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French Pages 226 [219] Year 2017
Sous la direction de Daniel Emilio Rojas
AmÉrique lAtine globAle Histoire connectÉe, globAle et internAtionAle
A RECHERCHES M É R I Q U E S L AT I N E S
AMÉRIQUE LATINE GLOBALE Histoire connectée, globale et internationale
Recherches Amériques latines Collection dirigée par Denis Rolland et Joëlle Chassin La collection Recherches Amériques latines publie des travaux de recherche de toutes disciplines scientifiques sur cet espace qui s’étend du Mexique et des Caraïbes à l’Argentine et au Chili. Dernières parutions
Charlie DAMOUR, La mort et le désir d’immortalité dans l’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, 2016. Eliott MOURIER, État et Églises dans le Brésil du XXIe siècle. Les partenariats Public-Religieux, 2016. Julieta QUIROS, La politique vécue. Péronisme et mouvements sociaux dans l’Argentine contemporaine, 2016. Beatriz PALAZUELOS, Acapulco et le galion de Manille. La réalité quotidienne d’un port au XVIIe siècle, 2016. Eric TALADOIRE, Les contre-guérillas françaises dans les Terres Chaudes du Mexique (1862-1867). Des forces spéciales au XIXe siècle, 2016. Sergio Javier VILLASENOR BAYARDO, Vers une éthnopsychiatrie mexicaine. La médecine traditionnelle dans une communauté nahua du Guerrero, 2016. Agripa FARIA ALEXANDRE, L’écologie politique au Brésil. Rio de Janeiro, 2016, 2016. Ute CRAEMER, Renate KELLER IGNACIO, Transformer est possible ! Comment une favela du Brésil est devenue une association communautaire : Monte Azul entre défis et conquêtes, 2016. Mariella VILLASANTE CERVELLO, Violence politique au Pérou. 1980-2000 : sentier lumineux contre l’État et la société. Essai d’anthropologie politique de la violence, 2016. Erasmo SAENZ CARRETE, L’exil latino-américain en France de 1964 au début du XXIe siècle, 2016.
Sous la direction de
Daniel Emilio ROJAS
AMÉRIQUE LATINE GLOBALE Histoire connectée, globale et internationale
Actes du colloque Amérique latine globale Paris, 14 et 15 avril 2016 Publié avec le concours de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) et l’Institut des hautes Études de l’Amérique latine (IHEAL) de l’Université de Paris 3 Sorbonnenouvelle
© L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-11517-7 EAN : 9782343115177
SOMMAIRE
Présentation
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CONNAÎTRE, COMMUNIQUER ET ÉCHANGER e e AU XVIII ET AU XIX SIÈCLE
L’exploitation de la faune marine dans l’Atlantique Sud : quelques idées pour une histoire globale de la zoologie et du commerce au XIXe siècle Susana Valeria García et Irina Podgorny
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Le commerce atlantique de Buenos Aires à l’ère révolutionnaire (1778-1830). Bilan historiographique et perspectives de recherche 49 Mariano M. Schlez Les communications outre-mer. Les postes comme outil de connexion entre les territoires au sein d’un espace global au cours du XVIIIe siècle 97 Rocío Moreno Cabanillas
LA FABRIQUE DU GLOBAL AU XIXe SIÈCLE : MIGRATIONS ET RELATIONS INTERNATIONALES
Les connexions matérielles entre l’Amérique latine et le territoire industriel du jais et du peigne en Pays d’Olmes, milieu XIXe siècle-1930 Bruno Evans Les relations internationales à la lumière de l’intervention française au Mexique Alvaro Mayagoitia Mendoza Quelques réflexions pour un débat sur les germanophones sud-atlantiques au XIXe siècle : pratique coloniale et histoire connectée Isabelle Rispler
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L’histoire globale à l’épreuve de l’histoire Table ronde de clôture
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Note sur les auteurs
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PRÉSENTATION
Un colloque sur l’histoire globale de l’Amérique latine pourrait paraître une contradiction, l’histoire globale n’étant, par définition, rattachée à aucune aire culturelle particulière. Néanmoins, l’absence de cette partie du monde dans la production récente des global historians nous dit beaucoup sur les limites de ce paradigme de recherche, devenu incontournable pour les historiens et pour l’ensemble des sciences humaines et sociales. En effet, l’adjectif global n’est pas toujours synonyme d’un véritable effort pour comprendre la multiplicité des rapports continentaux et intercontinentaux qui se sont noués dans le temps. La richesse de l’histoire globale et la profusion de travaux à laquelle elle a donné lieu ces vingt dernières années ne sauraient cacher les manques qui, paradoxalement, réfutent sa prétendue globalité. Si elle a mis sur la table des débats intéressants ou a contribué à éclaircir des périodes et des problèmes qu’on ne connaissait que superficiellement, elle est encore largement axée sur l’Eurasie et les États-Unis, tandis que l’Amérique latine et l’Afrique restent en dehors de ses modèles explicatifs. Au moins trois raisons expliqueraient que l’Amérique latine ne soit pas devenue un objet d’histoire globale. Tout d’abord, la diffusion quasi exclusive de celle-ci en anglais et l’absence de projets de traductions de livres et de revues
vers d’autres langues permettent de comprendre pourquoi un si grand nombre de latino-américanistes ne se sont pas intéressés à cette perspective de travail. Ensuite, les opinions selon lesquelles ce champ disciplinaire justifierait les hiérarchies internationales, et une géopolitique des savoirs qui reproduit sans cesse les clivages entre les hémisphères sud et nord, doivent être prises au sérieux pour comprendre les préventions d’un si grand nombre de chercheurs à son égard. À cela il faudrait ajouter que, dans l’historiographie latino-américaine, l’analyse planétaire des circulations, des réseaux et des connexions, est apparue grâce à d’autres approches. L’historiographie latino-américaine fait appel à une échelle planétaire pour comprendre et pour expliquer la formation des sociétés de la région dès la fin des années soixante-dix. Grâce à des travaux d’histoire économique d’inspiration marxiste, l’étude des économies minières du Pérou, de la Bolivie, du Mexique et de la NouvelleGrenade se noue avec la compréhension d’un système mondial d’échanges, où les moyens de paiement circulent depuis Potosí jusqu’à Pékin, via Séville et Londres. Nombre d’ouvrages sur la traite négrière et le commerce esclavagiste dévoilent très tôt que le système de commerce triangulaire n’était qu’une manifestation d’un phénomène d’accumulation plus complexe, qui ne se limitait pas à l’espace atlantique et qui avait mis en rapport des produits et des formes de travail servile qui s’étaient déplacées de l’Orient à l’Amérique. À partir des années quatre-vingt, un dialogue de plus en plus profond entre historiens, sociologues et anthropologues fait surgir une histoire culturelle restée marginale à cause de l’emprise que l’économie avait eue sur la production historique universitaire. Ce nouvel espace de travail, encouragé par l’apparition de liens institutionnels avec des universités européennes et états10
uniennes, voit l’histoire impériale s’ériger comme une dimension indispensable pour comprendre les métissages, la diffusion du catholicisme et la formation des identités culturelles et politiques (avant et après la période indépendantiste). Enfin, dans les années quatre-vingt-dix apparaît une historiographie désireuse d’étudier les mouvements migratoires vers l’Amérique latine. L’historiographie argentine qui étudie l’essor du modèle agro-exportateur du 1880 à 1914 constitue un cas pionnier de l’histoire des migrations, mais il n’est pas le seul. Plus tard apparaîtront d’autres thématiques importantes qui n’avaient pas été abordées dans le circuit universitaire, comme celle de la migration japonaise au Brésil ou celle de la migration syrio-libanaise en Colombie et au Venezuela, qui viendront compléter une histoire des migrations dont l’horizon n’a cessé de s’élargir. L’heure n’est plus à une querelle entre paradigmes de travail ni à des procès d’intention de part et d’autre, mais à l’établissement d’un dialogue entre histoire globale et histoire latino-américaine capable de dégager les complémentarités et de mieux établir les limites. Comment faire de l’Amérique latine un objet d’histoire globale ? Dans quelle mesure l’histoire globale conteste-t-elle ou élargit-elle les périodisations et les catégories historiographiques de l’histoire latino-américaine ? Y a-t-il des défis particuliers que l’histoire latino-américaine lancerait à l’histoire globale ? C’est pour tenter de répondre à ces questions qu’un groupe de chercheurs latino-américains et européens s’est réuni dans le cadre du colloque Amérique Latine Globale, le 14 et 15 avril 2016 à l’Université de Paris 3, l’idée générale étant de nourrir un débat interdisciplinaire entre historiens, anthropologues et sociologues, tout en s’appuyant sur des recherches en cours en histoire 11
connectée, internationale et globale. La thématique a suscité l’intérêt de collègues dans le monde entier : trentecinq propositions d’au moins 17 universités différentes ont été reçues après l’appel de communication, dont dix ont été sélectionnées et huit, finalement, présentées. Les communications réunies dans ce volume abordent plusieurs thématiques différentes, de la circulation de l’information entre l’Espagne et ses domaines d’outre-mer au XVIIIe siècle aux migrations des germanophones en Namibie et Argentine au XIXe siècle. Dans tous les cas, il est intéressant de constater que les pratiques de recherche et d’écriture de l’histoire dont sont porteurs les auteurs s’ajoutent à des problèmes préalablement traités par l’historiographie latino-américaine. Par exemple, la compréhension des circuits financiers au sein de l’économie capitaliste, ou l’étude des circulations transatlantiques, sont la base pour entamer une réflexion sur les connexions intercontinentales sur lesquelles se fonde une grande partie et de l’histoire de l’Amérique latine et de l’identité épistémologique de l’histoire globale. La nécessité d’une perspective globale déjà présente pour étudier le passé latino-américain se serait ainsi renforcée et dynamisée par l’émergence de l’histoire globale. L’organisation de ce volume suit un ordre chronologique. La première partie, intitulée Connaître, communiquer et échanger au XVIIIe et au XIXe siècle, réunit les travaux de Susana García et Irina Podgorny sur l’exploitation de la faune marine dans l’Atlantique sud ; celui de Marino Martín Schlez sur le commerce atlantique de Buenos Aires avant et après la période indépendantiste, et celui de Rocio Moreno Cabanillas sur le fonctionnement de la poste à l’intérieur de l’Empire espagnol au Siècle des Lumières. La fabrique du global au XIXe siècle : migrations et relations internationales, deuxième partie du volume, présente trois communications : celle de Bruno 12
Evans, sur les connexions matérielles entre l’Amérique latine et le Pays d’Olmes dans la transition entre le XIXe et le XXe siècle ; ensuite, celle d’Alvaro Mayagoitia sur l’impact que l’intervention française au Mexique a eu sur les relations internationales de la fin du XIXe siècle ; et, enfin, celle d’Isabelle Rispler, sur la pratique coloniale des germanophones qui se sont installés des deux côtés de l’Atlantique sud au XIXe siècle. Le bilan scientifique du colloque est très positif, comme en témoigne le débat de clôture retranscrit à la fin de l'ouvrage. Ce dernier a permis aux intervenants de revenir sur les défis que l’histoire globale et l’histoire latino-américaine se lancent mutuellement, grâce à une discussion sur les concepts et les méthodologies ; à un échange fondé sur les contenus des communications présentées durant les deux journées de travail ; enfin, grâce à de nouveaux questionnements permettant l’enseignement, tant dans le secondaire que dans le supérieur, d’une histoire plus consciente de la mondialisation et des sociétés métissées. Qu’il me soit permis, pour finir cette présentation, de remercier l’Institut des Hautes Études de l’Amérique latine (IHEAL - Université de Paris 3), et le Centre de recherche d’histoire de l’Amérique latine et du monde ibérique (CRALMI - Université de Paris 1), pour l’appui matériel qu’ils ont apporté à l’organisation du colloque. L’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), à qui j’adresse mes plus sincères remerciements, a octroyé la subvention pour la publication de ces actes. Je souhaite, enfin, remercier J. Chassin et M-H. Touzalin pour la révision du manuscrit définitif. Daniel Emilio ROJAS Maître de conférences en Histoire et Civilisation latino-américaine, Université Grenoble Alpes 13
CONNAÎTRE, COMMUNIQUER ET ÉCHANGER AU XVIIIe ET AU XIXe SIÈCLE
L’EXPLOITATION DE LA FAUNE MARINE DANS L’ATLANTIQUE SUD : QUELQUES IDÉES POUR UNE HISTOIRE GLOBALE DE LA ZOOLOGIE ET DU COMMERCE AU XIXe SIÈCLE1
Susana Valeria GARCÍA et Irina PODGORNY Archive historique du Musée de La Plata/CONICET
L’histoire du commerce des animaux marins de l’Atlantique Sud n’a pas encore été prise en compte pour comprendre les événements qui vont définir l’occupation des îles et des côtes ou l’histoire de ses ressources fauniques. Cet article présente quelques questions pour penser, à partir de l’espace maritime, à l’histoire de l’Amérique du Sud, aux routes et aux agents impliqués dans ce commerce et à la connaissance pratique de la nature de cette région. The history of trade in marine animals in the South Atlantic has not yet been weighed to understand the events that will define the occupation of islands and coasts or the history of its wildlife resources. This paper is a preliminary proposal to think the history and natural history of South America taking into consideration the 1
Ce travail fait partie des projets PIP 0153-CONICET, PICT-2015-3534, ECOS SUD et du Programme « Malvinas en la Universidad » du Secrétariat des politiques universitaires de l’Argentine. Les auteurs remercient les bibliothécaires de l’Institut Max Planck d’Histoire des Sciences de Berlin pour leur précieuse aide, ainsi que Ida Giordano pour son travail de révision de la version française du texte et Daniel E. Rojas Castro pour ses commentaires sur les versions antérieures du travail.
maritimes routes and the agents involved in the commerce of products obtained from the sea.
Introduction La navigation, la pêche et la chasse des mammifères marins sont autant liées à l’histoire de l’humanité que la vie sur la terre ferme. À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la chasse à la baleine et aux pinnipèdes, menée à grande échelle car source d’huile, de graisse, de fanons, de nourriture, d’ivoire et de peaux, a ouvert des espaces nouveaux de peuplement et de profit commercial. Parmi ceux-ci, les côtes patagoniques et les îles de l’Atlantique Sud, lieux de fourniture d’eau et d’abris pour les navires. Depuis, ces régions ont été visitées par un nombre croissant de bateaux dédiés à l’exploitation de ces mammifères, entreprise à laquelle les Britanniques ont participé ainsi que les Américains, les Portugais et les Français, unissant les ports de l’Atlantique et du Pacifique avec le marché des peaux de Canton, en Chine. La pêche et la chasse de ces animaux vont également constituer la principale source de données pour étudier une faune peu connue et peu représentée dans les collections des nouveaux musées européens et américains. Tout comme dans l’hémisphère nord2, la présence des mammifères marins a été le facteur principal du peuplement des îles de l’Atlantique Sud, cadre dans lequel 2
Voir James Gibson, Otter Skins, Boston Ships, and China Goods: The Maritime Fur Trade of the Northwest Coast, 1785-1841, Hardcover, 2001, McGill-Queen’s Native and Northern; Jeffrey Bolster, The Mortal Sea: Fishing the Atlantic in the Age of Sail, Cambridge, Massachusetts & Londres, 2012, Harvard University Press; Ryan Tucker Jones, Empire of Extinction. Russians and the North Pacific’s Strange Beasts of the Sea, 1741-1867, Oxford, 2014, Oxford University Press.
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l’établissement de colonies et de concessions rejoint l’histoire globale du commerce des ressources obtenues de la mer. La chasse de pinnipèdes aux Malouines a commencé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle en tant qu’activité dérivée de la pêche à la baleine. Le rapport du Capitaine Cook qui parlait de l’abondance des mammifères marins dans les eaux de l’île San Pedro (Géorgie du Sud) avait attiré baleiniers et pêcheurs de phoques, lesquels, depuis 1819, se dirigeaient aussi vers les Shetlands de l’Antarctique. Ainsi le modèle de surexploitation des ressources se répétait-il de telle sorte que le nombre de ces animaux diminuait rapidement, ce qui menait à la recherche de nouveaux bancs exploitables3. Il est certain que la pêche à la baleine, en raison de son caractère d’entreprise globale, a eu un fort impact sur la population de cette espèce et sur celle d’autres espèces retrouvées au passage par les baleiniers, et qui pouvaient servir comme nourriture ou comme matière première pour la fabrication de produits destinés au commerce. L’extinction du pingouin du nord et de la vache de mer de Steller ainsi que la diminution des populations de pinnipèdes suivent les routes de l’exploitation marine, qui sont celles parcourues par les baleiniers4. 3
Robert Cushman Murphy, « The Status of Sealing in the Subantarctic Atlantic », The Scientific Monthly, vol. 7, n° 2, New York, 1918, p. 112-119 ; James T. Jenkins, A history of the whale fisheries: from the Basque fisheries of the tenth century to the hunting of the finner whale at the present date, Londres, 1921, H.F. & G. Witherby; Anthony Dickinson, Seal Fisheries of the Falkland Islands and Dependencies: an Historical Overview. St John’s, Newfoundland, 2007, International Maritime Economic History Association. 4 Irina Podgorny, « Las extinciones históricas: La vaca marina de Steller, el poder de las imágenes y el problema de la evidencia en la zoología del siglo XIX », ArtCultura, vol. 18, n° 32, Uberlândia, 2016. Voir aussi Jones, Empire of Extinction et Bolster, The Mortal Sea.
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Les rares auteurs qui se sont occupés de la « chasse » de mammifères marins dans les océans austraux ont affirmé que cette histoire représente l’un des épisodes les plus cruels liés à l’occupation moderne des îles de l’Atlantique Sud et de l’Antarctique Nord de la part des Britanniques et des Américains5. L’Atlantique Sud, vu depuis la mer, devient un cadre fondamental pour l’histoire environnementale, mettant en question l’aspect périphérique que l’historiographie lui réserve encore. Fondé sur nos travaux sur la commercialisation de la nature et des ressources de la mer6, ce texte propose quelques points pour analyser et comprendre ce processus : les divers types d’acteurs impliqués dans le trafic de ces animaux (capitaines, chasseurs, baleiniers, marchands, fonctionnaires et missionnaires) et la connaissance de l’Atlantique Sud qui en est dérivée (répartition des animaux, description de nouvelles espèces, envoi de spécimens aux musées). Nous nous limiterons à présenter quelques questions préliminaires permettant de 5
Anthony Dickinson, « Early Nineteenth-Century Sealing on the Falkland Islands: Attempts to Develop a Regulated Industry, 18201834 », The Northern Marine, vol. IV, n° 3, Ontario 1994, p. 39-49 et Seal Fisheries of the Falkland Islands. 6 Susana V. García, « La pesca comercial y el estudio de la fauna marina en la Argentina (1890-1930) », História, Ciências, Saúde – Manguinhos, vol. 21, n° 3, Rio de Janeiro, 2014, p. 827-47; Susana García, Irina Podgorny, « La “Casa de los Pilotos”, las escorias de la Patagonia y el naturalista de la barca inglesa », in Rosaura Ruiz, Miguel Ángel Puig-Samper, y Graciela Zamudio (eds.), Darwinismo, biología y sociedad, Madrid, 2013, Ediciones Doce Calles, p. 29-50 et « Los pilotos del Río Negro y las escorias de la Patagonia », in Miruna Achim et Irina Podgorny (eds.), Museo al detalle. Colecciones, antigüedades e historia natural, 1790-1870, Rosario, 2014, Prohistoria, p. 127-156 ; Irina Podgorny, « Recyclen. Zur Ökonomie der (Sub)Fossilien », in Nils Güttler, Ina Heumann (eds), Sammlungsökonomien, Berlin, 2016a, Kadmos Verlag, p. 25-48 et « Las extinciones históricas… »
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réfléchir à l’histoire de l’Amérique du Sud depuis l’espace maritime créé par l’exploitation de ses ressources. La « pêche » à la baleine Les Basques ont équipé des flottes de cinquante ou soixante navires capables d’affronter l’océan glacial du nord pour la pêche à la baleine il y a plus de quatre siècles. Ils seront bientôt suivis par les Anglais, les Hollandais, les Danois, les Suédois, les Hambourgeois, les Prussiens et les Français, lesquels vont appareiller leurs navires pour les diriger vers les côtes du Spitzberg (aujourd’hui Norvège), du Groenland et du détroit de Davis, entre le Groenland et la Terre de Baffin. Les bateaux employés pour la pêche à la baleine étaient longs de 35 à 40 m et doublés d’un bordage de chêne assez épais, apte à résister aux chocs des glaces flottantes. Chaque bateau était doté de six à neuf chaloupes d’un peu plus de huit mètres de longueur, deux de largeur et un mètre de profondeur. C’est dans ces chaloupes que montaient deux harponneurs armés d’un harpon et d’une ou plusieurs lances. Les profits que l’on tirait de la baleine franche provenaient principalement de l’huile qu’elle fournissait. Cependant, on destinait aussi à la commercialisation les fanons extraits de sa mâchoire supérieure : ces lames cornées servaient en effet à la fabrication de corsets de femmes, de branches de parapluies, de verres de lunettes, d’éventails, de baguettes de fusil et de cannes flexibles et légères. Les intestins étaient en outre utilisés pour remplacer les verres des fenêtres, les tendons pour faire des filets et les os pour construire la charpente de cabanes7. 7
Sébastien Gérardin, « Baleine », in Frédéric Cuvier, Dictionnaire des sciences naturelles dans lequel on traite méthodiquement des différens ètres de la nature, considérés soit en eux-mêmes, d’après l’état actuel de nos connoissances, soit relativement à l’utilité qu’en peuvent
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Dès 1762, la possibilité de fondre la graisse de la baleine à bord des navires, grâce à des fourneaux spécialement conçus, permettait de rester plus longtemps en haute mer et de s’aventurer plus loin – de l’hémisphère austral à l’Arctique, du grand océan boréal à l’Atlantique septentrional. La chasse à la baleine se pratiquait ainsi avec moins de danger, sans besoin de braver les rigueurs du froid et de se rapprocher des écueils redoutables des glaces, près du cercle polaire. Les baleiniers des ports de l’Atlantique Nord vont ainsi se déplacer vers les mers du sud8. Leur présence dans les eaux brésiliennes était parallèle au déclin aussi bien de la pêche portugaise pratiquée avec de petits navires que des fonderies situées le long des côtes du Brésil9. Le nombre de navires a augmenté et les zones de pêche se sont élargies considérablement, surtout en direction des côtes d’Afrique et d’Amérique du Sud, à la recherche de cachalots et baleines franches (B. mystecetes ou baloena vulgi, baleine au corps gros et court et à la queue courte). Selon les naturalistes du XIXe siècle, « la nature semble avoir épuisé les forces de sa puissance merveilleuse », en donnant à ces grands mammifères « l’océan pour domaine »10. retirer la médecine, l’agriculture, le commerce et les arts. Suivi d’une biographie des plus célèbres naturalistes. Ouvrage destiné aux médecins, aux agriculteurs, aux commerçans, aux artistes, aux manufacturiers, et à tous ceux qui ont intérêt à connoître les productions de la nature, leurs propriétés et leurs usages, vol. 3, Strasbourg, 1816, F.G. Levraul, p. 433-468. 8 Jenkins, A history of the whale fisheries. 9 Myriam Ellis, « Aspectos da Pesca da Baleia no Brasil colonial », Coleçâo da Revista de Historia, vol. XIV, Sao Paulo, 1958 et A Baleia no Brasil colonial, São Paulo, 1969, Edições Melhoramentos ; Dauril Alden, « Yankee Sperm Whalers in Brazilian Waters, and the Decline of the Portuguese Whale Fishery (1773-1801) », The Americas, vol. 20, n° 3, New York, 1964, p. 267-288. 10 Gérardin, « Baleine », p. 433.
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Les baleines proprement dites ont les mâchoires absolument dégarnies de dents. Présentes dans tous les climats et dans toutes les parties de l’océan, elles sont démesurées – leur masse corporelle égale celle de cent rhinocéros, cent hippopotames ou cent éléphants. Cela a certes constitué un problème pour les étudier dans les musées11. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, la possession et l’exhibition des squelettes entiers de baleine seront un symbole du pouvoir pour les naturalistes12. Ils pourront alors gérer la construction d’édifices monumentaux consacrés aux nouveaux musées d’histoire naturelle13. Au début du XIXe siècle, ces hommes de science pensaient qu’on ne verrait « plus que quelques restes de cette espèce gigantesque, qui ne subsistera plus que dans le souvenir des hommes ou dans les tableaux que leur génie aura enfantés. Tout diminue et dépérit donc sur le globe, et la nature n’est immortelle que dans son ensemble »14. En effet, vers 1850, les squelettes de baleine étaient ceux d’une espèce en voie de disparition. Selon Bernard-Germain-Étienne de La Ville-sur-Illon, comte de Lacépède, les cachalots – cétacés à dents dont la 11
Gérardin, « Baleine ». Sur l’importance de l’exhibition des squelettes de baleines au XXIe siècle, voir le débat contemporain autour du remplacement, dans l’entrée du Musée d’Histoire Naturelle de Londres, du spécimen de Diplodocus par un squelette de baleine bleue. 13 Richard Owen, On the extent and aims of a national museum of natural History. Including the substance of a discourse on that subject, delivered at the Royal Institution of Great Britain, on the evening of friday, april 26, 1861, Londres, 1862, Saunders, Otley and Co. ; Irina Podgorny, « La mirada que pasa: museos, educación pública y visualización de la evidencia científica », História, Ciências, Saúde-Manguinhos, vol. 12, Rio de Janeiro, 2005, p. 231-264 ; Maria Margaret Lopes, Irina Podgorny, « The Shaping of Latin American Museums of Natural History, 1850-1890 », Osiris, vol. 15, Chicago, 2000, p. 108-118. 14 Gérardin, « Baleine », p. 438. 12
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tête représente la moitié ou le tiers du corps – habitaient toutes les mers15. Dans des cavités de leur tête, on trouve une matière connue sous le nom de blanc de baleine ou de spermaceti, tandis que leurs intestins sécrètent une substance très parfumée connue sous le nom d’ambre gris16. Dans certains pays, la pêche au cachalot était moins rentable que celle à la baleine, ces mammifères ne fournissant qu’une assez petite quantité d’huile et leur graisse étant tout emplie de tendons et de filaments. Vers 1816, ces espèces n’avaient pas encore été définies avec précision : « Quoi qu’il en soit, de bonnes descriptions et des figures exactes de ces divers cétacés sont à désirer, pour bien caractériser leurs espèces »17. En reprenant Kemp, nous pouvons dire que ces animaux ont été le produit d’une longue chaîne de « random and unpredictable events, the result of a series of improbabilities »18. Au début du XIXe siècle encore, on 15
Lacépède, Bernard-Germain Étienne de, Histoire naturelle des cétacés, Paris, 1804, Plassan. 16 Dans les cachalots, l’espace qui existe entre la cervelle et le crâne, est rempli de cellules contenant une huile très-limpide qui se fige à l’air, et produit le blanc de baleine ou spermaceti. Un cachalot de quatre-vingts pieds rend trente-six quintaux d’huile et plusieurs tonnes de blanc de baleine, une matière onctueuse, opaque, légère, de parfum agréable, dissoluble dans l’esprit-de-vin, employée en médecine comme cordiale et antispasmodique, qui entre surtout dans les parfums. Voir Christopher Kemp, Floating Gold: A Natural (and Unnatural) History of Ambergris, Chicago/Londres, 2012, The University of Chicago Press. Au début du XIXe siècle encore, quelques auteurs regardaient l’ambre gris comme appartenant au règne minéral. 17 Julien-Joseph Virey, Anselme Gaëtan Desmarest, « Cachalot », in Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle : appliquée aux arts, à l’agriculture, à l’aéconomie rurale et domestique, à la Médecine, etc. Par une société de naturalistes et d’agriculteurs, vol. 4, Paris, 1816, Deterville, p. 525-534, p. 526. 18 Kemp, à propos de l’ambre gris, dit : « Museums are orderly places, but ambergris is the product of a long chain of random and
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affirmait que l’histoire naturelle des cétacés était la partie la moins connue de la zoologie. Commencée vers 1775, l’activité des baleiniers autour des Îles Malouines et des côtes patagoniques était organisée depuis les ports d’Angleterre et d’Amérique du Nord, ce qui préoccupait les autorités espagnoles19. À cette époque, la demande d’huile avait augmenté grâce à l’éclairage public et domestique, aux phares et aux institutions les plus diverses. En 1724 environ, l’Angleterre soutint l’industrie des baleines en supprimant les droits de douane sur l’huile. Plus tard fut ajouté un système de primes – le « Bounty system » – qui a perduré jusqu’en 1824. Les bases de l’activité des baleiniers anglais étaient les ports de Londres, Bristol, Liverpool et Southampton. En partant des registres des bateaux les plus divers et des rapports de voyage, Jane Clayton estime qu’entre 1775 et 1815 l’activité des baleiniers dans les mers du Sud a employé environ 593 navires20. Les primes baleinières payées par le gouvernement anglais s’appliquaient aux colonies. Elles ont contribué à stimuler la croissance de l’industrie baleinière américaine qui s’était orientée, au début du siècle, vers la pêche au cachalot (Genre Physeter), pêche certes plus difficile mais plus rentable. Le centre de la pêche américaine était l’île de Nantucket. Peu à peu, on assista au développement de petites flottes de baleiniers dans les ports de la Nouvelleunpredictable events, the result of a series of improbabilities ». Kemp, Floating Gold, p.104. 19 Hernán Asdrúbal Silva, La economía pesquera en el Virreinato del Río de la Plata, Buenos Aires, 1978, Fundación para la Educación, la Ciencia y la Cultura; Carlos Martínez Shaw, « Economía e Imperio. Los establecimientos de la Real Compañía Marítima en América », Anuario de Estudios Atlánticos, vol. 54, n° 1, Las Palmas de Gran Canaria, 2008, p. 593-630. 20 Jane M. Clayton, Ships employed in the South Sea Whale Fishery from Britain: 1775-1815, Hardcover, 2014, s.d.
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Angleterre. La propagation fut rapide. En 1774, 360 navires pratiquaient cette pêche, qui employait environ 4700 hommes. Les zones de pêche s’étendent considérablement. Dès 1774, les Nantuckois vont poursuivre leurs proies sur les bancs du Brésil et au large de la Patagonie21. Mais la révolution américaine et la guerre anglo-américaine (1812-1815) freinent cet essor. Une fois la paix revenue, la flotte baleinière américaine connaît une croissance constante : de 203 baleiniers en 1829 à 736 en 1846. Les Américains disposent d’équipages bien entraînés et profitent du coût peu élevé des armements des navires. Leurs huiles exportées défiaient toute concurrence et s’imposaient sur tous les marchés. En France, après le Traité de Versailles de 1783, Louis XVI décide de créer une industrie baleinière, avec les méthodes utilisées en Angleterre : le système des primes et le recrutement de personnel étranger. Entre 1784 et 1787, on parvient ainsi à attirer au port de Dunkerque une colonie de Nantuckais renommés pour leur habileté de chasseurs marins. Plusieurs bâtiments baleiniers partent alors de Dunkerque en direction des « bancs du Brésil », des côtes patagoniques et africaines et du Cap de BonneEspérance22. En 1793, la révolution va disperser cette colonie de pêcheurs, mais, dès 1816, une série d’ordonnances et de lois marquent le renouveau de la
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Jenkins, A history of the whale fisheries; Alden, « Yankee Sperm Whalers… ». 22 Tierry Du Pasquier, Les baleiniers français au XIXe siècle (18141868), Grenoble, 1982, Terre et Mer 4 Seineurs ; Catherine Sineux, La pêche de la baleine en France au XIXe siècle illustrée par les campagnes des navires Constance (1830-1836) et Gange (18341845), Mémoire de maîtrise, Paris, 1986, Université de ParisSorbonne.
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pêche à la baleine en France23. De 1817 à 1831 sur 147 bâtiments, 19 sont destinés à la pêche du Nord, tandis que 128 le sont à la pêche du Sud. Nombre de capitaines américains vont alors commander les navires français pour la chasse à la baleine. L’extension des zones de pêches est à la fois due à la recherche de nouveaux gibiers et au doublement des primes que l’on accordait lorsqu’on franchissait l’ouest ou le sud du Cap Horn24. Lors de ces voyages, les chargements d’huile se complétaient par l’exploitation d’éléphants de mer et la collecte des peaux de phoques. Les récits des voyages du Capitaine Cook et des marins qui l’accompagnaient parlent de la présence de ces animaux dans les mers australes et du Pacifique qui pouvaient alimenter l’important commerce de peaux de mammifères marins, dont le centre se trouvait dans le port de Canton. Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, les marchands anglais et les marins nord-américains ont transporté des milliers de pièces dans ce port, établissant des routes de navigation et de commerce qui reliaient les divers ports et îles de l’Atlantique et du Pacifique. Selon Richards, les registres historiques montrent que près de sept millions de peaux de loups de mer ont été vendues à Londres et à Canton entre 1788 et 1833, et cela sans tenir compte de celles mises en
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Jules Lecomte, Pratique de la pêche à la baleine dans les mers du Sud, Paris, 1833, Lecointe et Pougin ; M. Thomine, Mémoire sur la pêche de la baleine, considérée comme industrie maritime, Nantes, 1824, L’Imprimerie de Mellinet-Mal. 24 Selon l’Ordonnance du 22 avril 1832 : « le navire qui aura fait la pêche, soit dans l’Océan Pacifique, en doublant le cap Horn ou en franchissant le détroit de Magellan, soit au Sud cap Horn, à 62° de latitude au moins, obtiendra au retour un supplément de prime ». Lecomte, Pratique de la pêche à la baleine, p. 263-64.
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circulation par la contrebande25. Malgré quelques fluctuations des prix et du nombre de peaux vendues, la tuerie des phoques de l’hémisphère sud est restée en général une entreprise rentable. Entre 1780 et 1830, la chasse aux « phoques à fourrure » s’est intensifiée avec la croissance du trafic commercial, via le Cap Horn, entre la Nouvelle-Angleterre et la Chine, où l’on utilisait une méthode pour tanner ces peaux qui leur laissaient une fine couche soyeuse. Grâce à cette méthode, on pouvait confectionner du feutre pour chapeaux fins qui ressemblaient à ceux qui se faisaient en peau de castor (appelés chapeaux castor ou de feutre) et d’autres pièces. Dès la moitié des années 1790, des techniques de travail similaires à celles de la Chine ont été introduites à Londres, où le prix des peaux de ces mammifères avait augmenté considérablement, parallèlement à la demande de l’industrie du chapeau. À partir de 1820, les méthodes pour obtenir des peaux et des fourrures fines et douces vont se diffuser en France, alors qu’aux États-Unis on les appliquera pour fabriquer des vêtements bon marché. Les bêtes de la mer La classification de ceux qu’on appelle de nos jours « mammifères marins » a toujours posé des problèmes. Baleines, dauphins, loups de mer, phoques et morses, narvals et lamantins avaient peu de choses en commun, mais ils partageaient la mer comme habitat et une nature difficilement observable depuis la terre ferme. Considérés par quelques naturalistes comme des poissons, en raison de leur mode de vie, de leur habitat et de leur aspect, ils 25
Rhys Richards, « New market evidence on the depletion of southern fur seals: 1788-1833 », New Zealand Journal of Zoology, vol. 30, nº 1, Thorndon, 2003, p. 1-9.
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ont été par la suite classés parmi les pinnipèdes (loups de mer, etc.), les siréniens (lamantins, etc.) et les cétacés (baleines, etc.). D’autres naturalistes ont en revanche préféré les appeler « quadrupèdes de mer ». C’est grâce à l’œuvre de Bernard de Jussieu et de Brisson qu’on les a insérés dans la classe des mammifères. Les « pinnipèdes » – il faut le signaler – ont été séparés des poissons bien avant les autres groupes. Si au XVIIIe siècle certains auteurs ont trouvé des liens de parenté entre, par exemple, les morses et les phoques, le travail d’organisation systématique de la fin de ce siècle met en question cette affinité ou juxtaposition « naturelle ». Contrairement à ce que l’on dit couramment de la rigueur de ce système de classification, celui-ci a fini par regrouper les choses les plus diverses et, de cette manière, a classé ces animaux suivant une logique déterminée par le caractère fragmenté des collections disponibles et des observations des marins et des pêcheurs26. Linné, jusqu’à la dixième édition du Systema Naturae (1758), a inclus les morses et siréniens dans la classe des poissons. Il est vrai que, dans les premières éditions, le morse et les phoques apparaissaient dans le genre Phoca, dans l’ordre des Ferae. Mais peu de temps après, il allait placer les lamantins et les morses dans le groupe des Bruta, séparé des baleines, mais inscrit dans la même catégorie que les éléphants, les paresseux et les tatous. En 1756, le zoologue français Mathurin-Jacques Brisson a créé la classe des cétacés, en les séparant des poissons ; il insérait, en outre, lamantins et dugongs dans l’Ordre III des Quadrupèdes, l’ordre des morses – Odobenus – et des éléphants, « jusqu’à ce que je sois plus
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Joel Asaph Allen, History of North American pinnipeds, a monograph of the walruses, sea-lions, sea-bears and seals of North America, Washington, 1880, Government Printing Office, p. 7-8.
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instruit de son vrai caractère »27. Cette association générique entre les morses, les lamantins et les éléphants restera valable, et employée par nombre de zoologues, jusqu’à la première moitié du XIXe siècle. L’association entre dugongs et morses venait surtout de la conviction que les deuxièmes manquaient de pieds postérieurs (hindfeet), une idée surgie de la fragmentation des collections anatomiques disponibles28. Par ailleurs, Georges Cuvier a séparé en 1798 le genre qui réunissait morses et siréniens, les associant à Phoca dans le groupe « Mammifères cétacés », groupe qui se divise en « phoques » et « morses », intégrant dans ce dernier les morses, les dugongs et les lamantins. Les pinnipèdes et les siréniens ont été séparés en deux groupes différents pour la première fois en 1811 par l’anatomiste allemand Illiger, créateur des ordres Pinnipedia (où il a placé le genre Phoca – qui comprenait aussi les morses –), Natantia et Sirenia29. Cette nouvelle disposition n’a été acceptée que par quelques anatomistes, car la relation entre les pinnipèdes, les cétacés et les siréniens est demeurée un sujet de controverse jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, lorsque l’expansion des routes de navigation et de pêche aux mammifères marins a permis de recueillir les squelettes de tous ces animaux. C’est alors qu’ils vont enrichir les collections des musées30. 27
Johann Friedrich von Brandt, « Symbolae Sirenologicae. Sireniorum, Pachydermatum, Zeuglodontum et Cetaceorum Ordinis Osteologia Comparata nec non Sireniorum Generum Monographia », Mémoires de l’Académie Impériale des Sciences de SaintPétersbourg, vol. 12, n° 1, Saint-Pétersbourg, 1866, p. 300-313, p. 50. 28 Allen, History of North American pinnipeds, p. 10. 29 Sur l’histoire de la classe Sirenia jusqu'en 1866 voir Brandt, « Symbolae Sirenologicae... ». 30 Podgorny, « Recyclen... » et « Las extinciones históricas… ».
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En 1829, Frédéric Cuvier, le frère du célèbre anatomiste, sépara les phoques proprement dits des morses. En 1836, il publiait son œuvre sur les cétacés, soulignant le manque de squelettes, les difficultés du zoologue du musée qui ne pouvait pas pratiquer une observation directe de ces mammifères dans leur habitat ainsi que la fragmentation de l’observation. Tout cela constituait en effet un problème majeur pour la connaissance des animaux marins : L’histoire des animaux […] n’excite qu’une faible curiosité, et si quelques hommes en font l’objet de leurs études, ils ne parviennent guère qu’accidentellement à ajouter quelques observations à celles que leur ont léguées leurs devanciers –, les animaux nous fuient, et le plus souvent on ne s’en rend maître qu’en leur ôtant la vie, c’est-à-dire en les privant de ce qui fait une des principales essences de leur nature. Si ces difficultés existent pour l’histoire naturelle des animaux en général, elles se rencontrent à plus forte raison pour celle des différentes espèces de cétacés, de ces mammifères qui habitent les plus grandes et les plus profondes mers, qu’on ne cherche que pour leur livrer des combats à mort, qui échappent souvent à nos efforts par la force et la vélocité de leurs mouvements, ou que de lointains hasards amènent sur nos plages à moitié décomposés par la putréfaction. Ce ne sont pas les observations faites dans de semblables circonstances qui peuvent donner les éléments d’une histoire –, à moins de les avoir poursuivies pendant de nombreuses années dans les mêmes vues, de telles observations restent incomplètes et isolées. Or, trop souvent étrangers l’un à l’autre et même à la science, les observateurs, bien qu’assez nombreux, n’ont guère recueilli qu’au hasard, sur les cétacés, ce qui s’est offert à leurs yeux ; et si quelques-uns, familiarisés avec l’histoire naturelle et éclairés par ses besoins, ont donné une direction méthodique à leurs recherches, celles-ci se sont trouvées circonscrites à quelques parties seulement des animaux, et n’ont pas toujours pu être
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rattachées d’une manière intime aux résultats des travaux qui les avaient précédées31.
Les différents genres de cétacés – disait Cuvier en 1836 – n’ont pas de nombreuses caractéristiques communes et ils sont loin de former un « ordre naturel ». Ce qui établit leurs rapports les plus intimes c’est leurs organes du mouvement : « tous, sans exception, sont privés de membres postérieurs articulés au bassin ». Ces membres sont remplacés par la queue, laquelle se termine toujours par une nageoire horizontale. Mais ce qui complète leur physionomie particulière est le fait d’être presque entièrement privés de cou et entièrement privés de cône auditif. La natation est leur principal mode de progression32. À l’époque de Cuvier, la classe des cétacés inclut le lamantin, le dugong, le plataniste du Gange, les rorquals, ainsi que les baleines, les cachalots, les dauphins et les marsouins, distribués en trois groupes principaux : les herbivores, les piscivores et les vermivores. La question qui se posait était de connaître les limites géographiques de la présence des différentes espèces. D’après Cuvier : on ne voit donc pas quels obstacles pourraient contraindre ces cétacés à se renfermer dans certains parages, à préférer certaines latitudes, eux qui voient constamment toutes les parcourir avec tant d’aisance et de rapidité. Cependant il est probable que la plupart, que tous peut-être, ont des demeures circonscrites ; seulement l’étendue de chacune d’elles paraît proportionnée à la grandeur, à la puissance de l’espèce qui l’a reçue en partage ou qui 31
Cuvier, Frédéric De l’histoire naturelle des Cétacés ou recueil et examen des faits dont se compose l'histoire naturelle de ces animaux. Paris, 1836, Librairie Encyclopédique de Roret, p. III-IV. 32 Cuvier disait : « Cependant les cétacés herbivores paraissent avoir la faculté, pour paître les herbes maritimes, de se traîner, de marcher au fond de la mer, à l’aide de leurs membres antérieurs, qui ne sont jamais pour les autres cétacés que des organes natatoires ». Cuvier, De l’histoire naturelle des Cétacés, p. V.
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l’a choisie. Les souffleurs fluviatiles ne s’avancent point dans la mer ; la baleine franche est confinée dans les mers boréales, comme la baleine du Cap dans l’hémisphère austral […] le cachalot seul habiterait toutes les mers, car il se rencontre dans l’océan Atlantique, comme dans le Grand-Océan, où, par son abondance, il attire aujourd`hui tous ceux qui se livrent à sa pêche. À la vérité, pour admettre ce fait, il faut supposer qu’il n’existe qu’une seule espèce de cachalots ; mais l’exception que présente cette espèce, contre toutes les analogies, est un motif de plus pour douter de l’exactitude de nos connaissances à cet égard33.
Les hommes de mer, quant à eux, ont appris à reconnaître de loin les espèces demandées par l’industrie, sur la base des traits anatomiques, des habitudes et de la saisonnalité. De cette manière, par exemple, l’équipage des bateaux baleiniers pouvait identifier les différents types de baleines d’après leur souffle ; ils pouvaient également prévoir leur temps d’immersion et le moment de sortie à la surface, ce qui permettait de bien placer leurs chaloupes pour la chasse. Ces marins disaient savoir, sur la base des excréments trouvés dans son estomac, quand un cachalot portait de l’ambre gris dans ses intestins34. Selon Jules Lecomte : « Les pêcheurs habiles à distinguer de quelle espèce est le cétacé qu’ils observent, ne recherchent point celui-ci qui produit infiniment moins d’huile et que sa grande vitesse rend très difficile à atteindre et à conserver quand on a réussi à le harponner »35. Les chasseurs de phoques, en particulier, ont appris à identifier les différentes variétés de mammifères à partir des caractéristiques des marchandises recherchées sur le marché, c’est-à-dire, auprès des producteurs d’huile et des propriétaires de peaux aptes à la fabrication des fourrures vendues en Chine. Ils se formaient en partie par le biais 33
Cuvier, De l’histoire naturelle des Cétacés, p. XXXVII. Lecomte, Pratique de la pêche à la baleine. 35 Lecomte, Pratique de la pêche à la baleine, p. 92. 34
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des journaux de voyage d’autres explorateurs, par l’apprentissage auprès du personnel ayant une longue expérience de pêche dans la mer du Nord et, enfin, par l’information circulant dans leur milieu. Le transfert de la pêche dans l’Atlantique Nord vers l’Atlantique Sud a entrainé aussi le transfert des noms des espèces d’une région à une autre36. Les classifications scientifiques de la deuxième moitié du XIXe siècle allaient profiter du savoirfaire des pêcheurs : ainsi, on a pu élaborer les cartes de la répartition des espèces, d’après les observations effectuées à des fins économiques. En réalité, si l’on tient compte de la prolifération des dictionnaires d’histoire naturelle écrits par les zoologues les plus importants du XIXe siècle et adressés autant aux naturalistes qu’aux agriculteurs, commerçants et industriels, ce transfert ne devait pas surprendre : l’effort de systématisation des connaissances – au-delà du chaos que cela comporte – est aussi motivé par la nécessité d’effectuer l’inventaire des ressources disponibles pour le profit humain. Les chasseurs de phoques du Sud et les nouvelles espèces de mammifères marins Les ports et les nombreuses îles de l’archipel des Malouines, lieux d’escale préférés par les baleiniers et les chasseurs de phoques, ont constitué un centre important dans les réseaux d’échange d’informations au sujet de ces animaux, des copies de cartes maritimes, du sauvetage de naufragés ou de marins abandonnés et aussi pour coordonner le passage du cap Horn en compagnie d’autres bateaux. L’Américain Edmund Fanning se souvient que, lors de son premier voyage vers les mers australes en
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Podgorny, « Las extinciones históricas… »
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1792, il s’était aperçu qu’à l’arrivée aux Malouines le capitaine de son navire : had not the least knowledge of sealing business; in fact, he did not know the male from the female seal. Therefore, we were under an obligation to our friends and countrymen who had arrived at these islands, for the information requisite in taking the seals, and preserving their skins37.
En ce cas, grâce à l’expérience des autres chasseurs de phoques nord-américains se trouvant dans ces îles, on pouvait apprendre quels étaient les animaux dont la peau avait une valeur, et comment les abattre et les préparer pour la traversée jusqu’au marché chinois. Nonobstant, lors de la première partie de chasse, certains ne savaient pas si ces monstres étaient ou pas les phoques à fourrure, comme en témoigne la question qu’un marin irlandais posa à Fanning : « do you think these overgrown monsters are seals ? »38. Après avoir tué quelques-uns de ces animaux, que ces marins n’avaient jamais vus, on se rendit compte qu’ils n’étaient pas ce qu’ils cherchaient : « our party having learned what were not fur seals, and wisdom enough to engage no more sea-lions, after skinning our dead lion, and taking with us his skin as a remembrance of our hunting tour »39. Au cours de ces traversées, les marins prenaient des spécimens et collectaient des choses nouvelles ou curieuses qui pouvaient être commercialisées, être offertes comme cadeau aux autorités portuaires d’autres nations ou 37
Edmund Fanning, Voyages Round the World: With Selected Sketches of Voyages to the South Seas, North and South Pacific Oceans, China, etc. Performed Under the Command and Agency of the Author. Also, Information Relating to Important Late Discoveries; Between the Years 1792 and 1832, New York, 1833, Collins & Hamay, p. 21. 38 Fanning, Voyages Round the World, p. 25. 39 Fanning, Voyages Round the World, p. 28.
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bien servir de souvenir des voyages ou d’objet destiné aux collections privées. Quelques chasseurs de phoques réunissaient des pièces pour les Musées. Par exemple, en revenant des mers antarctiques, James Weddel, chasseur de phoque et pilote de l’armée anglaise, déposa quelques spécimens auprès du musée de l’université d’Édimbourg, parmi lesquels celui qui allait permettre l’identification d’une nouvelle espèce de phoque, appelé en son honneur : Leptonychotes weddellii. À partir de 1819, Weddell a traversé les mers australes pendant une dizaine d’années, en réunissant de nombreux rapports et observations des zones parcourues. En 1827, il est élu membre ordinaire de la Royal Society of Édimbourg. Deux ans auparavant, il avait publié ses mémoires des voyages effectués dans les eaux antarctiques avec le capitaine écossais Mathew Brisbane. Ce dernier a continué ses voyages le long de la Patagonie et de la Terre du Feu, croisant les expéditions du Beagle40. En mars 1827, le Beagle a sauvé dans le détroit de Magellan l’équipage du voilier chasseur de phoques Prince Saxe Cobourg, commandé par Brisbane. Le contremaître Thomas Sorrell, un « chasseur de phoques averti », s’est engagé comme timonier dans le Beagle et a continué à prêter service lors de l’expédition de 1831-1836. Arrivé à Carmen de Patagonnes, une partie de l’équipage s’est embarqué dans les bateaux corsaires participant à la guerre contre le Brésil. Brisbane, quant à lui, est resté actif dans la région et s’est associé aux entreprises de Louis Vernet aux Malouines41. Sur place, il a rencontré les officiers du 40
Susana García, « La logística de los levantamientos hidrográficos en el Río de la Plata y Patagonia en tiempos del HMS Beagle », Anuario IEHS, vol. 25, Tandil, 2010, p. 301-324 ; García, Podgorny, « La “Casa de los Pilotos”… ». 41 Vernet est né à Hambourg, dans une famille française. Il avait commencé à travailler à l’âge de quatorze ans dans une agence
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Beagle, à qui il a fourni des rapports sur la région. En août de 1833, Brisbane est assassiné lors d’une mutinerie. La nouvelle de sa mort a circulé partout parmi les navires de chasseurs de phoques, ce qui montre le fonctionnement d’un réseau de communications établi par la navigation et le commerce42. Pendant que les marins chasseurs apprenaient in situ à reconnaître les animaux qu’ils tuaient, à observer leur anatomie et à retirer leurs peaux, les naturalistes ont eu plus de difficultés à établir l’identité des animaux à partir des fragments conservés dans les musées et à pouvoir déterminer s’il s’agissait des mêmes espèces que des rapports provenant des régions éloignées – NouvelleZélande, Géorgie du Sud, Malouines, île des États, Juan Fernández, les Galápagos – répertoriaient comme ours, lions ou éléphants de mer. Les classements zoologiques de ces marins, leurs dessins, leurs observations ainsi que les spécimens collectés et les comparaisons établies avec d’autres animaux ont été analysés par les naturalistes. Weddell, par exemple, a publié des illustrations de ces commerciale à Philadelphie. Il était administrateur de charges d’expédition et il se déplaçait entre le Brésil, le Portugal et Hambourg. Vers 1819, il est arrivé à Buenos Aires et quatre ans plus tard, il s’est associé avec d’autres commerçants pour l’utilisation de bovins et de mammifères marins des îles Malouines. Il avait l’autorisation du gouvernement de Buenos Aires qui avait pris officiellement possession de ces îles en 1820. Il a également reçu l’exploitation d’Ile des États où son partenaire Brisbane s’est consacré à la chasse aux phoques. En 1829, Vernet fut nommé premier commandant politique militaire dans les îles Malouines et a tenté de réglementer la pêche des « amphibiens » effectuée par les étrangers. En 1831, il y eut un incident avec trois navires américains. La corvette américaine Lexington avait attaqué la colonie des Malouines et fait des prisonniers parmi lesquels se trouvait Brisbane. Le consul britannique réussit à obtenir la libération de Brisbane, qui retourna aux Malouines au moment où les Britanniques occupèrent les îles. 42 García, « La logística de los levantamientos hidrográficos… ».
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animaux, des cartes et un récit de ses voyages à travers le Pôle Sud largement lus et imités par d’autres chasseurs de phoques et baleiniers. De cette manière, les marins ont pu distinguer les phoques avec ou sans oreille, ce que Buffon et d’autres naturalistes vont ajouter dans la classification scientifique pour séparer deux groupes : Seamen have long divided the Seals, on account of the great difference in their form, into the Earless and Eared Seals. Buffon adopted the division; and Péron, in his account of Baudin’s Voyage, gave the name of Otaria to the Eared Seals. Cuvier and most naturalists have adopted this name43.
Les chasseurs et marchands de peaux ont aussi divisé les pinnipèdes avec oreilles en deux groupes selon leur pelage : les phoques dits à fourrure ou loups de mer à la peau « fine », ou « lobo marino de dos pelos » (à double pelage) pour les Espagnols (de nos jours, genre Arctocephalus), avaient sous la peau une couche épaisse et tendre, que n’avaient pas les lions de mer, appelés aussi loups à un seul pelage ou « hair seals » (genre Otaria). Ces noms – loups à double pelage (fur seal) et loup à un seul pelage (sea lion) – reflétaient la présence ou l’absence de la caractéristique que chasseurs et marchands valorisaient le plus et qui finirait par déterminer la classification scientifique des ces animaux. Dans les années 1830, malgré la grande exploitation des peaux « fines » des phoques du Sud, les naturalistes reconnaissaient en savoir très peu à propos de ce genre d’animaux : le débat sur leur classification restait ouvert. Comme le signale Hamilton en essayant d’établir l’identité des phoques à fourrure « commerciales » : « in the absence of scientific information respecting the animal
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John Edward Gray, Catalogue of Seals and Whales in the British Museum, Londres, 1866, Taylor & Francis, p. 4.
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yielding this fur, we must turn to our navigators and seal hunters »44. D’autre part, les musées ne disposant que de la peau que les marins chasseurs savaient bien retirer du corps de ces animaux et conserver durant les longues traversées, les naturalistes cherchaient le témoignage des fourreurs pour établir à quel groupe de phoques elle appartenait : Were any further corroboration on this point required it may be found in the testimony of our furriers. We have inquired of a considerable number of them, and especially of M. L’Ry, who for years was superintendent of one of the largest fur concerns in the metropolis of the empire, and was in the habit of overhauling great cargoes of south seal skins; and the only response we have obtained is, that there is but one seal which has yielded this particular fur. On visiting M. L’Ry he speedily informed us that he happened to have lying by him a skin of the true fur seal […] and it appeared manifestly to be identical with two given by Capt. Weddell to the College Museum. The same gentleman informed us that the fur of this valuable animal is prepared by a process quite different from that employed for the others45.
La procédure spéciale de tannage pouvait constituer un critère pour distinguer les différentes espèces de phoques et de loups marins. Mais ce traitement des peaux consistant à prélever les poils durs et à laisser une couche fine et soyeuse permettait la fabrication d’une pièce qu’on parvenait à vendre comme loutre marine ou comme castor46. Face à cela, les naturalistes firent appel à l’expérience des fourreurs pour classer les collections. Les chasseurs de phoques, les grossistes des peaux ou les fourreurs habitués à observer et classer des milliers de spécimens avaient un regard bien entrainé pour identifier les variations des produits animaux qui se vendaient et 44
Robert Hamilton, « On the fur seal of commerce », Journal of Natural History, vol. 2, n° 13, Londres, 1839, p. 478-479, p. 84. 45 Hamilton, « On the fur seal of commerce », p. 89-90. 46 Hamilton, « On the fur seal of commerce ».
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distinguer le nouveau, le rare et le faux. C’est dans des espaces urbains de concentration et vente de produits, autrement dit dans les marchés ou, dans ce cas précis, chez les fourreurs, qu’on a classé, nommé et exposé les spécimens47. Et cela bien avant que le fassent les musées. Les objets de la nature – nous pouvons le dire – partagent ce caractère de marchandise, de nouveauté scientifique et de spécimen de musée. Considérations préliminaires et nouvelles questions Les études d’histoire de la science des dernières années ont souligné, loin de la conception traditionnelle selon laquelle la pratique de la science ne serait liée qu’à certains centres, l’importance de penser celle-ci en fonction des divers acteurs et espaces impliqués dans la production et la circulation de connaissances48. En ce sens, dans cette dernière décennie, on a étudié le rôle des « intermédiaires » culturels : cela suppose une analyse détaillée des situations concrètes de contact entre les scientifiques et les groupes ou individus n’appartenant pas au monde des sciences (paysans, population autochtone, pêcheurs, chasseurs), des processus engendrés par 47
Voir Paula Findlen, Possessing nature. Museums, collecting, and scientific culture in early modern Italy, Berkeley, 1994, University of California Press; Harold J Cook, Matters of Exchange: Commerce, Medicine and Science in the Dutch Golden Age, New Haven, 2007, Yale University Press ; García, « La pesca comercial y el estudio de la fauna marina …». 48 Voir Lissa Roberts, « Situating Science in Global History: Local Exchanges and Networks of Circulation », Itinerario, n° 33, Leiden 2009, p. 9-30 ; Neil Safier, « Global Knowledge on the Move: Itineraries, Amerindian Narratives, and Deep Histories of Science », Isis, vol. 101, n° 1, Chicago, 2010, p. 133-145 ; Kapil Raj, Relocating Modern Science Circulation and the Construction of Knowledge in South Asia and Europe, 1650–1900, Hampshire/New York, 2007, Palgrave-Macmillan.
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l’acculturation ainsi que des dispositifs que les nouveaux acteurs développent avec des objectifs variés (collections pour la vente, développement de dispositifs pour le transport des choses, etc.)49. De cette manière, l’étude des pratiques des chasseurs de phoques et des baleiniers vise à dialoguer avec l’histoire de ces acteurs et des pratiques scientifiques. Les journaux de bord et les registres portuaires ainsi que la bibliographie secondaire sur l’histoire de la navigation et le commerce atlantique parlent sans doute de l’importance économique de la mer et des îles de l’Atlantique Sud dans une phase clé de leur histoire. Le rôle des pilotes côtiers et de chasseurs de phoques ayant travaillé dans l’Atlantique Sud lors des expéditions scientifico-militaires de la première moitié du XIXe siècle, spécialement dans la configuration d’un savoir sur les territoires, est moins connu. Étant fournisseurs d’objets, données et interprétations, ils possédaient un savoir qui allait avoir une valeur additionnelle, utilisée aussi bien sur le terrain de la science que sur ceux de la navigation et du commerce50. L’étude des pratiques de ces acteurs aide à comprendre les relations entre services, itinéraires et réseaux de circulation de l’information et des produits articulant le local et le global. Elle permet également d’observer la mobilité des objets et des personnes grâce à ces réseaux, qui, en se déplaçant, vont se charger de significations qui relèvent de traditions et d’expériences différentes. Un deuxième aspect de ce travail se réfère à la façon dont les naturalistes ont organisé et interprété les 49
Voir Simon Schaffer, Lissa Roberts, Kapil Raj, James Delbourgo, The Brokered World: Go-betweens and Global Intelligence, 17701820, Uppsala, 2009, Science History Publications. 50 García, « La logística de los levantamientos hidrográficos …» ; García et Podgorny, « La “Casa de los Pilotos”… » et « Los pilotos del Río Negro… ».
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observations et les matériaux fournis par les chasseurs de phoques et les navigateurs opérant dans cette région, en les combinant avec d’autres sources d’information. Ainsi ont ils pu dresser des listes, élaborer des catalogues et des cartes des animaux marins et de leur distribution géographique. Rappelons, par exemple, la carte publiée par le lieutenant Maury en 1851 : on y représente la distribution mondiale des cachalots et baleines franches51. Pour produire cette carte nautique, cet officier et ses assistants ont travaillé à partir de l’information contenue dans une centaine des journaux de navigation. De cette manière, la distribution spatiale et saisonnière des baleines acquiert une « consistance optique »52. Mises en vente à l’usage des baleiniers, ces cartes ont été aussi utilisées par les naturalistes. Dans la mesure où la distribution des animaux marins montrait des connexions globales, défiant les limites géographiques et politiques, son étude a demandé la collecte et la comparaison des données à l’échelle internationale. Le troisième volet est celui relatif au nom et à la classification des espèces marines. Comme l’a remarqué Karl Von Baer en 1860, les chasseurs de phoques et les pêcheurs tendaient à donner aux animaux rencontrés dans les nouvelles régions où ils se rendaient les noms des espèces qu’ils avaient déjà vues dans d’autres mers ou îles. Le cas du nom du « pingouin » est peut-être le plus connu : il vient d’un oiseau géant disparu de l’Atlantique Nord. De cette façon, à partir d’un critère de correspondance des espèces par l’usage qu’on en faisait et 51
Jane Rouder, Matthew Maury’s Whale Maps: A Chapter in the History of Thematic Biological Cartography, Madison, 1980, University of Wisconsin. 52 Bruno Latour, « Drawing things together », in Michael Lynch, Steve Woolgar, Representation in Scientific Practice, Cambridge & London, 1990, MIT, p. 19-68.
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par les ressources qu’elles généraient, ils ont contribué à associer des animaux originaires de régions distantes les unes des autres à un moment où la classification fondée sur le système de Linné avait déjà écarté le critère de « l’usage ». Les marins et les pêcheurs, fournisseurs de données ou des spécimens, étant une partie fondamentale du système d’étude de la faune marine, il est nécessaire de comprendre comment se produit l’interaction entre ces classifications fondées sur deux critères différents, lesquels continuent d’être utilisés et s’inscrivent toujours dans l’échange entre marins et naturalistes. Indéfectiblement, l’histoire des ressources de la mer et l’idée de la mer comme dépôt illimité de richesse représentent un cas excellent d’étude pour réfléchir sur les droits de propriété de la faune sauvage et sur le passage du régime de bien commun (propre au droit espagnol selon les Siete Partidas) à la privatisation de ce qu’on appelle « ressources naturelles ». En effet, la Partie 3, Titre 28, loi 3 des Siete Partidas qui ont réglementé le monde hispanique jusqu’à la création des Codes, définissait les choses qui appartenaient communément à toutes les créatures du monde, ajoutant dans cette catégorie « les oiseaux et les bêtes » : Les choses qui de forme commune appartiennent à toutes les créatures qui vivent dans ce monde sont les suivantes : l’air, les eaux de pluie, la mer et ses côtes ; chaque créature qui vit peut employer chacune de ces choses selon ses besoins ; et ainsi tout homme peut profiter de la mer et de sa côte pour pêcher, et naviguer et faisant là toutes les choses qu’il pense bonnes à son encontre53.
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« Las cosas que comunalmente pertenescen a todas las criaturas que viven en este mundo son estas: el ayre, et las aguas de la lluvia, et el mar et su ribera; ca cualquier criatura que viva puede usar de cada una destas cosas segunt quel fuere menester; et por ende todo el hombre se puede aprovechar del mar, et de su ribera pescando, et
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La loi 17, de son côté, établissait comment les hommes pouvaient obtenir un droit sur les bêtes sauvages, et les oiseaux et la pêche de mer, en signalant que les bêtes sauvages sont à celui qui les a chassées une fois, une fois la chasse conclue ; mais le seigneur qui les a héritées a un droit sur elles une fois qu’il signale sa volonté54. La loi 19 déclare que les hommes perdent leur autorité sur les bêtes sauvages lorsqu’elles partent et ne reviennent pas, « et encore ils perdent leur autorité, lorsqu’elles s’échappent et s’en vont si loin qu’ils ne peuvent pas les voir ; et s’ils les voient alors qu’elles sont si loin d’eux, difficilement ils pourront les rattraper. Et dans chacun de ces cas, ils obtiennent l’autorité sur ces bêtes ceux qui les attrapent en premier »55. Ces dispositions relatives aux animaux sauvages de la mer ont dû être reformulées au moment de l’expansion de la navigation océanique et – cela va de soi – de la navigation à vapeur. La « pêche » océanique commençait non seulement à se régler en tant que propriété des États, mais aussi – c’est le cas des mammifères marins – à passer du domaine de la réglementation de la pêche à celui de la régulation de la chasse. Et cela précisément dans un contexte où l’on débattait sur la classification de ces navigando et faciendo hi todas las cosas que entendiere que a su pro serán ». Las Siete Partidas del rey don Alfonso el Sabio cotejadas con varios codices antiguos por la Real Academia de la Historia, Madrid, 1807, Imprenta Real, t. 2, p. 710. 54 « Bestias salvages, et las aves et los pescados de la mar et de los rios quien quier que los prenda son suyos luego que los ha presos, quier prenda alguna destas cosas en la su heredat mesma o en la agena ». Las Siete Partidas, p. 716. 55 « et aun pierden el señorio dellas quando fuyen et se les aluengan tanto que non las pueden veer; ó que las vean estando ellos tan alongados dellas que á duro las podrien prender. Et en cada uno de estos casos gana el señorio dellas, quien quier que las prenda primeramente » Las Siete Partidas, p. 717.
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animaux (cétacés, siréniens, pinnipèdes) comme mammifères et non comme poissons, classe à laquelle ils ont appartenu – nous l’avons vu – jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle : Mathurin-Jacques Brisson fut le premier zoologue qui en 1756, créant cette classe, sépara les cétacés de la classe des poissons56. Jusqu’à présent, on n’a pas étudié la relation entre classification des animaux de mer, régime de droit réglant leur usage et propriété et type d’exploitation qui en résulte. Toutefois, comme le souligne entre autres Knütel57, aussi bien le droit romain que les traditions de droit de propriété qui en dérivent se penchent sur la définition de l’essence des choses, s’inspirant, par exemple, de l’histoire naturelle de Pline et d’Aristote. Sur ce point, notre hypothèse est que les débats sur la classification des « bêtes marines » qui jalonnent le XVIIIe siècle relèvent du problème pratique relatif à la régulation d’une faune – bêtes terrestres et troupeaux domestiques – qui doit être administrée si l’on veut éviter qu’elle disparaisse. Dans ce sens, il est intéressant d’analyser comment les bêtes marines se transforment, par le biais de l’administration et de la classification, en ce que Kant appelle « artefacts de l’État ». En guise de conclusion, on peut dire que les îles de l’Atlantique Sud et Nord – insérées dans le circuit marchand qui lie Carmen de Patagonnes, Buenos Aires, Montevideo et Rio de Janeiro – sont devenues un noyau 56
Podgorny, « Recyclen…» et « Las extinciones históricas… »; Brandt, « Symbolae Sirenologicae. ... » ; Petri Artadi, Ichthyologia sive opera omnia de piscibus, scilicet: Bibliotheca ichthyologica. Philosophia ichthyologica. Genera piscium. Synonymia specierum. Descriptiones specierum. Omnia in hoc genere perfectiora, quam antea ulla. 1738, Lugduni Batavorum : apud Conradum Wishoff. 57 Rolf Knütel, « Islas flotantes, arboles errantes, animales fugitivos y tesoros ocultos. Sobre el método de los juristas romanos en el desarrollo de las reglas jurídicas aún vigentes », Revista de estudios histórico-jurídicos, n° 19, Valparaíso, 1997, p. 15-45.
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central des routes des baleiniers et des chasseurs de phoques. Les escales de ravitaillement étaient les îles du Cap Vert, Tristan Da Cunha, l’île des États, la côte patagonique et les îles du secteur antarctique. À la différence de l’histoire des colonies russes et anglaises du Pacifique Nord qui se consacraient aussi à la pêche des mammifères marins, ou de l’histoire de l’exploitation industrielle des phoques58, ou encore de la pêche dans l’Atlantique Nord59, l’histoire de l’exploitation des animaux marins de l’Atlantique Sud demeure encore peu connue. Néanmoins, l’Atlantique Sud est un espace clé pour comprendre les mécanismes qui, d’une part, vont définir l’histoire de ces circuits internationaux et, d’autre part, vont montrer l’évolution des ressources fauniques aujourd’hui disponibles. Par ailleurs, la pêche et la chasse ont constitué la principale source de données pour étudier une faune peu connue et peu représentée dans les collections des musées d’Europe et d’Amérique. En ce sens, vu depuis la mer, l’espace de l’Atlantique Sud, ses ressources et les acteurs participant à leur exploitation deviennent une scène importante qui ne peut être explorée qu’en faisant dialoguer l’histoire globale, l’histoire du commerce et l’histoire des sciences. Dans cette perspective, on remet en cause la condition périphérique que l’historiographie avait réservée à l’Atlantique Sud. Écrire l’histoire de cette exploitation de ressources et de la circulation d’informations liée à ses acteurs présente quelques défis méthodologiques. Les sources historiques sur l’exploitation de ces animaux dans l’hémisphère sud 58
Voir Briton C. Busch, The war against the Seals: a History of the North American Seal fishery, Kingston/Montreal, 1985, McGillQueen’s University Press; Gibson, Otter Skins 59 Voir Harold Adams Innis, The Cod Fisheries: The History of an International Economy, New Haven, 1940, CT; Bolster, The Mortal Sea; Jones, Empire of Extinction.
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tendent à être fragmentaires et disparates (à la différence des milliers de carnets baleiniers conservés dans les archives de la Nouvelle-Angleterre). Tout comme les baleines, les phoques et les loups de mer, les hommes qui se sont occupés de leur capture et de leur commercialisation ont traversé des espaces marins beaucoup plus larges que ceux définis par les frontières régionales et nationales ou par les cadres terrestres à partir desquels une grande partie de la recherche historique s’est construite. Cela a lancé des défis aux historiens au moment de penser leurs objets et leurs espaces d’analyse. Un des problèmes principaux de l’histoire de la science des dernières décennies a été d’éviter le piège tendu par les limites nationales, disciplinaires et institutionnelles du présent. On ajoute à cela la contradiction apparente entre études de cas et compréhension de phénomènes de longue durée, entre savoir local, circulation du savoir et articulation avec le global, entre histoire des idées et matérialité de la culture. Étant limités à une période, un espace ou une discipline déterminée, de nombreux travaux ont négligé le fait que même dans les programmes de recherche les plus modernes cohabitent diverses traditions de connaissance et de pratiques commerciales. Ainsi l’étude des phénomènes de marchandisation des ressources naturelles pourrait-elle offrir un cadre permettant de relier les thèmes de l’histoire globale, de l’histoire économique et de l’histoire des sciences avec les problèmes du droit et du contrôle des ressources maritimes.
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LE COMMERCE ATLANTIQUE DE BUENOS AIRES À L’ÈRE RÉVOLUTIONNAIRE (1778-1830). BILAN HISTORIOGRAPHIQUE ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE1
Mariano M. SCHLEZ Aire d’Histoire américaine et argentine Département des Sciences humaines Universidad Nacional del Sur Cet article présente un état de la question des études consacrées au commerce atlantique de Buenos Aires entre 1778 et 1830. Au-delà des hypothèses sur le rôle et la dynamique du commerce extérieur dans le développement de la société du Rio de la Plata, nous évaluons les sources et méthodes employées par les historiens pour construire des statistiques et mesurer et caractériser le secteur exportateur de Buenos Aires, dans le but de déterminer s’il est possible et nécessaire, pour avancer, de suivre un nouveau programme de recherche pour améliorer notre connaissance du sujet. This paper presents a state of the art on the studies dedicated to the Atlantic trade in Buenos Aires between 1778 and 1830. Beyond the hypotheses about the role and dynamics of foreign trade in the development of the River Plate society, we evaluate the sources and methods used by historians to build statistics, measure and characterize the Buenos Aires external sector, with the aim of evaluating if it would be possible and necessary to advance in a new research program that improves our knowledge of the matter.
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Traduit de l’espagnol par Anne Garcia.
Le commerce atlantique est un élément central lorsqu’il s’agit d’expliquer le chemin emprunté par les sociétés latino-américaines depuis la fin de la conquête espagnole. Les processus révolutionnaires du début du XIXe siècle n’ont rien changé à cet aspect ; aussi bien les acteurs de l’indépendance que les historiens actuels s’accordent à conférer au secteur extérieur un rôle capital dans le développement historique et social de la région2. Pourtant, même si dans les dernières décennies de l’histoire mondiale l’atlantic history, l’histoire croisée et l’histoire transnationale se sont occupées des aspects économiques du processus historique universel, cela ne s’est pas toujours traduit par l’élaboration de séries statistiques qui nous permettent de pondérer, comparer et mesurer la matérialité du processus, du fait de la prédominance au sein de l’académie de théories politistes et culturalistes3. Dans une conjoncture où l’histoire économique retrouve un rôle prépondérant, aidée en cela par l’intensification de la crise capitaliste mondiale, mon article vise à évaluer l’état actuel de la recherche sur le commerce atlantique de Buenos Aires lors de la transition entre l’ordre colonial et la période révolutionnaire. 2
J. Gelman, E. Llopis et C. Marichal (coord.), Iberoamérica y España antes de las Independencias, 1700-1820. Crecimiento, reformas y crisis, México D.F., 2015, Instituto de Investigaciones Dr. José María Luis Mora-El Colegio de México. 3 B. Bailyn, Atlantic History. Concept and Contours, Cambridge, 2005, Harvard University Press ; AA.VV., « AHR Conversation: On Transnational History », in American Historical Review, 111-5, Oxford, 2006, p. 1440-1464 ; M. Werner et B. Zimmermann, « Beyond Comparison: Histoire Croisée and the Challenge of Reflexivity », in History and Theory, 45-1, Wiley, 2006, p. 30-50 ; H. Fazio Vengoa, « La historia global y su conveniencia para el estudio del pasado y del presente », in Historia Crítica. Edición Especial, Bogotá, 2009, p. 300-319 ; J. Miller (éd.), The Princeton Companion to Atlantic History, New Jersey-Oxfordshire, 2015, Princeton University Press.
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Répondant aux hypothèses présentées ici, je m’occuperai tout particulièrement des sources et méthodologies utilisées par l’historiographie pour mesurer le poids représenté par le secteur extérieur de la ville de Buenos Aires, dans le but d’évaluer dans quelle mesure il est possible et nécessaire, pour avancer, de suivre un nouveau programme de recherche. C’est ainsi qu’à partir des conclusions auxquelles j’aurai abouti, je signalerai les éléments théoriques et méthodologiques qui, selon moi, pourraient nous aider à améliorer notre connaissance du secteur extérieur de la région du Río de la Plata entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. L’historiographie du commerce atlantique au Río de la Plata durant l’époque coloniale (1778-1810) Des acteurs de l’histoire à la construction d’une historiographie professionnelle Dans la plupart des cas, les études et hypothèses concernant le commerce extérieur de Buenos Aires ont traduit les préoccupations politiques de leurs auteurs, posant ainsi des questions d’ordre social qui dépassaient les aspects strictement scientifiques. Au début du XIXe siècle, par exemple, les principaux acteurs de la révolution d’indépendance du Río de la Plata ont considéré le commerce comme un enjeu fondamental de leur lutte anticolonialiste contre l’Espagne, comme l’attestent les écrits de Mariano Moreno, Manuel J. de Lavarden et Manuel Belgrano4. En ce sens, les propos de 4
M. Moreno, Representación de los hacendados y otros escritos, Buenos Aires, 1997 [1809], Emecé ; M. Belgrano, Escritos Económicos, Buenos Aires, 1954 [1796-1810], Raigal et M. J. de Lavardén, Nuevo aspecto del comercio en el Río de la Plata, Buenos Aires, 1955, Raigal.
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Juan Hipólito Vieytes soulignent à quel point le trafic atlantique avait une signification particulière pour les propriétaires terriens de la région et montrent que le commerce n’avait plus pour objectif le transfert de minerai d’argent de Potosí vers la Péninsule, mais la valorisation des productions provenant des campagnes voisines de Buenos Aires : « Décidons-nous ensemble d’affirmer notre concept et opinion au monde entier en développant l’agriculture, en promouvant l’industrie et en conférant une nouvelle valeur et une nouvelle raison d’être à ces deux domaines par le biais du commerce5 ». Cette perspective fut reprise dans la décennie de 1830 par Esteban Echeverría, qui mit l’accent sur « la liberté de commerce » inaugurée par la Révolution de Mai et ses bénéfices pour le développement agraire. Selon lui, la « liberté de commerce » permit d’augmenter la valeur des produits de la région de Buenos Aires grâce à « l’affluence étrangère en demande de ces fruits, qu’elle a en grande estime et appréciation6 ». À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, dans le cadre de son militantisme politique en faveur de la construction d’un État national, Bartolomé Mitre réserva une place prépondérante au commerce dans son analyse de l’« Indépendance argentine », en faisant de Buenos Aires en général et de son port en particulier, des espaces naturellement prédisposés au développement mercantile, empêchés en cela par un système de monopole colonial
5
J. H. Vieytes, Antecedentes económicos de la Revolución de Mayo, Buenos Aires, 1956 [1802-1806], Raigal, p. 164. 6 E. Echeverría, « El pensamiento de Mayo. Antecedentes y primeros pasos de la Revolución de Mayo », in E. Echeverría, Obras Completas, Buenos Aires, 1951, Ediciones Antonio Zamora, p. 214.
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qui, jusqu’à la révolution de 1810, avait fait obstacle à ce potentiel préexistant7. Un peu plus tard, la première crise capitaliste à l’échelle mondiale frappa la région et poussa ses intellectuels à repenser les limites de la croissance et les alternatives (capitalistes) permettant le développement de la région, comme le montrent les réflexions de Vicente Fidel López et Juan Bautista Alberdi au sujet du lien entre économie et politique, de l’impact de la crise et des politiques protectionnistes8. Dans cette conjoncture, Domingo Lamas exposa la nécessité de mesurer l’importance de l’ingérence étrangère dans le commerce extérieur de Buenos Aires. Pour ce faire, il quantifia les entrées et sorties de navires des ports de la région en examinant leur pavillon ainsi que les ports d’origine et de destination entre 1803 et 18069. Selon Enrique Wedovoy, ses données étaient basées sur les entrées et sorties maritimes consignées dans le Semanario de Agricultura, Industria y Comercio, ce qui constitua le fondement d’une tradition méthodologique d’étude du commerce par le biais des publications périodiques spécialisées, qui allait donner plus tard d’excellents résultats10. Au XXe siècle, déjà, s’appuyant sur l’hypothèse que les réformes bourboniennes avaient rendu possible le développement économique et social auquel allait aboutir 7
B. Mitre, Historia de Belgrano y de la Independencia Argentina, in B. Mitre, Obras Completas, t. VI-VIII, Buenos Aires, 1940-1941 [1857], Kraft Ltda. 8 V. F. López, Historia de la República Argentina, t. I, Buenos Aires, 1964 [1883], Sopena ; J. B. Alberdi, Estudios económicos. Interpretación económica de la historia política Argentina y Sudamericana, Buenos Aires, 1916 [1895], La Cultura Argentina. 9 L. Lamas, « La navegación del Río de la Plata a comienzos del siglo XIX » (Segunda Parte), in Revista Económica del Río de la Plata, 2e époque, nº 5, Buenos Aires, 1892, p. 98. 10 E. Wedovoy, « Estudio preliminar », in Lavardén, op. cit., p. 29.
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la génération de mai 1810, Ricardo Levene et Emilio Ravignani présentèrent de brèves séries statistiques sur le trafic maritime portuaire en utilisant comme source les rapports de l’administrateur des douanes de Buenos Aires11. Les études de Raúl Molina sur le commerce du Río de la Plata aux XVIe et XVIIe siècles à travers les navires de registre12 répondirent à ces mêmes hypothèses dans le but de montrer la situation d’oppression dans laquelle se trouvait Buenos Aires par rapport à Lima et Séville. La mondialisation des historiographies nationales Au début du XXe siècle, l’historiographie européenne, qui présentait un volume de recherches et de publications bien supérieur à son homologue latino-américaine, connut un développement similaire à celui de l’historiographie argentine quant aux sources et aux méthodologies utilisées. Dès lors se déploya une riche tradition d’études qui mesurèrent le trafic mercantile atlantique à partir de sources comptables provenant de l’administration espagnole13. Plus
11
R. Levene, Investigaciones acerca de la Historia Económica del Río de la Plata, in R. Levene, Obras de Ricardo Levene, t. II, Buenos Aires, 1962 [1927], Academia Nacional de la Historia, p. 274 ; E. Ravignani, « El volumen del comercio del Río de la Plata, a comienzos del Virreinato (1779-1781) », in Boletín del Instituto de Investigaciones Históricas, Buenos Aires, Universidad de Buenos Aires - Facultad de Filosofía y Letras, t. XV, année XI, nº 54, 1952. 12 R. Molina, Las primeras experiencias comerciales del Plata. El comercio marítimo, Buenos Aires, 1966. 13 C. H. Haring, Comercio y navegación entre España y las Indias, México, 1939, FCE ; E. J. Hamilton, El tesoro americano y la revolución de los precios en España, 1501-1650, Barcelona, 2000 [1934], Crítica ; H. Chaunu et P. Chaunu, Séville et l’Atlantique, 1504-1650, Paris, 1955-59, 13 vol. ; A. Domínguez Ortiz, « Las remesas de metales preciosos de Indias en 1621-1665 », in Anuario de
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tard, le perfectionnement de ces outils méthodologiques et la multiplication des sources, notamment celles provenant des archives privées de commerçants (leur correspondance, surtout) eurent pour objectif d’évaluer la direction économique prise par l’Europe en général et, dans le cas espagnol, d’expliquer la nature de son développement capitaliste et la puissance de sa classe dominante14. Michel Morineau, pour sa part, démontra à partir de la fin des années 1970 les vertus de la systématisation de l’information provenant de sources périodiques, en particulier les gazettes hollandaises15, pour l’étude du commerce atlantique. Parallèlement, Antonio García Baquero-González et John Fisher avancèrent sur le terrain de la connaissance du commerce légal à partir de l’étude des registres de navires, en confrontant ceux-ci à des documents de nature administrative afin de combler les éventuelles lacunes16. Historia Económica y Social, t. II, 1969, p. 561-585 ; L. García Fuentes, El comercio español con América, 1650-1700, Sevilla, 1980. 14 P. Vilar, « Problems of the Formation of Capitalism », in Past and Present, n° 10, November 1956, p. 15-38 ; P. Vilar, La Catalogne dans l’Espagne Moderne. Recherches sur les fondements économiques des structures nationales, Paris, 1962, SEVPEN ; AA.VV., La burguesía mercantil gaditana (1650-1868), Cádiz, 1976, Instituto de Estudios Gaditanos ; AA.VV., La burguesía de negocios en la Andalucía de la Ilustración, Cádiz, 1991, Diputación Provincial de Cádiz. 15 Voir les apports de M. Morineau dans « D’Amsterdam à Séville. De quelle réalité l’histoire des prix est-elle le miroir ? », in Annales E.S.C., 1968, n° 1, p. 178-205 ; « Gazettes hollandaises et trésors américains », in Anuario de Historía Económica y Social, t. II, 1969, p. 289-362 ; Incroyables gazettes et fabuleux métaux. Les retours des trésors américains d’après les gazettes hollandaises (XVIXVIIe siècles), Paris-Londres, 1985, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme - Cambridge University Press. 16 De J. Fisher, se référer à « Fuentes para el estudio del comercio entre España y América en el último cuarto del siglo XVIII : los registros del Archivo General de Indias », in Archivo Hispalense,
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Les débats méthodologiques traduisaient en même temps un combat idéologique visant à évaluer la capacité et la réussite des Réformes bourboniennes dans leur tentative pour redynamiser l’Empire espagnol. Dans cette optique, Josep Fontana et Antonio Miguel Bernal organisèrent un symposium afin de discuter les enjeux du Règlement de Commerce libre sur les relations entre l’Espagne et ses colonies17. On peut résumer comme suit les positions prises lors de ce débat : certains considéraient que les réformes bourboniennes avaient impliqué un changement significatif sur la route commerciale coloniale (Fisher), d’autres défendaient l’idée de continuité avec la période précédente (García Baquero-González et Fontana lui-même). Les efforts pour prouver la validité de l’une et l’autre position impliquèrent une importante avancée dans la connaissance du commerce atlantique, et posèrent les nº 68, 1985, p. 287-302 ; Commercial Relations Between Spain and Spanish America in the Era of Free Trade, 1778-1796, Liverpool, 1985, Centre for Latin American Studies ; Trade, War and Revolution: Exports from Spain to Spanish America, 1797-1820, Liverpool, 1992, TBC ; The Economic Aspects of Spanish Imperialism in America, 1492-1810, Liverpool, 1997, TBC. De A. García Baquero-González, se référer à Comercio colonial y guerras revolucionarias, la decadencia económica de Cádiz a raíz de la emancipación americana, Sevilla, 1972, EEHA et Cádiz y el Atlántico, 1717-1778: el comercio colonial español bajo el monopolio gaditano, Sevilla, 1976, EEHA - CSIC - Excelentísima Diputación Provincial de Cádiz. Pour ses débats avec J. Fisher et M. Morineau, consulter « ¿De la mina a la plantación?: la nueva estructura del tráfico de importación de la Carrera en la segunda mitad del siglo XVIII », in M. Zeuske et U. Schmieder, Regiones europeas y Latinoamérica (Siglos XVIII y XIX), Frankfurt am Main, 1999, p. 173203 et « Las remesas de metales preciosos americanos en el siglo XVIII: una aritmética controvertida », in Hispania, vol. LVI/1, n° 192, 1996, p. 203-262. 17 J. Fontana et A. M. Bernal, El comercio libre entre España y América Latina, 1765-1824, Madrid, 1987, Fundación Banco Exterior.
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bases de ce que nous considérons aujourd’hui comme les prémisses méthodologiques fondamentales de son étude18. Revenons à l’Amérique latine des années soixante. L’historiographie était alors traversée par des discussions politiques sur la nature des sociétés latino-américaines et les caractéristiques de sa structure de classe : développementalistes, pro-CEPAL, « dépendantistes », nationalistes et marxistes prirent part à un débat qui reposait davantage sur des présupposés théoriques que sur des preuves scientifiques, ce dernier caractère étant applicable à tous les courants représentés19. Dans ce contexte et sous l’influence de l’Alliance pour le Progrès, un groupe d’historiens proches de l’économie du développement chercha l’appui de la Fondation Ford pour financer la mesure du Produit intérieur brut de l’Argentine durant un siècle d’histoire, dans le but d’évaluer la puissance de l’économie en termes comparatifs20. Ce fut là l’un des premiers efforts systématiques pour mesurer le commerce extérieur argentin, même si l’hypothèse formulée par ce groupe selon laquelle le développement capitaliste du Río de la Plata avait impliqué une « longue attente » avant la 18
Pour une analyse plus détaillée de l’historiographie européenne consacrée au commerce atlantique, se référer à mon article « El comercio colonial: balance y propuesta », in M. L. González Mezquita (éd.), Historia Moderna: Procesos y Representaciones, Mar del Plata, 2014, Universidad Nacional de Mar del Plata, p. 375-388. 19 Je renvoie à mon article « La cuestión colonial en el siglo XXI. Balance y perspectivas del debate en torno a los modos de producción en América Latina », in Revista Eletrônica da ANPHLAC, São Paulo, Associação Nacional de Pesquisadores e Professores de História das Américas - Universidade Federal de São Paulo (Unifesp), Enero-Junio de 2013, p. 65-83. 20 T. Halperín Donghi, Testimonio de un observador participante. Medio siglo de estudios latinoamericanos en un mundo cambiante, Buenos Aires, 2014, Prometeo.
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« première mondialisation » limita l’examen de la période postérieure à 186521. L’historiographie argentine, dans ce domaine, n’en était qu’à ses balbutiements, comme le signalait Roberto Cortés Conde, qui reprochait à celle-ci de ne pas pouvoir soutenir de manière empirique ses hypothèses économiques. Cette lacune méthodologique fut manifeste lors du XXXIXe Congrès international d’américanistes organisé en août 1970 à Lima (Pérou) par le CLACSO, où l’exposé de la situation de l’historiographie économique argentine ne prit nullement en considération l’histoire du commerce22. À partir des années soixante-dix, l’historiographie latino-américaine s’est caractérisée par une hausse systématique des études sur le commerce atlantique. Le brésilien Emanuel Soares da Veiga García fit une avancée considérable en étudiant le commerce des deux côtés de l’Atlantique : pour mesurer les sorties de navires de Buenos Aires entre 1789 et 1791, il examina aussi bien les registres de navires conservés aux Archives générales de la Nation à Buenos Aires que ceux conservés aux Archives générales des Indes à Séville23. Par ailleurs, la politique nationaliste permit l’actualisation de la question du développement régional en encourageant des études sur le lien organique entre les marchés et les circuits intérieurs de l’Amérique du Sud, d’une part, et les exportations d’or 21
R. Cortés Conde, T. Halperin Donghi et H. Gorostegui de Torres, Evolución del comercio exterior argentino. Exportaciones, Buenos Aires, 1965, ITDT ; T. Halperín Donghi, Storia dell’ America Latina, Torino, 1967, Einaudi. 22 R. Cortés Conde, « Problemas y prioridades en el estudio de la historia económica latinoamericana », in AA.VV., La Historia Económica en América Latina, 2 tomos, México, 1972, Sep/Setentas, p. 117-136. 23 E. Soares da Veiga García, « Buenos Aires e Cádiz. Contribuição ao estudo do comercio livre (1789-1791) (IV) », in Revista de Historia, nº 93, São Paulo, Universidade de São Paulo, 1973, p. 105-120.
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et d’argent qui se faisaient au travers des ports du Río de la Plata, d’autre part24. De ce fait, on passa lentement de l’axe de l’« oppression » générée par le système colonial aux « pôles de croissance » stimulés par ce même système, ce qui mit en évidence l’absence de différence qualitative entre les historiens du champ « développementaliste » et ceux du champ « nationaliste25 ». Postérieurement, l’historiographie consacra ses efforts à l’étude d’un ensemble de problèmes considérés comme centraux, mais qui n’avaient pas connu jusque-là de traitement empirique : la contrebande et le commerce avec les nations étrangères (non espagnoles) ou le commerce avec les nations neutres. En ce qui concerne la contrebande, un ensemble de sources qualitatives (mémoires, correspondance, représentations de commerçants) et quantitatives (actes judiciaires, registres de navires) permit d’attester l’existence d’une contrebande substantielle dans le port de Buenos Aires26. Il fut cependant difficile d’évaluer son 24
C. Garzón Maceda, Economía del Tucumán. Economía Natural y economía monetaria, siglos XVI, XVII, XVIII, Córdoba, 1968, UNC ; E. Tándeter, N. Wachtel, « El papel de la moneda macuquina en la circulación monetaria Rioplatense », in Cuadernos de Numismática, nº 14, Buenos Aires, 1975. De J. C. Garavaglia, se référer à « Un capítulo del Mercado interno colonial: el Paraguay y su región (15781682) », in Nova Americana, nº I, Torino, 1978 ; Mercado interno y economía colonial, México, 1983, Grijalbo et « El ritmo de la extracción de metálico desde el Río de la Plata a la Península, 17791783 », in Revista de Indias, vol. 36, nº 143/144, Madrid, CSIC, janvier/juin, 1976, p. 247-268. 25 C. S. Assadourian, El sistema de la economía colonial, México, Nueva Imagen, 1983. 26 E. F. S. de Studer, La trata de Negros en Río de la Plata durante el siglo XVIII, Buenos Aires, 1958, Universidad de Buenos Aires ; G. Tjarks et A. Vidaurreta, El comercio inglés y el contrabando: nuevos aspectos de la política económica en el Río de la Plata, 18071810, Buenos Aires, 1962 ; E. Barba, « Sobre el contrabando de
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volume par rapport au trafic « légal », non seulement en raison du caractère clandestin de ce commerce, mais aussi à cause d’un problème théorique : comment distinguer le mouvement mercantile qui avait lieu en dehors des Lois des Indes de celui qui était toléré, ou même accepté de facto par ces dernières27 ? Zacarías Moutoukias montra ainsi la dimension de contrebande qui pouvait exister dans le commerce espagnol du XVIIe siècle et son lien organique avec la bureaucratie coloniale et le capital marchand de Buenos Aires, entités sociales bien souvent incarnées par un même individu28. Son travail mit en évidence qu’il est impossible d’avoir accès à une compréhension exhaustive du trafic extérieur sans étudier les agents du trafic et les institutions qui le régulent, confirmant ainsi les qualités d’une analyse sociale permettant l’interprétation de l’information d’ordre strictement économique. Par ailleurs, les travaux consacrés au commerce avec les nations étrangères témoignèrent scrupuleusement du lien constant entre le Río de la Plata et des ports non Colonia del Sacramento (Siglo XVIII) », in Investigaciones y Ensayos, nº 28, Buenos Aires, janvier-juin, 1980, p. 57-76. 27 F. Jumar et I. Paredes, « El comercio intra-regional en el complejo portuario rioplatense: el contrabando visto a través de los comisos, 1693-1777 », in IX Jornadas Interescuelas/Departamentos de Historia, Córdoba, septiembre de 2003 ; S. Olivero Gidobono, « El comercio ilícito en el Río de la Plata: el pago de la costa en el siglo XVIII », in Temas Americanistas, n° 18, Sevilla, Universidad de Sevilla, 2005, p. 56-69 ; M. Perusset, Contrabando y sociedad en el Río de la Plata Colonial, Buenos Aires, 2006, Dunken. 28 Z. Moutoukias, Contrabando y control colonial en el siglo XVII, Buenos Aires, 1988, CEAL ; Z. Moutoukias, « Una forma de oposición: el contrabando », in M. Ganci et R. Romano (comp.), Governare il Mondo. L’Impero Spagnolo dal XV al XIX secolo, Palermo, 1991, Società Siciliana per la Storia Patria - Istituto de Storia Moderna - Facoltà di Lettere.
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espagnols avant 181029. Dans ce domaine de recherche, Hernán A. Silva réalisa une série d’études sur le commerce bilatéral et analysa le trafic entre Buenos Aires et quelques-uns des principaux ports étrangers – situés au Brésil, en Allemagne (Hambourg), à Cuba ou en Angleterre – avec lesquels la ville commerça durant la période coloniale30. Cependant, aucune de ces études ne permit de mesurer son degré de développement au regard du circuit espagnol, tâche indispensable pour pouvoir déterminer le poids des intérêts étrangers sur le dénouement révolutionnaire. L’historiographie contemporaine Même si, à la fin des années quatre-vingt, l’histoire du commerce apparaissait déjà comme un courant de l’histoire économique clairement défini, et qu’elle avait 29
S. Villalobos, Comercio y contrabando en el Río de la Plata y Chile, 1700-1811, Buenos Aires, 1965, EUDEBA ; C. Malamud, « El comercio de neutrales en el Río de la Plata, 1805-1806 », in Cuadernos de Historia Regional, vol. 2, nº 4, 1985, p. 17-41 et H. A. Silva, « La guerra de 1796 y la apertura rioplatense al tráfico marítimo internacional », in I. Lobato et J. M. Oliva (éd.), El sistema comercial español en la economía mundial (siglos XVII-XVIII), Huelva, Universidad de Huelva, 2013. 30 De H. A. Silva, voir « Hamburgo y el Río de la Plata: vinculaciones económicas a fines de la época colonial », in Jahrbuch fur Geschichte von Staat, Wirtschaft und Gesellschaft Lateinamerikas, n° 21, 1984, p. 189-209 ; « Bases para el establecimiento de vínculos comerciales entre el Río de la Plata y el Brasil a fines de la etapa colonial », in Anuario de Estudios Americanos, t. LIV, nº 2, 1997 ; « Comercio y tráfico desde el Río de la Plata a Cuba (1796-1814) », in Investigaciones y Ensayos, n° 44, Buenos Aires, Academia Nacional de la Historia, 1994 ; « Inglaterra hacia la consolidación en los mercados del atlántico sur, de la Colonia a la Revolución », in XIV Congreso Internacional de la Asociación de Historiadores Latinoamericanistas Europeos (AHILA), Castellón, Universidad Jaume I, 2005.
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accompli de considérables avancées, les bilans effectués alors ne manquèrent pas de signaler les tâches dont il fallait encore s’acquitter. En effet, Moutoukias considérait comme « insuffisants » les résultats obtenus lors de l’étude de la période coloniale31, soulignant une décennie plus tard que malgré le développement indéniable de l’historiographie « paradoxalement, le commerce atlantique et, en général, le secteur extérieur comme tel, avaient reçu une attention bien moins importante », par rapport à d’autres thèmes et problématiques32. Eduardo Azcuy Ameghino, quant à lui, déclarait à propos de la dernière décennie du XVIIIe siècle que « la quantification des échanges commerciaux de la période rencontre encore de nombreuses difficultés33 ». Fisher, pour sa part, affirma : Nous restons dans l’ignorance de nombreux aspects fondamentaux des relations commerciales entre l’Espagne et l’Amérique durant les dernières et cruciales décennies de l’impérialisme espagnol en Amérique. Nous ignorons non seulement ses valeurs, composition et distribution, mais également l’intensité de la pénétration du système commercial hispano-américain par les commerçants et producteurs étrangers à partir de la mise en place de l’autorisation du commerce neutre à la fin de l’année 179734.
31
Comité Argentino del Comité Internacional de Ciencias Históricas, Historiografía Argentina (1958-1988). Una evaluación crítica de la producción histórica argentina, Buenos Aires, 1990. 32 Z. Moutoukias, « Comercio y producción », in Academia Nacional de la Historia, Nueva Historia de la Nación Argentina, t. 3, Período Español (1600-1810), Buenos Aires, 1999, Planeta, p. 102. 33 E. Azcuy Ameghino, « Comercio exterior y comercio de cueros en el Virreinato del Río de la Plata » in E. Azcuy Ameghino, La otra Historia. Economía, Estado y sociedad en el Río de la Plata colonial, Buenos Aires, 2002, Imago Mundi, p. 24. 34 J. Fisher, El comercio entre España y Hispanoamérica (1797-1820), Madrid, 1993, Banco de España-Servicio de Estudios, p. 11.
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Cependant, entre la fin du XXe et le début du XXIe siècle, le champ de recherche a connu d’importantes avancées. Ce fut le cas avec l’étude de Fisher sur le commerce entre l’Espagne et l’Amérique entre 1797 et 1820. De son côté, Silva publia une étude classique sur le commerce entre le Río de la Plata et l’Espagne, à partir d’un ensemble de documents portuaires de première main, composé d’archives espagnoles et du Río de la Plata. Parallèlement, il poursuivit son analyse du commerce neutre (sans avancer, toutefois, dans l’estimation quantitative de son volume global), offrant une approche juste des éléments économiques et politiques du commerce atlantique durant la crise de la domination coloniale et la période postrévolutionnaire35. De la même manière, Moutoukias actualisa le débat au sujet du rôle des Réformes bourboniennes dans le développement du Río de la Plata à partir d’une analyse du mouvement portuaire de la région entre 1760 et 1769. Il corrigea ainsi les anciennes hypothèses de Levene et Ravignani en montrant la profonde continuité entre les périodes antérieure et postérieure au « commerce libre » de 177836. Cette thèse fut corroborée par Fernando Jumar, qui réalisa l’examen le 35
H. A. Silva, El comercio entre España y el Río de la Plata (17781810), Madrid, Banco de España, 1993 ; H. A. Silva, « El comercio exterior del Río de la Plata hasta 1820 », in Academia Nacional de la Historia, Nueva Historia de la Nación Argentina. La configuración de la República Independiente, t. VI, Tercera parte, Buenos Aires, 2001, ANH - Planeta ; H. A. Silva (dir.), Los caminos del Mercosur. Historia económica regional. Etapa colonial, México, 2004, IPGH ; H. A. Silva (dir.), Historia económica del Cono Sur de América. Argentina, Bolivia, Brasil, Chile, Paraguay y Uruguay. La era de las revoluciones y la Independencia, México, 2010, IPGH. 36 Z. Moutoukias, « El crecimiento en una economía colonial de Antiguo Régimen: reformismo y sector externo en el Río de la Plata (1760-1796) », in Arquivos, Fundação Calouste Gulbenkian, Lisboa, 1996, p. 771-813.
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plus détaillé du commerce extérieur du Río de la Plata aux XVIIe et XVIIIe siècles (jusqu’à 1778), en reprenant et perfectionnant l’utilisation des registres de navires37. Maximiliano Camarda poursuivit cette ligne méthodologique et rendit compte du mouvement portuaire de Buenos Aires pendant la période 1778-1800, même s’il limita son analyse au circuit espagnol et ne l’étendit pas à la période révolutionnaire38. Les études sur le commerce extérieur de Buenos Aires durant la Révolution (1810-1830) Les acteurs du processus : auteurs des premières enquêtes À l’instar de ce qui se passa pendant la période coloniale, ce furent les acteurs du processus révolutionnaire eux-mêmes qui entreprirent de faire les premières analyses et mesures du commerce atlantique postrévolutionnaire. Parmi celles-ci, il convient de souligner l’importance du rapport que les commerçants britanniques installés à Buenos Aires présentèrent au consul du Río de la Plata en 1824, dans lequel sont exposées les données du commerce d’exportation et d’importation du port pendant la période 1810-1823 et qui 37
F. Jumar, Le commerce atlantique au Río de la Plata, 1680-1778, Villeneuve d’Ascq, 2002, Presses Universitaires du Septentrion ; F. Jumar, « El comercio atlántico del Río de la Plata, 1680-1777. El circuito legal español. Las fuentes utilizadas y su tratamiento », in América Latina en la Historia Económica. Boletín de fuentes, n° 21, México, Instituto Mora, janvier-juin 2004, p. 11-36. 38 M. Camarda, La región Río de la Plata y el comercio ultramarina durante las últimas décadas del siglo XVIII: actores, circulación comercial y mercancías, Tesis de Doctorado, La Plata, Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación, Universidad Nacional de La Plata, 2015.
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reste à ce jour la source la plus citée pour l’étude de ces années de trafic atlantique39. Le document fut publié à deux reprises : Robin A. Humphreys le fit connaître, d’abord en anglais, dans le cadre de l’édition des rapports que les consulats des différents États latino-américains remirent au gouvernement britannique au XIXe siècle40 ; et l’Académie Nationale d’Histoire de l’Argentine en proposa ensuite une traduction en espagnol, avec une introduction d’Enrique M. Barba, qui accrut sa diffusion au sein de l’historiographie hispano-américaine41. Il faut ajouter à ce rapport une quantité colossale d’écrits contemporains qui décrivirent la région du Río de la Plata dans ses divers aspects et qui offrirent une série de données partielles sur le commerce extérieur42. Parmi ces nombreux documents, le travail du consul britannique Woodbine Parish ressort tout particulièrement : le consul publia en effet une série de statistiques sur le commerce extérieur de Buenos Aires qu’il avait réunie à partir de la documentation des douanes de Buenos Aires et qui fut 39
National Archive, Kew, London, Foreign Office 354/1-8, Woodbine Parish Papers, 1813-1832. 40 R. A. Humphreys, British Consular reports on the trade and politics of Latin America: 1824-1826, London, 1940, Royal Historical Society. 41 Academia Nacional de la Historia, Informes sobre el comercio exterior de Buenos Aires durante el gobierno de Martín Rodríguez, Buenos Aires, ANH, 1978. 42 Il existe une énorme quantité de textes, parmi lesquels on peut citer J. Parish Robertson et W. Parish Robertson, Letters on South America.Comprising travels on th banks of the Paraná and Río de la Plata, London, 1843, John Murray ; An Englishman, A five years’ residence in Buenos Ayres during the years 1820 to 1825, London, 1827, G. Ebert ; A. Caldclaegh, Travels in South America during the years 1819-20-21, London, 1926, John Murray ; Archivo General de la Nación Argentina, Correspondencia de Lord Strangford y de la Estación Naval Británica en el Río de la Plata con el Gobierno de Buenos Aires, 1810-1822, Buenos Aires, 1941, G. Kraft.
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reprise ultérieurement par l’historiographie en de nombreuses occasions43. Pourtant, Parish lui-même pointait du doigt le caractère limité de ses sources d’information et exprimait la nécessité de recourir à des documents de nature différente, qui puissent rendre compte du mouvement mercantile de manière plus directe, appelant ainsi de ses vœux l’examen des ports de destination, au vu des difficultés bureaucratiques rencontrées aux douanes de Buenos Aires. À cette époque, on calculait que les importations de marchandises étrangères vers Buenos Aires, après déduction des taxes et autres droits, s’élevaient aux valeurs suivantes [Tableau des importations de Buenos Aires en 1825, n. d. a.]. Voici les résultats que donnaient les comptes présentés par la douane de Buenos Aires à cette époque. Je me suis efforcé en vain d’obtenir du département les comptes correspondant à une période plus immédiate : peutêtre parviendrait-on, en redoublant d’efforts, à collecter des données plus exactes sur cette période au moyen des rapports statistiques mercantiles qui, de nos jours, sont publiés chaque année dans les principaux pays depuis lesquels sont engagées les exportations vers Buenos Aires44.
Parish réussit à perfectionner son analyse des importations de la région du Río de la Plata en évaluant le prix auquel l’on vendait les marchandises. Celles-ci allaient connaître : une augmentation d’environ 35 % en valeur nominale depuis 1825 : toutefois, si nous considérons les quantités, nous pouvons raisonnablement penser qu’elles ont été multipliées par deux, en
43
W. Parish, Buenos Ayres and the Provinces of the Rio de la Plata: Their Present State, Trade, and Debt; with Some Account from Original Documents of the Progress of Geographical Discovery in Those Parts of South America During the Last Sixty Years, London, 1839, John Murray. 44 Parish, op. cit., p. 334.
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prenant en compte la diminution des coûts ou des prix des manufactures européennes durant la même période45.
Ce qui l’amène à conclure que la prépondérance du commerce anglais dans le Río de la Plata tenait aux prix « modiques » des marchandises anglaises, notamment celles destinées à la consommation populaire. De son point de vue, cela avait dû inciter l’Angleterre à produire des machines réduisant encore davantage les coûts et les prix, ce qui lui aurait permis de battre la concurrence internationale, incapable de dépasser une productivité si élevée. De tels arguments ont également été présentés en 1810 par William Walton, qui considéra qu’après l’échec des invasions anglaises dans le Río de la Plata en 1806 et 1807, la vente de marchandises à bas prix avait permis leur pénétration en Amérique du Sud, augmentant la consommation et suscitant chez les habitants le désir de les acquérir régulièrement46. Ces données fournies par les commerçants, les voyageurs, les théoriciens et les bureaucrates britanniques sur le commerce extérieur du Río de la Plata mènent à une conclusion irréfutable : après la Révolution d’indépendance de 1810, la Grande-Bretagne devint le principal partenaire commercial de Buenos Aires. Ce fut, de fait, un élément d’une grande importance pour la Grande-Bretagne, comme l’indique la profusion de documents historiographiques portant sur le commerce du Royaume-Uni avec ses « colonies informelles » latino-américaines.
45
Parish, op. cit., p. 334-335. De W. Walton, se référer à Present state of the Spanish colonies, London, 1810, Longman, Hurst, Rees, Orme and Brown et An exposé on the dissentions of Spanish America, London, 1814. 46
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L’étude du commerce entre la Grande-Bretagne et le continent américain Durant la troisième décennie du XIXe siècle George R. Porter systématisa, au cours d’une analyse générale du développement britannique, l’utilisation des premières statistiques mercantiles. Celles-ci conservèrent un statut d’autorité qui permit leur réédition un siècle plus tard47. Malheureusement, pour la période 1805-1826, les données présentées concernent le commerce entre la GrandeBretagne et les « Indes occidentales étrangères », les « Colonies étrangères des Indes occidentales » et « l’Amérique Centrale et l’Amérique du Sud », ce qui nous empêche de traiter séparément le cas du Río de la Plata. L’un des premiers travaux à présenter des données pour la période 1763-1870 fut celui de Leone Levi, même si le recours systématique à l’analyse des données du commerce britannique avec le monde, et notamment l’Argentine, s’y réduisit à la période 1840-187048. L’étude de William Page, quant à elle, commença à exploiter de manière systématique l’information statistique mercantile britannique à partir des livres d’exportation et d’importation, qui offrent un panorama du trafic du Royaume-Uni avec le monde entier. Elle présenta les liens commerciaux avec l’Argentine, même si les séries publiées ne remontent qu’à 1854, année au cours de laquelle le gouvernement britannique commença à mesurer le mouvement mercantile à partir de la valeur déclarée des marchandises, à la différence de ce qui se 47
G. R. Porter, The progress of the Nation and its various social and economical relations, from the beginning of the nineteenth century to the present time, Sections III and IV, London, 1838, Ch. Knight and Co, p. 98 ; A. Aspinall et A. Smith, English Historical Documents (1783-1832), London, 1959, Eyre & Spottiswoode. 48 L. Levi, History of British Commerce and of the Economic Progress of the British Nation (1763-1870), London, 1972, John Murray.
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faisait par le passé, où il était évalué au moyen de la valeur officielle49. Plus tard, Eli F. Heckscher analysa « Le système continental » en proposant une synthèse des liens commerciaux entre la Grande-Bretagne et le reste du monde durant la période 1805-1811. Là encore, il est impossible de connaître le trafic avec Buenos Aires, étant donné que le chercheur sépare le continent entre « ÉtatsUnis » et « Reste de l’Amérique50 ». C’est le cas également pour un ensemble d’études qui évaluèrent le commerce atlantique, mais dont la portée pour nous est limitée, puisque certaines n’exposent pas de données sur Buenos Aires, ou ne présentent pas de séries statistiques51, d’autres ne se consacrent pas aux régions concernées par le commerce extérieur britannique52 ou privilégient l’analyse du commerce à l’intérieur de l’empire53, ou encore présentent leurs résultats en utilisant des catégories plus larges comme « Amérique latine54 », « Amérique du
49
W. Page, Commerce and Industry. Tables of Statics for the British Empire from 1815, London, 1910, Constable and Company LTD. 50 E. F. Heckscher, The Continental System: An Economic Interpretation, Oxford, 1918, Clarendon Press. 51 J. H. Parry, The Spanish Seaborne Empire, London, 1966 ; J. H. Parry, Trade and dominion. The European overseas empires in the eighteenth century, London, 1971, Weifenfeld & Nicolson. 52 J. Cuenca Esteban, « The Rising Share of British Industrial Exports in Industrial Output, 1700-1851 », in The Journal of Economic History, vol. 57, nº 4, 1967, p. 879-90. 53 F. Crouzet, « Comercio e Imperio: La Experiencia Británica del Libre-Cambio Hasta la Primera Guerra Mundial », in Desarrollo Económico, vol. 4, nº 16, 1965, p. 449-481. 54 V. Bulmer-Thomasr, « British Trade with Latin America in the Nineteenth and Twentieth Centuries », in Occasional Papers, nº 19, London, Institute of Latin American Studies - University of London, 1992.
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Sud55 », « Colonies sud-américaines56 », « Amérique57 » ou « Indes Occidentales58 ». Il en va ainsi du travail d’Elizabeth B. Schumpeter, qui édita les principales séries statistiques sur le commerce ultra-marin britannique entre 1697 et 1808, en relevant les échanges entre la GrandeBretagne et les « Indes Occidentales59 ». Peu de temps après, durant l’explosion des Latin American Studies sous l’impulsion de la Commission Parry, Desmond C. M. Platt prit la tête d’un débat sur le rôle de l’impérialisme britannique en Amérique latine, sans pour autant produire de nouvelles données statistiques concernant le début du XIXe siècle (même si ce fut le cas pour le siècle suivant), puisqu’il mobilisa les apports antérieurs de Heckscher et Schumpeter60. De son côté, la récente et excellente étude d’Adrian Pearce sur le commerce entre la Grande-Bretagne et l’Amérique espagnole entre 1763 et 1808 ne nous offre pas davantage de données statistiques pour Buenos Aires ou le Río de la Plata, sans doute parce que le poids du commerce britannique légal resta minime pendant cette période d’étude, et se refléta à peine dans les sources officielles 55
W. Schlote, British overseas trade. From 1700 to 1930s, Oxford, 1952, Basil Blackwell. 56 K. Morgan, Bristol and the Atlantic trade in the eighteenth century, Cambridge, 1993, Cambridge University Press. 57 W. E. Minchinton, The Growth of English Overseas Trade in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, London, 1969, Methuen & Co. LTD. 58 R. Davis, The Industrial revolution and British overseas Trade, Leicester, 1979, Leicester University Press. 59 E. B. Schumpeter, English Overseas Trade Statics, Oxford, 1960, Clarendon Press. 60 D. C. M. Platt, Latin America and British trade, 1806-1914, London, 1972, Adam & Charles Black ; D. C. M. Platt et Ch. Martin, Finance, trade, and politics in British foreign policy 1815-1914, Oxford, 1968, Clarendon Press.
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avec lesquelles le chercheur travailla61. Cette hypothèse fut confirmée par l’étude de Jeremy Black sur le commerce et la politique extérieure britannique entre 1689 et 1815, qui souligne le poids de l’Amérique Centrale dans ce que Black dénomme « l’État commercial » britannique62. L’étude du commerce entre la Grande-Bretagne et le Río de la Plata Cependant, il existe une longue tradition d’écrits qui poursuivirent les efforts du consul britannique au Río de la Plata pour analyser le commerce atlantique de Buenos Aires. C’est à cette tradition que l’on peut rattacher le bref pamphlet intitulé « The early days of British commerce with the Argentine ». Sans date ni auteur, ce texte se trouvait parmi les documents personnels que l’historien Enrique Peña légua à l’Académie Nationale d’Histoire de l’Argentine. Selon les sources et périodes prises pour référence, le pamphlet fut édité entre 1824 et la première décennie du XXe siècle et son analyse requit des sources qui allaient devenir classiques : l’almanach commercial édité par J. J. Blondel en 1833, les travaux de Parish mentionnés plus haut et l’étude de Michael G. Mulhall au sujet des Anglais en Amérique, qui date de 187463. Dans les premières décennies du XXe siècle, sur fond d’une compétition croissante entre les États-Unis et la Grande-Bretagne pour gagner les marchés du sud de 61
A. J. Pearce, British Trade with Spanish America, 1763-1808, Liverpool, 2007, Liverpool University Press. 62 J. Black, Trade, Empire and British Foreign Policy. The politics of a commercial state, London and New York, 2007, Routledge. 63 J. J. M. Blondel, Guia de la ciudad y almanaque de comercio de Buenos Aires para el año de 1833, Buenos Aires, 1833, Imprenta de la Independencia ; M. G. Mulhall, The English in South America, Buenos Aires & London, 1878.
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l’Amérique, les études sur le commerce atlantique axées sur la rivalité anglo-saxonne commencèrent à se faire plus régulières64. L’article de Judith B. Williams est le fruit de cette conjoncture : il s’agit du premier article consacré exclusivement aux origines du commerce entre la GrandeBretagne et l’Argentine65. Il s’inscrivit dans la continuité de l’ancienne hypothèse de Bartolomé Mitre, qui fait de la contrebande le premier mécanisme employé par Buenos Aires aux débuts de sa relation commerciale avec la Grande-Bretagne, relation qui fut ensuite développée à partir de l’indépendance. L’article fait appel à des sources d’ordre qualitatif, comme des journaux intimes de voyageurs, de la correspondance officielle et privée entre les commerçants et les membres de l’administration britannique, des journaux de l’époque, de la documentation privée de commerçants britanniques et des documents du Parlement anglais et de l’État espagnol. Les quelques statistiques qui y sont présentées proviennent de voyageurs et des mémoires de John Parish Robertson et
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E. J. Pratt, « Anglo-American Commercial and Political Rivalry on the Plata, 1820-1830 », in Hispanic American Historical Review, XI, August, 1931, p. 302-335 ; R. F. Nichols, « Trade Relations and the Establishment of the United States Consulates in Spanish America, I779-1809 », in Hispanic American Historical Review, XIII, 1933, 289-313 ; J. F. Cady, Foreign Intervention in the Rio de la Plata, 1838-1850, Philadelphia, 1929 ; C. L. Chandler, « United States Merchant Ships in the Rio de la Plata (1801-1808) », in Hispanic American Historical Review, 1919, p. 26-54 ; J. F. Rippy, Rivalry of the United States and Great Britain Over Latin America, 1808-1830, Octagon Books, 1972. 65 J. B. Williams, « The Establishment of British Commerce with Argentina », in The Hispanic American Historical Review, vol. 15, n° 1, 1935, p. 43-64.
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William Parish Robertson ainsi que du rapport des commerçants britanniques daté de 182466. Confirmant ce qui avait été signalé par Parish et citant ses propres rapports, Williams souligna que la compétition pour le contrôle de l’Amérique du Sud fut d’une intensité telle que les produits manufacturés anglais étaient moins chers à Buenos Aires qu’à Londres. En outre, depuis son ouverture au début du XIXe siècle, la région du Río de la Plata s’était raccordée aux ports brésiliens, faisant du circuit sud-américain (Rio de Janeiro – Buenos Aires – Montevideo – Santiago du Chili), l’un des plus précieux pour l’Empire Britannique et ses produits. Peu de temps après, Dorothy B. Goebel élargit le panorama et se consacra au commerce britannique avec les colonies espagnoles durant la période 1796-1823. Elle aussi fit appel à la documentation officielle (lois, traités, actes parlementaires, accords, etc.), aux représentations de commerçants, à la correspondance officielle et à la correspondance privée des marchands67. Elle signala que Williams avait écarté une série de sources importantes, mais, comme son prédécesseur, elle n’avança guère sur le terrain des mesures statistiques du commerce atlantique, se limitant à utiliser les données fournies par les rapports de commerçants et de bureaucrates établis à Buenos Aires. Elle reconnaît d’ailleurs qu’« il serait fastidieux de passer en revue les quantités de marchandises envoyées annuellement par les Britanniques » et conclut que « les statistiques d’exportation britannique indiquent un volume commercial important et fermement établi, qui varie un 66
A. Caldeleugh, op. cit. ; H. Smithers, Liverpool, its Commerce, Statistics, Liverpool, 1825, p. 164 ; Academia Nacional de la Historia, op. cit. 67 D. B. Goebel, « British trade to the Spanish Colonies, 1796-1823 », in The American Historical Review, vol. 43, nº 2, 1938, p. 288-320.
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peu en quantité, avec une moyenne de 400 000 livres sterling annuelles68 ». En ce qui concerne le Río de la Plata, Goebel pointe les difficultés, liées aussi bien à la géographie qu’au système de monopole, rencontrées par l’Espagne et la GrandeBretagne dans le développement commercial. Parmi ces situations difficiles, on peut mentionner le conflit provoqué par le monopole octroyé à la compagnie des Mers du Sud, qui jouissait dans les domaines de la pêche et du commerce dans la région de prérogatives bien supérieures à n’importe quel autre sujet britannique. Son hypothèse est la suivante : au début du XIXe siècle, les concessions anglaises autant que les restrictions espagnoles furent des barrières sur le chemin de l’entreprise individuelle britannique dans ces régions. De la même manière, elle s’attache à montrer les liens entre les processus révolutionnaires et l’établissement du commerce britannique, particulièrement pour les cas de Buenos Aires, du Chili et du Pérou. Dans la décennie suivante, deux études classiques furent publiées. D’une part, le Polonais (formé aux ÉtatsUnis) Miron Burgin se consacra aux aspects économiques relatifs à la constitution du fédéralisme argentin. Lorsqu’il fit référence au rôle joué par le commerce extérieur, il recourut aux données de Parish, sans offrir dans sa thèse de nouvelles statistiques69. D’autre part, le Britannique Robin Humphreys travailla, comme nous l’avons déjà mentionné, sur le lien entre la Grande-Bretagne et l’Argentine à travers les rapports des consulats britanniques installés dans les États sud-américains naissants70. En outre, il présenta pour la première fois les 68
Goebel, op. cit., p. 313. M. Burgin, The economic aspects of Argentine Federalism, Harvard, 1946, Harvard University Press. 70 R. A. Humphreys, British Consular…, op. cit. 69
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données des livres d’exportation et d’importation britanniques pour la période 1812-1830, ce qui impliqua une avancée considérable par rapport à ses prédécesseurs, limités à des sources qualitatives ou à des étapes postérieures de l’échange mercantile. Son travail de recherche posa l’hypothèse selon laquelle là où les intérêts monopolistes étaient les plus développés (Mexique et Pérou), le déroulement du processus d’indépendance rencontra le plus d’obstacles, à la différence des régions plus pénétrées par le commerce étranger (Caracas et Buenos Aires). À la moitié du siècle dernier, Henry S. Ferns poursuivit les efforts entamés pour comprendre les relations entre la Grande-Bretagne et l’Argentine depuis l’Université de Birmingham. Ses premières publications visèrent l’analyse des relations mercantiles entre les deux États ainsi que les intérêts britanniques en Argentine71. Concernant le commerce durant la première moitié du XIXe siècle, il reproduisit les données de Parish, Page et Humphreys, auxquelles il ajouta une nouvelle source : les résumés statistiques des British Parliamentary Papers. Cependant, son traitement des investissements et des intérêts britanniques en Argentine circonscrivit l’analyse à la seconde moitié du XIXe siècle. Plus tard, Ferns publia son ouvrage classique Gran Bretaña y la Argentina en el siglo XIX où il présenta ce qui reste à ce jour l’analyse la plus avancée sur la question, même si elle n’impliqua aucune
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De H. S. Ferns, consulter « Investment and trade between Britain and Argentina in the nineteenth century », in Economic History Review, vol. 3, nº 2, Wiley, 1950, p. 203-218 et « Beginnings of British Investment in Argentina », in The Economic History Review, vol. 4, nº 3, Wiley, 1952, p. 341-352.
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nouveauté en termes de statistiques sur le commerce atlantique dans la première moitié du XIXe siècle72. Ultérieurement, Clifton B. Kroeber ajouta un nouvel élément méthodologique pour mesurer le commerce atlantique : le trafic portuaire73. Pour ce faire, il eut recours à une source d’informations de première main : les registres d’entrées et de sorties maritimes du port de Buenos Aires, conservés aux Archives générales de la Nation Argentine. Cette méthode fut reprise par H. Silva et Elena Torre74. Juan Carlos Nicolau et Jonathan Brown, quant à eux, réunirent des publications statistiques officielles et périodiques pour la décennie de 1820, mais se limitèrent à citer des données préexistantes75. Les conclusions auxquelles arrivèrent ces études tendent à montrer que Buenos Aires est peu à peu devenue la base du mouvement mercantile et maritime orienté vers l’extérieur, plus encore que Montevideo, comme le prouve la comparaison avec les données compilées par l’Uruguayen Arturo Betancur76. 72
H. S. Ferns, Britain and Argentina in the Nineteenth Century, Oxford, 1960, The Clarendon Press. 73 C. B. Kroeber, The Growth of the Shipping Industry in the Rio de la Plata Region, 1784-1860, Madison, 1957, University of Wisconsin Press ; C. B. Kroeber, La libre navegación de los ríos en la historia argentina, Buenos Aires, 1969, Paidós. 74 E. Torre, « El comercio británico desde Brasil al puerto de Buenos Aires en el contexto revolucionario del Río de Plata », in H. A. Silva (dir.), Navegación y comercio rioplatense I, Bahía Blanca, 1996, Universidad Nacional del Sur, p. 131-154. 75 J. Brown, Historia socioeconómica de la Argentina, 1776-1860, Buenos Aires, 2002 [1979], Siglo XXI ; J. C. Nicolau, « El comercio de ultramar por el puerto de Buenos Aires (1810-1850) », in Investigaciones y Ensayos, nº 44, Buenos Aires, ANH, 1995, p. 303420. 76 De A. Bentancur, voir El puerto colonial de Montevideo: Guerras y apertura comercial, tres lustros de crecimiento económico, 17911806, Montevideo, 1997, Universidad de la República - Departamento
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La croissance nord-américaine qui suivit la fin de la Seconde Guerre mondiale et le déclin de la supériorité britannique en Amérique latine encouragea, en Angleterre, un programme de recherche visant à expliquer la fin de l’hégémonie de l’Empire britannique. Dans ce contexte, le gouvernement encouragea le développement des Latin American Studies, ce qui permit l’aboutissement d’un nombre croissant de recherches sur la région. Même si les latino-américanistes britanniques ne privilégièrent pas dans leurs études l’axe économique (sauf exception77), la promotion de ce champ disciplinaire fut bénéfique à un ensemble d’historiens latino-américains qui s’incorporèrent aux académies anglo-saxonnes après leur exil forcé provoqué par les dictatures militaires dans le Cône Sud78. L’historiographie contemporaine : anciennes et nouvelles problématiques de recherche En Argentine, poussé par une meilleure compréhension des potentialités et des limites du capitalisme national, un ensemble d’études se centra sur l’analyse des principaux produits ruraux exportés par le port de Buenos Aires, c’est-à-dire sur les produits moteurs du développement économique de la région. À partir des premières études de Halperín Donghi sur l’économie de la région du Río de la Plata, l’expansion de l’élevage durant la première moitié du XIXe siècle et la situation financière aux origines de de Publicaciones de la Facultad de Humanidades y Ciencias ainsi que El puerto colonial de Montevideo. Los años de la crisis (1807-1814), Montevideo, 1998, Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación. 77 N. Craske et D. Lehmann, « Fifty Years of Research in Latin American Studies in the UK », in Revista Europea de Estudios Latinoamericanos y del Caribe / European Review of Latin American and Caribbean Studies, nº 72, CEDLA, 2002, p. 61-80. 78 Halperín Donghi, Testimonio…, op. cit.
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l’état argentin79, une série d’enquêtes évaluèrent le développement agraire à travers la quantification des principales exportations de la campagne voisine de Buenos Aires (cuir, laine, viande séchée, graisse et crin), mais aussi la caractérisation des marchés auxquels elles étaient destinées80. Dans la même veine, il y eut des études sur les exportations maritimes durant la première moitié du XIXe siècle, le trafic entre le littoral et le port de Buenos Aires, les liens entre le commerce et les finances de l’État et, en particulier, les exportations de bétail sur le long terme, entre 1768 et 185481. On réalisa par ailleurs 79
De T. Halperín Donghi, voir « La expansión ganadera en la campaña de Buenos Aires (1810-1852) », in Desarrollo Económico, 1963, p. 57-110 ; « La revolución y la crisis de la estructura mercantil en el Río de la Plata », in Estudios de Historia Social, Facultad de Filosofía y Letras, UBA, vol. 2, n° 2, abril 1966, p. 78-125 et Guerra y finanzas en los orígenes del Estado argentino (1791-1850), Buenos Aires, 1982, Editorial Belgrano. 80 R. Merediz, « Comercio de frutos del país entre Buenos Aires y mercados europeos entre 1815 y 1820 », in Trabajos y Comunicaciones, n° 16, La Plata, 1966 ; J. Brown, A socioeconomic history of Argentina, 1776-1860, New York, 1979, Cambridge University Press ; J. C. Garavaglia, « De la carne al cuero. Los mercados para los productos pecuarios », in Anuario IEHS, n° 9, 1994 ; F. Barba, « En torno al comercio de productos ganaderos a través del puerto de Buenos Aires entre fines del siglo XVIII y mediados del XIX », in IXº Congreso de Historia Nacional y Regional, Rosario, 1996, p. 1-14. 81 R. Schmit et M. A. Rosal, « Del reformismo colonial borbónico al librecambio: las exportaciones pecuarias del Río de la Plata (17681854) », in Boletín del Instituto de Historia Argentina y Americana « Doctor Emilio Ravignani », nº 20, 1999 ; R. Schmit et M. A. Rosal, « Política comercial, flujos mercantiles y negocios: Buenos Aires y Montevideo frente al comercio exterior rioplatense en el siglo XIX », in Revista de Indias, vol. 59, n° 215, 1999, p. 91-122 ; R. Schmit, « El Río de la Plata entre el mercantilismo y el capitalismo: mercados, comerciantes y medios de pago, 1810-1860 », in J. Gelman (comp.), La historia económica argentina en la encrucijada. Balances y perspectivas, Buenos Aires, 2006, Prometeo.
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des recherches centrées sur la production des haciendas de la région de Buenos Aires, études qui attachèrent une attention toute particulière au processus de commercialisation, en offrant des séries d’exportation qui permettent de mesurer l’incidence des variables observables sur le volume total du commerce82. Au début des années quatre-vingt, la grande majorité des études sur le commerce extérieur durant les décennies 1810 et 1820 se basèrent sur les données de Parish et sur le rapport des commerçants britanniques de 1824. C’est ce que firent Halperín Donghi et John Lynch lorsque, à l’occasion d’un congrès à Berlin portant sur l’examen de la formation des économies nationales en Amérique latine durant la première moitié du XXe siècle, ils présentèrent de nouveaux bilans sur l’historiographie consacrée au commerce extérieur de la région du Río de la Plata, soulevant des problèmes et proposant des solutions sans pour autant élaborer de nouvelles statistiques83. Après la chute du mur de Berlin, la prétendue « fin de l’Histoire » donna une nouvelle impulsion aux études qui prirent comme objet l’espace atlantique84 en interrogeant 82
S. Amaral, The Rise of Capitalism on the Pampas: The estancias of Buenos Aires (1758-1870), Cambridge, 1998, Cambridge University Press. 83 T. Halperín Donghi, « La apertura mercantil en el Río de la Plata: Impacto global y desigualdades regionales, 1800-1850 » et J. Lynch, « Foreign trade and economic interests in Argentina, 1810-1850 », in R. Liehr (éd.), América Latina en la época de Simón Bolívar: la formación de las economías nacionales y los intereses económicos europeos, 1800-1850, Berlin, 1989, Colloquium Verlag, p. 115-156. 84 K. H. O’Rourke et J. G. Williamson, Globalization and History: the Evolution of a Nineteenth-Century Atlantic Economy, CambridgeMassachusetts, 2001, MIT Press ; M. Brown et G. Paquette (éd.), Connections after Colonialism : Europe and Latin America in the 1820s, Alabama, 2013, University of Alabama Press ; J. Adelman, Republic of Capital. Buenos Aires and the legal transformation of the atlantic world, Stanford, 1999, Stanford University Press.
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le rôle des économies latino-américaines au sein de l’histoire mondiale85. Dès lors, un nombre croissant d’études a continué d’analyser le secteur extérieur de la région du Río de la Plata durant les premières décennies du XIXe siècle, en s’appuyant sur divers cadres théoriques et problématiques. D’une part, on étudia l’impact des mesures libérales prises pendant la Révolution d’indépendance sur la structure productive et commerciale des principaux marchés américains, tels que Mendoza, San Juan, Córdoba, le Río de la Plata, et Jujuy86. Un ensemble de travaux allant dans cette direction mit en évidence l’incapacité des créoles à faire face à la concurrence imposée par les marchandises introduites à partir du port de Buenos Aires, reformulant ainsi la question maintes fois soulevée du rôle du protectionnisme aux origines des économies latino-américaines87. 85
B. Albert, South America and the world economy from independence to 1930, London, 1983, MacMillan Press ; J. Schneider, « Sinopsis sobre el comercio exterior en Latinoamérica, 1810-1850 », in R. Liehr, op. cit. ; V. Bulmer-Thomas, The economic history of Latin America since independence, Cambridge, 1995, Cambridge University Press ; J. Coatsworth et A. Taylor (éd.), Latin America and the World Economy since 1800, USA, 1998, Harvard University Press ; S. Topik, C. Marichal et Z. Frank (éd.), From silver to cocaine : Latin American commodity chains and the building of the world economy, 1500-2000, Durham, 2006, Duke University Press. 86 S. Amaral, « Comercio libre y economías regionales: San Juan y Mendoza, 1780-1820 », in Jahrbuch für Geschichte von Staat, Wirtschaft und Gesellschaft Lateinamerikas, n° 27, Germany, 1990, p. 1-67 ; C. S. Assadourian et S. Palomeque, « Importación de productos de Castilla/europeos en Córdoba, 1800-1819 », in Andes, nº 12, 2001, p. 265-286 ; V. Conti et F. Jumar, « El impacto de la independencia en las articulaciones y desarticulaciones regionales: ensayo comparativo entre la región Río de la Plata y la región Saltojujeña », in Estudios del ISHIR, Rosario, 2011. 87 J. M. Mariluz Urquijo, « Aspectos de la política proteccionista durante la década 1810-1820 », in Boletín de la Academia Nacional de
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D’autre part, un débat surgit autour des termes de l’échange commercial latino-américain à la suite des indépendances. Ce débat eut pour conséquence la mesure du commerce extérieur à travers la construction d’une variable : le prix relatif des exportations et des importations. En termes méthodologiques, il convient de rappeler que les termes des échanges internationaux ne mesurent pas les prix payés ou perçus directement par les consommateurs et producteurs du Río de la Plata, mais les prix internationaux, ce qui implique la prise en compte des tarifs douaniers, des coûts de transport et de commercialisation, qui ont une incidence aussi bien sur les revenus des producteurs que sur les coûts des biens importés. Dans le cas du Río de la Plata, Carlos Newland mesura le volume du commerce extérieur de la ville de Buenos Aires au moyen de deux variables : le volume total (en peso-argent) et son volume per capita entre 1810 et 185088. Ses calculs allaient contribuer à montrer que, suite à l’ouverture au commerce libre et à la récupération économique qui suivit la fin des guerres napoléoniennes en Europe, les producteurs et les consommateurs du Río de la Plata commencèrent à obtenir des prix plus élevés
Historia, vol. 37, Buenos Aires, 1965 ; M. D. Bejar, Buenos Aires y la aduana, 1809-1862, Buenos Aires, 1984, Centro Editor de América Latina ; J. C. Nicolau, Proteccionismo y libre comercio en Buenos Aires (1810-1850), Buenos Aires, 1995, Centro de Estudios Históricos ; J. H. Coatsworth y J. G. Williamson, « Always protectionist? Latin American tariffs from independence to Great Depression », in Journal of Latin American Studies, Vol. 36-2, 2004 ; N. Böttcher, Monopol und Freihandel. Britische Kaufleute in Buenos Aires am Vorabend der Unabhängigkeit (1806-1825), Stuttgart, 2008, F. Steiner Verlag. 88 C. Newland, « Exports and Terms of Trade in Argentina, 18111870 », in Bulletin of Latin American Research, n° 17: 3, 1998.
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pour leurs exportations de bétail et à payer moins cher les produits provenant de l’étranger. Ces études se tinrent en parallèle et présentèrent des points communs avec une série d’autres travaux, qui cherchaient à mesurer les « conséquences économiques » des révolutions d’indépendance. Apparu au début des années quatre-vingt-dix89, ce courant connut et connaît encore aujourd’hui90 un retentissement notable dans l’historiographie académique latino-américaine, à tel point que l’on observe même des études comparatives avec la décolonisation africaine91. Dans ce cadre, on reprit les hypothèses des historiens de ce que l’on a coutume d’appeler la nouvelle économie institutionnelle. Pour ces historiens, la permanence d’éléments coloniaux, l’incapacité des nouveaux États à garantir les droits de propriété, la défaillance de systèmes politiques représentatifs et forts qui se porteraient garants de l’investissement, associées à l’absence de politiques économiques, auraient joué contre le développement des marchés latino-américains, tout comme l’auraient fait des circonstances plus hasardeuses comme la dotation de facteurs (terre, capital et travail) par rapport à la demande du marché mondial, et la « loterie de biens », c’est-à-dire l’existence (ou non) de facteurs susceptibles de multiplier les biens produits et la
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S. Amaral y L. Prados de la Escosura, La independencia americana: consecuencias económicas, Madrid, 1993, Alianza Universidad. 90 R. Schmit, « Las consecuencias económicas de la Revolución en el Río de la Plata », in S. Bandieri (comp.), La historia económica y los procesos de independencia en la América hispana, Buenos Aires, 2010, Prometeo. 91 R. H. Bates, J. H. Coatsworth et J. G. Williamson, « Lost decades: post-independence performance in Latin America and Africa », in Journal of Economic History, vol. 67- 4, 2007.
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possibilité que ceux-ci entraînent des effets en amont et en aval de la chaîne de production92. Pour comprendre la « grande divergence » ou la « brèche » ouverte entre les économies latino-américaines et celles des États-Unis, de l’Australie ou du Canada, on examina les liens entre l’économie et les institutions politiques, dans l’hypothèse d’y trouver un certain nombre d’éléments de réponse quant aux deux chemins empruntés93. Par le biais d’une analyse comparative des structures économiques américaines et européennes au moment où débutèrent les processus d’indépendance94, on établit également la centralité du marché mondial comme élément explicatif du « décrochage » des économies latino-américaines95. 92
J. Coatsworth, « Estructuras, dotaciones de factores e instituciones en la historia económica de América Latina », in Realidad Económica, vol. 46, n° 182, juillet-septembre, 2006 ; V. Bulmer Thomas, R. Cortés Conde et J. Coatsworth, The Cambridge Economic History of Latin America. The Colonial Era and the Short Nineteenth Century, New York, 2008, Cambridge University Press. 93 F. Fukuyama (comp.), La brecha entre América Latina y Estados Unidos. Determinantes políticos e institucionales del desarrollo económico, Buenos Aires, 2006, FCE ; J. Gelman, « La Gran Divergencia. Las economías regionales en Argentina después de la Independencia », in S. Bandieri, op. cit. 94 S. Amaral, « América y Europa en la época de la Independencia: diferencias y similitudes de sus fundamentos económicos », en H. A. Silva (dir.), Historia económica… op. cit. ; C. S. Assadourian et S. Palomeque, « Los circuitos mercantiles del “interior argentino” y sus transformaciones durante la Guerra de la Independencia (18101825) », en S. Bandieri, op. cit. 95 R. Salvatore et C. Newland, « Between independence and the golden age: The early Argentine economy », in D. Della Paolera et A. Taylor (éd.), A New Economic History of Argentina, Cambridge, 2003, Cambridge University Press ; S. Haber (comp), Cómo se rezagó La América Latina. Ensayos sobre las historias económicas de Brasil y México, 1800-1914, México, 1999, FCE.
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Finalement, se développa au sein de ce courant de l’histoire économique libérale une branche spécifiquement consacrée au champ des affaires, connue sous le nom d’histoire des entreprises. Celle-ci favorisa les études de cas concernant les principales compagnies (mercantiles, industrielles et financières) de l’histoire sud-américaine, en privilégiant l’examen du rôle des communautés de commerçants étrangers (parmi lesquels se démarquent, à Buenos Aires, les Britanniques) et des relations bilatérales entre nations et régions96. Dans ce dernier domaine, on peut citer le remarquable travail de Manuel Llorca-Jaña sur les exportations textiles britanniques en Amérique du Sud au XIXe siècle97. Le chercheur y étudie les livres d’exportation britanniques et reconstruit ainsi une partie fondamentale du secteur extérieur du Brésil, du Río de la Plata et du Chili : cependant, son travail prend pour point de départ l’année 1815, ce qui laisse dans l’ombre les cinq années-clés de la période qui suit les indépendances. Par ailleurs, Llocar-Jaña lui-même souligne les limitations méthodologiques de ses sources, limitations liées, comme lors du débat entre Fisher et García Baquero sur le commerce colonial espagnol, aux moyens utilisés pour passer des prix officiels aux prix du marché, problème qui reste d’actualité. 96
Je renvoie à mon article « Los comerciantes coloniales latinoamericanos en la transición al capitalismo. Un balance historiográfico », in Revista de Estudos Americanos (REDE A), Programas de Pós-Graduação em História, Universidade Salgado de Olivera – Centro de Investigaciones sobre América y el Caribe, UNAM, Niterói, Brasil, 2016. 97 M. Llorca-Jaña, The British textile trade to South America during the nineteenth century, Cambridge, 2012, Cambridge University Press ; M. Llorca-Jaña, « The impact of ‘early’ nineteenth-century globalization on foreign trade in the Southern Cone: a study of British trade statistics », in Investigaciones de Historia Económica, vol. 9, 2013.
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Jusqu’en 1853, les importations du Royaume-Uni étaient exprimées en « valeur officielle » et, de ce fait, ne sont pas fiables comme mesure de valeur. Une solution à ce problème consisterait à obtenir les données des volumes importés britanniques et de les associer aux prix du marché, pour recalculer les valeurs importées entre 1815 et 1853. Mais entreprendre ce travail sur la totalité des marchandises importées depuis le Río de la Plata serait une tâche herculéenne et dépasserait les possibilités de ce livre98.
En ce qui concerne les termes de l’échange, l’analyse des exportations du Río de la Plata, qui montre que les échanges de cuir ou de graisse sont modifiés en fonction des prix du marché, réfute l’hypothèse dessinée par Parish selon laquelle Buenos Aires générait un excédent de son commerce avec la Grande-Bretagne et conclut que le Río de la Plata connut un déficit commercial important vis-àvis du Royaume-Uni durant la période précédant 1830 (notamment de 1817 à 1825 et de 1832 à 1835). Cependant, avant de pouvoir émettre une conclusion exhaustive et définitive, il faudrait inclure les exportations monétaires, qui ne sont pas envisagées dans cette balance commerciale. Malgré les qualités de la remarquable étude de LlorcaJaña, il convient de signaler le problème que constitue le fait d’appréhender le Río de la Plata comme un tout. Si cela était possible durant la période coloniale, lorsque Buenos Aires et Montevideo formaient les deux rives d’un même port, les contingences politiques du processus révolutionnaire transformèrent les villes de Buenos Aires et Montevideo en de farouches ennemies pendant la période 1810-1814, et en deux entités politiques tout à fait distinctes dans les années qui suivirent, en particulier après la guerre qui opposa le Brésil aux Provinces-Unies du Río de la Plata. Par conséquent, il faudrait analyser séparément l’une et l’autre ville, autant que les sources le 98
M. Llorca-Jaña, The British… op. cit., p. 147-148.
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permettent, en émettant l’hypothèse que le développement du secteur extérieur de Buenos Aires est supérieur à celui de Montevideo en raison du triomphe antérieur de la Révolution et de ses liens plus importants avec les intérêts étrangers (non espagnols). Même s’ils nous offrent un panorama général de la question, ces efforts louables pour étudier le secteur extérieur durant la période des guerres d’indépendance ne s’appuient pas sur des séries commerciales suffisamment complètes pour confirmer ou infirmer les hypothèses avancées. Samuel Aramal a reconnu ce problème et remarquait, à la fin du siècle dernier, que « nous ne disposons d’aucune information précise sur la destination des exportations dans la décennie de 181099 ». Ce constat fut repris en 2010 par Roy Hora, qui affirma que « les statistiques concernant cette période sont peu fiables100 ». De leur côté, au début du XXIe siècle, Roberto Schmit et Alejandra Irigoin confirment qu’il « nous reste à approfondir notre connaissance de ce qui s’est effectivement passé, et de comment a fonctionné l’espace économique du Río de la Plata dans cette nouvelle conjoncture101 ». Face à ce bilan en demi-teinte, il convient de souligner non seulement que la tradition méthodologique accumulée n’est pas assez solide pour supporter un nouveau développement du champ d’étude, mais également que l’existence d’une série de sources particulières non exploitées permettrait de résoudre les problèmes signalés et d’améliorer notre connaissance du commerce atlantique 99
S. Amaral, op. cit., p. 252. R. Hora, Historia económica de la Argentina en el siglo XIX, Buenos Aires, 2010, Siglo XXI, p. 38. 101 M. A. Irigoin et R Schmit (éd.), La desintegración de la economía colonial. Comercio y moneda en el interior del espacio colonial (1800-1860), Buenos Aires, 2003, Biblos, p. 22. 100
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au cours des trois premières décennies du XIXe siècle, comme nous le montrerons dans les prochains paragraphes. Bilan et perspectives de l’étude du commerce atlantique de Buenos Aires Une approche exacte du commerce atlantique sudaméricain à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle implique, en premier lieu, une analyse détaillée de ses variables fondamentales : quantité et nombre de bateaux qui sont entrés et sortis du port de Buenos Aires, leur origine et destination, leur pavillon et, principalement, le contenu et le volume du trafic. Ces variables doivent être considérées, naturellement, à la lumière de la conjoncture politique, des institutions en vigueur et de la législation mercantile dans lesquelles elles s’insèrent. Enfin, la clarification de la nature du commerce atlantique, qui l’identifie (et le différencie) historiquement et socialement par rapport à d’autres ayant eu lieu par le passé, exige l’étude des sujets sociaux qui en furent les acteurs et des relations qu’ils établirent entre eux pour développer le trafic. Parmi ce grand nombre de problématiques, nous avons évalué ici les apports de l’historiographie en ce qui concerne la mesure, à travers différentes variables, du commerce atlantique de la région du Río de la Plata. Il en ressort qu’en dépit d’un développement notable depuis près de deux siècles, une bonne partie des hypothèses liées au secteur extérieur de la région entre 1796 et 1830 ne dispose pas du fondement empirique nécessaire pour pouvoir confirmer, rejeter ou reformuler lesdites hypothèses. Certes, il est compliqué d’étudier une telle période. Mais il est également avéré que nous disposons d’un ensemble de sources qui, soit n’ont pas été exploitées 87
totalement, soit n’ont pas été utilisées du tout, ce qui nous oblige à nous interroger sur leur qualité. Des questions théoriques et pratiques ont empêché une approche plus exacte du problème. Premièrement, lorsque le champ professionnel a permis qu’un groupe d’historiens se spécialisent dans l’étude du trafic atlantique, l’hypothèse que le développement argentin était lié à une croissance quantitative, plutôt qu’à une transformation qualitative, les a conduits à concentrer leurs regards sur la période postérieure à 1860, et non sur les changements introduits par la révolution d’indépendance de 1810. Cette hypothèse continua à avoir une incidence sur les recherches postérieures lorsque, par exemple, l’on considéra que les révolutions d’indépendances avaient eu des effets négatifs sur les économies sud-américaines, retardant longuement la mise en place des conditions qui permirent le boom exportateur de la première mondialisation, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Par ailleurs, l’existence d’informations qualitatives relativement fiables, comme les rapports de commerçants, de bureaucrates et de voyageurs de l’époque, a ralenti l’étude et la systématisation des sources quantitatives mercantiles qui auraient pu éventuellement corroborer ces appréciations subjectives, et qui pourraient sans nul doute nous offrir une vision plus riche des échanges mercantiles. Deux éléments conjoints pourraient expliquer la persistance de ce problème : l’effort ardu et de longue haleine qu’impliquent la compilation, la systématisation et l’analyse des volumineuses collections de sources quantitatives du commerce extérieur dans les multiples archives des ports de l’Atlantique, d’une part, et les exigences de productivité des agences scientifiques, d’autre part. Si l’on arrivait à dépasser cette dernière difficulté, par le biais de la collaboration internationale et de la mise en 88
œuvre d’un programme sur le long terme, il serait possible et pertinent de mener à bien une description, mesure et évaluation du commerce extérieur du Río de la Plata au tournant des XVIIIe et XIXe siècles qui nous permettent d’affiner la vision que nous en avons actuellement. Pour ce faire, il est indispensable de reprendre les apports théoriques, méthodologiques et documentaires qui s’avérèrent les plus efficaces. En premier lieu, il est nécessaire de mener à bien un examen systématique de la totalité des registres de navires sur les deux rives du Río de la Plata, pour la période qui s’étend de la ratification du Commerce libre (1778) à la Révolution d’Indépendance (1810). Cela doit être fait non pas en limitant l’analyse au circuit espagnol, mais en incluant les registres de navires partant pour l’étranger ou en revenant. Les sources disponibles pour le port de Buenos Aires se trouvent essentiellement aux Archives générales de la Nation Argentine et, pour le port de Montevideo, aux Archives générales de la Nation de l’Uruguay102. Étant donné que pendant la période coloniale les deux ports n’en faisaient qu’un, l’étude de la période précédant la révolution d’indépendance nécessite, pour un examen complet, la visite des deux établissements. Cependant, cet ensemble de sources nous permettrait d’étudier le commerce du Río de la Plata depuis l’une des extrémités du trafic. Puisqu’il s’agit d’une période pour laquelle il existe des lacunes documentaires, et en prenant en considération la conjoncture belliqueuse et 102
Archives Générales de la Nation, Buenos Aires, Argentine (AGN), Registres de Navires, 1778-1810, Salle IX et Salle XIII ; Archives Générales de la Nation, Montevideo, Uruguay (AGN-M), Registres de Navires, Fonds Ex Archivo et Musée Historique National, Douanes de Montevideo, 1778-1821 ; Fonds Archives Générales Administratives, 1770-1786.
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révolutionnaire de portée internationale, il est nécessaire d’analyser le flux commercial aux deux extrémités du trafic, c’est-à-dire aussi bien aux ports de départ qu’à ceux d’arrivée. Et même si la rigueur scientifique ne va pas toujours de pair avec les moyens dont dispose le chercheur, il est judicieux de prendre en compte cette limitation et le chemin envisagé pour la dépasser. Cela nous amène à considérer les archives des principales régions avec lesquelles échangèrent les commerçants du Río de la Plata : l’Espagne, le Brésil et le Royaume-Uni (Angleterre, Écosse et Irlande), essentiellement. Toutefois, il faudrait ajouter à celles-ci les États-Unis et la France, pour compléter le tableau de ce que nous reconnaissons aujourd’hui être les principaux ports avec lesquels Buenos Aires commerça à cette époque. Cela rend également indispensable une systématisation des registres de navires de l’Archive des Indes de Séville, registres qui se trouvent, pour la plupart, dans les collections « Transactions » et « Indifférent général », en les confrontant à l’information mercantile des collections « Buenos Aires », « Montevideo » et « Arrivages103 ». Par ailleurs, une étude des échanges avec le Brésil implique de se rendre dans ses principaux ports. Dans le cas où l’on choisirait le port dont le trafic avec le Río de la Plata est le plus important, il faudrait consulter les documents des Archives générales de Rio de Janeiro (AGRdJ) et particulièrement la série « Embarcations104 ». Enfin, 103
Archives Générales des Indes, Séville, Espagne (AGI) : « Buenos Aires », « Contratación » (Transactions), « Arribadas » (Arrivages), « Indiferente General » (Indifférent Général). 104 Archives Générales de Rio de Janeiro, Brésil (AGRdJ), Fonds de la Chambre Municipale. Série « Embarcaciones » : Termos de entrada no Porto do Rio de Janeiro 1792-1802 ; Termos de entrada no Porto do Rio de Janeiro 1801-1806 ; Visita ao Porto, 1806-1809 ; Lançamento
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puisque nous n’avons pas trouvé de registres de navires aux Archives nationales de Londres, il nous faut restreindre notre analyse aux sources déjà utilisées, telles que les Ledgers of exports of british merchandise, les Ledgers of exports of foreign and colonial merchandise under countries et les Ledgers of imports under countries (1810-1829)105. La compilation de cet ensemble de sources diverses nous donnerait non seulement une vision plus exacte de ce que l’on appelle le « circuit espagnol », mais nous permettrait également de mesurer avec plus de précision le poids qu’eut le commerce avec des nations étrangères avant la Révolution d’indépendance. Deuxièmement, ces sources principales doivent être vérifiées ; en ce sens, la comparaison avec des documents de nature différente, tels que les registres des débits, les guides de douane, les livres d’entrées et de sorties des navires, et l’information offerte par les publications mercantiles du Río de la Plata, espagnoles et britanniques
de entradas no Porto do Rio de Janeiro 1809-1813 ; Entrada nos portos de Cabo Frio, Ilha Grande, Rio Grande e outros portos. 1813-1815 ; Vários documentos a cerca do tráfego marítimo, pesca e venda de mercadorias. 1813-1903 ; Lançamento de entradas de embarcações no Porto do Rio de Janeiro 1815-1817 ; Certidões sobre carga de trigo e uvas que trouxe de Buenos Aires para o Rio de Janeiro a Samuca Flor da Bahia. 1816 ; Viação Marítima e Terrestre 1818-1895 ; Termos de entradas de embarcações no Porto do Rio de Janeiro 18151820 ; Entradas 1815-1820 ; Receita e despesa, 1822-1823 ; Entrada de embarcações e pagamento de posturas. 1823-1828. 105 Archives Nationales, Kew, Londres, Royaume-Uni (AN-UK), Ledgers of exports of foreign and colonial merchandise under countries, 1809-1899 (Records of the Boards of Customs, Excise, and Customs and Excise, and HM Revenue and Customs, CUST 10/1-97); Ledgers of imports under countries, 1800, 1806, 1807, 1809-1899 (Records of the Boards of Customs, Excise, and Customs and Excise, and HM Revenue and Customs).
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sur le trafic marchand106, permettrait de confirmer les résultats et de combler les lacunes. Parmi ces documents, les guides de douanes, qui rendent compte de manière détaillée de la circulation des marchandises dans la région du Río de la Plata, pourraient constituer – si l’on arrive à surmonter l’épreuve de leur systématisation, impossible pour un seul individu –, des sources privilégiées, comme l’a montré le travail de Jumar et de son équipe107. Troisièmement, étant donné que la Révolution de Mai 1810 met fin aux séries de registres de navires, nous nous retrouvons face à la difficulté de remplacer cette source fondamentale par une autre, de nature semblable. Si l’on admet qu’un État en pleine guerre révolutionnaire n’a pas pour priorité de documenter son développement économique, mais qu’il doit en revanche collecter des fonds pour survivre, nous savons vers où nous tourner pour chercher l’information la plus fiable concernant le commerce durant cette étape : les manifestes de chargement des navires entrés et sortis du port de Buenos Aires que les capitaines et les maîtres d’équipage devaient remettre au Capitaine du Port, et à partir desquels on collectait les taxes d’importation et d’exportation108. 106
AGN, Registre de Débit, Salle IX et Salle XIII ; AGN-U, Livres d’entrées et de sorties de navires, Capitainerie du Port. Il existe un nombre élevé de publications périodiques dans la région du Río de la Plata au XIXe siècle, c’est pourquoi nous renvoyons au travail de Sandra Sauro : « Lista de Periódicos del siglo XIX en el Río de la Plata y Argentina, existentes en Archivo General de la Nación (AGN), Biblioteca Nacional y Museo Mitre », in http://institutos.filo.uba.ar/ravignani/periodicos-del-siglo-xIx-en-elrio-de-la-plata-y-argentina (dernière consultation le 13/08/2016). 107 F. Jumar, « La región Río de la Plata y su complejo portuario durante el Antiguo Régimen », in R. Fradkin (dir.), De la conquista a la crisis de 1820. Historia de la Provincia de Buenos Aires, t. 2, Buenos Aires, 2012, Unipe-Edhasa. 108 AGN, Capitainerie du Port, Salle III, Documents et Entrées et sorties de navires d’Outre-mer et Cabotage, 1809-1829 ; Salle X,
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Bien que ces sources ne nous fournissent pas les mêmes avantages ni la même systématicité que les registres des navires, le fait qu’elles n’aient pas encore été exploitées par l’historiographie alors qu’elles sont disponibles intégralement pour les décennies de 1810 et de 1820 les rend dignes d’être explorées. De la même manière, leur confrontation avec des sources de nature différente (publications périodiques, livres d’entrées et de sorties de navires, registres d’entrées et de sorties de marchandises des garde-côtes, etc.) pourrait être une solution envisageable afin de pallier notre méconnaissance de cette étape historique109. Enfin, l’historiographie a déjà montré la pertinence de la démarche d’études de cas, celles de compagnies et de commerçants particuliers. La documentation privée (correspondance, livres de comptes, factures, etc.) de ces acteurs renferme des informations essentielles à l’étude du commerce atlantique. Pour prendre un exemple qui m’est proche, l’étude que j’ai menée sur la compagnie de Diego de Agüero m’a permis d’expliquer la nature sociale du profit obtenu par la fraction monopoliste du capital marchand de Buenos Aires110. Mais il reste encore à Capitainerie du Port, 1810-1840 ; Résolutions et règlements, 18221826 ; Copies de notes, 1820-1822. 109 AGN, Guides des Douanes, Salle III, Douane, Procès-verbaux, Sorties de marchandises, 1811-1813 ; Bureau principal de Conservation. Entrées et sorties de marchandises, 1814 ; 1817-1819 ; 1818 ; 1819 ; 1820 ; 1822 ; 1823 ; 1823-1825 ; 1824 ; 1826-1830 ; Entrées et sorties maritimes, Salle X, Marine, Entrées Maritimes, 1809-1825 ; Entrées et sorties de navires de trafic côtier, 1809-1824 ; Entrées et sorties de navires d’outre-mer, 1818-1832 ; Entrées et sorties maritimes, Salle III, Douanes de Buenos Aires ; The British Packet and Argentine News (1826-1852), (The British Packet: De Rivadavia a Rosas, 1826-1832, Solar / Hachette, Buenos Aires, 1976). 110 À ce propos, se référer à mes articles « El comercio de un monopolista. Volumen, contenido y sentido de la circulación, según un estudio de caso (Río de la Plata, 1770-1820) », in Anuario de
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évaluer la trajectoire d’ensemble de cette bourgeoisie mercantile qui seconde la monarchie et le colonialisme espagnol, d’où la nécessité de systématiser l’information contenue dans les registres de navires, comme nous l’avons proposé plus haut. Par ailleurs, je suis actuellement en train d’étudier le cas de Hugh Dallas & Co, dont la documentation commerciale privée est conservée aux Archives de la Banque de la Province de Buenos Aires111. L’étude n’en est encore qu’à ses débuts, mais l’analyse des liens entre la compagnie et les marchés américains et européens nous permet de considérer l’hypothèse selon laquelle une bourgeoise marchande d’envergure mondiale commença à se former à la faveur des guerres d’indépendance, exprimant les intérêts complémentaires de ses différentes fractions nationales112. À ce propos, les archives de Estudios Americanos, vol. 73, nº 1, Sevilla, Escuela de Estudios Hispanoamericanos-CSIC, 2016, p. 163-198 ; « La medición de la ganancia mercantil en el Río de la Plata colonial (Diego de Agüero y Compañía, 1770-1820) », in Revista de Indias, vol. 76, nº 276, Madrid, Instituto de Historia-CSIC, 2016 (sous presse) et « Diego de Agüero y los fundamentos económicos de la clase dominante en el Río de la Plata tardo colonial (1770-1810) », in A. García De León, L. Jáuregui et J. A. Serrano Ortega (éd.), La Corona en llamas. Cuestiones económicas y sociales en las independencias iberoamericanas, Castellón, Universitat Jaume I, 2010, p. 27-60. 111 Archives et Musée Historique de la Banque de la Province de Buenos Aires « Dr. Arturo Jauretche », Archives Commerciales Hugh Dallas (230 dossiers répartis dans 13 caisses). 112 J’ai présenté ces hypothèses au cours de deux congrès récents : « The formation of a global bourgeoisie in the origins of Latin American capitalism. The case of Hugh Dallas & Company (18141824) », in I World Congress of Business History, European Business History Association – University of Bergen, Bergen, Noruega, 25-27 August 2016 et « To die or conquer. War, trade and political hegemony in the origins of Latin American capitalism (1783- 1820) », in Historical Materialism Toronto. Confronting the Violence of Capital, York University, Toronto, 13-15 May 2016
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nombreuses compagnies du Royaume-Uni, comme l’emblématique Baring Brothers113, ainsi que les documents du Parlement britannique114 (qui ont déjà commencé à être étudiés systématiquement par l’historiographie), nous procurent des informations essentielles. Les travaux d’édition de documents sources réalisés tout au long du XXe siècle nous offrent, quant à eux, un ensemble de compilations centrées sur la législation mercantile et les traités de commerce signés par les gouvernements, tout à fait fondamentaux pour l’étude du trafic115. En résumé, trois conclusions principales se dégagent de notre analyse : 1) le commerce atlantique reste un problème d’actualité dans les hypothèses maniées par 113
Archives Baring Brothers, Londres, Royaume-Uni (BB-UK), House Correspondence, Old Series, n° 59, 1802-07, Montevideo, Buenos Aires, and elsewhere ; House Correspondence Series (HC), n°4, Spanish and portuguese Latin America, Buenos Aires. 114 Archives Nationales, Kew, Londres, Royaume-Uni (AN-UK), Foreign Office, Woodbine Parish Papers, 1813-1832 ; Alexander Mackinnon Papers, and domestic various, 1809-1811; Records of the Board of Trade and of successor and related bodies ; Petition of British merchants, May 19, 1814. 115 Registro oficial de la República Argentina, vol. 1, 1810-1821; vol. 2, 1822-1852, Imprenta de Orale, Buenos Aires, 1878 et 1880 ; Recopilación de leyes y decretos de aduana desde mayo de 1810, Buenos Aires, El Nacional, 1860 ; Comisión Nacional Ejecutiva del 150° Aniversario de la Revolución de Mayo, La Revolución de Mayo a través de los impresos de la época. Primera Serie 1809-1815, t. II, 1812-1815, Buenos Aires, 1965 ; Senado de la Nación, Biblioteca de Mayo, Buenos Aires, 1960 ; Documentos relativos a los antecedentes de la independencia de la República Argentina, Facultad de Filosofía y Letras, UBA, Buenos Aires, 1912 ; Archivo de la República Argentina, Antecedentes políticos, económicos y administrativos de la Revolución de Mayo de 1810, Buenos Aires, 1924 ; Tratado de Amistad, Comercio y Navegación celebrado entre las Provincias Unidas del Río de la Plata y Su Majestad Británica, 1825.
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l’historiographie contemporaine ; 2) notre connaissance de la période qui va de la crise de l’Empire espagnol aux premières décennies du gouvernement révolutionnaire est insuffisante ; 3) il existe un ensemble important de sources qui peuvent être mises à contribution pour (essayer de) pallier cette insuffisance et évaluer les hypothèses formulées en fonction des résultats de nouvelles enquêtes qui perfectionneraient notre connaissance du commerce atlantique à l’ère révolutionnaire.
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LES COMMUNICATIONS OUTRE-MER. LES POSTES COMME OUTIL DE CONNEXION ENTRE LES TERRITOIRES AU SEIN D’UN ESPACE GLOBAL AU COURS DU XVIIIe SIÈCLE
Rocío Moreno Cabanillas1 Universidad Pablo de Olavide Le système postal était un outil essentiel pour relier les différents territoires dans un même espace global pendant la première période de l’histoire moderne. Au XVIIIe siècle, les monarchies européennes se sont intéressées à la transformation du service postal afin de renforcer les communications d’outre-mer et d’exercer un gouvernement plus efficace dans leurs colonies. Cet article aborde le rôle de la communication postale dans les empires d’outre-mer (l’Empire britannique, portugais et espagnol) au XVIIIe siècle.
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Cette communication fait partie de notre thèse de doctorat intitulée « Comunicación e Imperio: la Reforma del Correo en Cartagena de Indias 1713-1777 ¿Hacia un nuevo modelo de soberanía? », menée au sein du Département Historia y Estudios Humanísticos de l’Université Pablo de Olavide, sous la direction de Manuel Herrero Sánchez et Antonio J. López Gutiérrez. Elle est financée par le Programme FPU du Ministère espagnol de l’Éducation, de la Culture et des Sports et s’inscrit dans le cadre du Projet de Recherche du Ministère de l’Économie et de la Compétitivité « El modelo policéntrico de soberanía compartida (siglos XVI-XVIII). Una vía alternativa a la construcción del Estado moderno » (HAR2013-45357-P ; directeur : Manuela Herrero Sánchez).
Postal system was an essential tool to link different territories in a global space in the early modern history. In the eighteenth century, European monarchies were interested in changing the postal service to enhance the overseas communications and to exercise more effective government in their colonies. This paper will discuss the role of postal communication in the overseas empires (British, Portuguese and Spanish empires) in the eighteenth century.
La communication postale fut un instrument fondamental pour relier différents territoires sur un espace global tout au long de l’ère moderne. L’outil postal fut ainsi utilisé par divers agents intéressés par la circulation de l’information au sein des empires européens, où le courrier supposait une voie de connexion entre les métropoles et leurs domaines ultramarins, dans le but d’y exercer un contrôle plus important et d’en tirer le maximum de bénéfices. Cet intérêt pour l’administration postale devint manifeste dans les monarchies européennes du XVIIIe siècle, notamment à travers les plans de transformation postale qui visaient à renforcer le pouvoir de contrôle des gouvernements. Ce fut le cas de la Monarchie hispanique qui, à partir de l’accession au trône de la dynastie des Bourbons, chercha à instaurer un nouveau modèle de souveraineté. À ces fins, elle entreprit un ensemble de mesures et de transformations politiques, économiques et sociales – que l’on désigna comme « les réformes bourboniennes » – qui eurent pour objectif une plus grande centralisation dans l’exercice du gouvernement. Cependant, ces réformes furent limitées et entravées par de nombreux problèmes et résistances, comme le montre par exemple le projet de réforme qui concerne les courriers outre-mer.
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La communication maritime dans le contexte international Dans la lignée des récentes études de Jean-Paul Zuñiga et Sanjay Subrahmanyam, l’histoire globale se centre sur l’étude des liens et des réseaux entre divers territoires à l’échelle mondiale. Au sein de cet espace, les circulations sont fondamentales, étant donné qu’elles permettent de relier des aires étendues constituées d’une pluralité d’unités politiques et culturelles à travers un espace relationnel comme l’océan Atlantique2. Ainsi, notre étude poursuit le chemin tracé par de nombreux travaux sur l’histoire atlantique, comme ceux de John Elliot et Horst Pietchsmann3, dans lesquels l’océan devient une scène dont les effets sont ambivalents : d’une part, il fonctionne comme un lien qui unifie, en facilitant la communication entre les continents, d’autre part il implique une distance, une absence d’information, ce qui contribue à séparer et à différencier les deux mondes. Dans cet espace atlantique, un grand nombre de connexions se succédèrent qui n’étaient pas seulement unidirectionnelles (de la métropole vers les colonies), mais aussi multidirectionnelles, puisqu’elles s’établirent également à un niveau intercolonial ou extra-impérial, 2
Jean-Paul Zuñiga, « L’histoire impériale à l’heure de l’histoire globale. Une perspective atlantique », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, nº 54-4 bis, 2007, p. 55-57 ; Sergio Serulnikov et Andrea Lluch, « El sentido de la complejidad de las cosas. Introducción al Dossier “Latinoamérica y los enfoques globales” », in Nuevo Mundo Mundos Nuevos [article en ligne], consulté le 10 avril 2016, URL : http://nuevomundo.revues.org/66379. 3 John Elliott, En búsqueda de la historia Atlántica, Las Palmas de Gran Canaria, 2001, Ediciones del Cabildo de Gran Canaria ; Horst Pietschmann, « Atlantic history: history between historia and global history », in XV Coloquio de historia canario-americana, Las Palmas de Gran Canaria, 2004, Ediciones del Cabildo de Gran Canaria.
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etc.4 Depuis cette perspective, la circulation de l’information constitue un élément-clé pour dessiner les connexions à un niveau global, et le courrier apparaît comme un moyen essentiel pour relier des espaces et des contextes géographiques très distants. De telles interactions avaient lieu dans des zones maritimes, et les immenses espaces de la haute mer et des côtes possédaient une très grande valeur stratégique pour les États impériaux5. C’est le cas de notre objet d’étude, Carthagène des Indes, noyau maritime fondamental pour la Couronne puisqu’il s’agissait de l’un des principaux ports fortifiés de l’empire hispanique en Amérique au XVIIIe siècle. En cela, il constituait un point d’entrée et de sortie non seulement pour l’échange commercial, mais aussi pour la communication hispano-américaine, puisqu’il permettait des échanges avec la métropole, avec d’autres espaces du Vice-Royaume de Nouvelle Grenade et de l’intérieur de l’Amérique, mais aussi avec des puissances étrangères qui opéraient dans la région des Caraïbes, zone cruciale pour ce qui est des connexions mondiales et atlantiques6.
4
« Bien que la Péninsule constitue l’un des pôles dominants, les relations intercontinentales ne se limitent pas à un dialogue avec l’Europe. » Serge Gruzinski, Las cuatro partes del mundo. Historia de una mundialización, México, 2010, Fondo de Cultura Económica, p. 81. 5 « L’histoire maritime a une vocation totalisante, étant donné qu’elle intègre et s’intègre à l’histoire économique, sociale, institutionnelle, culturelle, et des mentalités. L’histoire maritime se veut une histoire totale dans l’immense espace de la mer et de ses rivages. » Carlos Martínez Shaw, « La historia marítima como historia total », in Historia a debate, t. III, p. 71. 6 « Historians of the Caribbean have embraced global approaches as well as Atlantic paradigms ». Mathieu Brown, « The Global History of Latin America », Journal of Global History, 2015, p. 25.
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Notre étude se fonde sur un jeu d’échelle, puisque nous proposons un dialogue entre le local, par le biais de l’étude de l’Administration des Courriers de la ville de Carthagène des Indes, et le global, au moyen de l’analyse du rôle des communications postales dans les empires coloniaux. Par ailleurs, notre travail de recherche s’inscrit dans une perspective d’histoire connectée7 et se centre donc sur les procédés d’interconnexion et les moyens pour y parvenir, tels que le service postal. Il prend appui également sur les apports de l’histoire comparée, qui nous permettent de relier et de différencier la trajectoire du courrier au sein de différents empires coloniaux au cours du XVIIIe siècle. Cette approche globale et connectée à partir du local est possible à travers l’analyse contrastée, le croisement de données provenant de sources européennes et américaines. De cette manière, nous prétendons raconter une histoire à l’échelle internationale et globale à partir du local et du régional, au moyen de dynamiques de contact où jouent un rôle important les médiateurs – tels que les Maîtres des Postes et leurs adjoints, les employés des administrations des postes, les commerçants, les autorités péninsulaires et américaines, les religieux, etc. –, qui rendirent possibles les communications par voie postale. Ces acteurs formèrent des réseaux sociaux transatlantiques complets, qui permirent la circulation internationale de l’information et qui contribuèrent à délimiter les empires ultramarins.
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Sergio Serulnikov et Andrea Lluch, art. cit.
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Courriers transatlantiques dans les empires ultramarins Les systèmes postaux, structures à travers lesquelles circulait l’information, étaient essentiels au gouvernement de chaque empire. En effet, le réseau postal jouait un rôle fondamental dans l’administration gouvernementale : c’était à travers celui-ci que se transmettait l’information, dans le but principal de « savoir et agir », c’est-à-dire, d’acquérir sur une question donnée les connaissances suffisantes afin de pouvoir prendre les décisions nécessaires la concernant. En outre, étaient engagés dans ce réseau postal de nombreux acteurs : la Monarchie, les commerçants, les militaires, les religieux, ou les administrateurs régionaux qui trouvaient dans cet outil le moyen d’échanger des informations afin de servir leurs intérêts. Cette situation se fit plus manifeste encore dans le cas des empires ultramarins. Les postes y étaient considérées comme un moyen d’accéder à un gouvernement plus direct et effectif de leurs possessions, mais aussi comme une source de revenus, en raison des taxes correspondant à l’acheminement des lettres. La transmission de l’information à travers le courrier était fondamentale pour le gouvernement d’un empire afin de maintenir les relations socio-économiques et politiques entre ses différentes parties. Les postes constituaient l’outil par lequel les États impériaux tentaient de contrôler leurs domaines coloniaux, réorientaient ou renforçaient les décisions prises, faisant des lettres de véritables instruments de pouvoir. Ainsi les monarchies coloniales semblaient-elles assoiffées d’informations et de nouvelles provenant des domaines d’outre-mer, et le binôme « savoir et domination » tendait à évoluer vers une nouvelle configuration, celle de « communication et contrôle ».
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Dans ce travail de recherche, nous considérons la communication postale transatlantique des empires hispanique, britannique et portugais comme terrain d’analyse pour y examiner le rôle du courrier. Cette analyse des systèmes postaux excède les limites régionales et examine de grands processus historiques qui touchent de multiples parties du monde8. De cette manière, tout en nous attachant à des espaces locaux, nous conservons une perspective globale sans perdre de vue le lien entre information et communication d’une part, et le système colonial, d’autre part9. La question de l’organisation postale dans les empires ultramarins fut l’objet de nombreuses études, parmi lesquelles celles d’Ian K. Steele et Konstantin Dierks, pour le cas britannique, de Margarida Sobral Neto pour le cas portugais et de Kenneth Banks pour ce qui est du français. Tous soulignent l’importance des services postaux pour la gestion et la direction de l’État et de ses territoires d’outremer10. Par ailleurs, l’historiographie portant sur les communications postales de l’empire hispanique s’est focalisée davantage sur l’étude de l’appareil administratif 8
Sergio Serulnikov, « Lo muy micro y lo muy macro o cómo escribir la biografía de un funcionario colonial del siglo XVIII », in Nuevo Mundo Mundos Nuevos, [article en ligne], consulté le 13 mars 2016, URL : http://nuevomundo.revues.org/66758. 9 Arndt Brendecke, Imperio e información. Funciones del saber en el dominio colonial español, Madrid, 2012, Iberoamericana, p. 22. 10 Ian K. Steele, English Atlantic, 1675-1740: An Exploration of Communication and Community, New York, 1986, University of Oxford Press ; Konstantin Dierks, In My Power Letter Writing and Communications in Early America, Philadelphia, 2009, University of Pennsylvania Press ; Margarida Sobral Neto, « Os correios na idade moderna », in As comunicaçoes na Idade Moderna, Lisboa, 2005, Fundação Portuguesa das Comunicações ; Kenneth Banks, Chasing empire across the sea: communications and the state in the French Atlantic, 1713-176, Montreal, 2006, McGill-Queen’s University.
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et l’analyse des règlements et instructions envoyés aux colonies depuis la métropole, ce qui permet une plus grande connaissance de l’histoire institutionnelle au travers des systèmes postaux11. De telles études nous sont profitables, dans la mesure où elles posent les fondements d’une analyse en profondeur du fonctionnement des postes, des problèmes et obstacles qu’elles rencontraient, ainsi que de la réalité économique, politique et sociale où elles s’inscrivaient. Certains de ces thèmes ont été abordés dernièrement par différents auteurs : Xabier Lamikiz s’interroge sur la relation entre les postes et le commerce, Arndt Bredecke questionne le lien entre le savoir et le gouvernement ultramarin, Sylvia Sellers-García pose le problème de la distance dans l’administration coloniale, Antonio Castillo Gómez analyse la lettre comme un objet à la fois porteur d’information et vecteur de culture12. Cependant, il reste encore beaucoup de questions à traiter. La communication postale entre les empires et leurs possessions d’outre-mer fit face à de nombreux obstacles. 11
Cayetano Alcázar Molina, Historia del correo en América: notas y documentos para su estudio. Madrid, 1920, Sociedad de Historia Hispano-Americana ; Walter Bosé, « Organización del correo en España y en las Indias Occidentales: Los correos Mayores de España, de las Indias, México, Guatemala y Cuba, y los correos Marítimos », in Revista de Correos y Telégrafos, nº 60, 1942 ; Francisco Garay Unibaso, Correos Marítimos Españoles, Bilbao, 1987, Mensajero ; José Manuel López Bernal, El correo marítimo colonial (1764-1824): rutas y tarifas postales, Madrid, 2011, Real Academia Hispánica de Filatelia ; José María Vallejo García-Hevia, Estudios de Instituciones Hispano-Indianas, t. II, Madrid, 2015, Boletín Oficial del Estado. 12 Xabier Lamikiz, Trade and Trust in the Eighteenth-Century Atlantic World, Gran Bretaña, 2010, Boydell & Brewer ; Arndt Brendecke, op. cit. ; Sylvia Sellers-García, Distance and Documents at the Spanish Empire’s Periphery, Stanford, 2013, Stanford University Press ; Antonio Castillo Gómez et Verónica Sierra Blas, Cinco siglos de cartas, Historia y prácticas epistolares en las épocas moderna y contemporánea, Huelva, 2014, Universidad de Huelva.
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On peut remarquer par exemple celui de la distance considérable entre les métropoles et leurs colonies. Cet éloignement rendait difficile l’échange régulier d’informations en raison de problèmes qui surgissaient sur l’espace maritime au cours de la traversée : les vents, les naufrages, la prise des bateaux par des puissances ennemies. Ce dernier problème arrivait notamment aux navires qui se rendaient de la péninsule Ibérique aux Caraïbes, traqués continuellement par les navires britanniques qui cherchaient à s’emparer des plis et documents qui s’y trouvaient. À l’intérieur du continent américain, ces difficultés augmentaient : les systèmes postaux terrestres étaient en effet soumis aux importantes distances et au petit nombre de voies de circulation, ce qui ralentissait la communication intercoloniale. D’ailleurs, le plus souvent, on mettait moins de temps pour aller à Carthagène des Indes depuis La Corogne ou Cadix que depuis Santa Fe de Bogotá. De ce fait, lorsque des décisions en provenance de la métropole arrivaient à ces territoires intérieurs, la situation avait bien souvent déjà changé, ce qui montre une certaine forme d’autonomie locale au sein des vice-royaumes américains. Le problème des distances conduira à une hausse de la participation et de l’importance des agents d’information, c’est-à-dire des personnes concernées par la circulation de l’information, comme les Maîtres des Postes et leurs adjoints, les administrateurs des bureaux de poste, les commerçants, les autorités métropolitaines et locales, les religieux, etc. Tous intervenaient dans l’échange postal et y mêlaient leurs propres intérêts. Ces intermédiaires promettaient au monarque de mettre à sa disposition l’information provenant des lointaines colonies, mais, en réalité, ils transmettaient au milieu des données à communiquer des informations qui servaient leurs propres
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bénéfices et éloignaient le souverain de la connaissance directe de son empire13. Cette recherche de bénéfices personnels était à l’origine de l’organisation de réseaux qui affectaient les processus politiques et administratifs de gestion des postes et révélaient les relations de pouvoir ainsi que les conflits et alliances entre les différentes factions. Ces réseaux « à l’échelle de l’empire » existaient dans différentes sphères : la Cour, le commandement militaire, le gouvernement de l’empire, les finances de la Couronne et le grand commerce colonial14. Parfois ces groupes unissaient leurs intérêts : c’est le cas de certains gouverneurs de Carthagène des Indes qui participaient au commerce aussi bien légal qu’illégal avec l’aide de marchands, étrangers le plus souvent. D’autres fois, ils s’opposaient et c’était le cas fréquemment entre les administrateurs des postes de Carthagène des Indes et les commandants de la Marine15. Se dessine en fin de compte un processus dominé par les tensions et les accords entre les différents agents qui maintenaient l’équilibre sur les territoires d’outre-mer. 3. Plans de réforme postale dans les empires ultramarins au XVIIIe siècle À partir de la fin du XVIIe siècle et au cours du XVIIIe siècle, une série de projets de réforme des postes furent mis en œuvre dans les empires britannique, hispanique et portugais, afin que les gouvernements prennent une part plus active dans le service postal. 13
Arndt Brendecke, op. cit., p. 27-28. José María Imízcoz Beunza, « Redes sociales y correspondencia epistolar. Del análisis cualitativo de las relaciones personales a la reconstrucción de redes egocentradas », in REDES – Revista hispana para el análisis de redes sociales, vol. 21, 2011, p. 114-115. 15 AGI, Correos, 69 A. 14
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Il est indubitable que les États impériaux avaient conscience du rôle de la communication dans l’avènement d’un gouvernement plus efficace. Ils savaient qu’il était nécessaire de maintenir une communication organisée, rapide et efficace pour consolider le contrôle et la domination de leurs territoires coloniaux16. Dans cette optique, il était primordial de mettre en place une infrastructure postale efficace entre la métropole et les colonies, afin de fluidifier les échanges et pouvoir ainsi réunir les connaissances permettant d’augmenter l’accessibilité territoriale, faciliter la prise de décision, contrôler le respect et l’exécution des ordres et développer le commerce (puisque les postes étaient au fondement de l’échange commercial). Les États impériaux étaient bien conscients que sans l’échange postal maritime, une infrastructure qui le dynamise et des valeurs socio-économiques qui l’appuient, leur contrôle des territoires d’outre-mer serait menacé17. C’est la raison pour laquelle les gouvernements centraux eurent intérêt à faire passer sous leur contrôle la gestion et l’administration des postes. Jusqu’alors, celles-ci dépendaient du domaine privé, soit par le biais des Maîtres des Postes, soit par la patrimonialisation de charges publiques, comme c’est le cas pour la famille Galíndez de Carvajal qui portait le titre de Maître des Postes des Indes de l’empire hispanique et la famille Gomes da Mata, qui possédait celui de Correio Mor de l’empire portugais, soit par le truchement des commerçants qui transportaient les lettres entre les deux rivages atlantiques sur leurs navires marchands, appelés advices boats ou ship letters18 dans le cas britannique, et navíos de aviso dans le cas des 16
Ian K Steele, op. cit. ; Konstantin Dierks, op. cit. ; Margarida Sobral Neto, art. cit. 17 Kenneth Banks, op. cit., p. 8. 18 Ian K. Steele, op. cit., p. 113.
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embarcations envoyées par le Consulat des Commerçants des Indes (Consulado de Cargadores a Indias19). Entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle (1660-1711), l’Empire britannique fut le premier à intégrer à son commandement l’administration postale. Il servit de modèle aux autres puissances coloniales, non seulement en raison de sa précocité, mais également à cause de sa régularité. En effet, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’Empire britannique avait mis en place un service de poste hebdomadaire avec quatre paquebots qui transportaient la correspondance entre l’Angleterre et ses territoires américains20. Certains ministres espagnols s’inspirèrent de ce système et, d’après le rapport sur la réforme postale réalisé en 1762 par Campomanes en Espagne : Le gouvernement britannique est toujours rapidement informé de tout ce qui se passe en ces lieux lointains et les regarde tous, en tout moment, avec la plus grande maîtrise. L’exemple de cette nation commerçante serait suffisant pour que la nôtre trouvât indispensable la mise en place d’un système similaire21.
Cependant, l’Empire britannique dut faire face à de multiples défis et échecs. Les tentatives Thomas Neale et Andrew Hamilton pour améliorer les postes intérieures de l’Amérique de Nord se virent frustrées par les autorités 19
Antonia Heredia Herrera, « Los Avisos, instrumentos de comunicación y de transporte », in Actas del II Congreso de Historia de Andalucía, 1994, p. 89-94. 20 Les paquebots sont des embarcations chargées essentiellement du service maritime postal, c’est-à-dire du transport de la correspondance, mais peuvent également transporter des passagers et des marchandises. Le terme trouve son origine au XVIIe siècle et vient d’une embarcation qui transportait le courrier entre Calais (France) et Douvres (Angleterre), baptisée en anglais « packet-boat » (« bateaucolis »). Le mot a donné « paquebot » en français et « paquebote » en espagnol. Francisco Garay Unibaso, op. cit., p. 57. 21 AGI, Correos, 462 B.
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locales et celles d’Edmund Dummer et William Warren pour établir un service de paquebots entre la GrandeBretagne et l’Amérique furent rejetées par le gouvernement britannique, en raison des importants investissements qu’aurait impliqués un tel projet. Après de nombreuses tentatives manquées et un certain nombre de mesures provisoires, The Post Office Act fut promulgué en 1711, qui incorpora les colonies américaines au système postal impérial, qui regroupait jusque-là l’Angleterre, l’Irlande et l’Écosse. Cet acte permit l’unification politique et économique de l’Angleterre, de l’Amérique et des Caraïbes coloniales22. Il mit l’ensemble du système postal impérial sous la direction de l’administrateur général des postes de l’Angleterre, chargé de nommer les députés aux postes dans les différentes colonies. En outre, cet acte fixa les tarifs postaux et plaida en faveur de l’établissement de l’office des postes de New York comme siège principal23. Les postes intercoloniales commencèrent leur expansion à partir de 1750, avec la multiplication des bureaux et des routes postales rendue possible par Benjamin Franklin et William Hunter, les administrateurs généraux des postes, nommés par la Couronne britannique en 1753. Le travail de ces deux hommes aboutit à la mise en place d’un service postal plus rapide, plus fréquent et plus étendu24. La circulation régulière et continue des paquebots entre 22
« Yet these developments were also part of the integration of the English Atlantic ». Ian K. Steele, op. cit., p. 114. 23 « New York did not become the centre of the postal system until a reconstruction of the department was made in 1772 ». William Smith, « The Colonial Post-Office », in The American Historical Review, vol. 21, nº 2, 1916, p. 258-275. 24 J.A. Leo Lemay, Life of Benjamin Franklin, Vol. 3 : soldier, scientific and polician, 1748-1757, Philadephia, 2008, University of Pennsylvania Press, p. 627.
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l’Angleterre et ses colonies ne se paracheva qu’à la moitié du XVIIIe siècle, en 1755 plus précisément25. Après l’Empire britannique, ce fut au tour de l’Empire hispanique de favoriser la création des Postes maritimes d’Espagne aux Indes occidentales en 1764, dans le cadre des réformes bourboniennes : Charles II aspirait ainsi à inaugurer un nouvel appareil de correspondance ultramarine contrôlé par la Couronne. Plus tard, l’Empire portugais réforma son administration postale en créant les postes maritimes au Brésil en 1789, en suivant le modèle des empires britannique et hispanique26. Ce projet de rénovation postale visait à instaurer la communication entre Lisbonne et le Brésil par le biais d’une liaison par paquebot tous les deux mois. De la même manière, l’on tenta de faire entrer sous le contrôle de la Couronne la gestion des courriers intérieurs au Brésil. Cette transformation du système postal fut possible grâce aux efforts personnels de Rodrigo de Sousa Coutinho, alors ministre et Secrétaire d’État de la Marine et des Domaines d’outre-mer qui encouragea l’abolition de la charge de Maître des Postes (« CorreioMor ») du royaume et l’incorporation des postes à la Couronne portugaise27. Il avait pour objectif d’accroître la prospérité économique du royaume et de construire un empire fort et puissant à travers la communication régulière entre le Portugal et le royaume du Brésil ; en d’autres termes, de perfectionner aussi bien les
25
Konstantin Dierks, op. cit., p. 26-43. Mayra Guapindaia, « D. Rodrigo de Souza Coutinho: pensamento ilustrado e a reforma dos correios nos setecentos », in Postais Revista do Museu Nacional dos Correios, Année 1, nº 1, 2013, p. 75-76. 27 Luiz Guilherme Machado, « As instruçoes anexas ao alvará de criaçao dos correios marítimos para o Brasil de 1798 », in AFP, vol. 6, nº 106, p. 6-11. 26
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transactions économiques que les moyens de contrôle sur un si vaste empire. Néanmoins, cette implantation rencontra de nombreuses résistances. Au Portugal, les disputes politiques au sein même du ministère de João VI empêchèrent le départ du premier navire vers le Brésil, qui aurait dû avoir lieu le 1er janvier 1797 et qui ne fut possible que quelques mois plus tard, le 1er mars28. Par ailleurs, au Brésil, l’opposition des pouvoirs locaux et l’immensité du royaume américain rendirent difficile l’installation des administrateurs des postes en provenance du Portugal sur les différents sites brésiliens29. Il est évident que les trois empires transatlantiques désiraient fortement l’institutionnalisation des postes et que celle-ci fut mise en place progressivement, au moyen d’expérimentations au succès incertain. Ainsi, c’est à cette époque que se dessinèrent d’importants changements dans les mesures régulatrices promulguées pour contrôler le système des communications prévu pour connecter les deux mondes. Les gouvernements argumentèrent que le manque de communication régulière entre la métropole et les domaines d’outre-mer avait des répercussions négatives sur l’administration de leurs royaumes à cause du retard dans les nouvelles reçues et les ordres donnés, ce qui affectait le commerce, étant donné qu’il était compliqué d’obtenir des informations sur les marchés en temps réel, et qu’il était par conséquent nécessaire de réformer le système postal30. Comme l’affirmait le Décret 28
Luiz Guilherme Machado, « A criaçao dos correios marítimos entre Portugal e o Brasil em 1798 », in Postais Revista do Museu Nacional dos Correios, nº 4, 2015, p. 228-263. 29 Mayra Guapindaia, art. cit., p. 81-98. 30 María Baudot Monroy, « Maritime post routes between Corunna and the Caribbean as a Geographic Information System (GIS) model », in Culture & History Digital Journal, 2015, p. 3.
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Royal de l’Établissement des Postes pour les Indes du 8 août 1764, les courriers : arrivent avec tellement de retard et de difficulté que les décisions les plus impartiales et prudentes se voient fréquemment frustrées par les changements de circonstances. Il en résulte que le commerce des uns et des autres domaines ne peut suivre un cours constant, et que les propriétaires d’Espagne ne peuvent connaître l’état des marchandises confiées à leurs commissionnaires et à leurs courtiers31.
De plus, ces gouvernements absolutistes souhaitaient également la centralisation de leur gouvernement. Cette logique de centralisation du pouvoir politique eut des conséquences sur l’organisation des postes, qui constituait un instrument fondamental pour y parvenir. Cependant, ces mesures absolutistes firent face à de nombreux obstacles lors de leur mise en place dans chaque territoire et se virent subordonnées à des circonstances et des intérêts locaux. Tout cela réduisait le contrôle des États impériaux et mettait sur la sellette les processus de centralisation souhaités, qui ne permirent pas l’augmentation régulière du pouvoir central, mais, au contraire, élargirent les marges de manœuvre à un niveau local32. Les fortes tensions entre pouvoirs centraux et locaux compliquaient la consolidation de la domination impériale sur les territoires américains et le maintien d’une infrastructure efficace pour les communications, par ailleurs menacée par les conflits internationaux entre les diverses puissances européennes. En d’autres termes, il faut nuancer la bonne marche des postes maritimes sous le contrôle des États impériaux étant donné que celles-ci rencontraient de nombreuses difficultés : les obstacles géographiques et climatiques, les fraudes et la contrebande 31 32
AGI, Correos, 428 A. Arndt Brendecke, op. cit., p. 30-38.
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persistantes, les résistances et oppositions aux projets de réforme, l’imprévisibilité des transports, les retards interminables, les lettres perdues, etc. Ces facteurs diminuaient la rapidité de la circulation du courrier et amoindrissaient le contrôle du pouvoir. La communication transatlantique des divers empires était donc incertaine, tâtonnante, expérimentale, problématique, conflictuelle et parfois inefficace, en raison de la lenteur des postes maritimes et des limitations de l’autorité royale et impériale sur l’espace atlantique. 4. Le projet de réforme postale dans l’empire hispanique C’est lors des réformes bourboniennes que l’Empire hispanique manifesta son intérêt pour réorganiser le système des postes, plus précisément en 1764, lorsque Charles III instaura un plan de rénovation des échanges de courriers entre la péninsule et l’Amérique, tentative pour organiser et centraliser le service postal ultramarin. Le réformisme bourbonien a été l’objet de nombreuses études. Certaines, comme celles d’Antonio Domínguez Ortiz et de Vicens Vives, ont adopté une perspective traditionnelle et mettent en valeur les succès de ces réformes33 ; d’autres, plus critiques et révisionnistes, comme celles de Horst Pietschmann et d’Agustín Guimerá, se centrent sur des problèmes politiques et socio-économiques34. En effet, ces réformes furent 33
Vicens Vives, Historia social y económica de España y América, Barcelona, 1957, Editorial Teide ; Pierre Vilar, Historia de España, Barcelona, 1996, Grijalvo ; Antonio Domínguez Ortiz, Carlos III y la España de la Ilustración, Madrid, 2005, Alianza. 34 Horst Pietschmann, Las reformas borbónicas y el sistema de intendencias en Nueva España: un estudio político administrativo, México, 1996, Fondo de Cultura Económica ; Agustín Guimerá (éd.),
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confrontées à de nombreux obstacles lors de leur application concrète, comme l’exposent Manuel Lucena Giraldo et Luis Navarro García35. De fait, on ne souligne plus seulement les limites et échecs du réformisme, mais on présente ces réformes comme des projets ou des plans qui ne virent jamais le jour, comme l’indiquent Gabriel Paquette et Jorge Cañizares-Esguerra36. Par ailleurs, il convient de connaître la manière dont ces réformes ont été appliquées sur le sol américain et la réaction et résistance qu’elles y suscitèrent, comme le signalent Allan Kuethe, Kenneth Andrien et Anthony McFarlane37, pour comprendre comment, sur ces territoires, l’autonomie locale faisait front à l’incapacité d’action directe de la Couronne, ce qui conduisit à la décomposition de l’empire hispanique lors des guerres d’indépendance des territoires américains. Cependant, la question qui reste en suspens est de savoir de quelle manière ces tentatives de réforme ont dérivé vers un processus continu d’affrontements et de El reformismo borbónico: una visión interdisciplinar, Madrid, 1996, Alianza Editorial. 35 Manuel Lucena Giraldo, Naciones de rebeldes: las revoluciones de independencia latinoamericanas, Madrid, 2010, Taurus ; Luis Navarro García, « El Reformismo Borbónico: Proyectos y Realidades », in El gobierno de un mundo: virreinatos y audiencias en la América hispánica, Cuenca, 2004, Fundación Rafael del Pino, p. 489-501. 36 C’est le cas de chercheurs comme Gabriel Paquette, Enlightenment, Governance and Reform in Spain and its Empire 1759-1808, 2008, Palgrave Macmillan U.K. ; Jorge Cañizares-Esguerra, « Enlightened Reform in the Spanish Empire: An Overview », in Gabriel Paquette, Enlightened Reform in Southern Europe and its Atlantic colonies in the long Eighteenth century, 2009, Ashgate, p. 33-37. 37 Allan J. Kuethe et Kenneth J. Andrien, The Spanish Atlantic world in the Eighteenth Century: war and the Bourbon reforms, 1713-1796, Nueva York, 2014, Cambridge University Press ; Anthony McFarlane, War and Independence in Spanish America, Nueva York, 2014, Routledge.
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rapprochements entre les différents pouvoirs qui participaient à l’équilibre du système impérial. Les intentions rénovatrices s’intensifièrent au sortir de la Guerre de Sept Ans (1756-1763), lorsque Charles II tenta de restaurer le prestige et l’influence de la monarchie hispanique38. Les membres du gouvernement étaient conscients de l’importance d’exercer un contrôle effectif sur les officiers de la Couronne afin de garantir l’exécution des lois et la mise en place des réformes. Ce contrôle ne pouvait avoir lieu sans une correspondance régulière et fluide entre les territoires américains et la métropole39. Dans cette optique, Charles II, assisté par ses ministres et conseillers, décida de transformer le service postal en vue de son amélioration et de sa régularisation, dans le but d’administrer plus efficacement les activités ultramarines40. Les innovations introduites dans le système postal visaient à réduire les distances entre les différents espaces de l’Empire hispanique, à accélérer les communications et à renforcer l’appareil bureaucratique comme chaîne de commandement41. Le projet de réforme postale entre la Péninsule et l’Amérique commença avec la publication du Décret royal d’Établissement des Postes pour les Indes le 8 août 1764. La publication de ce décret provoqua des protestations au sein de deux organismes traditionnellement opposés à toute réorganisation du système postal hispano-américain : le Consulat des Commerçants des Indes à Cadix et le Conseil des Indes, qui désapprouvèrent la création des
38
Gabriel Paquette, op. cit. [2008], p. 2-7. María Baudot Monroy, art. cit., p. 4. 40 Allan J. Kuethe et Kenneth J. Andrien, op. cit., p. 9-10. 41 Sylvia Sellers-García, « The mail in time: postal routes and conceptions of distance in Colonial Guatemala », in Colonial Latin American Review, vol. 21, nº 1, p. 77. 39
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nouvelles postes42. Bien évidemment, cette opposition était due au fait qu’un tel décret entraînait le démantèlement du monopole commercial andalou en Amérique et ôtait au port de Cadix l’exclusivité de l’échange ultramarin43, ce qui fut renforcé plus tard avec la publication du Décret de Libre Commerce en 1765 et au Règlement du Libre Commerce en 1778. Malgré les désaccords qu’il suscita, le projet fut maintenu. Il fut même consolidé par la promulgation de la Cédule royale du 26 août 1764 qui établit un échange postal maritime mensuel entre les ports de La Corogne et de La Havane et, surtout, par la publication le 24 août 1764 du Règlement provisoire des Postes Maritimes d’Espagne vers ses Indes Occidentales, signé par le Marquis de Grimaldi, Secrétaire d’État et du Bureau universel d’Espagne, en qualité de Superintendant général des Courriers et Postes des Indes, règlement par lequel débutait officiellement la mise en marche de ce système postal transatlantique. Le Règlement provisoire contenait les dispositions nécessaires à sa mise en place : les routes maritimes (Route de La Havane créée en 1764 et Route de Buenos Aires créée en 1767), les tâches fondamentales des administrateurs des courriers qui s’installèrent dans les bureaux de poste hispano-américains (La Havane, Puerto Rico, Veracruz, Mexico, Carthagène des Indes, etc.), les livres de comptes que devaient tenir les comptables de ces bureaux de poste, les tarifs postaux, etc. Cette ordonnance avait un caractère provisoire, mais supposait une normativité solide qui renforçait la création de cette institution postale ultramarine44. Le plus remarquable était 42
AGI, Indiferente 1586. José Manuel López Bernal, op. cit., p. 41-42. 44 « Sa Majesté se réserve au vu des progrès de cet établissement de lui accorder une Ordonnance ferme et demande entretemps le maintien 43
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la création d’un courrier maritime mensuel, en partance de La Corogne le premier jour de chaque mois et à destination de La Havane, au moyen de navires qui transportaient la correspondance officielle et privée entre l’Espagne et l’Amérique. On établit également des bureaux de poste dans diverses villes de l’Amérique hispanique, comme à Carthagène des Indes, par exemple. Cependant, l’application de cette réforme postale rencontra de nombreuses difficultés sur le terrain et généra des résistances aussi bien sur la Péninsule qu’en Amérique, notamment de la part des différents acteurs des communications qui souhaitaient s’arroger le contrôle du courrier. L’étude du bureau des postes de Carthagène des Indes reflète les multiples obstacles auxquels durent faire face les premiers administrateurs des postes de cette ville. Les premiers administrateurs étaient des péninsulaires, Roque de Aguión y Andrade et Manuel de Valbuena. Tous deux expliquent que le climat du pays ne leur permettait pas de respecter les horaires mentionnés dans les ordonnances étant donné que, comme le précise le premier : « la chaleur du pays est telle que je ne peux accomplir mes tâches que le matin45 ». D’autres inconvénients surgissaient, comme le retard de la correspondance, qui faisait que les commerçants préféraient envoyer les lettres à Cadix au moyen de leurs propres embarcations « [ce] qui leur font espérer une réponse plus prompte46 » (ce qui montre l’existence de routes alternatives aux routes officielles), ou l’opposition des forces locales, dont les intérêts et l’autonomie étaient menacés par la réforme postale. et le respect absolu de ce Règlement Provisoire. » AGI, Correos, 484 A. 45 AGI, Correos, 69 A. 46 Id.
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Nous trouvons un exemple de résistance à la réforme postale à Carthagène des Indes dans l’affrontement au sujet du transport des plis qui opposa Aguión y Andrade à un sergent de la marine, et dans lequel furent impliqués les commandements militaires et même le gouverneur de Carthagène, le marquis de Sobremonte. Face à cette opposition des autorités locales, les gouvernements centraux répondirent par un rapprochement avec les pouvoirs américains, afin de ne pas intensifier le conflit, en éloignant Aguión y Andrade de l’administration postale et en le renvoyant sur la Péninsule47. Celui-ci s’exécuta non sans exprimer son mécontentement, et son ressenti de son expérience aux Indes : « En un mot je suis aux Indes et cela suffit. Ils veulent que tout soit judiciaire et ils veulent que tout soit comme ils l’entendent. Vos Altesses verront que j’ai été attentif et politique avec tous et que rien ne fut suffisant pour les contenir48 ». Des cas similaires apparaissent à de nombreuses reprises dans la documentation relative à la période que nous étudions, où les conflits entre les autorités locales et les employés des postes sont assez fréquents. Tout ceci reflète les difficultés rencontrées par les administrateurs pour faire appliquer les normes péninsulaires aux Indes, les disputes et les accords qui avaient lieu au sein de la société de Carthagène, où différents pouvoirs luttaient pour avoir le contrôle de la correspondance. Cela affectait considérablement la relation entre les communications et l’empire, entravant le contrôle des États impériaux sur leurs possessions coloniales. Aussi, la communication transatlantique des empires oscilla continuellement entre l’illusion du succès et le spectre de l’échec. 47 48
Id. Id.
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Conclusions Le contrôle des communications constitua un facteur essentiel aux processus de globalisation et à l’exercice du gouvernement des différents empires durant l’époque moderne. La circulation de l’information entre les diverses aires interconnectées révèle de profondes transformations et l’existence d’espaces de négociation entre les agents intéressés par la communication postale ; elle reflète aussi des rapprochements et des prises de distance des systèmes atlantiques en fonction de leurs propres intérêts. Ces processus et réseaux d’intérêts communs généraient un trafic multidirectionnel mené par de nombreux connecteurs qui engendraient aussi bien des mouvements d’acceptation que de refus, rendant manifeste l’intérêt des différents acteurs pour la transmission de l’information. Ces intermédiaires étaient engagés dans un processus continu de négociation et de conflit permettant de maintenir un équilibre dans la transmission de l’information au sein des États impériaux. Cette négociation permanente était liée en partie au caractère global des échanges, étant donné que le mécanisme d’accord et de rejet était un modèle commun et nécessaire dans les divers États impériaux. Les flux d’informations ainsi générés reconfiguraient le territoire et influaient sur le développement politique, social, économique et culturel des différents espaces. C’est ainsi que le lien entre empire et communication s’érigeait en un mécanisme de domination du monde et qu’à travers l’information se dessinait l’âme des espaces impériaux, la communication postale constituant pour les États impériaux un moyen indispensable à l’exercice de leur domination. La comparaison des expériences impériales relatives à l’administration des postes laisse entrevoir le rôle central 119
de la communication postale dans le gouvernement impérial. En outre, elle met en évidence le fait que les différentes sphères de pouvoir avaient une nette conscience de la nécessité de disposer de l’information pour le développement de la vie sociopolitique et économique de ces empires. L’organisation postale constituait un nœud dans lequel s’articulaient des intérêts, des informations, des idées et des objets, ce qui nous fournit une perspective planétaire qui reflète aussi bien les impacts globaux que les intérêts locaux. L’étude du système postal nous sert donc à comprendre les aspirations globales des États impériaux et leurs problèmes de gouvernabilité. Tous furent confrontés à des problématiques multiples et des défis complexes qui firent obstacle à leurs aspirations d’étendre leur pouvoir à des cadres plus globaux. Par conséquent, l’histoire globale est un outil utile et nécessaire pour comprendre le développement du système postal dans les empires européens du XVIIIe siècle. Dans cet espace mondialisé, l’Amérique latine jouait un rôle crucial. Son caractère multidirectionnel, basé sur l’interrelation de processus, d’agents, de connexions et d’entrelacs de réseaux fit de l’Amérique latine non seulement un participant actif, mais un réel protagoniste des processus historiques à l’époque moderne.
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LA FABRIQUE DU GLOBAL AU XIXe SIECLE : MIGRATIONS ET RELATIONS INTERNATIONALES
LES CONNEXIONS MATÉRIELLES ENTRE L’AMÉRIQUE LATINE ET LE TERRITOIRE INDUSTRIEL DU JAIS ET DU PEIGNE EN PAYS D’OLMES, MILIEU XIXE SIÈCLE-1930
Bruno Evans UMR 5136, Université de Toulouse – Jean Jaurès
Au XIXe siècle, outre l’industrie lainière, le territoire du Pays d’Olmes a connu une assez grande production de peignes. D’abord en bois, ces peignes furent de plus en plus en corne de bovin, en provenance d’Amérique latine. Des flux relativement importants connectèrent alors les « Républiques de la Plata » et le Pays d’Olmes. Bien qu’échappant pendant longtemps au contrôle de l’Amérique latine, ces flux ont contribué à reconfigurer les territoires. In the 19th century, overmore the wool industry, a big production of comb took place in the territory of Pays d’Olmes. First wooden comb, they turn more and more to horn coming from Latin America for cow horns. Therefore, relatively strong streams connected this both parts of the world. Although escaping the control of Latin America, this streams reconfigured the territories.
À priori, penser les connexions matérielles entre l’Amérique latine et la France amène à se référer soit aux
grands ports, soit aux grands centres industriels1. La perception culturelle de la construction de la mondialisation nous éloigne des territoires ruraux, conçus comme des périphéries. Pourtant, comme l’a montré Thomas Figarol2, certains territoires ruraux ont aussi été des centres d’impulsion connectés à d’autres territoires éloignés ; ainsi en va-t-il de la région de La Plata, du Brésil et du Pays d’Olmes entre le milieu du XIXe siècle et 1930. Durant cette période, la croissance des exportations des Républiques de La Plata a reposé, en particulier pour l’Argentine, sur les produits animaux tels que les peaux, la laine3, mais aussi, et c’est ce à quoi nous allons nous intéresser, les cornes. De l’autre côté de l’Atlantique, au sud de la France, un territoire rural, le Pays d’Olmes, s’est spécialisé de longue date dans la fabrication de différents objets manufacturés : la laine4, les bijoux en jais et les peignes en bois et en corne. Ces industries, bien que rurales, 1
Bruno Marnot, La mondialisation au XIXe siècle (1850-1914), Paris, Armand Colin, 2012, p. 30-31. 2 Thomas Figarol., Le district industriel de Saint-Claude et le monde du diamant à l’âge de la première mondialisation (années 1870 - 1914), thèse pour le doctorat soutenue le 9 février 2015 à Besançon, 1 061 p. 3 Roberto Cortès Conde., « The growth of the Argentine economy, 1870 - 1930 » in Leslie Bethell. (éd.), The Cambridge History of Latin America Vol. V C. 1870-1930, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, fifth printing 2006, p. 328. L’auteur désigne sous le terme de Républiques de La Plata l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay. Le Brésil a aussi été fournisseur de cornes. 4 Le territoire de la laine en Pays d’Olmes (ainsi que tous les autres territoires lainiers du Sud de la France) a largement été étudié par Jean-Michel Minovez, nous n’étudierons pas ses connexions, cf. JeanMichel Minovez, Pays d’Olmes, l’aventure de la laine, Toulouse, Privat, 2013, 203 p. et Jean-Michel Minovez, L’industrie invisible. Les draperies du Midi XVIIe-XXe siècles, Paris, CNRS-éditions, 2012, 593 p., dans lequel il démontre qu’au XXe siècle, le Midi Pyrénéen devient « la première région française dans l’industrie du cardé et dans le textile d’habillement lainier » (p.481).
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n’en ont pas moins eu une certaine importance. Au milieu du XVIIIe siècle, le Pays d’Olmes exportait « pour plus de 500 000 livres » de bijoux en jais5. Avec les guerres de l’Empire, commence le déclin irréversible de cette industrie. En revanche, à partir des années 1850, débute un « âge d’or » du peigne en Pays d’Olmes : de 10 millions d’unités en 1900, la production annuelle atteint un sommet en 1930 avec 30 millions de peignes en corne, dont une grande partie provient d’Amérique latine. En quoi les connexions entre ces deux territoires ont-elles consisté ? Pour répondre à cette question, il semble opportun de présenter la matière première et d’estimer les flux qui ont connecté les deux territoires. Puis il convient d’en étudier les acteurs et la manière dont ils organisaient les connexions. Enfin, ces flux ont eu des conséquences territoriales qu’il faut analyser.
5
AD (archives départementales) 34 C2949, mémoire sur le commerce du Languedoc par l’intendant Saint-Priest, 1768.
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Figure 1 : Le Pays d’Olmes et le trajet des cornes en France
I. La participation des flux de commerce à la « Première mondialisation » (1850-1914) La corne, une matière première de « demi-luxe » recherchée au loin « Les cornes d’animaux constituent le plus ancien des ustensiles employés journellement pour un usage domestique (…) Les qualités précieuses de la corne, sa dureté, sa flexibilité, sa transparence, la rendent susceptible de bien des emplois d’ornementation »6. L’utilisation de cette matière première paraît s’accroître au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Jugée plus noble, elle 6
AP (Archives privées) des Amis du musée du textile et du peigne en corne (AMTPC), carton de l’entreprise « Mirc de Serres », lettre de « Picard - Goulet fils » de Reims le 28/06/1898, constituant un rapport sur la corne.
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vient en partie remplacer, avec un degré de luxe supérieur, des matériaux comme l’os, ou bien encore – et surtout – des bois durs tels que le buis. Ce placement de gamme plus élevé procurant ainsi davantage de valeur ajoutée, les fabricants de peignes du Pays d’Olmes furent conduits à l’utiliser de manière croissante dans la fabrication, parallèlement au buis. Deux types de cornes étaient utilisés : celles d’ovins et celles de bovins. La première était importée d’Europe de l’Est et d’Asie Mineure, la seconde, d’Amérique latine. C’est donc à cette dernière que nous allons nous intéresser. Le problème, pour les fabricants européens, réside dans les défauts de la corne dite « du pays » : d’une part, elle est souvent abîmée par le joug, d’autre part, elle est plus petite que celle d’Amérique, d’Afrique ou encore d’Australie. La taille de la corne est un critère de choix majeur car elle détermine la taille de la plaque que l’on peut en tirer et donc la grandeur du peigne : seules les cornes suffisamment longues permettent de fabriquer de grands peignes, beaucoup plus chers et rentables. C’est pourquoi les industriels du peigne expliquent que « la corne européenne ne peut convenir à la fabrication de beaux peignes »7. En Amérique du Sud, la corne de vache pèse entre 300 et 400 grammes et celle de bœuf entre 500 et 600 grammes. Par ailleurs, c’est aussi là que l’on trouve la « corne blanche, dite d’Irlande [qui] sert à faire les peignes de choix blancs »8. Enfin, la corne d’Amérique du Sud offre le meilleur rapport entre la qualité et le prix. Ainsi, 7
Irénée Azéma-Bigou, « L’industrie du peigne en corne et en bois dans la vallée de l’Hers », Le Sud-Ouest économique, mars 1929, p. 326. 8 AP Bez-de Faucher, brochure pour la transformation en société en commandite par actions de l’entreprise « Bez père & fils », 1906.
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dès le début du XIXe siècle (et peut-être avant), la corne locale n’est plus utilisée, au profit de celle d’Amérique9. Cependant, les bovins latino-américains – en particulier argentin – ne sont pas davantage élevés pour leurs cornes qui demeurent ce que nous appellerions, en termes modernes, un coproduit de l’agriculture. Cela détermine pendant longtemps la saison des arrivages car « l’on attend que les animaux soient engraissés, après l’hiver, ils en ont besoin, et on ne les tue qu’en bon état, vous savez que c’est pour la peau et la graisse qu’on le fait. Les cornes s’en suivent »10. Le même auteur prévenait vingt jours plus tôt que « l’article cornes est très rare depuis quelque temps, il y aura très peu d’envois pour vos contrées. Les saladeros passeront quatre mois sans tuer de bœufs »11. Le terme saladero désigne à la fois une personne et un lieu : c’est là « que le bétail, après avoir été engraissé au milieu de succulents pâturages, vient tendre la gorge au couteau du boucher. Le saladero, ainsi que son nom l’indique, est l’endroit où se salent les viandes »12. Paul Bairoch note qu’« avant la réfrigération, une forte proportion du bétail était tuée uniquement pour les peaux, la viande était laissée sur place »13. Nous apporterons là un complément d’informations : les cornes étaient aussi revendues. « La création à la fin des années 1870, des chaînes de transport frigorifiques permit véritablement
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AD09 14M16, enquête sur l’industrie du département de l’Ariège, réponse de Laurent Coulon, 1825. 10 AP Bez - de Faucher, lettre de Coulon Frères, Castres, 10/11/1867. 11 AP Bez - de Faucher, lettre de Coulon Frères, Castres, 21/10/1867. 12 Jules Verne, Les enfants du capitaine Grant, Paris, Hetzel, 1868, p. 234. 13 Paul Bairoch., Victoire et déboires, tome I, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 1997, p. 487.
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l’essor du commerce international de la viande »14. Des abattoirs de province, les mataderos, se sont alors développés15. Toutefois, les saladeros ont perduré au moins jusque dans les années 1920. Les lots de cornes portaient le nom de leur mode de production et de leur région d’origine : ainsi distingue-t-on, entre autres : les Rio de Janeiro, les Montevideo, les Buenos Aires… Une forte croissance des flux de cornes Nous allons proposer une estimation des volumes de flux de cornes de l’Amérique latine vers l’Europe impulsés par les négociants du Pays d’Olmes. Cette estimation est difficile car il n’existe pas de chiffres précis ; ceux que nous proposons sont des extrapolations à partir des données fournies par un acteur à un moment donné16.
14
Bruno Marnot, Les grands ports de commerce français et la mondialisation au XIXe siècle, Paris, Presses de l’université ParisSorbonne, 2011, p. 54. 15 AP Bez - de Faucher, lettre d’Enrique Bourquin, Buenos Aires, 30 mai 1923. 16 Pour ce faire, il a fallu reconstituer les quantités achetées à partir d’archives privées (deux années complètes de correspondance – 1867 et 1883 – de l’entreprise la plus importante) et, d’autre part, utiliser, les données quantitatives soit de peignes fabriqués, soit de cornaille broyée pour obtenir une approximation des cornes importées, sachant qu’un kilogramme de corne permet de produire quatre peignes en moyenne. À partir de là, les données ont été mises en rapport avec l’ensemble de l’industrie. Ces extrapolations ont été corroborées par différentes sources qualitatives (telles que les lettres entre fabricants et commissionnaires et des historiques de l’industrie). Lorsque les sources ne mentionnent pas le nombre de cornes, pour l’estimer nous avons utilisé les données suivantes : la corne de bœuf pèse entre 500 et 600 grammes, celle de vache, entre 300 et 400.
129
Estimation des flux de cornes de l’Amérique latine vers le Pays d’Olmes dans un long XIXe siècle année
1822
1867
1882
1933
50
320
900
3 000
nombre approximatif de cornes (en milliers)
100 -150
640 - 960
1 800 3 000
6 000-10 000
valeur estimée (en francs)
Non estimée
160 000
660 000
18 000 000
poids estimé (en tonnes)
Quoi qu’il en soit des précautions qu’il faut prendre à leur égard, ces données nous permettent d’envisager les flux dans leur évolution sur une durée relativement longue. Pendant la première moitié du XIXe siècle, bien qu’il soit impossible d’envisager des chiffres précis, les flux annuels de matières premières semblent relativement faibles, se situant autour d’une cinquantaine de tonnes, soit entre 100 000 et 150 000 cornes17. Puis, on observe une forte croissance, surtout à partir des années 1860 avec quasiment un million de cornes importées en 1867. Cette croissance se poursuit jusqu’à la fin des années 1880 : en 1883, le Pays d’Olmes importe quasiment 1 000 tonnes de 17
AD09 14M19.1, dossier des expositions industrielles, lettre de Laurent Coulon, fabricant de peignes, 1823.
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cornes, soit entre deux et trois millions de cornes. Avec la crise industrielle des années 1890, les flux ont probablement diminué, mais nous ne sommes pas en mesure de chiffrer cette baisse18. Dès 1900, la croissance reprend, s’arrête avec la Première Guerre mondiale et repart de plus belle au cours des années 1920 pour atteindre un apogée vers 1930 avec entre 6 et 10 millions de cornes importées19. Cette évolution, contraire à la « Grande Dépression » de la fin du XIXe siècle, ne peut se comprendre qu’en regardant du côté des pays d’Amérique du Sud. D’après Paul Bairoch, les exportations de viande d’Argentine sont passées de 34 000 à 437 000 tonnes entre 1875-1879 et 1910-191420. Dans le détail, on s’aperçoit que les exportations bovines explosent grâce à la réfrigération après 189421. L’Argentine, principalement, a alors offert aux marchés internationaux des possibilités nouvelles dont le Pays d’Olmes a su profiter : des matières premières de qualité disponibles en grand nombre à un coût assez raisonnable. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les produits manufacturés ne constituèrent pas beaucoup de retours vers l’Amérique latine avant au moins 1900 et, sans doute, les années 1920. Les tentatives des fabricants du Pays 18
AD09 14M17.5 et 2Z110, statistiques industrielles années 1890 1893. 19 AD09 14M12, lettre d’Irénée Azéma-Bigou au ministre du Commerce, 6/02/1934. L’industriel, qui emploie un peu plus du quart des effectifs totaux, déclare broyer chaque année 2 000 tonnes de corne, « dont une grande partie est importée du Brésil ». 20 Paul Bairoch, Victoires et déboires… op. cit. p. 487. 21 William Glade, « Latin America and the international economy, 1870-1914 » in Leslie Bethell. (éd.), The Cambridge History of Latin America Vol. IV C. 1870-1930, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, fifth printing 2006, p. 10 : « frozen beef, from 267 tons in 1894 to 328,287 tons in 1914 ».
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d’Olmes pour exporter des peignes semblent avoir eu peu de succès. Dans l’état actuel des recherches, il est difficile d’en fournir les causes avec précision. La principale hypothèse est la faiblesse démographique du marché pour un produit de consommation de masse : les populations du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay réunies ne représentent que le quart de celle de la France en 1850 et la moitié en 190022. Néanmoins, nous verrons plus loin que cette connexion a eu lieu après la Première Guerre mondiale. Figure 3 : Itinéraire simplifié des cornes de La Plata vers la France
22
Chiffres issus de « Les populations », Sébastien Velut in Sébastien Velut (éd.), L’Amérique latine, Paris, SEDES, 2006, p.77.
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Les routes de la corne Si les flux de cornes d’Amérique existent depuis au moins le début du XIXe siècle, il n’est possible d’en connaître les trajets de manière assez précise qu’à partir du milieu du siècle. Pour les années 1820, on sait seulement que « les cornes sont achetées à Bayonne, Marseille et Bordeaux, ces dernières sont tirées des Isles »23. On peut penser que le terme « Isles » désigne l’Amérique, mais on ne peut savoir quelle partie du continent. En revanche, la correspondance de l’entreprise Bez (1847-1954) est bien plus riche de renseignements. On apprend alors, avec certitude, qu’à partir des années 1850, les cornes proviennent de la région de La Plata, c’est-àdire à la fois l’Argentine et l’Uruguay. Elles passent toujours par Le Havre et Bordeaux, de moins en moins par Bayonne et Marseille. L’ouverture de la ligne de chemin de fer entre Bordeaux et Sète en 1857 joue ici un grand rôle. Jusque-là, le transport se faisait entièrement en charrette jusqu’au Pays d’Olmes ! À partir de 1857, seule la portion Castelnaudary - Pays d’Olmes, cinquante kilomètres environ, se fait encore ainsi. Enfin, en 1883, les marchandises arrivent au Havre où elles sont stockées puis repartent pour Bordeaux où elles rejoignent la ligne de chemin de fer mais, désormais, en direction de Foix. De là, à nouveau, les charrettes les amènent jusqu’au Pays d’Olmes. Ce n’est qu’après 1903, date de l’ouverture de la ligne de chemin de fer de Mirepoix à Lavelanet en passant par La Bastide sur l’Hers,
23
AD09 14M16, statistique industrielle des manufactures, fabriques, usines et autres établissements capables de fournir des produits ailleurs que ceux destinés à la consommation locale et qui sont situés dans le département de l’Ariège, 1825.
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que les cornes sont transportées en train jusqu’à leur destination finale24. Il faut donc se représenter des flux qui, sans atteindre l’ampleur de ceux de Mazamet – jusqu’à 34 000 tonnes environ de peaux en laines importées de La Plata en 190325 – n’en sont pas moins relativement importants. Ils nous révèlent des connexions inattendues entre deux parties du monde : La Plata (et en partie le Brésil) et le Pays d’Olmes, un territoire rural au pied des Pyrénées. Il nous reste à présent à savoir qui étaient les acteurs de ces connexions. II. Des flux qui échappent en partie à l’Amérique latine : les acteurs européens des connexions et les destinations finales des flux Négociants et commissionnaires des grands ports européens : les connecteurs. Les ports et leurs acteurs sont les points centraux des flux entre l’Amérique latine et le Pays d’Olmes26. Les négociants jouent un rôle déterminant dans la fixation des prix et, par conséquent, dans la circulation des produits. Généralement, un négociant d’un port achète un lot de cornes en Amérique latine (cela peut être fait par un acheteur installé outre-mer) ; le lot est désigné sous le terme de grenier. Le négociant ne fait connaître son prix et sa qualité que lors du débarquement à quai en Europe. Le critère déterminant du prix est, outre la qualité des cornes, leur poids aux cent unités, désigné sous le terme de raie. 24
Michel Chevalier., La vie humaine dans les Pyrénées ariégeoises, Paris, Milan, 1984, réédition de la thèse de 1956, p. 969-973. 25 Rémy Cazals, Les révolutions industrielles à Mazamet, 1750-1900, Paris et Toulouse, La Découverte-Maspero, 1983, p. 192-193. 26 Ce que les géographes dénomment un hub.
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Ainsi parle-t-on d’une raie de petites vaches lorsque les 100 cornes pèsent 30 kilogrammes et d’une raie de beaux bœufs lorsque les 100 cornes pèsent entre 50 et 60 kilogrammes. Les grandes cornes étant beaucoup plus prisées, les prix ne sont pas proportionnels. Prenons l’exemple des renseignements fournis par Mrs Leuger & Hollmann de Bordeaux en 1867 : Ces jours-ci il est arrivé par le Rapide venant de Montevideo 3 500 bœufs très bonne marchandise généralement blanche très fraîche parmi quelques taureaux pesant environ 52 à 55 K les % cornes. Plus 6 000 vaches pesant 27 à 28 K. Marchandise très fraîche. On demande f33 les 104 cornes bœufs et f11 des vaches27.
Des cornes deux fois plus lourdes valent trois fois plus cher. Le rôle du commissionnaire est ici doublement important : d’une part il fournit les informations et d’autre part il achète s’il en reçoit l’ordre. Ainsi, les fabricants du Pays d’Olmes, s’étant mis en relation avec les commissionnaires portuaires, reçoivent régulièrement des missives décrivant les arrivages. Même en l’absence de transaction commerciale, les informations doivent continuer à arriver car c’est de leur qualité que dépend la capacité des fabricants à choisir les bons lots aux bons moments. Par exemple, lorsque le 16 mars 1867, les sieurs Bez Père Fils & Courtois de La Bastide sur l’Hers informent Jacques Krauss, commissionnaire du Havre, qu’ils sont « approvisionnés en cornes pour un certain temps », celui-ci leur répond : « Je continuerai cependant toujours de vous renseigner sur notre marché. »28. Bien sûr, Jacques Krauss prend cet engagement dans l’espoir d’une éventuelle commande. 27
AP Bez - de Faucher, lettre de Leuger & Hollmann, Bordeaux, 20/02/1867. 28 AP Bez - de Faucher, lettre de Jacques Krauss, Le Havre, 26/03/1867.
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Le commissionnaire, d’informateur, se fait alors acheteur. Il est souvent chargé par le client (le fabricant du Pays d’Olmes) de négocier le prix à la baisse puis d’effectuer les achats dans les limites fixées, d’où l’importance de la bonne coordination entre les deux parties. Après l’achat, il se charge aussi de toutes les opérations nécessaires liées au transbordement et au chargement de la marchandise. Le rôle du commissionnaire est souple et il peut lui arriver de ne prendre en charge qu’une partie de ces opérations, telle que le transbordement29. Les commissionnaires et les fabricants peuvent être liés de deux manières : soit ils travaillent ensemble au coup par coup, soit le commissionnaire devient dépositaire pour l’un d’eux. Dans le premier cas, la commission est généralement fixée à 2 % du montant des cornes ; à cette somme, il faut ajouter les différents frais. Dans le second cas, le dépositaire peut presque devenir un associé du fabricant avec un champ d’action élargi. Ainsi en va-t-il de la relation entre Léo Bez, principal industriel du peigne, et N. Brehm, commissionnaire du Havre. En 1883, ce dernier est chargé d’acheter en « une seule fois, les lots faisant ensemble 211 000 F », soit la quasi-totalité des cornes disponibles30, afin d’orienter le marché à la baisse par des achats groupés. Les liens entre les deux types d’acteurs en sont d’autant plus forts et, de la sorte, le fabricant du Pays d’Olmes se connecte davantage au marché.
29
AP Bez - de Faucher, lettre de Leuger & Hollmann, Bordeaux, 01/06/1867 et 29/06/1867. 30 AP Bez - de Faucher, lettre de N. Brehm, Le Havre, 07/12/1883. Ce prix représente environ 200 tonnes de cornes, soit entre 400 000 et 500 000 pièces.
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Le contrôle des matières premières : entre importateurs extérieurs et fabricants du Pays d’Olmes Les approvisionnements en matières premières sont au cœur de l’industrie du peigne au XIXe siècle. D’une part, la qualité et la taille de la corne déterminent celles du peigne. D’autre part, l’impact de la corne dans le prix de revient est élevé : on peut l’estimer à environ 60 % en 186731 et il est encore de 40 % en 193632. On comprend dès lors l’importance de l’enjeu que revêt la matière première : la corne décide à la fois de la qualité du peigne et de son prix ! Jusqu’aux années 1860, les fabricants passaient obligatoirement par des négociants étrangers au Pays d’Olmes pour leurs approvisionnements. En 1865, deux Bastidiens33, les frères Coulon, partent en Argentine pour faire du commerce. Ils sont munis des renseignements fournis par leur cousin Jean-Paul Bez, fabricant de peignes, sur les qualités, le poids et le prix des cornes. Un accord est passé entre les deux parties : Armand Coulon doit alimenter en priorité l’entreprise Bez Père Fils & Courtois. Jean-Paul Bez espère ainsi obtenir les meilleures qualités aux meilleurs prix. La première lettre d’Armand Coulon vient le conforter dans ses espoirs : « Les 1 000 cornes pesant 500 kilogrammes reviendront vendues à Bordeaux, Marseille ou Sète à 185 ou 195 piastres soit 37 ou 39f les cent kilos. » La centaine de cornes coûte désormais 18,5 à 19,5 francs et, à ce prix, on peut « avoir 31
AP Bez - de Faucher, en 1867, les matières premières représentent environ 60 % du chiffre d’affaires. 32 AD09 14M42.14, dossier des grèves de l’industrie du peigne, mémoire de la chambre syndicale patronale des fabricants de peignes, Vallée de l’Hers & du Touyre, 1/12/1936. 33 Le terme « Bastidien » désigne les habitants de La Bastide-surl’Hers, un des principaux centres de production de peigne dans la seconde moitié du XIXe siècle (600 ouvriers dans les années 1880).
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tout ce qu’il y a de plus joli en bœuf »34. Ces prix sont extrêmement avantageux puisque, en 1862, Jean-Paul Bez achetait par l’intermédiaire de Jacques Krauss 32 francs les 100 cornes de vache35. Cependant, les prix annoncés par Armand Coulon ne correspondent pas tout à fait à la réalité. Rien que de très naturel qu’avec de pareils prix, l’entreprise Bez Père Fils & Courtois tente de revendre les cornes. Jean-Paul Bez et son fils Léo trouvent des clients à Paris et à Thiers en 1867. Malheureusement pour eux, entre les pertes de route et les différents frais36, les perspectives de bénéfice de seulement 102,75 francs sur 7547 francs37 se transforment en pertes sèches : sur les 21 900 cornes vendues à Paris, 230 sont de manque et, donc, non payées38. Pire encore : les clients de Thiers refusent la marchandise car elle est « d’une couleur verdâtre et invendable sur place »39 ! Après une telle déconvenue, on pourrait s’attendre à ce que les tentatives de négoce sur la matière première aient été abandonnées : ce fut bien le cas pour l’année 1867 pour cette entreprise dont les liens directs avec l’Amérique latine disparaissent peu de temps après. Mais, les sources 34
AP Bez - de Faucher, correspondances Coulon, Buenos Ayres lettre du 09/09/1865. 35 AP Bez - de Faucher, lettres de Jacques Krauss, Le Havre, lettres du 13/08/1862 et 27/09/1862. 36 AP Bez - de Faucher, facture Armand Coulon, Buenos Aires, 10/03/1867 : les différents frais au départ de l’Argentine se montent à environ 25 % au total (dont 6 % de commission d’achat pour Armand Coulon), ceux pour transit de Bordeaux, débarquement et réexpédition s’élèvent à 21,27 %. 37 AP Bez - de Faucher, lettres de Leuger & Hollmann, Bordeaux 30/06/1867. 38 AP Bez - de Faucher, lettre de J. Dupuis, Paris 17/07/1867. 39 AP Bez - de Faucher, lettre de Chatelet & Cornet, Thiers, 16/07/1867.
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manquent pour les autres entreprises et les années qui suivent. Toujours est-il qu’en 1883, date à laquelle les sources deviennent à nouveau loquaces, Léo Bez, qui a succédé à son père, continue le négoce, mais cette fois à une échelle bien plus grande (son entreprise produit plusieurs millions de peignes). Désormais, par l’intermédiaire de N. Brehm, son acheteur du Havre, il importe entre 500 000 et 600 000 cornes d’Amérique latine, desquelles 35 922 on été revendues à des Barcelonais40. Cependant, Léo Bez et ses confrères demeurent tributaires des importateurs. En effet, ils ne possèdent pas de comptoir d’achat en Amérique latine, contrairement aux industriels de Mazamet qui ont su mettre la main sur les matières premières41. Rares sont ceux du Pays d’Olmes qui ont tenté l’aventure. En 1919, le gendre et successeur de Léo Bez « a envoyé en Amérique pour acheter de la corne, un ancien employé »42 : le fait, occasionnel, atteste bien de l’absence d’acheteur installé à demeure. Quinze ans plus tard, Irénée Azéma-Bigou, devenu le principal fabricant (3 millions de peignes par an), déclare : « De toutes les maisons [une trentaine] qui travaillent cette matière, je suis à peu près le seul, à faire de l’importation directe dans ces différents produits. »43 Tout porte donc à croire que, s’ils ont été des acheteurs importants, les fabricants du Pays d’Olmes n’ont pas dominé le marché des cornes latino-américaines. Ils n’en pratiquèrent pas 40
AP Bez - de Faucher, compte N. Brehm, Le Havre, novembre 1883 et autres factures. 41 René Brénac., « Les industries de Mazamet » (suite). in : Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, tome 3, fascicule 2, 1932. p. 157. 42 AP Bez - de Faucher, 12e cahier de Virginie Bez, 17/11/1920, p. 1. 43 AD09 14M12, demande d’autorisation d’importation des matières premières du Brésil d’Irénée Azéma-Bigou au ministre du Commerce, 5/02/1934.
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moins le négoce intra-européen de toutes les parties de la corne. Le négoce des sous-produits par les fabricants de peignes ou comment une fois découpées, les cornes s’insèrent à nouveau dans la mondialisation Un avantage majeur de cette matière première est qu’aucune « partie de la corne, même les rebuts, n’est sans emploi »44. La corne de bovin est débitée en trois tronçons45 : à la base, la gorge, partie la plus fine, au centre, le biscage, la plus grande partie et, enfin, la pointe. La gorge se classe en deux catégories. Dans la première, « si son épaisseur, sa qualité le permettent, elle sera utilisée dans la fabrication de peignes de petit format » ou d’autres produits46. Ainsi, les boutonniers « les emploient pour la confection des boutons ouvragés, les boutons ordinaires étant généralement en os »47. En 1891, l’Angleterre importait de France 158 millions de boutons en corne48. Dans la seconde catégorie, les bouts impropres à la fabrication d’objets servent à produire une poudre dénommée cornaille assez riche en azote (14 %). Elle est « beaucoup demandée par les fabricants de bleu de Prusse et du magnifique prussiate de potasse jaune. Comme 44
AP AMTPC, entreprise « Mirc de Serres », lettre de « Picard Goulet fils », 28/06/1898. 45 AP AMTPC « La fabrication des peignes en corne à La Bastide-surl’Hers », Journal de géographie, série C, n° 136, s.d., p. 6. 46 Christine Matignon, Savoir-faire en vallée de l’Hers : les peigniers, Rapport remis à la Mission du patrimoine ethnologique, Ministère de la Culture et de la Communication, 1990, p. 64. 47 AD09, Zo 4430, M. Le Roy (inspecteur divisionnaire du travail à Toulouse), « Travail de la corne dans l’Ariège », 1901, p. 54-55. 48 AP AMTPC, carton de l’entreprise « Mirc de Serres », lettre de « Picard - Goulet fils », 28/06/1898.
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engrais, les rognures de corne sont d’une valeur particulière »49 : dit à répartition lente, l’azote qu’elles contiennent est absorbé par les végétaux au fur et à mesure de leurs besoins, ce qui évite la production de nitrate. Cet engrais est revendu pour la viticulture du Bordelais et du Languedoc. Enfin, au début de la Première Guerre mondiale, certains industriels ont songé à spéculer sur ce produit pour des raisons liées aux circonstances. C’est ce que raconte Virginie Bez, veuve de Léo Bez, le plus important d’entre eux. Dès le début de la Première Guerre mondiale, son défunt mari pensait qu’il allait se produire une hausse très forte de 100 pour 100 (…) non pour la propriété, mais pour la chimie, [il] avait prévu et deviné la hausse formidable qui allait s’opérer sur l’azote à cause des poudreries et gaz asphyxiants … En un mot pour les divers usages de la guerre et pour les usines qui fabriquaient toutes sortes d’engin50.
La partie centrale ou biscage, sert à la fabrication des peignes, dont la moitié environ est destinée au marché français et l’autre moitié à l’international, essentiellement, le reste de l’Europe, les pays méditerranéens et quelques destinations plus lointaines51. Enfin, la pointe est « expédiée à la coutellerie ou en Allemagne, suivant sa valeur, pour fabriquer les tuyaux de pipes ». En fonction des périodes et des prix de chaque produit52, elle procure soit un complément de revenu aux fabricants de peignes, soit une réelle valeur ajoutée. En effet, en 1867, alors que les fabricants achètent la corne 49
Ibid. AP Bez- de Faucher, second cahier de Virginie Bez pour son petitfils, 1918-1927, p. 25. 51 Bruno Evans, « Du jais au peigne : culture technique, esprit d’entreprise et industrie en Pays d’Olmes », in Archives ariégeoises, n° 1, 2009, p. 172. 52 Les tendances de prix des cornes et des pointes paraissent ne pas correspondre l’une à l’autre. 50
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entre 40 et 50 francs les 100 kilogrammes, ils revendent des pointes jusqu’à 93 francs les 100 kilogrammes à Francfort53 ! Les perspectives de bénéfice sont telles que l’entreprise Bez Père Fils & Courtois décide de passer un accord avec un autre fabricant pour lui acheter toutes ses pointes à 75 francs les 100 kilogrammes54. III. Des flux qui reconfigurent les territoires et l’économie L’influence des connexions sur l’économie et la société d’un territoire rural À la veille de la Révolution française, les industries du jais (joaillerie) et du peigne étaient florissantes en Pays d’Olmes. Selon le subdélégué de Mirepoix, elles font « vivre avec aisance plus de trois mille personnes, et procurent toutes les années au diocèse et conséquemment dans le royaume plus de quatre cent mille livres de l’étranger ou se fait presque tout ce commerce »55. Mais les guerres napoléoniennes portent un coup très dur à ces industries, particulièrement à celle du jais qui, au milieu du XIXe siècle, n’est plus que l’ombre d’elle-même, vouée à s’effondrer. Dans les années 1840, l’industrie du peigne, jadis très exportatrice, s’est recentrée sur le marché national et est en passe d’être « débordée par la fabrique de peignes d’Angleterre »56. À suivre l’industriel Laurent Coulon, c’est la mécanisation qui l’aurait sauvée. S’il n’est pas discutable que la mécanisation est un élément essentiel 53
AP Bez - de Faucher, lettre de Flersheim, Francfort 15/08/1867. AP Bez - de Faucher, lettre d’Alizet Fils, Léran, 08/07/1867. 55 AD34 C4680, mémoire contenant des instructions générales et particulières relativement au diocèse de Mirepoix même subdélégation, 1788 (à l’adresse de l’intendant du Languedoc). 56 AD09 7S512, lettre de Frédéric Coulon au Préfet de l’Ariège, vers 1863. 54
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du nouvel essor de cette industrie, la connexion avec des marchés de matières premières présentant un bon rapport entre la qualité et le prix n’en est pas moins importante, pour ne pas dire salvatrice. Elle permit le maintien d’une population, voire la croissance, sur un territoire rural à l’inverse de la tendance nationale, au moins jusqu’en 1914. Cette connexion a fait vivre l’économie d’une partie du Pays d’Olmes au rythme des producteurs et fournisseurs d’Amérique latine. Tant que les saladeros furent les principaux fournisseurs, les approvisionnements étaient saisonniers. Par ailleurs, l’importance du coût de la corne dans le prix de revient du peigne eut de lourdes répercussions sur cette industrie. Sur le temps court, les maladies touchant le bétail et les intempéries pouvaient avoir des conséquences sur les prix. Ainsi, N. Brehm écritil le 9 septembre 1883 : d’après des nouvelles particulières (d’Amérique par câble), on croit à une hausse sur tous les articles de la Plata, à cause des graves dommages subis par les troupeaux de bétail, suite d’ouragans terribles. Vous verrez, que lorsque ces nouvelles seront connues ici, tout le monde verra de la hausse & les cours de la corne en subiront le contrecoup57.
Les cours de la corne furent orientés à la baisse durant le Second Empire : les 100 kilogrammes de cornes de bœuf revenaient aux industriels entre 50 et 60 francs (les lots mêlant vaches et bœufs aux alentours de 40 francs) en 1867. Puis, à partir des années 1870, la tendance est à la hausse, pour ne pas dire à l’envolée : les cornes de vache se vendent au Havre aux alentours de 60 francs les 100 kilogrammes et les cornes de bœufs entre 100 et 120 francs les 100 kilogrammes en fonction de leur qualité. Les industriels ont d’abord tenté de maintenir 57
AP Bez - de Faucher, lettre de N. Brehm, Le Havre, 9/09/1883.
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leurs prix qui demeurent à peu près stables jusqu’en 189058, sans doute au détriment de leur marge. Outre les difficultés des ventes dues à la Grande Dépression, cette évolution a dû jouer un rôle important dans la grave crise qui affecte l’industrie du peigne vers 1890. Mais, en 1907, l’entreprise Bez Père & Fils finit par relever ses tarifs d’environ 50 %. De 150 francs les 100 kilogrammes de corne aux débuts de la Première Guerre mondiale, les cours s’envolent avec le blocus59. Virginie Bez écrit alors en 1920 que la corne de mauvaise qualité se vend 600 francs les 100 kilogrammes tandis que la « fort belle 45-47 K très blanche (…) se vend 900f ou 850 »60. Mais l’inflation rend difficile l’interprétation de cette hausse. Les cours se stabilisent durant les années 1920 et les cornes ont à peu près la même valeur en 192961. Le territoire du peigne en Pays d’Olmes a donc bien vécu en lien direct avec la production bovine de La Plata (élargie dans les années 1920 au Brésil, au Paraguay et peut-être d’autres pays) tant par l’économie que par l’univers mental de ses habitants. L’émergence industrielle des pays d’Amérique latine Tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs tentatives sont effectuées pour vendre des peignes en Amérique latine, mais elles ne paraissent pas 58
AP Bez - de Faucher, trois tarifs généraux, vers 1870, vers 1890 et 1907. 59 AP Bez - de Faucher, 1er cahier de Virginie Bez, 1918-1927. 60 AP Bez - de Faucher, 12e cahier de Virginie Bez, 17/11/1920, p. 3. Au passage, on peut noter la connaissance qu’a Virginie Bez, veuve du plus important industriel du peigne, du marché des cornes d’Amérique latine. 61 AP Bez - de Faucher, cahier de notes de Marguerite Bez (fille de Virginie et Léo Bez), septembre 1929.
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avoir été couronnées de succès. Ainsi, en décembre 1866, Armand Coulon commande à Jean Paul Bez deux caisses de peignes valant 5 287 francs pour Buenos Aires62. Mais ce sont les seules commandes de l’année pour l’Amérique. En 1883, des sondages que nous avons faits dans les ventes de l’entreprise Bez, il ne ressort pas d’exportation directe vers l’Amérique latine63. Surtout, en 1908, Léo Bez rêve de partir à la conquête des marchés américains, ce qui amène à la conclusion qu’il n’y vendait pas encore, du moins de manière directe64. Ses espoirs semblent avoir eu quelques échos chez ses confrères. En effet, en 1929, sa fille écrit dans son cahier personnel les propos que lui ont tenu différents acteurs de l’industrie : « ils disent que l’Amérique du Sud ne vaut plus rien, que Mr Azéma y a gâché les prix »65 ; on peut imaginer les grandes quantités que le dit Azéma a écoulées 62
AP Bez - de Faucher, lettre d’Armand Coulon, Buenos Aires, 25/02/1867 ; cela représente entre 15 000 et 20 000 peignes. 63 AP Bez - de Faucher, correspondance reçue, année 1883. Nous précisons bien des ventes directes car il peut arriver que des grossistes parisiens aient acheté des caisses de peignes qu’ils destinaient à la réexpédition, mais dont nous ne connaissons pas la destination finale. 64 AP Bez - de Faucher, registre de copie de lettres de Léo Bez débuté le 16 juillet 1906, copie de lettre à A. Davo d’Angoulême, p. 45 : « j’ai oublié de vous dire que si notre affaire venait à se conclure, au lieu de continuer à m’aplatir devant les commissionnaires de Paris, qui, lorsqu’il y a un ordre à prendre nous font venir à tous, quelquefois 20 et là c’est une enchère, qui mon avis serait d’envoyer un homme, j’en ai sous la main, un homme qui irait avec une belle collection à NEW-YORK et qui visiterait la clientèle après avoir eu les conseils du Consul et de la Chambre de Commerce. On ne marcherait qu’à coups sûrs. De là le même homme irait au MEXIQUE, à CUBA (grosse affaire) au BREZIL, à la REPUBLIQUE ARGENTINE, à l’URUGUAY et un autre au chili, PEROU et à MANILLE. En AUSTRALIE il n’y a rien à faire. Quant au CANADA je saurai avant peu s’il y a quelque chose à faire » [sic]. 65 AP Bez - de Faucher, cahier de notes de Marguerite Bez, septembre 1929.
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sur ce marché. On y apprend que l’industriel Razeyre vend des lissoirs à la Havane et des lissoirs « gothiqués » à Buenos Aires et au Brésil66. Ainsi, les marchés latinoaméricains ont-ils été enfin conquis par les fabricants du Pays d’Olmes. Mais cette conquête se heurte bientôt à la crise de 1929 qui frappe de plein fouet l’industrie du peigne. Irénée Azéma Bigou relate en 1936 : le nombre des ouvriers occupés en 1929 peut être évalué à 1 500 pour tomber aujourd’hui à 600 environ (…) [celui] des firmes de 35 en 1929 à 24 en 1936 (…). La production est passée de trente millions de peignes à douze millions. Cette chute verticale dans la production a été provoquée par la crise à l’exportation (…) et par la disparition des clients importateurs, notamment ceux d’Amérique du Sud. Elle a été maintenue et aggravée encore par la concurrence industrielle qui s’est installée dans tous les pays acheteurs tels que la Russie, (…) le Brésil, l’Uruguay, l’Argentine et le Chili, pour ne citer que les principaux67.
Les fournisseurs de matières premières, clients pendant un court laps de temps, sont donc devenus des concurrents importants. Les territoires latino-américains, en particulier les régions de La Plata et le Pays d’Olmes, ont bel et bien été connectés matériellement d’une manière relativement importante. En effet, en 1883, les fabricants du Pays d’Olmes importaient quasiment autant de cornes d’Amérique latine que toute la Grande-Bretagne en 189168 ! Cependant, s’ils impulsent ces flux, ils n’en sont
66
AP Bez - de Faucher, cahier de notes de Marguerite Bez, conversation Razeyre, 18/11/1929. 67 AD09 15M42/14, dossier des grèves, note sur l’industrie du peigne par Irénée Azéma-Bigou, 10/07/1936. 68 AP AMTPC, entreprise « Mirc de Serres », lettre de « Picard-Goulet fils », 28/06/1898. D’après les chiffres fournis, les importations de cornes d’Amérique latine par la Grande-Bretagne s’élèvent à 1 050
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pas toujours maîtres, tant s’en faut. La faiblesse de leurs capitaux par rapport aux industriels mazamétains explique probablement cette absence de contrôle. Ces connexions matérielles s’inscrivent bien dans la période qu’Alain Rouquié qualifie de « croissance extravertie : de 1860 environ à 1930 »69. En revanche, les pays latino-américains n’ont que peu acheté les produits manufacturés du pays d’Olmes70. La grande part du prix de la matière première dans le prix de revient du peigne tend à montrer que le territoire industriel du Pays d’Olmes n’a pas retiré une forte valeur ajoutée des cornes. L’étude micro-historique de ces connexions montre donc que le modèle de domination du marché latinoaméricain par l’industrie n’est pas systématiquement valable. Peut-être peut-on se poser la question de savoir si le paradigme dominant/dominé est toujours la bonne manière de lire l’histoire de ces connexions ? De prime abord, l’étude des connexions matérielles entre le Pays d’Olmes et l’Amérique latine aurait pu paraître anecdotique : il n’en est rien ! Au contraire, peutêtre vient-elle démontrer en quoi, pour contribuer pleinement à la compréhension du monde, l’histoire globale a besoin d’une connaissance précise de la circulation des objets dans toute sa diversité…
tonnes. Pour rappel, celles du pays d’Olmes s’élèvent presque à 1 000 tonnes. 69 Alain Rouquié, Amérique latine. Introduction à l’Extrême-Occident, Paris, Seuil, 1987 (2nde édition de 1998), p. 336. 70 On pourrait faire la même remarque pour le territoire de la laine en Pays d’Olmes dont la production est alors destinée essentiellement au marché intérieur.
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Les relations internationales à la lumière de l’intervention française au Mexique
Alvaro Mayagoitia Mendoza Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne Ce texte aborde un événement – l’intervention française au Mexique – qui a marqué le début d’une nouvelle étape dans les relations entre les pays européens et les Américains. Ce changement s’est traduit par la fin progressive de la domination des intérêts européens sur le continent américain, du fait de l’accroissement de celle des États-Unis. Cette intervention aura probablement constitué la dernière opération internationale d’envergure engagée par un pays européen en Amérique. This paper addresses an event that marked the beginning of a new stage in the relations between European and American countries. This change has resulted in the progressive end of the European interest in the Americas due to the increase of the United States domination. This intervention could probably have been the last major international operation undertaken by an european country in the American continent.
Introduction Le 31 octobre 1861, la France, l’Angleterre et l’Espagne signèrent un accord officialisant leur action commune au Mexique pour lancer une intervention ; le but était de rendre effectif le paiement de la dette contractée par le Mexique auprès de chacune de ces nations. Le
17 décembre 1861 marqua le début de l’intervention avec l’arrivée des troupes espagnoles, suivies par les armées anglaise, le 6 janvier 1862, et française, le 8 janvier. L’alliance fut rompue officiellement le 9 avril 1862. L’Espagne et l’Angleterre retirèrent leurs troupes et la France continua son aventure en solitaire. Durant la période allant de 1862 à 1867, l’histoire de la France et celle du Mexique se sont mêlées du fait de l’aventure politico-militaire transocéanique qu’a constituée l’intervention française au Mexique. L’intervention française constitue l’un des événements ayant profondément marqué l’histoire récente d’un Mexique qui, plongé dans un tourbillon d’instabilité politique et de précarité économique, n’était pas alors parvenu à parfaire la consolidation de son régime politique. Concernant l’histoire de France, l’intervention ne représente pas un événement de premier plan, mais si on la replace dans le contexte du Second Empire – en considérant l’importance de ce dernier dans le XIXe siècle français –, et si on analyse l’historiographie française existante, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas non plus d’un fait mineur. Par ailleurs, découvrir la façon dont s’insère cette expédition politique dans le contexte plus vaste de la politique internationale des pays concernés – celui de leurs intérêts géopolitiques inclus – nous permet de disposer d’éléments contribuant à la compréhension d’un événement qui a marqué, à notre avis, le début d’une nouvelle étape dans les relations entre les pays européens et les Américains. Ce changement s’est traduit par la fin progressive de la domination des intérêts européens sur le continent américain, du fait de l’accroissement de celle des États-Unis. Cet article aborde ainsi, non seulement, ce qui aura probablement constitué la dernière opération internationale d’envergure engagée par un pays européen 150
en Amérique (sans oublier bien sûr, entre autres événements, la guerre d’indépendance de Cuba), mais aussi ce qui aura sans doute reflété la seule tentative sérieuse d’équilibrer ou de circonscrire le pouvoir croissant d’une nation de l’autre côté de l’Atlantique. Pour le reste, nous tenons à signaler qu’au sein de notre travail, le concept de géopolitique doit être compris comme « l’étude des relations qui existent entre la conduite d’une politique de puissance portée sur le plan international et le cadre géographique dans lequel elle s’exerce »1, définition à laquelle nous pourrions ajouter celle d’Yves Lacoste, qui renvoie à « différents types de rivalités de pouvoir sur des territoires, celles-ci faisant l’objet de débats d’opinion »2. Les tentatives d’incursions françaises au Mexique Les intérêts français au Mexique, au moment de lancer l’intervention, s’intégraient à ce grand échiquier qu’était et qu’est toujours la géopolitique, en fonction de laquelle, comme nous le verrons, le Mexique finit par devenir un point crucial du projet géopolitique de Napoléon III, dans un monde qui, au long du XIXe siècle, connaissait de grandes transformations tant sur le plan économique et politique que social et culturel. Cependant, des précédents existaient parmi lesquels l’idée de nommer Joseph Bonaparte Empereur du Mexique (séparant ainsi le Mexique de l’Espagne), idée qui faisait partie d’un projet plus vaste consistant en l’établissement d’une confédération napoléonienne, bien que dans les faits Joseph Bonaparte se fût complètement désintéressé du Mexique. Ce plan naquit en 1817 après 1
Gallois, Pierre-Marie, Géopolitique les voies de la puissance, Paris, 2000, Éditions L’Âge d’Homme, p. 37. 2 Lacoste, Yves, Dictionnaire de Politique, Paris, 1995, Flammarion.
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l’arrivée aux États-Unis, en 1815, d’un groupe important de bonapartistes qui suivaient Joseph Bonaparte, le Maréchal Gouy et son fils, ainsi que d’autres personnalités civiles – notamment Lakanal et le Préfet Comte Quinet. Bien que ce plan ne fût pas mené à bien, il inquiéta le premier Ministre, le duc de Richelieu, comme le prouve sa correspondance avec le représentant français à Washington, Hyde de Neuville3. Le gouvernement français ne reconnut pas l’indépendance du Mexique avant 1830 – la reconnaissance de la France prit plusieurs années, retard qui fut principalement motivé par le désir des Bourbons français de soutenir le roi d’Espagne, Ferdinand VII4. La France avait contribué à restaurer le régime absolutiste de Ferdinand VII en Espagne, lequel se vit secoué par le triennat constitutionnel de 1820 à 1823. En se réunissant lors du Congrès de Vérone, en octobre 1822, la France, l’Autriche, la Prusse et la Russie décidèrent d’effectuer une intervention préventive dans les affaires espagnoles, et Louis XVIII envoya une armée de 56 000 hommes pour la réaliser. L’Angleterre choisit de ne pas intervenir, en échange d’une non-intervention de ces puissances dans les intérêts britanniques en Amérique hispanique. Plus tard intervint le conflit connu au Mexique sous le nom de « Guerre des Gâteaux », qui vit l’affrontement de la flotte française et de l’armée mexicaine. Les premiers avaient en effet bloqué les ports mexicains – principalement celui de Veracruz et celui de Tampico – le 28 novembre 1838. Ce conflit avait surgi des réclamations de citoyens français relatives aux dettes contractées auprès 3
Avenel, Jean, La Campagne du Mexique (1862-1867) La fin de l’hégémonie européenne en Amérique du Nord, Paris, 1996, Édit. Economica, p. 17-20. 4 Règne de Ferdinand VII (1814-1833) qui rétablit l’Ancien régime. À sa mort, il n’a qu’une héritière, sa fille Isabel, âgée de 3 ans.
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d’eux par l’administration mexicaine. La France avait estimé la dette à un montant de 600 000 pesos. Un traité de paix fut finalement signé – le 10 mars 1839 – dans lequel le Mexique s’engageait à payer ce montant à la France. Sur le plan diplomatique, durant ce conflit, la Grande-Bretagne joua un rôle de médiateur et renforça ainsi son influence dans la région. Ce conflit s’accompagna d’un blocus identique de la France contre Buenos Aires, pour les mêmes raisons. La position des États-Unis, face à ces deux conflits, consista à critiquer l’expédition française au Mexique. Lors du conflit qui avait opposé la France à l’Argentine pendant la défense de Montevideo (1838-1852), ces derniers s’étaient également opposés à l’intervention française, mais n’étaient cependant pas intervenus directement. Durant les années 1850, deux expéditions dans le sud du Sonora furent entreprises par des aventuriers français et nord-américains sous le commandement du Français Raousset-Boulbon. La première d’entre elles eut lieu en 1852 et la seconde en 1854. Les deux échouèrent, et Raousset-Boulbon fut fusillé sur ordre du général Blanco. Toutefois les récits de certains Français ayant participé à ces incursions armées contribuèrent à la cristallisation d’une image de prospérité propre au Sonora, ce qui entraîna plus tard de nouvelles tentatives d’incursion. Ces événements nous permettent de nous approcher – quoique partiellement – des intérêts qui, plus tard, entrèrent en jeu lors de l’intervention française au Mexique : ils furent le fait des principales puissances de l’époque, de la Grande-Bretagne, de la France, des ÉtatsUnis, et, dans une mesure moindre, de l’Espagne.
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Les équilibres européens Au XIXe siècle, l’Europe connut une expansion économique et un processus de forte industrialisation, qui atteint un niveau particulièrement élevé en GrandeBretagne, suivi peu après par la France et l’Allemagne, en particulier dans les années 1870. Cependant, il n’est pas inutile de noter que ce processus d’industrialisation s’accompagna de plusieurs graves crises économiques, telle celle qui toucha presque toute l’Europe en 1846-1847 et celle de la fin du siècle, entre 1873 et 18965. Nous devons garder à l’esprit que dans la politique internationale de l’Europe, l’équilibre dynamique des forces entre la Russie, la Grande-Bretagne, la France, l’Autriche et la Prusse prévalait encore en tant que facteur « stabilisant ». Au moment de l’intervention, la France vivait une période de stabilité politique et d’industrialisation économique qui devait beaucoup au contrôle politique mis en place au début du Second Empire de Napoléon III. Le coup d’État du 2 décembre 1851 avait été déclenché dans le but de mettre un terme aux trois années de l’éphémère Deuxième République française. Toutefois, cette paix intérieure apparente contrastait avec une politique internationale bouleversée, surtout dans les régions méditerranéennes, de l’Europe centrale et de l’Europe de l’est, où certains conflits menaçaient la tranquillité du reste de l’Europe. Au cœur de ces derniers se mêlaient les intérêts politiques et économiques contrastés des principales puissances de l’époque : la Grande-Bretagne, la France, la Russie, l’Autriche et la Prusse, intérêts qui rejaillissaient, directement ou indirectement, sur chacune
5
Hobsbawm, Eric, La Era del Capital, 1848-1875, Barcelona, 1998, Ed. Crítica, p. 17.
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des nations européennes, dans le cadre de l’enjeu complexe que représentent les relations internationales. Entre 1854 et 1856, l’Europe assista à la guerre de Crimée, une très importante conflagration. Cette guerre confronta l’Empire russe à l’Empire britannique. Le premier souhaitait le démembrement de l’Empire ottoman en déclin, ce que refusait le second ; mais ce n’était pas la seule source de conflit, les rivalités entre les Églises romaine et orthodoxe entraient également en jeu. Cette rivalité intéressait aussi l’empereur français qui se sentait, tout comme le tsar Nicolas Ier, protecteur des chrétiens dans la Palestine turque. Selon Éric Hobsbawm, « aucun conflit n’a été aussi proche d’une guerre générale européenne entre 1815 et 1914 »6. La Grande-Bretagne, la France, la Turquie et le Piémont intervinrent dans ce conflit contre la Russie. Pour le Piémont, la participation au conflit était un moyen de s’assurer la faveur de Napoléon III, à savoir la promesse d’une Italie libre jusqu’à l’Adriatique. Le bilan humain de la guerre s’éleva à environ 600 000 hommes, dont presque 500 000 morts de maladie7. L’Autriche et l’Espagne se déclarèrent neutres, malgré les promesses de l’Angleterre à l’Espagne, à savoir une promesse ambiguë de trouver une solution favorable à la position de cette dernière dans le contentieux sur Gibraltar, en échange de l’envoi d’une armée espagnole de 15 000 à 30 000 hommes aux frais de l’Empire britannique, ainsi que des avantages commerciaux. L’Espagne prit peur devant les efforts de la Russie pour parvenir à un accord avec les États-Unis, selon lequel, en cas d’intervention de l’Espagne dans le conflit, les États-
6 7
Ibidem, p. 87. Idem.
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Unis attaqueraient Cuba8. Dans ces circonstances, l’Espagne s’efforça d’obtenir une garantie de la part de la Grande-Bretagne et de la France sur sa colonie américaine, mais cette demande fut rejetée par ces deux nations. Par conséquent, seule une garantie assurant que Cuba resterait une colonie espagnole aurait pu pousser l’Espagne à intervenir dans la guerre de Crimée9. Pourtant, l’Espagne pratiqua une neutralité marquée par un appui à la coalition France-Angleterre-Piémont, par l’utilisation de navires marchands espagnols pour le transport du matériel de guerre et des troupes, comportement que l’on pourrait donc qualifier de fausse neutralité. Pendant cette guerre, le point culminant des opérations fut l’interminable siège de Sébastopol10, qui prit fin le 10 septembre 1855, lorsque les armées opposées à la Russie entrèrent dans la ville. Le tsar Nicolas Ier mourut pendant le siège ; son fils et successeur, Alexandre II, négocia la paix à Paris en mars 1856. L’indépendance de la Roumanie fut une des conséquences de cette guerre. On voit déjà ici en germe la politique étrangère libérale de la
8
« Le maintien de la souveraineté espagnole dans la Grande Antille a été pendant longtemps le pilier de la politique extérieure généralement confuse et contradictoire de la reine Isabelle. Cet objectif déterminait également les relations entretenues avec les États-Unis, indirectement les relations avec la Grande-Bretagne et la France et, de façon plus nuancée, les relations entretenues avec les républiques indépendantes d’Amérique continentale (sic) », dans Paredes, Javier, Historia contemporánea de España (siglo XIX), Barcelona, 2002, Ed. Ariel Historia, p. 275. 9 Ibid., p. 273. 10 Lev Nikolaïevitch Tolstoï a pris part à la guerre de Crimée, particulièrement à Sébastopol, expérience qui a donné naissance à ses Récits de Sébastopol. Ces récits ont précédé son chef-d’œuvre Guerre et Paix, lequel a été écrit entre 1864 et 1869, années qui coïncident avec le Second Empire de Maximilien de Habsbourg.
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deuxième partie du règne de Napoléon III11, qui sera confirmée par la guerre d’Italie. L’Italie avait toujours été présente dans les pensées de Napoléon III : il y avait passé une partie de sa jeunesse et partageait ses aspirations nationales. C’est pour cette raison qu’il rencontra les 21 et 22 juillet 1858 le ministre Cavour et signa une promesse de soutien au Piémont12. Une fois le soutien français assuré, Cavour réagit habilement et commença dès le printemps 1859 à mobiliser des troupes à la frontière de la Lombardie, dans le but de provoquer une réaction de l’Autriche. Cette dernière tomba dans le piège, malgré le conseil de Metternich de ne pas répondre à la provocation. L’Autriche décida d’envoyer un ultimatum au Piémont, et le conflit éclata peu après, le 29 avril 1859, avec l’entrée en guerre de l’Empire autrichien. La guerre ne dura pas longtemps, les Français remportant les batailles de Montebello, de Magenta (4 juin) et de Solferino. L’Autriche accepta l’armistice proposé par Napoléon III : le 12 juillet furent signés les préliminaires de Villafranca, par lesquels l’Autriche cédait la Lombardie aux Français, qui la donnèrent au Piémont. Malgré cela, la promesse de 11
Quels étaient les intérêts de Napoléon III dans ce conflit ? Rien n’est certain mais Alain Plessis écrit, sur ce point : « poursuivant un objectif plus lointain, la révision des traités de 1815, il veut, en intervenant contre le pilier de la réaction, s’assurer l’appui ultérieur de la libérale Angleterre et rompre l’entente des puissances conservatrices (Russie, Prusse, Autriche), bref déblayer le terrain pour avoir ensuite les mains libres » dans Plessis, Alain, De la fête impériale au mur des fédérés 1852-1871, Paris, 1979, Éditions du Seuil, p. 187-188. 12 « La rencontre de Plombières, les 21 et 22 de juillet 1858, entre Napoléon III et le Premier ministre piémontais Cavour précipita les événements. L’empereur français s’y engagea à soutenir militairement le Piémont au cas où celui-ci serait attaqué par l’Autriche », dans Bogdan, Henry, Histoire des Habsbourg, des origines à nos jours, Paris, 2002, Éd. Perrin, p. 296.
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Napoléon III ne fut pas tenue jusqu’au bout et la Vénétie resta autrichienne. Apparemment, l’une des raisons de Napoléon III pour mettre fin à la guerre fut la peur que le conflit ne s’étende, devant la menace d’une mobilisation prussienne sur le Rhin13. Les intérêts européens avant et pendant l’Intervention française au Mexique et la question de la dette mexicaine Il est important de signaler qu’un groupe de conservateurs mexicains a participé à la gestation de l’intervention française au Mexique. Ce groupe qui encourageait et promouvait l’idée d’occupation du Mexique par une nation européenne voulait transformer la république en monarchie. Tout au long du XIXe siècle, le Mexique a présenté un intérêt politique et économique, non seulement pour l’Empire espagnol, dont il avait fait partie depuis les débuts de celui-ci, mais aussi pour les anciennes colonies anglaises du continent américain, devenues indépendantes et formant depuis peu les États-Unis d’Amérique. L’Empire britannique et la France s’y intéressaient également, à des degrés différents, avec les hauts et les bas nés des intérêts géopolitiques et économiques du moment. Dans l’historiographie sur l’intervention française, nombreuses ont été les raisons qui, selon les historiens, ont conduit Napoléon III à réaliser cette opération à caractère politique. On peut trouver, parmi les principales : les intérêts financiers de l’influent duc de Morny au Mexique, puisque celui-ci aurait profité de l’encaissement de la dette mexicaine pour le compte du banquier suisse JeanBaptiste Jecker ; l’intérêt pour les ressources naturelles du 13
Plessis, Alain, op. cit., p. 195.
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Mexique, en particulier pour l’extraction d’argent et la production de coton ; le désir de construire un bloc de monarchies latines et catholiques, lesquelles seraient dirigées par la France dans le but de contrecarrer de futures expansions territoriales nord-américaines en Amérique latine et ainsi résister à l’influence de plus en plus palpable des pays anglo-saxons et protestants dans les domaine économique, politique, militaire et religieux ; la construction d’un canal transocéanique en Amérique Centrale ou dans l’Isthme de Tehuantepec ; enfin, la conservation, non seulement pour la France, mais pour toute l’Europe, de l’accès aux marchés latino-américains que les États-Unis étaient soupçonnés de vouloir monopoliser. L’invasion du Mexique par les États-Unis, en 1847, augmenta les craintes de l’Empire britannique quant au remboursement des prêts accordés au Mexique14. Ce dernier parvint pourtant à convertir la dette et le président Antonio López de Santa Anna ratifia l’accord le 27 juillet 1847. Malgré cela, la cession de plus d’un tiers du territoire national aux États-Unis, le 2 février 1848, diminua encore la confiance des détenteurs de bons britanniques, sur la possibilité de paiement de ces derniers15. C’est ainsi que l’Europe commença à prendre conscience de la puissance des États-Unis16. 14
« Lorsque l’invasion des États-Unis démembra une nation que les investissements anglais avaient presque transformée en dépendance de l’Empire commercial britannique, la dette en cours causa de fortes inquiétudes à Londres, où le crédit mexicain, aussi bien diplomatique que financier, subit une nouvelle chute » dans Roeder, Ralph, Juárez y su México, México, D.F., 1993, Ed. Fondo de Cultura Económica, p. 144. 15 Bazant, Jan, Historia de la deuda exterior de México 1823-1946, México, D.F., 1995, Ed. El Colegio de México, p. 78. 16 « En 1848 […] l’Europe prit également conscience de la puissance des États-Unis et commença à s’inquiéter. La Grande-Bretagne
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Le 31 octobre 1861, la France, l’Angleterre et l’Espagne signèrent un accord officialisant leur action commune au Mexique pour lancer une intervention. Le principal motif de cette intervention était de venger les humiliations subies par leurs compatriotes. Mais le but était également de rendre effectif le paiement de la dette contractée par le Mexique auprès de chacune de ces nations, qui avait été suspendu par le décret du 17 juillet 1861 stipulant la suspension totale des paiements. Cet argument a toujours été avancé pour légitimer l’intervention tripartite. Bien que, dans le cas de l’Angleterre, ce motif eût pu être essentiel pour justifier la participation, cette explication n’était pas valable pour la France et l’Espagne, qui obéissaient à la réalisation de projets ultérieurs. L’analyse rapide du problème de la dette nous permet de distinguer les conventions du reste de celle-ci. Les conventions consistaient en un contrat entre le Ministère des Finances du Mexique (Secretaría de Hacienda) et un diplomate représentant son État respectif ; il s’agissait donc d’un contrat entre deux gouvernements. Le reste de la dette était contracté entre des particuliers et le gouvernement mexicain. Ainsi, à la veille de l’intervention, l’encours de la dette17 était réparti de la façon suivante18 :
craignit pour le Canada, tout comme l’Espagne pour Cuba. » Dans Avenel, Jean, op. cit., p. 13. 17 En pesos mexicains. 18 Bazant, Jan, op. cit., p. 97.
160
($ = peso mexicain. Cf. note 17))
Toutefois, cette somme ne représentait que les conventions, puisque le total de la dette à l’étranger en 1862 s’élevait à 81 632 561,00 $. Ce total se répartissait de la façon suivante : 13 466 676,00 $ en conventions et 64 266 354,00 $ en obligations, soit un total de 77 733 030,00 $, le solde restant de 3 899 525,00 $ correspondant à des dettes contractées à l’étranger pendant la guerre de Trois Ans, qui furent reconnues par le gouvernement de Juárez 19 . La majorité des porteurs d’obligations étaient des sujets de la couronne anglaise.
19
Ibid., p. 98.
161
($ = peso mexicain. Cf. note 17)
Sur le total de cette somme, 1 600 000,00 $ correspondaient à la dette contractée auprès du banquier suisse, puis français, Jecker, auxquels s’ajoutaient 384 000,00 $ d’intérêts. Ce prêt avait été sollicité par le gouvernement de Miramón, qui émit des obligations pour un total de 15 millions. En échange de ces obligations, Jecker remit au gouvernement 618 927,00 $ en espèces et le reste sous différentes formes, de telle sorte que l’opération ne coûta au créancier que 1 548 235,00 $. Le gouvernement constitutionnel ne reconnut pas ces obligations, mais il reconnut les 1 548 000,00 $ déboursés par le créancier20. Par la suite, le duc de Morny, demi-frère de Louis Napoléon Bonaparte, racheta une partie de ces obligations, ce qui poussa largement l’empire français à se sentir concerné par cette dette. Ce détail mérite en effet d’être signalé : il n’est pas besoin de rappeler que ces obligations servirent de prétexte à l’intervention, puisque la France en réclamait le paiement complet, c’est-à-dire 15 millions. En résumé, on pourrait dire que la légitimité des revendications françaises paraît plus que douteuse.
20
Ibid., p. 100.
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Au cours des négociations qui suivirent l’occupation de Veracruz, le représentant français Alphonse Dubois de Saligny tenta d’inclure dans les revendications communes la créance Jecker – le banquier comptait sur les intérêts français – mais le représentant anglais Charles Lennox Wyke refusa catégoriquement, en déclarant qu’il était immoral de demander le paiement de ces obligations en totalité, opinion que fut immédiatement soutenue par le général Juan Prim y Prats. Mais ce ne fut pas le seul différend au sein de l’alliance. Certains exilés mexicains, comme Juan Nepomuceno Almonte, jouèrent également un rôle important en s’enrôlant ensuite sous la protection du drapeau français. Le gouvernement mexicain avait demandé l’exil d’Almonte, qui fut accepté par Wyke et Prim. Mais le représentant français Saligny s’y était fermement opposé : en effet, Almonte leur avait fait croire qu’il tenait une place bien plus importante que celle qu’il occupait en réalité sur la scène nationale, et les Français avaient donc cru donc utile de le garder sous la main comme conseiller. Par la suite, avec la signature des accords de la Soledad, les divergences s’aggravèrent, et l’alliance fut finalement rompue officiellement le 9 avril. L’Espagne et l’Angleterre retirèrent leurs troupes et la France continua son aventure en solitaire. En outre, la guerre de Sécession aux États-Unis eut des répercussions très importantes au Mexique, pour plusieurs raisons. D’une part, elle facilita la tâche aux puissances européennes qui purent réaliser leur intervention sans se préoccuper directement des États-Unis. D’autre part, dans le cadre de la diplomatie internationale, elle joua un rôle important avec, d’une part les efforts diplomatiques du Sud pour que son indépendance soit reconnue, y compris devant le gouvernement de Juárez et devant l’Empire français, et d’autre part les efforts des adversaires unionistes pour empêcher cette reconnaissance. 163
La guerre de Sécession tirant à sa fin chez les voisins du Nord, de nouveaux intérêts économiques surgirent et ceux déjà existants renforcèrent leur importance. Le sud des États-Unis était un des principaux producteurs de coton, destiné en grande partie à l’Europe. En bloquant les ports du Sud, les États-Unis empêchèrent le Sud du pays de continuer à faire du commerce avec l’Europe. D’où un problème considérable pour l’approvisionnement de l’Europe en coton. Parmi les intérêts importants21, il convient de noter que, tout au long de l’intervention, tous ont évoqué – y compris l’empire de Maximilien, bien sûr – la possibilité d’acquérir ou de coloniser l’État de Sonora, et de profiter ainsi de l’exploitation de ses ressources naturelles. En raison du traité de commerce signé avec l’Angleterre en 1860, de nombreux entrepreneurs français se sont inquiétés devant l’arrivée de la concurrence anglaise. C’est pour cette raison que la nécessité d’ouvrir de nouveaux marchés à capital français était une considération économique qui circulait dans les milieux industriels français pour justifier l’intervention au Mexique. Dans le même but, on envisageait également la possibilité, grâce à la situation géographique du Mexique, qui disposait d’un accès aux deux océans, de construire un canal dans l’Isthme de Tehuantepec, qui pourrait être exploité en faveur du commerce français. 21
Nous pouvons également mentionner ce qu’écrit Jean-François Lecaillon : « La conquête (ou satellisation) du Mexique pouvait présenter un autre avantage : en effet, le prince de Valori n’imaginait rien de moins que d’y constituer une tête de pont, “un marchepied” vers l’Extrême-Orient. Conseiller économique de l’Empereur, Michel Chevalier envisageait de plus d’en faire un espace de colonisation qui soulagerait la France de ses trop-pleins démographiques et qui lui profiterait à terme par le biais des fortunes privées que se constitueraient les émigrés ». Dans Lecaillon, Jean-François, Napoléon III et le Mexique, Paris, 1994, Éditions L’Harmattan, p. 39.
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Pour ce qui est des intérêts diplomatiques et politiques, on a beaucoup spéculé sur le sujet. Ainsi, Lord Palmerston fit savoir au représentant mexicain à Londres, José Luis Mora22, à la fin de l’année 1847, que des offres circulaient à Paris pour qu’un descendant des familles royales européennes envisage la possibilité de gouverner une monarchie au Mexique. Plus tard, on supposa que Napoléon III, en offrant le trône du Mexique aux Habsbourg, cherchait à compenser, dans une certaine mesure, la campagne d’Italie menée contre l’Empire autrichien et qu’il voulait en même temps se réconcilier avec le Vatican en soutenant une cause de l’Église, institution qui avait été outragée dans le même conflit que les Habsbourg, ou même qu’il cherchait chez les Habsbourg un soutien qui pourrait avoir des répercussions dans les affaires intérieures de la France23. Quant aux intérêts de l’Espagne, ils ne se limitaient pas au Mexique, mais étaient intimement liés au continent américain. Avant de continuer à développer ce point, il faudrait mentionner brièvement les campagnes espagnoles antérieures. En 1857, l’Espagne participa à la campagne de Cochinchine avec la France. En 1859, elle entra en guerre contre le Maroc, mais suite à l’intervention de la Grande-Bretagne, qui fit pression sur les deux adversaires pour qu’ils négocient la paix, un traité de paix fut signé le 26 avril 1860. Pour ce qui est du continent américain, l’intérêt primordial était de garantir la possession de Cuba24 : 22
Roeder, Ralph, op. cit. « Le Mexique devenait décidément de plus en plus intéressant dans la mesure où il était susceptible d’interférer dans la gestion des affaires intérieures françaises » dans Lecaillon, Jean-François, op. cit., p. 42-43. 24 « En 1860, d’après les données fournies par Ramón de la Sagra, Cuba approvisionnait plus d’un quart du total du sucre consommé en 23
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l’Espagne avait reçu des États-Unis des propositions d’achat de l’île, ainsi que des menaces directes et indirectes. Ces derniers ne toléraient la présence espagnole dans l’île que par peur de créer un conflit international de grande ampleur, au cas où l’Angleterre interviendrait pour soutenir l’Espagne ou pour essayer de récupérer l’île à son compte. Dans ce contexte, il est possible qu’au-delà des tentatives supposées pour récupérer le Mexique, l’Espagne ait vu dans l’expédition la possibilité de renforcer ses liens avec la France et l’Angleterre et de recevoir leur soutien en cas d’agression des États-Unis. Ceux-ci avaient relâché leur pression sur les Antilles à cause de la guerre civile, ce qui facilita, en grande partie, la réintégration de SaintDomingue à la monarchie espagnole le 4 avril 1861. Finalement, l’Espagne céda à son souhait de rétablir son influence sur le continent américain : en août 1862, une flottille quitta la péninsule ibérique à destination de la côte du Pacifique et réalisa une démonstration de force devant le Pérou et le Chili, nations avec qui l’Espagne n’entretenait pas de bonnes relations – ce qui ne fit qu’empirer après l’intervention au Mexique et l’annexion de Saint-Domingue. La guerre avec le Pérou éclata à l’été 1863 et s’étendit ensuite au Chili, à l’Équateur et à la Bolivie. Conclusion On a vu dans ces pages que le Mexique, tout au long du XIXe siècle, représenta un pôle d’intérêt stratégique pour la France, l’Espagne, les États-Unis et l’Angleterre. En ce qui concerne la France, il s’agissait d’intérêts économique, politique et diplomatique ; éléments difficiles à dissocier, Occident, particulièrement aux États-Unis, où le sucre provenant de Cuba représentait deux tiers du total. » Dans Paredes, Javier, op. cit., p. 275.
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leur interdépendance augmentant à mesure que croissait le poids de certains de ces facteurs. Il est néanmoins possible d’identifier une certaine continuité dans leur manifestation, celle-ci se déployant depuis la dite « Guerre des Gâteaux » jusqu’à l’intervention elle-même, en passant par les incursions de quelques aventuriers dans l’État du Sonora ou les désaccords diplomatiques qui caractérisèrent cette période. Quant à l’Espagne, celle-ci souhaitait rétablir son influence sur le continent américain et, bien qu’elle eût perdu la plupart de ses colonies, elle n’avait pas cessé pour autant de maintenir des intérêts dans la région, lesquels, loin de se réduire à la perspective de récupérer le Mexique, intégraient une politique d’alliances avec la France et l’Angleterre – ces dernières lui garantissant la possession de Cuba face à la menace que représentaient les ÉtatsUnis. D’autre part, en profitant de la guerre de Sécession aux États-Unis, l’Espagne accepta la réincorporation de Saint-Domingue au sein de la couronne et entra par la suite en guerre contre le Pérou, le Chili, l’Équateur et la Bolivie. Quant aux États-Unis, c’est au XIXe siècle que se manifesta avec la plus grande vigueur sa politique expansionniste, ce qui explique le nombre important de ses tentatives destinées à accroître son territoire au détriment du Mexique, à commencer par ceux du nord du Mexique avec la guerre 1846-1848. Enfin, il faut mentionner la Grande-Bretagne qui, depuis l’indépendance des colonies espagnoles sur le continent américain, avait conservé un intérêt économique très marqué dans la région. Durant cette période, les capitaux anglais étaient implantés dans une grande partie du monde, et le Mexique ne constituait pas l’exception : l’Angleterre et ses citoyens en étaient les principaux créanciers. 167
Concernant l’origine officielle du conflit au Mexique, à savoir la dette envers l’Espagne, la Grande-Bretagne et la France, nous en avons confirmé l’existence, bien que la légitimité de la réclamation française, qui incluait la créance Jecker, soit plus qu’incertaine. Ces intérêts se manifestèrent au Mexique sous la forme d’une politique de « puissance » de la part de certaines des nations déjà mentionnées, c’est-à-dire qu’il s’agissait d’intérêts géopolitiques, en accord avec la définition que nous avons utilisée dans ce travail. Toutefois, ces derniers intervinrent dans un contexte très particulier, façonné par l’interminable guerre entre libéraux et conservateurs au Mexique, laquelle avait fait du pays une poudrière politique d’autant plus vulnérable face à toute agression extérieure. Si on ajoute à ces circonstances le conflit interne que traversaient les États-Unis, dont les répercussions en Europe étaient fortes du fait de la crise que représentait pour elle le manque de coton, on arrive à la conclusion que ces intérêts géopolitiques acquéraient un rôle plus important encore au Mexique, ce pays étant frontalier des États Confédérés : or ceux-ci, qui cherchaient à se scinder de l’Union Américaine, étaient les principaux producteurs de coton.
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Quelques réflexions pour un débat sur les germanophones sud-atlantiques au XIXe siècle : pratique coloniale et histoire connectée
Isabelle Rispler Université de Paris 7/Université de Texas à Arlington Au XIXe siècle, des migrants germanophones ont participé à la colonisation de l’hémisphère sud. Les historiens les ont généralement divisés en deux catégories d’analyse séparées : colonialisme pour l’Afrique et migrations pour l’Amérique du Sud. Inspiré par l’histoire connectée comme approche méthodologique, nous étudions les germanophones des deux endroits en une seule unité analytique : la colonisation de l’Atlantique Sud. Nous soutenons que les germanophones sud-atlantiques étaient à la fois migrants et colons. Throughout the nineteenth century, German-speaking migrants have participated in the colonization of the southern hemisphere. Scholars have broadly divided them into two separate categories of analysis: colonialism for Africa and migration studies for South America. Inspired by connected history as methodological approach, I study German-speakers in both locations as part of one analytical unit: colonization of the South Atlantic. I argue that South Atlantic German-speakers were both migrants and colonists.
L’Empire allemand, ne possédait-il pas des colonies en Afrique ? Les nazis, n’ont-ils pas trouvé refuge chez les Argentins ? Peut-on envisager une histoire des « Allemands » dans l’Atlantique sud ? Nous ne nous
proposons pas ici de partir à la recherche des traces d’une connexion avérée entre les colons africains et le choix de l’Argentine comme lieu de refuge des Allemands, mais nous proposons, à partir des nouvelles approches offertes par l’histoire connectée, d’ouvrir un champ d’expérimentation historienne autour des « germanophones » dans l’Atlantique Sud, en joignant ces expériences. La comparaison devient donc pour l’historien « un moyen du récit, et non sa finalité »1. Les germanophones voyagent et migrent vers l’Atlantique Sud tout au long du XIXe siècle et certains se nomment des « praticiens coloniaux » ; ils croyaient à une version « moderne » de colonisation, basée sur l’action d’individus et de groupes à l’étranger, une colonisation qui avait comme but l’amélioration de l’économie nationale allemande émergente2. Ainsi se définissaient-ils en opposition à ceux qu’ils caractérisaient comme « théoriciens coloniaux » : les politiciens et intellectuels des universités allemandes. Ces praticiens coloniaux ne voulaient pas attendre un État allemand fort et unifié pour aller conquérir des terres d’outre-mer comme l’avait fait la Grande-Bretagne ou la France. L’historiographie allemande a longtemps négligé ce groupe de personnes ou alors, a relégué l’action colonisatrice des germanophones au domaine de l’imaginaire. Les partisans de l’histoire politique et économique limitaient leurs intérêts coloniaux officiels à l’Afrique et au Pacifique pour la période entre 1884 et la 1
Nonfiction.fr, page consulté le 22 juillet 2016, La connexion, guide de la comparaison - entretien avec Romain Bertrand (2/3), http://www.nonfiction.fr/article-6053la_connexion_guide_de_la_comparaison___entretien_avec_romain_b ertrand__23.htm. 2 W. Roscher, Principles of Political Economy, traduit par J. J. Lalor, New York, 1878, Henry Holt & Co.
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Première Guerre mondiale. Les historiens influencés par les tournants culturel et postcolonial des années 1990 ont développé le côté théorique et favorisé l’étude du colonialisme allemand. Ils ont démontré que, longtemps avant les acquisitions formelles et la domination d’outre mer à partir de 1884, les germanophones avaient déjà des rêves coloniaux3 et un désir de possessions territoriales en Amérique latine. Ils ont montré, en particulier, que les germanophones vivaient avec une imagination 4 5 impérialiste et un imaginaire impérial qui visaient le monde, les auteurs germanophones de récits de voyage en Amérique du Sud et en Afrique projetant6 leur vision colonialiste / impérialiste sur les paysages et lieux inconnus. De même, les germanophones qui migraient aux États-Unis au XIXe siècle avaient une vision colonisatrice7 quand ils peuplaient les paysages fantômes de la frontière « vide », le Far West. Dans cet article, nous affirmons que 3
S. Zantop, Colonial Fantasies: Conquest, Family, and Nation in Precolonial Germany, 1770-1870, Durham, N.C., 1997, Duke University Press, p. 2 ; B. Kundrus, « Die Kolonien - “Kinder des Gefühls und der Phantasie” », in B. Kundrus (éd.), Phantasiereiche: zur Kulturgeschichte des deutschen Kolonialismus, Frankfurt/Main, 2003, Campus, p. 7. 4 S. Friedrichsmeyer, S. Lennox, et S. Zantop (éds), The Imperialist Imagination: German Colonialism and Its Legacy, Ann Arbor, 1998, University of Michigan Press. 5 G. Eley, « Imperial Imaginary, Colonial Effect: Writing the Colony and the Metropole Together », in C. Hall et K. McClelland (éds), Race, Nation and Empire: Making Histories, 1750 to the Present, Manchester; New York, 2010, Manchester University Press, p. 217236. 6 M. L. Pratt, Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, London, 1992, Routledge. 7 K. Neils Conzen, « Phantom Landscapes of Colonization: Germans in the Making of a Pluralist America », in F. Trommler et E. Shore (éds), The German-American Encounter: Conflict and Cooperation Between Two Cultures, 1800-2000, New York; Oxford, 2001, Berghahn Books, p. 7-21.
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ces visions colonisatrices, cet imaginaire impérial des germanophones, se traduisait en pratique en Argentine aussi bien qu’en Namibie. Nous verrons donc tout d’abord ce que l’approche connectée peut nous offrir dans l’étude des germanophones dans l’Atlantique Sud. Il s’agit de mettre en connexion les études sur l’Empire avec celles des migrations, le colonialisme et la colonisation avec les études des diasporas. Dans la deuxième partie, nous mettrons en parallèle les actions des germanophones en Argentine et en Namibie. Nous avons choisi trois thèmes pour illustrer davantage leurs similarités dans la vie quotidienne : le mariage et la famille, les langues et l’école, et le climat et les coutumes. En dernier lieu, nous ferons une analyse comparée de cette connexion. Nous tenterons d’esquisser un récit qui entrelace les histoires des germanophones sud-atlantiques des deux rives en relation avec des thèmes qui dépassent l’expérience de l’individu : l’imitation des pratiques anglaises, le commerce, l’organisation de la religion et le rôle des États allemand et argentin. L’histoire connectée comme cadre d’étude Cet article fait partie de notre thèse doctorale, une histoire connectée des germanophones dans l’Atlantique sud au XIXe siècle, du point de vue des germanophones sud-atlantiques locaux. Dans notre projet, nous adoptons une « perspective globale »8 qui nous permet d’étudier des sujets « connus » sous un nouvel éclairage. L’histoire globale (global history) est une approche assez récente qui se focalise sur les interconnexions, souvent dans le 8
S. Conrad, What Is Global History?, Princeton, Oxford, 2016, Princeton University Press.
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contexte de la mondialisation, et qui se distingue de l’histoire mondiale (world history) qui avait aspiré à écrire une histoire totale. L’histoire connectée9 a émergé des études sur l’empire et de l’histoire croisée, dans un effort pour améliorer l’histoire comparée et celle des transferts culturels10. Ces deux approches ont été influencées par le tournant postmoderne et prennent en compte non seulement les sources primaires comme objet d’étude, mais aussi les traditions scientifiques au niveau épistémologique. L’histoire transnationale constitue une approche révisionniste qui réclame une refocalisation, un retour aux sources primaires, et une réécriture alternative des histoires nationales. Elle a introduit l’objectif de réévaluer le rôle de l’État-nation, soit en écrivant l’histoire au-dessus, au-delà et en deçà de l’État-nation11, soit en se focalisant sur la formation de celui-ci12. Notre étude se penche sur ces approches : elle est critique des Étatsnations et elle prend également en compte la complexité des objets d’étude et la réflexivité. Études impériales et histoire des migrations Notre projet connecte les études impériales et celles des migrations. Nous employons le terme germanophone quand nous faisons référence aux personnes qui se 9
C. Douki et P. Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007, vol. 5, no 54 4bis, p. 7-21. 10 M. Werner et B. Zimmermann, « Beyond Comparison: Histoire croisée and the Challenge of Reflexivity », History and Theory, 2006, vol. 45, p. 30-50. 11 P.-Y. Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, 2004, vol. 4, no 57, p. 110-126 ; P.-Y. Saunier, Transnational History, New York, 2013, Palgrave Macmillan. 12 I. Tyrrell, Transnational Nation: United States History in Global Perspective Since 1789, Basingstoke, 2007, Palgrave Macmillan.
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considèrent elles-mêmes comme étant connectées aux pays germanophones de l’Europe Centrale. Nous incluons les voyageurs et les migrants de courte et longue durées. Nous mettons en perspective deux expériences de déplacement que les historiens ont construites de manière significativement différente. Changer d’angle pour inverser le regard et donc prendre le point de vue de ces praticiens coloniaux nous permet de décentrer le regard depuis l’Europe, de changer de perspective et de réévaluer les implications allemandes d’outre-mer depuis la périphérie. Tout au long du XIXe siècle, la grande majorité des germanophones ayant quitté l’Europe s’est rendue en Amérique du Nord. Les publications concernant les Allemands aux États-Unis et au Canada sont nombreuses, mais les germanophones ayant choisi l’Atlantique Sud reçurent moins d’attention13. En étudiant la littérature secondaire sur les germanophones en Argentine et en Namibie, nous avons remarqué que les publications pouvaient être divisées en deux groupes : d’abord, les Allemands en Argentine, qui étaient traités comme des migrants de travail et des étrangers à la République14 ; ensuite, les Allemands en Namibie, qui ont été étudiés par
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W. Kamphoefner, « ¿Quienes fueron al sur? La eleccion de destino entre los inmigrantes alemanes en el siglo XIX », Estudios Migratorios Latinoamericanos, 1999, vol. 14, no 42, p. 23-47. 14 H. Meding, Flucht vor Nürnberg?: deutsche und österreichische Einwanderung in Argentinien, 1945-1955, Köln, 1992, Böhlau ; A. Saint Sauveur-Henn, Un siècle d’émigration allemande vers l’Argentine, 1853-1945, Köln, 1995, Böhlau ; R. Rohland de Langbehn et M. Vedda (éds), La inserción de la minoria alemana en Argentina entre 1900 y 1933, Buenos Aires, 2008, Asociación Argentina de Germanistas ; B. Bryce, Making Ethnic Space: Education, Religion, and the German Language in Argentina and Canada, 1880-1930, Thèse pour le doctorat d’histoire, 2013, Toronto, York University.
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rapport au colonialisme allemand15. Si les historiographies des migrations et des empires maintiennent la distinction entre colonisateurs en Afrique et migrants de travail ou entrepreneurs en Amérique du Sud, nous montrerons que les expériences de germanophones en Afrique et en Amérique du Sud étaient deux côtés de la même médaille. Colonialisme et colonisation Une publication récente suggère que l’empire est un système de relations de pouvoir non équilibré entre le centre et la périphérie, où l’impérialisme sert l’idéologie pour maintenir l’empire, tandis que le colonialisme fait référence aux pratiques et politiques uniquement dans la périphérie16. Elle suppose aussi que la catégorie analytique de colonialisme a été basée sur la critique anticoloniale née à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Au XIXe siècle, le terme « colonisation » a été utilisé pour signifier l’amélioration et la culture de la terre, en outremer, mais aussi comme « colonisation interne », et les colonies étaient des habitats/cités d’Européens à l’étranger17. Pour les contemporains du XIXe siècle, le terme « colonisation » signifiait surtout l’activité de labourer la terre et le terme « colonie » caractérisait les installations humaines à l’étranger. L’implication d’un 15
H. Bley, South-West Africa under German Rule, 1894-1914, Evanston, 1971, Northwestern University Press ; U. Kaulich, Die Geschichte der ehemaligen Kolonie Deutsch-Südwestafrika, 18841914, Frankfurt am Main, 2001, P. Lang ; B. Kundrus, Moderne Imperialisten: das Kaiserreich im Spiegel seiner Kolonien, Köln, 2003, Böhlau ; G. Steinmetz, The Devil’s Handwriting: Precoloniality and the German Colonial State in Qingdao, Samoa, and Southwest Africa, Chicago, 2007, University of Chicago Press. 16 T. R. Getz et H. Streets-Salter, Modern Imperialism and Colonialism : A Global Perspective, Boston, 2011, Prentice Hall, p. 112. 17 Ibid., p. 9-10.
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État y était optionnelle : en 1850, et donc trente ans avant le premier protectorat allemand, Ernst Wilhelm Gaebler de l’Association de Berlin pour la centralisation de l’émigration et colonisation allemande définissait la colonisation comme peuplement sous une autre autorité politique pendant que les colons maintiennent leur germanité18. La colonisation était synonyme de l’usage de la terre à des fins agricoles19. Les intellectuels européens considéraient la culture de terres (Ackerbau) comme la prochaine étape dans un prétendu processus de civilisation20. Sur les deux côtés de l’Atlantique Sud, les colonies de commerce étaient à la fois des nœuds de communication et des centres de gestion pour les colonies agricoles : on attribuait un rôle important à la colonisation agricole dans le progrès économique des États allemand et argentin. Les contemporains du XIXe siècle utilisaient les termes « colonie allemande » et « colon allemand » pour les lieux et personnes aussi bien au sein qu’en dehors des colonies officiellement administrées par l’État allemand. Ces dernières étaient plus précisément appelées protectorats. Encore en 1907, les colonies étaient définies comme des communautés où les gens maintenaient leur culture et
18
E. W. J. Gaebler, Deutsche Auswanderung und Kolonisation: Erster Rechenschaftsbericht des Berliner Vereins zur Centralisation Deutscher Auswanderung und Kolonisatiosn, erstattet im Auftrage des Verwaltungsraths, Berlin, 1850, F. L. Schneider & Company, p. 1213. 19 L. Bahre (éd.), Gegenwart und Zukunft der Plata-Länder für deutschen Handel und Colonisation, Hamburg, 1852, Hoffman & Campe. 20 W. Vallentin, Argentinien und seine wirtschaftliche Bedeutung für Deutschland: Vortrag gehalten am 23. Jan. 1907 im DeutschBrasilischen Verein zu Berlin, Berlin, 1907, H. Paetel, p. 27.
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traditions à l’étranger21. Utiliser l’Atlantique Sud – une frontière européenne22 – comme unité d’analyse et s’y focaliser sur les germanophones et leurs propres expériences nous permet, d’une part, de sortir de la cage analytique23 des histoires nationales et des différences analytiques construites par les historiens, et d’autre part, d’écrire l’histoire transnationale24 à sa place. Une diaspora germanophone Pour le concept d’identité, Frederick Cooper et Rogers Brubaker ont fait la part entre catégorie d’analyse et catégorie de pratique25. De même, on peut distinguer entre ces deux catégories pour « diaspora ». Comme l’historien Dirk Hoerder l’a signalé dans son étude des germanophones en Europe de l’Est et en Amérique du Nord26, nous affirmons que les expériences des germanophones en Amérique du Sud et en Afrique du Sud 21
« Kolonīen », in Meyers Großes Konversations-Lexikon, Leipzig, 1907, vol.11, p. 291-302. 22 J. Osterhammel, The Transformation of the World: A Global History of the Nineteenth Century, traduit par P. Camiller, Princeton, N.J., 2014, Princeton University Press, p. 347-355 ; J. Adelman, Frontier Development: Land, Labour, and Capital on the Wheatlands of Argentina and Canada, 1890-1914, New York, 1994, Oxford University Press ; D. Haarhoff, The Wild South-West: Frontier Myths and Metaphors in Literature set in Namibia, 1760-1988, Johannesburg, 1991, Witwatersrand University Press. 23 D. T. Rodgers, Atlantic Crossings: Social Politics in a Progressive Age, Cambridge, Mass., 1998, Belknap Press of Harvard University Press, p. 2. 24 P.-Y. Saunier, Transnational History, op. cit. ; I. Tyrrell, Transnational nation, op. cit. 25 R. Brubaker et F. Cooper, « Beyond “Identity” », Theory and Society, 2000, vol. 29, no 1, p. 1-47. 26 D. Hoerder, « The German-Language Diasporas: A Survey, Critique, and Interpretation », Diaspora: A Journal of Transnational Studies, 2002, vol. 11, p. 7-44.
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étaient plus semblables que différentes. Les germanophones de l’Atlantique Sud faisaient partie d’une « diaspora en construction »27. Ils fondaient des colonies germanophones qui se transformaient en communautés et ils négociaient leur identité (germanique) au jour le jour. Mais les germanophones du XIXe siècle utilisaient le terme « diaspora » aussi eux-mêmes : le Gustav AdolfVerein a été fondé à Leipzig en 1832 pour s’occuper des protestants vivant entourés de catholiques28. L’association s’agrandit graduellement et fonda la Diaspora-Conferenz (conférence de la Diaspora) avec sa première occurrence le 14 septembre 1882 à Leipzig29. Le terme « diaspora » était d’abord utilisé plus étroitement pour désigner l’ensemble des protestants d’outre-mer. Nous soutenons que le terme incluait l’ensemble des germanophones – protestants, catholiques et autres – dans le cas de l’Atlantique Sud et que ces projets diasporiques étaient étroitement liés aux projets colonisateurs. Entre les années 1810 et 1850, c’était plutôt des commerçants et missionnaires qui allaient dans l’Atlantique Sud ; entre 1850 et 1880, les projets de colonisation agricoles ont commencé ; entre 1880 et 1900, des voyageurs allaient pour faire de la recherche ; la migration à grande échelle commençant après 1900 et décollant vraiment après les années 1920. Ainsi, nous allons mettre en connexion les différentes historiographies sur les germanophones en Argentine et en Namibie.
27
S. Manz, Constructing a German Diaspora: The « Greater German Empire, » 1871-1914, New York, Routledge, 2014. 28 Meyers Großes Konversations-Lexikon, Band 8. Leipzig 1907, p. 539. 29 Evangelisches Zentralarchiv Berlin, EZA 200/1/93, « DiasporaConferenz zu Leipzig am 14. September 1882 », 1882, p. 1.
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Aspects de la vie quotidienne des praticiens coloniaux En nous appuyant sur la méthodologie de l’histoire du quotidien30, combinée avec l’approche de la « description dense » (thick description)31, nous analyserons la vie quotidienne des germanophones dans l’Atlantique Sud. Ayant choisi de se déplacer dans l’Atlantique Sud, la grande majorité des germanophones continuait de se sentir et de se comporter comme membres de la communauté imaginée32 allemande d’Europe. Ils amenaient leurs convictions et traditions, mais ils les modifièrent aussi : ils constituaient des familles mixtes, ils continuaient à apprendre l’allemand et ils adaptaient leurs fêtes aux nouvelles circonstances. Le mariage et la famille En Argentine et en Namibie, les germanophones épousaient aussi bien des germanophones d’une autre origine que la leur (comme suisse-allemande, autrichienne, russo-allemande, etc.) que des gens du pays (comme les élites locales), et d’autres migrants issus de l’Europe (comme des Anglais, Finnois, etc.). La mixité était donc plutôt la norme. En Argentine, le commerçant westphalien 30
A. Lüdtke, « Introduction : What is the History of Everyday Life and Who Are Its Practitioners? », in A. Lüdtke (éd.), The History of Everyday Life: Reconstructing Historical Experiences and Ways of Life, Princeton, N.J., 1995, Princeton University Press, p. 3-40 ; M. de Certeau, The Practice of Everyday Life, traduit par Steven Rendall, Berkeley, 1984, University of California Press. 31 C. Geertz, « Thick Description: Toward an Interpretive Theory of Culture », in The Interpretation of Cultures: Selected Essays, New York, 1973, Basic Books, p. 3-30. 32 B. Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin & Spread of Nationalism, London; New York, 1983, Verso ; A. Confino, The Nation as a Local Metaphor: Württemberg, Imperial Germany, and National Memory, 1871-1918, Chapel Hill, 1997, University of North Carolina Press.
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Carlos Augusto Bunge, venu à Buenos Aires en 1827, se maria en 1834 avec Genara Peña Lezica, la fille de deux riches familles porteñas33, Carlos et Genara créant une lignée d’intellectuels et de riches commerçants34. La compagnie de famille Bunge y Born (depuis 1899) joua un rôle important dans le développement économique de l’Argentine avec l’exportation de céréales à grande échelle35. Jorge Ernesto Pedro Tornquist, né à Baltimore, de parents allemands de Hambourg, arriva à Buenos Aires en 1823 et épousa Rosa Camusso Alsina, fille d’une riche famille porteña36. Leur fils Ernesto Tornquist, né à Buenos Aires en 1842, devint un entrepreneur germano-argentin important37. Il fonda la colonie Tornquist dans la province de Buenos Aires où de nombreux germanophones s’installaient38. D’autres germanophones épousèrent des 33
E. J. Cárdenas et C. M. Payá, La familia de Octavio Bunge, Buenos Aires, 1995, Edición Sudamericana, p. 34 et p. 38. 34 E. J. Cárdenas et C. M. Payá, La Argentina de los hermanos Bunge : 1901-1907, Buenos Aires, 1997, Edición Sudamericana. 35 M. Ceva, « De la exportación cerealera a la diversificación industrial. Las empresas Bunge y Born en Argentina (1884-1940) », Estudios Migratorios Latinoamericanos, 2009, 22/23, no 65, p. 81-98 ; P. A. Dehne, « The Resiliance of Globalization during the First World War: The Case of Bunge & Born in Argentina », in C. Dejung et N. P. Petersson (éds), The Foundations of Worldwide Economic Integration: Power, Institutions, and Global Markets, 1850-1930, New York, 2013, Cambridge University Press, p. 228-248. 36 W. Lütge, W. Hoffmann, et K. W. Körner, Geschichte des Deutschtums in Argentinien, Buenos Aires, 1955, Deutscher Klub, p. 103. 37 Institución Ernesto Tornquist, Ernesto Tornquist, 1842-1942, Buenos Aires, 1942, Talleres de la Compañía Impresora Argentina s.a., p. 18 ; A. Harispuru et J. Gilbert, « El holding “Tornquist” y su vinculacion con la comunidad belgo-alemana, en Argentina », Estudios Migratorios Latinoamericanos, 2009, 22/23, no 65, p. 61-79. 38 M. Alemann, Die Kolonie Tornquist im Distrikt Bahia Blanca (im Süden der Provinz Buenos Aires) als Ansiedlungspunkt für
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Allemands de la Volga, des Suisses et des germanophones d’une variété de régions en Europe Centrale. En Namibie, le missionnaire de la Société missionnaire de Londres, Johann Schmelen se maria avec Zara, une femme nama-phone39 à Bethanie en 181440. Ils eurent quatre enfants, et ainsi fondèrent une « lignée de missionnaires métis » appartenant à une « élite chrétienne »41. En 1843, le missionnaire rhénan Carl Hugo Hahn, citoyen russe, rencontra Emma Hone, missionnaire britannique en Afrique du Sud. Ils se marièrent et ils eurent quatre enfants qui naquirent en Namibie42. Les relations non-conjugales étaient fréquentes durant le XIXe siècle, faisant partie d’une « situation érotique et coloniale » où les chefs locaux offraient leurs femmes aux Européens comme une sorte d’inclusion sociale et forme de contrôle43. Les soldats de la Schutztruppe (troupes coloniales) se marièrent avec des femmes des Basters de
schweizerische und deutsche Ackerbau-Familien, Bern, 1886, Bei Orell Füssli & Cie. 39 Nous utilisons l’équivalent du terme anglais « Nama-speaking » pour mettre l’accent sur l’appartenance à un groupe linguistique et culturel comme pour les germanophones. 40 U. Trüper, The Invisible Woman: Zara Schmelen; African Mission Assistant at the Cape and in Namaland, Windhoek, Namibia, 2006, John Meinert Printing. 41 M. Wallace et J. Kinahan, A History of Namibia: From the Beginning to 1990, New York, 2011, Columbia University Press, p. 54. 42 E. S. Hahn, The Letters of Emma Sarah Hahn, Pioneer Missionary Among the Herero, Windhoek; Johannesburg, 1992, Namibia Scientific Society; Thorold’s Africana Books, p. 410. 43 W. Hartmann, Sexual Encounters and their Implications on an Open and Closing Frontier: Central Namibia from the 1840s to 1905, Thèse pour le doctorat d’histoire, 2002, New York, NY, Columbia University.
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Rehoboth avant que l’administration coloniale allemande n’intervienne pour interdire de telles unions en 190544. Les langues et l’école Les germanophones dans les deux endroits identifiaient la langue comme élément clé pour l’entretien de la « germanité » à l’étranger. Dans les deux endroits, l’allemand était une langue minoritaire : en Argentine, l’espagnol était la langue courante et dans le Sud africain, la majorité des personnes comme les Namas, les Rehoboth Basters et les Boers parlaient l’afrikaans45. En Argentine, la première école a été fondée en tant qu’école de dimanche de l’Église luthérienne en 1843 comme « l’école protestante allemande », plus tard renommée « école Germania »46. Le programme de l’école protestante allemande de 1889 montre que l’accent était mis sur les cours de langue allemande : huit heures d’allemand en première année, par rapport à deux heures de religion, et six heures d’allemand (pour les garçons)/ cinq heures (pour les filles) en septième année, contre deux heures de religion seulement47. Pendant que l’Église allemande ellemême, qui était d’abord affiliée à l’Église prussienne48, 44
M. Bayer, The Rehoboth Baster Nation of Namibia, Basel, 1984, Basler Afrika Bibliographien. 45 E. Moritz, Das Schulwesen in Deutsch-Südwestafrika, Berlin, 1914, Dietrich Reimer (Ernst Vohsen), p. 180. 46 H. Schmidt, Geschichte der deutschen evangelischen Gemeinde Buenos Aires, 1843-1943, Buenos Aires, 1943, Deutsche Evangelische Gemeinde, p. 67 ; W. Keiper, « Das Deutschtum in Argentinien: Sein Werden, Wesen und Wirken », Berlin, 1943, p. 90. 47 Unterrichts-Plan der Deutschen Evangelischen Gemeinde-Schule in Buenos Aires, Buenos Aires, 1889, Wilhelm Kraft. 48 F. Gerstäcker, Gerstäcker’s Travels : Rio de Janeiro - Buenos Ayres - Ride Through the Pampas - Winter Journey Across the Cordilleras Chili - Valparaiso - California and the Gold Fields, London, 1854, T. Nelson, p. 55-56.
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devenait progressivement indépendante et devenait la Iglesia Evangélica del Rio de la Plata49, l’école Germania devenait laïque : à partir de 1904, les cours de religion n’y étaient plus obligatoires50. Bien que les écoles des germanophones en Argentine aient été des écoles privées, qui étaient entretenues par des individus privés51, l’Empire allemand, représenté en Argentine par l’ambassadeur allemand, faisait des efforts pour que celles-ci coopèrent plus étroitement avec le gouvernement52. En Namibie, les missionnaires éduquaient les enfants des germanophones53, et de nombreux enfants étaient envoyés en Allemagne pour aller à l’école, comme les enfants de Carl Hugo Hahn et du colon missionnaire Wilhelm Redecker. Les premières écoles institutionnalisées et financées par l’État allemand n’ont été introduites qu’à partir des années 1890 : en 1894, les citoyens de Windhoek ont demandé une école au gouvernement local54. L’inspecteur scolaire Eduard Moritz suggérait que « les jeunes Africains » soient envoyés en Allemagne afin d’éviter que les futures générations perdent leur culture 49
C. Häfner, Heimischwerdung am La Plata: Von der Deutschen Evangelischen La Plata Synode zur Iglesia Evangélica del Río de la Plata, Berlin; Münster, 2008, LIT Verlag. 50 Germania Schule, Lehrpläne: Germania-Schule, Buenos Aires, 1904, Herpig & Stoeveken. 51 « Die deutschen Auslandsschulen: Neue Klippen und Verständnismangel », Argentinisches Tageblatt, 6 février 1907. 52 Germania-Schule (Realschule) zu Buenos Aires, Ordnung der Schlussprüfung der Prima ... : Germania-Schule (Realschule) zu Buenos Aires, Buenos Aires, 1908, Fessel & Mengen. 53 B. Wellnitz, Deutsche evangelische Gemeinden im Ausland: ihre Entstehungsgeschichte und die Entwicklung ihrer Rechtsbeziehungen zur Evangelischen Kirche in Deutschland, Tübingen, 2003, Mohr Siebeck, p. 308. 54 E. Moritz, Das Schulwesen in Deutsch-Südwestafrika, op. cit., p. 150.
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allemande55. La première école allemande à Lüderitz ouvrit en 1908 et une grande partie des élèves, bien qu’« Allemands », devaient apprendre l’allemand à l’école car ils communiquaient plutôt en anglais ou en néerlandais56. Bien que la grande majorité des germanophones de l’Atlantique Sud fût bilingue ou même multilingue, l’allemand représentait toujours un élément clé pour maintenir une identité germanique. Le climat et les coutumes "Au XIXe siècle, les migrants germanophones développèrent une représentation géographique de la planète fondée sur des préjugés raciaux. Selon la théorie évolutionniste de Lamarck, les organismes héritaient des traits pour s’adapter à l’environnement, et les humains issus de certaines régions climatiques ne pouvaient survivre que dans les régions qui étaient similaires à leur climat d’origine. Pour cette raison, les gens voyageant dans l’Atlantique Sud analysaient les conditions climatiques des régions qu’ils visitaient. Et c’étaient ces conditions climatiques, ainsi que la fertilité du sol, qui étaient les facteurs les plus déterminants pour envisager une future implantation. Les avocats coloniaux considéraient le sud-ouest africain convenable au peuplement allemand à cause de son climat modéré57. Outre son climat considéré comme approprié aux colons blancs, il était considéré comme étant un climat plus sain qu’en Allemagne pour les gens avec des pathologies 55
Ibid., p. 87-88. A., « Die Lüderitzbuchter Schule », Lüderitzbuchter Zeitung, 1 mai 1909. 57 Hindorf, « Die weisse Einwanderung nach Südwestafrika », in Deutscher Kolonialkongress (éd.), Verhandlungen des Deutschen Kolonialkongresses 1902, zu Berlin am 10. and 11. Oktober 1902, Berlin, 1903, Dietrich Reimer (Ernst Vohsen), p. 628-629. 56
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respiratoires58. Après quelques années en Cameroun et en Afrique du Sud, Wilhelm Vallentin traversa l’Argentine et identifia la Patagonie comme un territoire mieux adapté pour les germanophones59. Il considérait les environnements argentins comme des extensions « naturelles » de l’espace pour les germanophones. Le climat avait aussi un effet sur les fêtes dans l’hémisphère sud. En Argentine aussi bien qu’en Namibie, les saisons sont inversées et Noël se fête en « été ». Comme aucune des deux régions n’avait les mêmes arbres que les germanophones utilisaient pour faire un sapin de Noël, ceux-ci adaptaient leurs traditions aux nouvelles conditions. En Namibie, le missionnaire C. H. Hahn écrivit dans son journal en 1849 qu’il avait préparé un sapin avec sa femme pour leurs propres enfants et qu’ils mangèrent des biscuits et des pastèques60. Sept ans plus tard, en 1856, il écrivit avec fierté qu’ils utilisaient un acacia pour faire un sapin et préparaient des cadeaux pour les enfants de l’école61. Il continua à décrire la scène : [Traduction] Quand la cloche du soir a sonné, les enfants qui avaient attendu avec impatience, venaient en courant, mais ils ont dû attendre devant la porte jusqu’à ce que toutes les bougies soient 58
T. G. von Leutwein, « Wirtschaftliches: Meteorologische Verhältnisse, Acker-, Gartenbau, Forstkultur », in Elf Jahre Gouverneur in Deutsch-Südwestafrika, Second Edition., Berlin, 1907, E.S. Mittler, p. 346-347. 59 W. Vallentin, Argentinien und seine wirtschaftliche Bedeutung für Deutschland: Vortrag gehalten am 23. Jan. 1907 im DeutschBrasilischen Verein zu Berlin, op. cit., p. 46. 60 C. H. Hahn, Carl Hugo Hahn Tagebücher 1837-1860 Diaries: A Missionary in Nama- and Damaraland. Part II : 1846-1851, Windhoek, Namibia, 1984, Archives Services Division, Department of National Education, p. 439. 61 C. H. Hahn, Carl Hugo Hahn Tagebücher 1837-1860 Diaries: A Missionary in Nama- and Damaraland. Part IV : 1856-1860, Windhoek, Namibia, 1985, Archives Services Division, Department of National Education, p. 459.
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allumées. En chantant [Ovanatje, veya okukutara ; aujourd’hui : Vanatje indjee ku Bethlehema] (Gamins et gamines, venez, venez tous) [...] je les laissais entrer et se mettre autour du sapin en chantant. Ensuite, je disais une courte prière et quelques mots à propos de la nuit de Noël et de sa signification, après quoi moi et ma [femme] Emma distribuions les cadeaux et donnions à tous ceux qui étaient présents un grand morceau de pain qui leur paraissait aussi savoureux que le gâteau à certains en Europe62.
En 1909, on pouvait acheter des sapins de toutes les tailles à Lüderitz63. Les magasins en Argentine aussi bien qu’en Namibie faisaient de la publicité pour des friandises comme la pâte d’amande64. Dans ces deux pays, les articles des journaux identifiaient Noël à une période de mal du pays et de nostalgie65. Ainsi, la Deutsche La Plata Zeitung publia le texte suivant en 1876 : [Traduction] Ici, sous le sapin de Noël, […] nous pensons à notre patrie et quand les souvenirs de notre patrie apparaissent devant l’âme de « nous, les vieillards », nos yeux se mouillent, nous prenons un mouchoir pour que nos enfants ne voient pas nos larmes, car s’ils voient pleurer leur bonne maman, ils demandent : « maman, pourquoi tu pleures ? » et la mère répond à ses enfants : « Je pense à la nuit heureuse quand mes chers père et mère me donnaient des cadeaux pour Noël, je pense à ma petite patrie (Heimat) »66.
Les journaux témoignent de l’importance émotionnelle de la fête de Noël pour les germanophones et comment la première génération à l’étranger transmettait la mémoire de Noël à ses enfants qui grandissaient dans des conditions 62
Ibid. L. Worms, « Grosse Weihnachts-Ausstellung », Lüderitzbuchter Zeitung, 4 décembre 1909. 64 Ibid. 65 A. Th., « Unter’m Christbaum », Deutsche La Plata Zeitung, 24 décembre 1876 ; « Weihnachten », Lüderitzbuchter Zeitung, 24 décembre 1909. 66 A. Th., « Unter’m Christbaum », op. cit. 63
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climatiques si différentes67. Nous pouvons donc constater que les germanophones de la Namibie ainsi que de l’Argentine construisaient une certaine « germanité » dans l’Atlantique Sud, qui était adaptée aux conditions locales. Vers une histoire des germanophones sud-atlantiques Après avoir présenté notre approche de l’histoire connectée ainsi qu’une histoire mise en parallèle de la vie quotidienne des germanophones de l’Atlantique Sud sur le plan micro-historique, nous allons maintenant changer d’échelle d’analyse. Dans cette dernière partie, nous analyserons les similitudes des germanophones sudatlantiques sur le plan macro-historique et leur coexistence sur deux continents pour esquisser un récit partagé et qui connecte les deux groupes. Sur la route des Anglais Au début du XIXe siècle, les germanophones profitaient du système mondial britannique68 et ils s’y intégraient69. Beaucoup de commerçants anglophones étaient allés en Argentine et le traité d’amitié, de commerce et de navigation formalisait leur droit d’exercer leur foi protestante au sein d’une société catholique70. Les germanophones utilisèrent les établissements britanniques 67
Anaxagoras, « Weihnachten », Argentinisches Tageblatt, 24 décembre 1898. 68 J. Darwin, The Empire Project: The Rise and Fall of the British World-system, 1830-1970, Cambridge, UK; New York, 2009, Cambridge University Press. 69 J. R. Davis, S. Manz, M. S. Beerbühl (éds), Transnational Networks : German Migrants in the British Empire, 1670-1914, Leiden, 2012, Brill. 70 A. Graham-Yooll, The Forgotten Colony: A History of the Englishspeaking Communities in Argentina, London, 1981, Hutchinson.
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avant qu’ils ne fondent les leurs dans les années 184071. De l’autre côté de l’Atlantique Sud, les premiers germanophones allaient en Afrique du Sud avec la Société missionnaire de Londres ; il y avait parmi eux Heinrich Schmelen qui fonda la station de missionnaires à Béthanie en Namibie en 181472. Après les années 1840, la Société des missions du Rhin décida d’étendre ses activités plus au nord au-delà du fleuve Orange et envoya des germanophones au « Namaland » et « Hereroland » pour missionner les nama-phones et les Otjiherero-phones73. Le commerce À travers l’Atlantique Sud, les germanophones pratiquaient le commerce et la colonisation. De nombreux commerçants germanophones allaient à Buenos Aires durant les premières décennies du XIXe siècle74. La Compagnie rhénane des Indes occidentales, fondée à Elberfeld en 182175, 71
H. Borchard, Verzeichnis der deutschen evangelischen DiasporaGemeinden und -Geistlichen in Südamerika, Australien, Orient, Rumänien, Serbien, Italien, Schweiz, Frankreich und England, zusammengestellt im Auftrage der Diaspora-Conferenz, Leipzig, 1883, Verlag von M. L. Matthies. 72 E. Moritz et M. Fisch (éds), Die ältesten Reiseberichte über Namibia, 1482-1852. Gesammelt und herausgegeben 1915 von Professor Dr. E. Moritz. Teil I: Die 25 frühesten Landreisen, 1760-1842, Windhoek, Namibia, 1999, Namibia Wissenschaftliche Gesellschaft. 73 M. Wallace et J. Kinahan, A History of Namibia, op. cit., p. 62 ; Ibid., p. 11-13. 74 R. C. Newton, German Buenos Aires, 1900-1933: Social Change and Cultural Crisis, Austin, 1977, University of Texas Press, p. 3-31 ; I. L. Duff Forbes, « German Informal Imperialism in South America before 1914 », The Economic History Review, 1978, vol. 31, no 3, p. 389. 75 F. J. Bertuch (éd.) « Statuten der Rheinisch-Westindischen Companie », Neue allgemeine geographische Ephemeriden, 1822, vol. 10, p. 21-31.
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eut son premier représentant à Buenos Aires en 182376. Les familles de commerçants Tornquist et Bunge furent parmi les premiers germanophones à s’installer dans la République argentine naissante77. Dans les années 1850, les premières colonies agricoles germanophones étaient fondées à l’intérieur de l’Argentine ; parmi elles se trouvait Esperanza, dans la Province de Santa Fe78. Anne Saint-Sauveur qualifie ces « colonies agricoles » comme une forme particulière de migration79. Les gouvernements de la Confédération argentine et du Royaume de Prusse négocièrent un « traité d’amitié, de commerce et de navigation » en 185780 qui marqua le début des relations économiques entre l’Argentine et l’Allemagne. En 1884, les germanophones de Buenos Aires publièrent avec fierté leur Annuaire et calendrier d’adresses de la Colonie allemande à Buenos Aires81 de 250 pages. En Namibie, les missionnaires, les marchands et 76
C. C. Becher, « Folgender Vortrag wurde in der DirektorialrathsVersammlung der Rheinische-Westindischen Kompanie, zu Elberfeld, am 26. Juli 1823 gehalten... », Allgemeine Zeitung, Beilage zur Allgemeinen Zeitung, 28 août 1823, p. 569-570. 77 A. Harispuru et J. Gilbert, « El holding “Tornquist” y su vinculacion con la comunidad belgo-alemana, en Argentina », op. cit. ; M. Ceva, « De la exportacion cerealera a la diversificacion industrial. Las empresas Bunge y Born en Argentina (1884-1940) », op. cit. 78 Museo de la Colonización, Museo de la Colonización Argentina: Esperanza, primera colonia agrícola, Esperanza, Provincia de Santa Fe, República Argentina, 1984, The Museum. 79 A. Saint Sauveur-Henn, Un siècle d’émigration allemande vers l’Argentine, op. cit., p. 341-491. 80 T. Duve, « Friedrich von Gülich, el “Zollverein” y el Tratado de Amistad, Comercio y Navegación con la Confederación Argentina », in Thomas Duve (éd.), El tratado argentino-alemán de amistad, comercio y navegación de 1857: Estudios histórico-jurídicos, Buenos Aires, 2007, Inst. de Investigaciones de Historia del Derecho, p. 107146. 81 E. Bachmann (éd.), Jahrbuch und Adress-Kalender der Deutschen Colonie in Buenos Aires, First Edition., Buenos Aires, 1884, Hugo Kunz & Cia.
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les commerçants faisaient du commerce avec la population locale82. Le missionnaire rhénan Carl Hugo Hahn83 préconisa la création de « colonies de commerce des missions » (Missionshandelskolonien)84 : dans les années 1860, plusieurs colons missionnaires arrivèrent en Namibie85. Les premières compagnies de germanophones étaient localisées à Walvis Bay, sous gouvernement britannique, dans les années 1870. Otjimbingwe, la première capitale culturelle et administrative des germanophones fut remplacée par Windhoek en 189086. Dans les années suivantes, les compagnies Mertens & Sichel, Schmerenbeck et Wecke & Voigts ouvraient leurs magasins à Windhoek87. En 1884, l’Empire allemand accorda sa protection à la petite portion de terre qu’Adolf Lüderitz avait acquise de chefs 82
F. J. von Bülow, « Politik und Kolonisation in Windhoek », in Deutsch-Südwestafrika: Drei Jahre im Lande Hendrik Witboois. Schilderungen von Land und Leute, Berlin, 1896, E. S. Mittler ; Heinrich Vedder, Das alte Südwestafrika: Südwestafrikas Geschichte bis zum Tode Mahareros 1890. Nach den besten schriftlichen und mündlichen Quellen erzählt, Berlin, 1934, M. Warneck, p. 341-345. 83 C. H. Hahn, Carl Hugo Hahn Tagebücher 1837-1860 Diaries: A Missionary in Nama- and Damaraland, Windhoek, Namibia, 1984, Archives Services Division, Department of National Education, vol. 5. 84 T. Braun, Die Rheinische Missionsgesellschaft und der Missionshandel im 19. Jahrhundert, Erlangen, 1992, Verlag der Evangelisch-Lutherischen Mission. 85 Vereinte Evangelische Mission (Rheinische Missionsgesellschaft) Wuppertal, RMG 2.573, p. 2-101 (Kolonisten (Briefe und Berichte), 1864-1885). 86 G. von Schumann, « Hauptorte in Südwestafrika in ihrer historischgeographischen Entwicklung - Otjimbingue - Omaruru - Windhoek », Frankfurter Wirtschafts- und Sozialgeographische Schriften, 1989, vol. 53, p. 141-180. 87 K. Schwabe, « Die Entwickelung des Handels und der Siedelung », in Mit Schwert und Pflug in Deutsch-Südwestafrika: Vier Kriegs- und Wanderjahre, deuxième édition, Berlin, 1904, Ernst Siegfried Mittler und Sohn, p. 359.
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locaux, qui s’élargit et devint par la suite le territoire réclamé comme le protectorat d’Afrique du Sud-Ouest allemand88. Les institutions religieuses Les institutions religieuses étaient au centre des communautés germanophones. Pendant que Britta Wellnitz utilise les termes Kolonistengemeinden (congrégations de colons) pour l’Amérique du Sud et Kolonialgemeinden (congrégations coloniales) pour le sud de l’Afrique, elle revendique aussi la fluidité de ces catégories89. L’Église protestante allemande située dans la rue Esmeralda à Buenos Aires devint le centre de la communauté germanophone en Argentine90. D’autres congrégations étaient mises en place au Grand Buenos Aires et dans d’autres provinces argentines. Les catholiques germanophones étaient déjà organisés en 186691, et ils utilisaient d’autres chapelles92 jusqu’à ce qu’ils eurent fondé leur propre paroisse : St Bonifatius en
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I. Demhardt, « Von der Schutzgewalt zur Kolonialgewalt: Die Schutzverträge und die rechtliche Entstehung des kolonialen Staatsraums », in H. Lamping et U. Jäschke (éds), Föderative Raumstrukturen und wirtschaftliche Entwicklungen in Namibia, Frankfurt am Main, 1993, Institut für Wirtschafts- und Sozialgeographie der Johann-Wolfgang-Goethe-Universität Frankfurt am Main, p. 17-58. 89 B. Wellnitz, Deutsche evangelische Gemeinden im Ausland, op. cit., p. 18-24 . 90 W. von Oven, 100 Jahre Deutscher Krankenverein : 1857-1957 ; ein Jahrhundert deutsch-argentinischer Gemeinschaft im Spiegel des Wachsens und Werdens ihrer grössten und bedeutendsten Vereinigung, Buenos Aires, 1957, Impr. Mercur, p. 21. 91 « Katholische deutsche Schule », Deutsche Zeitung am Rio de la Plata, 17 avril 1866. 92 Bundesarchiv Berlin, BArch R 901/30410, p. 50 (G. von Drigalsky, « Land und Leute in Argentinien », Berliner Tageblatt, 4 mai 1896).
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191193. Les missionnaires rhénans avaient créé des postes de missions à travers la Namibie à partir des années 1840. Ceux-ci étaient avant tout destinés à servir les populations indigènes, mais ils servaient aussi les autres germanophones. En 1896, l’Église protestante de Windhoek fut d’abord fondée dans le cadre de la mission rhénane avant de devenir autonome94. D’autres congrégations furent fondées aux endroits ayant le nombre de germanophones le plus élevé dans le pays entier. La mission catholique, les Oblats de Marie-Immaculée, commença son travail en Namibie en 1892 en tant que partie de la préfecture apostolique de la Cimbébasie Inférieure95. Les germanophones sud-atlantiques fondèrent des journaux qui fonctionnaient comme porte-parole pour les clubs et associations. En Argentine comme en Namibie, les germanophones fondaient des clubs de gymnastique, des chorales, des sociétés d’aide mutuelle, des associations d’agriculteurs, des clubs de tir, et ils fréquentaient des bars où de la bière allemande importée ou brassée sur place était servie. Le rôle des États allemand et argentin Des deux côtés, les États – allemand et argentin – étaient impliqués à différents degrés dans les projets de colonisation : tandis que les autorités allemandes 93
K. W. Lege (éd.), Asociaciones Argentinas de Lengua Alemana: un aporte a la responsabilidad social = Argentinische Vereinigungen deutschsprachigen Ursprungs, Buenos Aires, 2007, Camara Argentino-Alemana de Buenos Aires. 94 EZA 200/1/7131, p. 25 (« Unterstützungsauszug Heft 65 für 1907 »). 95 A. P. J. Beris, From Mission to Local Church: One Hundred Years of Mission by the Catholic Church in Namibia with Special Reference to the Development of the Archdiocese of Windhoek and the Apostolic Vicariate of Rundu, Windhoek, Namibia, 1996, John Meinert.
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cherchaient à minimiser leurs actions en Namibie, les autorités argentines promouvaient activement la colonisation comme affaire d’État. Entre les années 1840 et 1880, les germanophones s’étaient installés dans le sudouest de l’Afrique indépendamment des autorités allemandes. Quand le Sud-Ouest africain devint protectorat (Schutzgebiet) de l’Empire allemand en 1884, il n’y eut pas d’efforts de l’État pour peupler le territoire pendant les premières décennies. En 1902, la majorité des terres était gérée par des compagnies de concession, et des personnes demandaient au gouvernement colonial de prendre en charge la distribution des terres96. Les Européens n’ont jamais fortement peuplé la région. La plupart des colons germanophones vinrent après la Guerre namibienne (1904-1908), terme que l’historiographie namibienne récente suggère à la place de « révolte Herero » pour dépasser la terminologie de colonialité97. De l’autre côté de l’Atlantique, les Germano-Argentins se montraient très actifs concernant la promotion des intérêts allemands en Argentine. Ils se préoccupaient surtout de trois sujets : l’immigration allemande, l’augmentation des cités (colonies) et les relations de commerce entre l’Argentine et les pays germanophones. Le gouvernement argentin possédait des terres et promouvait son peuplement par des « colons » européens, selon la loi d’immigration et de colonisation de 187698, et les colons 96
Barch R 1001/1151, p.77 (“Bevölkerungspolitik in DeutschSüdwestafrika,” Deutsche Zeitung, 7 Januar 1902) ; BArch R 1001/1152, p. 32 (“Deutschnationale Politik in Südwestafrika,” Deutsche Zeitung, 11. September 1902). 97 M. Wallace et J. Kinahan, A History of Namibia, op. cit., p. 155182. 98 Ley de inmigración y colonización de la República Argentina, sancionada por el Congreso nacional de 1876. Publicación oficial, Buenos Aires, 1882, Imprenta del Departamento Nacional de Agricultura.
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n’étaient pas divisés en fonction de leur appartenance nationale99. Les nombreuses publications des frères Mauricio et Teodoro Alemann entre 1886 et 1914 montraient un vif intérêt pour d’attirer l’attention de germanophones de l’Europe centrale100. Les deux frères voyageaient dans l’intérieur de l’Argentine et publiaient leur récit de voyage afin de promouvoir les colonies et la colonisation et ainsi accomplir leur devoir en tant que bons citoyens argentins. Conclusion La perspective globale et l’histoire connectée nous habilitent à mettre en dialogue les historiographies des germanophones sur les deux côtés de l’Atlantique Sud. Les germanophones en Argentine n’étaient pas exclus de projets colonisateurs du fait que l’Argentine n’était pas un protectorat ou une colonie officielle allemande. La vie des germanophones en Namibie n’était pas restreinte à la l’assujettissement colonial de peuples et terres africains. À travers l’Atlantique Sud, les projets colonisateurs des germanophones étaient entrecroisés avec les projets diasporiques. 99
BArch R 901/30430, p. 174 (Verein zum Schutze germanischer Einwanderer, 1913). 100 M. Alemann, Die Kolonie Tornquist im Distrikt Bahia Blanca (im Süden der Provinz Buenos Aires) als Ansiedlungspunkt für schweizerische und deutsche Ackerbau-Familien, op. cit. ; T. Alemann, Kolonisationsgebiete im Zentrum der argentinischen Weizenregion, Buenos Aires, 1892, Buchdruckerei « Helvetia » ; M. Alemann, Die grosse Neuquen-Bahn und der Rio Negro, Buenos Aires, 1898, autoédition ; M. Alemann, Am Rio Negro : Ein Zukunftsgebiet germanischer Niederlassung: Drei Reisen nach dem argentinischen Rio Negro-Territorium. Ein Führer für Ansiedler, Unternehmer und Kapitalisten, Berlin, 1907, Dietrich Reimer (Ernst Vohsen).
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En Argentine et en Namibie, les germanophones du XIXe siècle s’installaient activement dans les endroits ruraux ainsi qu’urbains. Ils fondèrent des familles souvent en épousant des personnes issues d’une autre culture que la leur. Ils continuaient à enseigner la langue allemande à leurs enfants dans leurs propres écoles et publiaient des journaux en allemand. Gardant l’auto-désignation de germanophone, ils modifièrent sa signification : en adaptant leur vie quotidienne et les traditions aux saisons inversées, ils construisaient de la « germanité » dans l’hémisphère sud. En Argentine aussi bien qu’en Namibie, les germanophones suivirent l’exemple des Britanniques, ils tirèrent profit des institutions que ces derniers avaient mis en place. Ils pratiquaient le commerce et ils s’organisaient autour des missionnaires rhénans en Namibie et de l’Église luthérienne en Argentine, c’est-à-dire autour du protestantisme. Alors que les contemporains construisaient des communautés diasporiques centrées sur les institutions religieuses, ces communautés s’étendaient au-delà du centre religieux initial pour inclure les germanophones non-protestants. Malgré leurs différences d’approche, les États-nations allemand et argentin avaient leur part dans les projets de colonisation des germanophones. Finalement, on pourrait en conclure que les expériences des germanophones en Argentine et en Namibie n’étaient pas si différentes. Les germanophones en Argentine et en Namibie étaient à la fois des colons et des praticiens coloniaux.
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L’histoire globale à l’épreuve de l’histoire
Table ronde de clôture L’atelier Amérique Latine Globale s’est clos par un débat qui a eu lieu le 15 avril 2016, de 18h à 19h, dans la salle Las Vergnas de l’Université de Paris 3. Nous en présentons une transcription. The workshop Global Latin America ended with a debate which took place on April 15, 2016, from 6 pm to 7 pm, in the Las Vergnas room of the University of Paris 3. We give a transcription below.
Daniel Rojas (DR) — Je vous ai invité à clôturer notre atelier avec un débat sur l’histoire globale, sur sa signification comme champ historiographique et sur les rapports qu’elle a tissés ces dernières années avec l’histoire connectée et l’histoire des relations internationales. Il me semble que l’exercice que nous avons entrepris hier, et aujourd’hui, n’a vraiment de sens qu’à condition d’échanger nos idées et nos propres expériences de recherche et d’enseignement. C’est pour ça que je voudrais vous proposer de parler, d’abord, de la spécificité de l’histoire dite globale, de ses convergences avec d’autres types d’approches historiques et des emprunts que celle-ci a faits à d’autres disciplines comme l’économie, la sociologie, l’anthropologie et les relations internationales.
Je voudrais vous proposer d’offrir des définitions concrètes et de donner votre avis sur les différences qu’il y a entre histoire mondiale et histoire globale. Comme plusieurs d’entre vous sont familiers avec l’historiographie connectée, impériale ainsi que des relations internationales, pas simplement en termes de recherche, mais aussi dans vos pratiques pédagogiques en Europe et en Amérique latine, je voudrais vous lancer quelques questions pour commencer notre table ronde : l’histoire globale représente-t-elle une véritable innovation historiographique ? Quels obstacles faudrait-il dépasser pour faire une histoire globale ? Quelles sont ou seraient les sources de l’histoire globale ? Peut-on écrire une histoire globale de l’Amérique latine ? Mathew Brown (MB) — Il y a une grande quantité de conflits entre les disciplines et les subdisciplines de l’histoire, de même qu’une vaste diversité de positions auxquelles les historiens professionnels prêtent attention, mais en réalité les conflits et les positions ne sont pas si importants, car ils sont le résultat des institutions nationales ou transnationales comme la Global History Association. Ce qui me paraît très nécessaire est de nous construire comme une véritable équipe de travail, parce que l’histoire globale n’est pas quelque chose que nous pouvons faire tout seuls. Cela signifie que nous devons nous lire, que nous devons publier sur des sites accessibles pour nous lire, car les revues d’histoire qui demandent des montants trop élevés à des institutions qui souvent ne peuvent pas les payer sont une barrière, un obstacle, pour parvenir à une histoire globale comme discipline et comme domaine de recherche. Pour finir, cet événement, qui me semble magnifique, est un pas dans la construction d’une équipe ; il faut donc le prolonger et nous réinviter pour dialoguer.
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Bruno Evans (BE) — Pour moi, l’histoire globale est une histoire qui souhaite prendre de la hauteur, un regard plus panoramique, comme le disait Braudel, il y a longtemps, pour le cas de la Méditerranée. DR — La bibliographie de l’histoire globale produite à partir de 1991, l’année où Bruno Mazlish écrit un manifeste en faveur de l’histoire globale – qui est le point de départ de l’oeuvre Conceptualizing Global History aujourd’hui, 25 ans plus tard, est traversée par une divergence concernant la définition de l’histoire globale sur laquelle, il me semble, nous devons prendre une position. Tout se résume à savoir si l’histoire globale est une période de l’histoire ou si elle est un paradigme de recherche. Certes, la question se complexifie au fur et à mesure que nous approfondissons les deux réponses, car même ceux qui croient qu’il s’agit d’une période historique la définissent de façon différente. Ainsi, pour certains, l’histoire globale naît avec la chute du mur de Berlin comme le soutiennent les travaux de plusieurs sociologues et politologues qui se dédient à l’histoire globale dans l’actualité. Cependant, il y a d’autres positions, notamment chez les modernistes, qui soutiennent que l’histoire globale voit le jour au XVIe siècle. Pour ces derniers, la mondialisation ibérique est essentielle pour comprendre la naissance d’un espace global et ils sont plutôt favorables à définir l’histoire globale comme une période, avec ses origines et ses problématiques. Cette idée n’est pas le patrimoine des seuls historiens des décennies postérieures à la chute du mur, ni même un patrimoine des historiens des années 1960 ou 1970. Bien avant 1991, Carl Schmitt avait signalé dans son livre Der Nomos der Erde que la première « conscience spatiale planétaire », une nouvelle Planetarischen Raumbewußtseins naît aux XVe et XVIe siècles grâce aux explorateurs portugais et 199
espagnols. La généalogie du global n’appartient donc pas aux seuls historiens ; elle n’est pas une innovation appartenant à une seule discipline, comme nous le rappellent les travaux du géographe Grataloup, pour qui l’histoire du monde fut longtemps inexistante. Il y a aussi un groupe d’historiens, et de non-historiens, qui réfléchit à l’histoire globale comme méthode de travail. Le livre d’Andrea Komlosy Globalgeschichte, qui a une diffusion importante en Allemagne et en Autriche, défend cette posture. Pour elle, l’histoire globale est un champ indépendant, qui a ses propres méthodes, ses propres outils heuristiques et ses propres axes de travail. Je ne suis pas tout à fait sûre de cela, mais le Manuel d’histoire globale de Chloé Maurel paraît pencher aussi pour la définition méthodologique de l’histoire globale, car pour elle l’histoire globale serait plus que le simple comparatisme, une histoire fondée sur le déplacement d’acteurs, d’idées, et surtout, sur une conscience du fait qu’il faut équilibrer les sources. Face à cette divergence, j’opte pour une troisième voie, car je considère que l’histoire globale est un « articulateur » d’autres types d’histoire et surtout, un « articulateur » des durées. L’histoire globale est un « articulateur » de l’histoire des relations internationales, de la Big history, de l’histoire environnementale, de la circulation des savoirs scientifiques, de la Sociologie comme la comprend Wallerstein dans le cadre de la théorie des systèmes-monde, de l’histoire des grandes migrations, comme en témoignent nombre de travaux sur le moment mongol. Par ailleurs, je ne pense pas qu’établir une distinction entre histoire globale et histoire mondiale soit trop utile. Georges Lomné (GL) — Laissez-moi donner une opinion très personnelle : distinguer entre Global history et World history est un exercice presque scolastique qui ne 200
nous mène nulle part. Je ne sais pas si vous vous rappelez que Braudel, dans les années cinquante, a réfléchi à la possible différence entre civilisation et culture ; il disait qu’au final tout le monde emploie soit l’un, soit l’autre. Pour Braudel, il y avait une différence entre les deux, mais il voyait que ses meilleurs collègues confondaient les deux termes. La solution qu’il a apportée a été simplement de considérer que la distinction n’avait pas vraiment d’importance et il a parlé de Grammaire des civilisations. Cependant, Braudel était conscient que faire l’histoire de « la » civilisation, qui avait déjà été l’obsession de Voltaire en 1756, et qui sera celle de Guizot en 1829, est justement cela, une sorte d’obsession. C’est une histoire qui doit exclure les autres, car quand on lit Voltaire ou Guizot, « civilisation » signifie l’Europe et le progrès ; tout le reste du monde est dans les marges ; c’est pourquoi ils les appelaient « nations », car ils ne représentaient pas la civilisation. Je pense que le premier nom de World history a été histoire de la civilisation, du moins telle qu’on pouvait la pratiquer au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Mais, plus tard, il y a une intervention de l’histoire des sciences ainsi qu’un développement de la linguistique et de l’ethnologie. En Allemagne apparaît la notion d’aire culturelle ou Kulturkreis, avec Bastian, et plus tard, d’autres concepts avec Rätzel et Frobenius, qui vont détruire la possibilité d’une histoire de la civilisation, et qui vont plutôt faire resurgir des histoires particulières d’aires culturelles. Voilà notre problème, car si nous sommes des historiens de l’Amérique latine, nous sommes des historiens d’une aire culturelle (et cela sans parler du terme Amérique latine, qui est en soi problématique). Je ne sais pas si quelqu’un a été au congrès de Berlin, qui s’est tenu à la Freie Universität, consacré à l’Amérique latine et à l’histoire globale. Je ne sais pas si l’histoire globale va finir avec le concept d’Amérique latine, comme 201
Daniel l’avait suggéré hier en parlant de ce qui pourrait se passer entre l’histoire des relations internationales et l’histoire globale ; certes, l’histoire globale pourrait finir avec l’étude des aires culturelles, mais je n’en suis pas tout à fait sûr. Je vois la World history jusqu’au début du XXe siècle, jusqu’à la Guerre froide. Il y a la publication d’un livre influent en 1963 aux États-Unis, dont je ne me rappelle pas le titre, mais qui témoignait d’un certain occidentalocentrisme, comme dans les livres de Toynbee, où au final tout renvoie à l’Occident, même s’il parle beaucoup des autres. Cependant, je crois que la World history était une machine de guerre en faveur de l’Occident. La Global history est plus associée à des travaux qui ont étudié la circulation d’objets, une histoire plutôt matérielle, qui n’avait pas comme objectif de se focaliser sur l’Occident, mais plutôt de mettre en rapport des zones comme l’a fait Timothy Brook dans Le Chapeau de Vermeer, avec la Chine et l’Europe du Nord. L’histoire connectée serait une subcatégorie de l’histoire globale qui met en contact des objets plus nuancés. Dans ma perspective d’historien, je vois la concurrence énorme que nous font les Imperial studies, en particulier les spécialistes de l’Empire ottoman. Je ne sais pas si vous vous êtes rendu compte comment ils essaient de créer de nouveaux paradigmes, dans lesquels les réalités ne sont pas des aires culturelles. Évidemment, il ne s’agit plus de la nation, mais il ne s’agit pas non plus de la globalité. Peut-être l’échelle impériale est-elle l’adéquate. L’attaque est très forte dès les études ottomanes, comme vous l’avez peut-être constaté. Bref, je pense que l’heure n’est pas à une scolastique stérile, mais comme le disait Matthew, nous devons travailler en équipe, évidemment en partant d’un minimum d’accord sur ce que nous faisons.
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Alvaro Mayagoitia (AM) — Pour reprendre ce qui a été dit par Matthew et Georges, je pense plutôt à la nécessité d’établir des accords avec d’autres disciplines, non à la nécessité d’établir des accords à l’intérieur de la discipline. Le risque dans l’usage des termes est toujours présent. Tout à l’heure, nous parlions de « civilisation », par exemple, un terme qui nous renvoie aux travaux sociologiques de Norbert Elias, mais qui peut aussi nous adresser à d’autres travaux historiques. Ceci dit, je pense qu’un problème que nous avons est que nous parlons de choses très différentes en sociologie, en anthropologie, en histoire, en économie et que nous ne pouvons pas partir de définitions proches. GL — Je veux ajouter aussi qu’il y a des généalogies cachées qui rendent le travail plus difficile. Braudel a avoué qu’il admirait Toynbee et il a mentionné que malgré tout, il était un historien très intéressant. Comme vous le savez, Huntington a avoué aussi qu’il admirait Braudel ; il y a donc bien des généalogies cachées! Lisandro Tanzi (LT) — Nous avons parlé hier avec Daniel des présupposés sociologiques et politiques de l’écriture de l’histoire, surtout lorsqu’on étudie les relations internationales. J’ai l’impression que dans les études, en général, et dans l’histoire, en particulier, on ressent le besoin de rétablir une perspective intégrale de la connaissance de l’homme et des processus sociaux. Le compartimentage auquel on est arrivé par le biais de l’industrialisation de l’éducation rend, par exemple, un sociologue incapable d’intégrer l’analyse d’une période historique. L’héritage grec, dans lequel il était concevable de voir dans un même livre la chimie, la physique et la politique a disparu. L’industrialisation de l’éducation crée également les corporations et les privilèges de chaque corporation ; l’histoire ne fait pas exception. Elle se nourrit de ces privilèges au niveau épistémologique et 203
institutionnel. Il n’est pas si étonnant qu’en faisant de l’histoire l’on dévoile l’ethnocentrisme ou qu’on se confronte à la question de construire une connaissance légitime. Il n’est pas étonnant de constater, en même temps qu’ici c’est l’histoire qui convoque les différentes disciplines pour établir la possibilité du dialogue et penser l’homme dans une dimension intégrale. Étudier le passé nécessite une pluralité d’approches, de perspectives différentes. Nous qui écrivons de l’histoire savons qu’on ne peut pas rester dans un seul discours, que ce que dit le type de l’épicerie est aussi très important. Les sources sont diverses comme le sont les approches. L’histoire se sert des techniques et des outils qui ont été développés par les autres sciences sociales. Lorsque Daniel m’a invité ici, il m’a proposé plusieurs pistes de réflexion, comme les travaux de Weber, car Weber a étudié le travail, les religions et les institutions. Je crois que le parcours et l’œuvre de Weber sont importants pour notre débat. Quand nous abordons la perspective globale, nous parlons des problèmes circonstanciels, mais nous parlons aussi des problèmes qui sont liés à la manière de connaître, c’est-à-dire, à la forme dans laquelle l’homme connaît. Je suis le fils de l’interdisciplinarité ; j’ai fait des relations internationales, de la sociologie, après j’ai fait de l’histoire, j’ai une formation solide en études politiques et inévitablement nous ne pouvons plus dissimuler la nécessité d’intégrer la connaissance. Personnellement, il me semble que la perspective globale est très utile pour parvenir à cette intégration. Mais je dirais aussi que nous ne pouvons pas trop demander au concept de globalité, même si le concept montre qu’il est capable d’intégrer les espaces et les temps, les différentes échelles et surtout, d’intégrer les différentes disciplines.
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Isabelle Rispler (IR) — Je pense aux différences entre l’histoire globale et l’histoire mondiale. Les deux essaient d’adopter une perspective globale, ou universelle, capable de prendre en compte toute l’expérience humaine. Ceci dit, je pense que ce qui rend différente l’histoire globale par rapport à ce qui s’est passé avant, est la conscience de la place de l’État-Nation, de sa construction et de sa déconstruction. Je voudrais également introduire le terme d’histoire transnationale, car pour beaucoup de personnes il s’agit du terme à employer pour nommer l’étude des connexions qui dépassent les États. Je suis un pur produit des études inter-disciplinaires. J’ai commencé avec les langues, ensuite avec les études culturelles et interculturelles, et depuis quelques années je fais un doctorat en études transatlantiques, où nous, les élèves et les professeurs, discutons sur la manière dont les études transatlantiques se positionnent par rapport aux autres approches comme l’histoire mondiale et l’histoire globale ; nous nous demandons si nous pouvons prendre l’Atlantique comme quelque chose qui peut remplacer l’État-nation. De mon côté, je me confronte à une difficulté dans le cadre de ma propre thèse : quel mot employer pour parler des lieux ? Est-ce que je dois parler de l’Argentine et de la Namibie ? Je dois revenir aux noms des États tout le temps, mais je ne suis pas du tout satisfaite avec cela. Je me suis beaucoup intéressée à l’intervention de Daniel hier pour ouvrir cet événement, car il nous invitait à prendre position par rapport aux termes, mais je pense aussi que prendre une position peut aussi nous limiter. GL — Pour moi, l’avenir de notre métier est dans la réflexion sur les articulations. Il faut articuler les espaces et les temps, ce qui est déjà assez compliqué, mais il faut le faire sans oublier que les nations ne sont pas mortes et qu’il y a des logiques nationales qui nécessitent ce cadre205
là pour être comprises ; les aires culturelles existent encore et nous ne pouvons tout effacer. Nous devons réfléchir à cela, car il y a des économies-monde, comme disait Braudel, mais il y a aussi des nations qui se sont créées au XIXe siècle. Il faut donc articuler sans rien laisser de côté. BE — Pour moi, l’histoire globale est une histoire qui ne veut pas rester à l’intérieur des frontières pour comprendre le monde ; c’est une façon de comprendre l’histoire du monde qui permet de traverser les frontières pour changer le regard. Pour mon sujet de recherche, cette façon de voir les choses a été très stimulante. Par exemple, j’ai eu beaucoup de mal à comprendre pourquoi le district industriel du pays d’Olmes grandissait malgré la grande dépression qu’il y avait en France à la fin du XIXe siècle. Mais si nous regardons de l’autre côté de l’Atlantique, les exportations de viande et d’autres produits des ovins, il est possible de mieux comprendre ce qui s’est passé. Pour moi, l’histoire globale, c’est donc prendre de la hauteur. DR — Je voudrais revenir à une question dont j’ai parlé hier, à savoir, les défis communs qu’il y a entre l’histoire globale et l’histoire de l’Amérique latine. Le problème, comme vous le savez, est le degré d’articulation de l’Amérique latine aux schémas explicatifs de l’histoire globale. Osterhammel a donné une place à l’Amérique latine dans son livre sur le XIXe siècle, certes, mais je trouve que cette place est plutôt discrète, et que, malgré l’effort d’intégration, l’Amérique latine est « un porte-clé qui pend de la véritable histoire globale », pour le dire ironiquement. La perspective globale de l’histoire, qui n’est pas la même chose que l’histoire globale, est très présente dans d’autres travaux d’histoire économique et politique, comme ceux de Sempat Assadourian et Guerra. Dans un certain sens, les deux historiens inscrivent leurs travaux dans l’échelle impériale, mais tous les empires périssent et après il y a d’autres structures historiques qui 206
se mettent en place. Pour l’histoire contemporaine de l’Amérique latine, l’échelle impériale est indispensable, mais elle est insuffisante, au moins dans la définition classique que nous donnons au terme « empire ». Je voudrais dire un mot sur la question des articulations, qui se pose autant dans le fond que dans la forme, c’est-à-dire, dans notre conception de l’histoire, du temps global et de la méthode de recherche. Je pense qu’aucun historien ne s’oppose aujourd’hui à l’articulation de notre modeste métier avec d’autres disciplines, mais il faut être attentif à la question corporative de notre propre travail, car établir ces articulations dans la pratique est une tâche difficile. J’ai eu souvent l’impression que celui qui sert l’interdisciplinarité laboure la mer. Un problème auquel je suis confronté en tant qu’enseignant d’histoire et de civilisation latinoaméricaine en France est tout simplement que j’ai des élèves qui sont très peu intéressés à savoir ce qu’est l’Amérique latine en tant que « civilisation » indépendante. Comme vous devez le savoir, nous les enseignants nous sommes confrontés à des élèves français dont les principaux repères culturels ne sont plus le Siècle des Lumières, ni la nation française moderne, ni 1789, ni Napoléon. Plusieurs de mes élèves sont issus de l’immigration. Avec ou sans raison plusieurs d’entre eux se sentent plus proches des référents culturels du Maghreb, du MoyenOrient et de l’Afrique noire que de ceux des Lumières ou des Trente Glorieuses. Tout cela me fait croire que l’histoire globale, en plus d’être un défi pour les enseignants, est aussi une opportunité pour construire une histoire plus ouverte, capable de mettre en lumière les interactions, les contacts, les circulations et les réseaux. Faire une histoire de l’Amérique latine dans la perspective ottomane, algérienne, cap-verdienne ou russe ou française 207
est un risque qu’il faut courir. Je dis bien « risque » car nous savons bien tous que l’enseignement de l’histoire a des implications idéologiques très fortes, et que le métier d’historien est très dépendant des présupposés psychologiques, identitaires et nationaux. Dans les six dernières années j’ai enseigné l’histoire et la civilisation de l’Amérique latine, et je me suis confronté au problème fondamental de définir l’Amérique latine comme une « civilisation » et de faire converger son histoire avec l’histoire française, voire européenne. Mais compte tenu de l’hétérogénéité culturelle et identitaire des cours de licence dans des universités autres que Paris 1 ou Paris 4, parler d’une Amérique latine vue de l’Europe peut paraître anodin, parce que l’Amérique latine apparaît dans la mentalité des élèves comme étant liée à d’autres parties du monde grâce au football, au cyclisme, au trafic de drogue, bref, à un espace global qui contredit le cadre institutionnel qui divise les civilisations en aires culturelles et linguistiques différentes, non à la braudelienne, mais comme on les conçoit dans le cycle de l’enseignement supérieur en France. Car qui enseigne, par exemple, l’histoire du XXe siècle latino-américain, sait qu’il est très difficile de faire une histoire complètement nationale ou complètement déliée d’un point de vue plus global. Pensez à la période de substitution d’importations des années trente ou à l’histoire de la Guerre froide. Les circulations des personnes et des produits sont là ; la transposition entre les échelles est là ; les connexions intercontinentales sont là et l’Amérique latine n’est qu’une pièce de tout le puzzle. Je crois qu’enseigner une histoire plus globale est une nécessité, pas simplement pour l’enseignement sur l’Amérique latine, mais pour l’histoire en générale, parce que c’est peut-être une des seules voies permettant d’établir un véritable dialogue avec une génération qui n’a 208
pas les mêmes repères spatiaux et temporels que nous. Dans son dernier livre L’histoire, pour quoi faire?, Gruzinsky commente l’effort de l’éducation nationale pour adapter les programmes du secondaire et parler d’une modernité plurielle, où il y a des hégémonies, des circulations, des guerres et du colonialisme. Il me semble que c’est là une avancée importante, car dans la pratique pédagogique quotidienne nous ne pouvons pas nous permettre d’enseigner une histoire axée sur un seul continent. J’ai proposé au président de Paris 3 de faire un cours de civilisation globale en français, capable d’articuler des aires culturelles différentes avec des processus migratoires, financiers et sociaux, et de réunir et produire de matériaux d’enseignement, comme Norel, Testot et autres l’ont remarquablement fait dans le livre Une histoire du monde globale. Il a accepté cette invitation et nous verrons ce qu’il est possible de faire plus tard, surtout en partant du fait que plusieurs parmi nos élèves sont en conflit avec leurs propres référents identitaires et qu’il faut offrir une vision plus ouverte de l’histoire. À la nécessité de publier dans des revues accessibles et de traduire notre propre production scientifique, je veux ajouter la nécessité de créer de matériaux appropriés pour enseigner une histoire globale. Je pense aux sources et aux manuels, aux cartes et aux podcasts. Nous ne pouvons pas tout enseigner à travers le prisme de l’histoire globale puisque la force des frontières nationales est là, mais il y a des choses essentielles que nous devons enseigner à travers elle, des choses urgentes comme une histoire globale des religions, capable de montrer simultanément l’arbitraire et le réconfort spirituel que le catholicisme, le judaïsme et l’islam peuvent produire, par exemple. GL — J’ai fait lire à mes élèves de licence 3 le livre de Gruzinsky L’histoire, pour quoi faire ; plusieurs d’entre 209
eux m’ont dit que c’était un livre difficile. Certes, lire du Gruzinsky n’est pas toujours facile, car il y a beaucoup de jeux temporels et spatiaux, mais ils m’ont beaucoup parlé des CDs qu’on vend en Amazonie, même si cela n’était pas le problème essentiel. Je partage l’impression de Daniel sur l’effacement des références identitaires, ce qui est pire dans mon université, qui n’est pas dans le centre de Paris. La plupart de mes étudiants sont issus de l’immigration et ils me parlent plutôt du bon sauvage quand nous parlons de l’Amérique latine. Parmi leurs grandes inquiétudes se trouve celle de savoir si les indigènes étaient bons et naïfs et si les Espagnols étaient des méchants. Je leur avais fait lire le livre de Gruzinsky pour qu’ils rentrent dans la question complexe des métissages, des mondes mêlés, mais mentalement ils reviennent à la question du Little big man. Il faudrait donc recommencer par déconstruire la Leyenda negra. DR — Laissez-moi vous raconter deux anecdotes, car s’il y a responsabilité des élèves, il y a aussi une importante responsabilité de la part des enseignants. À la fin d’un cours sur la crise des missiles de 1962, un élève est venu me demander cela : si le commandant Massoud était allé à Cuba, est-ce qu’il serait parvenu à faire une révolution triomphante en Afghanistan ? La question m’a surpris, mais elle m’a montré la façon dont un élève de licence sensible à l’histoire de l’Asie centrale, en partant de ses propres inquiétudes, pouvait interpréter les conséquences de la révolution cubaine. Naïve ou pas, c’est la question que la séance lui a évoquée. J’ai été agréablement surpris lorsque j’ai abordé la question des syrio-libanais, car elle a provoqué un grand intérêt entre plusieurs personnes qui se sentaient proches de la chute de l’Empire ottoman et qui souhaitaient connaître le sort de tous ceux qui s’étaient déplacés aux Caraïbes pour continuer leur vie à la fin de la Grande 210
Guerre. Les migrations sont une porte d’entrée dans l’histoire latino-américaine, mais elles sont aussi une porte d’entrée dans l’histoire globale. GL — C’est intéressant, mais est-ce que tes élèves savent que Shakira est syrio-libanaise ? Il y a un problème car les élèves te diront que tous les migrants qui sont partis en Amérique latine étaient des musulmans, même si tu leur expliques que c’étaient des maronites, des Druzes… faire cela est un véritable effort pour expliquer l’autre. Il reste beaucoup de travail à faire. DR — Oui, mais pas que pour les élèves, l’effort est aussi une responsabilité des enseignants, parce que la partie la plus surprenante de cette histoire a été le commentaire d’un de mes collègues sur la pertinence d’enseigner l’histoire du Moyen-Orient, du Liban ou de la Syrie dans un cours d’histoire de l’Amérique Latine. Franchement, face à un commentaire pareil, je me rends compte qu’il faut éduquer l’éducateur et lui montrer que Shakira est une Colombienne issue de la migration syriolibanaise… Derrière une discussion sur l’histoire globale et sur son enseignement il y a, à mon avis, le problème d’accepter dans la pratique institutionnelle et pédagogique le fait que nous vivons dans une société plus métissée et plus mondialisée, ce qui peut provoquer des résistances de la part de certains enseignants et de membres de l’administration universitaire. MB — Nous terminons en commentant des anecdotes illustratives de l’histoire globale et nous essayons de comprendre ce qui se passe, mais il y a trop de choses à comprendre. Je vais raconter donc mon anecdote. Dans mon université, à Bristol, on va introduire un nouveau cours pour tous les élèves qui s’appelle Global citizenship, nous allons donc former des citoyens. Le résultat est que tous les départements sont en train de se faire concurrence pour donner ce cours, car il représente une attribution 211
importante de ressources. Les politologues, les historiens et les professeurs de langues croient qu’ils sont plus compétents que tous les autres pour donner ce cours. En tout cas, l’institution nous oblige à nous faire concurrence pour donner le cours au lieu de nous faire coopérer pour le faire ensemble ; mais les institutions ne marchent pas comme ça, il y a quelqu’un qui doit gagner, et c’est certain que les historiens et les enseignants de langues vont perdre. C’est pour ça que, j’insiste, nous devons collaborer. BE — Nous avons évoqué Braudel et il me semble qu’il a essayé d’écrire une histoire globale de l’économie à plusieurs échelles dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, il y a presque vingt ans. DR — J’ajouterais à cela le nom d’un historien qui n’a pas été mentionné ni hier ni aujourd’hui, Denys Lombard, qui a écrit ce remarquable travail qu’est le Carrefour javanais. Il s’agit d’un travail très intéressant, moins connu que celui de Braudel, mais qui à mon avis témoigne d’une grande audace intellectuelle. Dans ce travail, les chronologies ne sont pas traitées comme des limites précises, mais plutôt comme des possibilités de compréhension des interactions culturelles. Lombard compare sans trop se soucier de l’anachronisme, il expérimente dans sa recherche et dans son écriture et cela est très important pour l’histoire globale, parce que pour expérimenter, il faut apprendre à renoncer, à voir les choses autrement. Je crois que son travail doit beaucoup à la littérature, à l’anthropologie et à l’ethnographie. GL — Dans l’œuvre de Lombard chaque chapitre revient à la même chose. Il y a aussi une grande audace dans la narration. Mais il ne faut pas oublier que Lombard s’est inspiré de la Méditerranée, et qu’il nous présente une Méditerranée asiatique. Le Carrefour javanais a beaucoup inspiré Romain Bertrand, qui est devenu un historien de 212
l’Indonésie après l’avoir lu. Il est évident que Lombard est très méconnu, mais il a été quelqu’un de très important à son époque. Braudel est passé à la postérité à cause de sa position institutionnelle, car il est devenu l’Empereur Braudel, comme l’appelle François Dosse. Lombard était quelqu’un de très humble et discret. Par ailleurs, j’ai organisé un colloque à Bogotá sur Braudel et l’Amérique latine en 2009, avec l’Université Externado, et nous avons découvert que Braudel était quelqu’un de très actuel pour les historiens de l’Amérique latine. DR — Certes, Braudel est quelqu’un de très important, mais cela n’empêche pas de regarder plus attentivement le travail de Lombard, une esquisse d’histoire globale avant la lettre… Je vous propose de faire un dernier tour de table pour conclure ce débat. BE — Nous avons très peu parlé des réseaux aujourd’hui, mais je pense que parler des réseaux est très important pour changer les représentations figées que nous avons sur les choses. Pour l’histoire globale, les réseaux sont fondamentaux. GL — Je suis d’accord, mais il faut travailler l’articulation de réseaux à plusieurs niveaux, et surtout des logiques qui, en apparence, n’ont rien à voir entre elles. Dans ce sens, il est indispensable d’articuler une logique des réseaux avec une logique des aires culturelles. Marcos Garcia de Teresa — Moi, comme anthropologue, je voudrais revenir à la question de l’interdisciplinarité. Si nous voulons travailler ensemble, il faut nous mettre d’accord sur les concepts, en commençant par le concept d’interdisciplinarité. Faut-il se mettre d’accord sur les outils de travail comme les archives ou le terrain ou s’agit-il plutôt de se mettre d’accord sur les types des questions ?
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Clairement à l’intérieur des sciences sociales il y a déjà un travail inter-disciplinaire, comme le montre le fait qu’un anthropologue peut travailler sur la Coupe du monde de 1930 en Uruguay ou qu’un historien qui travaille sur l’arrivée de Colomb en Amérique doit aussi faire un peu d’anthropologie. Il nous manque des espaces de discussion, mais comme Matthew Brown l’a dit, les institutions ne sont pas faites pour cela et il faut créer les espaces ; je pense à la communication d’Irina, où les concepts se mélangent. GL — L’histoire n’est pas bonne si elle n’est pas anthropologique. Un danger qu’avait signalé Stephan Rinke est que l’histoire globale pourrait progressivement se réduire à une pure circulation des objets et il faut faire attention à cela, car l’histoire globale, dans un certain nombre de cas, se réduit à l’histoire économique. Il ne faut donc pas oublier la dimension anthropologique fondamentale de n’importe quelle histoire. DR — Certains d’entre vous sont venus de loin, d’autres de très loin, je voudrais donc vous remercier d’avoir participé à ce débat. Merci.
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Note sur les auteurs et les intervenants
Matthew Brown Professeur au département d’études hispaniques, portugaises et latino-américaines de l’Université de Bristol est MA en histoire (Université d’Edimbourg) et docteur en histoire (Université de Londres). Après avoir travaillé pendant une décennie sur Simón Bolívar et l'indépendance de l'Amérique du Sud, il s'intéresse actuellement à l'histoire du sport en Amérique du Sud, notamment à la naissance des premières équipes de football. Parmi ses publications récentes on retiendra « Football and Urban Expansion in São Paulo, Brazil », Sport in History, vol. 36, p. 162-189 et « The Global History of Latin America », Journal of Global History, vol. 10, p. 365-386. Bruno Evans Professeur d’histoire et de géographie depuis 2007, Bruno Evans, après un DEA d’histoire, est actuellement doctorant au sein du laboratoire FRAMESPA sous la direction de Jean-Michel Minovez. Son projet de thèse s’intitule « Dynamisme et connexion au monde des territoires industriels du jais et du peigne en vallée de l’Hers et du Touyré, Aude et Ariège, 1750-1930 ». Cette recherche tend à montrer l’ouverture au monde d’un territoire industriel rural sur la longue durée grâce au
croisement de nombreuses archives privées et publiques. Sur ce sujet, il a publié, entre autres, « Du jais au peigne : culture technique, esprit d’entreprise et industrie en Pays d’Olmes », Archives ariégeoises, n° 1, 2009, p. 159-186. Susana V. García Susana V. García est membre du Conseil national des recherches scientifiques et techniques, CONICET. Elle est rattachée au Musée de La Plata (Argentine). Ses travaux portent sur l’histoire de la zoologie et des sciences au XIXe et XXe siècle. Georges Lomné Georges Lomné est MCF à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Historien de l’Université de Paris IV, agrégé et docteur de l’Université de Marne-la-Vallée, il a été pensionnaire de recherche à l’Institut Français d’Études Andines (IFEA) à Quito et à Bogotá, ainsi que directeur de l'IFEA à Lima. Il s’intéresse à l’esthétique et à la politique, notamment à l'histoire des concepts politiques (XVIIIe-XIXe), des transferts et circulations entre l’Europe et l’Amérique latine. Parmi ses publications récentes on notera : François-Xavier Guerra: Figuras de la Modernidad Hispanoamérica. Siglos XIX-XX, Bogotá, Universidad Externado de Colombia, Taurus, 2012 (avec Annick Lempérière (dir.) et « 1794, ou l’année de la ‘sourde rumeur’. La faillite de l’absolutisme éclairé dans la vice-royauté de Nouvelle-Grenade », Annales historiques de la Révolution française, 3, 2011, p. 9-29.
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Mariano Martin Schlez Mariano Martin Schlez est docteur en histoire de l’Université de Buenos Aires et chercheur en histoire latino-américaine et argentine du CONICET ; il est affilié au département des Sciences humaines de l’Université nationale du Sud. Il a été enseignant du Département d’histoire de l’Université de Buenos Aires et professeur invité aux universités Pablo de Olavide de Séville et Complutense de Madrid. Boursier de la Casa de Velázquez et chercheur postdoctoral à l’Université de Nottingham, il se concentre sur l’étude du commerce colonial, du capital marchand et des indépendances en Amérique du Sud. Parmi se publications notons : « El comercio de un monopolista. Volumen, contenido y sentido de la circulación, según un estudio de caso (Río de la Plata, 1770-1820) », Anuario de Estudios Americanos, vol. 73, nº 1, Escuela de Estudios Hispanoamericanos-CSIC, Sevilla, 2016, p. 163-198 ; « ¿Esclavistas versus monopolistas? Las disputas en torno al tráfico de esclavos en el virreinato rioplatense (1780-1810) », Boletín Americanista, nº 72, Facultat de Geografia i Història, Universitat de Barcelona, Barcelona, 2016, p. 133-154. Alvaro Mayagoitia Mendoza Alvaro Mayagoitia Mendoza est professeur d’économie, société et d’histoire économique au Centre universitaire de Tonalá, de l’Université de Guadalajara. Doctorant en Histoire contemporaine des Mondes étrangers et des Relations internationales à l’Université de Paris 1, Panthéon-Sorbonne, il travaille actuellement à la rédaction d’une thèse sur les relations internationales à la lumière de l’intervention française au Mexique. Il est membre du comité académique chargé de l’élaboration des contenus des cours d’économie et société au Mexique. Ses 217
thèmes de recherche sont les relations internationales et l’histoire mexicaine et française au XIXe siècle. Rocío Moreno Cabanillas Rocío Moreno Cabanillas est chercheur prédoctoral à l’Université Pablo de Olavide de Séville (UPO) et boursier du ministère espagnol de l’Éducation, de la Culture et des Sports. Diplômée en sciences humaines en 2011 et détentrice d'un master en histoire de l’Europe en 2013, elle travaille actuellement sous la direction de Manuel Herrero Sánchez. Sa thèse s’intitule « Communication et empire : la réforme du système postal à Cartagena des Indes (17131777). Vers un nouveau modèle de souveraineté ? » Elle a publié « Las comunicaciones en Ultramar : obstáculos y resistencias en el plan de reforma postal », Arte y patrimonio en Iberoamérica. Tráficos transoceánicos, 32, p. 91-101 ; et « El primer paquebote de correos marítimos a las Indias (1764): precursor de un nuevo sistema postal ultramarino », Revista de Historia Naval. XXXII-126, p. 75-89. Instituto de Historia y Cultura Naval Armada Española, 01/09/2014. Irina Podgorny Irina Podgorny est historienne des sciences, rattachée au Musée de La Plata (Argentine) et membre du CONICET. Elle est l’auteure de nombreux articles et d’une dizaine de livres sur l’histoire des musées et des collections d’histoire naturelle du XIXe siècle. Isabelle Rispler Isabelle Rispler, M.A., est doctorante en cotutelle à l’Université Paris Diderot et à l’Université du Texas à 218
Arlington. Sa thèse porte sur les expériences des germanophones dans l’Atlantique Sud (Argentine et Namibie) au XIXe siècle. Elle s’intéresse au colonialisme/impérialisme, aux migrations et aux transferts culturels. Elle a publié l’article « Negotiating ‘German-ness’ within the Transatlantic Space: The German-Argentine Community of Buenos Aires », RITA, 6 (2013). Lisandro Tanzi Lisandro Tanzi est doctorant au Centre de recherches sur les mondes américains (CERMA, EHESS). Il s’intéresse notamment à l’histoire politique argentine, aux usages de la force étatique et à la conflictualité sociale. Il est l'auteur de « Legalidad e ilegalidad. Un esquema de interpretación restrictivo de la problemática del narcotráfico en las Américas », Horizontes sociológicos, Centre d’études et recherches sociales, janvier-juin 2013, et de « El contenido de la Agenda de las Américas en Defensa y Seguridad en posguerra fría. Un análisis crítico », L’ordinaire latino-américain, n° 195, janviermars 2004.
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Amérique latine aux éditions L’Harmattan Dernières parutions Politique étrangère du Brésil au XXIe siècle L’action autonomiste et universaliste d’une puissance mondialisée
Muxagato Bruno - Préface de Georges Couffignal
Lors de la dernière décennie, le Brésil a opéré une projection internationale sans précédent dans l’histoire du pays, essentiellement grâce à l’action diplomatique volontariste du président Lula. La politique extérieure brésilienne a combiné les relations Sud-Nord et Sud-Sud, dans le but d’affirmer le pays en tant qu’acteur global. L’auteur se propose ici d’explorer la question centrale de l’insertion du géant sud-américain dans le jeu mondial. (Coll. Recherches Amériques latines, 35.00 euros, 346 p.) ISBN : 978-2-343-05860-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-37616-5 Le démantèlement du budget participatif de Porto Alegre ? Démocratie participative et communauté politique
Langelier Simon
Le budget participatif de Porto Alegre au Brésil est fréquemment cité en exemple comme modèle de prédilection offrant une alternative crédible à la démocratie libérale. En donnant accès à ce nouvel espace public aux citoyens, il a redéfini notre conception de la communauté politique et notre rapport avec le pouvoir. Mais, plus de vingt-cinq ans après sa création, que reste-t-il de ce modèle de démocratie participative ? (Coll. Recherches et documents Amériques latines, 26.00 euros, 248 p.) ISBN : 978-2-343-05970-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-37797-1 Mythes, rituels et politique des incas dans la tourmente de La Conquista
Szemínski Jan, Ziólkowski Mariusz - Avant-propos de Nathan Wachtel Traduction en français du polonais et de l’espagnol d’Arnold Lebeuf
À la différence d’autres bâtisseurs d’empires, les Incas ne disposaient d’aucune supériorité technique ou militaire significative sur les peuples qu’ils soumirent ou contrôlèrent. Leur succès s’ancrait dans une habile politique et une propagande efficace dont la doctrine religieuse impériale formait le noyau. Les deux auteurs, philologue et archéologue, étudient les mythes, rites et univers politique des Incas, éclairent les causes supposées de l’effondrement de leur empire. (Coll. Horizons Amérique Latine, 39.00 euros, 440 p.) ISBN : 978-2-343-03160-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-37347-8
Les Mapuche à la mode Modes d’existence et de résistance au Chili, en Argentine et au-delà
Sous la direction de Ricardo Salas-Astrain et Fabien Le Bonniec
Les treize essais réunis ici détaillent les caractéristiques principales du monde socioculturel mapuche au Chili et en Argentine, montrant la revitalisation de leurs ressources sociales et politiques pour s’imposer en tant que protagonistes de leur insertion dans le monde contemporain. (Coll. Esthétiques, 31.00 euros, 298 p.) ISBN : 978-2-343-05031-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-37415-4 Les droits indigènes en Amérique latine
Sous la direction d’Arnaud Martin
La découverte de l’Amérique latine en 1492 marqua, pour les peuples amérindiens, le début d’une longue descente aux enfers. Massacrées, réduites en esclavage ou condamnées à choisir entre l’exclusion et l’assimilation, les populations indigènes semblaient condamnées à disparaître. Cinq siècles plus tard, le constat est tout autre et l’on peut parler d’un «retour des peuples indigènes». Le droit international et interne reflète cette transformation, reconnaissant la légitimité des droits indigènes et leur accordant une protection imparfaite, mais qui constitue un progrès considérable. (Coll. Droit comparé, 32.00 euros, 318 p.) ISBN : 978-2-343-05658-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-37443-7 La coopération médicale internationale de Cuba L’altruisme récompensé
Howlett - Martin Patrick
Alors que les facultés de médecine cubaines forment gratuitement des milliers d’étudiants issus de milieux défavorisés des pays du Sud, Cuba dispose aujourd’hui d’un nombre de personnel de santé en mission d’assistance à l’étranger plus élevé que toutes les nations du G8 réunies. Si ces services médicaux sont aujourd’hui monnayés auprès des pays qui ont la capacité financière de les rémunérer, l’altruisme et l’internationalisme à l’origine de cette coopération prédominent toujours. (Coll. Inter-National, 21.00 euros, 214 p.) ISBN : 978-2-343-06038-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-37424-6 Être noir au Brésil aujourd’hui Identités et mémoires en mutation
Sous la direction d’Ewa Bogalska-Martin
Traditionnellement, l’identité nationale au Brésil fut construite autour de l’idée de démocratie raciale, allant de pair avec le développement d’une «spécificité positive» du peuple brésilien issu du métissage entre Blancs, Noirs et Indiens. Or, sous l’impulsion du président Lula, le pays connaît un tournant dans le traitement de la question ethnique. La préservation des minorités invisibles dans l’histoire et la culture brésilienne officielle s’exprime aujourd’hui avec force. (Coll. La Librairie des Humanités, 24.00 euros, 352 p.) ISBN : 978-2-343-05345-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-37141-2
Pratique de la capoeira en France et au Royaume-Uni
Granada da Silva Ferreira Daniel Préface de Stefania Capone et Matthias Röhrig Assunção
La capoeira, cet art martial d’origine afrobrésilienne, est en pleine vigueur au XXIe siècle dans plusieurs pays de par le monde. Le présent ouvrage analyse les processus de transnationalisation de la capoeira en France et en Angleterre. Si son expansion accompagne l’émigration de Brésiliens en quête de meilleures conditions de vie et de travail à l’étranger, mais elle s’appuie également en grande partie sur l’appropriation et l’adaptation des pratiquants locaux. (Coll. Inter-National, 29.00 euros, 280 p.) ISBN : 978-2-343-05209-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-37159-7 Les Français au Mexique XVIIIe-XXIe siècle (Volume 1) Migrations et absences
Sous la direction de Javier Pérez Siller et Jean-Marie Lassus
Quarante chercheurs dressent un bilan sur le sens de trois siècles de présence française au Mexique. Flux migratoires, transferts de savoirs et techniques, marginalité des migrants ou leurs réseaux, leurs traces, négoces, institutions ; fictions, représentations et conflits d’interprétations -plus qu’un simple inventaire, ce volume questionne le phénomène migratoire, multiplie les approches patrimoniales, régionales, militaires, démographiques et politiques, témoins d’une aventure tant individuelle que collective. (Coll. Recherches Amériques latines, 40.00 euros, 416 p.) ISBN : 978-2-343-05608-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-37041-5 Les Français au Mexique – XVIIIe-XXIe siècle (Volume 2) Savoirs, réseaux et représentations
Sous la direction de Javier Pérez Siller et Jean-Marie Lassus
40 chercheurs dressent un bilan sur le sens de trois siècles de présence française au Mexique. Ce second volume rend compte de la circulation des savoirs et de l’évolution des pratiques dans les domaines des sciences de l’éducation, de la géographie, l’histoire des «antiquités mexicaines», des utopies politiques - dans lesquels les Français ont pris une part peu commune. La dernière partie revisite les fictions et représentations dans les domaines littéraire ou artistique. (Coll. Recherches Amériques latines, 48.00 euros, 498 p.) ISBN : 978-2-343-05607-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-37040-8 Le droit des droits De l’application des droits fondamentaux en Colombie au prisme du droit comparé
Bernal Pulido Carlos
Les nouvelles constitutions promulguées en Amérique latine à partir de la dernière décennie du XXe siècle, comme celle de Colombie de 1991, ont entraîné des transformations sans précédent dans la structure et le fonctionnement du droit des pays de la région. Le changement le plus important est celui relatif aux droits fondamentaux. De nos jours, ce n’est plus le droit qui est la mesure des droits, mais les droits qui sont la mesure du droit. Les droits fondamentaux sont
le prisme à travers lequel il faut interpréter tout le droit ordinaire ; le droit latinoaméricain d’aujourd’hui est ainsi le droit des droits. (Coll. Droit comparé, 37.50 euros, 372 p.) ISBN : 978-2-343-04835-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-36848-1 La représentation du sujet noir dans l’historiographie colombienne Le cas de Carthagène des Indes (1811-1815)
Montes Montoya Angélica
Quelle est l’image de la population noire dans le récit historique des Indépendances en Amérique latine et comment cette image a-t-elle été construite ? Cet essai montre, à partir du cas colombien, quelle représentation des Noirs a été fabriquée par ses historiens du XXe siècle, et interroge la contextualisation des discours historiques, la relation entre récit historique et parcours de l’historien, et les conséquences des discours historiques dans l’ordre du politique comme des représentations socio-raciales. (Coll. Recherches Amériques latines, 15.50 euros, 154 p.) ISBN : 978-2-343-05327-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36924-2 Chili 1973-2013 Mémoires ouvertes
Sous la direction de Hélène Finet et Francis Desvois
Le coup d’État militaire du 11 septembre 1973 contre Salvador Allende a fortement divisé la société chilienne. Les tensions entre les différents partis politiques accompagnent les divergences entre «ceux de l’intérieur» et les exilés. Pour ces derniers, le conflit de générations produit une dialectique inédite entre la fidélité à l’avant et là-bas des parents et un ici et maintenant occidentalisé. Cet ouvrage questionne un pays sur lequel planent l’ombre omniprésente du président Salvador Allende et le souvenir de Pablo Neruda, mort quelques jours après le coup d’État. (Coll. Recherches Amériques latines, 17.50 euros, 176 p.) ISBN : 978-2-343-05407-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-36768-2 Adoptions, dons et abandons au Mexique et en Colombie Des parents vulnérables
Sous la direction de Françoise Lestage et Maria-Eugenia Olavarria
Depuis les années 1990, les études sur la parenté ont connu un nouvel essor en Europe et aux États-Unis tout en empruntant d’autres voies que celles de l’anthropologie «classique» : le genre, la sexualité ou les représentations de la conception et du corps. Les textes de ce volume participent de ce renouveau et affirment également l’intérêt de relier deux champs de l’anthropologie : la parenté d’une part, la migration et les études interethniques de l’autre. L’étude est conduite au Mexique et en Colombie. (Coll. Recherches Amériques latines, 22.00 euros, 220 p.) ISBN : 978-2-343-05147-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-36509-1
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AmÉrique lAtine globAle Histoire connectÉe, globAle et internAtionAle
L’histoire globale a contribué à mieux cerner des périodes et des questions qu’on ne connaissait que supericiellement, mais l’Amérique latine reste toutefois encore largement en dehors de ses modèles explicatifs. Pour interpréter la place du sous-continent dans l’histoire du monde, l’heure n’est plus à une querelle entre paradigmes de travail ni aux procès d’intention, mais au dialogue entre chercheurs de tous horizons. Ce volume réunit les travaux de chercheurs désireux d’écrire une histoire moderne et contemporaine « à parts égales », capable de comprendre les connexions des peuples à des échelles temporelles et géographiques diverses. Les thématiques abordées dans ces pages sont diverses, allant de la circulation de l’information à l’intérieur de l’Empire espagnol au XVIIIe siècle aux migrations des germanophones en Namibie et en Argentine au XIXe siècle. Le lecteur y trouvera nombre de références à un passé partagé entre continents. En annexe est retranscrit un débat sur les rapports entre histoire internationale, connectée et globale, ainsi que sur les déis pédagogiques qu’implique l’enseignement d’une histoire à dimension planétaire. Les auteurs et intervenants Matthew Brown (Univ. de Bristol et d’Edimbourg), Bruno Evans (framespa), Susana V. García (conicet et Musée de La Plata), Georges Lomné (Univ. Paris-Est Marne-la-Vallée), Mariano Martin Schlez (Univ. de Buenos Aires et CONICET), Alvaro Mayagoitia Mendoza (Tonalá, Univ. de Guadalajara), Rocío Moreno Cabanillas (Univ. Pablo de Olavide de Séville), Irina Podgorny (CONICET et Musée de La Plata), Isabelle Rispler (Univ. Paris Diderot et Univ. du Texas, Arlington), Lisandro Tanzi (CERMA, EHESS).
Daniel Emilio Rojas est maître de conférences en histoire et civilisation d’Amérique latine contemporaine à l’Université de Grenoble Alpes. Historien et philosophe de l’Université des Andes (Bogotá-Col.) et ancien élève de l’École Normale Supérieure de Paris, il est docteur en histoire (Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Ses travaux de recherche se situent à l’intersection de l’histoire globale, de l’histoire contemporaine des relations internationales (en particulier de l’Amérique latine) et des études sur la guerre. Parmi ses dernières publications on retiendra « Los latinoamericanos de París en el cambio de siglo. A propósito de Die Haupstadt Lateinamerikas, de Jens Streckert », Colombia Internacional, n° 87/2016 (mai-août), « Proils des élites politiques latino-américaines », p. 115-139 ; « La reconnaissance des gouvernements ibéro-américains. Histoire du droit international et histoire transnationale », Relations internationales, Nouvelles recherches, 2015/2 (n° 162), PUF, p. 9-30, et « Forces navales, recrutement d’étrangers et formation de la nation en Colombie, 1825-1830 », Revue historique des armées, n° 277/2015, « Chefs de Guerre », p. 93-103. Couverture : © Harvepino - Thinkstock
ISBN : 978-2-343-11517-7
23 €
9 782343 115177