif A. Trakhtenberg, professeur d’économie à Moscou, prend ce poste dès le 1er février 1926. Il conjugue une formation universitaire en droit à un passé bolchevique 14. On le voit, il n’est pas nommé pour sa seule qualité de membre du Parti. Sa formation en droit et en économie acquise avant 1917 le rend proche intellectuellement de bien des statisticiens de la TsSOu. Néanmoins, sa fonction de membre du présidium du Gosplan en fait un homme de confiance pour accélérer le rapprochement entre les deux administrations. En 1927, il laisse la place à un autre cadre du Parti, Platon M. Kerjentsev, non statisticien lui aussi. Né en 1881, fils de médecin, celui-ci a suivi des études à la faculté d’histoire et de philologie de l’université de Moscou. Il a adhéré au parti social-démocrate en 1904 et est devenu bolchevique lors de la scission de 1903. Après deux arrestations, en 1904 et 1906, il vit clandestinement en Russie pendant six ans, puis part à l’étranger, où il restera jusqu’à la Révolution. Son expérience de correspondant de la Pravda à Paris, à partir de 1912, lui sert à son retour à Moscou. Le 1er janvier 1918, il est nommé directeur du département étranger des Izvestia, journal du Comité exécutif central, puis en devient rédacteur adjoint. De 1919 à la fin de 1920, il est rédacteur en chef de Rosta, l’agence de publicité soviétique. Parallèlement, il est membre du collège du commissariat à l’Instruction de 1918 à 13. TsA FSB, dossier nº 10809 14. Iossif A. Trakhtenberg (1883-1957) est né en Ukraine dans une famille de commerçants. Il fait ses études à la faculté de droit de Tomsk, puis à l’École supérieure russe de sciences sociales de Paris.

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la fin de l’année 1920. Son domaine est celui de la diffusion des idées et de la propagande politique. Sa connaissance des langues étrangères constitue un autre atout pour sa carrière. Fin 1920, il entre comme diplomate au commissariat aux Affaires étrangères, puis est nommé ambassadeur en Suisse et, en avril 1925, en Italie. En 1926-1927, de retour en URSS, il devient président du comité de rédaction de la maison d’édition Ogiz, puis fait un passage rapide à la TsSOu, comme directeur adjoint en 1927-1928, avant de devenir directeur adjoint du département de la propagande du Comité central du Parti jusqu’en 1930 15. Fidèle du Parti, il occupe des postes où un homme de confiance est chargé de veiller au respect de sa ligne politique. Il ne semble pas être intervenu dans les orientations scientifiques de la Direction de la statistique, laissant ce domaine à Ossinski. La balance fourragère, enjeu du contrôle L’implication d’Ossinski dans le débat sur la balance fourragère met en évidence une personnalité plus engagée dans les luttes politiques que celle de Popov. Ne se limitant pas à la seule transmission des chiffres au pouvoir, il en tire aussi des conclusions sur les orientations générales à choisir pour le pays. Dès son arrivée à la TsSOu, il compose une équipe mixte pour établir cette balance. Il fait appel à des économistes et agronomes réputés du Gosplan, Groman, Vichnevski, vieux adversaires de Popov, à Kondratiev, directeur de l’Institut de la conjoncture auprès du commissariat aux Finances, et à des statisticiens de la TsSOu, réputés pour leurs travaux sur les récoltes et les questions d’approvisionnement, Oboukhov, Doubenetski, Lossitski et Mikhaïlovski, A. G. La question agraire ébranle à nouveau l’institution statistique à la fin de l’année 1927. Les prévisions publiées par la TsSOu au sujet de l’approvisionnement agricole font craindre, selon Ossinski, une crise très profonde. L’enjeu d’une telle analyse est fondamental puisque la question 15. Dans les années 1930, il occupera différents postes d’administrateur ou de responsable politique dans des institutions du monde de la littérature, des arts, de l’édition ou de la radiodiffusion. Il décède en 1940.

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agraire va déterminer le tournant des années 1928-1929 qui aboutira à l’abandon de la NEP, à la collectivisation forcée et massive des exploitations paysannes et à une industrialisation forcée du pays. Le rythme d’industrialisation projeté, largement supérieur aux possibilités du pays, doit en effet être atteint grâce aux excédents agricoles exportés pour fournir les capitaux nécessaires au financement des investissements. L’estimation de ces excédents est donc une question cruciale. Or, une ligne de la balance fourragère est particulièrement susceptible d’être manipulée, celle qui concerne l’estimation des stocks de grains conservés par les paysans. L’évaluation de ces réserves est d’autant plus sujette à discussion que les paysans sont soupçonnés d’en masquer l’importance et de conserver ces stocks en raison du niveau trop faible des prix imposés, et du coût trop élevé des biens manufacturés et de leur quantité insuffisante 16. Une surestimation des disponibilités en grains permet de planifier un niveau élevé des exportations et, par voie de conséquence, un rythme d’industrialisation rapide. A contrario, elle a un coût social : les multiples violences subies par les paysans pour leur extorquer plus de grains qu’ils ne peuvent en fournir, y compris les réserves mises de côté pour l’ensemencement. La balance fourragère semble être alors la seule réalisation de la Direction de la statistique à attirer directement l’attention des dirigeants politiques du pays, en particulier des membres du Politburo. Fait significatif, le comité mis en place pour l’estimation des récoltes doit être approuvé par ce dernier 17. Cette nouvelle disposition témoigne de la volonté de renforcer un peu plus le contrôle politique sur l’administration statistique. Entre septembre 1927 et le plénum du Parti de juin 1928, le débat autour de ces estimations fait rage 18. La balance de 1927-1928 fournit une estimation des stocks bien supérieure à la réalité, chiffre d’ailleurs contesté par des membres du 16. Robert W. DAVIES, The Industrialisation of Soviet Russia. I. The Socialist Offensive. The Collectivisation of Soviet Agriculture, 1929-1930, The MacMillan Press, Londres, 1980. 17. « Procès-verbal du Politburo », nº 28, point 18, 27 mai 1926, RGASPI, 17/3/562. 18. En particulier Viktor P. DANILOV, Oleg V. KHLEVNIOUK, A. Iou. VATLINE et al. (réd.), Comment a-t-on détruit la NEP — sténogramme des plénums du CC du PC (b) — 1928-1929, 5 tomes, Mejdounarodnyï fond demokratia, coll. « Rossia XX vek — Dokoumenty », Moscou, 2000.

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collège d’expertise de la TsSOu. Ossinski s’inquiète, dès septembre 1927, du caractère illusoire de l’estimation des réserves, le volume du grain collecté par l’État étant loin de confirmer une telle prévision. Il exprime à nouveau son inquiétude en décembre, à l’occasion du XVe congrès du Parti. Dans une longue lettre, adressée à Staline et Rykov le 12 décembre, il expose en détail son point de vue. Se fondant sur l’observation précise des récoltes déjà effectuées, il soutient l’idée de la nécessité d’augmenter les prix du grain pour inciter les paysans à en mettre une plus grande quantité sur le marché. Il défend ainsi, sans ambiguïté aucune, la poursuite de la NEP, dont il fut l’un des plus ardents promoteurs. Il ne s’oppose pas à une industrialisation rapide du pays, mais tient à affirmer qu’elle doit s’appuyer sur un équilibre entre les ressources et les investissements, et que ces ressources ne peuvent venir que de l’intérieur du pays. Sa manière de s’adresser à ses dirigeants politiques diffère de celle de Popov. Homme politique lui-même, il s’adresse à eux de façon confidentielle. Ainsi, au début de sa lettre, il précise : « J’expose rapidement, seulement pour vous deux, mes réflexions sur notre situation économique contemporaine que je n’estime pas possible de présenter au congrès du Parti 19 pour deux raisons : Les exposer ouvertement pourrait saper notre crédit à l’étranger […]. Ma déclaration pourrait être comprise, dans la situation politique actuelle, comme une attaque contre l’équipe précédente du Comité central ; selon moi, formuler de telles attaques serait tout à fait inopportun et nuisible 20. »

Ossinski introduit donc une modification dans le mode de relation entre la Direction de la statistique et les représentants du pouvoir. Cependant, c’est comme directeur de cette administration qu’il souligne, à l’inverse de ce qu’a déclaré Rykov : « Nous nous trouvons au début d’une crise 19. Il s’agit du XV e congrès, qui se tient du 12 au 19 décembre. La lettre d’Ossinski est en fait une réponse au discours de Rykov sur le plan quinquennal de développement de l’économie. 20. Lettre de N. Ossinski à A. I. Rykov et I. V. Staline, 12 décembre 1927, GARF, P-5446/55/1338/1-4, publiée dans La Direction bolchevique, correspondance, 1912-1927, op. cit., p. 357-361.

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économique très profonde, beaucoup plus importante que la crise de l’automne 1923 ou les difficultés du printemps 1925 21. » Précisant que ces sombres prévisions sont fondées sur les observations statistiques des courbes d’approvisionnement en grains déjà réalisées, il diagnostique l’origine de la crise comme le résultat d’une politique économique erronée : « a) le prix faible du blé ; b) l’insuffisance à la campagne de marchandises courantes vendues bon marché. » Il ajoute : « J’ai répété trois fois aux camarades (en janvier 1927 devant le Politburo, l’été 1927 à l’un des plénums du Comité central, et au début de l’automne 1927), à propos du rapport du cam. Mikoïan sur les plans de la récoltes, qu’il fallait augmenter les prix du blé 22. » Ossinski continue à insister sur les effets pervers des mesures des politiques économiques et sociales à l’égard des paysans. En particulier, il décrit avec acuité la « crise des collectes », marquée par une baisse très rapide, dès novembre 1927, de la fourniture de produits agricoles. Il se comporte donc très nettement en cadre politique, plus impliqué que Popov dans la gestion économique générale du pays, et ne se limite pas à affirmer la scientificité de ses observations. De manière responsable, selon lui, il fait part de ses craintes à Staline et Rykov seuls pour attirer leur attention sur un problème qu’il juge grave. Il n’utilise pas moins une grande clarté de langage et continue à exprimer sa grande confiance dans les chiffres produits par l’administration qu’il dirige pour fonder son analyse. L’arrivée de cette personnalité politique n’a donc pas modifié le comportement institutionnel de la TsSOu face au pouvoir, ni son mode de défense. Les statisticiens continuent à faire corps face aux attaques venant de personnalités politiques de premier plan. Le professionnalisme de l’institution est reconnu et défendu par Ossinski. Le caractère scientifique du travail est réaffirmé, ce qui explique que le profil des statisticiens recrutés en 1927 et 1928 ne diffère pas fondamentalement de ceux embauchés après la Révolution. Deux changements importants ont été néanmoins introduits, le rapprochement avec le Gosplan et la modification de la

21. Ibid., p. 358. 22. Ibid., p. 358.

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nature de la relation entre le directeur et les dirigeants politiques. L’éviction d’Ossinski L’éviction d’Ossinski de la direction de la TsSOu survient le 1er mars 1928 23, peu avant le plénum du Comité central du mois d’avril qui fut déterminant dans l’abandon de la NEP et représente une étape centrale dans la prise de pouvoir sans partage de Staline 24. À ce moment-là, il s’agit de confirmer et d’amplifier les mesures exceptionnelles de prélèvement des grains auprès des paysans impulsées en janvier 1928 : l’article 107 du code pénal de la RSFSR, qui vise les spéculateurs et les accapareurs, commence alors à être appliqué massivement aux paysans. De telles mesures, en contradiction avec l’analyse d’Ossinski, signifient clairement l’abandon de la NEP au profit d’une politique d’approvisionnement entièrement centralisée et commandée de manière administrative. Durant le plénum du Comité central du Parti qui se déroulera entre le 4 et le 12 juillet 1928, il sera l’un des principaux opposants aux orientations imposées par Staline, mais son éviction de la Direction de la statistique lui a déjà retiré la possibilité d’utiliser de manière légitime une argumentation scientifique bâtie sur les données statistiques qu’il avait en main. Vladimir P. Milioutine, bolchevik de longue date lui aussi, remplace Ossinski dès le 2 mars 1928 25. Il entre également au Conseil du travail et de la défense, organe politique dont dépend le Gosplan. Il offre un autre profil de cadre du Parti, au parcours dominé par les postes politiques. Né en 1884 dans une famille d’instituteurs ruraux de la région de Koursk en Russie, il entre au parti social-démocrate en 1903, dans lequel il se range aux côtés des mencheviks. En 1910, il devient bolchevique. Après la 23. « Procès-verbal du Politburo », nº 12, point 11, 1er mars 1928, RGASPI, 17/3/675 ; cette question était à l’ordre du jour de la réunion du Politburo du 23 février, mais avait été reportée. 24. Voir en particulier les plénums du Parti de l’année 1928 : Viktor P. DANILOV, Oleg V. KHLEVNIOUK, A. Iou. VATLINE et al. (réd.), Comment a-t-on détruit la NEP — sténogramme des plénums du CC du PC (b) — 1928-1929, op. cit. 25. « Procès-verbal du Politburo », nº 12, point 11, 1er mars 1928, RGASPI, 17/3/675.

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révolution de février 1917, il est à Saratov, où il devient président du soviet local 26. Il est élu au Comité central du Parti lors de la conférence de Petrograd, fin mai. Au début de l’année 1918, il occupe la fonction de commissaire du peuple à l’Agriculture pendant quelques mois, puis devient viceprésident du Conseil suprême de l’économie nationale de septembre 1918 à 1921. Partisan d’une forte centralisation de l’économie, il joue un rôle important au côté du président, A. I. Rykov 27. Avant la Révolution, il avait suivi des études supérieures d’économie à l’Institut de commerce de Moscou, réputé dans ce domaine 28. De 1922 à 1924, il occupe une fonction exclusivement politique, celle de représentant du Komintern en Autriche et dans les Balkans. Après son retour en URSS, il est membre du collège du commissariat à l’Inspection ouvrière et paysanne de 1924 à 1927. Parallèlement, de 1925 à 1927, il est aussi vice-président de l’Académie communiste 29. Son passage à l’Inspection ouvrière et paysanne a vraisemblablement été déterminant dans sa nomination à la tête de la TsSOu. Membre de son instance de direction lors des différents contrôles dont elle a fait l’objet en 1924 et 1925, il connaissait bien le fonctionnement et les travaux de cette administration, même s’il les considérait avec un regard politique principalement. L’Inspection ouvrière et paysanne apparaît, à nouveau, comme une institution clé du pouvoir, dont Staline use pour contrôler et manipuler les administrateurs. L’arrivée de Milioutine renforce la mise en place d’une forme bureaucratique de gestion de l’appareil administratif, mais, plus encore, démontre une nouvelle stratégie de gestion politique des conflits. Désormais, Staline utilise des hommes, fidèles, qui ont participé à des campagnes de critique contre 26. Donald RALEIGH, Revolution on the Volga. 1917 in Saratov, Cornell University Press, Ithaca-Londres, 1986. 27. E. G. GIMPELSON, Les Dirigeants soviétiques, 1917-1920, RAN, Moscou, 1998, p. 99. 28. Cet institut servit de base à l’organisation de l’Institut de l’économie nationale Plekhanov, né en 1924. 29. L’Académie communiste a remplacé l’Académie socialiste à la fin de l’année 1923. Ayant le statut d’un établissement scientifique, elle avait pour mission « d’étudier et élaborer les questions concernant l’histoire, la théorie et la pratique du socialisme », mais aussi de « former des travailleurs scientifiques du socialisme » (Grande Encyclopédie soviétique, tome 33, 1938, p. 707). Voir Michael DAVID-FOX, Revolution of the Mind : Higher Learning Among the Bolsheviks, 1918-1929, Cornell University Press, Ithaca, 1997.

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des administrations et ont produit des données chiffrées, par exemple à l’Inspection ouvrière et paysanne, conformes aux orientations staliniennes du moment et contradictoires avec celles de la TsSOu. Ainsi, Milioutine prend la parole au plénum d’avril 1928 pour défendre les chiffres surestimés des réserves paysannes de grains. Le style de ses interventions est bien éloigné du caractère fondé et réfléchi de celles d’Ossinski. L’argumentaire scientifique est complètement soumis à une ligne politique, ce mode d’argumentation rappelle son passage par l’Inspection ouvrière et paysanne. Toutefois, l’arrivée de Milioutine ne modifie pas en profondeur l’organisation de la Direction de la statistique. Le collège nouvellement nommé, par exemple, n’est guère différent du précédent 30. Un changement notable intervient néanmoins dans la désignation des directeurs adjoints. Alors qu’ils étaient encore deux début mars 1928, un membre du Parti, Kerjentsev, et le statisticien Pachkovski 31, ils sont trois maintenant, Pachkovski toujours, âgé de soixante ans, près de la retraite, et deux membres d’une génération nettement plus jeune, Otto Iou. Schmidt, né en 1891, homme du Parti, mathématicien, astronome et géographe, et Lev N. Kritsman, né en 1890. Schmidt est un scientifique du Parti. Quand il entre à la TsSOu, il est professeur à l’université de Moscou depuis l’année 1923, où il restera jusqu’à 1956. De 1921 à 1924, il dirige la société d’édition d’État, le Gossizdat, puis est rédacteur en chef de la Grande Encyclopédie soviétique de 1924 à 1941. Il est également membre du Comité exécutif central de l’URSS. Il semble cependant avoir joué un rôle mineur au cours de son passage rapide à la TsSOu, qu’il quitte en 1929 32. Tel n’a pas été le cas de Kritsman dont le profil est tout autre. 30. Vice-directeurs : Schmidt, Kritsman, Pachkovski (« Procès-verbal du Politburo », nº 15, point 14, 13 mars 1928, RGASPI, 17/3/677) ; membres du collège : Nemtchinov, Smit-Falkner, Zeïlinger, Oboukhov, Groman, Krassilnikov, Sereda, Dmitriev, Gaister, Petrov et Moudrak (« Procès-verbal du Politburo », nº 16, point 15, 22 mars 1928, RGASPI, 17/3/678). 31. RGAE, 1562/30/37/280. 32. Il poursuivra ensuite sa double carrière de scientifique et d’administrateur de la science membre du Parti. Explorateur des terres arctiques de grande renommée, il sera décoré héros de l’Union soviétique en 1937, sera vice-président de l’Académie des sciences de l’URSS entre 1938 et 1942, et directeur de l’Institut de géophysique théorique de l’Académie.

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Jeune, à l’âge de quatorze ans, il adhère aux positions mencheviques, et part vivre à l’étranger jusqu’à la révolution d’Octobre. Pendant ces années passées hors de son pays, il suit des études de chimie à l’université de Zurich 33. Dès son retour en Russie au début de l’année 1918, il rejoint les rangs des bolcheviks et occupe des fonctions de direction dans deux institutions clés, le Conseil suprême de l’économie nationale et la commission qui donnera naissance au Conseil du travail et de la défense. En 1921, il devient membre du présidium du Gosplan et, à partir de 1923, membre du comité de rédaction de la Pravda. Il occupe ensuite différentes fonctions d’administrateur dans les institutions scientifiques créées par le nouveau pouvoir : membre du présidium de l’Académie communiste à partir de 1923, directeur de l’Institut de l’agriculture de l’Académie communiste en 1928, directeur de l’Institut de l’économie de l’Académie des sciences de Russie. Chef du groupe des marxistes agrariens, il conduit des travaux sur l’analyse des différenciations économiques et sociales dans l’agriculture 34. De ce fait, il se retrouve au cœur des débats sur la question agraire et les différences sociales dans les campagnes 35. Il était donc tout désigné pour devenir membre du collège de la TsSOu à la fin de l’année 1926, en pleines discussions sur la méthode de construction de la balance fourragère construite par celle-ci et sur la qualité de ses estimations des récoltes. Enfin, sa fonction de vice-président du Gosplan, depuis 1925, est un atout pour accélérer le rapprochement entre la TsSOu et le Gosplan à la veille du premier plan quinquennal 36. Ce cumul de fonctions de directeur ou d’administrateur d’institutions scientifiques stratégiques pour la politique économique menée par les dirigeants bolcheviks caractérise la trajectoire 33. Voprossy statistiki, nº 11, 1995, p. 78. 34. Terry C OX , Peasants, Class and Capitalism : The Rural Research of L. N. Kritsman and his School, Clarendon Press, Oxford, 1986. Les thèses défendues par son groupe seront toutefois violemment critiquées par le Parti à partir de 1928. En effet, ils prônaient l’idée « qu’il fallait laisser le secteur rural soviétique évoluer jusqu’au stade du capitalisme avant de pouvoir passer au socialisme, c’est-à-dire à l’exploitation collective des terres ». Réprimé en 1937, il mourut en prison l’année suivante. 35. Susan GROSS SOLOMON, The Soviet Agrarian Debate : a Controversy in Social Science, 1923-1929, Westview Press, Boulder, 1977. 36. Le premier plan quinquennal a couvert la période 1928-1932. La décision de son lancement ne fut prise en fait qu’à la fin de l’année 1928.

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de ce type d’intellectuels du Parti utilisés pour leur fidélité politique et leurs qualités organisationnelles. La statistique au service exclusif du plan ? En 1929, un conseil d’experts est constitué auprès de la Direction de la statistique, avec, en particulier, Krjijanovski, alors président du Gosplan. Au même moment, la question de la coordination entre ces deux administrations est à nouveau mise à l’ordre du jour du Conseil des commissaires du peuple et du Politburo. À la fin de l’année, Milioutine, Krjijanovski et Kaganovitch 37 sont sommés de présenter un projet de collège unique réunissant celui de la TsSOu et le présidium du Gosplan, « en raison de la nécessité de coordonner le travail entre ces deux organismes 38 ». Les décisions sont cependant reportées à de nombreuses reprises, témoignage des difficultés soulevées par ce projet. Molotov lui-même se saisit de l’affaire et propose un texte qui définit de façon plus précise les relations entre les deux institutions. Bien que mettant en place des moyens de coordination, ce document souligne néanmoins que « la TsSOu de l’URSS et celles des diverses républiques conservent leur statut de commissariats indépendants, avec voix de décision au Conseil des commissaires du peuple et au Conseil du travail et de la défense, le président de la TsSOu étant, en raison de sa fonction, vice-président du Gosplan ». Une partie des membres du collège de la Direction de la statistique doivent entrer dans le présidium du Gosplan. Manifestement, cette solution ne permet pas de résoudre le conflit et toute décision est à nouveau reportée. Enfin, le 20 décembre 1929, le Politburo décide de ratifier la 37. Lazar Moïseevitch Kaganovitch (1893-1991) devient bolchevique en 1911. Il est commissaire politique dans l’Armée rouge durant la guerre civile, puis devient chef du département de l’organisation du Comité central du Parti en 1922. Il devient alors un des plus proches collaborateurs de Staline. Secrétaire du Comité central du Parti en 1924, puis secrétaire général du Comité central du Parti en Ukraine en 1925, il est très actif durant la campagne de collectivisation. À la fin des années 1930, il occupe plusieurs postes de commissaire du peuple. Après la Seconde Guerre mondiale il poursuit une belle carrière avant d’être écarté par Khrouchtchev. Il devient directeur d’usine dans l’Oural jusqu’en 1961 et est exclu du Parti. 38. « Procès-verbal du Politburo », nº 101, point 22, 5 octobre 1929, RGASPI, 17/3/761.

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résolution des présidents du Conseil des commissaires du peuple et du Conseil du travail et de la défense de l’URSS : la Direction de la statistique est intégrée au Gosplan et devient un secteur de cette administration. Au début de l’année 1930, Milioutine est remplacé par Sergueï V. Minaev, un jeune administrateur du Parti, à la direction de ce qui s’appelle désormais secteur statistique et économique du Gosplan. Né à Odessa, en Ukraine, en 1900, il a suivi des études secondaires commerciales à Nikolaev et entre au Parti en 1918. Après avoir été président du comité exécutif de la ville de Taganrog en 1920-1921, puis avoir passé deux années à Kharkov en 1922-1924, il devient en 1925 directeur adjoint de la Direction de la statistique d’Ukraine et vice-président du Gosplan d’Ukraine. C’est donc un promu du Parti déjà habitué à travailler au rapprochement entre ces deux administrations qui arrive à la direction du secteur statistique et économique du Gosplan de l’URSS. Cette réforme fait perdre à la statistique son indépendance institutionnelle, son autonomie financière et la place totalement sous la dépendance de la direction du Gosplan. En outre, le collège de direction du secteur a un profil bien plus politique que jusque-là : seuls deux membres sur onze n’appartiennent pas au Parti. Il est aussi profondément rajeuni : six membres sont entrés dans l’institution en 1930 39, un seul, Vassili Nemtchinov, était déjà à la TsSOu au début des années 1920. Cette réforme administrative pourrait être interprétée comme la fin d’une histoire autonome de la statistique en URSS, comme la transformation définitive de l’administration statistique en relais comptable pour la planification. Mais les facteurs personnels et institutionnels continuent à agir, l’absorption de l’administration et le changement des responsables ne suffisent pas à produire une nouvelle institution au fonctionnement stable. 39. Membres du collège au 1er janvier 1931 : Minaev, Sergueï Vladimirovitch (président du secteur) ; Tcherbenka, Viatcheslav Marianovitch (vice-président du secrétariat de l’organisation) ; Mendelson, Abram Solomonovitch ; Smoulevitch, Boleslav Mikhaïlovitch ; Bineman, Iakov Mikhaïlovitch ; Petrov, Aleksandr Ilitch ; Khmelnitskaïa, Elizaveta Leonidovna ; Nemtchinov, Vassili Sergueevitch ; Krasnogorski, Arkadi Abramovitch ; Guberman, Semen Emelianovitch (« Liste des collaborateurs titulaires du secteur économique et statistique au 1er janvier 1931 », RGAE, 1562/30/69/1).

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Les attaques changent en effet de cible en 1930 : elles sont dirigées contre les planificateurs. La mise en cause de Kondratiev dans le cadre du procès contre le « parti paysan du travail » est liée aux prévisions économiques produites par l’Institut de la conjoncture du commissariat aux Finances. Elle conduit aussi à impliquer Groman, qui travaille au Gosplan et est membre du collège de la TsSOu. Zeïlinger, statisticien de la Direction de la statistique, ancien membre de son collège, est aussi mis en cause 40. L’estimation des récoltes est à nouveau à l’origine de ces accusations. En septembre 1929, la profonde crise agricole de l’année 1928-1929 conduit Molotov à accuser violemment Groman d’avoir sous-estimé la récolte de 1929. Milioutine ne prend pas sa défense 41 . Son passage à l’Inspection ouvrière et paysanne en fait un des premiers maillons qui fragilise une administration qui, jusqu’ici, faisait front. Les travaux du groupe de Groman sont soumis à une violente critique. Il est lui même arrêté. Après avoir été un « témoin à charge » dans les accusations portées contre Kondratiev, il devient un des accusés impliqués dans l’affaire du « parti des mencheviks ». Cette fois-ci, bien plus que la production de chiffres, c’est l’analyse en terme de prévisions économiques qui est mise en cause. Les anciens mencheviks qui travaillent au Gosplan sont les premiers touchés. Cela explique-t-il que le secteur statistique retrouve une autonomie plus grande, le Gosplan n’étant plus lui-même sans zones d’ombre ? Le 16 décembre 1931, un an après les procès de Kondratiev et Groman, une nouvelle direction de la statistique est créée, la Direction centrale de la comptabilité économique nationale de l’URSS, auprès du Gosplan (TsOuNKhOu). Celle-ci dispose à nouveau d’une importante autonomie financière et organisationnelle et est d’une taille beaucoup plus grande que l’éphémère secteur statistique et économique. Il est à noter toutefois que le terme statistique a disparu de sa dénomination 42 . Minaev est 40. Comité central du Parti, Matériaux sur l’affaire du « parti paysan des travailleurs » contre-révolutionnaire et du groupe Soukhanov-Groman (à partir des matériaux de l’instruction menée par l’OGPOu), septembre 1930, Moscou, RGASPI, 17/71/30. 41. Stephen G. WHEATCROFT et Robert W. DAVIES, « The Crooked Mirror of Soviet Economic Statistics », op. cit. 42. Par commodité, nous continuerons cependant, dans la suite de ce livre, à l’appeler Direction de la statistique.

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directeur peu de temps. Le 11 janvier 1932 Ossinski revient aux commandes de cette administration 43, Minaev devient un des deux directeurs adjoints, à côté d’un statisticien économiste, Stanislav G. Stroumiline. Né en 1877 dans une famille noble, celui-ci a adhéré au parti social-démocrate en 1903 et devient le parti menchevique en 1906. Il en reste membre jusqu’en 1920 et entre au Parti en 1923. Cet homme au passé de militant politique actif a suivi des études supérieures de statistique au département d’économie polytechnique de Petrograd entre 1908 et 1914, à l’époque où Aleksandr Tchouprov y enseignait. Il a dirigé le département de statistique du Conseil national pour l’approvisionnement en combustible en 1916 et 1917, celui du département du commissariat au Travail de Petrograd en 1918 et 1919, puis celui du commissariat au Travail à Moscou jusqu’en 1921. À partir d’avril 1921, il est membre du présidium du Gosplan. Sa double formation d’économiste et de statisticien et son expérience de la planification expliquent sa nomination comme adjoint d’Ossinski en 1932. Curieusement, la nouvelle Direction de la comptabilité ressemble à l’ancienne TsSOu. La nomination d’Ossinski va de pair avec un renforcement du poids des statisticiens dans l’appareil de direction, et son nouveau directeur redonne une réelle autorité à l’institution. Un projet de recensement de la population est élaboré, et prévu pour l’année 1933. Cette accalmie est cependant de très courte durée. Le 16 décembre 1932, le Politburo attaque vivement le travail de la nouvelle Direction statistique 44, l’accusant de « fautes politiques grossières ». Il lui reproche pêle-mêle la publication de chiffres tendancieux qui sous-estimeraient le niveau d’alimentation des travailleurs et le volume de la récolte de 1932, ainsi que le bilan du plan quinquennal (qui, selon la 43. Recueil des lois, Moscou, 1932, section II, article 15, 11 janvier 1932. Il a pour adjoint S. K. Minaev et S. S. Stroumiline. Le collège comprend en outre I. N. Balachov, I. A. Trakhtenberg, B. Ia. Smoulevitch, A. I. Kristine, A. A. Krasnogorski, S. M. Mazlakh, A. S. Mendelson et A. I. Petrov (« Procès-verbal du Politburo », 16 janvier 1932, nº 84, point 43\21, par consultation, RGASPI, 17/3/868) ; V. S. Nemtchinov et Z. L. Mindline rejoignent ensuite le collège avant avril de la même année. « Liste des collaborateurs de la TsOuNKhOu SSSR selon la situation au 1er avril 1932 », RGAE 1562/30/71/1. 44. « Sur les sanctions touchant les travailleurs de la TsOuNKhOu », « Procèsverbal du Politburo », nº 126, point 10, 16 décembre 1932, RGASPI, 17/3/911.

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Direction de la statistique, aurait été réalisé à 78 % et non à 100 %). Ces fautes sont imputées à la présence de tendances bourgeoises dans cette administration. Le Politburo adresse un avertissement à Ossinski, mais ne le licencie pas et l’enjoint de suivre de manière plus attentive le travail de ses proches collaborateurs. Minaev reçoit un avertissement sévère en tant que responsable de l’estimation du degré d’exécution des objectifs du plan, et est licencié. Le rédacteur du bulletin de la Direction de la statistique, accusé d’avoir publié des données mensongères, reçoit aussi un avertissement sévère, ainsi que le directeur adjoint du secteur agricole, accusé d’avoir « diffusé des données tendancieuses sur la récolte de 1932 ». Le premier est démis de sa fonction de membre du collège de la Direction de la statistique. Le statisticien Nemtchinov, jugé responsable des chiffres de la récolte, est licencié lui aussi. Enfin, une nouvelle opération de contrôle est décidée. Mejlaouk, vice-président du Gosplan, Antipov, commissaire adjoint à l’Inspection ouvrière et paysanne, et Ejov 45 sont chargés de vérifier la composition du personnel et d’expulser les « éléments étrangers au pouvoir soviétique 46 ». Pour finir, Ossinski est placé directement sous contrôle politique avec la nomination de Ivan A. Kraval comme directeur adjoint. Celui-ci, auparavant vice-commissaire au Travail, avait contribué à la mise en place des passeports en 1932 47. Jusque-là, son parcours de formation et sa trajectoire professionnelle avaient été étroitement liés à son appartenance au Parti. Issu d’une famille paysanne, il était entré au Parti à l’âge de vingt-deux ans, en 1919, et, en même temps, à l’École supérieure du Parti de la région de Vitebsk. De 1922 à 1924, il termine sa formation à l’Institut des professeurs rouges à Moscou. Il entre ensuite au Conseil suprême de l’économie nationale, dont il dirige le département du travail 45. N. Ejov faisait partie des fidèles de Staline. À cette époque, il était chef du département des cadres du secrétariat du Parti, chargé particulièrement du contrôle des cadres des appareils locaux du Parti, des responsables des entreprises et des « spécialistes » suspects d’activités contre le Parti. En 1935, il devint secrétaire du Comité central et fut nommé à la présidence de la Commission centrale de contrôle. 46. TsA FSB, dossier nº 10809 et « Sur les sanctions touchant les travailleurs de la TsOuNKhOu », « Procès-verbal du Politburo », nº 126, point 10, 16 décembre 1932, RGASPI, 17/3/911. 47. Nathalie MOINE, « Passeportisation, statistique des migrations et contrôle de l’identité sociale », Cahiers du monde russe, nº 38 (4), 1997, p. 587-600.

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entre 1926 et 1928, et est membre de son présidium de 1928 à 1930. À cette date, il devient vice-commissaire au Travail. Sa loyauté envers Staline ne pouvait pas être mise en doute. A. S. Popov 48 est nommé adjoint aux cadres 49. Cet ensemble de mesures semble répéter celles de 1926 et 1928. Cependant, cette fois-ci, la décision du Politburo va plus loin. Pour la première fois, ordre est donné à la Direction de la statistique et au Gosplan, sous le contrôle de la Guépéou, de ne plus publier les données recueillies. Les administrateurs qui passeraient outre seraient pénalement responsables. Il leur est ordonné d’« assurer le secret complet des matériaux qu’ils élaborent 50 ». Le texte impose aussi « au président du Gosplan de l’URSS et au directeur de la TsOuNKhOu de poursuivre en justice, avec mise en détention préventive, les personnes convaincues de divulgation de quelque chiffre ou matériau du Gosplan que ce soit 51 ». Le secret statistique est instauré. La Guépéou est de plus chargée de contrôler son respect. Ces décisions ne vont pas suffire toutefois à transformer l’administration statistique en producteur docile de chiffres commandés, conformes aux attentes de Staline ou de Molotov. Cette succession d’efforts pour masquer la vérité ne résistera pas à la catastrophe qui s’ébauche et qui va atteindre son paroxysme en avril 1933, à savoir la grande famine qui touche l’URSS et dont les statisticiens deviennent les comptables. La grande famine L’année 1928, fondamentale dans le processus d’accession de Staline à une dictature totale, avait marqué aussi le début de l’échec le plus dramatique de la politique soviétique, qui débouche sur la famine de 1933. La collectivisation des 48. Qui n’a pas de rapport avec P. I. Popov. 49. Le collège comprend alors, au 1er juillet 1933, Ossinski, ses adjoints Kraval, Stroumiline et A. S. Popov, et comme membres Trakhtenberg, Mendelson, Petrov, Mindline, Tchlenov, Bogdatiev, Gatovski, Kristine, Kouvanine, Doubner, Pervoukhine, Ouriachzon, Romanov et Jourevski (« Personnel de la TsOuNKhOu au 1er juillet 1933 et au 1er août 1933 », RGAE, 1562/2/737/1). 50. « Procès-verbal du Politburo », nº 128, point 10, 16 janvier 1933, RGASPI, 17/3/913. 51. Ibid.

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exploitations agricoles, rejetée par la grande masse du monde paysan et conduite par la force, avait conduit, en particulier en 1930, à l’arrestation, la déportation ou l’exécution de centaines de milliers de paysans. Le monde paysan est alors profondément désorganisé, et la récolte dramatiquement faible de 1931 plonge l’URSS dans la disette. Mais, pour remplir les objectifs du plan quinquennal, Staline décide de maintenir, voire augmenter, les exportations de blé fixées pour procurer au pays les devises nécessaires à son industrialisation. Il se refuse donc à prendre en compte la réalité de la diminution du volume des récoltes et persiste à imposer un prélèvement aussi important. Au cours de l’été 1932, les premières estimations de la récolte apparaissent bien en deçà des chiffres fixés par le plan. Les responsables du Parti en Ukraine et dans le NordCaucase comprennent qu’il est inenvisageable de réaliser les objectifs du plan et demandent des correctifs entre août 1932 et mars 1933. En guise de réponse, Staline et Molotov dénoncent l’action d’éléments ennemis du pouvoir soviétique, les koulaks, et décident des mesures répressives qui rappellent celles qui ont accompagné la collectivisation : déportation de paysans, prélèvement de force des récoltes et des semences, etc. 52 Sans doute, au milieu de l’été 1932, Molotov pressent-il les difficultés, mais son hésitation et celle de Staline sont de courte durée. La famine se déclare en Ukraine, dans le Nord-Caucase, en Basse-Volga et au Kazakhstan au printemps de l’année 1933 et culmine au mois d’avril. Elle frappe ces régions avec une violence inégalée jusque-là, mais aussi l’ensemble de l’URSS. Certes, le Politburo décide enfin, à ce moment-là, l’envoi de semences supplémentaires, mais son intention vise tout autant à assurer l’ensemencement pour la récolte suivante qu’à subvenir aux besoins alimentaires des populations. Plusieurs décisions limitent la circulation des paysans 52. N. A. IVNITSKI, « La famine de 1932-1933 : qui est coupable ? », in Iouri N. AFANASSIEV (ed.), Le Destin de la paysannerie russe, coll. « Rossia XX vek — Dokoumenty », tome I, RGGOu, Moscou, 1996, p. 333-363 ; Mark B. TAUGER, « La récolte de 1932 et la famine de 1933 », in Iouri N. A FANASSIEV , op. cit., p. 298-332. Sheila FITZPATRICK, Stalin’s Peasants. Resistance and Survival in the Russian Village after Collectivization, Oxford University Press, Oxford, 1994 ; Y. Valeri VASSILIEV et Iouri CHAPOVAL (réd.), Les Commandants de la grande famine : les séjours de V. Molotov et L. Kaganovitch en Ukraine et dans le NordCaucase. 1932-1933, Geneza, Kiev, 2001.

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qui errent à la recherche de nourriture. Les pertes humaines sont considérables, environ six millions de décès sont dus à cette famine pour l’ensemble de l’URSS. Le nombre de décès enregistrés est multiplié par dix en l’espace de quelques mois dans certaines régions d’Ukraine. Cette crise est d’autant plus violente qu’elle frappe des populations affaiblies, touchées depuis 1931 par de réelles disettes, voire des famines dans certains endroits 53. Ce drame humain est recouvert par un épais silence, les dénégations répétées du pouvoir conduisant à refuser toute forme d’aide internationale. Le terme famine est pratiquement prohibé du discours officiel soviétique de l’époque. En revanche, les démographes de l’administration de la statistique enregistrent cette catastrophe mois après mois, sans doute avec imprécision, mais avec certitude. Bien entendu, l’administration de l’état civil (les ZAGS 54) fonctionne avec difficulté dans les zones les plus touchées, mais elle n’en continue pas moins à enregistrer les décès et les naissances et à envoyer ses chiffres au service du mouvement naturel de la population de la Direction de la statistique. Celle-ci devient alors le dépositaire des preuves scientifiques tangibles, les moins contestables qui soient, de cette famine. Mikhaïl Verminovitch Kurman, alors responsable de la section de la population, remplit des tableaux de chiffres qui montrent l’ampleur de la catastrophe, région par région. Il recueille ainsi au niveau central les preuves sans appel d’un drame qui peut difficilement être nié, dont la population et l’enregistrement de l’état civil conservent les traces indélébiles.

53. Serge ADAMETS, Alain BLUM et Serge ZAKHAROV, « Disparités et variabilités des catastrophes démographiques en URSS », Dossiers et recherches, nº 42, INED, Paris, 1994 ; Jacques V ALLIN , France M ESLÉ , Sergueï A DAMETS et Serhyi PYROZHKOV, « A New Estimation of Ukrainian Losses During the 30’s and 40’s Crises », Population Studies, nº 56 (3), 2002 ; Stephen WHEATCROFT, « La tragédie démographique des villages soviétiques en 1931-1933 », in I. ZELENINE, Viktor DANILOV, Lynne VIOLA, Roberta MANNING, Robert DAVIES, Stephen WHEATCROFT (éds), La Tragédie des villages russes : collectivisation et dékoulakisation, documents et matériaux, vol. 3, La Fin : 1930-1933, Rosspen, Moscou, 2001, p. 866-887. 54. Zapis Aktov grajdanskogo sostaïania.

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La statistique comme preuve 55 Dès 1933, les insuffisances et la dégradation de l’enregistrement de l’état civil, mais aussi les mouvements et les pertes de population liés à la collectivisation rendent difficile tout travail de prospective, voire de simple description, indispensable pourtant pour l’élaboration des plans. Les statisticiens sont confrontés à une demande contradictoire de l’État, qui exige des chiffres précis pour préparer les plans quinquennaux, mais qui, d’un autre côté, refuse de mettre en évidence la réalité et l’ampleur des mouvements de population. S. Kaploun, chef du secteur de la population et de la santé à la Direction de la statistique, est confronté à ce dilemme dès le mois de mai 1933, lorsqu’une commission est réunie pour préparer le second plan quinquennal et élaborer une projection de la population 56. L’Institut de recherche économique du Gosplan doit réaliser ces projections en collaboration avec la Direction de la statistique. Les deux représentants de celle-ci dans la commission, Kaploun et Sikra 57, soulignent la mauvaise qualité des données dont ils disposent, « la gigantesque mobilité de la population qui rend difficile l’attribution des naissances et des décès à la population à laquelle ils se réfèrent de fait », et « l’affaiblissement de la direction des ZAGS par les comités exécutifs locaux, en raison du manque de responsables dans les régions et districts, de l’absence d’instructeurs et du choix des collaborateurs des ZAGS, […] d’une fourniture insuffisante du papier indispensable à la tenue des registres de ZAGS 58 ». Ils concluent qu’il n’est pas possible de réaliser de telles projections et désapprouvent la décision du responsable de la commission d’en fournir malgré tout.

55. La suite de ce chapitre reprend différents éléments d’un article publié dans les Cahiers du monde russe. Nous remercions la rédaction de cette revue de nous avoir autorisés à le reproduire partiellement : Alain BLUM, « À l’origine des purges de 1937 ; l’exemple de l’administration de la statistique démographique », Cahiers du monde russe, 1-2, 1998, p. 169-196. 56. Cette commission est dirigée par Mejlaouk, alors président du Gosplan. 57. Sikra devient en 1935 responsable du secteur de la population à la Direction de la statistique. 58. « Rapport au cam. I. A. Kraval, vice-directeur de la TsOuNKhOu », signé S. Kaploun, chef du secteur de la population et de la santé à la TsOuNKhOu du Gosplan de l’URSS, RGAE, 1562/329/107/144-146, s.d.

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Les premières décisions révélant un conflit naissant sont prises par le Politburo le 20 février 1934, lorsqu’il demande à la Commission de contrôle du Parti de vérifier les naissances et décès dans les registres de l’état civil pour l’année 1933 et d’en corriger le sous-enregistrement 59. Cette injonction est liée tout d’abord au caractère essentiellement économique de la question. Il s’agit en effet de mesurer des facteurs de production. Elle est aussi la conséquence directe de la famine de 1933. Face à des données de l’état civil qui fournissent aux instances dirigeantes une explicitation on ne peut plus claire de la catastrophe démographique, la réponse, exclusivement politique, met en cause l’administration statistique et en doute les données collectées. On le voit, les dirigeants politiques cherchent à imposer leur propre vision du pays aux statisticiens sans pour autant leur donner des indications pour ajuster leurs données à cette image. Le soupçon est introduit, mais la réponse ne peut venir des statisticiens eux-mêmes. Une mission de contrôle de l’enregistrement, composée des membres du secteur de la démographie de la Direction de la statistique et des commissions de contrôle soviétique et du Parti, est envoyée sur le terrain au début du mois de mars 1934. Elle met en œuvre des techniques classiques, mais sérieuses, de contrôle, qui consistent à confronter les décès et les naissances enregistrés par l’état civil avec les résultats d’une enquête effectuée auprès des habitants de certaines localités pour connaître les décès et naissances survenus durant les dernières années. Les lieux choisis pour cette enquête témoignent nettement de la connaissance que les statisticiens ont de la famine de 1933 : il s’agit des zones les plus touchées par cette famine, en particulier en Ukraine et dans la République des Allemands de la Volga. Les rapports rédigés à l’issue de ces contrôles ne cherchent en aucun cas à masquer l’ampleur de la mortalité en 1933, même si le terme « famine » n’est employé qu’une fois. Des allusions suffisamment explicites permettent de n’avoir guère de doute sur l’interprétation qu’en font les statisticiens. 59. « Procès-verbal du Politburo », nº 1, point 3 traité par Staline, 20 février 1934, « Sur la TsOuNKhOu », RGASPI, 17/3/939 ; ainsi que O. V. K HLEVNIOUK , A. V. KVACHONKINE, L. P. KOCHELEVA et L. A. ROGOVAÏA (éds), Le Politburo stalinien dans les années 30, recueil de documents, Moscou, AIRO-XX, 1995.

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Ainsi, le 21 mars 1933, Kurman indique à Kaploun : « Une enquête spéciale, réalisée sur ordre du comité du kraï du Parti entre septembre et novembre 1933, dans les districts de Pavlov, Medvejenesk, Krasnodarsk et Oblivesk, a montré un important sous-enregistrement des décès. Ainsi, dans le district de [illisible], le nombre effectif de décès était environ deux fois plus élevé que le nombre enregistré. Les inspecteurs d’autres districts ont indiqué que, dans la majorité de ceux-ci, le sousenregistrement des décès atteint 50 %, 60 % et même 80 % (le président de la Commission de contrôle soviétique, le cam. Levine, dispose des données présentées sous forme de tableaux) 60. »

Dans une note de synthèse du 31 mars 1934, destinée probablement à Kraval, Kaploun, explique très clairement, bien qu’avec embarras, l’origine de la hausse de mortalité et de la chute de la natalité observées : « Les courbes de la mortalité mensuelle des régions rurales d’Ukraine sont extrêmement caractéristiques […]. On voit que la dynamique du mouvement naturel de la population, en particulier de la mortalité, donne une image étonnamment conforme tant par mois qu’au niveau géographique et selon les lieux d’habitation, ce qui correspond totalement aux données qui nous sont connues au sujet des événements qui ont eu lieu à la fin de l’année 1932 et durant l’année 1933 en Ukraine 61. »

Kurman développe la même argumentation dans une longue note, datée du 4 avril 1934, qu’il adresse à Kraval en « attirant l’attention sur le fait qu’il manquait des registres de décès. Mais il n’y a pas eu un seul cas d’absence d’un registre de naissances. Il est très vraisemblable que l’absence de registres de décès dans ces soviets ruraux est la conséquence de l’augmentation de la mortalité 62 ». Il note enfin que « dans 60. « Rapport au chef du secteur de la population et de la santé, le cam. Kaploun, sur les résultats de l’étude de la situation du décompte du mouvement naturel de la population dans la région du Nord-Caucase », 21 mars 1934, RGAE, 1562/329/131/15. 61. « Matériaux sur le bilan du mouvement naturel pour l’année 1933 », 31 mars 1934, RGAE, 1562/329/107/169-182. 62. « Compte rendu sur les résultats de l’étude du compte du mouvement naturel de la population, effectué par les collaborateurs de la TsOuNKhOu, de l’OuNKhOu d’Ukraine et de l’OblOuNKhOu de la région d’Ivanov en mars 1934 », 4 avril 1934, RGAE, 1562/329/132/56-66.

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plusieurs soviets ruraux, les enquêteurs ont remarqué l’existence d’instructions secrètes : dans le cas où les parents du mort déclaraient que la raison du décès était la famine, il fallait écrire “épuisement’’ (République des Allemands de la Volga) ou bien “inconnue’’ (Ukraine) 63 ». Il conclut, sans laisser planer aucune ambiguïté, que « les enquêteurs ont observé un petit nombre de décès surestimés et un très grand nombre sous-estimés 64 ». Dans une longue réponse adressée en avril 1934 à Kaganovitch et Kouïbychev 65 , Kraval reprend la thèse qu’il a toujours défendue. « L’interruption de l’enregistrement dans les registres de l’état civil provient de l’insuffisance du nombre de registres en cas de décès massifs. Les commissions créées par les soviets ruraux avaient pour fonction première de ramasser les corps et de les enterrer. Naturellement la question du comptage du nombre de morts était secondaire pour eux […] « Finalement, j’estime indispensable de noter que, malgré tous les défauts, incontestables, du compte préliminaire des décès et des naissances dans les soviets ruraux, défauts qui privent en grande partie ces comptes de leur importance essentielle pour l’État, même les données conjoncturelles de 1933, avec toutes les lacunes déjà notées plus haut, reflètent sans conteste, avec assez de précision, les principaux processus qui ont eu lieu dans le mouvement de la population en liaison avec les processus économiques, au cours de l’année 1933 66. »

Kraval ne cache pas la réalité de la crise et en souligne les conséquences. L’impossibilité de dire, ou d’écrire, certains faits conduit à des contorsions dans la présentation, mais ne change rien sur le fond. Cette attitude est maintenue dans le contexte d’une relation conflictuelle avec les commissions, fondée sur la suspicion, jusqu’à l’entrée en scène du NKVD (commissariat à l’Intérieur) en juillet 1934. Avec la transformation de la Guépéou en NKVD de l’URSS et l’extension des responsabilités de ce commissariat, 63. Ibid. 64. Ibid. 65. Alors respectivement président de la Commission de contrôle du Parti et de la Commission de contrôle soviétique. 66. Éclaircissements sur le rapport du cam. Voznessenski « Sur la statistique de la population », RGAE, 1562/329/107/156-168.

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le Politburo introduit un élément de tension entre administrations qui modifie le terrain de la polémique. En effet, dès sa création le 10 juillet 1934, le NKVD devient directement impliqué 67 car la responsabilité de l’enregistrement des actes d’état civil (naissances, décès, mariages et divorces) lui est confiée 68. Une direction de l’enregistrement de l’état civil est créée en son sein 69. Responsables du recueil préliminaire des données, les responsables du NKVD adoptent une logique policière dans le cadre du conflit en cours. Fondant leur raisonnement sur le fait que quelques décès avaient été comptés deux fois à la suite d’erreurs, ils cherchent à introduire un doute général sur la valeur des statistiques produites, sans fournir pour autant de correction. Ils concluent même que les naissances sont certainement sous-enregistrées et les décès surestimés : « Durant le processus de réorganisation des services de l’administration de l’état civil, nous avons repéré des faits de négligence criminels, et même des actes de sabotage de la part de quelques éléments antisoviétiques de certains soviets ruraux. Dans de nombreux soviets ruraux, nous avons découvert des tentatives de machinations de toutes sortes pour créer l’impression que la population de l’URSS était en voie d’extinction. […] Les directions régionales de la statistique n’en ont pas tenu compte 70. »

Kraval ne cède pas pour autant. Il écrit à Iagoda, alors commissaire du peuple à l’Intérieur, ce qui montre bien le déplacement du conflit qui se situe maintenant entre ces deux administrations. Il met en cause le travail des bureaux de l’état civil pour la défense de son institution. Ce faisant il 67. Sur cette réforme cf. Francesco BENVENUTI, « The “Reform” of the NKVD, 1934 », Europe-Asia studies, 49 (6), 1997, p. 1037-1056 ; A. I. KOKOURINE et Nikita V. P E T R O V , La Lubianka ; VTchK-OGPOu-NKVD-MGB-MVD-KGB, 1917-1960 ; Guide, coll. « Rossia XX vek — Dokoumenty », Moscou, 1997. 68. Recueil des lois, section II, article nº 36, 10 juillet 1934 ; A. G. VOLKOV, « Le recensement de la population de l’URSS de 1937, Histoire et matériaux », Information express ; série « Histoire de la statistique », fascicule 3-5, tome II, Mouzeï Statistiki Goskomstata SSSR, Moscou, 1990, p. 196 ; traduit dans Annales de démographie historique, « La démographie de l’Union soviétique », 1992. 69. TsOAGS : Département central des actes d’état civil. Alievski en prend la direction. 70. « Rapport sur l’élaboration du compte du mouvement naturel de la population », 19 février 1935, envoyé par Alievski à Iagoda, commissaire du peuple aux Affaires intérieures, RGAE, 1562/329/107/120-127.

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attaque directement le NKVD. Il souligne que la Direction de la statistique s’est souvent adressée aux comités exécutifs des diverses républiques pour se plaindre des insuffisances dans la couverture du territoire par les bureaux des ZAGS. Il démontre enfin qu’il est impossible de surestimer le nombre de décès 71. Les commissions de contrôle se rangent à l’avis du NKVD et rejettent toute la responsabilité sur la Direction de la statistique. Cependant, faute d’arguments précis, elles mettent en cause, comme au milieu des années 1920, la composition sociale et politique de la Direction de la statistique. Dans une longue conclusion, elles indiquent que l’équipe du mouvement de la population était dirigée par « la sans-parti Sifman 72, qui […] mène une agitation antisoviétique » car elle a déclaré que « en URSS, la situation des travailleurs se détériore, la mortalité de la population de l’URSS augmente et la natalité diminue (informations sur Sifman fournies par le NKVD) 73 ». L’absence de communistes au sein de la Direction de la statistique est ensuite soulignée : « La direction de tout le travail du calcul de la population est de fait réalisée par le directeur adjoint du secteur, le cam. Kurman, candidat au Parti. Malgré les défauts évidents des chiffres courants, avec lesquels travaille la TsOuNKhOu, celui-ci estime que les chiffres sont corrects. Au lieu d’être critique et de tenter d’améliorer la situation, il les oppose aux chiffres présentés par le cam. Staline au XVIIe congrès du Parti. […] La situation est encore plus mauvaise au bureau du recensement, dirigé par Kvitkine, sans parti, ancien noble, membre du parti social-démocrate entre 1904 et 1908. Le NKVD indique que Kvitkine répand des bruits à propos de la très forte diminution de la population dans l’Union, discréditant les chiffres de la population présentés par le cam. Staline au XVIIe congrès du Parti. Dans ce même bureau travaille le consultant Ouspenski 74, 71. « Rapport de Kraval, vice-directeur de la TsOuNKhOu, à Iagoda, commissaire du peuple aux Affaires intérieures », 10 avril 1935, RGAE, 1562/329/107/152-155. 72. Rosa Sifman ne sera pourtant pas réprimée en 1937. Elle continuera à travailler dans la statistique démographique après la Seconde Guerre mondiale. 73. « Sur le mouvement naturel de la population », rapport rédigé par Grossman, chef du groupe du personnel, et Nesterovski, contrôleur responsable, transmis par Ejov à Staline, 23 juin 1935, RGAE, 1562/329/107/128-133. 74. Il sera révoqué le 7 avril 1937 et réprimé.

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fils d’un serviteur du culte, à l’esprit antisoviétique (selon les informations du NKVD). Y travaillent aussi Florinskaïa 75 (consultante), fille d’un serviteur du culte, Ouspenskaïa (statisticienne), fille d’un serviteur du culte, Leontieva (statisticienne), fille d’un marchand, Nesloukhovski (chef de section), ancien noble, Gibshman (consultant), ancien noble, exclu de l’appareil soviétique durant la purge, selon la première catégorie. Ainsi l’affaire de la plus haute importance de la préparation du recensement de la population de 1936 est entre les mains de personnes socialement étrangères, à la tête desquelles se trouve Kvitkine, cité ci-dessus. De plus, il faut remarquer que, dans l’ensemble de l’appareil de la TsOuNKhOu, parmi les trois cents travailleurs principaux de niveau économistes et au-dessus environ cinquante personnes sont d’origine socialement étrangère (noble, serviteur du culte, marchand, etc.) 76. »

Ce texte montre clairement que tous les éléments qui vont fournir des justifications aux purges qui vont frapper l’appareil statistique à partir du mois de mars 1937 sont déjà présents en 1935 : dénonciation de la contradiction entre la déclaration de Staline au XVIIe congrès et les chiffres fournis par la Direction de la statistique, constatation de tendances démographiques qui ne correspondent pas aux théories officielles sur la croissance forte de la population de l’URSS et l’augmentation de la natalité, maintien, dans l’administration, de « spécialistes d’origine socialement étrangère ». Les dossiers du NKVD sont prêts aussi, recelant des déclarations hostiles et antisoviétiques. Résolution inachevée d’un conflit Ce conflit autour des chiffres de la population semble pourtant trouver une forme de solution lorsque le Politburo décide, le 2 juillet 1935, de créer une commission, composée de Iagoda, Ejov et Kraval, pour préparer un décret sur l’enregistrement et le calcul du mouvement naturel de la population 77 . Le 28 juillet, Kraval est nommé à la tête de la 75. Elle sera révoquée le 7 avril 1937 et réprimée. 76. « Sur le mouvement naturel de la population », op. cit. 77. « Procès-verbal de la réunion du Politburo », nº 29, point 9, 2 juillet 1935, RGASPI, 17/3/967.

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Direction de la statistique, à la place d’Ossinski 78. Enfin, le 21 septembre, le Politburo promulgue un décret consacré au compte du mouvement naturel de la population 79 ; le mode de résolution de ce conflit révèle sa difficulté à prendre une décision et à fournir une solution. Manifestement, Staline n’est pas encore prêt à trancher. Bien qu’il défende vigoureusement ses subordonnés mis en cause par les commissions de contrôle, Kraval est nommé directeur. Malgré les réserves qu’ils suscitent, les responsables de la préparation du recensement resteront en place, aussi bien Kvitkine, qui en assurera la direction, que Kurman, Ouspenski ou Florinskaïa. Enfin, le décret sur le mouvement naturel de la population renvoie dos à dos la Direction de la statistique et le NKVD. Il propose de renforcer le contrôle tant du travail des ZAGS que de l’administration statistique et de ses organes régionaux, en retirant les éléments « socialement étrangers » et peu qualifiés. On retrouve ici en partie la logique à l’œuvre lors de la purge de l’appareil statistique de 1924. Cependant, à la suite de la réforme du NKVD, la tactique politique a changé. Elle tend à laisser le conflit se développer entre deux administrations, l’une dont la légitimité repose sur une démarche scientifique, l’autre sur une fonction répressive, sans que des orientations particulières soient données. Cela ne modifie cependant pas en profondeur la nature des positions défendues par l’administration statistique, dont les responsables continuent à mettre en avant le professionnalisme, fondant leur attitude sur une croyance très forte dans la fidélité à la réalité des observations faites par les statisticiens. Les transformations qu’a subies cette institution depuis le milieu des années 1920, en particulier le renouvellement d’une partie de son personnel et son intégration au sein du Gosplan, n’ont pas modifié fondamentalement leur attitude : défense de l’institution et de ses spécialistes, refus de répondre à des arguments généraux sur la croissance de la 78. « Procès-verbal de la réunion du Politburo », 28 juillet 1935, nº 31, RGASPI, 17/3/969. 79. « Annexe au procès-verbal du Politburo », nº 33, point 227, 21 septembre 1935, RGASPI, 17/3/971, et décret du 21 septembre 1935 du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS et du Comité central du Parti « Sur le mouvement naturel de la population ». Ce décret est publié dans le Recueil des lois, section I, article 53, 19 octobre 1935.

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population. La défense que Kraval met en place pour protéger ses adjoints rappelle fortement celle développée par Popov, dix ans auparavant, pour sauver l’essentiel du personnel d’une purge programmée. En face, le NKVD accroît l’étendue de ses prérogatives en empiétant sur le rôle de contrôle dévolu jusque-là à d’autres institutions (l’Inspection ouvrière et paysanne dans les années 1920, puis la Commission de contrôle soviétique). S’il n’est pas possible, sur la seule base de l’histoire statistique, de généraliser cette remarque à l’ensemble du champ des administrations, cette nouvelle situation témoigne néanmoins d’une extension de l’activité et de l’autonomie de cette institution policière, qui peut contrôler directement d’autres administrations, au risque de confondre contrôle et répression, au niveau institutionnel et pas seulement individuel 80. Ce conflit montre aussi a contrario que les responsables politiques proches de Staline, et celui-ci surtout, n’ont pas réussi à élaborer un argumentaire cohérent pour défendre leurs positions. Faute de réponse adéquate, ce dernier est contraint, toujours, d’opposer une logique répressive à une logique administrative et scientifique. Il délègue au NKVD et aux commissions de contrôle le soin d’agir sans proposer lui-même de solution. Les statisticiens ne reçoivent donc pas de précisions réelles sur la demande politique. Face à des signaux envoyés particulièrement flous et mal définis, ils sont incapables de découvrir la logique politique sousjacente. S’ils excluent quelques termes proscrits du vocabulaire officiel, en particulier le mot « famine », ils n’en continuent pas moins à souligner l’importance de la mortalité en 1933 ou les événements démographiques exceptionnels qui ont marqué cette année-là. Les décisions de 1935 mettent fin très provisoirement à la polémique. La Direction de la statistique envoie, jusqu’au début de l’année 1937, des rapports sur la situation démographique qui, chaque fois que cela est possible, font ressortir l’augmentation de la natalité, par exemple en 1936. Mais ces documents n’en continuent pas moins à signaler une hausse de la mortalité tel ou tel autre mois. En évoquant une 80. La différence avec la situation des années 1920 est importante. Dès 1919, l’état civil était sous la tutelle du NKVD de Russie, mais celui-ci agissait comme un ministère de l’Intérieur classique qui ne concentre pas l’ensemble des organes répressifs.

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augmentation « des décès résultant d’avortements, due, à l’évidence, à une observation insuffisante par les organes de la milice et du commissariat à la Santé de l’application de la loi interdisant l’avortement 81 », ils mettent en cause d’autres administrations, ce qui accroît la tension entre celles-ci et la Direction de la statistique. À la veille de l’année 1937, les profondes transformations qui ont affecté la structure de l’institution statistique, sa direction et son personnel au cours de ses dix-huit années d’existence ne semblent pas avoir amoindri ses capacités de résistance et d’argumentation. Staline et ses proches n’ont pu soumettre cette administration. D’un autre côté, l’apparition du NKVD comme nouvel acteur, au côté ou parfois à la place des instances de contrôle, laisse présumer que la confusion entre contrôle et répression va tendre peu à peu à être la seule forme de réponse aux conflits. Cette confusion naît de l’impossibilité de concilier le maintien d’une légitimité scientifique avec la réponse aux exigences adressées par le pouvoir à des administrateurs professionnels. L’année 1937 peut être alors interprétée comme un aboutissement logique de cette tension.

81. « Rapport de Kraval envoyé à Andreev (secrétaire du Comité central du Parti, Molotov (président du Conseil des commissaires du peuple), Ejov (NKVD) et Mejlaouk (vice-président du Conseil des commissaires du peuple) sur “Fécondité, mortalité et croissance de la population de l’URSS pour les 10 premiers mois de 1936 (d’après des données estimées à partir de 97 % de l’ensemble des ZAGS)’’ », 5 janvier 1937, RGAE, 1562/329/107/204-207.

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6 La solution extrême

On comprend aisément l’enjeu que représente, pendant les années 1930, la réalisation d’un recensement de la population. Le dernier a eu lieu en 1926. Or, il est indispensable de disposer d’estimations actualisées de la population pour établir les plans quinquennaux : population active par branche d’activité, population rurale, urbaine, agricole, industrielle, nombre d’enfants en âge scolaire et de personnes âgées, toutes ces informations sont nécessaires au Gosplan et à toute forme administrative de l’économie. Le caractère massif et public d’un recensement démographique en fait, en revanche, un outil à double tranchant. D’un côté, les chiffres doivent permettre d’affirmer le triomphe du socialisme en URSS et l’homogénéité du territoire, légitimer l’existence de ce nouveau type d’État et sa pérennité, et attester les profondes transformations sociales d’un pays au seuil du communisme. Mais, d’un autre côté, il ne faut pas qu’ils dévoilent l’échec des choix politiques staliniens, en particulier l’immense traumatisme humain de la collectivisation forcée. Projets de recensements Suivant une logique administrative et scientifique, la Direction de la statistique souhaite, très tôt, réaliser un recensement. Minaev, le nouveau directeur, l’aurait suggéré dès 1930. C’est ce que Kvitkine indiquera en 1937 au cours de l’interrogatoire qui suivra son arrestation. Cependant

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cette demande n’est pas évoquée au Politburo, ce qui tend à montrer qu’elle n’est pas parvenue à convaincre les instances politiques supérieures 1. En revanche, le projet est sérieusement envisagé en 1932, et mis à l’ordre du jour de la réunion du Politburo du 20 avril 1932. Celui-ci décide, à la demande de Molotov, qu’un recensement aura lieu en décembre 1933 2. Un recensement pilote est réalisé dès le 13 août 1932 3. Le questionnaire est proche de celui du recensement de 1926, réputé pour sa qualité 4. Il comporte de nombreuses questions précises sur la mobilité géographique, l’analphabétisme et la situation professionnelle. Comme en 1926, les conditions de logement restent l’objet d’une attention particulière, notamment les cas de cohabitation de plusieurs familles dans un même logement et les éléments de confort disponibles (eau courante, etc.). La logique de la continuité statistique prédomine encore, ce projet n’est pas marqué par une nouvelle représentation de la société. En avril 1933, le recensement prévu pour décembre est ajourné et reporté en 1934 5. Il l’est une nouvelle fois en juin 1934 et fixé cette fois-ci à janvier 1936 6. Les plus hauts responsables du Parti et de l’État commencent à y prêter une grande attention à partir de la fin de l’année 1935. Auparavant, Ossinski a été démis de ses fonctions (« à sa demande ») et remplacé par son adjoint Kraval. Entre mi-décembre 1935 et avril 1936, pas moins de quatre réunions du Politburo sont consacrées à l’organisation du recensement 7 . Enfin, un 1. TsA FSB, dossier nº 7978. 2. « Procès-verbal du Politburo », nº 97, point 33/10, 23 mars 1932, par consultation le 20 avril 1932, RGASPI, 17/3/881 et décret du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, 13 août 1932, ainsi que « Matériaux du procès-verbal de la réunion du collège de la TsOuNKhOu », RGAE, 1562/1/738/1 ; « Formulaire du recensement pilote de la population de 1932 », RGAE, 1562/1/738/35. 3. Décret du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, Recueil des lois, section I, 1932, nº 29, article 186, 22 avril 1932. 4. Les divers projets de formulaires de recensement sont présentés sur le serveur http://www-census.ined.fr. Sont ainsi fournis les formulaires des projets de 1933, 1934, 1936, 1937 et 1939. Dans la description qui suit, nous reprenons en partie de nombreux éléments présentés dans A. G. VOLKOV, « Le recensement de la population de l’URSS de 1937, Histoire et matériaux », op. cit., p. 27-28. 5. « Procès-verbal du Politburo », nº 136, point 56\32, RGASPI, 17/3/921. 6. « Procès-verbal du Politburo », nº 9, point 125\115, 26 juin 1934, par consultation le 22 juin 1934, RGASPI, 17/3/947. 7. « Procès-verbal du Politburo », nº 35, point 176, 16 décembre 1935, par consultation le 15 décembre 1935, RGASPI, 17/3/973 ; nº 1, point 1, RGASPI, 17/3/974 ; nº 2, point 272, RGASPI, 17/3/975 ; nº 3, point 1, RGASPI, 17/3/976.

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LA SOLUTION EXTRÊME

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décret du Conseil des commissaires du peuple fixe la date au 6 janvier 1937 8. Une série de projets de questionnaires est alors élaborée. Parmi les trois conservés dans les archives, les deux premiers sont répertoriés comme projets du formulaire de recensement de 1936 9, seul le troisième porte la mention de l’année 1937 10. Les variations dans la formulation des questions, les ajouts et suppressions notamment, éclairent les formes de négociations et les tensions entre le regard politique et le regard statistique portés sur cette opération, qui ont entouré leur rédaction 11. Déjà, le premier projet ne contient plus de référence aux conditions de logement. Au cours de l’élaboration des trois projets, les questions portant sur l’activité professionnelle sont réduites au strict minimum. Les catégories sont considérablement simplifiées, orientant l’interprétation vers l’affirmation de l’unification de la société et de la disparition progressive de toute stratification sociale. Le questionnaire de 1937 confirme et renforce la tendance engagée à la fin des années 1920, qui consistait à enlever à la statistique un de ses principaux objets, l’étude fine de la société. Cette logique de simplification extrême est partout : ainsi, alors que, dans le premier projet, la question sur l’analphabétisme distinguait ceux qui savaient lire et écrire, seulement lire, ou étaient totalement analphabètes, elle est simplement formulée, dans les deux projets suivants, par la question « Analphabète ou non ? ». Le souci de montrer les succès de l’alphabétisation prime de manière flagrante sur celui de cerner avec précision sa nature. Enfin, la disparition de toute référence aux relations de parenté entre membres d’un même ménage peut être interprétée comme l’expression de la volonté d’ignorer tous les liens de solidarité au profit de la seule relation avec l’État. Les interventions du Conseil des commissaires du peuple et du Comité central du Parti à propos de la rédaction du questionnaire ont été nombreuses et expliquent une grande 8. Décret du Conseil des commissaires du peuple en date du 28 avril 1936. 9. RGAE, 1562/336/106/3 et RGAE, 1562/336/106/2. 10. RGAE, 1562/336/106/4. 11. Outre les documents originaux, dont les références figurent dans les notes précédentes, on pourra consulter V. B. J IROMSKAÏA , I. N. K ISELEV et Iouri A. POLIAKOV, Un demi-siècle sous le sceau du secret. Le recensement de la population de 1937, Moscou, 1996, ouvrage dans lequel figure une comparaison exhaustive entre ces trois projets.

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partie de ces transformations. Le 26 mars 1936, Kraval rappelle au directeur de la commission du recensement qu’il doit examiner l’ensemble des formulaires, puisque « l’ensemble de tous les formulaires remplis lors du recensement doivent être approuvés par le Conseil des commissaires du peuple ». Un formulaire annoté par le Comité central du Parti montre que l’essentiel des corrections revenant à simplifier au maximum les questions ont été conservées par la suite 12. Cette intervention directe a eu lieu entre le premier et le second projet. Staline a lui même apporté des corrections 13. Kraval aurait affirmé que « le questionnaire concis et dense avait été écrit de la première à la dernière ligne par le camarade Staline en personne 14 ». Par ailleurs, la composition de la commission de préparation du recensement est très politique. Dire ce qui est et ne doit pas être Les nombreuses interventions politiques témoignent du refus ou de l’impossibilité des statisticiens de comprendre les intentions réelles du centre politique. Elles ne suffiront pas, toutefois, à résoudre les questions posées. Très vite, dès l’obtention des premières estimations, il devient clair qu’il n’est plus possible de masquer le déficit important de la population et les traces profondes de la famine de 1933. Les auteurs du recensement en étaient conscients avant même sa réalisation, car les diverses enquêtes tests réalisées durant l’année 1936 avaient mis en évidence que la population de l’URSS serait très inférieure à celle escomptée par Staline. En 1934, lors du XVIIe congrès du Parti, celui-ci avait en effet souligné que « la population de l’Union soviétique avait crû de 160,5 millions de personnes à la fin de 1930 jusqu’à 168 millions à la fin de l’année 1933 15 ». L’usage de ce chiffre 12. Ce document a été retrouvé par le NKVD dans l’appartement d’A. S. Popov, vice-président de la TsOuNKhOu en 1937, RGAE, 1562/329/200/135-136. 13. A. G. V OLKOV , « Le recensement de la population de l’URSS de 1937, Histoire et matériaux », op. cit. 14. Ibid. 15. « Rapport du cam. Staline — rapport synthétique du cam. St. sur le travail du CC du Parti, point 3 : amélioration de la situation matérielle et de la culture des travailleurs », première séance (soirée du 26/01/1934), XVIIe congrès du Parti

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était symbolique. La puissance de l’URSS était démontrée par la rapidité de la croissance du nombre de Soviétiques. Pour annoncer un tel chiffre, Staline s’était fondé sur les projections du Gosplan réalisées en extrapolant la croissance observée dans les années postérieures au recensement de 1926, sur la base de l’hypothèse d’une augmentation de trois millions d’habitants par an entre 1926 et 1937. En 1935 à nouveau, il avait indiqué que la croissance annuelle de la population de l’URSS, qu’il estimait à trois millions de personnes, égalait la population totale de la Finlande 16. Dans un tel scénario, les conséquences humaines de la collectivisation et de la famine de 1933 étaient effacées des chiffres. Les estimations de l’état civil dont la Direction de la statistique disposait conduisaient à des projections très éloignées de celles du Gosplan. À ce sujet, Kurman rapporte que, après le XVIIe congrès, Ossinski, alors directeur de la statistique, eut un entretien avec Staline et lui demanda d’où provenait le chiffre de la population qu’il avait cité. Staline lui répondit qu’il savait lui-même quel chiffre indiquer 17. Lors d’une réunion ultérieure du Comité central consacrée au recensement de la population, Staline aurait dit : « Avec Kraval, nous avons des divergences concernant les estimations de la population — le recensement montrera qui a raison 18. » D’autres témoignages ou accusations postérieurs révèlent le trouble qui avait saisi les statisticiens face à l’écart prévisible entre chiffres prévus et chiffres attendus de la population. Même si on ne peut se fier à des propos soutirés à des accusés lors d’interrogateurs du NKVD et utilisés contre Kraval, Kvitkine et d’autres, ils expriment bien la nature de ces doutes. Ainsi, Kraval, observant les estimations préliminaires à la réalisation du recensement, aurait affirmé : « Et

— compte rendu sténographique (26 janvier-10 février 1934) (3e édition), Partizdat, Moscou, 1934, p. 24-25 ; Pravda, 28 janvier 1934. 16. Pravda, 4 décembre 1935 ; cf. aussi Mark TOLTS, « The Failure of Demographic Statistics ; A Soviet Response to Population Troubles », miméo. 17. Il s’agit probablement de l’entretien entre Staline et Ossinski qui eut lieu le 25 février 1934. Cf. « Les visiteurs du bureau de I. V. Staline, 1934-1935 », Istoritcheskiï Arkhiv, 3, 1995, p. 122. 18. Brandgendler signale cela lui-même lors d’un interrogatoire après son arrestation. TsA FSB, dossier nº 5719.

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alors, nous ferons un recensement, et nous verrons bien 19. » À peu près au même moment, il aurait insinué que « la diminution importante du nombre de têtes de bétail, démontrée par le recensement du bétail, est le résultat de la politique du Parti dans le domaine de la collectivisation 20 ». Il aurait dit aussi : « À la veille du recensement, dans le cadre d’un échange avec les dirigeants de la Direction de la statistique d’Ukraine, il est apparu que la population totale de cette république ne dépasserait pas 29 millions de personnes, alors que les données officielles fournissaient un chiffre de 35 millions de personnes 21. » Un proche collaborateur de Kraval l’aurait encore accusé, au cours de son interrogatoire par le NKVD, de s’être engagé, après son arrivée à la tête de la TsOuNKhOu, dans une démarche d’« altération consciente des chiffres de la population pour tenter, par la voie des chiffres, de démontrer que la politique du Parti dans ce domaine était erronée, qu’elle n’était pas faite dans l’intérêt des masses, que la politique de collectivisation et d’industrialisation avait conduit au dépérissement d’une masse énorme de population, que la politique du Parti n’avait pas amélioré, mais au contraire détérioré la condition matérielle des travailleurs, et que cela expliquait l’absence de croissance de la population en Ukraine, au Kazakhstan, dans l’ATchK, dans la région de Koursk et dans la Volga inférieure 22 ». Autre accusation portée contre Kraval : en janvier ou février 1936, il aurait déclaré à l’un de ses collaborateurs que, à la Direction de la statistique, « opère une grande quantité de chiffres inexacts et gonflés, en particulier ceux de la population, qui ne sont pas du tout comme on se le figure ; une seule conclusion politique peut être tirée de ces chiffres : la politique du Parti n’est pas correcte, elle entraîne le pays vers une catastrophe. Nous avons à la TsOuNKhOu toutes les possibilités de démontrer cela avec des chiffres et nous devons le faire, nous avons les gens pour cela. S’il n’est pas possible d’arriver par d’autres moyens à un changement de la politique du Parti, nous devons montrer, à partir de ces chiffres, 19. Cela est confirmé par la réponse attribuée à Staline, évoquée ci-dessus, et provenant d’une source indépendante de cette dernière. 20. TsA FSB, dossier nº 8328. 21. Ibid. Une lettre conservée dans les archives confirme à peu près la véracité de ces propos. Voir plus loin dans ce chapitre. 22. Ibid. ATchK : région de la mer d’Azov et de la mer Noire.

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que la politique du Parti a fait faillite et qu’elle a provoqué le dépérissement de la population. Par cette voie, nous devons arriver à un changement de la politique du Parti. Il faut faire cela au plus vite 23 ».

D’après d’autres accusations, en évoquant les résultats de l’analyse des données du recensement pilote de 1932, Kvitkine aurait, au cours d’une conversation tenue en mai ou juin 1936, développé une « soi-disant théorie » selon laquelle la croissance de la population diminue en fonction de l’amélioration du niveau de vie de la population. Plus le niveau matériel est élevé, moins la natalité l’est. Le débat à ce sujet est important alors : il s’agissait de savoir si la croissance de la population était fonction du niveau de vie. Certains soutenaient cette thèse, alors que d’autres, s’appuyant sur l’exemple des pays capitalistes mais aussi de l’URSS, défendaient la position inverse, qui se révélera d’ailleurs exacte. Un débat théorique important, mais classique, était donc utilisé pour fonder des soupçons et des accusations. Enfin, selon un responsable du secteur de la population de la Direction statistique d’Ukraine, Kvitkine, durant un séjour en Ukraine, lui aurait dit : « Au XVIIe congrès du Parti, Staline a déclaré qu’il y avait 168 millions d’habitants et, un peu plus tard, qu’il naît en URSS 3 millions de personnes (une population égale à celle de la Finlande). Après cela, seuls ces chiffres ont figuré dans les statistiques officielles 24. »

C’est évident, on ne peut se fier à ces déclarations soutirées lors d’interrogatoires du NKVD. En particulier, les interprétations politiques supposées formulées par Kraval et Kvitkine ont été en partie soit suscitées, voire inventées par le NKVD lui-même, soit provoquées par le souci de leurs divers collaborateurs de se décharger de leur responsabilité et de sauver leur vie. Toutefois, les « déclarations » de Kvitkine ont été vraisemblablement construites sur la base de ses propres paroles, sorties de leur contexte ou pas. En effet, les affirmations qui lui sont prêtées correspondent aux idées qui 23. Ibid. 24. Ibid.

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lui sont régulièrement attribuées dans les divers rapports dont il fait l’objet au cours des années 1930, mais aussi qu’il exprime dans ces propres travaux. En revanche, la figure de Kraval, comme opposant résolu à la politique du Parti est plus difficile à admettre. Mais rien n’exclut une réelle lucidité de sa part face aux chiffres qu’il recevait. Plongé dans une administration dont les statisticiens proclamaient haut et fort le caractère résolument scientifique, ce personnage politique en vient lui aussi à défendre les chiffres qu’elle produit. Quoi qu’il en soit, les différents termes de l’analyse des raisons de ces catastrophes démographiques sont bien dans la tête des statisticiens durant cette période de préparation du recensement. Tous ont conscience des disparités qu’ils vont mettre en évidence et des contradictions à propos desquelles ils vont devoir s’expliquer. Le NKVD leur fait dire l’histoire telle qu’elle se déroule, mais ce simple fait les rend coupables, puisque ces faits sont justement ceux que Staline s’emploie à faire disparaître. Cela démontre, s’il en était besoin, que l’histoire exacte des diverses catastrophes de cette période était connue de tous. Cela montre aussi que les interrogatoires, loin d’être une construction artificielle, tendent simplement à faire dire le vrai à ceux qui ont été témoins de cette histoire. Le NKVD fait dire aux accusés ce qui est, mais qui ne doit pas être. L’indiscutable témoignage des chiffres Le Comité central du Parti suit attentivement les résultats préliminaires du recensement et le travail de justification entamé par la Direction de la statistique. Dix jours après le recensement, le 16 janvier, le Politburo décide de créer une commission de vérification au sein du Parti, présidée par Iakovlev, responsable du département de l’Agriculture du Comité central 25. Membre du Comité depuis 1930, celui-ci venait de l’Inspection ouvrière et paysanne, dont il avait été vice-président de décembre 1926 à décembre 1929. Il avait été ensuite commissaire du peuple à l’Agriculture, entre décembre 1929 et avril 1934. Le choix de ce responsable 25. « Procès-verbal du Politburo », point 129, 16 janvier 1937, RGASPI, 17/3/983.

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politique rompu aux tâches de contrôle administratif, qui avait occupé un poste clé pendant la collectivisation et la famine, n’étonne guère. La composition des douze membres de la commission préserve néanmoins un réel équilibre entre administrateurs statisticiens et bureaucrates politiques. Parmi les premiers figurent notamment P. I. Popov, premier directeur de la statistique, Smoulevitch, connu pour ses compétences en statistique sanitaire et sociale, et Nemtchinov, économiste et agronome de renom qui a eu un rôle actif dans l’établissement des balances fourragères. Parmi les seconds, Ivan D. Vermenitchev est une figure caractéristique du nouveau bureaucrate du Parti promu pour sa fidélité. Cet homme, au parcours bureaucratique des plus classiques, est né en 1899 en Asie centrale, dans une famille paysanne. En 1920, il est le représentant du Turkestan au commissariat aux Nationalités, puis, après avoir travaillé peu de temps à la TsSOu et au Gosplan, il devient directeur de la TsOuNKhOu, le 23 mai 1937, avant d’être arrêté le 5 décembre 1937 et fusillé le 9 février 1938. La composition équilibrée de la commission 26 montre le souci de préserver encore une légitimité scientifique aux opérations de contrôle. Une série de vérifications sur le terrain est engagée. Les rapports des différents membres de la commission sont envoyés à Staline et Molotov entre le 4 février 1937 et le 25 mars 1937. Les opérations de vérification consistent à aller dans les localités retenues pour comparer individus recensés et individus présents. Ainsi, dans un village proche de Moscou, le vérificateur note que 140 des 6 899 habitants n’ont pas été recensés, dont 87 étaient présents lors du recensement et 24 avaient rempli le formulaire individuel, mais avaient été rayés « à tort » car ils s’étaient absentés le jour du recensement. Il conclut qu’« un déficit massif d’enregistrement a eu lieu dans les baraquements dans lesquels vivent les ouvriers des chantiers de construction. Dans ces endroits, les feuilles de recensement ont été remplies en une journée sans passage d’un contrôleur. Aussi, seuls les travailleurs qui se trouvaient dans les

26. Y figurent, en outre, Gueguetchkor, Tsagouria, A. Gaïster, Rubinstein, A. Tchelintsev, A. Barbé, G. Kozlov.

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baraquements ont été recensés, mais ceux qui étaient sur les chantiers ont été oubliés 27 ». La plupart des autres rapports sont proches de celui-ci, presque toujours construits selon un même plan, probablement défini à l’avance. Les lettres d’accompagnement transmises par Iakovlev à Staline et Molotov sont pleines de menaces à l’adresse des statisticiens. Par exemple, le 25 février 1937, il indique que « le vice-président de la commission, G. Gueguetchgor, a fourni, le premier, de nombreux exemples d’omissions de personnes qui avaient pu être récupérées à la suite d’une simple vérification partielle, organisée par l’envoi en Ukraine de camarades pour une durée de un ou deux jours ; deuxièmement elle montre les sources principales du sous-enregistrement, qui est le résultat de l’organisation du recensement par la TsOuNKhOu selon ses propres méthodes 28 ». Dès le 11 février 1937, Kraval a essayé d’expliquer le chiffre estimé de la population, dans un rapport envoyé à Staline et Molotov 29. Il n’émet aucun doute sur la qualité des résultats du recensement et soutient très fermement l’organisation du travail. Il décrit les régions qui ont connu une baisse de population en « attirant l’attention sur la situation suivante : dans ce groupe sont incluses des régions dans lesquelles l’opposition des koulaks à la collectivisation a été la plus dure et la plus vive, et cela a eu un impact sur le chiffre de la population 30 ». Il fournit même une carte qui montre sans ambiguïté les régions touchées par ce déclin de la population. Il critique alors à nouveau fortement le travail des bureaux de l’état civil, qui, selon lui, reste défectueux malgré sa prise en charge par le NKVD. Il critique aussi le travail d’enregistrement de la population dans les grandes villes. Il se place totalement dans la ligne de la polémique engagée en 1933, et surtout en 1934, avec le NKVD. Manifestement, il n’a pas pris conscience du fait que la situation s’était profondément transformée et que les rapports de force s’étaient modifiés. 27. « Écrits du département de l’agriculture du Comité central du Parti sur la TsOuNKhOu, sur les résultats préliminaires du recensement de la population de 1937 et 1939 et autres écrits (1937-1957) », RGASPI, 82/2/537. 28. Ibid. 29. « Sur les résultats préliminaires du recensement de la population de l’Union », envoyé par Kraval à Staline et Molotov le 11 février 1937 ; GARF, 5 446/22a/1 096/16-29, ainsi que RGAE, 1562/référence précise égarée. 30. Ibid.

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Un rapport envoyé par Kurman à Kraval est encore plus précis 31. Celui-ci lui avait demandé de lui expliquer la différence entre le chiffre estimé par projection et le résultat observé. Dans un premier temps, comprenant le danger qu’il court, Kurman refuse de le faire, mais finalement y est contraint 32. Il confirme sa réticence lors de son interrogatoire par le NKVD, indiquant que l’ordre lui avait été donné par Kraval 33. Il a maintenu cette déclaration après sa libération des camps. Dans le rapport qu’il rédigea en 1937, il examine de manière précise l’origine de l’écart entre les projections du Gosplan, utilisées par Staline dans son rapport au XVIIe congrès, et le chiffre obtenu, inférieur de 8 millions. Il explique que les décès dans les camps n’ont pas été décomptés, que la mortalité a été sous-estimée durant les années 1930, en particulier en 1933, et que l’Asie centrale a connu une émigration massive 34. Au cours de son interrogatoire, il sera reproché à Kurman d’avoir avancé l’énorme mortalité des détenus dans les camps comme explication 35. Auparavant, le 22 mars 1937, Iakovlev avait envoyé à Staline et Molotov une copie du rapport écrit par Kurman à Kraval, en précisant que « Kurman, dans ce rapport, explique les résultats du recensement. Il note que, durant les dernières années, 2 millions de personnes ont émigré hors de l’URSS ; rajoute, sans la moindre preuve, 1 million de personnes au nombre de décès enregistrés dans les actes d’état civil en 1933 ; inscrit, sans la moindre preuve, au titre du NKVD le décès d’1,5 million de personnes, dont l’enregistrement soi-disant aurait échappé à l’enregistrement général de l’état civil.

31. « Rapport sur le mouvement naturel de la population dans la période intercensitaire — 17 décembre 1926-6 janvier 1937 », adressé à I. A. Kraval par Kurman, le 14 mars 1937, RGAE, 1562/329/107/90-95. 32. Selon un entretien réalisé après sa libération des camps : M. V. KURMAN, « Mémoires de M. V. Kurman », Cahiers du monde russe et soviétique, nº 4, p. 589-629. Cet entretien avait été recueilli par Anatoli VICHNEVSKI, « Le destin d’un démographe : portrait sur le fond d’une époque », Cahiers du monde russe et soviétique, nº 4, 1993, p. 577-588. 33. TsA FSB, dossier nº 2791. 34. « Rapport sur le mouvement naturel de la population dans la période intercensitaire — 17 décembre 1926-6 janvier 1937 », RGAE, 1568/329/107/90-95. Ce rapport est partiellement traduit dans Alain BLUM, Naître, vivre et mourir en URSS, 1917-1991, op. cit. 35. TsA FSB, dossier nº 2791.

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Ces chiffres sont très proches de ceux avancés par les fascistes 36. Nous avons obtenu les notes de Kurman de manière non officielle 37. »

Ces notes vont déclencher une réaction politique brutale. Parvenues à Iakovlev par un canal qui n’est pas précisé, elles vont servir de base à l’ensemble des dénonciations et accusations futures. Le lendemain même, Iakovlev est reçu par Staline 38. Kurman est arrêté dans la soirée du même jour. Il sera déporté un peu plus tard. Le processus de répression s’engage. Dans un rapport synthétique non daté, postérieur à l’arrestation de Kurman, Iakovlev et l’ensemble des membres de la commission de vérification soulignent les principaux défauts du recensement, condamnant pêle-mêle l’usage d’une méthode erronée, la volonté de faire le recensement en un jour, la mauvaise qualité de la rédaction des instructions, l’absence de prise en compte des personnes qui voyagent, la date même du recensement (qui coïncidait avec le Nouvel An orthodoxe russe), etc. Les conclusions sont exprimées en des termes politiques et menaçants : « Le recensement a été organisé en l’absence des règles les plus élémentaires ; Le recensement a été saboté dans le but préconçu de démontrer le mensonge fasciste au sujet des décès en URSS, de la famine et de l’émigration hors des frontières de l’URSS en relation avec la collectivisation de quelques millions de personne ; Ont été oubliés dans le recensement, à en juger d’après les données que nous avons présentées plus haut, pas moins de 4 % de la population, soit environ 6,5 millions de personnes 39. »

Ce chiffre de 4 % ramène la population au niveau de ce que Staline avait déclaré, ce qui convient à Iakovlev. Kraval est reçu à deux reprises par Staline, le 3 avril, en présence de Iakovlev, et le 25 avril 40. La tension monte entre 36. Souligné en rouge par Molotov. 37. RGASPI, 82/2/537/81. 38. « Les visiteurs du bureau de I. V. Staline, 1936-1937 », Istoritcheskiï Arkhiv, 4, 1995, p. 47. 39. RGASPI, 82/2/537/129-155. 40. « Les visiteurs du bureau de I. V. Staline, 1936-1937 », Istoritcheskiï Arkhiv, 4, 1995, p. 48 et p. 50.

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les différents protagonistes. Kraval accuse Iakovlev d’avoir fixé à l’avance la sous-estimation de 4 % à laquelle il prétend arriver dans son rapport ; celui-ci répond, dans une lettre adressée à Staline le 18 mai 1937 : « Pour caractériser les méthodes par lesquelles Kraval défend la bande de saboteurs ayant réalisé le recensement, je vous demande de comparer celles utilisées, et rapportées dans tous mes télégrammes, par les camarades qui ont vérifié le recensement avec les déclarations calomnieuses que Kraval vous adresse ainsi qu’au cam. Molotov, selon lesquelles nous aurions d’une manière ou d’une autre convenu d’arriver à pas moins de 4 % de personnes non recensées. Le cam. Kraval, au lieu d’examiner pourquoi et comment il s’est retrouvé à la tête d’une bande de saboteurs, tente de tromper les camarades, cachant ainsi sa faute au Parti 41. »

Iakovlev est reçu par Staline deux jours après l’envoi de cette lettre 42. Kraval, accusé de couvrir ses collaborateurs, est arrêté deux semaines plus tard, le 31 mai 1937, dans son logement situé dans la fameuse « maison sur le quai » dans laquelle vivaient de nombreux dirigeants 43. Il est condamné par le collège militaire de la Cour suprême de l’URSS, le 21 août 1937, à la peine de mort et à la confiscation des biens qu’il possède. La condamnation est exécutée à Moscou, le 26 septembre, sans que Kraval ait reconnu sa culpabilité. Ennemis du peuple Les arrestations de Kurman et de Kraval précèdent de quelques semaines seulement celles, nombreuses, qui vont décapiter l’ensemble de l’appareil de la statistique. Kvitkine, directeur du bureau du recensement, est fusillé. Son adjoint, Brandgendler, déporté, meurt dans un camp en 1942 44. Les responsables, centraux ou locaux, sont arrêtés puis déportés 41. RGASPI, 82/2/537/124, le 18 mai 1937. 42. « Les visiteurs du bureau de I. V. Staline, 1936-1937 », Istoritcheskiï Arkhiv, 4, 1995, p. 47. 43. TsA FSB, dossier nº 8328. Sur la « Maison sur le quai » (Dom na naberejnoï) et l’arrestation progressive de la plupart de ses habitants, voir par exemple le roman de Youri TRIFONOV, La Maison du quai, Gallimard, Paris, 1978. 44. Kurman a croisé plusieurs fois Brandgendler durant sa déportation. V. N. Maksimova a raconté le destin de Brandgendler dans ses souvenirs :

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ou exécutés. Devenu directeur de la statistique le 23 mai 1937, Vermenitchev est chargé de l’essentiel de l’opération de purge interne. Il conclut son travail en décembre 1937 par ces termes : « Les ennemis du peuple qui règnent en maître à la TsOuNKhOu ont désorganisé consciemment le travail de la TsOuNKhOu et mené une politique de sabotage dans le domaine de l’organisation du travail […]. Une telle politique a conduit à une fluctuation exceptionnelle des effectifs de l’appareil de la TsOuNKhOu 45. »

Lui-même est arrêté juste après, le 5 décembre 1937, condamné à mort le 8 février 1938, et exécuté le même jour. Au cours de ses interrogatoires, parlant de son « travail de sabotage » à la Direction de la statistique, il déclare n’avoir pas eu le temps de causer un grand préjudice puisqu’il ne connaissait personne dans cette administration ! Il a été accusé néanmoins d’être membre d’une organisation contrerévolutionnaire et d’activité de sabotage 46. En quelques années les trois quarts du personnel ont été renouvelés : un quart seulement du personnel présent en 1939 était déjà là en 1935. La rotation était déjà forte et les exclusions fréquentes avant même 1937, mais elles atteignent alors un sommet, le sort de ceux qui sont touchés étant dramatique le plus souvent. Il n’est pas possible d’établir la liste de tous ceux qui furent arrêtés, déportés ou fusillés, notamment dans les directions régionales 47. Ce fut le cas de nombreuses personnes évoquées dans cet ouvrage et on peut estimer qu’un peu moins de la moitié des personnes ayant occupé une position de responsabilité ou de spécialiste ont été fusillées 48. V. N. MAKSIMOVA, « Parmi mes souvenirs (années 1920-1930) », Voprossy statistiki, 10, 1996, p. 78-87. 45. « Décret du présidium unifié du Comité central de l’Union et du comité de la région de Moscou de l’Union des administrations d’État » (décembre 1937 — projet), RGAE, 1562/2/758/6. 46. Dans ce « groupe contre-révolutionnaire », on trouve aussi les noms de Mejlaouk, G. I. Smirnov, Kviring, Parzian, Mesiatsev, Fichzon et Troïtski (TsA FSB, dossier nº 9444). 47. A. G. V OLKOV , « Le recensement de la population de l’URSS de 1937, Histoire et matériaux », op. cit. 48. Parmi les 160 personnes vivantes au début de l’année 1937, évoquées dans cet ouvrage, n’ayant pas occupé de position simplement politique à haut niveau et dont

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Parallèlement à cette répression massive, les dirigeants politiques hésitent sur la conduite à tenir face aux résultats eux-mêmes. Aucune décision n’est prise avant septembre 1937. Aucun chiffre n’est publié, mais un premier rapport est effectué en août 1937 par Pissarev et Khotimski. Les deux statisticiens proposent une série de corrections qui conduiraient à porter le chiffre de 162 millions d’habitants à 168,5 millions. L’argumentation semblait pouvoir être acceptée puisqu’elle reprenait les critiques et conclusions déjà formulées par la commission Iakovlev. Les auteurs du rapport proposaient même un projet de décret contenant entre autres un article « autorisant la TsOuNKhOu à apporter aux résultats du recensement de 1937 des corrections au sous-enregistrement, différentes selon les républiques et les régions ; reprenant la proposition de la TsOuNKhOu de le corriger globalement pour l’URSS de 4 % 49 ». Ce décret ne fut pas adopté. Au contraire, le 23 septembre 1937, le Comité central du Parti annule le recensement et décide qu’une nouvelle opération censitaire doit être réalisée en janvier 1939 50. Il est difficile de comprendre ce qui a orienté la décision dans ce sens, et non dans celui d’une manipulation des résultats. Il est certain que la répression qui s’était abattue sur l’appareil statistique était ainsi « justifiée ». De son côté, la Direction de la statistique était incitée par cette nouvelle opération à légitimer la décision antérieure et à reprendre une logique professionnelle de travail. Enfin, un tel décret impliquait la nécessité de remettre en route très rapidement les organes régionaux et centraux. Iakovlev, à l’origine des arguments critiques et des propositions de correction, est lui-même arrêté juste après ce décret, le 12 octobre 1937. Il est fusillé peu après, le 29 juillet 1938. on connaît au moins quelques éléments biographiques, en particulier l’année de naissance, 52 au moins furent fusillées durant les années 1937 et 1938, 66 décédèrent après 1938, 43 ont un destin inconnu, mais parmi elle plusieurs ont probablement été arrêtées. Voir l’ensemble des biographies présentées sur http://wwwcensus.ined.fr/histarus. Nous espérons, à terme, pouvoir donner une image plus précise de ces répressions. 49. « Projet de proposition », in « Rapport signé Pissarev et Khotimski », 19 août 1937, RGAE, 1562/329/200/1198. 50. Décret du Conseil des commissaires du peuple du 27 septembre 1937, Recueil des lois. « Procès-verbaux du Politburo », nº 54, point 13, par consultation le 23 septembre 1937, RGASPI, 17/3/992 ; annexe.

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Une autre question reste posée. Pourquoi la purge a-t-elle épargné un certain nombre de statisticiens qui avaient pourtant participé à l’élaboration du recensement et ne semblaient pas avoir pris de positions particulières susceptibles de les protéger contre la répression ? Parmi ceux-ci, on trouve Vladimir N. Starovski, membre de la commission méthodologique en 1932, qui avait même signé un ouvrage préfacé par Kraval, classé maintenant « ennemi du peuple » (cet ouvrage fut retiré de la circulation en 1938, car « il contenait de nombreuses affirmations erronées 51 »), Aron Ia. Boïarski, proche collaborateur de Brandgendler, P. I. Popov, dont le dossier, dans les mains du NKVD, n’avait sûrement rien à envier à ceux de Kraval et de Kurman. Aucun d’entre eux ne sera arrêté. Le souci de préserver un noyau minimum de professionnels compétents peut avoir guidé ce choix, ou est-ce plutôt le hasard des accusations qui a été déterminant ? Les documents d’archives ne permettent pas aujourd’hui de répondre avec précision à cette question. Il est clair que les personnes placées aux avant-postes de l’appareil administratif ont été les plus touchées. D’autres l’ont été probablement selon le hasard des noms évoqués lors des interrogatoires. Ceux qui semblaient former un groupe solidaire étaient frappés de manière systématique. Cette purge apparaît comme une tentative définitive de rompre avec les contradictions qui ont surgi entre 1929 et 1933. Confronté à une situation démographique catastrophique, le pouvoir politique, Staline en particulier, n’a pu imposer ni même fournir de solution. Toutes les pressions, le développement en partie autonome du conflit entre le NKVD et la Direction de la statistique, les tensions et les suspicions entretenues n’ont pas conduit les statisticiens à falsifier les données. Ils n’ont pas fourni des statistiques qui auraient fait disparaître les traces des drames. La seule solution imaginée par le pouvoir a consisté à nier la réalité des faits mis en évidence, accusant globalement ceux qui les observaient, et à ordonner de refaire le recensement. La réponse politique fut seulement répressive. Cette « solution » absurde et inefficace face à un échec de la politique économique et sociale, qui sera à nouveau mis en évidence en 1939, fut une véritable fuite en avant dans le 51. RGAE, 1562/1/1063/104-108.

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mensonge. La statistique n’était plus un outil de connaissance, mais un moyen de propagande. La répression fit disparaître ceux qui fournissaient des éléments contradictoires avec le discours diffusé ou mettaient simplement en doute la parole de Staline, hommes porteurs d’une culture professionnelle héritière d’une période que le dirigeant voulait révolue. Destinée à introduire une véritable rupture entre le passé et le futur, la répression devait effacer les traces du premier en supprimant, en même temps que les personnes, tout ce qui le rappelait. L’objectif était aussi de casser toutes relations individuelles susceptibles de créer une quelconque cohésion entre des personnes, ou des groupes, qui pourraient s’interposer entre la population et le pouvoir et entraver l’établissement d’un pouvoir autoritaire non partagé. Mais cette répression n’effaça ni le travail statistique qui avait été effectué, ni ses fondements méthodologiques, ni l’organisation administrative qui lui avait servi de cadre. En effet, faute d’éléments ou d’orientations fixés avec précision, l’administration statistique, après la purge, ne disposait pas des clés pour réorienter son travail et faire concorder données chiffrées et propagande politique. La normalisation inachevée Loin d’être une opération de pure forme, la programmation du recensement de 1939 remit en chantier l’ensemble des opérations de préparation pendant l’année 1938. Elle fournit un exemple assez unique des conséquences des grandes purges. La manière dont le nouveau recensement fut effectué, le processus d’estimation des chiffres, la diffusion, les explications données illustrent comment la relation entre l’administration statistique et le centre politique s’est transformée. La réalisation de ce recensement fut marquée par un processus continu d’ajustement entre statisticiens et dirigeants politiques. Les premiers furent l’objet de différentes formes de manipulation et furent soumis à diverses pressions. Si leurs réactions montrent les limites de celles-ci, elles révèlent aussi l’influence qu’elles ont pu exercer sur les décisions qu’ils prirent. La préparation du recensement de 1939 éclaire d’un jour particulier l’interaction entre gouvernants et statisticiens qui est au cœur de la production de tout

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recensement démographique. Ici, le mode d’ajustement des décisions de chaque groupe de protagonistes éclaire la façon dont s’exerçait ce pouvoir, et notamment les limites de l’imposition d’un contrôle total sur le travail statistique. La rédaction du nouveau questionnaire en est un exemple. Celui de 1937 est retravaillé pour modifier tout ce qui avait fait l’objet de critiques : la grille des nationalités est considérablement simplifiée, la question sur l’alphabétisation est posée de telle manière que la proportion de personnes désignées comme alphabétisées soit plus importante. La question sur la religion est supprimée car le recensement précédent avait montré l’échec partiel de la lutte antireligieuse. D’autres modifications sont apportées et la passation du questionnaire ne doit plus se dérouler en une seule journée 52. Les difficultés des opérations de préparation se multiplient. Elles sont accrues par la désorganisation des directions nationale et régionales de la statistique entraînée par la purge de 1937. Le personnel a été profondément renouvelé, les recrutements ont été faits en toute urgence, qu’il s’agisse des responsables, souvent peu compétents, ou des agents recenseurs. La Direction de la statistique s’efforce cependant de recruter en priorité parmi ceux qui ont participé au recensement de 1937 et à ceux qui l’ont précédé depuis 1920. Elle donne instruction à ses divers directeurs régionaux de porter « une attention particulière aux personnes ayant participé à la réalisation du recensement de 1937 et qui, selon les organisations sociales, ont bien accompli leur travail 53 ». Cette lettre est écrite par Pissarev, qui avait proposé une modification des résultats de 1937, en arguant des défauts de sa réalisation. Curieusement, elle incite à faire appel à ceux qui y ont participé sur le terrain, reconnaissant par là même la nécessité de recourir à une forme de compétence. Ici, toutefois, est introduite une concession au Parti. Ne seront retenues que les personnes qui ont été jugées fiables par les organisations sociales relais du Parti. L’agent recenseur aussi devient sous contrôle politique. Par ailleurs, il est autorisé 52. Les chapitres IX et X de ce livre traitent plus en détail des transformations de certaines questions. 53. « À tous les directeurs des OuNKhOu des républiques et des républiques autonomes, districts et régions », lettre en date du 17 avril 1938 signée Pissarev, faisant fonction de chef du bureau du recensement de la population, RGAE, 1562/1/1032/1-2.

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d’utiliser certains documents de travail du recensement de 1937 comme documents de contrôle, les listes des localités par exemple 54. Une nouvelle campagne d’appel à une participation active au recensement est lancée, plus menaçante que la précédente. En 1926, une affiche de propagande soulignait qu’il « faut donner des réponses exactes à toutes les questions de l’enquêteur », une autre, publiée en 1937, martelait « Montrons l’exemple d’une conscience et d’une organisation élevées ». Un slogan utilisé en 1939 nomme le modèle politique à suivre : « Menons le recensement de la population en bolcheviks ! Le devoir de chaque citoyen est de se faire recenser et de donner des réponses exactes à toutes les questions posées. » Des projets de slogans sont de la même teneur : « Le recensement national de la population de 1939 — un regard sur la victoire mondiale historique du socialisme en URSS. » « Un travail de construction, un travail de gouvernement, un travail planifié sont impensables sans une comptabilité exacte. Et la comptabilité est impensable sans la statistique (Staline). » « La Russie tsariste était une prison des peuples. Dans notre pays soviétique, la grande union des peuples égaux croît et se renforce. Prenons en compte de façon exemplaire la composition nationale de l’URSS dans le recensement de la population 55. »

Dès le 29 novembre 1938, un article de la Pravda insiste sur l’importance du recensement et évoque les risques de sabotages 56. Sous le titre, « Le recensement, une affaire d’État hautement importante », les premières lignes précisent que « toutes les organisations locales du Parti n’ont pas compris l’importance du recensement ». La Direction de la statistique s’est inquiétée à maintes reprises, effectivement, de l’insuffisance de la préparation dans plusieurs régions. Après 54. Lettre adressée au directeur de la statistique de la république d’Oudmourtie, indiquant que « le bureau du recensement de la population communique que, pour analyser la population selon la liste des localités pour le recensement de 1939, il est possible d’utiliser les données de 1937, comme l’un des matériaux de contrôle », lettre signée Bozine, vice-directeur de la TsOuNKhOu, RGAE, 1562/329/200. 55. « Slogans du recensement de 1939 (Projet) », RGAE, 1562/1/1033/245-246. 56. Pravda, 29 novembre 1938.

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avoir souligné la croissance rapide de la population soviétique, le texte prend un ton plus ouvertement politique : « Le recensement de 1937 a montré l’énorme intérêt du peuple soviétique pour une opération importante. Des ennemis du peuples méprisables, à la TsOuNKhOu, ont fait tout leur possible pour qu’il n’y ait aucun résultat. Ces ennemis ont maintenant été dévoilés. Le recensement de 1939 doit donner une image exacte et véritable de la vie d’un pays soviétique 57. » Les statisticiens deviennent ennemis du peuple et celui-ci garant des « bons » résultats du recensement. Dès lors, la propagande se développe de manière beaucoup plus systématique que deux ans auparavant. : tel un compte à rebours, un article paraît pratiquement chaque jour à partir du 26 décembre 1938, répétant chaque fois les mêmes formules. Le 10 janvier, en première page, la Pravda écrit : « Il faut organiser le recensement sans aucune absence, sans erreur ! » Le recensement a lieu entre le 17 et le 24 janvier 1939. Le dernier article parut ce jour-là. Cela n’empêche pas les mêmes difficultés d’enregistrement de la population que lors du recensement précédent. Cela ne dissuada pas des attitudes d’opposition : ici ou là, certains se déclarent de « nationalité orthodoxe » ou encore répondent « sujets du tsar ». D’autres feignent d’être muets, craignant d’être arrêtés comme en 1937. Un instructeur va même jusqu’à préciser à son groupe d’agents recenseurs que le recensement est destiné à identifier les zones densément peuplées pour déplacer la population 58. Ces manifestations d’opposition, qualifiées bien entendu d’antisoviétiques, semblent ni plus ni moins fortes qu’en 1937, malgré la violence de la répression qui a touché le pays entre-temps. Manipuler Trois recensements ont lieu, celui de la population civile, celui de la population sous contrôle du NKVD (aussi bien les membres du NKVD et leur famille que les déportés, prisonniers et autres déplacés spéciaux), celui de l’armée. Dans le premier cas, les dénombrements sont réalisés avec 57. Ibid. 58. RGAE, 1562/329/285/57-111.

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rigueur et les bulletins rassemblés pour l’ensemble de l’URSS. L’estimation finale de la population pour l’ensemble du pays et dans les différentes régions subit les premières manipulations. Les plus importantes consistent à réaffecter des personnes recensées dans les deux contingents spéciaux (NKVD et armée). Des instructions à ce sujet indiquent que la population recensée de façon spécifique doit être redistribuée selon des instructions précises pour chaque région. Ces directives ne s’attardent pas sur la raison de ces redistributions. Le directeur adjoint de la Direction de la statistique rédige un télégramme adressé à un certain nombre de directions statistiques régionales : « Le bureau du recensement vous prévient que, dans le bilan du recensement pour certaines républiques et régions, il sera indispensable d’inclure quelques contingents de personnes dénombrées de façon centralisée. Vous recevrez prochainement un télégramme dans lequel sera indiqué le nombre de personnes à inclure dans la population urbaine et rurale respectivement, ainsi que dans certaines villes. Le télégramme sera ainsi rédigé : Bureau statistique de…… — Notre circulaire : ville 1 135, 200, 1 335, 1 315, village 4 300, 515, 4 815, 4 111 ; dont ville Ivanovsk 630, 120, 750, 700, 19 926. Un tel télégramme signifiera, qu’il faudra ajouter à l’effectif total de la population urbaine 1 135 hommes, 200 femmes, 1 335 personnes des deux sexes, parmi lesquelles 1 315 âgées de 18 ans et plus. Dans la population rurale, il sera indispensable d’inclure 4 300 hommes, 515 femmes, 4 815 personnes des deux sexes, dont 4 111 âgées de 18 ans et plus. Dans le complément rajouté à la population urbaine il est indispensable d’inclure à la population de la ville d’Ivanovsk 630 hommes, 120 femmes, 750 personnes des deux sexes, dont 700 âgées de 18 ans et plus. La fin du télégramme donnera le total, pour contrôle. À la réception d’un tel télégramme, il vous sera indispensable de répartir la population rurale entre les diverses unités territoriales rurales, et la population urbaine (en en retirant les personnes ajoutées à des villes indiquées) entre toutes les autres villes (c’est-à-dire non nommées dans le télégramme). La répartition doit être effectuée proportionnellement au chiffre de la population.

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Après réception de notre télégramme, tous les bilans contenant un total n’incluant pas les populations rajoutées doivent être retirés et recueillis par le bureau spécial. Il faudra retirer tous les bilans dont disposent les inspecteurs de district. Pour la diffusion des informations (lorsqu’elle sera autorisée) et leur dispersion dans les districts, on ne pourra utiliser que les données complètes (incluant nos compléments). De la même manière, nous donnerons des précisions pour que la présentation des formulaires 1 et 2, avec le bilan du recensement, contienne ces compléments. Durant la phase de l’exploitation mécanique du recensement, les bilans du traitement du contingent traité à la Direction centrale seront réunis au sein de chaque station avec les bilans de chaque unité territoriale. Il faut confirmer la réception de cette circulaire par un télégramme ayant la forme suivante : circulaire reçue — signé Bozine, vice-directeur de la TsOuNKhOu, directeur du bureau du recensement — 21 mars 1939 59. »

Cette instruction mérite d’être citée intégralement car son style, fait à la fois de précision et de prudence, exprime bien toute l’ambiguïté des manipulations effectuées. La manipulation de la répartition territoriale de la population est claire : les prisonniers et déportés, en particulier, sont comptés dans d’autres régions que celles de leur déportation et la répartition est dictée par Moscou, sans aucun contrôle de la part des directions régionales. Leur personnel est impliqué de fait puisqu’elles sont chargées de faire une partie du travail. Bien plus, l’ensemble des personnes qui participent, au niveau de chaque district, au décompte des bulletins, ne peuvent pas ignorer cette manipulation des chiffres puisqu’on ne leur permet pas de conserver les anciens décomptes (qui cependant ne sont pas détruits, mais conservés de manière secrète). Comment les non-dits ont été interprétés par le personnel local ? Bien entendu, le responsable du recensement n’évoque jamais la qualité des populations réaffectées. Il ne précise pas qu’il s’agit de déportés et d’internés, mais l’exemple donné ne laisse pas planer de doute dans la mesure où il présente un très fort excès d’hommes adultes. Toutefois, cette pratique d’une manipulation très partielle (il n’y a pas eu de création d’individus au sens strict du terme) 59. RGAE, 1562/329/285/120-121. Une liste des soixante-quatre régions où la circulaire est envoyée est jointe au télégramme.

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semblait conserver au recensement son caractère sérieux et réaliste. Cela peut expliquer que les responsables régionaux se soient inquiétés à la lecture des premiers résultats qu’ils reçurent. Cette inquiétude rappelle celle qui avait saisi Kurman ou Kraval en 1937. Le directeur de la statistique d’Ukraine semble réellement effrayé dans la lettre qu’il envoie, le 28 février 1939, à sa Direction centrale : « Selon les données préliminaires du recensement de 1939, la population de l’Ukraine est de 29 391 000 habitants 60. [Après quelques corrections] on peut s’attendre à une population de 29 600 000 habitants. En comparant ces chiffres avec les données défectueuses du recensement de 1937 (28 386 000 habitants) et la croissance naturelle pour les années 1937-1938 (1 478 000 habitants), on obtient une population inférieure de 300 000 personnes à celle du recensement de 1937. Compte tenu du caractère défectueux des résultats du recensement de 1937, nous supposons que la différence effective doit être de l’ordre de 700-800 000 habitants 61. »

On comprend l’inquiétude du directeur de la statistique ukrainienne et de son chef du bureau du recensement découvrant que l’estimation de 1939 serait inférieure à l’extrapolation de l’estimation de 1937 ! Ils ne sont pas encore au courant des procédures de répartition des personnes réprimées dont l’Ukraine va largement bénéficier pour effacer les déficits de la famine 62. Les deux responsables de la statistique ukrainienne s’efforcent d’expliquer l’écart prévu entre les résultats de 1939 et ceux de 1937 ou plutôt ce qui « aurait dû » être mesuré en 1937 si le recensement n’avait pas été « défectueux ». Ils doivent pour cela réussir un grand écart dans le raisonnement 60. Il s’agit de la population obtenue avant redistribution du contingent spécial. 61. Rapport transmis à Soïouznarkhozioutchet Gosplana SSSR — par le chef du bureau du recensement de la population, le cam. Bozine, le 28 février 1939, de l’OuNKhOu d’Ukraine, Kiev, signé par Riabitchko, directeur de l’OuNKhOu d’Ukraine et Boulgakov, vice-directeur et directeur du bureau du recensement de la population ; RGAE 1562/329/285/145-147. 62. En définitive la population totale de l’Ukraine atteindra 30 848 000 habitants, soit près d’un million d’habitants de plus que la population initialement estimée : TsSOu Gosplana SSSR, Population de l’URSS au 17 janvier 1939 par districts, centres de district, villes, localités ouvrières et localités rurales importantes, selon les données du recensement de la population de 1939, Gosplanizdat, Moscou, 1941, p. 8.

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pour concilier la nécessité de tenir un discours sur le recensement de 1939 fondé sur des arguments scientifiques et l’obligation d’admettre la falsification du recensement de 1937 qui rend encore plus difficiles les justifications à apporter. Après avoir développé des arguments prouvant la parfaite réalisation du recensement, et par conséquent l’exactitude des résultats trouvés, ils essaient d’expliquer le déficit apparent de 700 000 à 800 000 habitants par le déplacement de la population de localités entières des zones frontières, le déplacement de la population d’anciens bourgs au Birobidjan, le départ annuel d’étudiants allant étudier hors d’Ukraine, l’exil des personnes réprimées et de leur famille à l’extérieur de l’Ukraine, la diminution des flux d’immigration vers le Donbass en provenance des autres républiques, le recrutement organisé de travailleurs envoyés hors d’Ukraine, le départ hors des frontières d’Ukraine pour le travail forcé, l’augmentation des contingents d’appelés, et même le départ de jeunes filles en Extrême-Orient à l’appel de la camarade V. Khetagourova 63. Les raisons invoquées font référence en partie à la politique répressive stalinienne, comme l’avait fait Kurman. Cependant, à la différence de celui-ci, aucune d’elles n’est réellement précisée et l’immigration vers l’Ukraine n’est pas mise en regard avec l’émigration. De plus, des explications anecdotiques côtoient des arguments de fond, ce qui semble témoigner du refus des responsables de s’engager plus avant et de faire une analyse sérieuse des faits. Cette inquiétude était déjà présente chez les statisticiens avant le recensement. Ainsi dans un rapport adressé le 15 janvier 1939 à Staline et Molotov, Popov 64 indique : « Selon les données du Gosplan, la population en 1937 (à la fin du deuxième plan quinquennal) serait égale à 180,7 millions d’habitants. Au début de l’année 1939, conformément au coefficient proposé par le Gosplan, pour le deuxième plan

63. Valentina Khetagourova était la femme d’un officier de l’Armée rouge qui avait été envoyé dans une garnison de l’Extrême-Orient. Elle a été utilisée pour lancer un appel aux jeunes filles des Jeunesses communistes, pour que celles-ci s’installent là-bas, afin de compenser la très forte masculinité de la population. Bien entendu, les départs de ces jeunes filles, pour autant qu’il y en eut, furent dérisoires par rapport au déficit indiqué en Ukraine. 64. P. I. Popov est alors directeur du département de l’agriculture du Gosplan.

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quinquennal, la population devrait être égale à 183,7 millions d’habitants. Le recensement du 17 janvier 1939 parviendra à une estimation de la population entre 170 et 175 millions d’habitants. La différence sera donc de l’ordre de 14 à 18 millions d’habitants 65. »

Ce raisonnement, développé longuement dans son rapport, s’appuie sur des tableaux donnant une estimation de la population en URSS du 1er janvier 1927 au 1er janvier 1938, qui confirme partiellement les résultats du recensement de 1937, bien que celui-ci ne soit jamais cité. Malgré la répression qui a frappé la plupart des responsables de la statistique, en raison justement de la divergence entre les projections du Gosplan et les estimations de la Direction de la statistique, Popov est convaincu que le recensement de 1939 fournira des estimations cohérentes avec ces dernières. Convaincu de la réalité des données observées et de la nonmanipulation des chiffres, il reste persuadé que le recensement sera réalisé dans les règles. Les manipulations territoriales imposées par la direction centrale ont été difficiles à faire accepter, tant les opérations impliquaient un grand nombre de personnes, et ont conduit à modifier des chiffres déjà recueillis et à en faire détruire d’autres. Une correspondance abondante, à la fin de l’année 1939 et au début de l’année 1940, entre les responsables statistiques régionaux et la direction centrale témoigne du désordre statistique profond que ces transformations ont provoqué. Les chiffres publiés localement, les chiffres officiels détenus à Moscou, les chiffres traités localement ou au niveau central sont tous différents. Ces problèmes sont d’autant plus sensibles qu’il s’agit souvent de la publication autorisée des premiers et rares résultats dans les journaux des républiques. Or ils ne correspondent pas aux chiffres officiellement donnés dans les rapports synthétiques. La répartition proportionnelle des contingents a été effectuée avec difficulté. Certains responsables signalent même des aberrations dans les résultats finaux. Ainsi un chef d’une direction statistique régionale indique que les rapports de masculinité par nationalité sont aberrants dans sa région — ce qui 65. RGAE, 4372/92/161.

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s’explique, bien sûr, par la redistribution de contingents essentiellement masculins. Le directeur adjoint du bureau du recensement le rappelle alors sèchement à l’ordre en soulignant que « poser la question d’une quelconque modification artificielle des résultats du recensement concernant le rapport entre le nombre d’hommes et de femmes selon la nationalité est totalement inadmissible (qui plus est dans une lettre ouverte) 66 ». Il précise que ces résultats n’ont été donnés qu’aux seuls responsables des directions statistiques régionales et ne doivent en aucun cas être diffusés. Cela montre combien la publication des résultats était hautement surveillée et devait se limiter à des chiffres non susceptibles de révéler ces manipulations. Ainsi, toute publication de la répartition par âge, sexe et nationalité fut interdite. Restait ensuite, tâche très délicate, à faire part à Staline et Molotov des résultats. En mars 1939, dans un premier document, Voznessenski, président du Gosplan, et Saoutine, directeur de la statistique, justifient le chiffre final 67 : après avoir proclamé le succès du recensement, tous deux soulignent qu’il ne peut couvrir l’ensemble de la population, puisque certaines personnes refusent d’être recensées (celles qui vivent illégalement dans des villes, les membres de sectes religieuses, les criminels, etc.). Ils précisent ensuite qu’une partie de la population échappe nécessairement à l’attention des agents recenseurs, indiquant alors que « le coefficient d’erreur est estimé par différents statisticiens bourgeois à 1-2 % ». Curieuse contorsion idéologique, les « statisticiens bourgeois » vont ainsi permettre à nos deux hommes de corriger le chiffre total du recensement pour atteindre une population de plus de 170 millions d’habitants : la population dénombrée est de 167,3 millions d’habitants, mais il faut y ajouter 1,1 million d’habitants recensés hors de leur lieu de résidence (absents temporaires) et affecter une correction de 1 %. 66. RGAE, 1562/329/536/11, lettre en date du 19 février 1940 (?) (année non précisée). 67. « Sur le recensement de la population de 1939 », au secrétaire du Comité central du Parti, le cam. I. V. Staline, au président du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, le cam. V. M. Molotov ; signé Voznessenski, président du Gosplan auprès du Conseil des commissaires du peuple d’URSS, et Saoutine, directeur de la TsOuNKhOu du Gosplan d’URSS, daté de mars 1939, RGAE, 4372/92/161/44-49. Le jour n’est pas indiqué, nous ne sommes pas certains que ce document ait été transmis.

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La répartition régionale dote l’Ukraine d’une population pratiquement identique à celle de 1926. Saoutine ne cherche pas à cacher cette stabilité, tout en notant que dans quelques régions, en particulier celle dénommée région Staline, la population a considérablement augmenté ! Il s’agit des régions industrielles d’Ukraine, qui, effectivement, ont été marquées par des flux d’immigration considérables. Cependant, Saoutine et Voznessenski précisent de manière nette que « la population d’Ukraine et du Kazakhstan sera fortement corrigée par le Gosplan en lui rajoutant une partie de la population recensée par le NKVD et par le commissariat à la Défense 68 ». La manipulation est donc explicitement indiquée, et la raison donnée. Il s’agit avant tout de rassurer les dirigeants politiques, non pas sur le processus réel, mais sur les données définitives qui seront disponibles et publiables. Cette attitude apparaît toutefois illusoire au vu de la déclaration faite par Staline devant le XVIIIe congrès du Parti, le 19 mars 1939. Il reproche au Gosplan, en utilisant les arguments que lui a fournis Popov, d’avoir surestimé l’accroissement annuel de la population dans ses projections : « Des collaborateurs de l’ancien Gosplan ont pensé par exemple que, dans le courant du deuxième plan quinquennal (1933-1937), l’accroissement annuel de la population en URSS devait se situer entre 3 et 4 millions ou même plus. C’était une pure élucubration, peut-être pire 69. » Il confirme ainsi implicitement la réalité des estimations du recensement de 1937 ! On voit bien ici que Staline ne se sert de la statistique qu’à titre symbolique et ne s’intéresse guère à la réalité observée. Le chiffre est bien devenu un instrument de propagande et n’est plus un outil d’analyse. Il devient donc impossible d’anticiper les attentes de Staline. Un dernier rapport de synthèse est présenté à Molotov en avril 1940, par Starovski, nouveau directeur de la statistique 70. Ce texte offre de beaux exemples des formulations qui vont caractériser la communication de données délicates 68. Ibid. 69. STALINE, « Discours de bilan au XVIIIe congrès du Parti sur le travail du comité central du Parti, 19 mars 1939 », Moscou, 1939, p. 24. 70. « Notes sur le bilan du recensement de la population de 1939 », envoyées le 5 avril 1940 à Molotov (président du Conseil des commissaires du peuple), Voznessenski (président du Gosplan) et Sabourov (vice-président du Gosplan), signées Starovski, directeur de la TsOuNKhOu du Gosplan de l’URSS, RGAE, 1562/329/536/44-77.

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aux responsables politiques à la suite des grandes purges de la fin des années 1930. L’accent est mis d’abord sur l’industrialisation, axe prioritaire de la politique stalinienne. Les régions où la population a rapidement augmenté, en raison des migrations vers ces zones, sont décrites en détail. En revanche, les chiffres peu avouables dont l’origine n’est pas acceptable sont exposés à l’aide d’une rhétorique désormais bien établie. L’auteur du rapport juxtapose une observation (la baisse de la population dans une région, par exemple) et une explication qui correspond au discours officiel général (et qui, en tant que fait, n’est pas fausse), mais n’est pas à l’origine du problème. Par exemple, Starovski, observant une baisse de la population dans de nombreuses régions d’Ukraine (jusqu’à plus de 30 % dans certaines) que les redistributions des contingents du NKVD et de l’armée n’ont donc pas suffi à masquer, la décrit, mais ne donne pas la vraie raison. En avançant comme cause l’émigration vers les régions industrielles, il dénature complètement l’origine réelle et la transforme en une observation positive puisque ce départ de population est favorable à l’industrialisation du pays voulue par Staline. De la même manière, et peut-être de façon encore plus remarquable, il observe que le nombre d’enfants âgés de trois, quatre, cinq et six ans est inférieur à celui des enfants âgés de sept ans. Une pyramide des âges, construite par années d’âges, souligne le creux du début de la décennie, qui témoigne des conséquences de la famine et de la baisse générale de la fécondité entre 1933 et 1935, arguments inacceptables bien entendu. Starovski trouve alors un subterfuge, précisant que « la diminution du nombre d’enfants de ces âges-là est liée à la baisse de la fécondité dans les années qui précèdent la loi interdisant l’avortement ». Ainsi, ces chiffres permettent de justifier cette loi, et donc la politique stalinienne. Enfin, à propos de la question nationale, Starovski souligne autant le processus d’indigénéisation, marqué par l’augmentation de la pratique des langues des diverses républiques (biélorusse, tadjik, etc.), que le processus d’assimilation (et donc de disparition) de deux nations, les Mordves et les Juifs. Mais, à nouveau, l’analyse est simplificatrice, parfois inexacte, destinée simplement à fournir quelques arguments à un discours adapté à celui qui doit l’entendre.

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En définitive, il n’y a donc guère de falsification des chiffres globaux au niveau national. Seules les répartitions régionales ont été modifiées. Mais les résultats soulignent les catastrophes passées, quelles que soient les corrections apportées. Il reste difficile de modifier des chiffres. Les manipulations essentielles sont du ressort de la rhétorique, soit par usage de l’omission, soit par recours à des causes inexactes. Tout chiffre est utilisé dans un sens ou un autre, pour justifier les décisions politiques prises auparavant. Il ne peut donc plus être le fondement d’un débat, d’une critique, ou simplement d’une analyse, mais doit être une source de justification. Les tableaux de comparaisons internationales utilisent les chiffres qui favorisent l’URSS par rapport aux États-Unis et aux pays d’Europe occidentale : le taux de croissance de la population soviétique est bien sûr plus important. Désormais, la pauvreté des informations diffusées publiquement est remarquable : après deux courts articles de la Pravda 71, plus aucune information ne sera donnée sur les résultats. Destins de trois statisticiens des années 1930 De nouveaux hommes, différents de ceux qui ont marqué les années 1920, apparaissent au cours de cette nouvelle décennie. Les destins de trois d’entre eux, déjà rencontrés pour leur rôle actif dans l’organisation du recensement de 1937, illustrent les profils des nouveaux responsables de la Direction de la statistique avant la grande purge. La trajectoire de Vladimir Nikonovitch Starovski est celle, tout d’abord, d’un statisticien formé après la Révolution. Né en 1905, dans une famille de paysans de la république des Komi, il appartient à la nouvelle génération de statisticiens formée à l’université de Moscou dans les années 1920. Il a commencé à travailler à quatorze ans dans un bureau statistique de district de sa république. En 1923, il entre à 71. « La population de l’URSS avec la distinction entre urbain et rural, pour l’URSS, les république, la population des villes de plus de 50 000 habitants », Pravda, 2/4/1939 ; « Structure par âge, alphabétisation, niveau d’instruction et répartition selon la nationalité et le groupe social de la population de l’URSS », Pravda, 29 avril 1940.

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l’université, puis, en 1925, alors qu’il est encore étudiant, devient statisticien à la TsSOu. À cette époque, il a donc déjà une expérience pratique de la statistique, y compris dans les recensements puisqu’il a participé aux opérations de celui de 1920. Et il n’est pas membre du Parti, où il n’entrera qu’en 1939, année où il devient responsable du recensement de la population, puis directeur adjoint de la TsOuNKhOu, avant d’être nommé directeur, en octobre 1940, de la nouvelle Direction de la statistique (à nouveau TsSOu), qui remplace la TsOuNKhOu. À partir de mars 1941, il est également vice-président du Gosplan. Il est très tôt associé aux meilleurs statisticiens de la Direction centrale de la statistique, comme Iastremski et Khotimski, et, en 1933, participe avec eux à la rédaction d’un manuel de statistique important 72. Très actif dans les divers débats des années 1930, il développe une position nettement marquée en faveur de la théorie du dépérissement de la statistique et de l’élaboration d’une « statistique socialiste ». Bien au fait de la tradition statistique européenne, il veille toujours à adapter son discours : ses ouvrages sont parsemés des critiques indispensables pour légitimer politiquement ses propos. Ces contorsions vont le conduire à des revirements théoriques et l’obliger même à publier des textes d’autocritique, comme par exemple, en 1960, une histoire de la statistique soviétique dans laquelle il « reconnaît » avoir défendu les théories soutenues par Ossinski alors qu’elles se sont révélées erronées par la suite. Sept ans après la mort de Staline (mars 1953), et quatre ans après la présentation du rapport de Khrouchtchev au XX e congrès du Parti (février 1956), il est possible de parler d’Ossinski qui, fusillé le 1 er septembre 1938, a été réhabilité le 13 juin 1957 73 . Toutefois, il reste prudent de condamner ses engagements passés extrêmes. Sans doute Starovski couche-t-il sur le papier une « autocritique » faite déjà en 1937 pour se protéger car l’interrogatoire d’Ossinski l’avait probablement mis en cause. À nouveau en 1960, il fait porter à Ossinski la responsabilité de ses erreurs théoriques. Cette attitude d’adaptation permanente fournit une clé pour 72. Boris IASTREMSKI et Valentin KHOTIMSKI (dir.), Théorie de la statistique mathématique, Plankhozgiz, Moscou, 1930. 73. TsA FSB, dossier nº 9444.

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comprendre la longévité de la carrière de cet homme qui a échappé à la répression de 1937, puis, ensuite, inamovible directeur de la statistique soviétique, a survécu au décès de Staline et au départ de Khrouchtchev, et conservé son poste durant une longue partie de la période brejnévienne. Il décède à son poste en 1975, cinquante ans après être entré à la TsSOu. Sa compétence en statistique ne fait pas de doute, même si ses ouvrages ne se distinguent pas par une grande acuité du raisonnement statistique. Elle fit de lui un candidat adéquat pour réaliser le recensement de 1939 lorsque la plupart des statisticiens responsables de celui de 1937 avaient été arrêtés. Les documents qu’il écrit à cette époque témoignent des fortes pressions qu’il subit et de la peur qu’il ressent tout au long de la préparation de ce recensement. A-t-il pensé alors modifier les chiffres pour ne pas subir le sort de ses prédécesseurs ? A-t-il mis simplement en œuvre un mécanisme de censure ? A posteriori cela ne peut être que de simples suppositions. Toutefois, la relative croyance qu’il pouvait avoir, en raison de sa formation et sa pratique, en une « objectivité » de la statistique, mais aussi la difficulté de modifier des chiffres tout en conservant une cohérence d’ensemble font pencher vers cette seconde hypothèse. Quoi qu’il en soit, il franchit bien cette épreuve, puisqu’il remplace Saoutine à la direction de la TsOuNKhOu, juste après la réalisation du recensement. Toute sa conduite postérieure restera marquée par cette expérience. Maître de l’autocensure en statistique après la Seconde Guerre mondiale et administrateur d’un système statistique appauvri, en particulier durant la période de stagnation brejnévienne, il résistera aux nombreux conflits qui surgiront entre l’administration qu’il dirige et d’autres institutions. Lazar Solomonovitch Brandgendler et Mikhaïl Veniaminovitch Kurman n’auront pas eu sa chance. De la même génération, bien qu’entrés plus tardivement que lui à la Direction de la statistique, ils ont subi les mêmes tensions avant 1937 et pris part aux mêmes conflits. Ils sont cependant plus proches du personnage de Kvitkine que de celui de Starovski : souci affirmé de la rigueur professionnelle et conviction de participer à la construction d’une science nécessaire à la conduite de l’État caractérisent leurs écrits et leurs actes. Juifs tous deux, ils sont nés avant la Révolution, le

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premier dans la zone de résidence 74 , le second en Asie centrale. Né le 20 juin 1905 à Lepel, ville du gouvernement de Vitebsk, en Biélorussie, Kurman a un père instituteur des écoles rabbiniques. Brandgendler naît le 21 avril 1908 à Andijan, ville de l’actuel Ouzbékistan, dans une famille d’employés. Tous deux profitent des acquis de la Révolution pour partir faire leurs études dans une des deux grandes villes capitales soviétiques, le premier dans le département de mathématique de l’université de Leningrad 75, où il étudie la statistique, le second à l’Institut de l’économie nationale Plekhanov de Moscou, qui prépare nombre de statisticiens et d’économistes de l’administration du plan et de la statistique. Les témoignages à leur sujet et leurs parcours révèlent un attachement réel au processus révolutionnaire en cours. Ils entrent aux Jeunesses communistes. Pendant leurs années d’études, il leur est arrivé d’attaquer avec vivacité les positions de certains statisticiens qualifiés de « bourgeois ». Kurman devint candidat à l’entrée au Parti en 1931. Tous deux ont en commun d’avoir été formés au cours de cette période cruciale, dans laquelle les enseignants restaient imprégnés de la culture statistique de l’époque tsariste tout en s’efforçant de développer une nouvelle théorie statistique, de nouveaux outils et de nouvelles méthodes. Aussi sont-ils exercés autant à la critique acerbe des travaux de nombre de leurs prédécesseurs, futurs « ennemis du peuple », qu’à la technique statistique enseignée dans les manuels que ceux-ci ont écrits. Leurs premiers travaux diffèrent néanmoins. Kurman débute son activité professionnelle en 1927 à la direction de la statistique de Leningrad, puis, en 1928, entre à la Direction centrale à Moscou comme chef du « département du mouvement naturel ». Il est chargé de la statistique des naissances, des décès et des mariages, secteur qui sera particulièrement exposé durant les années qui suivront le drame de la famine de 1933. Il publie tôt des ouvrages de statistique qui montrent une très bonne maîtrise théorique et technique de

74. Il s’agissait, avant la Révolution, des seules régions de l’Empire russe, dans sa partie occidentale, où les Juifs étaient autorisés à résider. 75. La ville de Saint-Pétersbourg a été rebaptisée Petrograd en 1914, et Leningrad en 1924.

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cette discipline et un réel regard critique 76. Ses rapports et ses publications, comme le témoignage qu’il nous a laissé en 1960, après sa libération du camp de la Kolyma 77, livrent l’image d’un homme rigoureux et d’une grande honnêteté intellectuelle. Bien que cantonné à des logiques comptables, il n’en conserve pas moins une approche large de la statistique qui le rend proche des statisticiens des années 1920. Le recensement de 1937 lui fut fatal. Le 22 mars, il est le premier statisticien arrêté, dans son logement situé au 62, rue Novoslobodskaïa. En 1960, quelques années après sa libération, il a raconté son arrestation et sa déportation : « Cela s’est passé dans la nuit du 21 au 22 mars 1937. Trois hommes sont entrés, habillés en civil, mais leurs uniformes étaient visibles sous leurs manteaux. Ils ont surtout pris la littérature que j’avais sur ma table : le manuel du cours que je donnais aux directeurs des départements de la statistique de la population de l’Union soviétique et le livre que j’avais écrit pour les éditions Sopekgiz, La Dynamique de la population de la Russie et de l’URSS. L’un d’entre eux était assis et feuilletait, faisant quelques remarques. Puis, tout cela fut rassemblé et consigné dans le procès-verbal. Furent pris aussi le Cours de matérialisme historique de Boukharine, les comptes rendus sténographiques des XIVe et XVIe congrès du Parti et, il me semble, ceux de la XIVe et de la XVe conférences du Parti, ainsi que L’Économie politique autrefois de Boukharine. « Cet homme me demanda : “Pourquoi conservez-vous chez vous de la littérature contre-révolutionnaire ?’’ Je lui ai dit : “Cette littérature est éditée par Sopekgiz — c’est la première raison. Et, deuxièmement, justement, vous voyez que le livre Le Matérialisme historique de Boukharine n’est pas découpé.’’ “Raison de plus’’, me dit-il 78. »

Kurman est emmené à la prison de la Loubianka : « Je n’ai pas pu dormir la première nuit, car en aucun cas je ne pouvais comprendre pourquoi on m’avait arrêté. Je pouvais comprendre encore que d’autres aient été pris. Aïkhenvald — je savais à peu près pourquoi il l’avait été [proche de Boukharine, il 76. I. Ia. TSEÏTLINE, E. P. SOKOLOVA et M. V. KURMAN, Vers une méthodologie de planification de la population durant le 2e plan quinquennal, à partir des données de la région de Leningrad, Leningrad, 1932. 77. M. V. KURMAN, « Mémoires de M. V. Kurman », op. cit. 78. Ibid.

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était alors aussi à la Loubianka]. Mais moi, moi, je n’étais coupable de rien 79. »

Cette affirmation est un peu surprenante, elle semble montrer la distance entre la sphère de l’action politique stalinienne et celle du travail quotidien des administrateurs statisticiens, l’aveuglement, volontaire ou pas, ou l’absence de réalisme de ceux-ci, à la veille des grandes purges. Son premier interrogatoire fait comprendre à Kurman que le recensement est à l’origine de son arrestation 80. Ceux qui l’interrogent tentent ensuite de lui faire donner des noms de personnes : « Le premier entretien [avec l’enquêteur] fut, à peu près, comme suit : “Vous, jeune communiste, homme soviétique, comprenez-vous quelle époque nous vivons maintenant ? Vous avez entendu et lu des choses à propos du rôle de Zinoviev, de l’affaire Piatakov, de Boukharine, bien entendu, vous comprenez que les ennemis du peuple ont développé une activité rageuse pour réduire à rien les succès de l’État soviétique. Il est apparu, que vous le vouliez ou non, que vous les avez aidés objectivement. […] Nous nous tournons vers vous, comme homme soviétique, comme vieux komsomol, candidat à l’entrée au Parti, pour que, indépendamment de votre propre faute, vous nous aidiez à défaire tout ce nœud de provocation et de sabotage qui existe chez vous, dans votre administration 81.” »

Par décision du collège militaire de la Cour suprême de l’URSS du 28 septembre 1937, peu après l’annulation du recensement, Kurman est condamné à dix ans de prison, avec perte de ses droits civiques pour une durée de cinq ans et confiscation de tous ses biens. D’après ses Mémoires, il fut accusé d’avoir « répandu des insinuations calomnieuses contre le guide du Parti, le camarade Staline, d’avoir insinué qu’il avait falsifié les données de la population au XVIIe congrès du Parti ». 79. Ibid. 80. C’est Boris Troïtski, ancien membre du présidium du Gosplan, arrêté plus tard et qui croisera Kurman à la prison de Boutyrka, qui lui racontera l’histoire du rapport qu’il avait écrit et qui avait été transmis à Staline. Kurman indique, dans ses Mémoires, que ce rapport était destiné à Staline, Molotov et Kaganovitch. Ibid., p. 15. 81. Ibid.

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Il raconte son retour à la prison de Lefortovo, dans sa cellule, après sa condamnation : « Ce trajet de la salle de jugement dans la cellule fut étonnant. On m’accompagna en bas par un escalier. Quand nous arrivâmes à un coin, des marches menaient vers le bas et d’autres marches conduisaient sur la droite. Là se tenait un homme qui demanda avec ses yeux : “où ?” Et celui qui me conduisait montra : tout droit. Je pensais alors que le chemin sur la droite était pour les condamnés à mort. Et peut-être ne me suis-je pas trompé 82. »

Après la prison, il est déporté à Magadan, camp de la Kolyma, où il va rester dix ans. Libéré en 1947, il est à nouveau condamné par le ministère de la Sécurité d’État de l’URSS le 1er juin 1949, pour les mêmes raisons, et est exilé au Kazakhstan. Il fut réhabilité par décisions du 20 août 1955 et du 22 octobre 1955 83. Après sa libération acquise, il connut le destin de nombreux anciens déportés, isolé de son ancien milieu professionnel pendant près de vingt ans, et cherchant désespérément à retrouver une forme d’intégration professionnelle, même réduite. Préférant s’installer à Kharkov, en Ukraine, il renoua quelques contacts avec des démographes, reprit une activité, mais resta néanmoins relativement à l’écart du monde professionnel et scientifique dans lequel il avait vécu avant son arrestation. Un peu plus jeune, né en 1908, Brandgendler entra à la Direction de la statistique en 1927, après ses études à l’Institut Plekhanov. Il est nommé directeur adjoint du département du recensement, sur proposition de Kvitkine. Tout dans son dossier d’instruction se rapporte à la réalisation du recensement de 1937. Il est arrêté le 28 mars 1937, dans son appartement situé au 16, rue Razine. Par décision du collège militaire de la Cour suprême de l’URSS, il est condamné à dix ans d’emprisonnement, avec perte de ses droits civiques pour cinq ans et confiscation de ses biens. Lui aussi est déporté à la Kolyma, où il croisera brièvement Kurman. Il ne reconnaîtra jamais sa culpabilité. Le 25 septembre 1937, il envoie la lettre suivante à Staline : 82. Ibid., p. 20. 83. TsA FSB, dossier nº 2791.

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« Moi, Brandgendler Lazar Solomonovitch, ai été informé aujourd’hui de la fin de l’instruction de mon affaire. Le 21 septembre 1937, j’ai envoyé une lettre au chef du département pour l’informer du fait que les éléments de mon instruction concernant ma participation à une organisation de sabotage sont mensongers et que je demande à être entendu pour donner de nouvelles indications. Je demande d’ajouter cette lettre à mon dossier 84. »

En même temps, il écrit une longue lettre au président de la Cour suprême de l’URSS, dans laquelle il relate les conditions de son interrogatoire qui l’ont amené à signer un procès-verbal mensonger : « Je suis déclaré coupable d’appartenir à une organisation contre-révolutionnaire. Cette condamnation “est supportée par mes propres aveux”, par les aveux de l’ancien chef du bureau du recensement de la population de la TsOuNKhOu du Gosplan de l’URSS, O. A. Kvitkine, et du travailleur de la TsOuNKhOu d’Ukraine I. Veïtsblite. Tous ces témoignages sont mensongers. Mes enquêteurs ont obtenu mes aveux par la force en menaçant d’arrêter aussi ma famille — ma femme et mon enfant — si je refusais de signer le procès-verbal correspondant. […] J’ai signé le procès-verbal, mais avant même la fin de l’enquête me concernant, le 21 septembre 1937, j’ai envoyé au chef du 4e bureau du GOuGB du NKVD de l’URSS une lettre dans laquelle je déclarais que ma déposition était entièrement imaginée et que je n’avais jamais appartenu à une quelconque organisation contre-révolutionnaire 85. »

Il souligne aussi qu’il a été amené à accuser injustement des collègues et que les accusations portées par d’autres collègues contre lui leur ont été probablement soutirées de la même manière. Enfin, il affirme son innocence complète et demande la révision de son procès. Celle-ci n’aura pas lieu. Il décède à la Kolyma le 11 juin 1942.

84. V. N. MAKSIMOVA, « Parmi mes souvenirs (années 1920-1930) », op. cit., p. 85-86. 85. Ceci est extrait d’une lettre envoyée de déportation à sa mère, dans laquelle il reproduit la missive envoyée à la Cour suprême. Cette lettre est reproduite dans V. N. MAKSIMOVA, ibid., p. 85-86.

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Conclusion Les administrateurs de la statistique sont les témoins précis des diverses catastrophes qui frappent l’URSS durant toute la période de l’entre-deux-guerres. En synthétisant les données de l’état civil et en établissant des séries chronologiques continues, ils perçoivent directement les traces des famines ou des répressions. Face au recueil de données d’origines diverses, bureaux de l’état civil pour l’enregistrement de naissances et décès de la population civile, administration des camps pour le Goulag, ils saisissent la complexité du système d’enregistrement et l’ampleur des répressions 86. Enfin, les recensements de la population, en particulier ceux de 1937 et 1939, offrent un instantané de toutes les traces de ces catastrophes, synthèse a posteriori des échecs de la collectivisation ou image particulièrement précise des famines. La fonction politique du recensement rend encore plus sensible le rôle d’articulation et d’interface de l’administration, qui doit réagir à une demande politique tout en travaillant comme observateur de la société. Outil de propagande destiné à affirmer l’unité du pays et les succès du socialisme, le recensement débute toujours par une campagne d’information et de publicité menée à l’aide de nombreux slogans et brochures. Sur un autre plan, l’extension des prérogatives du NKVD en 1934 transforme les tensions qui traversent les administrations et l’État en général. Même si la réforme est censée faire rentrer la Guépéou dans un semblant de légalité et de cadre juridique 87, le NKVD devient l’interlocuteur principal de l’administration statistique. Il aboutit à la confusion entre les pouvoirs de police et d’enregistrement ; en introduisant une logique de répression et de suspicion, il prive le conflit de tout fondement théorique. Cependant, la place du NKVD face aux autres administrations ne semble pas encore entièrement définie avant 1937. 86. Jusqu’à la fin des années 1930, l’enregistrement de l’état civil au sein du Goulag n’est pas retransmis aux organes statistiques centraux. Evgeni M. ANDREEV, Leonid E. DARSKI et Tatiana L. KHARKOVA, Histoire de la population de l’URSS, 1920-1959, Mouzeï Statistiki Goskomstata SSSR, coll. « Ekspress-Informatsia — Istoria Statistiki », 3-5 (première partie), Moscou, 1990. 87. Francesco BENVENUTI, « The “Reform” of the NKVD, 1934 », op. cit. ; Peter SOLOMON, Soviet Criminal Justice under Staline, Cambridge University Press, coll. « Russian, Soviet and Post-Soviet Studies », Cambridge, 1996.

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À ce moment, la déstabilisation engendrée par la collectivisation et la famine de 1933 n’a pas de forme aboutie. Staline ne semble pas avoir choisi encore de pousser à l’extrême la répression comme ce sera le cas en 1937. En laissant se développer ce conflit, il ne fournit pas de « solution » à la crise. Il se contente de laisser les tensions s’exprimer, de renvoyer dos à dos les acteurs du pouvoir administratif. L’année 1937 apparaît alors bien comme l’aboutissement de ce processus : décision de supprimer les traces d’une famine dramatique et surtout les témoins des contradictions profondes d’une société traumatisée. Ces décisions passent par la répression de ceux qui ont été les intermédiaires entre le pouvoir politique central et la société, ceux qui ont continué à fournir un témoignage synthétique de l’échec de la collectivisation et des tensions sociales qu’elle a engendrées. Plus que des professionnels ou des témoins, les victimes de la répression sont ceux qui ont fait constater, d’une manière ou d’une autre, son échec à Staline, en particulier celui de sa politique de collectivisation massive : que ce soit les statistiques des récoltes, du bétail ou celles du mouvement de la population, tous les chiffres conservent la trace du drame qui s’est joué entre 1929 et 1934. Cette répression est donc l’aboutissement extrême de cette absence de décision et de solution apportée à une observation de catastrophes, au traumatisme de la collectivisation et de la famine, qu’il n’est pas possible de masquer sans falsifier les données recueillies. C’est aussi l’aboutissement d’une contradiction inhérente au développement de l’État stalinien : l’économie administrée renforce la place de la planification comme mode de gouvernement, les chiffres sont au centre des débats qui opposent les diverses tendances du bureau politique sur les orientations économiques et la politique à suivre à l’égard des campagnes. Il y a donc tension entre deux formes d’usage du chiffre, scientifique et politique. Enfin, la répression traduit la poursuite exacerbée de la volonté de détruire tout ce qui peut renforcer tout groupe, contre-pouvoir potentiel susceptible de freiner l’instauration progressive d’un pouvoir autoritaire. À cet égard, 1933 et 1937 sont des dates cruciales dans l’établissement de la dictature de Staline, marquée par la violence de la collectivisation, l’échec économique et les catastrophes démographiques et sociales qui suivirent.

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LA SOLUTION EXTRÊME

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L’URSS s’écarte alors définitivement de la construction d’un État moderne. Il est mis fin aux espoirs nourris par les élites issues de la période tsariste qui ont participé à la construction de l’État bolchevique, mais aussi par celles qui leur ont succédé et qui ont été formées pour partie à une même conception de l’État. Les purges de 1937, conséquences du déséquilibre politique, économique et social croissant entraîné par la collectivisation et la famine, brisent, pour un temps, leurs efforts et tentatives.

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7 L’anarchie bureaucratique

Instabilité et stabilité La tension entre instabilité et stabilité engendrée par la succession d’opérations de contrôle, de moments de répression et de phases d’accalmie caractérise la vie de la Direction de la statistique pendant les années 1920 et 1930. Elle perturbe l’ensemble des relations qui lient les individus dans le travail et la vie quotidienne de l’administration, ciment de la cohésion du groupe. L’intervention de différentes instances et divers groupes extérieurs à la TsSOu pour casser ces liens et introduire de l’instabilité contrecarre les efforts des statisticiens pour construire la stabilité de leur activité sur la base de celle du personnel et des relations entre ses membres. Évaluer la force de ces liens et la transformation de leur nature peut aider à comprendre pour partie la signification de l’action stalinienne. Ces liens peuvent préexister à l’intégration dans un même lieu de travail, liens de connaissance ou d’amitié noués à l’occasion de rencontres professionnelles ou de parcours résidentiels antérieurs. Ils peuvent aussi se tisser au sein de l’institution elle-même. Ici, ils se fondent sur le partage d’une culture scientifique et de repères professionnels qui nourrissent des liens de reconnaissance sur la base de signes d’identification communs. La question du savoir et de la compétence est d’autant plus sensible qu’elle est au cœur de la construction de la légitimité professionnelle et d’une identité sociale du groupe.

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Dès 1924, la rotation par phases des employés de l’administration statistique témoigne de cette tension 1 . Les membres du personnel restent peu longtemps, rarement plus de trois ou quatre ans (voir figure 1 en fin de chapitre) 2. Quelle que soit l’année, moins du quart des employés ont plus de cinq ans d’ancienneté dans l’institution. Les responsables de département ou de secteur aussi changent fréquemment, ce qui tend à déstabiliser la conduite du travail. En 1926, 1932 et, bien entendu, 1937, ils sont renouvelés massivement. Les autres années, la stabilité est plus grande et des liens plus durables peuvent s’instaurer au sein du personnel. L’instabilité surgit donc par à-coups. Dès qu’un choc intervient, qu’il y a changement des responsables ou transformation de l’institution, les nouveaux nommés tentent de mettre en place une structure durable, stable, favorable au travail statistique, et propice aussi au maintien ou à l’établissement de liens de solidarité. Popov, Ossinski, et même Kraval, à un certain degré, sont convaincus qu’ils doivent sauvegarder une administration dans laquelle une organisation efficace repose sur le maintien de la compétence statistique. Les formes d’intervention extérieures auxquelles ils sont confrontés tendent, en revanche, à instituer une organisation bureaucratique dans laquelle les individus occupent un poste seulement en raison de leur fonction et où les relations interindividuelles seraient exclusivement fonctionnelles et impersonnelles. Dans ce cas, le renouvellement des personnes ne perturberait en rien la bureaucratie dans son travail puisque la fonction, essentiellement conçue comme technique, ne nécessite pas en principe une quelconque ancienneté. Les individus deviendraient interchangeables dans un monde où tout s’oppose à l’effort de création de formes administratives stables. 1. Ceci a été observé également dans d’autres administrations : Stephen STERN« Administration for Development : The Emerging Bureaucratic Elite, 1920-1930 », in Walter MACKENZIE-PINTNER et Don Karl ROWNEY (eds), Russian Officialdom : the Bureacratisation of Russian Society from the Seventeenth to the Twentieth Century, Macmillan, Londres-New York, 1980. 2. Source des données statistiques présentées dans ce chapitre : dépouillement anonyme d’un échantillon aléatoire de mille dossiers professionnels de membres du personnel entrés à la Direction de la statistique entre 1918 et 1939. La description de cet échantillon figure en fin de cet ouvrage ; les données complètes, ainsi que plusieurs figures et tableaux illustrant les propos de ce chapitre et issus de l’exploitation statistique de ces dossiers, figurent sur le site http://www-census.ined.fr/histarus.

HEIMER,

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L’instabilité des années 1930 apparaît donc comme l’expression extrême d’une tension bureaucratique qui s’installe dès le milieu des années 1920. Celle-ci se caractérise par l’effort de réduire chaque membre du personnel à l’exercice strict d’une fonction et de supprimer toute forme de relation entre individus qui pourrait contribuer à créer des groupes humains solidaires, voire des lieux de contestation. Deux mains-d’œuvre de réserve Cette tension entre deux formes d’organisation administrative a des conséquences sur le mode de recrutement qui accompagne les purges. Dans un contexte de rotation du personnel répétée et surgissant de manière imprévisible, les responsables doivent embaucher très rapidement plusieurs dizaines voire centaines de personnes. Or, l’attachement au critère de compétence des différents directeurs qui se sont succédé à la tête de l’administration statistique les fait hésiter à procéder à des recrutements rapides, pourtant nécessaires à la continuité du travail statistique. Ceci explique leurs tâtonnements à certaines périodes. Durant un certain temps, entrées et sorties vont de pair : de nombreuses personnes recrutées ne demeurent en poste qu’un très court moment et partent aussi rapidement qu’elles sont arrivées. À ces moments de renouvellement rapide et de recrutement difficile, les responsables font appel à une maind’œuvre de réserve dans laquelle les femmes et les Juifs 3 occupent une place de choix. La proportion de femmes employées décroît durant toute la période des années 1920 et 1930, mais des coups d’accordéon peuvent être repérés lors des purges ou de certaines opérations techniques. Faisant office de main-d’œuvre d’appoint, les femmes occupent pour l’essentiel des postes non qualifiés. Après chaque phase de renouvellement du personnel consécutive à une purge, elles sont à nouveau progressivement écartées, notamment sous la pression d’une attitude hostile aux femmes. À l’occasion du 3. Le terme « juif » a un sens bien précis tant dans l’Empire russe qu’en Russie soviétique, dès 1917. En effet, la nationalité juive était l’une des nombreuses nationalités distinguées dans les documents administratifs ou les recensements. Avant 1917, elle était associée à un statut particulier.

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conflit de 1924-1925, par exemple, la cellule du Parti de la TsSOu avait exprimé sans ambiguïté cette attitude misogyne. Les Juifs fournissent une autre main-d’œuvre de réserve, très qualifiée, dans une administration où le personnel est russe pour l’essentiel. En URSS, dans l’entre-deux-guerres, la question de la nationalité a une signification sociale et politique. Avant 1917, la grande majorité des Juifs était confinée dans la zone de résidence, délimitée de longue date aux marges occidentales de l’Empire. Il leur était interdit d’en sortir, sauf autorisation spéciale. Ils ne pouvaient pas non plus occuper de postes dans l’administration d’État, mais nombre d’entre eux possédaient une formation acquise dans l’enseignement supérieur. La Révolution leur donna l’opportunité de partir de ces territoires vers la nouvelle capitale, où leur niveau de formation leur permit de remplacer une partie de l’élite tsariste instruite qui avait émigré. N’ayant jamais été au service de l’État tsariste, ils bénéficiaient, aux yeux des nouveaux dirigeants, de l’image d’une élite qui n’avait pas « collaboré ». La suppression de l’ancienne législation à leur égard leur donna la possibilité d’obtenir un poste dans une administration. Dans l’entre-deux-guerres, ils sont soumis à des attitudes contradictoires, confrontés à une hostilité persistante au sein de la population et du Parti, mais bénéficiant parfois du soutien d’un discours officiel condamnant l’antisémitisme. Ceux qui travaillent à la Direction de la statistique sont presque tous nés dans la zone de résidence ou en Asie centrale. Deux tiers d’entre eux sont des hommes. En raison de leur formation, ils sont affectés en proportion plus forte que les Russes à des postes de responsabilité (un sur cinq est chef ou chef adjoint de département, alors que seul un Russe sur dix l’est) ou à une fonction d’encadrement de statisticien économiste (pour près d’un sur deux contre moins d’un Russe sur trois). Bien que les dossiers exploités ne permettent pas de déterminer de façon précise leur date d’arrivée à Moscou, on peut supposer qu’ils y sont venus à peu près au même moment que l’ensemble de la population juive moscovite de l’époque, conformément aux constats du recensement de 1926 4. En 4. Recensement de la population de 1926, tome XXXVI, Plankhozgiz, Moscou, 1930.

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1897, moins de cinq mille Juifs résidaient à Moscou. Ils sont près de cent mille en 1923, et cent trente mille en 1926, parmi les deux millions d’habitants que compte alors la capitale. Arrivés dès le début de la Première Guerre mondiale, et surtout entre 1917 et 1920, ils forment le deuxième groupe national résidant dans cette ville (6 % de la population). En 1926, seulement un peu plus d’un adulte 5 juif sur vingt résidant à Moscou est né dans la capitale, alors qu’un quart des Russes du même âge y sont nés. Ces Juifs vivent dans les quartiers centraux de la ville, là où logent beaucoup d’employés et de fonctionnaires. Les employés de la Direction de la statistique se distinguent donc peu des habitants de la capitale. Une différence existe toutefois. Alors qu’hommes et femmes juifs sont en nombre équivalent à Moscou, l’administration statistique ne compte quasiment que des hommes dans son personnel de nationalité juive. Sans doute faut-il voir là un effet de la qualification utilisée comme critère principal de leur recrutement. La différence sexuelle traversait les nationalités. Le destin des statisticiens juifs est le reflet général des contradictions de cette période en matière d’antisémitisme. Alors que moins d’un membre du personnel sur dix est juif avant 1925, un employé sur cinq l’est à la fin des années 1920. En revanche, au milieu des années 1930, les Juifs sont peu nombreux dans l’administration statistique. Ils seront touchés de manière contradictoire par les purges de 1937-1938. Dans un premier temps, ils semblent remplacer une partie du personnel frappé par la purge de 1937. Ensuite, ils sont particulièrement touchés à leur tour, puis à nouveau recrutés au début de l’année 1938 avant d’être évincés une nouvelle fois. Atomisation : ruralisation et ethnicisation Les transformations du personnel pendant les années 1930 montrent comment des mouvements de fond liés au contexte social et politique tendent à limiter les effets d’une culture professionnelle commune. En particulier, la diversité des 5. Personnes âgées de quatorze ans et plus.

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zones de recrutement accroît la disparité des origines géographiques et sociales des personnes nouvellement embauchées. La nationalité constitue un des facteurs de stratification qui déterminent des positions professionnelles et sociales disparates. En permettant d’élargir le champ de recrutement, elle contribue aussi à affaiblir les liens qui assuraient la cohésion de l’institution. Élément fort d’une stratification juridique de la population de l’empire déjà au XIXe siècle, ce critère a été repris après la Révolution pour construire une structure administrative et politique en URSS. Catégorie administrative, la nationalité sert à caractériser chacun dans de nombreux documents, en particulier dans les dossiers professionnels. Comme dans le Parti et dans les autres administrations, de nombreux tableaux décrivent la structure nationale de la Direction de la statistique entre 1918 et 1939. Le recensement du personnel de la statistique effectué en 1920 prend déjà en compte la langue maternelle, critère utilisé alors pour définir la nationalité 6. La Direction de la statistique est à l’image de l’ensemble des administrations soviétiques : la proportion de Russes décroît sur toute la période. Près de neufs employés sur dix se déclarent russes à sa création et seulement sept sur dix dans les années 1930. Parallèlement, les origines des autres employés se diversifient : alors que les Juifs constituent l’essentiel du reste du personnel au début de la période, les Ukrainiens et Arméniens surtout, mais aussi les Ouzbeks ou Azéris occupent une place croissante à la fin des années 1930. La Direction de la statistique n’a jamais recruté beaucoup de personnes d’origine ouvrière. Moins d’un employé sur dix entrés dans les années 1920 déclare cette origine sociale, et un peu plus de deux sur dix dans les années 1930. En revanche, ceux qui sont qualifiés de bourgeois ou issus de famille noble sont nombreux dans les années 1920 (près de quatre recrutés sur dix). Ils entrent et sortent au rythme des purges. Ils sont encore près de deux sur dix personnes nouvellement recrutées dans les années 1930, décennie qui se caractérise par la profonde transformation de la société urbaine soviétique, suite à un afflux considérable de paysans dans les villes. La rupture créée par la collectivisation à partir de 1929, qui se 6. G. POLLIAK, « Les forces statistiques de la république », Vestnik statistiki, 9-12, 1920, p. 120-132.

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concrétise dans le processus de ruralisation de la société soviétique, est centrale dans l’analyse historique des années 1930 7. Cette transformation profonde du paysage social touche non seulement les populations ouvrières des villes, mais aussi le personnel administratif. Les employés de la Direction de la statistique d’origine paysanne constituent plus d’un tiers des nouveaux entrants, que ce soit dans les années 1920 ou dans les années 1930. Le changement essentiel se produit dans cette dernière décennie : ils sont bien plus nombreux à occuper des postes de responsabilité que dans les années 1920. Alors qu’environ un peu plus d’un responsable sur dix se déclarait d’origine paysanne avant 1930, c’est le cas pour un peu plus d’un quart après cette date. Notons toutefois que cela n’aboutit pas à effacer le personnel d’origine bourgeoise ou noble. En effet, celui-ci conserve pour partie la maîtrise des postes de responsabilité : il représente près de six responsables sur dix avant 1930, et encore quatre sur dix ensuite. Cette ruralisation s’accompagne d’une diversification des origines géographiques. Pendant les années 1930, le personnel vient de régions de plus en plus diverses et éloignées de la capitale. Avant 1930, près de la moitié du personnel qui entre à la Direction de la statistique est née à Moscou ou dans sa région. Dans la décennie suivante, seulement moins d’un tiers en est originaire. Fuyant la collectivisation ou poussées par l’industrialisation du pays à une mobilité plus grande, de nombreuses nouvelles recrues viennent des régions occidentales et du nord du Caucase. Cette géographie des origines porte la trace précise des zones les plus touchées par la collectivisation (cartes 1 et 2 en fin de chapitre). Cette diversification de la composition du personnel modifie la manière dont peuvent s’établir des liens de reconnaissance mutuelle au sein de cette administration, affaiblissant en particulier le rôle de ciment joué par une origine commune. Plusieurs directeurs ou membres du collège de la Direction de la statistique qui se succèdent rapidement après l’arrestation de Kraval, en 1937, sont eux-mêmes d’origine 7. Moshe LEWIN, La Grande Mutation soviétique, La Découverte, Paris, 1989 ; Anatole VICHNEVSKI, La Faucille et le Rouble. La modernisation conservatrice en URSS, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, 2000.

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paysanne. Nés loin de Moscou, ils ont suivi un parcours classique de membre du Parti marqué par une succession de postes de responsabilité liés à leur trajectoire politique. Ivan Vassilievitch Saoutine, éphémère directeur après l’arrestation de Vermenitchev, lui-même successeur de Kraval, est né fin 1902 dans une famille d’origine paysanne de la région de Vologda. Après avoir été ouvrier, il occupe différents postes de directeur d’école entre 1924 et 1928. Après son entrée au Parti en 1927, il suit des études supérieures à l’Institut pédagogique Herzen de Leningrad, de 1928 à 1931. Parallèlement, il enseigne l’économie politique dans un combinat de construction navale de cette ville. En 1931, il obtient une bourse d’aspirant pour préparer une thèse de candidat 8 à l’Académie d’État d’histoire de la culture matérielle. Après l’obtention de sa thèse, en 1933, il est nommé directeur de la chaire d’économie politique d’un institut d’enseignement supérieur de Leningrad, puis devient directeur adjoint de cet établissement. En 1935, il part à Moscou pour suivre des cours à l’Institut des professeurs rouges de l’économie et de la politique mondiale. En 1937, il est nommé directeur adjoint de cet institut, responsable du service des études. Il devient directeur de la statistique le 2 février 1938, poste où il reste jusqu’en février 1939 9. Son adjoint, Dmitri Danilovitch Degtiar est un paysan ukrainien. Né en 1904, il commence à travailler en Ukraine dans sa propre exploitation paysanne, puis dans un artel. Après son entrée au Parti en 1926, il se forme dans une faculté ouvrière de sa région, puis part étudier à l’Institut de l’économie nationale Plekhanov à Moscou. De 1930 à 1932, il bénéficie d’une bourse d’aspirant pour préparer une thèse de candidat à l’Institut de recherche économique du Gosplan de l’URSS. Après l’obtention de sa thèse, il est nommé doyen de l’Académie soviétique de la planification pour l’année 8. Comme aujourd’hui en Russie, la thèse de candidat précédait celle de docteur. 9. Sa carrière de cadre du Parti dans l’administration ne s’arrêtera pas là. Après avoir dirigé différentes institutions pendant la Seconde Guerre mondiale, il est nommé directeur adjoint du département de la propagande et de l’agitation du comité du Parti de la région de Moscou en 1946, puis rédacteur en chef du journal la Pravda de Moscou de 1948 à 1950. Il quitte ce poste pour diriger la chaire d’économie politique de l’École supérieure de commerce de Moscou. En 1953, il devient directeur adjoint de la Direction de l’économie planifiée du ministère du Commerce. Ensuite, jusqu’à son départ à la retraite en 1962, il occupera différents postes de direction dans l’administration. Il décède en 1975.

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universitaire 1932-1933. Puis, il part à Stalingrad, où il occupe un poste de directeur adjoint, puis de directeur d’une station de machines et de tracteurs jusqu’en 1935. Parallèlement il exerce des responsabilités politiques et devient secrétaire du Parti d’une petite ville de la région. Ensuite, il revient à Moscou. Après avoir été secrétaire du comité central de l’Union de l’industrie du tricot de Moscou, il est nommé directeur adjoint de la statistique début septembre 1938, poste qu’il occupera jusqu’en 1939 10. Ces deux hommes ont bénéficié d’une formation dans les nouvelles institutions d’enseignement supérieur de l’Union soviétique 11. Leurs parcours sont caractéristiques de la politique de promotion sociale par l’instruction des paysans et ouvriers impulsée par le Parti à partir du milieu des années 1920 12. Être membre du Parti était la clef d’accès la plus sûre à ce parcours qui ouvrait la voie à une carrière bureaucratique. La nomination aux postes successifs occupés dans différentes administrations et entreprises dépendait bien plus du degré attesté de fidélité au Parti que d’une qualification poussée pour la fonction exercée. La possession d’une culture professionnelle particulière n’était plus indispensable, les compétences politiques primaient. Il n’était plus besoin non plus d’appartenir à un groupe professionnel aux pratiques communes, bien au contraire. Ces hommes ne se connaissent manifestement pas entre eux avant d’accéder à ces responsabilités et de travailler ensemble. D’origine paysanne, ils doivent tout à un parcours institué par le Parti dans le cadre d’une formation essentiellement politique.

10. Pour lui aussi, ce poste ne sera qu’une étape dans un parcours type de cadre du Parti. Entre 1939 et 1947, il sera président du Gosplan de Russie, puis fondé de pouvoir du Gosplan de l’URSS en Ukraine entre 1948 et 1957, vice-président du Conseil économique national en 1957, vice-président du Comité d’État pour les relations économiques auprès du Conseil des ministres de l’URSS entre 1958 et 1961. Enfin, il est nommé ambassadeur en Guinée de 1962 à 1964, année de son départ à la retraite. Il décède en 1982. 11. Michael DAVID-FOX, Revolution of the Mind : Higher Learnings Among the Bolsheviks, 1918-1929, op. cit. 12. Sheila FITZPATRICK, Education and Social Mobility in the Soviet Union — 1921-1934, op. cit.

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Solidarités de génération Le renouvellement des générations a facilité celui des cadres et de l’ensemble des employés de la Direction de la statistique. Il tient beaucoup à un renouvellement naturel lié au départ à la retraite des personnes les plus âgées. Il est aussi la conséquence de moments au cours desquels les générations sont renouvelées brutalement à la suite de secousses institutionnelles (figure 2 en fin de chapitre). Ainsi, en accélérant la transformation de la structure interne du personnel, les purges bousculent la composition générationnelle. Malgré tout, la transformation est moins brutale qu’on pourrait le penser, mais est plus forte parmi les responsables. Ce renouvellement, qu’il soit naturel ou provoqué, a une grande importance dans la vie quotidienne de la Direction de la statistique, d’autant qu’il ouvre cette administration à des générations passées par les nouvelles institutions soviétiques de l’enseignement supérieur. L’enthousiasme des jeunes embauchés autour de 1930 a été retracé avec beaucoup de lucidité par Vera Nikolaevna Maksimova. Épouse du statisticien Brandgendler, puis d’Aron Iakovlevitch Boïarski, un des démographes les plus connus après la Seconde Guerre mondiale, elle est entrée en 1929 dans l’administration statistique : « Nous croyions tous si fanatiquement dans le bon droit imperturbable de nos leaders que nous condamnions sans réserve ceux que l’on nous recommandait de condamner. Déjà bien avant 1937, quand nous travaillions au Gosplan et à la TsSOu, on nous avait indiqué ceux qu’il fallait considérer comme étrangers et qui ne méritaient pas notre confiance. […] Ainsi nous croyions en nous et en notre droit (et même devoir !) de traiter de canailles d’anciens travailleurs expérimentés, des théoriciens et praticiens de la statistique. Honnêtement, on peut penser que les attaques fougueuses de nos “jeunes coryphées” (Khotimski, Boïarski et Brand [gendler]) contre madame Smit […], aussi bien que les attaques ultérieures de Boïarski contre Nemtchinov, étaient loin d’être suffisamment argumentées. Mais on les traitait de bourgeois et cette étiquette suffisait pleinement pour que nous clamions sans réfléchir “Sus à lui’’ 13. » 13. V. N. MAKSIMOVA, « Extraits de mes souvenirs (années 1920 et 1930) », art. cit., 10, 1996, p. 78-88.

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Pour autant, ces bouleversements ne suppriment pas toute forme de solidarité et de liens transversaux entre statisticiens, voire de liens verticaux entre générations au sein d’une même institution. Des relations de camaraderie se créent dans de nouveaux lieux de formation universitaire, par exemple l’Institut Plekhanov à Moscou, où se côtoient des hommes et des femmes qui seront ensuite recrutés à la Direction de la statistique. Maksimova souligne l’importance de ces liens sans que cela porte atteinte au respect dont bénéficiaient certains enseignants qui transmettaient un savoir acquis avant 1917 ou pendant les années 1920, époque où la statistique jouissait d’un statut différent. Elle précise aussi que toutes les attaques « enthousiastes » qu’ils portaient tendaient à renforcer ce type de solidarité en touchant des personnalités extérieures aux nouveaux cercles qui se constituaient : « Et nous étions prêts à appeler ennemi quiconque pensait ou même seulement percevait le monde autrement que nous. Et, une fois qu’il était devenu ennemi, nous luttions contre lui avec toute la force de l’enthousiasme idéologique ! Cela était simplifié et facilité par le fait que, encore à ce moment-là, les accusations et les condamnations avaient, d’abord, un caractère privé, c’est-à-dire ne concernaient pas des groupes. Ensuite, dans les cas les plus sérieux, la condamnation prenait la forme d’un procès politique durant lequel même les anciens leaders les plus importants reconnaissaient leur faute. Et, enfin, aucun d’entre nous n’en connaissait un seul ni personnellement ni intimement et ne pouvait juger de la possibilité qu’ils eussent des actions hostiles. Et nous n’avions aucune idée, bien entendu, des méthodes qui conduisaient à ces aveux “sincères’’ 14. »

Organiser le désordre Des forces contraires travaillent l’administration au niveau du personnel et des structures. Des formes de stabilité coexistent avec des phases d’instabilité. Cette tension repose sur la volonté du pouvoir stalinien de modifier les relations internes à l’administration en sapant toute base à des liens de solidarité éventuels, et aussi de transformer le rôle et les 14. Ibid., p. 83.

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formes du travail et de la production statistiques. En apparence, le désordre semble avoir joué le rôle d’un principe organisateur introduit de l’extérieur par le pouvoir politique. Ceci justifie l’utilisation de l’expression « anarchie bureaucratique » pour désigner à la fois les formes et le résultat de ce mode d’action. Toute relation individuelle qui puisse faire naître des liens de solidarité, et donc d’opposition, porte à la suspicion. Tout lien amical est condamné. Ainsi, lorsque l’adjoint de Kraval, A. S. Popov, est arrêté, on lui reproche les relations amicales qu’il entretenait avec son directeur après son entrée à la Direction statistique, mais aussi celles qui liaient leurs deux familles. Il est amené à renier cette amitié peu avant son arrestation, au cours d’une réunion du groupe des activistes de la cellule du Parti de la Direction de la statistique : « J’ai honte aujourd’hui de parler, j’étais l’adjoint de Kraval. Je le connais depuis 1932, je suis allé chez lui, je faisais partie de ses amis, Ouriachzon peut le confirmer. Après le remariage de Kraval, je suis allé moins fréquemment chez lui, nous avons passé moins de soirées ensemble, mais cela n’a aucune signification. Nous avions instauré une relation de népotisme. J’ai été politiquement borné et aveugle. J’avais confiance en lui parce que je savais qu’au-dessus on avait confiance en lui. J’observais : on a donné à cet homme une décoration, un bon pour le plénum, et cela me rassurait 15. »

En réalité, au-delà de la méfiance envers ces liens d’amitié, qualifiés ici a posteriori de népotisme (terme couramment utilisé depuis le milieu des années 1920 pour justifier une dénonciation), toute forme de relation entre deux personnes est de nature à susciter la méfiance : avoir suivi un cursus commun, être de même origine sociale, avoir participé à un même groupe de travail, toutes ces situations portent au doute, à la suspicion et à la crainte d’un complot, voire de la constitution d’un groupuscule ou d’un parti contre-révolutionnaire. Les divers renouvellements de l’appareil statistique tentent chaque fois de détruire, sans jamais en venir à bout, un ou plusieurs de ces éléments de solidarité. Ils tentent de créer une bureaucratie purement fonctionnelle dans laquelle les individus sont assignés strictement à leur tâche. 15. TsA FSB, dossier nº 8328.

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Mais ils se heurtent à la résistance d’êtres humains qui forment un collectif dans une administration dotée de sa propre identité institutionnelle. En outre, la transformation des formes de travail contribue à une tension de même nature. La compétence s’oppose à l’usage politique des chiffres. Comme le rapporteront ceux qui interrogeront Kraval après son arrestation, celui-ci a été nommé directeur en 1935 pour « établir une attitude critique à l’égard de la statistique 16 » : « Lors d’une réunion, V. V. Kouïbychev exprima son désaccord à Kraval en lui reprochant son absence de regard critique. Il lui indiqua en outre qu’il était indispensable de vérifier politiquement chaque chiffre, d’autant plus que, selon lui, il y avait, dans l’appareil mis en place par Kraval, de nombreux vieux statisticiens qui, comme Ossinski, n’avaient pas cette attitude politique. Il souligna que le Comité central avait envoyé Kraval à la Direction de la statistique pour qu’il mette en place précisément une vérification critique des chiffres 17. »

Dans les années 1930, l’administrateur n’est pas nommé pour développer une démarche interprétative. La mission des statisticiens ne doit plus être de comprendre, mais de fournir des chiffres permettant de gérer d’autres administrations et surtout d’élaborer le plan. Le rôle de l’administrateur consiste seulement à transmettre aux dirigeants politiques des éléments chiffrés d’une gestion interne au monde administratif. Sa seule raison d’être est de produire ces statistiques, ce qu’il doit chercher à faire avec rigueur. Par ailleurs, heurtés par des panoramas chiffrés contradictoires avec leurs affirmations, les dirigeants politiques, surtout Staline, ne voient comme seule issue que le renouvellement perpétuel du personnel. La purge de 1937 est le facteur extrême et décisif, mais aussi la fin d’une longue série de sanctions et de pressions qui a débuté en 1924 et s’est accélérée à partir de 1928. La purge est l’aveu d’impuissance et du manque d’efficacité d’un pouvoir qui s’exerce de manière incohérente, au coup par coup.

16. Ibid. 17. Ibid.

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Signaux ou instructions ? Cette « solution » mise en œuvre pour établir un pouvoir autoritaire sans partage tient beaucoup à l’opacité, voire à l’absence de projet politique précis et stable qui puisse être identifié et compris par les administrateurs. Les conflits autour des recensements et les réactions des statisticiens, leur désarroi dans certains cas, face aux accusations ou à leurs propres condamnations, montrent que la demande politique n’était pas facile à décrypter pour eux, notamment parce qu’elle n’était pas formulée de manière explicite. Une telle situation éclaire sur le mode de fonctionnement de l’autorité politique dans les années 1930. Par exemple, le pouvoir politique — Staline et le Politburo — laisse se développer un conflit entre la Direction de la statistique et le NKVD sans fournir au départ d’indications sur ce qu’il attend. Bien plus, en faisant intervenir les commissions de contrôle soviétique et du Parti, il introduit le doute, crée de l’instabilité en mettant en cause le fonctionnement de l’institution et les administrateurs eux-mêmes, mais ne livre aucune clé pour comprendre la situation. Le déroulement de ce conflit donne le sentiment que, dans la première moitié des années 1930, les dirigeants politiques attendent essentiellement de l’administration statistique qu’elle fournisse les chiffres qui confirment le bien-fondé des mesures économiques déjà prises, et non pas des données qui aideraient à les construire. Aux statisticiens d’effectuer l’ajustement entre les chiffres et le discours politique. Dans un monde de non-dits, mais rempli de menaces à certaines périodes, confrontés à l’absence de directives précises de la part du pouvoir et à des signaux contradictoires, les responsables des départements de la statistique les plus exposés, comme la démographie, ont élaboré leurs procédures de travail en espérant faire courir le moins de risques possible à leur institution et à son personnel. Pour réussir à travailler dans une administration en proie à une instabilité et à des menaces grandissantes, ils se sont efforcés de décoder ce qu’ils pensaient pouvoir interpréter comme des signaux envoyés, consciemment ou pas, par le pouvoir. Ils ont pu trouver, dans les rapports d’inspection, dans le développement d’argumentations contradictoires, dans les accusations dont l’institution dans son ensemble, ou des

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individus en particulier, ont fait l’objet, diverses sources d’information, le plus souvent indirectes, fournissant quelques rares orientations. Les traces, diffuses, de ces signaux se situent à plusieurs niveaux, allant du centre politique vers la Direction de la statistique, de celle-ci vers les personnels responsables, du centre vers les régions. Les décoder est indispensable pour comprendre jusqu’au bout la logique des décisions, parfois absurde et irrationnelle, décrite précédemment. La source constituée par la presse fournit des indications sur certaines grandes orientations politiques. Au milieu des années 1920 par exemple, Popov réagit face à certains articles et développe une contre-argumentation. La presse intervient aussi au moment des recensements. Celui de 1937 est précédé de nombreux articles qui en vantent l’utilité et le but, et celui de 1939 d’une condamnation sans appel du précédent. Pour autant, lorsqu’on analyse en détail les articles parus alors, ils ne fournissent aucune clé pour comprendre ce qui a motivé les condamnations qui ont touché certains responsables de la Direction de la statistique à ce sujet. Leur contenu, très général, ne livre pas plus d’éléments spécifiques sur les orientations à suivre. Les statisticiens ont vraisemblablement eu du mal à y trouver des réponses à leurs questions. Les comptes rendus des congrès du Parti constituent une autre source d’information très importante. La violence de la réaction de Popov, après les propos tenus par Staline au XIV e congrès du Parti de 1925, témoigne de l’attention portée par les statisticiens aux déclarations faites à l’occasion de ces moments symboliques. Celle de Staline à la tribune du XVIIe congrès en 1934, dans laquelle il fournit un chiffre de la population basé sur les estimations du Gosplan, provoque des réactions parmi les statisticiens qui comprennent déjà le danger qui se profile à l’horizon. Quelques rares documents circulant à l’intérieur même de l’administration fournissent des indices sur les repères construits par les responsables de la statistique eux-mêmes après 1937. Ainsi Starovski, en 1938, transmet à Saoutine une note manuscrite sur l’alphabétisation en URSS en précisant que le chiffre des analphabètes a été « artificiellement gonflé » lors du recensement précédent, car une des mesures

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a été mise en cause lors de l’annulation de ce recensement 18. Suit une note, qu’il rédige le même jour 19, intitulée « Sur les données publiées caractérisant l’alphabétisation de la population de l’URSS », qui énumère les déclarations de Staline donnant des chiffres à ce sujet 20. Le souci de fournir des indications aussi précises est rare dans la bouche d’un dirigeant et ne semble pas avoir de conséquences importantes. Ainsi, dans le rapport final sur le recensement de 1939, envoyé le 5 avril 1940, notamment à Molotov, président du Conseil des commissaires du peuple, Starovski indique une proportion de personnes alphabétisées qui n’est pas supérieure à celle mesurée en 1937. Le rapport est cependant suffisamment flou pour que la population à laquelle se rapporte cette proportion (adultes, ou adultes de moins de cinquante ans) ne soit pas identifiable 21. Restent enfin les signaux transmis au cours de conversations, dont on n’a bien entendu pas de trace. Quelques témoignages ou dénonciations permettent malgré tout d’en avoir une idée et suggèrent que, même à ce niveau, les communications entre l’autorité centrale et l’administrateur étaient extrêmement réduites. Rappelons le témoignage de Kurman sur l’entretien qu’Ossinski eut avec Staline après le XVII e congrès, au cours duquel le premier demanda au second l’origine du chiffre de la population qu’il avait cité. Enfin, certaines accusations lancées entre 1937 et 1939, à l’intérieur même de la TsSOu, ne sont à l’évidence que la répétition mécanique des attaques officielles portées dans la presse contre les auteurs du recensement, mais elles n’apportent aucune information complémentaire. La correspondance entre l’administration centrale et les administrations régionales est révélatrice du caractère flou — ou même de l’absence — des signaux en provenance du centre politique et de l’incertitude des responsables. De nombreux documents montrent que ces derniers, dans les diverses directions régionales de la statistique, ne savent pas 18. Note manuscrite en date du 25/4/1938 ; RGAE, 1562/329/90-92. 19. Cette dernière note est conservée dans les archives. Il n’est pas précisé si elle fut envoyée ou non à Saoutine avec la note précédente. Cependant, une telle transmission est probable. 20. RGAE, 1562/329/91. 21. « Bilan du recensement de la population de 1939 », rapport de Starovski, envoyé à Molotov, Voznessenski et Sabourov, RGAE, 1562/329/536/44-77.

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quoi faire des résultats et documents de 1937 et demandent des instructions. Certains d’entre eux émettent même des doutes sur la fiabilité des résultats du recensement de 1939, en particulier lorsqu’on leur transmet les chiffres définitifs qui incluent les contingents spéciaux. Le constat qui ressort de l’analyse des signaux éventuellement transmis en montre avant tout le caractère flou, contradictoire et peu opérationnel pour s’orienter au milieu du désordre et de l’instabilité. Les administrateurs de la statistique se trouvaient face à un pouvoir dont les actes et interventions se caractérisaient par l’incohérence et l’inconséquence, sans projet capable de guider plus clairement leur action. L’arbitraire de la répression renforçait encore cette incertitude. Ce manque d’indications précises peut expliquer la persistance, jusqu’en 1939, du comportement de défense des administrateurs, qui continuent à soutenir le primat des résultats statistiques par rapport aux affirmations politiques. L’imprévisibilité des réactions de Staline, qui, après le recensement de 1939 et à l’inverse de celui 1937, critiquera non pas les responsables de ce nouveau recensement, mais ceux du Gosplan, ne pouvait que renforcer cette attitude. Les statisticiens se raccrochent à la seule certitude qu’ils possèdent, leur savoir et leur technicité. Telle sera l’attitude de Popov par rapport aux résultats du recensement de 1939 22. Autres indices de l’absence d’orientations et de signaux politiques généraux, la censure des ouvrages qui succède aux purges de 1937 et 1938 ne semble pas suivre une ligne précise. Au rythme des arrestations des responsables de la statistique, les livres qu’ils ont signés, ou dans lesquels leur nom apparaît, sont retirés de la vente ou modifiés pour effacer toute référence à leur personne et à leurs écrits. Ces interdictions sont décidées soit par l’administration statistique elle-même, soit, plus rarement, par la Direction principale de la littérature et des maisons d’édition, la Glavlit 23. Le directeur de la statistique crée, le 14 avril 1938, une commission pour effectuer un bilan de cette censure et 22. Se reporter au chapitre VI. 23. « Liste de la littérature retirée de la diffusion de l’éditeur Soïouzorgoutchet », RGAE, 1562/1/1063/94-101. Cette liste est commentée et reproduite dans Alain BLUM, « À l’origine des purges de 1937 : l’exemple de l’administration de la statistique démographique », art. cit.

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décider d’autres destructions d’ouvrages. La raison invoquée pour modifier ou interdire un ouvrage est presque toujours l’apparition du nom d’un « ennemi du peuple » dans ses pages. En définitive, seuls quelques livres ont été interdits par la Glavlit, et très peu ont été retirés en raison de leur contenu. La Direction de la statistique est à l’origine de la majorité des destructions, décidées uniquement en fonction de la répression frappant les auteurs. Aucune orientation de fond n’a guidé ces choix. La purge, les arrestations marquent un coup d’arrêt politique, mais ce signal n’est assorti d’aucun contenu précis, d’aucune information claire sur la direction à suivre. L’échec de l’absolutisme bureaucratique 24 Le mode d’action du pouvoir stalinien à l’égard de l’administration statistique se caractérise par le désordre institutionnel créé et le manque de cohérence des interventions d’un État qui pourtant affichait un projet de gouvernement et de gestion rationnel et scientifique. Le cas de cette administration porte à s’interroger sur l’ampleur réelle de l’absolutisme bureaucratique de l’État stalinien, pour reprendre l’expression utilisée par Raymond Aron pour le caractériser : domination d’un parti unique, organisation bureaucratique de l’État, dans laquelle il y a imbrication des organes du Parti et de l’administration, et émergence d’une bureaucratie d’État composée de responsables promus par le Parti 25. En réalité, on ne peut pas parler d’une bureaucratie d’État homogène et unique pour les années 1920 et 1930. Des logiques organisationnelles et professionnelles pour partie autonomes ont continué d’exister dans certaines administrations, dont celle de la statistique 26. Plutôt qu’un tout homogène, il y a juxtaposition d’institutions ou d’administrations fonctionnant pour partie selon leurs propres règles et pratiques. 24. Le terme est emprunté à Raymond ARON, Démocratie et totalitarisme, Gallimard, coll. « Idées », Paris, 1970. Il est discuté par Claude LEFORT, La Complication. Retour sur le communisme, Fayard, Paris, 1999. 25. Raymond ARON, Démocratie et totalitarisme, op. cit., chap. 16. 26. Pour un exemple d’autre administration pendant les années 1930, voir Sabine D ULLIN , Des hommes d’influences : les ambassadeurs de Staline en Europe, 1930-1939, op. cit.

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L’histoire de la Direction de la statistique pendant cette période est marquée par la tension entre deux modèles d’autorité et d’organisation bureaucratique. D’un côté, on a une organisation administrative de type bureaucratique comparable à celle de nombreuses administrations du tournant du XIXe et du XXe siècle, qui repose sur une organisation fonctionnelle et rationnelle visant à l’efficacité, et dans laquelle le principe de la compétence est revendiqué comme garantie de cette efficacité. D’un autre côté, les dirigeants staliniens poursuivent le projet de construction d’un État unique pour tous, reposant sur une bureaucratie organisée sur un seul modèle dans lequel toutes les administrations et institutions fonctionnent selon les mêmes règles et principes. Cette bureaucratie d’État forme un vaste ensemble dans lequel les membres du Parti sont nommés aux postes clés des différentes administrations pour veiller à la conformité de leur activité avec la politique du Parti. La tension entre ces deux formes d’organisation bureaucratique est d’autant plus forte et constante au sein de la Direction de la statistique que les statisticiens revendiquent haut et fort la compétence scientifique et technique comme fondement de leur légitimité professionnelle et de leur autonomie institutionnelle, comme condition indispensable pour accomplir leur travail au service de l’État, dissocié, pour eux, du Parti. On s’éloigne ici du modèle wébérien, dans la mesure où les fonctions, bien que différenciées, ne sont pas exercées seulement à une échelle individuelle, mais assumées aussi par des équipes. Dans le contexte de professionnalisation qui était celui des statisticiens depuis la fin du XIXe siècle, l’exigence de compétence a entraîné la constitution de groupes de professionnels liés par un passé de formation et un corpus de connaissances communs. Le corporatisme, inhérent à cette solidarité professionnelle, contrarie tout processus d’atomisation. Les équipes de travail, cassées régulièrement, doivent être reconstruites pour préserver le travail collectif indispensable à la réalisation d’enquêtes d’envergure. Cependant, renouvellement signifie recrutement d’un personnel nouvellement formé. Dans les années 1930 coexistent alors deux générations de statisticiens, formés de manière différente, mais partageant un même socle d’outils et une même exigence de rigueur. Malgré une formation teintée de marxisme, la

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génération formée à la fin des années 1920 et au début des années 1930 ne possède pas plus de clés pour déchiffrer le discours politique et guider son travail. Aussi les administrateurs ont-ils des difficultés à comprendre le passé. Les statisticiens et les autres membres du personnel de la Direction de la statistique se raccrochent au seul élément qu’ils possèdent et qu’ils pensent être légitime, soit une certaine compétence professionnelle en statistique, soit la légitimité du comptable, de celui qui applique les règles d’une comptabilité unifiée pour toute l’URSS, symbole d’un pays maintenant planifié. Face à ces solidarités, le contrôle externe assuré par les commissions diverses ne peut porter sur les fondements professionnels du travail des statisticiens. Quand il touche au contenu, cela ne peut être que pour l’adapter au discours politique et non pas pour vérifier la qualité des procédures de travail utilisées pour produire les données. La connaissance externe des règles de fonctionnement, condition, selon Weber 27, pour qu’une discipline stricte et homogène interne soit instaurée dans une organisation bureaucratique, ne peut pas agir. Pour Claude Lefort, la légitimité du bureaucrate dans un État totalitaire ne tient qu’à l’autorité qui lui est dévolue par l’État, et disparaît dès qu’il sort de la hiérarchie administrative 28. Dès lors, cette légitimité ne peut pas être fondée sur son savoir puisque celui-ci est aussi la propriété de l’autorité politique. En démocratie, au contraire, il y aurait « désintrication » du pouvoir et du savoir, ce qui donne à celui-ci une certaine autonomie. Claude Lefort introduit ici une dimension, celle du savoir, qui lui permet d’instaurer une coupure radicale entre démocratie et totalitarisme 29. Toutefois, au début des années 1920, il n’y a pas d’« intrication » entre pouvoir et savoir dans l’administration statistique soviétique. L’attraction vers ce modèle, en œuvre dans les années 1930, n’aboutira pas non plus. Le pouvoir n’a pas pu s’approprier totalement le savoir. Les bolcheviks et Staline voulaient construire un État fondé sur une légitimité scientifique. Mais ceci impliquait une définition externe, donnée par les 27. Max WEBER, Économie et société, Pocket, coll. « Agora », tome I, Paris, 1995. 28. Claude LEFORT, La Complication. Retour sur le communisme, op. cit. 29. Cette idée l’amène à prendre ses distances par rapport aux analyses de François Furet et de Martin Malia.

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scientifiques, et non les dirigeants politiques, des critères de cette légitimité. Il ne pouvait donc pas y avoir « intrication » entre pouvoir et savoir, même s’il y avait une volonté de contrôle politique sur le savoir. Les conflits que nous avons observés sont donc le résultat de la tension entre différents modèles d’autorité. Les administrateurs de la statistique ont une représentation de l’autorité légitime qui est fondée sur le rôle social de la science, puis de la technique. La forme d’autorité est définie et légitimée à l’intérieur du corps professionnel par ses membres. La formation d’une nouvelle classe de fonctionnaires devant tout à l’État, et dont l’action n’est légitime que parce qu’elle est attachée à une position dans une hiérarchie bien définie, est incompatible avec cette représentation. Cependant, la différence entre une légitimité « scientifique » et une légitimité « technique » est considérable : la première englobe un champ large de connaissances au service du politique et de la société. Le statisticien a des choses à dire sur l’action politique puisqu’il pense fournir « la vérité » qui permet une action sociale juste et efficace. En revanche, dans le second cas, il se contente de mettre une technique à disposition du politique. Cela est particulièrement vrai dans le cas des techniques comptables utilisées pour la planification. Le projet d’absolutisme bureaucratique a buté contre le poids du savoir dans la légitimation de l’autorité au sein de l’administration statistique et dans la conception de la rationalité administrative. Dans l’URSS stalinienne, la première s’exerce par l’intermédiaire de la force et des moyens policiers ; en revanche, la seconde ne peut pas être imposée, elle doit être admise 30. Liens de connaissance et lien de reconnaissance L’absolutisme bureaucratique nie toute forme de différenciation sociale, d’existence de groupes sociaux différents, quelle qu’en soit la nature. Il ne peut exister que s’il y a 30. On retrouve ici les questions posées par Hannah ARENDT, La Crise de la culture : huit exercices de pensée politique, Gallimard, coll. « Folio essais », Paris, 1989 (édition originale : 1972).

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atomisation de la société et suppression de toute forme de liens collectifs autres que ceux codifiés et autorisés par le pouvoir. La transformation de la stratification sociale de l’administration va de pair avec les différentes formes d’atomisation de la société soviétique et du personnel de la TsSOu. Le monde paysan qui, en quelques années, investit les locaux et les postes de la Direction de la statistique peut être considéré de fait comme fortement atomisé. Les paysans qui ont afflué à Moscou, chassés par la collectivisation ou attirés par l’impulsion industrielle du deuxième plan quinquennal, ont vraisemblablement conservé peu de liens avec leur communauté d’origine. La diminution constante de la part des Russes participe à cette atomisation de l’administration statistique qui s’accompagne de la rupture des liens sociaux traditionnels qui pouvaient servir de base à des réseaux de solidarité. L’adaptation de l’appareil statistique aux diverses transformations qu’il subit conduit inévitablement à rompre les solidarités anciennes et à transformer les formes de légitimité des groupes, des individus et des institutions. Les liens qui parcourent ce groupe professionnel sont beaucoup plus dilués, le groupe fait moins corps. Plus fondamentalement, cette rupture des solidarités anciennes ne concerne pas simplement les liens de connaissance mais s’élargit à ce que nous nommons liens de reconnaissance mutuelle. Au début des années 1920, les réseaux étaient fondés sur des relations construites au fur et à mesure des rencontres entre individus dans les zemstva ou dans les universités. Ces réseaux d’interconnaissance étaient renforcés par une formation intellectuelle commune qui sous-tendait une reconnaissance mutuelle reposant sur une même perception de la profession de statisticien. Les « maîtres » (Kaufman, Kabloukov) ou les « grands noms » de la statistique russe ou étrangère (Bortkiewicz, Tchouprov, Ianson, mais aussi Lexis ou Bowley) constituaient des références communes dont la connaissance contribuait à définir les critères du professionnalisme. Les liens de connaissance et les repères identitaires commencent à se déliter à partir de 1926, parallèlement au développement du recrutement de jeunes formés dans les établissements de l’enseignement supérieur soviétique. L’appauvrissement des manuels de

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statistique, des références aux auteurs « classiques » stigmatisés comme bourgeois, et le recours à une seule technique statistique conduisent à perdre une culture professionnelle commune, au-delà de la technique statistique au sens strict, qui devient de moins en moins réflexive et de plus en plus orientée vers l’inclusion de la statistique dans une comptabilité nationale dont la conception est réduite au calcul de quelques indicateurs sans réflexion sur leur signification. Cette désagrégation des liens de reconnaissance mutuelle va de pair avec un affaiblissement du recours au critère professionnel. En imposant un renouvellement rapide du personnel et le recrutement de personnes peu formées à la statistique, les purges de 1937 ont renforcé ce processus. Une autre forme de reconnaissance, fondée sur les appartenances nationales, a pu s’y substituer. Sans doute, les dirigeants staliniens, en favorisant une diversification des origines nationales du personnel de la Direction de la statistique, n’ont pas perçu le risque de ce contre-pouvoir potentiel. Aussi ne s’y sont-ils attaqués qu’ensuite. On comprend mieux, dans cette logique, la constante stigmatisation des relations supposées entre personnes, l’usage extrême de l’aveu de complots lors des purges de 1937, qui consistait à circonscrire le cercle de relations de chacun. L’ensemble de cette évolution tend à confirmer l’idée d’Hannah Arendt d’un système établi sur la base d’une atomisation de la société. Toutefois, ici, il ne s’agit pas d’un processus achevé et généralisé à l’ensemble de la société, mais d’une tension permanente vers l’atomisation d’un milieu professionnel et d’une volonté de rompre tout ce qui peut rappeler un lien social, qu’il soit fondé sur une origine commune, des connaissances communes ou une pratique professionnelle reposant sur des principes et valeurs communs. Pour Oleg Khlevniouk ou Sheila Fitzpatrick, les purges de 1937 ont visé à établir un pouvoir absolu en rompant avec tout ce qui avait à voir peu ou prou avec le clientélisme 31. En fait, on le voit ici, il s’agit bien plus de briser toute relation de solidarité.

31. Oleg KHLEVNIOUK, Le Cercle du Kremlin — Staline et le Bureau politique dans les années 30 : les jeux du pouvoir, op. cit. ; Sheila FITZPATRICK, Le Stalinisme au quotidien. La Russie soviétique dans les années 30, op. cit.

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Toutefois, ce processus peut être lu comme une tension du modèle administratif, et non comme un aboutissement, comme un mouvement de perpétuelle mise en cause de l’administration au sens de l’État moderne au profit de la construction bureaucratique, et non comme la réalisation de celle-ci. La tentative d’établissement d’une bureaucratie d’État est l’un des éléments centraux de la construction stalinienne et introduit une véritable discontinuité entre l’ébauche de la construction d’un État moderne, reposant sur un projet politique d’essence humaniste des statisticiens de la génération des années 1870, et le mode de gouvernement stalinien, qui rejette cette forme d’État au profit d’un pouvoir de plus en plus concentré. L’exercice de celui-ci serait relayé par des cadres qui ne doivent leur identité sociale qu’à leur position dans la hiérarchie bureaucratique. De fortes contradictions internes à ce modèle en limitent le développement et tendent vers un renouvellement continu des formes du système administratif. La tentative stalinienne échoue ici. Les répressions sont en quelque sorte un aveu de cet échec. En l’absence de programme défini, les administrateurs statisticiens n’ont fait que poursuivre, par inertie, par habitude, par conviction ou par professionnalisme, des travaux engagés antérieurement. S’ils sont parfois brutalement interrompus dans leur travail, et surtout victimes de la répression, ceux qui leur succèdent ont été en général formés à la même école. Ils ont, après chaque rupture, ou tout au long des renouvellements, reconstitué des réseaux de solidarité, rétabli des liens de connaissance et de reconnaissance, même si ceux-ci n’ont pas la force qu’ils avaient pendant les années 1920.

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L’ADMINISTRATEUR ET LE BUREAUCRATE

FIGURE 1. — DURÉE MOYENNE DE PRÉSENCE, EN UNE DATE DONNÉE, DES PRÉSENTS ET DES SORTANTS DANS LA DIRECTION DE LA STATISTIQUE Durée moyenne 50

40

30

20

10

0 01/18

01/20

01/22

01/24

01/26

01/28

01/30

01/32

01/34

01/36

01/38

01/40

Mois et année .

Présent

Sortant

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L’ANARCHIE BUREAUCRATIQUE

FIGURE 2. — GÉNÉRATION MÉDIANE, SELON L’ANNÉE DE PRÉSENCE Génération 1915

1910

1905

1900

1895

1890

1885

1880 1918

1920

1922

Qualifiés

1924

1926

1928

1930

Année Responsables

1932

1934

1936

1938

1940

Tout le personnel

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L’ADMINISTRATEUR ET LE BUREAUCRATE

10% 20%

CARTE 1. — ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DU PERSONNEL DE LA STATISTIQUE ENTRE 1917 ET 1924

192

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193

20% 10%

CARTE 2. — ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DU PERSONNEL DE LA STATISTIQUE ENTRE 1930 ET 1935

L’ANARCHIE BUREAUCRATIQUE

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III Le scientifique et le politique

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8 Quelle science pour une société socialiste ?

Comme d’autres disciplines 1, la statistique doit, dès le début des années 1920, justifier son statut de science. Les statisticiens s’efforcent d’élaborer des outils et une grille de lecture du social et de l’économique adaptés au projet de construction d’une société socialiste. Ils vont devoir aussi se démarquer des écrits des statisticiens européens qui, dès la fin des années 1920, seront qualifiés de « bourgeois », tout comme certains statisticiens russes de la période prérévolutionnaire. Ils sont alors confrontés à une contradiction profonde. Bien qu’ancrés dans une tradition intellectuelle qui fait de la statistique une science au même titre que la chimie ou les mathématiques, ils vont être contraints, après différents conflits, de justifier la nature socialiste de leur travail, donc son caractère politique. Or, pour eux, toute science vise à chercher une vérité qui ne peut être politiquement imposée. Moyen de gouverner, la statistique est placée au-dessus du politique, qu’elle doit éclairer. À l’inverse, et à l’encontre de leur propre conviction et de leur tradition, les statisticiens vont être soumis à différentes formes de pressions politiques tendant à les pousser à construire une théorie et des outils en adéquation avec le discours bolchevique sur la construction d’une économie et d’une société socialistes. 1. Nikolaï K REMENTSOV , Stalinist Science, op. cit. ; Dominique L ECOURT , Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne », PUF, coll. « Quadrige », Paris, 1995. Loren GRAHAM, Science in Russia and the Soviet Union : a short history, Cambridge University Press, New York, 1993.

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Jusqu’où peuvent-ils aller ? Quelle part de négociation entre dans leurs constructions théoriques ? Comment ces négociations peuvent-elles parfois les conduire au bord de la rupture 2 ? Les limites dans lesquelles peuvent s’inscrire des compromis acceptables oscillent entre, d’un côté les arguments fondant les accusations qui les frappent et, d’un autre côté, les positions défendues depuis la période prérévolutionnaire par les différents groupes et réseaux politiques et scientifiques dans lesquels ils étaient insérés. Quatre moments décisifs marquent l’élaboration d’une statistique au service du projet d’une société socialiste. Le premier se caractérise par l’instrumentalisation de débats traditionnels de la statistique européenne du XIXe siècle, par exemple au sujet de l’utilisation de la moyenne comme mesure statistique privilégiée, de la loi des grands nombres et des mesures de la dispersion. Le concept d’« homme moyen » de Quetelet, en particulier, est qualifié de bourgeois, et les écrits de Lénine antérieurs à la Révolution sont mobilisés pour asseoir l’argumentation critique. Un deuxième moment est constitué par les divers signaux envoyés par l’appareil répressif au rythme des heurts de l’histoire soviétique : il devient habituel de justifier l’arrestation de statisticiens ou d’économistes, et de monter leurs procès sur la base d’accusations portant sur la nature de leurs travaux statistiques. L’éviction de responsables de leurs postes est souvent accompagnée de critiques publiées dans la presse. Ce sont autant de signaux nouveaux qui poussent à une inflexion des analyses théoriques des statisticiens. Rappelons que le limogeage de Popov en 1926 a été justifié par les « erreurs » attribuées à la TsSOu dans l’estimation de la balance fourragère et dans la manière de mesurer la stratification sociale des campagnes, questions à résonance éminemment politique. Chaque éviction, chaque procès, chaque condamnation fournissent de nouveaux signaux, assortis de textes d’accusation, qui condamnent également certains statisticiens occidentaux. Ainsi, l’Anglais Pearson est classé comme ennemi car son traité philosophique s’inspire de Mach, que Lénine avait violemment critiqué 2. Pour une analyse théorique des différends et des ruptures, des tensions et de la construction des accords et compromis, voir Luc B OLTANSKI et Laurent THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, op. cit.

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dans Matérialisme et empiriocriticisme. Il devient alors impossible de citer Pearson sans le condamner ou sans se condamner. Toutes ces accusations reposent sur l’amalgame entre dénonciation politique et argument scientifique. Surgissant au moment d’un conflit ou d’un procès, elles agissent comme signaux sans présenter guère de cohérence ni proposer d’alternative théorique. Un troisième moment est constitué par la mise en place de la planification, ponctuée de conflits entre la Direction de la statistique et le Gosplan. Il touche à l’essence même de la démarche statistique et n’est plus simplement rhétorique. L’emprise croissante de la planification place la statistique économique au cœur de l’élaboration des données chiffrées au détriment de la statistique sociale, prééminente depuis le XIX e siècle, et modifie les outils utilisés. Bien plus qu’un dispositif d’observation, le plan est avant tout un instrument prospectif. Il doit fournir des indicateurs statistiques appropriés pour orienter la croissance générale du pays, mesurer les évolutions industrielles et les extrapoler. La statistique doit offrir un appareil de mesure adéquat. Les indices de prix et de production, par exemple, deviennent un noyau dur de la technique statistique. Enfin, quatrième moment, le recensement démographique doit offrir une image de la réussite du projet de société socialiste. À ce titre, il représente un maillon central de l’outillage statistique de la construction de la réalité. À partir du milieu des années 1920, sa production sera soumise à des tentatives d’intrusion du Parti de plus en plus fréquentes aux différentes étapes de la collecte, du traitement et de la publication des données. La construction des catégories de classement des individus et des phénomènes étudiés sera un objet de négociation entre administrations, comme dans tout pays, mais, en plus, imposera aux statisticiens de trouver les ajustements possibles pour appliquer le schéma théorique marxiste des classes sociales ou le schéma stalinien des nations. Même les opérations concrètes de recueil des données seront placées sous le contrôle du Parti et de ses organisations sociales satellites. Plus largement, l’accent doit être mis sur le double usage du chiffre : usage technique pour fournir au plan le matériau nécessaire à son élaboration, mais aussi argument dans le débat politique ou dans l’action de propagande. Dans les

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différents conflits qui se déroulent au plus haut niveau à partir de 1924, les responsables politiques utilisent les chiffres pour justifier et défendre leurs positions. Dans ce cas, alors qu’ils soutiennent une vision « réaliste » de la statistique qui associe chiffres et vérité scientifique 3, les statisticiens deviennent les victimes indirectes mais aussi les acteurs de leur usage politique. L’instrumentalisation des débats Du point de vue de la forme et du contenu, les manuels statistiques écrits à l’aube de la Révolution étaient profondément ancrés dans la tradition statistique européenne. Les premiers statisticiens soviétiques maîtrisent parfaitement cette littérature, à laquelle beaucoup ont été formés pendant leurs études. Les discussions sur la signification des diverses mesures statistiques, les citations bibliographiques et les formulations explicites de la reconnaissance d’une filiation ou d’une dette intellectuelle montrent nettement le rattachement de la statistique théorique russe à la tradition de la statistique allemande. Lexis, Rümelin et Mayr sont les auteurs les plus couramment cités. Certains des premiers responsables de la TsSOu avaient fréquenté des universités allemandes au cours de voyages ou de séjours d’études avant la Révolution. Les travaux des statisticiens anglais Bowley et Yule, défenseurs d’une statistique mathématique, sont souvent mentionnés également, mais la filiation par rapport à la statistique allemande s’articule à une tradition plus spécifiquement russe. Les ouvrages de Ianson, A. A. Tchouprov, Bortkiewicz, Fortounatov ou Orjenski font autorité et fournissent une référence nationale complémentaire souvent originale. Les manuels russes du début du XXe siècle encore utilisés après la Révolution font référence à la plupart des débats fondamentaux de cette période en Europe, dont les termes seront repris après 1917 par différentes générations de statisticiens soviétiques. Les discussions autour de la conception 3. Pour une réflexion sur le « réalisme » en statistique, voir Alain DESROSIÈRES, « Entre réalisme métrologique et conventions d’équivalence : les ambiguïtés de la sociologie quantitative », Genèses, nº 43, juin 2001, p. 112-127.

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de la statistique à construire dans le cadre d’une société socialiste vont s’appuyer notamment sur la division fondamentale entre une statistique théorique mathématique et une statistique plus descriptive reposant sur l’observation du social à travers des enquêtes. Les clivages sont réinterprétés au gré des polémiques. Le manuel de Kaufman (Théorie et méthodes de la statistique 4), publié en 1912 et réédité en 1922, expose quelques débats, alors fondamentaux, dont les enjeux scientifiques vont se transformer peu à peu face aux tensions politiques. Marx, le statisticien bourgeois et l’homme moyen Le débat autour de la moyenne, de la loi des grands nombres et, plus généralement, de l’usage de la théorie des probabilités en statistique est particulièrement exemplaire car il illustre les procédés d’instrumentalisation déjà évoqués. L’objectif est alors de sauver la moyenne comme outil de mesure tout en prenant en compte les nombreuses critiques dont elle était l’objet, notamment celle qui visait son interprétation par Quetelet. Kaufman présente la moyenne comme un outil central qui s’inscrit directement dans la tradition née avec Quetelet 5, tout en reprenant à son compte la critique formulée par Rümelin et Lexis à ce sujet. Il souligne notamment les proximités entre Süssmilch et Quetelet, les régularités mécaniques suggérées par le second se substituant à l’ordre divin du premier. Il note également que « Quetelet et certains de ses continuateurs pensaient précisément que, dans les données de masse, en particulier dans les chiffres de la statistique morale, la statistique des crimes, des suicides, etc., on peut voir une indication 4. Aleksandr A. KAUFMAN, Théorie et méthodes de la statistique. Manuel pour les étudiants et les personnes se consacrant au travail statistique, 1re édition, Sytine, Moscou, 1912 ; 4 e édition, TsSOu, Moscou, 1922. La loi des grands nombres indique que, plus la taille d’un échantillon tiré dans une population est élevée, plus la moyenne empirique est proche de la moyenne dans cette population. 5. Sur Quetelet et la moyenne, voir Theodore PORTER, The Rise of Statistical Thinking, 1820-1900, op. cit., chapitres II et IV ; Alain DESROSIÈRES, « Masses, individus, moyennes : la statistique sociale au XIXe siècle », Hermès, 1988, p. 41-64 ; Laurent THÉVENOT, « Statistique et politique. La normalité du collectif », Politix, nº 25, 1994, p. 5-20.

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fortement contradictoire avec l’hypothèse du libre arbitre 6 ». Selon lui, les positions de Quetelet conduiraient au fatalisme moral, qui nie la liberté de la volonté individuelle, et à une forme de fatalisme social qui amène à penser que la société dépend de lois supérieures contre lesquelles il n’est pas possible de combattre. Au prime abord, la position de Kaufman peut sembler paradoxale. En rejetant l’idée de lois extérieures à l’être humain, il peut paraître proche d’une conception marxiste de l’action humaine. Cependant, ce rejet le conduit, à travers la critique de l’homme moyen, à privilégier une approche individualiste, plutôt que globale ou collective, car le libre arbitre place l’individu au-dessus du tout dont il fait partie. Ce faisant, il se situe dans l’héritage de Lexis, qui avait souligné l’importance de la mesure de la dispersion pour représenter la diversité du réel 7. Dès le début des années 1920, la loi des grands nombres, qui constitue un des pôles essentiels de la légitimation de la statistique comme science au service de la mesure des faits sociaux, est attaquée à l’extérieur du milieu des statisticiens. À la différence de Kaufman, ceux qui en critiquent la formulation n’avancent pas l’argument du libre arbitre, mais insistent sur le fait que les tendances observées ne sont pas inéluctables, ce qui relativiserait l’action de l’État. Or, de leur point de vue, la loi des grands nombres conduirait justement à donner un caractère inéluctable aux processus sociaux et un caractère illusoire à l’action politique sur la société. De surcroît, elle justifierait l’idée de la stabilité du capitalisme, et donc son caractère immuable. Ainsi, contrairement à la critique d’essence libérale du début du siècle, ils réintègrent une vision holiste du monde dans leur raisonnement tout en mettant en cause l’idée de l’existence de régularités qu’ils associent à des lois « bourgeoises ». Or, pour les statisticiens, il n’y a pas de statistique sans loi des grands nombres. Ils sont donc obligés d’en présenter un usage qui ne remette pas en cause son fondement théorique, 6. Aleksandr A. KAUFMAN, Théorie et méthodes de la statistique. Manuel pour les étudiants et les personnes se consacrant au travail statistique, op. cit., édition de 1912, p. 222. 7. Theodore P ORTER , The Rise of Statistical Thinking, 1820-1900, op. cit., chapitre VI. Stephen M. STIGLER, The History of Statistics. The Measurement of Uncertainty before 1900, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1986.

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mais qui tienne compte des attaques formulées à son sujet. Petit à petit, ils élaborent une argumentation dont Starovski présentera en 1936 une formulation aboutie, pleine d’acrobaties dans le discours 8. Il fournit d’abord des exemples classiques empruntés aux manuels du début du siècle pour illustrer l’application de la loi des grands nombres, c’est-à-dire la constance d’un phénomène, voire son universalité, dès que l’on a affaire à de grandes populations. Il cite notamment le rapport entre les naissances masculines et féminines, et la proportion de lettres sans adresse. Mais, tout en reconnaissant l’adéquation de cette loi dans ces cas-là, il avance d’autres exemples de phénomènes pour disqualifier l’interprétation qu’en font les « savants bourgeois » : « À côté de ces régularités, qui existent réellement, les savants bourgeois ont imaginé encore une série d’autres régularités. Les savants bourgeois ont, par exemple, soutenu que, d’une année à l’autre, le nombre de criminels (voleurs, assassins, etc.) reste à peu près identique en proportion de la population. Il y a ici un grand truquage car la proportion de crimes fluctue grandement. Dans les années de crise, le vol augmente et, dans les années d’amélioration relative, il diminue. Mais, si on prend les années identiques économiquement, alors le nombre moyen de crimes et la proportion de criminels dans le nombre total d’habitants, dans un même environnement socio-politique, apparaissent effectivement suivre une certaine stabilité 9. »

Suivant la logique holiste de la pensée marxiste, Starovski ne remet pas en cause l’idée de l’existence de lois qui dépassent les individus. En revanche, la référence à l’historicité de ces lois, propres à un système socio-politique donné, est présentée comme essentielle. Dès lors, l’État peut transformer ces lois pour les remplacer par d’autres. L’argumentation s’appuie ensuite sur des exemples de plus en plus absurdes, par exemple : « Quelques savants bourgeois ont imaginé des lois encore plus compliquées. Ainsi, par exemple, l’historien connu 8. Vladimir N. S TAROVSKI , Abc de la statistique, sous la direction d’Ivan A. KRAVAL, TsOuNKhOu, Soïouzorgoutchet, Moscou, 1936. 9. Ibid.

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Buckle 10 a estimé que durant dix-huit ans (de 1826 à 1844), d’une année à l’autre, le nombre de criminels dans toute la France avait été égal au nombre de morts à Paris. À peu près autant de personnes sont mortes à Paris que d’individus ont été condamnés pour un crime en France la même année. Il est clair qu’ici la correspondance entre ces chiffres est due au hasard 11. »

Ce dernier paragraphe n’est pas anodin. Il illustre un mode d’argumentation politique courant à cette époque pour disqualifier des résultats statistiques : lorsque les chiffres contredisent « l’évidence », ils sont suspects d’être manipulés ou attribués au jeu du hasard. Toutefois, la disqualification ne s’appuie plus sur un raisonnement général, la démonstration change de registre pour tomber dans l’anecdotique. Il est vrai qu’à la fin des années 1930 la discussion sur l’interprétation de la corrélation en terme de causalité, qui est au centre des questions examinées ici, n’est pas encore très développée. Starovski continue : « Les savants bourgeois pensent qu’existent des lois au-dessus de l’homme, qu’il ne peut ni comprendre ni expliquer. […] Et voilà, selon la pensée de la statistique bourgeoise, la loi des grands nombres : une loi secrète, à l’aide de laquelle on peut découvrir et mesurer les lois non accessibles et incompréhensibles à l’intelligence humaine. Un des statisticiens bourgeois, Süssmilch, a ainsi directement écrit que “l’ordre divin’’ est éclairé par la loi des grands nombres. […] S’il y a de telles lois sur la base desquelles les événements se répètent d’une année à l’autre, si, chaque année successive, se répète la même chose que dans le passé, cela signifie que rien ne changera dans ce monde, cela signifie que l’ordre bourgeois existera pour l’éternité. Et les travailleurs se plaignent en vain de leur mortalité élevée, de la famine, du chômage, de la croissance de la criminalité. Il y aurait une loi selon laquelle chaque année il doit y avoir une proportion donnée de voleurs, de criminels, de suicides, de chômeurs affamés, etc. Les statisticiens bourgeois ont prêché ainsi, sur 10. L’historien anglais Henry Thomas Buckle (1821-1862) était très controversé, ce qui peut expliquer le choix de cet exemple par Starovski. Buckle défendait l’application de méthodes empiriques à l’étude de l’histoire. Starovski, à la suite d’autres statisticiens soviétiques (en particulier Boïarski), fait référence ici à l’ouvrage History of Civilization in England, J. W. Parker & son, Londres, 1857, 2 vol. La traduction russe était parue en 1895 à Saint-Pétersbourg. 11. V. N. STAROVSKI, Abc de la statistique, op. cit., p. 9.

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ordre de leurs maîtres, non seulement il y a deux cents et cent ans, mais encore aujourd’hui 12. »

Le caractère inéluctable des phénomènes qui lui semble suggéré derrière les régularités statistiques et l’absence de référence à l’histoire sont combattus par Starovski car toute action humaine et politique serait alors vouée à l’impuissance. Les polémiques qui, à la fin des années 1920, ont entouré la théorie des cycles économiques développée en particulier par Kondratiev et accusée de démontrer la renaissance du capitalisme après chaque crise, se situent dans un registre similaire. Bien plus, dans le contexte d’une planification impérative, il n’est pas possible d’admettre qu’une série temporelle puisse avoir une succession logique d’enchaînements, indépendante de l’action externe. L’argumentation manie à nouveau l’absurde pour disqualifier un outil statistique : « De nombreux savants bourgeois à l’Ouest expliquent les crises capitalistes, la famine et la pauvreté du prolétariat par l’action des taches solaires. Et le professeur américain Moore explique toute l’histoire politique et économique de l’humanité par l’influence de la planète Vénus. Voilà à quelles inepties arrivent les savants bourgeois quand il faut expliquer que tout le malheur du capitalisme ne vient pas du capitalisme, mais du Soleil ou de Vénus 13. »

Le registre de l’anecdotique fournit à nouveau un élément de preuve : « En 1929 en Ukraine, on a jugé le traître Efremov 14. Selon la presse judiciaire, quelques membres de son organisation de saboteurs avaient tenté, à l’aide de la loi des grands nombres, d’établir la dépendance entre le nombre de taches solaires et le

12. Ibid., p. 10. 13. Ibid., p. 10. 14. Sergueï Aleksandrovitch Efremov (1876-1939), vice-président de l’Académie des sciences d’Ukraine à partir de 1922, est arrêté le 21 juillet 1929 pour avoir « créé l’organisation clandestine “Union de la libération de l’Ukraine” ». Jugé entre le 9 mars et le 19 avril 1930 à Kharkov, il est accusé d’avoir conclu une alliance secrète avec la Pologne pour détacher l’Ukraine de l’URSS. Il est alors condamné à dix ans de prison et meurt dans un camp le 31 mars 1939.

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destin du pouvoir soviétique. Selon leurs calculs, le pouvoir soviétique devait s’écrouler pas plus tard qu’en… 1929 (!) 15. »

Cependant, ici, l’argument dépasse l’anecdotique. La preuve est renforcée par la qualité de celui qui a utilisé la loi des grands nombres, un « traître », et par son destin judiciaire : il a été accusé d’être membre d’une organisation de saboteurs. Starovski est contraint de tenir compte des décisions judiciaires pour formuler une critique à laquelle il ne croit pas vraiment. Il sauve cependant, in extremis, la loi des grands nombres en recourant aux pères fondateurs, Marx et Lénine : « Après avoir lu tout ce qui vient d’être écrit sur l’histoire de la loi des grands nombres, de nombreux lecteurs ont sûrement l’impression que cette loi est une imagination bourgeoise et que nous n’en avons parlé que pour montrer quelles inepties la science bourgeoise construit. Mais cela n’est pas ainsi. Nous critiquons l’utilisation inexacte de la loi des grands nombres. Cette même loi, mais utilisée alors de façon exacte, nous la trouvons chez Marx et chez Lénine (Marx appelle cette loi la loi des nombres moyens) 16. »

Les théories mises en procès Restait à définir un usage socialiste de la moyenne. Son utilisation était mise en cause lorsqu’elle servait de fondement à l’énoncé de lois. Manier cette critique est devenu une pratique incontournable dans les années 1930, à la suite des procès de Kondratiev, Bazarov et Groman et de la condamnation de leur théorie des cycles. Ces deux grands procès ont été les premiers à frapper le milieu professionnel des statisticiens et des économistes. D’abord, Kondratiev a été arrêté en 1930 et jugé dans le cadre du « procès du parti industriel ». 15. Vladimir N. STAROVSKI, Abc de la statistique, op. cit., p. 10-11. 16. Ibid., p. 11. À plusieurs reprises, Marx, dans son œuvre, recourt à la moyenne pour exprimer les lois qu’il entend démontrer en justifiant l’usage des grands nombres pour cela. Il l’utilise, par exemple, pour démontrer sa théorie de la valeur (Marx, Le Capital, tome I) ; il emploie aussi le concept d’homme moyen, en se référant au livre de Quetelet, Physique sociale ou essai sur le développement des facultés de l’homme, sans autre commentaire (Marx, Le Capital, livre premier, tome II).

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Ensuite, Groman a été accusé en 1931 dans le cadre de l’« affaire des mencheviks 17 ». Dans le manuel de statistique dirigé par Iastremski et Khotimski, publié en 1935 18, les auteurs attaquent ces économistes en leur reprochant d’avoir détourné certains outils statistiques à des fins manipulatrices, mais s’efforcent en même temps d’avancer des arguments pour sauver la statistique d’une condamnation totale : « Les représentants de la science bourgeoise russe, dévoilés plus tardivement comme saboteurs, ont utilisé la statistique comme une arme de la lutte contre la construction socialiste en URSS. Le saboteur Kondratiev a démontré l’immuabilité de l’ordre capitaliste à l’aide de l’analyse de courbes statistiques et, en même temps, a démontré statistiquement “les désavantages” de l’industrialisation de l’URSS. Bazarov, dans la lutte contre les rythmes décidés de la construction socialiste, a démontré sa théorie de la “courbe amortie’’ ; selon lui, le niveau d’avantguerre est la limite de la croissance de l’économie soviétique. Groman a démontré l’existence, dans l’économie soviétique, de “lois empiriques” de la Russie capitaliste et, pour faire échouer la récolte, a mis en place une balance fourragère sabotée. Tous ceux-là, avec leur condisciples et sous-fifres, ont “démontré” statistiquement l’impossibilité et le caractère irréaliste des rythmes choisis de la construction socialiste, et ont altéré par tous les moyens les chiffres statistiques qui étaient à la base de la planification socialiste 19. »

Faute de réussir à établir les fondements théoriques d’une statistique que l’on puisse qualifier de socialiste, les statisticiens définissent en creux ce qu’elle devrait être en faisant référence aux motifs des condamnations. Il s’agit bien plus de mettre en cause des interprétations soi-disant erronées ou des prétendues falsifications ou altérations de données que d’élaborer un nouvel ensemble de concepts et méthodes statistiques appropriés à une économie et une société 17. Sur les procès, voir Nicolas W ERTH , Histoire de l’Union soviétique de l’Empire russe à la Communauté des États indépendants, 1900-1991, PUF, Paris, 2001 ; Naum JASNY, Soviet Economists of the Twenties : Names to be Remembered, Cambridge University Press, Cambridge, 1972. 18. Boris S. IASTREMSKI et Valentin I. KHOTIMSKI (dir.), Éléments d’une théorie générale de la statistique, TsOuNKhOu Gosplana SSSR, iz-o Soïouzorgoutchet, Moscou, 1935. 19. Ibid., p. 11.

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socialistes. La dénonciation de certaines approches ne naît pas de la critique de la construction des outils en euxmêmes, mais du rejet des conclusions politiques que leur usage a entraînées. Il s’agit donc plus d’un débat politique sur l’usage des outils que de différends sur leurs fondements théoriques. Ainsi, lorsque certains arguments fondés sur des chiffres ont été utilisés dans un débat politique par les adversaires de Staline, il est obligatoire de les discréditer. Par exemple, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, Staline a définitivement tranché en faveur d’un rythme forcé d’industrialisation, financé par un prélèvement massif de la production agricole, ceci contre l’avis de nombreux économistes, notamment Kondratiev et Groman, et contre l’opposition d’une importante fraction des bolcheviks, menée en particulier par Boukharine. Les théories de ces économistes sont alors disqualifiées par Staline et son entourage, et les statisticiens poussés à adapter leur langage à cette nouvelle situation. De manière générale, la condamnation de la statistique bourgeoise rend difficile le recours aux fondements théoriques et aux techniques de la statistique présentés dans les ouvrages des statisticiens qualifiés de « bourgeois ». Cette difficulté rend la tâche des statisticiens de la Direction de la statistique d’autant plus compliquée que ces références ont continué à être utilisées de manière courante et explicite durant les années 1920, y compris par des statisticiens marxistes convaincus comme Maria Smit, membre de l’Académie communiste, professeur de statistique à l’Institut de l’économie nationale Plekhanov puis à l’Institut des professeurs rouges. Ancienne élève de Bowley, elle était imprégnée bien plus de ses apports que de ceux de la statistique russe 20. Cette situation conduit les statisticiens des années 1930 à une grande ambivalence dans le discours et, paradoxalement, à faire connaître les ouvrages fondamentaux classés « bourgeois » à travers la critique qu’ils en font. En même temps ils en décrivent le contenu. À cet égard, la préface de l’ouvrage collectif dirigé par Iastremski et

20. Maria SMIT, Fondements de la méthodologie statistique, tome I, Gos-izvo, Moscou/Petrograd, 1923.

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Khotimski, publié en 1930 21, témoigne à la fois d’une grande culture statistique et d’une habileté à se dégager de situations et positions politiquement embarrassantes. Ainsi, les indications bibliographiques indispensables sont présentées dans l’introduction, mais leur contenu est rejeté par des qualificatifs qui stigmatisent la science bourgeoise et les statisticiens qui sont jugés les représenter : « Jusqu’à ces derniers temps, la statistique mathématique a été élaborée par la science bourgeoise. Parmi ses très nombreux piliers, il suffit de nommer le machiste 22 connu Karl Pearson, des économistes bourgeois tels que Fisher 23, Bortkiewicz, Mitchell, Bowley, ou des fascistes comme Pareto et Gini, etc. 24 »

La condamnation de Kondratiev a servi également à dénoncer des statisticiens bourgeois auquel son nom a été associé, Mitchell, Bowley et Moore qui ont contribué activement à la formulation de la théorie des cycles. Mitchell avait déjà reconnu sa dette envers Kondratiev dans un ouvrage publié en 1927 25. Cofondateurs de la Société d’économétrie en 1930 à Londres, les trois statisticiens soutiendront, en août 1933, l’élection de Kondratiev, alors en prison, comme membre fondateur de cette société. Au-delà des discours et des raisonnements de circonstance, les manuels de Iastremski et de Starovski nous fournissent une clé pour comprendre comment les outils sont élaborés, modelés, transformés ou critiqués en fonction d’une orientation politique déterminée. Sans renoncer aux fondements théoriques dont ils tirent leur légitimité, les statisticiens sont contraints de réfléchir à l’interprétation des outils qu’ils utilisent et à la création ou à l’utilisation d’autres outils, mieux adaptés au contexte du moment. La pression de 21. Boris S. IASTREMSKI et V. I. KHOTIMSKI (dir.), Théorie de la statistique mathématique, op. cit. 22. Du nom du physicien et philosophe Mach. 23. Il s’agit d’Irving Fisher. Certains de ses travaux concernant les indices avaient été traduits dans la revue de la TsSOu, Vestnik statistiki, au milieu des années 1920. 24. Boris S. IASTREMSKI et V. I. KHOTIMSKI (dir.), Théorie de la statistique mathématique, op. cit. 25. Alain DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit. Francisco LOUÇA˜ , « Nikolai Kondratiev and the early consensus and dissensions about history and statistics », History of Political Economy, nº 31 (1), 1999, p. 169-205.

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l’action politique pèse alors fortement sur l’argumentation théorique. Ainsi, parallèlement à leurs discours critiques qui suivent les arrestations et les procès, et qui découlent d’une lecture passive, mais surtout réaliste, des contraintes, les statisticiens des années 1930 commencent à s’élaborer des instruments pour le suivi d’une gestion centralisée et planifiée de l’économie et de la société. Cela conduit à un réel renouvellement des outils privilégiés pour l’analyse, mais aussi de l’interprétation des chiffres obtenus. Les balbutiements de l’élaboration d’une comptabilité nationale Dans les années 1930, le discours des statisticiens soviétiques oscille donc entre une référence affirmée, indispensable à une statistique universelle et scientifique, et la dissociation non moins indispensable entre une statistique « bourgeoise » et une statistique au service de la société socialiste. Auparavant, cette ambivalence n’a pas produit un réel bouleversement dans les fondements théoriques de la statistique et s’est réduite à une instrumentalisation de débats anciens. Notons tout de même que les orientations théoriques et pratiques du travail statistique avaient commencé à se modifier à partir du milieu des années 1920, sous la pression des tensions politiques et de la demande de plus en plus contraignante du Gosplan, mais aussi à la suite d’un premier renouvellement des cadres de la TsSOu et de l’arrivée de statisticiens formés après la Révolution, au sein de l’Institut Plekhanov ou de l’Académie communiste. Les premières manifestations publiques d’un changement de fond apparaissent au début des années 1930, à l’occasion du débat sur la transformation de la statistique en comptabilité « dans les conditions du socialisme ». À première vue, les formes d’expression de ce débat semblent caricaturales. C’est le cas en particulier de sa présentation dans l’ouvrage programmatique d’Ossinski, publié en 1932, intitulé Ce que signifie la comptabilité 26. Le rôle de la statistique par rapport à la comptabilité y est clairement défini : 26. N. OSSINSKI, Ce que signifie la comptabilité, Soïouzorgoutchet, Moscou, 1932. Voir à ce propos I. I. ELISSEEVA et B. G. PLOCHKO, Histoire de la statistique, Finansy i statistika, Moscou, 1990.

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« La question de la comptabilité est, en premier lieu, un problème méthodologique et organisationnel. […] Cependant la question ne tient pas simplement au fait que nous conduisons l’industrialisation, mais qu’il s’agit d’une industrialisation socialiste, et que nous construisons une économie socialiste et une société socialiste. Déjà, dans les conditions bourgeoises, la grande entreprise contemporaine exige un grand développement de la comptabilité. Mais cela s’explique par le fait qu’au cœur des grandes entreprises bourgeoises se développe une forme sociale de la production. Durant la transition vers le socialisme, la comptabilité doit couvrir toutes les sphères de la vie économique et sociale, s’incruster dans tous ses maillons jusqu’aux plus petits. […] En même temps que l’élimination des restes du capitalisme dans l’économie et dans la conscience des hommes, la statistique passe de plus en plus au second plan derrière la comptabilité nationale elle-même. L’ancienne TsSOu n’est pas devenue par hasard TsOuNKhOu. Ce changement de nom n’est pas arrivé par hasard, il caractérise la transformation de l’orientation de l’activité de l’ensemble du système. […] 27 »

Cet ouvrage devient, pour un temps, la référence principale utilisée dans les écrits sur la statistique. Un changement essentiel y est énoncé : dorénavant au service du plan, la statistique doit se transformer en comptabilité pour élaborer les comptes nationaux. Dans ce cas, est-elle nécessaire comme science à part entière ? « La statistique est-elle conservée durant la transition vers le communisme ? Bien que la comptabilité passe au premier plan, cela ne veut pas dire du tout qu’on observe un évincement et un dépérissement complet de la statistique. Sans parler même du fait que, dans la sphère de l’étude des faits spontanés de la nature, la place gagnée par la statistique doit être conservée, la méthode statistique et les opérations à caractère statistique conservent aussi leur importance dans la vie sociale — partiellement durant la transition de la phase inférieure à la phase supérieure du communisme, partiellement sous le communisme lui-même. Dans ce dernier cas, cela concerne la “production sociale de la vie humaine”, que la société ne peut réguler qu’indirectement — ce sont les faits rattachés aux facteurs biologiques, naturels… Il serait ainsi, par exemple, caricatural de prétendre que, sous le 27. N. OSSINSKI, Ce que signifie la comptabilité, op. cit., p. 5 sq.

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communisme, on régulerait de façon consciente et directe et planifierait les mariages et la reproduction de la population. Les liens du mariage sous le communisme, au contraire, seront réellement libres, puisque dégagés du joug du capitalisme 28. »

Ossinski a conscience des limites d’une telle approche et se refuse à appliquer ce raisonnement à tous les aspects de la vie sociale. Il sépare ce qui est du domaine du biologique et ce qui relève des comportements sociaux, qui, reconnaît-il, ne peuvent être ni contrôlés ni planifiés. Il reprend à son compte l’idée de l’existence d’une marge de liberté des hommes dans leurs pratiques sociales et le côté non maîtrisable de la part du biologique dans les comportements sociaux. Cette argumentation va évoluer par à-coups. Quelques années plus tard, la statistique est partiellement réhabilitée en tant que discipline autonome. Dès 1930, Staline avait affirmé, au cours du XVIe congrès du Parti, qu’« il n’y a pas de comptabilité sans statistique ». Cette phrase va être souvent répétée par ceux qui attaqueront Ossinski ultérieurement. Lorsqu’il est arrêté en octobre 1937 (il sera fusillé en septembre 1938), ceux qui l’interrogent lui reprochent effectivement son attitude à l’égard de la comptabilité. Désormais il est nécessaire de condamner sa théorie et d’affirmer que « dans les conditions de l’économie socialiste, la “théorie’’ du dépérissement de la statistique, obstinément prêchée par l’ennemi du peuple Ossinski et d’autres, “théorie’’ ayant sapé les fondements de tout le système des comptes économiques nationaux, est du sabotage […]. L’importance de la comptabilité de l’économie nationale dans son ensemble, et de la statistique en particulier, doit croître sans défaillance 29 ».

La statistique sera complètement réhabilitée en 1948 quand la TsSOu retrouvera une autonomie complète par rapport au Gosplan. Bien plus, elle aura pour mission de contrôler les productions chiffrées de cette administration. Beaucoup plus tardivement, en 1960, Starovski lui-même écrira en termes plus mesurés une forme d’autocritique, à

28. Ibid. 29. G. S. KREÏNINE, Cours élémentaire de statistique, Soïouzorgoutchet, Moscou, 1938, p. 5.

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l’occasion de la publication d’un ouvrage sur l’histoire de la statistique en URSS, dans lequel il indique : « Dans la littérature économique, toutes sortes de “théories’’ gauchistes furent formulées, par exemple la “théorie’’ du dépérissement de la monnaie sous le socialisme ou la “théorie’’ du dépérissement de la statistique sous le socialisme (la transformation de la statistique en comptabilité, apparue pour la première fois dans les articles de l’académicien V. V. Ossinski) […]. L’auteur du présent article, dans ses travaux de la période 1932-1935, a aussi énoncé cette “théorie’’. La vie a montré d’une manière évidente le caractère inutile et erroné de ces “théories’’ qui ont détourné l’attention des responsables scientifiques des questions d’actualité de la théorie statistique 30. »

Les formes prises par la transformation de la statistique en comptabilité, même si elles furent rapidement mises en cause, ont néanmoins eu des conséquences importantes sur les formes d’usage de la statistique et les outils utilisés. En premier lieu, cette période reste caractérisée par la disparition quasi totale d’une statistique sociale. L’ambition scientifique et universaliste de la statistique du XIXe siècle, défendue en Russie par des statisticiens comme Popov ou Gernet, disparaît au profit d’une utilisation immédiate des chiffres à des fins comptables pour fournir au Gosplan les données nécessaires à l’élaboration et à l’évaluation des plans quinquennaux. Les statistiques à caractère social produites dans les années 1930 sont essentiellement démographiques, le contenu théorique des programmes et des manuels de statistique publiés est très appauvri. En revanche, tout un nouveau pan de la statistique fondé sur la prospective et la construction d’indices se développe. Derrière un discours rituel, les statisticiens élaborent des approches nouvelles orientées vers la construction d’une comptabilité nationale, dont on trouve le reflet dans les manuels publiés dans les années 1930 31. Les chapitres traitant des « grandeurs relatives » et des indices y prennent une 30. Vladimir STAROVSKI, « La science et la pratique statistique soviétique », in Histoire de la statistique administrative soviétique, recueil d’articles, Gosstatizdat, Moscou, 1960, p. 16. 31. B. S. IASTREMSKI et V. I. KHOTIMSKI (dir.), Éléments d’une théorie générale de la statistique, op. cit.

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place de plus en plus grande, maintenant l’illusion d’un usage purement comptable des techniques statistiques. Ratios destinés à comparer deux quantités (production industrielle/production agricole par exemple), les « grandeurs relatives » sont des outils construits en fonction du seul calcul des objectifs du plan. Les indices, eux, permettent d’établir un lien étroit entre les exigences de la planification et la démarche statistique traditionnelle. Ce terme avait prêté à discussion dans les années 1920. Ainsi, en 1925, Maria Smit réservait le terme russe indeks au seul calcul des prix, notant que ce mot était d’origine anglaise, et que le mot russe pokazatel (indicateur) aurait convenu tout autant 32 . Cette remarque témoigne de la jeunesse de ces outils à cette époque et de l’incertitude dans leur utilisation. En revanche, en 1930, N. M. Vinogradova publie un ouvrage entièrement consacré aux indices 33. Les contours de l’usage du terme sont maintenant consolidés. Deux manuels approfondissent ensuite nettement la réflexion dans ce domaine, celui de N. M. Novosselski et Iou. A. Podolski 34, paru en 1938, et celui de L. V. Nekrach, publié l’année suivante 35. Le programme de formation aux techniques de comptabilité d’entreprise et à la théorie statistique, mis en place par la Direction de la statistique en 1934 36, reprenait ces nouvelles orientations. Quand il l’examina, le conseil méthodologique de la Direction insista sur la nécessité de se limiter à ce qu’il désignait comme l’objet de la statistique : la catégorisation, le calcul des moyennes, des indices et la méthode des sondages. On le voit, il n’était pas question d’objets d’études, mais seulement d’outils. Dans ce domaine, le seul apport nouveau par rapport à la décennie précédente était le calcul des indices, dont le champ d’utilisation était strictement 32. Maria SMIT, Les Fondements de la méthodologie statistique, tome II : Méthodologie de la statistique économique, Gos. iz-vo, Moscou/Petrograd, 1924. 33. Nadejda M. VINOGRADOVA, Théorie des indices, Leningrad, 1930. 34. N. M. NOVOSSELSKI et Iou. Ia. PODOLSKI, Matériel didactique sur la théorie de la statistique, TsOuNKhOu auprès du Gosplan de l’URSS, Soïouzorgoutchet, direction de la préparation des cadres, Moscou, 1938. 35. Likarion V. NEKRACH, Cours de théorie générale de la statistique, Gosplanizdat, Moscou, 1939. Voir à ce propos, l’article de synthèse de Ou. MERESTÉ, « Le développement de la théorie des indices et quelques questions pour augmenter l’efficacité de la méthode de l’indice », Vestnik statistiki, 4, 1972. 36. « Réunion des membres du conseil méthodologique pour discuter des programmes de la technique de la comptabilité et de la théorie de la statistique », procès-verbal nº 3, 13 février 1934, RGAE, 1562/1/749/138-154.

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défini dans le cadre de la planification, ce qui freina un certain nombre d’innovations dans son application. Autre transformation à cette époque, l’unification de la comptabilité économique nationale de l’URSS doit entraîner la mise en place d’un seul système comptable : « Il est avant tout complètement évident que le double système de comptabilité caractéristique de notre période de transition — l’existence séparée de la statistique d’État et de la comptabilité des administrations — ne peut être conservé plus longtemps. L’État, seul maître d’une seule entreprise économique nationale, devra organiser un système construit et complet d’observation et de contrôle de l’ensemble de la production sociale 37. »

Cette forme comptable unifiée de l’enregistrement initial au traitement central doit permettre un contrôle et un traitement uniformes, soit comptable soit statistique, des événements démographiques comme de l’activité économique, et garantir une continuité des comptes d’entreprise aux comptes nationaux 38. Cette utopie d’un système comptable unifié n’a pas été exclusive à l’URSS. On la retrouve sous une forme atténuée, après la Seconde Guerre mondiale, dans les pays européens qui mettent en place leur propre système de comptabilité nationale 39. Compter et planifier la population L’analyse démographique subit également les effets de l’application généralisée du projet de la planification à tous les domaines de l’action économique et sociale de l’État. Son 37. Boris S. IASTREMSKI et Valentin I. KHOTIMSKI (dir.), Éléments d’une théorie générale de la statistique, op. cit., p. 29-30. 38. Par exemple G. S. KREÏNINE, Cours élémentaire de statistique, op. cit., p. 11. 39. À ce propos, voir Michel ARMATTE et Alain DESROSIÈRES, « Méthodes mathématiques et statistiques en économie : nouvelles questions sur d’anciennes querelles », in Jean-Pierre BEAUD et Jean-Guy PRÉVOST (dir.), L’Ère du chiffre, systèmes statistiques et traditions nationales, Presse universitaires du Québec, Montréal, 2000, p. 431-481 ; Alain DESROSIÈRES, « La commission et l’équation : une comparaison des plans français et néerlandais entre 1945 et 1980 », Genèses, nº 34, mars 1999, p. 28-52. De façon plus précise, sur l’influence, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des statisticiens, des économistes et des planificateurs, dans l’élaboration du Plan comptable général, cf. André VANOLI, Une histoire de la comptabilité nationale, La Découverte, Paris, 2002.

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aspect prospectif se limite maintenant à l’intégration de projections de population dans le cadre d’un plan quinquennal. Toutefois, les exigences de la planification poussent les statisticiens à s’interroger sur la signification d’une projection démographique et à développer des approches originales 40. De nouveaux développements théoriques vont de pair avec de réelles innovations. En premier lieu, les projections démographiques à long, voire moyen terme sont jugées inutiles pour le plan et leur méthode critiquée : « Dans divers pays bourgeois, les organismes statistiques et certains scientifiques ont réalisé ces dernières années une estimation de la population future à un horizon de quelques dizaines et même centaines d’années [sont alors citées les projections allemandes à l’horizon 1975, françaises à l’horizon 1956, italiennes à l’horizon 1961, américaines à l’horizon 2000, danoises à l’horizon 2011 et suédoises à l’horizon 2150] 41. Tous ces calculs sont fondés sur des données à un moment précis dont on conserve les valeurs constantes ou on définit une tendance, c’està-dire on conserve la tendance des années précédentes. Aucune tentative de relier la population avec le développement, avec la répartition et le transfert des forces productives, avec l’avancée de la lutte des classes dans la société et, plus encore, avec le changement de la structure sociale n’est faite (concrètement. Il serait amusant de penser qu’aujourd’hui, en 1932, nous pouvons définir le niveau de développement des forces productives pour 2130. […] Il ne serait pas moins drôle de définir aujourd’hui le niveau de la natalité et de la mortalité pour 2130) 42. »

40. Pour situer l’état de ces réflexions dans le cadre international, on peut se référer à Henk A. DE GANS, Population Forecasting 1895-1945. The Transition to Modernity, coll. « European studies of population », nº 5, Kluwer Academic, Dordrecht, 1999. Ce livre ne traite cependant guère de l’URSS. 41. Plusieurs de ces projections ont été présentées lors de la 19 e session de l’Institut international de statistique à Tokyo en janvier 1929, et ont été publiées dans le Bulletin de l’Institut international de statistique, XXV, 3, La Haye, 1931, p. 59-88. Voir aussi M. PTOUKHA, « Estimations perspectives de la population de la RSS d’Ukraine », in Études sur la statistique de la population, Gosstatizdat, Moscou, 1960, p. 441-453. Ptoukha y présente une autre projection, à un horizon moin lointain, pour le deuxième plan quinquennal. 42. I. Ia. TSEÏTLINE, E. P. SOKOLOVA et M. V. KURMAN, Vers une méthodologie de la planification de la population durant le 2e plan quinquennal, à partir des données de la région de Leningrad, sous la direction de I. Ia. Tseïtline, Leningrad, 1932.

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La critique porte essentiellement sur l’absence de prise en compte des caractéristiques de l’évolution de l’économie et de la société dans ces projections. Pour les auteurs, cela donne une illusion de stabilité et rejoint le discours des statisticiens « bourgeois » à ce sujet. Mais ils font surtout référence aux nécessités du plan quand ils soulignent l’obligation de prendre en compte les relations entre différentes grandeurs. La voie à suivre est étroite, et politiquement risquée, entre la critique des prospectives, qui supposent la stabilité à long terme, et l’élaboration de projections à court ou moyen terme. En 1932, trois démographes, dont Kurman, réalisent des projections en utilisant une méthode par composantes 43. Ils projettent séparément les différents groupes d’âges, ce qui était novateur à l’époque, même si ce n’était pas inédit 44. Mais ces projections ne sont effectuées que pour la durée du deuxième plan quinquennal (1933-1937). Compter est nécessaire, projeter les effectifs détaillés de la population aussi, mais dans une stricte logique de gestion de l’économie, ce qui ne nécessite pas de prévisions à moyen ou long terme. Ceci fournit une belle illustration de l’articulation complexe entre héritage et changement dans la construction des outils. Les contraintes de la commande politique et administrative poussent parfois à l’innovation, résultat de compromis méthodologiques que les statisticiens sont obligés d’élaborer 45. De tels dispositifs méthodologiques peuvent être très difficiles à concevoir. Par exemple, les données démographiques nécessaires pour projeter les taux de mortalité et la mortalité par âge placent les statisticiens face à des contradictions difficiles à résoudre. Ainsi, en 1932, ils observent une diminution de la natalité à Leningrad depuis plusieurs années, mais savent par ailleurs que la natalité baisse quand le niveau de vie augmente, ce qui est le cas dans les pays capitalistes développés. Néanmoins, dans leur analyse, ils doivent tenir compte du credo officiel selon lequel socialisme rime avec bien-être, et bien-être avec croissance de la natalité. Cette 43. Ibid. 44. Voir Henk A. DE GANS, Population Forecasting 1895-1945 : the Transition to Modernity, op. cit. 45. Martine MESPOULET, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible, 1880-1930, op. cit.

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situation aboutit à de longs raisonnements visant à justifier une projection du taux de natalité qui, à l’encontre de toute évidence, prévoit une croissance. Bien que conscients du lien réel entre développement et natalité, les auteurs de cette projection ne peuvent l’exprimer ouvertement. Devant les menaces qui pèsent sur eux dans la première moitié des années 1930, et face à la volonté du pouvoir d’utiliser leurs observations à des fins politiques, les statisticiens se réfugient alors dans une pratique comptable. De la découverte du fait social à la comptabilité bureaucratique En 1835, Adolphe Quetelet, mathématicien, astronome et statisticien belge, posait les bases d’une théorie de la société reposant sur la mesure statistique 46. Il voulait créer une science de la société qui, sur le modèle des sciences naturelles, offrirait un cadre conceptuel et méthodologique pour comprendre le social et ses transformations. À la fin du XIXe siècle, Durkheim recourt à la statistique pour construire les « faits sociaux » puis les analyser 47. Cette révolution méthodologique et conceptuelle donne au statisticien une place privilégiée dans l’État, au service d’un gouvernement rationnel et scientifique. Les pratiques sociales condamnées à l’époque par la morale sont analysées comme des « pathologies sociales ». Ainsi, le suicide, l’avortement, la prostitution et la criminalité suscitent des polémiques entre ceux qui affirment le caractère social des déviances et ceux qui privilégient une explication biologique. Le suicide, constitué en fait social par Durkheim 48, devient un des objets centraux de ce qu’on appelle désormais la statistique morale. Cette innovation de l’analyse sociologique ne fut pas seulement méthodologique mais eut aussi une portée politique. En effet, ceux qui gouvernent devinrent garants du 46. Adolphe QUETELET, Sur l’homme et le développement de ses facultés, ou essai de physique sociale, Bachelier, Paris, 1835. 47. Émile D URKHEIM , Les Règles de la méthode sociologique, Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, 1895. 48. Émile DURKHEIM, Le Suicide, étude de sociologie, Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, 1897.

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maintien d’une forme d’ordre social et surtout, à l’instar du médecin, de l’éradication de toute expression d’un dysfonctionnement du « corps social ». Une nouvelle relation naquit entre le statisticien et l’homme politique : aux gouvernants les décisions de traitement, aux statisticiens la révélation des problèmes, la formulation d’explications et la suggestion de solutions 49. La statistique tire sa légitimité de sa capacité à quantifier les comportements humains, à en mesurer la dispersion, et à tracer les contours des groupes sociaux ou nationaux. Au début des années 1920, les statisticiens russes issus de la période prérévolutionnaire sont familiarisés avec ces débats. Avant 1917, certains, tel Mikhaïl Gernet 50, ont développé des travaux de statistique morale sur le suicide, l’avortement et la criminalité 51 . Son élève, Mikhaïl Ptoukha, défend en 1916 une thèse sur la statistique de la population et la statistique morale 52. Les années 1920 vont permettre à ces statisticiens d’impulser de nombreux travaux de la statistique morale au sein du département de la TsSOu créé à cet effet. À sa mise en place en 1920, Gernet en prend la direction. En 1924, ce département compte dix statisticiens alors que celui de la santé publique n’en compte que six. Mais les années 1930 marqueront un coup d’arrêt à ces travaux. Le département de la statistique morale est supprimé en 1929 et, dans les années qui suivent, le traitement de ces questions évolue vers une forme comptable laissant de côté la dimension de leur analyse.

49. Christian TOPALOV (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914), Éditions de l’EHESS, Paris, 1999. 50. Mikhaïl Nikolaevitch Gernet (1874-1953) termine la faculté de droit à l’université de Moscou, où il enseigne de 1897 à 1917. Il entre après la Révolution à l’institut de psycho-neurologie de Saint-Pétersbourg (1917-1919) puis revient à l’université de Moscou. Parallèlement, il entre en novembre 1918 à la Direction de la statistique, où il dirige le département de la statistique morale à partir de mai 1920. Il organise la statistique des enfants abandonnés au commissariat à l’Instruction. Il quitte la Direction de la statistique en 1931. Il est lauréat du prix Staline en 1947 pour son ouvrage Histoire des prisons du tsar. 51. Par exemple, Mikhaïl GERNET, Les Facteurs sociaux du crime, Moscou, 1905. 52. Mikhaïl PTOUKHA, Essai sur la théorie de la statistique de la population et de la statistique morale (thèse pour obtenir le grade de maître en économie politique et en statistique, Écrits de la faculté juridique de l’université impériale de Saint-Pétersbourg), Saint-Pétersbourg, 1916.

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L’avortement fournit un bel exemple de cette réduction de l’analyse d’un fait social à un simple enregistrement bureaucratique 53. Dès le début des années 1920, il est au cœur du travail statistique de mise en évidence des « pathologies sociales » et fait l’objet de décisions politiques, d’abord libérales puis répressives. Sociologues, statisticiens, médecins, administrateurs de la santé, juristes et responsables politiques en débattent publiquement. Depuis le XIXe siècle, ces discussions avaient agité plus la communauté médicale et scientifique que le monde politique. À l’aube du XXe siècle de nombreux médecins russes aux convictions libérales avaient utilisé ces débats pour réclamer la légalisation d’une pratique alors clandestine 54. À cette époque, l’argument nataliste ne tient pas une place aussi importante en Russie qu’en France 55. En revanche, la condition et le droit des femmes 56, ainsi que le contexte socio-économique de cette pratique, sont au cœur des discussions. Nombreux sont ceux qui pensent que la pratique de l’avortement devrait disparaître avec l’amélioration des conditions de vie et doit donc être dépénalisée, car il s’agit d’une déviance sociale et non pas d’un comportement criminel 57. Héritage de ces débats, peu de temps après la Révolution, en 1920, une loi dépénalise l’avortement qui est reconnu comme un fait social 58 . Présenté bien plus comme une proclamation de principe que comme une véritable loi, le texte n’annonce aucune mesure concrète. En particulier, il ne précise aucun délai maximal de grossesse. En juillet 1924, la mise en place d’un système de cartes d’enregistrement individuel rend possible l’élaboration de 53. Nous reprenons ici les points principaux de l’article d’Alexandre AVDEEV, Alain BLUM et Irina TROÏTSKAÏA, « Histoire de la statistique de l’avortement en URSS », Population, 1994, 4-5, p. 903-934. Nous remercions Alexandre Avdeev et Irina Troïtskaïa de nous avoir autorisés à en utiliser des extraits. 54. Ibid. 55. Francis RONSIN, La Grève des ventres : propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité française, XIXe-XXe siècles, Aubier-Montaigne, « Collection historique », Paris, 1980 ; Hervé LE BRAS, Marianne et les lapins. L’obsession démographique, Orban, Paris, 1991. 56. Laura ENGELSTEIN, The Keys of Happiness, Sex and the Search for Modernity in Fin-de-Siècle Russia, Cornell University Press, Ithaca et Londres, 1992. 57. Rousskoe Slovo, 127, 4 juin 1914. 58. Préambule de la loi du 18 novembre 1920, in Décret du PCUS et du gouvernement soviétique sur la protection de la santé du peuple, Moscou, 1958, p. 63.

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statistiques de l’avortement, toutefois incomplètes 59. Ce système témoigne de la volonté d’en suivre la dynamique et surtout d’en révéler la nature sociale. Ici, la statistique n’est pas utilisée pour contrôler, mais pour comprendre. Fait notable, les chiffres sont préparés et édités par le département de la statistique morale de la TsSOu et non pas par le commissariat à la Santé. L’annuaire, publié en 1927, fournit de nombreuses données sur les raisons de la pratique d’un avortement et sur les facteurs sociaux et ethniques qui la déterminent 60 . Ce système d’enregistrement statistique perdure jusqu’en 1936, bien que les données ne soient plus publiées après 1927. Les études des statisticiens témoignent d’une réelle volonté de comprendre l’avortement comme un fait social, ce qu’affirme Krassilnikov, directeur du département de la statistique sociale, dans sa préface à l’annuaire de 1926 : « Les données publiées permettent certainement une étude approfondie d’un fait social — l’avortement 61 . » L’avortement est considéré comme une source privilégiée d’analyse de l’état de la société soviétique postrévolutionnaire. Les analyses sociologiques sont alors à leur apogée en URSS, elles trouvent là un objet de choix, mais leurs jours sont comptés. Réglementation et volonté de comprendre laissent rapidement la place à l’interdiction et la répression. Dès la fin des années 1920, la campagne qui s’engage contre l’avortement met fin à cet âge d’or de la recherche sociologique en URSS. La pratique de l’avortement est interdite par une loi du 27 juillet 1936 62, précédée par une large campagne de presse diffusée, dès 1935, dans tous les grands quotidiens 59. Ces cartes contiennent des indications sur l’âge de la femme, ses nationalité, profession, lieu de résidence (urbain ou rural), situation familiale, conditions de logement, nombre de grossesses, de naissances et d’avortements, durée de grossesse. 60. Les tableaux publiés sont les suivants : Motifs de l’avortement en fonction de l’âge et la position sociale ; de l’âge et la situation familiale ; de la durée de grossesse et de la situation matrimoniale ; Situation sociale en fonction du nombre d’enfants ; Nombre de grossesses et avortements antérieurs en fonction de l’âge et de la situation matrimoniale ; Nationalité en fonction du niveau d’alphabétisation. Les tableaux distinguent les femmes ayant eu l’autorisation de pratiquer un avortement gratuitement, celles n’ayant pas reçu une telle autorisation, et les femmes ayant été à l’hôpital après un avortement commencé hors établissement hospitalier, cela en fonction des découpages territoriaux (chefs-lieux des gouvernements, autres villes, milieux ruraux). 61. Les Avortements en 1926, Moscou, 1929. 62. Décret du Comité exécutif central et du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS « Sur l’interdiction des avortements, l’augmentation de l’aide matérielle

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soviétiques. Les journaux s’inquiètent du nombre d’avortements révélé par les annuaires des années 1920. Or, les chiffres publiés dans les années 1920 contredisent le discours politique officiel sur la relation entre niveau de vie et avortements. En effet, celui-ci affirmait que l’amélioration des conditions de vie conduirait à une diminution des pratiques d’avortement et, plus généralement, à une augmentation du nombre d’enfants par femmes, suite à une plus grande facilité de la prise en charge des enfants dans les familles, à la socialisation de l’éducation des enfants et au développement de dispositifs sociaux favorisant le travail des mères. Or, toutes les statistiques montrent au contraire que les femmes d’origine bourgeoise pratiquent plus l’avortement que les femmes de milieux populaires. Certains réclament alors le développement de la contraception. D’autres nient l’évidence en faisant peu de cas des observations chiffrées et en maintenant l’idée d’une relation directe entre augmentation de la fécondité et amélioration du niveau de vie. Le triomphe de la seconde position, plus conforme au dogme marxiste, conduit à privilégier des arguments exclusivement théoriques et à laisser de côté tous les travaux d’observation sociale. Les préoccupations natalistes, renforcées par les catastrophes démographiques qui ont touché le pays à la fin des années 1920 et au début des années 1930, expliquent également la victoire de cette position. Puisque les observations contredisent la théorie, il ne reste plus qu’à engager la répression. L’illusion d’un débat est mise en scène dans le pays. Quelques articles favorables au maintien de la législation de 1920 paraissent, noyés dans un flot d’articles hostiles. Par leur ton, ceux-ci témoignent du profond changement en cours, confirmé par le préambule de la loi de 1936, aux considérations sans réel contenu. L’observation sociale a disparu de l’administration statistique. aux femmes donnant naissance à un enfant, la mise en place d’une aide gouvernementale aux familles nombreuses, l’élargissement du réseau de maternités, de crèches et de jardins d’enfants, le renforcement des peines pour non-paiement de pensions alimentaires et quelques changements dans la législation sur l’avortement », 27 juillet 1936, in Décrets du PCUS et du gouvernement soviétique sur la protection de la santé du peuple, Moscou, 1959, p. 264. Suivi par le décret du Comité exécutif central-Conseil des commissaires du peuple « Sur les règles d’autorisation de l’avortement pour raisons médicales », 22 novembre 1936.

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L’avortement devient l’objet d’un discours et d’une pratique législative sans lien avec dix années de recherches approfondies. La loi n’est plus le résultat d’une analyse, mais l’affirmation d’une volonté politique voire d’une morale. Aucune référence aux disparités sociales ou aux conditions de vie n’est évoquée. L’enregistrement statistique détaillé est supprimé. Mais le comptage des avortements pour raisons médicales continue, surtout dans le cas de ceux commencés hors clinique, qui sont en partie des avortements clandestins. La production des données statistiques devient une simple comptabilité destinée à observer le développement des pratiques clandestines, un instrument de contrôle des décisions législatives et un outil de gestion d’une politique hospitalière. Les rapports publiés en 1938 vont même jusqu’à interpréter la baisse de la natalité comme le résultat du nonrespect de la loi de 1936 63. Les comportements démographiques ne sont plus analysés comme le reflet des comportements sociaux ou comme des indicateurs de l’état d’une société. En 1938, Saoutine, directeur de la statistique, souligne : « Les données statistiques montrent que, après la publication du décret du Comité exécutif central et du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS du 27 juin 1936 sur l’interdiction de l’avortement, la pratique de l’avortement a fortement chuté […]. Cependant, dans une série de villes, le poids relatif de l’avortement continue à être élevé […]. Il est indispensable de remarquer que, dans leur majorité, les avortements (89-97 %) sont incomplets, provoqués artificiellement et commencent hors des établissements de soins. En conséquence, les cliniques sont obligées de terminer ces avortements. Cette situation s’explique par le fait que le commissariat du peuple à la Santé de l’URSS et ses organes locaux ne luttent pas de façon appropriée contre l’avortement 64. » 63. RGAE, 1562/1/1063/124-129 (brouillon manuscrit avec corrections du précédent), « Sur la natalité et la croissance de la population en URSS dans le premier trimestre de l’année 1938 », document adressé au président du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, le c. Molotov V. M. ; au président du Gosplan de l’URSS, le c. Voznessenski ; signé Saoutine, directeur de la TsOuNKhOu auprès du Gosplan de l’URSS, 22 mai 1938. 64. RGAE, 1562/1/1063/116-119 « Sur les insuffisances de la lutte contre les avortements illégaux », document envoyé au vice-président du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, le cam. V. Ia. Tchoubar ; au commissaire du peuple à la Santé de l’URSS, le cam. M. F. Boldyrev ; au procureur de l’URSS, le cam. A. Ia.

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Mourir en URSS Les recherches portant sur la mortalité témoignent aussi de cette transformation d’une statistique morale en comptabilité bureaucratique. Au début des années 1920, le département de la statistique morale est chargé de la publication des données sur le suicide. Sa démarche dans ce domaine est très proche de celle qu’il adopte sur l’avortement. La Direction de la statistique passe un accord avec le commissariat du peuple aux Affaires intérieures (NKVD) pour enregistrer les suicides dans les bureaux de l’état civil sur un formulaire spécifique, à partir de février 1922. La centralisation du recueil et de la publication des données va de pair avec la recherche d’une approche statistique approfondie des phénomènes. De nombreuses informations sont demandées sur les formulaires, dont la nationalité, l’âge, le sexe, le motif et le moyen utilisé pour le suicide. Dans son introduction au premier annuaire, publié en 1927, Gernet indique : « Nous devons souligner que les tableaux statistiques nouveaux et variés de cette publication […] parlent contre une théorie anthropologique du suicide et pour une théorie sociale. Bien entendu, en disant cela, nous ne voulons pas du tout sousestimer la proportion de suicides qui sont la conséquence des maladies psychiques et nerveuses, nombre qui a dû augmenter à la suite de la guerre impérialiste, de la Révolution et de la famine 65. »

Comme chez Durkheim, le suicide est traité comme un fait social qui s’explique par d’autres faits sociaux, que les statistiques révèlent. La structure de l’annuaire illustre cet usage sociologique de la statistique. Le premier tableau met en évidence différents motifs de suicides (recueillis pour près de 40 % des cas) en distinguant « maladies et désordres nerveux et mentaux », « amour et jalousie », « repentir, honte, crainte de châtiment », « dégoût de la vie, mécontentement de la vie et de la position », « chagrins et offenses », « maladies et Vychinski ; au secrétaire du VTsSPS, le cam. Moskatov ; signé I. Saoutine, directeur de la TsOuNKhOu auprès du Gosplan de l’URSS, mai 1938. 65. Mikhaïl GERNET, « Introduction », Les Suicides en URSS 1922-1925, TsSOu, tome 35, département de la statistique morale, Moscou, 1927, p. 11.

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souffrances physiques », « privations matérielles », « altérations dans la position matérielle ». Cette nomenclature, qui peut paraître naïve aujourd’hui, traduit bien le fondement étiologique et social qui domine alors l’analyse des causes de décès en URSS. De ce point de vue, la statistique morale soviétique du début des années 1920 est bien un prolongement de celle de la dernière décennie du XIXe siècle dans l’Empire russe. Cette tradition s’inscrit dans une volonté d’interprétation sociale de la mort qui conduit les statisticiens soviétiques à s’opposer à la communauté internationale des statisticiens à la fin des années 1920 66. Deux principes de l’analyse de la mort s’opposent déjà à la fin du XIX e siècle. Le principe anatomique propose de classer les décès selon l’organe, lieu de la maladie cause du décès. Le principe étiologique privilégie la cause de la maladie à son emplacement. Ainsi, dans le premier cas, la grippe sera classée dans la catégorie intitulée « maladie de l’appareil respiratoire » alors que, dans le second, elle sera classée dans une catégorie intitulée « maladie infectieuse ». Les premières classifications internationales proposées sont celles de William Farr et de Marc d’Espine, la première s’inspirant d’un principe mixte, la seconde étant plus nettement étiologique. Elles ne sont guère utilisées, et il faut attendre la réunion de l’Institut international de statistique à Chicago, en 1893, pour que la classification proposée par Jacques Bertillon soit adoptée. Bertillon, qui revendique l’héritage de W. Farr, oriente malgré tout sa classification sur un principe anatomique 67. Or, les Russes avaient très tôt développé un système d’enregistrement, non pas des causes de décès, mais des maladies, privilégiant donc un principe étiologique. Lorsqu’ils cherchent à mettre en place un enregistrement systématique des causes de décès, ils 66. Sur l’histoire de la nomenclature russe et le débat qui oppose les Soviétiques aux autres participants de la conférence internationale destinée à la 4e révision de la classification internationale des maladies, cf. Susan GROSS-SOLOMON, « Les statistiques de santé publique dans l’Union soviétique des années vingt : coopération internationale et tradition nationale dans un cadre postrévolutionnaire », Annales de démographie historique, 1996, p. 19-44. 67. Une présentation de l’histoire des nomenclatures de causes de décès se trouve dans Jacques VALLIN et France MESLÉ, Les Causes de décès en France de 1925 à 1978, INED/PUF, Travaux et Documents, cahier nº 115, 1988, Paris. Sur les philosophies qui président à ces classifications, cf. Anne FAGOT-LARGEAULT, Les Causes de la mort : histoire naturelle et facteurs de risque, Institut interdisciplinaire d’études épistémologiques, Paris, 1989.

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reprennent ce même principe 68. Quand, en 1920, ils adoptent la classification internationale des maladies pour se rapprocher de la communauté internationale, ils n’y renoncent pas complètement. À cette date, cette classification est elle-même transformée pour renforcer sa base étiologique. Mais cette adoption, qui témoigne plus du souhait de rester dans la communauté statistique internationale que d’une conviction, est remise en cause en 1929, année où les Soviétiques cherchent sans succès à imposer leur propre classification, fondée sur des principes strictement étiologiques 69. Cette tradition des statisticiens russes reprise dans les années 1920 orientait donc l’analyse des causes de décès vers la recherche des facteurs d’environnement et des facteurs socio-démographiques : sexe, âge, habitat, position sociale, niveau d’instruction, situation familiale, nationalité, saisonnalité. Chacun de ces critères est étudié en fonction des motifs déclarés. Le second annuaire, publié en 1929, marque clairement la volonté d’établir une statistique continue et codifiée du suicide. La répétition des mêmes rubriques chaque année rapproche d’une logique administrative routinière et éloigne d’une interrogation sociologique plus sensible aux variations des contextes. Cependant, cet annuaire est le dernier, malgré l’ambition déclarée d’en faire le premier d’une série standardisée. Ensuite, il ne sera plus jamais question du suicide dans les publications statistiques, et ce jusqu’en… 1985. Les données chiffrées continuent néanmoins à être recueillies et conservées sans être exploitées. L’attention portée au suicide est circonscrite aux enquêtes spécifiques et policières du NKVD relatives à certaines situations 70 . Les autorités centrales sont souvent informées de l’importance des suicides, mais les commentaires restent sommaires 71. Le NKVD se contente d’alerter le pouvoir sur ce qui continue d’être interprété comme une anomalie sociale. Les causes du suicide ne sont pas étudiées. La préoccupation principale 68. Susan GROSS-SOLOMON, « Les statistiques de santé publique dans l’Union soviétique des années vingt : coopération internationale et tradition nationale dans un cadre postrévolutionnaire », art. cit. 69. La classification complète est publiée dans ibid. 70. Sheila FITZPATRICK, Le Stalinisme au quotidien, op. cit. 71. Gabor RITTERSPORN, « Le message des données introuvables : l’État et les statistiques du suicide en Russie et en URSS », Cahiers du monde russe, 38 (4), p. 511-524.

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concerne les suicides politiques dans les rangs du Parti, souvent très nombreux, mais dont l’interprétation et la présentation se modifient au cours du temps. Lorsqu’ils sont évoqués, cela peut être sous une forme héroïque, pour mettre l’accent sur le sacrifice d’un homme au profit de l’avenir socialiste, ou au contraire sous une forme dénonciatrice. Comme pour l’avortement, la logique comptable et policière a remplacé la statistique sociale. Le niveau de la mortalité infantile est également considéré comme l’expression d’un état de la société. Hormis quelques recherches réalisées dans les zemstva avant 1900, les statisticiens n’abordent cette question qu’au début du XXe siècle 72. Ils révèlent alors le niveau exceptionnellement élevé de la mortalité des jeunes enfants en Russie 73 . Après 1917, quelques statisticiens déjà actifs à la fin du XIXe siècle engagent le débat à ce sujet. La mauvaise qualité de l’enregistrement statistique rend les discussions difficiles mais tous recherchent des explications économiques et sociales à ce fléau. Piotr Kourkine et Sergueï Novosselski, fondateurs de la statistique sanitaire et sociale des premières années du régime soviétique, poursuivent la tentative des médecins des zemstva de poser les bases d’une statistique sociale au service d’une politique sanitaire. Ils engagent, avec quelques autres, des recherches dont la méthodologie rigoureuse ne suffit pas à compenser les lacunes encore fortes de l’enregistrement statistique 74 . Les déterminants culturels, analysés sous

72. Voir, en particulier, sur cette question, Alexandre AVDEEV, « la mortalité des enfants en Russie et en URSS ; état des recherches », Paris, miméo, août 1999. 73. S. A. GLEBOVSKI et V. I. GREBENCHTCHIKOV, La mortalité infantile en Russie. L’assistance sociale et privée en Russie, Saint-Pétersbourg, 1907 ; P. I. KOURKINE, La mortalité infantile dans le gouvernement de Moscou et ses districts en 1883-1897, Moscou, 1902 ; P. I. KOURKINE, La mortalité des jeunes enfants, Saint-Pétersbourg, 1911 ; S. A. NOVOSSELSKI, « Panorama des données principales sur la démographie et la statistique sanitaire de la Russie », Almanach pour les médecins pour l’année 1916, sous la direction de P. Boulatov, Partie II, Petrograd, 1916, p. 66-67 ; S. A. NOVOSSELSKI, Mortalité et espérance de vie en Russie, Petrograd, 1916. 74. S. A. NOVOSSELSKI, « Sur l’importance de la relation entre la natalité et la mortalité infantile », Vestnik statistiki, 1925, 4-6, p. 1-21 ; S. A. NOVOSSELSKI et V. V. PAEVSKI, Mortalité et espérance de vie de la population de l’URSS, Plankhozgiz, Moscou, 1930 ; M. V. PTOUKHA, « La mortalité de 11 peuples de la Russie d’Europe à la fin du XIXe siècle », in M. V. PTOUKHA, Études sur la statistique de la population, Gosstatizdat, Moscou, 1960, p. 241-278. (1re édition : TsSOu Oukraïny, Kiev, 1928).

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l’angle des différences ethniques et nationales, complètent les facteurs économiques et sociaux. Malgré tout, les efforts pour améliorer l’enregistrement statistique des décès des jeunes enfants ne sont pas considérables au cours des premières années de pouvoir soviétique. L’attention est portée principalement sur l’amélioration de l’enregistrement démographique dans son ensemble. Contrairement au suicide, les statisticiens ne portent que peu d’intérêt à la question. Seules trois études spécifiques importantes sont publiées entre la Révolution et le début des années 1930, et concernent toutes l’Ukraine 75. Le silence retombe sur ce sujet dans les années 1930. Les rapports démographiques rédigés à cette époque continuent à faire état de la mortalité des jeunes enfants, mais l’objectif des statisticiens est avant tout administratif, sans projet de connaissance ou d’effort d’interprétation. Le but est d’attirer l’attention d’autres administrations sur les faiblesses de leur travail. La statistique est utilisée aussi comme outil de contrôle du travail politique. A. S. Popov écrit par exemple au commissaire du peuple à la Santé pour lui expliquer sa responsabilité dans la croissance de la mortalité infantile en 1936, en raison de l’insuffisance du système de protection de la santé des enfants 76. Khotimski, responsable du département de la population et de la santé à la Direction de la statistique, adapte son discours aux besoins de la propagande. Il évoque « les résultats immenses atteints en URSS par la lutte contre la mortalité infantile, qui témoigne de la croissance exceptionnelle du niveau matériel et culturel des grandes masses des travailleurs d’Union soviétique 77 », et il souligne la baisse considérable observée depuis l’année 1910. Malgré le niveau encore élevé des décès des jeunes enfants, il cherche 75. A. P. KHOMENKO, « La mortalité des enfants en Ukraine selon l’âge de la mère et le rang de naissance de l’enfant », Visnik statistiki Oukraïny, 1929, 2, p. 110-118, reproduit sous le titre russe, in 70 ans de démographie soviétique — pour une histoire de la science, Naouka, Moscou, 1987, p. 217-228 ; M. V. PTOUKHA, Études sur la statistique de la population, op. cit. ; S. A. TOMILINE, Estimation sociohygiénique de la mortalité infantile. À partir des données de la statistique internationale et ukrainienne, Kharkov, 1930. 76. RGAE 1562/329/107/216-216ob. Rapport adressé au commissaire du peuple à la Santé de l’URSS, le cam. Kaminski, signé par le directeur par délégation de la TsOuNKhOu du Gosplan de l’URSS, Popov, le 14 août 1936. 77. RGAE 1562/329/107/217-223, « La mortalité infantile en URSS », signé Khotimski, chef du département de la population et de la santé de la TsOuNKhOu du Gosplan de l’URSS, le 15 août 1936, sans destinataire.

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des comparaisons positives qui neutralisent les comparaisons défavorables. Ainsi, après avoir noté que l’URSS a encore un niveau très élevé par rapport à la France, l’Allemagne et l’Angleterre, il indique que la baisse de ces décès depuis les années 1911-1913 est la plus rapide parmi les pays européens, bien que les statistiques fournies soient plus favorables à l’Allemagne. Pour éliminer ce cas gênant, il « suppose que les données de la mortalité infantile publiées en Allemagne ne reflètent pas la situation réelle. Ainsi, en terme de rythme de baisse du niveau de la mortalité infantile, l’URSS se situe à la première place parmi les pays européens 78 ». Les analyses de la Direction de la statistique se sont donc rapprochées des commentaires du NKVD, dont le responsable de l’état civil commence son rapport sur l’enregistrement du mouvement naturel en 1939 dans les termes suivants : « Les données du recensement de 1939 sont un indicateur clair de la victoire historique et universelle du socialisme en URSS, grâce au triomphe de la ligne générale du parti de Lénine-Staline 79. » Ce document fournit ensuite des chiffres dont le seul objet est de juger de l’application des lois, et non d’interpréter l’état de la société : « La mortalité des enfants de moins d’un an, en comparaison avec la mortalité générale, est élevée et a tendance à augmenter. […] Toutes les données que nous présentons montrent d’une manière évidente que le travail des organes de la santé dans le domaine de la prévention des maladies infantiles et de la lutte contre la mortalité infantile n’est pas satisfaisant dans les villes et dans les villages. Les mesures prises par les organes de santé ne sont absolument pas suffisantes 80. »

En revanche, les autorités se préoccupent de la qualité de l’enregistrement des décès d’enfants. À partir du milieu des années 1930, la Direction de la statistique exerce une plus forte pression sur les bureaux de l’état civil. Des missions 78. Ibid. 79. GARF, 9415/3/1396/1-57, « Rapport du département central des actes d’état civil du NKVD de l’URSS sur le travail pour le calcul du mouvement naturel de la population en 1939 », signé Solodov, chef du TsOAGS NKVD SSR, mai 1940, sans destinataire. Le rapport de l’année suivante est destiné au vice-commissaire du peuple aux Affaires intérieures. 80. Ibid.

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spécifiques sont alors effectuées dans diverses régions pour étudier la qualité de l’enregistrement. Des enquêtes directes auprès des personnes permettent de repérer les naissances d’enfants décédés. Ces naissances et décès sont ensuite recherchés dans les registres d’état civil. La logique administrative de comptage fonctionne ici parfaitement, alors que ces chiffres ne sont plus utilisés que pour annoncer laconiquement telle ou telle augmentation au commissariat du peuple à la Santé et pour lui signaler que son travail n’est pas satisfaisant. Recenser la population De manière générale, la production des différents recensements démographiques des années 1920 et 1930 a toujours été un moment de confrontation entre la logique scientifique poursuivie par les statisticiens et le projet politique des dirigeants du pays. Comptes de la puissance, les chiffres du recensement devaient dénombrer au plus près les ressources humaines du pays, mais aussi exprimer la réussite du projet de construction du socialisme. De ce point de vue, l’annulation du recensement de 1937 peut être lue comme l’expression de l’échec du pouvoir politique soviétique dans ce domaine. Faute d’avoir réussi à contraindre les statisticiens à produire l’illusion chiffrée de la réalité, Staline raya d’un trait le résultat de leur travail. Les différentes formes d’intrusion du Parti dans l’organisation et le contrôle des opérations clés d’une des productions les plus symboliques de l’administration statistique n’avaient pas pu soumettre les statisticiens à la raison politique. Les recensements furent nombreux dans les années 1920. Celui de la population de 1920 succéda à celui de l’industrie et des professions de 1918 et à celui de l’agriculture de 1919. Il fut aussi le dernier recensement général organisé pendant la guerre civile. Sa réalisation en souffrit puisque des régions entières lui échappèrent 81. Le recensement des villes de 1923, réalisé dans de meilleures conditions, fournit des résultats plus complets pour les zones urbaines. Enfin, le recensement 81. Nikolaï Ia. VOROBIEV, Le Recensement général de la population de 1926, Gosstatizdat, Moscou, p. 16.

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général de la population soviétique de 1926 fut le premier à couvrir l’ensemble du territoire. Bénéficiant d’un environnement plus calme, sa réalisation ne rencontra pas les mêmes difficultés qu’en 1920. À la lecture des différents comptes rendus sur la conduite des opérations dans les régions, il laisse l’image d’un déroulement sans grandes difficultés 82. Premier recensement depuis 1917 à être organisé dans un contexte de stabilité politique, il fut aussi celui au cours duquel tous les délais furent respectés. Cette réussite s’explique notamment par le fait que, dans les régions, le recensement démographique était entré dans les habitudes administratives et reçut, de ce fait, un réel soutien, matériel et humain, de la part des organes politiques locaux et du Parti lui-même. Cette victoire professionnelle des statisticiens eut néanmoins un revers : à la faveur de la place grandissante qu’ils prirent, à partir de 1926, dans la campagne d’information et de propagande pour le recensement, les organes politiques contrôlèrent progressivement l’essentiel de l’organisation des opérations sur le terrain des recensements démographiques dans les années qui suivirent 83. Agent de base de la collecte des données au contact de la population, l’agent recenseur avait toujours fait l’objet d’une attention particulière de la part des statisticiens de la TsSOu. Son recrutement et sa formation, qui obéissaient jusque-là à des règles et à des critères précis, furent placés à partir de 1926 sous le contrôle du Parti et des organisations sociales. Suite à l’intrusion de celles-ci dans la conduite des opérations sur le terrain, le travail de l’agent recenseur bascula dans la sphère des activités de l’obchtchestvennaïa rabota 84, mélange d’action à caractère civique et d’activisme politique 82. RGAE, 1562/336/44-49. 83. Martine MESPOULET, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible, 1880-1930, op. cit. 84. En raison de la variété des situations qu’il recouvre selon les contextes de son utilisation, le terme obchtchestvennaïa rabota est difficile à traduire. Il désignait des activités se caractérisant par un mélange d’action civique au service de la société et de propagande politique destinée à convaincre la population des bienfaits de la construction du socialisme et à faire participer ses membres à cette grande entreprise collective. La traduction par la formule « travail social » est réductrice, c’est pourquoi l’expression obchtchestvennaïa rabota sera utilisée telle quelle, non traduite, dans la suite du texte.

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des organisations sociales sous le contrôle direct ou indirect du Parti. Sa tâche commença alors à changer de statut et à faire l’objet d’une autre forme de contrôle que celle exercée par des statisticiens professionnels soucieux avant tout de veiller à la rigueur d’une démarche à caractère scientifique. En 1926, les enseignants et les élèves de l’enseignement secondaire fournirent près de six agents recenseurs sur dix : les étudiants ayant terminé leurs études supérieures, mais n’ayant pas encore commencé à travailler, constituèrent plus d’un tiers du total 85. Les Jeunesses communistes furent particulièrement actives dans les campagnes. Alors que la TsSOu comptait très peu de membres du Parti dans ses effectifs, un nombre non négligeable de membres des cellules locales composa déjà le personnel de terrain du recensement 86. Les formes locales d’intervention du Parti dans la conduite d’un recensement général de la population se consolidèrent à l’occasion de divers recensements locaux jusqu’au début des années 1930 87 . Une confusion des genres s’instaura progressivement entre recensement et activisme social, les opérations de collecte devenant une partie intégrante de l’activité des organisations de jeunesse sous la tutelle du Parti. En raison de son enjeu, la préparation du recensement de 1937 fit l’objet d’une grande attention de la part des organes locaux du Parti. Dans les districts ruraux de la région de Saratov, par exemple, le personnel d’encadrement fut recruté en priorité parmi les membres des organisations de base du Parti, des comités de district en particulier, mais aussi parmi les membres du plénum d’un soviet rural ou du présidium d’un comité exécutif de district. Il en fut de même pour les circonscriptions urbaines 88 . Les agents recenseurs aussi devaient correspondre autant que possible à ce profil. Au contact de la population, ils devaient être fiables sous tous rapports, l’essentiel étant, comme le précisait un compte rendu de réunion de la cellule du Parti de la direction de la 85. N. Ia. VOROBIEV, Le Recensement de la population de 1926, op. cit., p. 43. 86. Ibid., p. 44. 87. Pour un exemple précis, voir Martine MESPOULET, Personnel et production du bureau de statistique de la province de Saratov. Histoire d’une professionnalisation interrompue (1880-1930), thèse de doctorat, EHESS, Paris, 1999. 88. TsKhDNISO (Centre de conservation des documents d’histoire contemporaine de la région de Saratov), 594/1/946/97.

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statistique de Saratov du 14 novembre 1936, que « dans les rangs des travailleurs du recensement ne puissent pas pénétrer des éléments hostiles, des filous 89 ». Les listes des personnes recrutées durent être soumises au comité du Parti de la région pour vérification et approbation, les organisations sociales servirent d’intermédiaire dans ce travail. Les critères retenus pour le recrutement du personnel n’appartenaient plus aux statisticiens, même si leur avis pouvait être sollicité. Au cours de la période proprement dite du recensement, « le plénum du comité du Parti de la région obligea toutes les organisations du Parti et tous les premiers secrétaires des comités du Parti des villes et des districts à vérifier chaque jour personnellement la marche de tout le travail du recensement général de la population et à éliminer sur-le-champ les défauts dans le travail 90 ». La maîtrise de l’organisation du recensement de la population échappait aux statisticiens. L’intégration de la production du recensement démographique dans la sphère de l’activité des organisations sociales a fait glisser une pratique scientifique dans le registre de l’obchtchestvennaïa rabota et transformé le recensement en instrument de dénombrement. Répondant à un nouvel usage social, le recensement a emprunté les formes sociales d’expression et d’action d’un nouveau type d’État en train de se construire. Ses objectifs et ses formes de production ont été redéfinis. Cela ne pouvait s’opérer sans dessaisir les statisticiens de la maîtrise d’une partie de son organisation, en particulier des opérations de conduite du travail d’enquête sur le terrain. Le rôle du statisticien d’État a été réduit à celui d’un technicien au service d’un projet politique. Le changement important induit par cette forme de contrôle de la pratique du recensement ne réside pas tant dans les éventuelles modifications des descriptions produites par la Direction de la statistique que dans le fait qu’elle introduit une relation directe entre le Parti et la population à l’occasion d’opérations dont les statisticiens tenaient à préserver le caractère scientifique. En revanche, les transformations des catégories de représentation de la population ont 89. TsKhDNISO, 342/1/3/23. 90. TsKhDNISO, 594/1/946/100.

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un effet tout autre. Elles contribuent, en effet, à modifier une pratique administrative et scientifique à travers l’intervention de divers acteurs, politiques et statisticiens, dans divers lieux, centre et périphérie, entraînant, de ce fait, de nombreuses tensions et négociations entre eux. Elles tendent aussi à transformer en profondeur les modes de représentation de la population du pays.

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Annexe : La kondratievchtchina — un exemple d’usage de sources particulières Les interrogatoires et compte rendus du procès de N. D. Kondratiev aident à expliciter les modes d’information en vigueur dès la fin des années 1920, parmi les scientifiques et les politiques 91. Bien entendu, de telles sources, celles des procès, sont à manipuler avec prudence. Ces sources sont inhabituelles pour l’historiographie européenne, exceptionnelles, intrinsèquement rattachées au stalinisme. Mais on peut néanmoins en user, avec la prudence nécessaire, pour répondre à des questions évoquées indirectement dans ce type de sources. Connu en Occident pour sa théorie des cycles économiques, N. D. Kondratiev était directeur de l’Institut de la conjoncture du Gosplan. Arrêté en 1930, dans le cadre d’un des premiers grands procès qui mettront en cause les « spécialistes bourgeois », il est accusé d’avoir constitué un parti contre-révolutionnaire, le parti paysan du travail (TKP). Les comptes rendus de ses interrogatoires doivent, bien sûr, être utilisés avec circonspection. Cependant, dans une telle situation, pour contraints qu’ils soient, les accusés n’en expliquent pas moins, avec souvent beaucoup de précisions, leur propre parcours et leurs activités passées. Ce faisant, ils livrent des informations sur certains aspects du fonctionnement de leur administration et sur les relations avec d’autres institutions. Ainsi, au cours de son procès, Kondratiev fournit une synthèse particulièrement claire des processus de connaissance et d’information en action dans son milieu et dans celui des responsables politiques principaux. Ses déclarations éclairent également sur le mode de circulation de l’information entre ces deux milieux. L’interprétation de ces documents est soutenue par la lecture d’un certain nombre de lettres écrites par Staline à Molotov au début de cette affaire 92. Le processus qui conduira à la mise en accusation de N. D. Kondratiev traduit une forme de confusion 91. Comité central du Parti, Matériaux sur l’affaire du « parti paysan des travailleurs » contre-révolutionnaire et du groupe Soukhanov-Groman (à partir des matériaux de l’instruction menée par l’OGPOu), RGASPI, 17/71/30. 92. Lettres de I. V. Staline à V. M. Molotov, 1925-1935, recueil de documents, Rossiia Molodoia, Moscou, 1995.

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institutionnelle tout autant dans la demande à l’origine de la production d’une information que dans son mode de circulation ensuite. Ainsi, au printemps 1927, le Congrès des soviets devait se réunir. Peu auparavant l’un des deux vice-commissaires du peuple à l’Agriculture, A. I. Sviderski, indique à Kondratiev que Kalinine, alors président du Comité exécutif central 93, lui a demandé des rapports sur la situation économique, afin de rédiger le sien propre. En particulier, il précise que « M. I. Kalinine a demandé au commissaire du peuple à l’Agriculture, A. P. Smirnov, qu’un spécialiste du commissariat à l’Agriculture n’appartenant pas au Parti lui écrive personnellement, de manière non officielle, un compte rendu sur le thème du rapport qu’il devait faire. Ce texte devait être totalement indépendant. Il devait contenir la critique la plus libre et la plus complète possible de la politique économique du pouvoir soviétique, dans la mesure où cette politique a une influence sur l’agriculture 94 ». Justifiant cette requête par sa volonté de connaître différents points de vue, Kalinine lui demande aussi de faire des propositions concernant les orientations économiques futures, en particulier dans le domaine de l’agriculture. Kondratiev décline tout d’abord cette proposition, invoquant la brièveté du délai imparti et sa charge de travail. Mais, Teodorovitch, le second vice-commissaire, le convainc d’accepter en insistant sur l’importance d’un tel rapport pour l’État et en arguant, plus généralement, du fait qu’il serait étrange de refuser une demande venant du président du Comité exécutif central. Kondratiev rédige alors, en deux semaines et demie, un rapport de 150 pages. Puis, il en rassemble les principales « thèses » en une vingtaine de pages. Après avoir pris connaissance de ce travail, Kalinine l’appelle personnellement pour lui exprimer sa satisfaction. Il lui demande quelques données complémentaires, en particulier des données comparatives avec d’autres pays. Une copie en est transmise, à sa demande, à Rykov, alors président du Conseil des commissaires du peuple, et à l’Inspection ouvrière et paysanne, en fait, à Ordjonikidze, son 93. TsIK. Le Comité exécutif central était la plus haute instance de gouvernement, hors du Parti. Émanation du Congrès des soviets, il gouvernait dans la période entre deux congrès. 94. Comité central du Parti, Matériaux sur l’affaire…, op. cit.

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président, ainsi qu’à Iakovlev, qui était chargé des questions agraires au Comité central. Smirnov demande ensuite à Kondratiev de rédiger un projet de résolution pour le Congrès des soviets à partir de son texte, tout en lui précisant qu’il sera transmis à Kalinine. Toutefois, ces propositions ne seront pas suivies d’effet. Une semaine plus tard, Kalinine appelle à nouveau Kondratiev pour indiquer qu’il ne suivra pas ce projet, pour des raisons essentiellement de forme, tout en affirmant qu’il lui a été très utile. Pourquoi ce document d’information n’a pas donné lieu à une prise de décision ? Quel statut réel a joué l’information ? Cette question se pose d’autant plus à la lumière de la suite des événements. En effet, malgré ses promesses, au Congrès des soviets, Kalinine commencera son discours en nommant ceux qui lui ont fourni des matériaux pour son rapport, et notamment Kondratiev. Bien plus, il le critique sévèrement. C’est, bien sûr, toute la complexité du jeu institutionnel qui est posée ici, celle des jeux entre les personnes, peut-être aussi entre groupes. Dans ces conditions, quel statut accorder au discours ? Face à de telles questions, deux attitudes sont possibles pour le chercheur. La première peut consister à essayer de repérer à quel moment les paroles de Kalinine sont le plus conformes à ce qu’il pense, à son intention. Une autre attitude consiste plutôt à admettre que les comportements des individus se construisent au fur et à mesure dans un monde d’interactions au sein d’une ou plusieurs institutions. Dans ce cas, il s’agit plutôt d’étudier des processus de décision et non pas rechercher une cohérence des intentions à la base d’un projet qui aurait une continuité toujours logique. En fait, c’est plutôt une image de l’oscillation dans la prise de décision qui émerge. En effet, à nouveau une semaine plus tard, Kalinine téléphone à Kondratiev à l’Institut de la conjoncture pour lui signifier qu’il va publier son discours. Il lui demande alors de fournir des données statistiques complémentaires et de vérifier tous les chiffres de son discours. Restant fidèle à une logique professionnelle, Kondratiev accepte mais s’étonne que son interlocuteur n’ait pas tenu parole et ait cité son rapport, alors que rien ne l’y obligeait. Kalinine reconnaît qu’il aurait été plus simple de le tenir secret et promet

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d’enlever la partie la plus polémique de la brochure, promesse qu’il a tenue. Quel jeu jouait donc Kalinine, et à l’égard de qui ? La même question se pose quand, au mois de juillet 1927, paraît, dans le journal Bolchevik, un article de Zinoviev intitulé « Manifeste du parti des koulaks ». Celui-ci y critique les « thèses » du rapport de Kondratiev, que manifestement il n’avait pas lu en entier. Par ailleurs, personne ne savait comment il avait réussi à en obtenir les « thèses ». Quel statut accorder à ce document tronqué ? Ne vaut-il pas mieux s’interroger sur ce que la situation elle-même révèle. Le texte du « spécialiste » peut apparaître utilisé non pas pour la connaissance qu’il procure, mais comme un instrument dans des luttes internes au Parti. Ce qui est essentiel, dans ce cas, n’est plus l’information en soi mais l’objectif dans lequel on en fait circuler une partie. En effet, quand, à son retour de vacances, Kondratiev apprend ce qui s’est passé et s’en émeut auprès de Smirnov, celui-ci le reçoit brièvement et lui indique qu’il connaît l’article de Zinoviev, mais qu’il n’est pas nécessaire de faire quoi que ce soit. Pour sa part, Kalinine lui parle de manière plus précise et lui dit que Zinoviev visait seulement le Comité central du Parti. Il lui concède qu’il s’est « trouvé entre le marteau et l’enclume », mais lui assure qu’il n’y aura pour lui aucune conséquence institutionnelle. Ce sont pourtant l’histoire de ce rapport et l’article de Zinoviev qui furent à l’origine, selon les propres mots de Kondratiev, « de la secousse déclenchant tout un flux d’articles critiques contre moi et donnant naissance au terme “kondratievchtchina” 95 ». Ici, l’enclenchement du processus de la répression apparaît bien plus comme un enchaînement de logiques institutionnelles qui n’avaient pas grand-chose à voir avec l’accusation portée contre la personne. Les logiques qui dominent les purges de 1937 ne sont pas encore complètement à l’œuvre. On peut penser aussi que Kondratiev cherche à impliquer Kalinine dans son affaire, mais a en recoupant diverses 95. Comité central du Parti, Matériaux sur l’affaire du « parti paysan des travailleurs » contre-révolutionnaire et du groupe Soukhanov-Groman (à partir des matériaux de l’instruction menée par l’OGPOu), Moscou, septembre 1930, interrogatoire du 1er août 1930, op. cit.

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sources, cela apparaît également douteux. Staline souligne d’ailleurs à ce propos, le 23 août 1930 : « Que Kalinine soit coupable — il ne peut y avoir aucun doute là-dessus. Tout ce qui est indiqué sur Kalinine dans les dépositions — c’est la juste vérité. Il faut informer obligatoirement de tout cela le Comité central, pour faire passer l’envie à Kalinine de se mêler à ces aigrefins 96. » De son côté, Kalinine ordonne à ses collaborateurs de trouver dans quelle situation il avait eu un contact avec Kondratiev. Enoukidze, le secrétaire du Comité central exécutif, lui écrit le 8 octobre 1930 qu’il n’avait parlé de Kondratiev que dans le sténogramme de son rapport au IVe congrès des soviets 97. Il faut donc sans doute voir ici le souhait de Kalinine de s’informer au-delà du cercle du Parti et des discours convenus. Par ailleurs, le mode de circulation de l’information à l’intérieur des institutions semble ne pas être contrôlé de manière parfaitement formelle et contenir une part de circuits informels. Ceux-ci semblent, par exemple, avoir conduit jusqu’à Zinoviev des informations dont il n’était pas destinataire.

96. Lettre de I. V. Staline à V. M. Molotov, op. cit., p. 198. 97. Ibid., p. 199.

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9 Classer une société sans classes

Au cœur du travail statistique, la construction de nomenclatures et de catégories de classification offre une représentation de la réalité 1. De la même manière que l’objectif du photographe sélectionne les éléments qu’il va mettre en évidence, le statisticien fait le tri, dans ce travail de mise en ordre du social, entre ce qu’il juge principal et ce qu’il considère secondaire. De ce fait, cette opération cognitive n’est pas seulement technique, elle est aussi politique. En donnant un sens au monde, classer fournit les moyens de l’administrer, voire de le contrôler. À l’exemple des sciences naturelles, le travail de classement statistique répond aussi à la volonté de trouver les raisons qui gouvernent le monde et d’en comprendre la nature. Une classification doit donc être ordonnée selon des critères précis, objets eux-mêmes de discussions, de désaccords et de négociations 2. L’élaboration de catégories de classification a donné lieu à de nombreux débats entre statisticiens russes dès les années 1880. La distinction entre nationalités constitua une des questions centrales de la préparation du recensement de la population de 1897, dont un des objectifs était de représenter

1. Alain DESROSIÈRES et Laurent THÉVENOT, Les Catégories socio-professionnelles, op. cit. 2. Ibid. ; Luc BOLTANSKI, Les Cadres : la formation d’un groupe social, Éditions de Minuit, Paris, 1982.

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la diversité des populations d’un empire multiethnique 3. Les statisticiens de l’État tsariste furent moins attentifs au repérage des différences sociales dans la population, reprenant à leur compte une classification qui épousait le système d’ordres sociaux qui organisait juridiquement la société tsariste 4. Cette question fut, au contraire, au cœur des préoccupations des statisticiens des zemstva. Les enquêtes d’estimation fiscale qu’ils devaient effectuer, mais aussi leur inclination politique les poussèrent à mettre en évidence les différences internes au monde agricole derrière l’apparente stabilité de l’ordre social dans les campagnes. Le choix des critères de classement des individus anima les discussions des congrès de statisticiens des années 1880 à 1917. La construction des tableaux croisés à plusieurs variables des recensements par ménage, les enquêtes sur les budgets paysans, la délimitation des aires types des premières enquêtes par sondage les forcèrent à affiner les critères de distinction entre types de villages et catégories d’exploitations agricoles. Les statisticiens de la TsSOu mobilisèrent l’ensemble de cet héritage théorique et méthodologique pour élaborer leurs premières nomenclatures. L’expérience des anciens statisticiens des zemstva alimenta, tout au long des années 1920, les discussions relatives aux catégories de classification des exploitations paysannes ; celle des recensements européens influença l’élaboration des nomenclatures professionnelles adoptées pour les recensements démographiques. Le travail des statisticiens au sujet des catégories de classification du social se heurta à la volonté des bolcheviks de mettre en conformité les identités sociales avec le schéma théorique d’une société socialiste et prolétarienne 5. Les classifications statistiques devaient devenir un outil destiné à démontrer 3. Voir notamment Juliette CADIOT, « Organiser la diversité : la fixation des catégories nationales dans l’empire de Russie et en URSS (1897-1939) », Revue d’études comparatives Est/Ouest, nº 31 (3), 2000, p. 127-149. 4. Sur le système de la hiérarchie sociale en Russie avant 1917, voir Anatole LEROY-BEAULIEU, L’Empire des tsars et les Russes, Robert Laffont, Paris, 1990 ; Nicholas V. RIASANOVSKY, Histoire de la Russie des origines à 1984, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1988 ; Gregory FREEZE, « The Soslovie (Estate) Paradigm and Russian Social History », American Historical Review, nº 91 (1), 1986, p. 11-36. 5. À ce sujet, voir notamment Sheila FITZPATRICK, « L’identité de classe dans la société de la NEP », art. cit. ; ID, « L’usage bolchevique de la “classe” », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 85, 1990, p. 70-80 ; ID, « Ascribing Class. The Construction of Social Identity in Soviet Russia », Journal of Modern History, nº 65 (4), 1993, p. 745-770.

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l’utopie et, dans certains cas, un instrument de preuve utilisé dans les conflits entre responsables bolcheviques. Dans le domaine de la statistique agricole, les débats portèrent en particulier sur l’interprétation des différences sociales et du changement économique et social dans les campagnes 6. Comme dans d’autres pays d’Europe avant 1914, la pluriactivité des paysans rendait leur classement complexe. Étudier la structure des classes dans la société rurale était tout aussi difficile. Encore à cette époque, le monde des campagnes était constitué principalement de petites exploitations familiales 7. La tension entre le projet politique des uns et la volonté de construction d’un savoir scientifique des autres domina le travail d’élaboration des nomenclatures effectué par les statisticiens de la TsSOu au cours des années 1920. Classer les exploitations sous la NEP En laissant des mécanismes marchands continuer à agir dans la production et la distribution des produits agricoles, la Nouvelle politique économique contribua à multiplier les différences entre exploitations agricoles et les statuts intermédiaires. Les divers types de situations liées à la pluriactivité des paysans compliquèrent leur classement social et rendirent d’autant plus difficile l’application du schéma marxiste des classes sociales. Le choix du critère principal de différenciation devint un enjeu politique. Les statisticiens de la TsSOu tenaient à ne pas séparer l’analyse de la stratification de la paysannerie de celle de l’évolution des formes d’organisation des exploitations agricoles depuis la période prérévolutionnaire. Ils pouvaient s’appuyer pour cela sur de nombreux travaux effectués avant octobre 1917, notamment par Grigori I. Baskine dans la province de Samara 8. Anna

6. Susan GROSS-SOLOMON, The Soviet Agrarian Debate. A Controversy in Social Science. 1923-1929, op. cit. 7. Voir Nicolas WERTH, La Vie quotidienne des paysans russes de la Révolution à la collectivisation, 1917-1939, Hachette, Paris, 1984. 8. Grigori Ivanovitch Baskine (1866-1937) était un ancien statisticien des zemstva. Directeur du bureau de statistique du zemstvo de Samara à partir de 1910, il demeura à sa tête quand celui-ci devint bureau régional de la TsSOu en octobre 1918, poste qu’il occupa jusqu’en 1926. Il était parallèlement consultant à la Direction centrale. La classification des exploitations agricoles qu’il proposa en

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I. Khriachtcheva, chef du département des recensements agricoles de la TsSOu de juillet 1918 à septembre 1926, poursuivit le travail théorique de catégorisation qu’elle avait engagé dès le début des années 1900, pour lequel elle était reconnue par ses collègues 9. Comme d’autres statisticiens mobilisés par les mêmes questions 10, elle articulait son étude des différences à la campagne à celle de l’évolution de la composition familiale et du type de production des exploitations agricoles. En 1925, elle propose une classification qui combine trois critères, la nature de la production, le recours au travail salarié temporaire et la position à l’égard de l’artisanat. L’introduction du recours au travail salarié temporaire est la principale nouveauté. Le critère principal de différenciation demeure cependant la nature de la production. Il sert à constituer quatre grandes catégories d’exploitations : celles qui ne possèdent que des emblavures, celles dont les chefs d’exploitation cultivent d’autres terres en complément des leurs ou seulement d’autres terres que les leurs, les exploitations non agricoles, et enfin celles qui combinent activité agricole et activité artisanale 11. La conjugaison avec les deux autres critères aboutit à distinguer dix-sept catégories (voir tableau page suivante). Lors de leur congrès de février 1926, les statisticiens, encore sous le choc de l’issue de la purge de 1924, décident de tester une nouvelle classification proposée par Khriachtcheva 12. En combinant quatre critères principaux, le lien avec l’agriculture, le recours à l’emploi d’une force de travail salariée, l’existence d’une « aliénation de la force de travail » et la 1913 est présentée dans V. S. NEMTCHINOV, « L’expérience de la classification des ménages paysans », Vestnik statistiki, nº 1, 1928, p. 12-43. 9. Voir notamment A. I. KHRIACHTCHEVA, « Sur la question des principes de groupement des données statistiques de masse pour l’étude des classes dans la paysannerie », Vestnik statistiki, 1-3, 1925, p. 47-80. 10. Voir, en particulier, les travaux de N. N. Tchernenkov, P. P. Roumiantsev et P. A. Vikhliaev. 11. A. I. KHRIACHTCHEVA, « Sur la question des principes de groupement des données statistiques de masse pour l’étude des classes dans la paysannerie », art. cit., p. 71. 12. V. S. NEMTCHINOV, « L’expérience de la classification des ménages paysans », art. cit. ; « Les thèses du rapport de V. S. Nemtchinov “Sur les groupements socioéconomiques des exploitations paysannes’’ », in TsSOu SSSR, Conférence statistique de l’Union soviétique du 15 janvier-5 février 1927, TsSOu SSSR, Moscou, 1927, p. 48.

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Type

Selon la présence d’un travail temporaire Avec des travailleurs temporaires I. Seulement agricole et seulement salariés sur sa propre exploitation Sans travailleur temporaire salarié II. Agricole sur sa propre exploita- Avec des travailleurs temporaires tion et une autre exploitation, ou salariés seulement sur une autre exploitation Sans travailleur temporaire salarié Avec des travailleurs temporaires loués Chefs d’établissement commercial ou industriel

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Selon la situation dans l’artisanat

N’ayant que des ouvriers dans le travail artisanal N’ayant que des petits artisans et des artisans de III. Exploitation non agricole métier dans le travail artisanal Sans travailleur temporaire loué Chefs d’établissement commercial ou industriel Avec une autre situation ou une situation mixte dans le travail artisanal N’ayant que des ouvriers dans le travail artisanal N’ayant que des petits artisans et des artisans de métier dans le travail artisanal Avec des travailleurs temporaires Chefs d’établissement commercial ou industriel salariés Avec une autre situation ou une situation mixte dans le travail artisanal IV. Type mixte — activités agricoles Sans travailleur temporaire salarié et artisanales Que des ouvriers dans le travail artisanal Que des petits artisans et des artisans de métier dans le travail artisanal Sans travailleur temporaire loué Chefs d’établissement commercial ou industriel Avec une autre situation ou une situation mixte dans le travail artisanal

Selon la nature de la production

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nature du lien avec les activités de production non agricoles, la statisticienne a créé quarante-cinq catégories d’exploitations. Dans le contexte du débat de l’époque autour du salariat dans les campagnes et du caractère capitaliste des exploitations paysannes, le travail de classification est toujours susceptible de faire l’objet de contestations, voire d’accusations politiques. Dans ce cas, la description expose moins aux attaques que l’analyse. Ceci pousse les statisticiens à adopter une logique de nomenclature plutôt qu’à construire une classification professionnelle et sociale ouvrant la voie à une analyse plus théorique. La multiplication des catégories traduit cette préoccupation. D’ailleurs, en 1927 et en 1928, les statisticiens marxistes de l’Académie communiste, V. S. Nemtchinov et L. N. Kritsman, reprocheront ce refus de la théorie à ceux de la TsSOu 13. L’intensité du débat politique amène néanmoins Khriachtcheva à présenter encore une nouvelle classification pour l’exploitation des données de l’enquête dynamique de 1926 qui intègre, bien plus que les précédentes, les catégories d’analyse marxistes. Le rapport d’exploitation, critère de classement principal, sert de fondement pour distinguer les différents types d’exploitations : l’emploi rémunéré de travailleurs, l’emploi de main-d’œuvre à la journée, la présence d’une entreprise commerciale ou industrielle sur l’exploitation, la location de cinq deciatines de terres ou plus pour l’exploitation sont utilisées comme indicateurs de l’existence d’un rapport d’exploitation 14. D’un autre côté, le départ de paysans « en qualité de travailleurs dans une autre exploitation pour une durée d’au moins 30 jours », l’absence de bêtes de trait et de matériel de labour ou la mise en location des terres fournissent des indicateurs de la prolétarisation. Khriachtcheva avait le réel souci de ne pas réduire la description sociale à une structure schématique 15. Dans son article majeur de 1925, elle insiste sur le caractère complexe de l’activité d’une exploitation agricole à cette époque, en URSS, pour justifier la nécessité d’élaborer une classification 13. Ibid. 14. V. S. NEMTCHINOV, « Les thèses du rapport de V. S. Nemtchinov “Sur les groupements socio-économiques des exploitations paysannes’’ », art. cit., p. 50. 15. A. I. KHRIACHTCHEVA, « Sur la question des principes de groupement des données statistiques de masse pour l’étude des classes dans la paysannerie », art. cit.

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qui en tienne compte. Elle rappelle, tout d’abord, la position défendue par la commission de l’Inspection ouvrière et paysanne chargée d’examiner les travaux de la TsSOu 16 : « Dans le cadre de la commission de la section agricole de l’Inspection ouvrière et paysanne qui devait étudier les travaux de la TsSOu, je proposais, après avoir fait la somme d’indicateurs précis, d’effectuer une classification par types : exploitations de type capitaliste et exploitations de type prolétarisé ; il fut envisagé de regrouper toutes les autres exploitations en combinant la location et l’aliénation de la force de travail dans le cadre des types définis — selon le montant de la valeur de la production de la culture des champs, du troupeau et de la somme du revenu tiré de la production non agricole. Après discussion au sein de la commission, un schéma de classification en 48 types d’exploitations a été élaboré, chacune d’entre elles étant classée selon la taille : total des moyens de production (troupeau + travailleurs + inventaire + bâtiments), et aussi total du revenu en valeur de la culture des champs, de l’élevage du troupeau et des activités non agricoles 17. »

Le travail de cette commission constitue déjà une intervention directe du politique dans l’élaboration d’une statistique adaptée à la construction d’une société socialiste. Après avoir exposé les défauts de la classification proposée par cette instance, Khriachtcheva présente la sienne : « La différence entre cette classification typologique et celle proposée maintenant réside dans le fait que, dans le schéma de la commission, l’absence de prise en compte de la force de travail utilisée en dehors de l’exploitation résultait de l’application du principe peu précis de la relation de l’individu à sa propre exploitation — agricole ou non agricole, peu importe —, c’està-dire exprimait plutôt la place d’une occupation non agricole, qui n’est pas considérée avoir de lien direct avec la partie recette du budget de l’exploitation. Dans ce cas, la position sociale de celui qui a une activité artisanale ou industrielle n’est pas prise en considération. Manqueront alors toutes les exploitations dans lesquelles le travail (commerce, entreprises, voiturage, travail dans une fabrique, travail artisanal) n’est pas effectué à la 16. Sur les travaux de cette commission, voir le chapitre sur la purge de 1924. 17. A. I. KHRIACHTCHEVA, « Sur la question des principes de groupement des données statistiques de masse pour l’étude des classes dans la paysannerie », art. cit., p. 70.

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maison, sur l’exploitation de l’enquête. Seules seront prises en compte celles dans lesquelles les membres de la famille travaillent à la maison, même si le produit du travail va à un donneur d’ordres. La principale différence avec notre classification réside dans ce point. Nous proposons de prendre en compte la position de classe de personnes qui ont une activité non agricole — ouvrier et artisan, c’est-à-dire un producteur indépendant 18. »

La statisticienne est soucieuse de montrer la complexité du social, notamment des situations intermédiaires, et de ne pas gommer les éléments qui sont en continuité avec la période prérévolutionnaire. Ce faisant, bien que marxiste, elle se trouve en contradiction avec le discours bolchevique de rupture avec l’ordre social précédent, et avec la proclamation de la révolution d’Octobre comme événement fondateur d’une nouvelle société. De l’occupation à la classe sociale Le même dilemme est posé sous une autre forme aux statisticiens de la TsSOu qui construisent les nomenclatures professionnelles pour les recensements des années 1920 et 1930. Ils ont introduit la classification de la population par « occupations » et « professions » dès le recensement de 1920 19 . Effectué dans une société hiérarchisée selon un système déterminé par un code de lois, le recensement de 1897 avait réparti la population ayant un emploi en fonction 18. Ibid. 19. Sur l’histoire de l’usage des classifications professionnelles dans les recensements, voir Jacques et Michel DUPÂQUIER, Histoire de la démographie, op. cit., chapitre 10 ; Alain DESROSIÈRES, « Éléments pour l’histoire des nomenclatures professionnelles », in INSEE, Pour une histoire de la statistique, tome I/Contributions, INSEE-Economica, Paris, 1977, p. 155-231. Pour le cas de l’Angleterre, voir Simon SZRETER, « The Genesis of the Registrar General’s Social Classification of Occupations », The British Journal of Sociology, vol. XXXV, nº 4, 1984, p. 529-546 ; Simon SZRETER, Fertility, Class and Gender in Britain, 1860-1940, Cambridge University Press, Cambridge, 1996. Sur la question de la classification des chômeurs dans les recensements de la population en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis au XIX e siècle, voir Christian T OPALOV , Naissance du chômeur, 1880-1910, Albin Michel, Paris, 1994, en particulier les chapitres 11 à 14, et Christian TOPALOV, « L’individu comme convention. Le cas des statistiques professionnelles du XIXe siècle en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis », Genèses, 31, 1998, p. 48-75.

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principalement du type de production, d’institution ou d’établissement dans lequel les individus travaillaient 20 . Aucune question spécifique n’avait été posée au sujet de la position dans l’occupation, contrairement à la pratique de certains États européens à cette époque. En France, par exemple, le questionnaire du recensement de 1872 demandait de préciser la « position dans la profession » pour distinguer patrons et salariés, ouvriers et employés 21. En Russie, les statisticiens firent seulement la distinction entre l’occupation principale et l’occupation secondaire, mais de manière beaucoup trop large pour permettre de recueillir des informations suffisamment précises et différenciées. En mêlant des notions très hétérogènes, cette question donna lieu à des réponses n’indiquant que le type de production, artisanal ou industriel. Les ouvriers n’étaient pas distingués des patrons 22. En 1920, les statisticiens de la TsSOu affinèrent la classification par occupations en s’efforçant de l’harmoniser autant que possible avec les nomenclatures utilisées dans les autres États européens : « Une conscience claire de la nécessité d’une unité de la statistique d’État dans tout le pays et de la comparaison entre les données collectées dans les différents États a été pleinement affirmée dans la réglementation de la statistique d’État publiée le 30 juillet 1918 23. Ce texte, pour la première fois, parle de la mise en concordance des travaux de la statistique russe avec ceux des autres États, et reconnaît comme indispensable la participation de représentants de la statistique russe dans les travaux de l’Institut international de statistique, des congrès et des autres

20. On peut trouver le questionnaire dans M. GRIGORIANTS, « Les recensements russes de la population : histoire et actualité », Voprossy statistiki, nº 3, 1997, p. 10 ; A. Ia K VASHA , G. G. M ELIKIAN , A. A. T KATCHENKO , N. N. C HAPOVALOV , D. K. CHELESTOV (dir.), La Population. Dictionnaire encyclopédique, Bolchaïa, Rossiiskaïa entsiklopedia, Moscou, 1994 ; ainsi que sur le site http://wwwcensus.ined.fr et http://www-census.ined.fr/histarus. 21. Alain DESROSIÈRES, « Éléments pour l’histoire des nomenclatures professionnelles », art. cit. 22. M. GRIGORIANTS, « Les recensements russes de la population : histoire et actualité », art. cit., p. 10. 23. Ce texte a été publié notamment dans La Statistique d’État, Moscou, TsSOu, 1918.

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organismes internationaux et réunions consacrés à la statistique internationale 24. »

Les statisticiens souhaitaient utiliser la nomenclature des professions recommandée à l’issue de la session de l’Institut international de statistique de Chicago de 1893, et complétée par la suite 25. Toutefois, en raison de la précipitation et des difficultés matérielles de ce recensement, ils ne mirent en œuvre qu’une classification en cinquante-cinq occupations et n’utilisèrent le terme de profession que dans certains cas 26. Cette classification de la population active fut présentée alors comme une nouveauté dans la pratique du recensement démographique en Russie. La question posée sur l’agriculture reflète la volonté des statisticiens de prendre en compte de la complexité des situations de travail des individus : QUESTION 12. AGRICULTURE Est-il occupé dans l’agriculture ? et estime-t-il qu’il s’agit de son occupation principale ? Possède-t-il une spécialité dans ce domaine, et laquelle ? Travaille-t-il sur son exploitation et comment (patron qui emploie des ouvriers, patron sans ouvrier salarié, membre de la famille) S’il travaille comme salarié, est-ce ici ou ailleurs ? Était-il occupé dans l’agriculture avant la guerre de 1914 ? de la guerre à octobre 1917 27 ?

Cet enchaînement de questions montre l’effort des statisticiens pour cerner au plus près la situation précise des individus et leur statut réel par rapport à l’activité de production dominante à cette époque, l’agriculture 28. 24. Résolutions de l’Institut international de statistique, Vestnik statistiki, 4-7, 1919, p. 33-49. 25. Ibid., p. 39. Sur l’internationalisme statistique au XIXe siècle, voir Éric BRIAN, « Statistique administrative et internationalisme statistique pendant la seconde moitié du XIXe siècle », Histoire & Mesure, nº 3/4, 1989, p. 201-224. 26. « Dictionnaire des occupations », Manuel pour le traitement du recensement démographique et professionnel de 1920, TsSOu, Moscou, 1921. 27. N. Ia. VOROBIEV, Le Recensement général de la population de 1926, op. cit., p. 95. 28. On peut trouver le questionnaire individuel du recensement de 1920 dans GOSKOMSTAT, Anniversaire des 70 ans de la statistique d’État soviétique. Recueil de documents et matériaux, Moscou, 1988, p. 20.

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Deux préoccupations essentielles ressortent dans les trois questions sur l’occupation posées lors de ce recensement : faire la distinction, d’une part, entre un indépendant travaillant à son compte et un salarié, et, d’autre part, entre l’activité principale et l’activité secondaire. Il était impératif en effet de repérer avec précision les situations de double activité, notamment celles qui mélangeaient des occupations de type différent, agricole et commerciale, artisanale et commerciale, par exemple. Dans ce domaine, les statisticiens de la TsSOu étaient confrontés au même questionnement que leurs collègues des autres pays européens qui, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, s’efforçaient de saisir les positions de passage entre le non-salariat et le salariat, entre le statut de petit producteur indépendant et celui de salarié 29. La difficulté à nommer les différences de statut dans une société où les formes de production et de travail étaient en pleine mutation et objets d’un débat politique rendait d’autant plus délicate l’adoption de la nomenclature professionnelle internationale 30. Le terme « occupation » fut donc privilégié dans le questionnaire du recensement à la place de celui de profession, afin de restituer, dans toute sa complexité, la situation des individus au travail. Les transformations dans les campagnes, depuis la réforme de Stolypine 31, et les effets de la Première Guerre mondiale et de la guerre civile sur l’activité économique avaient multiplié les situations intermédiaires d’activité et d’emploi. Quand Marx apparaît Le recensement de 1926 reprit le même principe de questionnement sur l’occupation tout en introduisant quelques modifications pour faire apparaître des classes sociales au 29. À ce sujet, voir A. DESROSIÈRES, « Éléments pour l’histoire des nomenclatures professionnelles », art. cit. 30. Pour l’analyse d’une situation similaire en Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle, voir Christian TOPALOV, « Une révolution dans les représentations du travail. L’émergence de la catégorie statistique de “population active” au XIXe siècle en France, Grande-Bretagne et aux États-Unis », Revue française de sociologie, nº 3, 1999, p. 445-473. 31. En 1905 et 1906, Piotr A. Stolypine, alors ministre de l’Intérieur, fut à l’origine de deux lois agraires qui donnèrent la possibilité aux paysans de sortir du système de la commune, ou mir, et de devenir propriétaires de la fraction de terre qui leur revenait. L’objectif était d’impulser une modernisation du système d’exploitation agricole en stimulant les investissements et la production.

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sens marxiste du terme. La distinction entre occupation principale et occupation secondaire fut conservée. En revanche, aucune question spécifique ne fut réservée à l’agriculture 32. Enfin, la notion de « position dans l’occupation », déjà utilisée dans certains recensements européens, fut introduite de manière explicite : QUESTION 12. OCCUPATION, POSITION DANS L’OCCUPATION ET BRANCHE DU TRAVAIL

Occupation principale

Occupation secondaire

a) Métier artisanal, activité dans la petite industrie, travail, fonction et spécialité à l’intérieur b) Position dans l’occupation (patron, membre d’un artel, travailleur individuel, employé, ouvrier, aide dans l’occupation d’un membre de la famille) c) Si patron, celui-ci travaille-t-il avec des ouvriers salariés ou seulement avec des membres de sa famille ? d) Dénomination de l’institution, de l’établissement ou de l’entreprise, avec indication du type de production où il sert, travaille ou dirige, et son adresse

Dans la nouvelle « société des travailleurs » en construction, le clivage social principal passait par le rapport au salariat. Parmi les indicateurs utilisés dans la nouvelle classification, la position dans l’occupation constitua le critère principal de répartition des individus, le type d’entreprise ou de production et le genre de travail effectué furent maniés dans un second temps 33. Un réel effort fut effectué par les statisticiens pour préciser les contours de chaque catégorie utilisée, la société de la NEP continuant à se caractériser, comme la société prérévolutionnaire, par un grand 32. L’ensemble des questions posées peut être consulté dans Questionnaires et manuels pour le traitement du recensement général de la population de 1926, TsSOu SSSR, Moscou, 1927. 33. Ibid., préface.

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nombre de situations intermédiaires entre le non-salariat et le salariat. Néanmoins, la plus grosse difficulté consista à élaborer une nomenclature professionnelle pouvant servir de base à une analyse en termes de classes sociales. Le remplacement de la notion de grouppy, utilisée depuis le XIXe siècle, par celle de klassy, exprime clairement cette intention. Toutefois, cela ressemble plus à un compromis de langage qu’à l’appropriation réelle d’un concept utile pour l’analyse. L’usage d’une nomenclature très détaillée en témoigne. La difficulté de forger un outil adapté à l’observation d’une société bousculée par le changement, à la ville comme dans les campagnes, fut compliquée par la construction politique de la réalité imposée par le pouvoir bolchevique. Témoignage de la difficulté à appliquer une grille théorique fondée sur les classes sociales à un monde professionnel et social qui lui était difficilement réductible, les statisticiens établirent une nomenclature en sept classes, qui apparaît comme un compromis entre l’analyse marxiste des classes sociales, certains éléments du discours bolchevique et la constitution de catégories sur la base du critère du rapport au salariat des individus concernés. En premier lieu, les ouvriers furent regroupés en une seule classe et tous les autres salariés dans celle des employés. Le « rôle dans la production » de chaque individu constitua le critère principal de différenciation entre ces deux classes : « À la classe des ouvriers appartiennent les personnes occupées de manière directe à la production et au transport des biens matériels ou à l’entretien des mécanismes de production ; à celle des employés appartiennent les individus dont la participation à la production s’exprime sous la forme de services immatériels, qui sont en lien direct avec la production (direction du processus de production et son organisation technique, comptabilité et contrôle des travaux, conservation et distribution du produit) ou avec les services à la population (protection de la sécurité et de la santé de la population, travail culturel et éducatif, etc.) 34. »

Toutefois, les statisticiens n’étaient pas convaincus de la pertinence de cette distinction : « La frontière entre ces deux notions n’est pas complètement stable, c’est pourquoi classer 34. Ibid., p. 3.

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certaines occupations dans la classe des ouvriers ou dans celle des employés peut être discutable 35. » Les cinq autres classes opéraient des distinctions entre les différents types d’individus non salariés. Les membres des professions indépendantes furent répartis en trois classes différentes. Celle des « professions libérales », apparue lors du recensement des villes de 1923, rassemblait « les personnes proches des employés par le contenu de leur profession », mais qui étaient non salariées. « Ce groupe peu nombreux était constitué principalement de personnes vivant d’un travail intellectuel et que ne concernait pas le processus d’étatisation des occupations (médecins libéraux, enseignants vivant de leçons particulières, etc.) 36. » Définie ainsi, cette catégorie apparaît plus comme un groupe en voie d’extinction que comme une classe en voie de constitution. Les patrons furent ventilés en deux classes différentes de « producteurs indépendants », le critère principal de répartition étant « le degré de l’élément entrepreneurial exprimé dans le travail ». L’emploi d’ouvriers fut utilisé comme indicateur privilégié pour répartir ces travailleurs indépendants entre la classe des « patrons employant des ouvriers salariés » et celle des « patrons ne travaillant qu’avec des membres de leur famille et des membres d’artel 37 », groupe de loin le plus nombreux dans les campagnes. La classe des odinotchki, individus travaillant seuls, rappelle la catégorie des « isolés » utilisée dans les recensements français entre 1896 et 1936 38. Pour les statisticiens de la TsSOu, en 1926, « sont considérés comme isolés aussi bien ceux qui travaillent chez eux, à la maison, sans ouvriers et sans quelque aide que ce soit, que ceux qui vont seuls dans les maisons pour accomplir n’importe quel travail de commande, sans que ce soit une embauche temporaire (par exemple, blanchisseuses à la journée, vitriers, réparateurs d’ustensiles de cuisine) 39 ». Les membres du groupe des odinotchki étaient considérés comme une classe qui 35. Ibid. 36. Ibid. 37. Ibid., p. 4. 38. A. DESROSIÈRES, « Éléments pour l’histoire des nomenclatures professionnelles », art. cit., p. 163. 39. N. Ia. VOROBIEV, Le Recensement général de la population de 1926, op. cit., p. 30.

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présentait « déjà un élément à caractère semi-prolétaire » car leur statut était jugé peu différent de celui des ouvriers salariés à gages. Comme eux, ils étaient susceptibles, de ce fait, de tomber du jour au lendemain dans le statut du salariat. Le caractère rudimentaire de leur équipement ne pouvait pas permettre, par ailleurs, de les classer comme des patrons petits producteurs indépendants. Par exemple, « un peintre en bâtiment ou un scieur qui exécute aujourd’hui des commandes privées peut demain s’embaucher comme ouvrier dans une usine ou sur un chantier de construction 40 ». Comme dans les recensements français, aux marges du statut de producteur indépendant et de celui du salariat, ces individus travaillant seuls furent considérés comme « isolés » socialement, comme un statut temporaire appelé à disparaître dans la nouvelle société socialiste et prolétarienne en voie de construction. En faisant du rapport au salariat, et plus particulièrement au salariat ouvrier, le critère principal de classification des individus, cette nomenclature respectait la représentation d’une société prolétarienne en voie de formation, les autres catégories n’étant construites et interprétées que par rapport à ce modèle. La nomenclature des occupations débouchait ici sur une classification sociale dans laquelle les « patrons employant des ouvriers salariés » formaient la classe qui « exploitait à un degré ou un autre le travail d’autrui 41 ». Certaines situations individuelles étaient difficiles à catégoriser selon le critère du rapport au salariat. Par exemple, comment classer les chômeurs et les militaires ? Le statut des aides familiaux posa toutefois beaucoup plus de difficultés aux statisticiens. Il caractérisait la main-d’œuvre de la plus grosse partie des exploitations agricoles familiales à cette époque et d’une partie des entreprises commerciales et artisanales. Les statisticiens de la TsSOu justifièrent la constitution d’une classe à part pour les aides familiaux de la manière suivante : « Dans la majorité des cas, nous avons affaire ici à un travail qui n’est pas suffisamment différencié, qui se situe à la frontière du travail professionnel et de l’économie domestique (travail féminin sur une exploitation paysanne). 40. Instructions aux agents recenseurs, ibid. 41. Ibid.

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Ce rôle subordonné d’exécution dans le processus de production rapproche cette catégorie d’individus des ouvriers, mais le lien de parenté avec le chef d’exploitation fait que leur position sociale est différente de celle des personnes salariées. Cela oblige à mettre dans une classe spécifique ce groupe particulier 42. »

Dans ce cas-ci également, les individus ne pouvaient être classés sur la base du seul critère du rapport au salariat. Leur position dans le travail, subordonnée ou pas, était d’une autre nature. Tout comme pour les « isolés », elle rendait la dichotomie patrons-salariés peu opérante pour rendre compte de la structure économique et sociale du monde de la production et du travail sous la NEP. Face aux salariés au sens plein du terme, qui louaient leur force de travail contre une rémunération, il y avait les patrons. À côté des salariés, proches d’eux par le rapport d’exploitation, mais différents par le mode de rétribution et proches socialement du patron par le lien de parenté, il y avait les aides familiaux. Pouvaient-ils, comme les « isolés », être considérés « en voie de prolétarisation » et donc, tôt ou tard, rangés du côté des ouvriers ou des employés ? Le critère de la branche d’activité d’appartenance vint se superposer à celui de la position dans l’occupation pour établir des subdivisions dans certaines classes de cette nomenclature professionnelle 43. Le croisement entre activité agricole et ouvriers, par exemple, permit d’affiner l’analyse du processus de différenciation du salariat dans l’agriculture en répartissant les ouvriers agricoles en deux sous-groupes, celui des ouvriers agricoles employés dans les exploitations de type paysan et celui des ouvriers travaillant dans des entreprises agricoles. Enfin, le troisième critère du type de travail effectué introduisit des subdivisions supplémentaires pour affiner les catégories étudiées 44 . L’objectif ici était de constituer des catégories « purement professionnelles » à l’intérieur de chaque grand secteur de production déjà retenu, en croisant 42. Ibid. 43. Voir Christian T OPALOV , « Une révolution dans les représentations du travail. L’émergence de la catégorie statistique de “population active” au XIXe siècle en France, Grande-Bretagne et aux États-Unis », art. cit. ; A. D ESROSIÈRES , « Éléments pour l’histoire des nomenclatures professionnelles », art. cit. 44. Questionnaires et manuels pour la traitement du recensement général de la population de 1926, op. cit., p. 5-9.

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plusieurs indicateurs : le métier, la fonction précise occupée, la qualification et le rapport à la propriété des moyens de production. Réintroduisant la diversité sociale derrière la différence professionnelle, 1 208 catégories professionnelles différentes furent ainsi ventilées dans les dix secteurs de production qui constituèrent autant de subdivisions à l’intérieur de chaque classe principale. Par exemple, dans le secteur du transport ferroviaire, on trouvait la catégorie des métallurgistes, elle-même subdivisée en dix-neuf métiers différents, riveur, chaudronnier, monteur, ajusteur, mécanicien, tourneur, etc. 45. Même si, bien souvent, les sous-catégories désignaient plus un métier qu’une profession réellement constituée, une classification aussi affinée fut une manière de ne pas réduire l’analyse des catégories du monde du travail à la seule division en classes sociales. La diversité des sous-catégories utilisées dans chaque grande classe sociale construite permettait une lecture transversale en métiers de l’ensemble de la classification. Au seuil d’une société sans classes Les nomenclatures professionnelles utilisées pour traiter les données des recensements de 1937 et 1939 furent aussi fondées sur une classification par occupations. En 1937, la distinction entre population active et population inactive esquissée en 1926 fut poussée à son terme puisque la population soviétique fut répartie tout d’abord dans ces deux grands groupes 46 . La différenciation des individus par groupes sociaux fut effectuée ensuite à l’intérieur de ces deux grandes divisions. Le terme de groupes sociaux (sotsialnye grouppy) fut substitué à celui de classes (klassy). Quand le recensement fut refait en 1939, il laissa la place à celui de groupes de la société (obchtchestvennye grouppy), formulation plus neutre qui ne faisait pas référence à l’idée de

45. « Classification des emplois pour l’exploitation du recensement de 1926 », in Questionnaires et manuels pour la traitement du recensement général de la population de 1926, tome II : « Dictionnaire des emplois », TsSOu, Moscou, 1927, p. 11-27. 46. Le Recensement de la population de 1937. Bilan abrégé, Moscou, 1991, p. 121-133.

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stratification sociale 47. Il s’agissait bien d’un abandon de fait de l’analyse en classes. Dans les textes, l’URSS de Staline n’était plus une société hiérarchisée en classes antagonistes. Les discours de l’époque du dirigeant soviétique insistent en effet sur le changement radical de la société de son pays et le chemin parcouru depuis 1917 vers une société sans classes. Le recensement de 1937 devait déjà traduire cette mutation dans les chiffres, comme en témoigne son annonce dans la Pravda : « [Les formulaires du recensement] reflètent les nouvelles conditions dans lesquelles va se dérouler le recensement de 1937. Il n’y a plus, sur ces feuilles, de question sur l’appartenance sociale, et le terme même de “classes” est absent de ce recensement, car celui-ci se déroule au seuil d’une société sans classes 48. »

À l’étranger aussi, ce discours était repris par les partis communistes de différents pays. En France, dès 1936, L’Humanité écrivait : « Ce recensement [de 1937] doit donner un tableau statistique exact des changements inouïs qui se sont produits dans les rapports entre les dizaines de millions d’habitants de l’URSS. Lors du dernier recensement de 1926 subsistaient encore les vestiges du capitalisme qui, aujourd’hui, appartiennent au domaine de l’Histoire. Il y avait alors 845 000 patrons occupant des ouvriers salariés, avant tout des koulaks. Depuis, la catégorie sociale des “patrons employant des ouvriers salariés” a disparu et, dans les questionnaires nouveaux du recensement, l’expression même de “classe” a disparu, car ce recensement a lieu au seuil de la société sans classes 49. »

L’illusion de la réalité est construite par le discours. Toutefois, les catégories professionnelles élaborées par les statisticiens témoignent d’une société encore diversifiée socialement en 1937. La nomenclature demeure très différenciée quand il s’agit de traiter les petits producteurs 47. Iou. A. POLIAKOV (dir.), Le Recensement de la population de 1939. Bilan général, Rossia, Moscou, 1999, p. 163-201. 48. « Le recensement de la population d’un État socialiste », Pravda, 29 avril 1936. 49. L’Humanité, Paris, 11 mai 1936. La partie du texte en italique correspond aux passages soulignés dans l’article original du journal français.

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indépendants ou ceux qui sont en coopérative. À côté des deux grands groupes sociaux des ouvriers et des employés, sept groupes sont constitués pour répartir les différentes catégories de travailleurs indépendants ou coopérateurs. Six concernent le seul monde des campagnes en rassemblant des paysans ou artisans ruraux : les kolkhoziens occupés dans l’agriculture, les autres kolkhoziens, les exploitants individuels, les kolkhoziens travaillant dans l’industrie, les artisans ruraux en coopérative, les artisans ruraux en dehors des coopératives. En fait, le fait de travailler dans une coopérative sert de critère de différenciation principal au sein de la population active rurale. Il en est de même pour les ouvriers et les employés. Enfin, une catégorie est réservée aux personnes exerçant une profession libérale. Changement notable en 1939, la classification sociale fut resserrée en huit catégories : ouvriers de ville et de village, employés de ville et de village, kolkhoziens, artisans ruraux en coopérative, artisans ruraux en dehors des coopératives, paysans-exploitants individuels, individus ne travaillant pas, catégories auxquelles s’ajoutait celle, résidu, des « groupes de la société non indiqués ». Un nouveau dictionnaire des occupations fut constitué, différent de celui qui avait été employé en 1937 50 . Des catégories anciennement utilisées furent supprimées, par exemple les professions libérales et les serviteurs de la religion. La logique générale consista à enlever toute occupation qu’il n’était pas possible d’inclure dans les groupes des ouvriers, des paysans ou des employés des administrations de l’État. La représentation ternaire de la société en ouvriers-paysans-employés était en voie d’élaboration. Les statisticiens étaient en train de céder sur ce point. Ils maintinrent néanmoins une description différenciée en établissant à nouveau une nomenclature des occupations très détaillée. Ils y inclurent les nouvelles fonctions de la société soviétique, en particulier celles exercées par les nouveaux personnels d’encadrement et de direction des organisations collectivisées, de l’administration et du Parti, les directeurs de kolkhozes et les chefs de comités du Parti, par exemple. Parallèlement, des métiers ou des professions déjà présents dans la nomenclature utilisée en 1920 furent conservés : 50. Iou. A. POLIAKOV (dir.), Le Recensement de la population de 1939. Bilan général, op. cit., p. 206.

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tisserands, charpentiers ou médecins par exemple. En tout, selon la terminologie marxiste, trente-six catégories furent réparties en occupations productives (vingt-quatre) et en occupations improductives (douze) 51. Les différents métiers, professions ou fonctions étaient énumérés à l’intérieur de chacune d’elles. Le grand nombre de catégories de la classification de 1939 est le résultat de cette superposition de critères appartenant à des registres différents. Que ce soit en 1920, 1926, 1937 ou 1939, le maintien de nomenclatures professionnelles très différenciées pour traiter les données laisse percevoir la diversité de la société soviétique à côté des effectifs globaux des principaux groupes sociaux présentés dans les tableaux de synthèse. À travers ces chiffres et au-delà des discours politiques, les statisticiens de la TsSOu continuèrent à rendre compte de la persistance de la diversité du monde professionnel et de la société soviétiques. Si, sur bien des points, les classifications et catégories utilisées en 1920, 1926 et 1937 semblent proches de celles en usage dans certains pays européens au même moment ou dans une période légèrement antérieure, le maintien en URSS de l’utilisation de l’occupation comme critère principal d’organisation des classifications professionnelles peut être expliqué d’une manière particulière, qui éclaire les enjeux politiques de cette partie du travail statistique. Déjà, en 1926, la référence à la profession n’est plus utilisée en concurrence avec l’occupation 52. Et, à la fin des années 1930, celle-ci reste le seul critère de classification, le terme de profession étant utilisé seulement, au même titre que le métier, pour désigner les situations d’individus au travail à l’intérieur de nomenclatures détaillées. En 1939, l’usage de la notion de profession ne conserve donc qu’un but descriptif et n’est en aucun cas un outil d’analyse. Quant à celui de la notion d’occupation, plus neutre socialement, il ne suggère pas l’existence de groupes sociaux et ne concurrence donc pas l’utilisation du concept de classe sociale dans la représentation de la réalité, quand celui-ci est encore employé. 51. Ibid., p. 306. 52. En France, par exemple, la profession avait remplacé la notion de métier, à l’occasion du recensement de 1901, pour devenir synonyme d’occupation. Voir Alain DESROSIÈRES, « Éléments pour l’histoire des nomenclatures professionnelles », art. cit.

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Les catégories construites pour gérer les politiques publiques, qu’elles orientent une discrimination positive ou négative, ou déterminent les répressions les plus violentes, servent de fondement à des actions spécifiques orientées vers l’assistance de telle ou telle partie de la population ou au contraire son exclusion. Les formes de stigmatisation des individus liées à leur « appartenance » à des groupes particuliers — koulaks et autres « éléments socialement étrangers », peuples déportés, etc. — constituent la trace la plus évidente de l’importance de l’assignation d’identité dans la gestion administrative des populations en URSS 2. Elles ne constituent toutefois qu’une faible partie d’un usage disparate des identifications et des regroupements catégoriels des habitants de l’URSS. L’administration statistique se caractérise par le fait d’être le seul lieu qui met face à face ceux qui assignent — responsables politiques, policiers ou administrateurs — et ceux qui sont classés et parfois s’identifient aux catégories construites, citoyens « ordinaires » qui répondent 1. La première partie de ce chapitre doit beaucoup à une contribution à un livre collectif : Alain BLUM et Catherine GOUSSEFF, « Statistiques ethniques et nationales dans l’Empire russe et en URSS », in Jean-Louis RALLU, Yousseff COURBAGE et Victor PICHÉ (dir.), Démographie et ethnicité, INED, Paris, 1996. Nous remercions Catherine Gousseff ainsi que l’INED de nous avoir autorisés à utiliser de longs passages de ce chapitre. Certains éléments ont également été présentés dans la communication faite par Alain BLUM, « Administrative Forms, Demographic Forms and Ascribing Identity », congrès de l’AAASS, Washington, octobre 2001. 2. Sheila FITZPATRICK, « Ascribing Class. The construction of social identity in Soviet Russia », op. cit.

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à leur manière aux questions posées, dans les recensements ou dans les enquêtes. D’autres sources démographiques à usage statistique ont la même importance que le recensement : l’état civil est la forme principale d’enregistrement d’une personne, qui la suit toute sa vie, les extraits d’actes de naissance étant un des témoignages administratifs principaux de l’identité sociale d’un individu. En URSS, la procédure d’enregistrement de la population dans les villes dépasse le simple usage de dénombrement pour devenir une source d’assignation d’identité. De ce point de vue, son importance est supérieure au rôle joué par l’état civil car les autorités politiques locales mobilisent ces informations pour mettre en œuvre les politiques de gestion de l’espace urbain, et donc d’éventuelles discriminations par le logement et le droit de résidence. À partir de 1932, le passeport fournit une nouvelle source d’informations sur les personnes, surtout quand il devient le moyen principal d’identifier les habitants des villes et de distinguer les clandestins des résidents légaux 3. Enfin, le livret de travail constitue une autre forme d’enregistrement utilisée pour décider de l’embauche des individus, déterminant ainsi leur insertion dans la vie active et dans un milieu professionnel particulier. La définition de nombreuses autres catégories administratives a servi de base, souvent de manière temporaire, à la mise en place de politiques discriminatoires, par exemple l’usage des caractéristiques sociales des femmes pour établir les priorités et la gratuité dans la pratique de l’avortement au début des années 1920 4, la fixation des règles ségrégatives dans l’accès aux biens alimentaires lors des

3. Nathalie MOINE, « Passeportisation, statistique des migrations et contrôle de l’identité sociale », art. cit. ; ID, « Le système des passeports à l’époque stalinienne. De la purge des grandes villes au morcellement du territoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, à paraître, 2002 ; Gijs KESSLER, « The Passport System and State Control over Population Flows in the Soviet Union, 1932-1940 », Cahiers du monde russe, nº 42 (2-4), 2001, p. 477-504 ; Catherine GOUSSEFF, « Ouverture et fermeture des frontières soviétiques dans les années 1920 : la NEP à tâtons », in Nicolas W ERTH (dir.), Pour une nouvelle historiographie de l’URSS, op. cit., p. 119-133. 4. Alexandre AVDEEV, Alain BLUM et Irina TROÏTSKAÏA, « Histoire de la statistique de l’avortement en Russie et en URSS jusqu’en 1991 », op. cit. Wendy Z. GOLDMAN, Women, The State & Revolution. Soviet Family Policy & Social Life, 1917-1936, Cambridge University Press, Cambridge, 1993.

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périodes de rationnement 5 ou dans l’obtention des droits civiques 6. La variété de ces pratiques administratives suggère qu’il est difficile de réduire ces différentes formes d’enregistrement à un processus d’assignation d’identité clairement défini par l’État, au-delà du principe de base. Si c’était le cas, cet ensemble de documents d’identification présenterait une cohérence, que l’on retrouverait aussi dans les formes d’actes discriminatoires se fondant sur ces identités. Or, au cours des années 1920 et 1930, une période de reconstruction de nouvelles formes d’identité sociale est soumise à des forces contradictoires et à des pratiques diversifiées. Les différents acteurs possèdent des cultures diverses et mettent en œuvre des pratiques différenciées qui ne conduisent pas nécessairement à produire une forme unique, cohérente et active d’assignation. Ceux qui produisent les sources de cette action, à savoir les catégories de classification et les désignations codifiées, travaillent dans divers lieux (offices statistiques, municipalités, organes répressifs, divers commissariats du peuple) et ont été formés auparavant dans des institutions différentes. Ceux qui officient ensuite à partir de ces informations, en particulier ceux qui enregistrent et ceux qui les utilisent pour identifier et aider, discriminer, réprimer, agissent aussi selon leur culture, leur formation et leur fonction. L’usage des catégories produites est également diversifié, et dépend de l’interprétation que chacun en fait, rationalisée et intégrée à un schéma général de description des populations pour les statisticiens, orientée exclusivement vers la suspicion pour le NKVD, fluctuant au gré des conflits dans le cas des responsables politiques. Les acteurs intervenant dans l’élaboration des formulaires et la production de catégories, mais aussi ceux qui les utilisent sont multiples eux aussi et sont le produit de cultures administratives ou scientifiques différentes. Quand celles-ci 5. Elena OSSOKINA, Derrière la façade de « l’abondance stalinienne ». La distribution et le marché dans l’approvisionnement de la population durant les années d’industrialisation, 1927-1941, op. cit. 6. Nathalie MOINE, « Pouvoir bolchevique et classes populaires : la mesure de privation de droits civiques à Moscou au tournant des années 1930 », in Nicolas WERTH (dir.), Pour une nouvelle historiographie de l’URSS, op. cit., p. 141-160, 1996. Nathalie MOINE, Le Pouvoir bolchevique face au petit peuple urbain : clivages sociaux, assignation des identités et acculturation à Moscou dans les années 1930, thèse de doctorat, Université de Lyon-II, Lyon, 2000.

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s’ancrent dans une histoire longue, dans laquelle la Révolution ne constitue pas une rupture, l’héritage prérévolutionnaire est alors fondamental dans le travail d’élaboration des catégories. Dans d’autres cas, l’événement immédiat ou la réaction aux transformations politiques sont déterminants dans cette activité. Ces confrontations de cultures diverses montrent les limites d’une analyse en terme d’assignation d’identité. Il devient en effet impossible d’admettre un impact direct d’une certaine conception politique sur la représentation statistique. Il est tout aussi difficile de penser que chacun se reconnaît dans les formes d’assignation imposées, puisque ces formes sont diverses, changeantes et souvent contradictoire. La construction et l’usage des catégories nationales montrent tout particulièrement ces limites. Ils sont également exemplaires des interactions complexes entre temps long et temps court, entre les différentes cultures administratives des gouvernants, des scientifiques et des responsables du contrôle policier, qui conduisent à construire administrativement une population, à la subdiviser, puis à agir en fonction ou indépendamment de ces regroupements et divisions. Langues, races et peuples Sur la longue période, les administrateurs de l’Empire russe puis de l’URSS ont développé avec ténacité et continuité une logique de définition « nationale » ou « ethnique » des habitants de leur pays. À l’opposé des États-Unis, pays d’immigration qui fonda ses critères de distinction nationale sur la race et l’origine, sans pousser à son terme la réflexion ethnographique 7, les administrateurs russes ont organisé la population de l’empire dans l’optique de son expansion territoriale et donc d’une migration colonisatrice. L’extension continue de ce territoire aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles a conduit l’administration à préciser, modifier et renouveler son mode de description. Au lieu de mettre l’accent sur une recherche des origines, les ethnographes, puis les statisticiens russes préfèrent s’inscrire dans une thématique folklorique 7. Paul S CHOR , Histoire des statistiques de la population en France et aux États-Unis, XIXe-XXe siècles, thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2001.

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qui souligne l’importance des pratiques linguistiques et religieuses ainsi que des modes de vie comme source de définition du national et de l’ethnique 8. Ils ne tournent cependant pas le dos à une classification raciale fondée sur la conception classificatoire qui domine la seconde moitié du XIXe siècle. De ce point de vue, la Russie apparaît le plus grand laboratoire de l’élaboration du « national » comme catégorie de description et d’analyse, mais aussi comme catégorie juridique, politique et administrative. Depuis le début du XVIIIe siècle, les sources démographiques fondamentales — dénombrements, recensements, registres paroissiaux ou registres d’état civil — utilisent des critères de distinction que l’on qualifierait aujourd’hui d’ethniques. Ils sont construits très tôt sur la base d’une relation entre le droit et la perception coloniale des individus. À partir du siècle suivant, la différenciation nationale est partiellement incluse dans le code des lois qui définit, avec un luxe de détails, la stratification sociale de la société de l’Empire russe 9. À côté des marchands des diverses guildes, de la noblesse (héréditaire et individuelle), de la bourgeoisie et des paysans, figurent les allogènes. Le mode administratif de désignation de l’individu dans l’Empire tsariste se fonde sur ces critères. Une longue réflexion inachevée conduit, à la fin du XIXe siècle, à un rapprochement entre les descriptions ethnographique, juridique et raciale de la population. Elle constitue une synthèse partielle, et parfois contradictoire, entre une approche normative et scientifique des classifications. Les premières nomenclatures précises des langues, des religions et des nationalités sont établies à l’occasion des recensements urbains de la fin du XIXe siècle, et surtout du premier recensement de la population de l’empire, en 1897 10. 8. Une abondante littérature traite de l’importance de l’ethnographie dans la constitution de l’empire. Pour des approches synthétiques, voir par exemple, Catherine B. CLAY, « Russian Ethnographers in the Service of Empire », Slavic Review, 1995 ; Wladimir BERELOWITCH, « Aux origines de l’ethnographie russe : la société de géographie dans les années 1840-1950 », Cahiers du monde russe et soviétique, nº 2-3, 1990, p. 265-273. 9. B. N. MIRONOV, Histoire sociale de la Russie pendant l’Empire (XVIIIe-début XXe), Saint-Pétersbourg, 1999 ; Gregory FREEZE, « The Soslovie (Estate) Paradigm and Russian Social History », art. cit. 10. Juliette CADIOT, « Organiser la diversité : la fixation des catégories nationales dans l’empire de Russie et en URSS (1897-1939) », art. cit. ; ID., La Constitution des catégories nationales dans l’empire de Russie et dans l’Union des républiques socia-

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Aboutissement d’hésitations diverses dans cette démarche, elles préfigurent les classifications qu’élaboreront plus tard les statisticiens soviétiques. Elles confondent volontairement langue maternelle, peuple et nationalité. La distinction des races humaines, qui domine la littérature anthropologique de l’époque, conduit à présenter les résultats des opérations censitaires sous la forme de classifications raisonnées, fondés sur des principes qui se veulent scientifiques. Le nombre de dénominations indiquées est considérable, mais celles-ci sont réparties seulement en quelques groupes principaux de population. Ce classement raisonné s’appuie clairement sur une conception « mythique » de la constitution de la Russie autour du noyau du peuple russe et de l’inclusion ensuite des peuples musulmans (désignés par le terme générique de Tatars), des peuples du Nord (les Finnois) et de l’Est (Mongoles-Bouriates). Toutefois, ces classifications ne revêtent pas un caractère universel, puisque les codifications sont différentes selon que l’on se place en Russie européenne, en Sibérie, en Asie centrale ou dans le Caucase. Le statisticien, observateur de peuples aux statuts différenciés au sein de l’empire, est encore marqué par la double vision du colonisateur et de l’ethnologue. Le flou et l’incertitude à l’égard du recensement des peuples et de la signification des classifications utilisées en 1897 11 subsisteront dans les premiers recensements soviétiques : hésitation au sujet de ce que l’on cherche à nommer (tribus, peuples, groupes tribaux) et sur des moyens de les identifier (langue maternelle, autodéclaration, désignation par l’enquêteur, etc.). Les auteurs oscillent entre une mesure de l’assimilation et une mesure de la « nationalité effective », dont les caractères seraient culturels et physiques. L’usage de la variable langue maternelle, dès le recensement de 1897, est un pis-aller choisi pour déterminer des catégories perçues nettement par les statisticiens responsables de cette opération de façon essentialiste 12. listes soviétiques (1897-1939) : statisticiens, ethnographes et administrateurs, thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2001. 11. Premier recensement de la population de l’Empire russe, 1897 ; bilan général des résultats sur l’empire. Traitement des données du premier recensement de la population du 28 janvier 1897, tome II, Saint-Pétersbourg 1905, p. I-II 12. Pachkanov a été le grand ordonnateur du traitement de la question nationale dans le recensement de 1897. À ce propos, cf. Juliette CADIOT, « Organiser la diver-

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L’ambiguïté et l’imperfection du concept apparaissent chaque fois que les organisateurs de ce recensement doivent classer les populations mal connues, mal identifiées et complexes, ou des cultures rattachées très nettement à des appartenances religieuses. La distance entre l’autodésignation de son appartenance nationale par l’enquêté, pourtant réaffirmée, et le regard extérieur de l’observateur russe, ethnographe ou statisticien, est alors immense. À ce stade, une première distinction semble se solidifier chez les statisticiens : la « nationalité » serait l’expression de l’identification, postérieure à la codification propre aux opérations censitaires, de tout ce que recouvrent les termes « peuple » ou « tribus ». La distinction entre ces deux derniers concepts témoigne de l’impossibilité de penser de façon unique les peuples de l’empire, répartis entre un ensemble de nature politique, qui est constitué de populations proches des Russes et sera ensuite désigné par le terme « nationalité », et un autre ensemble, de nature anthropologique, qui regroupe des populations organisées en tribus ou en clans. L’institutionnalisation de ces catégories est déjà en cours par l’intermédiaire du recensement. La construction élaborée après la Révolution, qui donnera au terme « nationalité » une dimension administrative, est déjà ébauchée ici. Le travail effectué par les statisticiens de l’administration tsariste témoigne déjà d’une perception extrêmement diversifiée des peuples et de leurs dénominations. Le dictionnaire alphabétique publié à l’occasion du recensement de 1897 contient environ 230 désignations regroupées, après codification, en près de 120 classes sur la base d’une représentation raciale de l’être humain 13. Cette grille de classification traduit un double mouvement. D’un côté, la colonisation a entraîné une diversification des peuples reconnus comme tels, phénomène renforcé par le processus d’intégration des régions à l’empire. Cependant, cette création de nouveaux peuples ne suit pas immédiatement l’intégration de nouveaux territoires. Elle exige d’organiser des expéditions d’ethnologues pour aller étudier les pratiques et caractéristiques sité : la fixation des catégories nationales dans l’empire de Russie et en URSS (1897-1939) », art. cit. 13. Les classifications détaillées figurent sur le site http://wwwcensus.ined.fr/histarus.

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linguistiques, culturelles et anthropologiques des populations annexées afin de donner une base scientifique à ces classifications. Avant de telles expéditions, les régions les plus récemment annexées, ou difficiles d’accès, sont peu connues et leurs populations demeurent provisoirement regroupées dans des catégories générales, par exemple les peuples du Pamir, dont les statisticiens ne distinguent pas encore les diverses composantes. D’un autre côté, en sens inverse, une fois la colonisation bien établie, plusieurs peuples sont regroupés pour renforcer l’homogénéité apparente des régions colonisées.

Peuples, nations, territoires Cet effort de réflexion sur la classification des peuples se prolonge jusqu’en 1937. C’est dire que la Révolution ne modifie guère une pratique déjà bien ancrée, malgré la vitalité des débats sur le rôle des nationalités dès l’instauration du pouvoir bolchevique. En fait, les véritables ruptures sont postérieures à 1926. La commission pour l’étude de la composition ethnique de la population de la Russie, créée par l’Académie des sciences de Russie et dont l’assemblée constitutive se tient le 17 février 1917, fonctionne jusqu’en 1929. En 1927, elle publie une « liste des peuples de l’Union des républiques socialistes soviétiques 14 » qui sert de base au dépouillement du recensement de 1926 15 . Elle est plus détaillée que celles du XIXe siècle, mais les principes de classification demeurent fondés sur une structuration raciale et linguistique de la population : Indo-Européens, Jafétides, Sémites, Finno-Ougriens, Samoyèdes, Turcs, Mongols, Toungouses-Mandchous, Paléoasiatiques, peuples cultivés d’Extrême-Orient 16. Le même principe organisera, à peu de choses près, la classification utilisée pour le recensement de 14. Académie des sciences de l’URSS, Travaux de la commission pour l’étude de la composition ethnique de la population de l’URSS et des pays limitrophes, 13, I.I. ZAROUBINA (dir.), « Liste des peuple de l’Union des républiques socialistes soviétiques », Iz-vo Akademii naouk SSSR, Leningrad, 1927. 15. Ibid., p. 3. 16. TsSOu SSSR, Bureau du recensement, Programmes et manuels pour le traitement du recensement de la population de 1926, tome VII, « Liste et dictionnaire des peuples », Izd. TsSOu Soïouza SSR, Moscou, 1927.

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1937. Cependant, cette fois-ci, la liste des désignations a augmenté, bien qu’elles soient regroupées en un nombre de classes plus petit : de 188 peuples répertoriés en 1926, on passe à 109 en 1937, et les nationalités auxquelles ont été attribués des territoires éponymes (Ouzbeks, Tadjiks, etc.) regroupent désormais un plus grand nombre de dénominations. Le lien plus étroit qui s’est établi, sous l’impulsion de la politique des nationalités, entre territoire administratif et dénomination nationale incite à de tels regroupements. La stabilisation des découpages territoriaux au cours des années 1920 a joué un rôle important dans ce processus. La réflexion poursuivie de 1897 à 1937 procède d’une double démarche. Tout d’abord, dans une logique profondément scientiste et dans la continuité coloniale d’une perception ethnique des populations, les statisticiens s’associent étroitement aux ethnologues pour construire et développer une classification raisonnée des peuples de l’empire. En introduisant, à partir du recensement de 1920, le principe de l’autodésignation par chaque personne de son appartenance nationale (chacun doit indiquer lui-même à quelle nationalité il estime appartenir), ils adoptent une position largement acceptée par la communauté internationale des statisticiens. Soucieux d’élaborer une classification scientifique de la société, ils établissent un dictionnaire des nationalités particulièrement étoffé. L’ancienne empreinte religieuse et coloniale reste forte cependant : beaucoup plus de subdivisions sont distinguées au sein des peuples non orthodoxes ou non slaves, colonisés plus que colons, que dans les peuples slaves ou sujets de longue date de l’empire. La classification des populations résidant sur le territoire de l’actuel Tadjikistan est particulièrement exemplaire de cette situation. Dans les dictionnaires des nationalités publiés pour les recensements de 1897, 1920 et 1926, ces populations sont de plus en plus éclatées en de multiples peuples (tableau en annexe p. 292 sq.). Encore peu étudiés à la fin du XIXe siècle, les peuples du Pamir sont d’abord fondus dans une désignation générique floue, les galtchi, ou montagnards tadjiks. Mais les travaux des ethnographes conduisent à une diversification des dénominations. Chaque vallée du Pamir devient le lieu de désignation d’un nouveau peuple. Ainsi, en 1926, les statisticiens, suivant les recommandations

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de la commission pour l’étude des peuples, ignorent le terme galtchi mais distinguent les Ichkachimtsy, les Vakhantsy, les Chougnansy et les Iazgouliamtsy. Certaines distinctions restent encore floues, les Bartangtsy étant fusionnés avec les Chougnansy par exemple. Plus tard, le recensement de 1937 modifiera en profondeur la description de ces populations, car, entre-temps, la République du Tadjikistan a été créée. Seuls les Tadjiks et les Ichkachimtsy sont encore distingués, toutes les autres dénominations citées dans le dictionnaire produit cette année-là, sont considérées comme devant être identifiées aux Tadjiks. La catégorie des Ichkachimtsy est conservée car le Tadjikistan inclut en son sein une région, le Gorno-Badakhchan, qui a acquis un statut autonome en raison de la présence de ce groupe. La réorganisation administrative et politique de l’URSS a donc abouti à privilégier les peuples qui permettent d’assurer un lien net entre territoire et nation. En effet, au même moment, la volonté de réorganisation de l’État soviétique sur la base d’une réforme de l’administration territoriale aboutit à la mise en place d’une hiérarchie complexe de découpages administratifs territoriaux. Le fondement national de nombreux découpages, qui va jusqu’à distinguer des villages nationaux, autoadministrés 17, nourrit une réflexion abondante sur les regroupements de nationalités autour de noyaux durs, qui pourraient être au centre d’une recomposition administrative et politique. Cette période est marquée aussi par une entreprise politique de négation de l’existence d’une stratification sociale en URSS. Le national devient alors le principal critère de stratification. À partir de 1932, année de mise en place des passeports, celui-ci repose sur des bases juridiques bien constituées 18. L’organisation du territoire administratif et géographique et l’identification juridique de chacun font perdre au critère national sa signification ethnographique. Il acquiert un statut officiel de désignation administrative et juridique.

17. Terry MARTIN, The Affirmative Action Empire. Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Cornell University Press, Ithaca et Londres, 2001. 18. Nathalie MOINE, « Passeportisation, statistique des migrations et contrôle de l’identité sociale », art. cit.

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Pendant les années 1920, l’indigénéisation avait dominé la politique des nationalités. Cette orientation politique avait privilégié l’usage des langues et des cultures nationales dans les diverses composantes administratives de l’URSS, ainsi que l’accès des élites nationales au pouvoir. En 1937, tout cela ce n’est plus qu’un lointain souvenir. La volonté de marquer la construction de l’État soviétique implique l’affirmation de la prédominance de la nationalité russe et le rejet des nationalismes non russes. Un article de la Pravda sur le recensement de 1937 souligne les choix effectués : « Contre toute attente, la question de la nationalité des travailleurs n’a pas présenté de difficultés. Ils se sont tout de suite orientés vers le choix libre de leur nationalité. Dans un appartement, un dialogue très surprenant a eu lieu ; j’interrogeais un jeune travailleur, de nationalité mordve. Il vivait depuis longtemps parmi les Russes, avait été élève dans une école russe, parlait, lisait et écrivait parfaitement en russe : Quelle est votre nationalité ? Russe, répondit-il sans réfléchir. Comment russe, tu es bien mordve ! s’étonna son camarade. Je suis né mordve — corrigea l’enquêté — mais maintenant j’ai bien plus à voir avec les Russes qu’avec les Mordves. Je peux m’inscrire comme russe ? me demanda-t-il. Bien sûr. Dans une autre famille, j’ai rencontré un cas non moins intéressant : un Chinois marié à une Russe. Ils avaient un enfant âgé de onze ans. Comment définissez-vous la nationalité de votre enfant ? ai-je demandé. Les parents se sont regardés. Ensuite, ils sont allés dans un coin et ont commencé à se concerter. Finalement, le père de l’enfant revient vers moi et me fournit le résultat de leur échange : bien que leur fils ressemblât extérieurement à un Chinois, mais, étant né en URSS, vivant parmi des Russes, scolarisé dans une école russe, et ne connaissant pas la langue chinoise, mais seulement le russe — ses parents ont décidé de l’inscrire comme russe 19. »

19. « Demain le recensement de la population — note d’un agent recenseur », Pravda, 5 janvier 1937, p. 2.

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Négociations et déterminations autoritaires La tension entre la réduction opérée par la mise en place d’une grille classificatoire dans laquelle le critère administratif prédomine et une tradition qui multiplie les catégories ethniques est renforcée par l’intervention des acteurs divers qui contribuent à la discussion : responsables politiques désireux d’établir une confusion entre découpage territorial, formations institutionnelles et grilles d’analyse, statisticiens soumis à la réalité du terrain et qui perçoivent la complexité du passage entre autodésignation et généralisation statistique, ethnographes et linguistes, enfin, qui cherchent à appliquer une conception essentialiste fondée sur des critères héritiers d’une tradition séculaire. Dès lors, le travail de la rédaction des questions des formulaires de recensement donne lieu à une négociation complexe entre ces différents types d’acteurs, mais aussi entre les acteurs centraux et régionaux qui participent au recensement 20. Le cas géorgien est révélateur. Il est, au début, analogue à l’exemple tadjik que nous venons de décrire. Néanmoins, en raison de son intégration plus ancienne à l’Empire russe (entre 1800 et 1811), la Géorgie est déjà bien explorée par les ethnologues russes. Le recensement de 1897 a déjà distingué de nombreux peuples, regroupés en quatre grands groupes linguistiques : les Kartvèles, les Mingrèles, les Svanes et les Lazes (voir tableau en annexe de ce chapitre). Parmi les Kartvèles, les sous-groupes sont identifiés en fonction de la logique progressive d’intégration de la Géorgie dans l’empire. Les Ingiloï, Mtiletines, Pshaves, Toushines et Khevsoury sont regroupés sous une dénomination commune d’Ingiloï. Les Imeretines sont identifiés séparément. En 1926, les travaux de la commission pour l’étude des peuples et les statisticiens de 1926 ont déjà supprimé ces dernières distinctions en regroupant l’ensemble des peuples kartvèles sous la dénomination « géorgien », mais ils distinguent encore Mingrèles, Lazes et Svanes. D’âpres négociations ont eu lieu alors entre les responsables géorgiens, qui ne 20. Juliette CADIOT, « Les relations entre le centre et les régions en URSS à travers les débats sur les nationalités dans le recensement de 1926 », Cahiers du monde russe, nº 38 (4), 1997, p. 606-616.

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voulaient que la seule dénomination de Géorgiens, et les responsables de la statistique, qui souhaitaient conserver les distinctions antérieures 21. Les Géorgiens saisirent le Comité exécutif central de l’URSS pour souligner le risque d’affaiblissement de l’unité de la Géorgie si l’on continuait à distinguer et compter des peuples, comme les Mingrèles, distinction au relent de tsarisme selon eux. La logique administrative l’emporte finalement en 1937. Les peuples de Géorgie sont tous regroupés sous la désignation de Géorgien, même si le dictionnaire des nationalités maintient, dans la forme, une classification plus complexe que celle de 1926, mais utilisée simplement à titre intermédiaire, pour la codification. On y trouve plus d’une trentaine de dénominations classées en cinq sous-groupes, non identifiés toutefois comme tels. Ce dictionnaire est destiné seulement aux codeurs, et ne remet donc pas en cause le principe de regroupement décidé politiquement, qui va structurer la présentation et la publication des résultats. Les cosaques posent des problèmes différents, en raison de la confusion des statuts, social, juridique et ethnique. Le dénombrement des populations et la confrontation entre une définition nationale et une perception régionale des stratifications nationales en sont plus compliqués. En effet, les cosaques constituaient, sous l’empire, un groupe très particulier. Issus des défenseurs libres des marges de l’empire, population mobile et non contrôlée avant la fin du XVIIe siècle, ils sont peu à peu intégrés dans la classification juridique de l’empire et disposent d’une grande autonomie. Paysans soldats à l’origine, ils deviennent, à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, des paysans libres. Leurs privilèges les rendent très fidèles au régime tsariste. Ils sont donc perçus comme un groupe social à part entière, un ordre dans la hiérarchie juridique de l’empire, mais aussi comme un groupe ethnique, en raison d’une organisation sociale et familiale particulière ainsi que de localisations géographiques aux marges de l’empire. Cette particularité perdure après la Révolution. Ayant pris pour partie la défense du tsar, ils sont d’abord soumis à une répression féroce. Dès les premiers mois de 1919, dans le Don, ils sont exterminés ou déportés. Ils ne constituent plus 21. Ibid.

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un groupe social, mais sont devenus des paysans comme les autres. Ils ne forment plus non plus un groupe ethnique, reconnu officiellement, et la Direction de la statistique n’a pas cru bon de les distinguer comme tel. Pourtant, lors de la réalisation du recensement de 1926, la direction statistique de la région du Nord-Caucase, située à Rostov-sur-le-Don, réclame la possibilité de compter le nombre de cosaques 22. Conscients de la légitimité locale de leur revendication, ces statisticiens demandent qu’un questionnaire spécial soit établi pour leur région, incluant une question, située juste après celle sur la nationalité, et formulée ainsi : « Êtes-vous cosaque ? » La réponse doit être donnée par l’intéressé luimême. La Direction centrale de la statistique s’oppose à cette demande présentée par l’ensemble des organes exécutifs de la région, mais le Comité central exécutif tranche en leur faveur. Dans sa préface au recueil de présentation des résultats 23, Avdeï Gozoulov essaie de justifier la revendication des statisticiens de Rostov-sur-le-Don. Selon lui, cette question ne remet pas en cause le principe d’unité d’un programme de recensement car certains peuples ont été distingués selon la tribu d’appartenance. Il considère que le fait d’être cosaque est un signe à la fois physiologique et social, et présente une conception large de la définition d’une sous-population. Il parle notamment d’une morphologie des cosaques, marquée par une histoire familiale et migratoire très particulière. Il reprendra d’ailleurs cette idée d’une approche morphologique dans un ouvrage synthétique ultérieur 24 qui soutiendra l’argument de l’existence de groupes qui ne sont ni nationaux ni sociaux, mais fondés sur des éléments d’identification transversaux. Il montre par, exemple, qu’il existe des cosaques grand-russes, ukrainiens, tcherkesses, etc. Cette distinction ne sera pas reprise après ce recensement, elle aura été l’unique occasion de dénombrer les cosaques durant la période soviétique. 22. Direction de la statistique du Nord-Caucase — bureau du recensement, Les Cosaques de la région du Nord-Caucase. Bilan du recensement de la population de 1926, Rostov-sur-le-Don, 1928. 23. Ibid. 24. Avdeï GOZOULOV, Morphologie de la population. Essai d’étude de la construction des principales caractéristiques de la population de la région du Nord-Caucase selon les données de trois recensements — 1926, 1920 et 1897, Izdanie SeveroKavkazkogo Kraevogo statistitcheskogo oupravlenia, Rostov-sur-le-Don, 1929.

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L’impossible compromis La discussion qui se développe autour de la confection du dictionnaire des nationalités utilisé pour le recensement de 1939 est très révélatrice des nouvelles préoccupations politiques de cette époque. Les critiques du recensement de 1937 avaient aussi porté sur ce dictionnaire. Cependant, outre leur contenu fortement politique, elles témoignaient aussi de l’existence d’un réel débat sur les fondements des classifications. Dans un ouvrage synthétique, écrit à cette occasion, Boris Ourlanis décrit avec une grande précision l’histoire des recensements américains et souligne les contradictions des définitions américaines de la race, qu’il oppose aux définitions institutionnelles et anthropologiques soviétiques de la nationalité 25. À l’instar de Boïarski 26 ou de Gozoulov 27, il y décèle les traces de la formation coloniale des États-Unis, même si ces trois auteurs sont manifestement très admiratifs des recensements américains. De leurs côté, les auteurs du dictionnaire des nationalités s’efforcent de suivre à nouveau une démarche cohérente en consultant les instituts spécialisés dans la question, mais se heurtent en même temps à la nécessité de prendre en compte les nouvelles organisations administratives territoriales. Une correspondance débute alors entre la Direction de la statistique, l’Institut d’ethnologie et l’Institut des langues et des mentalités de l’Académie des sciences. Elle témoigne des divers niveaux de contraintes formelles qui pèsent sur l’établissement d’une grille des nationalités. Une de ces contraintes est constituée par la définition des nationalités donnée par Staline dans une série de textes normatifs. Le responsable de l’élaboration de ce dictionnaire à la Direction de la statistique l’adopte et divise les peuples de l’URSS en trois catégories : les nations, groupes nationaux et peuples ; les minorités nationales, qui nulle part sur le territoire national de l’URSS n’ont de regroupement géographique précis ; les groupes 25. Boris O URLANIS , Histoire des recensements américains (organisation et méthodes des recensements aux États-Unis d’Amérique), Gosplanizdat, Moscou, 1938. 26. Aron BOÏARSKI, Les Recensements de la population dans les pays capitalistes, Moscou, 1938. 27. Avdeï GOZOULOV, Les Recensements de la population en URSS et dans les pays capitalistes, Soïouzorgoutchet, Moscou, 1936.

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ethnographiques 28. L’Institut d’ethnographie fournit un schéma d’explication analogue 29. Ce principe de classification doit être inattaquable et s’imposer à tous, mais de nombreuses difficultés surgissent pour faire le lien entre la définition officielle des nationalités et les modalités de son application. La liste proposée par le bureau du recensement est vivement critiquée tant par l’Institut des langues et des mentalités que par l’Institut d’ethnographie. En dehors des arguments critiques qui se situent dans le cadre d’une d’analyse scientifique propre à la recherche ethnographique de ces années-là (touchant, notamment, à l’équivalence entre dénominations), la formulation de certaines critiques exprime la crainte réelle d’un désaccord avec le critère stalinien de classification. Au terme d’une série de consultations écrites, la Direction de la statistique parvient implicitement à la conclusion que les critères retenus ne sont pas opératoires et justifie de ce fait la solution adoptée, qui consiste à fournir une simple liste alphabétique des nationalités : « Dans la liste sont inclus tous les peuples (155) et toutes les langues (141) présents en Union soviétique, indépendamment de leurs effectifs. […] Les peuples et les langues de l’Union soviétique sont classés par ordre alphabétique. Nous en sommes venus à refuser de réexaminer un classement scientifique réfléchi des peuples et des langues ; les concepteurs de la liste n’en n’ont pas eu la force. Nous n’avons pas pu non plus fournir un groupement des peuples de l’URSS d’après les catégories historiques connues : nation (nationalité), groupe national et groupe ethnographique. Bien que la nation soit [suit la définition que donne Staline de la nation], les concepteurs de la liste n’ont pas suffisamment de matériaux concernant l’ensemble de ces critères 30. »

Ce constat d’échec consacrera l’abandon par la Direction de la statistique du classement des nationalités selon des critères ethnographiques et anthropologiques. En 1926, les nationalités étaient regroupées par grandes familles ethnolinguistiques (indo-européennes, turco-mongole, etc.) ; en 28. RGAE, 1562/336/208/33-43. 29. « Notice explicative du projet de liste de nationalités », 29 juin 1938, RGAE, 1562/336/208/53. 30. RGAE, 1562/336/206/120-143.

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1939, elles le sont selon un critère quantitatif, alphabétique ou administratif. Les catégories sont désormais figées, continuant d’exercer une contrainte sur les administrateurs, bien que leurs fondements aient perdu toute pertinence scientifique. L’impact politique de la nouvelle organisation administrative et territoriale a été grand puisque ses dispositions ont été reproduites dans les grandes opérations statistiques. La pratique administrative l’a emporté sur la culture scientifique des statisticiens. Enregistrement-état civilculture statistique La confection des formulaires de l’état civil 31 contribue aussi à fixer des identités de plus en plus précises en usant de catégories proches des conceptions politiques et répressives centrales. Cependant, les initiateurs de l’inscription d’éléments d’identification qui vont être à l’origine, ensuite, d’arrestations ou de la déportation de peuples entiers ne sont pas les organes répressifs eux-mêmes. Dans un tel contexte, les choix effectués par les statisticiens sont cruciaux, et leur décision de suivre une approche scientifique non moins importante. Entre 1918 et 1922, l’acte de naissance comprend, outre les renseignements minimaux 32, une seule autre mention, celle de la profession du père et de la mère. Cette identification sociale est un héritage de l’enregistrement paroissial qui était effectué avant la Révolution et indiquait le statut social. Le bulletin adopté en 1922, plus formalisé et structuré, témoigne nettement de l’intervention de statisticiens dans son élaboration, pour demander de nouveaux renseignements démographiques : âge des parents, nombre d’enfants nés et survivants. En revanche, les autres formes d’identification ne sont pas modifiées. La nationalité apparaît dans les bulletins adoptés en 1926, sous une forme qui démontre le caractère encore peu fixé de cette identification, puisque différents exemples 31. Les bulletins d’état civil utilisés à diverses dates sont présentés sur http://www-census.ined.fr/histarus. 32. Date de naissance, sexe, nom et prénom de l’enfant ; prénom, patronyme et profession du père et de la mère ; domicile ; remarques particulières.

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de réponses (russe, ukrainien, biélorusse, juif, etc.) sont donnés sur le bulletin lui-même afin d’aider l’officier d’état civil à inscrire la réponse à une question pas toujours familière. Aucune logique particulière ne semble guider cependant l’énumération des exemples, si ce n’est l’importance relative supposée des divers groupes nationaux. Mais rien ne renvoie à une liste institutionnalisée, il s’agit beaucoup plus d’une perception assez intuitive du poids des nationalités existantes. Les nouveaux cadres de description de l’individu sont, en revanche, beaucoup plus actifs en 1931, et surtout en 1934, année où la nationalité devient un caractère central de l’identification des personnes. Dans le bulletin de décès adopté en 1934, celle-ci figure désormais parmi l’ensemble des caractères individuels les plus naturels (le nom et le sexe), alors que, dans les bulletins précédents, elle apparaissait seulement à la suite des caractéristiques du décès lui-même, dissociée des formes primaires d’identification. Enfin, le bulletin ne comporte plus d’exemples, comme si cette caractéristique était désormais comprise par tous les officiers des bureaux d’état civil, et, bien plus, par tout le monde. Ces transformations sont le fruit d’une négociation entre diverses instances législatives et administratives qui a commencé dans les années 1920. Les organes législatifs exigent peu d’indications. Les différents codes de la famille ne modifient pas les termes qui définissent la procédure et les indications obligatoires à apporter dans un acte d’état civil. En 1918, le premier code de loi sur les actes d’état civil précise que les écritures suivent un modèle préparé par le département central des actes d’état civil et que, dans l’attente de ce modèle, ils sont conformes à celui présenté dans ce code. Dans un acte de naissance, il faut indiquer le jour, l’heure et le lieu de la naissance, le sexe de l’enfant, son prénom et son nom, le lieu de résidence permanent, l’âge des parents et le rang de l’enfant dans la famille des parents. En 1936, le nouveau code de la famille n’impose pas d’autres indications obligatoires à fournir. En revanche, les formulaires d’état civil sont rédigés à partir d’une instruction publiée par le NKVD avec l’accord du commissariat à la Justice. En fait ces instructions sont discutées entre le NKVD et le commissariat à l’Inspection ouvrière et paysanne, puis approuvée par commissariat à la

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Justice 33. L’intervention de la Direction de la statistique est confirmée, d’un autre côté, par plusieurs textes normatifs et correspondances entre ces administrations. Le NKVD n’est pas à l’initiative de l’inclusion de la question de la nationalité dans les différents bulletins. Le formulaire édité le 1 er janvier 1925 ne comporte pas cette question 34 . En septembre 1925, elle n’est pas non plus évoquée lors de la conférence des employés de l’état civil qui traite du projet du nouveau code de la famille six mois avant la diffusion de nouveaux formulaires 35. En revanche, la Direction de la statistique demande l’introduction de la nationalité comme élément d’identification dans ces formulaires à la suite du recensement de 1926. Les statisticiens souhaitent ainsi pouvoir suivre les évolutions démographiques selon toutes les catégories de stratifications du recensement. En 1927, alors que la question nationale a été introduite dans les bulletins d’état civil, la Direction de la statistique suggère que les instructions du NKVD pour remplir les formulaires de l’état civil soient modifiées, et propose d’en préciser les termes en indiquant de ne donner « qu’un nom de nationalité (de peuple) sans la confondre ni avec la confession, ni avec la citoyenneté 36 ». De son côté, le NKVD ne voit pas du tout l’intérêt de modifier les instructions 37. Il n’est alors guère préoccupé par la précision et la nature des réponses attendues, alors que les statisticiens y attachent une grande importance. La nationalité n’est pas encore une catégorie d’action. Elle n’intéresse que les statisticiens qui en ont fait une catégorie d’analyse privilégiée, plus importante même que la position sociale. Le flou qui règne autour de sa définition n’est évoqué que par la Direction de la statistique. 33. « Au représentant de la RSFSR dans le gouvernement de l’URSS », 19 mars 1927, réponse à « Sur la question de la tenue des statistiques dans les formulaires des registres », GARF, 393/64/148/10-11. 34. « Instruction nº 18 à tous les départements administratifs des provinces et régions ; copie au NKVD des républiques de l’Union et des républiques autonomes — Sur la manière d’enregistrer les actes d’état civil dans les conseils de villages », 9 janvier 1925, GARF, 393/57/225/1-4. 35. GARF, 393/57/2274, « Le congrès des travailleurs des ZAGS du 10 septembre 1925 ». 36. GARF, 393/64/149 (2)/72-74 projet d’instruction proposé par la TsSOu au NKVD. 37. GARF, 393/64/149 (2)/68-69 réponse du NKVD à la TsSOu.

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Conception et usage des catégories Paradoxalement, les catégories nationales deviennent ainsi un élément d’identification fort des individus, principalement sous l’impulsion de la Direction de la statistique et non des organes de répression. Mais, pour qu’elles deviennent réellement source d’assignation d’identité, les conceptions de ceux qui les ont élaborées devraient se rapprocher de celles de leurs utilisateurs. Dans l’URSS stalinienne, l’usage répressif d’un signe d’identification est l’un des éléments forts de la transformation d’une catégorie de description en catégorie d’assignation, car les individus sont alors sensibles aux dangers de tel ou tel caractère. En réalité, les données issues de l’enregistrement démographique, du recensement en particulier, ne sont que rarement utilisées à des fins policières et répressives pour identifier des personnes appartenant à des catégories précises, objets de répression collective. En juillet 1921, par exemple, V. A. Antonov-Ovseenko 38 rapporte que, pour réprimer l’une des révoltes paysannes les plus connues contre le jeune pouvoir soviétique, l’antonovchtchina dans la région de Tambov, il utilisa les feuilles de recensement pour identifier les « ennemis 39 ». Il établit de cette façon une « liste de bandits et de leurs familles, élabora une liste des familles de koulaks dans les villages des bandits, sur la base du recensement de 1917, et suggéra au centre la déportation en masse de ces familles hors de la province 40 ». Ces « ennemis » sont repérés en raison non pas d’actions particulières, mais d’actions potentielles, cette potentialité étant associée à l’appartenance à certaines catégories sociales de la population que le recensement construit ou permet de repérer. Cependant, le recensement qui sert à cet usage ici n’a pas été réalisé par le pouvoir qui l’utilise, mais, antérieurement, par le Gouvernement provisoire. Préparé avant que n’éclate la révolution d’Octobre, il met en œuvre des catégories 38. Responsable bolchevique, il est envoyé en 1920-1921 dans la région de Tambov pour diriger la répression contre la révolte paysanne. 39. Nous remercions le regretté professeur Jean-Louis Van Regermorter d’avoir attiré notre attention sur ce texte. 40. « Rapport de V. A. Antonov-Ovseenko au CC du PCR (b) sur la situation dans le gouvernement de Tambov et la lutte contre la rébellion, 20 juillet 1921 », publié in L’Insurrection paysanne dans le gouvernement de Tambov en 1919-1921 — L’antonovchtchina — Documents et matériaux, Tambov, 1994, p. 234.

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d’analyse et de classification qui n’ont donc pas été élaborées par les hommes qui les instrumentalisent à des fins répressives. Aussi on ne peut pas parler de convergence entre diverses conceptions, mais de déviation de l’utilisation d’une source, produite dans un contexte politique et social différent, qui n’était pas destinée à cet effet. Bien plus tard, en 1937, quatre mois avant l’instruction 485 du NKVD qui a ordonné la déportation de centaines de milliers de Polonais et l’exécution de nombre d’entre eux 41, des responsables du NKVD de Biélorussie souhaitent utiliser les feuilles de recensement pour identifier d’autres groupes de population définis par la nationalité. Ils demandent à la Direction de la statistique de Biélorussie les « nom, prénom, patronyme, adresse précise, lieu de travail, âge, année de naissance 42 » des Polonais et ressortissants d’autres nationalités. Était-ce destiné à faire un tri préalable ? La Direction de la statistique de Biélorussie, manifestement embarrassée, soumet la question à celle de Moscou. Nous ne connaissons pas la réponse de celle-ci puisqu’elle fut donnée par téléphone ! Cette tentative du NKVD d’utiliser le recensement à des fins répressives, probablement pour compléter les informations dont il disposait, paraît être un signe d’une certaine convergence des pratiques répressives et statistiques, qui auraient désormais pour partie un même langage de description et d’identification des personnes. De tels exemples sont cependant très rares et incitent à la prudence dans l’interprétation. Usage local et pratique discriminatoire De nombreuses discriminations sociales, dans l’accès au logement, aux soins gratuits, à l’emploi, aux systèmes des cartes d’alimentation, sont pratiquées dès les premières années qui suivent la révolution d’Octobre. Elles opèrent 41. Ordonnance nº 485 du NKVD, confirmée par le Politburo le 9 août 1937, et signée par Ejov le 11 août 1937, accompagnée de la lettre secrète du NKVD « Sur les actions rebelles-fascistes, d’espionnage, de sabotage, de défaitisme et de terrorisme des réseaux polonais en URSS ». Cf., par exemple, Nikolaï V. PETROV et Arseni B. ROGUINSKI, « L’opération polonaise, NKVD, 1937-1938 », in Répression contre les Polonais et les citoyens polonais, Moscou, 1997. 42. RGAE, 1562/329/151/198. Nous remercions Juliette Cadiot de nous avoir signalé ce document.

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une distinction entre les travailleurs et les non-travailleurs, d’une part, les classes « socialement étrangères » et les classes ouvrière et paysanne, d’autre part. En revanche, la mise en place du processus de discrimination nationale, qui connaît son apogée entre 1937 et la mort de Staline, est plus tardive et illustre bien comment certaines pratiques forgées directement à partir d’instructions étatiques vont se rapprocher des représentations des statisticiens 43. En général, avant le milieu des années 1920, la nationalité n’est pas mentionnée dans d’autres documents d’enregistrement démographique que le recensement. Elle apparaît dans les bulletins d’enregistrement des nouveaux arrivés à Moscou en 1927. En revanche, elle est présente, depuis les premières années, dans les formulaires professionnels de la TsSOu, mais n’est guère renseignée au début. Elle est perçue alors comme un critère statistique parmi d’autres, qui ne semble pas associé à une politique de discrimination positive ou négative. En fait, les statisticiens ont imposé la généralisation de l’usage de cette catégorie sans que les autres administrations n’interviennent ni ne l’utilisent au début. Cette utilisation va cependant s’imposer progressivement, parallèlement à son usage statistique. La politique municipale de la ville de Moscou, par exemple, illustre la mise en place de politiques discriminatoires fondées sur la nationalité, dans le domaine de la migration comme dans celui de l’accès au logement et au travail 44. Les instructions administratives élaborées ou reçues par la municipalité, mais aussi les modes de recrutement du bureau de l’emploi géré par la ville transforment progressivement les catégories d’identités utilisées. Les préoccupations ethniques dans la gestion municipale de la 43. Certains éléments que nous avons trouvés confirment partiellement les hypothèses de Peter Holquist sur l’impact des représentations statistiques sur les politiques de déportation des peuples, mais sans doute cette influence a moins de cohérence que ne le soutient cet auteur. Peter HOLQUIST, « To Count, to Extract, and to Exterminate : Population Statistics and Population Politics in Late Imperial and Soviet Russia », in Ronald G. SUNY et Terry MARTIN (eds), A State of Nations. Empire and Nation-Making in the Age of Lenin and Stalin, Oxford University Press, Oxford, p. 111-144. 44. Alexeï GROMOV, « L’analyse comparative des politiques locales vis-à-vis des “étrangers” en milieu urbain (Paris et Moscou) au cours de l’entre-deux guerres », mémoire pour l’obtention d’un DEA, EHESS, Paris, septembre 2001. Nous remercions Alexeï Gromov de nous avoir autorisés à faire part des résultats de son travail de recherche.

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capitale apparaissent avant 1930. La description des populations donnée par le recensement de 1926 oriente le regard des administrateurs et des membres du Parti vers la ségrégation ethnique. Le responsable du comité du Parti de la ville demande au Comité central d’autoriser la confection d’un atlas des groupes nationaux à Moscou pour permettre de lutter contre la création de quartiers caractérisés par une forte dominante nationale. Staline rejette une telle demande : « Hier, nous avons reçu la réponse du Comité central à propos de la dernière initiative de Rybnikov et Kalachnikov concernant la réalisation d’une carte des nationalités de Moscou. Le camarade Staline a remarqué, à juste titre, que certains d’entre nous s’occupent de questions qui sont hors de leur compétence. Camarades, il faut toujours penser aux conséquences de telle ou telle initiative pour la ville. Est-ce que la stimulation de la création des îlots ethniques au cœur de notre Patrie est la tâche de la révolution prolétaire ? Non. Nous devrons faire le contraire. Nous devrons éliminer les conditions favorables à cette segmentation de la ville selon des critères nationaux, car ces conditions nous empêchent de réunir les habitants autour d’une tâche principale, autour de la construction du socialisme. Dans ce contexte, la réalisation de cette fameuse carte nous paraît inutile et même dangereuse. C’est pourquoi je voudrais vous proposer d’enlever cette question de l’ordre du jour de notre session (applaudissements) 45. »

Les différentes composantes de l’administration statistique et du Parti n’ont pas encore trouvé de langage commun. Les catégories proposées par les statisticiens n’ont pas été encore adoptées par les organes politiques et répressifs. L’année 1934 marque un tournant. Le NKVD publie une instruction, dont nous n’avons qu’une trace indirecte à travers une autre instruction envoyée par le Comité central du Parti au comité du Parti de Moscou, qui précise :

45. TsAODM (Archives centrales des mouvements sociaux de Moscou), 25/1/2015/25-26. En 1933, les auteurs de ce projet, V. Rybnikov et A. Kalachnikov, sont réprimés. Ils sont alors accusés de sabotage au profit des mouvements nationalistes financés par les services étrangers des renseignements. TsA FSB, 7/1/1989/14 et 21. Cf. Alexeï GROMOV, « L’analyse comparative des politiques locales vis-à-vis des “étrangers” en milieu urbain (Paris et Moscou) au cours de l’entre-deuxguerres », op. cit.

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« Pour l’exécution de la prescription du Comité central du Parti nº 1245/2 “Sur les mesures de renforcement du contrôle et de la lutte contre le sabotage contre-révolutionnaire dans les organisations locales”, le Comité central recommande de porter une attention particulière à l’origine nationale des saboteurs signalés, conformément à l’instruction du NKVD nº 132/64 du 13 août 1934 “Sur les nations et leur attitude envers le pouvoir soviétique” 46. »

Cette dernière instruction du NKVD définit en effet les nations hostiles au pouvoir soviétique. Elle distingue deux ensembles de peuples dont il faut se méfier : « Les cellules du Parti des entreprises doivent renforcer le contrôle de l’activité du personnel appartenant aux nationalités désignées dans l’instruction spéciale du NKVD 132/64 du 13 août 1934 : Les représentants des nationalités du premier groupe (Allemands soviétiques, Coréens, Finnois, Lettons, Lituaniens, Polonais) doivent être progressivement exclus des entreprises de la ville, surtout des postes élevés dans les entreprises ; Il faut aussi porter une attention particulière à l’activité des représentants du second groupe (Juifs, Arméniens, Tatars de Crimée, Tchétchènes, Ingouches, Ossètes). Les organes du NKVD des entreprises, ainsi que ses organes centraux, doivent être immédiatement informés de toutes les manifestations de mécontentement à l’égard des conditions de travail, du pouvoir soviétique, etc., de la part de cette catégorie de personnel 47. »

La catégorie nationale devient une catégorie opératoire à part entière. Cependant, le glissement opéré entre les premières restrictions portées contre les populations « socialement étrangères » vers des restrictions à connotations strictement nationales suit une logique qui renvoie encore à des identités spécifiques plus qu’à la formalisation systématique, fondée sur une approche scientifique, d’identités nationales qui découperaient l’ensemble de la population soviétique comme le font les statisticiens. La différence est 46. TsAODM, 25/1/1927/3 « Le Comité central du Parti aux membres du Comité central du Parti de la ville de Moscou », 24 septembre 1934. 47. TsAODM, 28/3/1928/3, instruction nº 51/1(s) « Sur les mesures contre la pénétration des saboteurs dans les entreprises de la ville de Moscou » du Comité du Parti de la ville de Moscou à l’attention des responsables des cellules du Parti des entreprises de la ville de Moscou, le 21 décembre 1935.

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d’importance. Seules certaines nationalités sont désignées dans l’instruction du NKVD. Le premier groupe, le plus hostile, correspond à des « peuples » qui sont des nations ennemies hors des frontières de l’URSS : Allemands soviétiques, Coréens, Finnois, Lettons, Lituaniens et Polonais 48. Ici, l’étranger et le national (l’ethnique) sont confondus en une même entité. Nombreuses sont d’ailleurs les instructions qui stigmatisent ces peuples en distinguant les nationalités de diasporas, sur lesquelles pèse un lourd soupçon : « En raison du caractère fortement national des organisations terroristes qui sont fondées sur les liens ethniques entre Allemands et Allemands soviétiques, on recommande d’appliquer les mesures suivantes pour renforcer la sécurité de la ville contre toutes les manifestations d’espionnage et de terrorisme de la part de ces organisations : 1. Organiser l’enregistrement spécifique des habitants d’origine allemande dans chaque arrondissement de la ville ; 2. Organiser le contrôle spécifique des habitants qui sont en contact régulier avec les habitants d’origine allemande dans la ville, en attachant une attention particulière aux contacts possibles avec les citoyens allemands (représentants de l’ambassade d’Allemagne à Moscou ainsi que représentants des entreprises allemandes) 49. »

Le second groupe, composé de manière plus étrange, préfigure étonnamment les futures déportations de certains peuples. Outre les Juifs et les Arméniens, il regroupe les Tatars de Crimée, les Tchétchènes, les Ingouches et les Ossètes, peuples déportés entre 1941 et 1945 50. Le glissement entre les termes « étranger » et « nation » est effectué toutefois de façon très partielle puisque la nomenclature créée ne concerne que quelques nations et ne renvoie 48. TsAODM, 28/3/1928/3, instruction nº 51/1(s), « Sur les mesures contre la pénétration des saboteurs dans les entreprises de la ville de Moscou », op. cit. Sur la question de l’origine des répressions contre les peuples dans la déportation des peuples vivant près des frontières soviétiques, cf. Terry MARTIN, The Affirmative Action Empire. Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, op. cit., 2001. 49. Instruction spéciale du NKVD, nº 39098, « Sur les mesures contre l’activité destructrice, l’espionnage et le terrorisme inspirés par le service de renseignement allemand à Moscou », 15/12/1935, TsA FSB, 66/1/45/12-16. 50. Pavel POLIAN, Malgré eux, OGI, Moscou, 2001.

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pas à une logique « scientifique » de classification, ni même à une logique coloniale particulière de distinction entre les peuples soviétiques. L’enregistrement policier et les répressions qui se fondent sur lui restent donc autonomes vis-àvis de l’enregistrement statistique ou provenant d’administrations autres que le NKVD. Cela illustre surtout la dissociation entre une représentation générale du national et les formes répressives qui, loin de suivre ces conceptions, se focalisent sur des groupes bien particuliers, et non sur une expression raisonnée et construite de la description nationale. Les catégories nationales désignées par les organes de répression ne s’intègrent pas dans une logique classificatoire particulière. Elles ne sont pas identiques à celles qu’ont progressivement élaborées les organes statistiques. Il s’agit, bien au contraire, de catégories qui distinguent seulement les nationalités rattachées à un État potentiellement ennemi du reste de la population. Il n’y a donc pas encore de convergence entre la répression stalinienne du milieu des années 1930 et la construction statistique. À partir de 1932, le NKVD dispose pour les habitants des villes de sa propre source d’identification : le passeport. La mise en place de ces documents témoigne de l’évolution progressive de la perception de la catégorie nationale chez les responsables de la police. Dans une première étape, la nationalité est déclarée par les intéressés eux-mêmes, puis, à partir de 1938, le NKVD prend des mesures pour l’attribuer de façon beaucoup plus stricte et indépendamment des déclarations des individus : « Si les parents sont allemands, polonais, etc., quels que soient leur lieu de naissance, la durée de résidence en URSS ou leur changement de citoyenneté, etc., il est impossible de les enregistrer comme russes, biélorusses, etc. Quand la nationalité qu’ils ont indiquée ne correspond pas à leur langue maternelle ou à leur nom de famille, comme, par exemple, des personnes nommées Popandopoulos ou Müller qui se seraient déclarées russes, biélorusses, etc., et si, au cours de la procédure de leur enregistrement, il n’est pas possible de trouver leur nationalité précise, il est nécessaire, avant d’écrire leur nationalité, d’attendre qu’ils présentent des documents la démontrant 51. » 51. Le département de l’état civil du NKVD de l’URSS, instruction nº 1486178, 29 avril 1938, cité in N. V. PETROV et A. B. ROGUINSKI, La Répression contre les

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Selon cette circulaire, le passeport devait inclure une photographie d’identité sur laquelle l’agent qui le délivrait pouvait s’appuyer pour contester la nationalité déclarée par le requérant. La nationalité n’est plus l’affirmation d’une identité ressentie par les individus, elle est maintenant assignée par le fonctionnaire de police. Celle des enfants est héritée de celle des parents. Utilisation policière des sources démographiques et imposition d’identité L’élaboration des formulaires de recensement, mais aussi des fiches d’enregistrement des actes de naissance, mariage et sépulture n’était pas guidée par un souci particulier de contrôle ou d’identification des individus. Le formulaire du recensement de 1937 n’a pas été établi pour rassembler des informations précises sur chaque habitant de l’URSS. Au contraire, l’identification sociale demeure assez vague. Toutes les questions qui pourraient fournir une description personnelle précise n’ont pas été incluses dans le dernier formulaire, hormis la nationalité et la religion. L’objectif du recensement et l’élaboration du questionnaire n’étaient pas orientés vers une surveillance de la population. La suppression des questions sur les migrations rendait impossible une éventuelle identification des anciens koulaks et celle des questions sur les structures familiales rendait difficile l’usage du recensement pour identifier les réseaux familiaux, procédure souvent utilisée lors des périodes de répression pour élargir le champ des coupables. L’intervention politique directe très forte qui a marqué ce recensement n’a pas conduit à un tel usage. Staline a fait pression pour que le nombre de questions posées soit réduit au strict minimum. Cela montre que le recensement n’était pas conçu par les dirigeants comme un moyen de contrôle. Durant toutes les instructions des procès menées en 1937 à l’encontre des statisticiens de la Direction de la statistique, l’attention a porté avant tout sur la question du nombre ou Polonais et les citoyens polonais, Moscou, 1997 ; GARF, 9401/12/137/502 (pour 1938) et GARF, 9401/12/233 (I)/6, cité par Nathalie MOINE, « Passeportisation, statistique des migrations et contrôle de l’identité sociale », art. cit.

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sur la nature des catégories descriptives. Par exemple, Kvitkine a été accusé de conserver d’anciennes catégories urbaines masquant le rythme d’urbanisation ou d’utiliser le recensement de 1937 pour démontrer l’échec de la politique stalinienne en pointant du doigt la diminution de la population consécutive à la collectivisation. Les catégories utilisées dans le recensement ou dans l’état civil ne sont donc que des reflets imprécis de celles maniées par les principaux responsables politiques, en particulier Staline, pour décrire l’état de la société et de la population. Pour ceux-ci, la question n’est pas d’attribuer à chacun une nationalité précise, comme c’était le cas dans le recensement, mais de repérer certaines personnes rattachées à certains groupes. Ainsi, l’instruction 485 du NKVD du 11 août 1937, relative à la première répression massive organisée contre un peuple (en dehors des cosaques au début des années 1920), inaugure un modèle utilisé ensuite à plusieurs reprises. Écrite après l’instruction 447 du 30 juillet 1937, point de départ des grandes purges, elle précise qu’elle concerne « les Polonais qui étaient des espions, etc. ». On le voit, la catégorie nationale n’est pas pensée alors comme une catégorie pure, mais souvent associée à un stigmate social ou à un anathème. Celui qui frappe les espions justifie ici l’arrestation du plus grand nombre de Polonais 52. Ces instructions du NKVD, comme celle qui réclame l’enregistrement des Allemands de Moscou dès 1934, témoignent d’un processus très particulier d’identification. L’objectif n’est pas d’attribuer à chacun une nationalité précise, comme c’était le cas dans le recensement, mais de repérer les personnes rattachées à certains groupes. Cette logique n’est pas en rupture avec celle désignant les éléments « socialement étrangers », qu’ils soient fils de noble ou du clergé, ou koulaks. L’anathème national rejoint ici l’anathème social. La représentation de la population et l’imposition d’identité produites par le NKVD sont toutefois partielles et fluctuantes. Elles n’imposent pas de caractère systématique aux descriptifs mis en œuvre. 52. Les textes russes de ces instructions figurent sur le site de l’association Memorial, http://www.memo.ru, ainsi que dans le volume Goulag 1917-1960, Mejdounarodnyï fond Demokratia, série « Rossia XX vek. Dokoumenty », Moscou, 2000.

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Il semble donc difficile, dans ce cas, d’affirmer que les recensements puissent, par eux-mêmes, orienter une politique répressive en assignant une identité. Cependant, ils sont insérés dans un processus général de redéfinition des identités qui conduit à rendre actives un nombre limité de catégories reconnues, en particulier certaines catégories nationales mais aussi une définition vague de la stratification sociale, construite sur la base de trois ou quatre groupes principaux. Les personnes qui ne peuvent entrer dans ces catégories sont alors considérées comme « socialement étrangères » ou « socialement dangereuses » et susceptibles d’être réprimées. L’attitude de résistance des statisticiens, tentant de conserver des classifications qu’ils considèrent pertinentes et nécessaires pour assurer une continuité dans la description des transformations socio-économiques, démontre à quel point ce processus d’assignation d’identités était contradictoire et conflictuel et était le fait seulement d’une partie des acteurs politiques, administratifs et sociaux. Les organisateurs du recensement de 1937 furent accusés de ne pas avoir pris en compte les changements du statut de la nationalité dans l’univers soviétique, accusés donc de persister dans leur choix de suivre une approche ethnographique au lieu de se fonder sur la nouvelle construction administrative du pays. Dans le cadre de la politique répressive de Staline, les chiffres globaux avaient leur importance. Certaines répressions étaient fondées sur des statistiques plus ou moins précises, le cas extrême étant l’instruction du 30 juillet 1937 « À propos de la répression contre les anciens koulaks, criminels et autres éléments antisoviétiques 53 », qui indiquait le nombre précis de personnes devant être arrêtées et fusillées dans chaque région. Néanmoins, ces nombres ne semblent pas avoir été construits à partir de sources démographiques, mais envoyés par les bureaux locaux du NKVD et les cellules du Parti 54. Le NKVD a probablement utilisé ses propres dossiers pour envoyer ces chiffres, même si l’analyse des populations potentielles à réprimer est parfois faite à partir des recensements et autres sources statistiques, 53. Texte sur http://www.memo.ru et dans le volume Goulag 1917-1960, op. cit. 54. Oleg KHLEVNIOUK, Le Politburo. Les mécanismes du pouvoir politique dans les années 1930, op. cit.

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ASSIGNATION D’IDENTITÉ ET CATÉGORIES NATIONALES

289

non pas au niveau de l’individu, mais pour obtenir une localisation générale d’une population particulière ou une estimation approchée. Molotov lui-même demandait souvent des précisions sur la taille de tel ou tel groupe de population. Ainsi, après l’annexion des États baltes, il s’enquiert de la composition nationale de ces pays auprès de la Direction de la statistique. Toutefois, ces questions ne sont pas directement rattachées à une politique répressive, mais incluses dans un processus général d’usage du chiffre pour gérer l’économie et la société. Construction des identités : biographie et réseau de relations L’apparition progressive de l’usage politique de signes d’identification en URSS n’est donc guère fondée, dans l’entre-deux-guerres, sur un schéma général et logique. La dissociation entre les débats ethnographiques, qui fournissent la grille de lecture du recensement, et la mise en place administrative de formulaires d’enregistrement est nette. La pratique large et diversifiée de l’enregistrement des individus repose sur la crainte, confuse le plus souvent, de populations particulières dont l’identification est spécifiée. Les qualificatifs sociaux ou nationaux utilisés ne présentent pas de cohérence particulière. En revanche, la construction des identités individuelles est soumise à trois tendances contradictoires. D’un côté, elle dépend des catégories produites par diverses administrations, qui entraînent une stigmatisation puis une action répressive et discriminatoire, ou une action de discrimination positive. Ces catégories sont attachées à des identités que les statisticiens comme les fonctionnaires du NKVD souhaitent « pures », même si la pureté n’a pas la même signification pour les uns et les autres. Pour les premiers, par exemple, les identités nationales se transforment avec l’assimilation ; pour les seconds, il faut identifier les « vrais » Allemands ou les « vrais » Grecs, et donc repérer ceux qui se masquent derrière de « fausses » identités. Deuxième tendance, le développement de la forme autobiographique d’identification, essentielle pour les adhésions au Parti, se diffuse dans les administrations et les usines plus

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LE SCIENTIFIQUE ET LE POLITIQUE

tardivement 55. Ces autobiographies offrent une représentation des identités multiples. Présentées pour contraindre chacun à dire la vérité et à ne pas cacher son passé, en particulier un passé suspect, elles poussent chacun à participer à la construction de sa propre identité sur la base du récit de son parcours de vie, de ses actes passés et de ses origines. La construction de l’identité individuelle est donc insérée dans un processus dynamique d’interaction entre la perception que chaque individu a de sa propre vie, mais aussi de ce qui est attendu de lui formellement. Néanmoins, la forme autobiographique, succession de récits maintes fois répétés au cours d’une vie, mais souvent modifiés et adaptés au contexte, ne contribue pas à définir les diverses identités collectives, nationales, sociales ou politiques, qui peuvent être affectées institutionnellement aux individus. Elle fixe une identité biographique, plus complexe et plus mouvante. Enfin, le procès et les modes de répression en œuvre au cours des années 1930 mettent en avant l’appartenance à un réseau, les liens entre individus et leur insertion supposée dans un ou plusieurs groupes. Chacun est défini ici par référence à ceux qu’il fréquente et aux lieux de leurs rencontres. L’identité des individus est déterminée par rapport à leur réseau de relations, bien plus qu’en fonction de signes personnels d’identification. Ce sont les autres, ceux avec qui une personne travaille, ceux qu’elle côtoie, ses amis ou ses camarades d’études, qui servent de référence à la définition de son identité. Symboles de ce travail de fixation des identités, les noms propres cités des personnes côtoyées sont mis en évidence typographiquement (ils sont toujours écrits en gras) dans les sténogrammes des procès et des interrogatoires. La lecture de tels documents est ainsi orientée vers la recherche des groupes de noms propres, et donc avant tout vers l’identification des liens des individus et de leurs réseaux d’insertion 56. Cette forme complexe de définition administrative ou politique de l’identité des individus est toutefois fluctuante, adaptée à chaque situation d’accusation 55. Oleg KHARKHORDIN, The Collective and the Individual in Russia : a Study of Practices, University of California Press, Berkeley, 1999 ; Claude PENNETIER et Bernard PUDAL (dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Belin, Paris, 2002. 56. Le sténogramme des interrogatoires de Kondratiev en est une très belle illustration (cf. chapitre VIII).

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ASSIGNATION D’IDENTITÉ ET CATÉGORIES NATIONALES

291

différente. Elle est aussi autant imprévisible que remplie de menaces, rendant difficile la dissimulation car il n’est pas possible de connaître a priori les stigmates qui peuvent servir de mobiles à une arrestation. Il est certain, cependant, que cette identité relationnelle devient une composante fondamentale des identités individuelles, qui ne correspond pas plus que l’identité biographique aux formes d’assignation d’identités collectives, nationales ou sociales.

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Annexe Tadjiks et Géorgiens entre 1897 et 1970 Le tableau suivant indique les dénominations utilisés pour les peuples vivant principalement dans l’actuel Tadjikistan et dans l’actuelle Géorgie, à divers recensements de 1897 à 1970. En gras est indiquée la nationalité (natsionalnost en 1937 et 1970, narodnost en 1926) à laquelle est reliée la dénomination considérée. Nous avons, dans les deux tableaux qui suivent, utilisé la translittération internationale avec signes diacritiques, car elle permet de retranscrire de façon la plus précise les caractères cyrilliques (cˇ = tch ; sˇ = ch ; sl = chtch ; â = ia ; û = iou ; zˇ = j ; j = ï ; ê = e ; c = ts ; h = kh). Les dénominations utilisés par les Russes et les soviétiques sont en effet, pour partie dépendante de la transcription de termes allogènes en russe.

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Commission d’étude 1926 des tribus… Todzˇ iki, Todzˇ iki, Tadzˇ iki = Tadzˇ iki, Tadzˇiki = Tadzˇiki Âgnobcy Todzˇ ik = Tadzˇik

1937

Ouvrage Narody Rossii (1958) Todzˇ iki, Tadzˇ iki = Tadzˇiki ˇ agatoj, C ˇ agajtaj = Tadzˇik C Kharduri, Khardiri = Tadzˇik Parmirskie Tadzˇ iki, Pripamirskie Tadzˇ iki = Tadzˇik

Todzˇ ik = Tadzˇik

1970

Badzˇ avidzˇ = Badzˇujcy Badzˇ uvcy, Badzˇ ujcy, Badzˇ avidzˇ , Badzˇ uvedzˇ = Tadzˇik Barvozcy, Barvozidzˇ , Barvezi = Tadzˇik Vahancy, Vahi, Vahancy ; Vuh, Vahancy, hik, Vuh, Vuh Vahancy, hik, Vuh, Vuh = Vahancy Vakhi = Vahancy Voh, Vahi = Tadzˇik (samonazvanie)=Vahancy Voh, Vahi, Vahidz = Tadzˇik

Gal’cˇ i, gorskie Gornye iranskie Gornye Tadzˇ iki, Pamirski, Gornye Tadzˇiki = Tadzˇik Tadzˇ iki = Gal’cˇi plemena, Gornye Gal’cˇ a = Tadzˇik Tadzˇ iki, Gal’cˇ a = Tadzˇ iki, Isˇkasˇimcy, Vahancy, Sˇugnancy, Âzgulâmcy (Peuples du Pamir)

Tadzˇiki = Tadzˇiki

1897

Les Tadjiks ASSIGNATION D’IDENTITÉ ET CATÉGORIES NATIONALES

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1897 Gorogcy = Tadzˇ ik

1926 Gorogcy = Tadzˇ ik

1937

Ouvrage Narody Rossii (1958)

Âgnobcy = Tadzˇ ik

Âzgulâmcy ; Âzgulâmcy, Ûzdom = Âzgulâmcy Ûzdom = Tadzˇ ik

Âgnobcy

Âgnoby, Âgnobcy = Âgnobcy Âzgulâmcy, Ûdom = Âzgulâmcy

Êgamik (samonazvanie)=Âzgulemcy

Âgnobcy = Âgnobcy

Sˇ ugnancy, Hugnoni, Hugnora = Sˇ ugnancy Sˇ ugin = Tadzˇ ik

Khufcy = Tadzˇ ik

Sˇ ugnancy

Hufidzˇ (samonazvanie) =Hufcy

Rusˇ ancy, Rusˇ uni = Tadzˇ ik

Rusˇ ancy, Rusˇ ni = Sˇ ugnancy

Sˇ ugnancy Hugni = Sˇ ugnancy

Ruhen (samozvanie)=Rusˇancy

Orosˇ orcy = Tadzˇ ik

Bartan’gidzˇ (samonazvanie)=Bartangcy

Orosˇ orcy = Sˇ ugnancy

Bartangcy = Sˇ ugnancy Bartangcy = Sˇ ugnansy Bartangcy = Tadzˇ ik

Isˇ kasˇ imcy, Isˇ kasˇ imcy ; Isˇ kasˇ imcy ; Isˇ kosˇ umi = Isˇ kasˇ imcy Isˇ kosˇ umi = Isˇ kasˇ imcy Isˇ kosˇ umi = Isˇ kasˇ imcy Isˇ kosˇ umi = Isˇ kasˇ imcy Mundzˇ ancy = Tadzˇ ik

Commission d’étude des tribus… Goroncy = Tadzˇ ik Gundcy, Gundedzˇ , Gundi = Tadzˇ ik Isˇ kasˇ imcy, Sˇ ikosˇ umi, Isˇ kosˇ umi = Tadzˇ ik Mundzˇ ancy, Mundzoni = Tadzˇ ik Bartangcy, Barton’gidzˇ , Bartangi = Tadzˇ ik Orosˇ orcy, Rosˇ orvidzˇ = Tadzˇ ik Rusˇ ancy, Rusˇ oni, Ryhen = Tadzˇ ik Sarykol’cy = Tadzˇ ik Hufcy, Hufidzˇ = Tadzˇ ik Sˇ ahdarincy, Sˇ ahdaracˇ i = Tadzˇ ik Sˇ ugnancy, Hugnoni, Hugni, Sˇ ugnoni, Sˇ ugni = Tadzˇ ik Âgnobcy, Âgnobi = Tadzˇ ik Âzgulâmcy, Âzgulomi, Zgamik = Tadzˇ ik

1970

294 LE SCIENTIFIQUE ET LE POLITIQUE

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Cygane = Cygane

1897

Commission d’étude des tribus…

Baredzˇ = Sˇ ugnancy

Aratorcy = Tadzˇ ik

1926

Ouvrage Narody Rossii (1958)

Khajbai = Tadzˇ ik Sredne-Aziatskie Mazang, Dzˇ ugi, Lûli Cygane (Tsigane), (samonazvanie)=Cygane Dzˇ ugi, Kasˇ kari, Lûli, Mazang, Moltani (parlant Tadzˇ ik) = Tadzˇ ik Aratorcy, Gal’cˇ a = Tadzˇ ik Baredzˇ ’ = Tadzˇ ik Zgamit = Tadzˇ ik

1937 Cygane, Lûli, Dzˇ ugi, Kasˇ kari, Mazang, Mul’toni = Cygane (Tsigane)

1970 ASSIGNATION D’IDENTITÉ ET CATÉGORIES NATIONALES

295

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Engilojcy, Ingilojcy, ingiloj = Gruziny Gûrdzˇ y = –I Gruziny – V

kartvely, kartlely=Gruziny-1

Gurijcy, Gurijcy, Imere- Gurijcy, imere- Gurijcy, gûrzˇ i, Imeretincy, Imeretiny=Imeretiny tiny, tiny, imeretiny, gurijcy = Gruziny Imery = Gruziny imery = Gruziny imery = Gruziny – II –1

Ingiloi = Gruziny

Ingilojcy

Ingiloi = Gruziny

Mtiuly, psˇ avy, tusˇ iny, hevsury = Gruziny – II

1970

Engilojcy, ingiloi, mtiulety, psˇ avy, tusˇ iny, hat, hevsury, hiu = Gruziny – 1

1937

Ingilojcy, Mtile- Psˇ avy, Tusˇ i, Hevcy, hevsury, tincy, Psˇ avy, Hevsury, psˇ avy, tusˇ i, Tusˇ iny, Hevcy = Gruziny tusˇ iny = Gruziny Hevsury = Ingilojcy

Commission d’étude

Kartvel = Gruziny – I

1926

a)

Kartvelskaâ ili Iverskaâ gruppa

1897

Les Géorgiens

Gurijcy, imeretiny = Gryziny (territorial’nye gruppy)

Hevsury, psˇ avy, mtiuly, ingilojcy = Gryziny (territorial’nye gruppy)

Kartvel’skaâ (Ûzˇ nokavkazskaâ) gruppa

Narody Rossii (1958)

Gurijcy, imeretiny, = Gruziny (lokal’no-êtnograficˇ . gruppy)

Tusˇ iny, hevsury, psˇ avy, mtiuly, ingilojcy = Gruziny (lokal’no-êtnograficˇ . gruppy)

Gruziny — Kartveli (samonazvanie)

Narody Rossii (1995)

296 LE SCIENTIFIQUE ET LE POLITIQUE

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Dzˇ avahcy, Kartalincy, Kartvely, Kartlely, Kahetincy, Kahi, Klardzˇ ijcy, Lecˇ humcy, Mahovcy, Meshijcy, Mohevcy, Mtiulety, Racˇ incy, Somhitcy, Taojcy = Gruziny

1926 Dzˇ avahcy, kartalkincy, kahetincy, kahi, klardzˇ ijcy, kartely, klardzˇ ijcy, kartlely, kartvely, lûdilêjset, meshijcy, moheve, ricˇ incy, somhitcy, taojcy, = Gruziny

Commission d’étude

Mingrel’cy = Mingrel’cy

b) Mingrel’cy

Gruziny = Gruziny

Dzˇ avahcy, jerli, kratalkincy, kahetincy, kahi, klardzˇ ijcy, kobuletcy, lecˇ humcy, mahovcy, mered, meshi, misliman, mohevcy, racˇ incy, somhity, taojcy, tiul’cy = Gruziny –1

1937 Racˇ incy, lecˇ humcy, kartalincy, kahetincy, mohevcy, meshijcy = Gryziny (territorial’nye gruppy)

Narody Rossii (1958)

Megrely (samonazvanie) = = Mingrely

Vraci = Gruziny – IV

Adzˇ arcy, Adzˇ ary, Adzˇ ary Adzˇ areli = (samonazvanie) = Gruziny – III Adzˇ arcy

Kartalincy, kartlijcy, gudamakarcy, dzˇ avahy, kahetincy, lecˇ humcy, meshijcy, mohevcy, racˇ incy = Gruziny – II

1970

Megrely, Megrel, Megrely, Megrely, margali, Megrely, Mingrel’cy=Megrely Mingrel’cy=Megrely mingrel’cy = Mingrely, Gruziny – 4 Margali Gruziny – VII

Adzˇarcy = Adzˇarcy Adzˇarcy = Gruziny Adzˇarcy = Gruziny

1897

Megrely = Megrely (subêtnicˇ eskie gruppy)

Gruziny = Gruziny

Adzˇ arcy (lokal’no-êtnograficˇ . gruppy) = Gruziny

Kartlijcy, kahetincy,, mohovcy, racˇ incy, lecˇ humcy, meshi, dzˇ avahi (lokal’no-êtnograficˇ . gruppy) = Gruziny

Narody Rossii (1995) ASSIGNATION D’IDENTITÉ ET CATÉGORIES NATIONALES

297

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Commission d’étude 1970

Narody Rossii (1958)

Narody Rossii (1995)

Svany, lahamul’cy, Svany = Gruziny Svany (samonaz- Svany = Svany lasˇ hcy, lentehcy, – VIII vanie) = Svany (subêtnicˇ eskie musˇ van, svanety, gruppy) cˇ olurcy, sˇ vanar, sˇ on = Gruziny – 5

Lazy, arhavcy, Lazy, Lazy, cˇ any Lazy = Lazy atincy, ahvarcy, cˇ any = Gruziny – (samonazvanie)=Lazy (subêtnicˇ eskie viccy, jon, hopcy, VI gruppy) cˇ any, cˇ hal’cy = Gruziny –3

1937

Bacbii, bacii, Bacbii, bacii, Bacbii, bacav, Cova-Tusˇ iny, Bacbii cova-tusˇ i = Bacbii cova-tusˇ i = Bacbii bacy, cova- bacbijcy, (samonazvanie) = tusˇ iny = Gruziny bacav = Gruziny – Cova-Tusˇ iny –2 VIII

ˇ olurcy, C Lahamul’cy, Lasˇ hcy, Lentehcy, sˇ on, sˇ van, Svany = Svany

Arhavcy, Atincy, Arhavcy, atincy, Viccy, Lazy, cˇ an, chal’cy, jon, Hoicy, lazy, Viccy = Lazy ˇ any = Lazy C

1926

ˇ olurcy, Svanety = Svanety C Lahamul’cy, Lasˇ hcy, Lentehcy, Svanety, Svany = Svany

d) Svanety

Lazy = Lazy

c) Lazy

1897

298 LE SCIENTIFIQUE ET LE POLITIQUE

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11 Incertitudes face au hasard

La construction des échantillons des enquêtes par sondage fut aussi un objet de discussion entre statisticiens dans les années 1920 et 1930. À une époque, surtout dans les années 1920, où le recours au hasard et au tirage aléatoire ne faisait pas encore l’unanimité au sein de la communauté internationale des statisticiens, les débats, en URSS, prirent également une dimension politique. Dans le cas de la statistique agricole en particulier, l’importance politique des chiffres sur les récoltes, les transformations de la paysannerie et la collectivisation, domina les discussions méthodologiques, dans un pays qui avait été novateur dans ce domaine dès la fin du XIXe siècle 1. Au milieu des années 1950, un article du Journal of the Royal Statistical Society soulignait : « Pendant la Première Guerre mondiale et la période qui suivit immédiatement […] c’est précisément en Russie que le travail le plus intensif dans le domaine des sondages fut réalisé 2. » Effectivement, au début des années 1920, l’enquête sur un échantillon de 1. Sur l’histoire de l’introduction des probabilités dans la statistique au XIXe siècle, voir Stephen M. STIGLER, The History of Statistics. The Measurement of Uncertainty before 1900, op. cit. Sur l’introduction des probabilités dans le raisonnement scientifique, voir aussi Lorraine DASTON, Classical Probability in the Enlightenment, Princeton University Press, Princeton, 1988 ; G. GIGERENZER et al., The Empire of Chance. How Probability Changed Science and Everyday Life, Cambridge University Press, Cambridge, 1989 ; Ian HACKING, The Taming of Chance, Cambridge University Press, Cambridge, 1990. 2. S. S. ZARKOVITCH, « Note on the history of sampling methods in Russia », Journal of the Royal Statistical Society, série A, 119, 1956, p. 336-338.

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300

LE SCIENTIFIQUE ET LE POLITIQUE

population devient un outil privilégié pour satisfaire la soif d’informations chiffrées des dirigeants soviétiques et des statisticiens de la TsSOu. Le perfectionnement, jusqu’en 1917, de cette méthode d’observation apparue dans les années 1870 a été jalonné de nombreuses innovations méthodologiques que la Révolution n’a pas interrompues, bien au contraire. Les principales questions soulevées à cette époque sont encore au cœur, pendant les années 1920 et 1930, des discussions sur les techniques de construction des échantillons préconisées par les statisticiens soviétiques. Aussi un retour rapide sur la période prérévolutionnaire est-il nécessaire pour mieux comprendre les enjeux de ces débats scientifiques qui n’échappèrent pas à l’intrusion de considérations politiques. Avant 1914, la diffusion de ce mode d’observation a été fortement stimulée par la forte activité de la production statistique des institutions de gestion locale des zemstva. La diversité des usages sociaux locaux des données chiffrées a stimulé l’inventivité des choix méthodologiques effectués par les statisticiens 3 . Les difficultés de réalisation des enquêtes sur le terrain ont été à l’origine d’importantes innovations méthodologiques, produits d’une réflexion menée au carrefour des questions posées par la pratique d’enquête et par la théorie statistique, elle-même très novatrice à la fin du 4 XIXe siècle en Europe . Un usage né de la commande administrative Comme dans d’autres pays européens, l’enquête par sondage est née en Russie de l’impossibilité d’effectuer un recensement exhaustif chaque fois qu’il y avait nécessité pour 3. Pour la période prérévolutionnaire, ce chapitre reprend de nombreux éléments de l’article de Martine MESPOULET, « Du tout à la partie. L’âge d’or du sondage en Russie (1885-1924) », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2, 2000, p. 5-49. On pourra s’y reporter pour une étude plus détaillée de l’introduction des enquêtes par sondage en Russie. 4. Pour les autres pays européens et les États-Unis, voir Alain DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit., chap. 7. Voir aussi le dossier comparatif sur trois pays (Norvège, Russie, États-Unis), paru dans Science in Context, vol. 15, nº 3, 2002. L’article introductif a été rédigé par Alain DESROSIÈRES. Einar LIE a écrit celui sur la Norvège, « The Rise and Fall of the Sampling Surveys in Norway, 1875-1906 », Emmanuel D IDIER celui sur les États-Unis, « The First US Surveys : Representativeness Between Sampling and Democracy », et Martine MESPOULET celui sur la Russie, « From Typical Areas to Random Sampling : Sampling Methods in Russia from 1875 to 1930 ».

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INCERTITUDES FACE AU HASARD

301

une administration de collecter sur un territoire étendu les informations qui lui étaient nécessaires pour élaborer des mesures économiques ou sociales. Dès le milieu des années 1870, faute de moyens suffisants, le bureau local du Comité central de la statistique de l’État russe renonce à réaliser une enquête exhaustive sur l’économie et les conditions de vie dans la région administrative des cosaques du Terek et décide d’observer seulement quelques parties de ce territoire 5. Il choisit des villages désignés comme « typiques 6 » et retenus en raison de leurs caractéristiques jugées « moyennes » par rapport à l’ensemble des villages étudiés 7. Le « village type » est, selon les promoteurs de cette enquête, celui qui regroupe le plus de caractéristiques communes au plus grand nombre de villages d’une aire donnée. Village « moyen 8 », il peut être considéré comme l’image de ses semblables, qui constituent l’essentiel des villages du territoire observé. Née de contraintes matérielles plus que d’un choix théorique, cette première tentative connue d’organisation d’enquêtes partielles par une administration se déroula de 1876 à 1881 9. Par la suite, de nombreuses enquêtes furent organisées en Russie selon les mêmes principes. Confrontés à une demande croissante de données, mais aussi à de fortes contraintes budgétaires, les bureaux statistiques des zemstva les pratiquèrent de plus en plus couramment à partir de la seconde moitié des années 1880, en particulier sous l’impulsion de la 5. Les références de la publication de ces enquêtes sont citées dans A. A. GOURIEV, « L’origine de l’enquête par sondage et ses premiers essais en Russie », Vestnik statistiki, 1-4, 1921, p. 1-48, en particulier les pages 12-13. La région des cosaques du Terek s’étendait, au nord du Caucase, en bordure du fleuve du même nom, de la mer Caspienne aux premières hauteurs des montagnes du Caucase. 6. Tipitchnye selenia. Nous avons choisi d’utiliser une traduction au plus proche des termes utilisés par les statisticiens de l’époque de manière à restituer de la manière la plus fidèle possible le cheminement des conceptions relatives aux formes de découpage du tout en parties. 7. Cet extrait du compte rendu de la réunion du comité de septembre 1875 est rapporté par A. A. GOURIEV, « L’origine de l’enquête par sondage et ses premiers essais en Russie », art. cit., p. 13. 8. Au sens de l’« homme moyen » de Quetelet. 9. On peut noter que des tentatives similaires de réalisation d’enquêtes sur des parties d’un territoire furent effectuées en Norvège à la même époque. Voir Einar LIE, « The Rise and Fall of the Sampling Surveys in Norway, 1875-1906 », art. cit. Sur la question du lien, à cette époque, entre le choix des unités observées et le territoire, voir A. DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit.

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section de statistique de la Société juridique de Moscou 10. Une commission, constituée en son sein en 1887, définit la procédure d’organisation des enquêtes partielles dans les zemstva tout en délimitant leur usage par rapport à celui du recensement exhaustif. L’enquête partielle est préconisée comme complément, mais pas encore comme substitut, à l’étude exhaustive des exploitations paysannes. Conduite sur un échantillon sélectionné par jugement 11 dans la population totale déjà recensée au cours d’une enquête exhaustive préalable, elle doit permettre de procéder à une analyse plus fine des caractéristiques économiques et sociales d’un territoire précis, le plus souvent dans une optique comparative pour étudier les différences économiques et sociales dans les campagnes. L’opération délicate consiste alors à constituer des aires homogènes et à sélectionner les « villages types » permettant de mettre en évidence les différences entre les aires. Les critères utilisés pour déterminer ces aires et définir les conditions du passage des résultats partiels à la généralisation ont nourri les discussions théoriques et méthodologiques de la communauté des statisticiens des zemstva dans leurs conférences et congrès jusqu’en 1914 12. La conférence nationale des statisticiens russes de 1887 précisa la notion de « caractère typique 13 ». Un village type était celui qui réunissait « les traits économiques les plus importants et les particularités de chaque aire différente ». Toutefois, l’idée de remplacer un ensemble de villages d’une aire donnée par un seul d’entre eux pouvant les représenter à l’identique ne s’accompagnait pas d’indication précise sur le 10. Cette section avait été créée en 1882 à l’initiative notamment d’Aleksandr Ivanovitch Tchouprov. A. I. Tchouprov (1842-1908) : statisticien russe du dernier quart du XIXe siècle considéré comme le père spirituel de la statistique des zemstva. Professeur d’économie politique et de statistique à l’université de Moscou, il a formé beaucoup de statisticiens des zemstva. Il fut par ailleurs membre de l’Institut international de statistique à partir de 1885. Père d’Aleksandr Aleksandrovitch Tchouprov. 11. Dans les années 1920, cette méthode fut appelée « choix judicieux ». Celui-ci peut être défini comme une méthode d’échantillonnage raisonné qui consistait à choisir les unités d’observation que l’on jugeait posséder des caractéristiques identiques à celles, moyennes, de l’ensemble étudié. Nous emploierons également l’expression de choix raisonné. 12. Martine MESPOULET, « Du tout à la partie. L’âge d’or du sondage en Russie (1885-1924) », art. cit. 13. Tipitchnost.

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procédé de définition du caractère typique ou sur la quantité d’unités à sélectionner pour l’observation. Comme dans les autres pays européens, le débat sur la détermination de la représentativité et sur les techniques d’échantillonnage fut un peu plus tardif. Il a caractérisé la période 1895-1925 14. Les premières enquêtes partielles des zemstva furent des monographies de « villages types ». Enquête partielle, la monographie l’est, sans aucun doute. Effectuée sur des nombres très petits, elle n’en prétendait pas moins, aux yeux des statisticiens de la fin du XIXe siècle, atteindre le général car elle étudiait le type, qui représentait les caractéristiques moyennes d’une population donnée. Les statisticiens justifiaient l’utilisation de cette méthode d’observation par l’usage qui en était fait à cette époque dans les sciences de la nature. Le tirage mécanique, première forme de tirage aléatoire Les premières formes de construction d’échantillons faisant intervenir l’idée de hasard furent imaginées par A. A. Kaufman 15 au cours des enquêtes sur l’agriculture qu’il effectua en Sibérie, entre 1887 et 1890, pour le ministère des Domaines d’État 16. Il fut le premier, semble-t-il, à utiliser un échantillon aléatoire, sans renoncer toutefois au choix de caractères typiques pour sélectionner les villages. Même s’il ne pratiqua pas un tirage aléatoire au sens strict du terme (la proportion des exploitations tirées varia d’un quart à un sixième selon les cantons ruraux), il sélectionna néanmoins les exploitations au moyen de ce qu’il nomma un « tirage mécanique 17 », procédé qui faisait appel au hasard et, 14. Sur l’histoire de l’application du concept de représentativité dans les enquêtes par sondage, voir William KRUSKAL et Frederick MOSTELLER, « Representative Sampling IV : the History of the Concept in Statistics. 1895-1939 », International Statistical Review, 48, 1980, p. 169-195. 15. Aleksandr A. Kaufman (1864-1919) était un élève de Iou I. Ianson. Après avoir occupé un poste de statisticien au ministère de l’Agriculture, il devint professeur de statistique aux Cours supérieurs de jeunes filles de Saint-Pétersbourg. 16. Martine MESPOULET, « Du tout à la partie. L’âge d’or du sondage en Russie (1885-1924) », art. cit. 17. Mekhanitcheski otbor. Nous avons choisi de traduire cette expression de manière littérale par celle de « tirage mécanique », et de ne pas utiliser la dénomination de « tirage systématique », qui correspond à l’usage de l’expression mekha-

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de fait, relevait déjà de l’aléatoire même si ce mot n’était pas encore utilisé. À cette époque, le tirage mécanique n’était pas effectué purement au hasard, au sens où on l’entend aujourd’hui. Si l’échantillon était constitué d’unités dont les numéros étaient tirés en suivant une progression arithmétique, de cinq en cinq ou de dix en dix par exemple, en revanche, le premier numéro n’était pas tiré strictement au hasard puisqu’il correspondait le plus souvent au premier nom d’une liste, utilisée comme base de sondage, qui était établie dans un ordre donné, alphabétique ou autre. Jusqu’au milieu des années 1890, les échantillons continuèrent à être construits sur la base d’une combinaison entre le principe du tirage mécanique et la méthode de choix de villages types. La première enquête par sondage aléatoire non combinée à un choix d’unités d’observation types fut réalisée en 1896 par A. V. Pechekhonov dans le district rural de Kozel de la province de Kalouga 18. Le statisticien devait procéder pour le zemstvo à une enquête incluant des études de budget sur un échantillon de 8 % des exploitations. Mais, faute de disposer des données d’un recensement exhaustif préalable pour délimiter des aires homogènes et des villages types, il décida de constituer un échantillon par tirage mécanique d’un ménage sur dix, effectué à partir de la liste des exploitations de chaque village détenue par chaque staroste 19. La sélection de celles-ci fut réalisée par tirage des rangs 1, 11, 21, 31, etc., en suivant l’ordre dans lequel les noms se présentaient sur chaque liste. Aucun recours au choix de cas types ne fut fait ici. L’adoption de cette technique d’échantillonnage fut plus l’effet de la contrainte que d’une préférence et n’opéra pas de rupture réelle avec la méthode des unités types. Au nitcheski otbor dans les manuels russes contemporains de statistique. En effet, à la fin du XIXe siècle, le mekhanitcheski otbor, « tirage mécanique », était assimilé à un tirage au hasard par les statisticiens des zemstva, mais il n’est pas sûr que ceux-ci utilisaient cette formulation tout à fait dans le même sens que les statisticiens d’aujourd’hui, c’est-à-dire avec une conception et une représentation semblables de l’aléatoire. Nous avons gardé la même traduction pour l’ensemble de la période étudiée dans ce livre. 18. Alekseï V. Pechekhonov (1867-1933) fut statisticien dans différents zemstva. Il fut ministre de l’Approvisionnement sous le Gouvernement provisoire en 1917. 19. Le staroste était le responsable élu pour trois ans par l’assemblée du village, une sorte de « maire ».

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contraire, ce procédé fut présenté par le statisticien comme « pouvant garantir le caractère typique » des exploitations sélectionnées 20. Cette remarque illustre fort bien combien le passage au sondage aléatoire en Russie, à cette époque, a été le fruit de tâtonnements successifs et de diverses expérimentations. Toutefois, une fois introduit, le sondage aléatoire coupa le lien, toujours respecté jusque-là, entre les enquêtes sur « une partie du tout » et le recensement exhaustif. Vers la notion de représentativité La notion de représentativité est approchée au cours de la conférence des statisticiens de 1898 organisée à l’initiative de la section de statistique de la Société juridique de Moscou. Une des résolutions prises précise les conditions dans lesquelles les enquêtes par sondage peuvent être envisagées : « 7) Deux conditions absolues doivent être respectées pour choisir les villages [types] qui seront soumis à une étude détaillée ; il est nécessaire : a) que le caractère typique d’un village soit établi sur la base d’indicateurs objectifs, déterminés d’après les données d’une enquête exhaustive antérieure, et b) que le nombre d’unités de chaque type, destinées à une étude détaillée, soit proportionnel 21 à l’effectif total de ces unités sur un territoire donné 22. »

Fait nouveau, la prescription du respect d’une forme de proportionnalité de la composition de l’échantillon des villages types par rapport à celle de l’ensemble des villages esquisse la formulation de la représentativité statistique. Les esprits étaient prêts pour adopter le tirage mécanique comme technique d’échantillonnage complémentaire à la méthode du choix des unités types. Les statisticiens des zemstva expérimentèrent ensuite différentes formes de combinaison de ces deux modes de sélection des unités à observer, individus, exploitations, ménages ou villages. 20. A. V. PECHEKHONOV, Description statistique de la province de Kalouga, Kalouga, 1898, introduction. 21. Proportsionalno était le mot russe employé. 22. N. A. SVAVITSKI, Les Recensements par ménages des zemstva, Gosstatizdat, Moscou, 1961, p. 57-58.

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L’enquête menée dans la province de Viatka entre 1900 et 1902 en est un exemple 23. Obligés, pour des raisons financières, d’abandonner l’idée d’un recensement exhaustif, les statisticiens de ce zemstvo s’efforcèrent de constituer un échantillon qui leur semblait pouvoir fournir une représentation fidèle du tout, en contrôlant a posteriori la conformité de la structure de cet échantillon avec celle de la population du recensement exhaustif de 1880. L’innovation était de taille : sur la base du découpage de l’ensemble du territoire de la province en aires homogènes, ils répartirent les villages en différents groupes constitués selon le critère de la taille moyenne des exploitations agricoles et sélectionnèrent un cinquième des villages dans chacun des groupes selon le principe du choix des villages types. Bien que l’échantillon fût construit selon la méthode du choix d’unités types, les statisticiens jugèrent qu’il comprenait un nombre suffisamment grand d’unités observées pour les autoriser à effectuer, à la fin du travail, une estimation de sa capacité à « donner une représentation de l’ensemble étudié » (le terme statistique de représentativité 24 n’était pas encore utilisé). En réalité, ce qu’ils s’efforcèrent précisément d’évaluer était le caractère typique des villages et des exploitations de l’échantillon car, pour eux, l’idée de la capacité d’un échantillon à fournir une image fidèle d’un ensemble donné restait liée à son caractère typique. Ils le firent en comparant les valeurs moyennes et relatives obtenues au moyen de l’enquête par sondage avec les données du premier recensement exhaustif des années 1880. La manière dont les statisticiens de Viatka sélectionnèrent les villages observés, en veillant à leur répartition régulière sur l’ensemble du territoire de la province, rappelle celle dont le statisticien norvégien Kiær définissait une enquête représentative à la même époque 25 , comme « une exploration partielle où l’observation se fait sur un grand nombre de localités éparses, distribuées sur toute l’étendue du territoire de telle manière que l’ensemble des localités observées forme 23. A. A. GOURIEV, « L’origine de l’enquête par sondage et ses premiers essais en Russie », art. cit., p. 38-39. 24. Representativnost en russe. 25. Au sujet de la construction de la réflexion méthodologique de Kiær et de son devenir en Norvège, voir Einar LIE, « The Rise and Fall of the Sampling Surveys in Norway, 1875-1906 », art. cit.

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une miniature du territoire total 26 ». Ces statisticiens estimèrent que le contrôle de la répartition régulière des villages étudiés sur l’ensemble du territoire de l’enquête et l’effectif élevé de l’échantillon les autorisaient à considérer que cette enquête pouvait « représenter » le tout. Un pas décisif vers la notion de représentativité venait d’être effectué en Russie, sans pour autant renoncer au type. Après 1900, différentes tentatives d’enquêtes par sondage à plusieurs degrés perfectionnèrent les techniques d’échantillonnage. Le protocole d’enquête à cinq degrés incluant un sondage à trois degrés réalisé par V. G. Groman 27 dans le zemstvo de Penza entre 1911 et 1913 est exemplaire à cet égard. Il jeta les bases d’une méthode encore utilisée à la fin des années 1920, dans laquelle la sélection des unités observées par jugement était combinée à un tirage aléatoire. Pour étudier les transformations des exploitations agricoles et des conditions de vie dans les campagnes, Groman avait déjà, en 1910, présenté un dispositif d’enquête à trois degrés qui combinait différentes méthodes d’enquête en usage à cette époque en Russie 28, justifiant ce choix par la nécessité d’analyser les phénomènes sociaux dans leur régularité et leur diversité : « La combinaison des méthodes de l’enquête par sondage, de la description monographique et du dénombrement exhaustif, à condition de délimiter avec précision la sphère des phénomènes à étudier selon chacune de ces méthodes, offre l’entière possibilité de saisir la régularité de la vie sociale, aussi bien que de compter tous les phénomènes qui diffèrent les uns des autres par des caractères qui intéressent le chercheur 29. »

Aux yeux de Groman, la complexité de l’analyse des phénomènes sociaux légitimait la construction d’une telle procédure d’enquête. La connaissance du tout était indissociable de celle des différences qui le découpaient, des relations de dépendance entre les phénomènes économiques et 26. Cité dans A. DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit., p. 279. 27. V. G. Groman était, à cette époque, directeur du bureau de statistique du zemstvo de Viatka. 28. Travaux de la section de statistique du XIIe congrès des naturalistes et des médecins, Tchernigov, 1912. 29. Ibid., p. 208-209.

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sociaux et des facteurs de variation de ceux-ci. Le choix de la méthode utilisée à chaque degré de l’enquête devait donc dépendre du type de facteurs étudié 30. L’analyse des « facteurs principaux », facteurs de premier ordre, relevait de l’enquête exhaustive. Celle des facteurs de deuxième ordre ressortait plus spécifiquement de l’enquête par sondage. Enfin, l’étude des conséquences était du domaine de la monographie. Cet effort de définition de l’usage des différentes méthodes s’accompagnait d’indications sur le taux de sondage et sur la technique d’échantillonnage à utiliser dans l’enquête par sondage. Théorisation du sondage Au sein des congrès de statistique qui se tinrent après 1900, les discussions sur les techniques d’échantillonnage articulèrent de plus en plus les préoccupations liées à la pratique de la statistique administrative avec les acquis les plus récents de la théorie statistique. A. A. Tchouprov 31 joua un rôle central dans cette démarche. Il fut, en particulier, un de ceux qui, après V. I. Bortkiewicz, étudièrent la question de la représentativité des échantillons. À travers sa participation aux commissions de statistique des différents congrès des naturalistes et des médecins, il assura le lien entre la statistique universitaire et la statistique administrative des zemstva. Deux de ses élèves, S. S. Kon et N. S. Tchetverikov 32, contribuèrent à développer la réflexion sur la théorie des sondages dans les années 1910. Mais c’est un homme se situant à la charnière de la statistique administrative et de la statistique universitaire, A. G. Kovalevski, qui mena à terme la réflexion théorique engagée par Tchouprov sur la construction d’échantillons stratifiés et formula un traitement mathématique de l’allocation optimale par strate dix 30. Ibid., p. 210-211. 31. Aleksandr A. Tchouprov (1874-1926) était professeur de statistique dans le département d’économie de l’Institut polytechnique de Saint-Pétersbourg dans les années 1900 et 1910. Parti à l’étranger au cours de l’année 1917, il ne retourna pas en Russie après Octobre. Il mourut à Prague, où il enseignait, en 1926. 32. Stanislav S. Kon (1888-1933) émigra à Paris en 1921, puis vécut à Prague, où il enseigna la théorie de la statistique à l’Institut juridique russe. Nikolaï S. Tchetverikov (1885-1973) fut nommé chef du département de méthodologie de la TsSOu au début des années 1920.

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ans avant Jerzy Neyman aux États-Unis 33. Son traité de statistique, Fondements de la théorie de la méthode du sondage 34, publié en 1924, témoigne du niveau atteint en Russie par la théorie et la pratique des sondages à cette époque. Il illustre également la continuité de la réflexion méthodologique et théorique entre le début du XXe siècle et la première décennie qui suivit la Révolution. Les questions posées par la représentativité de la « partie » étudiée et les conditions de la généralisation des résultats partiels obtenus avaient déjà reçu des éléments de réponse, au niveau européen à la suite de la communication de Kiær au congrès de Budapest de 1901, en Russie à la suite de l’introduction du calcul des probabilités dans les procédures d’échantillonnage par V. I. Bortkiewicz avant son départ à l’université de Berlin à la fin du XIX e siècle, et par A. A. Tchouprov. Bortkiewicz avait proposé de recourir au calcul des probabilités pour tester l’écart entre la structure de l’échantillon et celle de la population mère et, de cette manière, estimer le niveau de représentativité des résultats obtenus sur la base de l’échantillon étudié. De son côté, en 1900, lors du XIe congrès des naturalistes et des médecins, Tchouprov avait fait une communication sur les principes de l’échantillon aléatoire. Dix ans plus tard, en 1910, il fit un exposé beaucoup plus approfondi sur l’échantillonnage aléatoire et la mesure de la précision des estimateurs. À cette occasion, il aborda les questions théoriques posées par la construction d’un échantillon stratifié. Il souligna, en particulier, l’intérêt de « diviser au préalable la masse étudiée en parties plus homogènes. L’enquête sera menée seulement dans les limites de telles parties sur la base de la méthode du sondage 35 ». Il précisa toutefois que cette manière de faire « était suffisamment élaborée au niveau théorique, mais que les conditions de son application n’étaient pas clairement établies 36 ». 33. Martine MESPOULET, « Du tout à la partie. L’âge d’or du sondage en Russie (1885-1924) », art. cit. Sur l’histoire des sondages aux États-Unis, voir Emmanuel DIDIER, « The First US Surveys : Representativeness Between Sampling and Democracy », art. cit. 34. A. G. KOVALEVSKI, Fondements de la théorie de la méthode du sondage, Saratov, 1924. 35. A. A. TCHOUPROV, « L’enquête par sondage », in TsSOu SSSR, Questions de la statistique, Gosstatizdat, Moscou, 1960, p. 258-270. 36. Ibid.

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Le contexte d’effervescence statistique du début des années 1920 aiguillonna la réflexion à ce sujet. L’objet de fond des discussions entre statisticiens sur les méthodes de construction d’un échantillon restait identique à celui de la fin du XIX e siècle : comment étudier des phénomènes de masse à l’aide d’enquêtes partielles sans rien perdre du caractère informatif total du recensement ou de l’enquête exhaustive qui, malgré leur attrait théorique, restaient trop lourds à organiser ? Une nouvelle question, induite par la situation postrévolutionnaire, préoccupait particulièrement les statisticiens : en raison de la lenteur de leur exploitation, les recensements des premières années de la statistique soviétique fournissaient peu de résultats et étaient donc d’une faible utilité pratique. En 1924, ni le traitement des recensements agricoles de 1916 et de 1917, ni celui des recensements démographique et agricole de 1920 n’étaient terminés. Situation souvent signalée par les statisticiens des bureaux régionaux de la TsSOu, la répétition à intervalles rapprochés de recensements de toutes sortes au cours des premières années de la statistique d’État soviétique n’en permettait pas une exploitation complète, cela va de soi, mais, plus ennuyeux, quand les résultats définitifs étaient enfin disponibles, ils ne donnaient déjà plus une photographie fidèle de la situation au moment de leur publication 37. De ce fait, ils ne pouvaient pas remplir pleinement leur rôle d’outil d’information pour l’élaboration des mesures de politique économique et sociale de l’État. Cette situation, mais aussi la multiplication des enquêtes courantes et le manque de personnel dans la période de la guerre civile, puis à la suite des réductions d’effectifs imposées dès la fin de l’année 1921 poussèrent à une diffusion rapide de la pratique des enquêtes par sondage au sein de la TsSOu. Il restait toutefois à en préciser la méthodologie pour les différents types d’observation. Ces questions furent particulièrement débattues à propos de la statistique agricole. En 1923, à la veille de la parution du traité d’A. G. Kovalevski 38, l’application du sondage aléatoire se heurtait encore 37. À ce sujet, voir Martine MESPOULET, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930), op. cit., chapitre IX. 38. Aleksandr G. Kovalevski (1892-1933) avait suivi des études de mathématiques et statistique à l’université de Kazan. Entre juillet 1921 et janvier 1930, il a dirigé la section de la statistique démographique du bureau de statistique de la région de

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au défi de l’analyse de la diversité sociale : comment concilier avec la plus grande précision possible une méthode aléatoire de sélection des unités d’enquête et la nécessité de travailler sur la diversité d’une population donnée, donc de tenir compte des sous-groupes qui la composent et qui présentent des caractéristiques données déjà connues ? Cette question fut résolue en 1924 par la présentation théorique que fit Kovalevski de l’allocation optimale par strate. Novateur, son ouvrage le fut surtout par le traitement mathématique de cette question. La première originalité de ce traité réside dans le procédé de construction de l’échantillon de la population de référence. Pour étudier une population caractérisée par sa diversité, marquée par une forte dispersion du caractère étudié, le principe consiste à constituer des strates relativement homogènes de manière à rendre plus précise l’estimation des paramètres de la population mère à partir de celle menée séparément, dans un premier temps, sur les différentes strates. Ici, l’apport de Kovalevski a consisté à proposer un traitement mathématique de l’idée formulée par Tchouprov en 1910. En particulier, il utilise la variance ou l’écart type d’un caractère, qui rend compte de la dispersion des valeurs prises par ce caractère autour de sa moyenne. Plus la variance est faible, plus l’estimation d’un paramètre est précise. Comment faire pour réduire la variance dans une population hétérogène ? Un échantillon stratifié permet cela à condition que les strates soient le plus homogènes possible. Dans ce cas, comment intervient la taille de l’échantillon ? Dans le contexte d’un échantillon aléatoire non stratifié, la taille de celui-ci doit être d’autant plus grande que la dispersion du caractère étudié sur la population mère est élevée. Dans le cas d’un échantillon stratifié, la question se pose différemment puisqu’on a un échantillon par strate. Si la variance d’une strate est faible, il en sera de même pour son échantillon. Il n’est donc pas nécessaire qu’une telle strate, peu dispersée, soit représentée par un échantillon à effectif élevé. L’essentiel Saratov. À partir de 1923, il mena parallèlement une carrière de professeur de statistique au sein de l’université d’État, puis à l’Institut de la planification de Saratov, où il enseigna jusqu’à son décès, en 1933. Pour des informations plus détaillées à son sujet, voir Martine MESPOULET, « Personnel et production du bureau statistique de la province de Saratov. Histoire d’une professionnalisation interrompue (1880-1930) », op. cit., tome II, chap. 7.

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réside alors dans le choix de strates homogènes. À cette fin, le statisticien doit donc veiller à constituer des strates dans lesquelles la variance du caractère étudié est faible. L’estimation du paramètre sera d’autant plus précise que la variance sera la plus petite possible dans chaque strate, l’objectif étant d’obtenir une réduction de la variance de l’ensemble de l’échantillon. Le taux de sondage de chaque strate est calculé en tenant compte du degré de dispersion donné par l’écarttype de la strate. Il est d’autant plus petit que la dispersion du critère étudié est plus faible et d’autant plus grand qu’elle est forte. L’autre particularité de la démarche de Kovalevski consiste à associer un tirage mécanique sans remise avec un échantillon stratifié construit en divisant une population mère hétérogène en un certain nombre de sous-ensembles, appelés strates, plus homogènes. Pour ce statisticien, dans le cas d’une enquête sociale, « les résultats les plus précis sont obtenus précisément au moyen d’un tirage mécanique et non pas d’un tirage aléatoire 39 », et les formules d’estimation des erreurs utilisées dans le cas d’un tirage aléatoire peuvent être adaptées au tirage mécanique. Kovalevski estime donc qu’un tirage mécanique sans remise garantit une plus grande précision de l’estimation, le degré de précision ainsi obtenu étant renforcé par la construction d’un échantillon stratifié 40. Il considère qu’il restitue ainsi aux strates les conditions qui permettent de procéder à un tirage mécanique dans des conditions de représentativité comparables à celles garanties par un tirage aléatoire. Ce faisant, dans la procédure d’échantillonnage, il combine le procédé du tirage mécanique, qui appartient au domaine du sondage aléatoire, et celui du choix raisonné, qui est associé habituellement à la sélection d’unités types et à la monographie. En opérant de tels choix méthodologiques, il maintient le lien, qui semble caractéristique de la statistique russe de cette époque, entre l’idée de représentativité et la notion de type. Il réintègre, de cette manière, la pratique dans la formalisation mathématique. 39. A. G. KOVALEVSKI, Fondements de la théorie de la méthode du sondage, op. cit. 40. Pour plus de précisions sur la présentation théorique d’A. G. Kovalevski, voir Martine M ESPOULET , « Du tout à la partie. L’âge d’or du sondage en Russie (1885-1924) », art. cit.

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De ce point de vue, le travail de Kovalevski apparaît comme une forme de synthèse entre l’application du calcul des probabilités à la théorie statistique et l’apport du questionnement et de l’expérience pratique des statisticiens des zemstva dans le domaine de la construction des échantillons. Kovalevski fait partie de ceux qui, en Russie, ont permis le passage d’une statistique fortement articulée à la pratique du terrain à une statistique mathématisée, tout en assurant la transition entre deux formes institutionnelles différentes de la production des données. Toutefois, tout comme le chantier ouvert par A. A. Tchouprov en 1910 est resté en friche jusqu’à ce traité, les apports ce celui-ci n’ont pas donné lieu à une application rapide dans l’administration statistique de l’État soviétique, et ce malgré une très forte diffusion de la pratique des enquêtes par sondage dans les différents départements de la TsSOu tout au long des années 1920. À la fin de cette décennie, ne faisant pas mention des résultats établis par Kovalevski, les statisticiens de cette administration discutaient encore du choix entre le procédé d’échantillonnage du tirage mécanique et celui de la sélection d’aires et d’unités types, en particulier dans le domaine de la statistique agricole 41. Application diversifiée des enquêtes par sondage dans les années 1920 Sur fond de bouillonnement de la production des données statistiques, les années 1920 se caractérisent par la réalisation de très nombreuses enquêtes par sondage et par une diversification de leurs usages. Cette situation s’explique également par l’« enthousiasme statistique » qui entraîna la mobilisation de tout un corps de professionnels au service de l’administration statistique de l’État soviétique. Dès 1920, le sondage devient l’instrument d’observation privilégié entre deux recensements, la méthode d’enquête de base de la statistique courante. Appliqué dans des domaines très variés allant 41. « Questions fondamentales de statistique agricole discutées à la conférence des travailleurs des bureaux locaux de la TsSOu de l’URSS spécialisés dans la statistique agricole », Vestnik statistiki, 1, 1928, p. 174-191.

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de la statistique agricole à la statistique des transports en passant par la statistique démographique, il est, d’abord, souvent utilisé en complément d’un recensement. Si le recensement général, accompagné de toute sa charge symbolique, reste la grande opération nationale de comptage de la population, il est cependant régulièrement accompagné d’enquêtes par sondage consacrées à des objets spécifiques, en particulier à l’observation de l’évolution des structures et de l’activité des exploitations agricoles. Déjà, en 1916, l’organisation du premier recensement agricole général russe avait combiné recensement et sondage. Ses résultats avaient été obtenus à partir d’un échantillon des fiches du recensement constitué par tirage mécanique, afin de réduire le délai de publication des résultats 42. Le même principe fut repris pour le traitement des données du recensement agricole de 1917. En raison de la guerre civile, celui de 1919 fut en fait réalisé sous la forme d’une enquête par sondage portant sur un échantillon de 10 % des exploitations constitué sur la base d’aires types. Malgré la confusion de dénomination, encore fréquente, entre recensement et sondage, la pratique de l’enquête par sondage devint de plus en plus indépendante du recensement parallèlement à la diversification de ses usages au cours des années 1920. Dès 1919, la statistique courante agricole fut un champ privilégié d’application des enquêtes par sondage. Les premières concernèrent l’estimation des récoltes, deux fois par an, au printemps et en automne. Avec un usage étendu à d’autres domaines, les enquêtes de statistique courante firent rapidement partie du travail quotidien de la Direction centrale et de ses bureaux régionaux. Destinées à l’observation du changement dans les campagnes, les enquêtes dynamiques agricoles, pratiquées depuis la fin du XIXe siècle sur des échantillons d’exploitations sélectionnées dans des aires types, furent poursuivies jusqu’à la fin des années 1920. Leur principe fut même élargi à d’autres domaines, le mouvement naturel de la population et l’éducation par exemple. Enfin, les études de budget des ménages furent poursuivies et diversifiées en étant appliquées à différentes catégories de la 42. Au sujet de l’exploitation sur échantillon du recensement agricole de 1916, voir S. S. KON, Au sujet de l’application de la méthode du sondage au traitement des recensements agricoles, Petrograd, 1917.

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population. Si la contrainte de la représentativité devint pour tous les statisticiens une préoccupation centrale dans le choix des techniques d’échantillonnage, les discussions sur les avantages respectifs du choix raisonné et du tirage aléatoire n’en demeuraient pas moins vives. Les enquêtes annuelles de statistique courante sur les récoltes étaient organisées par l’échelon de l’administration statistique le plus proche de la population de l’enquête, les bureaux de district rural. Les échantillons étaient construits par tirage aléatoire, tel qu’il était conçu à l’époque, selon la technique du tirage mécanique effectué à partir de la liste des ménages d’une localité. Le taux de sondage, fixé par rapport à la densité de la population agricole, augmenta chaque année entre 1920 et 1926. Fixé à 2 % en 1921, il est passé à 3 % en 1922, puis à 5 % entre 1923 et 1925, pour atteindre 10 % à partir de 1926 43 . En raison de leur enjeu politique, ces enquêtes furent l’objet de vifs débats entre statisticiens, mais aussi entre la TsSOu et d’autres administrations, en particulier celle du plan et le commissariat à l’Agriculture. Elles servaient en effet à estimer le volume des récoltes et donc ensuite à fixer la répartition des réquisitions. Les enquêtes de nutrition ont occupé une place particulière dans la statistique courante de la TsSOu. Apparues dans les années 1880, elles ont été développées pendant la Première Guerre mondiale pour étudier l’évolution de la situation de l’approvisionnement et adapter les mesures de ravitaillement de la population 44. Pratiquées à large échelle et de manière régulière, elles s’éloignèrent de la forme de l’étude de budget, dont elles étaient issues, pour devenir la source d’une statistique courante. La Direction de la statistique organisa de telles enquêtes dès février 1919, deux fois par an. Rapidement elles furent destinées principalement à l’estimation du niveau et de la composition de la consommation alimentaire des ménages, mais aussi à l’élaboration de la balance de production et de consommation des produits

43. Martine MESPOULET, Personnel et production du bureau statistique de la province de Saratov. Histoire d’une professionnalisation interrompue (1880-1930), op. cit., chap. 9. 44. Voir notamment Stephen WHEATCROFT, « Soviet Statistics of Nutrition and Mortality », Cahiers du monde russe, 4, 1997, p. 525-558 ; Serge ADAMETS, « La diversité des mesures de la famine », ibid., p. 559-586.

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agricoles, en particulier des céréales 45. Quand elles furent interrompues en 1928, elles portaient sur plus de 10 000 ménages urbains et 25 000 ménages ruraux 46. L’observation des structures et du changement, domaine des unités types Autres modes d’observation, les enquêtes dynamiques agricoles et les études de budget furent souvent utilisées de manière complémentaire au cours des années 1920. Elles avaient en commun de reposer sur un échantillon sélectionné dans des aires types délimitées à l’intérieur d’un district d’enquête constitué selon des critères spécifiques. En 1919, les enquêtes dynamiques agricoles étaient déjà pratiquées en Russie depuis une vingtaine d’années. Elles avaient pour objectif d’observer l’évolution et la différenciation des conditions de vie et de production dans les exploitations paysannes. Leur usage évolua durant les premières années du pouvoir bolchevique 47. Tout d’abord destinées à « déterminer le caractère et la tendance du développement de l’agriculture à partir de la mise en place d’une observation statistique permanente sur un territoire déterminé de petite taille dans chacune des provinces de la République soviétique 48 », elles eurent ensuite pour objet d’« étudier la dynamique des types d’exploitations », c’est-à-dire « la dynamique des classes dans l’agriculture 49 ». A. I. Khriachtcheva, chef du département des enquêtes dynamiques agricoles de la TsSOu, considérant que l’échantillonnage aléatoire ne pouvait pas convenir seul à un tel usage, estimait qu’il était nécessaire d’avoir recours préalablement à la constitution d’aires types pour « identifier avec précision les ensembles et les unités observés 50 ». Dans ce domaine, les

45. Ibid. 46. Ibid. 47. A. I. K HRIACHTCHEVA , « Méthodes d’observation de la dynamique de l’économie agricole », Vestnik statistiki, 1-3, 1924, p. 83-119. 48. A. I. KHRIACHTCHEVA, « Caractérisation de l’économie paysanne pendant la période de la révolution », Vestnik statistiki, 5-8, 1920, p. 84-105. 49. A. I. K HRIACHTCHEVA , « Méthodes d’observation de la dynamique de l’économie agricole », art. cit., 1924. 50. Ibid.

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lois du hasard ne pouvaient pas complètement remplacer la main de l’homme. Les échantillons des enquêtes dynamiques agricoles sont construits alors en deux étapes, en combinant la méthode du choix raisonné, pour déterminer des aires types, et le tirage mécanique, pour sélectionner les exploitations. Une province est, tout d’abord, divisée en districts d’enquête aussi homogènes que possible du point de vue des « indicateurs économiques, naturels et historiques », critères retenus pour les différencier. Dans chacun d’entre eux, on délimite des aires composées de plusieurs villages dont les caractéristiques sont les plus proches des caractéristiques moyennes du district. Ensuite, l’enquête porte de manière exhaustive sur toutes les exploitations d’une même aire. L’effectif total des exploitations retenues devait correspondre au taux de sondage fixé au niveau national par la TsSOu, en général 10 %. Dans la province de Saratov, par exemple, un peu plus de 32 000 exploitations furent suivies annuellement à partir de 1924, constituant un observatoire de l’activité agricole et de la société paysanne locales 51. Du point de vue méthodologique, les enquêtes dynamiques constituaient un compromis entre le sondage et l’observation exhaustive, mais aussi entre le choix raisonné et le tirage aléatoire. Elles permettaient de ne pas rompre complètement avec le tout et l’idée de la sécurité qu’il fournissait sur l’information obtenue, que seul un découpage raisonné de la réalité paraissait pouvoir garantir. Pour leur part, les premières enquêtes sur les budgets des ménages effectuées par la TsSOu utilisèrent la monographie. Bien qu’objet de débats sur sa validité scientifique, cette méthode jouit encore du bénéfice du doute à cette époque et est pratiquée dans ces enquêtes tout au long des années 1920. Les études des budgets des ménages paysans demeurent un objet d’enquête spécifique. Servant notamment à estimer la production des ménages des exploitations agricoles, elles constituent un outil d’information sur la situation économique et sociale dans les campagnes et, à ce titre, sont régulièrement incluses dans les enquêtes dynamiques agricoles.

51. TsSOu RSFSR, Cinquante ans de statistique soviétique dans la région de Saratov, Saratov, 1968, p. 102-103.

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Les premières études de budgets paysans effectuées par la TsSOu, à partir de 1919, ne portent pas sur un gros échantillon en raison, en particulier, de la difficulté à organiser des enquêtes dans les campagnes pendant la guerre civile. Pour l’année 1918-1919, seuls les résultats relatifs à 257 exploitations réparties dans cinq provinces sont publiés et, en 1920-1921, ceux qui concernent 379 exploitations pour un ensemble de quatorze provinces 52. Après la fin de la guerre civile, l’échantillon d’exploitations étudiées s’élargit considérablement, tout en demeurant de petite taille dans chaque province. Il comprenait 2 134 exploitations en 1922-1923, 3 660 en 1923-1924, et plus de 9 000 en 1924-1925 53. L’objectif était d’effectuer une étude minutieuse des sources de revenus et de leur utilisation pour l’exploitation et pour la consommation personnelle. La procédure même d’observation explique ce choix : ces enquêtes étaient effectuées chaque année par les statisticiens du bureau d’une province au moyen d’expéditions dans les campagnes, organisées généralement en juin-juillet. L’échantillon reposait, comme par le passé, sur le choix raisonné d’exploitations situées dans des districts d’enquête homogènes du point de vue de la forme d’agriculture pratiquée. Les critères utilisés pour déterminer leur caractère typique rappelaient ceux des bureaux des zemstva, il fallait prendre en compte les principales « caractéristiques économiques, naturelles et historiques » de chaque district. Comme par le passé également, le nombre de questions posées demeurait élevé. Il pouvait être supérieur à mille, ce qui, inévitablement, en rendait l’exploitation compliquée et fastidieuse ! Entre 1919 et 1921, la lourdeur de la procédure d’observation, ajoutée au contexte de la guerre civile, a ralenti le traitement des données. Ainsi, les résultats des 257 études de budget de 1918-1919 ne furent publiés par la TsSOu qu’en 1921. Jusqu’en 1928, seuls des résultats partiels furent diffusés pour chaque enquête annuelle, toujours avec du retard 54.

52. A. E. LOSSITSKI, « Enquêtes sur l’alimentation de la population », in TsSOu, La Situation alimentaire de la population rurale en URSS en 1920-1924, Troudy TsSOu, nº 30 (2), 1928, p. 108. 53. Ibid. 54. A. E. LOSSITSKI, « Enquêtes sur l’alimentation », op. cit.

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Quelles méthodes d’enquête pour une statistique socialiste ? L’élargissement du champ d’application des enquêtes par sondage, au cours des années 1920, occasionna bien des discussions sur les techniques d’échantillonnage, mais également sur les avantages réciproques du sondage et du recensement. Comment délimiter l’usage entre ces deux formes d’observation des phénomènes économiques et sociaux ? Deux contraintes furent évoquées dans les discussions. Celle de la représentativité de l’échantillon devint une préoccupation centrale pour tous les statisticiens, en particulier pour les responsables d’enquêtes à la Direction de la statistique. En revanche, celle de l’application sur le terrain mobilisa beaucoup plus leurs collègues des bureaux régionaux. Toutefois, un fait s’impose : à la fin des années 1920, le sondage a remplacé le recensement dans le domaine de l’observation courante des phénomènes économiques et sociaux et de leur évolution. En effet, le décompte exhaustif n’était pas adapté à l’observation de la conjoncture économique. Le passage, à partir du milieu des années 1920, d’une production statistique prenant largement en compte l’observation sociale à une statistique de plus en plus centrée sur l’analyse économique s’accompagne d’une évolution de l’usage des méthodes d’observation. La lourdeur du traitement des enquêtes exhaustives et les retards de publication des données donnent toujours matière aux mêmes critiques. En outre, le sondage apparaît d’autant plus comme l’instrument de choix de la statistique courante que l’on commence à raisonner en termes d’indicateurs de la vie économique et de suivi annuel de leur évolution. Si, à la fin des années 1920, le recensement demeure encore l’opération de dénombrement de base, la diffusion du sondage entraîne néanmoins une redéfinition de son usage. La nécessité de procéder à des bilans exhaustifs à différents moments pour disposer d’une photographie complète de la population ou d’un secteur économique n’est pas remise en cause, mais la question de la fréquence des recensements est posée en raison, d’une part, de leur coût et, d’autre part, de la volonté de disposer d’outils d’observation annuels adaptés à la planification et à la comptabilité administrative.

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L’enquête par sondage est donc utilisée comme instrument d’observation des indicateurs économiques et sociaux et de l’évolution des phénomènes entre deux recensements. Dans cette période dominée par la volonté politique de changement du système économique, le choix de l’outil le plus adéquat pour observer les transformations des structures de production agricoles, artisanales et industrielles suscita de nombreux débats méthodologiques parmi les statisticiens, particulièrement parmi ceux qui étudiaient l’évolution de l’agriculture et de la paysannerie. L’enjeu politique des enquêtes sur l’agriculture explique la vivacité des discussions méthodologiques dans ce domaine. La question de la représentativité des enquêtes par sondage fut au cœur de ces débats. Les doutes exprimés par les statisticiens eux-mêmes offrirent un prétexte à l’expression d’accusations de nature politique. La représentativité confrontée à la pratique Les difficultés posées par l’observation des transformations de l’agriculture après 1917 étaient d’autant plus importantes que la première moitié des années 1920 a été dominée par les problèmes d’approvisionnement alimentaire, sur fond de guerre civile, puis de famine en 1921-1922. Cette situation pesa sur les discussions de la conférence nationale des statisticiens russes, tenue en janvier 1923, sur les techniques de collecte des données de la statistique agricole courante 55. Déjà, lors du congrès des statisticiens de 1922, N. I. Doubenetski avait incité à la prudence dans l’utilisation du sondage et exprimé quelques réticences par rapport à son usage systématique sans tenir compte du contexte : « Une enquête sur 1/30 des exploitations pour calculer les tailles absolues de la superficie ensemencée, de la taille du troupeau, etc., d’après des coefficients d’évolution annuelle, peut être une base plus ou moins solide pour l’année ou les deux années qui suivent immédiatement un recensement exhaustif, et seulement pour des zones n’ayant pas été touchées par une catastrophe ou un phénomène ayant produit un effet de panique 55. N. I. VOROBIEV, « Sur les organes d’observation statistique », Vestnik statistiki, 1923, p. 101-117.

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sur la population. En définitive, un amoncellement d’erreurs annuelles suite à une application prolongée du sondage peut altérer fortement sa validité 56. »

Dans une période marquée par une forte mobilité de la population et par d’importantes fluctuations de la production agricole, comment utiliser des enquêtes sur échantillon, notamment pour saisir les évolutions, si l’on ne dispose pas d’une base de sondage stable pour une période donnée ? Dans un tel cas, la prudence à l’égard du sondage n’est absolument pas, comme l’explique alors N. I. Vorobiev, un refus de cette méthode. Elle témoigne, au contraire, de la volonté de l’utiliser en respectant ses conditions de validité : « Dans quoi réside donc la cause de ce résultat négatif : dans la méthode du sondage elle-même, dans les procédés de son application, ou dans les agents recenseurs ? Bien entendu, elle ne réside pas dans la méthode elle-même, qui est solidement étayée au niveau théorique, mais dans son application. Cela exige de résoudre une question : l’application de la méthode des sondages est-elle possible dans la statistique agricole dans les conditions du moment 57 ? »

En fait, derrière cette question s’en cachait une autre, posée de manière régulière tout au long des années 1920 : qui était l’agent le plus sûr, le plus digne de confiance, pour collecter les informations sur les surfaces ensemencées, les récoltes et l’état du bétail ? De la réponse dépendait le choix de la technique d’enquête. Deux questions étaient sousjacentes. D’une part, pouvait-on faire confiance aux listes d’exploitations et de ménages établies à des fins administratives par les soviets ruraux pour constituer celles à partir desquelles un échantillon représentatif pourrait être sélectionné ? D’autre part, une fois celui-ci constitué, qui pourrait approvisionner régulièrement le bureau statistique en informations exploitables ? Cette question soulevait aussi celle du statut du correspondant agricole, récurrente depuis la fin du XIXe siècle. En janvier 1928, la qualité du travail des correspondants et le degré de qualification du personnel chargé d’organiser et de superviser la collecte des données 56. Ibid., p. 112. 57. Ibid.

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agricoles dans les campagnes étaient encore au cœur des discussions de la conférence sur la statistique agricole des représentants des bureaux locaux de la TsSOu, et présentés comme la deuxième source d’erreur dans une enquête, au niveau du recueil des informations lui-même 58. La nature hautement politique de cette question se comprend dans un contexte où l’estimation des récoltes est déterminante dans la pratique, mais aussi dans les conflits politiques qui se déroulent alors. De manière générale, dans les conférences de statisticiens, les discussions sur la représentativité des échantillons naissaient des remarques faites par les représentants des bureaux locaux de la TsSOu à propos des difficultés pratiques pour respecter cette règle sur le terrain. Ces questions trouvèrent un écho supplémentaire à partir de 1927, à la veille du premier plan quinquennal et de la collectivisation des campagnes. La production statistique de la TsSOu fut soumise à la double logique de la planification et de la collectivisation, et les objectifs des enquêtes dynamiques et des études de budget rediscutés dans ce contexte. Leurs objets d’observation furent redéfinis en fonction des nouvelles directives de travail imposées à l’administration statistique. Dorénavant, l’objectif premier était de construire les indicateurs du plan et d’observer la structure de classe dans les campagnes. Les discussions entre statisticiens au cours de la conférence de 1928 témoignent de la difficulté persistante de certains d’entre eux à envisager l’application pratique de la notion théorique de la représentativité d’un échantillon. Les questions posées au sujet des enquêtes dynamiques en fournissent une illustration. En 1927, lors de la première réorganisation de la TsSOu, l’objectif des enquêtes dynamiques agricoles avait été redéfini. Dorénavant il était demandé aux statisticiens d’étudier en priorité les rapports de classe dans les campagnes, bien plus que les processus de transformation des exploitations et de l’économie agricole. Leurs travaux devaient fournir une étude détaillée des différentes classes sociales à la campagne tout en continuant à procurer 58. « Questions fondamentales de statistique agricole discutées à la conférence des travailleurs des bureaux locaux de la TsSOu de l’URSS spécialisés dans la statistique agricole », art. cit.

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suffisamment d’informations sur les conditions de production et de consommation des exploitations agricoles. Les débats de la conférence de 1928 furent concentrés sur deux points qui étaient liés : l’objectif des enquêtes dynamiques et la validité de la méthode des aires types. La majorité des statisticiens présents convint que les échantillons d’aires types n’étaient pas représentatifs au sens mathématique du terme et qu’augmenter le nombre d’exploitations observées ne changerait rien à cela 59. Pour sa part, A. M. Brianski insista sur le fait que la diffusion des résultats de ces enquêtes posait problème en raison non seulement de la proportion du nombre d’aires choisies, mais également du poids différent des caractères sociaux retenus. Face à ces critiques, d’autres statisticiens, qui restaient attachés à l’utilisation de ce mode d’observation pour étudier les processus de transformation dans les campagnes, firent valoir, à la suite d’A. I. Khriachtcheva, que la question de la représentativité se posait différemment dans ce cas précis : effectivement, disaient-ils, ces enquêtes n’étaient pas représentatives pour étudier de manière quantitative et statique la structure de classe à un moment précis, mais tel n’était pas leur objectif. En revanche, soulignaient-ils, elles restaient adaptées à ce que Khriachtcheva appelait « la représentativité des processus » observés sur la base du suivi des mêmes exploitations sur plusieurs années dans des aires constituées à cet effet 60. Certains estimèrent même que la validité des résultats des enquêtes dynamiques était, dans certains cas, supérieure à celle des enquêtes sur des échantillons sélectionnés par tirage mécanique. De leur côté, les représentants des bureaux de province de la TsSOu posèrent la question de la représentativité des enquêtes dynamiques d’un point de vue beaucoup plus pragmatique que théorique, celui de leur usage local. Leur préoccupation immédiate était de pouvoir répondre à la demande de plus en plus forte de chiffres sur la structure de classe dans les campagnes exprimée par des responsables locaux du Parti ou des administrations. « En raison de la non-représentativité des données des enquêtes dynamiques pour les petits territoires, il leur était impossible, disaient-ils, d’étendre les résultats à l’ensemble des exploitations paysannes d’un 59. Ibid., p. 180. 60. Ibid.

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raïon 61 et ils n’étaient donc pas en situation de satisfaire la demande qui leur était adressée 62 . » En fait, le nouveau découpage administratif territorial, qui devait servir de cadre à l’élaboration et à l’exécution des objectifs du plan dans les régions et à l’évaluation des résultats, compliquait l’utilisation de données qui étaient obtenues à partir d’aires types. Celles-ci avaient été délimitées, dès 1919, sur la base de l’ancien découpage des anciennes provinces administratives de l’État tsariste. La situation était d’autant plus complexe dans les provinces où le nouvel échelon administratif du raïon était déjà en place. En effet, alors que celui-ci devait remplacer l’ancien canton, la volost, son territoire n’était pas identique et sa superficie était plus grande. Ce changement d’échelle entraînait la nécessité de redéfinir les aires types d’observation des enquêtes dynamiques, ce qui posait évidemment problème pour maintenir la continuité des données qui servaient à l’étude des transformations dans les campagnes au moyen de ces enquêtes. Enfin, les statisticiens de la conférence issus des anciens bureaux des zemstva exprimèrent leur réticence à utiliser l’échantillon aléatoire pour étudier les phénomènes sociaux. L’observation de l’évolution des groupes sociaux dans les campagnes leur paraissait incompatible avec cette technique. La main de l’homme semblait encore préférable aux lois du hasard. La résolution finale de la conférence à ce sujet en porte la marque. Il fut décidé de constituer quelques groupes d’exploitations stables dans un nombre réduit d’aires pour l’observation de ce qui était dénommé « changements socio-organiques 63 ». Nouveaux usages des chiffres et compromis méthodologiques Le protocole d’enquête à trois degrés proposé par N. S. Nemtchinov, spécialiste de la statistique agricole et 61. Dans le nouveau découpage administratif territorial, le raïon avait remplacé la volost, l’ancien canton. À ce sujet, voir Marie-Claude MAUREL, Territoire et stratégies soviétiques, Economica, Paris, 1982. 62. « Questions fondamentales de statistique agricole discutées à la conférence des travailleurs des bureaux locaux de la TsSOu de l’URSS spécialisés dans la statistique agricole », art. cit., p. 181. 63. Ibid.

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membre des collèges de la TsSOu et du Gosplan, porte l’empreinte de ces discussions. Soucieux de respecter la complexité des phénomènes étudiés et les différents niveaux d’informations exigés, le statisticien combine les différentes méthodes alors en usage au sein de la TsSOu. Dans un premier temps, une enquête exhaustive doit être effectuée sur l’ensemble des exploitations des aires types sélectionnées selon la méthode du choix raisonné afin de collecter des données sur les moyens de production et les caractéristiques socio-économiques des exploitations. Dans un deuxième temps, un échantillon d’un sixième des exploitations doit être constitué par tirage mécanique au sein de la totalité de celles retenues pour le premier niveau de l’enquête. Cette deuxième phase du travail vise à recueillir des informations sur les productions agricoles destinées au marché et sur les frais de production. Enfin, des monographies de budget effectuées sur des exploitations types sont envisagées pour compléter cette enquête, dans l’objectif, qui avait toujours été le leur depuis la fin du XIXe siècle, d’« approfondir l’étude de tous les aspects de l’économie agricole ». Comme le système d’enquête à plusieurs degrés présenté par Groman en 1910, hiérarchisé selon le type d’informations à recueillir, celui-ci semble avoir répondu à la volonté des anciens statisticiens des zemstva de continuer à constituer des aires types pour fournir une base d’observation pour des enquêtes dynamiques tout en fournissant les données exigées dans le cadre de la nouvelle délimitation du travail statistique que tendait à imposer un nouvel usage politique des chiffres. Nemtchinov proposa également une forme de compromis méthodologique entre l’enquête exhaustive et le sondage pour prendre en compte les difficultés signalées à différentes reprises par divers bureaux régionaux de la TsSOu qui estimaient que les enquêtes par sondage ne leur permettaient pas de « calculer avec précision les coefficients de variation annuelle, en particulier en ce qui concernait les cultures spécialisées, etc. 64 ». Sous l’idée d’une « statistique compacte », il présenta un dispositif hiérarchisé d’utilisation d’une enquête exhaustive et d’un sondage sur un même 64. Ibid., p. 174-175.

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territoire caractérisé comme aire type et pour un même objet d’étude, en fonction des questions à étudier : « C’est l’idée d’une statistique compacte tant du point de vue du territoire et des objets d’étude que de celui de la période étudiée. Un exemple de statistique compacte est donné par la combinaison, dans les mêmes aires d’enquête et dans une même année, d’une enquête dynamique et d’une étude complète des budgets des exploitations paysannes. Conformément à cela, l’étude du secteur collectivisé est associée à celle de la structure de classe dans les sondages aréolaires 65. »

Le compromis méthodologique suggéré par cette présentation transparaît dans le vocabulaire utilisé pour expliquer la méthode suivie. Par exemple, les enquêtes par sondage effectuées dans des aires types étaient désignées par l’expression de « recensements par aire 66 ». Cela semble signifier que, dans cette représentation de la construction du savoir statistique, l’intérêt d’une étude sur le tout d’une partie l’emportait sur celle d’une étude de la partie d’un tout. Cette forme de compromis entre l’idéal recherché du caractère total du recensement et la pratique de l’enquête sur les seules parties du tout, imposée par l’impossibilité d’interroger tous les individus, répondait à la volonté de ne pas abandonner l’analyse des processus. Celle-ci devait continuer à être conduite au moyen des enquêtes dynamiques. Ainsi ce mode d’observation fut préconisé en complément des études de budget, dont l’utilisation fut de plus en plus orientée vers l’analyse de la « structure de classe » et le calcul des indicateurs économiques de la planification. Les statisticiens de la conférence de janvier 1928 considérèrent de manière unanime que la complémentarité entre ces deux types d’enquêtes justifiait leur application sur les mêmes territoires d’observation 67. Ces diverses considérations méthodologiques témoignent des efforts des statisticiens pour adapter leur outil à un nouvel usage politique de la statistique, de plus en plus au service de l’élaboration du plan et du contrôle de ses résultats, que ce soit dans le domaine de la production 65. Ibid., p. 174. 66. Gnezdovye perepisi. 67. « Questions fondamentales de statistique agricole… », art. cit., p. 178.

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agricole ou dans celui de la production industrielle. Ce nouveau contexte de la commande administrative entraîna un nouvel agencement des procédures d’enquête pratiquées jusque-là dans une autre logique de l’usage des données. Au terme des discussions, le dispositif d’observation arrêté par la conférence fut complexe. Le principe d’un recensement agricole exhaustif effectué tous les dix ans fut d’abord décidé. Dans la période intermédiaire, l’observation de la situation et de l’évolution de la production et de la population agricoles devait être effectuée au moyen d’enquêtes par sondage, dont chaque forme devait correspondre à un usage différent des données. Ainsi, le calcul annuel des éléments de la production agricole nécessaires à l’élaboration du plan serait le domaine de deux sondages aléatoires, l’un effectué au printemps, l’autre à l’automne, sur un échantillon sélectionné par tirage mécanique. L’établissement de balances comptables agricoles reposerait sur des relevés budgétaires 68 réguliers, c’est-à-dire des relevés des revenus et des dépenses des ménages paysans. À l’aide de formulaires d’enquête nettement plus courts que ceux des études traditionnelles de budget, ceux-ci se prêtaient plus facilement à des enquêtes régulières. Ils entrèrent de ce fait dans le domaine de la statistique courante. Redéfinie en priorité en fonction des besoins de la planification et de la politique de collectivisation, la conception des études de budget elles-mêmes connut de profondes modifications. En changeant de forme, ces enquêtes changèrent aussi de nature. Le simple enregistrement des revenus et des dépenses à des fins de comptabilité prit le pas sur les monographies. Celles-ci ne furent pas supprimées, mais leur production fut limitée à une échelle réduite et fixée à la fréquence d’une fois tous les deux ans. La procédure d’enquête elle-même fut, bien sûr, affectée par cette prédominance de la forme comptable des études de budget et redéfinie dans une perspective quantitative. D’une part, les expéditions laissèrent progressivement la place à des formulaires remplis directement par les paysans et collectés de manière régulière par des correspondants volontaires. D’autre part, un même formulaire d’enquête fut destiné à la fois à la construction de la balance agricole et à l’étude de la 68. Bioudjetnye zapissi.

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production agricole. Aussi pouvait-on, en 1928, envisager de porter le nombre de ces bilans comptables des ménages paysans à un total de 15 000 à 20 000 dans un délai de cinq ans. Pour l’année 1928-1929, il fut demandé aux paysans de remplir trois formulaires différents, un cahier de caisse, un livre de grenier et un journal de travail. La manière de comptabiliser produits et travail dans ces différents formulaires était établie selon les mêmes principes de calcul que ceux du plan. Corollairement les enquêtes de nutrition devaient disparaître. Cet appauvrissement de l’observation du social au profit du calcul comptable pour le plan donna lieu à quelques réactions parmi les statisticiens présents à la conférence de janvier 1928. N. I. Vorobiev, ancien directeur du bureau statistique du zemstvo de Kostroma, déclara sur un ton de regret : « Plus se développent les éléments de l’activité de la planification, plus se rétrécit la sphère du travail de la statistique ; le travail de la statistique va fusionner toujours plus avec l’activité de calcul opérationnel qui englobe tous les aspects de la vie 69. » À partir de 1928, le calcul économique lié au plan et la campagne pour la collectivisation transformèrent de manière décisive les méthodes et techniques d’enquêtes de la statistique d’État. Le « grand tournant » en statistique s’opéra aussi dans les outils utilisés. Le recentrage des années 1930 Au début des années 1930, les usages du sondage furent clairement redéfinis dans le cadre de « la pratique du travail de la comptabilité et de la statistique 70 ». Cette expression indique un champ élargi à la comptabilité, mais réduit à certains aspects de la construction du savoir statistique. Les applications des enquêtes sur échantillon citées dans l’édition de 1936 du manuel de statistique dirigé par Iastremski et Khotimski 71 concernaient : 69. « Questions fondamentales de statistique agricole… », art. cit., p. 177. 70. Boris S. IASTREMSKI et Valentin I. KHOTIMSKI (dir.), La Statistique. Bases pour une théorie générale, TsOuNKhOu Gosplana SSSR, iz-o Soïouzorgoutchet, Moscou, 1936, p. 162. 71. Ibid.

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• l’étude de la qualité de la production : « d’après quelques exemplaires d’essai, tirés pour faire un échantillon, on obtient une représentation de la qualité de toute la production d’une entreprise ; • la détermination prévisionnelle de la moisson, quand, sur la base de quelques meules tests, on calcule la récolte sur un hectare pour l’ensemble d’un sovkhoze ou d’un kolkhoze ; • l’étude des budgets ouvriers, quand un petit nombre de familles ouvrières est observé pour toute l’URSS et que, d’après les données de cette enquête, on calcule la consommation des ouvriers, la structure de leur budget, etc., pour toute la classe ouvrière de l’URSS 72 ». Comme dans les années 1920, la rapidité de réalisation et le moindre coût des enquêtes par sondage furent mis en avant pour justifier l’extension de leur utilisation. Un nouvel argument apparut toutefois : elles devaient permettre d’effectuer un meilleur contrôle de l’enregistrement des données. Elles servirent aussi à l’évaluation des résultats de l’exécution du plan dans des domaines aussi différents que le logement ou l’agriculture. Par exemple, une enquête par sondage fut réalisée en 1935 pour évaluer la situation de la construction des logements et les besoins de la population dans ce domaine 73. Plus précisément, il s’agissait de faire le bilan de la quantité d’appartements construits pendant la période 1932-1934 et d’évaluer les conditions de logement des ouvriers et employés vivant seuls ou en famille dans ces habitations. L’évolution des formes d’utilisation des enquêtes par sondage dans l’agriculture doit être replacée dans celle, plus globale, des enquêtes agricoles pratiquées par l’administration statistique à la suite de la collectivisation et de la constitution de nouvelles structures d’exploitation agricole, kolkhozes, sovkhozes et stations de machines et de tracteurs, les MTS. La pratique des enquêtes effectuées par questionnaire ou selon la méthode des expéditions sur place fut délaissée au profit d’une technique de collecte des données 72. Ibid. 73. Kommounalnoe i jilichtchnoe khoziaïstvo za 1 kvartal 1935 g., TsOuNKhOu Gosplana SSSR, Moscou, 1935 ; Kommounalnoe khoziaïstvo za 9 mesiatsev 1935 g., TsOuNKhOu Gosplana SSSR, Moscou, 1935.

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plus proche de la logique comptable. Les informations furent en effet recueillies, comme pour l’activité industrielle, sur la base des données fournies dans les documents comptables des sovkhozes, des MTS et des kolkhozes 74. Les chiffres de base concernant les exploitations des kolkhoziens, des ouvriers et des employés, mais aussi les exploitations individuelles, étaient fournis par la comptabilité effectuée par les soviets ruraux pour chaque cas. Outre cela, des rapports chiffrés sur les résultats de l’exécution du plan dans l’agriculture étaient publiés chaque année. Ainsi la production des données statistiques prit la forme d’une comptabilité courante qui s’éloigna de manière décisive d’une observation approfondie des phénomènes sociaux et économiques. La source administrative des données fut préférée à une collecte effectuée par des statisticiens ou des agents placés sous leur contrôle. Dans un tel contexte, les usages des enquêtes par sondage furent adaptés et les méthodes transformées. Les sondages utilisés pendant les années 1920 pour estimer les erreurs des enquêtes sur les surfaces ensemencées furent abandonnés 75. Les informations exhaustives fournies par les responsables des sovkhozes, des kolkhozes et des soviets ruraux leur furent préférées. Les méthodes de la statistique des rendements agricoles connurent également des changements. Le correspondant agricole, agent de base de la collecte des informations, suspect de sous-évaluer les données, fut remplacé en 1930 par un « agent plénipotentiaire de la statistique 76 ». À partir de 1933, la méthode d’estimation des rendements agricoles par sondage fut modifiée. La sélection des échantillons par tirage mécanique fut conservée, mais appliquée différemment. Dans certains cas, les champs de céréales étaient découpés en parcelles délimitées selon une superficie précise en mètres carrés. La quantité de grains provenant des épis coupés et ramassés lors de la moisson sur l’échantillon de parcelles servait à calculer le rendement moyen au mètre carré, puis à l’hectare. Dans d’autres cas, pour évaluer l’état des céréales sur pied, un échantillon de kolkhozes était 74. Boris S. IASTREMSKI et Valentin I. KHOTIMSKI (dir.), La Statistique. Bases pour une théorie générale, op. cit., p. 131. 75. Ibid. 76. Oupolnomotchennyï. Ces agents furent supprimés en 1937.

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constitué par tirage mécanique effectué à partir d’une liste de kolkhozes rangés dans un ordre croissant selon le niveau du rendement 77. À partir de 1935, le sondage fut utilisé en complément du dénombrement exhaustif pour contrôler l’effectif et la composition des troupeaux de bétail dans les kolkhozes et sovkhozes. Le dénombrement annuel des têtes de bétail dans ces structures collectives était effectué de manière administrative, sur la base de l’envoi par celles-ci d’un document d’inventaire. En revanche, l’effectif du bétail possédé personnellement par les paysans était estimé par sondage sur la base de visites de contrôle effectuées par des agents recenseurs dans un échantillon d’au moins 10 % des exploitations. Dans ce cas-ci, le maintien de l’enquête était associé au contrôle. Les nouveaux usages de la statistique d’État dans les années 1930 affectèrent également les enquêtes dynamiques, qui furent supprimées dès 1930. Dans la continuité des transformations qu’elles avaient connues à la fin des années 1920, les études de budget virent leurs méthodes adaptées à de nouveaux objectifs. La population observée fut en priorité celle des ouvriers et des kolkhoziens. La manière de constituer l’échantillon d’observation des budgets des familles ouvrières montre toutefois que la méthode du choix des unités types restait privilégiée pour ce genre d’enquête. Les familles étaient choisies au sein de groupes types constitués selon des caractéristiques jugées typiques par rapport à différents critères, dont la branche industrielle d’emploi des individus, la qualification et le salaire. Une fois les groupes types constitués, les familles étaient sélectionnées par tirage mécanique. Cette combinaison entre la méthode des unités types et le tirage mécanique semble caractéristique des enquêtes par sondage pendant les années 1930, comme dans la décennie précédente.

77. Boris S. IASTREMSKI et Valentin I. KHOTIMSKI (dir.), La Statistique. Bases pour une théorie générale, op. cit., p. 193.

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Combiner le hasard et le choix d’unités types Au début des années 1930, le procédé d’échantillonnage par choix raisonné d’aires d’enquêtes et d’unités types restait encore largement pratiqué, en particulier dans le domaine de la statistique agricole. Dans le manuel de théorie statistique de référence publié par la TsSOu en 1936 78, il continuait à être présenté comme complémentaire au tirage aléatoire : « Les deux méthodes d’échantillonnage (quand elles sont utilisées correctement) ne se contredisent en aucune façon, mais, au contraire, se complètent l’une l’autre. L’échantillon d’unités types suppose que la sélection de celles-ci est opérée non pas à partir de l’ensemble total en entier, mais à partir de chaque groupe typique séparément. Et c’est dans le groupe typique qu’est effectuée la sélection par tirage aléatoire 79. »

Les auteurs précisaient : « Au fond, l’échantillon aléatoire, c’est-à-dire celui constitué par tirage aléatoire dans l’ensemble total, est moins précis que le tirage au hasard effectué dans chaque groupe typique séparément 80. »

Même si le traité d’A. G. Kovalevski n’était toujours pas mentionné dans le chapitre de ce manuel consacré aux sondages, on reconnaît bien là une des idées de base du sondage par strate formulées en 1924. Toutefois, un glissement est opéré ici : au lieu d’un découpage de l’ensemble masse en strates le plus homogènes possible, les auteurs effectuent un découpage en « groupes typiques ». Si une telle présentation semble s’inscrire dans la parenté déjà repérée, dans la théorie de Kovalevski, entre le découpage en aires à caractères spécifiques et celui en strates homogènes, elle revêt pourtant une signification pratique et théorique qui semble tout autre. Cette combinaison du choix de « groupes typiques » avec le tirage aléatoire, appelée ici « échantillon

78. Ibid. 79. Ibid., p. 171-172. 80. Ibid.

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aléatoire stratifié 81 » ou « stratification typique 82 », répond à la nécessité d’opérer d’abord un découpage raisonné du réel en catégories pertinentes pour l’analyse de la structure de classe ou des différents types de structures de production agricole ou industrielle : « Dans l’ensemble des terres ensemencées, il est nécessaire de choisir un nombre relativement petit de parcelles dont le rendement moyen corresponde avec celui de l’ensemble des emblavures. Si l’on veut constituer un échantillon selon la méthode aléatoire à proprement parler, alors il faudrait diviser toute la surface des terres ensemencées en parcelles et ensuite, en procédant à un tirage au sort, prendre celles sur lesquelles le sort est tombé. Un tel procédé de sélection, dans le cas d’un nombre suffisant de parcelles choisies, donnerait des résultats pleinement satisfaisants en ce qui concerne le rendement moyen. Cependant il est plus avantageux de diviser toute la surface de terres ensemencées en groupes typiques. Toute la surface ensemencée peut être alors répartie par catégories d’exploitations (sovkhozes, kolkhozes, exploitants individuels). Une telle division constitue déjà des parties qui ont un rendement plus homogène. C’est pourquoi un échantillon construit dans chaque catégorie d’exploitations séparément donne un résultat plus précis 83. »

Dans une telle optique, le tirage aléatoire, loi du hasard, ne peut donc être envisagé qu’à l’intérieur d’un découpage préalable de la réalité maîtrisé par la main de l’homme guidée par la théorie marxiste de l’analyse de l’économie et de la société. On ne peut laisser agir le hasard qu’enserré dans un cadre délimité par le raisonnement humain, qui est ici politique. En cela la stratification présentée dans ce manuel de 1936 diffère de celle formulée par Kovalevski en 1924. Elle en reprend toutefois un procédé qui, plus largement, semble avoir caractérisé la statistique administrative russe après comme avant 1917 : le tirage mécanique est jugé fournir des résultats plus précis qu’un tirage au sort au sens strictement aléatoire du terme : 81. Raïonirovannyï sloutchaïnyï otbor. 82. Tipitcheskoe raïonirovanie. 83. Boris S. IASTREMSKI et Valentin I. KHOTIMSKI (dir.), La Statistique. Bases pour une théorie générale, op. cit., p. 172

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« Un échantillon sélectionné par tirage mécanique présente, bien que ce ne soit pas à un degré significatif, les caractéristiques d’un échantillon typique et, par conséquent, donne des résultats plus précis que justement un tirage aléatoire 84. »

Ici aussi, on retrouve exprimé le lien, qui semble caractéristique de la statistique administrative russe et soviétique entre 1900 et 1940, entre la conception du tirage mécanique et l’idée du type, le tirage mécanique présentant les mêmes avantages que le choix raisonné d’unités types, à savoir la répartition régulière sur l’ensemble masse des unités de l’échantillon. La clé d’une telle relation est donnée un peu plus loin dans le manuel : « Dans le cas d’un tirage mécanique, l’ensemble masse est divisé en une grande quantité de strates par n’importe quel procédé mécanique, et dans une seule strate on prend seulement une unité ; en outre, d’un point de vue théorique, la sélection de cette unité doit être effectuée par tirage au sort 85. »

Le raisonnement est identique à celui développé par Kovalevski : le tirage mécanique revient à diviser un ensemble masse en un très grand nombre de strates, d’autant plus petites que le taux de sondage est élevé. Un tel procédé permet de garantir la régularité de la répartition des unités de l’échantillon dans l’ensemble masse et donc la faible dispersion du caractère étudié. Kovalevski avait démontré que la combinaison entre le tirage mécanique et la constitution de strates le plus homogènes possible permettait d’augmenter la précision des résultats d’une enquête par sondage ; pour leur part, les auteurs de ce manuel estiment que le tirage mécanique effectué dans des catégories constituées selon la méthode typique donne des résultats plus précis qu’un échantillon tiré de manière strictement aléatoire. Ainsi se trouvait légitimée la constitution a priori de catégories conformes à l’analyse marxiste de la structure de la société en classes. Ainsi également était trouvée une manière de concilier une forme de tirage au hasard, qui impliquait d’admettre l’idée de l’incertain, et la volonté politique de 84. Ibid., p. 172-173. 85. Ibid., p. 193.

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contrôle des outils statistiques. Ainsi, enfin, la théorie des probabilités pouvait être présentée comme non contradictoire avec l’action volontariste de l’État. Le type ne cédait donc pas devant l’aléatoire. Son usage, dans les années 1930, fut adapté aux besoins de la construction d’une économie et d’une société collectivisées. Persistance des doutes face à l’aléatoire Au milieu des années 1930, le recours au tirage aléatoire était encore l’objet d’hésitations et de discussions entre statisticiens. Il restait associé à certains types d’enquêtes et à la technique du tirage mécanique. Lors des purges qui suivirent le recensement de 1937, les tensions politiques au sein de l’administration statistique tendirent à obscurcir le débat technique. Un exemple local permet de montrer un écho sur le terrain des débats politiques au sujet des méthodes d’échantillonnage. À Saratov, comme dans d’autres régions, de nombreux conflits entre le directeur de la comptabilité de l’économie nationale et les statisticiens du Parti émaillèrent les années 1934-1937. En mars 1936, à la veille du recensement de janvier 1937, les divergences portèrent sur l’application du tirage mécanique à la constitution des échantillons. Résultats d’un sondage aléatoire et directives politiques centrales pouvaient effectivement ne pas converger. En raison de cela, la constitution par tirage mécanique d’un échantillon de kolkhozes fut au cœur des violentes accusations portées contre le directeur de la comptabilité de l’économie nationale de Saratov, Efim I. Kovalev 86, et qui figurèrent parmi les motifs de son exclusion du Parti : « Dans le secteur des budgets des kolkhozes, il y a sabotage. Cela s’est exprimé de manière notoire par le choix erroné des kolkhozes de l’enquête qui, en suivant l’instruction de la Direction de la comptabilité de l’économie nationale, ont été sélectionnés par un tirage mécanique, en dépit du fait que

86. Efim I. Kovalev fut victime des purges de 1937.

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l’instruction elle-même de la Direction de la comptabilité de l’économie nationale était dépourvue de contenu politique 87. »

Quoi de moins étonnant qu’une instruction statistique sans contenu politique ? Pour la cellule du Parti de la direction régionale de la comptabilité de Saratov, cela n’était pourtant pas chose aussi évidente et son président poursuivit : « D’après cette instruction, à la suite du tirage mécanique, on a pris des exploitations ayant des ressources matérielles faibles, ce qui minore le niveau économique des kolkhozes de notre région. Kovalev, en tant que directeur de la comptabilité de l’économie nationale de la région et responsable direct du secteur des budgets des kolkhozes, a, grâce à cette instruction, pratiqué le sabotage de l’enquête budgétaire des kolkhoziens 88. »

Une accusation du même genre, portée quelque temps auparavant par un statisticien activiste du Parti, M. P. Teleguine, engagé en mai 1937, aide à replacer la situation de Saratov dans le contexte de la campagne des purges qui a touché les bureaux régionaux de la Direction de la comptabilité de l’économie nationale à partir du début de l’été 1937 89 : « Il faut faire d’urgence une purge de l’appareil de la direction de la comptabilité de la région. La sélection des exploitations agricoles dans le secteur des budgets des kolkhoziens est faite par tirage mécanique, une méthode qui ne vaut rien, qui, de plus, aboutit à un choix erroné. On est en présence d’une incurie politique. Il faut traiter de manière critique le travail des spécialistes. […] Il me semble que l’instruction concernant le procédé d’échantillonnage est empreinte de sabotage, et nous l’avons utilisée. Nous ne savions pas que, à la Direction centrale de la comptabilité, les saboteurs et les espions ont été démasqués 90. »

87. TsKhDNISO, 342/1/4/l-30ob. 88. Ibid. 89. À ce sujet, voir A. G. VOLKOV, « Le recensement de la population de 1937. Mensonges et vérité », art. cit., 1992, p. 52-53. 90. TsKhDNISO, 342/1/4/27ob.

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Voix du Parti, voix du centre, celle de M. P. Teleguine faisait écho à la campagne d’accusations menée par le Parti contre l’ensemble des organes de la Direction de la comptabilité de l’économie nationale, suspectée de falsification de la réalité par les chiffres. La logique du plan s’accommodait mal de l’incertitude et du hasard. Les hésitations des statisticiens face à l’usage de certaines notions donnèrent une autorité d’autant plus grande à l’argument politique. Ainsi, comme l’échantillon aléatoire ne contenait pas tous les individus, le procédé utilisé pour sa constitution pouvait laisser plus facilement libre cours aux soupçons de sabotage, les critères de détermination de l’échantillon étant dans les seules mains des statisticiens et non dans celles de responsables du Parti. Face à des résultats non conformes au discours politique, il était aisé pour ces derniers d’accuser les premiers de sabotage et le tirage mécanique de cacher la main d’un saboteur. Pourtant, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il demeurait la technique de tirage au hasard la plus pratiquée par les statisticiens soviétiques 91.

91. À partir de 1939, le tirage aléatoire au sens pur du terme fut utilisé dans certains cas, et appliqué notamment au calcul des indicateurs de contrôle des récoltes.

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Conclusion Contribution à l’histoire du stalinisme

Replacer les hommes et les femmes au centre de l’analyse de la formation des administrations de l’État stalinien nous a conduits à appréhender les comportements de chaque individu comme le produit de sa propre expérience et des jeux d’interactions dans lesquels il a été inséré à chaque étape de son parcours. Pour rendre ces attitudes intelligibles, nous sommes partis du sens que les individus donnent eux-mêmes à leur conduite, à leurs choix et à leurs décisions. Le fait de considérer les acteurs individuels comme des producteurs actifs du social, et non comme des agents passifs, amène à analyser le pouvoir non pas comme un dispositif mis en place et maîtrisé par un seul individu, c’està-dire comme un pouvoir personnel, ou par un seul groupe, c’est-à-dire une oligarchie, mais comme le produit d’un processus interactif entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés. Ceci pose alors la question du mode de participation des différents acteurs à la construction et à l’action de ce pouvoir. Il est donc essentiel de déterminer les formes de contingences qui accompagnent l’arrivée de dirigeants au pouvoir et leur maintien, mais aussi la marge de manœuvre et d’action de ceux qui l’incarnent et de ceux qui y sont soumis. La domination et la soumission se construisent à l’intérieur d’un cadre d’interactions qui ne doit pas être analysé de manière statique, mais dynamique. Plus les éléments du cadre politique et institutionnel se transforment rapidement, plus les parcours individuels se construisent de manière diversifiée, au carrefour de

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temporalités différentes 1. Le personnel d’une même administration est alors constitué d’individus dont les formes de l’expérience personnelle, familiale, professionnelle et sociale sont fortement hétérogènes et multiplient leurs lectures du présent. Le choix de reconstituer une histoire de la formation de l’État stalinien en partant des individus qui sont au cœur des administrations ne signifie pas pour autant que nous oublions le rôle joué par les institutions elles-mêmes, bien au contraire. Ces lieux regroupent des hommes et des femmes auxquels sont attribuées des responsabilités et une position hiérarchique dans la structure générale de gouvernement. Administrations ou comités du Parti, ils constituent, dans leur complexité, la base du fonctionnement de l’État. En regroupant des personnes, ils forment un creuset de rencontres, de réseaux, de solidarités et de conflits. Ainsi, l’action des statisticiens et des dirigeants politiques évoqués dans ce livre a été orientée par leurs parcours et leurs relations passés. Elle a aussi été façonnée et transformée au sein des institutions auxquelles chacun a appartenu. L’identité de chaque individu est modelée par son environnement professionnel ainsi que par ses origines, son parcours, les événements qu’il subit ou qu’il provoque tout au cours de sa vie et par son environnement social. Travailler dans l’administration statistique a orienté l’action ou la réaction des divers statisticiens. L’ami et l’ennemi, le collègue et le concurrent ont été définis dans ce contexte. L’institution devient alors un objet en soi. Créer ou modifier une administration entraîne des mouvements importants dans les jeux de solidarités et de conflits qui s’y nouent et qui orientent les décisions et les actions. De ce point de vue, choisir d’intégrer ou non la Direction de la statistique au sein du Gosplan, en 1930, n’est pas anodin. L’enjeu a été perçu clairement par ceux qui étaient à l’extérieur ou à l’intérieur de ces deux administrations : redéfinir les compétences de chaque institution a conduit inévitablement à modifier les limites de celles des individus qui y travaillaient. Les rôles et attitudes ont pu s’en trouver modifiés.

1. Bernard LEPETIT (dir.), Les Formes de l’expérience, une autre histoire sociale, Albin Michel, Paris, 1995.

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Collaboration, adhésion ou résistance ? Ces dernières années, divers travaux ont tenté d’interpréter en termes de collaboration ou de résistance différentes formes de participation active ou de non-adhésion à la mise en œuvre des mesures décidées par les dirigeants bolcheviques, puis par Staline et son entourage. Différentes manifestations de révolte dans la population ont été étudiées notamment 2. On pourrait être tenté d’appliquer cette grille de lecture à l’analyse du fonctionnement de l’administration statistique. Ainsi pourrait-on considérer que les statisticiens que nous avons observés participent à la formation de l’État stalinien, sans ambiguïté aucune. En effet, après la Révolution, ils construisent une de ses administrations de base. Un peu plus tard, certains remplacent, sans mot dire, ceux qui viennent d’être exclus par une purge, parfois même en critiquant leurs travaux et leurs actes. Observateurs privilégiés de toutes les catastrophes qui frappent l’URSS durant les deux décennies étudiées, ils constatent le mensonge tout en collectant les données. Les séries de décès qu’ils constituent confirment mieux que toute autre trace écrite l’existence d’une famine dramatique en 1933, alors qu’elle est niée par le pouvoir politique. Observateurs fins des campagnes, ils cherchent à estimer les conséquences démographiques de la collectivisation. Connaissant fort bien la diversité des sources de l’état civil, mais n’ayant pas accès à toutes les informations possédées par le commissariat aux Affaires intérieures, le NKVD, ils comprennent qu’ils ne disposent pas des données sur les décès et naissances enregistrées dans les camps. À la lumière de ces faits, les statisticiens peuvent être perçus comme des collaborateurs d’un État qui fait côtoyer le drame à chacun. Ils peuvent, en particulier, être soupçonnés de participer au mensonge car ils connaissent, plus que beaucoup d’autres, la distance entre l’information brute et celle qui est publiée, entre le discours sur les succès et les traces indélébiles des échecs. Si leurs responsables ne 2. Voir récemment « L’État en proie au social », Le Mouvement social, nº 196, 2001. Ce numéro spécial sur l’URSS a été publié également sous la forme d’un livre : Jean-Paul DEPRETTO (dir.), Pouvoirs et société en Union soviétique, Éditions de l’Atelier, Paris, 2002.

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participent pas directement à la répression qui frappe régulièrement la Direction de la statistique, à quelques rares exceptions près, ils en sont toutefois des témoins qui ne protestent guère. Quant aux nouveaux venus, ils ne peuvent ignorer qu’ils remplacent des hommes ou des femmes qui, pour une partie d’entre eux, ont été évincés. Enfin, par leur travail, les statisticiens semblent adhérer à un projet politique d’ensemble fondé sur la mise en place d’une économie planifiée et d’une société gérée par décret, mais aussi sur la volonté de modifier en profondeur les comportements individuels. Cependant, ils décrivent les diverses catastrophes démographiques et rédigent des rapports qui, derrière leur prudence, offrent au regard une réalité sans fard. Bien plus, ils s’opposent à la manipulation des chiffres quand, en 1937 comme en 1934, ils expliquent aux instances supérieures du pouvoir, dans un style administratif mais précis, l’ampleur des drames humains qui frappent le pays. Plus généralement, tout au long des années 1920 et 1930, ils défendent jusqu’au bout les résultats de leurs enquêtes, même si ces données desservent les dirigeants politiques les plus importants et contredisent leurs déclarations officielles. Dans certains cas, quand leur travail ou leur propre personne sont mis en cause, ils les interpellent directement, parfois violemment. En 1934-1935, par exemple, ils s’opposent au puissant NKVD lorsqu’ils discréditent les arguments tenus par ses responsables. Ils font donc acte de résistance et deviennent, aux yeux de Staline et de ses proches, des « saboteurs » ou des « ennemis du peuple ». Soupçonnés d’organiser ou de participer à des complots orientés vers la destruction du pouvoir en place, ils sont qualifiés de contre-révolutionnaires voulant porter atteinte aux principes mêmes du communisme, de la dictature du prolétariat et de la direction par le parti unique. Ils sont alors arrêtés au même titre que n’importe quel opposant. Certains seront déportés ou fusillés. Ceux qui survivront à une accusation occuperont ensuite une position subalterne dans laquelle ils perdent toute forme d’identification à leur corps professionnel d’origine. En réalité, dans bien des cas, ce sont les mêmes individus qui collaborent et qui résistent. Ce mélange d’attitudes montre bien à quel point les concepts de résistance et de

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collaboration, souvent utilisés aujourd’hui pour analyser la relation à un pouvoir autoritaire, ne peuvent pas suffire ici. Cette grille d’interprétation sert plus souvent à étudier l’attitude des masses populaires que celle des élites intellectuelles. Ceci explique que, si le concept de résistance est central, celui de collaboration est plutôt interprété en termes d’adhésion. Les comportements des paysans 3 et des habitants des villes sont couramment étudiés à travers le filtre des rapports de police 4. L’adhésion est parfois interprétée dans le cadre plus large de la naissance d’une culture communiste 5. Une telle question exige toutefois des éclaircissements pour que l’usage de tels concepts ne se réduise pas à l’idée de révolte ou de passivité. Parler de résistance ou de collaboration suppose, en effet, une intention claire de la part des acteurs, mais aussi un projet qui dépasse l’état d’une simple révolte contre l’autorité immédiate. En outre, le terme de résistance est associé, le plus souvent, à l’idée d’un comportement de groupe plutôt qu’à une attitude individuelle. De fait, bien plus qu’une résistance, les manifestations de révolte ou de contestation expriment souvent une forme d’incompréhension du projet stalinien, voire même traduisent son inintelligibilité. Tant que l’on raisonne avec l’hypothèse de l’intentionnalité, on reste dans une explication de type déterministe qui tend à gommer la part d’incertitudes et d’ajustements successifs des comportements des différents acteurs de ce drame historique. Parler de résistance implique que les groupes 3. Sheila FITZPATRICK, Stalin’s Peasants — Resistance & Survival in the Russian Village After Collectivization, op. cit. ; Lynne VIOLA, Peasant Rebels under Stalin — Collectivization and the Culture of Peasant Resistance, op. cit. ; Lynne VIOLA, « Popular Resistance in the Stalinist 1930s : Soliloquy of Devil’s Advocate », Kritika, nº 1 (1), 2000, p. 45-70 ; Lynne VIOLA, Serguei JOURAVLEV, Tracy MACDONALD et Andreï MELNIK, La Campagne de la région de Riazan dans les années 1929-1930, Chroniques du vertige. Documents et matériaux, Universitet TorontoGosoudarstvennyï Arkhiv Riazanskoï oblasti, Rosspen, Moscou-Toronto, 1998 ; L. BORISSOVA, V. DANILOV, N. IVNITSKI, V. KONDRACHINE, T. GOLYCHKINA, V. GOUSSATCHENKO, A. NIKOLAEV et N. TARKHOVA, Les Campagnes soviétiques vues par la Tchéka-OGPOu — Documents et matériaux (t. I, 1918-1922), Rosspen, Moscou, 1998. 4. Sarah DAVIES, Popular Opinion in Stalin’s Russia. Terror, Propaganda, and Dissent, 1934-1941, Cambridge University Press, Cambridge, 1997 ; Nicolas WERTH et Gaël MOULLEC, Rapports secrets soviétiques, 1921-1991, la société russe dans les documents confidentiels, Gallimard, Paris, 1994. 5. Stephen KOTKIN, Magnetic Mountain — Stalinism as a Civilization, University of California Press, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1995.

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concernés ne réagissent pas simplement face à une autorité locale, qu’ils perçoivent comme directement responsable de leurs maux, mais qu’ils manifestent bien une hostilité à des décisions politiques qui expriment la mise en place d’un nouveau système d’organisation ou de pouvoir sur les hommes 6 . Or, dans le contexte soviétique, une révolte paysanne peut être seulement l’expression d’une réaction par rapport à une réquisition forcée de blés, une simple réaction violente face à des hommes qui viennent perquisitionner et confisquer des grains. Nommer résistance un tel comportement donne à ces actes de violence une dimension qu’ils n’ont pas. En revanche, le fait de se révolter contre la collectivisation, ressentie comme remise en cause profonde de l’organisation du monde paysan, peut être apparenté à un mouvement de résistance. L’historien de cette période se heurte à un autre problème qui concerne plutôt le comportement des élites et touche à l’analyse de la logique policière du stalinisme. En attribuant une rationalité aux actes ou aux mouvements d’opposition, on les transforme en résistance alors qu’ils pouvaient ne pas être perçus comme tels par les personnes jugées et condamnées. Pour Michael David-Fox, « l’État peut autant échouer à enregistrer une résistance, que l’imaginer, la créer et l’inventer 7 ». La machine policière et juridique stalinienne a reposé, en effet, sur des dénonciations qui ont contribué à construire des logiques qui a posteriori peuvent être interprétées comme des formes bien définies de résistance 8. Trois catégories de comportements d’opposition étaient utilisées dans les procédures d’accusation. Certaines étaient fondées sur l’existence supposée de parentés idéologiques, ce qui revenait à dénoncer un tel comme trotskiste ou un autre comme boukharino-zinovieviste 9 . La constitution de réseaux d’individus représentait une deuxième catégorie d’accusation, qui faisait peser sur les personnes concernées le 6. Lynne VIOLA, « Popular Resistance in the Stalinist 1930s : Soliloquy of Devil’s Advocate », art. cit. 7. Michael D AVID -F OX , « Whither Resistance ? », Kritika, nº (1) 1, 2000, p. 161-166. 8. Gabor Tamas RITTERSPORN, Simplifications staliniennes et complications soviétiques : Tensions sociales et conflits politiques en URSS (1933-1953), Éditions Archives contemporaines, Paris, 1988 ; Peter H. SOLOMON, Soviet Criminal Justice under Stalin, op. cit. 9. Anathème formé à partir des noms de Boukharine et Zinoviev.

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soupçon de fomenter un complot formellement organisé et visant à détruire l’État stalinien de l’intérieur. Tout réseau, professionnel ou amical, était susceptible d’être l’objet d’une telle accusation. Enfin, troisième grande catégorie d’accusation, celle de sabotage visait à dénoncer des actions interprétées comme volonté de détruire les fondements du système en place. Toutes ces accusations étaient construites, pour les nécessités des procès, par les organes de répression et non par les acteurs eux-mêmes. En particulier, les éléments de la vie professionnelle courante étaient interprétés par les enquêteurs du NKVD en usant de ces trois catégories. Ainsi, un travail mal fait, par incompétence ou par désintérêt, pouvait être assimilé à un sabotage intentionnel. De manière similaire, la réunion d’un groupe de professionnels, dans le cadre légitime et habituel de leur activité, pouvait devenir, si l’un des membres de ce groupe était arrêté, une preuve de la constitution d’un parti contre-révolutionnaire. Un acte simple de la vie professionnelle courante pouvait être assimilé à un comportement d’opposition. Une telle instrumentalisation des faits à des fins purement répressives impose donc la plus grande prudence pour comprendre et restituer les idées et les actes des individus et des groupes que l’on étudie. La tâche est d’autant plus compliquée quand les accusés eux-mêmes, soumis à la pression des organes répressifs, reprennent à leur compte la reconstruction des faits élaborée par ces derniers. Aussi, au-delà d’une simple interprétation en termes de collaboration et résistance, d’autres éléments de réponses nous semblent devoir être apportés à la question de la nature de la participation de chacun à une histoire aussi violente. Tout d’abord, qui a le pouvoir de construire un État autoritaire et de réprimer ? Peut-on repérer une telle intention suivie de tels effets ? N’est-il pas plus productif de replacer la question de la construction des processus d’élaboration du pouvoir dans le cadre des interactions entre individus et entre groupes au sein d’un champ institutionnel et politique défini, dont les limites varient elles-mêmes en fonction de contingences ou d’événements extérieurs, la guerre ou la famine par exemple ? D’un côté, quelle est la part d’imposition autoritaire des décisions prises par Staline et quelques membres du Politburo, et quelle est la part d’action, voire de violence des relais institutionnels du pouvoir dans les

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administrations et en province ? D’un autre côté, dans quelle mesure une part de passivité des individus peut laisser place aux stratégies du pouvoir ? Comment, donc, cerner le jeu complexe des interactions qui permet à une forme de violence du pouvoir de s’exercer à moment donné ? Comment identifier le rôle de chacun dans la constitution du socle d’un pouvoir total ? Chacun subit-il la décision et les stratégies de Staline ou de quelques membres du Politburo ou bien chacun participe-t-il à son propre niveau à la constitution et au maintien d’un tel État ? Ces questions se justifient d’autant plus dans le cas de l’étude d’une administration centrale. En effet, à la différence des paysans ou des ouvriers, les élites administratives ont directement accès au pouvoir central. De ce fait, elles sont une composante de l’exercice de cette autorité. Cette situation renvoie aux questions posées par la participation au pouvoir des élites administratives ou économiques dans la France de Vichy 10, l’Italie fasciste ou l’Allemagne nazie. Bien plus que de manifestation de violence ou de révolte, il s’agit ici de participation. Dans ce cas, est-il pertinent d’user des termes de collaboration et de résistance pour analyser la forme de la participation de hauts fonctionnaires à la mise en œuvre des mesures du pouvoir politique en place ? Le débat a été posé en ces termes par de hauts fonctionnaires français comme François Bloch-Lainé et Claude Gruson 11. La question était sous-jacente à celui qui a porté récemment sur la personnalité de René Carmille, premier directeur de l’institution ancêtre directe de l’INSEE, mise en place par Pétain, le Service national de la statistique 12. L’observation de l’attitude des statisticiens soviétiques dans leur travail et face aux exigences des dirigeants politiques, durant les années 1920 et 1930, apporte une réponse. Au cœur de l’administration d’État stalinienne se sont entremêlées des références propres aux catégories de construction de la réalité utilisées par Staline et ses proches et des valeurs 10. Voir Marc Olivier BARUCH, Servir l’État français. L’administration en France de 1940 à 1944, op. cit. 11. François B LOCH -L AINÉ et Claude G RUSON , Hauts fonctionnaires sous l’Occupation, Odile Jacob, Paris, 1996. 12. Jean-Pierre AZÉMA, Raymond LÉVY-BRUHL et Béatrice TOUCHELAY, Mission d’analyse historique sur le système de statistique français de 1940 à 1945, miméo, Paris, 1998.

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professionnelles pour partie héritées de l’ancien régime et pour partie imprégnées des exigences de la construction d’un nouveau type d’économie et de société. Les conflits entre statisticiens et dirigeants qui ont jalonné les années 1920 et 1930 témoignent, selon les moments, soit de la difficulté, soit du refus des premiers à adapter les formes de la production des données, voire les chiffres, aux souhaits ou aux exigences des seconds. Cette confrontation s’est déroulée sur fond de directives et de mesures contradictoires et changeantes. Là réside une des grandes caractéristiques du mode d’expression du pouvoir stalinien : l’absence d’un message clair, logique et intelligible des principaux responsables politiques en direction de l’administration explique en partie l’échec de la construction d’un État stalinien cohérent. Cette absence de cohérence a une conséquence paradoxale : le développement d’« espaces de liberté » temporaires dans lesquels s’inscrivent les administrateurs tant qu’aucune limite n’est posée. À ces moments, ceux-ci développent des outils correspondant à leurs propres conceptions, euxmêmes étant souvent porteurs de projets politiques différents de celui des gouvernants. Le projet des statisticiens pourrait être qualifié de projet d’ingénierie sociale, même si ce terme peut sembler un peu anachronique 13. Ainsi la statistique serait au fondement de la mise en place d’un État moderne, au-dessus du politique et au service d’une réelle gestion du social. Les outils de la statistique permettraient de dire ce qui est et de conseiller ce qui doit être. Ici, le projet politique est soumis au projet scientifique, qui est également un projet social. En dévoilant les choses cachées, la statistique détermine le champ des possibles. Elle devient l’auxiliaire indispensable du politique. Ce projet peut être qualifié de réaliste, voire d’objectiviste ou de scientiste. Il diffère pourtant de la mise en pratique par les bolcheviks, puis par Staline, de leur discours sur l’État savant. 13. Sur les ingénieurs sociaux et la statistique au XIXe siècle, voir notamment Alain DESROSIÈRES, « L’ingénieur d’État et le père de famille. Émile Cheysson et la statistique », Annales des mines, série « Gérer et comprendre », nº 2, 1986, p. 66-80 ; Antoine SAVOYE, « Une réponse originale aux problèmes sociaux, l’ingénierie sociale (1885-1914) », Vie sociale, nº 8-9, 1987, p. 485-505.

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Pour ceux-ci, même si la connaissance doit être utilisée pour guider l’action, le projet politique précède le projet scientifique. La science ne jouit pas du même statut, son rôle n’est pas d’éclairer le projet politique, mais de permettre sa réussite. Elle n’a plus pour fonction première de dévoiler les choses cachées, puisque la « réalité socialiste » est construite. Elle doit donc être au service de cette construction, la fonder et la légitimer. Quand ce n’est pas le cas, elle est qualifiée de « bourgeoise » et renvoyée dans le champ de l’idéologie. Elle est alors elle-même à reconstruire. À une nouvelle théorie du politique et du social doit correspondre une autre analyse de la « réalité ». Cependant ce projet ne peut dénier à la statistique un rôle central. Le pouvoir politique tire sa légitimité de la science, et la statistique fournit un des supports essentiels d’un gouvernement de la science. Cela est d’autant plus vrai que, dans une société et une économie administrées, la planification constituée sur un socle de chiffres est l’un des noyaux de cette administration des hommes. Ce projet est contradictoire par nature. Il faut des données statistiques pour en assurer le caractère scientifique, mais les chiffres doivent, en même temps, justifier l’action de l’État et, bien plus, légitimer la nature de celui-ci quand il s’agit, par exemple, des chiffres de la collectivisation ou des résultats du plan. Dès lors, aucun désaccord entre les chiffres et le discours politique n’est acceptable. Ces deux projets, des statisticiens et des dirigeants politiques, peuvent être considérés comme deux pôles entre lesquels d’autres peuvent occuper une position intermédiaire. C’est le cas notamment de celui des administrateurs du Gosplan, Comité d’État à la planification, rival de celui de la Direction de la statistique, avant que celle-ci ne tombe sous sa tutelle. Le Gosplan utilise des données statistiques pour élaborer les plans qui orientent l’économie, puis en dictent les conditions. Mais, tout en fixant des objectifs à atteindre, il construit également des chiffres fictifs qui doivent devenir, et deviennent souvent, les chiffres observés dans le futur. Dans ces conditions, la confrontation entre deux comportements professionnels différents ne pouvait que conduire à l’affrontement. Cette contradiction, inhérente au fonctionnement de l’administration statistique d’État dès 1919, s’est

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aggravée à partir de 1924. Sa mise en évidence et l’histoire de son mode de résolution éclairent tout autant le mode de gouvernement stalinien que la nature de l’État. L’évolution de cette confrontation peut alors être prise comme un révélateur du processus de construction de l’État soviétique. Enfin, peut-on parler d’une résistance globale au stalinisme ? En réalité, cette notion nous semble être avant tout le résultat d’une construction d’historien. Même les travaux sur les campagnes qui utilisent largement ces concepts 14 identifient des conflits locaux qui mettent en relation et en opposition des groupes ou des individus situés à des niveaux de l’organisation sociale proches d’eux. Lorsqu’il y a occupation d’un territoire et mise en place d’un gouvernement collaborateur, ceux qui participent, et donc collaborent, et ceux qui résistent peuvent être relativement bien délimités. De la même manière, lors d’une rupture révolutionnaire bien identifiée, par exemple juste après la Révolution russe, la résistance peut être comprise comme une opposition à un nouveau système politique. Mais, après quelques années, lorsque toutes les formes institutionnelles ont été fondées autour d’une organisation particulière, les manifestations d’opposition s’expriment beaucoup plus par rapport à des logiques locales, sur un territoire ou à l’intérieur d’une institution, non identifiées comme faisant partie d’un système contre lequel on lutte a priori 15. Seule une reconstruction a posteriori peut les interpréter comme résistance, ce qui n’a guère d’intérêt pour comprendre la nature même et la construction de l’action des individus. Retour sur la notion d’État stalinien Si l’approche usant des notions de collaboration ou de résistance a permis de mettre en question celle même d’État totalitaire en insistant sur les espaces d’expression autonome et les manifestations de révolte, elle reste néanmoins muette

14. Voir notamment les travaux cités note 3. 15. Donald J. RALEIGH (ed.), Provincial Landscape. Local Dimension of Soviet Power, 1917-1953, University of Pittsburgh Press, Pittsburgh, 2001.

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sur le processus de formation de l’État stalinien et sur sa nature 16. De ce point de vue, elle constituerait même un obstacle pour l’analyse car, en fin de compte, raisonner en termes de résistance ou de collaboration laisse de côté la question complexe des fondements sociaux de la construction d’un État quel qu’il soit, et prend la notion d’État stalinien telle quelle sans l’interroger. Or, un État n’est pas une construction institutionnelle pure, isolée de la société, qui serait en quelque sorte le produit des seules élites dirigeantes. D’une part, celles-ci parviennent au pouvoir dans un contexte politique donné, qui est également un contexte social. D’autre part, une fois parvenues au pouvoir, elles ne s’y maintiennent qu’en élaborant des stratégies en réponse à ce qu’elles perçoivent du niveau d’adhésion de la société civile à leur mode de gouvernement. L’État est une construction sociale des hommes et le maintien d’un groupe de dirigeants à sa tête est le résultat de processus interactifs avec le reste de la société, que ce soit sous la forme extrême d’une violence brutale ou sous la forme, plus courante, de la violence symbolique 17. Dans le cas de l’État stalinien, la violence la plus brutale n’excluait pas la violence symbolique. Ceci pose alors une double question, celle du niveau d’adhésion au régime de la population et des différents groupes sociaux, et surtout celle de son contenu. Sur quoi repose cette adhésion ? Celle-ci ne peut pas être appréhendée comme passive. Elle peut être le résultat de conflits qui aboutissent à une forme de compromis, ce qui, dans ce cas, apparaît comme une forme d’adhésion vigilante, et jamais définitive. Elle peut être également le produit de stratégies individuelles ou collectives pour l’accès à certains types de biens, matériels ou symboliques, ou à certaines positions sociales ou professionnelles. La réintroduction de ces logiques sociales dans l’analyse de la construction de l’État stalinien est nécessaire pour expliquer sa formation et surtout son maintien 18. Par ailleurs, le débat 16. Alain BLUM, « Oublier l’État pour comprendre la Russie ? (XIXe-XXe siècles) », art. cit. ; Claudio S. INGERFLOM, « Oublier l’État pour comprendre la Russie ? (XVIeXIXe siècle) : excursion historiographique », art. cit. 17. Voir Pierre BOURDIEU, Choses dites, Éditions de Minuit, Paris, 1987. 18. Voir notamment Moshe LEWIN, Russia/USSR/Russia : The Drive and Drift of a Superstate, The New Press, New York, 1995 ; Sabine DULLIN, « Les interpréta-

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autour du totalitarisme a souvent occulté la complexité de l’organisation du commandement, et plus généralement des formes du gouvernement stalinien. Tout comme l’arrivée au pouvoir des bolcheviks en 1917 s’est appuyée, dans un premier temps, sur une administration dont le personnel était largement hérité de la période tsariste, le gouvernement stalinien n’a pas reposé sur un personnel administratif homogène. Différentes strates d’employés et de professionnels se sont superposées jusqu’à la fin des années 1930. Jusqu’aux purges de cette période, le monde social des administrations soviétiques est resté marqué par la diversité, même si celle-ci a été progressivement de moins en moins forte. N’appréhender l’action du pouvoir central qu’à travers la puissance du parti communiste ou le commandement de quelques-uns, du Politburo ou de Staline lui-même, tend à sous-estimer le rôle effectif du monde de l’administration. L’activité des différents services administratifs vise à mettre en application ses lois et ses directives. De ce fait, elle constitue un espace de tensions et de négociations. Toute contestation, toute difficulté d’application d’un texte réglementaire peuvent être considérées comme révélatrices du projet des hommes au pouvoir, tout autant que de l’attitude des citoyens et des fonctionnaires eux-mêmes face à ce projet. Étudier les ratés du système aide alors à comprendre la logique de l’ensemble. À cet égard, l’étude du fonctionnement d’une administration stratégique comme l’administration statistique est essentielle pour mettre en lumière les pratiques de commandement et de gestion du groupe des hommes au pouvoir. Deux voies pouvaient être empruntées pour analyser l’élaboration des mécanismes du pouvoir stalinien. L’une aurait consisté à rechercher un projet initial, à reconstituer une démarche intentionnelle, ce qui aurait conduit à s’efforcer de mettre en évidence une tension permanente vers un État dont la forme aurait été élaborée dès le milieu des années 1920. Il aurait fallu alors repérer les signes, dans les discours et les actions, qui nous auraient permis de trouver tôt les traces d’une telle élaboration. En somme, le stalinisme aurait été construit dès la mort de Lénine, voire avant, tions françaises du système soviétique », in Michel DREYFUS et al. (éds), Le Siècle des communismes, op. cit., p. 47-65.

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et aurait constitué par conséquent un système développant les mêmes stratégies tout le long de son histoire, du moins jusqu’à l’acquisition par Staline d’un pouvoir personnel sans partage, après les grandes purges de 1937 et 1938. L’autre voie, que nous avons suivie, nous paraît restituer avec plus de fidélité la complexité du politique et du social. L’histoire stalinienne apparaît, en fait, comme l’expression d’un processus d’ajustement permanent, sans projet clairement défini de la part de Staline. Ou bien, si l’on peut parler de projet, c’est dans l’objectif d’établir et de conserver un pouvoir de moins en moins partagé, destiné à durer. Ceci éclaire le stalinisme sous un jour différent. Il peut être analysé comme un processus interactif dans lequel Staline joue, bien entendu, un rôle central, mais aussi construit ses décisions et ses actes non pas en suivant une logique déterminée à l’avance, mais en réaction à des situations jugées inopportunes, à des conflits et à des tensions. Il s’agit bien plus d’une logique d’action et de décision au coup par coup que d’un projet linéaire clairement établi et cohérent. La confrontation de projets hétérogènes et souvent contradictoires, de légitimités non établies, ou fondées sur des principes divers et peu cohérents, explique l’action des acteurs. Le pouvoir stalinien se fonde avant tout sur l’absence totale d’une légitimité définie qui assurerait l’autorité ou la domination. C’est dans ce cadre flou et fluctuant que se développent les conflits entre des pôles qui défendent des légitimités fondées sur des bases diverses. L’étude d’une administration particulière permet de caractériser le mode de gouvernement de Staline. Il s’agit de gouverner les gouvernants bien plus que les hommes. Staline est préoccupé avant tout par le respect des pouvoirs, par la maîtrise de son propre pouvoir, et non par le respect de la société. Celle-ci n’est sujet de préoccupation que comme objet de contrôle 19. L’accent a souvent été mis sur la disparition d’une société civile en Union soviétique. Bien que cette idée ne soit pas placée au centre de notre analyse, elle nous permet toutefois de souligner le fait qu’on ne peut séparer une réflexion sur le gouvernement des hommes d’une 19. David R. SHEARER, « Modernity and Backwardness on the Soviet Frontier : Western Siberia in the 1930s », in Donald J. RALEIGH (ed.), Provincial Landscape. Local Dimension of Soviet Power, 1917-1953, op. cit., p. 194-216.

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interrogation sur le type de formation sociale construite. Ici, la relation de domination a pour but la conservation d’un pouvoir personnel et unique et est dénuée de tout projet de transformation sociale. Ceci entraîne un paradoxe important. Si le projet bolchevique peut être présenté comme étant avant tout un projet de bouleversement social, il en va tout autrement du système de gouvernement stalinien, qui n’affirme pas un projet social. La différence est essentielle car elle est au centre d’une lecture de l’économie et de la société et d’une pratique contradictoires des acteurs de cette période, et au cœur d’un malentendu entre ceux qui, d’un côté, participent à la formation de l’État et à l’organisation de son administration et ceux qui, d’un autre côté, détruisent le résultat de leur action en remettant régulièrement en cause les attributions respectives et les fondements de l’autorité des institutions et des administrations sur lesquelles repose le fonctionnement de l’État. En raison de cela, il est difficile de parler d’État stalinien ; le terme de gouvernement stalinien paraît préférable. Nous avons souligné à quel point 1933 et 1937 sont deux années cruciales. Conséquence de l’échec des politiques de la fin des années 1920 et d’un déséquilibre économique et social impossible à maîtriser, elles mettent un terme aux tentatives de diverses élites administratives pour construire un État moderne tout en instituant définitivement un pouvoir sans partage de Staline. Mais aussi elles témoignent de l’échec de ce dernier à casser complètement les liens de connaissance, de reconnaissance et de solidarité entre individus ou entre groupes, qui font obstacle à l’établissement d’un pouvoir total sur la société. Autorité, légitimité et formes de violence La question de la nature de ce mode de gouvernement interroge donc la relation entre l’administration et les gouvernants, mais aussi les relations qui s’établissent entre administrateurs, qu’ils travaillent ou non au sein d’une même institution. Celles-ci sont constituées de rapports d’autorité reposant sur la reconnaissance de certaines formes de légitimité. Par légitimité nous entendons la reconnaissance par les autres d’un ensemble de prérogatives qui donne aux

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personnes ou aux institutions, du fait de leur position dans le processus de décision ou de leurs compétences dans un champ particulier, une voix prépondérante dans les décisions à prendre. L’autorité découle de la reconnaissance de cette légitimité par l’ensemble des personnes ou des institutions auxquelles s’adressent ces décisions. L’interrogation posée ci-dessus n’est pas nouvelle. Dans son analyse de la bureaucratie, Max Weber étudie les différents types de domination et de légitimité 20. Dans La Crise de la culture, Hannah Arendt s’interroge, pour sa part, sur la nature de l’autorité dans les régimes contemporains et sur la place de la Révolution comme source de légitimité 21. La Révolution n’est-elle pas la seule source de légitimité dans un État autoritaire qui ne se caractérise ni par une légitimité sacrée, ni par une légitimité démocratique ? En fait, dans l’histoire présentée ici, il y a tension permanente entre autorité et légitimité. Seule cette tension permet de comprendre les dynamiques observées et l’impossibilité de construire un État, à savoir une structure de pouvoir acceptée par tous, impliquant des relations hiérarchiques organisées sur la base de la reconnaissance de l’autorité de ceux qui dirigent. Le maintien de la légitimité de l’autorité suppose une certaine stabilité des signes fondant sa reconnaissance. Quand les positions relatives de deux institutions, la nature des liens hiérarchiques ou le corpus de connaissances reconnu comme expression d’une compétence spécifique sont régulièrement bouleversés, ces signes sont alors brouillés. À cet égard, le mode de fonctionnement de l’État bolchevique, et stalinien ensuite, repose sur une contradiction insoluble. En premier lieu, cet État s’est construit sur la base d’un bouleversement des positions de légitimité et des signes de reconnaissance de l’autorité. Par essence, l’affirmation du processus révolutionnaire bolchevique implique le fait qu’autorité et légitimité ne sont pas des notions abstraites, mais des positions en permanente élaboration et faisant régulièrement l’objet de redéfinitions. De ce fait, elles se trouvent au cœur d’un processus de luttes et de négociations entre personnes et institutions. Cette réalité prend une dimension particulière au sein des 20. Max WEBER, Économie et société, tome I, op. cit. 21. Hannah ARENDT, La Crise de la culture, op. cit.

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administrations. Ici, la place du centre politique comme ordonnateur et médiateur dans les conflits d’autorité nécessite qu’il possède une légitimité fondant son autorité. Or, dans les premières années qui suivent la révolution d’Octobre, il y a encore concurrence entre plusieurs sources de légitimité. Une telle situation conduit alors à la mise en place d’institutions spécifiques qui deviennent des instruments d’imposition de l’autorité, à défaut de fonder celle-ci sur une légitimité admise par tous. Cette question est d’autant plus complexe à analyser que le maintien de l’autorité du centre repose sur une remise en cause régulière des relations d’autorité et des signes fondant la reconnaissance de la légitimité acquise. Un brouillage régulier des règles du jeu sert au maintien de l’autorité. Que ce soit en incitant des conflits intérieurs ou en soutenant, tour à tour, une cellule du Parti dans son opposition à la direction d’une institution, puis cette dernière, ou bien en donnant à une partie du personnel, par ailleurs non identifiée de façon précise, le pouvoir de participer à des commissions de purge, le cercle politique central évite que ne s’établisse une stabilité des relations d’autorité. Ce faisant, il devient le seul arbitre décidant d’une stabilisation ou d’une rupture. L’instauration d’une forme de désordre sert au maintien d’une forme d’ordre, sous le contrôle d’organes politiques ou administratifs extérieurs aux institutions concernées. Ainsi, le cercle des dirigeants crée lui-même les éléments d’une contradiction forte dans le fonctionnement du pouvoir, puisqu’il court le risque que plus aucune base n’assure sa propre autorité et sa légitimité, si ce n’est l’héritage révolutionnaire. Or, la force de celui-ci faiblit avec le temps. Une autre contradiction interne caractérise l’effort de construction d’un État stalinien légitime. À défaut d’un fondement théocratique ou démocratique, l’affirmation du caractère scientifique de la construction de l’État et de ses pratiques de gouvernement sert à légitimer son autorité. En même temps, elle crée la base d’une autre forme de légitimité, professionnelle, au sein des institutions. En effet, les arguments sont donnés ainsi aux différents cadres spécialistes des administrations ayant une activité scientifique pour revendiquer la légitimité de leur position professionnelle et de leur discours. La recherche d’une légitimation de l’action

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par l’argument scientifique aboutit à instituer deux formes de légitimité parallèles et concurrentes au sein de ces administrations d’État, l’une politique, l’autre professionnelle. Cette contradiction est d’autant plus forte que, tout en ayant besoin de leurs compétences, les dirigeants politiques ne peuvent pas contrôler ces professionnels. La logique professionnelle fondée sur la raison scientifique échappe au contrôle politique. Le second élément de tension tient précisément à la forme de contrôle qui en découle. Ainsi l’étude des affrontements que le pouvoir politique cherche à instaurer est fondamentale pour comprendre comment les gouvernants peuvent manipuler les institutions pour les affaiblir. Cette tactique vise à faire perdre une partie de sa légitimité à l’une d’entre elles. Cependant, ce jeu peut se heurter à des logiques institutionnelles qui lui échappent. En effet, une administration rassemble en son sein un ou plusieurs groupes professionnels dont les membres se reconnaissent entre eux à travers des pratiques ou une formation communes. Productrice d’identité, elle crée des solidarités au sein d’un groupe, fonde un modèle d’autorité qui repose sur une légitimité reconnue par l’ensemble des membres du corps ainsi formé, mais qui, ici aussi, échappe aux gouvernants et entre en concurrence avec celle sur laquelle repose leur pouvoir. Enfin, le processus d’élaboration de nouvelles relations d’autorité implique de s’interroger sur la nature des liens entre les personnes. Ceci se justifie d’autant plus dans le cas d’une société dont les dirigeants postulent la suppression des liens fondés sur les appartenances sociales ou nationales. Quels liens verticaux ou transversaux, hiérarchiques ou horizontaux fondent la relation d’autorité ? Doit-on, à la suite de certains travaux, faire l’hypothèse de la domination de liens de surveillance sur des liens d’autorité, ce qui laisse alors de côté la question de la légitimité 22 ? Doit-on supposer que les liens hiérarchiques, perpétuellement remis en cause, n’exercent plus de fonction dans la définition des formes d’autorité ? Tel n’est pas le cas. En réalité, il subsiste des formes alternatives verticales, activées à certains moments, alors que des formes horizontales le sont à d’autres. 22. Oleg KHARKHORDIN, « The Collective and the Individual in Russia », op. cit., p. 355.

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Ce souci de consolider, puis de détruire diverses formes d’autorité conduit à l’expression de violences diverses, qui vont du soutien apporté à tel groupe d’opposants, au sein d’une institution, à l’intervention directe par la purge ou l’arrestation. Ce qui fonde cette violence est avant tout le souci profond d’enlever tout caractère stable à toute forme d’autorité. Encore faut-il comprendre quels en sont les mécanismes. Ils sont fondés sur la volonté de briser tout réseau de personnes constitué autour d’une relation amicale, professionnelle ou fonctionnelle. Dans un premier temps, les conflits entre institutions, les débats et polémiques sont utilisés pour créer des fractures ou provoquer des purges. Plus tard, l’année 1937 apparaît comme une forme extrême des évictions et des purges qui jalonnent la vie des administrateurs soviétiques depuis le milieu des années 1920, un point culminant de la violence stalinienne. Mais c’est aussi une nouvelle forme de violence qui exprime l’impossibilité de venir à bout des déséquilibres provoqués au début des années 1930. Instrumentaliser les conflits entre institutions et personnes ne suffit plus. Il faut introduire les mécanismes de l’oubli et de l’effacement. L’initiative de ces répressions est donc concentrée dans les seules mains de Staline et leur application dans celles du NKVD. Il n’y a alors plus de limites à la violence. Les moyens et les usages de la connaissance Dès que l’on dirige l’attention vers l’État non pas de l’extérieur, mais en interrogeant son fonctionnement interne, c’est-à-dire les modes de gouvernement et d’action, ainsi que la place des hommes et des femmes dans sa formation, se pose la question du processus de constitution des moyens de connaissance et d’information qui circulaient au sein de l’appareil administratif. À cet égard, l’analyse de la chaîne de production et de diffusion de l’information statistique est indissociable de celle du fonctionnement de l’État stalinien. L’une éclaire l’autre. En particulier, pour comprendre la nature et les logiques du pouvoir, il est indispensable d’établir le niveau et le contenu des informations à la disposition des dirigeants du Parti et du gouvernement. Dans ce domaine, la statistique offre un angle d’observation approprié. Deux questions se posent de manière complémentaire.

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De quelles données chiffrées disposaient les dirigeants politiques ? À quelles autres sources d’information les statisticiens eux-mêmes avaient-ils accès pour interpréter les données qu’ils collectaient et, en amont, pour construire les hypothèses qui guidaient leurs procédures d’observation ? En réalité, la diffusion publique de l’information statistique a évolué au cours des années 1920 et 1930. Si celle-ci est restée large jusqu’au milieu des années 1920, elle se réduit fortement à partir de 1926, en particulier dans le domaine des faits démographiques et sociaux. Les chiffres publiés durant les années 1930 sont, eux, très appauvris. À cette époque, seuls les rapports internes du Parti, à diffusion restreinte et réglementée, fournissent des sources qui offrent un regard synthétique. Si la distance vis-à-vis des sources est une habitude chez un historien qui étudie l’URSS, elle se double d’un effort de compréhension préalable de la manière dont l’information était construite, certes, mais également de la façon dont elle circulait dans les différentes instances du pouvoir et de l’administration, subissant transformations, voire déformations, du fait du jeu des différentes logiques institutionnelles d’usage de ces données. Cela nous a amenés, dans ce cas aussi, à quitter le terrain de la falsification intentionnelle de l’information pour débroussailler plutôt celui de la reconstitution du traitement de l’information au sein même des organisations de gouvernement. Si cette approche est susceptible d’aider l’historien à utiliser avec plus de discernement les diverses sources à sa disposition, elle informe, en même temps, sur le fonctionnement lui-même de l’appareil administratif et du système de pouvoir. Vers une histoire comparative La forme du pouvoir stalinien, son caractère répressif extrême, la distance entre le politique et le social, tous ces éléments peuvent sembler rendre difficile l’écriture d’une histoire qui userait des outils d’analyse et d’interprétation portant sur d’autres lieux, voire d’autres temps. Un défi est posé à l’historien qui étudie les années staliniennes : doit-il les traiter comme un objet à part, clos sur luimême, ou les réintégrer dans l’histoire russe ? Doit-il faire

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comme si l’URSS n’avait pas de passé russe, comme si les dirigeants de la période stalinienne étaient nés avec la révolution d’octobre 1917 ? Le fait d’étudier seulement les formes institutionnelles du pouvoir stalinien ou les conflits pour le pouvoir entre individus ou entre clans, l’usage aussi de rechercher des logiques et des stratégies politiques différentes derrière les actions des dirigeants tendent à accentuer cette distance entre l’objet et la société. En procédant ainsi, l’historien reprend à son compte la coupure avec la société civile qui était devenue un système de gouvernement. Or, le pays n’en continuait pas moins à vivre et des zones d’autonomie à se développer 23. Cela justifie de réintroduire les administrateurs dans l’étude du fonctionnement quotidien de l’État stalinien et de ses formes d’imposition réelle et symbolique. Le caractère exceptionnel, extrême même, de bien des situations créées par le mode d’exercice du pouvoir stalinien ne signifie pas qu’il est impossible d’en faire une histoire qui pourrait être insérée dans une approche comparative. Des cadres de comparaison désormais bien établis peuvent être mobilisés dans cette perspective, que ce soient ceux du totalitarisme, qui conduisent à comparer l’URSS des années 1930 avec l’Allemagne nazie 24 ou avec l’Italie fasciste, ou ceux du communisme, qui utilisent une grille de lecture identique pour étudier la Chine de Mao, le Cambodge de Pol Pot et l’URSS de Staline 25, et surtout qui ne l’analysent qu’à travers le filtre de la violence d’État. Mais cela conduit paradoxalement à oublier ce qui tient aux êtres humains dans cette histoire. En s’autorisant d’autres comparaisons, on ne banalise pas pour autant « l’expérience soviétique », au risque d’en atténuer le caractère dramatique 26 . En usant de méthodes 23. Marc FERRO, Les Origines de la perestroïka, Ramsay, Paris, 1990. 24. Philippe BURRIN et Nicolas WERTH, « Une comparaison historique », in Henry ROUSSO (dir.), Stalinisme et nazisme — Histoire et mémoire comparées, Éditions Complexe-IHTP-CNRS, Paris, 1999, p. 39-200 ; Ian KERSHAW et Moshe LEWIN (eds), Stalinisme and Nazism, Dictatorships in Comparison, Cambridge University Press, Cambridge, 1997 ; Marc F ERRO (présenté par), Nazisme et communisme — Deux régimes dans le siècle, Hachette/Pluriel, Paris, 1999. 25. Stéphane COURTOIS et al., Le Livre noir du communisme — Crimes, terreur, répression, op. cit. 26. Ian KERSHAW, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard, coll. « Folio/histoire », Paris, 1992 (édition originale anglaise : 1985), traite ainsi de ces questions dans le cas de l’historiographie du nazisme.

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historiennes qui ne sont pas spécifiques à ce cas, en posant des questions qui ne lui sont pas exclusives, l’objectif n’est pas de nier ou d’oublier ce caractère exceptionnel. Bien au contraire, car il s’agit de comprendre le soubassement social de ce système. Des hommes et des femmes y ont adhéré, l’ont soutenu, ont pleuré quand Staline est mort. Sans y adhérer, d’autres ont conduit leurs carrières, cherché à naviguer entre diverses pressions et contraintes. Certains se sont tus face aux purges de leurs collègues avant d’en être eux-mêmes victimes. Ils ont tous cherché à se frayer un chemin, à construire leur propre destinée au milieu d’une combinaison de désordre et d’ordre apparent. Le cas de l’administration statistique semble indiquer que le monde des administrations n’a pas échappé à cela.

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Annexe Les sources sur le personnel de l’administration statistique

Les nombreuses sources utilisées pour décrire la formation de l’administration statistique permettent une reconstitution fine des trajectoires professionnelles et sociales des individus qui y ont travaillé à différents moments de son histoire. Elles permettent de suivre avec précision le parcours des membres du personnel avant leur entrée et au cours de leur passage dans cette administration. En revanche, nous n’avons pas toujours pu trouver des informations sur leur devenir après leur départ. La source principale consultée est constituée par les dossiers et les fiches du personnel conservés aux Archives d’État de Russie de l’économie (RGAE). Ces dossiers ont été établis pour chacun à son entrée dans l’administration statistique. Leur partie principale fournit un ensemble d’informations standardisées : aux caractéristiques sociodémographiques classiques (lieu et date de naissance, âge, sexe) s’ajoutent des critères plus spécifiques à la période soviétique étudiée, qui caractérisent chacun par sa nationalité, au sens soviétique, sa position et son origine sociales. Le niveau de formation, la pratique d’une langue étrangère, l’appartenance au Parti ou à un syndicat, le parcours professionnel antérieur à l’entrée dans cette administration sont indiqués également, ainsi que les différentes positions occupées au sein de celle-ci. Enfin, la raison officielle du départ est notée dans certains cas. Ces dossiers contiennent parfois d’autres documents : dénonciations, autobiographies, recommandations, indications

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relatives au passé politique. Les autobiographies sont totalement absentes des dossiers constitués pendant les années 1920. Ainsi, parmi le millier de dossiers dépouillés, nous avons trouvé seulement 96 autobiographies, dont une quinzaine écrites dans la première moitié des années 1930. Toutes les autres ont été rédigées dans la seconde moitié des années 1930. Enfin, seuls quatre dossiers comportaient des dénonciations. Des sources complémentaires nous ont permis de vérifier le degré d’adéquation, de couverture et de qualité de ces dossiers. Nous avons utilisé pour cela les listes du personnel établies sous des formes diverses : répertoires alphabétiques ou organigrammes. Enfin, des décisions administratives internes, tels des arrêtés de licenciement ou de recrutement ont aidé à compléter quelques lacunes. Pour identifier les personnes réprimées et fusillées à Moscou, nous avons également eu recours au fichier constitué par l’association Mémorial (http://www.memo.ru). Nous avons pu ainsi trouver de nombreuses dates de décès, non connues avant le travail de mémoire, remarquable, de cette association. Il n’était pas possible, bien entendu, d’envisager une exploitation exhaustive de l’ensemble des 9 691 dossiers personnels conservés au RGAE, qui couvre environ 90 % du personnel ayant travaillé à différents moments, de manière plus ou moins longue, à la Direction centrale de la statistique avant 1939. Les listes du personnel que nous avons trouvées couvrent presque toutes les années, à quelques exceptions près. Nous avons effectué un sondage dans l’ensemble des dossiers. Ceux-ci ont été traités de manière anonyme. Les noms ont été utilisés uniquement pour les appariements entre dossiers et listes, et toujours dissociés ensuite des informations elles-mêmes. Ils n’ont pas été conservés. Pour permettre un appariement entre dossiers et listes, le sondage a été effectué en prenant les membres du personnel dont le nom commençait par les lettres A, B ou J, soit environ 10 % des dossiers (977 exactement). Parmi ceux-ci, 58 correspondent à des doublons, c’est-à-dire concernent une même personne, recrutée à deux moments différents. Un corpus complémentaire de près de 300 personnes a été consitué avec l’ensemble des responsables de département ou leurs adjoints.

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LES SOURCES SUR LE PERSONNEL…

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Ces sources se sont révélées de bonne qualité. Plusieurs vérifications ont permis d’en juger. Entre 80 % et 90 % des membres du personnel présents dans des listes alphabétiques des années 1920 et 1930 ont un dossier conservé. La proportion, qui est de l’ordre de 87 % au début des années 1920, n’est plus que 78 % au début des années 1930, mais devient très faible après 1937 (respectivement guère plus de 30 % en 1938 et 1939). Nous n’avons pas pu identifier avec précision l’origine de ces lacunes. La dégradation que l’on observe durant les années 1930 est sans doute liée aux nombreuses tensions et désorganisations qui ont marqué cette période, mais peut-être aussi au fait que des dossiers conservés encore à l’aube de la Seconde Guerre mondiale ont été détruits ou perdus ensuite, lors de l’évacuation de Moscou. Il n’est pas exclu qu’une partie de ces matériaux soit conservée aussi aux archives de l’actuel Comité d’État de la statistique (Goskomstat), qui n’ont pas encore été déposées au RGAE. Plusieurs recoupements nous conduisent à penser que ces lacunes n’enlèvent rien à la représentativité de notre échantillon, à l’exception des années 1938 et 1939, pour lesquelles le nombre de dossiers est trop faible pour être vraiment exploitable. Cela rend impossible l’étude du renouvellement du personnel pendant et après les grandes purges de 1937 et 1938. À l’inverse, environ 10 % des personnes pour lesquelles nous avons trouvé un dossier ne figurent dans aucune liste du personnel. En 1932, la proportion est plus importante (de l’ordre de 20 %), mais ceci s’explique par la réforme profonde que connaît alors l’institution et le renouvellement rapide du personnel, ce qui entraîne manifestement une certaine désorganisation et crée donc des lacunes dans les listes. D’autres facteurs interviennent, comme les mutations et les changements de nom pour les femmes après leur mariage. Pour résumer, la couverture du personnel est donc correcte et les lacunes n’introduisent pas de biais importants dans l’analyse sauf durant les années 1938 et 1939. Certaines informations manquent parfois, par exemple la date de sortie de la Direction centrale de la statistique dans 12 % des dossiers. Nous avons alors réaffecté des dates de sortie par « hot deck », c’est-à-dire par tirage aléatoire d’un autre dossier de notre corpus qui avait une année d’entrée

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analogue. Cette procédure d’attribution des données manquantes a été aussi utilisée pour combler d’autres lacunes (jour et mois de naissance, jour et mois d’entrée et de sortie, etc.). Cela permet d’uniformiser l’échantillon sans modifier les distributions de probabilité et en conservant les relations entre variables. Références des dossiers consultés au RGAE (fonds 1562) : Dossiers individuels des membres du personnel : 1562/307 (4 395 dossiers), 1562/308 (213 dossiers), 1562/309 (1 857 dossiers), 1562/310 (1 553 dossiers), 1562/311 (1 673 dossiers). Listes du personnel : 1562/301 — Liste alphabétique manuscrite, établie fin août, début septembre 1920, puis actualisée jusqu’au 1er février 1923 au fur et à mesure. La sortie la plus tardive de la liste date du 20 juin 1923, date à partir de laquelle la liste ne semble plus avoir été utilisée. Les positions (grade et secteur) dans la TsSOu sont indiquées. 1562/30/10 — Liste alphabétique des collaborateurs de la TsSOu ; établie le 16 novembre 1927 (selon les données ; la date n’est pas inscrite). Liste non actualisée ensuite. Contient l’ensemble des personnes passées par la TsSOu depuis l’origine (avec des lacunes constatées). 1532/30/3 — Organigramme de la TsSOu, établi le 22 avril 1924, indiquant la liste du personnel, classé par département, sous-département, position hiérarchique et qualification. 1562/30/37 — Organigramme de la TsSOu, établi le 9 mars 1928 selon les indications, mais commencée quelque temps auparavant (probablement le 18 février 1928) et corrigée le 9 mars, indiquant le personnel, classé par département et sous-département, la position hiérarchique et la qualification. 1562/30/46 — Organigramme de la TsSOu, établi le 1er janvier 1929, indiquant personnel, classé par département,

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LES SOURCES SUR LE PERSONNEL…

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sous-département, secteur, section, position hiérarchique et qualification. 1562/30/56 — Organigramme du secteur économique et social du Gosplan (ESS), établi au 1/1/1930, indiquant le personnel classé par groupe, position hiérarchique, qualification et salaire. 1562/30/69 — Organigramme de l’ESS, établi au 1/1/1930, indiquant le personnel classé par section, position hiérarchique, qualification, salaire, année d’entrée, statut (vacataire ou non), appartenance au Parti, éducation, année et lieu de naissance, origine sociale et adresse du domicile. 1562/30/71 — Organigramme de la TsOuNKhOu, établi le 1er avril 1932 indiquant le personnel, classé par département et sous-département, la position hiérarchique et la qualification et le niveau de salaire. 1562/30/71 — Organigramme de la TsOuNKhOu, établi le 1/07/1933 (et corrigé le 1/08/1933), indiquant le personnel classé par section, position hiérarchique, qualification. 1562/30/105 — Organigramme de la TsOuNKhOu, établi le 1/03/1934, indiquant le personnel classé par section, groupe, position hiérarchique, qualification. 1562/30/106 — Organigramme de la TsOuNKhOu, établi en mars 1934 (probablement à la fin du mois), indiquant le personnel classé par section, groupe, position hiérarchique, qualification et salaire. 1562/30/173 — Organigramme de la TsOuNKhOu, établi en 1938 (mois non précisé), indiquant le personnel classé par département et secteur, position hiérarchique, qualification et salaire. 1562/2/791 — Organigramme de la TsOuNKhOu, établi le 20/3/1939, indiquant le personnel classé par département, secteur, position hiérarchique, qualification et salaire.

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Remerciements

Ce livre est un ouvrage à deux voix. Comment, au bout de quatre années de travail, dissocier ce qui revient à l’un ou à l’autre ? Les remerciements seront donc communs, n’opérant pas de distinction entre ce que chacun a pu apporter avec lui de ses échanges avec d’autres. Nous remercions tout particulièrement les archivistes et collègues russes qui nous ont toujours été d’un très grand soutien. Elena Tiourina, directrice du RGAE, a toujours été très attentive à nos demandes, ainsi que ses collègues qui ont toujours fait preuve d’une très grande disponibilité à notre égard. L’écriture de ce livre aurait été impossible sans elles. Galina Kouznetsova, archiviste au GARF, Larissa Malachenko et Larissa Rogovaïa, archivistes au RGASPI, nous ont toujours été d’une grande aide. La fréquence de nos échanges avec nos collègues démographes et historiens de Moscou, en particulier Alexandre Avdeev, Oleg Khlevniouk, Irina Troitskaia, Anatole Vichnevski et Serge Zakharov a stimulé et enrichi notre réflexion. Qu’ils en soient chaleureusement remerciés. D’autres amis, Serge, Natacha, Alexandre, Svetlana, Elena et Galia à Moscou, Zoïa, Alla et Natacha à Saratov, ont toujours été très disponibles pour nous aider à retrouver une source. Plus simplement, leur amitié a été précieuse pour faciliter nos différents séjours loin de chez nous. En France, nous avons bénéficié du soutien de plusieurs institutions, l’INED, le CNRS, l’EHESS, en particulier le Centre d’études du monde russe, et l’université d’Angers. Nous sommes conscients que nous avons une dette scientifique particulière à l’égard de quatre personnes, Alain Desrosières, Marc Ferro, Maurizio Gribaudi et Hervé Le Bras, dont les remarques à la fois amicales et exigeantes nous ont toujours poussés à approfondir notre réflexion. Celle-ci a été nourrie aussi par les échanges avec les collègues et amis de l’unité « Histoire et critique des sources et méthodes » (INED), en particulier Catherine Bonvalet, France Guérin-Pace, Kamel Kateb et Cécile Lefèvre, et du Centre d’études du monde russe (EHESS/CNRS), notamment Wladimir Berelowitch, Sabine Dullin, Catherine

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Gousseff, Claudio Ingerflom, Tamara Kondratieva, Nathalie Moine, Nicolas Weth, et Gabor Rittersporn parmi de nombreux autres. Des collègues étrangers ont souvent répondu à nos sollicitations et nous ont encouragés. Parmi eux, nous tenons à remercier particulièrement Dominique Arel, Sheila Fitzpatrick, David Kertzer, Moshe Lewin, Donald Raleigh et Stephen Wheatcroft. Enfin, nous remercions Christophe Prochasson d’avoir proposé la publication de ce livre dans la collection « L’espace de l’histoire » et Hugues Jallon de toute la confiance qu’il nous a accordée.

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Table

Introduction ...................................................................

5

I. LE GRAND MALENTENDU 1. Histoires de vie ......................................................... Pavel Ilitch Popov .................................................... Olimpi Aristarkhovitch Kvitkine ............................ Deux modes d’expression du stalinisme ..................

17 18 27 31

2. Le passé au service du présent ................................. Continuité des hommes ............................................ Moderniser l’État ...................................................... La science au service de l’État .................................. Clivage entre deux générations ............................... Clivage entre les sexes .............................................. Réseaux familiaux .....................................................

33 35 38 39 41 43 44

3. La purge, moyen de gouvernement ........................ Prémices ..................................................................... La purge ..................................................................... Une épreuve de bras de fer ...................................... « Votre idée bolchevique » ....................................... « Une tyrannie a commencé à peser sur nous » ...... Roder la surveillance quotidienne ........................... Banalité ? ...................................................................

50 50 54 58 61 65 69 70

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4. Le savant, l’administrateur et le bolchevik ............. Le savant et le politique ........................................... Le savant et l’administrateur ................................... La configuration extérieure des pouvoirs ................ Résistance, malentendu ? ......................................... Épilogue .....................................................................

73 73 82 86 88 91

II. L’ADMINISTRATEUR ET LE BUREAUCRATE 5. Vers la tourmente ..................................................... La balance fourragère, enjeu du contrôle ............... L’éviction d’Ossinski ................................................ La statistique au service exclusif du plan ? ............. La grande famine ...................................................... La statistique comme preuve ................................... Résolution inachevée d’un conflit ............................

95 101 105 109 114 117 123

6. La solution extrême .................................................. Projets de recensements ............................................ Dire ce qui est et ne doit pas être ............................. L’indiscutable témoignage des chiffres .................... Ennemis du peuple .................................................... La normalisation inachevée ..................................... Manipuler .................................................................. Destins de trois statisticiens des années 1930 .......... Conclusion .................................................................

127 127 130 134 139 143 146 155 163

7. L’anarchie bureaucratique ....................................... Instabilité et stabilité ................................................ Deux mains-d’œuvre de réserve .............................. Atomisation : ruralisation et ethnicisation .............. Solidarités de génération .......................................... Organiser le désordre ............................................... Signaux ou instructions ? .......................................... L’échec de l’absolutisme bureaucratique ................ Liens de connaissance et lien de reconnaissance .....

166 166 168 170 175 176 179 183 186

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TABLE

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III. LE SCIENTIFIQUE ET LE POLITIQUE 8. Quelle science pour une société socialiste ? ......... L’instrumentalisation des débats ........................... Marx, le statisticien bourgeois et l’homme moyen . Les théories mises en procès .................................... Les balbutiements de l’élaboration d’une comptabilité nationale ........................................ Compter et planifier la population ........................ De la découverte du fait social à la comptabilité bureaucratique .................................................... Mourir en URSS ..................................................... Recenser la population ............................................ Annexe : La kondratievchtchina — un exemple d’usage de sources particulières ..........................

197 200 201 206

9. Classer une société sans classes ............................. Classer les exploitations sous la NEP ..................... De l’occupation à la classe sociale .......................... Quand Marx apparaît ............................................ Au seuil d’une société sans classes ..........................

240 242 247 250 256

10. Assignation d’identité et catégories nationales ................................................................. Langues, races et peuples ........................................ Peuples, nations, territoires .................................... Négociations et déterminations autoritaires ......... L’impossible compromis ......................................... Enregistrement-état civil-culture statistique ........ Conception et usage des catégories ........................ Usage local et pratique discriminatoire ................. Utilisation policière des sources démographiques et imposition d’identité ....................................... Construction des identités : biographie et réseau de relations .......................................................... Annexe : Tadjiks et Géorgiens entre 1897 et 1970 . 11. Incertitudes face au hasard ..................................... Un usage né de la commande administrative ....... Le tirage mécanique, première forme de tirage aléatoire ............................................................... Vers la notion de représentativité ..........................

210 215 218 224 230 235

260 263 267 271 274 276 279 280 286 289 292 299 300 303 305

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Théorisation du sondage ........................................ Application diversifiée des enquêtes par sondage dans les années 1920 ........................................... L’observation des structures et du changement, domaine des unités types .................................... Quelles méthodes d’enquête pour une statistique socialiste ? .......................................... La représentativité confrontée à la pratique ......... Nouveaux usages des chiffres et compromis méthodologiques ................................................. Le recentrage des années 1930 ............................... Combiner le hasard et le choix d’unités types ....... Persistance des doutes face à l’aléatoire .................

308

324 328 332 335

Conclusion. Contribution à l’histoire du stalinisme .. Collaboration, adhésion ou résistance ? ................... Retour sur la notion d’État stalinien ........................ Autorité, légitimité et formes de violence ................ Les moyens et les usages de la connaissance ............. Vers une histoire comparative ...................................

338 340 348 352 356 357

Annexe : Les sources .....................................................

361

Remerciements ...............................................................

367

313 316 319 320

Composition Facompo à Lisieux Achevé d’imprimer sur les presses de BCI à Saint-Amand Dépôt légal : janvier 2003 Imprimé en France

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