236 85 27MB
French Pages 120 [140] Year 2007
Anja Eichler
Albrecht Dürer
h.l.ùllmann
Frontispice l'Adoration de la Sainte Trinité (Retable Landauer) (détail ill. 79)
l rc de couverture Autoportrait (détail ill. 47) © Giraudon, Prado, Madrid, Espagne / The Bridgeman An Library
4c de couverture Portrait de jeune homme (il!. 115) © akg-images
Citation (4c de couverture) l:rasme de Rotterdam, De recta Latini Graecique sermonis pronuntatione, 1528
Pour les illustrations par Paul KI« er Klaus Sraeck (137, 138) © 2007 VG Bild-Kunsr, Bonn
© 2007 pour l'édition originale: Tandem Verlag GmbH h.f.ullmann is an imprinr ofTandem Verlag GmbH Édition spéciale Directeur arrisrique: Peter Feierabend Chef de projet et direction éditoriale: Ure E. Hammer Suivi édicorial : Jeannette FentroB Layout et maquette : Barbe! Melsmann Design de la jaquette: Simone Sticker Titre original : Meister der deutschen Kunst-A/brecht Dürer ISBN 978-3-8331-3720-4
© 2007 pour l'édition française: Tandem Verlag GmbH h.f.u11mann is an imprinc ofTandem Verlag GmbH Traduction de l'allemand: Aude Virey-Wallon Lecture; Cécile Carrion Suivi éditorial : Lisa Heilig
Princed in China ISBN 978-3-8331-3722-8 10987654321 X IX VIII VII VI V IV Ill Il 1
Sommaire Albrecht Dürer: un peintre emblématique à l'aube des temps modernes 6
De l'orfèvrerie à la peinture 10 D igression : Nuremberg, ville ouverte sur le monde 20 Rencontre avec les proportions et la perspective - Le premier voyage en Italie 22 Digression : Exploration du monde et premiers témoignages d'un goût naissant pour les voyages 34 Une révolution dans l'art de la gravure et de la peinture 36
Digression : Reproduction et diffusion - Histoire et fonction de la gravure
60 Années d'investigations théoriques et artistiques
62 Les chefs-d'œuvre de la peinture - Le second voyage en Italie 70
Le maître fameux de Nuremberg 80 Les commandes xylographiques pour l'empereur Maximilien Ier 88 Digression : De l'artisan à l'individu conscient de son rang d'artiste 100 L'homme au centre de toute chose - Nouvelles formes de portraits 102 Digression : Humanisme et Réforme en Allemagne 110
Les résultats d'une vision libre - Le voya~ Pays-Bas 112 «
«
En vérité l'art est dans la nature » - Les ultimes années 122
Dürer est mort ! Vive Dürer ! » - Le rayonnement de Dürer du XVIe au xxe siècle 130 Chronologie 136
Glossaire - Bibliographie sélective - Crédit photographique 13 -140
ALBRECHT DORER UN PEINTRE EMBLÉMATIQUE À L'AUBE DES TEMPS MODERNES
2 Awoportrait il la foumm: (déta il de l'ill. 60).
Par sa frontali té inhabiruelle, reprenant le schéma des représentations christiq ues, cet au roportrait réalisé par Albrecht Dürer en 1500 devinr l'une des peintures les plus célèbres de l'hisroire de l'arc occidental. Au cours d~ siècles, il fur interprété de diverses manières ranr en peinture qu'en gravure.
6
Avec Al brechc Dürer apparue, pour la première fo is au nord des Alpes, un peintre all emand qui réussie à affirm er son individualité d'artiste, sur le modèle des représentants de la Renaissa nce italienne, et à s' intégrer dans la société cultivée de son temps (i ll. 2) . En cane qu'Allemand , il reçue sa vie durant la double influence artistique des Pays- Bas et de l'Italie. Si, dans sa première période, Dürer fut davantage marqué par l'arc fl amand , vraisemblablement transmis par la traditi on d'ateli er de so n m aître fran co n ien M ichael Wolgemu t (1 434/ 1437- 151 9), c'est surcout l' impact de la Renaissance italienne qui marqua les années suivant ses voyages en lcalie, le conduisant à l'invention de nouvelles solutions fo rmelles. I.:incérêc pluriel que Dürer portait à la nature et au monde environnant, sa confrontation avec les œ uvres d'autres artistes, et le brio avec lequel il suc assimiler leur influence en des créations novatrices, lu i permirent de donner à l'a rt du nord des Alpes, puis de l'Europe entière, des impulsions déterminantes qui en marquèrent l'évolution historique. Il fut ainsi le premier artiste du nord des Alpes à peindre un auroporcrait, et le premier aussi, par ses aquarelles, à réaliser des paysages autonomes, affran chis du co ntexte de l'iconographie chrétienne. Interl ocuteur es timé, il fréquenta les cercles de scientifiques et d'humanistes fameux, acquérant luimême un savoir cl assique. Il étudi a l'Antiquité par l'intermédiaire des artistes de la Renaissance italienne, et intégra ces connaissances dans ses œ uvres. C'est avec un génie incomparable que Dü rer sut transposer dans son art, notamment dans so n œ uvre gravé, la découverte de la perspective centrale, et l'étude des proportions idéales du corps humai n et du cheval, d'après les théories de Vitruve (né vers 84 av. J .-C.) et de Léon ard de Vin ci (1452-1519). D e son vivant déjà, il assura la pérennité de son nom en faisant vendre ses gravures à l'étranger par des commissionnaires. Ce procédé co nsistant à choisir des voies de commercialisation inédites, comm e un entrepreneur indépendant, témoigne de manière exemplaire de la confiance en soi et de la fierté nouvelles d'un artiste qui se détacha progressivement du statue d'artisan tributaire de commandes, hérité de la tradition médiévale.
Après sa more, Dürer resta à travers les siècles l'un des artistes les plus admirés de co us les temps. Aujourd'hu i encore, l'époque de Dürer es t synonyme du passage de la fin du Moyen Âge à la Renaissance allemande. La qualité et la variété de ses œ uvres et de ses suj ets so nt stupéfi antes, tant en ce qui co ncerne le fond que la fo rme. Les boi.s et burins de Dürer lui valurent la célébrité dans l'Europe entière; aujo urd'hui enco re il est considéré, dan s le do maine de la gravure, co mme le plus grand maître de son temps. Admirant ses dons de graveur et de peintre, ses contemporains le qualifièrent de « nouvel Apelle », en référence à l' un des pein tres les plus réputés de !'Antiquité qui vivai t au ive siècle avant Jés us-Chris t. Bi en que ses peintures aient été réalisées le plus souvent sur commande - les plus demandées étant les portraits, et les retables et tableaux de dévo tion -, Dürer les enrichit de solutions pi cturales in édi tes, les chargeant aussi de fo nctio ns · nouvelles. Ses aquarelles et dessins fasc inent par leur diversité thématique et techniqu e, et témoignent à la fo is du so in apporté par Dürer à la préparation de ses tableaux et de son intérêt parti culier pour la nature. Heureusement, à la di ffére nce d'a utres arti stes, beaucoup de ses œuvres sont parvenues jusqu'à nous, offrant un vaste panorama de son acti vité créa trice. Outre 350 bois ec burins, subsistent 60 peintures et quelque J 000 dessins et aquarelles. Au cours des siècles, Dürer fut progress ivement élevé au rang de fi gure emblématique, comme l'attestent la réception de son Autoportrait à la fourrure et les monuments élevés à sa mémoire au xrxe siècle (il!. 3, 4) . Si, du xv1e au XIXe siècle, Dürer et son œuvre furent surtout in terprétés et admirés par des artistes et des co ll ectionn eurs, on vit s'a morcer au xrxe siècle un e étude scientifique de sa production artistique qui pu t s'appuyer sur d'abondants documents historiques. En effe t, les écries laissés par Dürer co mprennent des récits autobiographiques, des traités théo riques et un Journal de voyage, mais aussi des poèmes et des lettres adressées à des co mmanditaires ou des amis humani stes. Dürer es t le premier artiste allemand donc il reste autant de déclarati ons et de lettres personnelles
3 Georg Vischer, Le Christ et la femme ad11ltère, 1637. Huile sur bois, 70 X 109 cm. Ake Pinakochek, Bayerische Staatsgemaldesammlungen, Munich. Cette peimure est le premier exemple d'une interpréta· tion du célèbre Autoportrait de Munich (ill. 60), intégré ici dans une scène de la vie du Christ. Elle fut réalisée à la demande de !'Électeur de Bavière Maximilien Jcr, collectionneur passionné des œuvres
de Dürer. Une copie fidèle de ('Autoportrait de Dürer occupe le cencre de la composition. Vischer copia ainsi
d'autres œuvres fameuses du maître de Nuremberg, comme les volets latéraux du Retabk Paumgarmer (ill. 53), qu'il compléra selon les directives de son commanditaire.
permettant de tirer des conclusions sur l'artiste en tant qu'individu. Des contemporains, comme le patricien de Nuremberg Christoph Scheurl (1481-1542), enrichirent ces données de points d'encrage supplémentaires, à l' instar de biographes fameux comme le Hollandais Karel Van Mander (I 548-1606), l'artiste allemand Joachim von Sandrart (1606-1688), ou encore l'artiste, architecte et théoricien Giorgio Vasari (1511-1574). Ce foisonnant héritage permet de brosser un portrait du caractère et de la personne de Dürer, plus précis que pour les autres artistes de son temps. Mais les écrits de Dürer lui confèrent aussi une position unique qui le distingue tant de ses devanciers que de ses successeurs : ses traités théoriques donnent des informations concrètes sur ses méthodes de travail, ses capacités didactiques et les connaissances théoriques et scientifiques qui lui permirent de rédiger ces ouvrages. Un bon exemple en est le traité de Dürer sur la peinture, intitulé Speis der Malerknaben
(« Nourriture des apprentis peintres »), dans lequel il explique à ses élèves les tâches et possibilités de la peinture, et leur concrétisation. Au cours des dernières décennies, les recherches sur Dürer progressèrent à travers une profusio n d'écrits : la bibliographie de Matthias Mende, parue à l'occasion du 500< anniversaire de la naissance de Dürer, regroupe plus de 10 000 titres. Depuis le XVIe siècle, toute « renaissance » de Dürer s'accompagne de points de vues et de connaissances nouvelles. Les déclarations d'artistes , de collectionneurs et d'amateurs se comptent par milliers. [étude scientifique de la perso nne et de ]'oeuvre d'Albrecht Dürer a suscité un intérêt ininterrompu jusqu'à nos jours . Bien que chaque année de nombreux écrits paraissent sur ce sujet, ses oeuvres, par leur complexité, placent sans cesse les spécialistes face à de nouvelles questions. Dürer demeurera roujours un phénomène unique, digne d'une attention constante.
4 Christian Daniel Rauch, Monument à Albrecht Dürer, 1826-1840. Statue de bronze. Albrecht-Dü rer-Plarz, Nuremberg. Louis Jcr de Bavière (1786-1868) commanda au sculpteur berlin ois Christian Daniel Rauch une statue en bronze grandeur nature de Dürer, monument commémoratif qui fm dressé sur l'actuelle place Albrecht-Dürer à Nuremberg. Exemple marquant de la J de Dürer au début du XIXe siècle, cene œuvre témoigne de la vénération dont l'artiste fü alors l'objet.
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DE L'ORFÈVRERIE À LA PEINTURE
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5 Armoiries des familles Diirer-Holper, 1490 (verso de l'ill. 9). Hui le sur bois, 47 X 39 cm. Galleria degli Uffizi, Florence. Les armoiries des familles Dürer et Hol per représentées dans cette variante pe in te apparaissent aussi dans une gravure sur bo is datée de 1523 . Ces• armes parlantes» figurem ici au verso du pre mier portrait du père de D üre r peint en 1490. Ell es mont rent à gauche une porte de grange ouverte qui fait sans doute référence au patronyme du peintre. Le nom Dürer - ou Türer - vient de Tiir (porre), transcription allemande du mo t hongrois ajto. La fami lle était en effet originaire du village actuel
d'Ajtos près de Gyula, chef-lieu du comirar de Békés.
6 Autoportrait à liîge de treiu am, 1484. Pointe d'argent sur papier, 27,5 X 19.G cm. Graph ische Sammlung Al ber tina, Vienne .
À treize ans, D ürer créa le prem ier autoportrait d'un artiste exécuté à un âge aussi précoce. Les rrai ts de Dürer, également immo n alisés dans des autoportraits plus tardifs, sont ici sais is à la pointe d'argent en un rracé délicat bien qu'encore enfantin. Comme l'ange d'une
A1111011ciatio11 de Martin Schongauer, relevant enco re du goth ique finissant, l'enfant regarde vers la droite. Sa main gauche est dissimulée dans la manche de son manteau, signe que cet autoportrait a été dessi né devant le miroir.
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Les ancêtres directs d'Albrecht Dürer viva ient en Hongrie. Cerre o ri gi ne est attestée par la Chronique familiale rédigée par Albrecht Dürer vers la fin de sa vie, le 25 décembre 1523, d 'ap rès les notes de son père - chroniq ue souvent lacunaire qui n'en est pas moins abondamment cirée dans la littérature spécialisée. Albrechr Dürer l'Ancien (1427- 1502) était originaire d' un village hon grois du no m d'Aj ro , situé à proximité de la petite ville de Jula. Il s'agir de l'actuel Ajdcfal va, non loin de la ville hongroi se de Gyula proche des frontières de la Roumanie. Que les Dürer so ient d'o ri gin e hongroi se ou allemande es t auj ourd'hui encore difficile à déterminer avec certitude. Il est probable qu'une partie au moins de la famille était de souche al lemande : en effet, l'allemand écrit d'Albrecht Dürer l'Ancien était excellent, et son fils se désignait parfo is so us le nom d'Albertus Durems Germanicus, co mm e pour mieux se distinguer des autres nationalités . Le patro nyme du peintre est une tradu cti on du mot hongro is ajto, qui sign ifie en all emand Tür (« porte »), terme apparaissant aussi so us la graphie « Thürer » ou « Türer ». Les armoiries qui figurent au verso du premier portrait peine de so n père (i ll. 5) montrent un portail ouvert à deux vantaux, vraisem-
blablement une porte de grange, qui fait référence au métier d'éleveur pratiqué par les ancêtres de Dürer. Le grand-père de l'artiste, Anton Dürer, avait appris le méti er d'or fèv re, que devait aussi exercer son fils aîné, le père de Dürer. Ce dernier quitta sa terre natale dès ses jeunes années pour effectuer un voyage de compagnon nage. La menace d'une invasion turque et la guerre des hussites en Bohême offraient deux raisons suffisances pour tourner le dos à la H ongrie. Un bref séj our d'Albrech t Dürer l'An cien à N uremberg es t attesté pour le 8 mai 1444; mais ce n'est qu'en 14 55 qu'il reviendra dans cette ville de Franco nie pour travailler co mme compagnon dans l'ateli er de l'orfèvre nurembergeois Hiero nymus H olper (mort en 1476), après un long séjour aux Pays-Bas « auprès des grands artistes» comme nous l'app rend la Chronique. Après douze ans de co mpagnonnage, il épousa en 1467 la fill e de so n maître, Barbara Holper (145 1151 4) alors âgée de quinze ans. Le mariage avec une femme de N uremberg lui permit d'acquérir le droit de
bourgeo isie de la ville et d'accéder à la maîtrise en 1468, à l'âge avancé de quarante et un ans. Le couple habita tout d'abord dans le logis sur co ur de la maison de Johannes Pirckheimer (mort en 1501 ), patricien de N uremberg. C'es t là que naqui t le 2 1 mai 1471 Albrecht Dürer le Jeune, tro isième enfa nt du co upl e. Des dix- huit frères et sœurs, seuls trois frères survécurent : H ans l'Ancien (né en 1478), H ans le Jeune (149 0-1534/1535 ou 1538) et Endres (1484- 155 5). Dürer passa son enfance dans le quartier aristocratique et cultivé de N urem berg. La famille vivait désormais dans la maison « so us les remparts » que le père de Dürer avait acquise en 1475 pour 200 florins. Les deux grands-pères et le père de Dürer furent tous orfèvres, tradition familiale que devait perpétuer le fils. Après avoir « appris à lire et à écrire à l'école », il encra comme apprenti dans l'atelier de son père. Il se montra un élève intelligent, mais il témoigna bientôt d'un intérêt plus marqué pour la peinture que pour l'orfèvrerie, penchant qui fic regretter à son père « le temps perdu à app re nd re le métier d'orfèvre », comme le relate la Chronique familiale . De cette époque date la première œuvre connue de Dürer, un dessin à la pointe d'argent qui révèle son don inné de dessinateur (ill. 6) . À l'âge de treize ans, il dessina devant un mi roir le plus ancien de ses nombreux autoportraits conservés qui devaient jalonner les différentes étapes de sa vie. Dürer nota dans l'inscripti on « D az hab jch aws eim spiegell nach mir selbs kunterfet im 1484 jar, do ich noch ein kint was » Qe l'ai fair d'après moi-même devant le miroir, en l'an 1484, alors que j'étais enco re un enfa nt). Dans une manière quelque peu anguleuse, encore empreinte du gothique fin issant, ce dessin à la pointe d'argent traduit déjà, d'un trait sûr, la physionomie caractéristique de l'artiste enfa nt. Le jeune Dü rer maîtrisa comme un jeu la di fficile technique de la pointe d'argent, qui n'autorise aucune correction et exige un grand degré de précision et de sûreté stylistique. Il s'agir ici du seul autoportrait à part entière d' un artiste, exécuté dans une période aussi précoce, qui so ir parvenu jusqu'à nous. D 'ap rès des sources historiques, !'Électeur de Bavière aurait eu en sa possession un auroportrair de Dürer enco re antérieur, réal isé à l'âge de huit ans, mais il fur détruit dans un incendie de la Résidence.
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Le père reconnut sans doute les dons de son fils, car il céda à sa volonté en 1486 et l'envoya en apprentissage dans l'atelier de Michael Wolgemut, peintre er entrepreneur réputé de Nuremberg. Chrisroph Scheurl, humaniste et ami personnel de Dürer, rapporte que l'artiste lui avait fair part oralement et par écrit du désir de son père de le confier dès ses quinze ans au célèbre Martin Schongauer (vers 1450-1491) qui jouissait par ses gravures d'un renom international. Également fils d'orfèvre, Schongauer avait augmenté le nombre de tirages de ses gravures sur cuivre par rapport à l'usage antérieur, obtenant ainsi une large diffusion de ses œuvres. Ces dernières acquirent bientôt une telle populari ré qu'elles servirent aussi à d'autres artistes de la fin du xve siècle, comme modèles pour la réalisation de retables er de tableaux de chevaler. De nombreux ateliers possédaient ainsi des gravures sur cuivre magistrales de Schongauer qui avaient valeur de référence srylisrique. Lartisre er biographe Giorgio Vasari rapporte dans ses Vies d'artistes que Michel-Ange (14751564) a lui aussi copié une gravure de Schongauer. On ignore pourquoi le père de Dürer se décida finalement pour l'atelier de Wolgemur. Peur-êrre la famille de Dürer ne pouvait-elle se permettre la dépense d'un rel voyage, augmentée des frais liés à l'apprentissage er aux besoins quotidiens du jeune artiste. Mais peur-êrre aussi le célèbre Schongauer ne voulair-il plus accueillir d'apprentis supplémentaires. Tour porte à croire que Dürer avair alors déjà terminé son apprentissage d'orfèvre auprès de son père. Les connaissances en dessin qu'il y avait acquises lui serviront plus tard dans l'exécution minutieuse des dessins et tracés prépararoires de ses tableaux peines. Les années de formation dans l'atelier de Michael Wolgemut (ill. 7), donc le sryle s'i nscrivait encore dans la tradition artisanale de la fin du Moyen Âge, furent d' une grande utilité pour l'évo lution artistique de Dürer, même si les rapports humains semblent ne pas avoir roujours été faciles. À quinze ans, Dürer était l'apprenti le plus âgé de l'atelier et il eut« beaucoup à souffrir des aides [de Wolgemut] », comme il l'écrit lui-même dans la Chronique familiale. Dans l'atelier de son maître, Dürer acquit les bases essentielles à sa formation de peintre. Outre les connaissances fondamentales comme le mélange des couleurs, la composition, le dessin à l'encre et la réalisation de paysages d'arrière-plan, il étudia aussi intensément la gravure sur bois donc il apprit à maîtriser la technique. Cet aspect fut d'autant plus déterminant que Michael Wolgemur collaborait déjà à cette époque avec le fameux éditeur Anton Koberger (vers 1440/1445-1513), le parrain de Dürer, et qu'i l employait même des « tailleurs d'images » chargés de graver la planche de bois d'après les dessins de l'artiste. Les gravures sur bois de l'atelier de Wolgemut comptaient alors, par leur technique, parmi les meilleures productions disponibles sur le marché européen. De nouvelles recherches de composition, un modelé intérieur plus précis et un effet de profondeur inédit leur valurent une popularité grandissante. Les plus connues furent sans doute les 645 planches de
la Chronique du Monde (Weltchronik) du médecin et humaniste de Nuremberg, Hartmann Schedel (14401514), édité par Anton Koberger. Cette chronique faisait partie d'un ouvrage - regroupant un ensemble de 1809 xylographies -, paru en 1493 et censé présenter une histoire du monde er des peuples, à l'aide d' images et de descriptions relatives à ses sept « périodes ». Ce livre connut un succès international, dû sans doute à ses 123 vues de villes. Celle qui présente le plus grand format - une vue de Nuremberg, alors centre d'un commerce international florissant offre un parfait exemple de la richesse de détails de ces représentations urbaines (ill. 13). On renta maintes fois d'établir la participation de Dürer à ce projet éditorial par une comparaison srylisrique avec ses bois de !'Apocalypse. Si sa collaboration n'est pas confirmée par les sources hisroriques, elle est néanmoins fort probable car, à l'époque de la réalisation de la Chronique du Monde, Dürer travaillait comme apprenti dans l'atelier de Wolgemur. Létude intensive de la technique xylographique et la qualité exceptionnelle des productions de l'atelier de Wolgemut constituèrent pour Dürer des conditions essentielles, tant pour le développement ultérieur de son génie dans ce domaine particulier, que pour l'avantage financier qu'il saura tirer de l'exploitation commerciale de son œuvre gravé. En 1490, à la fin de son apprentissage de peintre dans l'atelier de Wolgemut, Dürer entreprit un rour de compagnon de quarre années, peignant juste avant son départ les deux portraits de ses parents (ill. 8 et 9), initialement réunis sous forme de diptyque puis séparés après 1588. Alors que le porrrair de son père partir pour Prague dans les collections de l'empereur Rodolphe II, son pendant resta à Nuremberg dans la famille lmhoff. Ces premiers portraits peines de Dürer témoignent de ses connaissances er de son savoir-faire acquis dans l'atelier de Wolgemut. Représentés sur un fond sombre, les deux personnages communiquent par leur regard . Le chapeler qu'ils égrènent exprime leur piété. Dans le traitement délicat des physionomies, en particulier celle du père, se manifeste un réalisme inhabituel pour l'époque, qui rappelle les portraits flamands du début du xve siècle. Par l'organisation er la disposition des pendants, Dürer suit le schéma traditionnel des portraits de couple : la femme occupe le panneau de gauche, place considérée comme relevant d'un rang inférieur. Les drapés, notamment dans le portrait de la mère de l'artiste, présentent encore la raideur du gothique tardif. Une certaine hésitation dans le modelé des traits du visage laisse penser que ces portraits ont été réalisés immédiatement après la fin de l'apprentissage de Dürer. Pour un artiste, le voyage de compagnonnage était destiné à découvrir d'autres ateliers, d'autres méthodes de travail et d'autres sryles, afin d'enrichir son propre répertoire ranr d'un point de vue technique que formel. Les motifs intéressants éraient consignés dans des carnets de croquis appelés à servir au rerour à la création de formes personnelles. Il existe bien de tels dessins de la main de Dürer, détachés d'un carnet de croquis.
7 Portrait de Michael Wolgem11t (détail de l'ill.106). Du 30 novembre 1486 à la fin de l'année 1489, Nbrecht Dürer fic son apprentissage auprès du fameux peintre nurembergeois Michael Wolgemut. Ce portrait de son maître - qui n'était pas une commande - est le seul con-
servé de la main de Dürer. Il témoigne de la maturité atteinte plus tard par Dürer dans l'arc du portrait.
8 (Pages su ivantes, à gauche) Portrait de Barbara Dürer, 1490. Huile sur bois de sap in , 47 X 38 cm. Germanisches Nacionalmuseum, Nuremberg. Peu avant le départ pour son voyage de compagnonnage, Dürer réalisa le double portrait de ses parencs, ses premiers portraics peines. L'effigie de sa mère servait de pendant à celle de son père, comme l'arrescent la direction du regard et la position du corps. La com position des deux panneaux est étroitement accordée. La mère, qui porte la coiffe blanche des femmes mariées, est vêtue d'une robe rouge sombre. Si cette dernière n'est que sommairement esquissée, la physionomie en revanche esr traitée avec un soin particu li er. Elle tient entre ses doigts un chapelet, signe de piété qui fait écho au geste du père. 9 {Pages suivantes, à droite) Portrait d'Albrecht Diirer l'Ancien, 1490. Huile sur bois, 47 X 39 cm. Galleria degli Uffizi, Florence. Par ses premières peintures connues - le double portrait de ses parents-, Dürer dépasse tout ce que l'arc du portrait avait engendré jusqu'alors sur le sol allemand. Bien que le principe d'un portrait de trois quarts sur fond monochrome obéisse encore au schéma traditionnel des ateliers de la fin du Moyen Âge, le naturalisme délicat avec lequel Dürer définit le visage de son père dépasse les modèles fournis par son maître Wolgemur. Le chapelet qu' il tient entre ses doigcs donne de son père l'image d'un homme pieux et craignant Dieu.
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10 . ~ a u bandage, 1491/1492. Dcss.n :1 b plume sur p•pier, verso, 20,4 X 20,8 cm. Cabma des Estampes de la Bibliochèque universicaire de Er.mi;m-. ·urcmberg, Erlangen. cnt des premiers remps de son voyage de campa-
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da1c ttc aucoporcraic au bandage, esquissé a U2ES a:p,dts. qui mec en valeur le regard inquiet de Dürer. Le
de b m.m rappelle les représentations traditionnelles soaffr.nL Il sugghc aussi le sommeil cc la mélancolie, damê:rc imcrprtution étant sans douce la plus proche ... e œt autoportrait.
Seules deux phrases laconiques de la Chronique fami-
liale conservent le souvenir de ce tour de compagnonnage:« Et lorsque j'eus fait mon temps d'apprentissage, mon père me fit partir et je restai quatre ans absent, jusqu'à ce que mon père me rappelât. Et comme j'étais parti en l'an 1490, après Pâques, je revins alors que l'on comptait 1494 années, après la Pentecôte. » On ne saie rien non plus des lieux où séjourna Dürer au cours de ses deux premières années de pérégrination, bien que des portraits dessinés comme !'Autoportrait au bandage (ill. 10) datent probablement de cette période. Dans son ouvrage Het SchilderBoeck (« Livre de peinture »), vies d'artistes parues pour la première fo is en 1604, l'historiographe et artiste Karel Van Mander raconte que Dürer aurait alors vécu à Haarlem aux Pays-Bas. Cette hypothèse, reprise par Joachim von Sandrart dans son livre Teutsche Academie der Ed/en Bau-, Bild- und MahlereyKünste, ec également avancée plus tard en raison de liens avec les peintures du maître de Haarlem, Gérard de Saine-Jean (vers 1460-1490), ne repose pourtant sur aucune justification solide. Elle est même remise en question par une déclaration de l'humaniste nurembergeois Christoph Scheurl, ami intime de Dürer, qui écrit dans son ouvrage Vita reverendi patris domini Antoni Kressen Nürnberg (« Vie d'Antoine Kress »), paru le 24 juillet 15 15: « Ensuite, après avoir parcouru l'Allemagne, il arriva à Colmar en l'an 1492 .. . ». Selon des réflexions récentes de Jane Campbell Hutchison, Dürer aurait pu s'arrêter à Francfort, Mayence et peut-être à Cologne; en effet, dans son Journal de voyage aux Pays-Bas pendant les années 1520 et 1521, tenu pourtant scrupuleusement, il ne mentionne pas des œuvres d'art célèbres qu'il pourrait donc avoir vues lors d'une première venue dans ces crois villes. Ces dernières offraient un attrait auquel un compagnon en formation aurait pu difficilement échapper. Mayence étaie la capitale de l'imprimerie et le li eu de résidence de l'artiste néerlandais Erhard Reuwich (actif de 1484 aux alentours de 1500), dont les bois gravés illustrant le pèlerinage en Terre sainte du doyen de la cathédrale de Mayence, Bernhard von Breydenbach (more en 1497), exercèrent une profonde impression sur Dürer. Ses gravures avaient fait l'objet de copies dans l'atelier de Wolgemut. Reuwich fut le premier artiste qui prie le risque de publier un ouvrage entièrement à compte d'auteur. Francfort avait également roue pour attirer un jeune compagnon : la foire qui s'y tenait sera d'ailleurs plus tard la destination principale de Dürer lorsqu'il vo udra vendre ses « marchandises ». Vers 1490, c'est aussi à Francfort que travaillait le fameux Maître du Livre de raison (actif vers 1465/1470-après 1505). Cet artiste, ainsi nommé d'après un manuscrit sur parchemin conservé dans le château de Wolfegg, fut le premier avec Martin Schon gauer à créer aussi bien des peintures que des œuvres gravées (ill. 36). Ses gravures à la pointe sèche connaissaient un tirage restreint, car les planches s'usaient rapidement. Certains cuivres précoces de Dürer comme La Promenade (il!. 37) ou
jeune couple dénotent l'influence du Maître du Livre de raison. Il est possible que le jeune compagnon venu de Nuremberg soit resté quelque temps dans l'atelier du maître, y découvrant ses créations originales. C'est Scheurl, l'ami de Dürer, qui nous fournit des informations plus précises sur les deux dernières années de compagnonnage de l'artiste. On sait par lui que Dürer souhaitait rencontrer le célèbre Martin Schongauer à Colmar. Le fait qu'il ne se soit plus pré-
11 Saint }Mm,, 1492. Gravure sur bois, 19 X 13,3 cm.
Cabinet d~ Estampcs 1 Kunscmuseum, Bâle. Ce frontispice de la seconde édition des Lettres de saint Jérôme prouve que Dürer a séjourné à BâJe
pendant son voyage de compagnonnage. La planche de bois ponc au revers une inscription de la main de Dürer : « Albrecht Dürer von nOrnmergk » (Albrechc Dürer de Nuremberg). La gravure montre saine Jérôme retirant
senté en apprenti, mais en compagnon, offrait l'avan-
une épine de la patte d'un lion qui restera dès lors son fidèle compagnon. La cellule et cabinet d'étude du Père de l'fglise csr décorée de livres ouverts cc d'objets de la
tage qu'il pouvait désormais subvenir seul à ses besoins. À cette époque, l'Allemagne ne comptait pas
vie temporelle cr spirituelle, détails réalistes qui étaient rarement représentés autrefois dans la gravure sur bois.
encore de graveur sur cuivre de renom, et le séjour
17
auprès de ce maître exceptionnel dut co nstituer pour Dürer l'un des obj ectifs majeurs de so n voyage de formation . Il arriva à Colmar en 1492 . O r Schon gauer étaie more quelques mois auparavant, sans doute de la peste. Ses frères accueillirent le jeune compagnon et lui laissè rent étud ier attentivement les œ uvres du maître. Les cui vres de Schonga uer o nt été, dans les premières années, l'une des prin cipales sources d'inspiration de Dürer et le point de départ de l'éblouissant perfectionnement qu'il apporta à la technique de la gravure sur cuivre. Après Colmar, Dürer fit étape à Bâle. Cette ville des éditeurs et des imprimeurs était déjà devenue à cette époque un grand centre de l'h umanisme. Le séjour de l'artiste est attesté par la signawre Albrecht Dürer von niirmergk (« Albrecht Dürer de N uremberg ») qui fi gure au verso d' un bois gravé portant l'illustra tion du fronti spice d 'une édition des Lettres de sa in t Jérôme (ill. 11), publ iée à Bâle par l'éditeur Nikolaus Kessler (actif de 1485 à 1509) . Les connaissances dans le domaine du bois gravé, acquises par Dürer pendant son apprentissage, étaient ici très recherchées, comme en témoignent les nombreuses commandes reçues par l'artiste après l'exécution du fro ntisp ice de 1492 mentionné plus haut. Il réalisa les dessins des xylographies illustrant la première édition allemande du Ritter vom Turn (Livre du chevalier de La Tour-Landry pour l'enseignement de ses filles), recueil de réci ts compilés en France par le chevalier de la To ur-Land ry au X IV" siècle, qui était devenu à la fin du XV" siècle un livre populaire apprécié et traduit en plusieurs langues. Il exécuta en outre 18 petits bois gravés pour un livre de dévotion qui ne sera d'ailleurs jamais publié, ainsi qu e les dessins de 140 bois destinés à l'illustration des Comédies de Térence. Parallèlement, Dürer travailla aux 75 bois de La Nefdes fous, ouvrage populaire de l'humaniste ec jurisco nsul te Sebasti an Brant (1457/58- 152 1) paru à Bâle en 1494 (ill. 109) . C e poème en vers allégorique, satirique et mo ralisateur rédigé en langue allemande, qui s'en prend aux agissements déraiso nnables du monde, valut à Brant une renommée internationale. Cer tains contemporains le comparèrent à des poètes fa meux tels que Dante (1261- 132 1) et Pétrarque (13 04-1 374) . Dürer illustra également un e impression dite tabellaire comportant un poème en latin co mposé par Bran t en l'honneur de son sai nt patron Sébastien. Les gravures sur bois illustrant La Nef des fous marquent une étape déterminante sur la voie d'une représentation réa liste in connue jusq u'alors dans le domaine xylographique. Le rendu détaillé des arrièreplans de paysages, les fins modelés intérieurs et l'approche naturaliste des sujets annoncent déjà l'évo lution ultérieure que Dürer apportera à la technique de la gravure sur bois (i ll . 109). La dernière étape du voyage de Dürer, Strasbourg, nous es t connu e par l'inventaire de la collection de Willibald lmho ff (15 19-1580), petit-fil s de l'humaniste et am i de Dürer, W illibald Pirckheimer (14701530), qui cite le double portrait perdu d'un maître strasbourgeo is ec de son épouse. Pendant son séjour à
Strasbourg, Dürer travailla vraisembl abl ement dans l'atelier de ce maître, peig nant à cette occas ion les deux effigies. D 'après les informations fourni es par l'inventaire, ces portraits étaient peints sur parchemi n, support que Dürer utilisa auss i po ur son premi er Autoportrait à la branche d'eryngium, de 1493, auj ourd'hui conservé au Louvre (il! . 12) . La matière du support et l'année de réal isation laissent supposer que ce dernier fu t exécuté dans le même atelier que le double portrait disparu . Ce premier portrait peine de l'artiste - un des premi ers autoportraits indépendants de l'histoire de la peinture occidentale -, témoigne d'une interrogation sur soi-même qui préoccupera Dürer tout au long de sa vie, et qui se manifes tera avec des intentio ns diverses dans de nombreux dess ins et dans tro is tableaux peints. Dürer renonça ici à ro ue dessin p répararoi re ec reproduisit ses traits devant le miro ir, directement sur le parchemin , comme l'atteste la main droite co mplétée ulcérieurement. Vê tu avec ra ffin ement et co iffé d' un béret rouge négligemment posé sur le so mmet du crâne, le pei ntre regarde le spectateur. Par sa co mposition, l'attitude et le regard du modèle, mais aussi par so n fo nd sombre et uni fo rme, ce portrait suit enco re un schéma traditionnel, bien connu à N uremberg; po urtant, l'écriture pi crurale apparaît déjà plus so uple que dans le do uble portrait de ses parents, premières peintures de D ürer exécutées avant le début de son voyage de compagnonnage. Le distique rimé inscrit dans la parr.ie supérieure de l'autoportrait - My sach die gat!Als es oben schtat (« M es affaires suivront le cours qui est prévu làhaut ») - relève du parler alémanique tel qu'il était en usage dans la vallée du haut Rhin . Fedja Anzelewsky voit dans ces vers un rapport avec le mouvement des mystiques de Strasbourg rassemblés dans le couvent du Grünenwi:irth. Ces « amis de Dieu », confrérie de laïcs influencés par la mystique dominicaine, se développèrent parallèlement à la D evotion moderna néerlandaise. Ils avaient pour volonté de remettre leur destin entre les mains de Dieu. I.:eryngium - ou panicaut - que le peintre ri ent dans sa main, peut revêtir diverses significations. Cette so rte de chardon , auss i appelé en allemand Miinnertreu (« fidélité masculine »), apparaît fréquemment dans les tableaux de fi ançailles. Mais il contient aussi une référence religieuse au C hrist, car il symbolise, dans l' iconographie chrétienne traditionnelle, la Passion et la Rédemption par le sacrifice du C hrist. Ce premier autoportrait peint de Dürer admettrait donc une double interprétation : tenant dans sa main une branche d' eryngium et vêtu en amant courtois sur le modèle des œ uvres du M aître du Livre de raison , Dürer exprime sa crainte devant Dieu, tout en faisant allusion à son p rochain mariage avec Agnès Frey (1475- 1539), fixé plusieurs mois avant son retour. Les deux rimes traduisent sa soumission au destin qui lui est imposé. Selon certains auteurs, Dürer aurait envoyé son tableau à N uremberg avant son arrivée, mais aucun document ne le prouve.
12 Autoportrait à la branche d'eryngium, 1493. Hui le sur parchemin, transposé sur coile. 56,5 X 44,5 cm. Musée du Louvre, Paris. C'est en 1493, pro bab lement durant son séjour à Strasbourg, que Dürer réalisa son premi er autoportrait peint. AJors que sa pos ition de crois quarts sur un fond sombre uniforme obéit encore au schéma traditionnel du portrait, le rendu réaliste des matières et la fie rté de dandy affichée par le modèle distinguent cette œuvre des premiers portraits peints des parents de l'artiste. Dans sa mai n, Dürer tient une branche d'eryngium, sorte de chardon qui peut aussi bien faire réfé rence à son prochain mariage, qu'à la Pass ion du Chris t. Le vêtement élégant rappelle les compos itio ns du Maître du Livre de raiso n que Dürer a sans douce découvertes au cours de ses an nées de pérégrinations.
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NUREMBERG, VILLE OUVERTE SUR LE MONDE
13 Chronique du Monde de Schedel, 1493, Planche 100 : Vu, d, la vil/, dt Nuremberg. Bois, folio.
Bayerischc Staatsbibliothek, Munich. Cette vue de Nuremberg montre la ville depuis le sud, perspective qui permet de bien reconnaître le château
« Quelle vision merveilleuse offre cette ville! Quel éclat,
rable. Ils étaient présentés publiquement sur le « siège du
quels aperçus admirables, quelles beautés, quelle culture,
Trésor », structure en poutres de bois de près de sept
quel gouvernement remarquable! .. quelles rues propres
mètres de haut, accessible par une passerelle depuis la
et quelles maisons élégantes! » (Eneas Silvia Piccolomini,
maison des Schopper. Des présentations privées étaient également organisées dans l'hospice du Saint-Esprit à
1405-1464)
l'attention des visiteurs de haut rang.
impérial sur son éminence. Derrière la double enceinte
s'échelonnent les coirs des maisons. Les deux églises principales, Sainc-Sébald cc Saine-Laurent sont mises en valeur par des inscriptions. Cette gravure a fait l'objet
de nombreuses copies.
Depuis le x1v• siècle, Nuremberg vivait un ~ge d'or écono-
Centre médiéval de la fabrication du parchemin, la ville
mique et culturel qui connut son apogée à l'époque de
offrait toujours un papier de qualité aux ateliers, maisons
Dürer (ill. 13) Depuis 200 ans déjà la ville était le centre
d'édition et imprimeries. C'est devant les portes de
du commerce européen et occupait une position domi-
Nuremberg que fut érigé en 1390 le premier moulin à
nante dans des domaines aussi variés que le travail du
papier d'Allemagne. L'imprimerie fit son entrée dans la
métal, le textile, la construction d'instruments scienti-
ville en 1470, pour devenir bientôt une activité florissante
fiques, la fabrication du papier et l'imprimerie. Secrète
favorisée par un approvisionnement abondant en papier
« capitale du Saint Empire romain germanique », selon la
et en métal. L'entreprise d'Anton Koberger devint bientôt
mention figurant dans la Bulle d'or de 1356, elle avait su
la principale imprimerie de la ville.
attirer de nombreux savants et devenir également le centre de l'humanisme et des beaux-arts en Allemagne. L'astronome et mathématicien allemand Regiomontanus
cuivre, la recristallisation du cuivre brut argentifère avec du
« cœur de
plomb, produisant ainsi du cuivre affiné et de l'argent. Des
l'Europe ». Dans les sources historiques de la fin du
sociétés furent fondées qui envoyaient, dans toutes les
Moyen Âge relatives à l'économie, aucune ville n'est aussi
villes commerçantes importantes situées le long des axes
souvent citée. Les mesures et les poids, ainsi que la mon-
majeurs, des représentants chargés d'acheter du cuivre
(1 436-1476) qualifiait
Nuremberg
de
naie de Nuremberg servaient de référence, tandis que les
brut et de vendre du cuivre affiné et de l'argent. Dès le
offres pratiquées sur le marché nurembergeois servaient
xrve siècle, la majorité des artisans implantés à Nuremberg
de base au calcul des prix dans les autres cités. Plaque
exerçaient le travail des métaux. Outre toutes sortes d'ou-
tournante de l'importation et l'exportation, elle était
tils d'artisans et d'objets en métal pour l'usage quotidien
située sur l'un des deux axes principaux du commerce
comme les aiguilles ou les clous, les principaux produits
européen de longue distance : de la mer Baltique prove-
d'exportation étaient surtout les armes et armures.
naient l'ambre, les poissons séchés et les peaux; de
Forte de sa position de centre de l'humanisme, la ville
Hongrie et de Bohème les matières premières nécessaires
acquit peu à peu le monopole dans la production d'ins-
au travail du métal (or, argent et cuivre); de Venise de
truments de précision destinés à des disciplines scienti-
précieuses soieries et des articles de luxe, alors que des
fiques comme la géographie, l'astronomie, les mathéma-
Pays-Bas étaient importées des étoffes de prix. Des pro-
tiques et la physique. Les cartes réalisées à Nuremberg
duits tels les outils en métal et les instruments scienti-
permettaient de rejoindre les lieux de pèlerinage ou de se
fiques étaient exportés vers le Portugal et la Pologne.
rendre dans les grandes villes de foires. Les instruments
Ville impériale libre, Nuremberg jouissait du privilège de
de mesure nurembergeois servirent à Regiomontanus
pouvoir commercer en franchise avec 70 villes d'Europe.
pour mesurer la voûte céleste et le mouvement des
Son rôle exceptionnel dans le commerce européen lui
étoiles. Des inventeurs comme le maître serrurier Peter
conférait aussi une position stratégique importante pour
Henlein mirent sur le marché des instruments remar-
le souverain : selon la loi, tout nouvel empereur devait
quables, telle une petite horloge portable en forme de
tenir la première diète de son règ ne à Nuremberg.
boîte qui sonnait et fonctionnait pendant quarante
Toutefois, les empereurs séjournèrent rarement dans
heures. Fort appréciées, de telles réalisations furent bien-
cette ville qui était gouvernée par le Conseil municipal. L'importance particulière de Nuremberg se trouva encore renforcée le 24 février 1424, lorsque l'empereur
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Des méthodes révolutionnaires dans le travail du métal étaient nées à Nuremberg, comme le « ressuage » du
tôt commandées par le Conseil de la ville comme cadeaux prestigieux pour des personnages de haut rang, avant d'être finalement produites en série.
germanique Sigismond lui confia, par un document de
Avec la découverte et la conquête du monde,
septembre 1423, la garde perpétuelle du « Trésor impé-
Nuremberg perdit peu à peu sa position de capitale du
rial » qui contenait les insignes du pouvoir, les joyaux de
commerce européen, car la situation géographique avait
la couronne et la collection de reliques de l'empereur
changé au profit des ports maritimes de l'Europe occiden-
(i ll. 14). Une fois par an, ces trésors sacrés et historiques
tale. La ville perdit alors de son importance, toutefois les
étaient montrés sur la place principale, manifestation qui
marchands nurembergeois choisirent d'investir dans le
connaissait auprès de la population un succès considé-
Nouveau Monde pour échapper à ce déclin.
14 La Couronne impériale, vers 1510. Dessin à la plume aquarellé, 23,8 X 28,9 cm. Cabinec·des Estampes, Germanisches Nacionalmuseum, Nuremberg. Ce dessin à la plume de la couronne impériale fait partie des émdes préparatoires au portrait de l' empereur Charlemagne (ill. 85) paré des vêtements d'apparat et des insignes du pouvoir. Ces insignes - ou regalia appartenaient, comme les reliques impériales, au «Trésor» présenté publiquement à la population une fois par an. Dürer exécuta les études de détail d'après les pièces originales. Par rapport aux dessins de l'épée et du globe, la couronne est travaillée dans les moindres détails, depuis la forme et la nature des pierres précieuses et des joyaux, jusqu'aux plaquettes munies d'inscriptions représentant des figures de saints et des scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament.
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RENCONTRE AVEC
LES
PROPORTIONS
ET LA PERSPECTIVE LE PREMIER VOYAGE EN ITALIE
15 Sainte Anne, la Vierge et /'Enfant (détail de l' ill. 108) : sainre Anne. De la première période du peintre subsistent quelques
porrrairs esquissés d'Agnès Dürer. Il ne la représentera qu'une seule fois en peinture, dans la figure de sainte Anne, précédée de pl usieurs émdes préparacoires.
16 « Mon Agnis •, vers 1494. Dessin à la plwne en bistre sur papier blanc, 15,6
X
9,8 cm.
Graphische Sammlung Albertina, Vienne. Agnès Dürer, née Frey, étaie la fille du fabricant d'objets de cuivre, le Nurembergeois Hans Frey, cr de son épouse Anna Rummel. Les cheveux noués en tresse, Agnès apparaît encore ici comme une jeune fille, presque une enfant;
assise à une table, elle ap puie pensivement la cêce sur sa main droite. Cette scène famil ière, qui surprend le modèle dans un moment d'inti mité, présence un naturel inhabi-
tuel pour l'époque.
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À la fin du mois de mai 1494, Dürer revint à Nuremberg où il se maria peu après, le 7 juillet, comme nous l'apprend la Chronique familiale : « Et lorsque je fus revenu chez moi, Hans Frey négocia avec mon père et me donna sa fille, une jeune fille nommée mademoiselle Agnès, et me donna en dot 200 florins et il fit célébrer le mariage qui eut lieu le lundi précédant la Sainte-Marguerite, en l'an 1494. » C'était un mariage d'intérêt, un « bon parti », que le père de Dürer avait arrangé pour des considérations éco nomiques. Hans Frey (1450-1532), le beau-père de Dürer, était maître artisan et fabriquait des objets de cuivre. Issu d'une vieille fam ille de Nuremberg, qui s'était spécialisée dans les fontaines à fonctionnement pneumatique, les automates et les décors pour tables de banquet, il était aussi responsable des travaux et de l'entretien de l'hôtel de ville; il sera élu au Grand Conseil en 1496. Sa femme Anna, née Rummel, descendait d'une famille qui avait autrefois connu la fortune et la renommée. Ainsi, on comptait parmi ses proches parents le riche financier W ilhelm Rummel, qui avait surtout exercé en Italie pour le compte de l'empereur, de la curie et des Médicis. Lorsqu'elle se maria avec Dürer, Agnès Frey était âgée d'environ dixhuit ou dix-neuf ans (ill. 16). Un dessin à la plume, accompagné de l'inscription autographe de Dürer « mein Agnes » (« mon Agnès »), la montre comme une jeune fille aux nattes enfantines, ignorant la présence de l'observateur. Ce croquis fut vraisemblablement réalisé avant le mariage, car Agnès ne porte pas encore la coiffe traditionnelle des femmes mariées . Différentes lettres de Dürer adressées à Willibald Pirkheimer en 1506, pendant so n secon d voyage en Italie, révèlent nettement que le mariage de Dürer, qui resta sans enfants, ne fut pas une union heureuse. Cette impression sera encore confortée plus tard par son journal de voyage aux Pays-Bas ; ces notes, méticuleusement rédigées, nous apprennent que pendant ce voyage qui dura un an, Dürer prit généralement ses repas seul ou avec ses multiples amis, tandis que sa femme et sa servante « faisaient la cuisine et n1angeaient en haut ». Pourtant, il n'en exécuta pas moins de nombreux portraits de sa femme , dont il appréciait les qualités de commerçante et de collaboratrice en dépit de coures leurs différences
personnelles, et qu' il entraînait avec lui dans les foires et marchés pour vendre ses gravures. Elle lui servira plus tard de modèle pour sainte Anne dans le tableau Sainte Anne, la Vierge et !Enfant (ill. 108). D'aucuns ont aussi supposé que Dürer aurait été homosexuel, en s'appuyant sur une lettre du patricien nurembergeois Lorenz Behaim (mort en 1518), adressée le 7 mars 1507 à Willibald Pirckheimer, dans laquelle il est question du « garçon de Dürer ». Cette hypothèse toutefois n'est érayée par aucune autre preuve. Quelques mois après son mariage, Dürer entreprit son premier voyage en Italie. Ce voyage est seulement attesté par une phrase figurant dans une lettre envoyée par Dürer à Willibald Pirckheimer lors de son second voyage de 1506-1507 en Italie « Et la chose qui m'avait tellement séduit il y a onze ans, désormais ne me plaît plus. » Il s'agit ici soit d'une œuvre d'art particulière qu'il est impossible d'identifier plus précisément, soit du style italien en général qui avait dû profondément impressionner le jeune Dürer lors de son premier voyage. Lorsqu'il entreprit son second périple italien, il avait déjà développé son style personnel et ses propres conceptions artistiques, évolution qui explique sa réaction plus mesurée face aux influences extérieures. On invoqua souvent, comme raison du départ soudain de Dürer pour l'Italie en 1494, une épidémie de peste qui frappait alors Nuremberg, causant quotidiennement la mort de plus de cent personnes dans ses moments les plus noirs. Dès 1483, dans un rapport demandé par le Conseil municipal, les médecins de Nuremberg - dans le sillage du médecin et philosophe florentin Marsile Ficin ( 1433-1499) - avaient conseillé, comme mesure de prévention individuelle la plus sûre contre l'épidémie, de quitter la vill e. Des Nurembergeois réputés, tels l'artiste Christoph Amberger (vers 1500-1561/ 1562) ou le parrain de Dürer Anton Koberger, se retirèrent à la campagne. Pourtant la peste sévissant à Nuremberg ne fut probablement pas la seule raison qui incita Dürer à entreprendre un si lointain voyage. Ce départ fut souvent considéré comme un prolongement de son tour de compagnonnage, comme un voyage qui devait par la suite se révéler déterminant quant au rôle exercé par Dürer dans la transmission en Allemagne des idées de
17 (À gauche) la Cour de l'ancien chateau d'lnmbruck sam nuages, 1494. Aquarelle sur papier, 33,5 X 26,7 cm. Graphische Sammlung Albertina, Vienne. Comme une autre vue de la cour d'un château tyrolien
(ill.18), cette aquarelle fur vraisemblablement réalisée vers 1494, lors du premier voyage de Dürer en Italie. La localisation de ce château est aujourd'hui encore controversée. Les deux feuilles présentent chacune le château sous un angle différent. La cour, étirée, est bordée de plusieurs corps de bâtiments gothiques. À gauche se dresse un escalier formant saillie, candis qu'au fond une cour marque l'entrée de la cour. C'est de cene tour d'entrée que l'arrisre a exécuté la seconde aquarelle.
18 (À droite) la Cour de l'ancien chateau d'lnnsbmck avec nuages, 1494. Aquarelle sur papier, 33,5 X 26,7 cm. Graph ische Sammlung Albertina, Vienne.
Cette feuille présente une seconde variance de la cour du château tyrolien, avec des nuages. La cour du bâtiment gothique est vue ici dans une perspective différente de la feuille précédente (ill.! 7) . Dürer se plaça dans le grenier de la cour d'entrée, alors qu'il avait chois i, pour la premihe aquardle, une fenêtre de l'aile opposée. Si la mise en perspective est encore incenaine, le peintre a su rendre en déca.il la diversité des formes du gothique tardif.
la Renaissance italienne. Ce périple marquera pour son arc la transition en tre une vision encore empreinte
de la tradition d'atelier de la fin du Moyen Âge, et un style nourri de la grande « innovation » de l'art italien : l'intérêt porté à la culture antique. Le double aspect qui détermina Dürer à partir pour l'Italie fur sans doute son désir d'enrich ir ses connaissances concernant le rendu du volume et de l'espace, en étudi ant l'art an tique et les artistes de la Renaissance italienne, et sa volonté de saisir en pratique et en théorie ce lien entre « image hu maine, perspective, proportion, Antiquité, nature, mythologie et philosophie » auquel aspiraient les artistes italiens. Dans ce domaine, l'art allemand s'était arrêté au niveau du Moyen Âge finissant. C'est sans doute à Bâle que Dürer eut pour la première fois connaissance des nouvelles tendances artistiques italiennes. Les premières œuvres qui pénétrèrent au ord éraient des gravures et des images de dévotion . Des cop ies dessinées d'après un e suite de cuivres d' un maître ferrarais actif autour de 1470 comptent parmi les témoignages les plus précoces de cette confro ntation avec l'art de la Renaissance italien ne. Des gravures sur cuivre du peintre italien Andrea Mantegna (1431-1506) circulaient déjà en
Allemagne avant le voyage de Dürer en Italie. Dürer les décalqua directement d'après les feuilles originales, mais on ignore s'il le fit immédiatement avant son départ ou pendant son séjour en Italie. Son premier voyage en Italie co nstitu e un jalon essentiel dans l'évolution artistique de Dürer. Pour la première fo is, il découvrait l'art méridional non plus par le seul truchement de la gravure, comme c'était le cas jusqu'à présent au nord des Alpes, mais aussi par une rencontre directe in situ. En se fondant sur les connaissances du célèbre théoricien de l'architecture antique Vitruve, les Italiens s'adonnaient à l'étude des proporti ons idéales du co rps humain, mais aussi au perfectionnement de la perspective centrale au profit d' une représentation de l'espace plus proche de la réalité . C'est à travers les œ uvres d'artistes italiens, tels Jaco po de'Barbari (vers 1440/1450-1515) ou Giovanni (1430-1516) et son frère, Gentile Bellini (1429-1507), dont il fit sans do ute la connaissance à Venise par l'in termédiai re de marchands nurembergeo is, qu e Dürer déco uvr ir l'état de ces recherches . Aucune preuve n e permet tou tefo is de dire s'il dessina directement d'après les modèles antiques, ou s' il acquit so n savo ir sur l'appréhension de la forme dans !'Antiquité, excl usive-
ment par la copie de gravures de maîtres italiens. L'itinéraire suivi p::ir Dürer le co ndui sit vra ise mhl ablement à Augsbourg, puis a ,nnsorucK, ou il execu,a deux aquarelles de la co ur intérieure du château (ill. 17 et 18). Il s'agit ici des deux premiers exemplaires d'une série d'aquarelles de paysages réalisées au co urs de son voyage. Elles lui servaient de matériel d'é tude et de documentation personnelle; o n en retrouve d'ailleurs le souvenir dans ses gravures ul térieures et dans les arrière-plans de paysages agrémentant certains de ses tableaux peints. Quelque 32 aquarelles datent de la période comprise entre 1494 et peu après 1500, dont la plupart présentent un lien avec le voyage de Dürer en Italie. Aucune de ces feuilles n'est signée ou datée, ce qui explique les divergences de vue concernant leur chro nologie exacte. Ces œuvres co mp tent parmi les aquarelles les plus étudiées de l'histoire de l'art occidental. Revendiquant leur autonomie, elles témoignent d'une approche nouvelle de la peinture de paysages, le moins considéré des genres picturaux qui avait autrefois pour fo nction exclusive de servir !'Histoire. Cette conception inédite du paysage repose sur un e appréhension individuelle de la nature, mais aussi su r une nouvelle utilisation de la
technique de l'aquarelle permerranc, au moyen de la superposition de couches de lavis - sur le modèle des glacis dans la peinture à l'huile-, d'obtenir les nuances les plus subtiles. Alors que les premières aquarelles de Dürer so nt encore sous l'emprise des représentations topographiques caractéristiques de la tradition des ateli ers fran co ni ens - comme les vues de Bamberg de l'atelier de Wolfgang Katzheim er (actif de 1478 à 1508) -, les œuvres ultérieures témoignent d'une plus grande liberté tant dans leur composition et leurs couleurs que dans leur form ulation picturale. Ces aquarelles plus tardives ont même été comparées, par leur atmosphère, à celles de Paul Cézanne (1839-1906). Les aquarelles de Dürer peuvent se diviser en deux gro upes. Les exemples précoces, premiers paysages autonomes en couleurs, représentent souvent des études topographiques qui évoquent, avec une grande précision de détail, des sites particul iers. Ils trahissent enco re des inexactitudes dans la perspective, comme l'atteste la représentation de La Tréfilerie (ill . 19) . Lartiste don ne ici la primauté à la représenta ti on fidè le de la réalité. Cette co nception entraîn e un e accumulation de détails, restitués avec la même insistance, et un coloris qui manque de souplesse. La prise
19 La Tréfilerie, vers 1494. Aquarelle ec gouache sur pap ier, 28,6 X 42,6 cm. Cabinet des Estampes, Staa diche Museen zu Berlin -
PreuBischer Kulrurbesitz, Berlin. D'un point de vue surélevé, le regard glisse sur les mou-
lins de la ville de Nuremberg, sicués sur les rives de la Pegnicz. A l'arrière-plan à gauche, on reconnaît la ville avec ses portes cc son enceime. Bien que ce cce feuille, par la minutie de ses détails, s'inscrive encore da ns la rradirion d'atelier de la fin du Moye n Âge, les fins lavis formés de cou leurs à l'eau fortement diluées annoncent déjà la to uche plus libre des aquarelles ultérieures. Cerre a::uvre apparaît donc comme une étape essentielle dans l'évolution de la technique de l'aquarelle élaborée par Dürer.
Bibliotr.~r. RuJ C 02
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20 (À gauche) Paysage près de Segonzano, dam la vallée du Cembrn, vers 1504/1507. Aqua relle, 2 1 X 31,2 cm. Ashmolean Museum of Arr and Archaeology, Oxford. Cette aquarelle de paysage fut réalisée pendant le second voyage en Italie. L'idencificarion topographique fut longtemps discmée. Selon l'hypothèse la plus probable, il s'agirait ici d'une évocation de la vallée du Cembra, près de Segonzano. La liberté du pinceau, qui effleure le premier plan de craies sou ples cc légers alors qu'il s'attarde sur les détails de l'arrière-p lan, explique aisément que les aq uarelles de cette époque fu rent voloncie rs compa rées à celles d'un Paul Cézanne. 21 (À dro ite) Cnn·ière, 1506. Aquarelle et gouache sur papier, 22,5 The Bri tish Museum, Londres.
X
28,7 cm.
Cette représentation inso lite d'une carrière, témoin d' une extraordinaire maîtrise de la technique de l'aquarell e, est généralement datée de 1506. Dürer s'est limité au détail d'une fo rmation rocheuse qu'il a librement placé au centre de la feuille. C'est le sujet en lui-même dans toute sa singularité, mais aussi l'expérimentation des poss ibilité techn iques offertes par l'aquarelle, qui font tout l'intérêt art istique de cette œ uvre. D epuis le traitement miniaturiste des déta ils jusqu'aux larges aplacs, en passant par les lavis délicats et subtils, D ürer explo ite avec brio dans ceue feuille d'étude roue l'éventail des techniques de l'aquarelle. Le coloris repose sur des conalicés de bruns aux nuances in fin ies qui donnent l' impression que le peintre a voulu dans ce petit chef-d'œuvre tester toute l'étendue de son savo ir-faire.
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de conscience de l'influence de la lumière et de l'air sur l'apparence des couleurs n'est perceptible que dans les œ uvres ulcéri eures. Ces dernières dépassent la représentation naturaliste d u paysage, pour atteindre à un rendu de l'atmosphère qui s'exprime à la fo is dans l'organisation du dessin et dans l'emp loi plus subti l des couleurs. Lexaccitude des détails se trouve désormais subo rdonn ée à l' harm onie de la co mpos iti on générale. Un mo tif iso lé qui éveille l'intérêt de Dürer, comme un fragment de mur, des racines dans une carrière, ou encore un groupe de bâtiments, peut ainsi se détacher au sein d' un e rep résentation évoquée so mmairement par quelq ues craies et aplats de couleur. D ans des aquarelles ultérieures plus abouties, comme la Carrière (ill. 21) datée auro ur de 1506, un détail est placé librement sur la surface du papier. D ürer expérimente ici les possibilités techniques de l'aquarelle en rendant les di fférences nuances de bruns par une multitude d'ombres er de gradations tonales. Les connaissances de la perspective acquises en Italie transparaisse nt déjà dans des aquarelles comm e Paysage près de Segonzano dans la vallée du Cembra (il!. 20), élément qu i facili te leur datation. Par le col du Brenner et la vallée de l'Eisack, la route cond uisait ensuite à Venise. On peur retracer l'itinéraire probable de Dürer à travers ses aquarelles, mais aussi par la connaissance des voies les plus fréquemment empruntées, transmise notamment par la première carre géographique gravée sur bois (ill. 30) par le mathématicien et médecin Erhard Erzlaub (vers 1460-1532), com portant itinéraires de voyage et indi-
carions de dis tances. Le parcours de D ürer le conduisit donc d'Innsbruck au co l du Brenner, puis à Brixen et Klausen, où il réalisa une aquarelle du Rabensrein devant le Weidbruck. Selon la Chronique de Bolzano de l'année 1494, les routes aurour de Bolzano étaient ino ndées à l'époque d u voyage de D ürer. Sans douce pour cette raiso n, l'artiste fit un dérour par la vallée du Cembra, immortalisée par une aquarelle. Lors de son rero ur par la route du Brenner, il réalisa probablement une vue de Klausen, dans la vallée de l'Eisack, aujo urd' hu i disparu mais qu i fo rme le paysage de l'eau-forte Némésis ou La Grande Fortune (il!. 63). Le séjo ur de Dürer à Venise fur surto ut dominé par des dess ins d'ap rès des origi naux ou des scènes de la vie quotidienne. Tou r au lon g de sa vie, D ürer manifeste ra son enthousiasme pour la diversité de la faune et de la flore dans de no mbreuses études sur papier. C'est de son séjo ur à Venise que datent les grands dessi ns à la plume du Crabe et du Homard (il!. 22). Si l'authenticité de ces fe uilles fu r d'abord largement mise en doute, W inkler apporta la preuve que le homard appartenait à une espèce surtout présence dans la mer Adriatique. Des études de lions, ai nsi que des compositions mythologiques sont également parvenues jusqu'à nous. À l'instar des aquarelles, ces dess ins apparaissent comme des études auronomes, et no n comme des esquisses préparatoires à des tableaux précis. À Ve nise, Dürer réalisa des copi es d'après Ma ntegna, Lo renzo d i Credi (1456/ 1460-1 537) et Anronio del Pollaiolo (1430-1498), concentrant son intérêt sur les études de nus. D es feuilles comme le
Nu féminin debout (i ll. 23) de 1493 montrent que Dürer avait déjà travaillé sur les proportions du corps humain avant so n voyage en Italie. La Mort d'Orphée (ill. 25), dessin à la plume et sans doute exécuté d'après une peinture de Mantegna, offre un excellent exemple de copie de Dürer d'après des originaux itali ens. Loriginal n'existe plus désormais qu'à travers une gravure sur cuivre. Le sujet s'inspire du onzième chapitre des Métamorphoses d'Ovide (1-43) : accusé d'avoir introdu it en Thrace l'amour des jeunes garçons, le héros antiq ue Orphée, au chant fameux, est battu à mort par deux femmes lo rs d'une bacchanale. Ce dessin précoce révèle déjà ce qui caractérisera la production graphique ultérieure de Dürer : plus que la description d'un sujet mythologique, c'est la représentation du corps humain en mouvement qui intéresse l'artiste. Les gestes amples des deux ménades, vues respectivement de face et de dos, fournissent un contrepoint au mouvement du corps d'Orphée. Létude des proportions du corps humain, et la quête de la mesure idéale tro uvent aussi un écho dans de nombreuses autres études de nus, comme le Nu féminin de dos (ill. 24). Dürer n'avait de cesse de fixer en des esquisses spontanées des impressions saisies sur le vif. En témoignent les études de femmes vénitiennes, au costume citadin largement considéré comme « impudique » en raison de son profond décolleté. Dans un dessin à la plume, Dürer oppose une Vénitienne et une Nurembergeoise (il!. 26), mettant en évidence le contraste encre les plis libres de la robe vénitienne et la coupe pudique et
sobre du costume allemand. Panofsky compare ici Dürer à un hisrorien de l'art moderne qui opposerait une maison bourgeoise du gothique fl amboyant à un palazzo de la Renaissance. Les études de costumes de Vénitiennes resurgiront plus tard dans l'œuvre graphique de Dürer, comme dans le dessin et le bois du Martyre de sainte Catherine (il!. 27) ou dans la représentation de la Prostituée de Babylone de la sui te de bois gravés de !'Apocalypse. On s'est souvent demandé com ment Dürer avait pu financer ce voyage en Italie. S'il put peut-être utiliser une partie de la dot de sa femme, c'est sans doute en vendant des estampes, ou en exécutant éventuellement des tableaux de commande qu'il trouva l'argent nécessaire à ses besoins. Les opinions des spécialistes divergent quant à son activité de peintre pendant ce premier périple italien, car aucune signature ni aucun document écrit ne permet avec certitude de rattacher à cette période un quelconque tableau peint. Anzelewsky considère que la Vierge à L'Enfant (il!. 29) du couvent des Capucines à Bagnacavallo, près de Bologne, fair partie d'un groupe de quarre tableaux suscep tibles d'avoir été réalisés pendant le premier voyage de Dürer en Italie. Selon d'autres hypothèses, Dürer aurait peine ce panneau après son rerour à Nuremberg et l'aurait emporté lors de son second voyage italien pour le vendre. Cette œuvre n'a été redéco uverte qu'après la Seconde Guerre mondiale. Elle était demeurée en Ira.lie jusqu'à cette date. Dans ce tableau, le sryle du gothique finissant s'allie déjà aux premières influences de la Renaissance italienne. Se
22 Homard, 1495. Dessin à la plume sur papier, 24,6 X 42,8 cm. Cabinet des Estampes, Sraatliche Museen z.u Berlin Preulsischer Kul turbesin, Berlin. Dès le premier voyage en Italie, plus ieurs études d'ani· maux témoignent de l'intérêt porté par Dürer aux phé· nomèncs particuliers ou extraordinaires de la nature. Ce
dessin à la plume en offre un exemple. Remplissant route la surface de la feuille, le homard avance de la gauche
vers la droite. Son regard fixe et ses grosses pinces révèlent sa namre de carnassier, hôre des eaux de la mer Adriarique. Cene feuille fair partie des érudes 1c: libres » de Dürer, conçues comme autant de documents qui nourriront son inspiraüon future.
27
23 Ntt ftminin d,bottt, 1493. Dessin à la plume sur papier, 27,3 Musée Bonnat, Bayonne.
X
14,7 cm.
Ce dessin à la plume prouve que Dürer s'es c intéressé très tôt à la représentation du corps humain. Cec~c feuille - le premier nu d'après le modèle vivant exécu té au nord des Alpes - annonce déjà les longues recherches sur les proportions idéales du corps humain des anrn!cs ultérieures. Représentée de face, la femme au sourire embarrassé pose pudiquement sa main droite sur sa poitrine. Ccrcaines parties, comme les épaules cc le cou, rrahissent encore des hésitations dans le rendu des proportions. 24 N11ftmi11ind,dos, 1495. Dessin au pinceau sur papier, 32 X 21 cm. Cabinet des Dessins, Musée du Louvre, Paris. Ce nu féminin de dos témoigne de l'imérêt porté par Dürer aux proportions du corps humain dès son premier voyage en Italie. Les acuibU[s, le bâton et la pièce d'étoffe, laissent penser que ceHe étude de nu au dessin libre fut exécutée d'après modèle. Les contours fermes du corps offrent un séduisant contraste avec le traitement vaporeux de l'étoffe ondoyante. La tête et le drap, définis par des craies de pinceau délicats, traduisent les volumes plastiques de la figure sur la surface plane de la feuille.
28
25 Mort d'Orphü, 1494 . Dess in à la plume, 28,9 X 22,5 cm. Cab inet des Estampes, Hamburger Kunsthalle, Hambourg.
Ce dessin s'i nspire vraisemblablement d' une gravure exécutée d'après une peinture d'Andrea Mantegna. Le centre de la composi tion est occupé par un nu masculi n saisi en plein mouveme nt. D'ap rès les Mét11morphoses de !'écrivai n an tiqu e Ovide (43 av. J. -C.-17/ 18 ap r. J.-C. ), Orphée aurait été battu à mo rt par deux femmes au co urs d'une bacchanale, po ur avoi r introd uit en Thrace l'amour des jeunes garço ns. Le groupe des figures est placé devant un arbre central sur lequel est accroché un livre ouvert portant des notes de musique. La lyre du chanreur antique gît à ses pieds.
26 Nurembergeoise et Vénitienne, 1496/1497. Dess in à la plume sur papier, 24, I X 16 cm. Cabinet des Estampes, Scadelsches Kunscinstitut, Francfort-sur-ieMain.
Ce dessin à la plume offre un exemp le éloq uent de l'intérêt de Dürer pour les cos tumes qu'il oppose ici à titre de comparaison. Les deux femmes, l'un e de Nuremberg l'a utre de Venise, so nt représentées côte à côte comme si elles chemi naient ensemble dans les rues de Venise. Plein de liberté et d e fantaisie, le costu me véni tien, avec ses riches ornements et son profond décolleté, co ntraste avec la robe sobre et pudique de la Nurembergeoise.
27 le Martyre de sainte Catherine, vers 1497/1498. Bois, 38,7 X 28,4 cm. Cabinet des Estampes, Staadiche Kunschalle, Karlsruhe.
Ce bois co nfirme le rô le de matériel d'étude attribué par Dürer à ses dessins de costume ; la sainte es t en effet vêtue ici à la mode vénitienne. Princesse d'Alexandrie accusée pour son activité missionn aire, sainte Catherine mourut martyre au temps de la persécution des chrétiens so us l' empereur romain Maxence. Alors qu'elle allait subir le supplice de la roue, la roue se brisa sur ordre de Dieu et une pluie de feu s'abattit sur de nom breux païens. La pland1e rassemble cet événement et la scène de la décollatio n de la sainte.
30
28 Étude de /'Enfant jlsus, 1495. Dess in à la plume, 17,2 X 21,5 cm. Cabinet des Dessins, Musée du Louvre, Paris. Exécuté d'après une esquisse du peintre flo rentin Lorenzo di Credi, transposée par ce dernier dans plusieurs œuvres, ce dessin à la plume de !'Enfant Jésus pourrait avoir servi d'étude préparatoire à la Vierge à /'Enfant de Bagnacavallo (il !. 29). Bien que la position du corps et les gestes soient différents, !'Enfant présente dans le dessin et dans le tableau des craies analogues.
détachant sur un mur percé sur le côté d'une arcade de pierre, Marie trône avec !'Enfant Jésus qu'elle tient sur ses genoux, posé sur un linge. Les deux figures forment une co mposition pyramidal e. La Vierge et !'En fant co mmu niquent par leur regard . Marie tient tendrement la main de son Fils et le regarde avec un amour mêlé de tristesse, conscience de la Passion à ven ir. La tige de fraisier, dans la main de !'Enfant, symbolise à la fo is la materni té de Marie et, par sa couleur rouge, la Passion du C hrist. Alors que la com position monumentale et harmoni euse du groupe de figures sui t les modèles italiens, notamment les madones de Giovanni Bellini, la mise en scène est encore marquée par le style du goth ique fi nissant, infl uencé par l'art flamand. La phys ionomie de !'Enfant Jés us rappelle le dess in de !'Enfant couché, exécuté par D ürer d'après Lorenzo di
Credi (ill. 28) . S' il ne constitue pas un modèle direct, ce dessin présence néanmoins des parallèles stylistiques. Au cours des décennies suivantes, les conquêtes de la Renaissance italienne, transmises par la gravure mais aussi par les oeuvres et les écrits de Dürer, firent franchir à l'arc du nord des Alpes une étape décisive, qui ro ucha routes ses mani fes tations. D ésormais, les artistes ne se rendirent plus exclusivement aux PaysBas pour étudi er, copier et assimiler, dès leur reto ur, les oeuvres originales de peintres majeurs comme Jan Van Eyck (vers 1390-1 441) ou Rogier Van der Weyden (1399/ 1400-1 482); il s laissè rent auss i le vocabulaire form el de l'art italien imprégner leurs travaux. Beauco up d 'artistes all emands préférèrent se nourrir de l'influence transm ise indirectement par les gravures, et ne se rendirent pas eux-mêmes en Italie.
29 Vie,ge à L'Enfant de Bagnacavallo, vers 1496. Huile sur bois, 47,8 X 36 cm. Collecrion Magnan i, Mamiano près de Parme. Vus en plan ra pproché, la Vierge ec !'Enfant Jésus assis sur ses genoux sont représemés dans un espace qui s'ouvre lacé ralemenc sur une cour incérieure. Alors que la Vierge correspond encore au type iconographique du gothique allemand tardif, !'Enfant Jésus évoque plucôt les modèles italiens. Les portrai ts à mi-corps, comme cecte Vierge de la première péri-
ode du peintre, étaient très répandus en Italie et aux Pays-Bas. La conception de la pièce, avec l'arc cintré offrant un aperçu sur le côté, rappelle les modèles flamands , candis que la composition pyramidale des figures porte la marque de l'Italie, et plus particulièrement des madones de G iovanni Bellin i.
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EXPLORATION DU MONDE ET PREMIERS TÉMOIGNAGES D'UN GOÛT NA I SSANT POUR LES VOYAGES
A la fin du xv• siècle, se manifesta un intérêt croissant
double page de l'Allemagne et de l'Europe centrale impri-
pour la découverte et l'exploration du monde, stimulé par
mée dans un livre. Le cosmographe et médecin de
les périples à travers le monde de Marco Polo (1254-
Nuremberg Hieronymus Münzer (mort en 1506) l'avait
1324) et les pèlerinages en Terre sainte.
dessinée conformément à la carte d'Allemagne de Nicolas Van Cues (né vers 1439) et à la fameuse « pomme de
Cet intérêt concernait aussi bien les voyages dans des contrées inconnues, que la mise au point d'instruments de
terre » de Martin Behaim, premier globe terrestre réalisé
mesure spécifiques destinés à l'étude et à l'investigation
en 1492. Si le globe de Behaim corrigeait l'idée d'une
des sphères terrestre et céleste. Avec son florissant travail
Terre conçue comme un disque, il ne prenait encore en
du métal, la ville de Nuremberg offrait les conditions
compte ni l'Amérique ni l'Australie par manque de
idéales pour la fabrication d'instruments de précision, et
connaissances géographiques suffisantes. Achevé l'année
d'outils au service de l'astronomie et de la géographie.
de la découverte de l'Amérique, il montre encore le
Dürer s'intéressa lui aussi à l'astronomie. li fréquenta des
monde selon l'image fournie par l'astronome grec Claude
géographes et cartographes, comme Erhard Etzlaub
Ptolémée (vers 100-160), avec l'océan Indien figuré
(1462-1532), Martin Behaim (1459-1507), Johannes
c~mme une mer intérieure délimitée au sud par un cha-
Stabius (mort en 1522) ou encore Georg Hartmann, qui
pelet d'îles. Les zones polaires sont occupées par des
tous étudièrent les nouvelles sciences de l'exploration du
représentations fantaisistes, tandis que l'hémisphère sud
monde. Passionnés par les voyages, des humanistes
porte l'aigle de Nuremberg.
comme Konrad Peutinger ou Willibald Pirckheimer ras-
Parmi les cartes routières du cartographe Erhard Etzlaub, parues sous forme de feuilles volantes gravées
semblèrent et rédigèrent des ouvrages sur ce sujet.
30 Erhard Etzlaub, Carte des routes pour Rome, 1500. Gravure sur bois coloriée, 41,3 x 29,4 cm.
Bayerische Sraatsbibliorhek, Munich. Cette carre d'Erhard Enlaub est la plus ancienne carre des routes d'Europe centrale. Utilisée pour guider les pèlerins de l'Europe entière, elle comportait des indi~
cations sur les routes les plus rapides pour rejoindre la Ville éternelle, sur les distances, mais aussi sur la durée
du jour. Au centre de la carte figure Nuremberg, ville ouverte sur le monde cc métropole du commerce à cette époque. Cette carte connut trois éditions cc reçue
un index élaboré par Hartmann Schedel.
31 Un rhinocéros, 1515. Dessin à la plume, 27,4 X 42 cm. Cabinet des Estampes, The British Museum , Londres.
Le 20 mai 1515 fut marqué par l'arrivée au Portugal du premier rhinocéros, cadeau du gouverneur de l'Inde portugaise Alfonso de AJbuquerque au roi Manuel {cr. Le rhinocéros portait le nom de Ganda et venait du royaume indien du Gujarat. C'est d'après le croquis et la description figurant dans une lettre, adressée à un ami commerçant par le Nurembergeois Valencin Ferdinand établi à Lisbonne 1 que Dürer exécuta un dessin et une gravure sur bois de l'animal qu'il n'avait pas vu de ses propres yeux. Dürer rira aussi de ce bois des feuilles volantes qu'il vendit sur les marchés. Le rhinocéros, cn pleine page, occupe le premier plan. La représencacion détaillée de sa carapace et de sa peau suie scrupuleusement la description accompagnant le dessin.
34
Peutinger écrivit une Descriptio indiae qui évoque entre
par le tailleur d'images nurembergeois Jôrg Glockendon,
autre l'arrivée du premier rhinocéros au Portugal (ill. 31 ).
figurent, outre la carte de Nuremberg et de ses environs,
Dans son traité théorique Instruction pour mesurer à la
la carte de Rome publiée en 1500 pour aider les mar-
règle et au compas, Dürer s'est lui-même intéressé à la
chands et diplomates dans leur voyage, ou encore la
construction de cadrans solaires, fournissant ainsi la pre-
carte des routes terrestres traversant le Saint Empire
mière étude publiée en la matière. Au début du
x:ve siècle,
romain germanique, témoins exceptionnels de l'histoire
l'essor de l'imprimerie entraîna
aussi le développement de la cartographie.
A la
fin de la
de la cartographie (ill. 30). Ces cartes connurent un succès et un impact considérables. Elles donnèrent lieu à
Chronique du Monde de l'humaniste et médecin nurem-
plusieurs éditions successives. Même Martin Luther s'en
bergeois Hartmann Schedel, figure la première carte en
servit pour préparer son voyage dans la Ville éternelle.
Avec la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb en 1492, et l'arrivée en Europe de peuples étran-
oerwerlt
gers, grandit aussi l'intérêt pour l'ethnographie, intérêt
~fot XII
qui se manifesta surtout dans les planches gravées, mais aussi dans la peinture du nord et du sud des Alpes. Ainsi, les représentations contemporaines de soldats et d'officiers turcs apparaissent-elles non seulement comme un témoignage historique de l'avancée des Turcs vers l'Europe, mais aussi comme le reflet d'une curiosité pour l'étranger et l'insolite. Les éventuelles lacunes concernant l'aspect des autres peuples étaient volontiers compensées par l'imagination : les peuples décrits et reproduits dans l'introduction de la Chronique du Monde de Schedel apparaissent comme de purs produits de la fantaisie (ill. 32). On y voit des êtres hybrides, des hommes dotés d'un œil unique, ou encore des créatures monstrueuses dont la tête remplace le tronc. Les siècles précédents avaient déjà livré des descriptions de voyages, mais la première chronique de voyage illustrée ne date que du dernier tiers du xv• siècle. L'artiste flamand Erhard Reuwich accompagna le doyen de la cathédrale de Mayence, Bernhard von Breydenbach, lors de son pèlerinage à Jérusalem. Il exécuta sur place des dessins préparatoires en vue d'illustrer, de gravures sur bois,
le
récit de voyage de
Breydenbach
intitulé
Peregrinatio ad terram sanctam. Ces bois retracent l'itinéra ire suivi, à travers six grandes vues urbaines, partiellement reprises dans la Chronique du Monde de Schedel. Parue en 1493, dans une édition allemande et une édition latine, cette chronique universelle combinant textes et images offre une histoire du monde depuis la Création jusqu'au Jugement dernier, divisée en sept« périodes universelles ». Les illustrations accompagnant les textes de Schedel furent réalisées par Michael Wolgemut et son beau-fils Wilhelm Pleydenwurff (mort en 1494). Avec ses 1 809 gravures sur bois imprimées à partir de 645 planches, la Chronique du Monde de Schedel constitue la plus vaste entreprise éditoriale de l'époque de Dürer. Les vues de villes s'inspi rent moins de croquis réalisés sur place que de modèles. Le Liber chronicarum ( « Livre des chroniques et histoires avec des figures et des images depuis les origines du monde jusqu'à nos jours ») reprend notamment les vues d'Héraklion, de Crète, de Rhodes et de Jérusalem d'Erhard Reuwich. En effet, pour représenter fidèlement les 32 villes figurant dans la Chronique du
Monde
de
Schedel,
les
compagnons
de
Michael
Wolgemut auraient dO parcourir 1 500 kilomètres à pied, à cheval ou en bateau. Les villes inconnues furent à plusieurs reprises remplacées par des vues urbaines déjà existantes. Les vues grand format comme celle de Nuremberg valurent à la Chronique une grande célébrité; elles serviront même aux xv1• et xv11• siècles de modèles pour la
Cosmographia de Sebastian Münster (1488-1552) ou les vues urbaines de Matthaus Merian (1593-1650). De l'époque de la Chronique du Monde de Schedel datent les « ancêtres » de nos actuels guides de tourisme : les premiers guides imprimés de Rome avec des renseigne-
32 Chronique du Monde de Schedel, 1493, Planche 12 : Autres peuples. Bois, folio. Bayerische Staarsbibliothek, Munich.
La Chronique du Monde de Hartmann Schedel, conçue comme une hiscoire du monde, est divisée en sept périodes.
Out re des êrres hybrides, les gravures sur bois montrent des hommes privés de certains membres, ou dotés
de les tenir fermés au moyen d'un lien en faisaient des
La deuxième suit les descriptions du Père de l'Église ec fondaceur d'ordre saint Augustin (354-430), et de !'écrivain antique Pline l'Ancien (23/ 24-79), et traite des peuples étonnants qui
outils faciles à emporter lors de pèlerinages lointains.
auraient vécu en Inde.
de particularités monstrueuses. À peine une décennie plus tard, l'idée fantaisiste que les Européens se faisaient des peuples indiens se trouva réfutée par la découverte de la route maritime des Indes.
ments utiles sur le voyage et des informations concernant l'achat d'indulgences. Leur format pratique et la possibilité
35
UNE
RÉVOLUTION DANS
L ' ART
DE
LA GRAVURE ET DE LA PEINTURE
Dürer est admirable aussi à bien d'autres égards; que ne parvient-il pas à exprimer avec une seule couleur, c'est-à-dire par les seules lignes noires? La lumière, les ombres, l'éclat, les reliefs, les profondeurs; et bien qu'un seul objet en soit l'origine, plus d'un aspect s'offre à l' œil du spectateur. .. » (Érasme de Rotterdam, De recta Latini Graecique sermonis pronuntiatione, 1528) . En 1495, Dürer revint à Nuremberg et transposa ses idées et connaissances engrangées pendant ses cinq années de compagnonnage dans la gravure puis, quelques années plus tard, dans la peinture. I.:époque qui suivit son voyage apparaît comme le premier sommet dans l'œuvre de Dürer, au cours duquel il perfectionna son savoir-faire en un temps record, révolurionnanr comme aucun autre artiste de son temps l'arc de la gravure et de la peinture, tant dans leur fonction, leurs modes de représentation et leurs suj ets que dans leur technique. Encre 1495 et 1500, il réalisa environ une douzaine de tableaux peines et plus de 60 estampes. Outre la presque totalité des suites de La Grande Passion et de !'Apocalypse, ces dernières comprennent 7 xylographies grand format sur feuilles volantes et 25 burins qu'il imprima avec sa propre presse, dans son atelier de Nuremberg créé en 1495, et qui devaient lui assurer sa renommée internationale. Dürer fur en outre le premier artiste allemand à inaugurer de nouvelles formes de production et de vente. Il exploita d'une manière inconnue jusqu'alors les possibilités de reproduction offertes par la gravure, réutilisant les bois er cuivres gravés comme matrices pour multiplier les cirages de ses œuvres. Il fut le premier à conférer à la production d'estampes, imprimées sur ses propres presses, la même valeur qu'à l'activité traditionnelle d'un atelier de peintre. Contrairement à son maître Michael Wolgemut, Dürer réalisait ses gravures à l'avance, et non pas sur commande. Cette attitude lui permettait, dans le domaine graphique, de ne pas être tributaire de l'iconographie traditionnelle, ou des conditions généralement imposées par le commanditaire d'une œ uvre. À cette époque, l'artiste était encore considéré comme un artisan, un simple exécutant devant satisfaire les exigences de ses clients. Le nouveau mode d' exploitation de la gravure introduit par Dürer contribua de «
33 Martin Schongauer, Vïerge à /'Enfant sur tm banc d'herbe. Burin, 12,2 X 8,4 cm. Cabinet des Estampes, Staadiche Museen zu Berlin PreuBischer Kulturbesin, Berlin.
Le Vierge est assise sur un banc d'herbe, devant une palissade qui sépare le premier plan du vaste paysage temporel de l'arrière-plan. Cette planche de Martin Schongauer compte parmi les modèles qui servirem à Dürer pour perfectionner sa technique du burin. Par la simplicité des tailles, des gravures comme celle-ci se distinguent pourtant des travaux déjà plus mûris de Dürer. 34 La Sainte Famille à la sauterelle, vers 1495. Burin, 23,6 X 18 cm. Cabinet des Estampes, Scaacliche Kunschalle, Karlsruhe. Marie est assise avec !'Enfant Jésus sur un banc de gazon au premier plan de la composition. À gauche figure Joseph endormi, candis que dans les nuées apparaît Dieu le Père, la main bénissance, avec la colombe du Sainc-E.sprit. La sauterelle, aussi interprétée comme une mance religieuse, symbolise l'éternelle vénération de Dieu. Cene feuille s'inscrit dans le sillage direct de Manin Schongauer.
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manière essentielle à changer l'image qu'avaient d'euxmêmes les artistes allemands, tout en favorisant leur intégration dans la société. Les artistes s'affranchirent de leur statut de simples artisans pour devenir des c
> de Dürer. Impassi ble devant la Mo re tenant un sablier, qui tente de lu i barrer le chemin, et indifférent au Diable qui le suir, un chevalier 1(
en armure chevauche dans un chemin creux, accompagné par son chien fidè le. Il incarne la ma rche détermin ée
du croyant qui trave rse les épreuves de la vie pour aller vers Dieu, sym bolisé par le château fort de l'arrière-plan. Le chien représente la fi délité à la Foi, candis que le léi.ard symbo lise le z.èle religieux. Comme d'autres études préparatoires, le groupe équestre repose sur un canon de proportions marq ué par les recherches de Léonard
de Vinci.
96
cas que Dürer a certainement étudié le Monument de Francesco Sforza de Léonard et pris co nn aissa nce de son schéma de pro portions, - sans douce à l'i nstigati on de Willibald Pirckheimer qui avait fait personnellement la connaissance du célèbre théoricien à M ilan à la cour du duc Ludovico Sforza (1452- 1508) . Dans ce même co ntexte, le grand burin de Saint Eustache (ill. 93) illustre de manière exemplaire combien l'intérêt de Dürer pour les proportions pouvait prendre le pas sur l'évocation d'un sujet religieux. La seco nde et la plus célèbre des Meisterstiche, Melencolia I (ill. 96) réalisée l'année du décès de la mère de Dürer, donna li eu à d' inn omb rables tentatives d'interprétation en raison de son caractère énigmatique et de la plu ralité de ses significati ons. Une figure fém inine ailée d'humeur sombre est assise, songeuse, sur un gradin de pierre. Adoptant l'atti tude traditionnelle de la Mélancolie, elle appuie sa tête couron née sur sa main gauche, candis qu'elle tient un compas de sa main droite. À sa ceinture pendent un trousseau de clefs et un e bourse. La Mélancolie se tient devant un ouvrage de maçonnerie sur lequel sont accrochés une cloche, un sabli er, une balance et un carré magique. Les crois derniers obj ets correspondent aux fo ndements de la science : la mesure, le poids et le nombre. Les lignes horizontales, verticales et obliques du carré magique fo rment des su ites de chi ffres donc la somme donne toujours le nombre 34. Autour de la silhouette de la Mélancolie sont regroupés différents objets : une échelle, un polyèdre, des outils relatifs au trava il du métal et du bois, et à l'arch itecture, des ustensiles pour écrire et un e sphère. I.: allégo rie est accompagnée d' un angelot juché sur un e meule et d' un lév ri er endo rmi . Le paysage de l'arri ère-p lan est dominé à gauche par une comète et un arc-en-ciel qui illuminent le ciel noctu rne. Une chauve-so uris ti ent un phylactère portant le ti tre de la gravure : MELENCOLIA r. La composition est savamment orchestrée : l'an gle postéri eur de l'ouvrage en maço nn erie marque la ligne médi an e de la fe uill e cand is que la queue de la comète et le gabarit à moulures convergent en diagonale vers la silhouette de la Mélancolie. La texture des diverses matières est fi nement di ffé renciée. Selon l'interprétation la plus probable, cette feuille form erait avec les deux autres « cuivres magistraux » une trilogie sur le thème des vertus. Elle symboliserait la voie intellectuelle conduisant l'homme au Salue. Panofsky, pour sa parc, remarqua le premier que la fi gure féminine in carnai t l'un e des quatre humeurs défi n ies par la doctrine sco lastique, la Mélanco lie, provoquée par la bile noire considérée comme nocive pour l'esprit humain . Cette allégo rie revêt donc un e double signification , positive et négative. Son caractère équivoqu e conduisi t à la constatation que D ürer avair ici réuni en un seul plusieurs types iconographiques : d'une parc la person nification ttadicionnell e de l'Acedia (la Paresse), et d'autre part le« Typus Geometriae », qui s' inspire des représentations des sept arcs li béraux et qui est symbolisé par les instruments et objets dispersés dans la composition . Le néoplatonicien M ars ile Ficin et le philosophe antique Aristote avaient
so uligné qu e co us les ho mm es hors du co mmun souffraient de mélanco li e. C'est pro bablement par l' interm éd iaire de so n ami human iste W illibald Pirckheimer que Dürer avait pris connaissance de la philosophi e néoplatonicienne qui associait la mélan co li e, d'ap rès la théorie de Platon, avec la « fure ur divine ». l'.arc-en-ciel et la comète représentent la planète Satu rne associée au tempérament mélancolique. La chauve-so uris, anim al nocturn e, et le chi en so nt également rattachés à la mélancolie saturnienne. Son influ ence négative es t tempérée ici par deux « rem èdes » le carré magiqu e et la co uro nn e de plantes aquatiques ceignant la tête de la figure allégoriqu e. D'après le philosophe, médecin et théologien scolastique Agripppa von Nettesheim (1486- 1535), le chiffre « I » représe nte les limites de la co nnaissance humaine, de son imaginatio - ou fac ulté d'imaginer face à l'ordre divin. Les récentes recherches de PeterKlaus Sch uscer l'o nt co nduit à la co ncl usion que la célèbre gravure rep résentait la synthèse de la pensée humaniste de Dürer, al lusion à la mes ure, à la digni té et à la spi ritualité de l'homme, tout en traduisant sa propre attitude envers Dieu. À Melencolia I fu t opposé comme pendant antithétique le burin de Saint Jérôme dans sa cellule (ill. 95) . Sai nt Jérôme (347-419), Père de l'Église, éraie considéré comme un modèle pour les humanistes contemporains. W illibald Pirckheimer et Érasme de Rotterdam voyaient en lui l'incarnation idéale de l'érudit chrétien. La Vulgate, sa traduction latine de la Bible d'après les textes grecs et hébreux, faisai t en maints endroits l'objet de discussions dans les cercles de savanes. Assis devant un pupitre, dans un intérieur traditionnel donc les vitres en cul-de-boureille laissent passer la lumi ère - sym bole de l' inspiration d ivine - , sain t Jérôme est abso rbé par sa tâche spi ritu elle. Il est entouré d'o bjets qui fo nt allusion à sa légende et à son œuvre. Les lignes de fui te et de constructi on de l'espace co nvergent à d ro ite de la silh ouette du sai ne, don t l' « illum inati on » es t enco re renfo rcée par les rayons qui au réolent sa tête. Le li on co uché au premier plan, le crucifix posé sur la table de travail ec le chapeau de cardinal accroché au mur, attribues directs du Père de l' Église, s'o pposen t aux symboles de la vanité des choses de ce monde représentés par le crâne et le sablier. La calebasse qui pend au plafond fai t référence à la controverse co nnue dans les milieux humanistes, selon laquelle saine Jérôme aurait traduit par le mot « li erre » un term e h ébreu du pro phète Jo nas signifiant « courge ». Vue depuis un seuil , la cham bre d'étude es t rend ue dans co ute sa profo ndeur, et témoigne d' une utilisation magistrale des principes de la perspecti ve class ique acquis par Dürer auprès des modèles itali ens. Par sa co mpos ition savamm ent orchestrée de l'espace, par le traitement différencié des matières, et par so n atmosphère rendue par le jeu des ombres et de la lumière qui n'ignore aucun point de la gravure, ce dernier des cro is « cuivres magistraux » est sans douce le plus accompli. D ürer a représenté sept fo is le saint, en gravure et en peinture, et chaque fo is de manière fo re différence.
95 Saint Jérôme dans sa cellule, 1514. Burin , 25,9 X 20 , 1 cm . Cabin et des Estampes, Staacl iche Kunsth all e, Karlsruhe. D ans le dern ier des t rois i< cuivres magistraux», Dürer a accordé une impo rtance particulière au craitemen t différencié des matières et à la mise en pe rspective de la pièce, donc les li gnes de fuit e se rejo ignent à droi te de la silhouette d u sai ne. Saint J érôme, modèle des humanistes, apparaît ici comme le traducte ur de la Bible. Le chapeau de card in al accroché au mur et le lio n couché au premier plan font référence à ses attributs légendai res. Cerce gravure, représe ntatio n exemplai re de la Vita contemp/ativa ou vie spirituelle, éta ie probablement le pendan t du b urin lt Chevalier, /a Mort tt !t Diabk (ill. 94), évocatio n de la Vita activa ou vie active.
96 Melencolia ! , 1514. Burin, 3 1,8 X 26 cm. Cabinet des Estam pes, Staatli che Kunsthall e, Karlsruhe. Représentée comme un génie ailé, la Mélancolie est ass ise avec un livre et un compas, au milieu de d ivers instruments et figures. Les outils relèvent d u do maine de la mesure et de l' architecture, tandis que le polyèdre et la sphère symbolisent la géo métrie, la science de l'espace et du calcul à la base de to us les arts . Le chien et la chauvesouris sont rattachés au tempérament mélanco li que. À la mélancolie so nt attribuées des fo rces spiri tuel les tant négatives que pos itives, incarnées respectivement par la chauve-souris ec l'angelot occupé à écrire. Le • I ,. de l' inscription renvo ie à la catégorie de mélanco liq ues do nc il es c ques tion ici : selo n la co ncepti on en vigueur à l'époque de Dürer, les arcisces représe ncaienc le premier éch elon de l' hu me ur mélancoliq ue.
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DE L' ARTISAN À L' INDIVIDU CONSCIENT DE SON RANG D ' ARTISTE
Avec les nouveaux courants de pensée émanant d'Italie, la vision que les artistes avaient d'eux-mêmes évolua progressivement aussi en Allemagne. La découverte de la Renaissance italienne, ainsi que les rapports étroits entre le monde intellectuel, les sciences et les arts plastiques entraînèrent un changement dans la mentalité et la conscience individuelle de l'artiste. L'essor de la gravure et l'évolution conjointe de l'art européen permirent aux artistes de ne plus travailler uniquement sur commande, mais de concrétiser des idées artistiques inédites nées des échanges avec les humanistes et les hommes de sciences. Ce nouveau regard porté sur l'artiste dans la société italienne transparaît, dès le milieu du xve siècle, dans les premiers témoignages écrits d'artistes contemporains s'exprimant sur leurs collègues. Ces déclarations donneront naissance au xv1• siècle aux vastes biographies de Vasari, les fameuses Vies des plus excellents peintres,
sculpteurs et architectes, qui feront longtemps autorité et sont encore interrogées aujourd'hui comme autant de sources historiques. En Al lemagne, il faudra attendre le xv11• siècle pour que l'artiste et biographe Joachim von Sandrart publie des descriptions de vies d'artistes sur le modèle de Vasari. Ce sont aussi des artistes de la Renaissance italienne qui furent les premiers à relater leur travail et leurs idées, et à manifester leur volonté de s'élever au-dessus du statut d'artisan par l'étude et l'érudition. En 1437, dans son 97 Maître de la Sainte Parenté,
Retabk de la Sainte Parent!, vers 1500-1504. Huile sur bois de chêne, panneau central 141 volets (chacun) 141 X 85 cm. Wallraf-Richarn-Museum, Cologne.
X
186 cm,
Le retable du Maître de la Sainte Parenté,
En Allemagne, la peinture et la sculpture furent considé-
Livre de l'art, le peintre Cennino Cennini (actif en 1398)
rées pendant des siècles comme des activités artisanales
conseille aux artistes contemporains d'agir « comme s'ils
liées à des corporations, différentes les unes des autres
étudiaient la théologie, la philosophie ou une autre
suivant les ateliers et les tendances stylistiques régionales.
science ». Il s'agit là de la première exhortation d'un
Les artistes ne se manifestaient pas nominalement par
artiste à l'attention de ses pairs les invitant à imiter la
leur signature, et seule la qualité de son intervention au
conduite digne et mesurée d'un savant.
daté entre I 500 et 1504, montre de manière exemplaire qu'au temps de Dürer on travaillait encore, en certains
sein d'un travail collectif permettait de distinguer le
lieux, selon la bonne vieille tradition d'atelier.
maître de ses compagnons.
La conception des figures et l'ordonnancement de la composition restent forcement tributaires des modèles flamands fournis par un Rogier Van der Weyden ou par Hans Memling (vers 1433-1494) (ill. 98). À la même époque, à Nuremberg, Dürer s'était déjà affranchi depuis longtemps de cette tradition. 98 Hans Memling, La Vierge à /'En.font, entourtt de quatre saints (U Mariage mystique de sainte Catherine), vers 1479.
La copie d'après les grands modèles jouait un rôle
Peu après, Lorenzo Ghiberti (1378-1455) mettait la dernière main à son traité sur l'art qui comprend aussi la première autobiographie conservée, d'un artiste. Le
déterminant dans le travail des ateliers. Si, au début du
regard critique porté sur soi-même, l'exigence intellec-
xve siècle, les ateliers de peintres et de scu lpteurs regar-
tuelle, et la prise de conscience de sa propre identité de
daient encore vers la France et le Gothique international,
créateur, trouvent déjà ici leur première manifestation
ils s'attachèrent surtout dans les décennies suivantes à
tout en annonçant un nouveau profil d'artiste.
étudier les œuvres des maîtres flamands. Les peintures de
L'artiste, architecte et théoricien italien, Leone Battista
Jan Van Eyck, de Rogier Van der Weyden ou d'Hugo Van
Alberti, qui considérait la peinture comme le plus noble des
der Goes faisaient désormais figure de référence (ill. 97).
arts, déclarait par exemple dans son traité De la peinture
Panneau central du triptyque avec saint Jean-Baptiste
Originaire d'Allemagne, le célèbre maître de Bruges Hans
paru en 1436, qu'un artiste devait maîtriser de la même
cc saine Jean l'l:.vangéliste. Huile sur bois, 173,6 X 173,7 cm (sans le cadre); 193,5 X 194,7 cm (avec le cadre). Memling Museum, Sint Jans Hospital, Bruges.
Memling maîtrisait, en tant qu'élève probable de Rogier,
manière la composition, la géométrie, l'optique et la pers-
Comparés avec le panneau centraJ du retable du Maître de la Sainte Parenté (i ll. 97), la composition symétrique, la disposition des figures dans le somptueux cadre architectonique du trône, ainsi que le rendu précieux des draperies et des décors, témoignent de parallèles qui illustrent parfaitement la valeur de modèle que revêtaient les chefs-cl' œuvrc flamands pour les ateliers aJlemands du XV" siède.
100
si parfaitement le style de ce dernier que ses œuvres
pective, et connaître les mouvements du corps. Il estimait
acquirent bientôt en Allemagne une valeur exemplaire
aussi que connaître les poètes, les orateurs et autres savants
(ill. 97, 98). Membre d'une communauté qui obéissait aux
et érudits était une condition nécessaire à toute inspiration.
règles de la corporation, le simple compagnon subordonnait ses particularités artistiques au style de son atelier.
En règle générale, le statut de maître artisan ne satisfaisait plus désormais les exigences artistiques des cercles
En 1506 encore, Dürer écrivait de Venise à son ami
éclairés, comme l'attestent l'émergence d'un nouvel idéal
Willibald Pirckheimer : « Ici je suis un seigneur, chez moi un
culturel, et la volonté des commanditaires et artistes de
parasite » - comme pour mieux illustrer la différence de
voir la peinture, l'architecture et la sculpture rejoindre le
statut de l'artiste dans les sociétés allemande et italienne.
cercle des sept arts libéraux.
L ' HOMME AU CENTRE DE TOUTE CHOSE NOUVELLES FORMES DE PORTRAITS
« Le tableau conserve aussi l'apparence des hommes après leur mort. » (Dürer, Nourriture des apprentis peintres)
Les années 1507 à 1514 avaient été presque exclusivement placées sous le signe d'une production graphique d' inspiration religieuse et profane, que Dürer avait conduite à son apogée tant au niveau du contenu que de la forme. Dès l'époque de son second séjour en Italie, Dürer ava it acqu is une gra nde renomm ée en cane que porrraicisce, surcout depuis les portraits de La Fête du rosaire (ill. 70). Pourtant, dix ans après son périple italien , Dürer changea une nouvelle fois son style dans ce domaine, parvenant à des types de portraits inédits, notamment dans la technique de la gravure qui n'avait pas co nnu ce genre avant lui.
99 Portrait de l'empereur Maximilien Jtr, 1519. Gravure sur bois co loriée, 42,6 X 32, l cm. Scaacsbibliothek, Bamberg.
Cc portrait posthume de l'empereur Maximilien ]cr, gravé sur bois, fut réalisé d'après un dessin exécuté par Dürer en 15 18, pendant la diète d'Augsbourg. Vêtu d'un précieux manceau de broca rt, l'empereur porce autour du co u le collier de la Toison d'or. Le qualificatif di vus figurant dans l'inscription indique que la gravure a été imprimée peu après la more de l'empereur en 1519. Magnifiés par des couleurs et des applications d'or, les tirages de cette gravure acquirent la valeur de véritables tableaux. 100 Portrait de l'empereur Maximilien fa, 1519. Huile sur bois, 74 X 6 1,5 cm. Kunschiscorisches Museum, Vienne. Conservé à Vienne, ce portrait de l'empereur Maximilien 1er, s'appuyant sur un dessin préparatoire de 15 18, présence une factu re raffinée et un tra itement subtil des matières. Lempereur porte une riche fourrure au-dessus de son manteau de so ie rouge sombre. Il rient dans sa main droite la grenade, symbole de sa souveraineté sur l'Empire. En haut à gauche du modèle apparaît l'écusson impérial, entouré du collier de !'Ordre de la Toison d'or; surmonté de la couronne impé ri ale, il porte en son centre les armoiries des Habsbourg. Linscriprion énumère les titres et les dates de l'empereur.
102
De nombreux portraits de commande, peines ou gravés, voient le jour dans les années 1518 et 1519. La plupart des portraits officiels de cerce époque résultent de sa participation à la diète d'Augsbourg en 1518. Dürer avait été élu au Grand Conseil de la vi lle de Nuremberg en 1509. Il se rendit donc à Augsbourg, en cane que représentant de la ville de Nuremberg, en compagnie du membre du Consei l Kaspar Nüczel (147 1-1529) et du secrétaire de la ville Lazarus Spengler. Même l'empereur Maximilien rer se fic portraiturer par Dürer dans so n cabinet de trava il du Palai s. Cette étude dessin ée d'après nature servie de base à deux portraits peines et à une grande gravure sur bois (i ll. 99 , 100) qui, cerces, diffèrent par leur technique, mais peu par leur composition. Plusieurs impressions de la gravure furent coloriées et rehaussées d'or, à l'attention des membres de la haute société. Le somptueux manceau de brocart et le collier de l'ordre bourguignon de la Toison d'or, ordre auquel Maximilien r er appartenait en cane que grand maître depuis son mariage avec Marie de Bourgogne (1 4 571482), présencenr l'empereur comme un riche érudit. I.:épichèce divus (« divin ») présent dans l' inscription indique que le bois a été exécuté immédiatement après la more de l'empereur en 1519; en effet, ce cirre porté par les césa rs romains, dans la lignée desquels so uhaitait s' inscrire Maximilien, n'éraie octroyé qu'à titre posthume.
Cette gravure sur bois , qui montre le buste de Maximilien surmonté d' une inscription clairement visible, marque le début d'une nouvelle forme de portrait gravé. S'appuyant sur les portraits gravés, réalisés à l'occasion de la diète impériale d'Augsbourg et soigneusemenr préparés par des dessins, Dürer exécuta dans les années suivantes de nombreux portraits de hauts dignitaires spirituels et temporels, mais aussi d' humanistes contemporains. Ces gravures étaient généralement précédées de dessi ns au fusain ou à la poinre d'argent. Le mode de représentation, intégrant une bande d'inscription sur le modèle antique, s'inspire des épitaphes tombales de l'Anriquicé romaine tardive. Le modèle est représenté en buste, au-dessus d'une bande portant une inscription qui semble déjà le soustraire du monde des vivants à la manière d'un monumenr com mémoratif. Les légendes conjuguent pen sées antique et chrétienne, et évoquent directement le personnage représenté comme l'atteste le portrait au burin de Willibald Pirckheimer (ill. 102). Ce type de portrait gravé innové par Dürer sera conservé par ses disciples. C'est de l'année 1519 que dace le portrait d'Albert de Hohenzollern , cardinal de Brandebourg (14901545). Cette gravure sur cuivre, intitulée Petit Cardinal en raison de son format réduit (ill. 101 ), fut précédée par un dessin exécuté par Dürer lors de son séjour à Augsbourg à l'occasion de la diète impériale. Albert de Hohenzollern venait alors de recevoir son chapeau de cardinal. Il comptait parmi les plus puissants ecclés iastiques représentant le Saine Empire romain germanique. Sa nomination au rang d'archevêque de Mayence permit en 1514 à la Curie romaine de proclamer l'indulgence dans l'Empire. Lorsque Albert de Hohenzollern brigua en 151 7 la dignité de cardinal, il duc verser à la chancellerie romaine une somme de 50 000 florin s pour laquelle il duc prendre un crédit auprès de la banque des Fugger. Par décision de la Curie pontificale, il fut aucorisé à rembourser la moitié de ses dettes par la vente d'indulgences. Cette autorisation encourageant le commerce des indulgences, ainsi que les pratiques des différents prédicateurs, conduiront finalement aux fameuses « thèses » de Manin Lucher ; on peut donc dire que le cardinal
,\uERTVS•M.!oDl·SA·SJ'.Nz-1 oMANAE·ECCLAE·TΕsAN· CHRYSOCONi·PBR·CARDINA• 1!:;_AGVN·AC·h\ACDE·AR.SHJ 1 EPS ·ELECTOR•fMl'E·PRIMM ADM.INl•HALBER·MARCHI• BRA.'IDE.NBVRCENSfs
1
101 Portrait du cardinal Albert de Brandebourg
(dit, L, Petit Cardina~, 1519. Burin, 16
X
11 cm.
Cabinet des Estampes, Scaatliche Kunschalle, Karlsruhe. Cette effigie est l'un des six portraics gravés sur cuivre d'Albert de Hohenzollern, cardinal de Brandebourg, l'un des représentancs les plus in.fluents de l'Empire. Le modèle est placé devant une tenture. Son attitude altière, son regard dirigé en biais vers l'extérieur de la feuille, ainsi que les armoiries et les deux inscriptions, soulignent le caractère officiel de ce portrait.
102 Willibald Pirckheimer, 1524.
Burin, 19,2 X 12,7 cm. Cabinet des .Estampes, Sraadiche Kunsthalle, Karlsruhe. Le portrait sur cuivre du célèbre humaniste Willibald Pirckheimer (1440-1530), le plus proche ami de Dürer, illustre un nouveau type de portrait gravé. Le buste du modèle se dresse, relie une statue commémorative, au-dessus d'une inscription en forme d'épitaphe. Cetce dernière fait référence aux mérites et à la personnalité de l'homme : 4( Portrait de Willibald Pirckheimer à l'âge de 53 ans. On vit par l'esprit, le reste est voué à la mort. 1524. AD.,
104
fut indirectement à l'origine de la Réforme. Outre son importance dans l'histoire de la religion chrétienne, le cardinal de Brandebourg compta aussi, avec l' empereur Maximilien rer et !'Électeur de Saxe Frédéric le Sage, parmi les principaux mécènes princiers d'Allemagne. Sa sensibilité artistique et son besoin de représentation se manifestent dans un cuivre de Lucas Cranach (1472-1553), daté de 1525, qui le montre sous les traits de saint Jérôme dans sa cellule, sur le modèle du célèbre « cu ivre magistral » réalisé par Dürer en 15 14 (il!. 95) . Le cardinal utilisa son portrait gravé par Dürer comme frontispice de son ouvrage relatif aux reliques de Halle, publié en 1520. Ce choix montre la dimension de propagande que pouvaient revêtir de tels portraits gravés édités à de nombreux exemplaires. Dans cette gravure, le cardinal sérieux et digne regarde vers l'extérieur de la feuille. Une tenture sombre met efficacement en valeur sa silhouette. Les armoiries sous le chapeau cardinalice montrent les crois crosses des évêchés de Mayence, Magdebourg et Halberstadt placés sous ses ordres. Linscription définit son statut : ALBERTVS. Ml (sericordia) . D (e) I. SA (cro). SANC (tae)/ ROMANAE. ECCL (esi) AE. TI (tuli) SAN (cci)./CHRYSOGONI. p (res) B (ire) R. CARDINA (lis)./MAGVN (tinensis). AC. MAGDE (b urgensis). ARCHI =fEP (iscopu) S. ELECTOR. IMPE (rii). PRIMASIADMI 1 (strator). HALBER (stadensis). MARCHI (o)./ BRANDENBVRGENSIS («Albrecht, par la Grâce de Dieu, cardinal-prêtre de la Sainte Église Romaine, titulaire de Saint-Chrysogone, archevêque de Mayence et de Magdebourg, électeur, primat de l'Empire, administrateur de (l'évêché d') H alberstadt, margrave de Brandebourg»). La légende nous dit que le modèle était âgé de 29 ans lors de l'exécution de son portrait, et souligne le rôle politique et religieux du petsonnage. En 1520, Dürer envoya au card inal 200 impressions et le cuivre original de la gravure. Lartisce adressa également à son commanditaire 500 impressions et la plaque originale d' un autre portrait, daté de 1522 et préparé par un dessin à la pointe d'argent. Dürer était un ardent défenseur de la Réforme qui commença en 1517 avec l'affichage des « thèses» de Luther sur les portes du château de Wittenberg. Dans une lettre de 1520, Dürer manifeste ouvertement sa sympathie à l'égard de Martin Lucher. Bien qu'ils aient participé cous deux à la diète impériale d'Augsbourg, l'artiste et le réformateur ne se rencontrèrent pas. Dans sa lettre à Georg Spalatin (1484-1545), vicaire de la cour et secrétaire du prince protesta.nt Frédéric le Sage, Dürer exprime son espoir de rencontrer Luther dont il aurait aussi volontiers exécuté le portrait : « Et si, avec l'aide de Dieu, je rencontre le Dr Martin Luther, je veux m'appliquer à faire son portrait et à le graver dans le cuivre afin de perpétuer longtemps la mémoire de ce chrétien qui m'a aidé à me libérer de grandes angoisses. Et je prie Votre Honn eur, lorsque le Dr Martin fera quelque chose de nouveau [en allemand], de me l'envoyer contre remboursement. » À ces portraits de commande, officiels et représentatifs, s'opposent les effigies réalisées par inclination per-
sonnel le de l'artiste. Ces dernières se caractérisent par une intimité et une émotion aisément perceptibles, et par un naturalisme sans complaisance, comme dans le fameux portrait au fusain de la Mère de l'artiste (il!. 105) exécuté vers 1514. I:inscription révèle que Dürer a dessiné le portrait de sa mère deux mois avant sa mort, alors qu'elle étaie âgée de 63 ans: « 1514 an oculy Dz ist albrecht dürers/mutter dy was ait 63 Jor ». Après son décès, il ajouta à l'encre qu'elle s'était étei nte le mardi précédant la Pentecôte, vers deux heures du matin : « vnd ist verschiden/im 151 4 Jor am erchcag vor der crewtzwochen/ um zwey genacht ». Dans un livre de souven irs, dans lequel il avait évoqué la mort de son père douze ans auparavant, Dürer relate en détail la longue maladie et le décès de sa mère. La comparaison avec le premier portrait peint de sa mère daté de 1490 (ill. 8) témoigne du temps éco ulé, tant dans la vie du modèle que dans l'évolution artistiq ue de Dürer. Dans le dessin au fusain, Dürer restitue scrupul eusement la phys ionomi e du modèle, et insuffle au trait une puissance expressive et un e compassion que l'art du portrait n'avait jamais connues avant lui. Le visage de cette vieille femme, épu isée par le chagrin et les ans - qui mit au monde dix-huit enfants donc seuls crois survécurent, et « souffrit de la pauvreté, de la dérision, du mépris, des moqueries, de la peur et de grandes contrariétés » -, échappe ici, pour la première fois dans l'hisroire de l'art, à l'amalgame traditionnel fait entre laideur d'une parc, et méchanceté ou more d'autre part. Bien que ce dessin ait été réalisé à titre privé, il laissa son empreinte dans les représentations de femmes âgées et laides exécutées par les élèves de Dürer. Les autoportraits dessinés ou peints aux différentes étapes de sa vie, ainsi que les nombreux portraits de ses proches et amis, font référence à un passage du livre du peintre dans lequel Dürer attribue à la peinture de portraits une fonction essentielle : « Le tableau conserve aussi l'apparence des hommes ap rès leur more. >)
On ignore si le décès de sa mère est à l'origine des représentations gravées de la Vierge qui font sui te à l'ensemble xylographique de La Vie de la Vierge, représentations qui reprennent cerces l'iconographi e traditionnelle de la Compassio - ou parcage des so uffran ces du Christ -, mais qui figurent la Mère de Dieu avec un aspect plus humain, plus naturel et plus émouvant qu'auparavant. La Vierge à !'Enfant emmailloté, cuivre réalisé en 1520 (i ll. 104), offre un bon exemple d'une approche de ce thème qui confine presque à la scène de genre. Pourtant, la position de !'Enfant endorm i rappelle qu' il est fait aussi allusion ici à la future Passion du Christ. Daté de 151 6, le portrait de son maître Michael Wolgemuc alors âgé de 82 ans (ill. 106) montre comment Dürer, dix ans après son second voyage en Italie, tend dans ses portraits vers une perception de plus en plus profonde de la psychologie de ses modèles. Cerce œ uvre, indépendante de toute commande, fut réalisée par intérêt personnel du peintre com me il ressort de l'inscription : « Albrecht Dürer a fair ceci d'après son
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103 Marie allaitant l'enfant jésus, 1519, gravure sur cui vre Marie est ass ise sur un banc ec donne le sein à l'enfant Jés us. La co ncentration qui émane de la représe ntation repose sur l'intense rapport entre la mère et l' en fant. Le fo rm at cho isi par le pe intre en souligne l'intimité. Le sujet retenu , la Madonna Lacta ns, renvoie à la nature humaine du Chris t et à la participation de Marie au fait d ivin. La gravu re sur cuivre est de crès petit format. Dürer la mentionne dans le journal de so n voyage aux Pays- Bas à la date du 20 août 1520.
104 La Vierge à /'Enfant emmailloté, 1520. Burin, 14,4 X 9,7 cm. Cabinet des .Estampes, Staaclîche Kunschalle, Karls ruhe. Cette représentation tardive de La Vierge à /'Enfant emmailloté s'apparente presque à une scène de genre. Seul e l'auréole définit le caractère sacré des personnages. La tendresse du regard porté par la Vierge sur !'Enfant endormi exprime un sentiment humain, destiné à éveille r dans l'âme d u spectateur l'émot ion de la Compassio, ou partage des souffrances du Christ.
105 Portraitdelamèrede/'artiste, 1514. Fusain sur papier, 42, 1 X 30,3 cm. Cabinet des Estampes 1 Scaadiche M useen zu Berlin Preufüscher Kulrurbesitz, Berlin. Deux mois avant la mort de sa mère, Dürer a fixé ses traits dans ce célèbre dessin au fusa in. Par son naturalisme impitoyable, ce portrait trad uit la dure vie du modèle qui souffrit de diverses maladies et mit au monde dix-huit enfants) dont seuls tro is survécurent. Au Moyen Âge, la laideur étaie exclusivement ass imilée au Mal ou à la More, mais ici elle apparaît surcout comme l'expression émouvante d 'un souvenir personnel.
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107 SainuAnne (Agnès Dürer), 1519. Pinceau sur papier gris, 39,5 X 29,2 cm. Graphische Samrnlung AJbercina; Vienne. Cc portrait dessiné d'Agnès Dürer servie d'étude préparato ire au tableau (ill.10 8) qui conservera pour
la figure de saime Anne la même attitude et la même expression.
Si la tête est travaillée en détail, la partie
inférieure du dessin n'est qu'ébauchée. 106 Portrait de Michael Wolgem11t, 1516. Huile sur bois, 29 X 27 cm. Gerrnanisches Naüonalmuseum , Nuremberg.
Le rendu délicat des traies physiq ues ec psychologiques de Michael Wolgemut, le vieux maître d'Albrecht Dürer âgé de quatre-vingt-deux ans, concen tre ici tout l'intérêt du peintre. Malgré une représencaüon sans com plaisance de la viei llesse, avec son lot de ridules ec de petites veines saillantes, l'homme nous apparaît comme une personnalité énergique, à l'intelligence vive ec au regard perça.ne, donc la physionomie témoigne d'une existence laborieuse.
maître Michael Wolgemur en 1516 » . Wo lgemut mourut trois ans plus tard et, comme dans le portrait de sa mère, Dürer co nsigna l'évé nement par une inscription apposée ultérieurement qui indique la date précise : « Il avait 82 ans et il vécue jusqu'à l'arrivée de l'année 1519, il est décédé le matin du jour de la aintAndré, avant que le soleil ne se lève. » Le port rai c en buste, finement ciselé, se détache neccernent sur le fond monochrome vert. Le vieux maître porte la coque noire traditionnelle des ateli ers d'artistes, destinée à protéger la tête des éclaboussures de peinture. L élégante fourrure exprime le souci de représentation typique des portraits de l'époque. Pourtant, l'essentiel réside dans le rendu exact de la physionomie, dans la restitution des signes de viei llesse, des plis du cou et des nombreuses ridules qui si ll onnent le visage osseux, témoignages d'une vie rude et laborieuse. Co ntrairement aux portraits de commande, au caractère plus officiel, qui répondaient au dés ir de prestige de la grande bourgeoi sie et de l'ariscocracie, les représentations de ses plus proches parents servi-
108
rent aussi à Dürer pour d'autres desseins. C'est ainsi que sa femme Agnès posa pour le tableau de Sainte Anne, la Vierge et !'Enfant (ill. 108). Avec Marie ec !'Enfant, sainte Anne décrie une composition pyramidale. La peinture fur précédée d'une étude détaillée de la figure iso lée de sainte Anne (ill. 107) . Cette dernière, matron e d 'âge mûr, se mble absorbée par ses pensées et conscience de la future Passion du Christ. Elle pose une main consolarrice sur l'épaule de Marie qui prie devant !'Enfant endormi. Dans une attitude préfigurant la Passion, le Christ est étendu sur I' extrémité droite du voile de sainte Anne. La position de sa tête, comme les plis du linge s'étageant sous son corps, ne sont pas une évocation fortuite de l'iconographie des Pietà. Le cadrage se rré et les figures avancées au premier plan apparaissent comme un appel adressé au spectateur, une exhortation à partager les souffrances du Christ par la prière et la méditation. I:approche émotionnelle, humaine et naturelle des différences figures , vêtues de costumes co ntemporains, accentue encore cette intention .
108 Sainte Anne, la Vierge et L'Enfant (Sainte Anne trinitaire), 1519. Huile sur bois transposé sur mile, 60 X 49,9 cm. The Mecropolican Museum of Arc, Al cman Colleccion, New York.
Plusieurs études préparatoires one précédé la peinture de Sainte Anne, la Vierge et L'Enfant, commandée comme image de dévotion par le patricien de N urem berg Leonhard Tucher. Ce tableau acquit une grande célébrité et fur copié sept fois dans les siècles qui suivirent. C'est Agnès Dürer qui a prêté ses traits à l'imposante figu re principale de sainte Anne. Elle forme avec la Vierge vêtue à la mode de Nurem berg - et !'Enfant Jésus, une composicion en triangle aux angles aigus. Lex pression recuei lli e de sainte Anne et la silhouette de l'Enfanc endorm i fonc référence à la Passion du Christ.
HUMANISME ET RÉFORME EN ALLEMAGNE
Au temps de Dürer, vivaient à Nuremberg, centre de l'hu-
l'œuvre considérable que pouvait accomplir un savant
manisme allemand, d'illustres humanistes, des scienti-
humaniste qui alliait connaissances théologiques et savoir
fiques et des grandes personnalités intellectuelles entrete-
universel. Outre des ouvrages de référence sur la gram-
nant des contacts entre eux. L'humanisme allemand puisa sa source d'inspiration en
maire grecque et latine, la rhétorique, les classiques grecs et latins, la physique, la géographie et la psychologie, il
Italie. L'étude des écrivains, philosophes et artistes
rédigea aussi des exégèses bibliques, des études théolo-
antiques constitua la base d'un espoir de renouvellement,
giques, ainsi que des catéchismes, des Confessions et des
de renaissance spirituelle, qui devait conduire à une
règlements relatifs à l'Église.
société harmonieuse vivant dans la paix et la liberté. La
Humanisme et Réforme allaient main dans la main,
référence à I' Antiquité semblait offrir de manière idéale la
dans la mesure où ils s'enrichissaient mutuellement : la
possibilité d'un nouveau modèle social et culturel. Les
formation érudite préparait le terrain au renouvellement
humanistes allemands avaient presque tous étudié dans
de la religion.
des universités italiennes, et entretenaient d'étroites rela-
Ce lien entre le désir de renouvellement religieux et la
tions avec les milieux humanistes italiens, mais aussi avec
pensée humaniste trouve une parfaite illustration en la
des savants comme Ange Politien (1454-1494), Marsile
personne du prêtre séculier Jacob Wimpheling (1450-
Ficin (1433-1499) et Pic de la Mirandole (1463-1494). Considéré comme l'un des plus fameux humanistes
1528). Selon lui, « l'étude des auteurs païens n'était pas préjudiciable en soi à la foi chrétienne; le seul dommage
allemands, Willibald Pirckheimer (ill. 111) étudia pendant
pouvait résulter de leur mauvaise interprétation ou de
sept ans la musique, la philologie classique et le droit à
leur
Padoue et à Pavie, et devint, après son retour à
d'Allemagne considéra ient son fameux traité Defensio
mauvais
usage.
» Les humanistes chrétiens
Nuremberg, un proche conseiller des deux empereurs
theologiae comme leur manifeste. Des écrivains comme
Maximilien 1er et Charles Quint.
le jurisconsulte strasbourgeois Sebastian Brant (1457-
Par leur profonde connaissance des langues classiques,
1521) exprimèrent leurs critiques envers la société,
mais aussi des auteurs, poètes et philosophes antiques,
notamment envers le clergé, par le truchement de
109 La Nefdes fous, de Sebastian Brant, Bâle, 1494, chapitre 48 : Une nefde compagnom.
des humanistes comme lui exercèrent une influence
poèmes en vers moralisateurs (ill. 109).
déterminante sur les sujets artistiques d'inspiration
Chacun de ces humanistes érudits était en même
Bois, env. 16,3 X 10,4 cm.
savante. Pour lui, comme pour d'autres humanistes alle-
temps un uomo universa/e, un homme à la culture et à la
Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg.
La Nefdes fous du célèbre humaniste Sebastian Brant (1471-1521) est un poème allégorique et satirique dont les 113 chapicre.ç présenrem au lecteur, sous la forme d'une parade de fous en analogie avec la Danse macabre, les folies er les vices humains ainsi que leurs conséquences. Imprimé à Bâle en 1494 chez Johann Bergmann von Olpe, l'ouvrage connut un succès populaire international, notamment après sa traduction en latin et en raison de ses il1usrrations. Le frontispice du chapitre 48 illustre les inconvénients de la position
qu'occupe le compagnon au sein de sa profession. En raison du format d'une page entière, il compte parmi les estampes où il manque la devise et le titre accompagnant habituellement chaque scène. Dans les barques et nefs sont assis des compagnons appartenant à différences professions que l'on reconnaît à leurs attribues.
mands, I' Antiquité et la théologie constituaient les deux
curiosité universelles. Lorsque le réformateur suisse Ulrich
pierres angulaires de la culture du lettré. Ainsi Pirckheimer
Zwingli (1484-1531) lui proposa d'acquérir le droit de
ne se contenta-t-il pas de traduire des textes grecs, il
bourgeoisie de la ville de Zurich, Érasme de Rotterdam
transposa aussi les écrits des Pères de l'Église, de l'hébreu
répondit qu'il préférait le titre de citoyen du monde,
A l'instar de
l'humaniste augsbourgeois Konrad
réponse qui définit de manière exemplaire l'ouverture
Peutinger, il fut aussi diplomate, et encouragea le mouve-
dont faisaient preuve les humanistes dans les domaines
ment humaniste en laissant libre accès à son importante
théologiques, sociaux et intellectuels.
en latin.
bibliothèque à tous ceux qui s'en montraient intéressés,
En 1516, Érasme de Rotterdam publia la première édi-
comme Albrecht Dürer. S'il n'était pas un lettré, Dürer
tion critique gréco-latine du texte du Nouveau Testament,
n'en participait pas moins sur un pied d'égalité aux dis-
le Novum lnstrumentum, qui suscita une grande admira-
cussions savantes des cercles humanistes de Nuremberg.
tion de la part des cercles érudits. Par sa publication du
Ses œuvres témoignent de l'influence exercée par les
Nouveau Testament, il fut bientôt considéré comme l'in-
courants intellectuels humanistes sur les nouveaux
carnation de l'érudition humaniste et théologique, dans
thèmes de l'art contemporain.
le meilleur sens savant du terme. Luther puisa d'ailleurs
L'essor de l'imprimerie permit l'échange des écrits humanistes les plus récents, de part et d'autre des Alpes. liée à l'étude des langues
La sympathie pour Martin Luther et la Réforme était
anciennes, apporta des innovations dans tous les
largement répandue parmi les humanistes. Par leurs
domaines de la société. Ainsi, le fameux théologien et
écrits, ces derniers prenaient une part active aux discus-
humaniste Philipp Melanchton (1497-1560) fut-il à l'ori-
sions des réformateurs. Le savant augsbourgeois Konrad
L'érudition
11 0
dans la deuxième édition de cet ouvrage, de 1519, pour sa traduction de la Bible en allemand.
humaniste,
gine d'une réforme des écoles de latin et d'enseignement
Peutinger s'enthousiasma surtout pour les premiers écrits
supérieur, et de la création de nouveaux établissements,
de Luther qu'il reçut chez lui en 1518. Même Willibald
initiatives qui lui valurent le titre honorifique de
Pirckheimer fut pendant quelques années un ardent
Praeceptor Germaniae - ou précepteur de l'Allemagne
défenseur de Luther, mais il revint à sa foi antérieu re
(ill. 110). L'étendue de son activité scientifique montre
avant sa mort, en 1520.
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110 Philipp Me/anchton, 1526. Burin, 17,5 X 13 cm. Cabinet des Estampes, Staacliche Kunsthalle, Karlsruhe. Philipp Melanchton compta parmi les grands humanistes de son temps. Adepte de la Réforme, il fut un proche ami de Martin Lucher. Après ses études à Heidelberg et à Tübingen, il enseigna comme professeur à Wittenberg. Il s'intéressa surtout à la théologie, la philosophie et la rhétorique. Melanchcon est représenté en profil de crois quarts vers la droite. L'inscription latine en forme d'épitaphe fair référence à la discussion humaniste soulevée par Melanchron à propos de la représentation de la personnalité humaine: 1526. Viventisporoit Dvreri.s Ora Philippi Mentem non Potvit Pingere Docat Manus(« 1526. Dürer fut capable de représenter les traies de Philippe d'après nature, mais sa main experte ne put peindre son esprit. AD. »).
11 1 Willibald Pirckhàmer, 1503. Dessin au fusain, 28, 1 x 20,8 cm. Cabinet des Estampes, Scaadiche Museen zu Berlin Preulsischer Kulturbesitz, Berlin. Dans ce portrait dessiné de Willibald Pirckheimer, représenté de profil et regardant vers la gauche, Dürer s'est inspiré d'un dessin à la pointe d'argent, ennoblissant les traits de son ami sans les embellir, comme le remarque Panofsky. Le célèbre humaniste étaie l'ami et confident le plus proche de Dürer. Lattistc s'est peut-être inspiré ici des monnaies antiques à profils d'empereurs, mais ce dessin a pu éga]emenc servir de modèle pour la réalisation d'une médaille.
11 1
' LES RESULTATS D UNE VISION LIBRE
LE VOYAGE AUX PAYS-BAS
112 Le peintre lucns de Leyde, 152 1. Dessin à la pointe d'argent sur pap ier, 24,4 X 17,1 cm. Musée des Beaux-Arts, Lille.
De sa rencontre avec le fameux peintre néerlandais Lucas de Leyde, au co urs de son voyage aux Pays-Bas, Dü rer nous a laissé un po rtrait à la poi nte d'argent qui restitue finement les craies du modèle. Le pein tre, avec lequel Dürer se lia bientô t d'ami tié, po rte un rega rd vif vers l'extérieur de la feuille. En 1572, ce dessin servira de modèle de gravure pour le portra it de Lucas de Leyde figuranr dans la série de portraits Pictomm aliquot
cekbrium Germaniae inferioris effigies de Hieronim us Cox, utili sat ion qui attes te l'identité d u modèle.
11 2
« Lorsque l'on me co nduisit à ma place, l'assembl ée entière, debout, fit la haie comme pour un grand seigneur. » (Dürer, Journal de voyage aux Pays-Bas)
La raiso n qui poussa Dürer à entreprendre so n voyage aux Pays-Bas était de nature finan cière. I.:empereur M aximilien Jer, qui lui avait alloué une pension annuelle de 100 florins payable par le Conseil de la vill e de N uremberg, étaie mort le 12 janvier 15 19. Pour co ntinu er à recevoir ce tte rente, Dürer devait s'en fa ire confirm er le renou vell ement par le petit-fils de M aximilien Jer, le duc Charles de Bourgogne (15 00- 1558), qui venait d'être nommé à la tête du Saint Empire germanique. I.:arcisce partit donc pour les Pays-Bas, accompagné cette fois par son épouse Agnès et sa servante Suzanne. Muni d'un laissez-passer et de crois lettres de recommandati on de l'évêq ue de Bamberg Geo rg III vo n Limburg (1 502-1522), Dürer put franchir partout les octrois sans trop de problème. Pour la lettre de franchi se, Dürer avait offert à l'évêque un tablea u de madone, aujourd 'hui perdu, et deux de ses grands livres xylographiques. Après avoir participé à un pèlerinage aux Vierzehnh eiligen en Franconie, il se rendit en bateau à Anvers, en passant par Bamberg, Francfort et Cologne. À Anvers, il prie quartier pour un an chez l'aubergiste Jobsr Planckfeldc (mort en 153 1). D e là, il fic des voyages à Bruges, Gand, M alines, Bruxelles, Aix-la-C hapelle et Cologne. Pendant son séjour d'un an à Anvers, Dürer, qui était déjà un artiste de renommée internationale, fut partout reçu, invité et honoré comm e un sei gneur. Il se rendit plusieurs fo is à M alin es, chez la régence des Pays-Bas M arguerite d'Autriche (1480-1 530). En 1520, à Aix-la-Chapelle, il ass ista au couronnement de Charles Quint qu'il rencontra aussi à Malines. S'appuyant sur un dessin préparatoire au fu sain , il fic le po rtrait du roi du Danemark Christian II (1481 -1559) dont il admirait la beauté et la virilité. Le roi lui offrit pour ce portrait un e fo rce rémunération. Dürer rencontra beauco up des grands esprits de l'époqu e, fic la co nn aissan ce d'Éras me de Rotterdam, dessina le po rtrai t de Sebas tian Brant (ill. 11 3) et entra en co ntact avec d'importants représentants et commerçants étrangers.
Il fit aussi la co nnaissance des artistes majeurs de son temps, comm e Jan Gossaert (vers 1478- 1533/ 1536), le peintre de la cour de M alines Barend Van Orley (1492 ?-1 54 1) et le peintre verrier anversois Dirck Vellert (1 5 11 - 1544) dont l'arc subie aussitôt l' in flu ence des gravures de Dürer. Dürer se lia d'amiti é avec Lucas de Leyde (1 494- 1533) qui travailla dès lors dans le sryle du maître de N uremberg (il!. 112). Il fut invité au mari age du pein tre paysagiste Joachim Patinir (vers 148 0- 1524) et J'illustre peintre Jan Provos t (vers 1465 -1 529) fic exprès le voyage de Bruges pour le voir. Pou'rtant Dürer étudia non seulement les œ uvres des plus fameux représentants de l'arc de so n temps - il vie à Bruges la Vierge de MichelAnge, « la statue de la Vierge d'albâtre, faite par M ichel-Ange de Rome » - mais il découvrir aussi les grandes fi gures du passé et s'enthousiasma pour les tableaux fl amands d'un Jan Van Eyck et d'un Rogier Va n der Weyden donc les portraits marqueront so n sryle tardif Son hôte à Bruges, Jan Provost, lui montra les peintures les plus réputées de la ville, La Mort de la Vierge d'Hugo Van der Goes (vers 1430/ 144 0- 1482) et la Vierge du chanoine Vtzn der Paele de Jan Van Eyck. Chez la régente des Pays-Bas, Marguerite d'Autriche, il découvrit les Époux Arno/fini réalisés par ce même peintre. D ans la cathédrale Saint-Bavon de Gand, il admira le retable de Jan et Hubert Van Eyck, « d' une superbe exécution, pleine d'intelligence ». À Cologne, il vie le tableau du meister stejfan (?), que les spécialistes ont pu id entifier co mm e étant le retable du maître-autel de la cathédrale de Cologne exécuté par Stephan Lochner. C'est auss i dans cette ville que l'empereur confirm a le versement de sa rente. Dürer avait emporté dans ses bagages de nombreuses gravures qu'il offrait ou vendait. Son voyage ne dura qu'un an, mais de multiples dessins et peintures témoignent de l'activité in tense déployée par Dürer durant cette péri ode. Du manuscri t original de son journal de voyage seule une page a été conservée : un dessin de manteau de fe mme holl andaise. Quant au texte, il nous a été transmis par deux copies, légèrement différentes, de la fin du XVIe ou du début du XVIIe siècle. Dans son journal, Dürer consigna scrupuleusement ro utes ses recettes et dépenses . Il nota l'argent versé
pour le gîte et le couvert, mais aussi les valeurs d'échange, notamment lorsque l'artiste donnait des gravures pour une œuvre d,arc qui rincéressaic cout
113 Sebastian Bram(?), vers 1520 Pointe d'argent sur papier, 19,4 X 14,7 cm. Cabinet des Estampes, Staacliche Museen zu Berlin PreuBischer Kulmrbesin, Berlin. Ce dessin à la pointe d'argent est probablement un portrait du jurisconsulte et humaniste bâlois Sebastian Brant, réalisé au cours du voyage de Dürer aux Pays-Bas. Brant, qui avait été le protecteur et le commanditaire de l'artiste pendant son séjour à Bâle, se trouva aux Pays-Bas en même temps que Dürer, en qualité de représentant de la ville de Srrasbourg à la cour de Charles Quint. Dessiné en profil de crois quarts à droite, il nous apparaît comme un homme d'âge mûr, à l'esprit critique. Alors que les bras cc les mains ne sont que succinctement suggérés, le rendu naturaliste de la physionomie du modèle concentre coute l'attention de l'artiste. En 1520, date probable de l'exécution de ce portrait, Brant avait déjà acquis une célébrité internationale en raison de son ouvrage en vers, moralisateur et satirique, La Nef des Fous.
114 La Mauresqtte Katharina, l 521. Dessin à la pointe d'argent sur papier, 20 Gabineno dei Disegni e delle Stampe, Galleria degli Uffizi, Florence.
X
14 cm.
Comme nous l'apprend l'inscription manuscrite, Dürer a dessiné la mauresque Katharina, servame du représentant du Portugal à Anvers Joâo Brandâo, alors qu'elle était âgée de « 20 ans ». Ce portrait dessiné fait partie d'un groupe d'œuvres réalisées uniquement par intérêt personnel. Le modèle regarde directement le spectateur. Les rondeurs de son visage sont délicatement modelées à l'aide de craies fins et de hachures croisées.
114
particulièrement. Même les cadeaux sont enregistrés avec une précision de comptable. À côté de cette fonction primordiale de livre de comptes, le Journal de Dürer témoigne aussi de son intérêt pour les hommes qu'il croisa sur sa route, et pour les objets insolites et phénomènes naturels qu'il immortalisa en de nombreux dessins et croquis. On peut lire notamment son émerveillement pour les trésors mexicains exposés au château de Bruxelles, mais aussi sa crainte et son désarroi lors d'une tempête brutale vécue en Zélande. Dans ce compte rendu généralement prosaïque, le ton ne se teinte qu' une seule fois d'émotion, lorsque Dürer apprend l'arrestation brutale de Luther ec se répand en lamentations, ignorant « s'il vit encore ou s'ils l'ont assassiné ». Ce passage révèle clairement la sympathie de Dürer à l'égard de la Réforme, et sa profonde admiration pour Martin Luther. Si, dans les années précédant son voyage aux PaysBas, Dürer s'était déjà concentré sur la peinture de portraits, il dévoile désormais pendant son voyage toute l'étendue de son talent. Presque chaque jour, Dürer mentionne dans son Journal des portraits dessinés. Des 150 dessins ainsi documentés, seule une quarantaine est parvenue jusqu'à nous. À côté des gravures destinées à la vente que l'artiste avait emportées avec lui, ces portraits dessinés constituèrent sans doute l'une des principales sources de financement de son voyage. Pourtant, Dürer dut le plus souvent offrir ces dessins, comme l'attestent leurs inscriptions souvent personnelles. Indépendamment de toute nécessité financière, il dessina aussi des hommes et des personnalités qui l'intéressaient tout particulièrement, comme La Mauresque Katharina (ill. 114), servante de l'agent royal du Portugal Joâo Brandâo (1514-1521). Ainsi, la distinction entre les portraits de commande ec les portraits exécutés de la propre initiative de Dürer s'applique-t-elle aussi pour l'œuvre dessiné. Les commanditaires se faisaient volontiers représenter en buste de trois quarts, dans un cadrage serré qui flattait leur fierté et leur assurance. Le regard porté vers le lointain et la somptuosité du costume renforcent encore la dimension officielle de ces effigies. Des accessoires luxueux, comme la toque à larges bords, contribuent en outre à souligner avantageusement le caractère des physionomies. Les dessins d 'un trait alerte et précis exécutés au fusain ou à la pointe d'argent témoignent d'un traitement délicatement nuancé des ombres et de la lumière. Pourtant le vêtement, en tant qu'élément représentatif, peut aussi s'effacer pour mieux mettre en valeur une « tête de caractère » , comme dans le Portrait de jeune homme qui n'a pas
encore pu être identifié avec certitude (ill. 115). Tous les portraits ne sont pas de la même intensité picturale ou psychologique, différence qui s'explique par l'inclination personnelle de Dürer face au modèle représenté. Outre les dessins, Dürer mentionne dans son Journal de voyage aux Pays-Bas 19 tableaux à l'huile qui ne constituent probablement qu'une partie des pein-
cures réalisées à cette époque. Les crois panneaux à l'huile représentant respectivement Saint Jérôme, ec les portraits de Rodrigo Fernandez de Almadas, premier secrétaire du consul du Portugal, et du marchand de Dantzig Bernhard von Reesen (1491-1521) se succédèrent durant une brève période. Le Saint Jérôme (ill . 118) est le seul tableau religieux datant de ce voyage. Dürer créa ce memento mori en une composition libre, à la demande de Rodrigo Fernandez d'AJmada. Dürer prépara soigneusement ce tableau par plusieurs études au pinceau de grand format donc il fic la synthèse dans la peinture achevée. Contenu dans un cadrage serré, le saine à mi-corps regarde pensivement le spectateur. Son index gauche pointe une tête de mort, tandis que derrière lui apparaît un crucifix accroché au mur. Devant lui, ouverte sur un pupitre sous lequel s'entassent des ouvrages, est représentée la Bible que saint Jérôme traduisit de l'hébreu. Par une diagonale qui traverse la silhouette du saine, le crâne - symbole de la précarité de l'existence humaine - est relié au crucifix qui incarne l'espo ir de rédemption des chrétiens. Ce tableau, qui allie profond réalisme et interprétation saisissante du thème, connut un grand succès; considéré par la postérité comme une œuvre fondamentale, il suscita plus de copies qu'aucun autre. Le modèle qui servit à Dürer pour son Saint Jérôme était un vieillard de 93 ans que le peintre avait rencontré à Anvers. Le journal indique que les honoraires versés s'élevèrent à crois stüber. Les études de tête du vieillard présentent une attitude et une expression nettement plus naturelles que dans la peinture (il!. 117). Par le dynamisme du trait et la qualité plastique du modelé qui montre le vieil homme en pleine concentration spirituelle, apparaît comme un sommet dans l'art de saisir la physionomie et le caractère. Wolffiin voyait même dans ce dessin à la plume le début d'une nouvelle période stylistique de Dürer. Le portrait du marchand de Dantzig, Bernhard von Reesen (il!. 116), est l'un des rares portraits peines qui subsistent du voyage et qui témoignent de l'influence exercée par les portraits flamands sur l'art de Dürer. Le cadrage est ici légèrement plus large que dans les portraits dessinés, et les mains sont visibles dans le tableau. En adoptant cette forme , Dürer suivait les artistes flamands contemporains comme Jan Gossaert ou Quentin Metsys (1465/1466-1530) . À côté des nombreux portraits, les représentations d'animaux, études de costumes et vedute de Dürer attestent son intérêt constant pour toutes les curiosités . Pendant son voyage aux Pays-Bas, Dürer collectionna toute une série de naturalia et d' artificialia ou produits de la nature et de l'art: un perroquet, une peau de poisson, une carapace de tortue, des cornes et des griffes, de la porcelaine chinoise, des étoffes et des fourrures précieuses. Ses hôtes confortèrent encore cette passion de collectionneur en lui offrant de somptueux présents . C'est ainsi que l'aubergiste Jobst Planckfeldt lui donna une « noix indienne »; l'émissaire portugais Joâo Brandâo, quant à lui, remit à l'artiste « deux étoffes de Calcutta [... ) une cruche verte pleine de Mirobalants ec une branche de cèdre ».
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115 Portrait dt jeune hommt, 1521. Dessin au fusain sur papier, 37,8 X 21.1 cm. The British Museum, Londres. Ce portrait d'un jeune homme, qui n'a pas encore pu être identifié, s'inscrit dans une série d'effigies exécutées d'un craie de fusain aJerre pendant le voyage de Dürer aux Pays-Bas. Le cadrage est serré et le jeune homme représenté dans une vue rapprochée qui entraîne une coupure latérale des larges bords de la coiffe. Ce couvrechef à la mode souligne avantageusement la tête au caractère affirmé, aux larges pommccccs cr aux lèvres sens uelles rendues avec une précision cc une finesse extrêmes. 116 Portrait d, Bernhard von Remn, 1521. Huile sur bois de chêne, 45,5 X 31.5 cm. Sraadichc Kunstsammlungen, Dresde.
Dürer a consigné dans son journal de voyage aux Pays-Bas l'achèvement de ce portrait de Bernhard von Recsen, marchand de Dantzig, qui devait mourir de la peste l'année même de la réalisation de ce tableau. Le modèle est représenté en profil de trois quarts, dans un cadrage en 11 gros plan » . Son vêtement noir élégant contraste efficacement avec le fond rouge lumineux sur lequel l'ombre se dessine comme sur un mur. Cette peinture dénote l'influence de l'art du portrait flamand, perceptible notamment dans la présence des mains qui tiennent une lettre commençant par les mots dem ptrnh. L'éclairage souligne les traits caractéristiques du modèle dont les pommettes saillantes jeHent une ombre sur la partie inférieure gauche du visage.
11 6
117 Emde de titt d'après un vieillard de 93 am, 1521. Dessin au pinceau sur papier préparé gris-violer 41,5 X 28,2 cm. Graphische Sammlung AJbercina, Vienne. Dürer a préparé sa peinture du Saint Jérôme {ill. 118) par plusieurs feuilles d'étude. C'est un vieillard d'Anvers, âgé de 93 ans, qui lui servit de modèle. Dans cc dessin naturaliste au pinceau, le vieillard apparaît déjà avec la rece appuyée sur sa main, mais concrairemenc à la version peinte, il semble absorbé par son travail. Dans une inscription manuscrite portée au·dessus du porrrair, Dürer a ajouré : « Der man was ah 93 jor und noch gesunc und vermuglich zw ancorff » (Lhomme âgé de quatre-vingt-treize ans éraie encore valide et puissant, à Anvers). 118 Saint/Mme, 1521. Huile sur bois de ch~ne, 59,5 x 48,5 cm. Museu Nacional de Arec Antiga, Lisbonne.
Le Saint jlrôme est le seul tableau religieux que Dürer ait peint pendant son voyage aux Pays-Bas. Vêtu en cardinal, le saint est représenté en vieillard dans un cadrage étroit qui le rapproche du premier plan. La tête mélancoliquement appuyée sur son coude, il regarde le spectateur. Une ligne de composition oblique conduit du crâne, sur lequel saine Jérôme pointe son index, vers le crucifix de l'arrière-plan, assurant ainsi le lien encre la fugacité de l'existence terrestre et la Rédemption par le Christ. Le Livre ouvert et les ouvrages entassés sous le pupitre apparaissent à la fois comme des Vanités, et comme une allusion à l'érudition de saint Jérôme et à sa uaduction de la Bible.
118
119 (Ci-dessus, à gauche) Autoportrait en « homme tir douleur », 1522.
Dessin à la mine de plomb sur papier préparé bleu-verc 1 40,8 x 29 cm. Cabinet des Estampes, Kunsthalle, Brême (disparu pendant la Seconde Gue rre mondiale). Cet « homme de douleur II es t généralement co nsidéré comme un autoportrait exécuté par Dürer pendant son voyage aux Pays-Bas. Représenté nu à mi-corps, la poitrine affaissée cr les lèvres entrouvertes par la douleur, l'homme regarde hors du champ de la feui ll e avec une expression très réaliste. Les bras croisés ec les instruments de marcyre rappellent les souffrances de la Passion.
120 (Ci-dessus, à droite) A11topomait, 1521. Dessin à la plume colorié, 12,7 x 11,7 cm. Cabinet des Estampes, Kunschalle, Brême. Au cours de son voyage en Zélande, Dürer contracta la malaria, infection dont il ne devait plus se remettre. C'est probablement dans ce contexte que fm réalisé ce petit dessin, un autoportrait, dans lequel l'arciste indi que de son doigt un point matérialisé par une tache jaune. Linscription notée par Dürer - signalant que ce point localise l'endroit où il a mal-, laisse penser que cc croq uis était destiné à un médecin étranger donc l'artiste espérait le diagnostic.
120
Plusieurs dessins exécutés à Nuremberg et à Venise témoignaient déjà de l'attention que Dürer portait aux traditions vestimentaires. Pendant son voyage aux Pays-Bas, il créa des études en couleurs d'étonnants costumes de femmes livoniennes qui prouvent l'intérêt historique et artistique de Dürer, mais aussi sa curiosité ethnographique. A l'hôtel de ville de Bruxelles, Dürer s'émerveilla devant l'or que Fernand Cortez (14851547) avait extorqué au Mexique au chef indien Montezuma II (vers 1466-1520). Quittant le ton neutre qui domine son livre de comptes, Dürer évoque avec enthousiasme un soleil en or massif et une lune en argent, ainsi que deux chambres remplies d'armures et d'objets extraordinaires « Aussi loin qu'aille ma mémoire, je n'ai vu de ma vie aucune chose qui m'ait à ce point réjoui le cœur. » A l'occasion d'un voyage en Zélande, Dürer voulue admirer à Middelburg une baleine « de plus de cent toises de long » échouée sur le sable. Mais lorsqu'il arr iva, le « poisson monstrueux » avait déjà été emporté par la marée. Dans des dessins, accompagnés d'un commentaire détaillé, l'artiste a représenté un
Morse (ill. 121) capturé dans la mer de Hollande, et deux lions, animaux qui l'avaient déjà fasciné lors de son premier séjour à Venise. Outre tout l'intérêt personnel que lui procuraient ces manifestations de la nature, ces études faisaient aussi office de répertoire iconographique. Ainsi, le dessin prépararoire à une peinture de la Vierge, qui resta inachevée, prouve que même un dessin comme le Morse était appelé à servir cl'étude préliminaire pour un tableau peine. Lors de son voyage en Zélande, Dürer contracta une fièvre singulière qui devait lui être fatale . Son journal évoque à plusieurs reprises les médicaments que l'artiste acheta ou se fic donner. Dans un Autoportrait (ill. 120) de cette époque, Dürer pointe son index sur une région douloureuse de l'abdomen. Il envoya probablement cette feuille à un médecin étranger en vue d'un diagnostic. Le petit croquis et les symptômes décries laissent penser qu'il s'agissait de la malaria, maladie qui occasionne un gonflement douloureux de la rate. Un Autoportrait en « homme de douleur » de 1522 (ill. 119) traduit les souffrances endurées par l'artiste.
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Le 17 mai 1521 , Dürer apprend l'arrestation de Luther. Cette fausse nouvelle avait été répandue afin de masquer l'intervention du duc-électeur Frédéric le Sage, partisan du protestantisme, qui avait fait emmener Lucher à la Wartburg pour le protéger. Plutôt neutre et prosaïque, le ton du Journal de voyage aux Pays-Bas se teinte d'émotion lorsque Dürer commente la prétendue atteinte à la liberté du grand réformateur. Ces lignes témoignent une fois encore de la sympathie de Dürer à l'égard de Luther et de la Réforme. Le texte du Journal apparaît aussi comme une prière désespérée, dans laquelle il implore la libération de Lucher et la reconnaissance des idées de la Réforme, tout en exprimant sa profonde admiration pour Luther. Il connaissait cous ses écries, et était aussi en étroite relation avec le membre du Conseil Lazarus Spengler qui introduira plus tard la Réforme à Nuremberg; il rencontra aussi plusieurs fois Érasme de Rotterdam, à qui il reprochait toutefois de se montrer trop peu courageux et déterminé dans les affaires couchant à la Réforme. À la fin de son voyage, l'artiste cira un bilan économique plutôt négatif de cette période : « aux Pays-Bas,
dans routes mes transaccions, dans coures mes ventes, dans tous mes achats et autres affaires, dans toutes mes démarches avec les grands ou les gens de basse condition, j'ai été lésé ». En revanche, il avait atteint son véritable objectif qui était d'obtenir la confirmation de sa rente annuelle. En m ême temps, il avait recueilli de profondes impressions dans rous les domaines de la vie. Il n'était plus un artiste qui apprend, mais un artiste qui donne, dans la mesure où il était devenu un maître célébré et admiré qui pouvait échanger directement avec ses pairs. Il fut honoré par les artistes flamands comme le prince des peintres, mais diplomates, grands personnages politiques et savants recherchaient aussi sa présence. Le magistrat d'Anvers lui transmit même la requête princière lui demandant de rester dans la ville. U n an après son départ de Nuremberg, et après avoir exécuté le portrait du roi Christian du Danemark à Bruxelles en 1521 (?), Dürer reprit le chemin du retour avec sa femme et sa servante, en passant par Louvain, Juliers, Aix-la-Chapelle et Cologne. C'est là aussi que s'achève son Journal.
121 Moru, 1521. Dess in à la plume aq uarellé, 20,6 The British Museum, Londres.
X
31,5 cm.
Dürer s'intéressa coute sa vie aux cu riosités de la nature.
Il présence ici la moitié antérieure du corps d'un morse, dont l'éto nnanc regard vitreux laissa penser que Dürer avait exécuté cette étude d'après la tête tranchée d'un morse, ou d'après un animal empaillé provenant d'un cabin et de curiosités. Il aurait alors librement complété
le corps de l'animal. Cette étude devait s'intégrer comme détail dans un retable représentant une Vierge à l'Enfant assise su r un trône et entourée de huit saints et d'anges musiciens, œuvre qui ne vie jamais le jour. En haut à gauche, Dürer commenra le dessin par une inscription indiquant qu'il avait réalisé cette étude de morse, d'après un animal capturé près de la côte flamande.
121
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122 Sainte Apolline, 1521. Dessin à la craie sur papier préparé vert, 41 ,4 X 2 8,8 cm.
Cabinet des Estampes, Sraadiche Museen zu Berlin PreuBischer Kulturbesirz, Berlin. Ce dessin à la craie est une étude de détail pour un projet de tableau monumental de la Vierge entourée de saints,
dont il subsiste six études préparacoires. La silhouette de sainte Apolline apparaît sur deux de ces esquisses.
Le dessin traduit ici un instant de recueillement : représentée sous les traies d'une jeune femme, sainte Apolline exprime une profonde concentration intérieure. Elle porte des traies si individuels qu'on se demande
aujourd'hui encore si Dürer a fait appel à un modèle, ou s'il s'agit d'une figure idéale issue de son imaginacion.
122
I
ULTIMES ANNEES
« En vérité l'art est dans la nature; celui qui sait l'en extraire, par son dessin, le possède. » (Dürer, « digression esthétique» des Quatre livres des proportions humaines) .
Au début du mois d'août 1521, Dürer rentra à Nuremberg avec sa femme et sa servante. Les œuvres créées après le retour du peintre, pendant les dernières années de sa vie, doivent être regroupées dans un même ensemble, avec celles qu'il réalisa pendant son voyage aux Pays-Bas. Dürer rapporta de son voyage quelques dessins considérés comme des études préparatoires à des peintures d'inspiration religieuse. Ils comprennent notamment des études pour une Grande Crucifixion, et pour un tableau de la Vierge accompagnée d'une assemblée de saints, retable monumental qui, selon Winzinger, aurait sans doute surpassé La Fête du rosaire. Ce projet ne fut pourtant jamais mené à son terme. Seule est conservée une étude de détail représentant Sainte Apolline (il!. 122). Dans d'autres dessins préparatoires, elle apparaît avec ses attributs : une pince et une dent. Le 11 août 1521, le Conseil çe Nuremberg commanda à Dürer des esquisses pour un programme de fresques au contenu mythologique et allégorique destiné à la Grande Salle de l'hôtel de ville. Les exécutants en furent les élèves de Dürer, Georg Pencz (vers 1500-1550) et Hans Springinklee. Outre la Calomnie d'Apelle, cet ensemble décoratif comprenait aussi la reproduction sous forme de fresque de la xylographie du Grand Char triomphal de l'empereur Maximilien rer (il!. 88-91). Le décor peint original fut détruit pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans les années suivantes, Dürer travailla à nouveau à une série de portraits gravés, trouvant ici encore de nouvelles solutions iconographiques. Dans Le Grand Cardinal de 1526, par exemple, autre portrait sur cuivre du cardinal Albert de Brandebourg, le modèle apparaît de profil, avec les épaules légèrement en biais pour donner plus de volume à la représentation. Dans les portraits peints, très nombreux pendant cette période de création artistique, Dürer élabore également une nouvelle formulation : la manière influencée par les peintres flamands , intégrant dans l'image les mains du modèle, est abandonnée au profit d'un pur portrait en buste. Les effigies des deux patriciens
de Nuremberg Hieronymus Holzschuher (1469-1529) et Jacob Mujfel (1471-1526) (il!. 124, 123) illustrent ce nouveau type de portrait, également caractérisé par un rendu illusionniste des matières. Un passage du Traité des proportions de Dürer, dans lequel il souligne la nécessité de travailler les plus petits détails des portraits avec une attention particulière, semble parfaitement s'appliquer à ces deux effigies: « [ ..• ] dans l'exécution du tableau, ces choses doivent être achevées avec la plus grande propreté et la plus grande application, et les moindres rides et les moindres plis ne doivent pas être négligés, autant qu'il est possible. » En dépit du format modeste, le mode de représentation des personnages leur confère un aspect monumental. Buste et épaules servent de socle aux « têtes de caractère ». L'année 1526 revêt une grande importance dans le parcours artistique de Dürer, car c'est l'année où il crée, à côté de ses travaux théoriques et littéraires et de ses portraits gravés, l'une des œuvres majeures de son ultime période : Les Quatre Apôtres (il!. 125, 126) . Sorte de profession de foi en faveur de la Réforme, cette œuvre constitue une innovation dans le domaine de l'art. Dürer était un homme profondément croyant qui ne cessa de réfléchir sur sa religion. Ardent admirateur de Luther, il rejoignit la Soldatitas Staupitziana, confrérie rassemblée autour du moine augustin Johann von Staupitz (vers 1428-1524). Appartenant au même ordre que Luther, Staupitz fut le père spirituel du grand réformateur, mais aussi son prédécesseur à la chaire de théologie de l'université de Wittenberg. Le comportement fanatique et sectaire de certains groupes ralliés à la Réforme soulevait l'indignation de Dürer, de Pirckheimer et d'autres partisans des idées luthériennes. C'est dans ce contexte que furent réalisés les deux panneaux des Apôtres accompagnés de textes bibliques, qui dénoncent les excès de la Réforme également critiqués par Luther. Parmi ces excès s'inscrivent la révolte des paysans en 1524, et le procès intenté contre les trois « peintres athées », l'élève de Dürer Georg Pencz, et les deux frères Barthe! (15021540) et Hans Sebald Beham (1500-1550). En 1525, la ville de Nuremberg adhéra aux idées de la Réforme : l'organisation du culte fut modifiée et les
1$"')..i
123 Portraitde}acobMuffe/, 1526. Huile sur bois cransposé sur roile, 48
X
36 cm.
Gema.ldegalerie, Scaadiche Museen zu Berlin PreuBischer Kulcurbesitz, Berlin. Comme Hieronymus Holzschuher, Jacob Muffel (1471-1526) faisaic parcie des notables de la ville de Nuremberg. Ami d'Albtecht Dürer et de Willibald Pirckheimer, il étaie membre du Conseil depuis 1502. En 1514, il fut nommé bourgmestre et« septemvir» de la ville. Dans ce portrait, Dürer n'a pas cherché à embellir le personnage, mais à restituer son caractère avec le plus grand naturalisme possible. Des détails comme les fines rides du front, les carnations rosées et le traitement différencié des matières témoignent d'une suprême maîtrise de la technique pîccuraJe. 124 Portrait de Hieronymus Holzschuher, 1526. Huile sur panneau de tilleul, 48 X 36 cm.
Gemaldegalerie, Scaadiche Museen w Berlin Preulsischer Ku lturbesitz, Berlin. Membre du Conseil de Nuremberg à partir de 1499, Hieronymus Holzschuher (1469-1529) occupa la fonction de bourgmestre en 1509 et en 1520. Les portraits tardifs de Dürer abandonnent le type de portrait marqué par l'art flamand (voir ill. 116) au profit d'une représentation en buste dans laquelle les mains ont disparu de l'espace pictural. Par son regard intense et sa position accaparant l'ensemble du panneau, le modèle acquiert une présence particulière. Sa personnalité est rendue par de fins traits de pinceau, les détails comme les cheveux aux reflets argentés et le co l de fourrure encadrant les épaules ne venant que servir son portrait psycho logique.
124
125, 126 Les QuatreApôtm, 1526. Huile sur bois de tilleul, deux panneaux de 215
X
76 cm.
Alec Pinakothek, Bayerische Scaacsgemaldesammlungen, Munich. Quatre saines sont disposés par paire sur deux panneaux vercicaux. Trois de ces hommes sont clairement identifiés par leurs attributs
et les inscriptions se déroulant sous leurs pieds : l'apôtre saine Jean qui lit dans son l:vangilc, saint Pierre avec la clef et, symétriquement sur l'autre panneau - au premier plan - saint Paul avec le livre cr l'épée. Derrière lui se tient l'évangéliste saine Marc qui ne faisait pas partie des Douz.e. Par leur représentation, les quarre saines incarnent aussi différents âges de la vie cc les quatre cempérarnencs. Les inscriptions traduisent l'incencion de l'anisce, qui affirme ici son adhésion à la Réforme et exhorce le Conseil de Nuremberg à ne pas se détourner de la doctrine luthérienne. Ces inscriptions ne figurenc pas dans l'o rdre d'apparition des pe rsonnages, mais dans une d isposition « croisée,, : la première est un extrait d'un Épître de saine Pierre, et non un texte de saint Jean. Elles souJignenc ainsi la répartition des figures sur un plan rectangulaire et conforcenr l'égaJicé de leur importance. C'est le biographe Johann Neudërffer (1497-1563) qui fut chargé de calligraph ier les textes bibliques. En 1627, lorsque les panneaux originaux furent transférés de Nuremberg ville protestante - à Munich - fief catholique-, dans les collections de !'.Électeur de Bavière Maxim ilien 1er, ces inscriptions pro luchériennes jugées te choquances II furent sciées et fixées sur des copies conservées à Nuremberg. Il fallut attendre 1921 pour que les inscriptions initiales soient de nouveau rattachées aux peintures originales.
127
couvents dissous . Dans ce contexte, Dürer proposa au
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127 Quam livres dts proportions humaines, a.trait du Livre I : Nu ftminin de dos, haut de sept têtes.
Suacsbibliothek, Bamberg.
U nu féminin vu de dos est construit à panir du module de base d'une tête, dom la longueur, reproduire sept fois, fournit la hauteur générale du corps. Dans ses exposés théoriques et didactiques, Dürer déclina plusieurs de ces « types •, en diverses variantes afin de leur conférer plus facilement des caractères individuels. Pour éviter coure confusion, le bras gauche est placé ici devant le corps.
128
Conseil, dans un e lettre du 6 octobre 15 26, de lui offrir deux panneaux représentant chacun deux figures d'apôrres en pied . Pour ces œuvres, placées dans la sall e supérieure du Régiment, de l'hôtel de ville de Nuremberg, Dürer reçut la somme honorifique de cent florins, auxquels s'ajoutèrent douze florins versés à sa femme. Si les figures, par leur con ce ption, se situent dans la tradition des décorations intérieures d'hôtels de ville, privilégiant les allégo ries du Pouvoir et de la Justice, elles vont bien au-delà de cette iconographie par leur dimension de mise en garde reposant sur les idées personnelles de Dürer à l'égard de la Réforme. Le titre Les Quatre Apôtres n'est pas parfaitement exact, car saint Marc ne faisait pas partie des Douze. Par leur co nce ption monumentale et leur coloris, les quatre sai nts debout trahissent l'influence des tableaux d'autel de Giovanni Bellini. Figurés par paire su r deux panneaux affectant le format vertical de volets de retab le, ils so nt reconn aissab les à leurs attributs et à la tradition iconographique rattachée à la représentation des Apôtres . À gauche, sai nt Jean l'Évangéliste et sa int Pierre - avec la clef - so nt absorbés dans la lecture d'un livre, tandis qu'à droite saint Paul - avec le livre et l'épée - et saint Marc - aveè le rouleau de parchemin - tournent leur regard vers le spectateur. Les quatre hommes sont solidement campés su r le sol, attitude qui fait référence à leur constance dans leur rôle d'évangélisateurs. Les lourds man teaux renforcent encore la monumentalité des figures . Les sandales qu'ils portent à leurs pieds renvo ient au passage de l'Évangil e selon sa int Marc (Mc 6. 7-9) dans lequel le Christ envoie les Apôtres deux à deux pour combattre les esprits impurs, mission pour laquelle ils doivent être chaussés de sandales. Le choix des saints n'était pas fortuit dans le co ntexte de cette profession de foi luthérienne : saint Jean était l'Évangéliste et disciple du Christ le plus apprécié de Luther, qui élabora par ai lleurs sa théologie sur la base des écrits de sai nt Paul. Dans la partie inférieure des panneaux se déroulent des bandes d'inscriptions (ill. 126) qui apparaissent comme des mises en garde adressées au spectateur et dirigées contre les ancéchrists, les faux prophètes et les sectes qui contaminent la foi protestante. Les textes bibliques ont été écrits par le calligraphe Johann Neudo rffer (I 4971553), qui fut aussi l'auteur de biographies d'artistes . Extraits de la traduction de Luther de l'année 1522, ce sont, sous forme de légendes, des citations des q uarre Apôtres correspondant à l'intention du peintre : saine Pierre dénonce les faux prophètes (2 P 2. 1-3), saint Jean s'é lève co ntre ceux qui ni ent l'incarnation du Christ (1 Jn 4 . 1-3), saint Paul, donc le regard met en garde le spectateur, condamne les hommes orgueilleux et sacrilèges (2 Tm 3. 1-7), et saine Marc, enfin, exprime sa méfiance à l'égard des scribes (Mc 12. 3840). Ces inscriptions renforcent la signification de l'œuvre en tant que témoin de la pensée luthérienne, tout en exhortant le Conseil de la vi lle de N uremberg à poursuivre sa li gne de conduite en matière de religion, indépendamm ent des sectes, des fanatiques et
des faux prophètes. À cette exhortation se conjugue le rapprochement entre les quatre Apôtres et les quatre tempéraments humains, tel que l'évoquera Johann Neudorffer en 1546 dans ses courtes biographies des artistes et de leurs œuvres. Ce rapprochement s'appuie su r la théorie médiévale des tempéraments qui voyait en saint Jean le sanguin, en saint Marc le colérique, en saint Paul le mélancolique et en saint Pierre le flegmatique. Cette allusion indique aussi que l'harmonie de l'âme peut être détruite par la dominance de l'un de ces quatre tempéram ents; Les Quatre Apôtres invitent donc à la Temperantia ou maîtrise de son propre tempérament, exhortation qui s'ajo ute au premier message contenu dans l'iconographie. Aux quatre hum eurs étaient aussi associés les quarre âges de l' homme et les quatre saisons. Selon cette co nception, Pierre, vieillard, symbolise l'hiver; Marc, dans la fl eur de l'âge, incarne l'été; Jean, qui parait plus âgé, représente le printemps, et Paul l'automne. Ces panneaux furent précédés de feuilles d'étude, diversement in terprétées par les spécialistes en tant qu'éventuels portraits. Replacés dans le co ntexte de la sign ifi cation politique et religieuse de cette œuvre, Les Quatre Apôtres apparaissaient en quelque sorte comme les q_uatre nouveaux Pères de l'Église, saint Pierre et sai nt Marc, premiers témoins de la Foi et membres de la communauté primitive, se situant derrière - au sens prop re comme au sens figuré - saint Jean et saint Paul, annonciateurs de l' Évangil e. Aussi bien Les Quatre Apôtres, que le dessin préparato ire à une peinture de la Vierge entourée de saints ou encore Le Portement de croix exécuté en grisaille, indiquent que Dürer se situait, en peinture religieuse, sur le seuil d'une nouvelle période stylistique qui devait all ier formes sobres et puissant contenu thématique. Si les œ uvres réalisées durant les sept dernières années de sa vie furent relativement peu nombreuses, elles se distinguent par des représentations exceptionnelles et novatrices. Pourtant, la mort de Dürer survenue le 6 avril 1528, sans doute à la suite de la maladie contractée aux Pays-Bas, allait mettre un terme brutal à la poursuite de cerre nouvelle orientation. Dans ses ultimes années, Dürer s'efforça d'apporter à la pratique un fondement théorique. Peu avant son voyage aux Pays-Bas, il avait préparé les deux premiers volumes de son traité des proportions donc il continua l'é laboration après son retour (ill. 127, 128). Les nombreuses illustrations et croquis géométriques, qui devaient servir à des fins didactiques, ainsi que l'étude nécessaire des sources antiques, en retardèrent I' achèvement. Dürer s'était intéressé au problème des proportions idéales du corps humain depuis son premier séjo ur à Venise. En étab lissant un rapprochement entre la représentation de types physiques aux proportions différentes et la théorie d es quatre tempéraments, il fut le premier à mettre en évidence le rapport entre la consti tution physique et le caractère. Le premier volume du traité des proportions portait sur des notions géométriques fondamenta les, le second était consacré aux surfaces et aux corps, alors que les troisième et quatrième vo lumes concernaient, outre la
128 Quatre livres des proportions humaines, extrai e du Livre 1 : Nu ftminin de face et de profil, haut de sept tùes.
Sraatsbibliochek, Bamberg. Dans les Quatre Livres des proportions humaines, publiés à titre posthume, Dürer fa it la synthèse des connaissances relatives aux proportions idéales du corps humain, recueillies cout au long de sa vie. La tête sert ici de module de référence pour le calcul des aucres parties
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du corps.
représentation idéa le des corps, la co nstructio n de colonnes, de lettres et de cad rans so laires. Quant à l'annexe, elle offrait au lecteur, à l'arcisce et à l'artisan
d'art un coun traité de perspective et des indications co ncernant l' utili sation des appareils à dess in. Ce traité sera éd ité à ti tre posthume par Willibald Pirckheimer et la femme de Dürer, Agnès. En 1527, Dürer publia encore son Traité des fortifications qu' il dédia au frère de C harles Quint, le roi Ferdinand (1503-1564) qui combattit les Turcs en tant que roi de Bohême et de Hongrie. Cet ouvrage aborde différentes fo rmes de fortifications d'édifices, de villes ou de places en terrain découvert. Sa théorie des fortifications porte la marq ue des traités d'architecture italiens, reis ceux d'Alberri (1404-1472), de Filarete
(vers 1400-1469), de Bramante (1444- 1514) ou de Léonard de Vinci (1452- 1519). Les ouvrages théoriques de Dürer furent les premières publi cations dans ce dom aine en langue allemande, et servirent aux génération s suivantes de manuels d'enseignement et de matériel d'étude. Une phrase de Dürer, dans la « digress ion es thétique » de son traité des proportions, souligne la nécessité de saisir les lois de la nature en les réduisanr à des principes fondamentaux mathématiques et géom étriques « En vérité l'arr es r dans la nature : celui qui sait l'en extraire, par son dessin , le possède. Si tu l'acquiers, il t'évitera de co mmettre bien des erreurs dans con œuvre. Er par la géométrie, ru peux appuyer sur une démonstration beaucoup de ce que tu as fair. »
129
VIVE DÜRER
« DÜRER EST MORT
LE
RAYONNEMENT DE
»
DÜRER
DU XVIe AU xxe SIÈCLE
129 Mèche de cheveux de Dürer. Kupfcrsrichkabinett der Akademie der Bildenden Künsce, Vienne. La mèche de cheveux de D ürer, que son élève Hans
Baldung Grien coupa le deuxième jour après sa more, fur presque vénérée comme une relique au cours des siècles. On peut d'ailleurs en retracer coure l'histoire : d'abord en possession de Hans Baldung Grien, l'élève
de Dürer, elle fut récupérée ensuite par l'artiste Nikolaus Kremer, chargé de la succession de Baldung en 154 5, avant d'encrer au xvue siècle dans les collections d'art
de Balthasar Kühnasr. Heinrich Sebastian Hüsgen (1745-1847), auteur du premier catalogue de l'œuvre gravé de Dürer, reprit la 41 relique » qui , après plusieurs étapes intermédiaires au XIXe siècle, devine la propriété du peintre nazaréen Eduard von Steinle (18 10-1886). Ce dernier la céda à l'Akademie der Bildenden Künsre de Vienne où elle se trouve encore aujou rd'hui.
130 Giulio Campagnola, Lt Mariage d, la Vie,xe, vers 1506 (détail), portrait de Dürer. Fresque. Scuola del Carmine.
Le portrait de Dürer par Giulio Campagnola ( l 4821515) témoigne de la célébrité dont Dürer jouissait déjà de son vivant en Italie. Dans la scène du Mariage de la Vierge, le peintre se trouve au milieu de la foule des curieux et regarde le spectateur. Vêtu en gentilhomme, il porte un long manceau et une toque à larges bords. Ce portrait fait penser au passage d'une lettre que Dürer adressa à Willibald Pirckhei mer en octobre l 506 : « Oh! comme j'aurai froid en pensant au soleil. Ici je suis comme un seigneur, chez moi un parasite. »
130
Aucun autre artiste dans l'histoire de l'arc allemand ne fut sans doute autant célébré et honoré au cou rs des siècles qu'Albrechc Dürer. Dans son ouvrage Epithoma rerum Germanicarum paru en 1505, le théologien et légiste Jacob Wimpheling qualifiait déjà Dürer, qui n'avait que trente ans, de « nouvel Apelle », et comparait son art à celui de Parrhasios, deux célèbres artistes de !'Antiquité ayant vécu au IV" siècle avant notre ère. Parrhasios était connu pour son arc des proportions et le naturalisme trompeur de ses tableaux, alors qu'Apelle acquit sa célébrité comme portraitiste officiel d'Alexandre le Grand (336-323 av. J.-C.). l.:illusionnisme des peintures de Dürer fait aussi référence à la fameuse anecdote de la rivalité encre Parrhasios et Zeuxis (actif vers 424-421) , rapportée par Pline l'Ancien: Zeuxis peignit un jour des raisins avec cane de vérité que les oiseaux vinrent les picorer; Parrhasio~, quant à lui, représenta sur un tableau un rideau si réaliste que so n collègue tenta de l'écarter. Dürer offrit un prolongement à ces « querelles » de peintres : l'humaniste Christoph Scheurl raconte que le chien de Dürer voulue sal uer comme son propre maître !'Autoportrait à la fourrure que le peintre avait laissé sécher. Ce rapprochement avec les artistes antiques révèle que Dürer, peu après 1500, était fore apprécié non seulement pour son œuvre gravé, mais aussi pour ses tableaux peines. Lors de son second voyage en Italie qui le mènera à Venise et à Bologne, Dürer sera encore salué et célébré comme un nouvel Apelle. Le portrait de Dürer intégré par Giulio Campagnola (1482-1515) dans sa fresque du Mariage de la Vierge de la Scuola del Carmine à Padoue (il!. 130) illustre le prestige donc jouissait le peintre auprès de ses contemporains. Dürer y apparaît mêlé à la foule, vêtu en gentilhomme. Marcanconio Raimondi découvrit les gravures d'Albrecht Dürer sur la place Saine-Marc à Venise, et en fut si enthousiaste qu'il apposa sur ses propres copies le monogramme de Dürer, ce qui conduisit au premier procès pour « copyright » de l'histoire de l'arc occidental. Pour se garantir des contrefaçons, Dürer fic précéder ses livres de La Vie de la Vierge et de !'Apocalypse d'une mise en garde insistante à l'attention des spoliateurs et des voleurs de travaux d'autrui,
les prévenant que leurs actes seraient suivis de sanctions. Dès avant 1500, peintres, graveurs et céramistes avaient imité les gravures de Dürer tant pour leur composition, que pour la finesse d'exécuti on des paysages « naturalistes » d'arrière-plan. Au début du xv1e siècle, l'enluminure française puisa largement dans son œuvre gravé, les illustrateurs parisiens s'inspirant notamment des cycles de La Vie de la Vierge et de la Passion. Peu avant 1600, la demande d'estampes de Dürer était si importante qu'un floc de réimpressions et de copies inonda le marché. On continua à reproduire ses gravures jusqu'au x:vrne siècle, presque sans interruption . Les plaques passaient de mains en mains, les réimpressions et les copies servant souvent d'illustrations à des livres de dévotion et de prière. La more de Dürer entraîna un véritable culce de la personnalité. Une mèche de ses cheveux coupée deux jours après son décès fut traitée comme une relique par les artistes et les collectionneurs : recueillie par H ans Baldung Grien (1484/1485-1515), elle fut acquise ensuite par l'ami de Goethe, Heinrich Hüsgen (1745-1 847), auteur en 1778 d'un premier catalogue de l' œ uvre gravé de Dürer, puis transmise au Nazaréen Eduard von Stein le (1810-1886) , avant d'encrer en 1873 dans les collections de l'Akademie de Vienne où elle est conservée dans un « reliquaire » en argent (il!. 129). Trois jours après le décès de l'artiste, on ouvrit sa combe pour prendre une empreinte en plâtre de son visage et de ses mains. Le masque mortuaire resta jusqu'au XVIIe siècle la propriété du peintre flamand Frederik Van Valckenborch (1570-1623), collectionneur et fervent admirateur des œuvres de Dürer. Il fut probablement détruit en 1729 lors de l'incendie de la Résidence de Munich où il faisai c partie de la collection de ]'Électeur de Bavière Maximilien Jer. l.:imicacion des gravures et peintures de Dürer se poursuivie dans les siècles suivants . Dès la fin du X:VC siècle, s'étaie formé un cercle privé de collectionneurs et d'amateurs des œuvres du jeune Dürer. Les changements de fonction de la gravure, et la multiplication des tirages initiée par Dürer, accrurent encore
l'intérêt des collectionneurs. La gravure fut progressivement considérée comme un genre artistique à parc entière, au même titre que la peinture. Cette évolution
131 le lièvre, 1502. Aquarelle et gouache sur papier, 25, 1 X 22,6 cm. Graphische Sammlun g Nbertina, Vienne.
La célèb re aquarelle du lièvre, qui connut une fortune immense et fut abondamment reproduite au xxc siècle à l'i nstar des Mains en prière
132
rendue par des ombres et des dégradés délicats obtenus à l'aide de craies de pinceau différenciés. Dans l'œil brillant du lièvre se reflète
(ill. 78) e, de la Grande touffe d'l,erbe, fm vraisemblablemem exécutée
une croisée, métaphore du miroir de l'âme. Le calent avec lequel
d'après un modèle vivant. Laspect essentiel et nova[Cur de cerce étude réside dans le réalisme de la représentation : la fou rrure de l'animal est
l'artiste parvint à rendre l'expression ind ividuelle de l'animal contribua sans douce au succès considérable de cette feuiUe.
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132 Hans Hofrnann,
133 Hans Hofmann,
Le Lièvre, 1528.
Érnreui/, l 578.
Aq uarelle et go uache sur parchemin, 32,S X 25,6 cm. Cabinet des Estampes, Sraadiche Museen zu Berlin PreuBischer Kulrurbesin, Berlin.
Aquarelle et gouache sur parchemin, 25, 1 X 17,7 cm. National Gallery of Arc, Washington.
L'artis te de Nuremberg Hans Hofmann compte parmi les plus fameux imitateurs de Dürer, notamment de ses études d'animaux. Il fut, à partir de 1582, le peintre de cour de l'empereur Rodo lphe II , fervent admirateur et collectionneur des œuvres d'Albrechc Dürer. Cette représentation d'un lièvre en vue plongeante, d'après un o ri ginal perdu, est munie du monogramme de Dürer. La dace 1528, année de la mort de Dürer, laisse pourtant penser que cerce feuille n'est pas authentique. Les craies de pinceau stéréotypés de la fourrure, ainsi que les ponccuacions marquant les oreilles, portent la marque caracrériscique de l'écriture picturale de Hofmann.
De l'opinion de plusieurs spécialistes, cet écureuil grignotant une noisette fur sans doute exécuté par Hofmann d'après un travail perdu de Dürer, dans lequel un second animal en profil perdu complécaic celui du premier plan. Lanisre découvrit peut~être l'émde originale par l'intermédiaire de la famille Imhoff, de Nuremberg, qui possédait de nombreuses œuvres de Dürer et_les menait volontiers à sa dispos ition. Co ntrairement à son étude de lièvre d'après Dürer (ill. 132), cette feuille porte le propre monogramme de Hofmann et l'année de sa réal isation. La perfection technique et le naturalisme avec lesquels est exécutée cette étude sont caractéristiques du style maniériste. Pour le rendu de la fourrure, Hofmann s'est inspiré de co pies, d'après le Lion de Dürer.
133
134 Hans Hofman n, Aile de corneille bleue. Aquarelle er gouache su r parchemin, monté sur papier
19 X 20,9 cm. Musée Bonnat, Bayonne. Bien que mun ie du monogramme de Dürer, cette feu ille
a été identifiée comme une copie de Hans Hofrnann. Le coloris est plus mat, les transirions de couleurs moins organiques et l'implantation des plumes moins nerveuse que dans l'œ uvre de Dürer.
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135 Aile de corneille bleue. Aquarelle et gouache sur parchemin, l 9,7 x 20, 1 cm. Graphische Sarnmlung Albertina, Vienne.
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Dürer réalisa des études de nombreux animaux vus sous
entraîna une augmentation de la demande, ce qui explique aussi les copies et imitations des gravures de Dürer de part et d'autre des Alpes, aussitôt après leur publication. Tous les domaines de l'art de Dürer suscitèrent l'appétit des imitateurs, des copistes et des faussaires. Ses nombreuses études d'animaux et de plantes
des angles divers, afin de se consti tuer un répertoire de
connurent notamment aux XVle et xv11c siècl es une
formes personnel. À l'époque de Dürer, la corne ille bleue
large postérité. Ainsi, deux artistes de la cour de Rodolphe Il , Han s Hofmann et Georg Hoefnagel (1542- 1600), réalisèrent de nombreuses études aux sujets empruntés à la nature, qui apparaissent comme autant d'imitations des œuvres de Dürer donc ils n'hésitèrent pas à contrefaire le monogramme, comme l'attestent de man ière exemplaire les études d'après Le Lièvre ou !'Aile de corneille bleue (ill. 132-134) de Dürer. La demande cro issa nte d'œuvres de Dürer co nduisit même vers la fin du XVIe siècle et au xv11e siècle à des transpositions plastiques de nombre de ses œuvres profan es et religieuses (ill. 136). Des artistes anonymes du mi lieu du xv11e siècle reprirent ses portraits gravés sous forme de médaillons, alors que des gravures comme Le Fils prodigue ou des feuilles isolées de la Passion sur cuivre se trouvaient transposées en relief dans des matériaux comme l' ivoire et le bois.
Parmi les études d'oiseaux de Dürer, c'est sa
représencarion d'une ai le de corneille bleue qui suscita le plus d'imitations. Sur le modèle de Léonard de Vinci,
se renconuait en Franconie.
La partie supéri eure de l'aile Le volume
gauche préseme des couleurs chacoyances.
du plumage est rendu par différentes tonalités de bleu, de vert et de brun .
Le rouge éclatant présent dans la
partie inférieure et en haut à gauche évoque le sang de l'aile arrachée. Cette aile servir à Dürer com me modèle de base pour ses représentations d'anges ai lés. Lécriture fine et minutieuse rap pelle la technique du trait employée dans so n ceuvre gravé. Par ses qual ités picturales, cette étude se si eue encre le dessin et la peinture de chevaler.
134
Cette profusion d' imitations de la fin du XVIe et du début du xv11e siècle est à rapprocher de l'enthousiasme fanatique d'un collectionneur de Dürer comme Rodolphe II (1552-1612), donc la passion s'apparentait à l'accumulation de trésors sacrés et de reliques. l'.empereur vouait à Dürer un culte presque religieux qui connut son paroxysme avec le transport solennel de La Fête du rosaire de Venise à son palais de Prague. Toute collection particulière ou princière se devant de posséder des gravures de Dürer, vers 1600 cette passion conduisit à la formation de remarquables collections, dont les plus prestigieuses étaient celles de Maximi lien Jer et de l'empereur Rodolphe Il. Au début du XlXe siècle, les Nazaréens, qui fournirent de l'arc du Moyen Âge et de la Renaissance une interprétation romantique, furent les premiers à créer des fêtes régulières en l'honneur de Dürer. La fête célébrant le 300e anniversaire de sa mort, en 1828, attira des milliers de visiteurs. Célèbre prince des peintres et « le plus allemand de cous les artistes allemands », Dürer fur immortalisé par des sculpteurs tels Christian Daniel Rauch (ill. 4), Franz Xaver Reich (18 15- 1881 ) et bien d'autres encore, faisane ainsi son encrée dans les premiers musées d'Allemagne.
137 Paul Klee, Passion dltaillü, dit aussi La Mère de Dürer, 1940. 178 (R 18), craie grasse, ma rque Zu lu, sur simili-Japon, marque bambou Japon Leysse, avec pointes de colle sur carton, encre sur bordure inférieure sur canon, 29,5 X 21 cm. Fondation Paul Klee, musée des Beaux-Ans de Berne. C'est le portrait au fusain de la mère de Dürer qui a servi ici de modèle à Paul Klee pour son célèbre dessin au rraic, symbole universel de vieillesse, de souffrance cc de décrépicudc qui s'éloigne par là même de la dimens ion personnelle du dessin de Dürer.
138 Klaus Staeck, La Co11fi,matio11, 1970. Sérigraphie en bichromie, 73 X 50 cm. Laffiche de Klaus Staeck la Confirmation, dont les deux mains symboliquement vissées par des écrous fonc référence à la violence faite à Dürer, apparaît comme une réponse aux mu ltiples interprétations falsificatrices, nationalistes ou de mauvais goût dont furent victimes les célèbres Mains en prière de Dürer (i l!. 78), massivement reproduites pour décorer les murs des intérieurs bourgeois.
llÛ0 ~) _..---"'" -1-------"-.. . . ---136 Anonyme,
Le Fils prodigue. Allemagne, xvnc siècle. Relief, buis, 11,2 X 13,9 cm. Kunsrh istorisches Museum, Vienne. Ce bas~relief en buis du xvue siècle témoigne du large succès remporté par le burin du Fils prodigue (ill. 38). Alors que la scène centrale du Fils prodigue au milieu des pourceaux reste fidèle au modèle fourni par Dürer, le fond de paysage apparafr comme une libre inrerpréracion. Cette transposition sculptée a perdu la vitalité et l'éronnanr rel ief caractérisant la gravure sur cuivre.
rœuvre et la personne de Dürer - incarnation parfa ire de l'artiste allemand - furent aussi accaparées à des fi ns idéologiques dès l'époque romantique,« récupératio n » qui co nn ut son ap~gée dans les années trente. Ses gravures fu rent réim pr imées da ns les Reichsdrncken (« impress ions d u Reich ») au moyen d' un procédé photographique qui projetait l'image sur la plaq ue de cuivre. D étachées de leur contexte de sign ificat ion initial, les Mains en prière (ill. 78) étude préparatoire au Retable Heller -, et les multiples reprod ucti ons du lièvre (i ll. 13 1) ou de la Grande touffe d'herbe, firent leur entrée dans les intérieurs allemands, devenant ainsi des images « kirsch » au service d'une cause nationaliste. O n en trouvera encore l'écho dans l'art du xxe siècle, avec la séri graphie de Klaus Staeck La Confirmation (ill. 138), dont les ma ins jointes fi xées par des écrous et une tige fi letée traduisent la critique de l'artiste à l'égard de cette forme de réception idéologique de l'œuvre de Dürer. Même les artistes modernes, de Corin th à Paul Klee, créèrent plusieurs variantes des produ ctions du maître. Paul Klee (1879- 1940) était tellement fasciné par le portrait au fusa in de la Mère de l'artiste qu'il l'intégra dans l' un de ses dessins (ill. 137) . Même le sculpteur suisse
Alb erto G iacom etti (190 1-1 966) ou le surréaliste André Masson (1896-1 986) interprétèrent les gravures de Dü rer en les transposant dans leurs propres dessins. Nom breux so nt les artistes du xxe siècle, conn us ou moins connus, qui se sont confrontés à leur manière avec le maître de Nu remberg. En 1971, à l'occasion de « l'an née Dürer », des artistes comme Alfred Hrdlicka (né en 1928) et Victor Vasarely (19 08- 1997) expli quèrent leu r rapport personnel avec l'œuvre de D ürer. Les créations de D üre-r servirent aussi de source d' inspiration aux artistes des années 1980 : il n'est que d'évoq uer les Huit nœuds de Sigmar Polke (né en 194 1), œ uvre réalisée en 1986 dans le cad re de sa concepti on du Pavillon allemand pour la XLII!e Bi ennale de Venise, qui po rte la rémin iscence du Grand Char triomphal de Dürer. D ans un ensemble de h uit tableaux, par analogie aux huit planches de la suite gravée, Polke réduisit les personni fica ti ons des vertus aux arabesques de leurs phylactères qui, simple déco r à l'origine, acquirent ici une significa ti on centrale. Dans la fin des années 1980, le sculpteur Jürgen Goertz (né en 1939) s'empara lui aussi des « icônes » de Dürer, défo rm ant de ma nière h um oristique les Mains en prière, la Grande touffe d'herbe et le Lièvre.
135
CHRONOLOGIE
1471
2 1 mai naissance d'Albrecht Dürer, troisième des dix-huit enfants de l'orfèvre Albred1t Dürer l'Ancien (vers 1427- 1502) et de Barbara Holper (vers 1451-1514).
1484 Première oeuvre conservée : Autoportrait à l'âge de treize ans. Après 1485
Apprentissage d'orfèvre dans l'atelier de son père.
1507 Revient à nouveau à Venise. Retourne à N uremberg en passant par Augsbourg.
1508/1509 Travaille au Retable Heller et achève le tableau Le Martyre des dix mille chrétiens. 1509 Acquiert une maison près du Tiergiirtner Tor. Achève le Retable Heller. 1511
1486 30 novembre
Dürer entre co mme apprenti dans l'atelier du peintre et entrep reneur Michael Wolgem ut à Nuremberg.
Parution sous forme de livre de la Grande et de la Petite Passion, de La Vie de la Vierge et seconde édition de )'Apocalypse. Travaille à !.:Adoration de la Sainte Trinité.
1512 Séjour de l'empereur Maximilien 1er à Nuremberg. Commence L'Arc de triomphe.
1489 Term ine son apprentissage vers la fin de l'année.
1490 Le 11 avril (peu après Pâques), Dürer co mm ence son_ tour de co mpagnon. Les étapes des deux premières années de pérégrinations sont inconnues.
1491/1492 Rend visite aux frères de Martin Schongauer à Colmar. Poursuit son voyage à Bâle où il exécute des dessins pour la gravure sur bois.
1513/1514
« Cuivres m agistraux » (les Meisterstiche) : Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513), Saint Jérôme dans sa cellule et Melencolia I (1514).
1515 6 septembre : pendant son séjo ur à N uremberg, l'empereur Maximilien 1er alloue à Dürer une pension annuelle de 100 florins.
1517 Séjour à Bamberg. Rencontre l'évêque Georg III von Limburg.
1492/1493 Séjour à Strasbourg. 1518 Présent à la diète impériale d'Augs1494 Au printemps, compagnon à Strasbourg. Le 18 mai (peu après la Pentecôte) , retourne à N uremberg où il épouse Agnès Frey. En automne, voyage à Venise en passant par Innsbruck.
1495 À la fin du printemps, revient à Nuremberg par Trente, le lac de Garde et le col du Brenner.
Vers 1495
Commence son activité de graveur.
1498 Publication de !'Apocalypse, de quelques planches de la Grande Passion et d'autres feu illes isolées.
bourg en tant que membre de la délégation de la ville de Nuremberg.
1519 12 juillet: mort, à Wels, de l'empereur Maximilien 1er. Le Co nseil de Nuremberg refuse de poursuivre le paiement de la pension de Dürer sans l'accord écrit de l'empereur C harles Quint.
1520/1521 Voyage aux Pays-Bas. Dürer rédige le Journal détaillé de ce voyage. 1522 La ville de Nuremberg paie à Dürer la somme de 100 florins pour ses projets de décoration murale pour la Grande Salle de l'hôtel de ville.
1500 20 avril : rencontre Jacopo de'Barbari à Nuremberg. Co up d'envoi des érudes de proportions de Dürer.
1525 Parution d u traité de perspective de Dürer : Instruction sur la manière de mesurer avec la règle et le compas.
1503/1504 Premiers bois de La Vie de la Vierge. À partir de 1503, Dürer date ses gravures .
1526 Dürer offre Les Quatre Apôtres au Conseil de la ville de Nuremberg.
1504 Burin d'Adam et Ève. 1527 Publication du Traité des fortifications. 1505/1507 Second voyage en Italie. 1505 : reço it commande de La Fête du rosaire. 1506 Achèvement de La Fête du rosaire. Voyage à Bologne.
136
1528 6 avril : mort de Dürer à Nurembe rg. Le traité Quatre livres des proportions humaines, son principal ouvrage théorique, paraît à titre posthume.
GLOSSAIRE
allégorie (du grec allegoria; allegorein, « représenter autrement ») Métaphore; représentation d'idées et de co ntenus abstraits au moyen d'images sym boliques, qui se présentent le pl us so uvent sous la forme de personnifica tions ou de mises en scènes.
Antiquité (gréco-romaine) Période commençant avec l'invasion grecque au millénaire av. J. -C., et s'ache-
ne
vant en Occident en 476 apr. J.-C. avec la destitution de l'empereur ro main Romulus Augustul e (476 ap r. J.-C.), en O rient en 529 apr. J.-C. avec la fermetu re de l'Académ ie plato nicienn e par l'empereur Justinien (482-565 apr. J. -C.) . Apelle (vers 330 av. J .-C.) Peintre grec. Les peintres de la Renaissance ont tenté de reconstituer certai nes de ses œuvres, dont seuls les textes historiques conservent
l'arc, l'épée et la balance. Le premier cavalier est parfo is représenté dans l'art avec une auréole l'identifi ant au Christ. Son cheval est de couleur blanche, tandis que les autres sont respectivement rouge feu, noir et verdâtre. clair-obscur (gravure en) Technique de gravure sur bois sur le modèle du dessin en clair-obscur, donc l'effet repose sur la participatio n du support à l'effet général de la composition. D ans la gravure en clairobscur, les zones de lum ière sont laissées en réserve sur la pl aque pour laisser agir le blanc du papier. Dans les es tampes en couleur, les zo nes colorées so nt imprimées à l' aide de pl anches de ton , tandis que les con tours noirs sont obtenus avec une planche de trait spécifique, sauf dans certains cas com me en Italie.
Apocalypse de sai n t Jean (du grec apokalyptein, « révéler, dévoiler ») D ernier livre du No uvea u Testament. Ce texte rappo rte les trois visions de sai nt
diptyque (du lat. diptychum; du grec diptychos, « plié en deux ») D ans l'Anciquité, tablette double servanr de sup port à l'écri ture; dans l'art médiéval : tableau pliant (sculpté ou peine) formé de deux volets pouvant se rabattre l'un sur l'autre, sans partie centrale fixe.
Jean : le châtiment s'abattant sur la terre so us fo rme de terribles catastrophes naturelles, le combat entre les fo rces du Mal et les fo rces du Bien, l'union d'un ciel
épitaphe (du grec epistaphion) Inscription fun éraire ; pl aque commémorative co mportant une inscription,
nouveau et d' une terre no uvelle dans la Jérusalem
placée à l'intérieur d'une église; oraison fun èbre.
céleste. r.: annonce du reto ur du C hrist à la fin des temps do it consoler les chrétiens victimes de persécutions, mais auss i préparer les hommes aux malh eurs qui les attendent.
eschatologie (du grec eschaton, « le dernier ,, et logos, « parole, discours ») Étude de la fin du monde et de l'avènement d'un monde nouveau ; étude des fins der-
la mémoire.
nières, de la mort et de la résurrection. apocryp he (du grec apokryphos, « caché ») Écrits juifs ou ch rétiens en rapport avec l'Ancien et le ouveau Testament q ui ne fo nt pas partie des textes retenus dans le can on biblique.
génie (du lat. genius) Esprit tutélaire invisible, dans la rel igion romaine. Depuis !'Antiquité, cette divi nité primitive est représentée dans l'art sous les traits d'une fi gure ailée, à la silh ouette généralement enfantine.
Apêitres (du grec apostolos, « envoyé ») Les douze discipl es de Jésus choisis parmi la fo ule de ses adep tes
glacis M ince co uche de co uleur ou de vernis appli-
pour poursuivre son œ uvre et prêcher l'Évangile.
quée sur les peintures.
Ars moriendi (lat. « art de bien mourir ») Petits traités édi fia nts de la fin du Moyen Âge présentant le combat q ue se livrent le Ciel et !'Enfer autou r de l'âme du défun t, et indiquant au chréti en le juste co mportement qu'il doit adopter à l' heure de la mort.
graveur sur bois Artisan chargé de cailler en relief le dessin qui a été reporté sur le bois d'après l'œuvre du maître. Généralement anonyme dans les premiers temps, et difficile à distinguer de l'artisan qui reprodui t le dessin sur le bois, il est responsable de la quali té artistique de l'estam pe.
attribut (du lac. attributum,
«
chose attribuée») O bj et
rattaché à un personnage en vue de son identification, ou symbole caractéristiq ue faisant généralement référence à un événement essentiel de sa vie. cavali ers de ]'Apocalypse Les quatre cavali ers de !'Apocalypse de saint Jean (Ap 6. 2-8) qui décrit la fin d u mond e et la parousie du Christ. Les cavaliers incarnent les malheurs s'abattant sur les hommes : la peste, la guerre, la fam ine et la mo rt. Leurs attribues so nt
gravure indépendante sur bois Les premi ers ouvrages impri més entre 1400 et 1550 étaient fo rm és d'un assem blage de fe uill es volantes imprimées d' un seul cêi té (o u impressions tabellaires), et co llées envers contre envers. Apparues pour la première foi s dans les co uvents des régions alpin es, ces gravures en taille d'épargne servirent to ut d'abord à la diffusion d'informatio ns diverses; elles furent auss i utilisées comme suppo rt de pamphlets et de textes illustrés.
137
gravure sur bois ou xylographie Procédé de gravure en taille d'épargne. Le graveur sur bois, qui n'es t
antique, et une attitude« humaine » née de l'observation de la réalité.
pas toujours l' auteur de la composition, taille la pl an che de bois de manière à laisser les li gnes d u dessi n en relief; encrées , ce so nt ces dernières qui
nimbe (du lat. nimbus, « nuage») Auréole représentée généralement sous la forme d'un disque ou d'un ann eau doré ou jaune d'or, pl acé au-dess us de la
icône (du grec eikon, « image, ressemblance ») Dans
tête d' un saint.
l'Église d 'Orient, petit panneau de bois portable aux form es et co uleurs strictement id éal isées et codifiées. I.:adoration particulière des icônes repose sur la transmiss ion, depuis des siècles, d'un schéma
ordre dominicain (ou « ordre des Frères prêcheurs », en lat. Ordo Fratrum Praedicatorum) O rdre de
apparaîtront à l' impression. gravure sur cuivre ou burin (du lac. tardif cuprum; lat. aes cyprium « bronze de C hypre ») Le plu s ancien des procédés conn us de gravure en creux. Ce sont les lignes du dessin incisées dans la plaque en cuivre qui apparaissent à l' impression. gravure Art de graver un obj et du r, en métal ou en pierre, pour le décorer. grisaille (de « gris » et « grisailler », peindre en gris) Peinture monochrome en camaïeu gris; peinture qui renonce volontairement à l' emploi de nuances de couleurs pour utiliser exclusivement un marron ou un gris se rapp rochant de la tei nte de la pierre. Cette technique se prête to ut particulièrement à l'imitation peinte de travaux sculptés.
de représentation formel et thématique qui correspondrait à l'image originelle du Christ, de la Vierge et des saines. iconographie (du grec eikon, « im age » et graphein, « décrire ») Étude du contenu , du sens et du sym bolisme des représentations artistiques, et plus particulièrement dans l'art chrétien ; terme désignant initialement l'étude des portraits de !'Antiquité. incarnat (de l'it. incarnato, « rouge clair et vif », du lat. carnis, caro, « chair ») Co uleur de la chair; en peinture, couleur de la peau humaine.
moines mendi ants fond é à Toulouse en 12 16 par saint Dominique (1 170-122 1), qui se voue à la diffusio n et à la défense de la Foi par la prédication et l'enseignement. En 1232, les D om inicains furent chargés par le pape de la mise en ap pli cation de !'Inqui sition , juridiction ecclésiastique dirigée contre les hérétiques. ornements (du lac. ornatus, « ornement, parure ») H abits sacerdotaux, vêtements de cérémonie portés par les dignitaires des Églises chrétiennes. Parrhasios (vers 420 av. J. -C.) Peintre grec de la fin de l'époque classiq ue (vers 4 00 -300 av. J.-C.) . Compte avec Zeuxis (vers 42 5 av. J .-C.) et Apelle
insignes (du lat. insignia) Signes disti nctifs ou symboles d'une fon ction officielle, d'une dignité.
(vers 330 av. J. -C.) parmi les artistes les plus célèbres de !'Antiquité.
savoir ») Genre pictural qui s'attache à la représentation des événements religieux ou historiques.
lavis (de « laver ») Procédé qui consiste à esromper les couleurs et les transitions de couleurs en peinture ou en dessin . Dans ce dernier cas, l'application de
patricien (du lat. patricius, de pater « père ») À l'origine, membre de la noblesse dans l'ancienne Rome; désigne depuis le Moyen Âge un bourgeois aisé
Homme de Douleur Représentation du C h rist souffrant et marqué par les douleurs de son martyre.
couleurs étendues d'eau sert à créer un effet pictural .
appartenant aux couches supérieures de la société.
histoire (peinture d') (du grec historia, « science,
hortus conclusu.s (lac. « jardin clos ») Motif icono-
graphique fréq uent au Moyen Âge, qui représente la Vierge avec !'Enfant Jésus, entourés d'anges et de saints, dans un jardin enclos fl euri, symbolisant la pureté. huile (peinture à l') Couleur employée à des fi ns artistiques, constituée d'un mélange d'huiles siccatives, d'additifs et de pigments broyés, eux-mêmes indissolubles dans l'huile. Les principaux liants utilisés dans la pein ture à l'huile so nt l'huile de lin, l'huile d' œillette et l'huile de noix. humanisme (du lat. humanus, « humain »)
Legenda aurea (lac. « légende dorée ») Compilation de légendes de saints rassemblées au XIIIe siècle par le dom inicain Jacques de Vo ragine (1228/ 12291298) . D epuis le Moyen Âge, elle revêt une importance parti culi ère pour l'arc religieux en cane que source d'inspiration textuelle. Mater dolorosa (lac. « Mère de dou leur ») Type iconographique représentant la Vierge livrée à sa doul eur, en raiso n des souffrances end urées par le Christ. naturalisme Mode de représentat ion dans les beaux-arcs et la li ttérature, qui tente de rendre le
patronage (d u lat. patrocinium, « pro tection ») Appui d'un patron (protecteur) devant le tribunal ; protection accordée par un saint à l'église qui lui est consacrée; une église est placée sous le patronage (ou vocable) d' un saint. pendant C hacun des deux objets ou tableaux formant une paire. perspective (du lat. moyen, perspectiva (ars), « arc d'apercevoir ») Art de représenter des obj ets tridimensionnels sur un e surface plane. L artiste s' efforce de reproduire les objets et les figures selon les conditions optiques correspondant à la perception visuelle de la réal ité.
Mo uvement d'esp ri t qui se développe à partir du
plus fid èlement poss ible la réalité perçue par les sens, et de la décrire avec une précision scienti fiq ue.
milieu du XIVe siècle en Italie et qui, s' inspi rant de ]'Antiquité, place l'homme au cœur de coute chose.
Nazaréens Grou pe de peintres all emands d e
À la Renaissance, l'homme s'émancipe devant Dieu
l'époque romantique qu i aspirèrent au renouvelle-
scientifique et mathématique de représentation en perspective, élaborée au début du xve siècl e par
et parc en quête de nouvelles connaissances intellectuelles et scientifi ques en rapport avec le monde terrestre. Les humanistes s'intéressent ro ue parciculi èremenc à la redécouverte et à l'étude de la langue et de la littérature grecque et latine. Ce term e dés igne aujou rd'h ui encore l'alliance supposée idéale en tre un savoir reposant su r l'érudi tio n
men t de la peintu re religie use en p renant pour modèles les œ uvres de jeunesse de Raphaël et du Pérugin. Les perso nnalités les plus marquantes fu rent Franz Pfo rr (1788- 1812) et Johann Friedrich Overbeck (1789-1869) qui créèrent à Vienne en 1808 la « Confrér ie de Saint-Luc », puis s'établirent à Rome en 18 10.
Fi li ppo Brunelleschi (1376- 1446). Pour l'observateur, ro utes les lignes co nduisant ve rs le fo nd du tableau convergent en un point central, le point de fu ite. Sur la surface plane du tableau, l'illusion de cridimensionnal ité est obtenue par la précision du raccourci et par l'exactitude du rapport de proportions entre les objets, les paysages, les constructions
138
perspective, dite centrale ou classique M éthode
et les figures représentés, établi en fonction de leur
retable (du lat. retabttlum, « paroi postérieure »)
rés par les patriarches, les prophètes et les représen-
emplacement dans l'espace.
Ensemble sculpté ou peint destiné à orner les autels
tants de routes les n ations, races , peuples et
au Moyen Âge. D 'abord réalisé en orfèvrerie ou en
langues. Ce type iconographique s'appuie sur cer-
Pietà (ic. « pitié, compassion », du lac. pietas,
bois sculpcé, le retable apparaît plus tard sous une
tains passages de !'Apocalypse de saint Jean, dernier
• piété ») V ierge de pitié, représentation de la
forme peinte. Il peur être constitué d ' un panneau
livre du Nouveau Testament, et sur la fête de la
unique, ou d ' un panneau central fixe fl anq ué de
Toussaint (1 cr novembre), définitivement introduire
volecs latéraux mobiles (on parle alo rs de « trip-
au rxc siècle par le pape Grégoire IV (mort en 844)
pluvial (lat. moyen « manteau de pluie », du lac.
tyque » ou de « polyptyque »). Il s'élève le plus sou-
et l'empereur Louis le Pi eux (778-840 apr. J. -C.) .
plu via, « pluie ») Aussi appelé chape; long manteau
vent, soir en retrait de l'autel , soir sur la partie pos-
liturgique taillé en demi-cercle, agrafé sur la poi-
térieure de la table d'autel.
Vierge tenant sur ses genoux le cadavre du C hrist.
Trinité (du lac. trinitas) Dans la doctrine chré-
trine avec un fermail (ou pectoral, ou croix pecto-
tienne,
rale). Les évêques et les prêtres portent le pluvial
sacra conversazione (it.
hors de la messe, dans des occasio ns solennelles
Genre iconographique présentant la Vierge entou-
comme les processions ou les consécrations . point de fuite D ans une construction en perspec-
«
sain te conversation »)
polyptyque Retable à p lusieurs volets dont l' ouver-
du
Dieu
unique
en
trois
rée de saints. Cette expression prête à confusion,
triptyque (du grec triptychos, « plié en trois, triple »)
car il n'y pas de véritable « conversation » entre les
Panneau peint en trois parties; au Moyen Âge :
personnages.
retable constitué d ' un panneau central fixe et de
tive, point où convergent toutes les droites conduisant vers le fond du tableau .
mystère
personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
deux volets latéraux mobiles. Sainte Anne trinitaire Type iconographique issu du cuire de sainte A nne en vigueur à la fin du Moyen
trône de Grke Forme de représentation de
Âge, qui regroupe les représentations d e sainte
la Trinité. Dieu le Père, debout ou assis sur un
ture ou la fermeture offre la vision sur des faces dif-
An ne, de sa fille la Vierge Marie, et de !'Enfant
trône, rient son Fils en cro ix, alors qu'entre eux
férentes, choisies en fonction des jours (fêtes,
Jésus.
apparaît la colombe symbolisant le Saint-Esprit.
dimanches ou jours ordinaires). Seigneurie ») Terme désignant depuis
uomo universale (ic.) Homme cultivé, aux talents et
prologue (du grec prologos, « texte introductif ») ,
la fin du Moyen Âge le Conseil directeur ou gou-
signoria (ic.
au savoir universels, considéré comme idéal dans la
Introduction, préface d'o uvrages littéraires.
vernement des villes italiennes . C'est généralement
culture de la Renaissance.
«
une seule famille qui en occupe la présidence. proportion (du lac. proportio « h armon ie ») En
vanité (du lat. vanitas,
«
vaine apparence, vide »)
peinture, sculpture et architecture, rapport de gran-
tempera (it. , du lat. temperare,
bien m élanger »)
R éflexion sur le ca ractère éphémère et vain des
deur entre les différentes parties, et entre ces parties
Technique picturale con sistant à mélanger les pig-
choses de ce monde, s'appuyant sur la plainte de
et le roue. Les principales références en matière de
ments avec un agglutinant (œuf, colle ou caséine).
l'Ancien Testament Vanitas vanitatum (« tout est
proportion s sont : 1. Le canon , selon lequel le
Par rap port aux peintures à l' huile, les couleurs
vanité »). Cette méditation , associée à la mise en
module servant à calculer le corps humain est géné-
sèch ent plus vite et rendent impossible une pein-
garde memento mori (« so uviens-toi que tu es
ralement la tête dans un rapport 1 : 7 ou 1 : 10 avec
ture frais sur frais. Les fins dégradés et transirions
mortel! »), a souvent inspiré des œ uvres artistiques,
le corps; 2. Le nombre d'or (ou section dorée),
de teintes sont obten us par de nombreuses couches
notamment à l'époque baroque. Les symboles clas-
selon lequel une longueur (A) se divise en une petite
de traits parallèles. Comme la tempera ch ange de
siques de vanité sont le crâne, le sablier et la bougie finissant de se consumer.
«
partie (C) et une grande partie (B) de manière à ce
couleur en séchant, il est difficile de retrouver la
que le rapport A : B soir égal au rapport B : C; 3. La
même valeur tonale dans le cas d'éventuelles
q uadrature (du lat. quadrare « rendre carré ») qui
reto uches.
vertus cardinales (du lat. cardinalis, « se trouver à la charnière ») Les quarre vertus d e la morale chré-
admet le carré comme unité de m esure fondamencale ; 4. La triangulation (du lac. tri, « trois » et
Toison d'or Ordre de la Toison d 'or. Ordre
tienne issues de la philosophie de Platon (427-347
angulus, « coin, angle »), qui utilise le triangle équi-
chevaleresque et nobiliaire créé en 1429 par le duc
av. J.-C. ) : la tem pérance (Temperantia), le courage
lacéral pour fixer les points constructifs importants;
Philippe le Bon de Bourgogne en l' honneur de
(Fortitudo), la prudence (Prudentia) et la justice
- . Les proportions harmoniques, selon lesquelles les
l'apôt re saint André, pour protéger la foi chrétienne
(Justicia). Grégoire le Grand (540-604 apr. J. -C.)
rapporcs de longueurs de cordes et de vibrations des
et défendre l' Église. Lemblèm e de l'o rd re est une
leur ajouta les trois vertus théologales : la foi
intervalles musicaux sont transposés aux rapports de
toison de bélier en or - allusion à la légend e des
(Fides), la charité (Caritas) et l'espérance (Spes).
grandeur architecto niques; par exemp le l'octave
Argonautes -, tenue par un anneau d 'or.
C'est à partir de ces sept vertus fo ndamentales que
topographie (du grec topos, « lieu , place » et gra-
chrétiennes.
= 1 : 2, la quinte = 2 : 3, la quarte = 3 : 4 .
le haut Moyen Âge étend it le système des vertus
putto (i r. « petit enfant, petit garço n », du lat.
phein,
;--..s,
d ' un lieu , en co nsignant les d étails avec le plus
jeune garçon »; au pl. putti) Figure d'ange-
lot, gcnéralement nu et aux
traits enfantins.
«
décrire ») Description de la configuration
d 'exactitude possible.
relique {d u lac. reliqttiae, « reste, vestige») Partie du
Toussaint (tableau de la) ou Adoration de la Sainte
~rps d' un saint, vêtement ou objet lui ayant appar-
Trinité, représentation de l'adoration de !'Agneau,
=,
et
particulièremen t vén éré.
symbole du C hrist, par le chœ ur des saints, entou-
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CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES
Léditeur remercie les musées, collectionneurs, archives et photographes pour les autorisations accordées en matière de reproduction, et pour leur aimable soutien dans la réal isation de cet ouvrage. akg-images (106 à gauche); Archiv für Kunst und Geschichte, Berlin (24 à gauche, 26 à gauche, 54, 80, 82, 11 6, 119); © Archivi Alinari, Florence (131); Artothek Peissenberg (8, 52, 55) - Photo: Blauel/Gnamm (63); Bayerische Staatsbibliochek, Fotostelle, Munich (34 en haut, 35); © Biblioteca-Pinacoteca Ambrosiana, Milan (94); Bildarchiv Preussischer Kulturbesitz, Berlin (16, 2 1 en haut, 25, 27, 39 à gauche, 40, 4 1, 50 à gauche, 53, 64 à gauche, 65, 66, 67 à gauche, 68, 79, 98, 99, 105, 107, 111 à gauche, 123, 124, 125, 133 à gauche) - Photo: Jorg. P. Anders (36, 111 à droite, 11 4); Bridgeman Art Library, Londres: (11, 23, 24 à droite, 83, 108àgauche, 11 7,118, 119, 121 , 132, 134à droite); Th e British Museum, Lond res (26 à droi te); Doerner-lnstitut, Bayerische Staatsgemaldesammlungen, Munich (62); Edition Staeck, H eidelberg© VG BildKunst, Bonn 1998 (135 à droite); © Eike Walford , H ambourg (3 0 à gauche); Germanisches Nationalmuseum, N uremberg (14, 2 1 en bas, 90, 110); Graphische
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SammlungAlbenina, Vienne (61, 69, 74, 77, 108 à droite); Kunsthalle, Bremen (120); © Kunsthistorisches Museum, Vienne (135 à gauche); Kunstmuseum Bern © VG Bild-Kunst, Bonn 1998 (135 centre); Kunstsammlungen der Veste Cobu rg, Coburg (8 6); Kupferstich kabinett, Akademie der bildenden Künste, Vienne (130); Ôffendiche Kunstsammlung, Bâle- Photo: Martin Bühler (17); The Pierpont Morgan Library/Art Resource, New York, purchased in 1910. 1,257 d. (67 à droite); © RMN , Paris (28) - Photo: Gérard Blot (32), J. G. Berizzi (29), R.G. Ojeda (134 à gauche), Quecq d'H enripret (11 3); Rheinisches Bildarchiv, Cologne (100); Scala, lstituto Fotografico Editoriale, Antella/ Florence (10, 15, 18, 33, 34 en bas, 39 à droite, 45, 50 à droite, 51 , 56, 7 1, 72/73, 76, 81, 84, 85, 89, 95, 97, 101, 103, 115 , 126, 127); Staatsbibliothek, Bamberg (73 en haut, 102, 128, 129); Staadiche Kunsthalle Karlsruhe (3 1, 37, 38, 42, 44, 46, 47, 48, 64 à droite, 87, 92, 93, 104, 106 à droite); Stadelsches Kunstinstitut, Frankfurt a.M. (30 à droite); Woodner Family Collection © 1998 Board of Trustees, The National Gallery of Art, Washington D .C. - Photo: Richard Carafelli (133 à droite).